LA CHANSON SELON PIERRE PHILIPPE : HOMMAGE À L’UN DES PLUS GRANDS PAROLIERS DU XXe SIÈCLE







« Mais moi qui suis sans contrat / Avec les gens dits honnêtes / Je leur préfère les malfrats / Eux au moins sont des poètes ».

Pierre Philippe :  Weidmann




  Pierre Philippe est décédé le 20 décembre 2021. Totalement inconnu du grand public, il a pourtant signé, de mon point de vue, quelques uns des plus beaux textes de chansons du XXe siècle. Encore que l’adjectif « beau » ne soit pas tout à fait de mise avec ce parolier, à moins de lui associer ceux de « singulier », « d’étrange », « d’insolite » ou de « sulfureux » ; voire, pour une partie de son oeuvre, « d’adjectifs qui pourraient qualifier la partie « Épaves » des Fleurs du mal ou une certaine poésie symbolique « fin de siècle ». Le plus surprenant étant que Pierre Philippe (auteur ou producteur de films pour la télévision, cinéaste, historien du cinéma et du music-hall, mais également peintre, journaliste, décorateur de théâtre, scénariste, dialoguiste, romancier) est devenu parolier plutôt par hasard (et à l’âge de 47 ans). Ceci parce que l’actrice et chanteuse Ingrid Caven lui avait demandé d’adapter pour son tour de chant en français trois textes de chansons de Rainer Werner Fassbinder. Ce dont Pierre Philippe s’acquittera. Jean Guidoni, un jeune chanteur qui alors se cherche, venant entendre Ingrid Caven au Pigall’s, entreprend de rencontrer Pierre Philippe. Sa demande, pour le moins incongrue, de lui écrire des textes de chansons, reçoit néanmoins un accueil favorable. De cette collaboration naissent quatre albums consécutifs entre 1980 et 1985. Puis Pierre Philippe écrit pour Juliette durant la décennie suivante. Avant de retrouver en 1999 Jean Guidoni : des retrouvailles illustrées par l’exceptionnel, mais malheureusement méconnu double album « Fin de siècle ». Tous les textes des chansons de Pierre Philippe ont été rassemblés en 2004 par les Éditions Christian Pirot sous le titre Le rouge le rose. Dans l’avant propos de ce recueil, Pierre Philippe se décrit comme un « parolier d’occasion », et ajoute qu’il a « pu connaître, non le succès, mais les satisfactions plus essentielles d’une tâche exécutée dans le doute, la rigueur et la passion ».

  Bien qu’écrivant en tant compte de la personnalité de ses deux interprètes, Pierre Philippe n’en impose pas moins un univers que l’on qualifiera, d’un texte de chanson à l’autre, de « décadent », « baroque », « équivoque », « érotomane », ou même « morbide » : adjectifs peu consensuels, il va sans dire ! On peut d’ailleurs ajouter le terme « expressionniste » à ces qualificatifs. Il reste à préciser qu’à côté de cette veine, disons poétique, il existe une veine politique, explicite avec Guidoni, et plus implicite en ce qui concerne Juliette. C’est dire que Pierre Philippe écrivait spécifiquement pour ses deux interprètes de prédilection (des aspects de la vie de Jean Guidoni apparaissent dans plusieurs chansons), sans que ni l’un, ni l’autre ne s’approprie (à la manière d’une Piaf, d’une Greco ou d’un Montand) l’univers singulier de l’auteur. La personnalité de Guidoni, ni même celle de Juliette n’en sortent nullement amoindries. Mais il paraissait important de le souligner. C’est aussi, indirectement, une réponse aux questions pour lesquelles Jean Guidoni d’abord, puis Juliette ensuite ont cessé à un moment donné de collaborer avec Pierre Philippe (avec le premier cela se fera en deux temps).

  Avant d’aborder « l’oeuvre » proprement dite de Pierre Philippe indiquons que la chanson, même écrite par les plumes les plus talentueuses, ne saurait exister sans une musique et une interprétation. Citons ici le nom de quelques uns des compositeurs (Astor Piazzolla en premier lieu, mais également Michel Cywie, Carlos d’Alessio, Yani Spanos, Philippe Dubosson, Thierry Matioszek, Alain Bashung, Didier Goret, Jean-Claude Vannier, Patrick Laviosa, Romain Didier, François Hadji-Lazaro…) des chansons interprétées par Jean Guidoni. Ainsi que celui de Juliette Noureddine, la compositrice de toutes les chansons écrites par Pierre Philippe (à deux exceptions près, Didier Goret).


  Il faudrait pouvoir disposer des textes originaux des trois chansons de Rainer Werner Fassbinder écrites pour Ingrid Caven sur des musiques de Peter Raben, et connaître la langue allemande pour savoir si les traductions en français de Pierre Philippe (Acne vulgaris, Le bel amour, Carnaval) font justice aux textes originaux, ou si déjà on peut y entendre quelque écho anticipé du Pierre Philippe à venir. Cela importe peu puisque Jean Guidoni, découvrant le tour de chant de la Caven au Pigall’s, finira par rencontrer Pierre Philippe pour lui demander de lui écrire des textes de chansons. Notre « parolier d’occasion » mettra préalablement le jeune interprète à l’épreuve (en lui proposant les textes de Je marche dans les villes, et surtout de Chanson pour le cadavre exquis). Cependant Guidoni n’en aura heureusement cure. Inspiré par la vie de son interprète, Pierre Philippe écrit alors tous les textes des chansons (mis en musique par Michel Cywie) qui se retrouvent sur le premier véritable disque de Jean Guidoni.

  Le résultat, déroutant, singulier, et en dehors des sentiers battus et rebattus de la chanson du moment (1980), sera même qualifié de « subversif » à juste titre (alors que cet adjectif commençait déjà à être galvaudé). Si Je marche dans les villes donne son titre à l’album, cette chanson n’est pas pour autant la plus représentative de ce disque. Trois vers cependant (« Je veux l’inaccessible / Je cherche l’impossible / Le diamant dans la merde ») nous confrontent à un univers qui ferait un improbable lien entre « la quête » chantée par Jacques Brel et un thème récurrent de Georges Bataille. Le dernier vers peut se rapporter à Midi Minuit : c’est à dire l’éloge paradoxal par Pierre Philippe de ces salles de cinéma porno où celui qui en est l’habitué « a sa place ici pourvu » qu’il « soit damné ». C’est même moins avilissant de traîner sa misère dans un « Alhambra déchu » ou un « Trianon merdique » que se réclamer de ce qui dans le domaine sexuel se trouve codifié et fait force de loi : « Vos images admises sont tout aussi abjectes / Que celles qui me retiennent dans ce Midi-Minuit ». C’est le personnage que chante Jean Guidoni qui, évoquant son « frère de la Goutte d’Or », comme lui rejeté « par la planète entière », désigne comme signe de reconnaissance, la « Même horreur du grand jour collée à nos paupières / Et mêmes chewing-gums collés à nos souliers ».

  Ironiquement appelée La chanson optimiste, le texte ne prend toute sa signification qu’à l’écoute. En effet, musicalement parlant, il paraît difficile de ne pas y entendre un optimisme à la Trenet. Pourtant, autre ironie, cet optimisme se trouve contredit par « Mon désir / C’est le grand désordre / Mon plaisir / Serait de voir mordre / La poussière à ce monde en fin de parcours », et autres joyeusetés en termes de déraillement de train et de « braves gens qui roulent à l’égout ». Le tableau s’avère radicalement pessimiste : « Mon espoir / S’est mué en névrose ». D’ailleurs le refrain l’indique : « Mon objet c’est la fin du monde ». Ou encore : « Mon humour / S’est changé en rage ». Avec la touche finale d’un propos prêté à l’auteure de Détruire dit-elle : « Comme dit Marguerite Duras en experte / Ce monde est pourri qu’il aille à sa perte ».

  Chez Guitte introduit un thème que Pierre Philippe traitera plus tard sur un autre mode : l’évocation de l’Occupation. Ici cela reste en filigrane car cette chanson plante principalement le décor d’un bistrot « au bout de la rue sans nom » que fréquente une faune interlope. On y vient surtout pour écouter Guitte, la patronne, qui « au moment où la lumière change (…) lâche son accent faubourien / Pour retrouver la voix des anges ». Elle reprend les refrains du temps de sa splendeur, ceux « de sa boite de la rue de Ponthieu ». De ces années d’Occupation, où Guitte comme on le sait « n’écoutait pas Radio-Londres ». Guitte chante « Les filles à soldats les femmes damnées / Bref toutes les femmes qui lui ressemblent ». Cela dure « jusqu’au petit matin » et l’on s’en va quand « C’est l’heure d’interroger le destin / Et de lui trouver une drôle de gueule ».

  L’ambivalence qu’exprime Djemila est d’une autre nature. Le narrateur croise Djemila à « l’heure des poubelles » : une femme marchant « au milieu de la rue / L’air hautain et rebelle ». Djamila lui met le « coeur en pièces » et notre amoureux transi la guette en vain « au coin de la rue Saint Martin ». Jusqu’au jour où il découvre « l’étrange Sarrasine » à la une d’un magazine. Il apprend « qu’elle est de la jet set / Qu’elle fréquente le Palace / Saint-Germain-des-Prés et le Sept ». Enfin, projets à l’avenant : « Qu’elle se sent bien dans une époque / Si antédiluvienne ». Le charme est totalement rompu : « Si elle me voit / Bien sûr qu’elle passera outre / Et qu’un pauvre type comme moi / Elle n’en a rien à foutre ». La chanson se clôt sur une note de mélancolie. Il ne reste plus au personnage, qu’interprète Guidoni avec une émotion communicative, qu’à oublier cette Djemila sur papier glacé. C’est aussi une manière de dire, pour paraphraser Maïakovski, que la barque de l’imaginaire s’est brisée contre la trivialité du réel. 

  On ne saurait dédaigner Il y a, dont les qualités mélodiques prennent le pas sur le texte, mais il importe de conclure ce « Je marche dans les villes » par la chanson la plus insolite, la plus étrange, la plus sulfureuse, et sans doute la plus emblématique de cet album : Chanson pour le cadavre exquis. Un mot ici ne sera pas prononcé, pas plus qu’il n’apparaît sous la plume de Pierre Philippe, mais le refrain l’exprime sans le moindre fard : « Notre roman d’amour / On n’en doit pas parler / Est-ce encore de l’amour / Que de l’amour volé (…) Nul ne doit s’en douter / Et nul ne le saura / Pas même toi ». Soit un vertigineux exercice de style sur une « façon d’aimer » que la chanson, toutes époques confondues, à ma connaissance n’a jamais traitée. « Moi je ne viole personne, je ne pollue qu’une ombre », n’est ce pas. Le temps d’une courte nuit passée à » explorer tous les plis de ton corps évidé », d’un corps qui « restera froid comme celui des martyrs », mais « en toi jusqu’au jour je jouirais à mourir / A mourir de plaisir avant qu’ils ne te prennent ». Il sera temps alors « que je te remaquille / Après m’être gorgé de ton cadavre exquis ».


  Le second opus de la collaboration entre Jean Guidoni et Pierre Philippe, le disque « Crime passionnel », se distingue du premier par son unité. Il s’agit d’un album / concept sur le plan thématique mais également musical. Les musiques sont toutes composées par Astor Piazzola, dont les tangos d’une belle noirceur épousent la thématique de ce disque : la vie sentimentale d’un homme en proie à la solitude et à la violence de ses sentiments. La langue de Pierre Philippe se déploie, superbe, dans la passion comme dans la déréliction. 

  Le premier titre, Le Haut mur, l’action - celui de la ville où le narrateur (« L’âme bétonnée / Et le coeur goudronné / Comme tous ceux qui sont nés / D’un ventre trop servile ») - se déplace le long des murs qui séparent ce personnage du monde d’au-delà de la ville. Dans cette cité, jamais quittée, le narrateur suit « Le flot bien endigué / De ces gens fatigués / Coulant vers leur asile ». Masque noir, le deuxième titre, une brillante variation sur le thème du masque, donne quelque idée de la déréliction de ce personnage ne sachant à quel masque se vouer, puisque l’absence de son masque noir le désigne à la vindicte de ceux qui parlent de « rachat », mais répondent  « par un crachat ». D’où l’obligation de se munir de ce masque, y compris pour entrevoir « l’être aimé (…) pourvu / Du même masque et qu’à sa vue / Je compris que gagnait la peste ». Rien ne peut alors advenir, ni dissiper la peur, car « nos mots masqués eux-mêmes / Ont refusé de dire Je t’aime ». C’est peut-être le monde d’avant que Coup de coeur évoque, puisqu’elle lui a dit « Je te ferai aimer la vie », ce dont le narrateur témoigne. Même si la mention « Tu as scié / L’arbre de ma liberté / Mais j’ai pu de ta beauté / Avoir le baptême », entretient le doute, jusqu’à l’aveu : « Mais je préfère / De tes bras subir les fers / Et te laisser faire / Petit Lucifer / Vivre en ton enfer ». Solo prolonge Coup de coeur, tout est dit et son contraire aussi : « Mais j’aurais peur si j’étais toi / De ce type qui s’apitoie / Et qui embrasse tes genoux / En répétant bêtement Nous ».

  Weidmann, fait figure de transition ou de digression entre les deux parties de « Crime passionnel ». C’est avec Fleurs fanées et Les draps blancs, qui clôt ce disque, le point culminant de l’album. Weidmann, du nom du dernier condamné à mort exécuté en public, rend à sa façon hommage aux « beaux assassins » qui finirent « en beauté aux mains de Desfourneaux ». Quelques vers évoquent, sans les nommer, les membres de la bande à Bonnot ou quelques uns de leurs équivalents qui « rendaient dans les banlieues / La justice expéditive ». La presse les traitant de « tueurs fous » ou de « dévoyés psychopathes ». Mais, ajoute le narrateur, « moi qui suis sans contrat / Avec les gens dits honnêtes / Je leur préfère les malfrats / Eux au moins sont des poètes ». De leurs exploits, au journal jauni qui en fait le récit « manque un bout de page ». Ce dont notre narrateur se félicite, qui préfère ne rien savoir « des humiliations / De ces fauves livrés aux argousins en rage ». Alors à l’heure où « tombe la lame inflexible », quand « les braves gens » pensent « que justice est faite » le narrateur « peut avouer sans gène / Que son héros favori / Se nomme Weidmann Eugène ».

  Nous reprenons le fil de cet « Crime passionnel » avec Qui crie, une variation sur le thème du cri qui fait écho à la chanson précédente avec le cri « de l’enfermé à vie dans sa cellule / Qui sur un nom gravé sur le plâtre éjacule », mais également à la chanson suivante (« Et moi mon bel amour qui voit son sang s’épandre / La lame dans ma main et crie sans rien comprendre »), Lames. De lames à larmes il n’y a qu’un coeur empli des unes et des autres. Et puis « Vivre à couteaux tirés / Ce n’est pas une vie / On est exaspéré / Et l’on a des envies ». Le tango se fait volontiers déchirant avec Fleurs fanées. De nombreuses couleurs sont convoquées, y compris « Les rouges de ton corps me répondent en écho / Me criant le mot sang quand je dis le mot fleur ». L’écho également, baudelairien, des Fleurs du mal : « Et j’ai bu l’eau du vase et tes fleurs ont séché / Je regarde ta mort et suis pris de vertige ». Ces fleurs fanées finiront par rejoindre les ordures, remplacées par des fleurs artificielles : histoire de se persuader que « le langage des fleurs est une langue morte ». Ici Sombre dimanche prend le pas sur Les fleurs du mal : « De ma chambre plus triste qu’un matin de décembre / Je vais jeter la gerbe / Comme chantait Damia L’odeur des Fleurs pourries ». Puis à Mandat d’amener (« D’amant / Damné ») succède Les draps blancs, le sommet de la collaboration du trio Piazzola, Philippe et Guidoni. Une chanson pour saisir la vie depuis la métaphore des draps blancs (« C’est dans les draps blancs que tout commence / Et que tout finit / Beaux draps repassés de l’existence / Aux plis bien jaunis »). Mais également (« Comme une anarchie / Des draps blancs maculés de noir / En un sanglant gâchis ») la vie conçue comme un « purulent opéra », selon Pierre Philippe.


  Le disque paru l’année suivante (1983) n’a pas cette unité. En raison des musiques confiées à cinq compositeurs, mais aussi à travers les thématiques : même si trois chansons abordent un continent politique peu exploré jusqu’à présent par Pierre Philippe (mais en le traitant sous des angles chaque fois différents) et que deux autres titres relèvent de l’érotomanie. Un enfant semble provenir de « Crime passionnel », alors que Smoking blanc évoque le temps qui passe, plus cruel pour ce vieil artiste posant jadis en smoking blanc : « De ce qu’il mendie / Dans son regard mort ». Sur une thématique équivalente Grand mère fait du strip-tease renverse la perspective. Là « les fils reviennent à leur maman / Implorent à genoux Reprend-le ton strip-tease ». Soit un hommage rendu aux effeuilleuses, et honte à ceux qui « ne comprennent rien » même si mamé attise « Ces flammes du péché / Qui sont votre hantise ». Brillante déclinaison sur le thème de la couleur rose, Rose (« Beaux bouquets d’ecchymoses / Sous le fouet du marquis ») ou (« Et je sais des osmoses / Des images qui effraient / Les prudes qui opposent / Le bon grain à l’ivraie ») se clôt par « La rose inconsolée (…) De deux triangles roses / Pendus aux barbelés ».

  Autre couleur à l’honneur, Rouge laisse circonspect. Du moins cette chanson paraît décalée dans le contexte de l’année 1983. Nous avons l’impression que le récit de cet ancien communiste, bien revenu de ses engagements passés, mais qui néanmoins aspire à « Retrouver qui je fus autrefois / Cet enfant plein d’amour et de foi / Retrouver avec vous le bonheur d’être rouge », renvoie à la décennie précédente voire à la seconde moitié des années 1960. Il paraît aussi possible que la musique, un rien grandiloquente, desserve le texte. Ce qui n’est nullement le cas de Tout va bien (composée par Astor Piazzola) qui met en scène dans un Paris quasiment en ruines après un coup d’État (ou une invasion étrangère) des vainqueurs dont les vers suivants (« Ils ont parqué les Rouges au Palais des Congrès / Dans le Palais des Glaces les pédés sans regret / Et aux Palais des Sports vos chers juifs ont la trouille ») indiquent clairement la couleur. Derrière la réassurance factice du narrateur (« Tout va bien / Ici / Tout va bien / On sent / A des riens / Que la / Vie revient ») la vérité nue, tragique et désolée apparaît dans le constat : « Adieu notre jeunesse voilà le temps qui vient / Du bâillon des oeillères et de la pestilence / Le temps des ovations et celui des silences / Que l’on ne rompt que pour se redire Tout va bien ». 

  Nous avons gardé pour la bonne bouche les deux titres les plus marquants de l’album, L’amour monstre et Le bon berger, deux chansons relevant de registres très différents. Dans la première, Pierre Philippe raconte, depuis le décor des baraques de foire du boulevard Rochechouart, l’étrange et troublante histoire de « l’immonde Edwige par les soirs d’hiver ». Soit le chapitre « Les épaves » (des Fleurs du mal) égaré dans le « Montmartre des plaisirs et du crime » cher à Louis Chevalier. Edwige n’est-elle pas « Le plus grand prodige / Qui se puisse au monde », puisque cette femme fascinante à qui le narrateur veut offrir « De jolis souliers (…) n’a pas de pied » ; pas plus l’offre d’une ceinture ne saurait la combler parce que « La chère créature / N’a pas non plus de taille » ; et un bracelet « Serait outrageant / Vu qu’elle n’a pas de bras » ; et même « des boucles d’oreille / Se serait vraiment bête / Puisque ma merveille / L’ai-je dit n’a pas de tête / Alors pour finir / Cette année encore / Je n’offre qu’un sourire / A la femme sans corps ». 

  « Le bon berger » du titre de la seconde chanson n’est autre que le maréchal Pétain. Un angélique choeur d’enfants chante le refrain suivant : « Tous les enfants de France / Ont un second papi / Couronné d’espérance / Et de chêne au képi / Étoile à la houlette / Et moustache enneigée / Petit français répète / Tu es notre berger ». On aura compris qu’il s’agit d’un portrait à charge de la France pétainiste. Dans le tableau familial que nous brosse Pierre Philippe chacun joue dans sa partition : du suiveur (« Alors mon cher papa fit couper ses anglaises / Qu’au pied du maréchal il s’en vient déposer / Petit short kaki et les genoux à l’aise / Jurant de féconder notre sexe opposé ») au délateur (« Cependant que tata à la Kommandantur / Postait ce qu’ils savaient de ces mauvais français ») en passant par l’activiste fasciste (« Où lui aussi pourrait liquider la vermine / Et seconder tonton à traquer les maquis ») et le milicien (« Ce bon tonton Marcel qu’il avait fier allure / Sous le béret viril marqué du signe alpha »). Le narrateur en évoquant sa grand-mère délatrice (qui dit regretter son mari disparu à Verdun) apporte une note d’ironie féroce : « Car mon grand père est mort fusillé pour l’exemple / Sur l’ordre du bon berger sur l’ordre de Pétain ».


  Cette collaboration entre Jean Guidoni et Pierre Philippe se clôt, du moins momentanément, avec l’album suivant : « Putains… ». Un disque étonnant, à maints égards, pas tant en raison de la thématique prostitutionnelle, présente dans la majorité des chansons (qui d’ailleurs donne une unité à l’album), que pour des raisons extérieures à l’écriture des textes. D’abord eu égard la couleur musicale du disque, un son pop / rock faisant la part belle aux synthétiseurs. La surprise venant également de l’interprétation de Guidoni, décalée, distanciée, ayant recours à un parlé / chanté initié quelques années plus tôt par Alain Bashung (qui d’ailleurs co-signe deux chansons de « Putain… »). Musique et interprétation en rajoutant, question ironie, sur des textes qui sans doute n’en demandaient pas tant. D’où des réserves qui s’adressent plus à Jean Guidoni qu’à Pierre Philippe. Mais l’on ne saurait y inclure ici la chanson Chien (« Quand ils aiment / Les pauvres types comme moi / Ils n’ont même / Pas de code et de loi / Ils sont blêmes / Trop blêmes / Ils aiment »), magnifiquement interprétée par Guidoni, qui donne encore plus de relief au texte de Pierre Philippe.

  Tous des putains ouvre le bal. A savoir la femme (qui vend son corps), le prolétaire (qui vend sa force de travail), mais aussi le chanteur (« Et moi comme tous les autres en ces temps incertains /  / Pour vous plaire vous faire jouir je dois faire le tapin / Espérer votre aumône derrière mon visage peint / Me conduire comme tous les autres en dernière des putains »). Les fantômes de Marseille fait revivre celles dont « parfois on trouvait sur le quai / Le corps froid de celle qu’avait trop ri ». Avec comme bouquet final ce bel hommage au putes marseillaises : « Quand je serai quelque chose au Conseil / Je lui demanderai / Qu’il dresse un grand soleil / Une pierre nue / Pour qu’à son ombre veillent / Les putains inconnues / Fantômes du vieux Marseille ». 

  Eros palace illustre l’univers des hardeurs (« Notre étalon m’sieur Gaétan / Et miss Linda la jamais lasse / En des postures combien salaces / Les amateurs prenez vos places »). Retraités évoque deux anciennes figures de la prostitution : Alice, qui y fit son chemin d’un bobinard au Chabanais, avant de devenir maquerelle et finir « En dévote notoire » (« C’est ainsi que les radasses / Ont de vibrants adieux / La toute dernière des passes / Elle la font avec Dieu ») ; et Albert, le mataf qui « Installait ses tropiques / Autour de la vespasienne / Du bas de la rue Lepic ». Drugstore dix huit heures ou la confrontation de deux mondes parallèles : dans la polyphonie des voix d’un drugstore (infatuées, intellectualisées, dérisoires) ressort celle d’une prostituée en quête d’un client (« N’importe quoi n’importe quoi je ne veux pas encore crever / Salut Bonsoir Alors beauté on se promène / Il est moche il est vieux c’est le client rêvé »). 

  L’album se clôt avec Le carnet de Griselidis, le détail chiffré de la clientèle d’une attachante figure helvétique de la prostitution, Griselidis Réal  : dont « Robert le français / Attention ne pas sucer / Branler en disant des cochonneries / Cent cinquante francs ». Il est significatif que cet album traitant principalement de la prostitution se termine par l’évocation de cette activiste de la « Révolution des prostituées » du milieu des années 1970. Griselidis Réal était également artiste peintre et écrivain (la lecture du récit Le noir est une couleur est fortement conseillée). D’ailleurs elle tenait particulièrement à ce que sur ses documents officiels soient indiquées ses deux professions : péripatéticienne et écrivain. Griselidis Réal n’a pas été avare de critiques envers les féministes de la décennie soixante dix : « Elles nous prennent la parole, nous infantilisent… elles sont pires que le pire des clients ». Que ne dirait-elle aujourd’hui du néoféminisme ! 

  De la rupture qui s’ensuit entre Jean Guidoni et Pierre Philippe nous ne connaissons que les explications du premier (Jean Guidoni par Colette Godard, dans la collection Poésie et chansons de Seghers). « Il est difficile et moi aussi », répond Guidoni, qui mentionne ensuite des désaccords sur les déplacements en scène de l’interprète devant le public. Il est possible aussi qu’une lassitude soit progressivement apparue entre eux, ceci pour des raisons qui ne semblent pas exactement les mêmes pour l’un et pour l’autre.


  Juliette devait fatalement rencontrer Pierre Philippe. La personnalité de cette chanteuse, son abattage et la tonalité acidulée de son répertoire ne pouvaient que séduire et inspirer notre parolier. D’ailleurs Juliette avait repris Lames (crée par Jean Guidoni) sur son premier album. D’où une rencontre qui donne naissance à deux disques essentiels dans la carrière de la chanteuse toulousaine : « Irrésistible » (où Pierre Philippe signe la plupart des textes) et « Rimes féminines » (la totalité à une exception près).

  Certes la chanson titre du premier album, Irrésistible, mérite amplement sa place, d’ailleurs elle contribua au succès (encore relatif, à ce moment-là, dans la carrière de Juliette) du disque. Avec cette chanson Pierre Philippe nous gratifie d’un exercice de style, irrésistible, sur le physique de son interprète (« Quitte quelque part à te choquer / Je parlerai de mon physique »). On ne résiste pas à citer les derniers vers de la chanson : « Moi je suis bien trop belle pour toi / Ce qu’il te faut / C’est un cageot / Une chèvre ou / Son légionnaire / D’un simple trou / Ou bien ta mère ». Mais - il y a un mais - je préfère encore à Irrésistible la truculente Petits métiers, la surréalisante Manèges, et la troublante Monsieur Vénus.

  Petits métiers recense avec la saveur voulue ces petits métiers aujourd’hui disparus, « qui arpentaient les rues et campaient sur les places ». Ceux d’abord, familiers, de « la remmailleuse de bas » ou de « la loueuse de chaises » ou du « vendeur de mouron » et autre « écorcheur de lapin ». Ceux, ensuite, plus singuliers, de « l’ensommeilleur de plomb », de « l’écriveur de tartines », du « fouteur de guignon », ou de « l’encaisseur de gnons ». Enfin ceux, « tenus à l’écart de la foule », qui « exerçaient un négoce un peu plus inquiétant », à l’instar de « l’enjoliveur d’obus », de « la tortueuse de culs », de « l’enculeur de mouches », de « la gonfleuse de couilles », du « démorveur de nez », sans oublier « l’équarrisseur d’enfant ». Une truculence renforcée par la musique de type orgue de barbarie et l’interprétation de Juliette, irrésistible.

  Manèges décrit, depuis une ritournelle de fête foraine, un manège tournant indéfiniment : à ce point, « passé minuit », que les personnages du manège finissent par ressembler à « un mauvais rêve » : (« On croit voir un vol de griffons qui piaffent / Une femme bien trop belle nue à califourchon / Sur un dragon de cinématographe / Coursée par des soudards cravachant des cochons ») ou encore (« On croit voir un forçat entraîné par un cygne / Un chien décapité et la tête du chien / Aboyant toute seule lorsqu’on lui fait un signe »). Ce tableau d’un humanité tournant en rond bascule dans le fantastique, puis l’angoisse et la déréliction («  Oui je t’ai reconnu sur ton cheval de neige / Les yeux fixes les mains folles et le sourire détruit »). Pierre Philippe, qui déjà avec Petits métiers flirtait (en évoquant les plus improbables petits métiers) avec le surréalisme, en remet ici une couche, plus flagrante, au carrefour du merveilleux et de l’épouvante.

  Le texte somptueux de Monsieur Vénus, très « fin de siècle » (mais celui du XIXe !),a été inspiré à Pierre Philippe par le roman éponyme de Rachilde. Le thème, celui de l’équivoque sexuelle, est traité à travers la rencontre de celle, « que le désir des hommes jamais n’intéresse », et de celui qui avait « tout l’attrait des belles garces rousses ». Cette chanson sur la réversibilité des sexes (« Moi l’homme et toi la femme (…) A toi la bouche peinte et les seins maquillés / J’avais moi la cravache et les ordres obscènes ») se conclut par les vers suivants, admirables : « Qui peut me condamner ? / Le coeur est un rébus / L’amour est un désordre et rien ne le commande / Il reste obscur et muet si d’aucuns lui demandent / Qui de toi et de moi était Monsieur Vénus ». Il faut associer les musiciens, dont le piano de Didier Goret, à la réussite de cette chanson. Sans oublier Juliette, laquelle signe la musique, et qui seule pouvait interpréter cette troublante et équivoque Monsieur Vénus.


  L’album « Rimes féminines », entièrement écrit par Pierre Philippe, explore le continent féminin en autant de variations que de chansons. La chanson-titre, Rimes féminines, donne d’emblée le ton : le ban, voire l’arrière ban des femmes qui ont laissées des traces dans l’Histoire se trouve convoqué, depuis « cette bonne dame de George Sand » à « l’empoisonneuse Borgia Lucrèce », en passant par « l’enragée Louise Michel », « la grande gueule Théresa », « la farouche Isidora Duncan », « sainte Joséphine Baker », la « camarade Alexandra Kollontaï », « Angela et Bette Davies », « Julie, Juliette ou bien Justine », « Rosa la rouge », etc, etc. Cette locomotive emporte le train de ces « Rimes féminines » qui ne sauraient, à une exception près, se situer à ce niveau d’excellence. Ou  peut-être alors également Heureuse, qui fait entendre un tout autre son de cloche depuis l’expression de bonheurs quotidiens (« Faire du café très fort Le boire à la fenêtre / Respirer expirer et se sentir renaître » ou « Déjeuner sur la nappe de fil d’Écosse écru / Dans l’ancien Moustiers d’un peu de jambon cru »). Enfin tout ce qui peut contribuer à vous rendre heureuse pour « oublier l’armoire à pharmacie / Ou dort de quoi mettre un terme à ce grand bonheur / Dragées d’Anafranil à prendre quand viendra l’heure ». 

  Citons quelques autres « rimes féminines » : « l’authentique teigne / Teigne comme l’était Rubinstein » de La petite fille au piano (« Pour remporter le prix Cortot / J’ai joué comme on joue du couteau / Et pour épater les clampins / Je suis prête à massacrer Chopin ») ; ou la rabelaisienne Géante (« Et puisque vous savez comme il faut que l’on aime / Venez vous engloutir minuscules amants / Descendez en mes gouffres mes avens mes abysses / Ô spéléos d’amour aux désirs impudents » ; ou les gaietés de l’escadron au féminin de Revue de détail (« Mais moi qui ne suis que simple soldate / Moi je faillis bouffer ma cravate / En zieutant si je puis me permettre / Ses charmants vingt-cinq centimètres ») ; ou encore l’attrape-chaland de Consorama (« Au stand des escrocs et voyants / Des bocaux de haine à ras bord / Vieille recette et nouveau décor / L’étiquette à flamme tricolore / Rallye-massacre en méhari / Le tiers-monde pour un sac de riz ».

  Enfin, cerise sur le gâteau, Tueuses. Ce jubilatoire jeu de massacre (« Haïr les bourgeoises exsangues / Leur arracher les yeux la langue / Pour que leur passe le goût du pain / Comme l’auraient fait les soeurs Papin ») convoque également Violette Nozières (« Faire que la vie soit un roman / Dès le lycée prendre un amant / Et pour cela tuer père et mère »), Marie Besnard (« Et bousiller après confesse / Une demi-douzaine de connards »), Miss Mary Read (« Ferrailler en prouvant céans / Que la flibuste n’a pas une ride »), Ulrike Meinhoff (« Délaisser Marx pour traiter les / Patrons à la Kalachnikov »), ou encore la Bathory, Bonnie Parker et la Brinvilliers. Ce « jeu de massacre » n’étant pas in fine sans renvoyer à la chanson éponyme interprétée jadis par Marianne Oswald (et reprise par Juliette dans son album précédent). A la différence que l’on rend ici les armes « devant la tâche / L’âme en fureur et la main lâche / Comme n’importe lequel d’entre vous ».


  Jean Guidoni et Pierre Philippe se retrouvent pour une ultime collaboration en 1999, celle du spectacle « Fin de siècle » au Théâtre Silvia Monfort, qui fera l’objet d’un enregistrement public. Pierre Philippe signe la totalité des textes des chansons dont les musiques sont confiées à différents compositeurs. Indiquons également la présence de Matthieu Gonet comme orchestrateur. Compte tenu du nombre important de chansons,  celles-ci figurent sur deux CD. Les meilleures se retrouvent sur un disque sorti la même année, les autres l’année suivante : tous deux sous le même titre « Fin de siècle ». J’incline à penser que le premier de ces albums est l’un des disques majeurs du XXe siècle en raison de la qualité de la plupart des chansons le composant, plus particulièrement quatre ou cinq d’entre elles. Le problème étant que personne ne fut en mesure de délivrer pareil constat parce que ce disque passa relativement inaperçu, sans susciter l’intérêt de la critique (comme cela avait été le cas dans les années 1980), et encore moins du public. Évoquer ici une désaffection à l’égard d’une certaine idée de la chanson, associée évidemment au XXe siècle, nous ferait sortir de notre sujet. En tout cas je n’insisterai jamais trop sur ce qu’à de préjudiciable pour tout véritable amateur de chansons (et non de variétés) ce silence ou cette coupable indifférence envers ce pourtant exceptionnel « Fin de siècle » sorti en 1999. Il est vrai qu’à rebours des modes et des tendances du moment ces deux albums crépusculaires traitent du siècle justement, sur un mode parfois virulent, quelquefois caustique, voire désabusé. Et puis il y a dans la voix de Jean Guidoni, moins assurée que d’habitude, comme une fêlure qui renforce l’émotion (mais j’imagine que d’autres, moins sensibles à ce répertoire, ne l’entendent pas de cette oreille). J’ajoute que les textes de Pierre Philippe dits (et non chantés) par Guidoni, La machine à souffrir, Je ne me souviens pas et Alors je me suis assis, se retrouveront sur un double album intitulé « Scène de vie » regroupant la quasi totalité des titres de « Fin de siècle », plus des extraits d’une nouvelle version de « Crime Passionnel ». 

  Je commencerai cependant par le second des deux « Fin de siècle », d’un moindre intérêt. Dans Berceuse pour le tyran Pierre Philippe entend « profiter du répit / Te rendre une visite dernière / Pour te bercer à ma manière ». Mais comme il s’agit de Joseph Staline la berceuse se clôt par « Dors / Couché dans la haine / Où vont pourrir ceux de ton rang ». Deux titres se réfèrent au monde audio-visuel. Le premier, Particules élémentaires, n’est pas sans renvoyer par la bande à l’univers de Michel Houellebecq, tandis que le second (Étoile en morceaux) revisite l’histoire du cinéma depuis l’époque bénie du muet, celle plus difficile des débuts du parlant, puis, après une embellie « grâce à la main du diable », notre étoile, boudée par la Nouvelle vague, finit par entrer « la queue basse dans le cinéma de sexe » : alors « Comme un vrai pourceau / Je ne fais plus que montrer mes poils / L’étoile est tombée en morceaux ». On retient surtout de ce disque la sensible et mélancolique Les ombres (« Ils ont gueulé / Ont défilé / Et bien souvent ils sont tombés / Sans nombre / Pour l’ombre / Laissant un peu de sang sur le pavé »), chanson qui rameute « L’immense armée défunte des paumés / obscurs et présumés / Qu’on ne sait plus nommer / Des ombres » ou alors celles « qui sombrent / Sans voix et montrant leurs mains démunies / Nos grands projets bannis / Et marchant désunis / A l’ombre ». Un hommage à toux ceux « dont la vie n’a pas beaucoup compté » : ces « ombres mortes d’avoir cru ».

  Le premier de ces deux disques « Fin de siècle » comprend quelques unes des « grandes chansons «  du répertoire de Jean Guidoni. La place en tête de l’album du titre J’ai marché dans les villes représente une sorte de passage de témoin entre le premier Guidoni / Philippe (où Je marche dans les villes figurait en tête du disque) et celui-ci. Presque vingt ans se sont écoulés : notre marcheur s’est enrichi d’une expérience qui l’entraîne à se déplacer pédestrement « de par le monde (…) Dans Venise la marchande » ou « Hambourg la rouge et perverse », également « Dans Brest dont il ne restait rien ». Et l’on ne saurait oublier « Los Angeles la délétère / Las Vegas et Mahagonny ». Ce marcheur se déplaçant « au sein de ces foules / Qui acclamaient je ne sais plus qui », a néanmoins « vu comment le sang coule / Pour peu que s’énervent les képis ». Enfin, s’il faut conclure là-dessus : « Une ville ça meurt tout comme un homme / Et ses anges sont ses assassins ». 

  Dans un registre plus drolatique, le titre Ces chanteurs qui n’aiment pas les femmes vaut comme indication. Aucun nom n’est cité mais l’on reconnait sans difficulté le chanteur à « la houppe » et au « brin de muguet » (« Quoiqu’il chantât Les mains de femme / Ce chanteur était un infâme »). Tout comme la mention de (« S’ils chantent Bonsoir Jolie Madame / Les ravageurs n’ont le coeur en flamme / Que pour d’aguichants maraudeurs / Du très glorieux Chemin des Dames / On les surnomme les déserteurs ») n’a pas besoin d’être explicitée. D’ailleurs pour qui malgré tout en douterait, les derniers vers de la chanson (« Mais qui par une bourde majeure / Fit ces chanteurs et fit les femmes / Et fit que les femmes aiment ces chanteurs / Qui justement n’aiment pas les femmes ») ce terminent sur l’air du refrain de Moi j’aime le music-hall. 

  Avec La grande expo de l’an 2000 (sur la musique de En revenant de la revue, une chanson représentative de la période caf’ cons’ créée en 1886 par Paulus) Pierre Philippe ne s’encombre pas de métaphores. Le XXe siècle va finir et l’auteur, pour que rien ne se perde, jette à la face d’un monde honni ses quatre vérités. Se trouvent ainsi exposées « les saloperies que se font les gens / Pour le plaisir l’honneur et l’argent ». Une expo où l’on peut y applaudir « ces architectes / Qui ont bâti pour toutes les abjections / Pour les religions comme pour les sectes / Le mensonge ou la prostitution ». Et visiter la « Maison de l’inculture », avant le « grand dîner de rigueur / Chez Mac Donald et King Burger ». Avec l’estocade finale du « show titré Gloire à l’Ordure », dans lequel on retrouve « toutes les stars de la question / Avec la recette pour que ça dure / Ça nous hâtera la digestion / On a vu ces artistes / Penseurs économistes / Répandre sur la foule en liesse / Les fruits de leur scélératesse ».

  On change complètement de registre avec la noire Les boites, une chanson sur le temps du Sida (« C’est comme ça cher client que ma foutue légende / Il y a quelque temps s’est vue contaminée / Que mon sang que mon sperme que ma beauté ruinée / M’ont signalé tricard au marché de la viande / Et qu’à ce moment même où je fais tes délices / Un feu brûle ce qui reste de mes pauvres atouts »). Toulon, la ville natale de Jean Guidoni, revient sur les jeunes années du futur chanteur, depuis l’évocation d’une salle de cinéma (« Au Fémina le soir les mains en embuscade / Disaient toucher Bardot mais caressaient Delon ») ou le rêve d’une capitale à conquérir (« Moi je me voyais déjà partant à la conquête / Mayol l’avait bien fait disaient les lexicons / De ce Paris lointain qui vous sacre vedette / Qui n’attendait que moi illustre petit con »), puis, de longues années plus tard, le désamour (« Ma ville sinistrée, mon pauvre vieux Toulon ») envers une ville administrée par le Front National (« Depuis qu’au pilori les bourgeois et ton maire / T’ont en habit de haine mis à coups de talons »). Au final, cette chanson qui illustre avec une telle justesse de ton la jeunesse toulonnaise de Jean Guidoni, ne pouvait être écrite que par Pierre Philippe (à l’instar des deux vers : « Au Fémina le soir les mains en embuscade / Disaient toucher Bardot mais caressaient Delon »).

  Ce disque comporte deux authentiques chefs d’oeuvre : Une valse 1937 et J’habite à Drancy. La première illustre avec un brio confondant (et une virtuosité érudite) le quotidien en 1937 de trois couples d’amoureux : à Suresnes (« Toi tu dis en te moquant qu’avec ma belle gapette / Je prends un drôle de genre voyou à la Gabin »), à Moscou (« Oui la vie est belle comme le hurle le crieur / Ce gamin obstiné qui nous vend la Pravda »), et Berlin (« Nous on devra se contenter de bières et de saucisses / Et de Zarah Leander dans la Habanera »). Une mise à plat dont l’apparente ambiguïté se trouve corrigée par un refrain qui s’enrichit d’éléments susceptibles de porter un éclairage différent sur le couplet précédent. Ce tour de force signé Pierre Philippe s’accompagne d’une forte impression de mélancolie, à la hauteur du tragique qui sourd derrière la description de ces quotidiens de 1937 (la musique de Romain Didier n’y étant pas étrangère).

  Il existe très peu de chansons capables, derrière la pertinence du propos ou la justesse du trait, de provoquer une émotion comparable à celle de J’habite à Drancy. Pierre Philippe nous entretient de Drancy et chacun sait de quoi il en retourne. Pourtant, par delà les fantômes que convoque la chanson (« Dors toi le vieil antiquaire adressé au frigo / Toi tailleur du sentier que la terreur habite / Dors toi le polonais et toi le parigot / Et toi le doux poète Max si tu peux reposer »), J’habite à Drancy traite plus généralement de la condition humaine : de celle qui a conduit la barbarie nazie et la police vichyste à déporter les dizaines de milliers de juifs détenus à Drancy, et de cette autre barbarie, plus douce celle-là, qui « bouffe la jeunesse » des populations « concentrées » dans des cités HLM à Drancy (ou ailleurs). « Moi j’habite à Drancy / A la cité de la Muette / On peut dire que j’ai de la chance ». Quelle chance en effet ! A cette réussite (même si le mot paraît insuffisant ou dérisoire pour évoquer l’une des plus belles chansons du XXe siècle) il faut associer le composteur Philippe Dubosson, l’arrangeur Matthieu Gonet, et bien entendu l’interprète Jean Guidoni. 

  La chanson Fin de siècle conclut, comme l’album sorti l’année suivante, le disque appelé de ce nom.Porté par une écriture somptueuse, le texte vaut comme constat du siècle, mais aussi d’une humanité : « Tendre nature nourrie de boue / Ce siècle qui vient veut ta perte ». Cependant cette chanson, pessimiste à bien des égards, se termine contre toute attente par une note d’espoir : « Mais il viendra le jour de mai / Ou d’une étoile moins hygiéniste / Quelque cosmonaute anarchiste / Rapportera l’antique muguet ». Alors : « Un chanteur tourné vers le ciel / Saluera le siècle depuis son jardin ». Le mot « anarchiste » n’apparaît que dans cette chanson (et le contexte vient d’être précisé) mais toute l’oeuvre de Pierre Philippe relève d’une tension anarchisante non avouée mais bien présente dans de nombreux textes. 

  Enfin, pour conclure, signalons la parution en 2003 du roman L’air et la chanson, en partie autobiographique, dans lequel Pierre Philippe narre sa passion de longue date pour le music hall et la chanson : durant sept séquences, se déroulant entre 1938 et 1999, l’auteur redonne vie, voix et chair à quelques interprètes, soit plutôt oubliés (telle Marie Dubas), ou négligés (Marianne Oswald) ou restés relativement présents dans la mémoire collective (Damia). Ceci dira-t-on pour le meilleur. Non sans les mettre en relation, parallèlement, avec des interprètes ou des auteurs/compositeurs nés de l’imagination du romancier (que l’on peut pourtant reconnaître, du moins en partie), personnages significatifs de quelques unes des dérives (les complaisances du temps de l’Occupation) ou évolution du genre (l’entrée dans l’ère du star-system).


Max Vincent

février 2022