TENTATIVE D’OBJECTIVATION DU CAS LOUIS-FERDINAND CÉLINE







 

















  Ce texte sur Louis-Ferdinand Céline comporte deux parties : la première, de loin la plus développée, tente de répondre à la question implicite que pose notre intitulé. Ceci non pas du point de vue d’un célinien, et encore moins d’un céliniste, mais comme lecteur d’un écrivain pour le moins controversé. En tout cas, sans anticiper sur ce qui suit, ce texte s’inscrit en faux contre l’assertion selon laquelle la « question Céline » serait définitivement réglée. La seconde partie reprend le contenu d’une lettre adressée en septembre 2017 à Patrick Lepetit sur son livre Voyage au bout de l’abject, publié aux Éditions de l’Atelier Libertaire(un courrier auquel l’auteur n’a pas répondu).


  La « controverse Céline » n’en finit pas. Elle ne serait pas près de s’éteindre tant il paraît difficile de trier le bon grain de l’ivraie, c’est-à-dire le romancier de l’auteur des pamphlets antisémites (voire même, pour les romans, ceux qui seraient « contaminés » ou pas) ; ou encore de faire la part des choses en ce qui concerne l’individu Louis-Ferdinand Céline, que d’aucuns sous certains aspects peuvent trouver fascinant, et d’autres uniment abject. Certes rien ne nous n’empêche de répondre à l’une ou l’autre des questions qui réactualisent de manière constante cette controverse, mais le commentateur qui s’efforcerait de faire preuve d’objectivité envers Céline - une gageure ! - se trouve souvent dans l’obligation de naviguer à vue entre le jubilatoire et l’odieux, tous deux quelquefois même intimement liés. Comment donc se garder de ceux qui réduisent Céline à l’antisémitisme forcené des pamphlets (ou des « lettres aux journaux » des années de l’Occupation), mais également de ceux qui se réfugient derrière la posture du Céline « grand écrivain » pour occulter voire éluder ce qui selon eux resterait contingent ? Ou, pour le dire autrement avec les premiers, que répondre à ceux pour qui les pages antisémites que l’on sait discréditent la totalité de l’oeuvre romanesque célinienne, ou font peser un fort soupçon sur sa qualité littéraire ? Sans parler de ceux qui refusent de lire Céline parce qu’il s’agirait d’un « salaud » ou d’une « ordure », quand d’autres pensent que c’est cette abjection même qui fait l’intérêt du roman célinien. Par conséquent, pour résumer, l’auteur de ces lignes se trouve ceci précisé dans l’obligation d’écrire sur le fil du rasoir s’il lui importe de tenter de démêler cet écheveau (les contempteurs de l’écrivain l’appellent eux un « sac de noeud ») qui porte le nom de Louis-Ferdinand Céline, son oeuvre et sa vie (confondues ou pas).


  Le 7 décembre 1941, à l’Institut Allemand de la rue Saint-Dominique à Paris, Ernst Jünger rencontre pour la première fois Céline. L’écrivain allemand note le soir dans son Journal : « Il y a chez lui ce regard des maniaques, tourné en dedans, qui brille comme au fond d’un trou. Pour ce regard, aussi, plus rien n’existe ni à droite ni à gauche ; on a l’impression que l’homme fonce vers un but inconnu. « J’ai constamment la mort à mes côtés » - et, disant cela, il semble montrer du doigt, à côté de son fauteuil, un petit chien qui serait couché là. Il dit combien il est surpris, stupéfait, que nous soldats, nous ne fusillions pas, ne pendions pas, n’exterminions pas les Juifs - il est stupéfait que quelqu’un disposant d’une baïonnette n’en fasse pas un usage illimité. « Si les Bolcheviks étaient à Paris, ils vous feraient voir comment on s’y prend ; ils vous montreraient comment on épure la population, quartier par quartier, maison par maison. Si je portais la baïonnette je saurais ce que j’ai à faire ». J’ai appris quelque chose, en l’écoutant parler ainsi deux heures durant, car il exprimait de toute évidence la monstrueuse puissance du nihilisme. Ces hommes-là n’entendent qu’une mélodie, mais singulièrement insistante. Ils sont comme des machines de fer qui poursuivent leur chemin jusqu’à ce qu’on les brise ».

  Tout, sinon l’essentiel, sépare Jünger et Céline : personnalités, biographies, représentations du monde, relations aux autres, l’écriture plus encore. Et puis Jünger, ce n’est pas anodin, venait de rencontrer le mois précédent celle qu’il appelle Charmille ou la Doctoresse dans son Journal (une juive allemande vivant à Paris depuis 1933, proche des milieux anti-nazis) qui deviendra ou qui était déjà devenue sa maîtresse, à laquelle il consacrait quatre jours plus tôt un portrait attachant et sensible dans les pages de son Journal. Ce que relate ici l’écrivain allemand n’est pas dépourvu de justesse du point de vue de la personnalité de son interlocuteur, y compris sous l’angle clinique. Il entrait également dans l’attitude de Céline une part de provocation. Cela ne lui déplaisait pas de renchérir sur pareil sujet devant un officier allemand, de surcroît écrivain, qui malgré sa capacité à rester impassible dans ce genre de circonstance avait sans doute dû manifester quelque agacement. Mais après tout Céline confirmait là, en présence de Jünger, sous une forme plus directe, provocatrice, la teneur de quelques uns des propos tenus dans les lettres qu’il écrivait aux journaux. 

  On sait que Fernand Destouches, le père de Céline, conchiait Juifs et Francs-maçons. C’est l’une des raisons qui expliquerait la permanence d’un antisémitisme de longue date chez Louis-Ferdinand Céline. Le conditionnel étant de rigueur puisque dans Mort à crédit (1938) Céline brosse un portrait peu flatteur de son père, à charge même, brocardant au passage l’antisémitisme du paternel. Néanmoins le docteur Destouches écrivait à la date du 15 octobre 1930 (alors qu’il venait de commencer la rédaction du Voyage au bout de la nuit) à Joseph Garcin : « J’ai aussi un confrère juif bien placé à Londres - il faut toujours suivre les Juifs, ce sont les guides, ils sont aux commandes partout ». Un antisémitisme encore « modéré » dans le ton, sans commune mesure avec les éructations et outrances des pamphlets à venir. Auparavant le futur Céline avait écrit la pièce L’Église, une sorte de brouillon du Voyage…, dans laquelle on peut relever ici ou là des allusions de nature antisémite. Les péripéties de L’Église n’étant pas étrangères aux tribulations du docteur Destouches au sein de la Société des Nations, institution qu’il quitte en 1927 sans pour autant rompre les ponts avec elle : les « allusions antisémites » se rapportant vraisemblablement au supérieur, protecteur et mentor de Louis Destouches, le docteur Witold Rajchman, au sujet duquel notre dramaturge en herbe se montre pour le moins ambivalent. 

  Pourtant, j’y reviendrai plus loin dans le détail, ne réduire Céline qu’à son antisémitisme, et plus encore celui outrancier des pamphlets, est l’une des manières - la plus courante en tout cas - au travers desquelles de nombreux commentateurs rejettent l’écrivain Céline avec l’eau sale des pamphlets antisémites. L’abondante correspondance de l’auteur de Mort à crédit va nous permettre dans un premier temps de poursuivre l’exploration du continent célinien. Prenons le train en marche durant l’année 1932, celle où le docteur Destouches devient l’écrivain Louis-Ferdinand Céline. A cette époque-là encore le style épistolaire de Céline diffère d’un correspondant à l’autre. Avec Henri Mahé, le premier de ses amis « montmartrois » (avant Gen Paul, Robert le Vigan, Marcel Aymé, authentiques montmartrois eux), Céline adopte le ton du Voyage au bout de la nuit (celui par conséquent de l’oeuvre romanesque à venir). En revanche, avec ses correspondantes féminines, sa langue devient plus châtiée ou plus convenue. Ce qui n’exclut pas une certaine propension au badinage, avec par exemple Erika Irrgang et Cillie Ambor, deux jeunes femmes (la première allemande, la seconde autrichienne) que Céline rencontre à Paris en 1932 (la seconde devenant sa maîtresse), avec qui il correspondra de manière suivie pendant plusieurs années. C’est le docteur Destouches qui tient le plume lorsqu’il conseille la sodomie à ses deux correspondantes. Le plus remarquable, dans ces deux échanges épistoliers, étant l’inconscience ou l’inconséquence politique de Céline en 1932 et 1933. Très sincèrement il s’inquiète pour Cillie Ambor de la montée du nazisme dans les pays de langue germanique : la jeune femme est juive, tout comme la plupart de ses amis viennois (que Céline a d’ailleurs l’occasion de rencontrer lors de ses séjours à Vienne et pour qui il manifeste de la sympathie). A l’un d’entre eux, la psychanalyste Anny Angel, Céline propose l’hospitalité de son appartement parisien si, en qualité de juive, elle se trouvait dans l’obligation de quitter l’Autriche. En même temps, non moins sincèrement, il félicite Erika Irrgang (dont il aimerait qu’elle sorte de la pauvreté) d’avoir su « bien se débrouiller » dans le Berlin au printemps 1933. Une débrouillardise qui l’amène à poser cette question (elle se passe de commentaire) : « Puisque les Juifs ont été chassés d’Allemagne, il doit y avoir quelque place pour les autres intellectuels ? ». Ceci ponctué d’un « Heil Hitler ! Profitez en ! » du plus mauvais goût. Adolf Hitler, je précise, étant alors absent des préoccupations de Céline (et il en sera de même durant les trois années suivantes), sa correspondance en témoigne. Autre précision, Erika Irrgang, contrairement à ce que l’on pourrait supposer à travers cet extrait de lettre, n’était nullement hitlérienne : la jeune femme quittera l’Allemagne en 1936 pour s’installer à Londres.

  Les « idées » de Céline ne sont pas fixées à ce moment-là (le seront-elles d’ailleurs plus tard ?), d’où ce grand écart d’un correspondant à l’autre. Ajoutons que Céline avait en février 1933 adressé une lettre à l’éditeur allemand du Voyage au bout de la nuit (la traduction étant alors remise en cause eu égard à la qualité juive du traducteur) pour l’assurer que le travail de ce traducteur lui donnait toute satisfaction, celui-ci lui semblant « avoir parfaitement compris le sens et l’esprit de ce texte ». Pour avoir un point de vue plus consistant sur les « idées » de Louis-Ferdinand Céline à cette époque mentionnons un courrier adressé en mai 1933 à Élie Faure, l’écrivain vivant le plus admiré par Céline. Alors que Voyage au bout de la nuit avait été défendu principalement par des critiques et journaux de gauche (à l’exception, remarquée, du Populaire), Céline dans cette lettre tape à bas raccourcis sur la gauche (« Qu’est ce que ça veut dire par les temps qui courent ? RIEN - moins que Rien »). Il y a peuple et peuple, ajoute Céline, qui dit ne pas vouloir « crever (…) pour cette tourbe haineuse, mesquine, pluridivisée, inconsciente, vaine, patriotarde, alcoolique et fainéante mentalement jusqu’au délire ». D’où ce constat : « S’il y avait un plaisir de gauche il y aurait un corps. Si nous devenons fascistes, tant pis. Ce peuple l’aura voulu. IL LE VEUT. Il aime la trique ».

  A l’automne 1933, ces milieux que Céline vilipende en privé font appel à l’auteur de Voyage au bout de la nuit pour prononcer le 1er octobre une allocation attendue sur Émile Zola. Céline avoue à l’une de ses correspondantes : « Juste cieux, je n’aime pas du tout Zola, alors je parlerai de moi-même mais je ne m’aime pas beaucoup non plus ». Une phrase à rapprocher de : « Je n’aime pas les excès chez les autres Cillie. Je me suffis ». A Benjamin Fondane Céline écrit qu’il « est bien possible » qu’on le pende (lui) un jour prochain ». Qui ? : « les militaires ? les bourgeois ? les communistes ? les confrères ? ». On remarque qu’il ne cite pas les fascistes. Ce qui ne l’empêche pas de signer, à la demande d’Henri Barbusse, un appel en septembre 1933 en faveur des trois bulgares arrêtés et jugés par les nazis pour l’incendie du Reischtag (la réponse de Céline étant publiée dans Monde en février 1934). Il est vrai que pour Céline, qui gardait une tendresse particulière pour le roman Le Feu, Barbusse figurait parmi  les rares écrivains vivants qu’il appréciait. D’ailleurs Monde, comme on le verra plus loin,avait publié plusieurs années plus tôt un article du docteur Destouches.

  Tôt ou tard « le soutien public » de Céline à la gauche devait faire défaut. Il se trouve acté lors des émeutes droitières de février 1934. Céline refuse de signer L’Appel à la lutte lancé par les surréalistes au lendemain du 6 février (comme Élie Faure le lui propose). Pourtant sa signature n’aurait alors étonné personne dans un ensemble où l’on trouvait certes des intellectuels, écrivains et artistes « très à gauche », mais aussi d’autres qui ne l’étaient que modérément (mais qui légitimement s’inquiétaient de la monté du fascisme en France). De surcroît nul communiste (ou communisant) n’avait signé cet Appel. Rappelons aux lecteurs qui l’auraient oublié que le 6 février la direction du PCF appelait à manifester au côté des ligues fascistes afin de « donner à cette protestation un caractère prolétarien » (sic). 

  Céline, pour expliquer ce refus, adresse deux lettres à Élie Faure. La seconde est importante dans la mesure où l’anarchisme revendiqué (« Je suis anarchiste depuis toujours, je n’ai jamais voté, je ne voterai jamais pour rien ni pour personne ») a pu occasionner par la suite, du vivant de l’écrivain, et même après, des malentendus, des protestations, voire des réactions indignées. Il s’agit en 1934 d’un anarchisme foncièrement individualiste, qui ne renvoie à aucune doctrine (y compris celle de Stirner). Comme tous, à l’entendre, l’excrètent - des nazis aux communistes - Céline leur répond qu’il les emmerde aussi, tous (ceci précédé par « Tout est permis, sauf de douter de l’Homme » : un invariant célinien qui en 1934 passe encore pour une revendication libertaire). Cet anarchisme sera ensuite mis de côté pendant de longues années. Céline y reviendra en novembre 1949 dans une lettre à Albert Paraz (son principal interlocuteur durant les années d’après guerre) : « Vive l’anarchie, nom de dieu ! Pour être sûr d’être un bon anarchiste, il faut avoir tenu bon en tôle - impeccablement - qu’on a une boussole personnelle, indéréglable ». Et au même, trois ans plus tard : « Lecoin c’est un bon gnère mais il n’a jamais compris toute l’ignoble imposture de Jean-Jacques L’homme est bon et tous les anarchos itou - Ils sont tout près de l’électorat sans le savoir ». Entre temps, lors du « Procès Céline », Maurice Lemaître dans Le Libertaire (la rédaction du journal étant partagée) était intervenu en faveur de l’écrivain encore exilé au Danemark. Refermons cette parenthèse avec la quatrième de couverture de L’art de Céline et son temps (« La bonne question n’est pas de savoir comment un libertaire en vint à s’acoquiner avec des nazis mais pourquoi ce personnage croit bon de se déguiser en libertaire »). Cette brillante formule a tout pour séduire les ignorants mais elle est hors sujet. Céline, comme je viens de l’évoquer, d’autres développements suivront, n’a nullement revêtu les oripeaux d’un libertaire pour abuser son monde. Mais laissons-là Michel Bounan que nous retrouverons plus tard.

  Revenons en 1934. Ce n’est pas un événement politique, mais personnel qui va alors, dans le sens qu’indiquaient auparavant les lettres adressées à Élie Faure, influer plus encore chez Céline sur son rapport au monde, à savoir sa rupture avec l’américaine Elisabeth Graig (la femme la plus aimée, du moins sur le plan passionnel, de la vie de l’écrivain). Il y a un avant et un après Graig : dans la manière d’envisager l’humanité sous un angle toujours plus pessimiste. Céline le manifestait déjà dans le domaine des « idées », mais après l’été 1934 ce pessimisme s’étend à tous les aspects de l’existence. En premier lieu les femmes (« la femme est mère ou putain »), l’amour (« l’amour n’est pas un propos d’homme, c’est une formule niaise pour gonzesse »). Les américains en prennent aussi plein leur grade dans une lettre d’anthologie adressée à Karen Marie Jensen, l’amie danoise. Quant au prolétaire, comme l’écrit Céline à Élie Faure : « C’est un bourgeois qui n’a pas réussi. Rien de plus. Rien de moins ». Dans ce même courrier Céline insiste, il y reviendra par la suite, sur les relations entre les notions de concret et d’abstrait pour un créateur : « Ce qui est beaucoup plus difficile c’est de faire rentrer l’abstrait dans le concret », ou « la fuite vers l’abstrait est la lâcheté même de l’artiste ». Céline se réfère également à son expérience de la vie : « Évidemment je n’ai pas été au Lycée. J’ai fait mes bachots, ma médecine, tout en gagnant ma vie. On apprend beaucoup par ce moyen ». Un leitmotiv célinien s’il en est.

  D’août 1933 à avril 1936 Céline se consacre à la rédaction de Mort à crédit. Lors de la parution du roman il fuit Paris pour éviter les journalistes. Cependant, contrairement à ce qu’il imaginait, la critique se montre moins enthousiaste que pour Voyage au bout de la nuit : les Lucien Descaves, Élie Faure, Léon Daudet, entre autres, sur qui comptait Céline préfèrent se taire. Le public non plus ne suit pas : les ventes restent modestes en comparaison de celles du Voyage. Cette relative désaffection (ou ce demi échec) va plus affecter Céline qu’il ne veut bien le reconnaître. Là également il y a un avant et un après Mort à crédit. Du ressentiment qui s’ensuit va naître le premier en date des pamphlets antisémites. Durant la rédaction de Bagatelles pour un massacre nous pouvons retrouver dans la correspondance de l’écrivain quelques unes des causes et explications de cet antisémitisme-là. Quand Céline déclare à Marie Canavaggia être « en guerre contre tous. Comme tous furent solidaires pour me réduire à rien », il s’agit encore de l’accueil mitigé de Mort à crédit. Mais rapidement il en vient à ce qu’il écrit depuis plusieurs mois : « Je veux les égorger dans leur mesquinerie même. Ce livre est rédigé sous le signe du plus grand désagrément. Il n’est fait pour plaire à personne ». Lorsque dans ce même courrier à Marie Canavaggia la responsabilité de tout ce qui ne va pas dans le vaste monde se rapporte à un groupe ethnique bien défini, « la guerre contre tous » du début de la lettre sonne étrangement. Tout comme l’indication de livre « fait pour ne plaire à personne », ce dont Céline est alors persuadé (l’avenir, comme on le sait, le démentira).

  Parallèlement Céline, s’adressant à une autre correspondante, dresse un tableau apocalyptique de la situation du monde en 1937. De ce chaos, de cette « catastrophe générale (…) les Juifs en définitive seront vainqueurs partout - avant garde des asiatiques leur victoire sera brève ! Les blancs disparaîtront ! vaincus par l’avarice, l’égoïsme et l’alcool et ce sera bien fait ! « . Ces considérations « visionnaires », pour s’arrêter à l’été 1937, prennent plus trivialement la forme d’une détestation de la France des congés payés quand, en vacances à Saint-Malo, Céline évoque « une invasion en rang épais de tout Clichy ! Villemomble ! poings tendus ! gueules tonnantes ! C’est beau ! Ils se mobilisent déjà pour venir au bord de la mer. Infect. Des armées de femmes de ménage ». Cet été-là Louis-Ferdinand Céline venait de commencer la rédaction de Bagatelles pour un massacre.

  Les trois pamphlets antisémites (Bagatelles… et L’École des cadavres, surtout) soulèvent plusieurs questions, deux principalement. Comme on vient de le voir, l’échec de Mort à crédit  explique en grande partie cette soudaine poussée de fièvre antisémite : l’écriture pamphlétaire, première conséquence, venant se substituer au projet, romanesque, que Céline envisageait de poursuivre après Mort à crédit (ce qui deviendra Guignol’s band trottait déjà dans la tête de l’écrivain lors de la rédaction de son second roman). Venons en à nos deux questions. Ces pamphlets sont-ils délirants (« construction fantasmatique », « délire avoué », « écriture relevant du pathologique », etc) ou pas ? Doit-on les considérer comme faisant partie à part entière de l’oeuvre (romanesque ?) de Céline ? Je ferai dans les deux cas une réponse de normand.

  Oui, en premier lieu, quand nous les lisons aujourd’hui, indépendamment de leur contexte : c’est trop gros (absurde, infondé, invraisemblable, excessif, dément) pour être véritablement pris au sérieux. Il y a une dimension pathologique indéniable dans certaines pages. Non, pourtant, si l’on se réfère à d’autres pages, celles où Céline joue avec le lecteur (« Mais tu délires Ferdinand », « Ca va bien les divertir d’entendre ton numéro de folie ou tes bêtises », « T’es le genre de fou qui raisonne », etc). Non, surtout, si l’on  replace ces pamphlets dans la France de la fin des années trente. Ceux-ci ont trouvé de nombreux lecteurs qui, même s’ils ne les prenaient pas tout à fait au sérieux, ou les trouvaient exagérés, n’en flattaient pas moins les convictions antisémites de la plupart de ces lecteurs. N’oublions pas, cela paraît étonnant voire incompréhensif aujourd’hui, que les deux premiers pamphlets ont été davantage lus l’un et l’autre que Mort à crédit ! Il y avait alors un large public pour ce genre de prose antisémite. L’extrême droite, qui lors des parutions de Voyage au bout de la nuit et de Mort à crédit (ce dernier ouvrage étant de surcroît qualifié par quelques uns de ses folliculaires de « roman obscène ») s’était unanimement élevée contre ces deux romans (à l’exception pour le premier de Léon Daudet), les trouvant vulgaires, grossiers, populaciers. Ici la donne a complètement changé en 1938 : c’est l’extrême droite qui fait alors le meilleur accueil à Bagatelles…, puis L’École…, certaines de ses plumes allant jusqu’à qualifier de la manière la plus positive ce qu’auparavant chez Céline ils disaient détester. Incohérence ? Pas vraiment. L’antisémitisme en l’occurrence prenait le pas sur des considérations de nature littéraire ou morale. 

  Dans le camp opposé, Gide et d’autres ne prenaient ces pamphlets pas trop au sérieux, allant même jusqu’à évoquer quelque plaisanterie. Sans doute, mais de très mauvais goût ! Comme le remarquait très justement Walter Benjamin : « Gide ne voit que l’intention de l’ouvrage, pas ses conséquences ». Précisons, pour revenir à la manière dont nous percevons ces pamphlets aujourd’hui, qu’ils restent interdits de publication (tout en étant par ailleurs diffusés sur le Net ou publiés sous le manteau). Ce qui contribue à préserver la dimension « sulfureuse » de ces trois textes. Seule une édition critique de ces pamphlets permettrait au lecteur de se faire une opinion en toute connaissance de cause (et non biaisée par ce que d’aucuns aujourd’hui peuvent y projeter).

  L’antisémitisme mis de côté, comment ne pas reconnaître, d’un strict point de vue littéraire, que les romans sont une chose et les pamphlets une autre ! Ce que refusent d’admettre les plus virulents des anticéliniens pour qui, à l’instar d’un Jean-Pierre Martin, les romans de la trilogie allemande sont le prolongement littéraire des pamphlets antisémites. On sait pourtant que ceux-ci ont été écrits plus rapidement que tous les romans. Céline, en dehors de quelques digressions personnelles, a largement puisé dans la presse et les brochures antisémites des années trente la matière même de ses deux premiers pamphlets. En réalité leur contenu n’a rien de bien original : le style de l’auteur faisant la différence avec les libellés antisémites publiés ces années-là. Alors que ses romans témoignent, toutes époques confondues, des difficultés de l’auteur à travailler sur le motif, du côté laborieux de l’exercice, et d’un souci presque obsessionnel de la forme auxquels les pamphlets ne peuvent prétendre. En outre les occurrences antisémites sont presque inexistantes dans ses deux premiers romans (pourtant, comme nous l’avons relevé, Louis-Ferdinand Céline jusqu’en 1937 faisait preuve d’un « antisémitisme modéré », ni plus ni moins que d’autres écrivains et artistes dans l’entre-deux guerre). Comme le remarque Henri Godard : « Nulle part  dans un roman Céline n’a incarné en un personnage de Juif ce condensé de toutes les tares possibles que ses pamphlets décrivent dans la généralité et dans l’abstraction. Il met au contraire en scène, pour le tourner en dérision, un personnage qui, sitôt qu’il a un ennui, s’en prend aux Juifs et aux francs-maçons ». Ceci pour Mort à crédit. Je n’ai pas encore évoqué Guignol’s band, roman écrit durant l’occupation, où apparaissent deux figures de Juifs qui ne ressortent pas de la caricature antisémite. L’un, le médecin Clodovitz, ressemble sous certains aspects au docteur Destouches ! L’autre, Van Claben, certes usurier, témoigne de goûts musicaux proches de ceux d’un certain Louis-Ferdinand Céline. Cela paraît même étonnant en regard de l’antisémitisme récurrent manifesté par l’écrivain dans sa correspondance durant les années 1941 et 1942. Cependant mentionnons que le procédé de « l’adresse au lecteur », inauguré avec les pamphlets (absent auparavant dans les deux premiers romans mais également Guignol’s band), sera repris dans Féérie pour une autre fois et la trilogie allemande. Donc, du moins sur ce plan là, il y a une parenté entre les pamphlets et la production romanesque de l’après guerre. Cela peut paraître secondaire mais mérite néanmoins d’être mentionné.

  Bagatelles pour un massacre et L’École des cadavres, suite aux plaintes déposées par des personnes mises en cause dans les deux pamphlets, tombent en mai 1939 sous le coup du décret Marchandeau, réprimant l’incitation à la haine raciale et religieuse. Ce qui oblige les Éditions Denoël à retirer ces deux ouvrages de la vente en librairie. Auparavant, suite au conflit larvé qui l’opposait depuis plusieurs années au médecin-chef du dispensaire de Clichy (Grégoire Ichok, Juif et sympathisant communiste), Céline avait démissionné de son poste de médecin deux semaines avant la parution de son premier pamphlet antisémite, mais également de son emploi partiel au laboratoire au laboratoire La Biothérapie. Citons la lettre du 19 janvier 1939 adressée par Céline à son amie juive Cillie Ambor (une correspondance interrompue par l’écrivain depuis avril 1937, c’est-à-dire à la date de l’idée du projet qui portera plus tard le nom de Bagatelles pour un massacre). Cillie venait de l’informer qu’elle avait quitté l’Autriche pour s’installer d’abord à Londres, puis en Australie d’où elle écrivait. Son mari, moins chanceux, avait été lui arrêté par les nazis, puis transféré au camp de concentration de Dachau où il était décédé. Céline, lui répondant, reconnaît que de son côté « ses petits drames ne sont rien comparés » à ceux de son amie (du moins « pour le moment », précise-t-il). Cependant le reste de la lettre hérisse le poil quand Céline, mettant sa correspondante au courant de sa situation professionnelle (la perte de ses deux emplois) ajoute : « Vous voyez que les juifs aussi persécutent… hélas ! Ici vous savez nous sommes littéralement envahis et de plus ils nous poussent ouvertement à la guerre. Je dois dire que toute la France est philosémite - sauf moi, je crois - aussi évidemment j’ai perdu ! Enfin donnez moi de vos nouvelles Cillie et bien affectueusement ». Autant qu’on puisse le vérifier, Cillie Ambor n’a plus jamais donné de ses nouvelles. On la comprend !

  Sous l’Occupation Céline commence la rédaction des Beaux draps (le troisième des pamphlets antisémites, plus « modéré » que les deux précédents). Il sera publié en février 1941. A l’automne 1940, Céline avait entrepris de se faire nommer médecin au dispensaire de Bezons. Dans une lettre adressée au maire par intérim de la commune, Céline se leurre sur l’identité du médecin alors en place (qu’il croit être juif, lui-même se présentant comme un « indigène de Courbevoie »). Il rectifie le tir dans un courrier adressé au Directeur de la Santé à Paris : ce médecin en réalité est un « nègre haïtien » qui « doit normalement être envoyé à Haïti d’après les lois normalement en vigueur ». Céline évoque ici les décrets du gouvernement de Vichy de juillet et août 1940 interdisant l’exercice de la médecine aux étrangers. Cet épisode de la vie de Céline est bien connu et ne plaide guère, usons d’un euphémisme, en sa faveur. Pourtant, en regard des citoyens qui durant l’Occupation ont anonymement dénoncé des Juifs et des résistants, signant en cela souvent l’arrêt de mort des uns et des autres, j’ajoute qu’il y a dénonciation et dénonciation. Relevons aussi que Céline, une fois installé au dispensaire de Bezons, fera plusieurs fois appel à la femme du médecin révoqué (elle-même médecin, avec qui il entretenait de bonnes relations confraternelles), pour le remplacer durant ses absences ! Indépendamment de l’obsession antisémite manifesté en premier lieu, Céline demande en quelque sorte à l’administration d’appliquer les décrets scélérats de l’été 1940. La situation étant ce qu’elle est le docteur Destouches cherche à en tirer profit. La lettre filandreuse qu’il adresse au directeur de la Santé parisienne n’est pas exempte de sous-entendus sur le pouvoir toujours occulte (selon lui) des francs-maçons dans la France de Vichy. Toutes ces péripéties sont très déplaisantes mais doivent être replacés dans le contexte de cette triste époque. Certains amis bretons de Céline étaient entrés dans la Résistance, ce que ce dernier n’ignorait pas. Dans ce même registre Céline n’était pas sans savoir que son voisin du dessous de la rue Girardon (le compositeur Robert Chamfleury, avec qui notre écrivain entretenait de bonnes relations) appartenait à la Résistance. D’ailleurs le premier défendra en 1958 publiquement le second contre des allégations tenues alors par Roger Vailland (lequel faisait alors partie du réseau de résistants dont les réunions se tenaient rue Girardon dans l’appartement de Chamfleury). Signalons que Chamfleury aurait, selon Céline, proposé au couple Destouches de l’aider à se réfugier au printemps 1944 dans un maquis vendéen !

  Également bien connue, et non moins regrettable (sinon plus), mentionnons la lettre adressée par Céline au journal Aujourd’hui en mars 1941. Ce courrier, qui s’en prenait à Robert Desnos (lequel avait brocardé Les Beaux draps dans ce quotidien), demandait au poète - après une diatribe contre la « campagne philosémite » menée par Aujourd’hui et Desnos - de publier sa photo grandeur nature, face et profit. Une demande suivie de « La nature signe toutes ses oeuvres » » Desnos » - cela ne veut rien dire ». Sauf que là Céline n’eut pas le dernier mot. Desnos répondit à « Louis Destouches, dit Louis-Ferdinand Céline » en s’exprimant sur un mode caustique propre à mettre les rieurs de son côté, puis signa Robert Desnos, dit Robert Desnos ». Refermons cette parenthèse en ajoutant qu’une légende qui a la vie dure prête à Céline la responsabilité de l’arrestation de Desnos en 1944. Il n’en n’est bien sûr rien.

  De février 1941 date la première des nombreuses lettres que Céline va adresser à la presse collaboratrice (qui ne seront pas toutes publiées). Celle-ci commence par ces deux phrases (« L’article n’est pas mon fort. La politique non plus ») qui valent pour le reste du reliquat épistolaire des années d’Occupation. Un point essentiel doit être rapporté d’emblée : Céline n’a jamais écrit d’articles à proprement parler dans la presse collaboratrice malgré les nombreuses sollicitations dont il faisait l’objet. Cela s’explique par un souci d’indépendance avant tout, souvent exprimé par l’écrivain, mais également par ses réserves, pour ne pas dire son mépris à l’égard du journalisme. Cette lettre à La Gerbe, la première en date donc, ayant été « tripatouillée, édulcorée, tronquée, falsifiée » selon l’écrivain par la direction de l’hebdomadaire, Céline protestera. Il en tirera des enseignements par la suite, prenant les précautions nécessaires pour ne pas reproduire ce genre de situation. Céline précisera plusieurs mois plus tard à l’une de ses correspondantes : « Je n’ai jamais touché un sou dans un journal quelconque. Ceci est le prix de mon absolue indépendance ». Il le rappellera durant l’Occupation, et plus encore dans les lendemains de la Libération, au Danemark, pour se défendre contre l’accusation de collaborationnisme.     

  Ce rappel fait, il ne faudrait pas croire que Céline mettait pour autant - comme Les Beaux      draps avaient paru l’indiquer - une sourdine à son antisémitisme de l’immédiate avant-guerre. Celui des années 1941-1942 n’est plus tout à fait l’antisémitisme forcené, excessif, délirant, burlesque des deux premiers pamphlets mais prend un caractère plus obsessionnel. Faisant fi de la politique raciste du gouvernement de  Vichy qui réduit peu à peu les juifs à des citoyens de seconde zone, Céline s’indigne de l’existence d’une « croisade antibolchévique » (les nazis viennent d’attaquer l’URSS) qui laisse « tous les juifs plus que jamais à toutes places tandis qu’on envoie les derniers français aryens crever dans les steppes ! ». Quelques mois plus tard son indignation se rapporte au fait que « toute l’opinion française est philosémite et de plus en plus philosémite ! » (déplorant, au détour d’une phrase, que l’Allemagne reste l’ennemi héréditaire des français). Là encore ce philosémitisme, ou prétendu tel, n’avait rien à voir avec la réalité du moment (et plus avec l’imagination féconde de Céline). Mais ne pourrait-on pas aussi le dire, toute proportion gardée, de ceux qui encore aujourd’hui, a contrario, continuent d’affirmer que les français dans leur grande majorité étaient antisémites en 1941 et 1942 ? L’ironie de la chose, si l’on peut dire, étant que pour Céline les juifs sont ce qu’ils sont (c’est à dire « veules », « grossiers », « plagiaires », « myopes », « creux », « burlesques ») mais qu’en face « nous avons affaire aux aryens, surtout aux aryens si vils, si veules, si dégénérés, si maçons, si dégueulasses, si enjuivés ? ». Nous avons là un concentré d’antisémitisme à la mode célinienne. A se demander même si les aryens ne sont pas pires ? Tout cela manque d’un minimum de rigueur ou de sérieux, et prête à sourire (d’un sourire certes crispé). Il va de soi que nulle « autorité », à Paris ou à Vichy, n’a imaginé confier des responsabilités de quelle nature soit-elle à Céline en matière de « politique juive ».

  C’est dans une lettre adressée à L’Appel en date du 4 décembre 1941 que figure la phrase la plus impardonnable jamais écrite par Céline durant cette période : « Au fond, il n’y a que le chancelier Hitler pour comprendre les juifs ». Un courrier envoyé en mars 1942 à Jacques Doriot concentre les obsessions antisémites de l’écrivain. A cet interlocuteur, choisi en l’occurrence, Céline déclare : « Il n’existe qu’une seule question : la question juive ! Sans les Juifs le rapprochement franco-allemand serait chose faite, entendue, accomplie depuis belle lurette ». Il n’est pas à une contradiction près puisque dans une lettre à L’Appel, un mois plus tard, il estime que l’on ne devrait déjà plus parler de la question juive ! C’est la question aryenne qui se pose ! ». Il est vrai que Céline la formule depuis un constat pour le moins surprenant. On y apprend que la LVF (Ligue des Volontaires Français contre le bolchévisme) « est entièrement juive comme le reste ! ». Une « constatation » que Céline ne pouvait décemment évoquer devant Doriot. Pas complètement fou Ferdinand ! Comme quoi, malgré tout, il restait un noyau bien délirant en matière d’antisémitisme, repérable depuis Bagatelles…, chez Louis-Ferdinand Céline. Il est d’ailleurs avéré que dans les milieux collaborationnistes, du moins les plus pro-nazis, les outrances céliniennes provoquaient de l’agacement, voire de l’irritation dans la mesure où elles finissaient « par desservir la cause même de l’antisémitisme » (comme des ultras le formulèrent).

  Pour clore cette première partie de la période de l’Occupation citons la lettre adressée le 7 janvier 1943 au Pilori dans laquelle Céline expose son « programme politique », lequel tient en trois points. D’abord doubler les quantités des cartes d’alimentation dans toutes les agglomérations de plus de 1000 habitants (Céline se plaint dans sa correspondance que les paysans vivent grassement sur le dos des citadins). Et pour ceux qui renâcleraient devant cette politique de redistribution : « les kolkhozes tout de suite ! ». Ensuite « pour tous assurance chômage, assurance maladie, application de la loi Loucheur » (ceci et cela pour ne « plus jamais parler de communisme »). A ces deux mesures progressives, d’un communisme débarrassé des communistes, Céline en ajoute une troisième, plus déconcertante. Il préconise « la suppression immédiate des appareils TSF » (contre la propagande de la BBC), et par conséquent de la radio (qu’il excrète).

  Stalingrad change la donne. Céline pense que les allemands seront finalement vaincus. C’est également l’époque où il se consacre principalement à la rédaction de Guignol’s band. Les références antisémites disparaissent quasiment de sa correspondance. A partir de l’été 1943 Céline reçoit des menaces de mort et commence à craindre pour sa vie. En juin 1944, deux mois après la parution de Guignol’s band, il quitte Paris pour Baden Baden. Passons sur les tribulations de l’écrivain durant la fin de la guerre (elles seront racontées plus tard dans la trilogie allemande) pour en venir, après guerre, à l’exil danois, la période la plus riche du point de vue épistolier de la vie de Louis-Ferdinand Céline.

  Céline, dès mai 1945, y prépare sa défense dans une lettre adressée à son avocat danois, Thorwal Mikhelsen. A quelques détails et ajouts près cette défense ne variera guère durant ce séjour danois. Céline met en avant le fait qu’il est d’abord et avant tout un écrivain, n’ayant jamais écrit dans la presse collaborationniste (comme journaliste stipendié d’un journal), ni parlé à la radio, ni appartenu à aucun parti politique, ni groupement quelconque. Donc il ne s’était livré durant l’Occupation à aucune activité politique et culturelle susceptible de l’inculper, et ne pouvait conséquemment être suspecté d’avoir collaboré entre juillet 1940 et juin 1944. Il ajoute que seule la publication des Beaux draps, à l’automne 1940, pouvait lui être reprochée (en oubliant de mentionner les rééditions de Bagatelles pour un massacre et de L’École des cadavres). Enfin il reprend le sempiternel discours tenu auparavant dans un tout autre contexte (et qu’il réitérera tout en le nuançant jusqu’à la fin de sa vie) : son antisémitisme était dicté par des considérations pacifistes, celles d’empêcher la guerre entre la France et l’Allemagne. Tout comme il reviendra continûment sur son passé d’ancien combattant de 14/18, de blessé de guerre, mettant en avant son infirmité, l’exagérant si besoin, afin de faire état d’un patriotisme qui, à l’entendre, le laverait de tout soupçon de trahison.

  En détention (il est emprisonné entre décembre 1945 et juin 1947), Céline organise sa défense avec son avocat danois. Il s’agit dans un premier temps d’argumenter contre la demande d’extradition demandée par le gouvernement français (d’abord initiée, puis relayée par l’ambassade de France au Danemark). Un mandat d’arrêt a été lancé contre Céline accusé de trahison (le fameux article 75). Malgré la minceur du dossier d’accusation, la procédure va trainer durant plus de cinq ans. Cela, prioritairement, en raison du climat d’épuration en France dans l’immédiate après guerre : Céline figure dans la liste des 55 hommes de lettres collaborateurs répertoriés par le CNE. L’éloignement de l’écrivain, également, l’expose plus que d’autres aux attaques de la presse issue de la Résistance, en particulier celle d’obédience communiste : les staliniens n’oubliant pas que Céline, ceci aggravant son cas, était l’auteur du pamphlet anti-soviétique Mea culpa publié en décembre 1936. Il est aussi reproché à Céline, en plus de l’accusation de collaboration, de s’être conduit lâchement en quittant le territoire français en juin 1944 pour rejoindre Baden Baden, puis d’avoir dans un second temps rallié à Sigmaringen le dernier carré de l’élite vichyssoise. L’écrivain doit par conséquent faire face sur deux fronts : l’un judiciaire, l’autre médiatique. 

  L’expérience de la prison se révèle traumatisante pour Céline. En raison des difficiles conditions de détention et des restrictions diverses, droit de visite compris (un quart d’heure d’entretien par semaine avec son épouse et non en français les premiers temps !). Et surtout eu égard l’état de santé de l’écrivain, se détériorant, qui nécessite de fréquents séjours à l’infirmerie de la prison ou dans un hôpital de Copenhague. Un fois libéré, mais assigné à résidence (et toujours sous le coup d’un mandat d’arrêt en France), Céline n’entend pas renouveler la même expérience sur le sol français. En tout état de cause il sort très ébranlé de ces seize mois de détention. On trouve dans les différentes versions de Féérie pour une autre fois (le roman entamé durant sa détention), ainsi que dans sa correspondance de l’époque, une tendance à l’apitoiement sur soi sur le mode de la plainte et de la déréliction qui ferait écho, de façon certes malvenue, à la situation des victimes des camps de concentration (on ne parlait pas encore de camps d’extermination). Mais je n’irai pas jusqu’à dire avec Philippe Roussin que « la confusion de l’accusé et de la victime est une manière de se sortir de tout procès en responsabilité ». C’est faire bon marché de ce que Céline a vécu et enduré durant ses seize mois de détention : il suffit de le lire et de recouper ce que l’écrivain en rapporte avec les témoignages des rares personnes ayant rendu visite à Céline en prison. Signalons qu’en France de nombreuses voix réclamaient sur l’air des lampions le poteau d’exécution pour le proscrit (alors que l’épuration relevait pourtant d’un régime de croisière depuis l’automne 1946). Céline ces années-là s’identifiait plus volontiers aux victimes qu’aux bourreaux mais ce n’est pas, ceci précisé, entendre dégager sa responsabilité que de vouloir la replacer dans de plus justes proportions. C’est un autre Céline, plus pessimiste encore, aigri et rancunier, plus lucide cependant sur ses errements passés qui va désormais tenir la plume (cette lucidité s’étendant à quelques unes de ses amitiés montmartroises, Gen Paul en premier lieu).

  Mais n’anticipons pas. Céline en mars 1946 (après trois mois de détention) écrit à son avocat danois que son antisémitisme « par sa forme outrée, énormément comique, strictement littéraire, n’a jamais persécuté personne ». Cela passe encore à l’extrême rigueur. Pourtant quand il ajoute « qu’il n’y a jamais eu de persécutions juives en France » mais des expulsions de juifs étrangers, on se demande, devant un tel déni de réalité, dans quel monde vivait l’auteur des Beaux draps durant l’Occupation ! Cependant à l’attention du lecteur qui s’en tiendrait-là, Céline indique dans la même lettre que « les agents de la Gestapo (…) étaient presque toujours des juifs ou des 1/2 juifs, que les plus ardents persécuteurs de juifs, dénonciateurs, étaient les juifs eux-mêmes ». Cela remet en perspective les lignes citées précédemment. Nous sommes dans un registre comparable aux pages les plus délirantes des pamphlets antisémites (le côté « comique » en moins). On ne saurait, ceci dit, oublier dans quel contexte Céline écrivait cette lettre. Il n’avait depuis son incarcération pas reçu la visite de son avocat, retenu depuis novembre en dehors du Danemark. Quelque chose de l’ordre de la raison de l’écrivain chancelait à ce moment-là. Sa correspondance est éloquente là-dessus. Et puis Céline, mis à l’isolement, ne parlant pas un mot de danois, était complètement coupé du monde : il ne recevait que les brèves et rares visites de Lucette Almanzor dans les conditions plus haut précisées !

  Sur l’antisémitisme Céline va sensiblement évoluer après ces longs mois de détention. Un élément extérieur l’explique en premier lieu. Céline reçoit le soutien de Milton Hindus, un intellectuel juif américain admirateur de l’oeuvre de l’écrivain, qui tente d’abord de mobiliser l’opinion publique américaine en faveur de Céline, laquelle mobilisation passe par la réédition des romans de l’écrivain (que Milton Hindus chaque fois préface). Dans une lettre du 30 mars 1947 adressée à Antonio Zulonga, Céline expose pour la première fois le point de vue qu’il soutiendra durant son exil danois : « D’ailleurs l’antisémitisme est une idiotie et une provocation criminelle qui ne sert qu’à faire des bagnards (…) Je dois être le seul en France et peut-être dans le monde qui ait l’autorité pour faire entendre de pareilles paroles - pour faire cesser à jamais les persécutions juives ». Ce propos sera reformulé à Hindus. L’année suivante Céline lui écrira qu’il est beaucoup plus fait pour s’entendre « avec les Juifs qu’avec les aryens d’aujourd’hui ». Et plus nettement encore à son avocat parisien, Albert Naud, à qui Céline écrit le 18 juin 1947 qu’il « serait peut-être adroit de faire entendre que je suis le seul antisémite traqué pour son antisémitisme qui puisse vraiment être actuellement utile aux Juifs ». Céline reconnaît plus loin que « l’antisémitisme ne menait à rien et qu’au surplus il n’avait plus aucune raison d’être ». Il lui importe qu’on « ne tombe pulsants ce piège - L’antisémitisme est une provocation politique ou policière - Malheur à qui s’y mouille ! C’est une farce abjecte ! ». Céline en conclut par : « Je voudrais bien à tout prix que cela ne recommence pas. Que d’autres, les jeunes ne reconnaissent jamais - les mêmes folies ».

  Nous avons là l’essentiel du repositionnement de Céline sur l’antisémitisme. Bien entendu ce revirement spectaculaire est aussi dicté par les impératifs de la défense judiciaire de l’écrivain, une nécessité à laquelle Céline ne peut se dérober. Mais, j’insiste, cet élément de plaidoirie est venu se greffer en second lieu sur la « conviction » au sujet de laquelle deux mois plus tôt Céline entretenait son ami Zulonga (destinataire peu susceptible de recevoir des propos « complaisants » ou dictés par les circonstances). D’ailleurs, en août 1947 Céline adresse à Charles Deshayes (l’un de ses nouveaux correspondants) une lettre significative où, après le rappel de propos philosémites, il précise : « Vive les juifs ! Jamais assez : vivent les juifs ! Telle est mon atroce expérience. Fumiers pour fumiers les aryens ne les valent pas. Si j’avais à revivre ! … Et puis vraiment tout ceci est dépassé ! ». Dépassé certes parce que Céline indique ensuite : « La question jaune et noire se pose et commande TOUT, écrase tout ». Mais ceci est une autre histoire. Ajoutons, pour revenir à la lettre à Milton Hindus déjà évoqué, concernant les « aryens d’aujourd’hui », que ceux-ci sont décrits comme « dégénérés, bêtement, fastidieusement cruels, mufles, serviles, matérialistes, ignobles, goulus, répugnants ».

  On fera ici l’hypothèse que Céline, s’il n’avait pas alors à l’époque privilégié (il va de soi) la rédaction de Féérie pour une autre fois, aurait pu écrire un pamphlet anti-aryen et anti-antisémite (voire philosémite) en argumentant dans le sens qui vient d’être indiqué. Lequel pamphlet ne se serait pas uniquement inscrit dans le cadre de la défense judiciaire de l’écrivain mais aurait plus décisivement témoigné du profond changement d’attitude de Céline à l’égard de ses errements passés : puisque pour lui l’antisémitisme appartenait à un passé révolu et qu’il importait avant tout qu’il ne renaisse plus de ses cendres. En laissant ouverte la question de la réception d’un tel texte par les contemporains de l’écrivain exilé, c’est ce que Céline, pour revenir à ce projet, avait peut-être en tête lorsqu’il proposait à Milton Hindus en juillet 1947 d’écrire un livre sur ce sujet, dès lors qu’il ne tomberait pas dans le « conformisme d’époque », à savoir le manichéisme selon lequel « les juifs sont tous des martyrs et des anges » et les antisémites « tous des monstres, des dégénérés, des traitres et des gorilles ». Pour, en revanche, enquêter auprès des « victimes de l’antisémitisme », mais également « des emprisonnés, exilés, maudits, parias, victimes actuelles de la répression anti-antisémite ». Ceci et cela, insiste Céline, « pour liquider l’antisémitisme, mais d’une façon intelligente - pas stupidement, systématique délirante apologie des juifs, ce qui est autant imbécile que l’antisémitisme systématique ». Céline pense assurément que son interlocuteur paraît bien mieux placé que lui, plus légitime, mieux qualifié même pour mener à bien pareille entreprise. Le fait qu’il lui promette « d’écrire un chapitre » prouve combien le sujet taraude Céline. Nous subodorons que dans ce chapitre-là la verve pamphlétaire de l’auteur se serait exercée au dépens de ces « aryens d’aujourd’hui » traités de tous les noms dans la correspondance de l’après guerre, et invectivés comme précédemment - avant guerre et durant l’Occupation - l’avaient été les juifs. Il est dommage que Milton Hindus n’ait pas alors répondu aux sollicitations de Céline, en écrivant ce traité qui certes demandait du temps, de la disponibilité, du talent, de l’érudition, voire un certain courage. Il est vrai également que lorsque Milton Hindus viendra l’année suivante au Danemark pour rencontrer le proscrit le courant ne passera pas entre eux - la faute en incombant principalement à Céline - et leurs relations en seront durablement affectées.

  Une autre hypothèse pourrait à ce stade, celui de cet aspect particulier de la correspondance de Céline durant l’exil danois, être formulée (je m’étonne d’ailleurs qu’à ma connaissance elle n’ait pas déjà été faite) : il n’y a pas plus ici de raison de douter des convictions anti-antisémites et philosémites de Céline qu’il n’y avait auparavant manière à s’interroger sur les convictions antisémites de l‘écrivain dans les pamphlets d’avant guerre et les lettres adressées aux journaux durant l’occupation. Ces deux convictions parfaitement antinomiques se superposent plus qu’elles ne s’annulent. Prendre au sérieux ici l’antisémitisme de Céline, là son philosémitisme, ou penser que tous s’avèrent délirants revient au même. Ceux qui soutiennent, malgré toutes les précisions apportées ci-dessus, que seul le Céline des pamphlets antisémites (ou des lettres de cette nature) doit être pris en considération, et par conséquent que son anti-antisémitisme de l’après guerre n’est qu’une pose, une ruse, une imposture, ou une échappatoire pour se racheter à bon compte aux yeux de l’opinion (ou une argutie judiciaire) sont incapables de comprendre le fonctionnement psychique et intellectuel d’un personnage de la complexité de Céline, ou sont  tout simplement de mauvaise foi (voire dans l’incapacité d’admettre ce qui dépasse en l’occurrence leur entendement). Entre 1937 et 1947 il y a quelque chose de l’ordre d’une réversibilité, vertigineuse certes, qui tendrait à relativiser d’un côté l’antisémitisme de Céline dans les années d’avant guerre et celles de l’Occupation, de l’autre son anti-antisémitisme (ou philosémitisme) de la période 1947-1950.  Je ne doute pas que cette forte hypothèse puisse remettre en cause des certitudes bien établies sur Céline. Ce qui relève de l’odieux chez lui reste odieux (j’en ai donné quelques exemples) mais la perspective d’ensemble doit être, sinon corrigée, du moins amendée sur ce point précis.

  Céline, sa situation judiciaire s’éclaircissant (une amnistie viendra conclure cette longue procédure, après une première condamnation à un an de prison, lui permettant de revenir en France), ne reviendra plus sur ces questions. Sinon pour confirmer ici ou là que son antisémitisme de jadis avait été « une belle connerie ». Pourtant, pour ne rien oublier, Céline s’est révélé timoré dans son appréciation des camps d’extermination nazis, ou de la responsabilité qui aurait pu être éventuellement la sienne à cet égard. Quand, dans une lettre à Jean Paulhan, il affirme qu’il n’entendait pas dire ou recommander qu’on massacre les juifs « en écrivant Bagatelles pour un massacre » il paraît alors sincère, sauf que cette sincérité-là doit être mise à l’épreuve. Car c’est un peu court : l’antisémitisme était à n’en pas douter « une belle connerie » mais celle-ci a engendré les monstres que l’on sait. C’est bien là le problème : Céline ne prenait pas la mesure de ce qu’il écrivait (pas plus que ceux, comme Gide et d’autres, qui y trouvaient matière à plaisanterie). Qu’il ne l’ai pas perçu en 1938 soit, mais on aurait préféré plus de discernement treize ans plus tard dans sa lettre à Paulhan. S’il semble lucide sur les causes et la nature de l’antisémitisme depuis son séjour danois, en revanche, pour ce qui concerne les conséquences de la politique hitlérienne vis à vis des juifs, Céline se révèle incapable d’aller jusqu’au bout de l’analyse qu’on pourrait attendre de lui en regard de cette lucidité. Notre écrivain, si je tente de l’expliquer, reste parasité par le raisonnement selon lequel lui, Céline, voulait à tout prix éviter la guerre (« Je demandais aux Juifs à ce qu’ils ne nous lancent pas par hystérie dans un autre massacre plus désastreux que celui de 14-18 »). D’où sa conviction, bien ancrée, que la déclaration de guerre en 1939 conduirait à de tels massacres. Céline reconnaît cependant qu’il « a péché en croyant au pacifisme des hitlériens ». « J’ai déconné », ajoute-t-il. Plus que déconné Ferdinand !

  Un autre élément, plus contingent, explique cette « retenue dans l’expression ». Céline, au Danemark, n’entend quand même pas comparer ses souffrances (celles d’abord endurées en prison, puis liées à l’impossibilité durant plusieurs années de revenir en France alors que l’on réclame pour lui le poteau d’exécution) à celles des juifs mais la mention concernant sa personne d’une « affaire Dreyfus à l’envers » (ou « à rebours ») indique qu’à l’instar du capitaine Dreyfus on l’accuse bien à tort. C’est en partie vrai, j’aurai l’occasion d’y revenir. Cependant, cela n’a rien d’un détail, Dreyfus n’était en aucun cas responsable de ce dont on l’accusait. L’on ne saurait dire la même chose avec Céline.

  On ne peut refermer cette longue parenthèse sur les Juifs, l’antisémitisme, les camps d’extermination sans préciser qu’après son retour en France (1951) Céline ne se réfèrera plus dans sa correspondance à l’un ou l’autre de ces thèmes. A deux exceptions près. D’abord, certainement pour répondre à une question de Roger Nimier, Céline réitère son point de vue sur l’antisémitisme (qui n’a pas évolué depuis 1947) et sur les raisons pour lesquelles il y a succombé personnellement. La seconde référence, cinq ans plus tard, sur les camps celle-là, s’avère plus troublante. Dans une lettre à Hermann Bickler Céline évoque un « Institut de Recherches historiques officiel de Bonn dont le siège serait à Munich (…) qui, après de longues recherches, aurait découvert et publié qu’il n’y aurait jamais eu de fours à gaz à Buchenwald, Dachau, etc… ni nulle part en Allemagne… Il y en avait en construction mais qui ne furent jamais terminées… selon cet Institut ». Céline conclut cette lettre en demandant à son correspondant (qu’il a connu en 1942 par l’intermédiaire de Karl Epting, le responsable de l’Institut allemand à Paris) : « Si vous obtenez des documents voilà qui m’intéresserait fort, vous aussi sans doute ». Céline n’a autant qu’on le sache pas reçu l’information demandée. Six mois plus tard il décédait.

  Quelques précisions s’imposent. L’Institut mentionné avait adressé par l’intermédiaire de son directeur, l’historien Martin Broszat, une lettre à Die Zeit dans laquelle était pour la première fois faite la distinction entre camps de concentration et camps d’extermination. Qui faisait donc état de la présence de chambres à gaz pour les seuls camps d’extermination. Céline a très certainement pris connaissance de cette lettre (informant des travaux de cet institut) dans un article de Rivarol publié le 29 décembre 1960 (la veille de la lettre à Bickler). Sans connaître le contenu de l’article en question, tout porte à croire que celui-ci, compte tenu du positionnement politique de Rivarol au début des années soixante (d’une germanophobie outrancière), interprétait tendancieusement le contenu de la lettre de Broszat, et anticipait en quelque sorte sur ce qui portera plus tard le nom de négationnisme. Il serait hasardeux de prétendre que Céline, en se référant à ce courrier (qui utilise le conditionnel), aurait plus tard pu abonder dans le sens des Faurisson et consort. Il paraît en tout cas certain que son opinion, quoi qu’il en soit, n’aurait pas été rendue publique. Céline, depuis son retour en France avait déserté le terrain de l’expression politique, y compris dans sa correspondance. D’où une certaine humeur à l’encontre de l’écrivain du côté des anciens collaborateurs devenus de chauds partisans de l’Algérie française.


  Les attaques les plus virulentes contre Céline, je reviens en arrière, sont venues du camp stalinien lors de l’exil danois. Alors qu’en 1932 plusieurs intellectuels communistes avaient salué la parution de Voyage au bout de la nuit (et Elsa Triolet signé la traduction du roman en russe), celle de Mort à crédit suscite peu d’échos dans les rangs communistes. Ce qui n’est pas le cas du pamphlet anti-soviétique, Mea culpa (écrit après un séjour en URSS), très mal reçu comme on pouvait s’y attendre. La publication ensuite de Bagatelles pour un massacre n’arrangera rien, bien au contraire. Mais la rupture était déjà consommée.

  Dans les lendemains de la Libération, à l’automne 1945 plus précisément, la presse communiste prend Céline pour cible dès l’annonce de la présence de l’écrivain au Danemark. Cette offensive culminera plusieurs années plus tard durant les mois précédant le « procès Céline ». En octobre 1949 on peut lire dans Libération que « le glorificateur des chambres à gaz », qu’est Céline, doit être conduit « au poteau d’exécution » ». L’article n’est pas signé mais il a certainement été rédigé par Madeleine Jacob (qui tient alors la rubrique judiciaire de Libération avant de remplir la même fonction à L’Humanité), dont la vindicte à l’égard de Céline ne se démentra pas durant toute cette période. Elle traitera même l’écrivain « d’alcoolique » au lendemain du procès : ce qui est bien mal le connaître ! Si une certaine presse à sensation brodait depuis des années sur « l’exil doré » de Céline au Danemark, allant jusqu’à informer ses lecteurs que l’écrivain menait grand train dans l’hôtel le plus luxueux de Copenhague, Action et compagnie n’étaient pas en reste. Dans L’Humanité du 21 janvier 1951 (la veille du procès), Céline y est présenté comme « un agent de la Gestapo ». Roger Vailland, l’ancien admirateur du préfet de police Chiappe, qui s’était refait une virginité dans la Résistance, puis en écrivant un pamphlet contre André Breton avant d’adhérer au PCF, exprime publiquement son regret de ne pas avoir descendu Céline au printemps 1944, rue Girardon. Encore à Meudon, lors des élections municipales de 1953, un tract communiste traite Céline « d’écrivain hitlérien et pornographique ».

  La presse issue de la Résistance ne parle pas d’une seule et unique voix en matière d’épuration. Mais celle qui s’efforce de ne pas se laisser entraîner sur le tout épuratoire, à l’instar des interventions d’un Jean Paulhan, pèse moins que celle du Parti Communiste et de ses satellites. Pour ne prendre que l’exemple du journal Aux Écoutes, son directeur Paul Levy s’était insurgé de la façon dont L’Humanité, Action et cie traitaient Céline depuis son incarcération au Danemark. Il écrit en novembre 1948, en réponse à un article d’Action : « Vous êtes vous des écrivains politiques et vous vivez grassement. Lui meurt longuement. La partie n’est pas égale. Il y a quatre ans nous étions du même côté, moi je n’ai pas changé. Comme en 1940 et en 1944 je défends, en 1948, les droits de l’individu, le respect de la personnalité humaine, que vous voulez écraser, si on ne partage pas vos erreurs ». Céline, touché par ce plaidoyer, demande à Pierre Monnier : « Dites bien à Levy qu’il faut faire penser que je vais rentrer ». Un message en quelque sorte adressé à ses ennemis : « Il revient ! Il revient ! Il revient ! » ajoute-t-il. On apprécie rétrospectivement l’ironie de la formule si l’on se souvient qu’Aragon intitulera ainsi l’insigne poème célébrant le retour de Maurice Thorez en France (d’URSS), trois ans plus tard : « Il revient ! Les vélos sur le chemin des villes / Se parlent, rapprochent leur nickel ébloui / Tu l’entends batelier ? Il revient, Quoi ? Comment ? Il / Revient ».

  Le dernier Céline, l’ermite de Meudon, a été popularisé par trois émissions de télévision (deux en réalité, la troisième n’étant pas diffusée du vivant de l’écrivain). On y découvre un Céline en représentation, jouant avec ses interlocuteurs, faussement apaisé, plus modeste qu’il ne convient, matois par certains côtés. Le retour en France (1951) ne s’était pas déroulé sous les meilleurs auspices. Céline, débarquant à Menton avec Lucette Almanzor chez ses beaux-parents, constate que « L’immonde comédie continue. Le réfugié pue ». Il est vrai que le portrait qu’il brosse de ce couple de bourgeois parvenus, « hystériques », « ivrognes cupides », « idiots » (« nos hôtes ne reçoivent pas un journal, n’ont pas un livre, avarice et crasse ! des monstres ») relève du grotesque et du terrifiant. Céline, une fois installé à Meudon, s’abstiendra de toute déclaration ou de tout commentaire politique. Il consacrera tout son temps à la poursuite de son oeuvre romanesque (exceptées de rares consultations médicales). 

  Certes Céline reste Céline. Le misanthrope chez lui prend définitivement le dessus. Cela prenait déjà la forme d’un rejet de la politique au Danemark (« Tout en politique est pourri. Tout y ment, escroque, délire ! C’est tout fumier, cabanon, échafaud. A fuir comme le choléra ») ou des journalistes (qui « sont au-dessous de l’écoeurement (…) De la fiente, te dis-je, mais très capable de vous envoyer au poteau pour deux déjeuners ») ou encore des rôles sociaux (« Il n’y a que deux espèces d’êtres, les canailles et les imbéciles. Or je ne veux être ni l’une ni l’autre espèce »). Céline renvoie dos à dos critique et public : le jugement de la première étant « toujours idiot (…) le cloaque de toutes les sottises… Rien de plus faux, plus imbécile, plus décourageant », celui du second « pire : incompétent, bousilleur, pontifiant, aveugle, sourd, snob ou réactionnaire, jamais vrai, jamais juste, souvent de travers et à côté ».Voire, pour compléter la liste, bourreaux et victimes (ceci précédé de l’indication : « Je hais le masochisme comme l’alcool, le tabac » : « Me dégoûtent plus que les bourreaux : les victimes - tout d’accord avec Clémenceau. Mais ça existe et c’est sournois - et c’est passionné - et c’est menteur ». Pour éviter tout malentendu, ou toute interprétation malencontreuse je signale à toutes fins utiles que les victimes dans cette lettre adressée à Albert Paraz sont représentées par le seul… Brasillach (traité « d’archi con »). Le lecteur peut imaginer l’effet produit par cet extrait de correspondance, son contexte volontairement tu ! Cette vision généralement pessimiste, sinon plus, des hommes et de l’humanité ne se confond pourtant pas, comme on serait tenté de le penser, avec celle défendue de même par des écrivains et artistes plus soucieux eux, malgré, tout de leur place dans le monde littéraire ou artistique. Sur ce plan-là Céline ne transige pas. Il dit même vouloir « passer au maquis littéraire ». Et refuser « tous ces soi-disant compromis, connivences, etc - Il n’a en a pas. Il y a moi et qui dit MERDE. J’ai trop souffert et je souffre trop d’humiliations pour chipoter, connivencer, babiller, peloter, etc - Du flouze et recta. Je ne vis pas dans le monde des gens en place qui ont des situations à ménager ». 

  Ensuite en France, à Meudon, Céline reste dans ce registre. Il entend se protéger des curieux, des indiscrets, des emmerdeurs et des voyeurs, du public plus généralement (dans une lettre aux Éditions Gallimard, Céline demande expressément qu’on ne fasse pas suivre le courrier qui lui serait adressé). Déjà, au Danemark, il avait fait le tri parmi ses relations d’avant-guerre et des années d’Occupation, prenant des distances avec quelques uns de ses amis montmartrois (Gen Paul en premier lieu, particulièrement maltraité dans Féérie pour une autre fois). Réciproquement, la parution du Gala des vaches par Albert Paraz (où se trouvaient inclues des lettres de Céline) entraîne des défections ou des fâcheries parmi les amis et connaissances. A partir de 1953 la correspondance de Céline prend moins de volume et d’importance. Celle à Gallimard et compagnie (Gaston, Claude, Paulhan), qui flirte quelquefois avec la lettre d’injure ou d’insulte, témoigne d’une verve restée intacte. Dans la dernière lettre en date (le 30 juin 1961, la veille du décès de l’écrivain), Céline menace Gallimard de « louer moi aussi un tracteur » pour venir « défoncer la NRF », si d’aventure le contrat le liant à son éditeur n’était pas modifié.


  Si Céline n’avait pas écrit l’oeuvre que l’on sait il n’y aurait pas lieu de s’attarder, comme je l’ai fait jusqu’à présent, sur les « idées politiques » du personnage, ses postures et impostures, ni entrer dans le détail d’une correspondance qui peut à bien des égards être comparée à celle de Flaubert. Pourtant, avant d’en venir à ce que représente plus spécifiquement l’écrivain Céline, soulignons que l’oeuvre de ce dernier ne sort pas toute armée de la cuisse de Jupiter mais s’élabore depuis une « relation au monde » dont j’ai déjà évoqué quelques linéaments. Ici encore, la correspondance de Céline donne des indications essentielles sur les arcs-boutants de sa production romanesque. Elle n’est pas sans nous éclairer sur la genèse de Mort à crédit (pour prendre l’exemple d’un roman qui, sur le plan formel, s’avère plus décisif pour ce qui suivra que Voyage au bout de la nuit) et l’état d’esprit alors de l’écrivain. Dans une lettre à Henri Miller Céline recommande à son correspondant américain : « Soignez bien votre discrétion. Toujours plus de discrétion. Sachez avoir tort - le monde est plein de gens qui ont raison - c’est pour cela qu’il écoeure ». Céline indique ici que la littérature, du moins celle qui compte, doit s’inscrire en faux contre cette raison raisonnante qui ne peut que renvoyer à ce qui va de soi, et donc participe de l’ordre du monde. Ceci et cela reproduisant la littérature contre laquelle Céline s’insurge.

  Poussé dans ses retranchements par Élie Faure, Céline - après avoir répété combien sa situation particulière, l’obligation de gagner son pain très tôt, l’expérience de la vie qui en découle, le fait d’avoir « vu les choses » du dedans (et non du dehors) a été déterminant pour écrire un roman comme Voyage… - déclare ne plus vouloir s’embarrasser de précautions oratoires : « Les hommes je les emmerde tous, ce qu’ils disent n’a aucun sens ». Céline l’explicite ainsi : « Il faut se donner entièrement à la chose, ni au peuple, ni au Crédit Lyonnais, à personne ». A cette profession de foi individualiste, chevillée corps et âme à la pulsion d’écriture, fait écho chez l’écrivain « l’intimité muette des hommes et des choses ». Les hommes parlent trop, à l’en croire, et souvent pour ne rien dire. S’en extraire risque de vous exposer au mépris, aux quolibets, aux moqueries : le prix à payer en quelque sorte pour un écrivain de l’exigence de Céline. Autre exemple. Dans une lettre à la pianiste Lucienne Delforge, sa maîtresse qu’il vient de quitter, Céline, après s’être expliqué sur les raisons personnelles qui l’ont contraint de se séparer de la jeune femme, associe cette incapacité de vivre dans la réalité d’une relation amoureuse à la solitude de l’artiste. Celui-ci, en plus, n’a que faire des « veuleries commerciales qui flétrissent et avilissent les mieux doués ». Tout créateur devrait ne pas se soucier de « l’opinion des hommes, il doit agir sur la matière brute de la chose, pas sur les hommes ». Flaubert ne disait pas autre chose à Louis Collet.

  Il fallait préciser la nature du terreau depuis lequel l’écrivain s’exprime (même en se limitant aux années de rédaction de Mort à crédit) avant d’en venir à l’écriture célinienne proprement dite. On sait que Céline revendiquait vouloir « écrire en langage parlé » : seul mode possible « pour faire passer l’émotion », a-t-il dit et répété. « Je ne veux pas narrer, je veux faire RESSENTIR », insiste-t-il. Il lui faut pour cela transposer (verbe récurrent chez notre écrivain) ce langage parlé. Dans une lettre à Milton Hindus, Céline oppose « la pensée spontanée du sauvage » au civilisé incapable de s’exprimer en « homme sensible » parce que « académisé », « mécanisé ». Nous sommes davantage proche de la poésie quand Céline, parlant de ses romans comme des « chansons de geste », ajoute : « ils sont chansons nullement PROSE ». C’est à dire « tension transposée musicale extrême du premier mot au dernier ». Donc, pour résumer, Céline part du langage parlé, le transpose selon les besoins de la narration, rythmant les phrases comme s’il s’agissait d’une chanson (« Je demeure toujours en danse, précise-t-il, je ne marche pas »). Céline invente une langue. Le langage parlé vient contaminer le tissus romanesque, à  ce point que la phrase même implose. L’écrivain doit pour cela convoquer toutes les ressources du langage populaire, l’argot principalement (qui se taille la part du lion). Mais pas uniquement, l’argot ne peut pas être seulement invoqué. On trouve dans la prose célinienne une invention lexicale sans précédent depuis Rabelais. Ce qui d’ailleurs lui donne cette tonalité poétique que Céline revendique par la bande. On dira qu’elle s’efforce de dépasser l’opposition entre le texte en prose et le poème. Sans pour autant, comme le remarque justement Philippe Roussin, avoir « pour horizon l’utopie d’une réconciliation ».

  Tout, ou presque a été dit sur cette « petit musique » revendiquée par Céline, y compris pour la caricaturer. On ne sait pas toujours que l’auteur de Rigodon s’intéressait à la musique, et pas seulement comme support de ces ballets qui l’enchantaient (la danse ayant été la seule véritable passion artistique de la vie de l’écrivain). Un exemple, datant de 1935, illustre la manière dont Céline savait le cas échéant trouver dans la musique, dite grande, de quoi résoudre quelque problème que lui posait dans sa partition du moment (en l’occurrence Mort à crédit) la mise en forme de sa « petite musique ». Entendant en concert la pianiste Lucienne Delforge interpréter une étude de Chopin, Céline y avait éprouvé une sensation proche de l’exaltation. Retournant l’entendre, il rencontrait ensuite la pianiste pour lui dire (tout en exprimant sa gratitude) que son interprétation de Chopin lui avait permis de terminer l’une des scènes du roman qu’il écrivait (Mort à crédit toujours), qui lui posait de nombreux problèmes en raison de son contenu (un épisode durant lequel il s’en fallait de peu que Ferdinand ne tue son père). Le jeu de la pianiste dans cette étude de Chopin évoquant, expliquait-il, « un certain sens de la cruauté » qu’il avait pu transposer dans l’épisode en question. D’aucuns diront que c’est trop beau pour être vrai (arguant du fait que peu de temps après Lucienne Delforge deviendra la maîtresse de l’écrivain). Peut-être, mais cet exemple prouve néanmoins que l’oreille de Céline, dans le quotidien de l’existence comme au concert, se révélait être un auxiliaire précieux pour le romancier.

  Toutes ces considérations formelles, ou s’y rapportant, n’empêchent pas que l’on puisse, en terme de contenu, exercer son esprit critique ici où là. Pour s’en tenir à Rigodon on ne peut pas lire l’épisode durant lequel le docteur Destouches convoie à la fin de la guerre un groupe d’handicapés mentaux, mongoliens, les arrachant à une mort certaine en les confiant au Danemark à la Croix Rouge suédoise, sans éprouver de la gêne, voire un certain malaise. Comment interpréter ce sauvetage, qui permet en même temps de sauver le docteur Destouches, son épouse Lili et leur chat Bébert ? « Sans la médecine et les médecins, écrit le narrateur, j’en serais pas sorti », qui laisse entendre que l’écrivain a été sauvé par le médecin. Cependant pareil recours à la fiction passe difficilement, ou ressemble à une pièce rapportée. Il y a quelque chose de trop illustratif dans cet épisode qui prend en otage le récit. Céline étant décédé après avoir terminé Rigodon (le lendemain même !), il n’a pu répondre aux questions que posait ce roman, dont celle-ci. Nulles réserves en revanche pour Nord, le roman précédent, le meilleur de la « trilogie allemande », qui rend compte de manière hallucinante d’un épisode antérieur, celui durant lequel nos trois protagonistes (plus Le Vigan) se retrouvent comme assignés à résidence à l’automne 1944 dans un village du Brandebourg. Céline raconte cette odyssée de « fin du monde » et de déréliction sur un mode grotesque, grinçant, vaudevillesque et dérisoire (et brosse une galerie de portraits hauts en couleur, qui tous participent de cette « danse de la mort »). 

  On peut, comme l’auteur de ces lignes, classer Mort à crédit et Nord dans une liste de romans qui marquent le XXe siècle, apprécier à sa juste valeur toute l’oeuvre romanesque de Céline, et mettre sa correspondance sur le même plan que celle de Flaubert, sans pour autant souscrire à certains jugements, analyses, commentaires de la critique la plus favorable à Céline. Encore faut-il tracer une ligne de partage entre céliniens et céliniens. Nulle discussion n’est possible avec un indécrottable antisémite comme Marc-Édouard Nabe, ou avec qui sans l’afficher ouvertement mangerait de ce pain-là. Il n’y a pas lieu de répondre par exemple, pour s’en tenir au seul Nabe, à l’auteur des lignes suivantes (écrites dans le Journal de l’écrivain au lendemain de l’importante manifestation de protestation contre la profanation du cimetière de Carpentras) : « Je ne veux pas rater une miette de cet étron d’humains noirs de colère qui est enfin chié par le trou du cul du Non-Évènement ! L’énorme serpent de juifs et de non juifs, de politicards de gauche et de droite, bras dessus bras dessous pour les valeurs essentielles de la démocratie contre l’antisémitisme cosmico-carpentasien ! Ah, si Céline voyait ça ! ». Nul besoin de rappeler l’un des détails de cette profanation pour situer le propos de Nabe. On se contentera de tirer la chasse.

  Henri Godard, sans doute le meilleur défenseur de Céline, du moins le plus constant, ne va pas jusqu’à écrire (dans Céline scandale) que l’oeuvre de l’auteur de Mort à crédit serait universelle mais sa démonstration tend à l’accréditer, ou à en dessiner les contours. Par exemple lorsqu’il constate (chez le Céline des trois premiers romans) que « la culpabilité sans cause et qui se cherche des causes, au besoin s’en invente » renvoie à notre contemporanéité ; ou quand il relève que la violence dans toute l’oeuvre romanesque de Céline nous est d’autant plus insupportable qu’elle traduit à travers l’ambivalence du héros célinien notre propre ambivalence, une violence retournée parfois contre lui, parfois contre les autres ; ou encore quand il avance que l’oeuvre de Céline, plus que d’autres, incarne le tragique de la condition humaine, du moins celui hérité du XXe siècle ; voire, pour s’arrêter-là, lorsque Godard prétend que le pessimisme célinien, c’est-à-dire la condamnation des hommes, viendrait moins du mépris affiché par Céline à leur encontre que d’une « idée plus haute de l’humanité », évidemment contrariée. Ceci et cela et le reste laissant entendre que Céline, pour résumer, serait en quelque sorte notre exact contemporain, que ça plaise ou non.

  Je n’irai pas jusque là. N’est-ce pas plutôt l’absolue singularité de Céline qui, traçant en quelque sorte une ligne de partage, nous le rend plus d’autant plus proche que d’autres, ses contempteurs, le rejettent ou l’agonisent ? Ce à quoi nous résistons d’une certaine manière, lorsque cette singularité emprunte des chemins de traverse que nous ne saurions suivre, ou qui nous oblige à faire la part des choses entre les séductions de l’écriture, du style, de la forme, et nos réticences devant cette façon de désespérer des hommes (indissociable du geste célinien mais non exportable dés lors que nous quittons les rivages de la Célinie). Quant à l’abjection nous la réservons aux pamphlets antisémites. Et puis, finalement, ne faut-il pas que l’oeuvre célinienne dans tous ses états continue à faire l’objet de controverses pour que ce « scandale Céline » reste patent ? Certes, mais il y a controverse et controverse.

  Pour en venir maintenant à ceux qui, dans l’autre camp, récusent Céline en grande partie ou en totalité, anti-céliniens de toute obédience, je ne m’attarderai pas sur le plus caricatural (Contre Céline de Jean-Pierre Martin). L’auteur, qui « sauve » le Céline des premiers romans, concentre son tir sur la « trilogie allemande » : le prolongement romanesque, selon lui, des trois pamphlets antisémites. Ceci assorti de considérations sur la vente de ces romans qui valent pour démonstration. Après l’échec de Féérie pour une autre fois la machine fonctionne à nouveau avec D’un château l’autre (les anciens de Vichy à Sigmaringen c’est plus vendeur que l’évocation du bombardement sur Montmartre en 1944 ou le témoignage d’un détenu d’une geôle danoise dans l’après guerre). Nord, par contre, repart à la baisse. Bon, en en remet une couche avec Rigodon en racolant encore plus le lecteur. Ce gros lot, Céline n’en profitera pas puisqu’il lui prendra la fantaisie de décéder une fois la dernière écrite. Céline, selon Jean-Pierre Marin, carbure d’abord et avant tout au « racisme biologique » (formulation d’ailleurs emprunté à Philippe Alméras).

  L’ouvrage substantiel de Philippe Roussin, déjà évoqué (Misère de la littérature, terreur de l’histoire : Céline et la littérature contemporaine) mérite plus d’attention. Les chapitres se rapportant à Céline ne sont pas ici ou là sans intérêt. Par exemple ils comportent des pages pertinentes sur la langue célinienne qui s’inscrivent dans la continuité des travaux d’Henri Godard (ceux de Poétique de Céline). Son propos, dans d’autres pages, dépasse le cas Céline pour déboucher sur des considérations littéraires que j’ai en d’autres lieux critiquées. Je m’en tiendrai ci-dessous à l’un des aspects traités par Roussin, celui mettant en relation après 1932 les « deux Céline », l’écrivain et le médecin. On sait que Céline, au Danemark, depuis son lieu de détention, revient plusieurs fois (dans sa correspondance et les pages du roman qu’il écrit alors, Féérie pour une autre fois) sur le fait suivant - et pour s’en plaindre amèrement : la littérature l’aurait finalement mené là où il se trouve actuellement, c’est à dire en prison. Son malheur, à l’origine, avait été la publication de Voyage au bout de la nuit. Il aurait mieux fait, à l’entendre, de s’en tenir à la médecine, exclusivement. Donc de ne pas s’occuper de littérature.

  Philippe Roussin s’y réfère pour, dans un premier temps, évoquer une « formidable stratégie de déplacement et d’évitement à l’oeuvre dans le récit ». Il s’agit dans Féérie pour une autre fois du passage où le narrateur s’accuse imaginairement du seul crime dont l’écrivain se reconnait coupable », celui de sa mère (dont Céline apprend le décès au  début de son séjour danois, au printemps 1944). Roussin s’engouffre dans cette brèche pour avancer que Céline, mettant ainsi en accusation la littérature depuis sa position de médecin, dissimule ce pourquoi en réalité il se trouve accusé dans les lendemains de l’Occupation  (Roussin s’en tient aux pamphlets antisémites et aux lettres de même nature adressées à la presse collaborationniste) pour « frapper de nullité le procès de l’antisémitisme, de le réduire en rien en le changeant en procès généralisé, c’est-à-dire indifférencié - celui qui a fait le choix de l’activité littéraire n’a pas à s’en tenir à sa vocation médicale ». C’est à la fois vrai et faux. Je remarque en premier lieu que Roussin va un peu vite en besogne : à l’instar de nombreux détracteurs de Céline l’antisémitisme fait chez lui écran. Ce dont Céline très précisément était accusé en 1945 et les années suivantes par les autorités françaises relevait de l’article 75 (« coupable de trahison et puni de mort »). La question de l’antisémitisme figurait alors au second plan. Donc parler ici de dissimulation paraît très excessif dans la mesure où Céline, comme je l’ai indiqué, doit d’abord se défendre (Féérie pour une autre fois en témoigne) de l’accusation de « collaboration ». Et puis, pour répondre indirectement dans le sens de Roussin, sur le plan strictement littéraire, les incises dont Céline parsème le texte de ce roman (les considérations sur la mort de la mère du narrateur étant l’une d’elles), c’est-à-dire les digressions durant lesquelles l’auteur prend à témoin le lecteur de sa situation du moment, ce procédé-là donc va devenir l’un des marqueurs romanesques de la « trilogie allemande » à venir. Une fois libéré (mais toujours astreint à résidence au Danemark), et l’accusation de trahison étant moins de saison (l’épuration en France adoptant maintenant une vitesse de croisière), Céline ne va nullement éluder la question de l’antisémitisme. Bien au contraire, comme je me suis efforcé de le souligner plus haut, celle-ci se trouve réintroduite de façon massive. Elle se trouve alors reprise et développé en des fermes auxquels Roussin ne peut certainement pas souscrire. Il n’en dit mot mais son silence, comme celui de la plupart des contempteurs de Céline à ce sujet s’avère éloquent. Je ne leur renverrai pas le compliment  en évoquant chez eux une volonté de le dissimuler : nous sommes davantage, par delà l’ignorance de certains, dans le registre de l’incompréhension, d’une incapacité de prendre en considération la dimension paradoxale de l’antisémitisme chez Céline, en l’occurrence le philosémitisme de cette période de l’exil danois.

  Mais là, pour reprendre le fil de la démonstration de Roussin, ce processus d’occultation chez Céline de l’écrivain par le médecin, qui soi-disant le conduit à dissimuler son antisémitisme passé, entraîne notre exégète encore plus loin lorsqu’il associe l’attitude de Céline, du moins celle qu’il lui prête, à ces « témoignages de médecins nazis s’efforçant de rappeler leur attachement à l’image du soignant lorsqu’ils racontaient leur participation au meurtre médicalisé et à la solution finale ». Une comparaison d’autant plus déplacée  que le raisonnement qui y conduit s’avère défectueux. Quelques pages plus loin Roussin reproduit l’extrait, plus haut évoqué, d’une lettre adressée en décembre 1960 à Hermann Bickler sans plus de commentaires : donc laissant le lecteur éventuellement conclure par lui-même au négationnisme (avant la lettre) de Céline. Ce qui paraît toujours plus prudent que de l’écrire soi-même.

  Pour vérifier si la culpabilité de Céline, du docteur Destouches plutôt, pourrait être, malgré tout d’une certaine façon avérée, il faut revenir aux faits (plus parlants que les extrapolations depuis les romans de l’écrivain). Durant l’Occupation Céline a entretenu de bonnes relations avec Karl Epting, le directeur de l’Institut allemand de Paris. Le 8 janvier 1942, Céline lui écrit pour lui demander s’il serait possible d’organiser un séjour d’une semaine en Allemagne durant lequel une petite délégation française pourrait visiter le service médical d’une usine, le dispensaire d’une banlieue populaire, et rencontrer des collègues médecins. De son côté, Céline pourrait le cas échéant « faire un causerie » sur « la médecine standard ». Il exprimait également le souhait d’être accompagné du peintre Gen Paul et du docteur Bécart. Ce séjour « scientifique et médical » se déroula comme Céline le souhaitait. Ce dernier eut l’occasion de s’exprimer devant des ouvriers français du STO (même si la tonalité de ses propos, un rien provocateurs, furent modérément appréciés par les collègues médecins allemands présents). Un tel voyage représente le principal grief que l’on puisse imputer à Céline en terme de collaboration (en laissant de côté la publication des Beaux draps et la réimpression des deux premiers pamphlets antisémites).

  Sauf qu’il s’agissait d’une couverture ! A savoir le prétexte trouvé par Céline pour, depuis Berlin, faire un aller-retour à Copenhague (il l’avait demandé officiellement à Epting, mais l’autorisation de séjour au Danemark lui avait été refusée) afin d’accéder au coffre qu’il détenait dans une banque de la capitale danoise. A Berlin Céline rencontra son amie danoise Karen Marie Jensen et lui confia la clef de son coffre. Elle eut pour consigne de retirer tout l’argent de la banque pour l’enterrer dans son jardin. La médecine, pour conclure sur ce « séjour scientifique », avait bon dos. Ce n’était pas la première fois que Céline se livrait à ce genre d’opération. Plusieurs « voyages médicaux » du début des années trente avaient été montés de même. Derrière un alibi médical, lui permettant de séjourner aux USA, Céline voulait en réalité retrouver Elisabeth Greg pour la ramener en France ; ou rencontrer Cillie Ambor et ses amies juives à Vienne sous le couvert de la SDN. « Je n’ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde », écrit Céline dans Mort à crédit. Mais il a su l’utiliser, le cas échéant, pour servir ses propres intérêts. L’épisode berlinois de l’hiver 1942 apporte une touche bouffonne, une de plus, à ce tableau. « Collaboration avérée » ? La question reste posée. Mais celle-ci, avec Céline dans le cas présent, n’aurait-elle pas tendance à ressembler à une farce ?


  Dans la liste des essais ou pamphlets anti-céliniens, le livre de Michel Bounan (L’art de Céline et son temps, publié en 1997 aux Éditions Allia) fait figure d’objet singulier. A vrai dire Bounan entend démontrer que Céline n’est que l’un des dispositifs au travers desquels la mention d’un « complot juif » (ou la construction d’un antisémitisme) permet à la domination de désarmer la violence sociale, ou de la neutraliser par le biais de cette fiction. Céline étant ici le second maillon d’une histoire inaugurée au début du XXe siècle par le Protocole des sages de Sion (exemplaire parce qu’il s’agit du détournement d’un pamphlet de Maurice Joly dirigé contre Napoléon III), se terminant vers la fin du siècle avec l’opération révisionniste initiée par Faurisson et consort (et à laquelle ont participé des ultra-gauchistes).

  La troisième édition « revue et augmentée » de L’art de Céline et son temps résume la « question Céline » en trois pages, celle d’une précieuse « Lettre à un universitaire » ajoutée en annexe. Ce qui simplifie la tâche du commentateur et évite les redites inutiles. Michel Bounan, dans cette lettre, répond à Philippe Alméras, auteur de plusieurs ouvrages sur Céline (Alméras étant devenu, dans le camp anti-célinien, le pendant de ce que peut représenter Henri Godard pour les pro-céliniens) qui avait écrit à l’auteur de L’art de Céline et son temps pour « se plaindre de ne pas être référencé » dans cet ouvrage. Bounan, qui selon toute vraisemblance a puisé une bonne partie de son argumentation dans Les idées de Céline de Philippe Alméras, lui répond vertement qu’on avait pas attendu ce livre et son auteur pour savoir à quoi s’en tenir sur le Céline « raciste, collaborateur et nazi ». Auparavant, à l’adresse du lecteur, Bounan précisait que la mise au point qui suit, la lettre à Alméras donc, « illustre plus généralement ce que L’art de Céline et son temps prétendait exposer ». Sans doute, mais malheureusement pour Bounan, pas de la manière dont il l’entend. Venons en à l’essentiel : Bounan reproche à Alméras de vouloir dissimuler trois points pour lui fondamentaux, concernant, dans l’ordre : les choix politiques, policiers et artistiques de Céline.

  Je commencerai par le troisième : « Les cyniques déclarations de Céline lui-même à propos de son art » (…) qui n’est qu’une vulgaire machine à décerveler (Entretiens avec le professeur Y) ». Bounan se réfère à un passage de ce petit livre, écrit par Céline au lendemain de l’insuccès de Féérie pour une autre fois pour s’expliquer sur son art (pour parler comme Bounan). Le passage en question est la reprise par Céline d’une thématique, plusieurs fois abordé précédemment dans sa correspondance, appelée par l’auteur de « métro émotif ». Soit l’une des variantes au travers desquelles Céline entend s’exprimer sur les particularité de son style. Une explication à laquelle il tenait plus que d’autres pour y être revenu à quatre reprises. Je ne l’ai pas plus haut évoquée car je ne suis pas tout à fait convaincu par la pertinence de ce « métro émotif ». Mais prétendre, comme le fait Bounan, que la « petite musique » de Céline manipule en l’occurrence le lecteur prête à sourire. On pourrait se demander qui déraille dans l’histoire. Et laisser-là cette « machine à décerveler » qui, me souffle Alfred Jarry, devient sous la plume de Michel Bounan complètement hors sujet.

  A priori le second point, sur les choix « policiers » de l’écrivain (« L’aveu de Céline que l’antisémitisme dont il s’est fait le propagandiste n’était qu’une « provocation politique ou policière » ») paraît plus sérieux. On se souvient peut-être que j’ai déjà cité ce dernier membre de phrase, qui figure dans l’extrait d’une lettre de Céline adressée à Albert Naud, son avocat, en juin 1947. Bounan relève par ailleurs dans L’art de Céline et son temps que dans cette même lettre à Naud Céline « montre du doigt ses anciens complices en les accusant ». A savoir, il le cite : « d’avoir dressé ce panneau électoral en parfaite connaissance de l’escroquerie qu’ils commettaient (…) J’en ai long à raconter sur ce sujet, vous pouvez le croire ! ». Je rappelle qu’en 1947 Céline entretenait ses correspondants de considérations anti-antisémites (ou philosémites). Par conséquent la phrase citée par Bounan à Alméras (« L’antisémitisme comme provocation politique ou policière ») doit être replacée dans ce contexte. Mais en elle-même, que signifie-t-elle ? Bounan dans son livre la met justement en relation avec le passage d’une lettre antérieure (adressée elle le 21 juillet 1939 à Je suis partout) dans laquelle Céline écrit : « Je ne suis pas né d’hier, j’ai beaucoup vécu, en de très curieux endroits, en d’autres plus curieuses connaissances. Je sais de science certaine que tous les complots, toutes les « associations «  plus ou moins secrètes sont montés de A jusqu’à Z par la police. Ce sont autant de nids à bourriques, de pièges à couillons excités ». 

  Cependant Bounan omet de signaler que le propos ci-dessus de Céline, cette argumentation plus précisément, était à l’origine destinée à L’Humanité ! L’écrivain entendait protester contre un article du quotidien communiste le mettant en cause (comme auteur d’un « plan d’action antisémite » adressé aux ligues anti-juives et supervisé par les nazis : L’Humanité, sous la plume de Lucien Sampaix, citant des extraits de ce « plan » sans bien entendu apporter la preuve que l’auteur en était Céline). Sa lettre de protestation n’étant pas publiée par L’Humanité (qui ne citait pas son nom dans cet article  mais uniquement les initiales de l’écrivain, procédé se préservant de tout droit de réponse), Céline avait alors rédigé une seconde lettre, adressée à trois journaux susceptibles de la reproduire, afin que sa protestation puisse être portée à la connaissance du public. Pour en revenir à la lettre publiée par Je suis partout, Céline, au début de ce courrier, indiquait que la provocation en question provenait du camp communiste (« Il est difficile de concevoir une provocation policière plus infâme, plus éhontée, plus grossière »). De là à ce que celui-là, selon Céline », soit manipulé par la police cela ne faisait aucun doute. Donc, tout ceci précisé, l’association faite par Bounan entre les deux lettres (la provocation policière étant mise sur le compte de Céline et de ses « anciens complices ») n’a plus de raison d’être. Je constate aussi, en relisant le long passage cité par Bounan de l’importante lettre de Céline à Albert Naud, que le mot « Allemands » disparait comme par enchantement sous sa plume (car ce sont les « Allemands » à qui Céline reproche vivement d’avoir dressé ce « panneau électoral en parfaite connaissance de cause de l’escroquerie qu’ils commettaient « et non les « anciens complices » de l’époque des pamphlets antisémites !). Ce double « oubli » chez l’auteur de L’art de Céline et son temps interroge, sinon plus : pourquoi diable s’est-il livré à ce tour de passe-passe, pour ne pas dire manipulation ? Selon Bounan Céline « savait assurément à quoi s’en tenir sur le terrifiant complot juif » (une provocation policière, soit). Il reste cependant à faire la preuve d l’implication de Céline dans celle-ci.

  Pour l’expliquer, Michel Bounan part du fait que Milton Hindus, lors de sa rencontre avec Céline au Danemark, « notait dans son journal : « Une seule chose l’intéressait vraiment, et c’est l’argent » ». On voit peut-être où Bounan veut en venir. Le propos suivant de Céline, qu’il cite ensuite, vaudrait comme aveu : « Quand je pense qu’on a tout perdu pour sauvegarder les intérêts de la bourgeoisie européenne, merde alors ». Par conséquent des mobiles financiers expliqueraient le pourquoi et le comment de la chose. Pourtant dans la lettre à Naud Céline ne dit rien de tel. Rien ne l’empêchait, si l’on en croit le contenu de ce courrier, d’évoquer même à mots couverts ces mobiles financiers. Le rapport de Céline à l’argent, selon Bounan, d’un bout à l’autre de sa carrière d’écrivain, depuis les droits d’auteur de Voyage au bout de la nuit (« seul intérêt qui compte ») jusqu’aux querelles financières des années cinquante avec son éditeur (« à propos enfin de l’argent de Gallimard, unique raison avouée de ses dernières publications »), l’argent donc expliquerait tout. Et Bounan de conclure sur le sujet : « Et l’argent a décidé souverainement, comme toujours, ses seuls intérêts de « machine froide » ». La messe est dite.

  Revenons au journal de Milton Hindus, point de départ de la démonstration de Michel Bounan. Durant le court séjour de Hindus au Danemark Céline se révèle d’une humeur exécrable (« J’en arrive à haïr tout ce qui m’approche sauf les animaux », écrit-il à l’un de ses correspondants au même moment). Il se montre sous un jour propre à indisposer son admirateur américain, en particulier sur son rapport à l’argent. Il entre du cynisme dans la manière dont Céline, durant toute sa vie d’écrivain, s’est exprimé sur cette question, en particulier lorsqu’il s’agissait de ses droits d’auteur. Par provocation, et comme corolaire du discours tenu sur son travail d’écrivain : besogneux, fastidieux, rébarbatif à l’entendre. Ses récriminations envers Gallimard après 1953, répétitives, mais qui ont moins le mérite de la drôlerie, traduisent l’insatisfaction, voire le dépit chez Céline de constater que le montant de la rente versée par les Éditions Gallimard s’avère supérieure à celui de ses droits d’auteur. D’où ce curieux sentiment qu’il devait de l’argent à Gallimard (alors que l’éditeur ne faisait pas le nécessaire, se plaignait-il, pour mieux vendre ses livres). Céline, cela dit, était « près de ses sous » comme l’indiquent plusieurs témoignages. Ce qui cependant n’explique pas tout : l’écrivain peut se montrer intraitable dans ses relations avec ses éditeurs sur le plan financier (ll les accuse les uns après les autres de l’exploiter) sans pour autant que ce trait particulier puisse être rapporté à tous les autres aspects de la vie. L’indépendance farouche, revendiquée par Céline d’un bout à l’autre de sa correspondance, l’a toujours conduit à n’accepter en aucune façon toute prébende ou rémunération qui viendrait mettre à mal cette indépendance. Le propos qui a le plus indigné et mis en colère Céline étant l’une des conclusions d’un article de Sartre (« Céline antisémite ») publié dans Les Temps modernes : « Si Céline a pu soutenir les thèses socialistes nazies, c’est qu’il était payé ». Bounan ne dit pas autre chose. Mais payé par qui ? 

  Ce dernier, pour retourner à L’art de Céline et son temps, a certes entièrement raison d’évoquer un « faux complot » et une « véritable conjuration » au sujet du Protocole des sages de Sion, et je partage son analyse pour ce qui concerne la question de l’antisémitisme au début du XXe siècle. Quant aux réserves que m’inspirent son troisième volet (le « révisionnisme » de la fin du XXe siècle), elles n’entraînent pas nécessairement un rejet de sa démonstration mais excèdent le cadre de ce texte. Enfin, au milieu, l’exemple de Céline paraît mal choisi pour illustrer la thèse de Bounan durant les années trente et quarante. Un mauvais choix puisque, comme on l’a vu, Boucan prend des libertés avec la réalité des faits, la travestit et la manipule même pour nous livrer clefs en main un Céline selon ses voeux. Et puis, par delà le cas Céline, il élude ce qu’est fondamentalement l’antisémitisme pour ne retenir de cette question que sa version policière et complotiste.

  Mais nous n’en avons pas encore terminé avec Michel Bounan. Le premier point qu’il relève, le Céline « politique » (la première en date des « dissimulations » de Philippe Alméras, indique-t-il) concerne davantage le docteur Destouches que l’écrivain Céline (« l’engagement de Céline, dès 1928, en faveur de l’intérêt patronal opposé à l’intérêt populaire, engagement qui explique amplement ses choix politiques ultérieurs »). Ce n’est pas « dès 1928 » que Bounan aurait dû écrire mais « encore en 1928 ». La différence, comme on le verra, n’est pas sans importance. Pour éclairer la lanterne du lecteur faisons un rapide rappel des tribulations du docteur Destouches avant cette date (elles sont absentes du livre de Bounan). Le futur Céline, ancien « bébé Rockefeller » (la fondation portant ce nom n’étant pas étranger à sa vocation de médecin), est l’un des acteurs du mouvement qui entend dans les années vingt rationaliser la médecine en préconisant des méthodes (le taylorisme, le fordisme) importées du monde de l’industrie. Ceci, je précise, pour contribuer à l’établissement d’une médecine « progressiste » : sociale, hygiénique, standardisée, de santé publique. La carrière du docteur Destouches, inaugurée au sein de la SDN en 1924 (Céline parcourt le monde durant trois ans comme chargé de mission spécialisé dans le domaine de la médecine du travail et de l’hygiène sociale) se poursuit, après un bref épisode libéral, dans le cadre de la médecine de dispensaire (celui de Clichy en 1929, où Céline travaillera huit ans).

  Les articles écrits par le docteur Destouches vers la fin des années vingt et le début des années trente le classent parmi l’un des experts de la santé publique et de la médecine hygiéniste. Bounan ne réfère à deux d’entre eux dans son ouvrage (« L’organisation sanitaire aux usines Ford » et « Les Assurances sociales et une politique économique de santé publique »). Effectivement, pour aller dans le sens de Bounan, ces deux articles s’inscrivent dans une finalité économique qui correspond davantage aux intérêts du Capital qu’à ceux du Travail. Destouches prône le modèle anglo-saxon comme prise en compte « des facteurs économiques actuels et des ressources qu’ils offrent pour l’amélioration de l’état sanitaire en général ». Comme il l’écrit au sujet de la santé publique : « C’est à son rendement maximum et aux économies possibles qu’il faut songer sans retard ». Il y a cependant dans le second de ces articles une ironie, voire une manière paradoxale de traiter ce genre de questions qui semblent avoir échappés à Bounan. En particulier lorsque Destouches intervertit les rôles du médecin et de l’infirmière visiteuse : au premier les visites à l’extérieur (au domicile du patient et sur son lieu de travail), à la seconde la prise en charge au dispensaire des « consultations médicales le plus souvent platoniques ». Nonobstant des considérations corporatistes selon lesquelles le médecin est tout et l’infirmière pas grand chose, il ressort de cet article que « le malade doit travailler le plus possible avec le moins d’interruptions pour cause de maladie », et par conséquent « il appartient donc à la nouvelle organisation de faire qu’il soit mieux soigné encore sans sortir de l’usine et du bureau » (et pour qu’il puisse conserver son « salaire intégral »). Ainsi il importe de prendre plus au sérieux « l’intérêt patronal et son intérêt économique, point sentimental » lui (pour l’opposer à « l’intérêt populaire »). Destouches préconise en quelque sorte l’institution « d’une vaste police médicale et sanitaire » étendue au domicile de l’assuré et sur son lieu de travail. Enfin notre auteur reconnaît que « l’esquisse de ce projet ressemble (…) à celui d’une médecine militaire ».

  A lire Bounan le lecteur serait porté à croire que la pensée du docteur Destouches s’est fixée en 1928 et ne changera plus. Il n’en est rien. Cela resterait secondaire si Bounan aussi en était resté là. Mais comme par ailleurs, dans la continuité de ce qui vient d’être dit, il établit un parallèle lourd de conséquences entre le second article cité (publié en novembre 1928) et le « moment où (Céline) écrivait Voyage au bout de la nuit », faisant donc de cet article « la véritable préface à l’oeuvre de Céline, et à celle de son siècle » (rien moins que ça !), il convient de ne pas laisser passer une telle contre-vérité. Et là, puisque Bounan n’a pu prendre connaissance de ces deux articles qu’en consultant la troisième des Cahiers Céline (consacré aux « écrits médicaux » du docteur Destouches, y compris ceux ultérieurs à 1928 dont Bounan ne dit mot), c’est l’honnêteté intellectuelle de l’auteur de L’art de Céline et son temps qui est en jeu.

  Contrairement à l’écrivain Céline, le docteur Destouches (en se référant à ses écrits médicaux antérieurs à 1930) n’a rien inventé. Ses considérations sur la santé publique participent, comme cela vient d’être suggéré, d’une tendance forte à l’époque, apparue aux USA à la fin de la Première guerre mondiale, qui n’est pas sans présenter des points communs avec la notion de « militarisation du travail » soviétique (héritée du communisme de guerre, reprenant ici des méthodes qui avaient fait leurs preuves pour les appliquer à la grande industrie mais également à la santé publique). D’ailleurs « la médecine hygiénique et de dispensaire » chère au docteur Destouches, inspirée en partie du fordisme, avait en URSS une certaine avance sur ce qui dans l’hexagone se mettait progressivement en place. Et puis ce « progrès-là » n’était pas alors questionné ou dénoncé par grand monde (en mettant de côté les défenseurs de la médecine libérale du point de vue de leurs intérêts corporatistes) : seuls les surréalistes (parce qu’ils rejetaient toute raison instrumentale, tout modèle productiviste, et de surcroît détestaient le travail), des anarchistes ou des marxistes anti-autoritaires ne mangeaient pas de ce pain-là.

  Michel Bounan, j’y viens, s’abstient de préciser que les « idées médicales » du docteur Destouches ont très sensiblement évolué après 1928. La crise mondiale de 1929 n’y est pas étrangère. Elle explique, du moins en partie, l’échec des politiques sanitaires, hygiéniques et médicales encore défendues mordicus par Destouches en 1928. L’une des conséquences étant la marginalisation, puis la disparition en 1934 de l’Office national d’hygiène (créé en 1924). Également confronté à un travail de terrain, à l’exercice de la médecine de dispensaire au quotidien, le docteur Destouches prend conscience d’une réalité parfois triviale, que l’expert médecin de la SDN méconnaissait ou occultait. Un article publié en 1930 dans Monde (le journal de Barbusse), intitulé « La santé publique en France », apporte un premier témoignage de ce changement de cap : le docteur Destouches imputant l’échec, voire l’absence d’une politique d’hygiène et de santé publique en France à l’influence de la « doctrine catholique », ainsi qu’à « l’organisation anarchique de la médecine » qui contribue à ce que les médecins ignorent les « ensembles sociaux ». Destouches insiste sur « le retard des augmentations de salaires par rapport aux gains de production » et la situation désastreuse des classes défavorisées. Il écrit notamment : « Bien qu’on essaie de faire croire au peuple que la mort est égale pour tous, il n’en est rien. Le cauchemar de vivre ne commence guère qu’avec la pauvreté. A proportion égale, il meurt deux fois plus d’ouvriers que de patrons. Le travail et l’incessante inquiétude matérielle tuent parfaitement bien (…). Nous savons, en effet, parfaitement ce qui crée le tuberculeux dans un pays d’alcoolisme, de budgets militaires pléthoriques, de surmenage et de taudis. On sait aussi que le nombre de ces malades diminue automatiquement et devient presque infime lorsque les causes de la misère sont supprimées ». Cet article dont le contenu social, « de gauche » même, ne saurait être contesté, avait toute sa place dans Monde.

  Plus édifiant encore, le dernier texte signé en 1932 par le docteur Louis Destouches (avant que celui-ci devienne la même année Louis-Ferdinand Céline) mérite un long commentaire. Cette contribution, jamais publiée, s’intitule Mémoire pour le cours des hautes études : il s’agit du plus long et du plus important des écrits médicaux de Destouches (excepté sa thèse de 1924 sur Semmelweis) mais également du plus surprenant. Car il existe un monde entre le médecin de la SDN, formaté pour produire des expertises illustrant la tendance la plus dynamique, prospective et progressiste du capitalisme, et quatre ans plus tard le praticien qui constate que « l’utopie capitaliste » hier défendue a fait faillite, et qui pratiquant la médecine au sein du dispensaire d’une banlieue populaire repose les questions d’hygiène et de santé publique en des termes qui ne peuvent recevoir de réponses que sur les plans social et politique. Le docteur Destouches admet explicitement que l’on ne peut concrètement se colleter à la maladie si l’on n’intervient pas préalablement sur les conditions de travail et de logement des intéressés, et plus généralement sur les inégalités engendrées par les rapports sociaux et de production. En même temps temps Destouches n’est pas sans dresser un constat plus pessimiste que dans son article de Monde. Il constate que « tout véritable progrès sanitaire à partir d’un certain point facilement atteint (les grandes épidémies) est entravé presque définitivement par toutes les forces économiques, commerciales, traditionnelles qui dominent et régissent la communauté ». De là ces lignes éclairantes : « On sait bien pourquoi la vie est malade, on pourrait peut-être dans une autre société modifier radicalement les conditions qui créent et entretiennent la maladie mais ces conditions sont actuellement si bien défendues par des intérêts si solides et impitoyables, par une inertie populaire si crasseuse, que ce serait faire preuve actuellement d’une grande hypocrisie ou d’une énorme sottise que de s’attaquer à de telles forteresses ». Il d’agit d’un constat d’échec, finalement.

  Mais celui-ci prend en compte des facteurs bien différents de ceux qui se rapportaient à l’échec de ce que j’ai appelé une « utopie capitaliste » dans le domaine sanitaire durant les années vingt. Ici c’est « la vie qui est malade » : Destouches, qui comprend maintenant que seule une profonde transformation sociale et politique permettrait de « guérir » cette vie, n’en constate pas moins parallèlement qu’une telle perspective paraît difficilement réalisable compte tenu de la puissance des forces et des pouvoirs qui ont intérêt à ce que rien ne change. Dans ce texte de 1932, Destouches se demande également si la santé n’est pas exceptionnelle dans un monde dont la maladie serait l’état normal des individus vivant en société. Ce qui l’incite à constater que « la grande majorité des malades aiment leur maladie, qu’ils la choient et s’en font une auto-punition permanente qui répond exactement à un instinct social profond bien découvert et mis en valeur par la psychanalyse. Nous citons ce fait pour mieux nous demander ce que devient en face de cette tendance toute la fameuse propagande d’hygiène à laquelle nous avons hélas personnellement participé ». Et Destouches ajoute, après avoir donné des exemples concrets de cette « propagande » : « Ces curieux à-côtés nous font comprendre que l’empoisonnement du malade par le médecin répond non seulement à une nécessité commerciale mais à l’immense désir du subconscient de mutilations et de mort du malade ». Par un détour que l’on jugera peu ordinaire, le docteur Destouches rejoignait in fine un certain Sigmund Freud (certes de façon hétérodoxe), voire même le dépassait à travers l’ébauche d’une analyse radicale de la médecine que l’on retrouvera au lendemain de mai 68 !

  Destouches, ce constat fait, entend soumettre quelques pistes de travail. Il manque à l’hygiène, répète-t-il : « une pensée critique et permanente, point religieuse et sporadique ». Ici le contempteur de la médecine et de la pharmacie libérale se fait volontiers réformateur en proposant un type d’enseignement de l’hygiène plus actif et plus créateur (« l’enseignement classique, par sa négligence même à cet égard, est tout près d’être criminel »). Constatant que « la médecine actuelle dans la majorité des cas n’adoucit pas la maladie, elle l’aggrave, elle l’alourdit d’un surcroît pharmaceutique et douloureux parfaitement inutile, elle est anti-humaine souvent et presque toujours anti-sociale », le docteur Destouches préconise la création d’une véritable hygiène sociale.

  Au même moment Louis Destouches adressait le manuscrit du roman sur lequel il travaillait depuis trois ans à un éditeur. On remarque que le temps de rédaction de Voyage au bout de la nuit correspond à la période durant laquelle le docteur Destouches s’est progressivement dépris de ses idées en faveur d’une médecine efficace et standardisée, répondant aux exigences de l’organisation industrielle du moment, d’un capitalisme new look (de la « propagande » relèvera-t-il en 1932), pour changer radicalement son fusil d’épaule et reposer les questions d’hygiène et de santé publique en des termes politiques et sociaux. Ceci débouchant sur des considérations pessimistes proches de quelques unes des analyses de Freud des années vingt, anticipant même des propos parmi les plus critiques formulés à l’encontre de la médecine dans l’après 68. Il y a une relation de cause à effet, voir de réciprocité entre le docteur Destouches et l’écrivain Céline. Les écrits du bon docteur en 1930 et 1932 ne sont-ils pas la basse continue de l’ambitieux roman que le futur Céline rédige alors ? Le pessimisme de Voyage au bout de la nuit ne fait-il pas écho à celui de Mémoire pour le cours des hautes études, et réciproquement ? Quand le docteur Destouches écrit au début de ce texte les lignes suivantes (« L’hygiène actuelle est en vérité propre à dégoûter l’orgueil intellectuel le plus indulgent, tellement tout y est, respire, transpire, suppure l’immonde bêtise, homme et choses. Même une critique élémentaire touche le grotesque à tous les coups, c’est un véritable jeu de massacre, une anarchie miteuse, une réserve pour gâteux, âgés ou précoces ») comment ne pas évoquer quelques unes des pages de Voyage au bout de la nuit !

  On en oublierait le docteur Bounan. Il reproche à Philippe Alméras d’avoir 25 années durant dissimulé le contenu de deux articles (signés par le docteur Destouches) datant de 1928, alors que lui garde bien de signaler que Destouches, en 1930 puis en 1932, a publié ou écrit d’autres textes, qui eux viennent totalement s’inscrire en faux contre l’idéologie (la « propagande ») présente dans ceux de 1928. De surcroît Bounan associe les deux articles de 1928, qui sont certes à replacer du côté de « l’intérêt patronal », à l’écriture de Voyage au bout de la nuit. Pourtant il était facile de vérifier que ce roman en réalité avait été mis en chantier seulement l’année suivante. Ce que Bounan très certainement n’était pas sans savoir. Mais n’était-il pas tentant de faire coïncider la rédaction de Voyage… avec le second de ces articles, anti-social et réactionnaire, qui avait l’avantage lui d’anticiper sur ce qui s’ensuivrait ! Le doute n’est pas permis : il ne s’agit pas là d’une fâcheuse confusion de date mais bel et bien de dissimulation (le plus grave étant qu’elle permet à Bounan d’exposer l’une des thèses de la partie Céline de son ouvrage).

  Bounan, semble-t-il, ceci précisé, ne prenait pas trop de risques avec L’art de Céline et son temps : son lecteur, s’il s’interdisait de lire Céline, ou plus généralement s’il excluait toute lecture de l’écrivain en dehors de ses romans n’irait pas vérifier ce qui ressortait du détail ou s’apparentait à une vétille. En 1977 les confidentiels Cahiers Céline avaient certes déjà recensé dans leur troisième numéro les écrits médicaux de Céline, à l’exception de l’article de Monde, (après la publication de trois d’entre eux dans Les Cahiers de l’Herne en 1963 et 1965), mais la Correspondance de l’écrivain, publiée de manière disparate et lacunaire encore en 1997, ne s’était pas encore retrouvée dans sa presque intégralité dans un volume de la Pléiade (où l’on put prendre connaissance douze ans plus tard des deux lettres de Céline manipulées par Bounan,). Pour résumer, l’article de 1928 du docteur Destouches correspondait, à travers ce qu’en rapportait Bounan, à l’idée que ses lecteurs pouvaient se faire en règle générale du futur écrivain : déjà Céline perçait chez Destouches. Donc la démonstration de Bounan ne pouvait que conforter ceux, lecteurs de Céline ou pas, pour qui en plus des pamphlets antisémites un autre facteur aggravant (plus déterminant peut-être pour le lectorat des Éditions Allia, en tout cas qui avait l’éclat de la nouveauté), celui d’un Céline présenté dès 1928 comme un suppôt du Capital, déconsidérait plus encore le personnage (quoiqu’on pouvait par ailleurs penser de l’écrivain).Ainsi Bounan fournissait sans trop d’effort aux uns comme aux autres cet argument décisif : le vers était déjà dans le fruit en 1928.

  Ici l’on me susurre à l’oreille qu’avec une ordure comme Céline tous les coups sont permis. « Avoir pour but la vérité pratique », lisait-on en 1967 dans une revue éditée par un groupe que Bounan connaît assurément, au sujet duquel il a écrit des lignes pertinentes dans l’avant dernier chapitre de L’art de Céline et son temps. Il semblerait malheureusement, du moins pour ce qui concerne Céline, que Michel Bounan a dans cet ouvrage oublié ce qu’était la « vérité » pour ne conserver que le côté « pratique » de la chose.


  Lors de la parution en 1997 du substantiel ouvrage d’Annik Durafour et Pierre-André Taguieff Céline, la race, le Juif, on a pu lire que les auteurs réglaient définitivement la « question Céline » (c’était par exemple l’opinion du critique du Monde). Il y a deux livres dans cet ouvrage. Sur l’un, une histoire de l’antisémitisme en France, je ne me prononcerai pas, faisant a priori confiance à Taguieff sur une thématique au sujet de laquelle il revient une fois de plus. Mais ce n’est pas cette partie-là qui a été commentée lors de la sortie du livre, qui nous est présenté comme « une étude critique, rompant avec les habituelles approches plus ou moins apologétiques » sur Céline. Taguieff, dans l’introduction, paraît vouloir se situer au-dessus de la mêlée, à distance des « admirateurs et des détracteurs ». Il s’agit assurément d’un essai, et non d’un pamphlet. En réalité Céline, la race, le juif s’avère être un ouvrage totalement à charge contre Céline. Dans une somme de presque 1200 pages seuls sont mentionnés les faits qui condamnent ou condamneraient le personnage Céline, et à travers lui l’écrivain (dans les chapitres écrits par Annick Durafour, sa détestation envers Céline suinte dans la plupart de ses phrases). On aurait pu s’attendre, compte tenu de ce que la quatrième de couverture et l’introduction prétendent, à un relevé exhaustif, voire objectif de l’ensemble des faits à mettre au passif et à l’actif de Louis-Ferdinand Céline. Il n’en est rien. Je constate, par exemple, l’absence d’un certain nombre de faits biographiques - disons « à décharge » - dans ce volumineux ouvrage que tout lecteur de la Correspondance de l’écrivain est en mesure de vérifier. Je vais d’abord en citer un certain nombre, qui peuvent paraître secondaires mais n’en sont pas moins significatifs, avant d’en venir aux deux derniers, essentiels eux. 

  Rien par exemple (avant la parution de Bagatelles pour un massacre) sur les relations entre Céline et les amies juives de Cillie Ambor que l’écrivain rencontre à Vienne, dont la psychanalyste Anny Angel (proche d’Anna Freud) : à qui Céline proposera l’hospitalité à Paris, rue Giraudon, si elle était inquiétée par les nazis. Rien également sur la protestation de Céline envers l’éditeur allemand de Voyage au bout de la nuit, dont le traducteur juif se trouvait au printemps 1933 dans l’oeil du cyclone : une traduction trouvée tout à fait satisfaisante par Céline. Rien aussi sur l’accueil mitigé de Mort à crédit, très mal vécu par l’écrivain et déterminant pour ce qui s’ensuivra. Ces « oublis » s’expliquent certainement par la construction dès le début des années trente d’un personnage uniment antisémite par Durafour et Taguieff : une construction que les exemples précédents risquaient d’écorner. On peut, dans un registre équivalent, durant l’Occupation, relever que les deux auteurs ne mentionnent nullement les bonnes relations entre Céline et son voisin de la rue Giraudon, le compositeur Chamfleury, un résistant (et la proposition de ce dernier de permettre au couple Destouches, selon Céline qui n’ignorait pas ses activités, de se retrouver à l’abri dans un maquis vendéen). Relevons aussi l’absence des difficiles conditions de détention de l’écrivain proscrit au Danemark (un séjour plutôt escamoté par nos deux auteurs), et les raisons exactes pour lesquelles Céline a effectué un « séjour scientifique et médical » en Allemagne pendant l’Occupation.

  Mais l’essentiel est ailleurs. D’abord comment interpréter l’absence de toute mention dans la correspondance de Céline au Danemark d’un changement radical de perspective sur la question de l’antisémitisme : dans un livre où l’antisémitisme sert principalement de fil rouge tout au long des presque 1200 pages de l’ouvrage ? Pourtant les deux auteurs pouvaient récuser cet anti-antisémitisme (ou ce philosémitisme) sur le mode plus haut indiqué : en évoquant un leurre, une ruse, une imposture, une échappatoire. Mais il aurait fallu pour cela citer des extraits de la correspondance de l’écrivain. Avec le risque, pour des lecteurs ayant conservé leur esprit critique, de rechercher ces sources le cas échéant, et de se livrer aux interrogations ou de formuler les hypothèses dont j’ai entretenu plus haut le mien lecteur. Ne fallait-il pas mieux, pour ne pas être obligé de s’expliquer là-dessus (ouvrir en quelque sorte la boite à pandore), passer sous silence cette séquence danoise que les lecteurs de Céline paraissent ignorer (absente, que je sache, des travaux d’Henri Godard, et je n’ai pas été vérifier du côté des « études céliniennes » ce qu’il en serait). 

  Le second point se rapporte aux écrits médicaux du docteur Destouches dont on ne trouve pas la moindre trace dans Céline, la race, le Juif. Ici les deux auteurs pourraient me répondre que ces écrits n’entraient pas en ligne de compte dans un ouvrage traitant de l’écrivain Céline. Pourtant leur livre ne débouche-t-il pas en grande partie sur la question (reprise en quatrième de couverture) « Comment cet homme a-t-il pu écrire Voyage au bout de la nuit ? » (sous entendu, bien évidemment : comment un antisémite a pu écrire un tel livre ?). Mais il n’y a pas l’ombre d’un propos antisémite dans ces écrits médicaux (et l’on sait que seules quelques rares mentions dans la correspondance du futur écrivain, ou des allusions dans la pièce L’Église accréditent la présence d’un antisémitisme encore « modéré ».) J’ai également mis plus haut en relation Voyage au bout de la nuit et le dernier de ces textes médicaux en indiquant que l’on retrouvait de part et d’autre une forte propension au pessimisme. Également Taguieff  cite dans sa conclusion Philippe Roussin (son livre sur Céline) parmi les travaux qui « posent le problème de la responsabilité historique et morale de l’écrivain ». Mais l’a-t-il lu entièrement ? Car Roussin est à ma connaissance le seul auteur ayant, dans un chapitre de son ouvrage, rendu compte des écrits médicaux de Céline. J’ajoute que dans une bibliographie pléthorique (s’étalant sur 68 pages, ce qui doit certainement dépasser le millier de textes référencés sur Céline !) ne figure pas L’art de Céline et son temps de Michel Bounan. Un autre silence éloquent ! Pourtant la querelle Alméras-Bounan avait toute sa place dans le cahier des charges de Céline, la race, les Juifs.

  Pour conclure il me faut reconnaître que cet ouvrage, du moins sur un point précis, apporte un fait nouveau. D’ailleurs les deux auteurs le mettent particulièrement en valeur. Il s’agit d’une lettre de Céline que Taguieff brandit à la manière d’un trophée ou comme une preuve accablante dans les premières pages de son introduction. J’avais déjà rédigé cette Tentative d’objectivation du cas Louis-Ferdinand Céline lorsque j’ai pris connaissance l’automne dernier de Céline, la race, les Juifs. La lettre en question est malheureusement absente de la Correspondance Pléiade de Céline. Elle a été adressée le 8 novembre 1950 à Albert Paraz (en rappelant, pour en connaître les raisons, que Paraz avait en juin 1950 préfacé Le mensonge d’Ulysse. Regard sur la littérature concentrationnaire, publié par Paul Rassinier chez un éditeur confidentiel). Céline lui écrit : « Rassinier est certainement un honnête homme (…) Son livre se vend-il ? (…) Son livre, admirable, va faire gd bruit - QUAND MÊME. Il tend à faire douter de la magique chambre à gaz ! ce n’est pas peu. Tout un monde de haines va être forcé de glapir à l’Iconoclaste ! C’était toute la chambre à gaz ! Ca permettait TOUT ! Il faut que le diable trouve autre chose ». 

  Ce qui conduit bien évidement Taguieff à en déduire que Céline figure sans contestation possible parmi les précurseurs du négationnisme. J’ai relevé plus haut que si l’écrivain après la guerre avait pris la mesure de son passé antisémite (« une belle connerie ») il semblait plutôt timoré dans son appréciation des camps de concentration nazis comme l’indiquait un échange avec Jean Paulhan. C’est sans doute l’un des angles morts de la « question Céline », mais pour se faire véritablement une opinion sur l’assertion de Taguieff il importe d’ajouter les précisions suivantes. L’ouvrage de Rassinier a connu la fortune que l’on sait quand les Faurisson et consort l’ont exhumé durant les années soixante-dix. En 1950 il fut surtout lu, commenté et discuté dans les milieux libertaires (auxquels Rassinier appartenait alors), voire d’une gauche minoritaire. Taguieff omet de signaler, selon le Maitron, qu’à « ce moment-là les écrits de Rassinier étaient dénués d’antisémitisme et ne niaient pas l’existence des chambres à gaz. Il doutait en revanche que celles-ci aient été planifiées centralement, et en attribuait l’usage au fanatisme de certains commandants de camps ». Ce en quoi il se trompait. Cependant le négationnisme de Rassinier ne devint vraiment effectif qu’en 1960. Il faut aussi remettre ce débat autour de la parution du Mensonge d’Ulysse dans un contexte où les libertaires, en se référant au « système concentrationnaire » (présent de même en URSS), refusaient « qu’on en limitât la dénonciation aux camps nazis ». Taguieff n’indique nullement que le préfacier Paraz en rajoutait sur la question des chambres à gaz. Une préface vertement critiquée dans la presse libertaire pour également d’autres raisons. Et puis surtout dans aucune de ses lettres, durant l’automne 1950, Céline n’informe ses nombreux et divers correspondants du contenu de celle adressée à Paraz le 8 novembre. Alors que ses préoccupations du moment sont très souvent réitérées d’un courrier à l’autre. Pas plus que Céline ne reviendra, de retour en France, sur le sujet : sinon dans la lettre plus haut citée (du 30 décembre 1960) adressée à Hermann Bickler. 



&


LETTRE À PATRICK LEPETIT SUR VOYAGE AU BOUT DE L’ABJECT


  Libertaire et proche du surréalisme je n’en suis pas moins en désaccord avec Voyage au bout de l’abject. Néanmoins ma réponse au contenu de votre livre ne saurait épuiser les questions qui se posent à tout lecteur soucieux d’enfoncer, plus que vous ne le faites avec Céline, le clou de la responsabilité de l’écrivain ou de l’artiste. 

  Vous dites avoir (vous aussi) beaucoup aimé Céline avant de lire les écrits « censurés » qui vous en ont « définitivement détourné ». Je ne sais pas s’il s’agit d’un argument rhétorique destiné à rendre encore plus ignoble l’ignominie de ces pamphlets antisémites, ou de votre vérité. Ce n’est pas la mienne puisque la lecture (non exhaustive) de ces pamphlets après celle des romans (exhaustive elle) ne m’a pas détourné de l’oeuvre proprement romanesque de Céline, relue récemment. J’ajoute que je séparais autant que faire se peut, comme la majorité de ses lecteurs, l’homme et le romancier. Ce que je nuancerais quelque peu aujourd’hui. Mais je reviens à votre propos, reproduit en quatrième de couverture. S’il faut vous prendre au pied de la lettre, permettez-moi de m’interroger sur des revirements du type « je brûle ce que j’ai adoré ». N’est-ce pas une façon d’exorciser cette fâcheuse et coupable inclination jadis pour Céline ? N’entre-t-il pas de la mauvaise conscience et du ressentiment ? Et puis chacun connaît aujourd’hui le contenu de ces pamphlets, indéfendable assurément, même sans les avoir lus.

  Ceci posé, parlons-en. Vous consacrez à ces pamphlets antisémites (je laisse de côté l’aspect « anti-maçon » qui me paraît secondaire dans le cas présent) une très large place, disproportionnée par rapport à celle des romans. Vous « sauvez » dans une certaine mesure Voyage au bout de la nuit ; quasiment rien sur Mort à crédit, Guignol’s band, Féérie pour une autre fois ; un peu plus sur la trilogie allemande, mais en termes négatifs. Vous semblez ignorez une bonne partie de la Correspondance de Céline si j’en crois quelques lacunes dans votre démonstration. Pour revenir aux pamphlets je précise que je suis favorable à leur réédition. D’abord par principe, contre toute censure. Ensuite en subordonnant ce principe à l’obligation suivante. La re-publication de ces trois pamphlets nécessite la présence d’une substantielle préface, et plus encore d’un appareil critique permettant de vérifier que Céline a ramassé à l’époque tout ce que trainait et se tramait en matière d’antisémitisme : la différence étant qu’il réécrivait ce « corpus » en célinien. 

  Vous vous interrogez sur les « raisons profondes qui ont poussé Céline à manifester un antisémitisme qui n’apparaît pas dans Voyage au bout de la nuit ». L’indication de sa rupture avec Elisabeth Graig n’est pas suffisante : elle traduit plus par une tendance de l’écrivain vers davantage de pessimisme à l’égard de l’espèce humaine que les prolégomènes de cet antisémitisme. Il faut l’expliquer par l’accueil mitigé (critique et public) de Mort à crédit. Ce dépit et ce ressentiment Céline l’exprime dans une lettre d’octobre 1937 à Marie Cavanaggia. L’échec même relatif de Mort à crédit (livre plus ambitieux pour lui que Voyage au bout de la nuit, ce à quoi je souscris) le mortifie à ce point qu’il déclare « être en guerre contre tous. Comme tous furent solidaires pour essayer de me réduire ». Sauf que dans cette lettre, plus loin, la responsabilité de tout ce qui ne va pas dans le monde se rapporte à un groupe ethnique bien défini. La « guerre contre tous » du début du courrier sonne alors étrangement. C’est à cette époque que Céline entreprend la rédaction de Bagatelles pour un massacre.

  Il faut en venir à la question du statut de ces pamphlets antisémites. Il convient de bien les séparer des romans pour éviter toute confusion ou toute mésinterprétation. Font-ils partie de l’oeuvre célinienne ? Oui, et même davantage selon vous. C’est vouloir l’appréhender par le petit bout de la lorgnette. Vous semblez avoir perdu de vue que c’est parce que Céline a écrit l’une des oeuvres romanesques parmi les plus lues et les plus commentées du XXe siècle que ces pamphlets lui sont d’autant plus reprochés. En ce qui  concerne ce statut je vous répondrai oui et non. Tout d’abord, il m’est difficile de prendre véritablement au sérieux ces pamphlets : c’est trop gros dirais-je (absurde, infondé, invraisemblable, excessif, grotesque, burlesque, délirant surtout). Moins certes si l’on se réfère à d’autres pages, celles où Céline joue avec le lecteur, le prenant à témoin de ses outrances. Oui par contre si l’on replace la publication des deux premiers pamphlets dans la France de la fin des années trente. Ces pamphlets ont trouvé de nombreux lecteurs (même si tous ne les prenaient pas au sérieux, à l’instar d’un André Gide). Il y avait un contexte favorable à la diffusion de ce genre de libelle dont Céline a bénéficié. J’ajoute que ces pamphlets ont été écrits plus rapidement que les romans. Ce qui renvoie à la question de l’investissement littéraire chez Céline, redoublé d’un souci formel (même exprimé sur un mode vindicatif, besogneux, ou utilitaire) auquel les trois pamphlets ne peuvent prétendre.

  Pour revenir à l’antisémitisme vous ne reprenez pas en compte une donnée qui, il est vrai, n’apparaît que dans la correspondance de l’écrivain. D’ailleurs, fait étonnant, les céliniens mêmes (que je sache) ne s’y réfèrent pas. Cette donnée m’apparaît pourtant essentielle pour poursuivre cette discussion sur le statut des pamphlets. Au sujet de l’antisémitisme Céline va sensiblement évoluer après ses seize mois de détention au Danemark (je remarque au passage que vous minimisez ce qu’a pu endurer l’écrivain durant ces longs mois d’emprisonnement). Céline sort très ébranlé de cette période de détention. Il faut s’arrêter sur la lettre adressée le 30 mars 1947 à Antonio Zulonga. Céline y expose pour la première fois le point de vue qu’il soutiendra durant son exil danois. J’insiste sur la personnalité du destinataire, un vieux complice envers qui Céline n’avait pas lieu de se montrer complaisant, calculateur ou duplice. En substance Céline y défend des positions philosémites qu’il réitèrera ensuite à plusieurs de ses correspondants. Ce ne sont plus les Juifs qu’il conchie, mais les Aryens en des termes non moins orduriers. Céline compte alors sur Milton Hindus pour écrire un traité sur la question, afin de « liquider l’antisémitisme mais d’une façon intelligente - pas uniquement systématique délirante apologie du Juif, ce qui est autant imbécile que l’antisémitisme systématique ». J’en déduis qu’il n’y a pas plus lieu de douter ici des « convictions » anti-antisémites de Céline qu’il n’y avait matière à s’interroger sur les « convictions » antisémites de l’écrivain dans les pamphlets d’avant guerre et les lettres adressées aux journaux durant l’Occupation. Prendre au sérieux, ici son antisémitisme, là son philosémitisme, ou penser que tous les deux s’avèrent délirants revient au même. Soutenir que le seul Céline des pamphlets doit être pris en considération, et donc que son philosémitisme de l’exil danois n’est qu’une ruse, ou une échappatoire pour se racheter à bon compte, c’est ne pas comprendre le fonctionnement psychique et intellectuel d’un personnage complexe et contradictoire comme Céline. Ce dernier n’a nullement instrumentalisé Milton Hindus comme vous le prétendez. Celui-ci, avant d’entrer en relation avec Céline, avait pris l’initiative de défendre l’écrivain alors emprisonné. Céline avait été informé par son avocat danois des efforts et de l’action de l’intellectuel juif américain en sa faveur. Tous deux se fâchèrent ensuite. Mais ce qui s’ensuivit je le raconterais d’une façon différente de la votre. Même chose pour Albert Paraz dont Le gala des vaches allait au-delà de ce que pouvait en attendre son ami Céline. Là c’est Paraz à qui l’on pourrait reprocher ce dont vous accusez Céline. 

  Deux mots sur ce que vous appelez « la totale réhabilitation de Céline ». Franchement ! C’est bien le contraire qui se produit actuellement. Ce que l’on pourrait à la limite relever en terme de « réhabilitation » remonte au derniers tiers du XXe siècle, et semble à vous lire se limiter au seul Sollers. C’est peu, voire très peu. Après la parution de l’ouvrage de Durafour et Taguieff, Le Monde consacrait deux pleines pages louangeuses où il était précisé que Céline, la race, les Juifs réglait définitivement le cas Céline. D’ailleurs vous abondez dans ce sens. Alors, que demander de plus ? Pierre Assouline a certes émis un avis critique envers ce livre mais dans l’espace public il paraît bien seul. Et puis vous utilisez cet argument, cette pseudo réhabilitation, pour avancer que celle-ci ferait « objectivement le jeu de l’extrême droite ». Céline cheval de bataille de l’extrême droite ! D’où tenez vous cela ? Notre écrivain paraît bien étranger à l’extrême droite aujourd’hui. Celle-ci va rechercher ses références dans des domaines bien différents, la littérature n’y a pas grand chose à voir. Vous exhumez Brasillach mais cet écrivain nous renvoie à une tout autre époque. Je vous rappelle que l’extrême droite (à l’exception du seul Léon Daudet) n’avait nullement apprécié Voyage au bout de la nuit. Et encore moins Mort à crédit, qu’elle considérait pornographique (comme les communistes d’ailleurs). Elle ne s’est intéressée à Céline qu’à partir de la publication de Bagatelles pour un massacre. 

  Jusqu’à présent mon désaccord se rapportait principalement à votre volonté de désigner les pamphlets céliniens comme étant le coeur de l’oeuvre de l’écrivain. Ce désaccord devient plus patent quand vous écrivez au sujet de Céline : « Il serait plus juste (…) de le considérer comme l’idéologue qui préconise (c’est vous qui soulignez) le meurtre de masse ». Vous vous trompez de cible : Céline n’est pas Drieu, ni Brasillach, ni Combelle, ni Bonnard, ni A. de Chateaubriand, ni Rebatet, etc., qui eurent des responsabilités durant l’Occupation, ne serait-ce que d’un point de vue journalistique. Sans parler, facteur plus décisif, des fonctions officielles que certains d’entre eux exercèrent à l’initiative de Vichy  ou du pouvoir nazi. Assimiler Céline à un idéologue relève d’un total contre-sens. Ce qui n’enlève rien, faut-il le redire, au caractère ignoble des pamphlets, de lettres publiées durant l’Occupation, ou de certains comportements. Avec Céline nous sommes dans un autre registre. D’abord existe-t-il une pensée Céline ? On y trouve des éructations, des invectives, du ressentiment, des affirmations à l’emporte-pièce, des propos délirants, de la verve soit, mais de pensée point. Ensuite Céline n’a pas à proprement parler écrit dans la presse collaborationniste. Il s’adressait à celle-ci par la voie épistolaire. Ce qui ne peut être confondu avec l’attitude d’un journaliste stipendié écrivant des articles dans la ligne de ce journal. Céline, d’une manière obsessionnelle presque, se voulait indépendant, libre d’écrire ce qu’il voulait, en dehors de la tutelle d’un directeur de journal ou d’un bailleur de fond. Après Stalingrad il s’est abstenu d’écrire des lettres aux journaux. D’ailleurs il se consacrait principalement à la rédaction de Guignol’s band. Cette défection, ou cet opportunisme si l’on veut ne correspond guère à ce que l’on pourrait attendre d’un idéologue. 

  Enfin, contrairement à ce que vous suggérez, ni Vichy ni les Allemands n’envisageaient de mettre Céline à la tête du Commissariat aux affaires juives, ni même de lui confier la moindre responsabilité (que l’intéressé d’ailleurs ne pouvait que refuser). Bien au contraire. Ne disait-on pas dans certains milieux collaborationnistes que les outrances de Céline desservaient la cause de l’antisémitisme. L’écrivain se révélait par trop imprévisible, pour ne pas dire irresponsable en la matière. Vous citez un propos de Céline favorable à la création de la Légion des Volontaires français contre le bolchevisme. Vous auriez pu ajouter que quelques mois plus tard, dans une lettre à L’Appel, Céline considérait que la Légion « est entièrement juive comme le reste ». Ce qui n’a pas besoin d’être commenté.

  Sinon vous reprenez ici ou là les thèses de Michel Bounan, celles de L’art de Céline et son temps. J’y ai principalement répondu dans l’une des parties de Lire Debord, un texte mis en ligne sur le site L’herbe entre les pavés en mars 2016. Cette contribution est indirectement une réponse à ce que vous écrivez dans plusieurs pages de votre livre. Vous souscrivez à ce qu’écrit Michel Bounan alors que j’estime avoir prouvé dans le détail que Bounan falsifiait certains faits, et en éludaient d’autres pour mieux accuser Céline.

  Votre ouvrage fait également l’impasse sur une analyse de l’épuration dans la France de l’après guerre, pourtant utile et nécessaire pour ce qui concerne notre écrivain. Pas plus que vous n’évoquez le traitement spécial dont Céline bénéficia à partir de l’automne 1945 dans le camp stalinien. Vous relevez il est vrai « qu’Aragon ne s’est pas trompé sur tout ». Ce qui pourrait expliquer votre « mansuétude » envers ceux qui dans les lendemains de la Libération tirèrent à boulets rouges sur Louis-Ferdinand Céline (mais également sur André Breton lors de son retour en France). 

  Voyage au pays de l’abject illustre une position morale que l’on pourrait résumer par : « Un salaud ne peut écrire que des saloperies ». Vous vous focalisez sur les pamphlets (qui sont certes ignobles mais tout autant délirants) pour implicitement porter le discrédit sur l’oeuvre romanesque de l’écrivain (excepté peut-être Voyage au bout de la nuit). Vous semblez avoir perçu l’écueil (se situer sur un plan moral) puisque dans un second temps vous vous efforcez de camper Céline en idéologue. Les limites de cette lettre recoupent celles de votre livre. Tout ouvrage sur Céline, même critique, devrait s’interroger depuis ce cas particulier sur la notion de responsabilité dans la littérature (et l’art plus généralement). Ceci pour ne pas rester cantonné sur un terrain où la « bien pensance » prend trop souvent le dessus sur toute analyse un tant soit peu complexe des rapports que les intellectuels, mais plus encore les écrivains et les artistes entretiennent avec la société (ou que la société entretient avec eux). Et à ce compte, à condition de « tout mettre sur la table », de ne pas reconstruire un écrivain depuis des préjugés moraux, Céline n’est pas le plus « responsable » de ceux-ci.


Max Vincent

mars 2021

  


  




 

  .