LOLITA PRIS EN OTAGE PAR LES « FAUX AMIS » DE NABOKOV



UN POINT DE VUE LIBERTAIRE SUR QUELQUES APORIES CONTEMPORAINES
















  « Petite Nymphe folâtre / Nymphette que j’idolâtre / Ma mignonne dont les yeux / Logent mon pis et mon mieux / Ma doucette, ma sucrée / Ma Grâce, ma Cythérée / Tu me dois pour m’apaiser / Mille fois le jour baiser ».

                        Pierre de Ronsard, Amours



  « Le jour où ça ne m’ira plus / Quand sous ta robe il n’y aura plus / Le code pénal »

                                                                                                           Léo Ferré, Petite





  Tout le monde, ou presque, s’accorde à dire que les plus grandes oeuvres du patrimoine universel (littéraires, picturales, musicales, cinématographiques…) ne sont pas sans provoquer, par cela même, de nombreuses interprétations, parfois contradictoires, y compris du vivant de leurs auteurs. C’est là une donnée qui depuis la disparition du réalisme socialiste ne soulevait pas d’objection particulière, du moins le pensait-on. Cependant, soit frontalement, soit de manière biaisée, ce qui relevait ici d’une relative évidence se trouve battu en brèche dans notre monde contemporain depuis des postures, des relations au monde, des modes de raisonnement, des idéologies pour résumer, qui n’ont pas ou peu grand chose à voir avec la dimension émancipatrice de la littérature la plus exigeante (cela valant également, depuis cet éclairage, pour la peinture, la musique, ou encore le cinéma). C’est vouloir dire que pour d’aucuns, aujourd’hui, il n’existe qu’une seule et unique manière d’interpréter telle oeuvre, ou telle autre. Cela doit être évidemment modulé et ne concerne qu’un corpus d’oeuvres bien précises. 

  Parmi celles-ci, dans le domaine littéraire plus précisément, l’exemple le plus flagrant, et le plus pernicieux de la tendance relevée ci-dessus, n’est autre que le roman Lolita de Vladimir Nabokov. C’est sur lui que je vais m’appuyer pour, dans un premier temps, opposer ce qui relève d’un littérairement parlant, illustré par des lectures plurielles, à ce qui (la dite tendance) le récuse implicitement pour privilégier une lecture univoque, dictée par des considérations morales, prétendument éthiques ou pseudo politiques, qui relèvent in fine d’un littéralement parlant. Avec Lolita le principal enjeu porte sur la manière d’aborder un mode de relation plus qu’auparavant condamné par la société, celui ici d’un personnage adulte avec une jeune adolescente (la sexualité, toute essentielle soit-elle, n’étant que l’une des modalités de leurs échanges). On dira que le talent d’écrivain de Nabokov transcende ce contenu, et élève au niveau d’une oeuvre d’art, ce qui, sous la plume de tâcherons de l’écriture, relèverait de nos jours d’une indignation de bon aloi devant le spectacle d’amours répréhensibles. C’est ce à quoi réduisent Lolita les « faux amis » de Nabokov depuis la dernière grille de lecture en cours, celle se réclamant de #MeToo. Le caractère absolutiste de cette réclamation ne tolérant d’autre interprétation que la sienne. Pour que le personnage Lolita puisse cocher toutes les cases de la parfaite victime, il convenait, en retour, que l’autre protagoniste du roman, Humbert Humbert, ne nous soit présenté que sous le seul angle de la pédocriminalité. 

  Cependant il importe (d’où une seconde partie) de replacer le « cas Lolita » dans un contexte plus général, excédant la chose littéraire, pour démontrer que cette lecture de type « littéraliste » (ou « révisionniste » ou « puritaine ») du roman de Nabokovs’inscrit dans une tendance globale, qu’il convient de questionner sous l’angle de la sexualité et des moeurs tout d’abord, en documentant sa dimension émancipatrice, puis ses nombreux côtés régressifs ; avant d’en venir au dernier état d’un féminisme sacrifiant cette dimension-là sur l’autel des « violences et offenses faites aux femmes ». Il sera alors temps de décrypter quelques uns des aspects d’une telle « moralisation de la société » (ce qu’elle suscite en termes d’intimidation, d’effacement et de censure dans le domaine des Arts et des Lettres) depuis des exemples puisés dans les disciplines cinématographique, musicale, plastiques, graphique et littéraire (de « l’affaire Bastien Vivès » à celle « Gabriel Matzneff » en passant par Polanski, Antonioni, Bizet, Gauguin, Picasso et Brassens).

Dois-je ajouter que malgré tout, malgré les malentendus qui peuvent en résulter, le point de vue défendu tout au long de ce texte se veut libertaire ? Nos héroïnes ne s’appellent pas Adèle Haenel, Sandra Muller, Vanessa Springora ou Virginie Despentes, mais restent indéfectiblement Germaine Berton, Bonnie Parker, Violette Nozières, les soeurs Papin et Gudrun Ensslin.






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  « A mes yeux, une oeuvre de fiction n’existe que dans la mesure où elle suscite en moi ce que j’appellerai crûment une jubilation esthétique, à savoir le sentiment d’être relié quelque part, je ne sais comment, à d’autres modes d’existence où l’art (la curiosité, la tendresse, la gentillesse, l’extase) constitue la norme. Ce genre de livre n’est pas très répandu. Tout le reste n’est que camelote de circonstance ou ce que certains baptisent littérature d’idées «.

  Vladimir Nabokov : A propos d’un livre intitulé Lolita



  L’ouvrage le plus connu de Vladimir Nabokov, Lolita, est un grand roman, l’une des oeuvres romanesques majeures du XXe siècle, et à ce titre ne pouvait et ne peut que susciter diverses interprétations. Certaines ce sont avérées contradictoires dès la parution du roman. Celui-ci, nul ne l’ignore, a bénéficié ou pâti (c’est selon) d’un « succès de scandale » qui, durant des décennies, lui a attiré des commentaires peu amènes (de « dégueulasse » en « immonde »). Cette manière abrupte de commenter Lolita étant très sensiblement revue à la baisse aujourd’hui. Ces affirmations péremptoires, particulièrement négatives, avaient néanmoins le mérite de témoigner sans fard d’un sentiment de lecteur. Une attitude que je préfère à celle, a priori non rejetantes, que je vais maintenant commenter. Pour tordre le bâton dans l’autre sens, je citerai une phrase du milieu du roman, qui vient conclure l’une des scènes les plus importantes de Lolita : « Une ambition plus haut me guide ; fixer à jamais la magie périlleuse des nymphettes ». D’ailleurs, au début du roman, Nabokov, à travers la « confession » du personnage Humbert Humbert, nous explique de manière brillantissime ce qu’il entend par nymphisme. 

  Ce sont certainement ces pages, superbes (où Nabokov est au sommet de son art), qui suscitent le plus d’hostilité, manifeste ou latente, de lecteurs pour qui le louche Humbert Humbert exprimerait-là, de façon perverse et retorse, son désir de prédation. Je reviendrai plus loin sur le tour de passe passe, depuis ce genre de considération, qui transforme Nabokov en précurseur par exemple de #MeToo. Même chose, en termes d’hostilité, pour la scène du milieu du roman, signalée plus haut : c’est la petite Lolita, douze ans et six mois, qui prend l’initiative dans la chambre d’hôtel des Chasseurs enchantés. Une scène dont l’importance n’a pas échappé à la plupart des lecteurs, même si les commentaires diffèrent. J’ajoute juste, pour qui n’aurait pas lu le roman, que Humbert Humbert sera ainsi instruit de la nature des jeux que pratique Lolita en copulant avec Charlie Homes, treize ans. Ici Nabokov (à travers Humbert Humber) précise, en parlant de sa jeune héroïne : « A ses yeux l’acte sexuel était partie intégrante du monde furtif de l’enfance, et les adultes en ignoraient tout. Ce que les grandes personnes faisaient aux fins de procréation ne lui importait point ». Des lignes vertigineuses que nous proposons à la méditation des détracteurs de Lolita, et surtout de ses « faux amis ».

  Parlons de ces derniers, justement. Je citerai d'abord Vanessa Springora, puisque dans son ouvrage Le consentement elle consacre un long paragraphe au roman de Nabokov. J’ai préféré commencer ma recension par cette autrice en raison du succès critique et public remporté par son livre : plus de 200 000 exemplaires du Consentement ont été vendus (sans compter les chiffres de ventes de l’édition de poche). Donc de très nombreux lecteurs ont pris connaissance d’une lecture « révisionniste » de Lolita qui, à l’origine, n’était pas censée atteindre le grand public. Ce qui doit être relativisé si l’on observe que ces deux pages de Vanessa Springora sur Lolita n’ont pas fait l’objet de commentaires particuliers parmi la pléthore d’articles, d’interventions et de témoignages en faveur du Consentement : ceux-ci portant presque exclusivement sur la partie l’essentielle de l’ouvrage, la relation passée de l’autrice avec Gabriel Matzneff. 

  Ce que nous dit Vanessa Springora du roman de Nabokov s’ouvre sur cette affirmation, catégorique : « Lolita est tout sauf une apologie de la pédophilie ». Elle ajoute : «  C’est au contraire la condamnation la plus forte, la plus efficace qu’on ait pu dire sur le sujet ». Franchement ! Nabokov, nous le savons, l’a prétendu pour des raisons que chacun comprendra, liées au contexte américain, très puritain, du moment. Sa délectable préface à Lolita (signée John Ray jr, docteur en philosophie), « pathologise » autant que possible le cas Humbert Humbert, et en appelle à une « vigilance inflexible pour élever des générations meilleures dans un monde plus sûr ». Mais qui en est dupe ? Il y a une ambiguïté fondamentale chez Nabokov (on l’imagine félicitant Springora et compagnie pour leur « remarquable perspicacité » tout en riant sous cape) qui contribue au plaisir de la lecture de ce grand roman. L'écrivain a joué dans ce registre une partie de sa vie non sans une certaine délectation. La naïveté (à moins qu’elle soit simulée) de Vanessa Springora paraît confondante quand elle écrit avoir « toujours douté d’ailleurs que Nabokov ait pu avoir été pédophile ». C’est d’autant plus remarquable qu’il s’agit du propos d’une éditrice. Enfin, j’y reviens, comme si la question était là ! Nabokov n’a jamais été pédophile, et l’on se fiche bien de savoir « s’il a lutté contre certains penchants ». Mais son imaginaire s’est plu à créer le personnage Lolita - une affriolante nymphette, nous comprenons Humbert Humbert - en la caractérisant de la sorte ; et celui, plus tard, d’Ada (Ada et l’ardeur, autre grand roman, autour de la thématique incestueuse). C’est ce qui dans Lolita nous intéresse et nous séduit (tout comme le portrait d’une Amérique au vitriol). Tout lecteur de Lolita, même le plus obtus, n’est pas sans comprendre que « jamais Nabokov n’entend faire passer Humbert Humbert pour un bienfaiteur et encore moins pour un type bien ». Comme si les mauvais lecteurs que nous sommes, selon les critères des Springora et consort, prétendaient le contraire ! Cette lecture révisionniste de Lolita, dans les termes mêmes qui viennent d’être mentionnés, s’explique par la volonté de nier « qu’un ouvrage comme celui de Nabokov, publié aujourd’hui, se heurterait nécessairement à la censure ». Encore faudrait-il pouvoir le lire, puisque de nos jours un tel livre ne trouverait pas d’éditeur !

  On retrouve en 2023 le nom de Vanessa Springora au sommaire du Cahier de l’Herne consacré à Vladimir Nabokov. Dans son article (« Dolorès dans le texte »), Springora relit Lolita depuis la grille de lecture qui déjà se dessinait dans son commentaire précédent. D’emblée elle soutient que son « histoire a croisé celle de Lolita lorsque j’avais, à peu près, le même âge qu’elle ». A peu près, dit-elle. Deux remarques. Entre douze ans (l’âge de Lolita lorsqu’elle rencontre Humbert Humbert) et quatorze ans (l’âge de Vanessa Springora quand elle fait la connaissance de Gabriel Matzneff), la différence, entre la fillette et l’adolescente (ou la jeune fille), peut s’avérer conséquente. D’ailleurs Nabokov indique que 14 ans est l’âge limite pour une nymphette. Au-delà de cet âge, la magie du nymphisme n’opère plus. Le nympholepte, qui doit avoir au minimum le double de l’âge de la nymphette, se désintéresse alors de ces jeunes personnes, trop âgées selon ses critères. Deuxième remarque. Si l’on se réfère à la liste des « conquêtes » de Matzneff, aucune d’elles n’avait moins de 14 ans. L’identification alors de la jeune Vanessa à  la plus jeune Dolorès Haze ne convainc pas.

  Juste après, Vanessa Springora prétend que « Lolita n’est jamais qu’un personnage secondaire de Lolita ». Elle ajoute, au sujet de « ce roman écrit à la première personne » que « nous ne saurons donc de Dolorès que ce qu’il veut bien nous dire » (Humbert Humbert, soit). Il y a de quoi s’étonner. Springora raisonne comme si nous étions dans la vraie vie, et non dans un roman ! C’est là l’un des traits flagrants au travers duquel d’aucuns entendent réviser Lolita. Leur focalisation sur Humbert Humbert (qui réduit Lolita au rang d'un « personnage secondaire ») occulte ce pourquoi Lolita nous intéresse tant sur le plan littéraire. En plus, Vanessa Springora (mais elle n’est pas la seule) croit de nouveau pouvoir s’appuyer sur certaines déclarations de Nabokov sur Lolita, pour justifier ce qu’elle avance. J’en ai déjà dit un mot précédemment, et j’y reviendrai plus dans le détail dans mon commentaire critique d’un autre article des Cahiers de l’Herne.

  Je relève que depuis #MeToo, l’on confond plus qu’auparavant les pouvoirs de la littérature avec une bienséance propre à l’époque. En particulier, pour ne pas quitter le roman de Nabokov, dans cette université américaine où Ann Dwyer, professeure de littérature russe, rapporte que des étudiants lui ont demandé si « la lecture de Lolita était obligatoire », tout en se plaignant que ce roman, que pourtant ils n’avaient pas lu, « participait d’une culture du viol ». En Espagne, la romancière Laura Freixas, déclare elle que « Lolita est écrit de telle manière qu’il réussit à nous faire oublier qu’il est mal de violer les petites filles ». Je pourrais citer d’autres exemples, tout autant caricaturaux, surfant sur les vagues #MeToo et #Balance ton porc. Pour rester dans ce dernier registre, je précise le fait suivant : lorsque, dans la dernière partie du roman, Lolita balance le porc Humbert Humbert, c’est pour partir avec un autre porc, Quilty, pire peut-être. Décidément ce roman de Nabokov est indéfendable !

  Je resterai maintenant dans le domaine français pour signaler qu’en amont, en guise de premier exemple des « faux amis » de Nabokov, la « question Lolita » agitait déjà certains esprits, y compris dans des sphères extra-littéraires. Ce qui suit, très peu connu, prend d’autant plus de relief. Lors d’une conférence en 2008 de Pierre Fedida sur Lolita (recueillie après le décès du psychanalyste), parmi les échanges ensuite avec le conférencier, Martine Coppel-Batsch, psychiatre et psychanalyste, déclarait : « Par des touches très subtiles on perçoit, on ressent le drame que vit cette petite fille, alors que dans la première partie elle n’existe que de façon très extérieure, comme une fillette attirante. Dans la deuxième partie, l’auteur se sépare du narrateur pour s’identifier à la fillette et je trouve cela très bien fait d’ailleurs - réellement Nabokov a compris, me semble-t-il, ce que peut vivre une jeune fille abusée sexuellement ». Nous sommes déjà en présence d’une manière d’interpréter préventivement Lolita avant #MeToo, puisque, selon ce discutable commentaire, la nymphette du roman se trouve uniment réduite au statut de victime. La subtilité de Nabokov n’est nullement dans ce que MCB croit percevoir - qui ne nous renseigne que sur les présupposés (et préjugés) de cette lectrice - mais dans la nature changeante, indécise et réversible des relations entre Humbert Humbert et Lolita. En plus, prétendre que « l’auteur se sépare du narrateur » dans la seconde partie du roman, pour s’identifier à la fillette, relève, pour rester mesuré, d’un flagrant contresens de lecture. On peut être analyste, et mal-comprendre un roman dont la subtilité, en substance, échappe à une telle lectrice ; ou plutôt, celle-ci n’est pas en mesure de comprendre littérairement parlant ce qui se joue ici dans Lolita, puisqu’elle élimine tout ce que son entendement refuse pour ne retenir que la fiction d’un Nabokov choisissant de s’identifier dans le milieu du roman à une victime (ou prétendue telle). Je ne connais pas les travaux de Marthe Coppel-Batsch, « psychiatre et psychanalyse renommée » paraît-il, mais j’incline à penser que son nom restera dans les mémoires comme étant celui de la première victime mortelle du Vélib.

  Le second exemple, plus sérieux, qui date de 2023, ne prend pas à son compte quelques unes des hypothèses hasardeuses qui viennent d’être mentionnées avec les deux précédentes intervenantes. Il s’agit d’un article (« Le vertige visionnaire de Lolita : #DitdeDolly), qui figure à la suite de celui de Vanessa Springora dans le Cahier de l’Herne précédemment cité. Son autrice, Agnès Edel-Roy, a été présidente de la Société française Vladimir Nabokov de 2014 à 2017. Selon L’Herne « elle prépare actuellement un ouvrage sur Lolita et #MeToo ». En préalable, pour éviter toute confusion dans les citations, je signale que je me suis auparavant référé (tout comme Vanessa Springora) à la première des traductions de Lolita, celle de Éric Kahane, tandis que Agnès Edel-Roy s’appuie elle sur la seconde, réalisée par Maurice Couturier. Cet article, lu avec l’attention requise, représente à ce jour le nec plus ultra de la tendance évoquée au début de mon texte. Nabokov s’y trouve enrôlé comme étant, à travers Lolita, l’un des précurseurs d’une prise de conscience débouchant sur #MeToo (son « génie visionnaire » l’expliquerait). Ce qui ne manque pas de sel quand on connaît les fortes réticences de l’écrivain devant tout enrôlement de type idéologique. A cette fin, donc, Agnès Edel-Roy (que nous appellerons AER par commodité), nous assène qu’il a fallu « attendre la récente libération de la parole des victimes d’abus sexuels pour mesurer, dans toute son ampleur vertigineuse, à quel point Lolita, publié à Paris en 1955, est un roman visionnaire ». 

  Dès les premières lignes de cet article la messe est dite. Ceci contre des interprétations qui ont prévalu dès la parution du roman. Plus particulièrement celles, par exemple, qui amarraient Lolita dans le rafiot de la « libération sexuelle ». Lorsque AER évoque, « En France, la responsabilité de l’élite masculine » (« sidérante », à l’entendre), elle traduit euphémiquement ce que dans un entretien à RTS elle désigne plus crûment comme étant « des hommes blancs, quadragénaires, en position de domination ». En d’autres temps nous aurions traité sur le mode de la dérision ce genre de propos, en tous points caricatural, d’ailleurs interchangeable, qui entend dénoncer, fustiger, condamner et surtout disqualifier l’adversaire (l’ennemi plutôt). On se rend compte que Nabokov, parmi tant d’autres exemples, ne devient qu’un prétexte. Cependant, en raison de ce qui - certes en le révisant à la baisse - tend à devenir une doxa, il me faut poursuivre la lecture de cet article, que je suis bien obligé de prendre au sérieux. Dans la mesure, surtout, où ce type de discours se trouve repris ici ou là dans d’autres situations, des discours qui n’ont pas grand chose à voir avec l’art en général et la littérature en particulier. D’où des confusions regrettables, relevées déjà plus haut avec Vanessa Springora, entre le littéraire et le littéral.

  Mais revenons à Lolita. Bien entendu, AER occulte ce fait, loin d’être anodin, que lors de la première nuit passée dans la chambre d’hôtel des Chasseurs enchantés, c’est Lolita (« Ce fut elle qui me séduisit ») qui prend l’initiative au petit matin. Les pages suivantes, qui l’illustrent non sans délicatesse, j’insiste là-dessus, sont également celles où Lolita instruit Humbert Humbert de ce qu’est pour elle « l’acte sexuel » (dans les termes rapportés plus haut en réponse à Vanessa Springora). Mais une lectrice telle que AER ne peut y souscrire. Alors elle évoque ce qu’elleappelle « l’asymétrie de l’acte », que pourtant dément le texte de Nabokov, pour se focaliser sur « la première pénétration » (ce sont ses mots, et non ceux de Nabokov : la délicatesse peut aller se rhabiller !), puis sur deux autres pénétrations. Depuis #MeToo, nous explique-t-elle, on ne peut plus nous raconter des histoires sur « le désir véritable de la préadolescente «, c’est bien fini. D’où, en amont, la dénonciation de la transformation d’un fantasme (celui de Humbert Humbert) en « mythe, celui de la lolita, fillette érotisée par le regard masculin (…) déclarée sexuellement précoce ». 

  J’y répondrai dans la seconde partie sur un plan plus général, en m’appuyant sur des exemples concrets. Mais restons avec Lolita pour éviter de nous disperser. Ce mythe, poursuit AER, « a rétabli de l’univocité contre l’un des principes esthétiques essentiels du roman : celui de l’impossibilité d’en donner un sens unique qui puisse être déclaré vrai - impossibilité de l’univocité fabriquée par toutes les divergences et discordances parsemant le roman ». Où l’on voit que Agnès Edel-Roy se révèle être, malgré tout, une critique plus subtile que d’autres Elle subodore que l’argument #MeToo ne peut convaincre que les convaincus (et les suivistes), c’est-à-dire tous ceux qui n’ont pas lu Lolita (ou qui auraient oublié le roman, ou encore qui seraient dépourvus de la moindre exigence littéraire), et non les bons lecteurs du roman de Nabokov. C’est d’ailleurs assez habile de sa part de retourner l’argumentation en arguant que le « mythe Lolita » ferait écran à toute autre interprétation que celle qu’induit le mythe. Ceci au détriment de la complexité du roman si l’on en croit « les divergences et discordances » qui le parsèment. Même si le terme « univocité » paraît ici arbitraire (et puis il faudrait d’abord s’entendre sur la pertinence de ce « mythe Lolita »), il importe de souligner la complexité de Lolita contre toute lecture univoque du roman. Cependant là où une discussion devenait possible, en termes de lectures plurielles, AER revient sur son « asymétrie originelle de l’acte sexuel » en indiquant que la première discordance qui la signale, « relevée par Humbert Humbert lui-même », réside dans la constatation suivante : « Elle ne s’attendait pas à certaines discrépances entre la vie d’un garnement et la mienne ». Ledit « garnement » étant Charlie Holmes, qui avait dépucelé Lolita quelques semaines plutôt. Le lecteur qui s’interroge sur la signification de ces « discrépances » doit impérativement remplacer « vie » par le mot « vit » (et non le verbe). Puisque AER l’explique « par la différence de taille entre le pénis de Charlie (13 ans) » et celui de Humbert Humbert. Elle semble mieux renseignée que nous, qui ayant lu Les exploit d’un jeune Don Juan d’Apollinaire, roman dans lequel le héros a également 13 ans, n’avons pas ce genre de certitude. 

  Ces constatations anatomiques faites, AER peut dérouler le tapis jusqu’à la fin de son article. Tout ce qui relève de la spécificité de Lolita, de sa complexité, le fait que ce roman, par quel bout qu’on le prenne d’un épisode à l’autre, ne peut qu’inciter à la discussion ouverte, à la confrontation des points de vue, se trouve balayé d’un revers de la main par AER : seule entre en ligne de compte « la tyrannie sexuelle subie par Dolly »,  victime, par excellence, tout au long du roman, d’un prédateur, l’ignoble Humbert Humbert. Par ailleurs, dans sa « confession », Humbert Humbert « s’emploie à masquer, par tous les moyens narratifs et littéraires à sa disposition, toute interprétation contredisant son discours » (c’est nous qui soulignons ces lignes confondantes). Vous avez bien lu : Nabokov n’y est pour rien. Comme si AER reprochait vertement à Humbert Humbert ce dont elle absout Nabokov. Ce salaud de prédateur l’étant d’autant plus qu’il usurpe l’identité et la plume de Nabokov pour tenter de masquer ce que subit cette pauvre Dolly ! S’il existe encore un critique littéraire susceptible de justifier les lignes que je viens de souligner, je lui conseillerais gentiment de changer de spécialité. Je remarque également que AER (et avant elle Springora) préfère appeler notre nymphette « Dolorès » (ou Dolly), pour lui rendre sa véritable identité, détournée abusivement par ce pervers d’Humbert Humbert avec sa « Lolita ». Ce qui permet aussi, croit-on comprendre, de lui ôter son potentiel érotique. Sur un autre plan, secondairement, Agnès Edel-Roy, comme précédemment Vanessa Springora, raisonne comme si Humbert Humbert était un personnage de la vraie vie qui s’efforcerait, devant des enquêteurs, un magistrat instructeur, des jurés de Cour d’assise, de minimiser ou d’occulter par la magie du verbe ce pourquoi il se trouve accusé. 

  Et puis, peut-on véritablement parler avec Lolita de « tyrannie sexuelle »  ? Il y a certes, à première vue dirais-je, rien de vraiment égalitaire ou exemplaire dans la relation, tout au long de leur vie commune, entre Humbert Humbert et Lolita. Mais après tout cette dernière ne manque pas de répondant. Humbert Humbert doit sans cesse composer (tout comme Lolita sait jusqu’où elle peut aller avec son « beau père ») pour obtenir des satisfactions, pas toutes d’ordre sexuel d’ailleurs. Ce qui réduit sensiblement l’aspect « tyrannique » de la chose. On parlera plus volontiers d’une « prison dorée » puisque le couple, une année durant, voyage à travers l’Amérique, découvre les sites les plus fameux des USA, et Lolita reçoit cadeaux, fringues, confiseries, magazines et babioles diverses. Ne parler d’emprise que d’un seul côté ne rend pas justice au roman. Lolita est dépendante d’Humbert Humbert, mais la réciproque n’en est pas moins vraie, pour de toutes autres raisons bien évidemment. Je remarque que pour notre autrice, ladite « tyrannie sexuelle » débute dès la « première pénétration » (en rappelant que Nabokov n’utilise jamais ce vocabulaire : le langage n’est jamais innocent), dont AER nous affirme, montre en main, qu’elle n’a duré qu’un quart d’heure. Et donc de tenir pour une assertion, et non une constatation que selon Humbert Humbert (mais c’est Nabokov qui l’écrit) « nous étions techniquement amants ». Je ne sais pas ce que Agnès Edel-Roy connaît de la vraie vie, car, pour répondre à son objection, nous constatons que de nombreuses relations amoureuses débutantes vont directement à cet « assaut » (dixit AER) sans passer par la case « des préliminaires amoureux d’un désir partagé » (toujours AER).

  Comme convenu je reviens sur cette argumentation, souvent reprise, d’un Nabokov récusant à multiples reprises « l’interprétation de Lolita en tentatrice perverse ». Ce que cette dernière est aussi d’une certaine façon, mais pas seulement ! Ici AER se réfère, comme d’autres avant elle, à l’intervention de Nabokov en 1975 dans l’Apostrophe qui lui était consacré (« Lolita n’est pas une jeune fille perverse, c’est une pauvre enfant, une enfant que l’on débauche, et dont les sens ne s’éveillent jamais sous les caresses de l’immonde Humbert »). Il tenait le même discours dans un entretien accordé à cette époque à L’Express : un discours « rôdé » depuis de nombreuses années. Je répète donc, compte tenu du contenu « explosif » de Lolita, que Nabokov, qui savait très bien à quoi s’en tenir là-dessus, avait d’emblée adopté (le fameux « avant-propos » du docteur John Ray jr) une attitude de retrait. Ceci pour ne pas porter le flanc à des accusations susceptibles de lui causer des ennuis, à lui et à son roman, mais également à l’enseignant (dont les émoluments constituaient l’essentiel de ses revenus)), dans l’Amérique puritaine. Il faut se replacer dans le contexte de 1954, préalable à la parution de Lolita en France (chez un éditeur dont le catalogue comporte des ouvrages pornographiques), celui des tentatives de publication du roman aux États-Unis, mais aussi dans le contexte de 1958, année de la parution de Lolita chez un éditeur américain. Nabokov s’est efforcé de récuser toute interprétation de nature à qualifier Lolita  de livre obscène, voire à le classer dans le rayon des ouvrages pornographiques. Une ligne de défense, dans laquelle Nabokov « chargeait » Humbert Humbert, que l’on retrouvait d’un entretien à l’autre au mot près (rappelons que lors de cet Apostrophe, les réponses de Nabokov à Pivot avaient été précédemment écrites, l’écrivain se contentant de les lire lors de l’émission). On pourrait me rétorquer que son épouse Véra, qui tenait le même discours (dans Les Nouvelles littéraires en 1959), l’évoque de surcroît dans son Journal. Ce qu’elle dit alors de Lolita paraît très peu compatible avec l’ironie nabokovienne, pourtant bien présente dans le roman, si l’on en croit son interprétation d’ordre christique : la malheureuse enfant, « pour l’essentiel très bonne », rachète sa vie dissolue (à son corps défendant certes), en épousant ce « pauvre Dick » qui peut lui offrir « une vie décente » dans un mariage « sordide » mais « essentiellement pur et sain ». Ne riez pas, il s’agit bien de Lolita et non des Deux orphelines !

  On connaît les fortes réticences de Nabokov en ce qui concerne Freud et la psychanalyse. On dira à ce sujet que sa méfiance, pour ne pas dire plus, envers tout ce qui relève de l’inconscient, le sien de prime abord, laisse la porte ouverte à la question, incontournable avec des romans de la facture de Lolita et Ada ou l’ardeur, dans des domaines où la sexualité s’avère déviante, voire perverse. Comme je l’ai plus haut indiqué, en répondant à Vanessa Springora, on se fiche bien de savoir si Nabokov aurait pu être pédophile, ou même s’il avait lutté à ce sujet contre certains penchants coupables. La question, naïve, ne se pose pas. En revanche, il est permis de s’interroger sur celle des fantasmes avec un individu aussi « défendu » (comme disent les psychiatres) que Vladimir Nabokov, qui n’a rien laisser filtré - dans ses entretiens, sa correspondance, voire même son « autobiographie » - pouvant nous renseigner, en substance, sur les fantasmes qui habitent tout un chacun. C’est du côté de l’oeuvre, justement, et plus particulièrement des deux romans que je viens de citer, que l’on peut déceler quelque chose de cet ordre. 

  Agnès Edel-Roy, nous la retrouvons, n’en veut rien entendre, et se lance dans des explications qui seraient plausibles avec d’autres écrivains de moindre envergure, mais qui là, concernant l’auteur de Lolita, jouent le rôle d’un écran de fumée. A moins de s’adresser à des lecteurs qui, n’ayant jamais lu une ligne de Nabokov (ou qui auraient mal lu Lolita), seraient eux en mesure d’adhérer sans restriction à la thèse selon laquelle l’oeuvre de Nabokov est traversée « par la hantise de la violence et du mal faits aux enfants innocents par l’Histoire et par les hommes ». AER s’étonne que personne, avant elle, ait fait cette hypothèse. Personne, évidemment, ayant véritablement lu Lolita ou l’ayant commenté, ne s’est avisé de formuler pareille hypothèse, que l’on qualifiera de ridicule ou d’absurde, au choix (et cela vaut, sinon plus, pour tout le reste de l’oeuvre de Nabokov). Si AER n’était pas une « spécialiste » de Nabokov nous aurions tout lieu de penser qu’elle se trompe d’écrivain. Mais ce n’est pour elle qu’une façon, un peu contournée certes, d’en venir à ce que le titre de son article suggérait : Lolita serait une anticipation de « la libération de la parole de victimes et d’abus sexuels » et se révèle ainsi être « un roman visionnaire ». 

  Toute la seconde partie de son article, ensuite, reprend cette grille de lecture. Tous les signes, mêmes les plus improbables, vont alors clignoter dans ce sens. Depuis la réponse, un rien provocatrice, de Lolita à Humbert Humbert (« Le mot est inceste »), que l’on peut interpréter de différentes manières, mais au sujet de laquelle Nabokov aurait été étonné d’apprendre qu’il fait là « preuve d’une lucidité très contemporaine sur la responsabilité de l’individu qui abuse de l’enfant qu’il a la charge de protéger ». Sa grille de lecture bien installée, AER peut alors passer Nabokov et Lolita au tamis #MeToo pour doter ce roman d’une seule et unique interprétation. Ce qui fait l’intérêt de l’une des plus grandes oeuvres littéraires du XXe siècle, en termes d’indécision entre les pôles esthétique et éthique, de dynamitage des conventions, de sublimation de la perversité, de plaisir de la langue, de souveraine ironie, de complexité des personnages, et j’en passe, se trouve occulté, nié, récusé, pour ne laisser place qu’au discours, ici interchangeable, selon lequel nous sommes uniquement conviés « à reconstituer nous-mêmes le calvaire et la parole de la victime ». comme « équivalent de l’emprise et de la domination exercées sur tous les êtres de condition infrahumaine ». Nous est donc livré, clefs en main, un Nabokov qui n’en peut mais, revu et surtout corrigé pour les besoins de la cause : ce qui fait de lui « un observateur et un dénonciateur avant l’heure de ce système d’oppression ». Lolita, terminons là-dessus, devient alors le livre étalon de « tous les mécanismes de la prédation, de l’emprise et de la domination » qui, plus tard, seront documentés « dans Le consentement et La Familia grande ». On ne peut plus alors parler d’une interprétation, toute discutable soit-elle du roman de Nabokov, mais d’un impératif fictionnel. 

  Un mot sur la terminologie « révisionniste » utilisée durant cette première partie. Je reprends ici la définition proposée par Enzo Traverso dans Le passé, modes d’emploi (2005). A savoir qu’il y a des révisions de nature différentes : fécondes (à l’instar des « nouveaux historiens israéliens », révisant la version officielle de la création de l’État d’Israël) ; discutables (tel Le passé d’une illusion de François Furet, « remise en cause radicale de toute la tradition révolutionnaire ») ; et profondément néfastes (de Nolte et de Félice, entreprises de réhabilitation de « l’image du fascisme et du nazisme »). Je qualifierais le révisionnisme ici des « faux amis » de Lolita de « discutable » à « très discutable ». Il reste à indiquer ce contre quoi ceux-ci révisent Nabokov. Je le préciserai davantage, sur un plan général, dans la seconde partie. Mais déjà on peut avancer que la caricaturale désignation  « hommes blancs, quadragénaires, en position de domination » se rapporte là, implicitement, aux bataillons de la « libération sexuelle » du siècle dernier. Mais cela reste vague, n’est pas vraiment étayé. Pour revenir à ce qu’à de « discutable », voire « très discutable » pareille révision avec Lolita, ce qui la motive et l’impulse principalement relève de la chose littéraire : ses « faux amis » récusent tout ce qui sous ce chapitre nous importe, littérairement parlant dans le roman de Nabokov,pour le réduire à l’état d’une coquille vide, en sein de laquelle seul l’air du temps (le prétendu « esprit #MeToo ») aurait droit de cité. 

  Il serait fastidieux, et nous avons d’autres chats à fouetter, de donner le détail de ce qui, dans le discours hors sol des « faux amis » de Nabokov, dénature et dévitalise ainsi Lolita. Je ferai juste quelques rapides remarques sur des chapitres du roman que ces « lecteurs » négligent. La scène dite « du dimanche matin » (dans le chapitre 13 de la première partie : Humbert Humbert se retrouve pour la première fois seul avec Lolita, en l’absence de Charlotte Haze), n’a pas échappé à la sagacité de nombreux lecteurs. Nous sommes d’accord avec Maurice Couturier, le second traducteur de Lolita, pour qualifier cette scène de « passage le plus érotique du roman ». Cependant nous restons dans le registre de la suggestion, et Nabokov le suggère magistralement. C’est pourquoi une phrase telle que (« ma bouche gémissante toucha presque son cou nu tandis que j’écrasais contre sa fesse gauche le dernier spasme de l’extase la plus longue qu’ait connu homme ou monstre »), l’acmé de ce passage donc, laisse place à l’interprétation. Pour Couturier (il l’exprime dans la notice de l’édition de la Pléiade) « le protagoniste va se masturber sans se dénuder avec la complicité peu innocente de Lolita ». Cette indéniable « complicité peu innocente » (que l’on retrouve dans d’autres chapitres de la première partie, qui résume au plus juste l’attitude de Lolita) se rapporte à l’ensemble de la scène et non à la seule phrase citée (Lolita ne peut l’induire, ou un appel téléphonique alors l’en empêche). Et puis je ne suis pas certain que le verbe « se masturber » corresponde à ce que suggère Nabokov : « le dernier spasme de l’extase » vient remplacer ce que le lecteur traduit par « éjaculation ». Cette scène, pour conclure, s’inscrit au faux, parmi d’autres de la première partie, contre les lectures réductionnistes qui font uniment de Humbert Humbert un prédateur et Lolita sa victime. Car, si l’on relit sans oeillères toute cette scène du « dimanche matin », il y a une complicité entre eux dans ce qui ressemble ou s’apparente à un jeu érotique.

  Également, l’important chapitre 29 de la seconde partie (celui des retrouvailles, du dernier entretien entre nos deux protagonistes), nous confronte à un autre Humbert Humbert (et l’on pourrait dire la même chose de Lolita). Il y a comme un basculement dans le roman qui change alors la donne. C’est ce que traduit le très dense et essentiel chapitre 32, celui dans lequel Humbert Humbert, profondément ébranlé à la suite de cet ultime entretien, se remémore ses « années Lolita ». La duplicité jusqu’alors propre à Humbert Humbert vole en éclat : l’homme devient nu (comme dirait Simenon). Ce n’est plus le « monstre pantapode » , le suborneur « méprisable et brutal, et plein de turpitude » qui s’exprime, mais un homme qui réalise combien il a aimé Lolita. Et ce qu’il en résultait de l’aimer pareillement. Comme Humbert Humbert l’avoue en conclusion : « Au cours de notre singulière et bestiale cohabitation, il était devenu peu à peu évident aux yeux de ma conventionnelle Lolita que la plus méprisable des vies de famille était préférable à cette parodie d’inceste qui, à la longue, était le mieux que j’eusse à offrir à cette enfant perdue ». Ce pathétique-là (qui l’est en raison du talent littéraire de Nabokov), d’un Humbert Humbert retrouvant trois ans plus tard une Lolita de 17 ans, vieillie, défraîchie, engrossée, bien éloignée de l’image de la nymphette aimée et possédée quelques années plus tôt, nous le ressentons d’autant plus qu’Humbert Humbert réalise, après avoir quittée Lolita, qu’il l’aime toujours, désespérément. On ne risque pas d’en trouver le moindre écho sous la plume des Edel-Roy et consort. C’est pourtant, parmi les qualités qui se rapportent à Lolita, ce qui rend ce roman particulièrement émouvant.

  La pourtant très significative et indispensable postface du roman, ce « A propos d’un livre intitulé Lolita », semble avoir complètement échappé à l’attention des « faux amis » de Nabokov. Je précise qu’elle ne figurait pas dans la première édition du roman, celle des Éditions Olympia Press à Paris. Écrite en 1956, Nabokov la joignit à la première édition américaine, due à Putnam’s Sons en 1958. Elle figure depuis dans toutes les éditions de Lolita, y compris d’une traduction à l’autre. Un mot d’abord sur la présence de cette postface. En 1958, le positionnement de Nabokov vis à vis d’un roman comme Lolita n’est plus celui de 1954 (l’année où le manuscrit du roman avait été refusé par cinq éditeurs américains). L’édition française, en anglais (à l’automne 1955), puis des facteurs inhérents à la situation américaine expliquent ce changement d’attitude.

  Dans ce « A propos d’un livre intitulé Lolita », Nabokov indique d’emblée avoir « usurpé l’identité du suave John Ray ». Ce qui rend caduc le propos tenu par ce dernier. On ne peut plus désormais être dupe de celui que tient ce bon docteur sur Lolita. Du moins jusqu’à ce que les « faux amis » du roman reprennent un discours moins éloigné qu’on ne pourrait le croire des appréciations de John Ray. Nabokov y revient plus loin en indiquant que « quoi qu’en dise John Ray, Lolita ne trimbale derrière lui aucune morale ». C’est nous qui soulignons « aucune morale » pour ajouter que cette affirmation, à laquelle nous souscrivons bien évidemment, précède le commentaire suivant, essentiel à la compréhension de Nabokov en général, et de Lolita en particulier. Des lignes que le moindre commentateur de l’écrivain devrait avoir en permanence à l’esprit (d’ailleurs Maurice Couturier les cite en conclusion de sa préface à l’édition de poche de Lolita) : « A mes yeux, une oeuvre de fiction n’existe que dans la mesure où elle suscite en moi ce que j’appellerai crûment une jubilation esthétique, à savoir le sentiment d’être relié quelque part, je ne sais comment, à d’autres modes d’existence où l’art (la curiosité, la tendresse, la gentillesse, l’extase) constitue la norme. Ce genre de livre n’est pas très répandu. Tout le reste n’est que camelote de circonstance ou ce que certains baptisent littérature d’idée ». J’arrête là. Le lecteur a compris que cette « littérature d’idée », et plus encore cette « camelote de circonstance », par un détour que Nabokov ne pouvait prévoir, s’applique excellemment au Nabokov revu et corrigé depuis plusieurs pages : une « camelote de circonstance » qui entend réduire Lolita à une seule idée directrice, absente du roman. Une idée qui, de surcroît, réfute toute interprétation qui s’écarterait un tant soit peu de sa grille de lecture #MeToo.

  En revanche, sur d’autres thématiques présentes dans cette postface, Nabokov prend des précautions que l’on sait dictées par l’aspect « scandaleux » du roman. Ce qu’il met sur le compte de l’adoption d’un « anglais de seconde catégorie », alors qu’il doit abandonner cette « langue russe déliée, riche, infiniment docile » ne peut aujourd’hui leurrer personne. On comprend que là Nabokov entendait désamorcer une certaine critique, sur un mode il est vrai paradoxal. Également, les « images » de Lolita que l’écrivain préfère mentionner, correspondant à ce qu’il appelle sa « délectation particulière », éludent tout ce qui dans le roman s’avérait problématique, scandaleux, voire pornographique pour les contempteurs de Lolita. On apprécie pleinement l’ironie de Nabokov qui, dans cette énumération, y intègre une péripétie absente du roman (à savoir « l’irrécupérable Dolly Schiller enceinte mourant à Gray Star »).

  Quand Nabokov se plaint que « certains lecteurs ont aussi accusé Lolita d’antiaméricanisme », il ajoute, nous le croyons : « Cela me fait infiniment plus de peine que l’accusation idiote d’immoralité ». Cependant les explications qui suivent ne sont qu’à moitié convaincantes. Il est vrai que Nabokov, nul ne le contredira, condamnait fermement les deux totalitarismes (le soviétique et le nazi) et défendait le type de « démocratie » que pour lui représentaient les États-Unis. Ceci sur un plan strictement politique. Par contre, l’écrivain Nabokov nous brosse dans Lolita le portrait d’une Amérique qui sous certains aspects, aliénants dirais-je, s’avèrent implicitement critiques envers un modèle américain en train de devenir hégémonique : la préfiguration, déjà, de ce qu’on appellera plus tard du nom de « société de consommation » (illustrée par de nombreuses scènes avec Lolita en Guest-star). Un dernier mot sur l’affirmation selon laquelle « Humbert, le personnage que j’ai créé, est un étranger et un anarchiste, et il y a maintes choses, en plus des nymphettes, sur lesquelles je suis en désaccord avec lui », qui n’est là que pour ranger Lolita à la suite de ses romans russes  « tout autant fantasques et personnels que ne l’est mon nouveau ». Sachant que ses romans-là, nous dit Nabokov, étaient inconnus des américains, le lecteur comprendra qu’il s’agit là de l’un de ces arguments rhétoriques au travers duquel, une fois de plus, notre écrivain entendait se protéger des critiques qui l’accusaient d’avoir écritun roman obscène.

  Cependant, cet inventaire effectué, force nous est de constater que le discours des « faux amis » de Lolita, malgré son caractère réducteur, régressif, moralisateur, simplificateur, voire inepte, n’est pas pour autant rejeté, minimisé, discuté, interrogé, par de nombreux représentants de cette critique qui a pour vocation de rendre compte de ces questions littéraires. Et il semblerait que ce bataillon de suivistes fasse des adeptes, jusqu’à dessiner les contours d’un « lectorat » acquis aux thèses des « faux amis » du roman de Nabokov. La mise entre guillemets de « lectorat » s’impose parce qu’une bonne partie de ces lecteurs n’ont pas lu Lolita, ou se dispensent de lire 500 pages d’un roman dont on a résumé à leur attention ce qu’il fallait en retenir ; ou, s’ils l’ont lu, rejoignent la cohorte de ces lecteurs « sous influence », ayant abandonné toute exigence littéraire par souci de se conforter aux mots d’ordre du jour. Ici l’on imagine, pour citer une dernière fois Agnès Edel-Roy, que la mention d’un Nabokov « observateur et dénonciateur avant l’heure de ce système d’oppression », Lolita devenant l’emblème de « tous les mécanismes de prédation, de l’emprise et de la domination », s’adresse à la partie de ce public « sous emprise », c’est-à-dire le plus perméable à ce qui dans ce genre de discours viendrait le caresser dans le sens du poil. 

  On a compris que pour ce lecteur un tel « système d’oppression » ne se rapporte qu’à ce qu’auraient de systémiques dans nos sociétés occidentales, développées, le sexisme et les violences sexuelles. Le conditionnel est ici de rigueur, s’il faut comparer ces violences-là à celles que subissent au quotidien les femmes iraniennes et afghanes (pour ne citer qu’elles). Comme dit le proverbe, « on ne prête qu’aux riches ». Mais on ne saurait s’arrêter là. Il reste à poser la sempiternelle question : comment en sommes nous arrivés là ? Ce questionnement, bien entendu, excède la seule littérature (qui n’est d’ailleurs pas la plus maltraitée dans l’histoire). Cette tendance à l’oeuvre, sur laquelle nous nous attarderons dans la seconde partie, n’a pas attendue #MeToo pour s’exprimer. C’est d’ailleurs abusif d’évoquer là quelque chose de décisif, #MeToo n’a été qu’un accélérateur. Pourtant, je ne saurais répondre à la question posée au sujet de Lolita sans avoir préalablement documenté sur le plan sociétal, à travers des exemples puisés chez de bons auteurs (mais également personnels), la thématique « scandaleuse » du roman de Nabokov.


  « D’où le goût des petites filles pour les hommes tire-t-il son origine ? ». L’interrogation de Georg Groddeck, dans son remarquable Le Livre du Ça, reste sans réponse. Comme il l’avoue à sa correspondante fictive : « C’est là une question qui reste provisoirement insoluble pour moi et je vous abandonne le soin d’y répondre ». En avançant plus loin que la femme lui paraît plus libre « dans son érotisme » et le choix d’un partenaire sexuel, (tous sexes confondus), Groddeck y répond par la bande. Je conserve le souvenir, pour tenter également d’y répondre, de trois scènes datant du siècle dernier (reprises d’un Journal que je tenais alors). Dans la première, j’attends le RER sur le quai de la station Le Vésinet. En face de moi, sur l’autre quai, deux fillettes « genre nymphettes » discutent avec animation. Je les regarde ostensiblement. Une rame arrive dans l’autre sens. Les deux fillettes, juste avant de disparaître derrière le train, m’envoient des baisers. La deuxième scène, à la même époque, est presque identique. Je marche le long d’une rue d’une banlieue populaire. Un autobus me dépasse, avec deux fillettes derrière la vitre arrière du véhicule dans le même registre. La troisième scène est plus ancienne (mais j’avais déjà l’âge requis, celui du père). Je fais de l’auto-stop dans le Calvados, à la sortie de Port-en-Bessin. Un groupe de jeunes adolescentes s’attardent en ma compagnie, alors que la nuit commence à tomber. Une des fillettes me propose de partager son lit avec l’une de ses copines. Quelques autres « provocations »  s’ensuivent. Une des gamines, en partant, me fait un geste obscène. Toutes pouffent de rire. 

  Des scènes presque banales, qui n’ont rien d’extraordinaire. D’autres hommes pourraient témoigner de même. C’est la manifestation d’un érotisme diffus, de jeux de séduction primaires, débouchant rarement sur des échanges amoureux ou sexuels. L’adulte homme, le vrai, celui qui à l’âge du père, émoustille d’autant plus nos fillettes qu’il représenterait un danger potentiel. Il y a toujours un phénomène collectif d’émulation, de surenchère, de groupe, dans ces situations où des gamines prendront l’initiative. Seule, la fillette fera rarement le premier pas vers l’adulte, sauf si une relation de confiance l’y autorise. Catherine Breillat, dans son film 36 fillette, renverse la question de Groddeck. Une femme d’âge mûr, à l’adresse du quadragénaire qui s’affiche avec ladite fillette, la désigne ainsi : « De la chair fraîche ». Serions nous des ogres, aurions nous parfois besoin de consommer de la « chair fraîche » pour nous régénérer ? C’est là l’une des explications possibles, moins poétique cependant que celle de Vladimir Nabokov dans les pages de Lolita où l’écrivain évoque « la magie périlleuse des nymphettes ». Une affaire de poésie plus que d’âge,  bien entendu. Car des femmes de cinquante ans et plus restent séduisantes. Pas de ce charme relatif que l’on accorde sur le tard à celles qui ne l’ont jamais vraiment été, séduisantes, et sur qui le passage du temps ne semble pas laisser de traces. Non, celles qui furent belles et qui vieillissent comme vous et moi. Et dont la beauté devient émouvante, quand bien même leur miroir leur renverrai l’image d’une femme vieillissante. 

  Pour compléter ce tableau, une autre anecdote (qui n’en est pas vraiment une) sort par contre de l’ordinaire. Durant la décennie 80, dans un cadre professionnel x, j’avais sympathisé avec une collègue de travail. Nous nous étions retrouvés en dehors de ce contexte professionnel dans un lieu où elle m’avait présenté sa fille (14 ou 15 ans, je ne sais plus). Le surlendemain, elle me faisait part de l’intérêt de sa fille à mon égard (et avait cru comprendre qu’il en allait de même pour moi). Par conséquent, en s’exprimant de manière allusive, elle ne s’opposait pas à ce que, etc. etc. A vrai dire j’avais trouvé cette adolescente agréable, sans plus. Et nous en sommes d'ailleurs restés-là. Mais je n’exclus pas que, confronté à une autre donzelle, genre nymphette disons, mon attitude aurait pu être différente. Dois-je ajouter que je ne condamne nullement, sur le plan moral, le comportement de cette collègue ?

   Freud et Fourier - sur qui je reviendrai - sont présents dans de nombreuses pages  d’un numéro de la revue Recherches intitulé Coïre : album systématique de l’enfance, aux côtés de Carroll, Deleuze, Groddeck, James, Musil, Tournier, et bien entendu Nabokov. En 1976 déjà, les deux auteurs, René Schérer et Guy Hocquenghem, identifiaient un « lecteur sans humour de Lolita », dont ils étaient loin de penser que celui-ci s’efforcerait presque, un demi siècle plus tard, de récuser toute autre interprétation du roman que la sienne. Les  auteurs, parmi plusieurs manières de l’aborder, évoquent ainsi Lolita (« Le délire d’espionnite d’un vieux garçon européen séduit par une pute impubère bouffeuse d’ice-creams ») d’une façon que je qualifierai de plaisante. Il est dommage que Valéry Larbaud et ses Enfantines ne figurent pas au sommaire de cet Album systématique de l’enfance. Dans ces délicieuses nouvelles, Larbaud avoue une préférence pour les petites filles. Telle cette Rose Lourdin, douze ans, amoureuse d’une fillette d’un an plus âgée, avec le rappel de ces « dimanches matin, quand je sentais devant moi un grand jour sans leçons, pour ne penser qu’à elle » ; ou Portrait d’Éliane à quatorze ans (peut-on mieux décrire comment la sensualité vient aux jeunes filles ?) ; ou encore Gwenny toute seule, comme l’indique le narrateur : « Les baisers de Ruby sont une des meilleures choses que j’aurais eues dans ma vie. La douce bouche pure et confiante s’appuyait avec un souffle tiède, et me disait qu’une petite fille me respectait beaucoup et m’aimait bien ».

  Charles Fourier est l’auteur du Nouveau monde amoureux, un ouvrage dont on ne saurait trop recommander la lecture. Chacun trouve sa place dans le monde harmonien décrit par Fourier, y compris les individus qui feraient preuve d’extravagance sexuelle, ou se livreraient dans ce registre à des pratiques illicites (condamnées par la loi et les bonnes moeurs). Fourier renverse, ou détourne ce qui en Civilisation paraît aberrant, monstrueux, pervers, bizarre, pour doter chacun de ces adjectifs de contenus positifs. Fourier  privilégie même les manies amoureuses les plus rares, les plus étranges, les plus décriées. Il s’agit évidemment d’une utopie, mais celle qu’illustre Le Nouveau monde amoureux n’a rien de contraignant, ni de totalitaire. C’est tout le possible de l’homme qui se trouve mis à l’épreuve avec Fourier. On l’a bien sûr traité de fou. Une telle folie, a joliment répondu Simone Debout « est le plus haut défit jeté au malheur ». Car le malheur des hommes, parmi d’autres raisons, vient de leur impossibilité à projeter leur imagination au-delà des limites que le monde nous assigne. Fourier nous répète, comme Sade d’ailleurs, qu’il ne faut pas croire la nature limitée au moyens connus. Je signale ici, en me limitant aux cinquante dernières années, que les meilleurs commentateurs de ces deux penseurs appartiennent au sexe féminin :  Annie le Brun avec Sade, et Simone Debout pour Fourier.

  Pour faire le lien avec ce dont nous allons ensuite entretenir le lecteur dans de nombreuses pages, Fourier indique que tous les goûts « ont un emploi précieux dans l’état sociétaire et y deviennent utiles » à condition qu’ils ne soient « pas nuisibles ou vexatoires pour autrui ». Fourier inclut d’ailleurs l’inceste dans cet « emploi précieux », parce que pour lui l’inceste n’est « ni crime naturel, puisqu’il est très généralement conseillé par la nature, ni crime social puisqu’il est un objet d’accommodement avec les lois humaines ». Si son monde harmonien met fin à la prohibition de l’inceste, Fourier reste cependant conscient de ce tabou lorsqu’il dit vouloir précéder par étapes : d’abord en privilégiant l’innovation sur les « coutumes d’ambition, d’économie domestique, industrielle », l’organisation de la vie en société donc, pour ensuite avancer « par degrés » avec « les innovations morales qui heurteraient les consciences ». Ici Fourier cite l’inceste, mais n’en justifie pas moins sa présence en Harmonie, parce qu’il convient « d’autoriser tout ce qui multiplie les liens et fait le bien de plusieurs personnes sans faire le mal d’aucune ». Je ne saurais trop associer les lignes précédentes à celles qui suivent, qui ont trait à l’émancipation de la femme dans Le nouveau monde amoureux : « Une femme peut avoir à la fois un époux dont elle a deux enfants, un géniteur dont elle n’a qu’un enfant, un favori qui a vécu avec elle et conserve le titre, plus de multiples possesseurs qui ne sont rien devant la loi ». Ce qui n’est pas fondamentalement différent, je peux en témoigner, de ce que certaines femmes ont pu vivre en des temps plus favorables il est vrai à l’expérimentation amoureuse. Et je ne crois pas me souvenir que ces « femmes libres », des libertaires je précise, se disaient féministes. 






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  « Ici encore, rien que de très banal. Le professeur était accusé de porter atteinte par ses écrits à la dignité féminine, de sorte que ce libelle (le condamnant) rallia à la cause des plaignantes la frange extrémiste des mouvements féministes qu’on pouvait s’étonner de voir ainsi se ranger sous le mot d’ordre des vraies valeurs, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’annonce pas un programme novateur » .

                          Jacques Abeille : La vie de l’explorateur perdu



  Cette exploration en terrain miné s’imposait pour reformuler la question posée plus en amont dans la première partie : comment en sommes nous arrivés là ? Pour ce faire, je vais procéder en deux temps. D’abord en prolongeant ce qui vient d’être plus haut avancé dans le domaine de la sexualité et des moeurs, mais en le documentant depuis le relevé, a contrario, d’une « instruction à charge » (et non « à décharge » comme précédemment) sur la question. Ensuite, plus en écho avec la thématique Lolita je procèderai de même pour établir un état des lieux dans le domaine des Arts et des Lettres, non sans l’introduire par un substantiel questionnement sur le féminisme.

  Ce qui se présente à nos yeux comme une « réaction », ou « régression » dans le domaine précisément des moeurs, s’avère concomitant du reflux des idées issues de mai 68 (celles ayant préalablement essaimées de nombreux secteurs de la société durant les années post-soixante-huitardes). Ce qu’on a appelé du nom de « libération sexuelle » s’est trouvé battu en brèche - de façon encore diffuse durant les années 1980 - avant d’être mis en accusation vers la fin du XXe siècle. Ceci depuis différents aspects qui ne sont pas sans se recouper. Lors de l’affaire dite du Coral en 1982 (du nom d’un lieu de vie éducatif), la remise en cause explicite de pratiques éducatives alternatives, s’accompagne plus implicitement de celle d’un mode de vie libertaire et autogestionnaire. Elle se conclura en 1986 par la condamnation de plusieurs éducateurs pour « attentats à la pudeur sans violence sur mineur de moins de 15 ans ». Entre temps, sur fond de manipulations politiques et policières, des intellectuels seront accusés d’avoir inspiré ces pratiques éducatives.

  Dix ans plus tard, avec la retentissante « affaire Dutroux », l’onde de choc concerne la société tout entière. Il y a un avant et un après cette « affaire ». C’est à partir de ce moment-là que la pédophilie, encore relativement tolérée dans certains discours (mais de moins en moins depuis les années 1980), représente ce qu’il y a de plus intolérable dans la société. Tout a été dit et redit par les médias qui tenaient là, avec Marc Dutroux, l’incarnation du mal absolu. Je reviendrai plus loin sur quelques unes des conséquences en France de cette « onde de choc », mais j’aimerais auparavant dire comment les milieux analytiques l’ont reçue.

  En 1997, en pleine « affaire Dutroux » donc, le psychanalyste André Green, publiait Les chaînes d’éros, un ouvrage comportant une « Note sur la pédophile ». Dans cette « Note » Green indiquait que « les pervers spéculent sur l’importance, indéniable, d’une sexualité infantile ; ils en exploitent les poussées et les désirs pour se déculpabiliser ». Voilà qui nous incite à faire retour sur Freud, dont l’un des ouvrages les plus célèbres (Trois essais sur la sexualité) date de 1905. On sait l’importance que revêt dans la théorie freudienne la découverte d’une sexualité infantile. Celle-ci « en tant qu’elle est soumise au jeu des pulsions partielles, étroitement liées à la diversité des zones érogènes et en tant qu’elle se développe avant l’établissements des fonctions génitales proprement dites, peut être décrite comme disposition perverse polymorphe ». Cette terminologie, soulignée par Freud, a depuis fait couler beaucoup d’encre. D’ailleurs, presque un siècle plus tard,  des analystes comme André Green regrettaient que cette découverte puisse susciter des malentendus ou des interprétations malencontreuses. 

  L’un des disciples « hétérodoxe » de Freud, Sandor Ferenczi, publie en 1932 l’article « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant », devenu depuis une référence courante pour qui, en milieu analytique, entend se colleter avec la « question pédophile ». Il parait difficile de rendre compte en quelques lignes de ce long et dense article qui, sur certains points précis, me paraît cependant discutable. Je ne le mentionne que pour en extraire les lignes suivantes, qui témoignent du différend opposant Freud et Ferenczi après 1930 : « L’objection, à savoir qu’il s’agissait des fantasmes de l’enfant lui-même, c’est à dire de mensonges hystériques, perd malheureusement de sa force, par suite du nombre considérable de patients, en analyse, qui avouent eux-mêmes des voies de fait sur des enfants ». Ce qui, même indirectement, remet en cause l’abandon en 1897 par Freud de la « théorie de la séduction », qu’il avait élaboré deux ans plus tôt. Et dont l’abandon représente « un pas décisif dans l’avénement de la théorie psychanalytique et dans la mise au premier plan des notions de fantasme inconscient, de réalité psychique, de sexualité infantile spontanée, etc » (Laplanche et Pontalis : Vocabulaire de psychanalyse). Pourtant le mot « séduction » refait surface à la fin du XXe siècle dans la littérature analytique se rapportant à la pédophilie. Quoi que Freud ait abandonné très tôt sa « théorie de la séduction », celle-ci revient donc par la bande sous la plume de nombreux psys. Cette séduction n’a évidemment pas grand chose à voir avec le donjuanisme. Le pendant de « l’adulte séducteur » devenant « l’enfant innocent », et réciproquement (tiens, tiens, rebonjour Lolita). Pour cette nouvelle génération de psys, le pédophile est d’abord un malade, alors que pour d’autres intervenants, à l’instar du sociologue François de Singly écrivant dans les lendemains de « l’affaire Dutroux » que le pédophile « profite de la dévalorisation des statuts du père et de la mère pour exploiter au maximum les possibilités que lui offrent la fin de l’autorité et des interdits », c’est pour le mieux un coucou et pour le pire un salaud.

  Sachant que l’abandon d’une « théorie de la séduction » par le père de la psychanalyse s’explique par la mise en cause chez Freud de la véracité des scènes de séduction décrites par plusieurs de ses patients, celles-ci relevant d’une reconstruction fantasmatique, la voie se trouvait alors tracée pour creuser les fondations de ce qui deviendra le chantier de la sexualité infantile exposée dans Trois essais sur la théorie de la sexualité. La « théorie de la séduction », ainsi reprise, réhabilite la notion « d’innocence sexuelle » de l’enfant. Ou d’une innocence tout court, pour mieux évacuer cette sexualité que l’on ne saurait voir. Comme l’écrivent pertinemment Laplanche et Pontais : « Ce que refuse Freud, c’est que l’on puisse parler d’un monde de l’enfant ayant son existence propre avant que cette effraction, ou cette perversion, se produise. Il semble que ce soit pour cette raison qu’il range en dernière analyse la séduction parmi les « fantasmes originaires » dont il reporte l’origine à la préhistoire de l’humanité. La séduction ne serait pas essentiellement un fait réel, situable dans l’histoire du sujet, mais une donnée structurale qui ne pourrait être transposée historiquement que sous la forme d’un mythe ».

  Parmi les conséquences de l’épisode Dutroux, la ligne de fracture qui apparaît alors dans certains milieux psys va opposer partisans et adversaires de la « théorie de la séduction ». Des professionnels, en plus grand nombre, vont désormais se référer à cette « théorie de la séduction », même de façon diffuse, pour étayer « l’innocence sexuelle » de l’enfant. C’est le cheval qu’enfourche la psychanalyste Catherine Bonnet dans son livre L’enfant cassé. On peut parler ici de « révisionnisme ». Freud devient responsable d’une « diabolisation de l’enfant » que cette analyste croit observer dans notre monde contemporain. Catherine Bonnet va encore plus loin quand elle désigne à la vindicte publique un « courant pro-agresseur », coupable, écrit-elle, de faire régner à nouveau « le temps des enfants menteurs et vicieux ». De là des propos manichéens (un tantinet complotistes) : avec d’un côté les « bons », un monde de « chevaliers blancs » et de « croisés » unis pour la meilleure des causes, celle de l’enfance en danger ; de l’autre les « méchants », les pervers et ceux qui objectivement les soutiennent. Bonnet se réfère ici aux interrogations critiques des derniers (sur la suggestibilité de l’enfant, sa manipulation par l’un des parents lors d’un divorce, sur le syndrome des faux souvenirs, sur les campagnes antipédophiles) : des questionnements qui feraient le jeu des pervers.

  Les quatre faits suivants (une opération juridico-policière de grande envergure, un « pan sur le bec » adressé au Canard enchaîné, la condamnation du libraire Antoine Soriano, et une triviale affaire d’assassinat de pédophile) témoignent de l’onde de choc provoquée  par « l’affaire Dutroux ». En premier lieu on a appelé « Ado 71 » l’opération spectaculaire qui, en juin 1997, visait à démanteler un important réseau de pédophiles : 700 personnes dont les noms figuraient dans les fichiers d’un éditeur de cassettes vidéos (dont certaines présentant un aspect pornographique, voire pédopornographique) sont arrêtées. Comme le confirmera le procès de Macon en 2000, ce dont on accusait la quasi totalité des personnes inculpées relevait du voyeurisme, et non de la pédophilie active (les condamnations se rapportant presque exclusivement au « recel d’objets obtenus à l’aide de corruption de mineur »). A la suite de ces arrestations, fortement médiatisées, cinq personnes s’étaient suicidées lors de la garde à vue. En définitive, le bilan de cette opération « Ado 71 » s’avérait désastreux. Ce que reconnaissait l’avocat général, à Macon. 

  Secondement, un article non signé du Canard enchaîné s’en prenait en novembre 1999 à l’universitaire canadien Ian Hacking, auteur de l’ouvrage L’âme réécrite. Essai sur les personnalités multiples et les sciences de la nature (publié deux ans plus tôt aux Empêcheurs de penser en rond) : cet auteur étant accusé de défendre des thèses ambiguës sur la pédophilie. Ce qui se discutait, sinon plus. Mais il y avait une victime collatérale dans l’histoire : la collection Les Empêcheurs de penser en rond était priée par les laboratoires Sanofi, qui la finançait, de se trouver un autre éditeur. L’association peut être faite avec le troisième exemple, puisque un an plus tôt, sous la plume de Nicolas Beau, le Canard avait été plus inspiré. Cet article, qui démontrait que la dernière émission de Ligne de vie sur France 2 (consacrée à la pédophilie) était uniquement « à charge », précisait par ailleurs que l’un des accusés cités dans Ligne de vie, le libraire et éditeur Antoine Soriano (condamné à dix ans de prison pour des faits qu’il niait depuis le début de l’instruction), se trouvait encore sur le terrain judiciaire en attendant la décision de la chambre de Cassation. Nicolas Beau ajoutait que l’un des psychiatres, le docteur Sabourin, co-auteur de l’émission, « était à la fois juge et partie » puisqu’il venait de témoigner contre Antoine Soriano lors du procès en assises de ce dernier ». Et l’on apprenait également que le patient de ce psychiatre, la présumée victime de Soriano, jouait dans Ligne de vie le rôle de l’accusateur !

  Enfin, en quatrième lieu, lors d’un verdict rendu en mai 2000, un tribunal grenoblois, condamnait à trois ans de prison ferme l’assassin d’un « papy pédophile ». Une telle clémence signifiait que désormais le meurtre de toute personne qualifiée à tort ou à raison de « pédophile » était en quelque sorte toléré. D’autant plus que la victime, un vieil homme de 78 ans qui avait reconnu l’existence d’attouchement sexuels sur les enfants de son futur meurtrier (des histoires de main dans la culotte qui, selon les gendarmes, n’avaient pas traumatisé les deux enfants) faisait juste l’objet d’une mesure d’éloignement. La comparaison entre ces trois ans d’emprisonnement (pour un meurtre,) et les dix ans d’Antoine Soriano (pour un viol sur son beau-fils que Soriano niait, et qui n’a jamais pu être prouvé) indique combien la justice, à l’instar d’autres corps constitués, marchait sur la tête depuis l’onde de choc Dutroux. 

  Trois de ces quatre exemples, pour conclure là-dessus, possèdent des traits communs. Chaque fois l’accusation de pédophilie, ou de complaisance envers elle, permettait soit (l’article du Canard enchaîné) de disqualifier un universitaire s’interrogeant sur l’abus sexuel « comme véritable objet de connaissance », ceci relativisant l’antienne selon laquelle « il y aurait du traumatisme partout » ; soit (la condamnation d’Antoine Soriano) d’instrumentaliser la justice à travers la fabrication d’un « coupable idéal » par un groupe de thérapeutes, malgré l’absence de preuves ; soit encore (le jugement de Grenoble) de   créer les conditions d’une incitation au meurtre de pédophile. En revanche (avec l’opération « Ado 71 »), la montagne pédocriminelle avait accouché d’une souris voyeuriste.

  La justice, à elle seule, n’était pas responsable de ce désastre. Ici il convient d’évoquer l’existence d’un lobby antipédophile, particulièrement dopé par « l’affaire Dutroux » : un réseau articulé autour d’un noyau dur, de psychiatres et de thérapeutes familiaux, dont les thèses, qui dessinent les contours d’une « thérapie policière », ne sont pas alors sans rencontrer de larges échos auprès de magistrats, de travailleurs sociaux, et de psys divers (mais également, en dehors d’un cadre institutionnel, auprès des associations de défense de l’enfance). Un ouvrage paru en 1991, La violence impensable (dont l’un des auteurs s’appelle Pierre Sabourin), resté confidentiel durant des années, représente en cette fin de siècle le nec plus ultra de cette tendance. On y apprend, à la suite d’une longue énumération, que tous les enfants sans exception sont victimes d’abus sexuels. L’enfant, qui dit toujours la vérité, ne peut que vouloir protéger son agresseur s’il se rétracte dans un second temps. La planète psys a trouvé là ses intégristes. Dans un ouvrage qui semble avoir été écrit par le Père Ubu.

  Autre conséquence de « l’affaire Dutroux », les écrans télévisés deviennent particulièrement investis par ce genre de thérapeutes, ainsi que par les associations de défense de l’enfance. Tous y trouvent un terrain à leur convenance puisque ces émissions, traitant peu ou prou de la pédophilie et des agressions sexuelles, en privilégiant l’émotionnel et l’indignation sélective, ceci au détriment de toute réflexion critique, favorisent l’expression de discours répressifs et régressifs. Le spectacle télévisuel jouant le rôle d’un écran de fumée devant les généralisations abusives, les affirmations réductrices, et l’indigence théorique de ces « spécialistes » pour ne retenir que l’attitude bienveillante et militante de thérapeutes et consort ayant déclaré la guerre aux pédophiles, aux pervers et autres agresseurs sexuels.

  De là, nous revenons à la justice, la construction de « coupables idéals » ne pouvant se constituer qu’à travers la construction de « victimes idéales », et réciproquement. D’ailleurs, l’affirmation selon laquelle « la guérison de mon patient, ou de ma patiente, passe par la condamnation de son agresseur », fait florès lors d’un procès (repris alors par l’avocat de la victime). C’est l’une des explications de la situation en ce début de XXIe siècle, inédite dans l’histoire judiciaire, de tribunaux condamnant plus, du moins dans certains cas, un viol ou une agression sexuelle sur enfant, qu’un crime de sang. Le violeur, ainsi, ne prend pas davantage de risque en étranglant l’enfant ou l’adolescent qu’il vient d’abuser. C’est là faire le constat d’un important changement de paradigme, sur lequel il aurait été nécessaire de réfléchir, pour l’analyser par exemple sur le plan anthropologique.

  Un mot sur les politiques. Une anecdote tout d'abord. En 2003, déjeunant avec une collègue psychologue (mais également membre d’une association de défense de l’enfance), j’avais été abasourdi de l’entendre, entre la poire et le fromage, me certifier que de très nombreux hommes politiques étaient pédophiles, qu’ils allaient bientôt être dénoncés, et que ce serait un tremblement de terre comme jamais encore connu dans le monde politique, etc. Pourtant cette collègue, nullement un « perdreau de la veille », avait publié vingt plus tôt un ouvrage dit « de référence » dans la collection Que sais-je ! Bien entendu, c’était le genre de rumeur qui circulait dans son association. Un palier va être franchi la même année, en novembre, quand 71 parlementaires de la majorité de droite déposent une proposition de loi « visant à lutter contre l’inceste en donnant du crédit à la parole de l’enfant ». On lit dans l’exposé des faits la phrase suivante : « Il nous paraît important que la présomption de la crédibilité de la parole de l’enfant puisse être retenue comme un principe dans toutes les procédures le concernant ».

  Nous étions alors au lendemain de la clôture de l’instruction de « l’affaire d’Outreau », qui avait eu en France un retentissement comparable à « l’affaire Dutroux ». Je ne reviens pas sur le contenu de cette instruction, bien connu, pour en venir aux procès des accusés « d’Outreau » : celui de Saint-Omer, mais surtout celui de Paris en novembre 2005, qui remettaient sur ses deux pieds une société qui, depuis le « moment Dutroux », avait tendance à marcher sur la tête. La justice reconnaissait sa faillite, avec l’écrasante responsabilité du juge Burgaud, mais également celle des membres de la chambre d’accusation de la Cour d’Appel de Douai, du procureur général de cette même juridiction, de l’avocat général au procès de Saint-Omer, et du garde des Sceaux de l’époque. En y ajoutant l’incompétence, et la partialité des deux experts psychologues. Cela valait aussi pour les deux associations « parties civiles », d’une bêtise crasse. Enfin il ne fallait pas absoudre de cette responsabilité la presse écrite dans sa quasi totalité, ainsi que les médias radiophoniques et télévisés, coupables d’avoir commis des articles, des reportages ou des dossiers qui, depuis le début de « l’affaire d’Outreau », jusqu’aux premières audiences du procès de Saint-Omer, avaient amplifié les rumeurs les plus fantaisistes sur les protagonistes de cette « affaire », s’étaient complus dans une vision misérabiliste d’Outreau, et n’avaient en aucune manière rapporté des éléments susceptibles de remettre en cause l’enquête et l’instruction.

  Mis en quelque sorte sur la touche après le procès de Paris, le lobby identifié plus haut n’a jamais accepté, contrairement à ce qu’on pu observer de manière implicite dans la société, les enseignements d’Outreau. Il s’est retrouvé sur le devant de la scène de longues années plus tard lors de la parution de La Familia grande, l’ouvrage de Camille Kouchner traitant de l’inceste. Cette « affaire Kouchner-Duhamel », entre autres incidences, remettait en selle des discours et des intervenants marginalisés depuis le procès de Paris. Avec, comme cheval de bataille, la demande auprès du législateur de « l’imprescriptibilité des viols et agressions sexuels » : donc son alignement sur celle des crimes contre l’humanité (ce qui relativise, minore ou banalise l’importance de ces derniers !). Les principaux représentants de ce lobby se sont retrouvés au sein de la CIIVISE (commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants), en particulier la psychiatre Muriel Salmona et le juge Edouard Durand, dont le fanatisme rappelle celui des moines-soldats du monde médiéval.


  En ce qui concerne la « question féministe », il importe de bien distinguer ce qui relève d’un côté de l’émancipation, d’une totale égalité entre les sexes dans tous les registres du social, mais également comme remise en cause de l’assignation faite aux femmes dans les sociétés patriarcales (comme épouse, mère et femme au foyer) ; de ce qui, sous un angle différent, sous couvert de « violences et d’offenses faites aux femmes », entend condamner, proscrire, voire censurer toute expression artistique censée l’illustrer ou s’y rapporter. Ce qui, entre autres conséquences, détermine de nouveaux critères de moralité (indexés sur des « modèles culturels » en provenance des USA), rarement revendiqués en tant que tels. Ou encore, dans une moindre mesure, en invoquant l’impératif de ne pas séparer l’oeuvre de l’auteur, de jeter ainsi le discrédit sur un auteur quand bien même l’oeuvre, reconnaît-on, ne serait pas condamnable. Cette propension à l’amalgame se retrouve dans d’autres domaines, qui n’en noient pas moins l’émancipation dans les eaux saumâtres de l’identitarisme. Mais sous le chapitre des Arts et des Lettres, la « question féministe » prend davantage valeur d’exemple. Ceci, comme nous le verrons, parce que derrière l’affichage des « violences et offenses faites aux femmes », le discours qui entend principalement l’illustrer (là nous faisons le lien avec les pages écrites précédemment) s’inscrit délibérément en faux contre ce qu’on a appelé du nom de « libération sexuelle » durant la seconde moitié du siècle dernier.

  Ceci posé, je reconnais que l’une des difficultés est de parler de « féminisme » alors qu’il existe différentes façons d’être féministe, ou que le féminisme des unes ne se confond pas nécessairement avec le féminisme des autres. Même la terminologie « néoféminisme » traduit imparfaitement aujourd’hui le féminisme impulsé par de nouvelles générations, plus en phase que leurs devancières du MLF avec des théorisations et des modes d’action importés des États-Unis. Récemment, la ligne de fracture apparue dans le mouvement féminisme : entre d’une part celles qui, à travers la dénonciation de viols et de crimes sexuels massifs de femmes Israéliennes par le Hamas le 7 octobre 2023, entendaient secondairement dénoncer le silence d’une partie du mouvement ; et d’autre part celles qui se taisaient sur ces crimes, ou les mentionnaient sans évoquer directement le sort des femmes israéliennes. Cette ligne de fracture donc est patente. On a même pu évoquer à ce sujet un féminisme « à géométrie variable ». 

  Cela précisé, je reviens sur la question soulevée précédemment. Les violences exercées contre les femmes sont intolérables, inacceptables et condamnables, comme les sont toutes les violences exercées contre des êtres humains. Sachant que l’on ne saurait se contenter d’une société pacifiée, en termes de relation entre les deux sexes, quand une violence parfois plus diffuse s’exerce uniment contre les femmes et les hommes, la violence d’un pouvoir qu’il convient de combattre dès lors qu’on se situe dans le camp de ceux qui veulent qu’une telle société, inégalitaire, liberticide, répressive, aliénée, disparaisse. L’on ne saurait transiger sur l’indispensable égalité des droits, des fonctions, et des revenus entre les deux sexes, et sur la « domination masculine », eu égard le sexisme ambiant, mais également parce qu’elles bafouent ce principe égalitaire. Ceci parce que les différenciations en l’occurence entre les deux sexes, sont le corollaire de l’inégalité sociale. Seule une profonde transformation politique et sociale, traduisant en acte l’égalité entre les sexes, permettrait d’y répondre.

  Venons en au mouvement #MeToo. De son élément déclencheur, « l’affaire Weinstein »,  je ferai une autre lecture que celle qui, de la presse mainstream à Médiapart, s’avère très largement dominante. N’a-t-on pas dit et redit que pareille focalisation sur « l’affaire « Weinstein », devenu un événement planétaire à partir du moment où des actrices célèbres avouaient avoir été violées et agressées sexuellement par un producteur tout puissant, avait permis par la suite d’étendre cette « libération de la parole » à celle de toutes les femmes ayant subi des viols et des agressions sexuelles un peu partout dans le monde. L’exemple venait par le haut, et l’on ajoutait que cette « parole libérée » n’avait rencontré un tel succès, ne s’était pareillement répandue dans tous les secteurs de la société, que parce qu’à l’origine elle avait été tenue par des actrices connues d’un large public. Un discours se transformant progressivement en doxa. Hollywood donnait l’exemple. Comme si la Mecque du cinéma, qui inonde la planète de ses produits et sous-produits cinématographiques, devait également donner le ton en matière d’agressions sexuelles.

  Posons plusieurs questions. Pourquoi, dans une liste comportant 90 noms, aucune des stars victimes de ce prédateur ne s’était auparavant exprimé ? Pourquoi ne pas avoir fait connaître sur le moment la gravité de tels actes ? Pourquoi aucun dépôt de plainte devant la justice avant octobre 2017 (à une exception près, mais il s’agissait d’un modèle et non d’une star) ? Ces actrices, on pense aux plus célèbres, avaient-elles consenti ou pas ? J’ajoute que Weinstein avait dédommagé huit d’entre elles pour acheter leur silence. Ces actrices, qu’elles aient eu des relations sexuelles ou pas avec ce puissant producteur, avaient fait le choix de se taire. C’est vouloir dire, pour les premières, qu’elles avaient consenti sur le mode bartlebyen (« J’aimerais mieux ne pas »). Une façon de consentir sans consentir dont on ne discute pas qu’elle ait pu être éprouvante, voire traumatisante pour certaines. Mais en se taisant, parlons clair, ces actrices faisaient un choix, celui de privilégier leur carrière (à travers l’accès à un rôle, et pas importe lequel). Auraient-elle parlé, elles se seraient comportées en « femmes libres », qui préfèrent cette liberté-là à tout plan de carrière. Une femme libre ne consent pas à devenir la partenaire sexuelle (ne serait-ce qu’une seule fois) d’un homme qu’elle compare à un porc. Sauf que ce cochon-là leur ouvrait les portes du paradis. Ces stars, en raison de leur silence, sont en partie responsables de cette omerta. Pour le reste, c’est tout un système qui s’accommodait autant que faire se peut de cette « loi du silence ». Toutes considérations, pour conclure là-dessus, qui incitent à penser que les éléments déclencheurs de « l’affaire Weinstein » s’avèrent moins exemplaires qu’on ne l’a prétendu. 

  Sur un certain plan #MeToo devient victime de son succès, puisqu’on va jusqu’à lui attribuer des réussites discutables ou inappropriées. Cela peut prendre un aspect insolite avec l’historienne Laure Murat déclarant que « #MeToo est la première remise en cause sérieuse du patriarcat ». Cela tient de l’article de foi et occulte allègrement les combats féministes des années 1970. C’est là un discours tenu par ce courant féministe qui, de nos jours, jette un regard critique sur ces combats-là, illustrés au siècle dernier par la contraception, puis l’avortement surtout, lesquels  en garantissant la « liberté sexuelle » des intéressées (rendue en quelque sorte possible par la maîtrise de leur fécondité), incitait objectivement à minimiser - Murat et consort dixit - machisme et sexisme. Ce qui contribuait à négliger le rôle des prédateurs dans ce contexte de « libre circulation des désirs ». De plus, un tel discours, révisionniste s’il en est, s’avère bien ingrat envers celles qui luttaient concrètement contre le patriarcat sans dissocier égalité et liberté sexuelle. Des combats, faut-il l’ajouter, auxquels ont participé les deux sexes. On ne quitte pas le patriarcat en ajoutant que celui-ci n’est plus aujourd’hui ce qu’il était un demi siècle plus tôt, pour les raisons principalement que je viens d’évoquer. Sa dénonciation, de nos jours, relève plus de l’incantation rhétorique qu’elle ne traduit dans les faits un état de la société qui, dans l’hexagone, ne concerne plus que ses aspects les plus rétrogrades. 

  Quel bilan pouvait-on faire au début de l’année 2018, plusieurs mois après le déclenchement de « l’affaire Weinstein » ? D’abord, comme corollaire de l’extrême médiatisation de ladite affaire, on remarquait que les cas d’agressions sexuelles relevés provenaient des lieux de pouvoir : pouvoir exercé par des hommes influents, y compris en matière de satisfactions sexuelles, dans les sphères politique, artistique, médiatique, sportive. Une telle focalisation autour de personnalités connues n’était pas sans occulter la forêt des violences conjugales. C’est dire aussi que la manière #MeToo de mettre en spectacle cette « parole libérée » a pu parfois pervertir ou brouiller la réalité de ces violences sexuelles, toutes catégories confondues. Enfin, si d’un côté ce mouvement s’avérait positif dans la mesure où se trouvait justement dénoncé à une grande échelle le pouvoir que des hommes exercent sur des femmes, plus particulièrement dans le domaine sexuel (y compris à travers toute la gamme des comportements sexuels), on pouvait en revanche déplorer, de l’autre côté de la pièce, que quelques unes des formes prises par ce mouvement - de #MeToo à l’inepte #Balance ton porc - contribuent à ouvrir la boite à Pandore : cette « libération de la parole » pouvant ici s’apparenter à de la délation, là relever de règlements de comptes, et surtout avoir des effets délétères dans le domaine de la création (comme nous le verrons plus loin).

  Le Monde publiait le 10 janvier 2018 une tribune signée par cent femmes. Ce premier contre-feu collectif à #MeToo va provoquer de nombreuses réactions, parfois indignées, dans les milieux féministes. Deux éléments, étrangers au contenu de cette tribune, expliquent en partie son retentissement en France, et même à l’étranger : d’abord en raison du titre accrocheur, et inexact, de la version numérique, « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle » (alors que les rédactrices avaient intitulé cette tribune, comme on peut le vérifier dans la version papier, « Cent femmes pour une autre parole »), reprise par l’ensemble des médias et des commentateurs ; ensuite par la focalisation sur le nom de Catherine Deneuve (l’une des cent signataires de la tribune, qui n’avait pourtant pas participé à sa rédaction). 

  Malgré ses insuffisances, ses maladresses, ses limites, le texte de « Cent femmes pour une autre parole » ne méritait pas la volée de bois vert reçue dans les lendemains de sa parution. Sans que les rédactrices de cette tribune le mettent au premier plan, ce qu’elles dénonçaient avec pertinence relevait de ce qu’avait de plus négatif cette « libération de la parole » (comme je l’ai souligné plus haut). Plus généralement, « Cent femmes contre une autre parole » avait le mérite de s’inscrire en faux contre le climat idéologique, d’ordre moral, initié par « l’affaire Weinstein ». Plutôt que de discuter, en argumentant, le contenu de cette tribune, ses contemptrices les plus virulentes se sont efforcées de dévaloriser, délégitimer, disqualifier, et déprécier les cent signataires, traitées de « bourgeoises », de « vieilles », de « blanches », ou encore de « membres des élites », de « défendeuses des lobbys de la prostitution ». La palme revenant à Caroline de Haas (et aux intellectuelles et militantes ayant contresigné son texte) pour qui les cent femmes signataires « sont pour la plupart des récidivistes en matière de défense des pédocriminels et d’apologie du viol ».

  « Le viol est un crime » était pourtant la première phrase de cette tribune ! Heureusement qu’un fin limier comme Caroline de Haas y débusque là une « apologie du viol ». Ce qui permet, par association, d’aborder la notion de « culture du viol », que des militantes féministes, et même des universitaires et des journalistes reprennent sans trop de discernement. Ou en oubliant de l’utiliser à bon escient. Son usage devrait par exemple être étendu à ces « faits de guerre » par lesquels, depuis des temps immémoriaux, la soldatesque, plus ou moins encouragée par le poste de commandement, viole systématiquement les femmes se trouvant en terrain conquis. Et l’on sait que s’y greffent des considérations raciales ayant pour objectif de polluer l’ethnicité d’une communauté. Cette « culture du viol », en accusant le trait, pourrait aussi s’appliquer à ce qui, dans les siècles passés, relevait du « devoir conjugal ». De nombreux discours, qui mentionnent pour la condamner cette « culture du viol », relèvent eux de l’intimidation ou de l’abus de langage, quand on entend là ostraciser, voire criminaliser tout comportement jugé délictueux depuis des présupposés moraux. Je partage l’incompréhension d’Hélène Merlin-Kajman lorsque, dans son ouvrage La littérature à l’heure de #MeToo, elle écrit « si, par « culture du viol » on entend que tous les hommes qui aiment séduire dans le registre d’un jeu érotique, actif, voire un peu « chasseur », sont des violeurs en puissance, et que les femmes qui aiment entrer dans ce jeu sont des violées en puissance, dans une configuration où pourtant les uns et les autres trouvent leur plaisir à ce jeu érotique fondé tendancieusement sur ces rôles, alors je ne comprends plus ce que désigne l’expression « culture du viol » ». Auparavant, l’universitaire américaine Laura Kipnis (dans son indispensable Le sexe polémique, publié en 2019 aux Éditions Liber), précisait que l’expression « « culture du viol » décrit moins les conditions sexuelles sur le terrain qu’elle ne sert de prétexte pour discuter ce qui, du sexe, sera déclaré consensuel et des asymétries qui seront déclarées significatives ». Elle ajoutait que si on allait jusqu’au bout de cette logique, alors « bientôt, presque toute relation sexuelle sera apparentée à un viol ». 

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  Il convient maintenant de décrypter pareille moralisation de la société depuis des exemples puisés dans les disciplines littéraire et artistique (arts plastiques, cinéma, musique, BD). Préalablement, les précisions suivantes s’imposent. Le  racialisme - tout comme le féminisme évoqué jusqu’à présent - disent vouloir remettre en cause, chacun dans son registre, des modèles culturels « obsolètes » et « dépassés », ou dénoncer une culture, taxée ici de « blanche », et là de « patriarcale » ; ou encore rapporter les doléances de tous les « offensés », y compris sur le plan religieux. Ceci et cela relevant d’une assignation identitaire que l’on a pu traduire sur le plan culturel en termes de « cancel culture » et de « culture woke ». Cependant le succès, certes paradoxal, remporté par ces deux notions, autant chez ceux qui les combattent que chez ceux qui s’y réfèrent positivement, tend à se transformer en un affrontement que les seconds, à dessein, circonscrivent en termes d’opposition entre les progressistes, la gauche, les défenseurs des minorités, c’est à dire eux, aux conservateurs, réactionnaire, la droite, les autres donc. Ceux qui se reconnaîtraient explicitement dans ces derniers qualificatifs n’étant pas en reste pour dénoncer, à travers le wokisme et la cancel culture, l’adversaire (le progressisme, la gauche, etc). Les uns accusant les autres, et réciproquement, depuis le même schéma binaire. La convocation de l’une ou l’autre de ces deux notions s’avère par conséquent piégeuse, sujette à des malentendus, confusionnante, et parfois déconnectée de la réalité. C’est pourquoi je n’y aurai pas recours, sinon pour en critiquer l’utilisation à des fins partisanes (ou encore dans le cadre d’une citation).

  Ceci précisé, comment ne pas constater que les courants féministes engagés sur ce front culturel, dont on a vu qu’ils convoquaient « le côté sombre de la sexualité » (sur le mode de l’insupportable, du condamnable, de l’inadmissible), que ce féminisme-là donc n’est pas sans provoquer des effets d’intimidation, d’effacement, de censure, dans le domaine des Arts et des Lettres ; et sans doute, sans qu’on puisse à ce stade l’évaluer, d’autocensure. C’est par un détour que nous ne soupçonnions pas, ou peu, trente ans plus tôt (du moins dans l’hexagone), qu’il importe de reprendre cette sempiternelle question de l’art à l’aune de l’état des choses que je vais maintenant m’efforcer d’identifier et de documenter depuis des exemples précis. En établissant un relevé, certes partiel, qui renverrait à ce qu’il faut bien appeler de l’interdit dans les représentations littéraires et artistiques convoquées. A ce compte, comme je viens de le souligner, celles qui ont trait à la sexualité - en l’élargissant aux relations entre les sexes - mobilisent plus que les autres nos modernes censeurs. A se demander même, depuis un questionnement qui aurait été inapproprié au siècle précédent, si Ernest Pinard, le fameux procureur ayant instruit le procès des Fleurs du mal et de Madame Bovary, ne prend pas une sorte de revanche posthume ? Ce que l’on retient, en laissant la question posée, étant que ce ne sont pas ceux, à l’instar du procureur Pinard, sa postérité pour ainsi dire, qui se sont évertués depuis plus d’un siècle à incriminer toute oeuvre jugée par eux immorale, obscène, pornographique, ou relevant d’un prétendu mauvais goût, ou encore jugée offensante selon des critères religieux (ceux du christianisme, très majoritairement), donc tous ceux que l’on qualifiait de « réactionnaires », identifiés peu ou prou à la » droite », à la » calotte », au « conservatisme ». Non pas, ou plus tous ceux-là, car ce sont aujourd’hui d’autres protagonistes qu’il nous faut retenir, lesquels, tout en prétendant se situer dans la descendance de ceux qui dénonçaient au siècle dernier ces « réactionnaires », se montrent suspicieux, sinon plus, envers des oeuvres de l’esprit qui ne correspondraient pas aux exigences d’un cahier des charges qualifié par eux de « progressiste ». Dès lors que nous entrons dans le détail de ce qui motive leurs mises en garde, mises en demeure, ou dénonciations, ces divers relevés ne sont pas sans présenter de nombreux points communs avec ce dont on accusait précédemment les « réactionnaires » : par exemple, depuis un puritanisme s’avançant masqué, qui de façon plus général s’inscrit dans le cadre d’un « ordre moral » (que les intéressés récusent, il va de soi).


  Nous allons entrer dans le vif du sujet en décryptant « le cas Polanski », exemplaire à bien des égards, puis rester dans ce registre cinématographique avec Blown Up d’Antonioni. Après un bref intermède musical, les situations respectives de Gauguin et de Picasso concerneront les arts plastiques. Leur succédera une invitée de dernière heure, la BD avec Bastien Vivès, puis Coco. Il sera alors temps d’aborder le continent littéraire, d’abord en chansons avec Georges Brassens, puis « l’affaire Matzneff-Springora » clôturera cet inventaire.

  Énième séquence de ce vaste serpent de mer qu’est l’actualité médiatico-judiciaire associée à Roman Polanski », la rétrospective Polanski, programmée de longue date à la Cinémathèque française en octobre 2017, a eu lieu dans les lendemains de « l’affaire Weinstein ». Mais également deux mois après la relance des poursuites contre le cinéaste aux États-Unis, à l’initiative du juge Gordon. Des poursuites concernant des « rapports sexuels illégaux avec une mineure de 13 ans » en 1977, reconnus par Polanski à l’époque (et pour lesquels il avait été condamné à une peine d’emprisonnement de 90 jours, puis incarcéré dans une prison californienne). Deux remarques. D’abord le juge Gordon avait pris sa décision après l’audition de Samantha Geimer, la victime, qui pourtant avait  demandé expressément (comme elle le faisait depuis plusieurs années) que l’on abandonne les poursuites faites en son nom, ce qu’elle dénonçait comme étant abusif, voire relever de l’acharnement judiciaire. Ensuite, la relance de ces poursuites faisait en quelque sorte appel d’offre, puisque des plaintes accusant Polanski de viols et d’agressions sexuelles étaient déposées entre septembre et décembre 2017 (pour des faits remontant aux années 1970). Des accusations bien tardives, niées par le cinéaste, et qui selon toute vraisemblance sont totalement infondées. Un examen du contenu de ces accusations ne plaidant nullement en faveur de leur véracité.

  Les associations féministes, qui se sont élevées vent debout contre cette « rétrospective Polanski » à la Cinémathèque, ne mettaient pas le moins du monde en doute les récentes accusations portées contre le cinéaste, tout en s’abstenant de mentionner les déclarations de Samantha Geimer (il est vrai critiques sur la notion de victimisation, celle dont elle faisait l’objet mais également sur un plan général). Quant aux protestations contre l’impunité dont bénéficierait Polanski on verra plus loin ce qu’il en est. On a le droit de ne pas aimer son cinéma, de le critiquer sans ménagement, mais il est inadmissible de demander l’annulation d’une rétrospective au prétexte que l’homme Roman Polanski fait l’objet d’accusations qui relèvent uniquement du judiciaire.

  Mais ce n’était pour ainsi dire qu’un hors d’oeuvre. La sortie en novembre 2019 du film J’accuse va relancer la polémique. Indiquons tout d’abord que, pour des raisons biographiques principalement, la légitimité de Polanski à vouloir réaliser un film sur « l’affaire Dreyfus » ne se discute pas. Les déclarations du cinéaste sur le film étaient plus nuancées que ce que ses contempteurs prétendaient. On pouvait juste lui reprocher, non pas de s’identifier à Dreyfus comme le martelaient ses accusateurs, mais de s’être laissé aller, même dans un autre registre, à une analogie n’ayant rien de scandaleux, ni de répréhensible, mais qui dans le contexte très particulier de la sortie de J’accuse pouvait paraître déplacé. 

  J’accuse sorti, nous n’en sommes pas restés-là. Alors que les demandes d’interdiction d’un film émanaient jusqu’à présent de municipalités de droite, ou d’associations catholiques proches de l’extrême droite, pour la première fois des élues de gauche demandaient la déprogrammation de J’accuse en Seine-Saint-Denis. Des menaces heureusement non suivies d’effets devant les réactions négatives des programmateurs de salle. Citons Stéphane Goudet, le directeur du Méliès à Montreuil, déclarant excellemment : « Nous demandons dès à présent à nos élus la liste des cinéastes dont nous n’aurons plus le droit de programmer les films et la définition de leurs critères. Un comité de vérification de la moralité est-il prévu, puisque la liberté individuelle des spectateurs n’est pas suffisante ». 

  Une autre « première » avait eu lieu précédemment lors du festival de La Roche-sur-Yon : J’accuse se trouvant « encadré » par la direction du festival. C’est à dire que la programmation du film était précédé d’un débat portant sur « la question de la distinction entre l’artiste et son oeuvre ». L’animatrice de ce débat, Iris Brey, déclarant qu’elle n’entendait pas voir J’accuse. Nous entrons là dans de l’inédit. D’abord ce n’est pas le contenu d’un film qui est incriminé, mais la personnalité d’un cinéaste. Ensuite tout film mis à l’index, selon de pareils critères, risque à l’avenir d’être « encadré » selon le protocole de La-Roche-sur-Yon. Cette procédure n’étant pas sans effets pervers. La thématique de J’accuse, sur l’antisémitisme, se trouvant occultée, pour ne pas dire niée, pour lui en substituer une autre, sans rapport avec le film. Cet « encadrement » n’entend pas le censurer mais se révèle plus pernicieux. Ici on se défend de toute accusation de censure tout en réduisant un film à l’état de coquille vide. Car l’on subodore que la grande majorité des personnes présentes durant le débat quitteront ostensiblement la salle avant la projection du film.

  L’exemple suivant, datant de février 2020, est peu connu. Dans le cadre d’un enseignement à Paris 8 (« L’histoire sous d’autres formes ») portant sur les usages publics de l’histoire, le cours du 11 février devait être consacré aux « représentations de l’affaire Dreyfus », et en particulier « à l’interprétation qui en a été proposée par le film J’accuse ». Les étudiants qui ne voulaient pas discuter de ce film (lequel ne serait pas projeté) n’étaient pas obligés d’être présents le 11 février. Ce jour-là, un groupe d’une dizaine de jeunes femmes (étrangères, à une exception près, au cours de l’enseignante, Pauline Peretz), surgissaient dans la salle de cours en affirmant qu’elles étaient-là pour empêcher toute discussion sur le film de Polanski. Elles accusèrent l’enseignante de complicité envers un violeur, puis lurent un texte dans lequel il était dit qu’étudier Polanski « c’était être complice de ses crimes ». Devant la violence verbale de ces jeunes femmes et « déstabilisée par l’impossibilité d’engager une discussion », Pauline Peretz quittait la salle de cours.

  Un trac non signé, dans un second temps justifiait cette intervention. Les rédactrices (se disant « féministes ») y affirmaient une fois de plus qu’étudier l’oeuvre de Polanski « c’est cautionner le réalisateur et cautionner l’impunité judiciaire et médiatique des hommes puissants dans une société patriarcale ». C’est là un discours souvent entendu durant cette interminable « affaire Polanski »., articulé autour du refus de séparer l’homme de l’oeuvre. De cette dernière en réalité il n’en est pas question, puisque pour les contempteurs de Polanski seules entrent en ligne de compte les considérations morales (pour ne pas dire moralisatrices) sur l’homme. Ensuite il convient de rappeler que tout ce qui peut être reproché sous ce chapitre-là à Polanski relève du judiciaire. Quant au cinéaste, encore faut-il prouver que son oeuvre serait explicitement, et même implicitement une apologie du viol et de la prédation masculine. En empêchant manu militari toute discussion (dans le cadre d’un enseignement universitaire) depuis J’accuse sur l’antisémitisme en général et le film de Polanski en particulier, les membres de ce commando, même si elles s’en défendraient, se situent de facto sur le terrain de la concurrence des victimes. A l’argument, réitéré selon lequel Polanski avec J’accuse se défausserait à bon compte de ce dont on l’accuse, nous renvoyons une fois de plus à la biographie du cinéaste et à celle de sa famille. Les rédactrices mentionnent que Pauline Peretz, avant qu’on ne lui retire définitivement la parole, avait évoqué les « méthodes fascisantes » de ses interlocutrices. Sans pour autant reprendre la formulation de l’enseignante, qui s’explique certainement par le climat de tension généré par cette intrusion, les rédactrices du tract ignorent sans doute que les étudiants nazis intervenaient sur un mode comparable dans les années précédant la prise de pouvoir d’Adolf Hitler. J’ajoute qu’analogie n’est pas comparaison : le comportement de ces étudiantes « féministes » renvoyant plus précisément dans ce cadre universitaire à celui des « gardes rouges » de la révolution culturelle chinoise.

  En réponse à une motion des personnels du département d’histoire de Paris 8, les rédactrices affirment dans la seconde partie du tract que « la seule « étude critique » qui vaille sur le pédocriminel Roman Polanski serait une étude sur les violences sexuelles et sexistes dans le monde du cinéma et leur impunité dans la société ». Elles s’élèvent aussi contre le qualificatif de « censure » concernant leur action. Les rédactrices n’ont pas tort d’ajouter que « la censure s’exerce d’un système et / ou d’un groupe dominant sur la production d’un groupe dominé ou dissident ». Mais ce n’est que la moitié de la question. Car des associations proches de l’extrême droite, qui pourraient également revendiquer un statut de « groupe dominé ou dissident », demandent que l’on censure des oeuvres au nom de causes qu’elles estiment non moins justifiées que celles avancées par nos militantes féministes. D’ailleurs les unes comme les autres, bien que situées a priori aux deux extrémités du spectre politique, entendent moraliser la société, plus explicitement certes pour les associations droitières. Enfin la censure n’est pas qu’étatique, comme le prétendent certaines associations féministes. Comme on le verra plus loin, exemples à l’appui, la grande majorité de tout ce qui de près ou de loin se rapporte à la censure s’observe en dehors de la sphère étatique.

  Le même mois, la cérémonie des Césars 2020, qui fit couler tant d’encre, a même été commentée par la sociologue Gisèle Sapiro dans son ouvrage Peut-on dissocier l’oeuvre de l’auteur ?  Elle y avance que les prix attribués à Polanski, lors de cette cérémonie, pourraient « signifier la perpétuation de la méconnaissance d’abus de jeunes femmes dans les milieux du cinéma et donc l’octroi d’une forme d’impunité ». Cette argumentation serait recevable s’il y avait une relation de cause à effet entre le contenu de J’accuse et la nature des accusations portées contre Polanski. Pourtant Gisèle Sapiro reconnaît qu’il n’en est rien. Alors elle prolonge son propos sur cette « impunité » par l’affirmation que « la reconnaissance publique », la consécration d’un artiste, « risquent d’occulter (…) voire de légitimer les violences faites aux femmes ». Tout d’abord cette « reconnaissance artistique » envers Polanski ne date pas d’aujourd’hui, ni même hier et d’avant hier, alors que les accusations portées contre lui datent principalement de l’année 2017. Il se trouve que J’accuse (que je qualifierai de « film académique ») relève de la catégorie de films correspondant à des critères de césarisation. Ce que les « professionnels de la profession » avaliseront lors du vote. Et puis cette année 2019 n’étant pas celle d’un grand cru dans le paysage du cinéma hexagonal, il n’y avait pas de quoi s’étonner de la sélection, puis du vote.

  Passons sur cette lamentable cérémonie 2020 pour conclure cette analyse du « cas Polanski » sur une note humoristique, avec la désormais célèbre tribune de Virginie Despentes (« On se lève et on se casse ») s’y rapportant. Cette écrivaine ne manque pas d’habileté puisque ce qu’elle dénonce (des puissants à la police, en passant par l’argent-roi, l’impunité du viol, de la pédophilie, la réforme des retraites, etc) circonscrit le monde de tous ceux qui, selon elle, soutiennent Polanski. Ces dénonciations, qui relèvent de l’amalgame, s’accompagnent pour faire bonne mesure de leurs lots de « victimes ». Mais là, il est permis de sourire devant le relevé qui nous est proposé. Ainsi une Florence Foresti qui, quittant la cérémonie des Césars avant la fin, « risque de se mettre la profession sur le dos » (à croire que Virginie Despentes vit totalement coupé du monde médiatique !) ; ainsi la fiction d’une Adèle Haenel que l’on refuse d’entendre (et Médiapart et consort, ça compte pour rien !) ; ou encore la quasi absence au palmarès du film Portrait de la jeune fille en fleur, au prétexte que Adèle Haenel aurait parlé (une omerta, alors ?). Si Haenel s’était tue, ce film bien sûr aurait été couvert de prix. Élémentaire, n’est-ce pas ?

  Revenons en arrière, sans quitter le monde du cinéma, avec une tribune publiée en décembre 2017 - en pleine « affaire Weinstein » - par Laure Murat dans Libération (« Blow-Up revu et inacceptable »). Il s’agit d’une attaque en règle contre le film d‘Antonioni censé représenter « de façon odieuse et continue (…) les rapports entre les hommes et les femmes », qui ferait « étalage d’une misogynie et d’un sexisme insupportable », dont l’une des scènes se trouve qualifiée de « viol », et j’en passe. Pour résumer, cette tribune dénonce « la promotion du viol », et met fortement en garde contre « la sempiternelle reconduction des violences sexistes » et « l’indulgence pour la domination masculine sous prétexte qu’elle serait le reflet de la société » : ceci depuis une lecture biaisée, déformée, binaire, confusionniste et partisane de Blow-Up. Laure Murat nous assène un discours hors sol, qui reprend la grille de lecture du féminisme le plus outrancier, ne pouvant satisfaire que celles et ceux pour qui de telles considérations idéologiques prennent le pas sur toute analyse, y compris critique, d’une oeuvre artistique. Cette historienne (pas du cinéma certes !) connaît bien mal Antonioni, un cinéaste auquel on doit quelques uns des plus beaux personnages féminins du cinéma de la seconde moitié du XXe siècle. A vrai dire, on ne sait pas si Laure Murat crédite Antonioni de cet « étalage d’une misogynie et d’un sexisme insupportable » puisqu’elle avoue jésuitiquement n’en rien savoir. S’il ne le cautionne pas, l’article s’avère sans objet. Nous sommes bien obligés de penser qu’Antonioni cautionnerait cet « étalage » à lire ce qui suit. 

  On rappellera ici cette règle élémentaire : ce qu’il est convenu de penser d’un film n’est pas réductible à la personnalité de l’un ou l’autre des personnages. En ce qui concerne Antonioni, cinéaste dont la modernité se trouve ici illustrée par le regard distancié du cinéaste à l’égard de ses personnages, Serge Kaganski (dans un article des Inrockuptibles en réponse à Laure Murat) indique qu’ainsi ses personnages ne sont pas les dépositaires d’une « valeur morale absolue ». Et ajoute : « Antonioni n’a jamais recours au sentimentalisme, au pathos, aux processus d’identification usuels du cinéma grand public et notamment hollywoodien ». Cela devait être souligné pour mieux revenir à Blow-Up. Laure Murat, à l’évidence, ne comprend pas le cinéma d’Antonioni lorsqu’elle évoque la complaisance du cinéaste vis à vis du principal personnage du film. C’est tout le contraire. D’ailleurs, élément significatif, elle ne mentionne pas - c’est certainement secondaire pour elle ! - que ce personnage, un photographe, fait preuve de la même arrogance et de la même rudesse à l’égard de son assistant qu’envers ses modèles féminins. J’ajoute, pour ces derniers, qu’il se comporte différemment selon leur notoriété. Vouloir évoquer une « scène de viol », entre le photographe et les deux apprenties modèles, relève d’un abus de langage consternant à l’égard des véritables victimes de viol.

  Pourquoi, longtemps après la sortie de Blow Up (1967), un tel article ? Laure Murat y répond en accusant « l’esthétique » du film (non perçue auparavant) : « La perfection formelle de Blow Up écrase et étouffe le scandale qu’il recèle ». Il convient donc de « désacraliser l’esthétisme » (sic). C’est à dire de relire et réinterpréter le film d’Antonioni depuis une grille de lecture « féministe » (ou prétendue telle) qui entend récuser tout ce qui fait la singularité de Blow Up, sa complexité et sa subtilité. Nous avons là un exemple patent de ce révisionnisme auquel s’adonnent certaines féministes dans le domaine des Arts et des Lettres. Force est de constater que celui des Murat et consort (la conséquence de leur regard dévoyé), qui voit à profusion dans de nombreuses oeuvres littéraires, artistiques et cinématographiques, ici du « viol », là des « agressions sexuelle », ici encore du « sexisme » (quand ces oeuvres n’en font pas « la promotion », Murat dixit), là où rien de tel n’existe, ou alors de façon très ténue, rejoint, à l’autre extrémité du spectre, le révisionnisme de ceux qui, depuis une lecture tronquée, fantasmatique, voire délirante de la réalité, se focalisent eux sur le « grand remplacement ».


  L’intermède musical concerne la seule Carmen.  Nous apprenions, au plus fort de la vague #MeToo, que l’opéra de Florence montait une Carmen dans lequel l’héroïne ne succombait pas sous les coups de poignard donné par Don José, mais s’affranchissait de la lettre des sieurs Mérimée et Bizet pour révolvériser le jaloux. Ceci pour protester contre les violences faites aux femmes. Il était temps de mettre un terme à ce scandale, celui d’une Carmen mourant de la main de Don José. Ce n’était que réparation et justice en ces temps de libération de la parole des femmes. Carmen la prenait, et de belle manière puisqu’elle mettait un point final à sa condition de femme immolée en tuant ce salaud de Don José. En se vengeant pareillement, Carmen vengeait toutes les femmes avec elle.

  On ne laissera pas dire que ce metteur en scène florentin (Léo Muscato) est du côté du bien, de la justice, de la cause des femmes, parce qu’en réalité ce Muscato n’a rien compris à l’opéra de Bizet. Car ce n’est pas comprendre que Carmen est l’une des incarnations de l’insatiable désir, de la femme libre par excellence (« Je suis née libre, et je mourrai libre »). Ce Muscato ignore que c’est la force de ce désir qui brûle les planches. Ainsi Carmen peut mourir de la main de Don José sur toutes les scènes du monde, mais non ce désir que la musique de Bizet illustre depuis la création de l’opéra. Ce correctif moscatien sur Carmen inaugure un mode de censure inédit dans les arts vivants. Ici on censure une fin jugée » incorrecte » selon les critères du jour. Mais, plus pernicieux encore, ce précédent florentin peut faire appel d’offre. Et inciter d’autres Muscato à modifier telle fin, ou telle partie d’une oeuvre lyrique ou théâtrale, au nom des offenses   et des violences faites aux catholiques, aux musulmans, aux homosexuels, aux transsexuels, aux handicapés, aux animaux, à la police, et que sais-je encore. 


  En ce qui concerne les arts plastiques, je ne m’arrêterai que sur les situations respectives de Paul Gauguin et de Pablo Picasso. Un mot auparavant sur Balthus, qui paraît plus menacé que d’autres artistes d’interdit d’exposition. Ceci, parmi d’autres raisons, de la présence dans son oeuvre de l’incontournable Thérèse rêvant, dont on a pu dire qu’elle dépeignait « une très jeune fille dans une position sexuellement suggestive ». Elle l’est assurément, et alors ! Il est vrai que dans ce climat délétère Balthus devient, pour nos modernes puritains, l’un des agents diffuseurs de la pédocriminalité. 

  Le cas de Paul Gauguin est exemplaire dans la mesure où les accusateurs du peintre s’expriment depuis deux postulations distinctes : féministe (sur le versant prétendument « pédophile ») et post-colonial (sur le versant relevant selon eux du « colonialisme » et du « racisme »). J’ajoute que ces accusations ne se rapportent qu’à la partie polynésienne de l’oeuvre de Gauguin. Pourtant, les nombreuses biographies du peintre breton font un sort à ces interprétations. Elles rappellent avec constance que Gauguin, en empathie avec les populations tahitienne, puis marquisienne, n’avait cessé de combattre toutes les formes d’autorités présentes sur ces îles (militaires, institutionnelles, religieuses), au point que sa dénonciation de la terreur exercée par les gendarmes le condamnera à une peine d’emprisonnement de trois mois. Et puis Gauguin vivait pauvrement parmi la population de ces îles. Passons sur l’inanité des commentaires faisant de Gauguin un personnage raciste et colonialiste, pour en venir à l’accusation de « pédophilie », plus susceptible d’alimenter l’argumentaire des censeurs. Dans une région du monde où des unions et des mariages devenaient effectifs dès la puberté, on relève que trois des compagnes de Gauguin avaient treize et quatorze ans. 

  Une polémique va naître en France après la sortie en 2017 du film Gauguin - Voyage de Tahiti. Le journal Jeune Afrique s’en fait l’écho en reprenant quelques uns des éléments à charge contre Paul Gauguin. Le rédacteur écrivant même que durant la vie du peintre « l’âge de ses partenaires aurait valu la prison à Gauguin s’il avait été en métropole ». C’est bien mal connaître l’époque en question, puisque ces années-là le Code pénal ne punissait que « les attentats à la pudeur sans violence en dessous de treize ans ». Relevons ensuite, dans l’ordre, un article en 2019 du New York Times posant la question de l’interdiction d’une exposition consacrée à Paul Gauguin. Deux ans plus tard le National Gallery à Londres répondait en quelque sorte au New York Times à travers une mise en garde adressée au public de l’exposition qui se terminait par la phrase suivante : « Gauguin a de façon indubitable profité de sa situation d’occidental privilégié pour s’accorder une grande liberté sexuelle ». Cette assertion mensongère va dès lors constituer le socle de l’argumentaire de ceux qui, dans les rangs féministes et décoloniaux, instruisent depuis cette date le procès de Gauguin en faisant fi de toutes les indications biographiques qui viennent contredire la fiction d’un Gauguin pédophile, colonialiste et raciste. Il y a  de quoi s’étonner, sinon plus, de l’absence de réactions contre un tel déni de réalité. Seul, à ma connaissance, Philippe Lançon avait remarqué en janvier 2020 dans Charlie-Hebdo que  : « la morale de l’oeuvre n’est pas dans la vie de Gauguin, certes pas celle rêvée d’un ange, mais dans les formes qu’il crée. La censure - et l’imbécilité qu’inévitablement elle exige et produit - commence lorsqu’on se met à confondre les deux, au point de regarder celle-ci à la lumière de celle-là ». 

  Un ami, qui enseigne le français dans un lycée de la banlieue parisienne, m’a raconté l’anecdote suivante. En classe de première, lors d’un cours sur Apollinaire, illustré entre autres par Les demoiselles d’Avignon, une élève s’était insurgée en affirmant que Picasso pratiquait « le viol conjugal », puis, l’échange devenant tendu, elle ajoutait que l’on devinait le sexisme de Picasso dans sa peinture même, « puisqu’il défigurait le corps des femmes » (en prenant l’exemple de La femme qui pleure). A ce moment-là, une autre élève, noire elle, avait parlé « d’appropriation culturelle » en évoquant l’influence des arts premiers sur le travail de Picasso (ceci précédemment évoqué par l’enseignant lors de son commentaire sur Les demoiselles d’Avignon).

  Il est vrai que depuis plusieurs années Picasso fait l’objet de violentes critiques concernant principalement son comportement envers les femmes. Celui de Picasso ne fut pas certes pas irréprochable, mais après tout, à l’aune d’une telle réprobation morale, s’il fallait, en l’élargissant à d’autres critères, lister l’étendue des reproches envers tous les créateurs, certaines icônes féministes passeraient également à la question. Quand nous lisons que Picasso « n’aimait pas les femmes, mais qu’il les maltraitait : viols, séquestrations, voies de fait, actes pédophiles ». qu’il était « le Weinstein de son époque », ou qu’il devrait aujourd’hui répondre de sa « pédocriminalité » (ceci parce que l’une de ses compagnes, Marie-Thérèse Walter, avait dix-sept ans lorsqu’ils se sont connus !), nous réalisons combien le poison du ressentiment se substitue à ce qui nous est présenté comme un exemplaire devoir d’inventaire biographique. Quant à l’oeuvre même de Picasso, prétendre qu’elle témoigne par excellence du sexisme du peintre, de sa vision patriarcale du monde, de sa propension au viol et à la prédation, et de ses violences envers les femmes - arrêtons-là ! -, participe de ce révisionnisme que j’ai plus haut illustré et commenté. Pour ne citer que l’exemple de La femme qui pleure, cette oeuvre qui date de 1937 (donc contemporaine de Guernica), a une toute autre signification que celle affichée par des zélotes qui semblent tout ignorer de ce contexte de guerre d’Espagne, mais connaissent bien en revanche les relations tumultueuses entre Picasso et Dora Maar, sa compagne du moment. D’ailleurs un Portrait de Dora Maar, également daté de 1937, se distingue très sensiblement des différentes versions de La femme qui pleure (même si la jeune femme a servi ici de modèle).

  On pourrait, pour revenir à l’anecdote et finir là-dessus, estimer que cette belle jeunesse, que l’on dit « inculte », l’est moins que ce que l’on prétend (la preuve ici par La femme qui pleure, et « l’appropriation culturelle »). Un constat cependant à relativiser. D’abord en constatant que les attaques visant Picasso sont principalement diffusées depuis plusieurs années par les réseaux asociaux. C’est là qu’une majorité, ou une forte minorité de jeunes internautes entendent - pour la première fois, peut-être - parler de Picasso. Ceci dans les termes qui viennent d’être évoquées. Ensuite, pareille « reconnaissance » s’explique en grande partie par le succès (presque 500 000 écoutes à ce jour !) de l’épisode « Picasso, séparer l’homme de l’artiste », du podcast Vénus s’épilait-elle la chatte ? de Julie Beauzac. On peut, à ce stade, émettre l’hypothèse que la première lycéenne (voire les deux) avait trouvé son argumentaire dans ce podcast totalement à charge sur Picasso.


  Ce qui est devenue une « affaire Bastien Vivès », du nom de ce dessinateur de bandes dessinées dont une partie de l’oeuvre devait faire l’objet d’une exposition lors de l’édition 2023 du Festival de la BD d’Angoulême, renvoie à d’autres exemples, cités précédemment, tout en en s’éloignant depuis des données précises sur lesquelles je m’attarderai. Plusieurs pétitions demandaient le retrait de cette exposition, en raison de « l’apologie de la pédocriminalité et de l’inceste » que cette oeuvre, selon elles, véhiculait. Elle obtenaient satisfaction alors que l’exposition, soulignons-le, ne devait concerner que l’importante production non pornographique de l’oeuvre de ce dessinateur. Donc ce  n’était pas tant l’exposition par elle-même qui était visée que la personnalité de l’exposant. Deux associations déposaient des plaintes contre Vivès et les éditeurs de trois de ses ouvrages (Les melons de la colère, Petit Paul, La décharge mentale) pour « diffusion d’images pédopornographiques ». Je ne vais pas entrer dans tous les détails d’une « affaire » très largement médiatisée pour me concentrer sur les données suivantes.

  Il a été beaucoup question d’une polémique qui avait opposé plusieurs années plus tôt Emma Clit, autrice féministe, à plusieurs dessinateurs de BD, dont Bastien Vivès. Passons sur les propos indéfendables tenus à l’époque par Vivès sur Clit, pour en venir à l’essentiel, leurs oeuvres respectives. Emma Clit s’est fait connaître par une série de dessins visant à populariser le concept de « charge mentale ». Sans me prononcer sur la validité de ce concept, je remarque, en soulignant le simplisme désarmant de ces dessins, que le côté pédagogique de l’exercice se signale par son absence d’humour. D’ailleurs Emma Clit reconnaît faire « de la propagande ». La réponse de Vivès, l’année suivante, la publication d’une BD intitulée La décharge mentale (les tribulations d’une famille incestueuse),  n’avait pas en 2018 suscité de polémique marquante.

  L’aspect le plus controversé du travail graphique de Bastien Vivès (les trois ouvrages cités plus haut, mis à l’index) s’inscrit dans la tradition du cartoon, et se signale par sa dimension burlesque, voire grotesque. Dans ces trois oeuvres, bien évidemment pornographiques, les personnages ne peuvent en aucun cas exister dans la réalité. C’est dire qu’ils relèvent uniquement de l’activité fantasmatique de l’auteur. Par exemple, dans Petit Paul, le personnage enfantin, héros de cette BD, est doté d’un sexe de 80 cm. Ce qui suscite la convoitise de femmes dotées elles de poitrines impressionnantes. Tout lecteur sachant lire sait à quoi s’en tenir sur les ressorts comiques de ce type de BD, carburant à l’exagération. Rien de bien nouveau sous le soleil, de ce point de vue-là. Comme le résume Vivian Petit, dans un article bien informé : « Pour peu que l’on prenne en compte la trame narrative, son caractère à la fois peu crédible et scandaleux, l’argument de « l’apologie » semble relever du littéralisme le plus étroit ».

  Et pourtant, on a pu entendre et lire (en particulier sur les réseaux asociaux) que la dangerosité, la nocivité et l’impéritie de Bastien Vivès, à savoir « son apologie de la pédocriminalité et de l’inceste », devait être d’autant plus dénoncée et condamnée qu’elle valait comme encouragement auprès du public lisant et appréciant les BD pornographiques de ce dessinateur. D’autres intervenants, dans les médias, la sphère gouvernementale comprise, le laissaient entendre sans pour autant le formuler explicitement. Il suffisait, pour ce faire, d’avancer que cette « apologie » tombait sous le coup de la loi, que ces ouvrages « délictueux » devaient par conséquent être interdits pour protéger notre belle jeunesse. Cela renvoie, je reviens à cet « encouragement », à de fausses évidences, à l’ignorance de certains mécanismes psychiques, ou encore à la volonté de ne pas tenir compte de ces derniers par souci « de ne pas chercher des excuses ». Car l’observation et la clinique nous apprennent que cela fonctionne sur un tout autre mode. Les fantasmes de ces lecteurs de BD pornographiques ne sont pas, a priori, différents de ceux de leurs auteurs. L’activité fantasmatique du lecteur, nous le soulignons expressément, est justement ce qui permet de ne pas passer à l’acte. On pourrait ajouter, en exagérant juste un peu, que les Bastien Vivès et cie font, au contraire, preuve de salubrité publique en neutralisant ainsi, par le biais de leurs fictions pornographiques, d’éventuels passages à l’acte. Tout comme, parallèlement, nous avons constaté de longue date que les adultes qui abusent des enfants, y compris dans le domaine familial, ne le font pas parce qu’ils auraient été autorisés à le faire par tel livre, tel film, ou telle BD.

  C’est l’occasion ici de rappeler qu’une oeuvre littéraire et artistique, du moins correspondant à des critères auxquelles répondent les BD de Bastien Vivès, possède cette capacité de susciter diverses interprétations. C’est aussi dire que l’imaginaire nous travaille tous différemment, y compris depuis ces zones d’ombres que la morale réprouverait. Il importe de défendre un indéfectible « droit à l’imaginaire », comme garant de la liberté des créateurs. Un monde où la représentation des fantasmes sur le plan artistique deviendrait suspecte ressemble à un songe totalitaire. A vrai dire cette argumentation, dès lors que des oeuvres sont mises à l’index, est généralement contournée puisque l’accent se trouve le plus souvent mis sur une « nouvelle demande  de justice des victimes ». Ce qui signifie que les auteurs incriminés se comporteraient comme des apprentis sorciers, insoucieux des effets que leurs oeuvres provoquent sur certaines personnes fragiles. C’est d’ailleurs devenu l’un des ponts-aux-ânes de ce « populisme pénal », que les plus ignorants reprennent sans trop de discernement, et qui pour les autres relève de l’intimidation. Jamais le terme « victime » n’a été tant galvaudé. Cela devient grotesque quand il est rapporté aux femmes qui se font siffler dans la rue (ce qui devient d’ailleurs rarissime). On aurait presque envie de le réserver à celles pour qui cela n’arrive jamais. Et puis, surtout, il y a quelque indécence à s’exprimer ainsi en regard des véritables victimes.

  Je range l’exemple suivant dans la case BD, pour une raison que le lecteur comprendra. Objet de la polémique, un film bien connu de Walt Disney datant de 1937 (Blanche Neige et les sept nains) : film que les auteurs d’un article banal, consacré à la réouverture post endémique du parc Disney, estimaient cependant « problématique » parce que le baiser par lequel le prince réveille Blanche Neige était « non consenti ». Nous aurions pu en rester là avec cette tempête dans un verre d’eau, illustrée dans la presse mainstream, si la production de « Affaire en cours » sur France Culture, n’avait consacré l’une de ses émissions à cette polémique en invitant l’historien André Gunther. Cet universitaire reprenait un discours déjà entendu sur l’instrumentalisation du problème « par ceux qui critiquent l’américanéité du débat en France tout en utilisant une terminologie (cancel culture, woke) qui crée de l’intimidation depuis un problème sans consistance ». Gunther retenant principalement la volonté des partisans de l’autre camp de conserver des « modèles culturels » remis en cause « par le camp progressif ». Soit le type de discours que j’ai plus haut mentionné avant d’en venir à des exemples concrets. 

  A vrai dire, cela n’était rappelé que pour mieux s’en prendre à un dessin de Coco dans Libération, où l’on voit le prince, qui se penche sur Blanche Neige en lui demandant « Je peux t’embrasser ? », s’entend répondre : « Quel coincé… J’ai couché avec 7 nains, je te rappelle ». Pour Gunther « Coco rit avec Fox News » (…) se moque d’une préoccupation tout à fait légitime et contre laquelle il n’y a pas beaucoup d’arguments à opposer ». Allons donc ! D’abord en amalgamant Coco et Fox News, l’universitaire s’efforce de nous persuader que toute critique de ce qu’il appelle des « nouveaux paradigmes moraux » nous jetterait de facto dans les bras des néoconservateurs, sinon pire. C’est, au choix, insultant ou stupide. Ensuite, ce dont Coco se moque - et comment ne pas reconnaître qu’elle touche juste ! - rend évidemment ridicule tout discours se référant ici à un consentement mis en conformité avec ces fameux « nouveaux paradigmes moraux ». Mais Gunther n’en a pas terminé avec le dessin de Coco puisqu’il ajoute : « Faire dire à Blanche Neige que l’embrasser n’est pas très grave parce qu’elle a déjà couché avec les 7 nains, c’est problématique au niveau du consentement et de la culture du viol ». Enfin la messe est dite : le dessin de Coco renvoie à la culture du viol ! Là Gunther devient raccord avec ce que nous avons déjà entendu en provenance d’associations féministes : tout baiser volé doit être considéré comme une agression sexuelle relevant de cette « culture du viol ». Aujourd’hui François Truffaut ne pourrait plus intituler son film Baisers volés, ni Charles Trenet écrire le vers de Que reste-t-il de nos amours repris par Truffaut.

  Le lendemain, le 8 mai 2021, André Gunther récidivait en publiant un billet (« Cancel culture, mode d’emploi ») sur Médiapart, encore plus vindicatif envers Coco. Je citerai juste l’avant dernière phrase : « Coco ne se rend pas compte que l’émancipation ce n’est pas la libération sexuelle - qui a fait beaucoup de Pierre Menès - mais le respect du consentement ». On se demande bien ce que Gunther entend par « libération sexuelle » en mentionnant Pierre Menès, un parangon de la beaufitude. A croire que notre universitaire confond « libération sexuelle » et libération du sexisme ! 


  Nous allons aborder le continent littéraire par la chanson, celle des textes de Georges Brassens. Antoine Perraud lui a consacré quatre articles dans Médiapart en août 2021. C’est le quatrième article (sur Brassens et les femmes), totalement à charge, qui nous intéresse ici. En préambule, signalons que Perraud, un an et demi plus tôt, dans un autre article publié sur Médiapart (« Mes quarante ans d’aveuglement volontaire avec Gabriel Matzneff ») revenait sur le contenu et les péripéties de cet « aveuglement ». J’ajoute que cet article était paru quelques jours après la parution, fort remarquée et élogieusement commentée, du Consentement de Vanessa Springora. Je laisse au lecteur le soin de l’associer ou pas à ce qui suit.

  Je serai bref. Le titre exact de l’article (« Brassens pris aux mots : misogynie guère à part, phallocratie galopante ») annonce la couleur. A l’exception d’une seule chanson, Jeanne, Perraud s’efforce de nous prouver que Brassens cumule tous les traits négatifs envers les femmes : misogyne, phallocrate et sexiste. Pas moins de 40 chansons sont convoquées pour en convaincre les lecteurs. Ceux que ce détail intéresse peuvent se reporter à l’article « Perraud et Médiapart passent Brassens à la moulinette de la cancel culture ».(disponible sur le blog l’herbe entre les pavés : www.lherbentrelespaves.fr/) Je le résumerai de la façon suivante. Les analyses à l’emporte pièce, les commentaires affligeants, et les nombreux contresens de l’article d’Antoine Perraud ne peuvent s’adresser aux bons connaisseurs de l’oeuvre de Georges Brassens. Mais après tout là n’était pas son intention. Il suffit de disposer d’un logiciel qui intègre les items « culture du viol », « consentement », échange esclavagiste », « patriarcat », « féminicide », « tournante », et de les mettre en correspondance avec quelques vers choisis de l’Oncle Georges. De quoi donc satisfaire les ignorants, les déjà convaincus, ou des lecteurs des deux sexes pour qui l’auteur de La mauvaise réputation appartient à un monde révolu. En passant ainsi Brassens à ce genre de moulinette, Perraud ne semble pas réaliser qu’il apporte sa contribution à la rétrogradation de la culture en idéologie ; ou qu’il joue à l’apprenti sorcier en donnant la possibilité à d’autres, de censurer ou plutôt d’effacer une bonne partie du répertoire de Georges Brassens.

  Retour, pour boucler la boucle, sur Le consentement de Vanessa Springora. Mais auparavant, il nous faut dire deux mots de l’affaire portant le nom de Cohn Bendit en 2001 (dont « l’affaire Matzneff - Springora » est presque le papier-collé). Par delà l’accusation de pédophilie portée contre l’ancien éducateur d’un jardin d’enfants de Francfort, ce sont les prolongements de mai 68, la « libération sexuelle » des années 1970, mais aussi une certaine pensée libertaire, que l’on entendait discréditer sous l’accusation d’apologie de la pédophilie. Comme si cette « permissivité », dès lors évoquée, portait la responsabilité des abus sexuels relevés depuis cette période. Pourtant les auteurs incriminés, libertaires et autres, qui avaient alors porté la réflexion et écrit sur les relations sexuelles entre adultes et jeunes adolescents rappelaient tous qu’il était exclu de faire à quiconque quelque chose contre son gréé. Ce qui se traduisait par : ni violence, ni contrainte, ni rapport de domination, ni propriété sur autrui. Je signale que durant ce grand déballage de 2001, le nom Matzneff, contrairement à d’autres intellectuels accusés de complaisance jadis envers la pédophilie, n’avait pour ainsi dire pas été cité. 

  On a resservi pratiquement le même couvert fin 2019, début 2020. A la différence, qu’en dehors des milieux littéraires personne ne connaissait ce Gabriel Matzneff qui accédait brusquement à la notoriété, non pas depuis son statut et sa qualité d’écrivain mais comme monstre pédophile, prédateur en chef, porc balancé par l’une de ses nombreuses anciennes maîtresses (alors âgée de 14 et 15 ans à l’époque), devenue depuis la responsable des Éditions Julliard. Par conséquent, il est faux d’en faire « un célèbre écrivain quinquagénaire » lors de sa rencontre avec Vanessa Springora, comme le prétend la quatrième de couverture du Consentement. Lui prêter en 1980 une telle notoriété permettait de charger la barque Matzneff auprès d’un public nullement informé de la situation de l’écrivain au siècle dernier. Quand Vanessa Springora indique dans son livre (elle prenait alors connaissance des passages la concernant dans le Journal de Matzneff) « qu’il a transformé notre histoire en fiction parfaite », on pourrait lui renvoyer le compliment. Car le doute persiste à la lecture de plusieurs passages du Consentement (celui sur Cioran en particulier). Encore fallait-il du temps, une trentaine d’années, pour que cette « fiction parfaite » version Springora puisse être rendue publique. 

  Pourquoi avoir écrit un tel livre ? Constater, de longues années plus tard, qu’aucune des adolescentes séduites autrefois par Matzneff ne s’étaient depuis manifestée, n’a pas été sans contrarier notre autrice. Elle avance alors que l’emprise exercée par le beau Gabriel sur des « jeunes filles solitaires, vulnérables, aux parents dépassés ou démissionnaires » l’expliquerait. L’explication vaut pour elle, mais les autres ? D’ailleurs, si l’on en croit des passages de la fin du livre, il semblerait que dans le tableau des conquêtes du séducteur Vanessa Springora fasse plus figure d’exception que de modèle. Il nous faudrait lire ce « journal » (intitulé La prunelle de mes yeux) pour se faire une idée plus précise. Malheureusement cet ouvrage, retiré de la vente au plus fort de « l’affaire Matzneff » (comme les autres ouvrages de l’écrivain), est introuvable. Sabine Prokhoris, à qui l’on avait prêté La prunelle de mes yeux, relève (dans son livre Le mirage MeToo) que Matzneff, « le Don Juan aux douze amantes simultanées, dont il prit alors congé pour être tout entier (moins son ineffable passé) à celle dont il était fou amoureux, envisagea, écrit-il, très romanesquement, de l’épouser » (…) « Vanessa, ce n’est pas une liaison, c’est un amour, écrit-il » ». Voilà qui n’est pas sans quelque peu remettre en cause la version, univoque, de cette liaison dans Le consentement.

  Quand Vanessa Springora écrit qu’elle a hésité de publier son livre par « crainte du petit milieu qui peut-être protège encore Matzneff », à qui le fait-elle croire ? Comme dirait le camarade Staline : les soutiens de Gabriel Matzneff, combien de divisions ? Dans le même registre elle ajoute qu’elle « pourrait faire face à de violentes attaques de la part de ses admirateurs ; mais aussi d’anciens soixante-huitards qui se sentiraient mis en accusation parce qu’ils étaient signataires de cette lettre ouverte dont il était l’auteur ; peut-être même de certaines femmes opposées au discours « bien pensant » sur la sexualité : bref de tous les pourfendeurs du retour à l’ordre moral ». Voilà qui liste très précisément ce qu’il nous importe de reprendre. Premièrement. Qui a osé attaquer Le Consentement lors de sa parution ? Personne ! Deuxièmement. Les signataires de la « lettre ouverte » de 1977 (la dénonciation d’une détention préventive de plus de trois ans envers des personnes accusées de pédophilie), du moins ceux qui étaient encore vivants, avaient adopté un profil bas depuis de longues années. Troisièmement. Le lecteur aura peut-être reconnu les cent signataires de la pétition improprement appelée « Du droit d’être importunées ».  

  La mention de « pourfendeurs du retour à l’ordre moral », m’incite à conclure sur le mode de « la réponse du berger à la bergère ». Dans une tribune publiée par Le Monde en juillet 2020 (un énième article sur « l’affaire Matzneff »), l’écrivaine Cloé Korman s’y référait dans un registre se voulant burlesque, puisqu’à la lire « l’ordre moral désigne désormais un monde où l’on ne peut plus violer tranquillement les enfants, ou les femmes de ménage, ou les prostituées, sans que cela fasse des vagues, à moins que l’ordre moral, ce soit quand on ne ne peut plus préserver le bien-être libidinal de certains au détriment de tous les autres ». Nous violons certes une multitude d’enfants et toutes les femmes de ménages noires répondant au prénom de Nafissatou, mais quand nous allions chez les prostituées (avant que ne soient pénalisés les clients dans le cadre de la loi abolitionniste de 2016), nous n’avions pourtant pas l’impression de les violer (ni elles ne l’être par nous). Ces mêmes prostituées, dont un rapport de Médecins du monde souligne l’augmentation des agressions sexuelles dont elles sont victimes depuis 2016. Et puis, pour paraphraser Bakounine, le bien-être libidinal des autres n’étend-il pas le mien à l’infini ?


Max Vincent

janvier 2024