LUMIÈRE

 Le mot « lumière » revient souvent dans l’oeuvre romanesque d’André Dhôtel. Mot polysémique par excellence il apparait par exemple sous la plume de l’écrivain comme élément structurant (ou dissolvant) dans la description d’un paysage ou d’un tableau, à travers l’expression de sensations ou de sentiment divers. Ce qui nous permet de relever les quatre occurrences suivantes. D’abord celle, parmi d’autres (Histoire d’un fonctionnaire), d’un paysage peu à peu plongé dans le brouillard, que Florent Dormel n’arrive pas à exprimer sinon par les larmes qui lui montent aux yeux : parce qu’il s’agirait « d’une lumière intense qu’on aurait dit semblable à la mort ». Puis celle (Retour) du témoignage d’un passage de Dhôtel à Amsterdam : « Quant à Vermeer, il nous aura prouvé que la lumière traverse la lumière ». Ou comme contrepoint à la violence des réprouvés dans Un jour viendra : « Sauvage, Antoine le fut tout autant que Clarisse pouvait l’être. Cela ne peut guère se comprendre que s’il existe pour des gens comme lui, Vlaque et consort, une lumière enthousiasmante et inconnue qu’ils voient à certains moments n’importe où dans les rues ou dans les champs, à tout hasard, et que soudain ils abandonnent tout par une sorte d’amour pour cette lumière gratuite, aussi bien inexistante, si vous tenez à l’objectivité ». Ou encore la réponse d’un musicien des rues à qui Bertrand Lumin (Lumineux rentre chez lui) proposait un engagement : « Une chanson ça vient de la lumière et des pavés. Ou alors quoi ? ».

 Cet exposé de quelques unes des manifestations de la lumière selon Dhôtel relève d’une dimension spirituelle, poétique, ou proche de ce qu’on appellera le « merveilleux dhôtelien » (même si dans l’extrait cité plus haut de Un jour viendra pareille dimension se trouve modérée par l’ironie de la fin de la seconde phrase). On pourrait comparer la démarche de notre écrivain à celle du peintre recherchant la lumière sur le motif, ou d’un cinéaste pensant la trouver sur le visage d’une actrice, ou d’un musicien recherchant l’inspiration dans un morceau de ciel. Plus exactement elle est donnée à qui saurait la voir. Comme l’écrit Jean-Claude Pirotte, en se référant à la façon dont les personnages de Dhôtel s’y confrontent, la présence de cette lumière traduit en quelque sorte « le miracle d’une vie impossible et pourtant réelle ».



 MERVEILLEUX

 Le merveilleux dhôtelien n’est certes pas celui des surréalistes, mais on aurait cependant tort de les opposer en des termes qui nieraient la pertinence du premier ou qui réduiraient le second à un contenu doctrinal. Plus loin, toujours dans cette entrée, Le miroir du merveilleux de Pierre Mabille, l’ouvrage le plus développé, le plus abouti et le plus convaincant écrit par un surréaliste sur le sujet, nous permettra d’établir quelques passerelles entre ces deux types de merveilleux.

 André Dhôtel s’est peu attardé sur la notion de merveilleux dans ses entretiens. Relevons cependant cette définition minimale extraite de L’école buissonnière : « Le merveilleux c’est d’abord l’attachement d’un être à un lieu quel qu’il soit. Un lieu où partent les rêves les plus fantastiques ». Ces lignes ne rendent pas tout à fait justice à ce qu’il serait loisible de traduire sous le vocable « merveilleux » dans une oeuvre romanesque qui se garde bien de l’afficher ici ou là en tant que tel. Ce merveilleux dhôtelien a été très tôt remarqué par Maurice Nadeau et Jean Paulhan au début des années cinquante. Arrêtons nous avec le premier. Nadeau indique qu’avec Dhôtel « il faut dépasser les apparences, traverser le miroir. Alors se révèle aux yeux une contrée vaste et lumineuse où les mouvements deviennent aériens, les imaginations volatiles, toutes les entreprises faciles ; c’est la contrée du merveilleux. Plus loin Nadeau écrit : « le merveilleux cristallise au point que les entreprises apparemment les plus folles qui s’ourdissent dans leur voisinage se posent en fait comme les plus raisonnables ».

 Mais là où Nadeau relève chez Dhôtel l’existence d’un « merveilleux social, non moins véritable que le merveilleux de la nature », Paulhan préfère parler d’émerveillement (qui serait le cadeau fait par Dhôtel, par exemple de « l’émerveillement qui nous vient d’un subit rayon de soleil, d’un sourire, d’une aurore »). Georges Limbour tient un propos proche de celui de Dhôtel sur la question, le développant même, quand il précise, partant de la relation qu’entretiennent les personnages des romans de Dhôtel avec ce que Limbour appelle des « pays », que pareils personnages ensorcellent « ces pays et les chargent d’une sorte de spiritualité, les « charment », les élèvent au-dessus de leur réalité, leur prêtent une inspiration qui dirige le destin des hommes, au point que l’on aimerait parcourir - mais il faudrait y vivre ! - ces pays s’ils existent, et surement ils existent, voilà bien leur magie et puis je dire que leur merveilleux secret est de véritablement exister ».

 Limbour se référait certainement au Pays où l’on n’arrive jamais, le roman où la notion de merveilleux a été le plus souvent associée à Dhôtel. Alors que l’écrivain lui-même, les bons connaisseurs de son oeuvre, et l’auteur de ces lignes ne considèrent pas ce roman, contrairement à ce qu’on lit parfois dans les gazettes, comme véritablement représentatif de l’oeuvre de Dhôtel. Cela dit le merveilleux du Pays où l’on n’arrive jamais, même convenu - plus convenu que dans d’autres romans - n’est pas sans charmer le lecteur. Encore doit-on distinguer le trop explicite (le fameux cheval pie) de l’implicite : ici je relève « l’étonnante et cruelle nostalgie qui fait désirer pour chacun une vie plus grande que les richesses, plus grande que les malheurs et que la vie même, et qui sépare en nous les pays que l’on a vu de ceux que l’on voudrait voir, Ardenne et Provence, Europe et nouveau continent, Grèce et Sibérie ». Puisque le jeune Gaspard nous est présenté comme un enfant solitaire, qui inspire la méfiance, et rêve d’évasion tout en s’inventant un monde depuis des mots glanés au hasard des conversations, comment ne pas faire un premier rapprochement avec Le miroir du merveilleux quand Mabille écrit : « La situation change dès que (l’enfant) souffre de l’atmosphère familiale, du milieu social, dès qu’il rencontre des obstacles à son désir de connaissance ou à la satisfaction de ses impulsions affectives. Il sent alors toute la pauvreté d’un monde imparfait : il a la nostalgie d’autres pays, d’autres hommes meilleurs. La déification des parents et de leur monde a cessé, la révolte monte, le besoin d’évasion s’affirme, le merveilleux nait ».

 Un second rapprochement pourrait être fait depuis le passage suivant du roman Les premier temps. Dhôtel y décrit la partie de pêche en rivière d’un trio de compères : Sylvestre et Gustave lancent chacun une ligne tandis que Raymond tient l’épuisette. Entre deux touches ce dernier a le temps et le loisir de jeter son dévolu sur les épaves qui circulent au fil de l’eau. Et de recueillir ainsi un lot d’objets hétéroclites qui ne dépareraient pas dans un inventaire à la Prévert. Une telle pêche, plus miraculeuse que celle des deux pêcheurs à ligne, ne peut qu’inciter Raymond à la rêverie. Il s’en s’extrait en apercevant « un petit carton blanc » que l’épuisette accroche in extrémis à son destin flottant. Sur ce carton figurent le nom et l’adresse du fils de Sylvestre que nos trois compères recherchent en vain depuis plusieurs mois. Là aussi les lignes suivantes du Miroir du merveilleux (« La communication du moi et des choses se fait encore lorsqu’un objet trouvé fortuitement s’avère l’instrument indispensable de notre désir, la réponse miraculeuse à une interrogation qui nous hantait ») entrent en résonance avec cet épisode des Premiers temps. Pour résumer : la présence, à l’instar du Pays où l’on n’arrive jamais, d’une proximité entre le merveilleux selon Dhôtel et celui des surréalistes, s’élargit avec Les premiers temps aux notions de trouvaille et de hasard objectif chères aux surréalistes.

 Bien entendu dans de nombreux autres romans ce merveilleux dhôtelien emprunte des chemins qui lui sont propres. C’est le cas par exemple de Bernard le paresseux des lors que la mémoire retrouve la trace d’un souvenir. Ainsi s’ouvrent les vannes du merveilleux puisque les cartes se trouvent brutalement redistribuées : la haine se transformant en amour fou. Dans un tout autre contexte, Émilien Dombe (L’azur) s‘interroge sur la signification des apparitions d’une fille inconnue coiffée d’un chapeau de paille, toujours surgissant dans le fond d’une vallée peuplée de ronces et de buissons épineux. Émilien n’arrive pas à distinguer le vrai du faux dans les conversations des gens du hameau Rieux s’y rapportant. On lui laisse entendre que ces apparitions seraient surnaturelles tout en affirmant ensuite le contraire. Émilien qui ne croit pas au surnaturel (et d’ailleurs il a lui-même aperçu la jeune fille au chapeau de paille peu de temps après son arrivée à Rieux) se demande si on ne se joue pas délibérément de lui. A moins qu’il soit pris dans un jeu d’intérêts et de haines, d’intrigues et de passions amoureuses qui dépassent son entendement. Disons ici que ces interrogations portent sur la question du réel et de l’imaginaire : faut-il accorder quelque crédit à une légende vieille de deux siècles (à travers ce qu’elle a mis et met encore en branle), ou plus prosaïquement en conclure à un jeu pas trop innocent qu’affectionnent les jeunes filles du hameau ? Les deux explications d’ailleurs peuvent se rejoindre puisque Émilien subodore que le sabotage dont il est la victime (le jeune homme s’efforce en vain de de désensauvager le fond de vallée de Rieux) s’expliquerait par la volonté des habitants du hameau de « laisser la vallée livrée aux ronces et à la sylve, rien que pour laisser un lieu propice aux apparitions d’une fille inconnue », des apparitions que l’on dit croire ou pas croire, c’est selon. Cet enchantement auquel Émilien dans un premier temps n’entend nullement succomber le rattrapera par la suite. Le merveilleux, celui de L’azur, se confondant alors avec le basculement dans l’incertain, l’imprévu, l’ensauvagement : la jeune fille au large chapeau de paille métaphorisant la nature sauvage, inviolée, indomptable de ce fond de vallée. L’idée de merveilleux, juste suggérée au début de l’installation d’Emilien à Rieux (quand il aperçoit furtivement la jeune fille inconnue), se fraie progressivement un chemin jusqu’à la « révélation » de la dernière apparition, point de départ d’une initiation à l’envers qui verra Émilien remettre en cause ses certitudes, son mode de vie, et ses projets matrimoniaux.

 Dans Des trottoirs et des fleurs le merveilleux se rapporte à la manière dont Dhôtel traite par la bande de la question de l’art. Durant le dernier chapitre du roman, Léopold Peruvat,(qui préfère crayonner sur les trottoirs plutôt que d’embrasser une carrière de peintre) dessine à la craie sur une dalle, à la demande d’une petite fille, Irène, une composition de son cru. Peu de temps après Irène invite Clarisse et Pulcherie (l’épouse de Léopold dont elle s’est séparée) à venir découvrir ces coloriages. Pulchérie, ne doute pas un seul instant de l’identité de l’auteur. Pour elle, qui auparavant avait mis Léopold à la porte du domicile conjugal en le traitant d’imposteur et de raté, ces coloriages sont révoltants. Ce à quoi Irène répond : « Jamais rien vu de plus beau ». Pulchérie regarde à nouveau la composition qu’il lui paraît difficile d’apprécier en raison d’une sorte « d’idée insolente du soleil, des herbes et des fleurs ». Pourtant les « regards enfantins et éperdus » d’Irène qui « expriment la révolte en même temps que l’admiration » troublent Pulchérie et un doute s’insinue dans son esprit : « La beauté n’était (…) ni dans l’image, ni dans l’idée du soleil, mais partout à la fois, insaisissable et brûlante. Oui, c’était révoltant et inoubliable parce que tout, ce soir là, était intensément lumineux et parfaitement désespéré ». Lorsque dans les dernières pages du roman Pulchérie et Clarisse retrouvent Léopold et Cyrille afin de mettre un point final à leurs relations il se passe alors quelque chose de complètement imprévu. Les deux jeunes filles, étonnamment, « fixaient leurs yeux derrière eux ». Ils se retournent pour constater, non sans trembler, que dans le halo entourant le soleil voilé figuraient deux autres soleils : « Trois soleils en tout. Pas quatre comme sur les dalles devant l’hospice. Quand même ils se répétaient avec une si vive netteté qu’on aurait pu dire si c’était de la simple beauté ou de l’épouvante. Pareille chose n’arrive pour ainsi dire jamais dans une vie ».

 Le mot n'est évidemment pas prononcé mais comment ne pas évoquer ici l’une des manifestations de ce merveilleux dhôtelien. Dans pareille confrontation entre l’art et la vie que pouvait donc signifier ce coloriage flamboyant et insensé sur la dalle ? Mais la preuve d’amour que Pulchérie attendait sans toutefois vouloir la reconnaître. Et que Léopold lui apportait sans véritablement le savoir. L’un et l’autre en auront ensuite la révélation, ainsi que les lignes citées ci-dessus l’induisent.

 Avec Les disparus le merveilleux et l’effroi se trouvent intimement liés. Dans cette forêt au sein de laquelle, indique Dhôtel, « On se perd avec horreur et émerveillement », la clairière devient ce lieu sublime où la merveille comme l’horreur en viennent à se confondre, d’autant plus que cette clairière ne serait accessible qu’aux seuls rares initiés de la forêt. Ou un lieu de perdition pour qui y accéderait à leur insu puisque ces naufragés d’un nouveau genre y perdraient tout sens de l’orientation ; voire même leur raison si d’aventure ils retrouvaient leur chemin pour réapparaître au grand jour. Véronique Leverdier, dont la sauvagerie s’accorde avec celle de la forêt, jouera ce rôle d’initiée auprès de Maximim, le conduisant jusqu’à cette clairière bien réelle (mais d’une réalité en quelque sorte enchantée).

 De façon plus explicite, Vaux étranges, le dernier roman de Dhôtel, traite du merveilleux en l’opposant aux mensonges d’une féérie programmée par les animateurs d’un syndicat d’initiative pour attirer les touristes : « l’exigence essentielle de ce merveilleux » s’inscrivant particulièrement en faux contre « les variables appréciations d’une opinion qui exalte et puis déprécie tel lieu comme légendaire ». Dans cette ultime oeuvre romanesque, André Dhôtel affirme de la manière la plus nette que le merveilleux est la négation même de la bimbeloterie légendaire et mythologique que l’on vend le cas échéant aux touristes, et bien évidemment de toute volonté de faire mousser des mystères à des fins mercantiles. Bien que les références et les enjeux diffèrent nous ne sommes pas si éloignés que cela de l’argumentation d’André Breton dans sa préface (« Pont levis ») au Miroir du merveilleux, dans laquelle Breton définit le merveilleux « par opposition au fantastique ».



 MIDI À QUATORZE HEURES

 Dans Pays natal, Félix Marceau et son ami Tiburce rendent visite à l’oncle Célestin. Durant la discussion Tiburce indique que Félix et son amie Angélique « cherchent midi à quatorze heures ». Ce à quoi l’oncle répond : « Il n’y aurait pas de vie, si on cherchait midi quand midi sonne ». Excellente sentence qui pourrait résumer en une phrase toute l’oeuvre d’André Dhôtel. Et puis n’est ce pas aussi, plus implicitement, une définition de la poésie ? Ce qui est dit ici très littéralement dans Pays natal peut se trouver rapporté dans maints romans de Dhôtel : les personnages principaux n’en finissent pas de chercher midi à quatorze heures. Comme le précise l’un d’eux, Jacques Brostier à l’un de ses interlocuteurs dans Nulle part, « Je n’ai pas besoin de chercher midi à quatorze heures » puisque son avenir est déjà « tout tracé » par ceux qui veulent administrer sa vie. D’où son envie, on le comprend, de « tout plaquer ». C’est également le reproche que le père Amédée adresse à son fils Léopold et à Cyrille dans Des trottoirs et des fleurs (les deux jeunes gens s’entendant à « brouiller les cartes ») : « Me laissera-t-on parler ? Vous cherchez tous midi à quatorze heures. Pulcherie et Léopold ne peuvent parvenir à s’entendre, non plus que Clarisse avec Cyrille ? Alors on veut divorcer sans tenir tellement à divorcer ».



 MODESTIE

 On sait qu’André Dhôtel, malgré l’intérêt, pour ne pas dire plus de quelques uns de ses pairs (de Blanchot à Paulhan, en passant par Nadeau, Thomas, Jaccottet, Limbour, Robin, etc) portaient à son oeuvre, ou celui d’un lectorat le suivant de roman en roman, malgré tout Dhôtel préférait être classé parmi les auteurs secondaires. Certains commentateurs considéraient même, à tort ou à raison, que le rattachement de cette oeuvre romanesque à un genre par toujours bien défini (« fantastique », « féérique », voire « régionaliste » pour ne rien dire de l’insubmersible « littérature pour la jeunesse ») classait de facto Dhôtel parmi les écrivains secondaires. L’intéressé renchérissait en quelque sorte là-dessus en affirmant : « J’ai toujours désiré être un auteur secondaire parce que je savais pertinemment qu’un grand auteur a des responsabilités, des obligations, et je n’en voulais aucune ». Il y a de la malice dans cette profession de foi. Mais derrière l’ironie du propos force est de constater que la posture de « grand écrivain » était totalement étrangère à Dhôtel (ou pour le dire avec M. Teste « c’était pas son fort »). D’ailleurs se trouver classé parmi les auteurs secondaires ne pouvait qu’arranger Dhôtel : on ne vous demandait pas votre avis sur les affaires du monde, ni ne vous obligeait à jouer un rôle ou à tenir un rang en rapport avec ce statut ou ce magistère. Donc, pour parler comme Dhôtel, on vous fichait la paix. L’homme était modeste. Cela étant confirmé par tous ceux qui ont bien connu l’écrivain.



 MORALE

 S’il faut parler d’une morale propre à André Dhôtel elle n’a rien de moralisatrice, bien au contraire. Citons ce délicieux apologue qui n’a pas besoin d’être commenté (ou qui vaut pour commentaire de toute l’oeuvre de Dhôtel).

 « Les gamins d’un village ont entrepris de cueillir les prunes d’une fermière consciente d’économie et qui les paie à demi tarif. Ce sont des gamins n’est pas ? Ceux-ci en viennent bientôt à prétendre que les kilos de prunes qu’ils cueillent ne pèsent pas moins lourd que celles des adultes. Soit ! On leur consentira un salaire raisonnable. Mais le raisonnable ne leur parait pas satisfaisant. Ils exigent le plein tarif. Après de longues discussions la fermière est bien obligée de s’y résoudre. Or, au moment de la victoire, l’inattendu se manifeste. Les gosses déclarent : « Hé bien alors on lui a dit merde. On ne les a pas cueillies - ses prunes » ».



 MUSIQUE

 André Dhôtel ne s’est pas exprimé sur la musique dans ses romans (sauf de manière incidente) à l’exception - remarquée ici - de Des trottoirs et des fleurs. Amédée Peruvat  reporte sur son fils Léopold ses ambitions artistiques (musicales) d’autrefois. En dépit d’une faconde qui l’entraine parfois à proférer d’imprudentes paroles, Amédée connaît la musique. Lors d’un repas, comme à son habitude, il prononce l’un de ces « discours allusif dont il avait le secret ». Citons le début : « L’harmonie, commença-t-il, la vraie harmonie, on croit qu’il n’y a rien de plus simple puisqu’il suffit d’apprendre le contrepoint. Or, si on veut concevoir une mélodie, il est impossible d’éviter les accidents et les dissonances qui ne font d’ailleurs que favoriser le progrès d’une pensée musicale. Le danger c’est de se bloquer sur une telle dissonance au lieu d’affirmer la décision d’aboutir ». On précisera d’abord que le discours d’Amédée traduit sous une forme métaphorique la situation qui se présente alors à Léopold sur le plan amoureux (son fils fréquente depuis peu Pulchérie). Il n’est pas cependant interdit d’y entendre également une manière détournée de l’écrivain d’aborder sous un angle particulier la problématique musicale. Depuis l’ébauche d‘une d’analyse en tout cas éloignée de tout traditionalisme en art, ou de toute conception rétrograde et conservatrice, mais qui néanmoins met l’accent sur le risque de se focaliser sur la « dissonance pour la dissonance » au détriment de toute avancée proprement dite. C’est en substance ce que durant les années 1950 Adorno reprochait au courant sériel (non sans défendre parallèlement l’utilisation de la dissonance favorisant « le progrès d’une pensée musicale » chez les compositeurs de la Seconde École de Vienne »).

 Un peu plus loin dans le récit, lors du repas de mariage de Léopold et Pulchérie, Amédée va de nouveau s’efforcer de résumer la situation des jeunes époux à l’aide d’une métaphore musicale  : « Une composition classique, s’écriait-il, comporte généralement un morceau lent entre deux autres plus rapides. Pour ma part il me semble que ce mariage s’est annoncé par un presto d’une brièveté excessive. Quant aux fiançailles ce fut vraiment un adagio interminable, et aujourd’hui, en formant des voeux pour le bonheur des jeunes époux, je me demande quel mouvement nous allons aborder. Il ne faut pas qu’il soit trop lent ni trop vif, croyez-en mon oreille de musicien. Je proposerais un thème à variations, en souhaitant qu’elles se déroulent dans un bel équilibre et à une égale profondeur ».

 



 NATURE

 Le sentiment de la nature chez André Dhôtel présente un caractère double : la poésie n’est jamais loin de toute volonté descriptive. On l’illustre par la phrase suivante (extraite de Des trottoirs et des fleurs) : « Dans une prairie sèche la végétation privée d’eau doit s’abreuver à des sources imaginaires pour accomplir le rôle qui lui est assigné de décorer la terre et d’accueillir les bourdons comme les moucherons ». En même temps le savoir et les connaissances de Dhôtel sur les espèces végétales, la sylve, la flore, les champignons était ceux que l’on peut attendre d’un botaniste. Ainsi que le rappelle Jean-Claude Pirotte : « Quand on pense à la façon dont il peut décrire un paysage, avec quelle précision, dans les termes simplement botaniques, avec quelle précision admirable en ce qui concerne la couleur, le parfum, le bruit simplement d’un feuillu, qui n’est pas le bruit d’un autre, quand le vent vient du nord ce n’est pas le même bruit quand le vent vient du sud, Dhôtel était tellement attentif à cela qu’il trouvait que cela allait de soi. Il n’en faisait pas toute une affaire ». J’ajoute qu’il paraît difficile de trouver un autre romancier aussi instruit que Dhôtel sur tous ces sujets, et surtout sans affectation.

 Même un roman urbain et citadin comme Le ciel du faubourg comporte dans l’un de ses chapitres, celui de l’équipée de Marc Fontan et Paul Designe dans le centre de la France, la description haute en couleur du domaine Harset, lieu où la nature se présente sous son caractère le plus luxuriant. Pareille investigation résultant de la découverte par le cordonnier Trimard, grand connaisseur des insectes, d’une espèce inconnue dans cette  banlieue parisienne où résident les protagonistes du récit. Des trottoirs et des fleurs n’est pas moins citadin (ici il s’agit de Reims et de ses faubourgs). C’est un peu par hasard que Léopold Péruvat découvre, à proximité de la ville, un coin de campagne ayant échappé aux cultures qui le séduit par son « air d’abandon total » (« une sorte de penchant abrupt couvert de taillis et de plantes sauvages »). On lui apprend que cet « étrange territoire » s’appelle Les Pleux(ce qui signifie « mauvaises friches ») : donc « une affaire inadmissible dans cette contrée fertile ». Un lieu que Léopold décrit ainsi à son ami Cyrille : « Tu n’as pas l’idée d’un endroit pareil. Des petits arbres, des buissons, des fleurs, des plantes idiotes. Ca part de tous les côtés, ça descend, ça remonte dans le ciel. Mon vieux, c’est magnifique ». Ce qui relève d’un enchantement peut basculer dans le désenchantement des lors que les deux couples que Les Pleuxont favorisé (Léopold et Pulchérie, Cyrille et Clarisse) se défont. Ce discours est tenu par le père de Léopold, Amédée, pour qui Les Pleuxserait un lieu où « on est mal à l’aise » qui « incite à la barbarie ». A se demander même si ce n’est pas là qu’a été tué au XIXe siècle le dernier loup du département : « les gens qui y vivent ne font que remplacer les loups ».

 C’est un sentiment comparable qui saisit Victor et Louis Bécaille (La tribu Bécaille) quand, recherchant leur oncle Roger, dont on dit pis que pendre, ils explorent les taillis que fréquente régulièrement ce dernier : un bois « inextricable », non entretenu, sauvage, inhospitalier, labyrinthique. Les deux jeunes gens pensent alors qu’un tel « lieu a pu faire de Roger un homme insociable ». Un bois cependant, comme on l’apprendra par la suite, qui avait constitué un imprenable refuge pour son propriétaire durant la guerre, pour échapper à la fois aux Allemands et à la vindicte villageoise. La nature la plus hostile, la plus sauvage, la plus impénétrable, s’avérant ici hospitalière pour qui serait confronté à l’inhospitalité du monde.

 C’est une tout autre démarche qui anime Émilien Dombe, le jeune chef de culture de L’azur, qui entend au nom du progrès débarrasser de ses ronces, taillis et buissons épineux le fond de vallée du hameau Rieux. Mais on sabote son travail et il lui faut renoncer à ce projet. Émilien quitte Rieux soulagé sans se douter qu’une attirance, malgré lui, l’incitera plus tard à y retourner en deux occasions. Il s’y conduira à rebours de tout ce qui pour lui auparavant avait de l’importance. Comme le lui dira une fille de Rieux : « Tu es détraqué maintenant, comme nous autres ». Cette remarque souligne l’attraction qu’exerce même sur un esprit rationnel comme Émilien ce fond de vallée : quelque chose proche d’une « volonté d’ensauvagement ». Citons le passage suivant, où Émilien au début du roman, dans le train le menant à Reims, observe le paysage et médite (ou plutôt sa méditation n’est qu’une forme de rêverie) : « Fin juin. L’époque des adonis goutte-de-sang sur les talus. Mais qu’il y ait ces fleurs-là ça ne comble pas le vide. Au contraire il s’agrandit et comment le vide peut-il s’agrandir ? Bien sûr on est occupé dans la vie, mais on trouve des temps morts à chaque instant, et pourquoi est-ce beau les temps morts ? A cause de la lumière ? Mais il y a autre chose. Quelle autre chose ? ». Ici Dhôtel ajoute : « Émilien ne se posait pas tant de questions à vrai dire ». L’auteur suggère - nous en aurons la confirmation beaucoup plus tard - qu’une faille néanmoins existait dans l’esprit de quelqu’un comme Émilien, plein de certitudes, et d’abord pour tout ce qui concernait la domestication de la nature. Comment le vide peut-il s’agrandir, n’est ce pas ? ». On voit jusqu’où ce genre de pensée/rêverie peut mener, surtout à l’insu de qui la tiendrait sans trop vouloir y accorder de l’importance. Émilien, vers la fin du roman, finira par comprendre que les « temps morts » valent bien toutes les occupations du monde, y compris les plus utiles. Ce qui suppose, et nécessite un certain type de rapport avec la nature (voir l’entrée Écologie). Et assurément L’azur est un grand roman.

 Nous ne changeons pas véritablement de registre avec Jacques Soudret (L’honorable Monsieur Jacques). Ce docteur en pharmacie éprouve au début du roman de l’indifférence envers cette contrée, La Saumaie (une « campagne bornée (…) vouée à une sorte de désordre, à cause de la diversité des pentes où les prés alternaient avec des bosquets de sapins ou d’étables, des vergers, des épines, à tous les niveaux d’un relief verdoyant et étincelant à la belle saison »). Une vallée lotie de trois villages où, dans l’un d’eux, Jacques a autrefois passé des vacances (chez un oncle, l’actuel maire de ce village). Seuls des souvenirs d’enfance le rattachent à la Saumaie. Plus tard, pour tenter de retrouver son épouse Viviane, qui l’a quitté, et on dit qu’elle se serait réfugiée dans la Saumaie, Jacques s’installe chez son oncle. Contaminé, pour ainsi dire, par l’espace, les éléments naturels, la sauvagerie des lieux, par le temps qui passe aussi, Jacques va progressivement mettre à mal sa « bonne réputation » de chercheur promis à un brillant avenir : l’honorabilité de l’intéressé, qui de surcroit s’adonne à la boisson, partant en lambeaux. C’est à ce prix, devenir une loque (socialement parlant), que la vérité, celle que recèle le Saumaie, sera révélée à Jacques. C’est-à-dire l’accord, en quelque sorte, avec les lieux, la nature environnante, voire les superstitions locales : la condition pour lui permettre de retrouver Viviane.

 Dans Je ne suis pas d’ici, le devenir d’une lande sauvage (sa préservation ou pas) est l’une des causes d’un conflit opposant deux familles de cultivateurs. Une lande, rapporte un tiers, certes dotée d’une « certaine intelligence ornementale », donc « tout à fait en dehors de notre goût de l’aménagement ». Cette lande laisse Damien Sorday dubitatif. Elle représenterait, selon lui, « une sorte de défi au bon sens, un mélange de vrai et de faux qui peuvent provoquer le désordre dans les pensées ». Entre l’aménagement de cette lande à des fins touristiques, ou la volonté de la préserver telle quelle, nul besoin de préciser quelle solution préfère André Dhôtel. Sans le dire explicitement, bien évidemment.



 NOTABLES

 Cette terminologie pourrait aussi bien désigner les bourgeois, les gens d’en haut, les nantis, les privilégiés, les élites ou les membres de la « bonne société » des romans d’André Dhôtel. Ce choix s’explique en partie par le caractère rural de nombreux romans. Dans un bourg de gros cultivateurs, ou des commerçants aisés, voire des fonctionnaires et des conseillers municipaux peuvent être qualifiés de notables. Nul « héros » ou « héroïne » de cet univers romanesque n’appartient à proprement parler à ce monde-là. Ou alors « il « ou « elle » entend rompre avec son milieu d’origine : délibérément et en se révoltant contre sa famille comme la Thérèse Pardier des Premiers temps, ou progressivement à l’exemple de Jacques Soudret (L’honorable Monsieur Jacques). Très généralement ces figures de notables (notaires, industriels, avocats, édiles municipaux, administrateurs de biens, riches cultivateurs, gros commerçants, etc) appartiennent aux différents registres du conformisme, et se signalent plus ou moins par leur arrogance, leur intolérance, leur étroitesse d’esprit, leur médiocrité et leurs ridicules.

 Nulle part, le second « vrai roman » de Dhôtel publié la même année que Le village pathétique, nous confronte une première fois (la ville de Béthune) à la vie bourgeoise et à ses modèles. Ce à quoi Jacques Brostier n’aspire pas, alors que l’on s’efforce autour de lui de l’y préparer. Une « vie bourgeoise » faite de certitudes (en terme « d’opinions bien arrêtées ») et de mesquineries (« Il y a rien de plus mesquin, dit Jacques, que les honnêtes gens »). Ajoutons la tendance à capitaliser (« Toi tu pars du capital (…) Tu considères les gens comme des machines à débiter de l’énergie. Moi je préfère commencer par m’associer avec des voyous et travailler avec eux par amitié ») de ceux qui veulent faire son bien. Jacques Brostier s’avère être le premier d’une longue lignée de personnages qui, confrontés aux modalités de la vie bourgeoise, la rejettent ou s’en extraient. Des personnages qui sont plus généralement rejetés ou bannis par les divers représentants de la « bonne société ».

 De manière encore plus convaincante qu’avec Nulle part, André Dhôtel dans Bernard le paresseux décrit l’étroitesse d’esprit, le souci des conventions, les mesquineries et lâchetés d’une bourgeoisie de province (celle d’Autun appelée Bautheuil dans le roman). Quand Bernard se fait licencier de la Maison Barraudat, les cousins Garois chez qui il loge (lesquels ambitionnent pour le jeune homme un « bel avenir » : Maître Garois, avocat, lui ayant d’ailleurs procuré ce poste) n’entendent pas plaider la cause de Bernard, et même se retournent contre lui : la récente mauvaise réputation de leur jeune cousin risquant de contrarier leurs relations avec les notables de la ville. C’est toute la « bonne société » de Bautheuil qui rejette maintenant Bernard. Comme Estelle Jaraudet le lui dit : « Vous êtes soudain devenu indésirable dans notre société ». Bernard s’étant récrié, disant qu’il s’agissait là d’une « vague dignité sociale », son interlocutrice en convient. Cependant elle ajoute que tout, dans la conduite de Bernard, laissait à désirer. Le comportement d’un imposteur en quelque sorte pour une bourgeoisie soucieuse « de maintenir les apparences » (comme ne manque par de l’affirmer devant Bernard le cousin Garois).

 Les époux Baurand (Un jour viendra) sont davantage des petits bourgeois : Julien Baurand, antiquaire, se signale par sa « démarche solennelle, à cause de son ventre orné d’un gilet où pendait une grosse chaîne en or ». Comme le couple Baurand éprouve « une sorte de passion pour la sécurité et l’honnêteté «  (tous deux « pouvaient supporter bien des bouleversements, mais à condition de garder une bonne tenue ») la personnalité de Sylvestre, le frère de Julien, ne peut que les inquiéter, les angoisser même. Car le passé de Sylvestre, celui d’un voleur doublé d’un escroc, risque à chaque moment de le rattraper. Et puis, comme le remarque Julien : « Il croit toujours qu’on peut changer le cours de la vie, mon frère, et tout reprendre par le commencement (…) Ce qui le mettra dans le pur embarras ». Le souci des convenances bourgeoises dans Un jour viendra comme dans la plupart des romans de Dhôtel s’accompagne bien évidemment du rejet de qui les mettrait en cause. Nous restons dans ce registre avec Gabrielle Brelicaut, la tenancière de l’Hôtel du Grand Cerf et tante du jeune Gaspard Fontarelle (Le pays où l’on n’arrive jamais), qui avait « décidé que la plaie de l’univers c’étaient les gens originaux et que de tels gens feraient mieux de ne pas exister ». Quant aux notables de Charrières dans Vaux étranges ils ne peuvent admettre tous ceux qui « se donnent l’air de vivre en dehors de l’ordre prescrit ».

 Dans ce monde-là il importe que chacun reste à la place qui lui est assignée. Comme Edgar Bécaille, l’industriel de La tribu Bécaille tente de l’expliquer à son cousin Victor : « Les parvenus ont un peu de mal à se faire un chemin, mais ceux qui s’abaissent troublent l’ordre social ». C’est également quelque chose de cet ordre qu’exprime Émile Beursaut, le directeur d’une épicerie en gros à Félix Marceau (Pays natal) : « Vous ignorez l’art de maintenir l’honorabilité. Chacun peut mentir et tricher, cela est certain. Dans notre société, comme vous dites, il y a bien des tares, mais voyez-vous il faut savoir jouer son rôle et le maintenir coûte que coûte. Le maintenir, me comprenez-vous ? En cela vous manquez de conviction ».



 OPTIMISME

 C’est sans doute pour répondre indirectement à des journalistes littéraires peu attentifs ou l’ayant mal lu, qualifiant ses romans « d’optimistes », qu’André Dhôtel a tenu à récuser dans les entretiens de L’École buissonnière toute qualification d’optimisme au sujet de son oeuvre romanesque. Une partie de la critique ayant, il est vrai, tendance à prendre l’écume de la chose pour la chose même. Ou encore à prendre la proie pour l’ombre, c’est à dire le « merveilleux dhôtelien » pour d’inoffensives féeries. A ce compte-là, à n’en pas douter, la littérature devient optimiste. S’en défendre à juste titre ne fait pas pour autant de Dhôtel un écrivain pessimiste. Il y a certes chez lui, à travers le regard que nombre de ses personnages portent sur le monde immédiat, une attitude qui peut évoquer une quête du bonheur (dans la sens de la recherche d’un trésor). Mais ce bonheur-là n’a évidemment rien de commun avec celui que l’on nous vend quotidiennement, d’un message publicitaire à l’autre, en termes d’injonctions consommatrices. La pulsion consumériste s’avère  absente de l’oeuvre de Dhôtel (ou alors il s’ y réfère pour s’en moquer). Un monde, pour ne pas dire un gouffre sépare « ce bonheur dans la consommation aliénée », formaté à des fins de reproduction du système économique, du capitalisme soit, de l’invitation toute dhôtelienne au bonheur : quelque part entre le « changer la vie « de Rimbaud et la volonté de ne pas se désolidariser des rêves de l’enfance.

 Jean-Claude Pirotte traduit à sa façon ce dilemme en évoquant « l’état d’inextricable abandon » au sein duquel les personnages des romans de Dhôtel « s’extasient encore de pouvoir mesurer combien le monde, en les écrasant sous le poids de son incompréhensible beauté, leur réserve de surprise et de bonheur infiniment varié et pour tout dire immérité ». Même si la vie ne les ménage guère, ces personnages s’absentent d’une certaine manière de l’existence en opposant une indifférence déraisonnable aux raisons pour lesquelles le monde tel qu’il va les stigmatise ou les rejette. Car, on s’en réjouit, ils n’en ont cure : ils préfèrent bailler aux corneilles, vagabonder sans but précis, se passionner pour la forme d’un nuage, jeter un regard ébloui sur les plus humbles fleurs des champs, s’amouracher d’une libellule, enfin s’émerveiller pour des riens.



 PARESSE

 S’il est une qualité à laquelle les personnages des romans d’André Dhôtel ne sont pas dépourvus c’est bien la paresse ! Une qualité qui se trouve explicitement revendiquée par l’auteur. Dans cet attachant petit livre (Retour) qui tient autant du récit autobiographique que de la chronique buissonnière, voire d’un certain art de vivre, Dhôtel a intitulé l’un de ses chapitres « Paresse ». Il y écrit : « Rien de plus normal pourtant que la paresse, une vie étant faite bien souvent de traverses, et traversée à tout hasard par de longs moments absolument vains. Mais il y a diverses conceptions de la paresse ». Ce qui pourrait par ailleurs relever de l’une de ces conceptions, à lire ce qui suit, n’a cependant pas l’assentiment de Dhôtel. « Aujourd’hui, si l’on prétend à des loisirs, il parait nécessaire et hautement moral de les occuper ces loisirs, ne serait-ce qu’à se rôtir au soleil. A écarter ». On a compris que les longues stations d’exposition au soleil l’été sur les plages du sud ou d’ailleurs ne sont pas le fort de notre écrivain. Puisqu’il s’agit de vacances, restons y. Plus loin Dhôtel indique : « La conduite que j’avais adopté pour mes vacances ardennaises, c’était tout bonnement de ne rien faire, de ne savoir que faire, jusqu’à la limite de l’ennui pendant des heures, des semaines ou des mois. Certes cela paraît trop simple et je me ferai difficilement comprendre. Il me semble donc utile, étant donné notre mentalité progressiste, de fournir encore des explications ».

 Première explication : « Certes on ne peut pas toujours rien faire. On n’évite ni de lire ni de se livrer à d’accidentelles occupations, mais il est possible de s’enfoncer assez profondément dans l’inaction. Non pas se détendre, ce qui suppose une tension antérieure ou future, non plus se perdre en des rêveries. C’est plutôt même le contraire de la rêverie : une obstination à affirmer une sorte de vacuité. S’accorder enfin avec l’étymologie du mot vacances et lui conférer sa réelle signification ». D’autres explications suivent, qui traduisent de manière concrète ce que représente l’inaction pour Dhôtel. Cet abécédaire y revient avec le verbe traîner. Il est maintenant temps d’évoquer l’oeuvre romanesque d’André Dhôtel sous le chapitre de la paresse.

 Dans Le village pathétique l’accent se trouve d’emblée mis sur la différence de caractère entre Odile et Julien Bouleurs, un jeune couple. Lui appartient plutôt au genre dilettante, tandis que sa compagne se révèle entreprenante et déterminée dans ses choix de vie. Odile reproche à Julien son manque d’ambition (en particulier son abandon de toute exigence littéraire) qu’elle met sur le compte de la paresse du jeune homme (« J’ai vu sur ton front la paresse la plus détestable », lui dit-elle avant leur mariage, sans que sur le moment cette parole porte à conséquence). Déjà, de ce point de vue là, Julien Bouleurs inaugure la langue liste des personnages dhôteliens qui préfèrent « rêver leur vie » plutôt que de la vivre selon les codes, usages et règles en vigueur. C’est également le cas de Jacques Brossier dans Nulle part, à qui Armande Coeuret reproche de se noyer « dans la paresse en compagnie de gens vulgaires ». C’est parce que, selon elle, Jacques « se laisse aller » qu’elle lui adresse ce genre de remontrance.

 Dans un registre plus humoristique, Alain Saumat, le jeune apprenti couvreur des Mystères de Charlieu-sur-Bar, profite de son séjour prolongé sur les toits pour de temps à autre y piquer un petit roupillon. Son patron le licencie : « Tout ça parce que monsieur, malgré ma défense, s’amuse à dormir en haut des toits ». D’après la doxa villageoise, Alain Saumat « c’est fainéant et anarchiste » (l’opprobre visant Alain s’étendant à toute sa famille : des gens pas comme tout le monde). Dans ce roman dès la première page Dhôtel  affiche la couleur : « La paresse c’est la vie la plus haute qui soit ». Cette qualité peut même contaminer les villages environnant Charlieu-sur-Bar, où contrairement au bourg on y cultive une certaine paresse. Nous restons dans cette tonalité humoristique avec Des trottoirs et des fleurs du point de vue d’un manque d’ambition. Ce à quoi Léopold Peruvat répond : « Arriver ? Comment ? Pourquoi ? Il parait qu’on raisonne comme des paresseux, mais ma chère Clémence tu ne sais pas le mal qu’il faut se donner dans la société pour être paresseux ». D’ailleurs, plus loin dans le roman, Pulchérie flanque Léopold à la porte du domicile conjugal en les traitant, entre autres nom d’oiseaux, de « fainéant ».

 Avec Bernard le paresseux la paresse, celle de Bernard Cusmin, est moins donnée pour telle qu’elle cristallise les reproches qu’adresse la « bonne société » de Bautheuil au jeune homme. Cette paresse devient d’autant plus condamnable qu’on accuse Bernard de l’avoir dissimulée. Il est vrai que l’intéressé donnait le change dans un premier temps : « la certaine politesse infuse » qui le caractérisait et son « don de paraître digne et courtois sans même y penser » contribuaient à sa bonne réputation. Des qualités qui se transforment après le renvoi de Bernard de son emploi en autant de défauts : Casmin se révélant être un dissimulateur, un imposteur, un paresseux en réalité. Comme l’affirmera son ancien employeur : « Bernard se la coulait douce et n’essayait même pas de se mettre au courant des affaires ». Même son de cloche chez les cousins Garois qui hébergent le jeune homme (et envisagent pour lui des projets d’avenir). Pour résumer : « La politesse de Bernard, qui naguère enchantait le monde, semblait redoubler la méfiance dont il était l’objet. Bernard Casmin, un paresseux, disait-on, mais pire encore sas doute ». Sauf qu’on « ne parvenait jamais à exprimer en quoi consistait ce pire encore ». La paresse évoquée dans Bernard le paresseux n’a pas l’aspect souriant,  subversif, un tantinet contrariant ou incompréhensif de celui d’autres romans de Dhôtel, mais prend un caractère plus infamant qui débuche sur un rejet sans appel de Bernard Casmin, puis sa stigmatisation.

 Avec l’architecte Surge (La vallée du chemin de fer) le mot « paresse » peut paraître exagéré. En effet monsieur Surge « prend son temps » et s’intéresse à « mille choses en dehors de son travail ». Il a cependant sa place dans cette entrée puisque, cela mérite d’être souligné, M. Surge se déplace souvent dans les bureaux pour calmer l’ardeur des employés au travail : « Je voudrais leur apprendre à flâner quelques minutes pas semaine. Mais ils ont toujours l’esprit tendu. Ils croient que s’ils cessent de penser pendant une seconde au pont suspendu, le tablier va s’envoler ou bien que les piliers s’effondreront pour peu qu’un moineau s’y pose à leur insu ».

 Alors qu’on lui disait, lors d’un entretien, qu’à 78 ans sa vie avait été « bien remplie », André Dhôtel répondait ne pas l’avoir « fait tellement exprès », avant de mettre l’accent sur « les longues vacances passées à ne rien faire » et à traîner. Il avait alors ajouté : « Une vie plus fragmentée à loisir que « remplie » comme on remplit un devoir, selon le penchant actuel qui consiste à se glorifier de n’avoir jamais le temps ».



 PARHÉLIES

 Le dictionnaire Robert propose la définition suivante : « Image du soleil (dite aussi faux soleil) due au phénomène de réfraction qui produit également le halo ». Un phénomène décrit ainsi dans la dernière page du roman Des trottoirs et des fleurs : « Le soleil était voilé. Alentour il y avait un halo et deux autres soleils assez éclatants. Des parhélies. Des soleils d’à côté. Trois soleils en tout ». Ce qui bouleverse d’abord Pulchérie et Clarisse, puis Léopold et Cyrille lorsque, surpris par l’attitude des deux jeunes filles, ils se retournent. Je n’en donnerai pas la raison parce qu’il me faudrait, en m’emparant de ce fil, dévider toute le pelote de ce roman. Disons juste que ce phénomène de parhélies nous donne le fin mot de l’histoire.

 Un ou deux ans avant la rédaction de ce roman, André Dhôtel, dans une lettre à Marcel Arland informant son destinataire d’un passage récent à Amsterdam, écrivait ceci : « Il y a dans Van Gogh des distorsions singulières dans certains tableaux, le soleil semblant être à part, et les lumières venir d’on ne sait où ».

 Treize ans auparavant, dans Une passion d’Ingmar Bergman, au tout début de film, Andréas (le personnage que joue Max von Sydow), juché sur le toit de sa maison pour y effectuer des réparations, se trouve confronté à ce même phénomène de parhélies. Un court instant son regard se porte vers ce « faux soleil » (le plan de coupe est bien celui d’une parhélie). Dans un livre d’entretiens avec le cinéaste, l’un des interviewers, se référant aux trois soleils que découvre Andréas, s’interroge sur la signification de ce phénomène au tout début du film : « Est-il un mauvais présage, une sorte de mise en garde ». Bergman répond que « cela n’a rien de remarquable en soi. Les parhélies sont des phénomènes qui ont toujours existé, et que l’on a pu constater ». Le cinéaste évoque alors un tableau « représentant sept parhélies qui ont présagé la guerre de Trente ans ». Puis ajoute : « Des phénomènes célestes du même genre ont annoncé la violence ou une catastrophe quelconque ». La thématique de « l’annonce d’une catastrophe » se rapportant à Andréas étant alors reprise par Bergman pour illustrer, à la manière des soleils s’élevant puis s’inclinant avant de disparaître, les tribulations du personnage central de Une passion (le troisième volet de la remarquable trilogie L’heure du loup, La honte, Une passion).

 Rien ne permet de supposer que Dhôtel ait vu Une passion lors de la sortie du film sur les écrans français en 1968. L’écrivain allait peu au cinéma semble-t-il (on sait qu’il aimait Buster Keaton : ce qui n’étonnera personne) et de toute façon préférait y voir des westerns (indiquons que les deux premières pages de Des trottoirs et des fleurs évoquent l’univers du western !). Ensuite, j’y reviens, la découverte de ce phénomène de parhélies tout à la fin de ce roman n’a rien de néfaste, bien au contraire. Ce n’est pas anodin que Bergman ait situé la présence de parhélies au début de son film, et Dhôtel cette même présence à la fin de son livre. Le propos du cinéaste s’avère délibérément pessimiste sans qu’on puisse pourtant affirmer que celui de Dhôtel serait optimiste. Mais ceci est une autre histoire racontée dans l’une des entrées de cet abécédaire.



 PROPRES À RIEN

 On aurait presque envie de dire : tout le monde sur le pont ! Car la plupart des principaux personnages de sexe masculins d’André Dhôtel émargent dans cette rubrique. Cette qualification de « propre à rien » typiquement dhôtelienne paraît redevable à Arthur Rimbaud (ou Rimbaud en représente une bonne illustration). Comme l’indique Dhôtel dans Retour, en se référant aux possibilités de lecture ( depuis le mot « étude ») qu’offre l’oeuvre de l’auteur de Une saison en enfer : « Je ne me souciais guère d’abord du sens que lui donnait Rimbaud, quoique dans la suite j’ai trouvé une lointaine ressemblance entre mon idée de propre à rien et la sienne ».

 Sélectionnons ici quelques unes de ces figures de « propres à rien ». Félix Marceau (Pays natal), jeune homme prometteur, va décevoir ceux qui croyaient en ces promesses, pour choisir ce que d’aucuns appellent « une voie de garage », et d’autres « une vie de bâton de chaise ». Félix qui aime Angélique (et est aimé d’elle), subodore que « la jeune fille devrait s’apercevoir forcément à un moment donné qu’il n’était qu’un propre à rien ». D’ailleurs le mère d’Angélique ne se fait pas trop d’illusion sur Félix : « Tu as voulu épouser un propre à rien. Eh bien épouse le ! Tu n’es pas au bout ». Bertrand Lumin (Lumineux rentre chez lui), l’est lui, « propre à rien », depuis toujours, ceci d’une manière très personnelle. Dans sa vie professionnelle « il jugeait qu’il occupait un poste exceptionnel dès lors que ce poste ne menait à rien ». Nous sommes dans un registre comparable avec Antoine Marvaux (Un jour viendra) : cette qualité de « propre à rien » n’étant pas étrangère à la kleptomanie de son enfance (qui le poursuivra). Antoine en conclut : « On me prend pour un imbécile. J’ai besoin de faire l’imbécile ».

 Gabriel Lefeuil (Le train du matin), pourtant fils de garagiste, ne peut « pas supporter la vue d’un moteur ». Malgré tous les efforts de son père (qui refuse d’admettre que son fils soit limité à l’activité de pompiste), Gabriel rate tout ce qu’il entreprend au garage : il embrouille tous les fils en tronquant des courts-circuits, crève les chambres à air, n’est pas fichu de régler un problème d’allumage (quoique sachant « par coeur la théorie de l’allumage »). C’est la raison pour laquelle, comme il l’explique à Rinchal et Paticart : « Comme on me raconte que je rate tout ce qu’il y a de plus simple je me lance dans des affaires impossibles ». Même si le jeune Florent Dormel (Histoire d’un fonctionnaire) donne le change sur son avenir professionnel, l’oncle Anselme (pour qui « le secret de la vie (…) consiste à ne pas s’arrêter ») n’est cependant pas dupe. Plus tard, alors que Florent entend prendre conseil auprès d’Anselme, celui-ci, après avoir écouté le jeune homme, lui répond que Florent est bien « incapable de poursuivre une tâche, de s’appliquer à un métier ». Et incrimine la « mentalité de taré, de propre à rien » du jeune homme. On ne saurait exempter Léopold Péruvat (Des trottoirs et des fleurs) dans ce florilège de « propres à rien » : tous reconnaissables à leur façon de marcher en dehors des sentiers battus, ou leur répugnance à s’installer dans la vie et surtout à réussir selon les critères de la « bonne société ».



 PROSCRITS

 André Dhôtel d’un roman à l’autre prend fait et cause pour des personnages voués à la vindicte publique, confrontés à l’hostilité d’une collectivité, ou totalement déconsidérés et ne bénéficiant d’aucun crédit. Ils relèvent de la définition du proscrit même si cette proscription se trouve le plus souvent limitée dans le temps. Il est cependant un roman où cette proscription perdure : La tribu Bécaille avec Roger Bécaille. Les démêlés de Roger avec les habitants du bourg Aigly nous sont rapportés par son neveu Victor, le narrateur. Ce différend date de l’enfance de Roger : un vol commis par l’enfant tout d’abord, puis son refus de divulguer un « secret » confié par son père avant de mourir. (sur l’emplacement d’un trésor, ou prétendument tel). Une première fois Victor entend parler de cet oncle qu’il ne connaît pas comme étant « un homme dont on craindrait les dangereuses fantaisies, et qui n’aurait aucune idée des convenances ». Ce propos est tenu par Edgar Bécaille, le directeur de la petite usine de textile où viennent d’être embauchés les inséparables Victor et Louis (son cousin, un autre Bécaille). Edgar ajoute qu’il a proposé en vain de l’argent à Roger pour que celui-ci aille « se faire pendre ailleurs ». Lorsque les deux jeunes gens rencontrent Roger Bécaille, ce dernier entreprend de leur raconter sa vie : celle d’un homme se mettant « les gens à dos », désirant qu’on « le déteste » sans pour autant qu’on « se moque de lui ». La conséquence en quelque sorte des bruits colportés sur son compte, Roger étant accusé « des pires forfaits ». Viendra même un temps où les gamins du villages crieront « Bécaille ! Becaille ! », comme « si c’était une injure absolue ». Victor constate : « Le nom de Bécaille devint alors l’expression même d’une honte et d’une misère qui devait jeter sur la famille un discrédit définitif ».

 Relevons avec La tribu Bécaille ce savoureux paradoxe. A un moment de sa vie Roger était tombé gravement malade. Cependant, selon la rumeur publique, si un réprouvé tel que « Roger Bécaille s’en allait, cela ferait un vide ». N’avait-on pas « débité sur lui trop de ragots pour qu’on imagine qu’il puisse disparaître. Si on le tenait à l’écart, il demeurait nécessaire dans son rôle de proscrit ». De là à considérer qu’une société, à l‘instar du bourg Aigly, a besoin de ce type de bouc émissaire pour « exister », pour se perpétuer, il n’y a qu’un pas.



 RACINES

 Il faut bien mal connaître André Dhôtel pour vouloir débusquer dans son oeuvre la présence de racines, ou quelque volonté d’enracinement qui se rapporterait au terroir ardennais. Dhôtel s’est plusieurs fois élevé contre ce type de réduction. Par exemple il a pris soin de préciser dans Retour, non sans humour d’ailleurs,ce qu’il en pensait : « Maintenant si j’ai ignoré les régions supérieures, ne venez pas non plus me parler de racines. On m’a répété que je devais, avec mes écritures, m’enraciner quelque part dans une terre natale et retrouver pour la sève d’une pensée problématique certaine origine en quelque sorte souterraine. En réalité ma plus vive expérience des Ardennes ce ne fut pas la terre mais l’eau » (il s’agit de la rivière l’Aisne).

 L’objection de l’écrivain s’élargit à la notion de « lieux de mémoire ». Dans Retour, toujours, il écrit : « Pas plus que de racines il me faut parler de lieux de mémoire. Les lieux qui me saisissent n’ont en réalité de rapport avec rien ».



 RELIGION

 André Dhôtel était croyant. Pourtant il paraît difficile, sinon plus, d’évoquer - comme cela va de soi avec d’autres - un « écrivain catholique » à son sujet. Il y aurait même quelque incongruité à le prétendre. En plus Dhôtel a toujours été discret, du moins publiquement, sur le chapitre de la religion, de sa foi chrétienne. D’ailleurs dans L’école buissonnière (en réponse à une question de Jérôme Garcin) il en parle sur un mode qui n’engage nullement le romancier : « Je ne considère pas la religion comme une application stricte des principes, à la manière de Kant, mais plutôt comme la décision de prendre la vie de façon « artisanale » ». On dira avec Jean-Claude Pirotte que « le sentiment religieux, la morale, le respect des conventions » n’étouffent pas les personnages des romans de Dhôtel. Bien au contraire. Certes, mais ne trouve-t-on par ci par là chez quelques uns de ces personnages des attitudes et des propos qui ne sont pas sans témoigner, même discrètement, d’habitudes et de sentiments religieux ? Ne serait-ce qu’à travers le fait de se rendre à la messe le dimanche. On le tempèrera en ajoutant que dans le monde rural souvent décrit par Dhôtel le poids des habitudes ou la force des conventions prennent le pas sur la foi proprement dite. Et puis ces discrètes manifestations de religiosité, qu’elles puissent être le cas échéant rattachées au « merveilleux dhôtelien », ou témoigner d’attitudes superstitieuses, ritualisées, n’empêchent nullement l’ironie bien dosée ou le télescopage humoristique. Citons ici Les disparus. Juste après le moment lyrique durant lequel Maximin Brégant découvre la fameuse clairière, le climax pour ainsi dire du roman (voir les entrées Forêt et Merveilleux), le jeune homme surprend Véronique Leverdier en train de prier devant un rocher : « Qu’y a-t-il ? Que fais-tu ? », lui demande-t-il interloqué. Ce à quoi la jeune fille, connue pour son instabilité (elle passe d’un emploi à l’autre), répond : « Je prie parce que je voudrais travailler au bazar de Verzier. J’aime tellement le bazar de Verzier ».



 RÉVOLTE

 Si la révolte, ou plutôt le sentiment de révolte se retrouve d’une manière diffuse chez la plupart des principaux personnages masculins des romans d’André Dhôtel, elle s’affirme de manière plus délibérée chez quelques uns de leurs équivalents féminins (des jeunes filles ici). La Thérèse Pardier des Premiers temps, qui rompt radicalement avec sa famille, est la seule de ces révoltées à provenir d’un milieu bourgeois. Cette rupture, qui la confronte à l’existence précaire (mais combien plus passionnante !) d’une petite communauté de marginaux et de déshérités, se trouve d’abord matérialisée par une tentative de cambriolage : Thérèse désirant créer un scandale. Sylvestre Baurand a eu au même moment l’idée d’aller cambrioler Augustin Soriot, mais à d’autres fins.

 Les autres jeunes filles révoltées des romans de Dhôtel appartiennent à des milieux populaires. Lola et Pélagie, les petites filles du vieux Gildas, n’ont pas plus le souci des convenances que des bonnes fréquentations. Elle attendent « non des princes charmants, plutôt des sortes de voyous », davantage à même de leur procurer « des aventures plus ou moins déchirantes ». Norbert et Damien, en écoutant parler le vieil homme, finissent pas comprendre que la révolte des deux jeunes filles est d’abord dirigée contre tout ce qui va de soi. Comme le leur explique Gildas : » Elles croient que les choses doivent aller de travers (…) Pour mes petites filles rien n’est régulier ».

 La révolte viscérale de la jeune Clarisse (Un jour viendra) ne s’exprime pas par la parole mais à travers une attitude de rejet et de radicale mise à distance de son environnement. Cette petite sauvageonne il est vrai a de qui tenir. Sa mère, Irène, qui l’a abandonnée quelques années plus tôt, est décrite comme une femme « belle et misérable à la fois ». Mais « libre » surtout, puisque selon Vlaque : « Elle n’a rien alors elle fait ce qu’elle veut » (ou encore : « Elle n’a rien mais on croit qu’elle peut tout avoir »). Une Irène dont l’existence, ainsi que le désir qu’elle suscite chez les hommes finissent par rendre indésirable. Une autre jeune adolescente, Yvonne Porin (Les mystères de Charlieu-sur-Bar) n’est pas plus âgée que Clarisse. Sa révolte prend un caractère plus ludique, mystificateur, irrévérencieux. Cette gamine traite de « bande d’abrutis » les notables du bourg qui la soupçonnent d’avoir volé uns statuette.

 Véronique Leverdier, pourtant présentée dans le premier chapitre des Disparus comme une jeune fille effacée, sans trop de personnalité, n’en intrigue pas moins Maximim qui dit ne pas vouloir y attacher de l’importance non sans se demander « qu’est ce qu’elle avait à faire mine de se révolter toujours ? ». La révolte de Véronique s’exprime à travers sa farouche indépendance, son instabilité, sa sauvagerie, ou la réputation qu’on lui fait d’être « une petite coureuse ». On va finalement l’accuser de tous les maux qui défrayent alors la chronique du village Someperce. De là à la considérer comme une sorcière il n’y a qu’un pas. De manière plus atténuée, c’est également le sentiment qu’inspire Odile Bouleurs dans Le village pathétique : elle aussi en but vers la fin du roman à l’hostilité des villageois. Ne disait-on pas d’elle auparavant qu’elle « avait la révolte dans la peau ». Et  qu’il ne « se passerait pas de jours avant qu’elle ne constitue une sorte de syndicat pour semer le désordre ».



 RÔDER (TRAÎNER)

 Ces deux verbes ont grosso modo la même signification chez André Dhôtel. Cette  appétence des personnages de ses romans à rôder et traîner n’a pas véritablement d’équivalent dans la littérature romanesque de la seconde moitié du XXe siècle. Dhôtel s’est exprimé sur cette singularité dans le premier chapitre (« Paresse ») de Retour. Après s’être exprimé sur ce qu’il entend par « inaction » il ajoute : « En fait l’inaction dont je parle consiste simplement à traîner (…) Traîner suppose une sorte de mauvaise volonté, un refus d’exercer ses muscles, de se choisir un but et de repérer des endroits ». Puis l’écrivain donne des exemples plus concrets, dont l’un (« que ce soit à pied ou à bicyclette il s’agit en ces circonstances, de changer d’allure selon son caprice et de s’arrêter souvent à des moments hasardeux et n’importe où. La règle essentielle est de ne rien vouloir ni rien observer. Une incapacité foncière ») ne peut que laisser interdit, dubitatif ou circonspect tout esprit organisé, industrieux, raisonnable, voire rationnel. J’ajoute que dans cette manière très dhôtelienne de rôder et de trainer le modèle revendiqué s’appelle Arthur Rimbaud. Ici Dhôtel indique qu’il n’a découvert l’oeuvre de Rimbaud que par des « bouts de phrases ou des mots épars » qui entraient en parfaite résonance avec ses « façons de rôder dans les champs ».

 Sinon le fait de trainer et de rôder prend un caractère différent d’un roman à l’autre. Dans Les disparus Maximin Bregant, qui exerce la profession de comptable et gère le camping municipal, n’est pas sans s’attirer quelque réprobation (qui met à mal sa « respectabilité ») en prenant « l’habitude de trainer dans les rues », le samedi et le dimanche « et même aux jours ordinaires à la nuit close ou avant l’aube ». Dans le même roman Véronique Leverdier est accusée de tous les maux parce que, entre autres griefs, on la voit trop souvent rôder autour du village. On la traite également de « coureuse » : une trainée en quelque sorte.

 Bernard Casmin (Bernard le paresseux), descendu au plus bas de l’échelle sociale, se remémore ce temps de l’enfance où « l’on rôdait dans ces rues et dans ces champs avec l’idée d’un monde étonnant ». Plus tôt Bernard, qui ne faisait aucun effort pour retrouver un emploi, préférait « traîner dans les rues avec peut-être l’espoir de rencontrer quelqu’un qui lui donnerait une solution ». Le Léopold Peruvat dans Des trottoirs et des fleurs, qui ne sait pas vraiment ce qui le passionne, se demande si finalement ce n’est pas sa propension à trainer dans les rues qui l’intéressent au premier chef : « J’ai souvent d’immenses espoirs dans les rues sans savoir de quoi il s’agit ». D’ailleurs lorsque après son renvoi du lycée Léopold se fait embaucher chez un oncle photographe il peut ainsi concilier l’utile et l’agréable : une façon de gagner sa vie tout en trainant dans les rues, appareil photographique en bandoulière. Dans Le train du matin, pour clore la liste, Gabriel Lefeuil passe de longues heures à traîner le long de la voie ferrée, seul ou en compagnie d’Alfred, un jeune homme amnésique.



 SECONDS RÔLES

 Le cinéma français des années 1930, 1940, voire 1950 se signale par la présence de seconds rôles plus « marquants » dans l’esprit des spectateurs de ces années-là que ceux qui leur succéderont durant les décennies à venir pour les générations suivantes (mais plus « marqués » aussi dans la manière de camper un personnage). Des acteurs, bien connus du grand public, ont endossé ces rôles secondaires avec quelquefois plus de bonheur que les têtes d’affiche de l’un ou l’autre de ces films. Ces seconds rôles étaient partie prenante d’une esthétique en phase avec les années 1930, et encore après, dont les années 1950 sonneront le glas. On fera cependant une exception avec le cinéma de Jean-Pierre Mocky (encore faudrait-il parler de « seconds seconds rôles » avec des « acteurs non acteurs » comme Jean-Claude Rémoleux, Dominique Zarbi, Jean Abeillé, etc)

 Chez André Dhôtel les seconds rôles ne sont pas sans posséder des points communs avec leurs équivalents cinématographiques en termes de verdeur, de pittoresque, de singularité, et même d’infatuation. Quelques unes de ces figures, présentes dans cet abécédaire, méritent d’être ici citées : Paticart et Rinchal (Le train du matin), Raymond et Gustave (Les premiers temps), Durand et Falort (Un jour viendra), Eustache et un autre Gustave (L’honorable Monsieur Jacques). On le remarque : dans cette galerie de personnages apparentés à des « seconds rôles » les protagonistes vont le plus souvent par deux. Signalons également en dehors de ces duos le Repanlin des Disparus, le père Amédée de Des trottoirs et des fleurs, etc.



 SEINS

 Dans une oeuvre où l’acte sexuel n’est jamais décrit en tant que tel (sauf de manière allusive dans quelques lignes de Je ne suis pas d’ici), le désir, celui des jeunes personnages masculins des romans d’André Dhôtel envers les personnes de l’autre sexe, n’en est pas moins présent d’une manière à l’autre. Encore faut-il distinguer des inclinations, des attirances, et même des passions, enfin tous les relevés du sentiment amoureux (thématique présente dans quasiment tous les romans), des manifestations proprement dites de ce désir dans un registre plus délibérément sexuel. Une partie du corps féminin, les seins, l’illustre presque exclusivement.

 On pourrait même évoquer une focalisation chez Dhôtel, sans pour autant parler de fétichisation comme les exemples qui suivent l’accréditeront. Les seins sont imaginés ou évoqués derrière une étoffe, ou plus prosaïquement découverts. C’est à une variation sur ce thème que nous invite André Dhôtel. Cela passe par l’évocation des « yeux d’Irène dans cette lumière, et les seins légers d’Irène » dans un moment où Paul Cervier (Le chemin du long voyage), poursuivi par Grégoire dans la montagne jurassienne, pourrait y laisser sa vie. D’ailleurs le narrateur ajoute : « Aucune mort n’aurait pu lui faire oublier cela ». Dans un tout autre genre, Maria, dans Un jour viendra, à la demande d’Antoine, décrit sa soeur sa soeur Clarisse (la petite sauvageonne qu’aime Antoine, partie s’installer en Grèce) comme étant devenue des années plus tard une belle jeune fille, avec « des épaules magnifiques, des seins gracieux ». Dans Le plateau de Mazagran les épaules et les seins, ceux de Jeanne, se trouvent également associés : d’abord sous « le maillot de laine », pour Maxime ils évoquent la clarté de « l’aluminium ou de l’argent » ; ensuite, lorsque « les seins et les épaules de Jeanne semblent murmurer dans cette robe blanche et bleue qu’elle portait ».

 C’est quelque chose d’un sentiment non avoué envers deux gamines lors de parties de pêche (organisées par Henri Chalfour dans L’homme de la scierie en compagnie de Virginie et d’Yvette, dont il ignore les rencontrant que la seconde est sa fille) qui, lors d’une rencontre impromptue quelques années plus tard entre Virginie et Chalfour, ne laisse plus de place à l’équivoque. Ici le regard que l’homme porte sur la jeune fille qu’est devenue Virginie devient déterminant : « Elle se regarda et parut un peu confondue, parce que ses seins étaient si visibles ». Henri Chalfour, lui, sentant « son propre sang qui prenait en lui un étrange mouvement ». Nous changeons de registre avec L’Azur puisque la part de jeu devient patente entre Émilien Dombe et les jeunes filles du hameau Rieux. D’ailleurs le jeune homme s’interroge sur ce qui semble s’apparenter à un défi en relevant « leurs façons indifférentes de s’offrir et puis de rompre ». Un marivaudage campagnard, en quelque sorte. Avec Jenny cela donne : « J’ai beaucoup de sensibilité dit Émilien, qui ne pouvait détacher ses regards des seins de Jenny - Vous me faites la cour, lui demanda-t-elle en souriant ». Même attitude envers Blanche : « Elle était vêtue d’une robe élégante et d’un corsage au col largement ouvert. Il ne peut faire autrement que regarder ses seins. Il lui prit les poignets - Alors, vous allez me conter fleurette comme tout un chacun ? ». Les pulsions que ressent Émilien ne sont pas étrangères à la sauvagerie de la nature dans un lieu (le fond de vallée de Rieux) que le jeune homme entendait domestiquer dans un premier temps.

 C’est le mot sauvagerie qu’il convient de conserver avec Claire dans La tribu Bécaille, que Victor et Louis Bécaille aperçoivent « échevelée » et traversant la route « juste devant le capot » sans savoir qui elle est : « Une femme d’une cinquantaine d’années peut-être. Ses épaules ses bras étaient nus, et sa robe s’entrouvrait sur ses seins ». Une vision qui reste présente dans l’esprit des jeunes gens quand tous deux apprennent qu’il s’agit de la femme de Roger Bécaille : une femme vivant « la rage au coeur » et gardant « dans le sang un amour insoupçonné ». Cette « scène primitive » reviendra tel un leitmotiv dans le roman avec le premier rappel « d’une femme échevelée les seins à demi-nus », et en second lieu à travers le souvenir d’une « femme aux seins nus qui traversait un chemin de champs ». La répétition peut prendre un aspect plaisant, humoristique, presque burlesque dans Pays natal. Cela devient d’ailleurs une ritournelle quand se trouvent évoqués à plusieurs reprises les seins d’Angélique. Félix déclare une première fois à Tiburce (en évoquant la jeune fille suivie dans les rues de Charleville et repartie en autocar) : « Elle avait des seins splendides ». Ayant fait plus tard connaissance, Félix avoue à Angélique que la première chose qu’il avait dit d’elle à Tiburce était qu’elle « avait des seins splendides » : Angélique étant « enchantée de cet aveu ». Puis viendra le temps où les deux jeunes gens vivront en couple. Angélique déduisant de l’attitude de Félix que celui-ci, sans dire le moindre mot, songeait immanquablement à ses « seins splendides ».

 On change de tonalité avec la découverte par Michaël, l’adolescent du Maître de pension, du corps d’Annie, vu la nuit à l’insu de celle-ci, qui le bouleverse : « Il vit alors avec une netteté extraordinaire (…) ses deux seins légers. Michaël fut saisi d’une tremblement comme s’il avait touché les deux seins et qu’ils lui appartenaient pour toujours, à partir de ce moment-là, quoiqu’il arrive ». Le souvenir des seins d’Annie ne le quittant pas lors de ses rencontres avec l’adolescente. Dans Le village pathétique une courte averse fait se réfugier Julien et Mathilde sous une meule de paille. Ils ne sont pas sans savoir que leur attirance réciproque ne peut être que sans lendemain : « Il chercha à l’entourer de son bras, mais comme ce mouvement qu’il fit les enfonça elle et lui dans la paille, sa main glissa sur le corsage qui s’ouvrit. Le sein de Mathilde apparut ».

 La façon qu’à Rosalie (L’honorable Monsieur Jacques) « de présenter ses seins couverts d’une étoffe serrée », tout en semblant s’offrir et se refuser à l’un ou l’autre danseur, paraît correspondre à l’image de la jeune femme libre « dépourvue de moralité qu’on lui prête ». Florent Dormel (Histoire d’un fonctionnaire), amoureux transi de la belle et altière Prisca, ne peut que « s’émerveiller en devinant la naissance des jeunes seins » un jour que la jeune femme à cheval se penche vers lui pour entamer une discussion. Le mot « poitrine » vient plus naturellement sur les lèvres de Jean-Louis quand (Les mémoires de Sébastien) évoquant l’ultime fois où il dit avoir vu sa tante Jenny, celle-ci, montée dans un canot de pêcheur, n’avait pas répondu aux appels du jeune garçon : « Sa veste était déboutonnée et on voyait sa poitrine nue », précise-t-il à Sébastien. Une évocation suffisamment forte et parlante pour que Sébastien s’en imprègne, se remémorant « l’image de Jenny, habillée en pêcheur et la poitrine nue ». En réalité, ce qui est plus troublant, Jean-Louis n’avait pas aperçu Jenny, mais sa soeur Marie-Jeanne (la mère de Jean-Louis que celui-ci ne connait pas, sa mère l’ayant abandonné très tôt). J’ajoute que Les mémoires de Sébastien n’est pas réductible à ce côté « mauvais mélodrame » que les lignes précédentes laisseraient accroître.

 Revenons au Village pathétique. Vers la fin du roman, Julien et sa femme Odile, qui vivaient séparément depuis plusieurs mois, se retrouvent à la faveur de l’événement ayant chassé la jeune femme du village. De nouveau le désir qui nait entre eux se matérialise ainsi : « Leurs visages s’approchèrent. Les seins de la jeune femme tendaient la robe comme si ç’avait été des seins de cire. Ils sont bien vivants pourtant, songea Julien ». Autres retrouvailles, celles d’Henri Chalfour et de Virginie, également vers la fin de L’homme dans la scierie, avant le départ de Chalfour pour le nouveau monde : « Les seins de Virginie étaient tout près des mains de Chalfour. Surement Virginie et Chaulfour ignoraient ce que tout cela signifiait ». Pas tout à fait cependant : mais il était préférable de donner le change, pour atténuer cette impression d’irrépressible regret. On pourrait de manière atténuée conserver le mot retrouvailles quand, dans Les rues dans l’aurore, Georges Leban et Édith se retrouvent à Reims et renouent après des années de brouille et d’indifférence. Les deux jeunes gens n’en sont pas moins enclins à s’éprouver. Georges l’exprime sur un mode où le désir n’est jamais loin : « Il regarda avec impudence les seins de la jeune fille à peine dissimulés par une robe légère qu’elle portait sous la fourrure ». Plus tard, dans leur ville natale, lors d’une dispute (Édith reprochant à Georges d’être un « pauvre hère », bon à se « faire chasser de partout »), la réponse du jeune homme (« Tu as toujours des seins merveilleux, reprit Leban sans s’émouvoir »), indique en quoi le désir de Georges vers Édith (et l’on parlera de réciprocité) peut le cas échéant prendre un caractère agressif.

 Dans deux romans, et non des moindres, les seins, ceux d’Estelle (dans Bernard le paresseux), et de Véronique (les disparus) se trouvent évoqués dans deux scènes significatives, importantes des deux romans. Pour le premier, lors de l’avant dernière rencontre entre les deux jeunes gens (la dernière étant narrée par des tiers), Bernard Casmin qui vient d’avoir un échange assez vif avec Estelle (tous deux se détestent ou disent se détester) remarque que la jeune femme porte « une robe blanche presque transparente ». Il lui semble alors « que les seins d’Estelle allaient devenir aussi visibles que les bras ». Tout deux sont profondément émus (tandis que les paroles échangées restent hostiles). En revanche c’est de l’indifférence et non de l’hostilité que Maximin, comme Véronique, éprouvent l’un envers l’autre durant la plus grande partie des Disparus. Sauf que cette indifférence va progressivement se transformer en ce quelque chose que Maximin n’ose pas d’abord s’avouer (il prend la défense de la jeune fille que l’on accuse d’être une incendiaire), qui apparaitra avec la force de ce que Maximin a refoulé (et cela vaut aussi pour Véronique, sans doute) : « Leurs épaules s’étaient rapprochées, et au lieu de s’écarter ils se serrèrent l’un contre l’autre. Maximin regarda la jeune fille. Alors seulement il s’aperçut que le haut de sa robe avait une déchirure qui laissait voir la courbe d’un sein », etc.

 



 SIMPLICITÉ

 On ne saurait trop reprendre le mot d’Henri Thomas : « Méfiez vous de Dhôtel, méfiez vous de sa redoutable simplicité ». Oui, redoutable simplicité : expression d’une confondante justesse ! En même temps comment en rendre compte, parce qu’il faudrait citer toute l’oeuvre d’André Dhôtel, ou presque ? Il paraît donc préférable de choisir une approche parmi d’autres, et de s’en tenir là.

 Dans plusieurs romans Dhôtel nous met en présence de couples qui se défont, puis se refont à la fin du récit : tels L’honorable Monsieur Jacques et Des trottoirs et des fleurs (la seconde situation est évoquée dans l’entrée Artistes). Les dernières pages de L’honorable Monsieur Jacques, celles des retrouvailles entre Jacques et Viviane, se signalent pas une économie de moyens, le juste ce qu’il faut d’effusion sans plus, l’absence de pathos. Des explications nous sont données. Le lecteur les accepte ou pas. L’essentiel se résume dans cette phrase : « Son histoire était mince comme une histoire d’enfant, mais toute sa vie s’y trouvait en jeu ».

 Dans d’autres romans des jeunes gens, qui se connaissent depuis le début du récit, que l’on suit au gré de leurs pérégrinations, finissent, comme apportant un démenti à ce que nous enseigneraient leurs tribulations amoureuses, par recevoir de manière inattendue les flèches de Cupidon (pour alors former un couple). Une thématique commune aux romans Les disparus, Je ne suis pas d’ici et L’azur : elle est abordée avec Les disparus dans l’entrée seins. Damien Sorday, dans Je ne suis pas d’ici, choisira finalement Pélagie (autant qu’il sera choisi par elle) plutôt que la sensuelle Lola et « l’intellectuelle » Alix. Un choix qui n’est peut-être pas étranger à un souvenir d’adolescence : celui de l’apparition d’une très jeune fille « se baignant nue dans la mer glacée ».

 Pourtant, plus que les quatre romans qui viennent d’être cités, cette « redoutable simplicité » doit être de préférence évoquée avec L’azur. Vers la fin du roman, Émilien Dombe, qui vient de rompre avec avec la vie menée jusqu’alors (en quittant un bon emploi, en abandonnant la possibilité d’épouser Edmée ainsi que le plupart de ses certitudes, pour s’installer dans état d’insécurité, de vacuité et de douce torpeur) rencontre Fabienne à quatre reprises dans la petite ville de Bermont (elle y travaille comme institutrice, alors que lui vit à l’hôtel depuis peu). Lors de leur troisième rencontre, comparable aux deux premières, voire à celles, précédemment, durant lesquelles Émilien travaillait comme chef de culture non loin de Bermont, les deux jeunes gens se donnent rendez-vous pour le dimanche prochain au cinéma.

 Avant d’en venir à la quatrième et dernière rencontre, précisons que dans la première page de l’Azur Émilien rencontre Fabienne à l’angle de la rue Racine et du boulevard Saint-Michel à Paris. Tous deux, d’origine champenoise, se sont connus à la Faculté et terminent leurs études. Il l’invite à boire un verre. Au café ils évoquent leurs avenirs professionnels. Émilien la quitte : il a un rendez-vous. Plus tard, remontant le boulevard Saint-Michel, Émilien retombe de nouveau sur Fabienne. Elle lui propose d’aller au cinéma. « Le film était commencé. Une histoire en couleur à la frontière du Mexique. L’azur. Une fille superbe. Et puis des tas de discussions. Encore l’azur ». Durant le film Émilien réclame un baiser. Elle le lui donne. « Un film sans baiser ça n’a pas de sens. Ce fut le seul d’ailleurs ». Cela, par la suite, va devenir un jeu entre Émilien et Fabienne : à chacune de leurs rencontres (ou presque) il réclamera un baiser qu’elle lui accordera. Ceci doit être souligné parce qu’Émilien sera davantage attiré par la sensualité des filles de Rieux (Jenny, Blanche, Aurore) ou par la personnalité d’Edmée (avec qui il doit se fiancer).

 Pour revenir aux dernières pages de L’azur Émilien et Fabienne voient un film comparable à celui vu quelques années plus tôt à Paris. A la différence que durant la projection Émilien ne réclame pas un baiser. Au moment du film où l’héroïne apparait coiffée d’un « chapeau à large bord en paille grossière » (voir l’entrée Merveilleux) il prend la main de Fabienne. Tous deux sortent un peu ahuris de la salle de cinéma. Dehors ils se livrent à des comparaisons entre les deux films. Citons ici : « En plein milieu de la place, après avoir épuisé le sujet, elle songea à la quitter. Ce fut à ce moment-là qu’ils s’aperçurent que depuis la fin du film, quand il lui avait pris la main, ils étaient restés ainsi la main dans la main. Ils ne s’en étaient pas rendu compte le moins du monde, et ils se regardèrent avec un étonnement presque fantastique. Ils ne pouvaient pas desserrer leurs doigts. Les yeux de Fabienne s’emplirent de larmes. La carillon de la mairie… Alors elle sourit. Il y avait du monde alentour. Elle fit une moue pour signifier un baiser ».

 C’est là qu’il faut de nouveau rappeler « la redoutable simplicité » de Dhôtel. Les lignes précédentes n’ont certainement rien de bien prégnant pour le lecteur qui, n’ayant pas lu L’azur, les découvriraient. Et pourtant elles sont essentielles, même bouleversantes si on les replace dans le contexte et la continuité du récit. Un peu comme si la basse continue, dans la partie conclusive d’une oeuvre musicale, finissait par s’imposer à l’étonnement de l’auditeur. Alors qu’à l’écoute, auparavant, cette basse continue se faisait discrète, tout juste audible, comparée à la virtuosité et à l’omniprésence de la ligne de chant (dans L’azur le marivaudage amoureux entre Émilien et les filles de Rieux, ou l’engagement du jeune homme envers Edmée). La plaisir est tel, L’azur refermé (mais on pourrait également se référer à plusieurs autres romans de Dhôtel, de ceux qui sont les plus souvent cités dans cet abécédaire), que le lecteur éprouve l’envie de le relire depuis le début. Car dans les dix premières pages du roman (que l’on pourrait trouver banales lors de la lecture), ce qui plus tard fait sensdans L’azur apparait déjà avec la force de l’évidence. C’est en cela que réside, parmi d’autres raisons, « la redoutable simplicité d’André Dhôtel ».



 SURGISSEMENT

 La notion de surgissement se trouve pour le mieux exprimée chez André Dhôtel dans le roman Les disparus, quand, guidé par Véronique Leverdier, Maximin Bregand découvre cette clairière dont il a tant entendu parler, ce lieu légendaire et maléfique mais d’une réalité à toute épreuve, où l’on pouvait se perdre et errer durant plusieurs jours avant de retrouver son chemin : « Maximin fut soudain saisi par un espace impossible à définir » dans une étendue « où le regard ne pouvait s’arrêter nulle part et s’éblouissait aux fleurs sans cesse ravivées par l’espace même, qui s’affirmait comme une présence invisible ». Dhôtel dans Retour s’y réfère en ces termes : « Ici, au bord de la rivière, il y avait plutôt, sinon la misère ou l’ennui, du moins le fouillis variable et anéantissant des végétations et des heures. Aucune attente d’une vision. Or tout ce qui arrivait (prairie horizontale, violents asters) était vraiment quelque chose qui surgissait. Une lumière inexorable qui traversait la lumière (si j’ose dire) tout autant que la littérature ».

 Ceci suppose que les personnages de Dhôtel, confrontés au surgissement, se trouvaient préalablement dans un état de disponibilité, d’une disponibilité par défaut s’il est possible de s’exprimer ainsi. Dans la vacuité d’un quotidien banal ce qui arrive alors ne peut apparaître que comme un surgissement. Ce que Dhôtel exprime avec d’autres mots lorsque, dans sa volonté permanente d’errer sans rien chercher il précise : « Et c’est pour cela que certains espaces m’ont sauté au visage ». Plus loin, dans Retour  toujours, citons les lignes suivantes, superbes, pour traduite au plus près ce qu’il en est du surgissement avec André Dhôtel : « Les lointains d’une telle route c’est simplement avec ces oiseaux, avec tous les grands oiseaux du pays, milans, hérons, rares cygnes et cigognes, l’image hallucinante d’une immense dispersion qui célèbre au ciel l’imagerie désolante de ces champs indéfinis. Alors tout peut arriver, n’importe quoi, n’importe qui surgir… ».



 SURRÉALISME

 Faut-il parler d’un rendez-vous manqué entre André Dhôtel et le surréalisme ? Le paradoxe étant que ce qui les rapproche le plus, le merveilleux, n’a pas été sans entrainer des réserves et réticences des deux côtés, voire des malentendus. Car, reconnaissons-le, le « merveilleux dhôtelien » ne se confond pas avec celui des surréalistes. Pourtant Le miroir du merveilleux de Pierre Mabille contient des pages qui font écho à quelques unes des expressions de ce « merveilleux dhôtelien » (voir l’entrée Merveilleux). Par delà les réserves, réticences et malentendus évoqués plus haut, ou ce qui pourrait passer pour tels sur le question du merveilleux, Dhôtel a durant sa vie d’écrivain entretenu des relations disons problématiques avec le surréalisme. Les rares fois où il s’est exprimé à ce sujet il n’a pas été sans prendre quelque distance. Pour ne pas dire plus. A la fin de sa vie Dhôtel a été jusqu’à déclarer : « Je déteste les surréalistes. Ah ! Je peux vous dire pourquoi d’ailleurs. Parce que surréaliste d’abord ça ne veut rien dire et puis les surréalistes ont leur philosophie. Vous savez que leur école est issue du groupe dadaïste, j’adhérais beaucoup à l’esprit du dadaïsme. Mais à partir du dadaïsme ils ont fait de la philosophie ». Une curieuse attitude venant d’un professeur de philosophie, mais surtout la véhémence du propos étonne chez quelqu’un comme Dhôtel, habituellement mesuré. Il est dommage que notre écrivain ne se soit pas davantage exprimé sur le dadaïsme : ce qu’il aurait pu en dire - en relation avec son oeuvre romanesque - nous aurait particulièrement intéressé.

 Il semblerait cependant, à le lire auparavant, que son positionnement dans ce cas d’espèce était davantage liée au fonctionnement du groupe surréaliste, dans le sens d’une avant-garde, que de la doctrine surréaliste proprement dite. De l’autre côté, autant que je peux le vérifier, on n’a pas semblé faire grand cas de l’oeuvre de Dhôtel qui pourtant, sous certains angles, n’est pas sans parenté avec le surréalisme (du moins à travers ce qui l’éloigne le plus du réalisme). D’ailleurs je ne suis pas sûr que la plupart des membres du groupe surréaliste de l’après guerre connaissaient Dhôtel, pour l’avoir lu : lequel, je le souligne, était proche de Georges Limbour, un surréaliste de la première heure, dont la partie de l’oeuvre écrite en dehors du surréalisme conserve néanmoins une dette à l’égard de ce dernier. Ajoutons que Limbour - Dhôtel l’appréciait particulièrement en tant qu’écrivain - figure parmi les commentateurs qui ont écrit le plus pertinemment sur lui (même à travers le témoignage fragmentaire d’une correspondance).

 Un point de rencontre, même ténu, entre les surréalistes et Dhôtel pourrait être ici évoqué : les réticences des uns et de l’autre sur la notion de « mystère » (ce qui n’exclut pas chez Dhôtel son utilisation au pluriel). Un texte d’André Breton de 1936 s’intitule justement « Le merveilleux contre le mystère ». Ceci pouvant être élargi à la notion de fantastique : Breton dans Pont-levis, qui introduit Le miroir du merveilleux de Mabille) oppose « merveilleux » et « fantastique ». L’oeuvre romanesque de Dhôtel, contrairement à ce qu’on peut lire parfois, ne relève pas du fantastique. C’est ce qu’exprime Retour sans toutefois le signifier : cela s’entend entre les lignes.

 Mais après tout, ce qui rattache Dhôtel par-ci par-là, ou de manière fugitive au surréalisme se vérifie davantage dans des situations romanesques précises, l’attitude de certains personnages ou simplement des détails. C’est le caractère d’une révélation, liée à un souvenir d’enfance, qui redistribue les cartes dans Bernard le paresseux (de la haine à l’amour fou) ; ou « la pêche au merveilleux » à l’aide d’une épuisette dans Les premiers temps ; ou « l’homme ébloui par la couleur bleue » qu’est Roger Bécaille (La tribu Bécaille) ; ou le caractère poétique de l’interprétation des signes dans Lumineux rentre chez lui ; ou la promesse merveilleuse et maléfique d’une clairière qui aimante le récit des Disparus ; ou plus encore cette façon de saisir, en les photographiant, fugitivement des visages de jeunes filles qui, ces photos développées, présentent l’avantage de faire découvrir des beautés « non soupçonnées d’abord », que l’on s’évertuera ensuite à rechercher (Des trottoirs et des fleurs).

 Il n’a pas encore été question de « hasard objectif ». Mais comment ne pas s’y référer à travers l’exemple suivant, plus personnel. L’auteur de ces lignes, qui préside aux destinées du site L’herbe entre les pavés depuis 2003, n’a pas été sans être très agréablement surpris (la jubilation le partageant à l’émotion) par la découverte en septembre 2017 de cet extrait suivant d’une chronique de Jérôme Garcin dans L’Obs (rapporté dans le bulletin de « La route inconnue ») : « A la fin de sa vue, le merveilleux André Dhôtel, qui regrettait ses forêts ardennaises, disait qu’un simple brin d’herbe jailli d’entre deux pavés parisiens suffisait à son bonheur, à son espérance ».



 VOLEURS

 Voleurs et cambrioleurs sont bien représentés dans l’univers dhôtelien. Principale figure de cette galerie de personnages, le Sylvestre Baurand des Premiers temps, qui s’est rangé et nous est présenté au début du roman comme exerçant la profession d’ébéniste (jadis il fut voleur et escroc, et a d’ailleurs purgé une peine de prison), met fin à de longues années de vie paisible et travailleuse pour s’en aller vivre une aventure de type road movie, laquelle débute par un cambriolage. C’est à cette occasion qu’il fait la connaissance de Thérèse Pardier, une apprentie cambrioleuse elle.

 Quant à Roger Bécaille (La tribu Bécaille) sa vie de réprouvé commence le jour où, enfant, il a volé un collier de perles bleues turquoise sur un marché. La kleptomanie du jeune Antoine Marvaux (Un jour viendra) le met à l’index de la société du bourg le jour où l’on découvre dans le grenier de ses parents le produit de ses larcins (billes de verre, cartes postales, cendriers…). Un passé qui resurgira de longues années plus tard à l’occasion d’un meurtre : comme quoi les réputations ont la vie dure ! Et comment ne pas évoquer le désopilant Bertrand Lumin (Lumineux rentre chez lui), qui dès la première page du roman est surpris la main dans le sac (c’est à dire dans le tiroir-caisse du libraire Garache : celui-ci ayant la malencontreuse idée de faire exceptionnellement une entorse à sa promenade quotidienne en rentrant plus tôt dans son magasin).





 LISTE DES OUVRAGES D’ANDRÉ DHÔTEL CITÉS DANS CET ABÉCÉDAIRE (AVEC LEUR ANNÉE DE PARUTION)


  • Campement  (1930)

  • Le village pathétique  (1943)

  • Nulle part  (1943)

  • Les rues dans l’aurore  (1945)

  • Le plateau de Mazagran  (1947)

  • Les chemins du long voyage  (1949)

  • L’homme de la scierie  (1950)

  • Bernard le paresseux  (1952)

  • Les premiers temps  (1953)

  • Le maître de pension  (1954)

  • Mémoires de Sébastien (1955)

  • Le pays où l’on arrive jamais  (1955)

  • Le ciel du faubourg  (1956)

  • Dans la vallée du chemin de fer  (1957)

  • Les mystères de Charlieu-sur-Bar  (1962)

  • La tribu Bécaille  (1963)

  • Pays natal  (1966)

  • Lumineux rentre chez lui  (1967)

  • L’azur  (1968)

  • Un jour viendra  (1970)

  • L’honorable Monsieur Jacques  (1972)

  • Le couvent des pinsons  (1974)

  • Le train du matin  (1975)

  • Les disparus  (1976)

  • Bonne nuit Barbara  (1978)

  • La route inconnue  (1980)

  • Des trottoirs et des fleurs  (1981)

  • Je ne suis pas d’ici  (1982)

  • Histoire d’un fonctionnaire  (1984)

  • Vaux étranges  (1986)

  • Retour (1990) : ouvrage posthume.


Max Vincent

février  2019