POÉSIE ET RÉVOLUTION


SUR L’OUVRAGE POÉTIQUES RÉVOLUTIONNAIRES ET POÉSIE  DE JACQUES GUIGOU







  Opération capable de changer le monde, l’activité poétique est révolutionnaire par nature.

                                                                                                                             Octavio Paz


  Le problème le plus général est le conflit, méconnu même, entre la modernité et le contemporain. Où se jouent les confusions intéressées et entretenues sur la modernité : elles mêlent la modernité philosophique (des Lumières à Habermas) à la modernité au sens de Baudelaire ; et toutes deux mêlées, alors qu’elles sont incomparables, sont confondues avec la modernisation (technique, urbaine) ; le tout confondu à son tour avec le nouveau, ou avec le récent, ou avec la rupture, bref le contemporain, pris successivement ou ensemble pour tout cela.

                                                                                                                   Henri Meschonnic


                                     La poésie doit être faite par tous

                                                                                                                           Lautréamont







  Ce texte devrait prendre place dans un ensemble, sans doute un abécédaire, traitant de de la poésie depuis différents aspects. Cependant, compte tenu de la nature de Poésie et révolution, une lecture critique de l’ouvrage Poétiques révolutionnaires et poésie de Jacques Guigou (publié dans la collection « Temps critiques » aux éditions de L’Harmattan) , le choix de le mettre préalablement en ligne sur L’herbe entre les pavés s’explique, principalement par le caractère d’autonomie de ce texte vis à vis de l’ensemble projeté, accessoirement par le souci de ne pas m’adresser qu’à des happy few (poètes et lecteurs de poésie : les seconds tendant de plus en plus à se confondre avec les premiers, en des temps bien déprimants pour la poésie (comme pour le reste)).


  Jacques Guigou appartient au collectif Temps critiques et est co-fondateur de la revue du même nom. Poésie et révolution n’entend pas commenter, discuter ou récuser les thèses défendues non sans constance par Temps critiques depuis de longues années, sinon de manière très périphérique. D’ailleurs notre texte se retrouve dans la rubrique « essais littéraires » de L’herbe entre les pavés et non celle de « critique sociale ». Jacques Guigou indique dans la quatrième de couverture que son « livre n’est pas une critique littéraire ». C’est déjà, par la bande, une façon de lui répondre.


  La première phrase de Poétiques révolutionnaires et poésie donne le ton. Jacques Guigou y écrit : « Au cours des révolutions modernes, des poètes se sont « mis au service » des divers pouvoirs révolutionnaires. De Chénier à Lamartine, de Pottier à Maïakovski, de Breton à D’Annunzio, de Senghor à Sénac, ils ont célébré les nouvelles puissances politiques issues des bouleversements historiques de la modernité, qu’elles soient triomphantes ou vaincues ». Dans cet inventaire à la Prévert nous pouvons grosso modo souscrire à ce propos en ce qui concerne Lamartine et le pouvoir issu de la Révolution de février 1848, Maïakovski et le bolchevisme, d’Annunzio et le fascisme, Sénac et le FLN,. Déjà moins avec Chénier (qui adhère davantage aux « idées » de 1789 qu’à un quelconque pouvoir révolutionnaire). Pour Pottier et la Commune l’expérience fut trop brève, et il parait difficile de mettre la Commune et les exemples précédents sur le même plan. Nous laissons à Guigou, pour Senghor, la responsabilité de qualifier de « pouvoir révolutionnaire », la SFIO, puis le Bloc Démocratique Sénégalais. Quant à Breton on se demande bien de quel pouvoir révolutionnaire il serait là question.  On n’ose penser que l’auteur voudrait évoquer le PCF, ceci pour des raisons qui sont bien connues. Pareil amalgame, pour revenir à la liste, s’explique par la terminologie « mise en service » (« leur idéologie de service, écrit Guigou, les a tenus éloigné du devenir-autre de la poésie »). 

  Pour rester avec André Breton (puisque la liste proposée, comme nous le verrons, semble avoir été confectionnée pour y loger son seul nom), on ne rappellera jamais assez que l’intitulé de la seconde revue surréaliste, Le surréalisme au service de la révolution, renvoyait à l’idée, partagée par d’autres, de ce qu’entendaient les surréalistes par « révolution » en ce début des années 1930, et nullement à un pouvoir révolutionnaire à l’instar de ceux associés aux noms des poètes cités plus haut (du moins pour Lamartine, d’Annunzio, Maïakovski et Sénac). Il suffit de prendre connaissance des six numéros de la revue pour le vérifier. Avec le recul de presque un siècle, force est de constater que cet intitulé s’avérait discutable. D’après Jacqueline Leiner, la préfacière de la réédition de la revue, c’est Aragon « qui aurait imposé le titre de la revue ». D’ailleurs dans ses Entretiens, Breton reconnaîtra que ce titre « à lui seul, marque une concession très appréciable sur le plan politique ». Il paraît curieux que Guigou ne cite pas pour étayer son point de vue (que je partage dans la mesure où nous serions confrontés à un « pouvoir révolutionnaire », les guillemets s’imposent) la ribambelle de poètes staliniens qui ont pour le pire illustrés ce qu’avec l’auteur nous appellerions dans ce cas non sans raison « l’idéologie de service de ces poètes ».

  Pourtant, en exergue à son ouvrage, Jacques Guigou cite Marie Tsvetaeva (« Le thème de la Révolution est une commande du temps. Le thème de la glorification de la Révolution est une commande du Parti » : Le poète et le temps, 1932) et Pierre Reverdy (« Que le poète aille à la barricade, c’est bien - c’est mieux que bien - mais il ne peut aller à la barricade et chanter la barricade en même temps. Il faut qu’il chante avant et après » : Circonstances de la poésie, 1946). La première citation n’a pas besoin d’être commentée. Quant à la seconde, ces lignes extraites de « Circonstances de la poésie », texte écrit par Reverdy dans le contexte de la Libération, s’inscrivent en faux contre la « poésie de circonstance » qui faisait alors florès et se trouvait défendue par les intellectuels staliniens et leurs supplétifs. Il importe ici de préciser qu’il ne sera pas question de « poésie de circonstance » dans Poétiques révolutionnaires et poésie, et les noms de Neruda, d’Aragon, d’Amado, ou du second Éluard, pour s’en tenir à ceux-ci, ne seront pas cités des pages de cet ouvrage. 

  Très rapidement, dès les premières pages de l’ouvrage, le lecteur réalise que l’auteur cible plus particulièrement ceux dont il dit en substance qu’ils ne font « que répéter l’ancienne antienne surréaliste ou situationniste selon laquelle « la révolution et la poésie sont une seule et même chose », une antienne toujours démentie par l’histoire de la poésie et par l’histoire des révolutions ». Une « thèse » que l’on retrouve avec d’autres mots dans la quatrième de couverture puisque « pour les poétiques qui s’inscrivent encore dans ces filiations néo-avant-gardistes, le poète devient un thérapeute social et culturel dont le poème sauvera le monde ». Ce qui est très exagéré. Pour Guigou il convient de séparer impérativement ce qui relève de l’écriture de la poésie d’un côté, de l’activité politique révolutionnaire de l’autre. Ou, pour le dire autrement, citons encore la quatrième de couverture indiquant que « depuis la fin des années 1960, Jacques Guigou mène, sans les confondre, des activités de politique et de poésie ». Ce qu’on ne lui reprochera pas. Pourtant on aurait aimé que l’auteur s’en explique, ou apporte davantage de précisions. Dans la mesure, surtout, où il convoque dans l’avant dernier chapitre deux poètes qui ont séparé « strictement poésie et révolution » sans que sa démonstration, comme on le verra, emporte notre conviction. C’est l’un des points aveugles de ce livre qui finalement dessert son auteur. 

  Venons en d’abord, pour aborder la partie la moins argumentée de Poétiques révolutionnaires et poésie, au surréalisme. Jacques Guigou, à la façon désinvolte de ces journalistes ou plumitifs qui pensent régler le compte du surréalisme en une ou deux phrases convenues, nous informe que le surréalisme « n’a plus de portée historique pour notre présent et notre devenir-autre », puis ajoute que « les impasses politico-poétiques du surréalisme ne soulèvent plus guère de controverses ». C’est très vite dit. Relevons que Guigou, auparavant, consacrait cependant quelques lignes au mouvement surréaliste. En s’appuyant sur Jules Monnerot qui, selon lui, avait démontré « la fonction mystificatrice des poétiques révolutionnaires avant gardistes » dans son ouvrage La poésie moderne et le sacré (publié en 1945). Guigou écrit : « Monnerot compare le rapport des surréalistes à la révolution communiste avec celui des gnostiques aux églises chrétiennes de la première époque du surréalisme ». Sa démonstration en découle. Ainsi les surréalistes « se laissent aller à penser que la poésie communique avec la révolution, qu’au poète est permis ce que nul autre ne peut : la révolution sauvera la poésie que la société capitaliste met en péril (…) Une certaine pente surréaliste conduisait ainsi à rêver que la grâce révolutionnaire pourrait être obtenue (qui sait ?) par la pratique de la poésie ».

  Trois remarques. D’abord Guigou ne retient de La poésie et le sacré que les passages qui viendraient confirmer son point de vue sur le surréalisme. Car l’ouvrage de Monnerot ne se réduit pas à ce que le lecteur de Poétiques révolutionnaires et poésie est invité à retenir. Breton s’était exprimé sur cet essai, lors de sa parution, en des termes favorables. Bataille également (précisons que Monnerot, ancien surréaliste, avait participé vers la fin des années 1930 aux travaux du Collège de Sociologie), qui consacrait dans Combat un court article au livre de Monnerot se terminant par « le surréalisme a donné le premier quelque consistance à une « morale de la révolte », et que son apport le plus conséquent  - conséquent même peut-être en politique - est de demeurer en matière de révolte une révolution ». Assurément Bataille et Guigou ne sont pas sur la même longueur d’onde. Il y a façon et façon de lire. 

  Auparavant, pour en venir à la seconde remarque, Jacques Guigou citait l’ouvrage La littérature et la gnose d’Yves Bonnefoy. pour prendre acte, à la suite de ce poète, « de la séparation absolue entre la poésie et la gnose » et donc, conséquemment,  pour refuser les « séductions » de cette dernière. On voit déjà le lien avec le paragraphe Monnerot. Guigou souligne son total accord avec Bonnefoy affirmant que « le poème n’est pas la poésie » (je le rectifierais en disant que le poème n’est pas nécessairement la poésie). Ce qui lui permet de s’en prendre à tous les « poéthiciens qui subordonnent l’existence de la poésie au poème ». Mais les surréalistes n’ont jamais prétendu le contraire ! Ils ont même été des précurseurs en l’occurrence. Venons alors à la transition avec ce qui suit. Guigou ajoute que « Jules Monnerot a lui aussi montré la fonction mystificatrice des poétiques révolutionnaires avant gardistes ». On retranchera « lui aussi » parce qu’auparavant Bonnefoy ne disait rien de tel. Il paraît possible que Bonnefoy, autre ancien surréaliste, ait exprimé de manière certainement plus nuancée quelque chose d’équivalent dans l’un ou l’autre de ses ouvrages, mais en tout cas pas à travers les citations faites par Guigou de La littérature et la gnose.

  Enfin, troisième remarque, plus de fond celle-là : Jacques Guigou, dans son propos caricatural sur le surréalisme n’en retient que l’aspect « politique », ou encore appelé avant-gardiste. De ce point de vue-là le groupe surréaliste a évolué entre sa création en 1924 et sa dissolution quarante-cinq ans plus tard. Je passe sur tout ce qui par ailleurs constitue la spécificité, la richesse et la singularité du surréalisme, nous risquerions de sortir de notre sujet. Rappelons juste, pour ne pas le quitter, l’affirmation d’André Breton selon lequel « » Transformer le monde » a dit Marx. « Changer la vie » a dit Rimbaud. Ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un ». Je relève que Guigou, à qui nous ne ferons pas l’injure de penser qu’il l’ignore, ne le cite cependant pas dans son ouvrage. Nous sommes pourtant au coeur de la question que pose, sans toutefois la poser dans ces termes (et encore moins la commenter) Poétiques révolutionnaires et poésie. Il est vrai, mais j’anticipe, qu’il s’agit là pour notre auteur de vieilles lunes, puisque la seule révolution à l’ordre du jour serait celle du capital. Quant à « changer la vie », l’absence d’Arthur Rimbaud des pages du livre vaut pour réponse.


  Si le surréalisme se trouve cavalièrement traité, et rapidement évacué, en revanche Jacques Guigou accorde plus d’attention à l’Internationale situationniste au sujet de laquelle il écrit, étrangement, que « la poétique situationniste rallie encore à sa cause divers cercles et individus qui veulent « poétiser la révolution » ou bien mettre la « révolution poétique » aux commandes des bouleversements de la vie quotidienne ». Quels sont ces « cercles et individus », plus loin appelés « suiveurs révolutionnaires », coupables ici en l’occurence de vouloir mettre leurs pas dans ceux des situationnistes, puisqu’ils se seraient ralliés à une  « poétique situationniste » au sujet de laquelle nous attendons des explications ?

  Mais procédons dans l’ordre indiqué. Dans les cinquième chapitre (« Magie, performatif et dispositifs »), voire le sixième (« Prégnance du paradigme révolutionnariste »), Jacques Guigou se livre à une analyse critique de collectifs et d’individus intervenant sur le front de la « poétique ». Ces pages consacrées à la poésie/performance (« révolution du performatif »), ou à la poésie conçue comme dispositif (« dispositifs poétiques » à l’instar des « dispositifs urbains », « artistiques », « techniques », etc.), ou encore à la poésie de type combinatoire, ne soulèvent pas d’objections particulières. C’est vouloir généralement  partager les analyses de l’auteur, non sans se demander pour chacune d’entre elles de quelle nature serait leur lien avec les situationnistes. Car dans le détail de ce qui est exposé cela n’a rien d’évident, bien au contraire. On croit comprendre plus en amont que cette triade performatif/dispositif/combinatoire, en raison de sa focalisation sur le langage, se situerait dans le prolongement d’un « basculement langagiste de l’I.S. ». Pour qui a lu les douze numéros de la revue, sans parler des livres de Debord et des autres situationnistes, cela interroge, sinon plus. J’y reviendrai un peu plus loin.

  Seconde question : qu’est ce donc que cette « poétique situationniste » ? Elle se trouve exprimée selon Guigou dans ce qu’il appelle « le texte-manifeste de la poétique révolutionnaire situationniste », à savoir l’article All the King’s men. Il s’agit certes d’un texte important, du numéro 8 de la revue daté de janvier 1963 (non signé mais écrit par Debord et Vaneigem). Cependant quand Guigou y évoque « un moment décisif pour la théorie situationniste : celui de la suppression de l’art et sa réalisation dans le bouleversement de la vie quotidienne », il a tort de l’associer à ce texte de 1963. Cela avait déjà eu lieu auparavant : les sept précédents numéros de l’I.S.. apportent la preuve d’une évolution en ce sens, All the King’s men n’en étant que l’une des conclusions. Même chose lorsque il parle d’un « nouveau positionnement de l’I.S. « qu’il attribue faussement au « rejet des oeuvres et des actions lettristes » : nous constatons que ce texte ne mentionne rien de tel, bien au contraire. D’ailleurs, dans le quatrième chapitre de Poétiques révolutionnaires et poésie, Jacques Guigou se réfère assez longuement à l’ouvrage de Vincent Kaufmann GuyDebord, la révolution au service de la poésie (qualifié de livre « honnête et bien documenté »), qui signale pourtant dans All the King’s men « le retour assez inattendu  du terme « lettriste », symptomatique à la fois d’une continuité et d’une évolution  ». Je partage l’intérêt de Guigou pour ce dernier ouvrage : son mérite étant, contre une certaine doxa, de replacer ou souligner la place de la poésie dans l’oeuvre et la vie de Guy Debord, ceci en continuité, plus qu’en rupture, avec Dada et le surréalisme, en dépit des polémiques des années 1950, voire de déclarations ultérieures. Ce dont le dernier Debord conviendra. Comme on pourrait s‘y attendre Guigou a d’abord retenu du livre de Kaufmann son sous-titre (« la révolution au service de la poésie ») au point d’en faire un « mot d’ordre situationniste ». Un prétendu « mot d’ordre » qui ne figure qu’en une  seule occasion dans les douze numéros de l’ I.S., dans All the King’s men justement (ceci comme détournement, par les auteurs, du titre de la seconde revue du groupe surréaliste). On conclura temporairement avec cette soi-disant « poétique révolutionnaire » de l’I.S. » en mentionnant que cette expression ne figure pas dans le moindre texte situationniste. 

  Par méconnaissance, en partie disons, toutes ces pages sur les situationniste sont peu convaincantes. Citons un exemple, pour rester avec le Guy Debord de Vincent Kaufmann. Quand Jacques Guiguou écrit que son auteur mentionne « des analogies entre les thèses de l’I.S. dans All the King’s men en 1963 et celles du groupe Tel Quel dans Théorie d’ensemble de 1968 », il sollicite le texte de Kaufmann, qui il est vrai « suggère une proximité » mais « ne tente ici aucun rapprochement forcé ». D’ailleurs une note de bas de page de Kaufmann indique en quoi cette « proximité » se trouve traitée par anticipation de manière ironique. Ainsi dans l’une des photos illustrant All the King’s men (légendée « L’Afrique et l’écriture ») « on y voit une automobile barbouillée de mots d’ordre favorables au FLN. Sous l’image un peut lire une citation de Roland Barthes tirée du Degré zéro de l’écriture ». Kaufman la cite, puis ajoute : « Comme quoi un « argumentiste » comme Barthes est détournable. Il suffit de le faire revenir en légende d’une Opel rendue à la poésie par le FNL ».

  Nous sommes loin de la lecture faite dans Poétiques révolutionnaires et poésie : Guigou ne retient de cet extrait de l’ouvrage de Kaufmann que ce qui lui permet d’amalgamer à très bon compte l’I.S. et Tel Quel en affirmant que « ces deux groupes situent l’événement révolutionnaire et l’événement politique comme un seul et même moment : celui du bouleversement de la vie quotidienne, de l’avènement d’une vie libérée de l’information cette « poésie du pouvoir », le moment de la vie devenue « communication ». Il suffit de prendre connaissance, même a minima, de ce qu’ont écrit les uns et les autres pour vérifier que les lignes précédentes s’apparentent à une aimable plaisanterie. Guigou s’abstient aussi de préciser que Tel Quel, en 1968 précisément, soutenait le PCF. 

  Comme d’autres avant lui, Jacques Guigou s’en prend à la notion de détournement popularisée par les situationnistes. Il laisse entendre que plusieurs décennies plus tard le détournement situationniste aurait été récupéré. Ce mot n’est pas prononcé mais selon notre auteur cet « opérateur majeur de la subversion révolutionnaire » serait devenu « une des figures de la « révolution du capital » ». On conviendra qu’un usage fétichiste du détournement dans une époque de basses eaux le soit. Mais si le mot comme tant d’autres s’est déprécié, la chose n’en persiste pas moins, 

  Je suis passé rapidement plus haut sur le référent « dispositifs poétiques ». Guigou cite Christophe Hanna (et son ouvrage Nos dispositifs poétiques). Cet auteur se réfère dans son livre à « l’opération conduite en 1979 par Julien Blaine » consistant « à inciter des individus à s’installer (nus ou habillés) sur un socle de statue abandonné », avant de suivre différentes consignes. Guigou se montre évidemment sceptique sur la portée et les prétentions de ce type de « performances à visée artistico-poétique » qui, nous sommes d’accord, n’est pas sans évoquer sur le plan programmatique quelques unes des techniques publicitaires. Pourtant, dans ce registre « socle de statue », j’aimerais citer un autre exemple, dix ans plus tôt. Le 10 mars 1969, en fin de journée, la statue de Charles Fourier était remise place Clichy sur son socle. Il s’agissait d’une réplique en plâtre, mais finement bronzée, de la statue déboulonnée durant l’Occupation par les nazis. Une plaque gravée à la base de la statue désignait les auteurs de ce détournement : « En hommage à Charles Fourier, les barricadiers de la rue Gay Lussac ». Le surlendemain, trente gardiens de la paix, aidés d’une grue, étaient mis à contribution pour retirer la statue du socle. Ici ou ailleurs, dans ce registre, tout dépend de l’usage qui en est fait. Ce détournement situationniste faisait le lien entre la pensée de Charles Fourier et mai 68. Ceci de belle manière. Ajoutons qu’en 1960, suite à la proposition d’un conseiller municipal de Paris, René Thomas, exhortant le préfet de la Seine à faire disparaître le socle même où reposait jusqu’en 1942 la statue de Fourier, André Breton avait adressé une vigoureuse protestation à Combat. Elle fut reproduite mais amputée des lignes suivantes : « Ce M. René Thomas vit, en effet, en plein accord « avec son époque », celle qui livre Paris aux bandes fascistes sans que les partis de gauche aient envisagé la moindre contre-manifestation ».

  Il existe au moins un point commun entre Jacques Guigou et Annie Le Brun : tous deux, depuis une argumentation différente, s’en sont pris à la notion de détournement situationniste (cette dernière dans Si rien avait une forme ce serait cela). Dans un article publié en 2018 sur le blog de Temps critiques (« La beauté capitalisée »), Guigou y analyse « les forces et les faiblesses » de l’ouvrage qu’Annie Le Brun venait alors de publier, Ce qui n’a pas de prix. Indépendamment de ce qui relevait d’un « tableau convaincant de l’union de l’art contemporain et du Capital », Guigou souligne à juste titre les « sensibles tendances au catastrophisme » d’Annie Le Brun, mais en les mettant sur le compte de ses « référents surréalistes et situationnistes », alors que tout lecteur averti d’Annie Le Brun n’est pas sans savoir que cette tendance chez elle s’explique par son adhésion depuis presque vingt ans aux thèses du courant anti-industriel. Notre auteur semble ignorer qu’elle a pris des distances voire plus avec les situationnistes et Debord (qu’elle a bien connu). Ce qui n’est pas exactement le cas avec le surréalisme qui reste une référence toujours présente et vivante chez Annie Le Brun. Un surréalisme que l’on ne saurait en aucune mesure dissoudre dans le catastrophisme. Tout ceci, pourrait-on me répondre, nous éloigne de notre sujet. Pas tant que cela puisque cet article ne fait que confirmer ce que je relevais plus haut sur le traitement par Guigou du surréalisme. Par exemple, toujours dans cet article, soulignons la réaction presque outrée de l’auteur en regard d’une déclaration d’Annie Le Brun citant André Breton (« L’oeil existe à l’état sauvage » : pour Guigou il s’agit d’une « affirmation pour le moins péremptoire qui, éblouit par son idéalisme, frise la tautologie puisqu’on pourrait en dire autant des cinq sens de la main »). Il importe de préciser que cette phrase de Breton est la première de l’ouvrage Le surréalisme et la peinture. Ce que mentionne Annie Le Brun dans Ce qui n’a pas de prix mais que Guigou omet volontairement de rappeler dans son article (les phrases suivantes, dans le texte de Breton, remettant en perspective cet incipit).  Sans s’attarder sur le commentaire rapporté ci-dessus, force est de constater que Jacques Guigou s’avère totalement étranger au surréalisme, mais qu’en plus il s’évertue à ne pas vouloir le comprendre en tenant ici un propos hors sujet. 

  Revenons à Poétiques révolutionnaires et poésie avec les années 1960 et le structuralisme. Là encore Guigou procède par amalgame puisqu'il cite Althusser (désigné parmi les « ennemis théoriques et pratiques du Capital »), mais par ailleurs auteur d’une « lecture structuraliste du même Capital », pour ajouter sans craindre le raccourci que « pièce majeure de la modernisation du discours du capital, cette extension totalisante de la notion de langage à tous les rapports sociaux et humains constitue aussi le présupposé dominant des écrits lettristes puis situationnistes ». Je souligne présupposé dominant à l’attention de tous ceux qui auparavant n’y auraient vu que du feu ! Même si Guigou ensuite reconnaît que les situationnistes se sont montrés critiques envers le structuralisme, il retombe sur ses pieds en affirmant sans sourciller que cette critique « n’a pas non plus échappé à ce langagisme ». Ceci corroboré par l’évocation ensuite d’un « paradigme langagiste porté par l’I.S. à son acmé ». 

 Qu’est ce donc que ce « langagisme » dont se trouvent accablés les situationnistes ? Un retour sur All the King’s men s’impose puisque nous aurions dans ce texte l’ébauche d’une explication. On dira que Jacques Guigoutraite de la question du langage chez les situationnistes en des termes qui, usons d’une litote, ne rendent pas justice à ce qu’entendent-là les rédacteurs de l’article. C’est en quelque sorte « la surprise du chef » puisque l’argumentation qu’en tire Guigou, depuis un « basculement langagiste de l’I.S., ou encore un « paradigme langagiste porté par l’I.S. » va inspirer ce qui s’ensuivra : une argumentation reprise durant les décennies suivantes par tous ceux qui, à l’instar des situationnistes, mettent « la révolution au service de la poésie ». On avait lu tout et son contraire sur l’I.S. et ses « prétentions exorbitantes », mais pas qu’elle était implicitement à l’origine des « divers avatars contemporains des poétiques révolutionnaires ». 

  Je précise que All the King’s men est l’un des rares articles de l’I.S qui ait fait publiquement l’objet d’un commentaire de l’un de ses deux auteurs, puisqu’en 2006 l’édition des Oeuvres complètes de Guy Debord reproduit une lettre que ce dernier avait adressé en 1964 à la revue anglaise Tamesis, laquelle, sous la plume des professeurs Bolton et Lucas, traitait « par la spécialisation un texte qui précisément la rejette ». Ceci parce que Bolton et Lucas reprochaient à All the King’s men de parler « au départ du problème du langage » et ensuite de s’en écarter « assez rapidement ». Jacques Guigou tombe lui dans le travers inverse puisqu’il se focalise sur le mot « langage » pour placer « la question du langage (…) au coeur de la poétique révolutionnaire situationniste ».  Comme l’indique Debord dans sa réponse, « le problème du langage » est l’un, parmi tant d’autres, auxquels se confrontent les situationnistes à cette époque, problème traité du « seul point de vue où il est possible de comprendre le langage » : celui « de la totalité socio-culturelle ». D’aucuns donc se croient autorisés, en arguant d’une quelconque autorité linguistique, de traiter une question qui en substance les dépasse ; lorsque d’autres, à l’opposé, eu égard à la focalisation signalée plus haut, occupent la place du tiers dans le célèbre apologue chinois : « quand le sage montre la lune, etc. … ».


  Le lecteur doit se demander pourquoi Jacques Guigou revient à plusieurs reprises sur ce qu’il appelle « le langagisme », de surcroit à travers l’exemple bien peu concluant des situationnistes. La réponse nous est donnée  au début du troisième chapitre où l’auteur entend opposer « langage et parole ». C’est à dire « mettre en tension les deux pôles qui affectent toute création poétique : le pôle de la parole et la pôle du langage ». Une telle opposition se révèle autant factice qu’artificielle, sans fondement, arbitraire surtout. Guigou n’est pas sans savoir que cette manière d’opposer ainsi langage et parole susciterait pour le mieux de l’incompréhension. Il nous gratifie alors d’un tableau qui, selon lui, illustre ces « deux polarisations poétiques fondamentales », tout en prenant le soin d’indiquer que « ce tableau est schématique, excessif dans son dichotomisme abrupt car prises telles et absolutisées, ces oppositions duelles ne pourraient que déboucher sur de superficielles réductions idéalistes ». Ce dont on convient aisément. Que faire alors d’un tel tableau, à ce point inopérant ? « Il faut le dialectiser », nous répond-on. Sans préjuger ce qui suit, on dira (petit clin d’oeil aux situs) que la dialectique en question ne casse pas vraiment les briques. Il y a peut-être un aspect (la dixième et dernière opposition du tableau) qui peut à la rigueur être pris en considération : la parole étant « du côté de la voix, du son, du parlé, de l’oralité », et le langage « du côté de la lettre, du signe, de l’écrit, de l’imprimé, du textualisé ». A savoir pour la première cette tradition de « poésie orale », de poètes privilégiant le poème lu à haute voix, la déclamation. Je me souviens d’une discussion déjà ancienne avec Serge Pey (poète cité par Guigou sur le mode mi chèvre, mi chou) ou chacun exprimait grosso modo l’un et l’autre de ces points de vue. Il en ressortait que rien n’exclut rien. C’était là question d’écriture (déjà préalablement), de sensibilité, d’oreille, de rapport au corps, et de l’usage ensuite qui en était fait.

  Par conséquent, revenons à Poétiques révolutionnaires et poésie, l’exercice s’avère difficile. Jacques Guigou cite, en le soulignant, un propos de Paul Zumthor selon lequel la poésie « aspire (…) à s’épurer des contraintes sémantiques, à sortir dulangage ». Ainsi, selon Guigou, « sortir du langage » serait « l’aspiration vers laquelle toutes les poésies non littéraires (là c’est moi qui souligne) se sont depuis toujours orientées ». On aimerait savoir à quoi l’auteur se réfère sous le vocable « poésies non littéraires ». Des poèmes n’ayant pas fait l’objet d’une publication ? Non, Guigou n’en cite aucun. Quoi  alors? Non sans ironie, ce qui s’en rapprocherait le plus ne doit-il pas être associé à Dada, voire au surréalisme ? Curieusement Jacques Guigou appelle Jean-Paul Sartre à la rescousse. Sartre qui s’est comme on le sait trompé sur le plan politique (ce dont Guigou conviendrait), ne s’est pas moins trompé sur le plan littéraire dans Qu’est ce que la littérature ? Sauf que Guigou a trouvé dans cet ouvrage deux trois phrases qui viennent confirmer son propos, en particulier « Les poètes sont des hommes qui refusent d’utiliser le langage » car pour les poètes les mots « restent à l’état sauvage (…) Ce sont des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l’herbe et les arbres ». On ne commentera pas ce propos de Sartre qui ne comprenait pas grand chose à la poésie comme en témoigne, pour ne citer qu’un seul exemple, son consternant Baudelaire. Pour ne pas quitter la « question du langage », Jacques Guigou cite plusieurs fois Henri Maschonnic en des termes positifs, et en particulier l’ouvrage Célébration de la poésie (avec juste une restriction sur le terrain politique) sans apparemment s’apercevoir que Maschonnic dans ce livre précise « que le langage est toujours parole ». Ce linguiste insistant même plus loin sur le fait que « toute poésie a toujours été fondée sur le langage ». 

  N’ayant pas lu Crise de mots de Daniel Blanchard, livre auquel Guigou consacre trois pages en partie critiques, j’en resterai là. Par contre, depuis une ébauche de réflexion sur les rapports entre poésie et magie (tançant ceux qui prétendent qu’elles « sont encore aujourd’hui une seule et même chose »), Guigou en vient à signaler un texte de Jacques Camatte (extrait de la série 4 d’Invariance, 1968) sur les relations entre poésie et magie. Mais ce qui nous importe ici c’est ce qu’écrit Camatte. Après avoir précisé que les poètes, « au fil des ans, se sécularisèrent en opérant de plus en plus à l’aide d’une technique, en se plaçant de plus en plus au service des classes dominantes », il ajoute : « Au cours de ces dernières années, on assiste à une industrialisation de la poésie, comme on peut le percevoir avec R. Queneau, par exemple, et le triomphe d’une combinatoire, qui a été préparée par le dadaïsme, le surréalisme, le lettrisme, l’Oulipo, etc. ». Jacques Guigou  qui n’est pas sans reconnaitre le « schématisme » de ce « tableau historique », préfère pourtant évoquer dans la même phrase, en nous laissant sur notre faim, « une dégénérescence de la poésie par rapport à la magie » qui « incite à commentaire ». D’où des commentaires sur lesquels je ne me prononcerai pas débouchant sur l’hypothèse d’une « antériorité de la poésie sur la magie ». 

  Revenons, de préférence, sur la longue citation de Camatte que malgré tout Guigou avalise. D’abord on aimerait bien savoir en quoi, pourquoi et comment « les poètes » se sont mis « de plus en plus au service des classes dominantes ». Et puis la terminologie « industrialisation de la poésie » associée à Queneau (ce qui est pour le moins saugrenu) doit certainement s’appliquer à l’Oulipo. L’ouvroir fondé par Queneau et Le Lionnais n’échappe certes pas à la critique mais le réduire à une « industrialisation de la poésie » témoigne d’une méconnaissance des recherches de l’Oulipo. Cela aurait peut-être diverti Pérec. Pour le reste, plus essentiel, je n’ai pas eu le courage de me plonger dans les oeuvres complètes de Jacques Camatte pour y trouver un semblant d’étayage à ce tableau historique infondé. Ce qu’écrit Camatte apporte le témoignage de la cécité d’une certaine ultra-gauche généralement partie en guerre contre une certaine idée de la modernité. On distinguera deux conceptions de la modernité. La première, qui fait remonter cette dernière aux Lumières, vient de la philosophie mais se trouve plus conséquemment reprise dans le champ des sciences politiques. Une toute autre conception de la modernité, imputable à Baudelaire, l’avait précédée. Elle se rapporte plus précisément aux arts et aux lettres : Benjamin, Adorno, ou plus récemment Jameson l’ont illustrée à des nuances près. Cette conception-là, soulignons le, ne se confond pas comme la précédente avec un processus de modernisation. Rabattre celle-ci sur celle-là n’est pas sans produire des effets délétères, voire burlesque quand des diafiorus à la mode d’aujourd’hui nous expliquent doctement qu’on ne peut appréhender et comprendre le dadaïsme, le surréalisme, le lettrisme, et tutti quanti qu’à travers le processus de modernisation du capital. Camatte, assurément, paraît étranger aux principaux enjeux poétiques du XXe siècle (lesquels sont en grande partie redevables à Lautréamont, Rimbaud et Mallarmé). Je parlais plus haut de cécité : les présupposés théoriques de Camatte le condamnent à utiliser une grille de lecture qui, dans ce cas d’espèce, se révèle inopérante. Comme aurait pu le dire un célèbre auteur barbu du XIXe siècle : ce qui manque à tous ces messieurs, c’est la révolte. Citons comme contre-exemple ce qu’écrit Gunther Anders, à qui l’on fait davantage confiance sur ce genre de question, dans L’obsolescence de l’homme (les poètes auxquels se réfère Anders étant Apollinaire et ses contemporains): « Ce n’est évidemment pas un hasard si ces poètes sont apparus au moment historique précis où les techniques de distraction (les magazines, entre autres) commençaient à se répandre à l’échelle des masses. Mais les poètes tentaient désespérément de réunir ce qui était dispersé, quand l’objectif des techniques de distraction et des appareils de divertissement consistait, à l’inverse, à produire ou à favoriser la dispersion ».


  Il existe au moins deux poètes, appelés « poètes communistes conséquents » par Jacques Guigou, qui aux yeux de l’auteur « séparent strictement poésie et révolution ». Pour Guigou : « que des poètes se soient arrêtés d’écrire de la poésie quand ils militaient ou pour commencer à militer semble impensable pour les adeptes des poétiques révolutionnaires ». Impensable, vraiment ? Et puis le verbe « militer » réduit sensiblement le contingent des poètes en question, dès lors que Guigou entend dans son livre ignorer comme on le sait les poètes staliniens. Du premier de ces poètes, George Oppen, Guigou nous dit qu’il « dissociait fortement sa pratique de la poésie et son engagement au Parti Communiste américain ». A savoir, ajoute-t-il, « une séparation stricte, absolue, puisque pendant les vingt-cinq ans où il militait, il a cessé toute écriture de poésie ». Le préfacier de Poésie complète de George Oppen, que cite largement Guigou, précise pourtant : « On ne sait même pas à quelle époque au juste il a quitté le parti ». Il semblerait qu’Oppen, inscrit au Parti Communiste Américain en 1935, ait pris de la distance avec lui vers la fin des années 1930. Il l’avait très certainement quitté lorsqu’il s’est engagé dans l’armée américaine en 1941. Quand Oppen fut inquiété comme tant d’autres à l’époque du maccartisme il le fut en tant que sympathisant communiste (ou supposé encore tel). L’insistance de Guigou à quelque peu travestir cette réalité s’explique par l’addition 1935 + 25 = 1960. C’est à dire la date à laquelle Oppen s’est remis à écrire. Pour accréditer une séparation « stricte, absolue » et véritablement conséquente il fallait bien réécrire la biographie d’Oppen en la dotant de ces 25 ans de militantisme.

  Quant à l’autre « poète conséquent », Giorgio Cesarano, ce choix se révèle non moins problématique pour de toutes autres raisons. D’ailleurs Cesarano, dont très peu de lecteurs de poésie connaissent le nom, est aujourd’hui davantage connu en France, même très relativement, par ses écrits théoriques, de nature philosophique, que par sa poésie et son théâtre. Jacques Guigou lui consacre huit pages (où il s’abstient de préciser que Cesarano était proche de Camatte). C’est dire toute l’importance qu’il lui accorde. Dans l’ouvrage Romanzi naturali (non traduit en français), figure l’appendice « Introduzione a un commiato » (1974) où « Cesarano déclare rejeter le titre de poète afin de consacrer toutes ses forces à la critique radicale ». Un texte donc écrit plusieurs années après l’abandon par son auteur de l’écriture poétique, dans lequel Cesanaro pour Guigou « confirme ici sa confiance dans la voie nouvelle qu’il s’est tracée, sa conviction dans la puissance de l’activité politique critique, à la fois pratique et théorique ; d’où la référence à ses deux derniers livres comme preuve du combat de la parole contre la langue. Seule la révolution est parole humaine, le langage n’est que prose de la survie, voire discours d’apocalypse ». Voilà qui nous renvoie à l’un des chapitres précédents de Poétiques révolutionnaires et poésie (à travers l’opposition parole / langage), sauf que cette polarisation ne concerne plus stricto sensu la poésie : elle se rapporterait maintenant à « l’activité politique critique ». S’il est précisé que la parole se situe du côté de la révolution nous avons plus de difficulté en ce qui concerne le langage : serait-il contre-révolutionnaire ? On a comme l’impression que l’histoire se répète, un avatar chassant l’autre. Plus loin, de manière davantage convaincante, Guigou aborde l’abandon de la poésie par Cesarano en portant l’interrogation sur le processus d’individualisation qu’elle impliquerait : « Parce qu’elle l’enferme dans un rôle de « poète » qui le sépare des autres êtres vivants ? ». D’où, pour s’en abstraire, ne convient-il pas de privilégier la « critique révolutionnaire » afin d’affirmer « son être communautaire, son individualité Gemeinwesen ». Faute de pouvoir lire l’italien (Guigou se réfère toujours à Romanzi naturali), j’en prends acte sans aller plus loin.

  Plus haut Jacques Guigou indiquait qu’un autre livre de Giorgio Cesarano, Manuale di sopravvivenza (il y ajoutait les premiers écrits d’un projet de « critique de l’utopie capital ») « constitue l’expression de la critique la plus radicale des aliénations de la société capitaliste de cette époque ». Voilà de quoi nous inciter à venir le vérifier puisque cet ouvrage vient d’être traduit en français sous le titre Manuel de survie. Cette lecture, si prometteuse, s’est révélée en fait bien éprouvante. J’ai d’ailleurs dû l’abandonner à la page 187. La phrase suivante ayant été la goutte d’eau propre à faire déborder le vase : « D’un côté la survie transcrue par la perception cénesthésique, de l’autre l’anticipation purement symbolique d’une cohérence en procès vécue seulement comme désir malheureux et comme métaphore mythique, la « psyché » est le reflet intériorisé de l’état où, dans son mouvement vers la totalité du monde émancipé de l’aliénation naturelle, verse tout « quantum » social, toute « communauté humaine » telle qu’elle est dans le présent : c’est à dire prisonnière du sens fictif matérialisé dans ses modes de se produire ». On croirait lire du Heidegger (qui serait l’une des nombreuses références de Cesarano, au même titre que Lacan, Camatte, et d’autres). Je ne crois pas qu’il faille incriminer la traduction ; celle ci, datant de 1981, ayant été « relue et modifiée en de nombreux points » par les éditeurs de La Tempête. Sinon, pour en terminer avec Cesanaro, je mentionnerai la phase suivante, toujours extraite du Manuel de survie, lisible celle-là (« Face à la dictature d’une langue sans cesse plus armée contre le sens vivant, l’art n’a rien trouvé de mieux que d’apprêter en show le suicide de la parole » : les mots soulignés sont en français dans le texte d’origine), pour confirmer si besoin était l’origine de cette « parole versus langage » illustrée dans de nombreuses pages de Poétiques révolutionnaires et poésie.


  Le dernier chapitre de l’ouvrage s’intitule « Salut à quelques poétiques non sotériologiques ». A l’entrée « sotériologie » le Petit Robert indique : Doctrine de salut par un rédempteur » ; et Wikipédia : « Étude des différentes doctrines religieuses du salut de l’âme. Les théories du salut occupent une place importante dans de nombreuses religions ». Dans ce chapitre donc Jacques Guigou entend saluer « des poétiques et des poèmes étrangers à toute sotériologie ». Cependant ceux-ci se trouvent réduits à deux seules unités, dont la seconde, avouons-le, n’était pas connue de nos services. Octavio Paz, qui pour Guigou n’est pas exempt de tout reproche sotériologique, a néanmoins pris « acte de cette illusion que serait « la conversion de la société en communauté et celle du poème en poésie pratique » ». Il ne cite ici que ce qui chez Paz viendrait confirmer ce qu’il tente de démontrer, car dans d’autres pages, plus nombreuses, le propos de Paz l’infirmerait, y compris dans l’ouvrage cité par Guigou, L’arc et la lyre, où le poète mexicain écrit par exemple que « l’activité poétique est révolutionnaire par nature ». L’on ne saurait aussi oublier le compagnonnage d’Octavio Paz avec les surréalistes, et son amitié avec Benjamin Péret (qui, d’après la grille de lecture qui nous est proposée, et dans la logique de tout ce qui vient d’être dit serait lui un poète sotériologique !!!).

  Dans ce registre « non sotériologique », Guigou convoquait plus haut René Ménard et son livre La condition poétique, lequel « nous met non seulement en garde contre les pièges du « poétique » (…) mais aussi envers toute illusion salvatrice «. D’après Ménard « la vraie poésie ne console de rien », puis Guigou souligne la « justesse » du constat suivant : « Deux sortes de poètes sans avenir : ceux qui se réclament d’un paradis perdu, ceux qui promettent un âge d’or ». Je veux bien croire que René Ménard qui, lors de la publication de La condition poétique (1951), occupait depuis de longues années le poste de Directeur général de l’Office technique pour l’utilisation de l’acier, nous fasse part de ses fortes réticences envers ceux qui, parmi les poètes, « promettent un âge d’or ». C’est dirions nous dans l’ordre des choses. Jacques Guigou a beau conclure que « le présupposé sotériologique (…) implique la nécessaire fusion du poème et de sa poétique », par conséquent que « persévérer dans cette antienne c’est rester dépendant de la poétique (…) comme sphère séparée du poème, surplombant le poème et le légitimant comme tel », nous avons comme l’impression, à lire ce qui précède sur Paz, Ménard, et les autres que cette conclusion tient pour le mieux de la pièce rapportée.

  De quelle manière la poésie, par l’auteur incriminée, aurait-elle ainsi cédé au « présupposé sotériologique » (ou prétendu tel) ? Plus haut, dans le même chapitre, Guigou l’explique par l’existence du mot d’ordre : « La poésie et la révolution sont une seule et même chose ». Qui le dit ? Nous n’en saurons rien. Sinon que Guigou l’associe à « la profession de foi « Je suis la révolution » ». Il s’agit d’une phrase de Maurice Blanchot datant de 1968,  déjà citée dans le premier chapitre, que Guigou decontextualise soixante-quinze pages plus loin pour en faire une « profession de foi ». Ensuite, conséquemment, ces « poétiques révolutionnaires » qui relèvent d’un « présupposé essentiellement religieux » (sic) n’en finissent pas de réciter « leur mantra » : « La poésie sauvera le monde ». Là au moins Guigou se réfère à un exemple indiscutable, cité dans un chapitre précédent, celui de Jean-Pierre Siméon, auteur de l’ouvrage La poésie sauvera le monde. La moisson semble cependant bien maigre : la montagne en définitive n’accouche-t-elle pas d’une souris ?

  Voilà pour la poétique. Intéressons nous maintenant à la révolution. Il faut revenir en arrière (le chapitre VI, intitulé « Prégnance du paradigme révolutionnaire » pour nous confronter au sujet. Jacques Guigou s’appuie sur Jacques Camatte pour qui « le cycle historique des révolutions conduites par une classe sociale est achevé ». D’ailleurs Camatte (dans un texte de 1989, Émergence et dissolution) écrit étrangement : « Le procès révolution est terminé. La dernière révolution, celle qui devait clore le cycle et se produire dans les années 75-78 n’a pas eu lieu ». L’oracle a parlé. Plus loin Guigou indique que « la révolution communiste visé par Bordiga et par d’autres a échoué ». D’où la question posée par notre auteur : « mais de quelle révolution s’agit-il désormais, si elle n’est pas prolétarienne ? ». A nous de demander, quand donc l’oracle Camatte situe-t-il précisément la fin de ce qu’il appelle « le procès révolution » : en 75-78 ou auparavant (et dans ce cas avant ou après 1968) ? A lire Guigou, pour qui « Mai 68 peut être vu comme un vaste élan des individualités vers la communauté humaine », la cause était déjà entendue, alors ? A vrai dire, le propos maintes fois réitéré par Jacques Guigou de « révolution du capital », sous différentes variantes, depuis « la société de l’information et de la communication que le capital impulse à partir des années 1970 », ou « les injonctions et les modes de vie que dicte la société capitalisée », ou « c’est le capital qui a révolutionné tous les rapports sociaux », ou « la société capitalisée contemporaine », ou « la globalisation totalisante du capital », ou « la globalisation, une forme monde de la capitalisation des individus et de l’espèce humaine », ou « ces subjectivités combinées, dans lesquelles la dynamique du capital les place », ou encore « la religion du capital », nous renseignent davantage sur les thèses défendues, non sans constance, par le collectif Temps critiques depuis de longues années qu’elles ne nous permettent de répondre aux questions posées précédemment. Si la seule révolution devient celle du capital, toute autre révolution, prolétarienne, sociale, ou que sais-je, n’a plus de raison d’être. A ce compte pourquoi s’évertuer à vouloir encore parler de « poétiques révolutionnaires » puisque toute poétique se trouve frappée de vacuité, et que la révolution appartient à un passé révolu ? C’est, sans entrer dans les détails, la conclusion du rédacteur de Chroniques critiques (l’article « poésie et révolution ») qui écrit que « dans son livre Jacques Guigou dresse un constat qui devient fataliste. Il semble également abandonner toute perspective révolutionnaire. La « société capitalisée » s’apparente à un rouleau compresseur qui écrase tout sur son passage. Les individus semblent entièrement soumis à la logique marchande et plus aucune contestation ne peut émerger ».

  Dans un autre article, Frédéric Thomas, sur le blog Dissidences, écrit pertinemment que « Poétiques révolutionnaires et poésie développe une double dichotomie parole / langage, séparée ou au service de la révolution, qui est par trop figée, usant de manière trop cavalière d’exemples pliés à sa démonstration, et qui, surtout, n’envisagent pas les correspondances (possibles) entre poésie et révolution, correspondances dégagées de toute « mise en service », et qui supposent, en retour, une double redéfinition, moins sentencieuse, de la révolution comme de la poésie. Soit des poèmes qui gardent la trace de la déchirure, et l’indice de ces affinités pour les appréhender conjointement. Car les poètes n’ont pas d’abord, ou même prioritairement, à aller à la barricade pour reprendre le mot de Reverdy, mais à aller à la parole ou s’élèvent aussi des barricades ».

  Ce sont les présupposés théoriques de Jacques Guigou qui expliquent que son livre manque en grande partie sa cible. C’est plus particulièrement sensible avec son analyse tronquée de l’Internationale situationniste (réduite à un article de 1963 de la revue I.S. et à l’ouvrage de Vincent Kaufmann sur Guy Debord), et plus encore avec le surréalisme (il paraît totalement incongru de laisser au seul Jules Monnerot le soin de commenter le mouvement surréaliste). Dans ce registre polémique donc, mais également quand Guigou s’en extrait pour prendre comme contre-exemples « deux poètes communistes conséquents ». Ajoutons que le lecteur se demande, depuis des exemples choisis, plus haut mentionnés dans notre texte, si Guigou ignore des éléments qui, rapportés, tendraient à infirmer son point de vue, ou si, les connaissant, il les ignore sciemment. La lecture de Poétiques révolutionnaires et poésie s’en ressent assurément. Même lorsque Guigou quitte cette tonalité politique pour aborder la question proprement dite de la « création poétique », sa volonté de séparer catégoriquement et arbitrairement parole et langage en décrétant comme un vulgaire Sartre que « le poète refuse le langage » n’est pas convaincante, pour rester mesuré.


  En des temps de reflux inaugurés par les sinistres années 1980, des commentateurs de tous bords n’en finissent pas de dénombrer les « erreurs » commises durant le XXe siècle par ceux qui, nous dit-on, se trompèrent puisque l’Histoire n’aurait pas confirmé les théories, ni vérifié leurs jugement. Entres autres exemples, un tel s’en prendra à travers la notion d’écriture automatique aux surréalistes ; tel autre déclarera nul et non avenu le constat de « dépassement de l’art » énoncé par les situationnistes au début des années 1960 ; tel autre encore, pour élargir le cadre, dénoncera le sort fait par Adorno à Stravinski dans Philosophie de la nouvelle musique ; etc., etc. Mais il fallait, pour en finir avec une certaine idée de la littérature, ceci dans le prolongement de la célèbre phrase de Lautréamont (« la poésie doit être faite par tous »), le démontrer par la pratique de l’écriture automatique ; mais il fallait également signer l’acte de décès des différentes disciplines artistiques pour ne pas rester en deçà de cette exigence : que l’art un jour puisse se fondre dans la vie ; mais il fallait, encore, contre la « restauration » qu’incarnait Stravinski et le néoclassicisme, lui opposer la modernité émancipatrice de Schoenberg et de l’École de Vienne. Même si, comme l’écrivait déjà André Breton en 1934, « l’histoire de l’écriture automatique est celle d’une longue infortune », et qu’aujourd’hui cette « pratique » ait fait long feu (le mot, pas la chose) ; même si, en corrigeant le constat des situationnistes, on reconnaîtra que l’art a plutôt perdu son caractère d’évidence ; même si Stravinski, après la mort de Schoenberg, s’émancipera de l’écriture tonale, et qu’ainsi la thèse d’Adorno doit être relativisée (ce dont ce dernier conviendra) ; même si ici ou là la lettre porte à discussion, l’esprit, en revanche doit toujours être invoqué puisqu’il continue d’insuffler et d’impulser toute activité artistique, critique, digne de ce nom, le reste relevant du bavardage culturel, d’un divertissement haut de gamme, ou de la pensée servile. Et quant à ces « erreurs » que d’aucuns ne cessent de relever, j’aimerais répondre comme le fit Dimitri Chostakovitch à Sofia Gubaïdulina, dont l’anticonformisme musical était blâmé par les apparatchiks de la musique soviétique qui demandaient à la jeune compositrice de s’amender : « Je vous souhaite de progresser le long de votre chemin d’erreurs ».

  Revenons, pour conclure, aux sources d’une histoire que l’on peut faire remonter à la Révolution française, mais en se tournant cette fois-ci de l’autre côté du Rhin. Cette révolution enthousiasme Friedrich Hölderlin qui écrit en novembre 1794 à son ami Neuffer : « S’il le faut nous briserons nos malheureuses lyres, nous ferons ce que les artistes n’ont fait que rêver ». Il y a comme une filiation, qui depuis Hölderlin passerait par Büchner au XIXe siècle et Celan au siècle suivant (pour se limiter à ces deux noms). On ne sait pas toujours que Paul Celan disait avoir « grandi avec les écrits de Kropotkine et de Gustav Landauer », et qu’il resta fidèle aux idéaux de sa jeunesse en déclarant en 1967 qu’il « n’avait jamais abandonné l’espoir d’une transformation, d’un tournant, qui ne pouvait se traduire que par une « révolution » (…) à la fois sociale et antiautoritaire » (d’ailleurs, comme le mentionne son biographe John Felstiner, Celan participa l’année suivante « avec un certain enthousiasme aux démonstrations de mai 68 dans les rues du Quartier Latin (…) en chantant l’Internationale en français, en russe et en yiddish »). Une autre filiation, ici plus décisive, a déjà été évoquée, ou plutôt suggérée : celle qui remonte à Rimbaud et Lautréamont, voire Mallarmé et ensuite Apollinaire, et à laquelle se rattache le surréalisme (et dans une moindre mesure le Grand Jeu et divers autres collectifs). Depuis plus de deux siècles, mais principalement durant le XXe siècle poésie et révolution n’ont cessé de se croiser, de s’entrecroiser, de correspondre. Les poètes qui, de notre point de vue (et en dotant l’expression suivante de forts guillemets), « se sont mis au service de la révolution », obéissaient en réalité aux consignes de partis qui n’avaient plus rien de révolutionnaires (à condition qu’ils l’aient un jour été). C’est la principale ligne de fracture qu’il convient de retenir. Pour le reste, l’essentiel, il nous faudrait prolonger cette discussion sur la poésie d’un côté, la révolution de l’autre, pour illustrer ces croisements, entrecroisements, ou mises en relation signalés plus haut. Disons seulement que ni l’une (la poésie), ni l’autre (la révolution) ne se portent particulièrement bien en ce début de XXIe siècle. Pour des raisons certes différentes, mais qui parfois se recoupent. On en restera là. Les exposer, ou tenter de le faire, nous ferait sortir définitivement de notre sujet, cette lecture critique de Poétiques révolutionnaires et poésie.


Max Vincent

octobre 2019