SURRÉALISME ET ENJEUX LITTÉRAIRES DU XXe SIÈCLE























A la mémoire d’Alain Joubert


« (André Breton) a suffisamment sculpté son buste et ses caricatures pour donner envie aux imbéciles qui passent de cracher dessus. Ce n’est pas grave : il suffit de relire Nadja, L’amour fou, ou Point du jour pour remettre ces pendules de bois mort à l’heure, toujours imprévue, toujours nocturne de la littérature. Mais c’est révélateur : le fantôme détesté de Breton rappelle à notre époque régressive ce qu’elle supporte de moins en moins, l’autonomie radicale d’un individu ».

Philippe Lançon « L’or du temps contre l’air du temps » (Charlie-Hebdo, novembre 2003)




  Nous savons que le litre de la revue Littérature (crée en 1919 par Aragon, Breton et Soupault, qui l’année suivante rejoindront tous trois le mouvement Dada) avait été adopté « par antiphrase et dans un esprit de dérision ». De l’eau a coulé sous les ponts depuis, puisque tout ce que le mot « littérature » a illustré pour le mieux au XXe siècle se trouve contesté, révoqué, et même récusé un siècle plus tard au nom d’une « idée de littérature » de nature postmoderne, en tous points opposée à ce que les futurs dadaïstes désignaient par antiphrase. Même partiellement, cette contribution n’en défend pas moins une « certaine idée de la littérature » qu’il m’importe d’illustrer depuis quelques uns des enjeux poétiques et littéraires du XXe siècle. Ceci parallèlement à la volonté d’inscrire pareille « idée littéraire » dans l’histoire tumultueuse de ces cent dernières années : une idée qui pourrait par exemple s’incarner à travers la triade esprit de révolte, modernité, souci de la langue.

   Ce texte comporte trois parties. Les deux premières se réfèrent grosso modo à la même époque (la Libération) mais le font sous deux angles différents : « Le mal, le noir et l’abjection littéraire » témoigne avec André Breton, Georges Bataille et D.A.F. de Sade de ce qui sous cet éclairage nous confronte à une « subversion poétique » à laquelle le surréalisme, plus que d’autres mouvements, a donné de nombreux gages ; tandis que « Responsabilité des écrivains : de Flaubert à la « littérature engagée » » se concentre sur la période de la Libération pour délivrer un certain nombre de constats - par exemple sur la « poésie de circonstance » et la « littérature engagée » - délivrés par des auteurs récusant ce qui relève d’un leurre pour le mieux, ou d’une volonté d’asservissement pour le pire. La troisième (« Increvable surréalisme ! ») prolonge les deux précédentes, puis reproduit une lettre ouverte datant de 2015 (relative à un différend en « milieu surréaliste »).



LE NOIR, LE MAL, L’ABJECTION EN LITTÉRATURE




  Confronté après la Seconde guerre mondiale à la menace que fait peser sur le monde la bombe atomique, André Breton dans La lampe dans l’horloge (un texte repris en 1953 dans La clé des champs)déclare que cette fin du monde-là « nous n’en voulons plus » : cette « « tentative de la fin du monde » ayant pu par le passé inspirer la poésie dans laquelle le surréalisme s’est reconnu indéfectiblement ». Breton ajoute qu’il importe en 1948 de tirer toutes les conséquences de ce revirement qui n’est en aucun cas, insiste-t-il, un reniement. Ici, ceci posé, Breton entend préciser : « Il ne saurait être question pour autant de rejeter l’héritage de l’art « noir » (…) Toute l’ardeur disponible continue en effet à rayonner de lui. C’est par lui, par l’effet même de la réprobation qu’il sanctionne, que les poètes et les artistes véritables font valoir le choix absolu qui est le leur entre le dénuement et la longue déconsidération qui les apparente d’emblée aux catégories humaines les plus spoliées et les plus traquées ».

  Ce versant « noir » de l’art, Breton en avait déjà fait état huit ans plus tôt sur un plan plus directement littéraire dans son Anthologie de l’humour noir. Sorti des presses des Éditions du Sagittaire le 10 juin 1940, cet ouvrage ne peut alors être diffusé, et ne le sera évidemment pas durant les mois suivants. En février 1941 le gouvernement de Vichy met à l’index L’anthologie de l’humour noir : André Breton étant, selon le pouvoir pétainiste, « la négation de l’esprit de révolution nationale ». En 1945 ce livre est enfin publié dans un contexte (l’absence encore de Breton, la soi-disant « mort du surréalisme », l’hégémonie stalinienne) pour le moins défavorable. La parution de L’anthologie de l’humour noir suscite d’ailleurs peu d’échos, sinon un compte rendu très critique de Raymond Queneau dans Front national (un journal communiste). Cet article mérite que l’on s’y attarde parce que l’argumentation de Queneau sera ensuite reprise par d’autres dans les quinze années à venir, voire même, dans un tout autre contexte il va de soi, de manière plus diffuse après les attentats de janvier 2015.

  Il faut d’abord replacer les commentaires acerbes de Queneau dans un propos plus général, celui des révélations sur la véritable nature des camps de concentration nazis. Et mettre ces commentaires et ce propos en relation avec les pages d’un journal tenu par l’écrivain entre septembre 1944 et novembre 1945 (un journal publié en 1950 dans Bâtons, chiffres et lettres). Des pages dans lesquelles Queneau se réfère à quatre reprises à Sade (l’un des protagonistes - et pas le moindre ! - de L’anthologie de l’humour noir), non sans faire un parallèle entre « le monde imaginé par Sade » et le « monde où règnent la Gestapo, ses supplices et ses camps ». Queneau va cependant plus vite que la musique puisqu’il prétend le 19 mai 1945 que l’on savait avant la Seconde guerre mondiale que « les nazis pratiquaient l’extermination systématique et l’humiliation de leurs ennemis ». L’humiliation certes, mais l’extermination systématique, nullement ! Queneau n’était pas alors censé savoir que la « solution finale » avait été élaborée entre juillet 1941 et janvier 1942, ni que les nazis en 1940 privilégiaient encore le projet de déporter les juifs à Madagascar, mais il aurait pu s’abstenir d’affirmer ce qui relevait de l’extrapolation, et n’était pas fondé. Mais surtout de laisser telle quelle pareille assertion lors la publication de ce journal cinq ans plus tard. En 1965 même, lors de la réédition de Bâtons, chiffres et lettres, Queneau n’a pas jugé utile de rectifier cette affirmation. On subodore, pour en revenir à mai 1945, que les nombreux témoignages publiés ce printemps-là sur les « camps de la mort » ont pu altérer le jugement de Queneau au point de l’inciter à réécrire rétrospectivement cette histoire, et surtout de s’y maintenir. On peut également penser, en se référant au passé surréaliste de Queneau, que ce propos parmi d’autres n’était pas tout à fait dépourvu d’arrières-pensées.

  La première mention de Sade dans ce journal se trouve précédée d’une diatribe de Queneau contre L’anthologie de l’humour noir qui venait alors de paraître. D’où chez l’auteur du Chiendent l’association très malvenue, pour ne pas dire absurde, de l’humour noir et du nazisme : les nazis ayant selon lui « mis en oeuvre une sorte de dadaïsme poétique dont les précurseurs, sur le plan littéraire, pourraient être Nietzsche et Sade » (Nietzsche figurant également dans L’anthologie de l’humour noir). Dans l’article cité plus haut (« L’humour noir »), contemporain de cet extrait de journal, Queneau affirme que pour Breton l’humour noir est une révolte, parmi d’autres, « contre le monde bourgeois ». Il ajoute que cette « position outrée » n’a été réalisée que par le nazisme. On laisse à Queneau la responsabilité de ce genre de propos, d’autant plus qu’il prétend que le nazisme aurait fait « passer dans le réel les mauvaises plaisanteries d’un Sade et d’un Allais ».

  Franz Kafka (autre protagoniste de L’anthologie de l’humour noir) figure dans cette liste parce que « l’Allemagne nazie », toujours selon Queneau, « a réalisé l’atmosphère de (ses) romans ». C’était dans l’air du temps. Rappelons que le journal communiste Action entreprit de réaliser en 1946 une enquête sur l’écrivain pragois dont l’intitulé provocateur (« Faut-il brûler Kafka ? ») était déjà tout un programme. Question à laquelle Michel Leiris répondit justement : « Je ne vois que les hitlériens pour y avoir songé » (Joe Bousquet, Henri Calet, et d’autres répondirent dans le même sens). Précisons, nous revenons à nos moutons, que la rédaction d’Action entendait à travers Kafka condamner une « littérature noire ». Le contrepied en quelque sorte de ce que Breton avait écrit et défendu dans L’anthologie de l’humour noir, et qu’il reprécisera en 1948 dans La lampe dans l’horloge en y intégrant d’autres données. Contre la « littérature noire », vilipendée, Action promeut une « littérature rouge », son antidote. Une littérature saine, il va sans dire, qui se soucie de protéger la jeunesse en la mettant en garde contre les Kafka et consort. Car, comme l’écrit Pierre Faucheron dans Action, il convient de « prendre à l’égard de ces écrivains des mesures de défense si la société juge que son activité (la littérature de Kafka) met en péril ses intérêts essentiels ». Le même plumitif ajoutant : « L’oeuvre de Kafka exprime, de façon contagieuse, un certain état de décomposition sociale » susceptible de provoquer « des états de conscience manifestement morbides ».

  Pourquoi tant de haine (et de bêtise aussi) ? S’il était en 1948 admis (entre autres explications) que l’oeuvre de Kafka préfigurait le système totalitaire nazi, cette préfiguration paraissait encore plus judicieuse avec le système totalitaire soviétique (les procès de Moscou l’illustrant en premier lieu). Ce qui restait encore implicite deviendra explicite lors de la controverse autour de J’ai choisi la liberté de Victor Kravtchenko et des procès qui s’ensuivirent. David Rousset - après Kravtchenko - intentait un procès aux Lettres françaises (journal ayant traité l’un et l’autre de « faussaire ») : le différend portant sur l’existence ou pas de camps de concentration à grande échelle en URSS. Dans ce contexte, celui de la réalité de faits que le PCF niera longtemps, qu’il s’évertuera à déformer dans un second temps pour justifier la nouvelle ligne du parti, la référence à Kafka venait par surcroît. Cependant, sur cette question des camps de concentration soviétique (du Goulag comme on dira plus tard), les staliniens français, obligés de battre leur coulpe devant le poids des révélations, opéreront alors un repli tactique. C’est à dire qu’ils s’évertueront à défendre ce système concentrationnaire en le dotant d’un contenu positif : les où les nazis exterminaient, les soviétiques rééduquent.

  Mais revenons au « noir » et à la postérité de la critique de Queneau. On retrouve ce type de discours dans l’ouvrage de Philippe Roussin Misère de la littérature, terreur de l’histoire (publié en 2005 ), qui dans l’un de ses chapitres s’en prend au surréalisme (qui aurait, depuis Dada, « pratiqué avec constance l’art de l’insulte et de la provocation », ne voyant « aucun motif de rompre avec l’humour, qu’il considérait comme l’une des ressources de la poésie, et avec son refus de prendre au sérieux le monde ordinaire ») et à André Breton. À ce dernier est reproché d’avoir choisi « d’ignorer la part de violence et de férocité destructrices  que le rire pouvait contenir ». M. Roussin est un modéré qui ne voit à travers l’humour que l’une des expressions de la « terreur dans les lettres ». Il se contente ici de paraphraser Queneau, dont il cite par ailleurs un article de 1938 (« l’humour et ses victimes »). L’ancien membre du groupe surréaliste (entre 1924 et 1929) y règle des comptes avec ses anciens amis en les accusant étrangement de dénaturer l’humour et de se complaire en « paradoxes vides ». Selon Queneau, « l’humour de Jarry et de l’anarchisme littéraire de la bohème avait tourné au conservatisme le plus réactionnaire et qu’il servait désormais la propagande anti-démocratique des bien-pensants ainsi que la défiance de l’esprit nouveau ». D’où le refrain ensuite (« Pour celui qui ne sait que détruire… », etc.), bien connu, entonné par les véritables bien-pensants toutes époques confondues. Queneau avait assurément perdu son sens de l’humour en 1938 (et cela perdurait en 1945). Nous sommes bien loin du détachement souriant qu’il affichera par la suite.

  Philippe Roussin élargit son propos à la période précédente (précédant le Front populaire) en prétendant que le surréalisme, au moment de Contre-Attaque, non seulement se trompait d’époque, mais que la « terreur révolutionnaire » qui lui servait de modèle « l’aveuglait au point de l’empêcher de penser la différence entre la démocratie et le fascisme ». Et Roussin d’en conclure que « la négation et la destruction, l’insulte et l’injure, le rire et la révolte sont, en 1934, devenus les plus sûrs allés de la demande d’obéissance ». D’où l’association faite avec Céline (celui de Mort à crédit), qui lui aussi encourt les mêmes reproches. Plutôt que de qualifier ces propos tout bonnement de « réactionnaires », on objectera à Roussin que ce sont les surréalistes, les premiers, qui ont pris concrètement la mesure du danger fasciste en France au lendemain des émeutes du 6 février 1934 en diffusant le tract, « Appel à la lutte » : un texte contresigné par plusieurs intellectuels n’appartenant pas au mouvement surréaliste, mais par aucun communiste (le PCF ayant lui appelé à manifester le 6 février au côté des ligues fascistes afin de « donner à cette protestation un caractère prolétarien »). Ensuite Roussin ne comprend pas, ou ne veut pas comprendre, ce que met alors en jeu Contre-Attaque. Certes, « Père, Patrie, Patron, telle est la trilogie qui sert de base à la vieille société patriarcale, et aujourd’hui à la chiennerie fasciste », peut encore à la rigueur participer d’un principe d’équivalence, mais le contenu du tract, « Les fascistes lynchent Léon Blum », démontre si besoin était l’inanité du propos de Roussin, et de tous ceux qui ne défendent la démocratie que sous sa forme représentative (tributaire de l’économie de marché). On peut émettre certaines réserves sur Contre-Attaque, ou relever parfois des ambiguïtés dans la formulation de quelques unes des contributions. Mais cette discussion-là nous ne l’aurons pas avec M. Roussin.

  Philippe Roussin reste constant dans son argumentation quand il fait remonter cette « terreur dans les lettres » à la Révolution française : Hébert (le Père Duchesne) étant le parangon de cet « égalitarisme absolu et fanatique », évidemment coupable de tous les péchés à venir. Les surréalistes, selon Roussin, ne feront que reprendre cette « terreur » à leur compte. Pas qu’eux d’ailleurs. Céline se trouve également convoqué, puisque « c’est à la passion égalitaire et antinobilaire des libelles pré-révolutionnaires, à leur haine des privilèges, des grands, de l’aristocratie et des élites sociales et culturelles » que - je vous le donne en mille ! - les pamphlets de Céline « doivent leur représentation des juifs comme groupe parasite, corrompu, étranger au corps de la nation ». Le raccourci est vertigineux ! Jusqu’où cette « passion égalitaire » peut-elle donc mener ! Pour certains (hier) au communisme stalinien ; pour d’autres (plus contemporains), à la décadence de la civilisation occidentale ; ici, avec Philippe Roussin comme porte-drapeau, au nazisme (par le détour de l’antisémitisme). Mais laissons là ce Directeur de recherche au CNRS.

  Évidemment, nous ne sommes plus en 1939, ni en 1945, et l’humour noir s’est depuis imposé comme catégorie particulière de l’humour. Non sans indiquer que cette particularité-là ne serait pas du goût de tout le monde. Aujourd’hui cependant nul ne convoque Hegel et Freud - sur lesquels André Breton en 1939 s’appuyait afin de donner du sens, du contenu et une légitimité à cette invention lexicale - pour définir l’humour noir. Cette Anthologie de l’humour noir reste néanmoins exemplaire du point de vue de sa composition : depuis le regard que porte Breton sur chacun des auteurs choisis (dont certains étaient méconnus, voire inconnus en 1939 et 1945), mais davantage encore dans la mesure où l’humour noir, plus que les autres formes d’humour, se manifestait initialement dans la vie de nombreux protagonistes de cette « anthologie », au carrefour du « vivre poétiquement dans le monde » et de la « subversion absolue ». Breton en donnant maints exemples avec Sade, Lichtenberg, Baudelaire, Allais, Cravan, Vaché, Rigault, Jarry (pour ne citer qu’eux).

  Malgré cette « reconnaissance » (celle d’écrivains et d’artistes pratiquant l’humour noir), cette forme d’humour n’en finit pas d’indisposer les jocrisses à la mode d’aujourd’hui, ou de voir se dresser contre lui des contempteurs d’un genre nouveau. Nous avons évoqué ailleurs le cas de Pierre Tevagnan, montant au créneau pour dénoncer un sketch de Pierre Desproges en des termes peu compréhensifs ou hors sujet. Nous étions du moins censés retenir que l’humour desprogien noyait le poisson raciste dans les eaux saumâtres des rapports d’oppression. Un peu plus tard nous avons été confronté, au lendemain des attentats de janvier 2015, à d’autres formes de rejet de l’humour noir, ou s’en rapprochant, lesquelles visaient plus particulièrement Charlie Hebdo, y compris à travers le rôle et la place prise par l’hebdomadaire durant la première moitié des années soixante-dix (celles de « l’âge d’or » du journal). On se souvient que durant cette période, nombre de trotskistes, et plus encore de maoïstes appréciaient très modérément l’humour de Charlie-Hebdo. Ce qui constituait, parmi d’autres, plus essentielles, une ligne de fracture entre - je schématise volontairement -  d’un côté les gauchistes encartés, de l’autres les libertaires (ou anarchisant). Puis ce différend a paru perdre en importance dans la mesure où le genre d’humour illustré par Charlie-Hebdo (voire celui d’Hara-Kiri)était progressivement accepté. C’est vouloir dire qu’il s’édulcorait en se diffusant plus largement, en particulier à travers les « impertinences  médiatiques » d’une nouvelle génération d’humoristes. Il faut également relever que l’humour noir s’est trouvé plus récemment ostracisé dans certains milieux « racialistes ». Sans aller eux jusqu’à le qualifier de « raciste », des commentateurs avancent que ce type d’humour serait incompréhensif pour les descendants des peuples autrefois colonisés, vivant en France (une incompréhension encore plus présente chez les musulmans). D’où le discours selon lequel ce qui fait rire dans telle partie du monde peut provoquer la colère dans telle autre, que certaines formes d’humour deviennent sous certaines latitudes une atteinte à la dignité des personnes (ou à leur culture, leurs traditions, et immanquablement leurs sentiments religieux). Ce discours, que l’on appellera « relativiste » (souvent défendu par des communautarismes de tout poil), s’en prend par conséquent à toute forme d’humour considérée infamante, insultante, offensante, dévalorisante, ou discriminatoire à l’égard des minorités  ethniques (ou religieuses dans le cas de l’Islam).

  Contre ce relativisme (et les formes de censure et d’autocensure qu’il induit) il importe de défendre une position universaliste. En quoi une personne étrangère n’aurait pas la capacité de comprendre et d’apprécier par exemple la drôlerie ou l’esprit satirique de Rabelais, de Molière, de Jarry, de Queneau (le romancier, pas celui que nous avons évoqué plus haut), la musique de Satie, le cinéma de Tati, les dessins de Chaval ? Qu’est ce qui les en empêcherait : des bases culturelles ? Mais de nombreux Français en sont également dépourvu. Cette démonstration peut être reprise avec d’autres pays, et bien entendu d’autres noms. À moins de prétendre qu’il y aurait une « exception française » (lourde de sens donc). Encore faudrait-il le démontrer. Pierre Desproges avait en son temps dit l’essentiel en une phrase : « On doit pouvoir rire de tout, mais pas avec n’importe qui ». Cela devrait être la règle pour tous, ici et ailleurs. D’aucuns rétorqueront : cela dépend du rire en question. Cela dépend également de ce à quoi renvoie une conception du monde rejetant sans autre forme de procès l’humour noir. Il semble que l’émancipation du genre humain, même limitée à ce seul aspect, en serait affectée.


  Georges Bataille, dans l’avant propos de La littérature et le mal, fait d’une certaine façon le lien avec ce qui précède quand il précise que la génération à laquelle il appartient « naquit à la vie littéraire dans les tumultes du surréalisme ». C’est le mot tumulte qu’il importe de retenir pour en venir aux raisons pour lesquelles ce livre a été écrit. Bataille affirme que « la littérature est essentielle ou n’est rien ». Depuis ce constat, le mal, du moins « une forme aiguë du Mal », prend, ajoute-t-il, « une valeur souveraine (…) la littérature n’est pas innocente, et coupable à la fin devrait s’avouer telle ». Ce que Bataille réitère à la fin de cet avant-propos, en concluant que la littérature, finalement, « se devait de plaider coupable ».

  Tout dépend bien entendu de ce que l’on entend par culpabilité. Bataille retourne l’argument contre ceux qui, auparavant, avaient fait le procès de cette littérature au sujet de laquelle, du moins en partie, La littérature et le mal entend témoigner à décharge. Trois noms d’écrivains figurent à la fois dans L’anthologie de l’humour noir et La littérature et le mal : ceux de Sade, de Baudelaire et de Kafka. J’aurai l’occasion de revenir sur le second dans le prochain chapitre. Venons en à Sade. La présence du divin marquis s’impose d’autant plus dans l’essai qui lui est consacré (le coeur de La littérature et le mal en quelque sorte) que le mal ici épouse tous les excès qui rendent la littérature « impossible ». Celle d’un « homme en un mot monstrueux que la passion d’une liberté impossible possédait ». Nous retrouvons là le mal puisque Sade, en « s’excluant de l’humanité, n’eut en sa longue vie qu’une occupation, qui décidément l’attacha, celle d’énumérer jusqu’à l’épuisement les possibilités de détruire les êtres humains, de les détruire et de jouir de la pensée de leur mort et de leur souffrance. Fut-elle la plus belle, une description exemplaire aurait eu peu de sens pour lui. Seule l’énumération imperturbable, ennuyeuse, avait la vertu d’étendre devant lui le vide, le désert, auquel aspirait sa rage (et que ses livres étendent encore devant ceux qui les ouvrent »).

  Ce qui scandalise le plus chez Sade doit être mis sur le compte de ce que Bataille appelle sa souveraine liberté. Guillaume Apollinaire, le premier, l’a formulé en évoquant « Sade, l’esprit le plus libre qui ait encore existé ». L’admirable correspondance du proscrit emprisonné au donjon de Vincennes, puis à la Bastille, campe sur le versant ensoleillé de cette liberté-là. Plus tard, lorsque Sade écrira ses romans, dans le premier d’entre eux, le terrifiant Cent-vingt journées de Sodome écrit en prison, la même liberté s’installera sur le versant sombre du massif sadien. Attardons-nous sur cette correspondance. Sade y affirme de cette voix à nulle autre pareille que rien, ni les fers qui le contraignent parfois à l’intérieur de son cachot, ni les brimades de l’administration pénitentiaire, ni les persécutions dont il fait l’objet ne lui feront réviser les raisonnements exprimés dans ses courriers. Cette façon de penser, la sienne, est tout ce qui lui reste : elle le console de l’injustice et de cette privation de liberté qui n’en finit pas. « J’y tiens, écrit-il, plus qu’à ma vie ». D’ailleurs, ajoute-t-il dans la même lettre, « ce n’est point ma façon de penser qui a fait mon malheur, c’est celle des autres ». Et il en termine, répondant superbement à sa femme (qui tentait de raisonner le prisonnier en l’incitant pour son bien à s’amender) : « Je déclare ouvertement qu’on a pas besoin de me jamais parler de liberté, si elle ne m’est offerte qu’au prix de leurs destructions » (celles des « principes » et des « goûts » énumérés dans le même courrier) : « Je vous le dis à vous. Je le dirai à M. Le Noir. Je le dirai à toute la terre. L’échafaud serait là, que je ne varierai pas ».

  Plus exemplaire encore, pour faire le lien avec ce qui suit, citons cet extrait d’une lettre également adressée à sa femme. Indiquons préalablement qu’au début de ce courrier, Sade informait son épouse que l’administration pénitentiaire venait de lui refuser la lecture des Confessions de Jean-Jacques Rousseau. En réalité, poursuit-il, le priver de cette lecture, certes dangereuse pour ses censeurs, mais édifiante pour un homme tel que lui, prouvait si besoin était la totale incompréhension de ses geôliers à son égard. Il ajoute (le propos s’adresse à ces derniers) : « Il y a mille occasions où il faut tolérer un mal pour détruire un vice. Par exemple, vous avez imaginé faire merveille, je le parierais, en me réduisant à une abstinence atroce sur le péché de la chair. Et bien vous vous êtes trompés ; vous avez échauffé ma tête, vous m’avez fait former des fantômes qu’il faudra que je réalise. Cela commençait à se passer, et cela sera à recommencer de plus belle. Quand on fait trop bouillir le pot, vous savez bien qu’il faut qu’il verse ».

  Sade écrivait ces lignes en 1783, après presque huit ans d’emprisonnement. Ces « fantômes qu’il faudra bien que je réalise » vont bientôt prendre forme dans son esprit. D’une plume vengeresse il entame en octobre 1785 la rédaction des Cent-vingt journées de Sodome. Jamais Sade n’ira aussi loin dans la description d’un univers romanesque effroyable, terrifiant, inhumain, qui aujourd’hui encore, malgré le recul qui est le nôtre (renforcé par maintes relectures qui tendent à distancier le texte sadien), ne laisse pas le lecteur indemne. Une telle volonté de réduire à néant les croyances les plus ancrées du monde civilisé, de le nier dans ce qu’il aurait de plus sacré, de plus humain, n’a pas d’équivalent. Sade renvoie à ses geôliers, à ses persécuteurs, à la société, au monde entier, l’abjection dont on l’accable. Il le fait à la mesure de la révolte qui l’habite, d’une rage indescriptible, d’un orgueil démesuré, d’une voix étincelante. Bien entendu, le Sade des romans n’est pas sorti tout entier de la cuisse de Jupiter. En 1783, dans la seconde  des lettres citées ci-dessus, le divin marquis reconnaissait qu’il existe de par le monde des têtes pour qui « le mal est comme un état naturel dont nul effort ne saurait les retirer », qui ne ressentent aucune culpabilité car les vices, y compris leurs conséquences, loin de devenir des tourments « sont au contraire des jouissances ».

  Les nombreux contempteurs de Sade sont, par définition dirais-je, dans l’incapacité de penser la contradiction suivante, fondamentale : à savoir que l’écrivain qui dans son oeuvre célèbre le crime est l’homme qui, durant la Terreur, au péril de sa vie, demanda au sein de la section des Piques l’abolition de la peine de mort. Nul ne l’a mieux exprimé que Maurice Blanchot dans L’inconvenance majeure, entièrement consacré à Sade, et  La littérature et le droit à la mort, deux textes parmi les plus importants écrits par l’auteur de L’arrêt de mort. Dans le second de ces articles, Blanchot dit de Sade qu’il est « l’écrivain par excellence », celui réunissant « toutes les contradictions », le plus seul de tous les hommes (parce qu’écrivant une « oeuvre immense » qui « n’existe pour personne »). Mais Sade est également ce personnage public engagé dans la Révolution, le « théoricien et symbole de la liberté absolue ». Un homme qui est « la négation même », poussée au paroxysme, niant « les autres, Dieu, la nature », jouant de sa personne « comme de l’absolue souveraineté ». Et l’on sait que cette mort, avec laquelle l’écrivain Sade prit toutes les libertés dans ses romans, par contre, pour le révolutionnaire de 1793, le secrétaire de la section des Piques, la mort ne saurait être en aucun cas prescrite et perpétuée par l’État, la loi, la justice en tant que peine capitale. On ne peut comprendre Sade qu’à travers la reconnaissance d’une telle contradiction (un même homme a pu écrire ceci, et réclamer cela), comme les meilleurs esprits des XIXe et XXe siècle ont su le rapporter.

  Ceci pour dire qu’il nous faut tracer une ligne de fracture entre les détracteurs patentés du divin marquis et les autres. Il ne s’agit pas de faire l’historique fastidieux d’une détestation qui irait de Restif de la Bretonne à Michel Onfray. Le Sade, plus haut illustré, qui suscita l’admiration ou le très fort intérêt de Guillaume Apollinaire d’abord, puis des surréalistes, de Georges Bataille, Maurice Heine, Maurice Blanchot, Pierre Klossovski, Gibert Lely, etc., s’est trouvé mis en accusation au lendemain de la Seconde guerre mondiale pour des raisons qui nous ramènent au coeur de notre sujet. Il semble que Raymond Queneau ait été le premier à  faire une comparaison entre « le monde imaginé par Sade » et les camps de la mort nazis. Mais son propos n’est pas développé, et secondairement il lui importait, cette équation posée, de régler des comptes avec ses anciens amis surréalistes (voire avec Bataille, puisque Nietzsche se trouve logé à la même enseigne que Sade). Ensuite, pour citer d’autres noms, le propos d’Hannah Arendt dans Le système totalitaire se réfère de façon trop allusive à Sade pour être pris en considération. En revanche, Horkheimer et Adorno dans La dialectique de la raison (dans « Juliette et la morale » écrit principalement par Horkheimer) consacrent plusieurs pages à Sade. Ce texte ardu, contradictoire, parfois obscur, s’avère moins critique envers le divin marquis que ce que certains ont cru y trouver (une condamnation de Sade).

  Plus conséquent, Albert Camus donne dans le chapitre « La négation absolue » de L’homme révolté (ouvrage paru en 1951) le mode d’emploi de ce qui suivra : tous les contempteurs de Sade à venir reprendront peu ou prou les conclusions de ce chapitre. Il reste à préciser que Camus, même très critique à l’égard de Sade, n’est pas sans lui reconnaître une certaine grandeur. Ses commentaires peuvent parfois paraître pertinents, mais Camus tombe dans la caricature à cent sous quand, s’agissant de la postérité de Sade, notre « philosophe pour classes terminales » prétend que le divin marquis « a souffert et il est mort pour échauffer l’imagination des beaux quartiers et des cafés littéraires ». Plus sérieusement, Camus explique le « succès » de Sade en ce milieu de XXe siècle par « la revendication de la liberté totale et la déshumanisation opérée à froid par l’intelligence ». L’accent étant mis bien entendu sur le second aspect à travers diverses conséquences, y compris la mention de « l’organisation d’un temps des esclaves » comme corollaire de cette revendication de liberté totale. Camus peut alors dérouler le tapis sur lequel d’aucuns n‘ont pas manqué ensuite de faire un bout de chemin sans toutefois toujours citer le nom de la marque (du Figaro à Onfray, en passant par BHL et Michéa) : « Deux siècles à l’avance, écrit Camus, sur une échelle réduite, Sade a exalté les sociétés totalitaires au nom de la liberté frénétique que la révolte en réalité ne réclamait pas ». Une formulation étrange à vrai dire : on ne sait pas bien de quelle révolte il serait ici question. Il est vrai que celle dont Camus nous entretient dans les pages de L’homme révolté, comme André Breton l’avait souligné, s’apparente à « une révolte dans laquelle on aurait introduit la mesure (…) On a gardé le nom et supprimé la chose. Le tour de passe-passe s’accomplit à la faveur d’un rideau de bons sentiments ».

  Albert Camus nous intéresse également, pour revenir une fois de plus à la littérature, quand vers le début de ce chapitre, il écrit au sujet de Sade : « L’écrivain, malgré quelques cris heureux, et les louanges inconsidérées de nos contemporains, est secondaire. Il est admiré aujourd’hui avec tant d’ingénuité, pour des raisons où la littérature n’a rien à voir ». Rien à voir, vraiment ? Faisons un détour par l’abolition de la peine de mort. Camus remarque justement que Sade a été un adversaire conséquent du « crime légal » (alors que des petits esprits comme Michel Onfray, qui eux l’occultent, dénoncent la duplicité de Sade durant la terreur : autre tour de passe-passe qui permet de conclure sur l’opportunisme du citoyen Sade). Si Camus reconnaît au moins ce mérite, incommensurable, il ajoute ne pas comprendre pourquoi il n’en serait pas de même dans les romans de Sade (qui eux font l’apologie du crime). Le mot « incompréhension » devient trop faible pour qualifier ce propos. Cette cécité qui vaut ici pour Sade s’élargit à une certaine « part maudite » de la littérature. Camus n’est pas en capacité de comprendre toute littérature qui se confronterait au mal (ou à l’excès, ou au « noir »). Son incapacité également à penser la contradiction mentionnée plus haut le conduit à tenir des propos relevant de la sagesse des nations ou d’un « rideau de bons sentiments » (pour reprendre l’excellente formule de Breton).

  Quelques précisions supplémentaires s’imposent sur une telle incompréhension. Citons l’extrait suivant des Cent-vingt journées de Sodome pour relever l’un des thèmes récurrents du texte sadien : « Est-il possible de commettre des crimes comme on le conçoit et comme vous le dites là ? Pour moi, j’avoue que mon imagination a toujours été en cela au-delà de mes moyens : j’ai toujours mille fois plus conçu que je ne l’ai fait, et je me suis plaint de la nature qui, en me donnant le désir de l’outrager, m’en ôte toujours les moyens ». Sade, donc, par l’intermédiaire des personnages de ses romans, témoigne inlassablement de ce hiatus entre les pouvoirs de l’imagination et le réalisable : celui-ci cèdant toujours devant ceux-là. C’est l’une des grandes leçons du texte sadien : Sade nous dit en quoi la littérature apporte le témoignage de cette liberté absolue, de l’imagination liée au désir, en comparaison de laquelle le vivre, le faire, le réalisable seront toujours en retard. Le contresens est d’autant plus total chez Camus qu’il ne veut pas comprendre, ou plutôt se trouve dans l’incapacité de comprendre ce qu’implique la « révolte absolue » chez Sade. Il y a comme une dialectique entre l’apologie du crime dans les romans et la condamnation du « crime légal » durant la Terreur qui s’avère vertigineuse. Mais ce vertige-là ne pouvait en aucune façon saisir Camus, philosophe de la mesure, homme trop raisonnable pour ne pas dire timoré. Il était en revanche échu à l’auteur de L’homme révolté, dans ce climat de l’après Seconde guerre mondiale marqué par les révélations concernant les deux totalitarismes (le national-socialisme d’abord, puis le soviétique, mais principalement celles se rapportant à la découverte des camps d’extermination nazis) d’avancer l’argumentation selon laquelle Sade « a pris à son compte les découvertes qu’il voulait mettre au service du crime d’instinct ». Il est vrai que des intellectuels, en réduisant l’oeuvre de Sade à une anticipation du nazisme, avaient un peu plus tôt préparé le terrain. Mais sans l’étayer comme le fera Camus en excluant pour ce faire le divin marquis de la littérature, de la philosophie également, pour ne conserver de sa vie et de ses écrits que « le rêve monstrueux d’un persécuté ».

  Il en va généralement de même, question traitement, dans L’homme révolté avec Lautréamont, Jarry, Rimbaud, le surréalisme. Mais précisons pour conclure : avec Sade les commentaires d’Albert Camus donneront davantage du grain à moudre à ceux qui, par la suite, se pencheront sur la vie et l’oeuvre de Donatien-Alphonse de Sade en se servant des mêmes lunettes déformantes.



































RESPONSABILITÉ DES ÉCRIVAINS : DE FLAUBERT À LA « LITTÉRATURE ENGAGÉE »




  Généralement les sociologues distinguent, depuis la classification établie par Durkheim, deux types de responsabilité : celle ayant trait aux « sanctions morales » et celle se rapportant aux « sanctions légales » (cette dernière se différentiant entre les sanctions relevant du pénal ou des droits civil et administratif). C’est là l’un des points de départ du livre de Gisèle Sapiro, La responsabilité de l’écrivain (2011 ), qui entend depuis le XVIIIe siècle s’interroger sur les limites que la société assigne d’une époque à l’autre aux oeuvres littéraires. D’où la nécessité de séquencer cette histoire pour faire ressortir quatre moments clefs qui sont, selon l’auteure : la Restauration (celui de la « polémique anti-religieuse »), le Second Empire (de « l’offense aux bonnes moeurs et à la propriété »), la Troisième république (« l’atteinte à l’intérêt national »), la Libération (de « la trahison »).

  Dans cette histoire Gisèle Sapiro consacre une large place aux deux célèbres procès qui, sous le Second Empire, intentés à Flaubert et Baudelaire pour « outrage à la morale publique et aux bonnes moeurs » se sont conclus pour le premier par un acquittement  (assorti d’un blâme pour avoir, avec Madame Bovary, écrit un roman « au réalisme vulgaire et souvent choquant »), et pour le second par une condamnation. Le procès de Baudelaire ayant eu lieu après celui de Flaubert, le Ministère public avait pu entre temps rectifier le tir (le même procureur Pinard isolant habilement plusieurs poèmes des Fleurs du mal pour justifier le bien-fondé de l’accusation). Rappelons qu’il fallut attendre 1949 pour voir ce jugement infirmé par la chambre criminelle de la Cour de Cassation !

  Laissons pour l’instant La responsabilité de l’écrivain pour rester avec Flaubert. Citons cet extrait d’une lettre adressée le 12 juin 1867 à George Sand : « Je me suis pâmé, il y a huit jours, devant un campement de bohémiens qui s’étaient installés à Rouen, - Voilà la troisième fois que j’en vois, - Et toujours avec un nouveau plaisir. L’admirable, c’est qu’ils excitent la Haine des bourgeois, bien qu’inoffensifs comme des moutons. Je me suis fait très mal voir de la foule en leur donnant quelques sols, - Et j’ai entendu de jolis mots à la Prud’homme. Cette haine-là tient à quelque chose de très profond et de très complexe. On la retrouve chez tous les gens d’ordre. C’est la haine que l’on porte au Bédouin, à l’Hérétique, au Philosophe, au solitaire, au poète, - Et il y a de la peur dans cette haine. Moi qui suis toujours pour les minorités elle m’exaspère. Du jour où je ne serai plus indigné, je tomberai à plat, comme une poupée à qui on retire son bâton ». 

  Dans ces lignes exemplaires, réjouissantes, nous avons-là comme un concentré de la « pensée » de Flaubert. Le propos sur le bédouin (l’arabe) prend le contre-pied du discours dominant en cette fin de Second Empire (celui d’un colonialisme bon teint). L’intérêt de Flaubert pour le monde arabe date de ses voyages en Orient. Dans les moments où l’écrivain désespérait de la vie (et de ses compatriotes), il projetait de quitter la France pour aller vivre chez ses chers bédouins : « Je suis autant chinois que Français, et je ne me réjouis nullement de nos victoires sur les arabes (…) J’aime ce peuple âpre, persistant, vivace, dernier type des sociétés primitives et qui, aux halles de midi, couché à l’ombre, sous le ventre de nos chamelles, raille en fumant son chibouk notre brave civilisation qui en frémit de rage ». Et puis le bédouin c’est le nomade, l’homme sans attaches, sans domiciliation. Avec l’hérétique, Flaubert renverse la perspective : d’où la défense de l’ivraie contre le bon grain, du désordre contre l’ordre établi, de l’inconvenance contre les convenances, etc. Et l’on pourrait poursuivre l’exercice avec le philosophe, le solitaire, le poète. On me rétorquera que les propos de Faubert, à l’instar de ceux de Chateaubriand, Nerval, Gauthier, qui l’avaient précédé en Orient, ne sont pas exempts d’une vision traditionnelle de l’Orient. Moins que ces trois autres écrivains, cependant, car la lecture de la Correspondance et des Carnets de voyage de Flaubert comprend davantage de témoignages en défaveur de l’orientalisme, critiques envers le comportement des voyageurs, ou rejetant le colonialisme.

  Pourtant c’est le même Flaubert qui, quatre ans plus tard, fera preuve de son incompréhension devant la Commune de Paris qu’il rejette : allant même, plus grave, jusqu’à justifier la répression qui s’abat ensuite sur les communards (toujours dans une lettre à George Sand). On a beaucoup glosé sur le comportement en l’occurence de Flaubert (plus que pour d’autres écrivains, pourtant encore plus hostiles que « l’ermite de Croisset » à l’insurrection parisienne). Si les opinions de Flaubert sur la Commune de Paris ne peuvent en aucun cas entraîner l’adhésion, je ne partage pas pour autant la déclaration bien connue de Sartre à la Libération, affirmant que Flaubert et Goncourt seraient responsables de la répression de la Commune « parce qu’ils n’ont pas écrit une seule ligne pour l’empêcher ». Sartre cite alors Voltaire, Zola et Gide : trois auteurs qui ont « en une circonstance particulière de (leur) vie, mesuré (leur) responsabilité d’écrivains ». Sartre ajoutant, un peu imprudemment : « L’Occupation nous a appris la nôtre ». Car il parait difficile - en terme de responsabilité de l’écrivain - de mettre sur le même plan Voltaire (la défense de Calas), Zola (son « J’accuse »), voire Gide (vis à vis de l’administration du Congo), et ce que Sartre pourrait rapporter de son attitude pendant la période de l’Occupation. Pour s’en tenir aux faits, et ne citer que celui-ci, Sartre s’accommodait fort bien de l’occupation allemande quand il lui fallait obtenir de l’autorité nazie compétente l’autorisation de faire représenter Les Mouches sur une scène de théâtre parisienne. Je veux bien admettre que cette oeuvre théâtrale exprimait dans le contexte de l’époque une aspiration à la liberté. J’irai même jusqu’à confirmer le propos de Simone de Beauvoir déclarant que la programmation des Mouches représentait pour Sartre « l’unique forme de représentation qui lui fut possible ». C’est bien là le problème. Quand on sait que cette « forme de résistance » ne pouvait exister que parce que les nazis l’autorisaient, on en mesure toute la portée ! Évoquer ici un « double jeu » ou une « ruse de Sartre » parait peu sérieux, ni très convaincant. Le propos de Beauvoir, ce n’était certes pas son intention (il va sans dire !), s’avère en définitive plutôt cruel pour Sartre. Ceci, bien entendu, en regard de l’affirmation catégorique de Sartre sur Flaubert et Goncourt. 

  Pour ce qui concerne le refus de l’attribution du prix Nobel de littérature par Jean-Paul Sartre, Gisèle Sapiro (dans un article de En attendant Nadeau de novembre 2022 consacré à Annie Ernaux) refuse d’en connaître les véritables raisons quand elle écrit que le philosophe ainsi « utilisait de longue date sa renommée mondiale pour défendre les opprimés de par le monde, ce que la classe dominante ne lui a pas pardonné ». On s’interroge sur ce genre de dérobade, pour ne pas dire de cécité chez une sociologue  spécialisée dans les questions se rapportant à l’engagement des intellectuels, et ce partant de leurs responsabilité. La défense en 1964 des « opprimés de par le monde » a bon dos alors qu’il importait pour Sartre de faire allégeance au « bloc de l’Est » en laissant entendre que d’autres, par exemple Aragon et Neruda, méritaient plus le Nobel que lui. Un tract surréaliste (« Le rappel de Stockholm ») indique, après s’être inscrit en faux contre des explications complaisantes, que l’attitude de Sartre visait à « réhabiliter l’intelligentsia stalinienne  et à se porter garant de sa continuité idéologique à travers les virages de la dernière décade ». Les surréalistes font égalent valoir qu’en dédouanant « Aragon et Neruda, et en soutenant leur position de nobélisables », Sartre « renforce l’ordre littéraire qu’il fait mine de combattre ». 

  Gustave Flaubert, s’ił condamne la Commune, n’en condamne pas moins dans sa Correspondance tous les courants politiques, de quelque bord et quelque nature soient-ils. Avec cependant une prédilection, dans la détestation, pour le bonapartisme : « Les impérialistes sont la pire canaille du monde » ou « Le plus infâme parti est celui de Badinguet ». D’ailleurs, précision utile, Flaubert reproche surtout à la Commune « d’avoir déplacé la haine » : c’est à dire d’avoir contribué à faire passer les prussiens plus sympathiques que les communards aux yeux de l’opinion publique (Flaubert répète qu’il ne « trouve rien de pire que l’occupation prussienne » et affirme à l’un de ses correspondants que « l’anéantissement complet de Paris par la Commune lui ferait moins de peine que l’incendie d’un seul village par les prussiens »). On pourrait résumer la pensée de Flaubert en 1971 par la formule suivante : « Tout le rêve de la démocratie est d’élever le prolétaire au niveau de la bêtise du bourgeois », et plus encore à travers la phrase suivante : « Ah ! comme je suis las de l’ignoble ouvrier, de l’inepte bourgeois, du stupide paysan, de l’odieux ecclésiastique ». Flaubert est évidemment impardonnable d’avoir écrit (à George Sand) : « Je trouve qu’on aurait dû condamner aux galères toute la Commune, et forcer ces sanglants imbéciles à déblayer les ruines de Paris, la chaîne au cou, en simples forçats ». Des lignes bien connues, souvent citées. Certes Flaubert partageait les préjugés de la majorité des écrivains et artistes de sa « caste » et de son temps à l’égard du monde ouvrier et de la « question sociale ». Mais on le saurait le réduire (comme l’ont fait à la Libération Sartre et les staliniens) à cette malheureuse phrase. Sans même se référer à l’écrivain, au romancier qui plus que tout autre a renouvelé le genre romanesque dans le milieu du XIXe siècle, et à l’influence qu’il exerça sur des générations d’écrivains, Flaubert, dans sa Correspondance, témoigne d’une farouche indépendance d’esprit vis à vis de la société de son temps, de la doxa, des pouvoirs qui reste constante. Comme il le proclamait encore à la fin de sa vie : « Les honneurs détruisent, le titre dégrade, la fonction abrutit ».

  Du point de vue de cette « responsabilité des écrivains » - en l’élargissant aux artistes, voire aux intellectuels en général - la période de la Libération s’avère plus riche que celles qui la précèdent (pour revenir aux « quatre moments clefs » de l’ouvrage La responsabilité de l’écrivain). En tout cas les enjeux qui y seront plus loin exposés, ceux relevant du « mouvement des idées », perdureront jusqu’au milieu des années soixante ; mai 68 et ses prémices inaugurant une autre époque. Avant d’en venir à l’épuration proprement dite, il convient de faire un état des lieux du paysage intellectuel (et politique) à la Libération. Le PCF se trouve alors dans une position hégémonique qu’il n’avait pas encore connue (et qu’il ne retrouvera pas ensuite). On l’explique généralement par son implication dans la Résistance et la place prise par le parti au sein de celle-ci. Ce qui mérite d’être discuté et relativisé avec le recul et les éléments d’information dont nous disposons aujourd’hui. Pour un début d’explication il nous faut revenir quatre années en arrière.

  Après la défaite de juin 1940, le PCF entame des négociations (à l’initiative de l’Internationale Communiste «, ceci par l’intermédiaire de deux membres du bureau politique, Duclos et Tréand) avec les autorités allemandes pour faire reparaître l’Humanité (publiée clandestinement depuis octobre 1939). Les premiers contacts établis les 18, 19 et 20 juin sont suspendus après l’arrestation par la police française des militants communistes mandatés pour ces négociations, plus Tréand. L’avocat de ce dernier obtient, après un rendez-vous avec Otto Abetz, la libération des quatre communistes. Abetz prend alors l’initiative de recevoir plusieurs responsables du PCF (dont Tréand et Catelas) afin de poursuivre à un autre niveau ces négociations. Lors de cette réunion (le 26 juin) la délégation communiste s’engage à remettre aux autorités allemande « un plan de travail et de propagande ». À savoir la confirmation par écrit d’un accord verbal sur la ligne éditoriale de L’Humanité : condamnation de l’Angleterre, dénonciation du général de Gaulle, et engagement en faveur de l’Allemagne nazie. Soit le prix à payer pour faire reparaître le quotidien communiste, mais également pour obtenir la libération de militants communistes emprisonnés par le gouvernement Daladier (et rétablir dans leurs prérogatives les élus communistes qui avaient été déchus de leurs fonctions après la proclamation du pacte germano-soviétique). L’Humanité, qui continue à paraître clandestinement, donne des gages de bonne volonté puisqu’on peut lire à la date du 4 juillet 1940 ces lignes édifiantes : « Il est particulièrement réconfortant en ces temps de malheur de voir de nombreux ouvriers parisiens s’entretenir avec les soldats allemands, soit dans la rue, soit au bistrot du coin. Bravo camarades, continuez même si cela ne plaît pas à certains bourgeois aussi stupides que malfaisants ». 

  Parallèlement, la parution le 30 juin de La France au travail (journal au contenu anticapitaliste et antisémite, créé à l’initiative des nazis) n’est nullement dirigé contre le PCF puisque « remettre la France au travail » devient l’un des leitmotivs de L’Humanité clandestine durant l’été. Rappelons que ces négociations autour de la re-parution légale du quotidien communiste (dans lesquelles Duclos joue un rôle central) ont l’aval de Thorez (depuis Moscou), de Dimitrov et du Komintern. C’est ce dernier qui, changeant de ligne en août 1940, demande l’arrêt de ces négociations avec les autorités allemandes (qui se poursuivront néanmoins jusqu’au 27 août).

  Après la rencontre entre Pétain et Hitler à Montoire (le 24 octobre 1940 : date officielle du début de la politique de collaboration), le PCF publie clandestinement plusieurs textes dans lesquels il condamne « la politique de Montoire » : cependant pas pour les raisons qui ont, à la Libération, été invoquées. Les communistes la désavouent en expliquant que cette politique n’est pas fondée sur la collaboration proprement dite mais sur « la soumission à l’Allemagne » (pareille soumission étant plus un facteur de guerre que de paix compte tenu « d’un effort de participation aux opérations militaires contre l’Angleterre »). Le PCF propose lui une politique de « collaboration vraie ». Ce qui signifie que cette collaboration-là repose sur l’égalité des droits entre les deux parties et le respect de l’indépendance nationale. Tous les communistes ne se situaient pas sur cette ligne durant cette période : à l’instar d’un Charles Tillon pour qui l’ennemi demeurait l’hitlérisme. Par ailleurs des militants communistes constataient, en zone occupée, que Vichy leur était plus hostile que ne pouvaient l’être les nazis envers les militants de la zone administrée par les Allemands. Mais ce courant « contestataire » restait minoritaire au sein du PCF. La ligne directrice du parti était établi par le noyau de dirigeants en contact avec Thorez et Moscou. Les rares communistes qui entreront dans la Résistance avant l’été 1941 le feront à titre individuel, en dehors des directives du PCF. Précisons que les intellectuels communistes, regroupés un temps autour de Politzer et du bulletin « L’Université libre » (créé en novembre 1940), se signalaient par le contenu plus antifasciste de leurs publications (celui par exemple de La Pensée libre). À partir d’avril 1941, l’Internationale Communiste infléchit sa ligne en privilégiant la « lutte de libération nationale ». D’où la création en France le 15 mai, à l’initiative du PCF, d’un Front National ayant vocation à regrouper tous les Français : à l’exception « des capitalistes et des traitres » (le second qualificatif concernait les « mauvais français » qui avaient rejoint de Gaulle à Londres). 

  Le PCF reste sur la ligne d’un collaborationnisme bon teint, malgré l’inflexion qui vient d’être indiquée, ceci jusqu’à la rupture du pacte germano-soviétique le 22 juin 1941. La donne en est profondément changée : l’appel du 29 juillet au sabotage dans les colonnes de L’Humanité clandestinesera entériné le 15 août par une déclaration du PCF préconisant la lutte armée. Les communistes viennent d’entrer dans la résistance. Cependant ils appartiennent au camp de résistants de la « troisième heure » : après ceux de la « première heure » (qui comme de Gaulle en juin 1940 avaient refusé la capitulation et l’armistice), et ceux de la « deuxième heure » (entrés eux dans la Résistance après l’officialisation d’une « politique de collaboration » entre l’Allemagne nazie et le gouvernement de Vichy). On mentionnera également les résistants de la « quatrième heure » (après la lourde défaite allemande de Stalingrad), et ceux de la « cinquième heure » (qui entreront en résistance au printemps 1944). Sans parler des résistants de la « dernière heure », une appellation peu contrôlée.

  Par conséquent, présenter en 1944 le PCF comme « le parti des fusillés » est à la fois vrai et faux. Vrai en raison de l’implication d’un fort contingent de communistes dans la Résistance depuis l’été 1941, et des pertes humaines conséquentes que le PCF dû subir jusqu’à la libération de tout le territoire. Faux si l’on souligne le rôle joué alors par l’historiographie communiste pour conforter ce qui s’apparente en partie à un mythe. Il importait, j’y reviendrai plus loin, de faire accroire que les communistes avaient été des résistants de la « première heure ». Cette volonté propagandiste a pu prendre des aspects burlesques avec Maurice Thorez, exfiltré de l’armée française par le Kominterm en novembre 1939, qui ne reviendra en France que quatre ans plus tard. En juin 1945, lors du premier congrès dans l’après guerre d’un PCF devenu la principale force politique du pays, Thorez était ainsi accueilli par l’un des responsables des FTP : « Salut à Maurice Thorez, le premier en date des combattants sans uniforme contre le fascisme hitlérien et les traitres ! Salut à Maurice Thorez le premier des francs tireurs et des partisans français ! ». Que certains à l’époque, en dehors des staliniens il va sans dire, aient pu avaler ce genre de potion ne peut s’expliquer que par la manière dont le PCF réécrivait son action dans la Résistance afin de prétendre à la même légitimité que les gaullistes originels : la martyrologie (celle du « parti des fusillés ») empêchant ou minorant toute analyse objective des faits depuis la défaite de l’armée française. Pendant longtemps un « appel du 19 juillet 1940 », signé par Thorez et Duclos, a été présenté comme étant la date d’inscription du PCF dans la Résistance. Cet appel, comme le confirmeront plusieurs historiens communistes en 1975, était un faux. L’appareil du parti mettra un peu plus de temps à le reconnaître.

  Revenons en arrière. Une première tentative de création d’un Front National en mai 1941 (à l’initiative des communistes comme je l’ai indiqué) n’avait pas obtenu les résultats escomptés. L’idée renait dans le courant de l’été 1942 pour se concrétiser l’hiver suivant. Cette seconde mouture, contrairement à la précédente qui excluait les gaullistes, entend regrouper tous les patriotes. C’est dans ce contexte que nait le Comité National des Écrivains (en lieu et place d’un Front National des Écrivains) : le CNE regroupe des écrivains communistes et d’autres (comme Mauriac, Vercors, Duhamel, Paulhan…). Le 4 septembre 1944 le CNE dresse une première « liste noire » d’écrivains collaborateurs : y figurent Brasillach, Céline, Chateaubriand, Chardonne, Drieu la Rochelle, Giono, Jouhandeau, Maurras, Montherlant, Morand, Petitjean, Thérive. A ces douze premiers noms le Comité en ajoute quatre-vingt deux autres le 15 septembre. Puis des dissensions au sein du CNE (entre les communistes et les autres) nécessitent l’établissement de deux listes : la première regroupant des auteurs faisant l’objet de réprobations et de sanctions morales ; la seconde, plus restreinte, désignant les « grands coupables ». Faute de pouvoir s’entendre, une troisième liste comprenant 158 noms (mais où avaient été retirés ceux de 17 écrivains présents dans la liste « exhaustive » du 16 septembre) est publiée le 21 octobre dans Les Lettres françaises (le journal du CNE), avec la mention que les écrivains qui y figuraient étaient « inégalement responsables ».

  Il ne s’agit pas ici de refaire l’histoire de l’épuration des écrivains à la Libération mais de s’interroger sur certains de ses enjeux en termes de responsabilité individuelle et collective. Pour replacer cette histoire dans un cadre plus général, je précise que les responsables de l’État français vichyssois, incarcérés dans les lendemains de la Libération, relevaient tous de l’article 75 punissant « l’intelligence avec l’ennemi » et « l’atteinte à la sûreté nationale ». J’ajoute que l’ordonnance du 28 août 1944, puis celle du 28 décembre complétaient l’arsenal pénal à travers la constitution du crime d’indignation nationale. Ce chef d’accusation tombera en désuétude après la loi d’amnistie de 1951. Cette dernière loi signe la fin de la période d’épuration : même si cette épuration, très présente jusqu’à l’été 1945, avait progressivement perdu de son intensité par la suite.

  Pour revenir à la question déjà posée avec Flaubert, de responsabilité de l’écrivain, il convient de s’arrêter longuement sur cette période riche d’enseignements en l’espèce, la Libération. Reportons l’interrogation sur les différents niveaux d’argumentation auxquels nous sommes confrontés ces années-là sous le chapitre accusatoire, lesquels, comme cela vient d’être rapidement évoqué avec le CNE, soulignent les contradictions présentes dans le camp des anciens résistants. Ce qui signifie que l’on apprécie différemment cette notion de responsabilité selon le caractère d’exemplarité ou pas de la politique à mener en matière d’épuration. Gisèle Sapiro, dans La responsabilité de l’écrivain, indique que « les porte-plumes de la collaboration » (dont elle rappelle qu’ils furent « les premiers désignés pour porter la responsabilité de la trahison ») se trouvaient plus exposés que d’autres pour « limiter la responsabilité collective et décharger la société de sa responsabilité objective ». Car il faut bien admettre, ceci précisé, qu’il y eut un poids deux mesures entre les condamnations qui frappaient les intellectuels (surtout les écrivains et les journalistes) et celles qui se rapportaient aux industriels et chefs d’entreprise collaborateurs (les chiffres sont éloquents : d’une commission d’épuration à l’autre on relève 57 % de sanctions pour les dossiers examinés dans le premier cas, contre 12 % pour le second). Cela s’explique par le souci manifeste alors du pouvoir en place de « redresser le pays ». Il disait avoir besoin de ces « acteurs économiques » qui même s’ils avaient activement collaboré, s’avéraient indispensables (sauf cas extrêmes) pour remettre en activité l’économie du pays. Tous les courants politiques participant au gouvernement (des gaullistes aux communistes, en passant par les socialistes et le MRP) parlaient à quelques nuances près ici de la même voix. D’ailleurs, exemple parlant, les éditeurs qui se trouvaient au carrefour de ces deux types de collaboration, intellectuelle et économique, furent moins inquiétés que les écrivains. Avec l’effet pervers d’un Robert Denoël qui, un premier temps innocenté par la justice, sera assassiné cinq mois plus tard : l’auteur, ou les auteurs de ce crime n’ayant jamais été retrouvés.

  Michel Surya, dans un livre essentiel sur la période 1944 - 1956 (La révolution rêvée : pour une histoire des intellectuels et des oeuvres révolutionnaires ), expose bien le dilemme qui se pose alors aux intellectuels et politiques qui, dans le camp des vainqueurs, entendent « penser » l’épuration : entre ceux qui « prétendent que l’épuration est elle-même le principe », quand d’autres « leur opposent qu’il faut qu’elle s’en donne un ». D’où cette opposition entre ceux, les seconds « qui prétendent juger », et ceux, les premiers, pour qui « se venger » suffisait. Il existait certes des dissensions au sein du CNE durant la guerre mais elles apparurent au grand jour à la Libération entre, sur cette question de l’épuration, les « ultras » (les communistes et leurs alliés en première ligne, Sartre et ses proches un ton en dessous) et les « modérés ». Cette opposition a pu à l’époque grossièrement recouper les notions de gauche et de droite. Mauriac, Duhamel, Paulhan, pour s’en tenir à ces noms, se retrouvent dans le camp « modéré » : celui de ceux qui demandent que soient pris en compte les différents degrés de culpabilité. Cependant, avec Paulhan plus particulièrement, cette opposition prend davantage un contenu philosophique quand, depuis le camp des « indulgents », l’auteur de Lettre aux directeurs de la Résistance affirme que les idées sont de moindre conséquence que les actes. Donc sont plus coupables parmi les collaborateurs ceux qui ont rendu effectives leurs idées, les ont concrètement réalisées, que ceux qui les ont émises. Ce qui, même indirectement, incitera Sartre à répondre que l’écriture est un acte. Paulhan, qui réclame « un droit à l’aberration » pour les écrivains, quitte le CNE (dont il est l’un des fondateurs) en 1947. 

  Julien Benda, l’un des intellectuels les plus en vue de l’entre-deux-guerre (et encore à la Libération, voire après) est quasiment oublié aujourd’hui. Si La trahison des clercs (1928), ouvrage dans lequel Benda dénonce le fourvoiement des intellectuels en politique, reste son livre le plus connu, La France byzantine (publié en 1945, alors fort commenté, mais disparu depuis déjà un certain temps de nos radars) mérite néanmoins d’être pris en compte pour revenir sur ce différend autour de l’épuration depuis une autre approche. Benda se classe à la Libération dans le camp des épurateurs les plus intransigeants. Ce qui le conduit, ceci prenant le pas sur d’autres considérations, à devenir un compagnon de route des communistes. La France byzantine, précision utile, se révèle discutable d’un bout à l’autre. Cet ouvrage suscite cependant l’intérêt, sinon plus, en tant que symptôme d’un certain état de la critique en 1945, et témoigne de quelques uns des reclassements du « monde littéraire «  de la France de l’après guerre. Dans ce livre Benda s’en prend à la littérature qui, depuis le romantisme, témoignerait d’une « crise d’affirmation » : l’auteur se situant a contrario dans une tradition française, disons rationaliste, celle de Descartes, Renan ou Taine, Benda accuse la littérature contemporaine de refuser l’analyse, de lui préférer à l’instar de Baudelaire « l’union mystique du sujet et de l’objet » ; de sacrifier l’universel au profit de l’individuel ; de pratiquer une « discontinuité intellectuelle » faisant le lit de l’irrationalisme (même chose pour la valorisation accordée à l’inconscient) ; de valoriser comme Flaubert la « joaillerie artistique », et ainsi favoriser la tendance à l’hermétisme (et à l’incommunicabilité) ; d’exalter « l’abjection humaine » ; enfin, à travers le principe de modernité, de s’approprier indûment l’idée de progrès.

  Un tel livre ne pouvait pas passer inaperçu en 1945. Les intellectuels communistes s’en inspireront (ou reprendront les thèmes les plus à même d’entrer en résonance avec un réalisme-socialiste repeint aux couleurs de la France) ; mais également, dans l’autre camp, un Marcel Aymé ; et aussi un Roger Caillois (ancien surréaliste, ancien proche de Bataille, évoluant après la guerre vers des positions conservatrices). Du côté stalinien, certes, on ne peut qu’approuver pareille défiance envers les avant-gardes littéraires (l’implicite de La France byzantine : d’autant plus, pour les contemporaines, qu’elles se positionnent contre le réalisme-socialiste) ; ou pareille défense de ce type de rationalisme ; ou encore (sinon plus) la condamnation sans appel d’une littérature exaltant l’abjection, ou supposée telle. D’ailleurs Claude Morgan, l’une des principales plumes staliniennes, rend compte d’une manière on ne peut plus favorable de La France byzantine dans la presse communiste (en fustigeant au passage le « nihilisme intellectuel et moral » de Gide, et l’influence délétère de Flaubert sur le roman contemporain). Aragon dans sa recension s’en prend à Valéry, et revient à son tour sur Gide (déplaçant sur ce dernier l’accusation de Benda envers Claudel, lequel aurait déserté « l’esprit français pour adopter l’allemand »). Aragon ira même jusqu’à écrire dans Les Lettres françaises que Gide méritait de passer devant un tribunal d’épuration au prétexte que le vieil écrivain « s’était remis à l’étude de la langue allemande en 1940 ». Des lecteurs protestèrent. Les Lettres françaises qui n’étaient pas encore stalinisées s’en firent l’écho. Ces réactions contraignirent alors Aragon à faire cette piteuse mise au point : « Je ne demande pas que l’on fusille M. Gide. Je demande seulement qu’on ne le publie pas dans Les Lettres françaises. Il y a une nuance ». Tout Aragon est dans cette nuance !

  Marcel Aymé (dans Le confort intellectuel) part du postulat, avancé par Julien Benda, selon lequel le romantisme aurait largement sa part de responsabilité dans ce que l’auteur de Clérambard entend condamner à la suite de Benda  (avec Baudelaire comme principal accusé). Roger Caillois en 1948 dans Babel (sous titré : « Orgueil, confusion et ruine de la littérature ») lui emboite le pas. Mais son argumentation, depuis un autre postulat de Benda (pour qui la raison, la clarté et l’intellect ne sont plus la règle dans une littérature soumise au monde des émotions), prend à partie la « littérature de révolte » (c’est l’ancien compagnon des surréalistes et de Bataille qui s’exprime ici), laquelle se complairait à privilégier « l’extravagant et l’ignoble, le sordide et l’infâme, le ridicule et le burlesque » pour s’abandonner aux « sensations morbides ou artificielles, aux hallucinations de la drogue, aux angoisses du vertige et de la folie » afin de promouvoir « le déchet ». Caillois écrit également : « Depuis le romantisme s’est accréditée l’idée que le poète est presque exclusivement un rebelle (…) Il se flatte de n’estimer les oeuvres qu’à proportion qu’elles sont subversives ». Citons aussi : « L’écrivain répudie tout ce qui constitue ou consolide l’ordre social. Il réserve sa sympathie au forçat ou à la prostituée ». Voilà, pour parler comme Flaubert, de bien jolis mots à la Prud’homme ! C’est d’ailleurs peut-être Babel qui incitera Albert Camus à argumenter peu de temps après de la façon que l’on sait dans L’homme révolté. La postérité s’est montrée ingrate avec ce livre de Caillois, jamais cité, mais dont on retrouvera pourtant la substantielle moelle sous la plume de quelques pourfendeurs des modernités littéraires.

  Le plus significatif, pour ne pas quitter Roger Cailois, étant que celui-ci trois ans plus tôt s’exprimait encore depuis le camp « progressiste ». C’est à lui que la rédaction des Lettres françaises confie le soin de rendre compte de La France byzantine. Son article n’est pas moins favorable que ceux de Morgan et d’Aragon (qui ont été publiés dans la presse strictement communiste). Caillois va même au-delà du propos de Benda quand il entend intenter un procès en responsabilité aux écrivains qui ont failli. Cette faillite ne pouvant pas seulement être imputée aux circonstances de la guerre (ce qui concerne les seuls écrivains collaborateurs). L’ouvrage de Benda sert ici de mode d’emploi puisque Caillois incrimine plus en amont les écrivains (et les courants littéraires) qui auraient indirectement entraîné la défaite de 1940. Une France qui, selon Caillois, n’aurait pas connu pareil effondrement en 1940 si la littérature auparavant, celle dénoncée dans la foulée de Benda, ne l’avait en quelque sorte anticipé, et par voie de conséquence précipité. Un constat lourd de signification ! Michel Surya dans La révolution rêvée souligne à juste titre que cette accusation se voulant progressiste reprend presque exactement celle que « formulaient cinq ans plus tôt les intellectuels reliés à la Révolution nationale ». Surya ajoute : « Les raisons qui se donnent comme progressistes aux lendemains de la guerre s’accordent, dans cette accusation portée contre la littérature et la pensée, avec les raisons qui se donnaient (Vichy) et se donneront (Aymé) conservatrices. Elles s’y accordent de façon qu’elles ne tentent pas même de dissimuler ».

  Une telle constatation nous incite à reconsidérer l’épuration sous un angle encore différent : les partisans du « tout épuration » sur le plan littéraire (les staliniens et certains de leurs compagnons de route) ne sont-ils pas paradoxalement d’accord sur l’essentiel (la condamnation de la littérature telle que la formulent Benda, Caillois et les intellectuels communistes) avec ceux qu’ils accusent (et pour qui, du moins certains d’entre eux, ils réclament « le poteau d’exécution »), lesquels les avaient précédés depuis l’affirmation d’une même condamnation ? Le mode d’expression seul les différenciant, il n’est pas interdit, à titre d’hypothèse, de penser que ce maximalisme dans l’épuration - punir exemplairement les écrivains collaborateurs - contribuait à occulter cet accord, implicite, entre les accusateurs les plus vindicatifs à l’époque de la Libération et ceux qu’ils accusaient ; sachant que pour ces derniers la défaite de 1940 s’expliquait en partie par ce en quoi la littérature, du moins celle que les uns et les autres (pourtant ennemis à mort) s’accordaient à trouver pessimiste, défaitiste, nihiliste, voire abjecte. Ce que l’on peut traduire, comme l’écrit Surya en se replaçant dans le contexte de l’époque, par : « Aujourd’hui il ne s’agit plus d’épurer les lettres des littérateurs les plus corrompus, c’est la littérature elle-même qu’il convient d’épurer ». Et force est de constater qu’à la suite de Benda et de quelques autres (dont les communistes) cette épuration-là se rapporte à ce qu’il est convenu d’appeler la « littérature contemporaine », en particulier celle qui aurait partie liée avec la modernité. Pour ces épurateurs, conclut ici Surya, « la littérature de l’avenir ne sera innocente qu’à condition que celle du passé ait été toute coupable ». C’est peut-être forcer le trait, mais cet aberrant-là (la condamnation de toute littérature digne de ce nom) ne l’étaient nullement pour ceux qui faisaient allégeance au camarade Jdanov et promotionnaient ainsi l’inepte réalisme-socialiste.

  Il ne faudrait pas croire, ceci posé, qu’il s’agirait d’une exception française (en raison du contexte particulier de la Libération en France). Un écrivain « irréprochable » comme George Orwell, qualifié ainsi entre autres raisons pour son absence de compromis avec les staliniens, l’était moins lorsqu’il s’agissait pour lui, sur un mode certes différent de Benda, de souligner négativement le penchant d’écrivains pour l’immoralisme ou « l’abjection », au nom du principe selon lequel un artiste ou un écrivain « n’a pas à être exempt des lois morales qui pèsent sur les gens ordinaires ». Il y a un aspect spécieux, voire moralisateur dans cette formulation. Par souci de précision, je renvoie le lecteur à deux articles bien connus d’Orwell, qui datent tous deux de 1944 : « L’immunité artistique : quelque notes sur Salvador Dali » et « Raffles et Miss Blandish ». D’une manière parfois abusive (sa lecture de la « Common  decency »), en sollicitant le texte d’Orwell, le succès un temps durant d’un Jean-Claude Michéa s’expliquait en partie par la volonté de l’auteur de dénoncer « l’indécence » des intellectuels pour mieux l’opposer à la « décence » des gens ordinaires. À travers ce populisme à la mode du temps, Michéa, de ce point de vue-là, n’est pas très éloigné de ce que formalisaient les intellectuels communistes à la Libération dans le domaine littéraire. Et puis, comment souscrire au propos de Michéa quand pareille défense et illustration des « gens ordinaires » débusque un conservatisme plus ou moins avoué ou assumé !

  Revenons à la période de l’Occupation en France. En juillet 1943 sort clandestinement un recueil intitulé L’honneur des poètes. Cette brochure composée par Éluard, Seghers et Lescure, comporte des poèmes des trois écrivains cités, plus d’autres : de Tardieu, Emmanuel, Aragon, Guillevic, Vildrac, Loys Masson, etc. L’édition brésilienne, un an plus tard, attire l’attention de Benjamin Peret, réfugié depuis 1941 au Mexique. Sa réponse (Le déshonneur des poètes), courte et cinglante, argumentée, prolonge le propos d’André Breton qui, dans Misère de la poésie, par delà la défense par les surréalistes durant l’hiver 1932 d’Aragon inculpé à la suite de la publication du poème Front rouge, estimait que ce poème « sans lendemain parce que poétiquement régressif » devait être qualifié de « poème de circonstance » (j’ajoute, pour la compréhension d’un poème comportant le vers « Feu sur Léon Blum ! », qu’à l’époque de la rédaction de Front rouge Aragon se situait dans la ligne de l’Internationale Communiste privilégiant alors la lutte contre la sociale-démocratie). Breton à travers cette formulation se référait plus particulièrement à Hegel, qui dans un des volumes de son Esthétique appelle « poésie de circonstance » des poèmes relevant d’un rapport au monde « réel, vivant et riche », mais qui font « rentrer la poésie sous la dépendance » et doivent à ce titre être placés sur « un rang inférieur ».

  Benjamin Péret, commentant L’honneur des poètes, souligne le rapport entre la forme (le retour « à la rime et à l’alexandrin classique ») et le fond (l’association du christianisme et du patriotisme) de cette anthologie poétique. Pour Péret « la poésie n’a pas à intervenir dans le débat autrement que par son intervention propre ». Ce qui n’empêche pas pour autant le poète de participer en tant qu’individu à l’action révolutionnaire : la poésie étant « libération totale de l’esprit humain » elle n’a pas de patrie puisqu’elle est « de tous les temps et de tous les lieux ». Péret conclut son libelle par une ode à la liberté, du moins la « liberté libre » telle que l’entendait Rimbaud. Ceci pour se différencier de celle que circonscrit le célèbre poème d’Éluard, Liberté j’écris ton nom, présent dans cette anthologie. Nous ne pouvons que souscrire au propos de Péret pour qui tout poème « qui exhale une « liberté » volontairement indéfinie quand elle n’est décorée d’attitudes religieuses ou nationalistes, cesse d’abord d’être un poème et par la suite constitue un obstacle à la libération totale de l’homme, car il le trompe en lui montrant une « « liberté » qui dissimule de nouvelle chaînes ».

  On remarque, pour rester avec Éluard, que là où Breton citait Hegel pour s’en prendre à la « poésie de circonstance » (quitte à gauchir l’expression du philosophe), Éluard lui la valorise en faisant état d’un propos de Goethe écrivant (Conversation de Goethe avec Eckermann): « Mes poèmes ont toujours été des poèmes de circonstance. Ils s’inspirent de la réalité, c’est en elle qu’ils se fondent et reposent. Je n’ai que faire de poèmes qui reposent sur rien ». Sauf que dans cet article (« la poésie de circonstance », publié en 1952), Éluard se garde bien de citer ce que Goethe ajoute ensuite : « Dés qu’un poète veut faire de la politique, il doit s’affilier à un parti, et alors, en tant que poète, il est perdu. Il lui faut dire adieu à sa liberté d’esprit, à l’impartialité de son coup d’oeil et tirer au contraire jusqu’à ses oreilles la cagoule de l’étroitesse d’esprit et de l’aveugle haine ». Parallèlement à cette lecture tronquée de Goethe, Eluard gratifiait ses lecteurs de vers qui n’ont pas besoin d’être commentés : « Car la vie et les hommes ont élu Staline / Pour figurer sur terre leurs espoirs sans bornes ». Pauvre Éluard ! Lui qui avait été le surréaliste le plus virulent envers Aragon en 1932 (après que ce dernier ait trahi ses amis et ses engagements passés) : « Toute l’eau de la mer ne saurait laver une tache de sang intellectuelle » écrivait-il dans son cinglant Certificat. Et il en était réduit presque vingt plus tard à faire l’éloge de Staline le doigt sur la couture du pantalon !

  Tout sépare L’honneur des poètes et Le déshonneur des poètes. Le fossé entre ces deux conceptions de la poésie (dont l’une, la seconde, se trouvait marginalisée en 1945) s’élargira encore plus dans les lendemains de la Libération quand l’écrivain le plus représentatif de cet « honneur » enfoncera davantage le clou : « La poésie est redevenue langage », affirmera sans rire Aragon. C’était vouloir dire - certains s’en firent l’écho - que la poésie issue de Rimbaud et de Mallarmé, qualifiée intellectualiste, hermétique, élitiste, était devenue caduque. Un des porte-plumes staliniens écrira même que l’essence de la poésie était « de dire ce que pensent les foules ». La poésie devait servir, être utile, exprimer ce que les souffrances de l’Occupation avaient permis de retrouver : une France qui, définitivement débarrassée de Vichy et de Pétain, n’en conservait pas moins dans l’expression quelque chose de maréchaliste (les cloches, les blés et Maurice Chevalier : l’interprète en 1941 de Ça sent si bon la France, que Thorez et Aragon s’efforceront de « blanchir » au plus fort de l’épuration).

  Pourtant il était un poète, mises très à part les rhétoriques nationalistes et religieuses provenant des wagons tractés par la locomotive de L’honneur des poètes (ce qui avec ce poète-là n’est pas rien !), qui pouvait, pour le reste, du point de vue de la lisibilité, de la simplicité, d’une poésie « lue par tous », s’accorder un tant soit peu avec ceux qui, à l’instar des staliniens, instruisaient le procès plus haut mentionné afin de promouvoir une poésie susceptible de « s’adresser aux masses » et d’être comprise par ces dernières. Pourtant avec ce poète, Jacques Prévert, il n’y eu pas véritablement d’accord. Car la poésie de Prévert se révélait trop irrévérencieuse, trop antimilitariste, trop irréligieuse, trop libertaire pour être enrôlée sous cette bannière. Ensuite le recueil publié par Prévert (Paroles, 1946) comprenait de nombreux poèmes écrits avant-guerre, et ceux qui dataient de l’époque de l’Occupation et de celle de la Libération ne se distinguaient pas des premiers. Ainsi la guerre n’avait pas eu de véritable incidence sur la production poétique de Prévert, laquelle restait pour l’essentiel fidèle à la vision du monde qui avait été celle du poète lors de sa période surréaliste, ou de son activité ensuite au sein du groupe Octobre. D’ailleurs le public qui dans les années d’après guerre fit le succès de Paroles (plus aucun autre recueil passé ou à venir) connaissait du moins en partie ces poèmes (ceux mis en musique durant les années trente, et interprétés par Agnès Capri et l’incomparable Marianne Oswald).

  Georges Bataille ne s’y trompa pas, en écrivant lors de la parution de Paroles un article (« De l’âge de pierre à Jacques Prévert », dans Critique) qui tentait de s’abstraire de l’événementiel et des polémiques du moment  (sur « la poésie de circonstance » et autour de la notion d’engagement) pour déplacer la question plus en amont. S’efforçant de définir la poésie non sans reconnaître le caractère « rudimentaire », puis « vague » de sa démarche, Bataille affirme finalement que « la poésie porte au rouge, trouve des notes aigües et communique une même étrangeté gênante à l’intérieur du temps. Ce qu’elle exprime est partie du mouvement de l’histoire et la façon dont elle l’exprime est aussi une forme que prend ce mouvement. Mais il ne suffit pas de dire au poète : tel est l’événement que tu exprimeras ». On voit mieux où Bataille veut en venir. Commentant maintenant Paroles (« la poésie d’un homme extérieur au jeu littéraire »), Bataille illustre à travers des exemples parlants ce qu’il avait dans un premier temps laissé volontairement dans le vague. Le texte de Prévert est « précisément poésie » en tant que « démenti vivant » et « dérision » (…) de ce qui fige l’esprit au seul nom de poésie ». Une expression poétique que Bataille ne veut pas séparer de l’homme Prévert qu’il a bien connu. D’où cette ébauche de portrait, très juste : « Il parlait sans fatras intellectuel, envoûtant qui l’entendait, d’habitude entouré de camarades très simples, souvent prolétaires ». L’important résidant dans les lignes suivantes, qui renvoient fondamentalement à la poésie de Prévert : « Ce qui au dernier degré est le propre de Prévert n’est pas la jeunesse - ce serait peu dire - mais l’enfance, le léger éclat de folie, l’enjouement d’une enfance qui n’a pour la « grande personne » aucun égard. La sorte d’éveil aigu, de coude à coude, d’ironie sagace et de « mauvaise tête » de l’enfant l’a gardé de ne rien concéder au sérieux de la pensée et de la poésie. L’enfant tire en nous la chaise aux prétentions qui font les « grands hommes », qui les rendent sombres et leur donne à découvrir chez les autres, une vanité qui n’a de sens que leur propre sottise ». 

  Deux autres poètes, pour des raisons différentes, ne peuvent comme Prévert être rangés dans le camp de ceux qui se positionnèrent en rangs serrés derrière la banderole « l’honneur de la poésie ». René Char, qui rejoint la Résistance l’hiver 1942 (devenant responsable du secteur Durance sud), n’a pas publié durant l’Occupation. Char n’a cependant pas cessé d’écrire pendant cette période. Les notes et aphorismes poétiques rédigés en 1943 et 1944 dans le maquis du Vercors seront plus tard réunis dans Les feuillets d’Hypnos. Il existe un monde entre cette poésie et celle écrites durant les mêmes années par les Aragon, Éluard et compagnie. D’un côté, avec ces derniers, nous sommes en présence d’une « poésie de circonstance » qui aligne ses alexandrins en se référant à une France éternelle (que l’on disputerait à Vichy, en quelques sorte). De l’autre, avec Char, les notes des Feuillets d’Hypnos (dont leur auteur indique qu’elles furent écrites dans « la tension, la colère, la peur, l’émulation, le dégoût, la ruse, le recueillement furtif, l’illusion de l’avenir, l’amitié, l’amour ») aident à vivre, tout simplement. Mais davantage encore, quoique « affectées par l’événement », elles s’insurgent contre un monde qui réduirait la poésie à une fonction utilitaire, voire moralisatrice. 

  Le second de ces poètes, Pierre Reverdy, n’a également rien publié durant l’Occupation malgré les sollicitations dont il était l’objet. Ce refus catégorique allant même jusqu’à provoquer l’incompréhension de Seghers et d’Éluard, désireux d’obtenir la participation de Reverdy à la brochure L’honneur des poètes. Après la Libération, parallèlement à la publication de recueils de poésie, Reverdy rédige trois petits essais (Cette émotion appelée poésie, Circonstances de la poésie, La fonction poétique) entre 1946 et 1949 : le troisième d’entre eux figure parmi les plus importants textes de réflexion sur la poésie au XXe siècle. Les deux autres, plus particulièrement le second, sont indirectement une réponse à la notion de « poésie de circonstance » : d’où ces « circonstances de la poésie » que Reverdy oppose aux mots d’ordre du jour. Lors d’un enquête de L’Arche posant en 1945 la question (« La guerre a-t-elle eu une influence sur votre oeuvre ? »), Reverdy, après des considérations sur les circonstances durant lesquelles le poète peut s’y trouver confronté, n’entend cependant pas subordonner l’expression poétique à « l’évènement » (« pour grand soit-il »), sinon celui-ci ne serait « qu’une vaine grandiloquence ». Quant à la poésie dite « à hauteur d’homme » (formule utilisée par Jean Lescure pour qualifier la poésie d’André Frenaud), Reverdy indique qu’il craint « qu’elle ne puisse jamais être au-dessous de la poésie et au-dessous de l’homme. Car tenter de s’exprimer en art est, avant tout, je suppose, vouloir se soulever, se dépasser ». 

  De la « poésie de circonstance » à la littérature engagée » il n’y aurait qu’un pas ? Selon Gisèle Sapiro le concept de « littérature engagée », celle de Sartre du moins, « ne peut se comprendre que sur fond de procès et des débats qu’ils ont suscité autour de la responsabilité de l’écrivain ». Je me garderai bien d’entrer ici dans les méandres de la pensée de Sartre. D’ailleurs celle-ci, comme on le verra plus loin, s’est révélée fluctuante sur ce genre de question. Un ouvrage comme Qu’est-ce que la littérature ? (publié en 1948)défit parfois l’analyse. Il y a un côté professoral chez Sartre qui réclame « la synthèse, la synthèse ! » devant ce qui échappe à sa compréhension. Les pages que le philosophe consacre au surréalisme l’illustrent plus que d’autres. En tout cas cette « philosophie de la liberté » dont on crédite alors Sartre sera plus tard soumise à une rude épreuve quand le philosophe, en publiant en 1952 dans Les temps modernes l’article « Les communistes et la paix », se rapproche du PCF jusqu’à devenir durant les années suivantes l’un de ses compagnons de route. Un compagnonnage qui se transforme en   alignement dans un entretien à Libération (celui de la presse communiste) titré « La liberté de critiquer est totale en URSS ». On ne sait pas si Sartre avait la mémoire courte ou l’échine particulièrement souple : rappelons qu’auparavant, parmi d’autres perles recueillies dans la presse stalinienne, Sartre y était présente comme « l’homme providentiel du fascisme ». Michel Surya le commente ainsi : « Car c’est une constance de cette guerre de position idéologique qu’il suffise que ceux-là que les communistes tenaient pour rien, il y a peu encore, se tiennent eux-mêmes soudain pour rien, et les rallient, obéissant à un mouvement fait pour effacer les insultes qu’il leur avait fallu essuyer ; et aussi pour que les communistes eux-mêmes oublient les insultes dont ils s’étaient montrés prodigues ».

  Sartre avait certes été insulté par les staliniens, mais le lecteur qui vient de prendre connaissance de ce rappel sur « l’homme providentiel du fascisme » sera peut-être étonné d’apprendre qu’il y avait encore pire dans le genre. Ce pire concernait les anciens communistes qui avaient non seulement trahi le parti, mais également, circonstance aggravante, la classe ouvrière. Alors qu’un intellectuel comme Sartre ne trahissait, ici pour le mieux, que sa classe d’origine en devenant un compagnon de route des communistes, prouvant si besoin était l’excellence de la thèse selon laquelle « le parti a toujours raison » puisqu’un « adversaire de classe » aussi prestigieux que Sartre se rendait finalement à ces raisons. Dans le même ordre d’idée, comme l’indique Surya, la preuve était faite « qu’un intellectuel bourgeois témoigne publiquement, par sa conversion, de sa mauvaise conscience ». Durant ces années de compagnonnage Sartre a avalé maintes couleuvres. Cependant il ne résolut pas à avaler celle, de taille conséquente (plus que les autres assurément), qui en 1956 vit le PCF soutenir et justifier l’écrasement de l’insurrection de Budapest par les chars soviétiques.

  Sartre dans Qu’est ce que la littérature ? - malgré ses déclarations alors de défiance, sinon plus (celles que retenaient les staliniens pour se retourner contre le philosophe : citons par exemple « Puisque nous sommes encore libres nous n’irons pas rejoindre les chiens de garde du PC », phrase savoureuse quand on connaît la suite, ou « Le PC n’est plus un parti révolutionnaire ») - n’en estimait pas moins, au sujet du PCF : « On ne peut guère aujourd’hui, et en France, atteindre les classes travailleuses si ce n’est à travers lui ». Ce pas, Sartre le franchira en trois étapes. D’abord lors des dissensions qui apparaîtront en 1949 au sein du Rassemblement Démocratique Révolutionnaire (David Rousset et ses amis choisissant le camp américain), ensuite lors de la guerre de Corée, enfin avec l’article « Les communistes et la paix » (le propos « comment pouvez-vous croire à la fois à la mission historique du prolétariat et à la trahison du parti communiste, si vous constatez que l’un vote pour l’autre » résume le tout : une phrase digne de figurer dans une anthologie de La dialectique pour les nuls !).

  La notion de « littérature engagée » s’est quelque peu délitée depuis les années 1960, par profusion de sens dirais-je. À la Libération cette terminologie était en vogue, et plus associée aux personne et pensée de Sartre que quiconque. Cependant plusieurs écrivains - et non des moindres ! - l’ont discutée et même récusée. Un article de l’importance de La littérature et le droit à la mort de Maurice Blanchot (1948) excède cette thématique (d’ailleurs Blanchot ne parle pas de « littérature engagée » dans ce texte) mais représente néanmoins une réponse oblique à Sartre. Blanchot doute d’abord du postulat selon lequel l’écrivain « affirme maintenant que sa fonction est d’écrire pour autrui, qu’en écrivant il n’a en vue que l’intérêt du lecteur ». Ce qui pour Blanchot s’apparente à un leurre. Il y répond sur le mode de la variation depuis un thème appelé « la cause » (à savoir les différentes manières de s’y conformer ou de s’y confronter) : depuis l’homme qui y adhère jusqu’à l’écrivain « qui semble avoir partie liée avec la Cause ». Blanchot indique que ce qui intéresse l’écrivain dans la Cause « c’est sa propre opération ». Et il ajoute : « On comprend la méfiance qu’inspirent aux hommes engagés dans un parti, ayant pris parti, les écrivains qui partagent leurs vues : car ces derniers ont également pris parti pour la littérature, et la littérature, par son mouvement, nie en fin de compte la substance de ce qu’elle représente. C’est là sa loi et sa vérité. Si elle y renonce pour s’attacher à une vérité extérieure, alors elle cesse d’être littérature et l’écrivain qui prétend l’être encore entre dans cet autre aspect de la mauvaise foi ». Pour résumer (ce ne sont pas dans cet article les commentaires de Blanchot sur Kafka et Mallarmé qui le démentiront) : le seul parti que puisse prendre les écrivains est celui de la littérature. 

  Cela n’est pas anodin de constater que René Char, de manière indirecte, et Joe Bousquet, plus directement, sont intervenus dans le débat en répondant à l’enquête d’Action évoquée dans le chapitre précédent (« Faut-il brûler Kafka ? »). Char déclare vouloir refuser qu’on lui assigne « un choix préalable, une obéissance, une discipline, des directives » qui ne peuvent engendrer que « asphyxie, névrose, stupidité ». Tandis que Bousquet détourne le terme « littérature engagée » pour l’appeler « littérature dirigée ». À travers cette terminologie, le poète de Carcassonne s’en prend aussi aux communistes. Une « littérature dirigée » qui, selon l’heureuse formule de Bousquet, « dégringole un escalier de contresens ».

  André Breton, de manière plus frontale, conclut un texte de 1947 (Seconde arche), consacré à la situation du surréalisme à Prague par le propos suivant : « Aucun impératif politico-militaire ne saurait être reçu ni promulgué dans l’art sans trahison. Le seul devoir du poète, de l’artiste, est d’opposer un NON irréductible à toutes les formules disciplinaires. L’ignoble mot « d’engagement », qui a pris court depuis la guerre, sue une servitude dont l’art et la poésie ont horreur. Heureusement, le grand témoignage humain, celui qui a su jusqu’ici défier le temps, fait de ces petites interdictions, de ces amendes dites comme par antiphrase « honorables », de ces compromis honteux une justice torrentueuse ». Même si Breton et les surréalistes vont durant l’hiver 1949 soutenir les efforts du Rassemblement Démocratique Révolutionnaire (Breton intervenant lors de la première réunion publique en prononçant un discours qui excédait quelque peu les objectifs et le cadre fixé par les organisateurs de la soirée) ce soutien n’excèdera pas quatre mois. Il est dommage que les remous crées dans la salle lors de la seconde réunion publique du RDR par l’intervention du physicien américain Carl Compton (défendant ce qu’on n’appelait pas encore du nom de « dissuasion nucléaire ») avaient contraint les organisateurs à suspendre la réunion : Breton, prévu parmi les derniers intervenants, ne put s’exprimer. Dans cette intervention (« Allocution au meeting du 30 avril 1949 ») on retient surtout que les surréalistes refusent de choisir entre les deux tendances devenant irréconciliables apparues au RDR, comme Rousset venait de le faire avec le camp dit « libre » (celui américain), et comme Sartre s’apprêtait à le faire avec le camp soviétique.

  Il faut revenir en arrière, en novembre 1944, pour trouver par anticipation un démenti sans commune mesure de la « littérature engagée ». Ce court article de Georges Bataille (« La littérature est-elle utile ? »), publié dans Combat, vaut aussi comme réponse à la « poésie de circonstance » qui fait alors florès. La différence, avec l’attitude polémique plus frontale de Benjamin Péret, étant par exemple que Bataille, par delà ce qui inscrit son article dans l’actualité du moment, pose la question plus en amont de l’utilité de la littérature : c’est dire « le fait que la littérature se refuse de façon fondamentale à l’utilité ». Ce qu’il introduit de la façon suivante : « Je n’écris authentiquement qu’à une condition : me moquer du tiers et du quart, toutes les consignes aux pieds ». D’où un propos s’opposant de la manière la plus radicale à cette « chute dans l’utilité », laquelle laisse le champ libre « aux arlequins de la propagande ». Contre « la peur de la liberté » et le « besoin de servitude » liés à l’utilité, la « vraie tâche » de l’écrivain pour Bataille est de révéler « à lasolitude de tous une part intangible que personne jamais n’asservira ». Sur le plan politique cette liberté-là annonce « cette part libre de nous-mêmes que ne peuvent définir les formules, mais seulement l‘émotion et la poésie des oeuvres déchirantes ». Une liberté que Bataille définit comme « hardie, fière d’elle et sans limites, qui fait quelquefois mourir, qui fait même aimer de mourir ». Bataille conclut son article par : « Ce qu’enseigne ainsi l’écrivain authentique - par l’authenticité de ses écrits - est le refus de la servilité (c’est en premier lieu la haine de la propagande). C’est pour cela qu’il n’est pas à la remorque des foules et qu’il sait mourir dans la solitude ».

  De telles lignes niaient par avance, je le répète, l’idée de « littérature engagée ». Michel Surya le relève en précisant : « La littérature a moins à lutter pour la liberté (et à s’assujettir à cette lutte) qu’elle n’a à être elle même l’aune à laquelle on mesure la liberté. Ce qui revient à dire : une liberté incapable des excès qui lui sont naturels sinon inhérents - excès dont il ne faut pas ignorer qu’ils peuvent à tout instant être tenus pour liberticides - est une liberté condamnée ». On ne peut pas dire que la réponse ici de Sartre à Bataille dans un article des Temps modernes - reproduit ensuite dans Qu’est ce que la littérature ? - ait été à la hauteur de ce qui vient d’être exposé : seul un laconique « les gloses de Georges Bataille sur l’impossible ne valent pas le moindre trait surréaliste » (nous remettons cette affirmation dans la perspective d’un chapitre où le surréalisme se trouve particulièrement malmené) se signalent à l’attention du lecteur. Sartre, dans une note ajoutée plus tard lors de la parution de son livre, écrit mesquinement que « Bataille a tort de passer pour un champion du surréalisme » puisque, dans « une conversation privée avec Merleau-Ponty », Bataille aurait dit à ce dernier « Je fais les plus grands reproches à Breton mais il faut nous unir contre le communisme » » (ce qui ressemble peu, dit dans ces termes, à un propos de Bataille). Cette conversation précédait l’envoi d’une lettre rendue publique par Bataille (adressée à Merleau-Ponty) l’informant qu’il retirait l’article promis aux Temps modernes « en raison de la désinvolture avec laquelle Sartre avait parlé des surréalistes dans sa revue ». Plusieurs années plus tard, Bataille précisera : « Un jour Merleau-Ponty me prévint de l’existence de cette note ; il ajouta : « Je ne me souviens plus très bien de ce que j’ai dit à Sartre mais cela ne devait pas être exactement ce que vous m’aviez dit et je suis sûr que Sartre n’a pas reproduit exactement ce que je vous avais dit » ». En faisant publiquement état d’un propos qu’il n’avait pas personnellement entendu, et en le déformant sciemment, Sartre, comme l’indique Bataille, « manoeuvrait, me prêtant une phrase qui devait susciter contre moi la double hostilité de Breton et des communistes ». Ainsi parlait Jean-Paul Sartre depuis la conciergerie des Temps modernes : rideau !

  Georges Bataille, dans Lettre à René Char sur les incompatibilités de l’écrivain (la réponse en 1950 à une question posée par Char), d’une manière moins virulente que dans « La littérature est-elle utile ? », revient sur ce questionnement et prend acte de ce qui a été écrit entre temps sur le sujet. Entre deux conceptions autant opposées que peuvent l’être, d’un côté celle de Blanchot (La littérature et le droit à la mort « qui dénie le sérieux de la question »), et de l’autre celle de Sartre (Qu’est-ce que la littérature ?) « qui n’a jamais reçu que des réponses insignifiantes », Bataille a choisi son camp et cela ne date pas d’hier : vis à vis de Sartre il rappelle à son interlocuteur ce qu’il exposait déjà dans « La littérature est-elle utile ? ». Puis précise plus loin (pour répondre à la question posée par Char sur ces « incompatibilités ») : « L’incompatibilité de la littérature et de l’engagement, qui oblige, est donc précisément celle de contraires. Jamais l’homme engagé n’écrivit rien qui fut mensonge, ou ne dépassât l’engagement. S’il semble en aller autrement, c’est que l’engagement dont il s’agit n’est pas le résultat d’un choix, qui répondit à un sentiment de responsabilité ou d’obligation, mais l’effet d’une passion, d’un insurmontable désir, qui ne laissèrent jamais le choix ». Ce qui n’empêche pas que l’écrivain puisse s’accorder avec une « action politique rationnelle », et même « l’appuyer dans ses écrits », mais Bataille soumet ce soutien à une série de conditions qui l’entraînent à résumer sa position dans les termes suivants : « L’esprit de la littérature est toujours, que l’écrivain le veuille ou pas, du côté du gaspillage, de l’absence de but défini, de la passion qui ronge sans autre frein qu’elle même, sans autre fin que de ronger. Toute société devant être dirigée dans le sens de l’utilité, la littérature, à moins d’être envisagée, par indulgence, comme une détente mineure, est toujours à l’opposé de cette direction ».

  On ajoutera que la radicalité d’un tel positionnement peut, dans des circonstances précises, trouver sa limite. Par exemple lorsqu’en 1958, sollicité par Dionys Mascolo, Bataille répond alors par la négative à la proposition faite par son interlocuteur de riposter collectivement à la prise de pouvoir de de Gaulle (riposte liée au risque d’une dictature qui, en juin 1958, n’était nullement hypothétique). Cette activité politique, sans Bataille donc, se concrétisera dans un premier temps à travers le bulletin 14 Juillet. Même si Bataille dit être pleinement d’accord avec la notion de « refus inconditionnel », présente dans le courrier de Mascolo, les raisons qui y président lui semblent équivoques. On a cependant des difficultés à suivre Bataille quand, liant le « refus inconditionnel » à « l’affirmation de ma souveraineté », il n’entend pas « laisser une si violente affirmation dans la boue du compromis » que représente pour lui « le domaine politique ». Ici en l’occurrence, il ne peut que seulement s’accorder avec ce qui « évite le pire ». Le raisonnement finit par tourner à vide lorsque Bataille avance que la « situation impossible » dans laquelle se trouvent pris ses interlocuteurs (dont la plupart sont ses amis) débouche sur un « bavardage impuissant ». On pourrait à sa décharge évoquer quelque permanence de cette « négativité sans emploi » évoquée dans un important courrier de Bataille à Kojège en 1937. Mais à vrai dire les enjeux philosophiques présents dans cette lettre sont sans commune mesure avec les justifications tardives de Bataille en juin 1958.

  Néanmoins, ceci précisé, le refus d’une activité politique en de tels termes étonne puisque, fin 1956 encore, Bataille avait rallié le Comité intellectuel révolutionnaire créé au lendemain de l’insurrection de Budapest (de sa répression plutôt par l’armée rouge). Que s’était-il passé ensuite pour que Bataille refuse ce que 18 mois plus tôt il acceptait ? Entre temps, il est vrai, le diagnostic de la maladie qui devait emporter Bataille en 1962 avait été posé. Les problèmes de santé prendront à partir de 1957 une place importante, voire essentielle dans la vie de l’écrivain, l’obligeant plusieurs fois à ajourner des projets exposés précédemment à l’un ou l’autre de ses correspondants. On peut faire ici l’hypothèse que le pessimisme exprimé en 1958 par Bataille - le mot n’est cependant pas prononcé - s’explique également par son état de santé. 

  Cette séquence se termine avec le Manifeste des 121 (le prolongement de l’activité dispensée au sein de 14 Juillet principalement). Ce qui s’ensuit, mai 68 ses prolégomènes et ses conséquences, appartient à une autre histoire








































INCREVABLE SURRÉALISME !



  Aucune volonté de « transformer le monde » selon le processus révolutionnaire hérité des luttes ouvrières des XIXe et XXe siècles, ne peut - en dépit des garanties qui seraient présentées - véritablement « changer la vie » sans prendre en compte les dimensions artistiques et poétiques (quant à l’action qui résulterait de cette volonté). C’est aussi vouloir affirmer en retour que l’art et la poésie ne peuvent être dépassés, alors qu’ils contriburaient à infléchir l’impératif « changer la vie », sans être en même temps l’un des agents structurants de cette volonté de « transformer le monde » inhérent au processus de révolution sociale.

  À ce sujet rappelons que le surréalisme, plus que tout autre mouvement artistique dit « d’avant-garde », s’est efforcé, depuis les moyens d’expression qui lui étaient propres, de réaliser avec une constance qui n’avait pas d’égal le « programme » le plus ambitieux qu’ait connu XXe siècle : à savoir la capacité pour chaque individu de vivre poétiquement dans l’ici et maintenant. Ce qui n’était nullement incompatible avec cet autre projet, issu du mouvement ouvrier du siècle précédent, de transformer le monde pour accoucher d’une société plus libre, plus juste, plus solidaire, abolissant les classes sociales. Mais pareille ambition serait restée à l’état de lettre morte si le surréalisme s’était aligné sur l’une ou l’autre des organisations (ou courants politiques) avec il il avait établi des liens de compagnonnage ou partagé ponctuellement des objectifs précis. C’est dire que le surréalisme, à plusieurs reprises durant l’existence du groupe, s’est trouvé confronté à un souci, un besoin, une exigence : ceux de préserver une autonomie que seul garantissait le « programme » évoqué ci-dessus. Non pas dans la mesure où celui-ci connaitrait un début de réalisation (comme on pourrait le dire d’une situation révolutionnaire) mais en conservant ce tranchant et cette qualité, ou le tranchant d’une telle qualité : continuer à vouloir parier sur la subversion poétique initiée par le mouvement Dada. En le prolongeant à travers les trois données suivantes : l’écriture automatique, le scandale (la volonté de nier les valeurs les plus établies de la société), et la rencontre (la fusion) de l’imaginaire et du quotidien.

  Il est convenu à juste titre de se référer aux Champs magnétiques de Breton et Soupault pour désigner la première expression revendiquée de l’écriture automatique. Le Premier manifeste du surréalisme en déclinera toutes les occurrences afin d’en faire l’une des pierres angulaires du mouvement naissant. Par delà les aspects « techniques » ou « cliniques » de l’automatisme, auquel les noms de Myers et plus encore de Freud peuvent être associés, deux références fondamentales du surréalisme, Rimbaud et Lautréamont, doivent être maintenant convoquées pour bien préciser la nature des enjeux que recouvre la notion d’écriture automatique. Le premier, dans sa Lettre au voyant, préconise « un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ». À l’aune de l’oeuvre rimbaldienne, c’est vouloir infléchir la poésie dans une direction qui l’affranchirait de principes formels confondus jusqu’à ce « moment Rimbaud » avec l’expression même de la poésie. Le terrain avait été en quelque sorte préparé par la modernité initiée dans un premier temps par Baudelaire, puis sur un mode différent par Mallarmé. Tout comme il convenait également de prendre en compte la donnée spirituelle issue du romantisme et dirigée contre la rationalité du monde bourgeois. Quant à Lautréamont, proclamant dans Poésies « La poésie doit être faite par tous, non par un », l’écriture automatique y répond par excellence. Il s’agit d’en finir avec la littérature entendue comme une pratique réservée à quelques « élus ». Cela pour répondre au voeu de Lautréamont : d’une poésie faite par tous.

  Ceci pour l’ambition affichée. André Breton reconnaîtra en 1933 dans Message automatique que « l’histoire de l’écriture automatique serait, je ne crains pas de le dire, celle d’une infortune continue ». Il ajoute : « Durant des années j’ai compté sur le débit torrentiel de l’écriture automatique pour le nettoyage définitif de l’écurie littéraire ». Les résultats ne sont certes pas à la hauteur des espérances de la première génération des surréalistes. Ce constat fait (sans taire sa part de responsabilité), Breton revient sur des principes quelque peu « écornés » depuis la naissance du mouvement surréaliste. D’abord l’automatisme avait pris davantage une tournure spirite et médiumnique, ce qui n’était pas sans réduire son ambition. Il importait par conséquent de remettre le cap sur Rimbaud et Lautréamont. Plus fondamentalement, ce constat d’échec fait, il ne s’agissait pas de céder sur l’essentiel : la nécessité pour tous les hommes de se convaincre des possibilités pour chacun d’entre eux de pouvoir recourir à volonté au langage automatique, à la poésie donc.

  En second lieu, la notion de « scandale », qui renvoie à ceux inaugurés lors de l’époque Dada, visait à discréditer les idées de patrie, de religion, de famille, de travail, mais également l’armée, l’enfermement carcéral et asilaire, et plus généralement toutes les institutions du monde bourgeois. Et qui, sinon les surréalistes, s’y adonnaient avec constance, permanence, détermination. En dépit de ce que l’on en dit aujourd’hui à l’heure de la mondialisation, sous le rapport de la (relative) déliquescence de la famille, ou de la perte d’influence de l’Église catholique, les surréalistes, les premiers ont défendu collectivement, sur un ton qui n’appartenait qu’à eux, une conception du monde qui entendait ruiner de telles « idées » pour détruire les fondements du monde bourgeois. Ces « scandales » représentant la partie « révoltée » de l’activité surréaliste.

  Enfin, la mention d’une rencontre entre l’imaginaire et le quotidien recouvre les notions de hasard objectif, de merveilleux, voire d’érotisme, ainsi que les mythes de la réconciliation poétique de l’homme avec le monde, la reconfiguration par l’imaginaire de l’espace urbain, et la pratique des jeux collectifs surréalistes. L’on retrouve sous ce chapitre la dimension la plus singulière du surréalisme. Il va de soi que ces rencontres, cette démarche (le vivre poétiquement son existence), à la mesure de « l’engagement » qu’elles impliquent et nécessitent, se heurtent de plein fouet à la passivité générée par le monde tel qu’il va : aux « petits hommes » que la société façonne en limitant leur univers  physique et mental à l’horizon borné de la marchandisation généralisée, et à travers elle aux modes de consommation et de culture de masse.


  POUR LA FIGURATION, MESSIEURS, VOUS REPASSEREZ !

 Jean Bazin et Jérôme Duwa, dans le texte « Entrée des figurants » (mis en ligne sur le site de « L’association des amis de Benjamin Péret »), s’en prennent au livre de Radovan Ivsic, Rappelez-vous cela, rappelez-vous bien tout (paru aux Éditions Gallimard en 2015), mais également à l’article d’Alain Joubert, « Le témoin capital », qui en rend compte dans La nouvelle Quinzaine littéraire de juin. Ce désaccord porte principalement sur Jean Schuster, et accessoirement l’histoire du mouvement surréaliste dans l’après guerre : Bazin et Duwa évoquent d’emblée « une pure désinformation » chez Ivsic, et plus encore Joubert. Pourtant, ces trois textes lus, le lecteur attentif peut retourner l’accusation contre les deux rédacteurs.

  Le livre de Radovan Ivsic (principalement un témoignage personnel sur André Breton) sert surtout de prétexte à Bazin et Duwa. Si l’on en croit leur proximité avec la personne et l’oeuvre de Jean Schuster cette « querelle » ne daterait pas d’aujourd’hui. Je relève que la réponse d’André Breton à Jean Schuster, dont témoigne Ivsic, doutant fortement de l’apport d’un ouvrage comme Les mots et les choses au surréalisme, est parfaitement justifiée. Il paraît possible que L’histoire de la folie à l’âge classique (pour citer un autre livre de Foucault) eut davantage intéressé Breton. Mais ce dernier ouvrage n’avait pas créé l’avénement lors de sa publication. Ce qui ne sera pas le cas avec Les mots et les choses, un livre très commenté en 1966, en particulier par les intellectuels que fréquente alors Schuster. On aimerait que Bazin et Duwa nous expliquent en quoi Schuster « a eu raison d’essayer de tirer un parti surréaliste de ce livre important ». Mais l’on subodore que ce « parti surréaliste » n’a pas plus d’efficience que le couteau de Lichtenberg. Quant à Vincent Bounoure, dont il n’est nullement question de récuser la contribution au surréalisme, il faudrait entrer dans trop de détails pour relever en quoi on peut s’accorder ou pas avec certaines de ses interventions ou déclarations au sein du mouvement. En tout cas la remarque de Breton, rapportée par Ivsic en terme de « glose universitaire », me semble également justifiée si l’on se réfère par exemple à l’ouvrage dirigé en 1979 par Bounoure (La civilisation surréaliste), où cette propension rend justice au propos de Breton.

  Je suis au moins d’accord avec Jean Bazin et Jérôme Duwa sur le fait qu’aimer ou pas la poésie de Jean Schuster n’est pas l’essentiel. J’ai peu de goût pour celle-ci mais cela importe peu. De quel Schuster nous entretiennent alors les deux rédacteurs, indépendamment de ce qui est connu, voire reconnu pour la plupart ? Ce qu’ils en disent paraît très lacunaire. Pour éclairer la lanterne d’un lecteur qui ne connaîtrait pas le fin mot de l’histoire, les précisions suivantes s’imposent. Elles s’organisent depuis trois séquences : la première du vivant d’André Breton, la deuxième sur la courte période menant à la dissolution du groupe surréaliste, la troisième sur les conséquences des épisodes précédents.

  1) Jean Schuster, dont l’adhésion au surréalisme date de 1948, va progressivement affirmer sa personnalité au sein du mouvement dans le registre politique. Il se révèle actif, volontaire, méthodique. Des qualités qui lui permettront plus tard de jouer un rôle d’animateur dans le groupe surréaliste. On sait également Schuster préoccupé par le positionnement politique du mouvement, de la « ligne » dont le groupe devrait se doter. Principal rédacteur en 1956 de la déclaration Au tour des livrées sanglantes, certainement le texte le plus représentatif dans le domaine collectif depuis Rupture inaugurale de 1947, Schuster, dont on connaît le souci constant de sortir les surréalistes de leur isolement d’alors, représente l’année suivante le groupe surréaliste au sein du Comité d’action contre la guerre en Afrique du nord. Il y rencontre Dionys Mascolo : de là naît le projet d’une revue de combat au lendemain du 13 mai 1958 (14 Juillet), à laquelle participent, parmi d’autres, Maurice Blanchot, André Breton, Robert Antelme, Benjamin Péret, dont Mascolo et Schuster sont les principaux rédacteurs. Une collaboration qui débouchera deux ans plus tard sur le « Manifeste des 121 ».

  Des différences d’appréciation de ce Manifeste, signé par de nombreux membres du groupe (Breton et Schuster ayant auparavant participé à sa rédaction), vont ensuite plus ou moins cliver le groupe surréaliste : entre ceux qui estiment que cette Déclaration a été détournée par Sartre au profit du FLN et de sa politique nationaliste (et critiquant, à l’instar de Gérard Legrand, l’appellation « révolutionnaire » accordée au FLN, et plus généralement aux mouvements de libération dans le Tiers Monde), et ceux qui comme Schuster ne partagent pas cette analyse. Breton insiste alors sur la nécessité de publier un dossier dans La Brèche, faisant état « dans toutes les diversités (des) différents points de vue qui s’étaient affrontés ». D’ailleurs jusqu’à sa mort Breton s’efforcera de maintenir un équilibre, sur le plan politique, entre les positions défendues par Schuster et ses proches, et celles, même diversifiées, de surréalistes opposés sur des points précis à la « ligne Schuster ». Il parait par conséquent avéré que le différend exposé ci-dessus perdurait au sein du groupe, y compris sous d’autres formes et avec d’autres protagonistes. Un sourd affrontement pouvait le cas échéant s’exprimer en fonction de l’actualité du moment : sur la question de la réunification des tendances issues de la Quatrième Internationale, celle du communisme chinois, du castrisme, d’un positionnement envers Sartre, etc. 

  Sur ce différend, les explications en 1982 de José Pierre dans ses commentaires de Tracs surréalistes et déclarations collectives sont très tendancieuses, pour ne pas dire nulles et non avenues (la partie adverse étant accusée de travailler au « discrédit et à la ruine » du surréalisme). Durant la période 1962-1967, Schuster et ses amis (dont Pierre, et Legrand, passé armes et bagages dans le clan schustérien) défendent un positionnement politique qui n’est pas fondamentalement éloigné de celui de la plupart des intellectuels de gauche anti-staliniens (entre disons la revue Arguments et un certain compagnonnage trotskiste). C’est à dire représentatif d’une vision du monde qui, tout en combattant la politique française en Algérie hier, et celle des américains au Vietnam ou envers Cuba ces années-là, soutient de facto les partis (communistes ou pas) de libération nationale, auto-proclamés ou appelés « révolutionnaires ». D’un « ordre révolutionnaire » plutôt, dans la lignée de celui qui règne à Pékin, à la Havane, à Alger (comme en témoignent de manière critique les presses libertaire, situationniste, conseilliste, mais pas Schuster et ses amis).

  Relativisons. Il serait excessif d’évoquer, ceci précisé, une « guerre de tranchée » au sein du mouvement surréaliste. Les questions politiques, toutes importantes et fondamentales soient-elles, ne constituaient pas l’essentiel des préoccupations du groupe. Sur d’autres sujets, plus représentatifs de l’activité même surréaliste, les uns et les autres se retrouvaient pour affirmer quelque accord (ou des désaccords avec d’autres protagonistes). Cependant le lecteur de La Brèche pouvait, ici ou là, prendre connaissance d’articles qui n’étaient pas sans prendre des libertés avec la « ligne Schuster ». Je pense en particulier au texte Détournement de valeur d’Alain Joubert (sa réponse en quelque sorte à un article de Jean Schuster sur, entre autres exemples, la question chinoise).

  Bazin et Duwa évoquent le « savoir-faire » que Breton reconnaissait depuis 1952 à Schuster, et la capacité de ce dernier à organiser « la vie collective des surréalistes de cette génération ». Ce que personne ne conteste. Le témoignage de Radovan Ivsic, citant Breton en septembre 1966, s’avère précieux (« Vous savez qu’à l’automne il y aura une nouvelle revue surréaliste. J’ai décidé qu’elle sera dirigée par Jean Schuster. Sans que vous me le disiez je sais bien que vous ne l’approuvez pas. Je sais qu’il n’est pas poète et qu’il n’est pas resté un enfant comme vous et moi, mais dans les moments difficiles qui attendent le surréalisme, il saura faire face »). Il s’agit du dernier témoignage en date de l’ambivalence de Breton envers Schuster. Je le traduirai à travers la formule suivante : c’est tout ce qui sépare la lettre de l’esprit (pour la première il n’y a pas lieu d’en douter, tandis que pour le second, comme nous allons le voir, les réserves de Breton étaient malheureusement fondées).

  2) Après 1962, avec la fin de l’épisode algérien, le groupe surréaliste retrouve une certaine autonomie (ou retourne à son isolement, diraient certains). Les dissensions évoquées plus haut perdurent, sans pour autant remettre en cause l’existence du groupe. Après octobre 1966, l’équilibre que la présence de Breton garantissait vole en éclats. André Breton décédé, Jean Schuster s’est cru autorisé à prendre la place du père fondateur du surréalisme. Sauf que Schuster n’était pas Breton. A l’autorité naturelle du second, celle dont peut alors se prévaloir le premier n’est pas sans prendre un caractère discrétionnaire. Certains membres du groupe l’acceptent (pour des raisons diverses) ; d’autres, de part leur inertie, y consentent. Envers d’autres encore, qui eux ne mangent pas de ce pain-là, l’opération dite Pour un demain joueur doit servir de mise au pas. Il s’agit d’une résolution strictement interne écrite par Bounoure, Schuster et Legrand (datée du 10 mai 1967, et signée par les membres du comité de rédaction de L’Archibras (la revue succédant à La Brèche), plus Élisa Breton et Joyce Mansour. Un texte, j’en ai fait ailleurs l’hypothèse, qui anticipait l’acte de décès du groupe surréaliste, puisque, pour la première fois dans l’histoire du mouvement, le seul surréaliste ayant refusé de contresigner ce document (Jehan Mayoux) avait raison contre une direction, ou prétendue telle, qui de fait l’excluait. J’ajoute que, pour la première fois également, une minorité de surréalistes (même s’il s’agissait des membres du comité de rédaction de L’Archibras), prenait délibérément position, indiquait les ligne et marche à suivre pour le mouvement, sans qu’aucune discussion préalable (soit informelle au café, soit formelle dans le cadre d’une assemblée générale), ait eu lieu sur des sujets essentiels, donc engageant le groupe surréaliste tout entier. Breton mort, Schuster et ses partisans étaient en mesure d’imposer leurs visées stratégiques et projets d’alliances. Ainsi un quarteron de surréalistes, Schuster en tête, vint grossir deux mois plus tard une délégation d’intellectuels français à Cuba. On la pilota dans l’île en lui montrant ce qu’il convenait de voir (comme savait auparavant si bien le faire le pouvoir soviétique à l’égard des « idiots utiles » occidentaux). Schuster et Pierre rentrèrent enchantés de ce séjour, et totalement acquis à la « révolution castriste ». 

3) Je passe sur les tribulations de Jean Schuster durant les années soixante-dix et quatre-vingt, pour en venir à 1990, l’année de la réimpression des trois numéros de 14 Juillet par la revue Lignes. Les lecteurs se souvenant encore de l’existence de Jean Schuster furent étonnés de découvrir, à la suite d’une préface de Dionys Mascolo (d’une belle tenue, et toujours en phase avec les positions défendues plus de trente ans plus tôt), un court texte de Schuster déclarant laconiquement que l’histoire n’avait pas avalisé les thèses de 14 Juillet, qui se concluait par la « profession de foi » suivante (j’avoue ne pas être compétent pour savoir si elle plus républicaine que gaullienne) : « De Gaulle a sauvé deux fois la république : contre les ganaches de Vichy, et contre les factieux d’Alger. Il a maintenu notre idéal de 89, Liberté, Égalité, Fraternité, contre les « valeurs » pourries que sont le travail, la famille et la patrie ». En 1958 et après, vraiment ?

  Deux ans plus tard, Schuster, Pierre et Silberman adressaient à François Mitterand une lettre au nom d’ACTUAL (cette association pour la Culture, la Technologie, l’Urbanisme, les Arts et les Lettres - n’en jetez plus ! - étant le dernier acte de propriété par lequel Schuster et consort entendaient gérer la boutique surréaliste au mieux de leurs intérêts). Dans ce courrier les sus-nommés (appelés drôlement « les trois Schuster » par Guy Debord, dans une lettre à Annie le Brun qui venait de l’informer de cette démarche), disant vouloir doter le surréalisme du cadre institutionnel idoine, faisaient appel à la générosité de l’État pour que puissent être conservées les nombreuses archives accumulées depuis de longues années. Cette grotesque ACTUAL ne se remettra pas de la fin de non recevoir de la requête. J’ajoute que, contrairement à ce qu’affirme Radovan Ivsic dans son livre, elle n’était pas alors dirigée par Dionys Mascolo : cela faisait belle lurette que les itinéraires respectifs de Mascolo et Schuster divergeaient !

  L’inventeur en 1969 du « surréalisme éternel » (succédant au « surréalisme historique » qui venait de faillir), s’était finalement rallié à un « surréalisme institutionnel » dont il entendait rester le dépositaire. Cette fin de l’histoire-là se terminait en farce. Mais n’accablons pas le seul Jean Schuster. Ce serait sous-estimer José Pierre qui l’accompagna jusqu’au bout. Par exemple ses commentaires des deux volumes de Tracts surréalistes…, se signalent, du moins pour les années 1960, par leur caractère de parti pris. Il s’agissait de confisquer l’histoire du groupe surréalisme au profit du clan schustérien, voire de la falsifier. Plus en amont, quelques autres anciens membres du groupe, un temps embarqué sur l’un des rafiots schustérien, surent cependant le quitter en temps voulu. Sur ce chapitre, Bazin et Duwa indiquent que Radovan Ivsic et sa compagne Annie le Brun ont rejoint en 1969 la revue Coupure, animée par Schuster. C’est de bonne guerre, Ivsic n’en disant mot dans son livre. Mais ils s’abstiennent de préciser que Ivsic et le Brun (et avec eux Goldfayn, Legrand, Peuchmaurd et Toyen) ont quitté Coupure en cours de route, non sans brosser de la direction (Schuster, Pierre et cie) le savoureux portrait suivant : « Non, un critique d’art en mal d’arrivisme, divers polygraphes, un agent de publicité, plusieurs professeurs un peu agrégés, deux ou trois femmes du monde, quelques collectionneurs, ne nous parlerons pas de poésie ».

  L’argumentation ci-dessous (moins les commentaires concernant évidemment le livre de Radovan Ivsic) figure dans le chapitre le plus développé d’un long texte (« Le surréalisme mis à mal par ses « propriétaires » mêmes et autres considérations à l’avenant ») mis en ligne sur L’herbe entre les pavés en 2007, mais écrit deux ans plus tôt. Si j’ajoute qu’une grande partie de l’information rapportée (et traitée le cas échéant), avant et après la dissolution du groupe surréaliste, provient de l’ouvrage d’Alain Joubert (Le mouvement des surréalistes ou le fin mot de l’histoire, publié en 2001 chez Maurice Nadeau), on comprendra que, par-delà leur lecture critique de l’article de Joubert (« Le témoin capital »), Bazin et Duwa réamorcent une vieille querelle (qui n’avait pas été publiquement vidée, que je sache). Même si les deux rédacteurs ne mentionnent nullement ce livre d‘Alain Joubert le doute n’est pas permis (et l’on peut aussi raisonnablement penser que les critiques adressées à Radovan Ivsic visent, par la bande, une Annie le Brun peu tendre à l’égard des Schuster, Pierre et compagnie). N’en déplaise à Jean Bazin et Jérôme Duwa, l’histoire des dix dernières années d’existence du groupe surréaliste doit être en partie réécrite depuis la parution du Mouvement des surréaliste ou le fin mot de l’histoire. Ne pas le reconnaître, et persister vouloir défendre la « version officielle » des Schuster et Pierre, c’est s’exposer aux risques de la désinformation, voire de la falsification.

  C’est bien pourquoi la mention polémique d’une histoire, selon les deux rédacteurs, « réécrite par les figurants plutôt que par les premiers rôles » prête à sourire. Le livre de Radovan Ivsic (Rappelez-vous cela, rappelez-vous bien) apporte la preuve contraire. Et il en allait encore plus de même avec le livre d’Alain Joubert, comme je viens de l’indiquer succinctement (« Le surréalisme mis à mal par ses « propriétaires mêmes et autres considérations à l’avenant » en donne le détail). J’ajoute que même José Pierre reconnaissait en 1982 qu’Alain Joubert était l’auteur du texte de l’une des plus importantes contributions collectives du groupe surréaliste durant les années 1960 (ce « Rappel de Stockholm » dans lequel Sartre en prend pour son grade). Pour la figuration, messieurs, vous repasserez !

Max Vincent

mai 2023