PERRAUD ET MÉDIAPART PASSENT BRASSENS À LA MOULINETTE DE LA CANCEL CULTURE
















  Médiapart, sous la plume d’Antoine Perraud, a consacré quatre articles à Georges Brassens au mois d’août 2021. Si les deux premiers articles nous présentent Brassens de manière positive pour le premier, ou plutôt positive pour le second, les deux suivants permettent à Perraud, je le cite : « d’ouvrir les hostilités sur deux fronts : le refus de tout engagement collectif et, enfin, le sort réservé aux femmes ». Ce que souligne et condamne le journaliste de Médiapart n’est pas complètement faux. Mais la légitimité de l’exercice critique n’a pas grand chose à voir avec un Brassens revu et corrigé ici par la cancel culture (que l’on peut définir par culture de l’effacement, de l’annulation, du bannissement, très présente sur les réseaux sociaux)

  Cependant, avant de répondre à Perraud, il m’importe, pour une meilleure compréhension des enjeux de ce différend, de prendre d’abord du recul sur le mode d’une « défense et illustration » de la chanson à laquelle Brassens, Brel et Ferré, parmi d’autres (mais plus que d’autres) ont donné des lettres de noblesse. Ensuite je soulèverai un lièvre que les non abonnés de Médiapart (à l’exception de lecteurs bien informés) ne sont pas censés connaître. C’est l’une des explications - elle n’est certes pas la seule - à la présence de deux articles « à charge » contre Brassens (celui « Brassens et les femmes » surtout) signés Antoine Perraud. Enfin nous en viendrons au copieux plat de résistance : l’analyse critique de ces deux articles.


  L’hypothèse a été faite que notre époque (ce début de XXIe siècle) ne saurait reconnaître, ni même accueillir quelque véritable équivalent d’un Brel, d’un Brassens, d’un Ferré ; pour évoquer là les trois anteurs-compositeurs-interprètes les plus représentatifs de la chanson de la seconde moitié du XXe siècle. Une hypothèse à laquelle je souscris. D’abord, et ceci vaut aussi pour tous les représentants au siècle précédent de la chanson que nous entendons illustrer et défendre : celle-ci, dans les lendemains de la Seconde guerre mondiale, a pris l’importance que l’on sait parce que, parmi les différents modes d’expression artistique, la chanson exprimait davantage que d’autres, ou de façon plus explicite quelque chose d’un fort sentiment critique vis à vis de la société de l’époque. Ce que l’on peut décliner par l’antimilitarisme, l’anticléricalisme, l’anti-autoritarisme (fustigeant grands et puissants), voire l’anticolonialisme, et dans un second temps l’antiracisme et le féminisme. Disons que cette chanson était pour le mieux libertaire, et d’une manière générale anticonformiste (sans oublier les « bonnes moeurs », brocardées).

  En ce début de XXIe siècle ce type de critique trouve moins, beaucoup moins même de quoi s’alimenter pour des raisons principalement liées à l’évolution des sociétés du monde occidental : ce contre quoi cette chanson-là fourbissait des armes n’étant plus de nos jours, du moins partiellement, en position de force. Et le statut du genre chanson n’est plus exactement le même (on parle non sans raison de « la variété »). Ici la terminologie « correcte » (politiquement correcte, socialement correcte, sexuellement correcte…) convient davantage que celle de « bien pensance ». Les temps, pour ce qui nous occupe ici, sont à la correction : la chanson (la variété plutôt) y participe en proposant des contenus plus consensuels, plus en phase avec l’air du temps. C’est là que nous retrouvons Brel, Brassens et Ferré. Indépendamment des qualités intrinsèques de leurs chansons, souvent poétiques, et de leurs contenus critiques (évoqués ci-dessus), on peut trouver chez chacun d’entre eux, secondairement certes, des traits « incorrects » : une certaine liberté de ton dans les relations entre les sexes devenant, dans notre contemporanéité, du sexisme avec Brel, l’individualisme de la régression politique avec Brassens, et la révolte chez Ferré ne pouvant qu’être outrancière (quand elle n’est pas prise pour de la pose). Ce qui signifie, pour se limiter à ces trois noms, que l’on ne peut plus par exemple écrire sur les femmes comme Brel, sur la mort comme Brassens, sur le Code Pénal comme Ferré. Pourtant l’un ou l’autre de ces aspects « incorrects » faisaient partie de la personnalité de leur auteur. C’est bien parce que, tous registres confondus, Brel, Brassens et Ferré avaient cette liberté de ton-là (aujourd’hui disparue chez des interprètes ayant une certaine notoriété) qu’ils représentaient aussi le meilleur de la chanson de leur temps. On aura compris qu’en la délestant de tout excès, ou de tout ce qui s’apparenterait peu ou prou de nos jours à de l’incorrection, la « chanson » en ce début de siècle, par delà sa moindre importance, a du moins perdu en partie sa capacité de traduire le monde à travers les différentes nuances de sa diversité.


  Le 7 janvier 2020, dans un article intitulé, « Mes quarante ans d’aveuglement volontaire avec Gabriel Matzneff », les abonnés de Médiapart découvraient qu’Antoine Perraud, lecteur de longue date de Matzneff, l’avait reçu « deux trois fois » dans l’émission Tire la langue qu’il produisait sur France Culture, et qu’il s’était retrouvé « deux trois fois » en sa compagnie lors d’un déjeuner ou d’un dîner. Plus récemment il avait « tenté de débrouiller auprès des services de Radio France un dossier de retraite pour que l’écrivain touche une petite retraite » en tant qu’ancien producteur de France Culture. Ce que notre journaliste appelle un « aveuglement volontaire » aurait cessé en 2016, quand Perraud fut informé que celle - appelée W - qu’il présente comme ayant été sa « meilleure amie (…) pendant une dizaine d’années », qui ne lui avait alors pas fait mystère de sa relation passée avec Matzneff (ce qui semblait à l’époque émoustiller Perraud), s’était retournée contre l’écrivain de longues années plus tard à travers le témoignage d’un récit adressé aux Éditions Grasset. On ignore si Perraud, qui qualifie par ailleurs son article de « pénitence inéluctable », a agi de son propre chef ou si la rédaction de Médiapart (nous pensons évidemment à Edwy Plenel) l’a fortement incité à rédiger cette « confession » que les mieux disposés appelleront un « exercice de contrition » et que les autres rapprocheront de l’autocritique stalinienne. Il paraît utile d’ajouter que cet article d’Antoine Perraud est paru quelques jours après la publication très remarquée du Consentement de Vanessa Springora.

  Tout comme je laisse au lecteur le soin d’interpréter la présence le 16 janvier 2020 (neuf jours après la publication de l’article) de Perraud « en qualité de témoin, dans les bureaux de l’Office central pour la répression des violences aux personnes (à Nanterre), où une fonctionnaire a consigné sous procès verbal mes propos. Ceux-ci ont consisté à confirmer ce que j’avais écrit dans le présent billet - selon la norme en usage à Médiapart ». Un comportement que l’auteur d’un blog sur Médiapart, Olivier Hammam, qualifie lui « de zélé auxiliaire de police et de justice quand on lui demande de se faire délateur, et très satisfait d’accomplir ces basses besognes ».


  Nous - je parle au nom de ceux qui aiment Brassens sans pour autant avoir le doigt posé sur la couture du pantalon - n’avions pas attendu Antoine Perraud pour faire part de quelques unes de nos réserves sur l’oeuvre de « l’humble troubadour ». Elles portent sur le contenu des chansons des deux derniers disques (sortis en 1972 et 1976), relativement de moindre qualité par rapport à l’ensemble. Ceci s’accentuant avec les chansons dites « posthumes », que je ne commenterai pas dans la mesure où l’on ne sait pas avec certitude lesquelles Brassens aurait retenu avant ou après une séance d’enregistrement (une donnée encore plus flagrante avec les chansons dont ne nous sont parvenus que les textes, mis ensuite en musique par Jean Bertola). Il y a également une tendance dans le registre « chansons paillardes », que Brassens a illustré avec bonheur, qui tend dans les derniers disques à verser dans la facilité à travers une expression devenant de plus en plus gauloise. Tout comme on peut ne pas partager une certaine philosophie de la vie, davantage présente chez le dernier Brassens, résumée par « se borner à ne pas trop emmerder ses voisins ». 

  Je reviendrai plus loin sur l’aspect individualiste de plusieurs chansons de Brassens, particulièrement épinglé par Perraud et sur l’analyse politique qu’il induit. Ceci et cela étant évoqué dans le troisième des articles d’Antoine Perraud (« « Les copains d’abord », ou l’abdication politique »). Ces réserves faites, elles sont d’un moindre poids à l’aune de l’oeuvre entière de  Brassens. Il faudrait disposer de plus de temps, et pour le coup oublier Perraud, pour dire en quoi le plateau de la balance penche très sensiblement du côté de ce qu’il nous importe de retenir chez Georges Brassens.

  Tout a été dit, ou presque sur l’individualisme revendiqué par Brassens. Perraud enfonce des portes ouvertes quand il fustige Le pluriel, pour ne citer que cette chanson-là. Quant au reproche de « misanthropie » (qui vaut pour Perraud condamnation morale), elle  n’a jamais empêché d’écrire d’excellentes chansons. A vrai dire, dans ce troisième article notre journaliste se focalise plus particulièrement sur l’attitude de Brassens durant la Seconde guerre mondiale. Ici la condamnation devient sans appel : « Il a effectué son STO, puis s’est dissimulé pour y échapper, ne faisant rien pour libérer la France du nazisme, tout en daubant ensuite sur ceux qui qui avaient lutté pour qu’il retrouve sa liberté : comme si Brassens n’avait jamais pardonné à la Résistance de l’avoir délivré de l’ordre hitlérien ! ». Perraud s’appuie, comme principale pièce à conviction, sur Les deux oncles. Ce genre de critique a déjà été faite à Brassens, y compris de son vivant. Ce qui devient intéressant, pour ne pas dire délectable avec Perraud réside, nous ne quittons pas la Seconde guerre mondiale, dans la mention d’une « mauvaise conscience qui taraude Brassens dans le déni ». Nous incitons le lecteur à se reporter à ce qu’il faut bien appeler « la mauvaise conscience » de Perraud à l’égard de Matzneff. Sauf que contrairement à Brassens (laquelle « mauvaise conscience » le tarauderait dans le déni), Perraud s’est livré à une autocritique en règle en avouant et dénonçant son aveuglement passé. Alors que cet irresponsable de Brassens continuait lui à s’en prendre à la Résistance de longues années plus tard.

  Un peu de recul. Brassens aura toute sa vie brocardé les anciens combattants (il était loin d’être le seul) et Les deux oncles l’illustre sans doute mieux que d’autres chansons. Certes, nous ne suivons pas Brassens quand, dans le contexte de la Seconde guerre mondiale, il renvoie dos à dos les « tommies » et les « teutons » (avec à la clef le célèbre « Moi, qui n’aimais personne, eh bien ! je vis encor », qui a fait grincer quelques dents). Des naïvetés aussi peuvent faire sourire (« Qu’au lieu de mettre en joue quelque vague ennemi / Mieux vaut attendre qu’on le change en ami »). Ceci posé, Les deux oncles avance dans le sillon tracé de longue date par l’auteur. On reconnaît là ce pacifisme que Brassens n’aura jamais tant crânement défendu. Avec le risque de se faire taper sur les doigts. Loin des officines nationaliste et xénophobe nous respirons l’air du grand large, celui de « l’Europe de demain » (qui n’est pas bien entendu celle de la globalisation). Et puis, morbleu, Les deux oncles n’est-elle pas mille fois préférable à la moindre bluette patriotarde !

  Avant d’aborder le « Brassens politique » mentionnons l’absence, remarquée et dommageable, de La Visite dans cet article. C’est la seule chanson du disque que Brassens envisageait d’enregistrer avant sa mort dont nous disposions d’un pré-enregistrement. La Visite aurait mérité un meilleur sort car elle répondait par avance à la xénophobie lepeniste. En ce qui concerne le Brassens à proprement parler politique, il ne faut pas demander à l’oncle Georges plus que ce qu’il saurait nous apporter. Beaucoup de ses chansons vont à rebours de ce qui est généralement admis, de bon ton, châtié et traditionnel, à l’instar des contenus antipatriotique, anticlérical, et globalement anticonformiste de nombre d’entre elles. Mais Brassens n’a pas traduit ces différentes expressions sur un plan plus directement politique. Contrairement à Léo Ferré (Perraud cite à juste titre Franco la muerte) dont une partie du répertoire concilie pour le mieux les expressions poétique et politique.

  Un dernier mot sur le passage le plus vindicatif de Perraud envers Brassens. Ce dernier après la guerre adhère à la Fédération Anarchiste, et collabore au journal Le Libertaire durant deux ans. Ses articles, non signés, ont été exhumés par Jean-Paul Liégeois en 2006 dans les Oeuvres complètes de Georges Brassens. Donc tous les bons connaisseurs de l’Oncle Georges les connaissent. Perraud cite l’un des articles où Brassens se paye la tête de Maurice Schumann (ancien porte parole de la France libre et l’un des membres fondateurs du MRP) sur un mode très peu plaisant. Le Brassens que nous connaissons se serait certainement désolidarisé de cet article qu’il avait sans doute oublié.


  Avec le quatrième article (« Brassens pris aux mots : misogynie guère à part, phallocratie galopante ») le désaccord devient encore plus patent. La charge est telle que Perraud se trouve dans l’impossibilité de citer, sinon de matière biaisée ou hors sujet, des chansons « à décharge », à l’exception de la seule Jeanne. Antoine Perraud s’efforce ne nous prouver que Brassens cumule tous les traits négatifs envers les femmes : misogyne, phallocrate et sexiste. Pas moins d’une quarantaine de chansons sont convoquées pour en convaincre le lecteur.

  Avant de répondre dans le détail à Perraud, j’aimerais revenir sur un extrait du second article (« Les saints principes brassensiens »), plutôt favorable dans l’ensemble. Ce qui n’est pas le cas du passage que je vais commenter. Après nous avoir certifié que Brassens était « pour sûr, contre la peine de mort » (c’est explicite dans La messe du pendu), Perraud entend relativiser ce constat en se référant dans le même dernier disque à Montélimar. Je rappelle que Brassens s’en prend dans cette chanson aux estivants qui abandonnent le long de la route de leurs vacances leurs animaux de compagnie. Ceci étant exprimé sans ménagement : « Que leur auto / Bute presto / Contre un poteau ». Citons maintenant Perraud : « Et ça notre croque-note ne le supporte pas. Il laisse alors libre court à ses affects et ne souhaite rien d’autre que la mort de ces butors de la bagnole. Pour le coup ses principes font un tête à queue spectaculaire ». Cette humeur, ce sentiment homicide même, qu’exprime Brassens dans trois vers de Montélimar se retrouve sous les formes les plus diverses dans les arts et les lettres, en chanson, et j’en passe, chez des auteurs qui comme Brassens sont hostiles à la peine de mort. C’est presque dérisoire de devoir le rappeler. En temps ordinaire Perraud le reconnaitrait, du moins je l’imagine. Mais ici, contraint encore de ménager la chèvre et le chou, on le sent impatient d’en découdre. Enfin nous avons là, avec cette façon biaisée de dénigrer l’engagement de Brassens contre la peine de mort,un mode d’emploi que nous retrouverons par la suite.

  Ce quatrième article n’est pas entièrement consacré à ce que nous indique son intitulé. Secondairement Perraud aborde deux thématiques présumées nous instruire sur la sexualité à l’oeuvre dans les chansons de Brassens. La première, le voyeurisme, nous laisse sur notre faim parce que le premier exemple (« Voir votre académie madame / Et puis mourir », de Vénus callipyge) prête à sourire. Et il en va de même avec les exemples suivants, qui représentent une bien piètre contribution au voyeurisme chez Brassens (à l’exception du Nombril des femmes d’agents). Ensuite Perraud nous épargne le qualificatif d’un « Brassens homophobe » mais revient plusieurs fois à la charge pour le suggérer (à travers le relevé de l’hétérosexualité impénitente de l’Oncle Georges). Là aussi il n’y pas de quoi casser quatre pattes à un canard avec Le fantôme (« Je compris que j’avais affaire / A quelqu’un du genre que je préfère / A un fantôme du beau sexe ») ou Le Gorille (« C’est j’en suis convaincu la vieille / Qui serait l’objet de mon choix »). L’homosexualité heurterait Brassens, selon Perraud, à travers l’exemple des Copains d’abord (qui n’étaient pas « Des gens de Sodome et Gomorrhe ») ou le la « pénultième strophe des Trompettes de la renommée (« Si comme tout un chacun, j’étais un peu tapette »), ou encore Le mécréant qui « charrie de son côté la même hantise de l’uranisme ». Tout cela sent le réchauffé et on ne va pas épiloguer là dessus.

  Nous entrons dans le vif du sujet de façon périphérique puisque ce sont quelques unes des parties du corps de la femme qui retiennent l’attention de Perraud : ce qu’il appelle en faisant la fine bouche « une carte du Tendre physique à souhait ». Ici se trouvent épinglés « l’éminence charnue » (Tonton Nestor), « La cambrure des reins, ça c’est une trouvaille » (La religieuse), ou les nénés de Margot (Brave Margot), et ceux tétés d’une autre Margot (Je suis un voyou). En y ajoutant le matraquage « à grands coups de mamelles » de Hécatombe. Plus étonnant, nous changeons de registre, Perraud prétend que « notre troubadour licencieux est obsédé par la performance ». Ce qu’il croit déceler dans deux vers « Mais, sans technique un don n’est rien / Qu’une sale manie » du Mauvais sujet repenti. Cependant Perraud nous assure que c’est dans Le bulletin de santé que la performance chez Brassens atteint son comble. Et de citer, le plus sérieusement du monde « un bon nombre de femmes de journalistes ». Heureusement que l’Oncle Georges ne sévit plus parce qu’il y aurait peut-être de quoi s’inquiéter passage Brûlon, y compris dans le haut de la hiérarchie (« C’est l’épouse exaltée d’un rédacteur en chef / Qui m’incite à monter à l’assaut derechef »). Ne retenir de cette chanson, la jubilatoire réponse de Brassens aux bruits circulant sur sa santé dans les gazettes, que l’idée de « performance » ne plaide guère en faveur de la perspicacité de Perraud. C’est vouloir prendre comme un nigaud la chanson au premier degré. A moins que Perraud ne veuille prendre la défense d’une profession que raille pour notre plus grand plaisir Brassens dans Le bulletin de santé.

  Nous en venons maintenant à la partie la plus copieuse du plat de résistance. Le Brassens de Misogynie à part n’est sans doute pas celui que nous préférons. Mais après tout cette chanson prend moins à la lettre ce que Perraud appelle « la typologie trifonctionnelle machiste » de Paul Valéry (« Emmerdantes, emmerdeuses, emmerderesses »)  qu’elle ne varie non sans brio sur un thème qui se conclut par une vacherie bienvenue à l’égard de Claudel. Même chose en terme de préférence avec Quatre-vingt-quinze pour cent. Là aussi cette chanson ne doit pas être prise de façon univoque. La mention d’un « coq imbécile et prétentieux perché dessus » vaut mieux qu’un long discours. Dans La femme d’Hector, quand Perraud cite l’extrait suivant (« Qu’elle est celle qui prenant modèle / Sur les vertus des chiens fidèles / Reste à l’arrêt devant la porte ») en affirmant que la femme est tout bonnement « dégradée », il prend comme souvent une partie du tout pour le tout. Les interprètes féminines de La Femme d’Hector apprécieraient si elle étaient encore de ce monde.

  Perraud n’évoque pas explicitement dans un premier temps La fille à cent sous (sinon pour tancer un « troisième degré » en référence au « troisième dessous » de la chanson), puis évoque dans la foulée une « concupiscence phallocratique, chez Brassens, dévoilée de chanson en chanson ». Quel rapport avec La fille à cent sous ? On subodore que notre journaliste n’aime pas cette chanson. De quoi débusquer chez Perraud une forme de jésuitisme que d’autres exemples viendront confirmer. Il revient plus loin sur La fille à cent sous pour réduire cette chanson, qui parle de compassion (envers ladite fille), à une caricature « d’échange esclavagiste ». 

  Considérer le vers du refrain de Don Juan (« Cette fille est trop vilaine, il me la faut ») de « fantasme à la petite semaine » prouve combien la grille de lecture néoféministe de Perraud s’avère inopérante. Le journaliste ne comprend pas que la « générosité » de Don Juan l’entraîne à vouloir séduire celle dont personne ne veut. Le leitmotiv du séducteur nous confronte à un Don Juan « humain trop humain » dont on ose espérer que l’oeuvre de bienfaisance s’exerce également en dehors de cette chanson : « Et gloire à Don Juan qui rendit femme celle / Qui sans lui quelle horreur serait restée pucelle ». Quand cette « générosité » devient l’apanage de l’autre sexe avec Embrasse les tous, Perraud fait preuve de la même cécité. Sa mention d’une déraison chez Brassens quant à « l’objet perdu de la satisfaction hallucinatoire », supposée se rapporter aux derniers vers de la chanson, est autant pédante que ridicule. 

  Plus significatifs encore, les exemples qui suivent ramènent un Brassens qui n’en peut mais au coeur d’une certaine actualité de ces dernières années. En plus d’être sexiste, phallocrate et misogyne, Brassens, écrit Perraud « dans les années cinquante, flaire et anticipe, avec deux générations d’avance, les débats sur le consentement ; tout en se situant évidemment du côté obscur de la force ». Tu en doutes cher lecteur ? Alors écoute attentivement A l’ombre du coeur de ma mie (« Sur ce coeur j’ai voulu poser / Une manière de baiser / Alors cet oiseau de malheur / Se mit à crier Au voleur ! / Au voleur ! et A l’assassin ! / Comme si j’en voulais à son sein »), où Brassens, selon Perraud, excusait par avance les justifications de ceux qui se réfugieront derrière la notion de consentement pour voiler leurs forfaits. En plus, ajoute le journaliste, « en 1969 notre trouvère remet le couvert avec La rose, la bouteille et la poignée de mains ». Même quand Perraud reprend cette argumentation dans un sens positif, il passe également à côté de son sujet. C’est le cas avec Les amours d’antan lorsqu’il affirme que cette chanson « fait l’éloge du consentement ». Il y aurait tant de choses à dire sur Les amours d’antan que l’on risquerait d’oublier Perraud ! Il en va du même « éloge du consentement » avec Dans l’eau de la claire fontaine pour des raisons qui sont encore plus obscures. En tout cas tout ce qui contribue à l’intérêt de ces deux chansons se trouve évacué par ce qualificatif de « consentement ».

 On se doutait que La fessée n’était pas du goût de Perraud. Mais on ne s’attendait pas à trouver à la suite des deux vers (« Retroussant l’insolente avec nulle tendresse / (…) / Paf ! j’abattis sur elle une main vengeresse ») la qualification « d’intention féminicide » ! Une fois de plus Perraud se focalise sur un ou deux vers au détriment de ce que signifie une chanson. L’ironie certes licencieuse de La fessée lui échappe complètement. On se perd en conjectures lorsque Perraud prend au premier degré « Quand j’ai voulu brûler la cervelle de Marinette / La belle était déjà morte d’un rhume mal placé ». Marinette se trouve ici associée à Je suis un voyou, pour qui, écrit-il, « la coercition se révèle d’une intensité moins âpre ». Et puis que penser de la burlesque association faite par Perraud entre les textos adressés par DSK à Dodo la Saumure et la chanson L’ancêtre ? Selon notre journaliste, Brassens y devançait le « fameux matériel » évoqué dans ces textos. Nous avons beau relire le quatrain incriminé (« On avait emmené les belles du quartier / Car l’ancêtre courait la gueuse volontiers / De sa main toujours leste et digne cependant / Il troussait les jupons par n’importe quel temps »), faute de connaître ces textos, n’y nous comprenons rien. Si des lecteurs ont quelque lumière sur le sujet qu’ils nous le fassent savoir.   

  Perraud affirme que les « belles créatures » s’assujettissent volontiers sous la plume de Brassens. Mais le premier exemple, « l’enfant chagrine qu’on ai boudé son offrande » (La princesse et le croque-note), est bien mal choisi. C’est éluder tout ce qu’il convient de retenir d’une chanson racontant, non sans délicatesse, la rencontre d’une princesse de 13 ans et d’un homme moustachu à la trentaine sonnée. L’autre exemple, « Ma voisine affolée vint cogner à mon huis / En réclamant mes bons offices » (L’orage), laisse planer un doute sur ce que Perraud comprend par assujettissement. Pourtant, indique le journaliste, Brassens se révèle, plus « giboyeur » que « victime de la libido des femmes ». Ainsi commence-t-il par « pister » : « J’ai passé le pont d’Avignon / Pour voir un peu les belles dames ». Ce pistage ne semble guère convaincant, le gibier peut dormir sur ses deux oreilles.

  Cela paraît bien anodin. La suite l’est moins. Selon Perraud ces deux vers de La chasse aux papillons (« Sur sa bouche en feu qui criait « Sois sage ! / Il posa sa bouche en guise de bâillon ») viennent illustrer une « culture du viol chez Brassens ». On ne peut pas laisser passer ce genre de propos. D’une part parce les vers suivants (« Et ce fut le plus charmant des remues-ménages / Qu’on ait vu de mémoire de papillon ») lui font un sort. Ensuite pour indiquer que l’expression de « culture du viol » se trouve reprise par des puritains à la mode d’aujourd’hui qui entendent ainsi élargir ce qu’ils désignent sous ce nom à tout ce qui relèverait de la séduction. Citons ici Hélène Merlin-Kajman (La littérature à l’heure de #MeToo) : « Si par « culture du viol », on entend que tous les hommes qui aiment séduire dans le registre d’un jeu érotique actif, voire un peu « chasseur », sont des violeurs en puissance, et que les femmes qui aiment entrer dans ce jeu sont des violées en puissance, dans une configuration où pourtant les uns et les autres trouvent leur plaisir à ce jeu érotique fondé tendanciellement sur ces rôles, alors je ne comprends plus ce que désigne l’expression ». Tout comme pour la notion de « consentement » Perraud renverse l’argumentation avec Le Père Noël et la petite fille, une chansonqui pour lui « condamne le viol et l’agression sexuelle ». Là on pense qu’il s’est trompé de titre de chanson. Ou alors nous attendons de pied ferme une explication de texte.

  Dans un registre plus dérisoire, les vers suivants de Lèche cocu (« On se partageait leur dulcinée / Qui se laissait faire docile ») font, dixit Perraud, « aujourd’hui penser à une tournante ». Où Perraud a-t-il donc appris que « tournante » rimait avec « docilité » ? Ignore-t-il ce qu’est une tournante ou a-t-il voulu faire le malin ? Enfin n’y a-t-il personne pour le relire à Médiapart !

  Je termine cet inventaire avec deux chansons absentes de l’article de Perraud. Pourtant elles représentent chez Brassens le meilleur d’une veine au sujet de laquelle notre journaliste reste coi. Dans Les croquants, comme dans Bécassine, la femme, qu’elle s’appelle Lisa, Lison ou Bécassine, ne s’achète pas, n’est pas à vendre, et préfère se donner au premier venu, qui a « les yeux tendres et les mains nues », à moins d’être une « espèce d’étranger / N’ayant pas l’ombre d’un verger ». Dans cette même veine figure l’une des chansons emblématiques de Brassens, Les sabots d’Hélène, dont les deux vers (« Moi j’ai pris la peine / De les retrousser » : les jupons d’Hélène) sont commentés par un laconique « l’homme toujours dispose » de Perraud. Cette misérable appréciation se trouvant démentie par toute la chanson.

  C’est à se demander, au moment de conclure, à qui s’adresse Antoine Perraud ? Car ses analyses à l’emporte pièce, ses commentaires affligeants, ses nombreux contresens, et ce qu’il faut bien appeler parfois de la bêtise, ne peuvent s’adresser aux bons connaisseurs de l’oeuvre de Georges Brassens. Mais après tout là n’était pas son intention. Il y a sans doute un public aujourd’hui qui est susceptible de recevoir ce genre de pensum. Il suffit de disposer d’un logiciel qui intègre les items « culture du viol », « consentement », « échange esclavagiste », « patriarcat », « féminicide », « tournante », et de les mettre en correspondance avec quelques vers choisis de l’Oncle Georges. De quoi satisfaire les ignorants, ou les lecteurs des deux sexes pour qui l’auteur de La mauvaise réputation appartient à un monde révolu. En passant ainsi Brassens à la moulinette de la cancel culture Perraud ne semble pas réaliser qu’il apporte sa contribution à la rétrogradation de la culture en idéologie. ; ou qu’il joue à l’apprenti sorcier en donnant la possibilité à d’autres, de censurer ou plutôt d’effacer le cas échéant une partie du répertoire de Georges Brassens. Celui qu’Antoine Perraud qualifie de phallocratique ou de sexiste (la misogynie étant bien entendu mise à part).


Max Vincent

septembre 2021


  1. Citons Barbara, Bashung, Bertin, Debronckart, Escudero, Fanon, Ferrat, Fersen, B. Fontaine,
    Gainsbourg, Guidoni, Higelin, Juliette, Lapointe, Lavilliers, Leclerc, Leprest, Mano Solo, Nougaro,
    Perret, Sylvestre, Tachan, Thiéfaine, Trenet, Vasca, Vian, Vigneault, et les interprètes Frehel,
    Greco, M. Oswald, Piaf, Sauvage.
  2. Ce paragraphe est largement développé dans l’introduction de notre Dictionnaire « raisonné «
    de la chanson française au XXe siècle : www.dicochansons.fr
  3. Tout sur le personnage dans Et c’est ainsi qu’Edwy Plenel est grand ! par Max Vincent : http://
    lherbentrelespaves.fr/public/EPestgrand.pdf