ABÉCÉDAIRE ANDRÉ DHÔTEL












 « L’oeuvre de M. Dhôtel est destinée à sauver le romanesque dans un temps où il se perd : l’essence du romanesque, sa vie pure et secrète et non sa projection tapageuse dans des aventures trop faites pour nous surprendre. C’est pourquoi, aux uns elle parait banale et vide, aux autres plutôt invraisemblable. Mais c’est pourquoi aussi, à qui veut bien voir ensemble la fatalité de l’inattendu et l’étrangeté de ce qui nous attend à coup sûr, elle semble naturelle et singulière et passionnante jusque dans sa monotonie, selon le rythme des plus belles histoires romanesques où il ne se passe rien, mais où l’imprévu est toujours imminent ».

Maurice Blanchot



 « Ce n’est pas raisonnable. Il est question des « gilets jaunes » et je pense à André Dhôtel. On parle de la lutte contre le réchauffement climatique, des menaces liées à la montée de l’islamisme, et je pense à André Dhôtel. Non, ce n’est pas raisonnable ».

L’auteur




 La nouvelle nous est parvenue à la manière de l’un de ces orages venus du nord, dont on dit en Champagne-Ardennes que la foudre tombe avant la pluie : la parution en Pléiade de deux volumes d’André Dhôtel ! C’est dire combien de prime abord il y avait de quoi être surpris car rien n’indiquait qu’un tel projet puisse voir le jour. Les Éditions Gallimard, depuis de longues années, ne nous envoyaient aucun signe susceptible de nous alerter un tant soit peu sur l’éventualité d’une pléïadisation que même les plus fervents dhôteliens n’osaient envisager, voire imaginer. D’ailleurs, dès l’annonce de cette parution, plusieurs critiques littéraires s’étonnèrent que ce choix se soit cette fois-ci porté sur un auteur « mineur » (c’est moi qui mets les guillemets) alors que tant d’écrivains méritaient davantage pareil « bâton de maréchal ». L’un d’eux, plus facétieux que ses collègues, évoqua « l’esprit de Jean Paulhan » qui, par l’on ne sait quel tour de malice, avait en l’occurrence soufflé sur la rue Sébastien-Bottin. Et il imaginait dans l’autre monde un Paulhan fort réjoui de constater le trouble ainsi causé par le communiqué Gallimard auprès des professionnels de la profession.

 L’annonce avait évidemment fait l’effet d’une bombe chez des lecteurs qui persistaient à faire du romancier André Dhôtel l’un de leurs auteurs de chevet. Mais s’ils se dirent tous agréablement surpris, certains d’entre eux, dans un second temps, s’inquiétèrent de ce que l’un de ces dhôtéliens appela « un cadeau empoisonné ». L’image paraissait un peu forte mais traduisait cependant quelque chose d’un sentiment d’appréhension devant une situation à laquelle il faudrait tôt ou tard se confronter. Pour le dire plus crûment : Dhôtel avait-il les épaules assez solides pour soutenir le poids de deux volumes de la Pléiade ? On sait ce qu’il en résulta lors de la parution du premier tome de cette édition. Je n’en dirai mot : ce qui reste de « presse littéraire » s’est largement exprimée à ce sujet (ou pas suffisamment, c’est selon). Enfin pareille actualité Dhôtel devrait nécessairement se prolonger de la réédition par Gallimard de plusieurs romans épuisés (avec une préférence  pour Les rues dans l’aurore, L’homme de la scierie, Je ne suis pas d’ici, Histoire d’un fonctionnaire), et des volumes des collections Folio et L’Imaginaire devenus introuvables. Du moins l’espérait-on. Il importait également que les autres éditeurs de Dhôtel suivent le mouvement (en privilégiant ici David, Le plateau de Mazagran, Le maître de pension, Mémoires de Sébastien).

 J’avais commencé à rédiger cet Abécédaire André Dhôtel quand la nouvelle (le communiqué Gallimard) me parvint. J’ai d’abord été décontenancé : devais-je changer mon fusil d’épaule, remettre à plus tard ce projet, voire l’abandonner ? Rapidement, j’ai pris la décision de poursuivre la rédaction de cet abécédaire comme si de rien n’était. Je ne commenterai pas, en regard du premier tome de cette double « Pléiade André Dhôtel », la présentation de ces deux volumes par les responsables de cette édition. Sinon pour indiquer que mon choix, par rapport à celui des maîtres d’oeuvre de ces deux Pléiade, se serait porté en partie sur d’autres titres que ceux ici retenus. Je livre ci-dessous ma liste (première indication sur les ouvrages qui seront le plus sollicités dans les pages de cet abécédaire). Pour le premier tome : les romans Le village pathétique, Bernard le paresseux, Les premiers temps, La tribu Bécaille, Lumineux reste chez lui, L’azur. Pour le second tome : les romans Un jour viendra, L’honorable Monsieur Jacques, Le train du matin, Les disparus, Des trottoirs et des fleurs, plus Retour (un essai posthume).

 Malgré ce qui a été indiqué plus haut, il me paraît difficile de ne pas ajouter que dans ce premier tome - je parle de la présentation générale, et des notices concernant chaque roman - j’y ai bien évidemment découvert ce que je m’attendais à y trouver ; mais aussi, dans une moindre proportion, quelques éclairages inédits, bienvenus, et d’autres, moindres, que je qualifierais de discutables. Également, pour finir là-dessus, j’ai été parfois surpris de ne pas y trouver certaines thématiques ou des indications qui me paraissent pourtant, de mon point de vue, essentielles pour saisir dans tous ses registres l’oeuvre d’André Dhôtel. Je veux bien admettre que ce j’évoque ici, du moins sous des aspects particuliers, peut porter à discussion. J’en prends volontiers le risque : cet abécédaire l’illustrant ici ou là, dans quelques unes des entrées du moins. Voilà ce qui m’importait de mentionner sur une édition qui, je le répète, n’a eu aucune incidence sur la rédaction de cet abécédaire, celui-ci ayant été achevé avant cette parution (à l’exception, bien entendu, de cette introduction).

 Ayant écrit et diffusé en 2013 un petit essai (Dhôtel l’inactuel, mis en ligne sur le site L’herbe entre les pavés ; puis figurant parmi les liens du site de l’Association des Amis d’André Dhôtel, La Route Inconnue (andredhotel.org)) sur l’oeuvre de l’écrivain (même si j’en privilégiais certains aspects au détriment de quelques autres), je me suis rendu compte, le relisant, que l’exercice - ce projet d’abécédaire donc - se révélait plus difficile que prévu. En premier lieu il faut évoquer le risque de répétitions. Mais après tout il y a façon et façon de redire. En même temps le procédé de type abécédaire me permettait de revenir dans le détail sur des données propres à certains romans, évoquées sans trop m’y attarder dans Dhôtel l’inactuel, qui là nécessitaient d’être développées ou traitées depuis un angle différent. Enfin, plus généralement, il m’était possible de disserter avec plus de liberté que dans le cadre d’un essai sur des aspects que de très bons lecteurs de Dhôtel pouvaient eux trouver secondaires, négligeables, et même discutables. En même temps, toujours pour éviter de marcher sur les brisées de Dhôtel l’inactuel, j’étais en quelque sorte contraint de ne pas revenir sur deux trois lignes de force de cet essai. D’où le caractère d’incomplétude de cet abécédaire, plus ou moins assumé.

 J’ai donc poursuivi la rédaction de cet abécédaire comme si j’étais dans l’ignorance du projet Pléiade concernant Dhôtel. Je prie par avance le lecteur de m’excuser mais j’irai jusqu’au bout de cette démarche, problématique il est vrai, puisque je vais en venir à des considérations qui n’ont plus lieu d’être, qui sont aujourd’hui devenues caduques. Disons qu’il m’importe de les faire connaître pour deux raisons. En premier lieu parce que ce sont les premières qui se sont présentées à mon esprit quand l’idée m’est venue, ayant relu André Dhôtel, d’écrire un abécédaire portant son nom. La question que je posai alors, j’aurais pu également la formuler avec d’autres, des écrivains, des musiciens, des cinéastes, etc, dans la mesure où elle se rapportait aux aléas de la postérité. Sauf qu’avec Dhôtel j’étais pris dans deux mouvements contradictoires. Mais d’abord il convenait de faire le constat suivant. Dhôtel traversait depuis plusieurs années une sorte de purgatoire dont on ne savait pas s’il allait perdurer. Selon la version la plus pessimiste il s’agissait d’un long et progressif processus conduisant à l’oubli (ou presque). Sans exclure, a contrario, la possibilité d’une redécouverte de l’oeuvre de l’écrivain. Une hypothèse plutôt faible au demeurant : rien de bien significatif ne la laissant supposer. J’avais déjà tenté dans Dhôtel l’inactuel de rechercher les raisons de cette « désaffection », même relative. Je n’ajouterai rien. Mais je reviens à ce que j’appelai plus haut des « mouvements contradictoires ».

 Quand un écrivain, parmi ceux que vous aimez et défendez (en se limitant à ceux nés au XXe siècle) voit son lectorat se réduire sensiblement (parce que ses livres ne sont plus réédités, et que ceux encore disponibles disparaissent des rayonnages des librairies), dont d’aucuns disent qu’il appartiendrait à une littérature « dépassée » ou obsolète, voire révolue (dans le cas où son nom serait encore mentionné dans les colonnes de la presse littéraire) ; ou, pour en venir plus directement à André Dhôtel, que l’écrivain en question se trouve le plus souvent rangé dans la rubrique « littérature pour la jeunesse », ou émargerait dans la catégorie des écrivains régionalistes (alors que, pour se limiter au seul aspect d’un « sentiment de la nature », très présent dés les premiers romans de Dhôtal, viendront plus tard, très progressivement, se greffer des considérations écologiques qui n’ont pas d’équivalent dans le roman hexagonal des années 1950, 1960, et peut-être même 1970), les motifs d’insatisfaction ne manquent pas. C’est un sentiment d’injustice que vous éprouvez de prime abord, lequel n’est pas sans entrer en résonance avec votre sentiment sur les tendances du moment à l’intérieur du champ littéraire, qui recoupent plus ou moins celles que vous inspire l’actualité éditoriale. Enfin il y a de quoi dire et médire quand tant d’écrivains que vous estimez surfaits ou surévalués (sans parler de ceux que des « effets marketing » propulsent sur le devant de la scène) squattent les pages littéraires des gazettes, et au delà.   

 Cependant, dans un second mouvement, n’êtes-vous pas tenté, ceci posé, de penser que le relatif insuccès de Dhôtel de nos jours, ou plutôt que sa lente désaffection auprès du lectorat de romans serait la preuve, dans pareille époque, de la singularité d’un écrivain qui, l’air de ne pas y toucher, nous confronte à un univers romanesque ne ressemblant à aucun autre. Et par conséquent dans un temps où x, y et z sont portés au pinacle, le mot d’ordre envers Dhôtel et quelques autres écrivains de cet acabit serait : circulez, il n’y a rien à lire ! C’est bien entendu forcer le trait, mais ne faut-il pas quelquefois élever la voix pour se faire entendre ?

 En quoi consisterait donc cette « singularité » ? Cet abécédaire tente d’y répondre d’une entrée à l’autre, sans avoir la prétention d’être exhaustif. On le résumera en disant que les  personnages principaux de Dhôtel se signalent par leur façon de marcher en dehors des sentiers battus, leur répugnance à s’installer dans la vie, et surtout leur impossibilité à réussir selon les critères de la société. Il importe d’ajouter que la poésie logée dans les pages de maints romans de Dhôtel n’est pas de celle qui peut apparaître telle. Dans le sens, je précise, où ce n’est pas véritablement du côté du style, d’une phrase poétique diraient certains, qu’on la trouverait (quoique…). N’ai-je pas surpris l’interlocuteur imaginaire qui lit parfois par dessus mon épaule, et confirme ou infirme ce que j’écris, ouvrir ensuite au hasard des pages l’un ou l’autre des romans de Dhôtel, pour lire ici un passage, là tout un paragraphe, puis reposer le volume d’un air dubitatif. Alors ? Sa voix me parvient comme assourdie. Je dois tendre l’oreille pour l’entendre. Dhôtel ne serait pas vraiment un styliste, ai-je cru comprendre. J’ai juste de temps de l’apostropher, avant qu’il ne disparaisse : mais que faites-vous des existences poétiques ?

 Pour qui, prenons de la distance, s’efforcerai de vivre poétiquement dans le monde (ou, sans craindre la redondance, de vivre poétiquement sa vie) la lecture de l’oeuvre romanesque d’André Dhôtel est fortement recommandée. Pas tant, l’ayant lue et relue, pour en faire une sorte de vade-mecum, que pour prolonger le rêve, le livre refermé, d’un monde inouï, fabuleux, merveilleux (sachant que les personnages de Dhôtel se signalent par « leurs souveraines attitudes à bouleverser l’ordre convenu du monde »). Celui d’une poésie accordée à nos rêves, en quelque sorte. C’est moi, c’est vous, c’est nous qui le disons, et non ces mêmes personnages. Mais ils l’expriment à leur façon, sans tambour ni trompette, sur le mode singulier, parfois déconcertant (comme le dit l’un d’entre eux : « Il n’y aurait pas de vie si l’on cherchait midi quand midi sonne ») qui n’appartient qu’à André Dhôtel





 Les entrées de cet abécédaire : Amours(s), Anarchisme, Artistes, Bleue, Botanique, Burlesque, Cancans, Chalfour, Classifications, Conventions, Côté Pirotte, Déchéance, Déchiffrement, Détails, Échec, Écologie, Enseignement, Forêts, Gens de peu, Géographie mentale, Grout, Humour, Illuminations, Imaginaire, Imprévu, Incertitude, Inceste, Instabilité, Irréguliers, Lumière, Merveilleux, Midi à quatorze heures, Modestie, Morale, Musique, Nature, Notables, Optimisme, Paresse, Parhélies, Propres à rien, Proscrits, Racines, Religion, Révolte, Rôder, Seconds rôles, Seins, Simplicité, Surgissement, Surréalisme, Voleurs.

 



 AMOUR(S)

 C’est peu dire que le sentiment amoureux innerve en grande partie les romans d’André Dhôtel. Curieusement cette thématique n’a pas été évoquée par l’écrivain dans ses entretiens (ou ses interlocuteurs n’ont pas jugé utile de l’interroger là-dessus). Ni n’a véritablement été traitée par la critique (que je sache), du moins depuis ce que cette thématique amoureuse mettrait en jeu dans un tel univers romanesque. L’adjectif « amoureux » étant polysémique à souhait reste à préciser ce qu’il en retourne avec Dhôtel. Indiquons tout d’abord que l’on ne trouve pas de scène explicitement sexuelle dans ses romans. Le seul qui mentionne une étreinte (dans Je ne suis pas d’ici, entre Damien et Lola) se limite à deux phrases : « En un instant il fut dans ses bras et ne sut jamais si elle l’avait attiré ou s’il avait eu un élan inconsidéré. Toujours est-il qu’aussitôt liés ensemble, ils s’étaient livrés à de brûlants transports sans prononcer le moindre mot ».

 Deux réponses peuvent être données pour expliquer pareille absence chez Dhôtel. La première, subjective, celle de la pudeur de l’écrivain, ne saurait nous dispenser de porter l’interrogation sur le statut même de l’oeuvre romanesque d’André Dhôtel. Celle-ci ne se rattache nullement à la tradition naturaliste initiée par Zola et Maupassant. Pas plus qu’elle n’arbore le drapeau du réalisme. Ce qui n’exclut pas, bien contraire, la présence de  sensualité chez Dhôtel. Pour ce qui concerne la sexualité nous sommes dans un registre plus suggestif. Mais la suggestion, après tout, permet de lâcher la bonde à l’imaginaire. Tout le contraire de scènes explicitement sexuelles, souvent répétitives, que l’on croirait dictées par la nécessité d’un cahier des charges : à l’instar de celles présentes dans de nombreux romans contemporains que, pour prendre le seul exemple du Plate-forme d’Houellebecq, le lecteur a envie de sauter.

 D’ailleurs, j’y reviens, il n’y a rien d’éthéré, d’idéalisé, ou de purement cérébral chez Dhôtel dans ce domaine amoureux.  Souvent les jeunes personnages masculins de ses romans ressentent un trouble en imaginant derrière une fine étoffe, une légère voilure ou une tenue négligée le corps d’une jeune fille. D’une manière générale Dhôtel fait appel à tous les registres de sa palette d’écrivain pour traduire les sentiments amoureux et les pulsions érotiques. En en ajoutant le badinage amoureux de L’azur (celui d’Émilien Dombe avec les filles de Rieux). Du côté de la pulsion érotique je renvoie les lecteurs de cet abécédaire à l’entrée seins (dont il faut relever les nombreuses occurrences dans plusieurs romans de l’écrivain).

 Dans l’un d’entre eux (Bernard le paresseux)il paraît loisible d’évoquer - cela est suffisamment rare chez Dhôtel pour être signalé - un paradoxal « amour fou ». L’écrivain y reprend une thématique déjà abordée dans Nulle part (ou Jacques Brostier s’éprend de Jeanne, sans que les deux jeunes gens qui jadis se sont connus se reconnaissent). Cependant la manière de l’illustrer dans Bernard le paresseux est plus convaincante. Lors de leur première rencontre, Bernard Casmin et Estelle Jarraudet (sur le lieu de travail du jeune homme), sans pourtant s’adresser la moindre parole, ressentent une forte haine l’un envers l’autre. Comme l’évoque plus tard Bernard devant l’un de ses amis : « Il s’est passé quelque chose de très simple. Une sorte de coup de foudre à l’envers. Dès la première seconde j’ai éprouvé à son égard une véritable haine, et je crois que pour elle c’a a été tout à fait pareil quand elle m’a aperçu ». Bernard tout comme Estelle ont cependant l’impression de se connaître, même si cette impression ne repose sur rien de concret. Sur l’aspect irrationnel de la haine, qui dresse les deux jeunes gens l’un contre l’autre à chacune de leurs rencontres je reviendrai plus loin. C’était d’ailleurs pour donner un semblant de rationalité à sa haine qu’Estelle, dès le lendemain de leur première rencontre, s’était s’efforcée de dévaloriser Bernard aux yeux de son employeur en le présentant comme « un homme indigne de toute confiance ». Il faut louer l’art de Dhôtel qui, par petites touches subtiles, au fil de ces rencontres impromptues (au nombre de trois, plus une quatrième provoquée), laisse entendre que la haine chaque fois réitérée par l’un comme par l’autre, relève d’un excès qui ne peut faire l’économie d’un questionnement. Il faut s’arrêter à la quatrième rencontre, la seule provoquée par Bernard, qui se déroule sur le mode habituel, celui d’une agressivité partagée (Bernard Casmin étant venu informer Estelle qu’il a retrouvé le frère de la jeune femme, un frère qu’elle recherchait depuis de longs mois), jusqu’au moment où Bernard réalise qu’Estelle « était nue sous sa robe ». Son trouble se transmet à la jeune fille : « Elle était là devant lui, et Bernard avait la conviction qu’il connaissait depuis toujours ce corps charmant, plein d’une force merveilleuse. Il se sentait désespéré et il constata que les yeux d’Estelle étaient mouillés de larmes ».

 Quelques mois plus tard Bernard reçoit une lettre qui le bouleverse (la signature plus que le contenu). C’est l’occasion de revenir sur la thématique commune à Nulle part et Bernard le paresseux. Freud analyse sous le nom de souvenirs écrans « des témoignages qui mettent en relation la violence d’un refoulé depuis l’apparente insignifiance de son contenu. Ces souvenirs sont positifs et négatifs selon que le contenu est ou non dans un rapport d’opposition avec le contenu refoulé » (Laplanche et Pontalis). On dira donc avec Bernard le paresseux que le négatif devient positif dès lors que la mémoire retrouve la trace de ce souvenir. C’est ce qui se produit avec Estelle tout d’abord, qui se souvient qu’enfant elle passait de longues heures devant une grille de jardin donnant sur la rue (à Boulogne-sur-Mer). Et qu’alors de temps à autre un garçon plus âgé, passant devant la grille, s’arrêtait pour observer la fillette (sans que tous deux prononcent le moindre mot). Ce garçon ne pouvait être que Bernard. Ce que ce dernier confirmera lors de leur ultime rencontre.

 Signalons ici que par une sorte de retenue, certainement imputable à la difficulté de conclure un roman se terminant par la disparition tragique des deux jeunes gens (qui quelques minutes plus tôt venaient de réaliser qu’ils s’aimaient, d’un amour longtemps contrarié par cette haine qui les dressait l’un contre l’autre), Dhôtel confie le soin de narrer cette dernière rencontre entre Bernard et Estelle, dans un café d’abord, puis sur une rivière glacée (un soir de tempête de neige), non au narrateur mais à deux témoins, des tiers : la tenancière du café, et une femme habitant à proximité de cette rivière. Jean Paulhan, dit-on, n’aimait pas la fin de Bernard le paresseux. Sans doute parce qu’il s’agit du seul des romans de Dhôtel se terminant sur cette note tragique. Je ne partage pas cette opinion si elle est avérée. Bien au contraire, par delà l’aspect factuel rapporté, c’est justement cette mise à distance qui rend bouleversant le dernier échange entre deux jeunes gens qui disent vouloir tout recommencer (en se promettant l’un à l’autre). Là encore, la « redoutable simplicité » d’André Dhôtel n’en accouche par moins de l’un de ses plus grands romans. Il est d’ailleurs sidérant que Bernard le paresseux paraisse même oublié des bons connaisseurs de l’écrivain.

 Dans un tout autre registre, signalons, dans plusieurs romans de Dhôtel, le sentiment fort, pour ne pas dire l’attirance que des personnages masculins éprouvent à l’égard de très jeunes filles, et quelquefois leur réciprocité. Par exemple dans Un jour viendra les relations autant difficiles que passionnelles entre Antoine Marvaux et Clotilde (qui a douze ans au début du récit). C’est une attirance réciproque qu’il faudrait évoquer avec L’homme de la scierie entre le quadragénaire Henri Chalfour et Virginie. C’est aussi un sentiment proche de l’amour (qui s’ensuivra) que Florent Dormel éprouve à l’égard de le jeune Edwige dans L’histoire d’un fonctionnaire.



 ANARCHISME

 Tout au long de la plupart des romans d’André Dhôtel flotte comme un doux parfum d’anarchisme. L’homme n’était pas libertaire ni n’avait à un moment de sa vie fréquenté les milieux anarchistes. Cependant la question reste posée avec l’écrivain dans une oeuvre romanesque dont les personnages se signalent par leur mauvaise réputation, voire  leur forte propension à la paresse ou au vagabondage, ou leur volonté d’emprunter des chemins de traverse ; une oeuvre également dans laquelle des personnages se trouvent mis au ban de la « bonne société », ou qui affirment un goût pour le désordre, quand ils ne cultivent pas l’illogisme, ou quelque désir d’ensauvagement, ou encore une inaptitude à tout ce qui chez d’autres fait société. Comment alors ne pas évoquer l’anarchisme ?

 Comme le rappelle Jean-Claude Pirotte, André Dhôtel se défendait d’être anarchiste. Pourtant, lorsque refusant toute assignation, il déclarait (« Je ne suis ni mystique, ni vagabond, ni tellement anarchisant, ni maudit, encore moins distingué et arrivé »), il nous laissait supposer - ce « pas tellement » n’est ce pas - que du moins pour l’anarchisme  l’incertitude prévalait. C’est d’ailleurs ce qu’induit Pirotte précisant : « Mais il s’en défendait tellement qu’il devait l’être un peu (mais sans doctrine, bien entendu) ». On renchérira sur ce dernier membre de phrase en constatant l’absence de tout propos libertaire sur les plans philosophique, politique et social chez le romancier Dhôtel, tout en signalant néanmoins la présence de ce qui pourrait être appelé un « principe d’anarchie » à en croire la manière dont de très nombreux personnages de ces romans se déplacent dans l’existence, s’opposent à l’ordre établi, ou refusent toute bienséance. J’irais jusqu’à dire que le poison libertaire se trouve ainsi distillé mieux que ne le ferait un discours anarchiste explicite, susceptible d’indisposer certains lecteurs ou plus généralement de laisser indifférent la plupart d’entre eux. Également, en terme d’assignation, c’est aussi façon  pour la « bonne société » chez Dhôtel de désigner certains de ses membres à la vindicte publique. Ainsi, pour ne donner qu’un exemple, citons celui de la doxa villageoise à l’égard d’Alain Surmat, l’adolescent apprenti couvreur des Mystères de Charlieu-sur-Bar : « C’est fainéant et anarchiste ». Et « voyou » de surcroit.

 Bien entendu ce « principe d’anarchie » peut se trouver associé à quelques uns des thèmes qui qualifient l’un ou l’autre aspect de l’oeuvre d’André Dhôtel (ceci étant illustré par maintes entrées de cet abécédaire). Yves Charnet, dans l’article « L’ignorance et l’indignité. Dhôtel selon Pirotte » (texte repris dans l’ouvrage collectif Lire Dhôtel), évoque « la conscience paresseuse de qui s’installe ainsi à l’écart se manifeste par une attention émerveillée à tout ce qui censure l’affairiste affairement des responsables qui investissent leur énergie dans les affaires courantes » pour ajouter qu’un « anarchisme de la lenteur et de la rêverie propose sa dépense improductive pour résister aux pressions d’une société rentabilisant chaque minute du temps humains ».

 Dans deux romans publiés juste après la guerre, Les rues dans l’aurore et David (ce dernier ayant été écrit avant guerre, mais refusé par Gallimard), Dhôtel évoque des expériences communautaires. Dans le premier de ces romans il s’agit d’une coopérative d’épicerie s’adressant aux habitants du quartier du Siourd (le plus déshérité de la ville).  Le caractère libertaire s’avère plus flagrant avec le second roman : à ce sujet Maurice Nadeau remarquait que le personnage principal, David, « peut être tenu pour protecteur bénévole d’une colonie anarchiste qui s’installe sur ses terres ». D’après Philippe Blondeau, cette « communauté plus ou moins anarchiste (…) n’est pas sans rappeler la communauté fondée par Jean-Charles Fortuné Henry à Aiglement, près de Charleville, au tout début du XXe siècle ».

 Concluons ici par ce propos d’Armand Robin, poète anarchiste et homme universel, au lendemain de l’attribution du prix Fémina à André Dhôtel pour Le pays où l’on n’arrive jamais : « Ce jury s’est honoré en vous donnant ce prix. Et je suis content pour vous. Cependant je suis attristé. Vous avez du talent et donc vous devez être puni. Où va-t-on si le monde auquel nous avons affaire se met, perfidement, à récompenser d’autres que les flics, les médiocres, les ministres ? Je suis sûr que cette insulte sociale que vous n’avez pas méritée (vous n’avez rien fait pour obtenir ce prix) ne vous changera pas ».



 ARTISTES

 Les personnages d’artistes sont plutôt rares chez André Dhôtel. A part les musiciens ambulants du Pays où l’on n’arrive jamais, et Laurepin junior (le condisciple d’Antoine Marvaux dans Un jour viendra, qui n’est qu’un comparse : « C’est un artiste dit Lacrou. Il n’a jamais compris ni comment ni pourquoi il est artiste. Qui peut jamais comprendre une affaire pareille ? Il finira à l’Institut ») la moisson s’avère bien maigre. On hésite à ranger dans cette catégorie le Julien Bouleur du Village pathétique, qui dit avoir abandonné la littérature et se contente « de composer des poèmes de temps en temps ». Même chose pour l’Angélique Flilan de Pays natal qui gagne un peu sa vie en « faisant des dessins pour les journaux ou les livres ». Pas plus (sinon moins) qu’on ne saurait qualifier tel le Maximin Bregant des Disparus : joueur de trompette ou d’harmonica à l’occasion (qui finit par indisposer le voisinage).

 Seul le roman Des trottoirs et des fleurs traite de la question de l’art et des artistes. Encore faut-il le faire précéder par cette figure de chanteur des rues (« Un homme encore jeune qui portait une guitare ») que Bertrand Lumin dans Lumineux rentre chez lui entend chanter devant un immeuble, qu’ensuite il aborde lors d’une pause pour lui proposer un engagement (où l’homme toucherait un « cachet raisonnable ») dans le cadre du Comité des loisirs de Romeux. Le chanteur, d’abord interloqué, lui répond : « Tu ne m’as pas regardé. Moi, que j’aille faire le guignol ! Mais, mon bon monsieur, si je ne vois pas un morceau de trottoir et un morceau de ciel, je ne peux pas sortir deux notes. Une chanson ça vient de la lumière et des pavés. Ou alors quoi ? ».

 C’est ce que l’on pourrait dire aussi de Léopold Péruvat, le personnage principal de Des trottoirs et des fleurs, en y ajoutant maintes considérations sujettes à l’art ; ainsi qu’à la condition d’artiste, sa situation dans la société, et les tribulations qui en résultent. Dhôtel plante malicieusement le décors dés la première page du roman. Il y décrit un paysage de western où figurent au premier plan des cactus sur fond d’orage grondant dans le lointain du désert, et au sein duquel un jeune indien s’évertue « à allumer entre deux pierres un feu qui prenait mal » (alors que l’on entend jouer à l’harmonica l’air de La vallée de la rivière rouge). En réalité cette description joue le rôle d’un trompe-l’oeil puisqu’il s’agit de la cour du pavillon de banlieue (enserré entre des immeubles), lieu de résidence de la famille Péruvat. Seuls les cactus sont vrais (en y ajoutant l’orage qui menace), car le désert (avec ses « hauts cierges de saguero » et son ciel « rougeâtre ») a été dessiné à la craie sur les murs du jardin par Léopold, le fils ainé. Le jeune indien, le benjamin de la famille, s’appelle Guy (on présume que sa panoplie de sioux lui a été offerte lors du dernier Noël). Le joueur d’harmonica n’est autre qu’Amédée, le père de Guy, de Léopold et de Clémence (l’air de La vallée de la rivière rouge étant ponctué de coups de tonnerre se rapprochant). Amédée, musicien à ses heures, a en quelque sorte reporté ses ambitions artistiques d’antan sur Léopold, un jeune homme dont « le talent de dessinateur, même de peintre », est reconnu depuis l’enfance « par tous ses professeurs ». Cependant Léopold, en bon personnage de Dhôtel, ne semble pas décidé à faire de ce talent quoi que ce soit qui puisse déboucher sur une carrière (et correspondre aux aspirations et désidératas de son paternel, et plus tard de son épouse Pulchérie) : notre jeune homme préfère dessiner à la craie sur les trottoirs.

 On apprend que quelques années plus tôt Léopold avait été mis à la porte du lycée parce qu’il lui était venue l’idée saugrenue de peindre sur les murs de l’établissement une fresque non autorisée. Laquelle, sans être signée, portait derechef la signature de Léopold en raison d’antécédents picturaux de moindre dimension : des « créations intempestives » dans les couloirs du lycée. Depuis ce renvoi, Léopold travaille chez un oncle photographe. Une façon pour lui de concilier l’utile à l’agréable : gagner sa vie tout en exerçant une activité de nature artistique, ayant de surcroît l’avantage de lui permettre de traîner dans les rues. D’ailleurs, explique-t-il, « ça rend beaucoup mieux que le dessin (…) On surprend des choses qu’on n’a même pas vues ». Pour Léopold cependant, la question qui se pose n’est pas de celle d’un choix entre deux disciplines artistiques. Comme il le constate : « J’aurais dû travailler le dessin, la peinture, ça m’aurait donné un genre, mais je n’arrive pas à supporter d’avoir un genre ».

 Un jour qu’il dessine à la craie sur un trottoir, Léopold retrouve Marguerite, une idylle des années de lycée, perdue de vue depuis. Par son intermédiaire il fait la connaissance du frère de Marguerite, Cyrille, sorte d’alter ego de Léopold sur le plan littéraire. Les deux garçons sympathisent, puis deviennent d’inséparables amis. La rumeur publique, entretenue par leurs familles respectives, leur fait une réputation de « véritables artistes » promis à un bel avenir. Cette réputation perdure quand tous deux rencontrent Pulchérie et Clarisse, deux soeurs professeurs stagiaires. Les deux jeunes filles restent d’abord sur la réserve, persuadées d’avoir « affaire à des originaux doués d’une sorte de génie ». En se demandant si elles « pourraient s’entendre avec de pareils phénomènes ». Mais nous savons, Amédée s’en désole, que pour Léopold et Cyrille la seule « façon d’aimer la vie » consiste à « ignorer les avantages qui peuvent se présenter ». Tout en se disant indigné de la manière dont Léopold brade son talent, Amédée subodore cependant que le dernier dessin de l’intéressé sur le trottoir ressemble à s’y méprendre à une déclaration d’amour adressée par Léopold à Pulchérie : son fils étant bien incapable de se déclarer comme tout un chacun !

 Finalement diverses circonstances contribuent à jeter Pulchérie dans les bras de Léopold. Les deux jeunes gens se marient non sans qu’auparavant Léopold ait manifesté quelque inquiétude sur son avenir conjugal. N’a-t-il pas constaté lors d’une visite dans un musée que Pulchérie connaissait « mieux la peinture que lui ». Ne va-t-elle pas rapidement réaliser qu’il n’est qu’un « peintre imaginaire », un personnage velléitaire dépourvu de talent ? Dans un premier temps Léopold donne le change, en prétextant des recherches d’ordre photographique, ou qu’il lui fallait s’imprégner de son nouvel environnement pour trouver l’inspiration. Une marge de manœuvre qui se se rétrécit cependant au fil des jours. Tant et si bien que Pulchérie, voulant mettre Léopold au pied du mur, le somme de passer à l’acte. Mais plutôt que de peindre une toile comme son épouse le lui demande expressément (depuis un projet resté à l’état d’esquisse), Léopold, que mécontente l’idée « de remplir une toile comme on remplit un devoir », entreprend en l’absence de Pulchérie de peindre une fresque sur le mur du vestibule : « Une palmeraie avec l’inévitable soleil couchant ». Le lendemain Pulchérie met Léopold à la porte du domicile conjugal (il n’y remettrait pas les pieds avant d’avoir réalisé « une toile qui ait un sens ») en le traitant « d’incapable (…) de simple vantard qui ne songeait qu’à tromper son monde en se faisant passer pour un artiste ». Léopold essaie de se justifier en avançant que « travailler et récolter le produit de son travail c’est de la pure technique », c’était passer « à côté de ce qui est beau », que « si on garde le nez dans la peinture, on ne voit plus rien et il n’arrivera rien jamais ». Autant de justifications qui excédent Pulchérie : « Abruti, feignant. Je ne te parlerai plus jamais ».

 La colère de Pulchérie va progressivement s’atténuer au fil des semaines : Léopold apprend par un tiers que son épouse ne demande pas qu’il « peigne un tableau génial » elle réclame « juste des résultats ». Léopold pourrait, par exemple, devenir l’un « de ces artistes qui font connaître leurs oeuvres dans un milieu provincial, mais qui savent aimer la peinture et la faire aimer ». Pourtant cela parait encore insurmontable à Léopold qui a déjà repris ses chères habitudes de dilettante en compagnie de Cyrille. Dans le dernier chapitre on le voit effectuer un énième coloriage à la craie sur une dalle. Un dessin qui changera le cours de l’histoire. Mais laissons le soin au lecteur de le découvrir par lui-même.

 Ceci précisé on dira que le principal intérêt de Des trottoirs et des fleurs (indépendamment de quelques autres aspects du roman, non traités ici) se rapporte à ce que ce roman met en jeu dans les relations entre l’art et la vie, mais aussi de manière moins ténue entre le vrai et le faux, le simulacre et l’accomplissement. Ce qui n’a rien ici de compassé et de démonstratif avec Dhôtel, et encore moins de pesant. Cette réflexion se trouve parfaitement intégrée au récit, y compris sur le mode humoristique qu’affectionne l’auteur. L’idée première, celle d’un Léopold se défendant d’être un artiste (tout en l’étant à sa façon, et mieux que d’autres) qui donne le la, s’articule avec celle, seconde (jouant le rôle d’un contrepoint), selon laquelle toute posture cacherait une imposture, et réciproquement. Même si Dhôtel ne le dit pas explicitement (sachant que l’explicite chez lui est léger comme une bulle de savon) il y a comme quelque chose d’implicite dans Des trottoirs et des fleurs qui contribue à remettre en perspective le jeu des apparences et des faux semblants.

 Il y a différents niveaux de signification dans ce roman que l’on pourrait énoncer de la manière suivante. Celui, d’abord, d’un certain « bon sens ». Léopold possède certes des dons artistiques (reconnus par ses professeurs), mais ces dons non suivis d’effets (dans le sens de résultats concrets) font-ils de lui un artiste à part entière ? Disons alors que Léopold gâche sa vie (du moins celle qu’on lui promettait) en n’en faisant rien. Celui, ensuite, de la doxa pour qui, même si le jeune dessinateur paraît faire preuve de dispositions artistiques, Léopold n’en est pas moins un faux artiste, un imposteur qui se fait passer pour tel (ou qui accepte plus ou moins complaisamment d’être considéré comme tel) pour abuser son monde. Alors que fondamentalement il n’aspire qu’à ne rien faire qui ait un sens quelconque, reconnu par tous (sinon séduire des jeunes filles crédules). Enfin, pour prolonger ce qui a été dit plus haut, posons la question suivante : qu’est-ce qu’un artiste en réalité ? Est-ce l’idée que l’on s’en fait à travers un statut, une situation, la reconnaissance (critique, publique, institutionnelle) ? Léopold se fiche comme de l’an quarante de la réussite (ou n’en a qu’une vague idée), n’a que faire d’une carrière qui l’embarrasserait et le contraindrait. Par conséquent il préfère dessiner à la craie sur les trottoirs plutôt que de peindre avec le souci de créer une oeuvre, et donc de donner pleinement sens à sa vie (selon l’idée dominante, reprise par Pulchérie). Pourtant, plus fondamentalement dirions nous, n’est-il pas en réalité plus artiste (à l'instar de chanteur des rues de Lumineux rentre chez lui), lorsqu’il dessine ainsi sans trop y accorder de l’importance ses habituelles compositions à la craie sur les trottoirs, que les artistes reconnus, catalogués, estampillés comme tels, dont nous savons que certains, comme le fils Laurepin dans Un jour viendra, finissent à l’Institut ?



 BLEUE

 Le fil conducteur de La tribu Bécaille n’est autre que la couleur bleue. Ce thème se décline sous deux formes différentes qui parfois se rejoignent quand elles se trouvent toutes deux associées au personnage central du roman, Roger Bécaille : la première se rapporte aux émaux (et à tout ce qui dans la nature y ressemble) ; la seconde aux « yeux bleu pâle, empli d’une clarté inimaginable » d’une fille (l’imaginaire devenant réel, cette couleur se matérialisera dans le personnage d’Émilie).

 Une première fois Victor Bécaille, le narrateur, flanqué de son inséparable ami et cousin Louis, un autre Bécaille (tous deux étant employés dans l’usine dirigée par Edgar, appelé   « le grand Bécaille », leur cousin germain) se trouvent confrontés dés le début du roman à la couleur bleue quand, se promenant le long d’un chemin de halage, une villageoise leur fait remarquer que le canal ce jour-là est « comme de l’émail bleu ». A Victor, ayant rapporté ce propos pour le moins curieux à Edgar,  il est répondu qu’il vaut mieux à Aigly se méfier des cancans. C’est le point de départ des investigations de Victor et Louis qui les conduiront à faire la connaissance de Roger Bécaille, leur oncle (personnage réprouvé dans le bourg d’Aigly, voire dans la région). Comme l’expliquera Roger aux deux jeunes gens : « Les choses bleues me pourchassent ». Ceci depuis le jour où, enfant, il avait volé sur un marché un collier de perles bleues turquoise.

 Peu de temps après le père de Roger Bécaille décédait. Il lui léguait une montre ornée d’émaux bleus. Puis tout s’enchaîne. On soupçonne Roger d’être le dépositaire d’un secret confié par le père avant de mourir à son garçon. Le secret de l’emplacement d’un  trésor que l’on dit constitué par des émaux bleus. En but à de multiples questionnements (ses frères ainés, la population locale), Roger choisit de ne pas répondre, de se mettre ainsi « les gens à dos ». Il le précise en ces termes à Victor et Louis : « Je voulais que personne ne sache ce que j’avais vu réellement, qu’on me déteste, mais qu’on ne se moque pas de moi ». Il ajoute que c’est en raison de cette « couleur bleue » qu’on devait l’accuser « plus tard des pires forfaits ». Cependant, au fur et à mesure que Roger raconte sa vie, il apparaît aux yeux de ses neveux comme un « homme ébloui. L’unique vestige de sa vraie pensée c’est une couleur ou une voix ».

 Le couleur bleue également c’est celle des yeux d’une petite fille que Roger, enfant, vit ou cru voir le soir où, dans une auberge, son père l’entretint de ce trésor, de ces émaux bleus : un discours dont Roger ne retint que des bribes. Beaucoup plus tard, Gaétan, autre neveu de Roger Bécaille, déposera chez lui sa fille Émilie, une enfant dont les yeux bleus « avaient la douceur des fleurs de chicorée et étincelaient comme des pierres précieuses ». Un passage de relais est en quelque sorte effectué, toujours par le biais de la couleur bleue,  puisque la population d’Aigly hésite entre la fascination qu’exerce Émilie (en raison de ses magnifiques yeux bleus) et la réprobation (eu égard l’indépendance et la sauvagerie de la petite fille). La fillette deviendra aussi une réprouvée à l’instar de son grand oncle Roger.

 Comme on le voit à travers ces exemples la couleur bleue contamine le récit. C’est elle qui lui donne cette imprégnation poétique que l’on retrouve dans les meilleurs romans d’André Dhôtel. C’est également l’une des portes d’entrée de ce merveilleux dhôtelien que les termes «  féérie » et « mystère » ne sauraient épuiser, bien au contraire, avec La tribu Bécaille. Dans l’un des plus beaux passages du roman, Roger Bécaille, durant la dernière guerre, autant pour échapper aux autorités allemandes qui le recherchent qu’à d’éventuelles représailles de la part des villageois, se réfugie dans le petit bois qu’il possède, qui se révèle en raison de son opacité et de sa sauvagerie un lieu propice à le dissimuler et à dissuader quiconque voudrait l’investiguer. La faim tenaille l’estomac de Roger qui essaie de s’en abstraire en se concentrant sur le ballet des mouches et des abeilles tout autour de lui. Un « objet de méditation » qui l’entraîne à se perdre dans des « considérations affolées » celles du « violet métallique » se confondant avec « le noir absolu » des « abeilles xylocopes », pour finalement penser qu’a contrario « un certain bleu pouvait se mêler à la lumière pure et absolue ». Cauchemar « de l’homme qui a faim », précise alors Roger. Au même moment, levant la tête, il découvre des mésanges bleues. Et « comme ces mésanges volaient dans le ciel au-dessus du taillis, on voyait presque le bleu disparaitre et devenir une lumière nouvelle ».

 La merveille existe bien évidemment à l’état naturel. Encore faut-il la trouver, la débusquer, la reconnaître. C’est ce dont nous entretient Dhôtel avec la couleur bleue dans La tribu Bécaille. Il s’agit bien entendu d’une quête poétique. Pourtant l’auteur ne nous suggère-t-il pas que la poésie peut être donnée dans la moindre affectation ? Citons la dernière phrase du roman (qui fait écho à celle où se trouve pour la première fois évoquée la couleur bleue) : « Mais pendant longtemps, à Aigly, le premier venu vous dira que le canal est comme de l’émail bleu ». Une phase qui se trouve précédée dix lignes plus haut par celle, dite par Roger Bécaille : « Je crois que c’est au bord du canal que je mourrai, et  que ce jour-là, et bien plus tard je verrai encore ses yeux ». Les yeux bleus d’Émilie, sans doute, mais peut-être aussi ceux de la petite fille vue ou rêvée jadis dans l’auberge du canal…



 BOTANIQUE

 En éliminant les essences végétales communes (ou relativement connues), quel écrivain dans son oeuvre romanesque a cité les noms de plantes (ou d’arbres) qui suivent : achillée millefeuille, alchémille, angélique, asplénium septentrional, brome, cardère, centaurée, chérophylle penché, épilobe, épine vinette, erythrée, vinaigrette, matricaire, mélampyre, nivéole, ombellifère, osmonde royale, peigne de Vénus, pigamon, polyganatum verticale, rubanier, scabieuse, scrofulaire, séneçons des sarrasins, tanaisie, valériane… C’est André Dhôtel bien entendu. Il ne faudrait pas croire là que l’écrivain fait preuve de pédanterie, de cuistrerie, ou qu’il veut en mettre « plein la vue » au lecteur ignorant qui n’en peut mais. A ce sujet, sur les ondes de France Culture en 1976, lors d’un entretien radiophonique avec le naturaliste et mycologue Georges Becker, ce dernier constatait devant Dhôtel : « Il me semble que toutes les fois que vous citez une plante - et vous en citez beaucoup - vous les citez bien et vous les connaissez. Toutes les fois que vous citez une plante, elle prend une existence propre, elle n’est pas là pour faire bien, mais elle est là parce qu’elle doit y être, elle est un véritable personnage qui existe en elle-même et qui ajoute à tout ce qui l’entoure. Ce n’est pas seulement un dessin pour animer ce qui entoure les personnages, mais les fleurs, les plantes, les arbres, que vous citez, sont toujours exactement  où ils doivent être et ils finissent par faire partie de l’histoire elle-même ».



 BURLESQUE

 Le burlesque dont il est question se rapporte à quelques uns des personnages secondaires des romans d’André Dhôtel (voir l’entrée Seconds rôles). La palme revient ici aux duettistes Durand et Falort de Un jour viendra. Ceux-ci, compagnons de jeu du jeune Antoine Marvaux, apparaissent dans le roman comme des garçons ayant « toutes les apparences du sérieux. Parfaitement ahuris d’ailleurs et prétendant ne s’intéresser à rien ». Durand et Falort initient Antoine à leurs jeux, dont celui de « rester des heures étendus à regarder le ciel, jusqu’à ce qu’ils voient un nuage qui ressemblerait au maire de Flagy, ou à tout autre notable ». De longues années passent. Un beau jour Antoine retrouve les deux compères, devenus les tenanciers du bazar de Flagy. On trouve de tout chez DURAND et FALORT comme à la Samaritaine, mais nos deux commerçants bien pourvus en marchandises de tout genre (« Des coquetiers en bois, d’autres en faïence avec une raie bleue, des coquetiers d’inspiration romantique en opaline ornés d’oiseaux en relief, d’autres avec des fleurs roses ou barbeaux ou bleuet, pour tous les goûts de notre clientèle ») sont le plus souvent infichus de retrouver les articles demandés par cette même clientèle. Comme l’explique Durand à Antoine : « Un bazar c’est un bazar. L’affaire essentielle c’est d’avoir tous les articles imaginables, et forcément il arrive que les choses se mêlent ». Ce qu’Antoine vérifie un peu plus tard : « Parmi les cannes à pêche on apercevait des flutes et des banjos. A une incroyable pile de parapluies noirs et multicolores se succédaient des serviettes et des costumes de bain ».



 CANCANS

 Maurice Nadeau a écrit : « Mais avec Dhôtel le cancan prend de singulières proportions. Il grossit, s’enfle et se transforme jusqu’à devenir une chanson de geste, l’épopée de toute une contrée ». D’un bout à l’autre de l’oeuvre d’André Dhôtel les cancans tiennent il est vrai une place de choix. Dans Histoire d’un fonctionnaire, depuis un propos de Florent Dormel, l’auteur donne quelque clef sur les place et raison de la cancanerie dans l’univers dhôtelien : « - D’abord, dit Florent, ce sont des inventions. Ca se présente comme les cancans de mon village. C’est à dire qu’on parle, qu’on parle, et qu’il n’y a rien au fond. Un tel a fait un héritage, un tel a enterré de l’argenterie dans son jardin, un tel est amoureux d’une tzigane qui est la fille naturelle d’un sénateur. - Tu veux dire que ça ne tient pas debout ? - Plutôt ça s’organise trop bien comme une histoire qu’on invente. Ca peut intéresser les gens du beau monde, mais pas un garçon comme moi ».

 Il y aurait deux façons d’illustrer le cancan chez Dhôtel. Dans la lignée de ce qui vient d’être avancé avec Histoire d’un fonctionnaire la cancanerie est présentée sous son aspect dépréciatif et péjoratif : maints personnages, parmi les principaux, des romans de Dhôtel y sont confrontés. Le cancan a cependant dans d’autres pages une tout autre fonction. André Dhôtel raconte dans Retour que parfois ses réticences à parler, pour ne pas se « mettre en peine d’entrer en conversation », l’ont conduit à préférer écouter, voire « passionnément », ce qu’il range sous la rubrique « cancans ». Dhôtel évoque même, depuis « certaines chroniques d’un ordre supérieur (…) les finesses des cancans ». Non sans ajouter : « Hors littérature », il va de soi.

 A travers le portrait de Lisa, « une femme de lessive », que le jeune Dhôtel aimait écouter, le cancan devient alors épopée (pour reprendre le mot de Nadeau). C’est tout un monde « aussi familier que fantastique » qui apparaît via les « déclamations » de Lisa. Quand Dhôtel écrit : « La principale attraction consistait à remonter l’origine des histoires et à imaginer des conséquences invraisemblables » nous supposons qu’il évoque certes le « torrent de paroles inépuisable » de Lisa, mais également l’écrivain qu’il est ensuite devenu, donnant ainsi une précieuse indication sur la manière dont s’organise sous sa plume un récit. En même temps, le portrait de Lisa se précisant, nous avons perdu de vue le cancan : notre « femme de lessive » se révélant être une conteuse.



 CANCRES

 André Dhôtel a enseigné la philosophie durant sa vie professionnelle. Ce qui donne encore plus de relief à cette entrée, puisque les figures de cancres abondent dans son oeuvre romanesque. Dhôtel reconnaissait avoir choisi l’enseignement (voir l’entrée Enseignement) pour les vacances. Au sujet d’une période datant des années 1920, où le futur écrivain enseignait à l’Institut d’études supérieures à Athènes, Dhôtel déclarera cinquante ans plus tard : « Cinq heures de cours par semaine seulement et cinq mois de vacances. C’est un bon équilibre. C’est ce que j’appelle moi la « civilisation » ». Et nous donc !

 Dhôtel tout au long de sa vie a réitéré son goût pour l’école buissonnière. Comme il le disait : « A l’école buissonnière j’ai appris à être un écrivain qui ne peut travailler qu’en dehors des normes, des fonctions, des données officielles ». Voilà une « profession de foi » qui vaut un long discours ! On sait aussi que Dhôtel, rétif à toutes étiquettes, acceptait volontiers d’être traité de cancre. Ce qui nous renvoie indirectement à l’entrée Paresse de cet abécédaire, notion récurrente chez un écrivain qui, pour parfaire le tableau, écrivait dans son lit (mais coiffé de son chapeau).



 CHALFOUR (Henri)

 Personnage principal de L’homme dans la scierie, Henri Chalfour est peut-être le moins dhôtelien des « héros » de l’écrivain. Ceci dans un récit d’une facture plus classique que les autres romans d’André Dhôtel. Chalfour se présente au lecteur alors que tous le croyaient mort, puisqu’ayant disparu depuis des semaines du chantier de la scierie où il travaille comme manoeuvre depuis plus de 15 ans. Nous sommes en juin 1918, et Chalfour a été démobilisé quelques mois plus tôt à la suite d’une blessure.

 Le roman est divisé en deux parties. Dans la première Chalfour, devenu presque amnésique à la suite de l’agression dont il a été victime (agression due au contremaître Thénard qui lui voue une haine inextinguible depuis une dizaine d’années) va progressivement retrouver sa mémoire au fil des chapitres. Nous reconstituons sous forme de fragments, à la manière d’un puzzle, des lambeaux d’une vie nous parvenant chronologiquement d’un chapitre à l’autre. Parallèlement aux tribulations de Chalfour, L’homme de la scierie tient de la chronique familiale, celle des Joras, les châtelains de ce lieu de la moyenne vallée de la Seine, et propriétaires de la scierie où travaille Henri Chalfour. Le roman fait s’entrecroiser, directement ou indirectement, l’histoire de Chalfour et celle de la famille Joras (qui possède également une demeure en Normandie, où l’action se déplace momentanément durant la seconde partie).

 Dans la famille Joras, la fille aînée, Éléonore, prend plus de place que les autres membres : son indépendance, son volontarisme, ses extravagances et son mépris des conventions (aimant les hommes tout en les méprisant, et disant être « une putain ») en font le pendant féminin de Chalfour. Pourtant tout les oppose, sur le plan social tout d’abord, à l’exception d’une même volonté de fer et d’indépendance (qui chez Chalfour s’accorde avec les adjectifs « têtu » et « obstiné »). Et puis Henri Chalfour est un taiseux. C’est ce qui rend ce personnage particulièrement attachant (à la mesure de la « force tranquille » qui habite le personnage). Pourtant cet attachement-là ne peut être comparé à celui qu’habituellement le lecteur éprouve à l’égard des personnages des romans de Dhôtel. D’où, reconnaissons-le, nos sentiments contrastés à la lecture de L’homme de la scierie. Avec comme l’impression que dans ce roman ambitieux (qui par certains aspects, sous l’angle par exemple de la chronique évoque le Giono du cycle des « Chroniques » justement, ou le Richard Millet de La gloire des Pytres et de Ma vie parmi les ombres). Dhôtel a sans doute hésité sur la manière d’agencer son récit ou de lui donner la forme adéquate. D’ailleurs la seconde partie, plus dhôtelienne que la première, parait parfois décalée et pas toujours en phase avec la précédente. A croire que Dhôtel a voulu se lancer dans la rédaction d’un roman plus classique que les précédents, pour prouver ou se prouver qu’il était capable d’en écrire un, mais que le naturel dhôtelien reprenant le dessus il n’a pu véritablement mener à bien le projet se dessinant dans la première partie.

 Bien sûr, je force ici le trait, seules mes impressions de lecteur me permettent de tenir pareille hypothèse. Pourtant le relatif insuccès de ce roman en 1950 (à l’aune de son ambition), plus l’indication qu’il ne s’est pas plus tard retrouvé dans une collection de poche, lui donneraient quelque crédit. Remarquons aussi que dans le roman suivant, Bernard le paresseux, André Dhôtel donnera la pleine mesure de la singularité (toute dhôtelienne) qui le distingue des écrivains de sa génération. Il ne faudrait cependant pas bouder L’homme de la scierie, qui par delà le personnage Henri Chalfour (que le lecteur n’est pas prêt d’oublier, d’où cette entrée) nous comble sur le plan romanesque. Mais l’aurais-je lu sans connaître le nom de l’auteur, ce roman m’aurait-il intéressé de la manière dont je viens d’en rendre compte (en dépit ou à cause des quelques réticences exprimées)  ? Je n’en suis pas certain.



 CHANGEMENT

 Le désir de changement revient de façon explicite ou implicite dans maints romans d’André Dhôtel. On se croit obligé de préciser que la notion de « changement » de nos jours ne signifie pas toujours un « changement pour le mieux et le meilleur » : cette rhétorique étant reprise par l’extrême droite (le changement pour le pire, soit). Ceci dit revenons à Dhôtel. Le changement c’est ce à quoi aspirent dans Les premiers temps   Sylvestre Baurand, Thérèse Pardier et leurs nouveaux amis, des marginaux vivant dans le quartier déshérité d’une cité urbaine. Même si ce changement n’est pas ici réductible à son seul aspect social. Julien, le frère de Sylvestre, n’est pas sans lui reprocher : « Il croit toujours qu’on peut changer le cours de la vie, mon frère ». Un Sylvestre qui devant Gustave et Raymond déclare, : « Mais j’espère que ça va changer ». Quoi, demandent-ils ? « J’ai comme l’idée qu’il va se produire des événements », leur répond-il. Il parait possible que Dhôtel dans ce roman entende se référer mezza voce à son cher Arthur Rimbaud. Cela est d’ailleurs dit, comme ça en passant, par Sylvestre : « On cherche à changer la vie ».

 Jacques Soudret (L’honorable Monsieur Jacques) aspire dans la seconde moitié du roman à un « désir violent de changement » qui passe chez lui par l’inconduite, la perte, la possibilité d’une catastrophe. C’est quelque chose de comparable qu’a perçu Jean-Claude Pirotte quand, relevant la tendance de « critiques un peu superficiels » à vouloir circonscrire l’univers dhôtelien à la féérie, il insiste sur le « comportement radical » des personnages de Dhôtel et leurs « souveraines attitudes à bouleverser l’ordre convenu du monde ». Dans le même ordre d’idée Pirotte écrit que ces mêmes personnages sont tenaillés « par l’esprit d’un renouvellement total », d’une « rupture inespérée dans l’ordre des choses ».

 Cette terminologue peut prendre un aspect inattendu lorsqu’André Dhôtel, dans les entretiens de L’école buissonnière, tisse la métaphore du « changement » depuis le massif des Ardennes en évoquant une « remise en cause incessante ». Dhôtel décrit le relief ardennais comme étant « fascinant et désordonné », où « tout change tout le temps ». Ici notre écrivain, qui en cite un autre, ne se réfère pas comme on pourrait le supposer à Rimbaud, mais à Daumal qui recommandait « de se remettre en question en permanence ». D’où l’explication plaisante : « En effet c’est le propre de ce lieu de se remettre sans cesse en question, pour le plaisir, pour voir comment cela va tourner ».

 Une dernière fois, dans Histoire d’un fonctionnaire, Dhôtel reviendra sur le motif : « En vérité les gens éprouvaient tous le besoin que leur vie change tant soit peu. Ils en avaient assez de mener leurs jours à fonder des familles, à amasser de l’argent, à s’embaucher dans une religion ou une politique. Il leur fallait faire des contes qui tôt ou tard se dissiperaient en fumée ».

 



 CLASSIFICATIONS

 Classer, catégoriser, distinguer les romans d’André Dhôtel s’apparente à une gageure. Pourtant, depuis l’indication suivante, il paraît possible et même souhaitable de se livrer à une première classification. Tous les bons connaisseurs de Dhôtel s’accordent sur ce fait : Le pays où l’on n’arrive jamais, qui reste son roman le plus connu, joue un tant soit peu le rôle de l’arbre qui cacherait la forêt. Cela finit par devenir préjudiciable dès lors que l’oeuvre de Dhôtel, presque trente ans après la mort de l’écrivain, s’effacerait très progressivement du paysage romanesque faute de pouvoir renouveler son lectorat (André Dhôtel n’étant pas le seul, certes). Donc réduire cette oeuvre au Pays où l’on n’arrive jamais n’est pas sans contribuer à ce processus d’effacement (quoi qu’on puisse penser de ce roman par ailleurs). D’où la nécessité de ranger Le pays où l’on n’arrive jamais dans ce que l’on pourrait appeler la « veine mineure » du romancier, sans pour autant que cela prenne une tonalité péjorative avec Dhôtel (mineur s’entendant dans les deux sens du terme) : une veine qui se rapporte aux romans s’adressant principalement à un lectorat jeune, voire adolescent (Le neveu de Parencloud, Les voyages fantastiques de Julien Grainobis, L’île aux oiseaux de fer, pour ne citer que ceux-là). On serait tenté d’y ajouter Les mystères de Charlieu-sur-Bar, Le Mont Damion, voire La route inconnue.

 Cette première classification faite, le même exercice, pour le reste, s’avère plus difficile. Certains romans, plus ambitieux que d’autres, n’ont pas toujours les moyens de leur ambition. Si cela paraît excessif disons qu’ils suscitent des réserves. Pour ne prendre qu’Histoire d’un fonctionnaire, ce roman (ceci n’a rien d’un hasard) se signale par une longueur peu usitée chez André Dhôtel. Il comporte de belles pages, peut-être les plus attachantes écrites par l’auteur sur ce que j’appellerai « l’illumination propre à Dhôtel « , ici associée à la nature. En revanche ce roman pêche par la façon dont se construit le récit et parfait parfois redondant. Le merveilleux même convoqué parait un tantinet affecté. Le lecteur peut aussi se perdre dans la surabondance des signes. Pourtant, malgré tout, Histoire d’une fonctionnaire comporte maintes indications précieuses, de celles dont on dira qu’elles nous permettent de mieux comprendre comment « fictionne » l’univers romanesque dhôtelien.

 C’est moins le cas avec Bonne nuit Barbara, un roman en partie raté. Sans doute parce que le personnage principal, Arnaud Virier, s’avère trop caricatural. Cette caricature (celle d’un indécrottable citadin, « obligé » de vivre en province dans une maison isolée au milieu des bois, la nature se révélant généralement hostile) aurait gagnée à être endossée par un personnage secondaire. L’alter ego d’Arnaud, Barbara, n’a pas l’épaisseur romanesque ou la singularité de quelques uns de ses équivalents dans d’autres romans de Dhôtel. Et puis le happy end quelque peu forcé ne convainc pas. Pourtant le genre d’excès propre à caractériser le personnage (Arnaud Virier) dans Bonne nuit Barbara ne se retrouvait-t-il pas déjà auparavant chez le Bertrand Lumin de Lumineux rentre chez lui (même si la nature de cet excès diffère) ? Mais dans ce dernier roman cette « charge » ne suscite aucune réserve (il y a une tonalité d’emblée présente dés les premières pages désopilantes de Lumineux rentre chez lui, que l’on retrouve tout au long du roman) alors dans Bonne nuit Barbara le récit se révèle trop relâché.

 Évoquons une autre classification, plus ténue. Si l’on s’attarde sur les deux “ premiers ” romans de Dhôtel, Le village pathétique et Nulle part (je mets volontairement de côté Campement, largement antérieur, un roman qui ne me semble pas vraiment représentatif de la « Dhôtel touch » : ici pour une fois je me sépare de Jean-Claude Pirotte relevant « l’insinuante présence »  du « romanesque dhôtelien » dans ce roman datant de 1930), on constate combien l’univers propre au romancier Dhôtel apparait déjà de manière flagrante depuis des thématiques, la description de personnages, et les milieux dans lesquels ceux-ci évoluent. Cependant ces romans, qui tous deux annoncent l’oeuvre à venir, mériteraient d’être distingués selon les critères suivants : Le village pathétique est plus « écrit », plus  construit, plus sociologique d’une certaine façon, voire plus ambitieux dans son propos, tandis que Nulle part se signale par sa fluidité, apparaît plus décalé, moins construit sur le plan narratif (plus poétique peut-être). Le fait que le premier se situe dans un milieu rural et le second dans un monde urbain et citadin joue le rôle d’un trompe l’oeil. On pourrait, depuis Le village pathétique d’un côté, Nulle part de l’autre, classer les romans à venir dans l’une ou l’autre de ces filiations. Un exercice qui comporte sa part d’arbitraire parce que nous aurions en premier lieu les « meilleurs » romans de Dhôtel (plus quelques autres, relevant d’une « veine réaliste »), et de l’autre des romans qui paraissent moins ambitieux  sans pour autant céder sur le plan de la singularité propre à l’écrivain (et peut-être plus à mêmes de présenter des garanties sur le plan poétique). Par conséquent j’en resterai là.



 CONVENTIONS

 Certains usages, relevant de codes sociaux quelquefois immémoriaux, perdurent dans l’oeuvre d’André Dhôtel, quand bien même l’évolution de nos sociétés réduirait la place et l’importance de nombre d’entre eux, ou en videraient d’autres d’une partie de leur substance. Cette remarque vaut surtout pour les romans des années 1970 et 1980. C’est particulièrement flagrant avec la question du mariage, récurrente chez Dhôtel, dont les effets prescripteurs ou pas conditionnent dans une certaine mesure les comportements des personnages qui y seraient assignés (par ceux qui s’efforcent de mettre en place un projet matrimonial). Dans l’esprit des « prescripteurs », membres de la « bonne société » ou parents « bienveillants », le mariage représente souvent la meilleure façon de stabiliser l’un ou l’autre de ces jeunes gens qui n’aspirent qu’à marcher en dehors des sentiers battus (quand ils ne marchent pas « à côté de leurs pompes ») : le mariage jouant ici un rôle stabilisateur ou normalisateur. Cela, soulignons le, n’étant pas sans paradoxalement relativiser l’institution du mariage puisque généralement rien n’advient avec Dhôtel dans le sens espéré par ces prescripteurs, personnes se voulant bien intentionnées. A croire que les échecs qui en résultent accroissent encore plus l’irresponsabilité des candidats plus ou moins forcés au mariage. Il va sans dire que l’irresponsabilité n’est pas connoté négativement chez Dhôtel.

 L’institution du mariage donc, vue sous cet angle, relève d’un enjeu social que nos jeunes héros dhôteliens déjouent par souci de ne pas s’installer dans le monde d’une manière ou d’une autre (qu’ils en soient conscients ou pas). Jacques Brostier (Nulle part) étant le premier de la liste. On n’en constate pas moins que cette référence maritale, j’y reviens, reste présente dans les romans écrits durant les décennies 1970 et 1980. Ici Dhôtel ne serait pas sans cultiver un archaïsme susceptible de rendre circonspects sur ce point précis les lecteurs nés après la fin des années 60. Encore faut-il replacer cette incidence dans l’oeuvre entière d’André Dhôtel, d’une rare cohérence, dois-je le préciser, pour savoir de quoi il retourne.



  CÔTÉ PIROTTE (le)

  Il y a manière et manière de lire André Dhôtel. Sans vouloir remonter aux années 1950, pour mettre en balance par exemple un « côté Nadeau » et un « côté Paulhan » (afin de citer deux écrivains - bons lecteurs de Dhôtel - dont les articles le concernant diffèrent sensiblement, et qui accessoirement ne s’appréciaient guère), voire un « côté Blanchot » (qui est lui de tous les côtés), cette façon de privilégier malgré tout certaines lectures par rapport à d’autres justifie, pour l’auteur de ces lignes, l’existence d’un « côté Pirotte, que l’on opposerait par exemple, toujours s’il fallait citer un nom (sans ignorer ce que l’exercice peut avoir d’arbitraire), à un « côté Bobin ».

 Refermons la parenthèse. Jean-Claude Pirotte étant plusieurs fois cité dans cet abécédaire (voir les entrées Anarchisme, Classifications, Géographie mentale, Irréguliers, Lumière, Nature, Optimisme, Religion), il parait donc inutile de reprendre ce qui est par ailleurs mentionné. Sinon pour citer cet extrait d’entretien suivant (dans l’ouvrage Lire Dhôtel, coordonné par Christine Dupouy) : « Je ne voyais dans les histoires racontées par Dhôtel que le côté vagabond, trainard, paresseux, jean-foutre, qui ne veut pas aller à l’école ; le côté buissonnier de Dhôtel, c’était quand même cela qui me permettait de croire que j’avais le droit d’exister ». Voilà de quoi illustrer, littéralement parlant, ce « côté Pirotte ».

 Les lignes suivantes de Jean-Claude Pirotte (extraites de La légende des petits matins), ne pouvaient être écrites que par lui (mais n’y entend-on pas, en contrepoint, la voix d’André Dhôtel ?) : « Je l’ai dit, j’abomine le travail. Aucune activité n’exalte en moi cette certitude des lendemains qui m’afflige et m’étonne chez mes contemporains affairés. Ou chez les calmes au front droit qui ruminent avec componction les nourritures d’un sens commun de prisunic. Oui, j’abhorre le travail. Mais à cet échalas de haine s’accrochent des poussières d’étoiles, qui forment comme une torsade de regrets. Si la vie m’en avait ménagé le loisir, qui sait ? Je fusse devenu le tonitruant homme d’action qui plie le monde afin de l’arrondir et déplie l’agenda des jours avec des jours avisés de repasseuse ».



 DÉCHÉANCE

 Si le verbe déchoir parait excessif pour traduire chez de nombreux personnages d’André Dhôtel le sentiment d’une perte, d’un abaissement ou d’une chute, dans trois romans parmi les meilleurs la déchéance dont il est question n’a pas chez Dhôtel le caractère péjoratif qu’on lui prête habituellement. Ou, pour le dire autrement, cela dépend de quel point de vue l’on se place (comme qui dirait : déchoir encore !). D’ailleurs le mot (déchoir, déchéance, déchu) ne se retrouve pas en l’occurrence sous la plume de Dhôtel. Pourtant il semble plus approprié que d’autres si l’on prend en considération le regard que le monde environnant, la société, la parole cancanière portent sur ces personnages.

 Et puis pour déchoir faut-il partir d’un haut pour se retrouver en bas. C’est le cas de Bertrand Lumin (Lumineux rentre chez lui) qui après avoir initié et présidé le Comité des fêtes de la ville de Romeux (et être ainsi devenu, lui l’ancien propre à rien, une sorte de notable) s’exclut du jeu et finit par échouer dans un village où il va petit à petit se clochardiser (localité où Bertrand du temps de sa prospérité avait passé des vacances). Lumin s’y adonne à la boisson, exerce des petits boulots (devenant de plus en plus rares), et devient presque aphasique. Une épave en quelque sorte.

 Dans deux autres romans de Dhôtel ce sentiment de déchéance prend davantage de relief en fonction du regard que la société, celle de la bourgeoisie de Bautheuil dans Bernard le paresseux, ou des campagnards de la Saumaie avec L’honorable Monsieur Jacques, porte sur les deux principaux personnages de ces romans. Dans le premier, la déchéance de Bertrand Casmin, mis au ban de la « bonne société » de la ville, se transforme en chance puisqu’elle lui permet de rencontrer la petite communauté d’amis réunis autour de de M. Courroux : des gens de peu attachants, avec qui Bernard va se lier.

 C’est certainement avec Jacques Soudret (L’honorable Monsieur Jacques) que le mot déchéance prend le plus de signification. Jacques - docteur en pharmacie, chercheur dans un laboratoire parisien, paraissant promis à une brillante carrière - jouit d’une opinion favorable à Bercourt, son bourg natal, où il revient de temps à autre pour aider son père, le pharmacien local. A Bercourt comme dans la Saumaie (dans le même canton : trois villages lotis au sein d’une nature demeurée en partie sauvage), la « vie régulière » du jeune homme et son appartenance à cette « catégorie de citoyens dont la conduite ne donnerait jamais lieu à la critique » ne peuvent que contribuer à cette bonne réputation. Cependant, à la suite d’un mariage malheureux, cette belle machine va peu à peu se dérégler. Jacques, après plusieurs allers-retours entre Paris et les Ardennes, abandonne son emploi, puis s’installe vivre chez son oncle (le maire de l’un des trois villages de la Saumaie) pour y rechercher Viviane, son épouse disparue du domicile conjugal, dont on dit qu’elle se cacherait dans la Saumaie. Cette recherche ponctue le récit d’une déchéance sociale et personnelle (Jacques par exemple se met à boire). En même temps un autre rapport au monde, que l’on imputera à la nature environnante (sa sauvagerie), aux éléments naturels, au temps qui passe, va progressivement s’imposer à Jacques. Lequel en arrive à se demander si la recherche obstinée de son épouse n’est pas en réalité un prétexte : « Il ne s’agit pas de Viviane mais de savoir gâcher sa vie ». Du moins celle, précisons le, logée à l’enseigne du conformisme : pour mieux embrasser une vie improbable, faites d’incidents et de hasards aventureux. Ce qui passe, écrit Dhôtel, par « le désir violent d’un changement, aussi bien dans la catastrophe, quitte à mal se conduire ». Aucun des « héros » d’André Dhôtel n’aura à ce point basculé d’une vie à l’autre (de l’honorabilité à l’indignité, ou de l’affirmation d’une réussite sociale à cette manière de bruler tous ses vaisseaux) : le prix à payer, en quelque sorte, pour retrouver Viviane.



DÉCHIFFREMENT

 A Vandresse comme à Vaucelles (Le village pathétique) « chaque geste avait sans doute un rôle (…) dans l’enchaînement des joies, des ennuis et des morts ». Plus encore à Vaucelles où « la moindre démarche » se trouve interprétée « parce qu’on croyait connaître sa signification ». En somme « des instants où n’importe qui croyait qu’il allait peut-être savoir quelque chose d’étonnant ».

 Chez André Dhôtel il y a différentes manières de déchiffrer le monde. Bertrand Lumin (Lumineux rentre chez lui), dés son enfance, se sent « gouverné par des opérations dont pouvaient dépendre les humeurs de son entourage, le cours du temps et le temps lui-même ». Il lui faut donc les conjurer, les exorciser d’une façon qui n’appartient qu’à lui. Ainsi Bertrand prend l’habitude de rechercher les signes qui pourraient lui permettre de déchiffrer le monde. Par exemple il rend de « fréquentes visites » à un dépotoir dans le but  d’y trouver « des objets inattendus » pouvant « lui donner des perspectives inédites pour l’avenir ». Ou encore l’interprétation qui résulte de la consultation « des vols de moineaux » ou « d’un croissant de lune » l’incite à abandonner un emploi. Bertrand s’est fait un ami, Lucien, qui partage avec lui ce que les gens raisonnables appellent des lubies : « Pour l’heure le ciel m’apparait plutôt menaçant, assure Lucien. Si on veut faire quelque chose il faut attendre de vrais signes, des vrais, tu entends bien ? ».

 Sans pour autant tout attendre de signes censés régenter sa vie, Damien Sorday (Je ne suis pas d’ici) n’en reprend pas moins ce genre de questionnement. En ce qui le concerne il s’agit de son indécision sur le plan amoureux. Certes il « avait embrassé follement Lola », et plus encore, « mais justement cela n’avait aucune signification. Ou bien une signification inconnue (…) Oui, vivement qu’il retrouve Alix ». Sans parler de Pélagie…



 DÉTAILS

 Tous les détails sont signifiants avec André Dhôtel. Les petites choses (ou les détails de l’existence) ont quelquefois plus de signification que les grandes (ou tout ce qui constitue un ensemble) chez les personnages des romans qui, comme Léopold Péruvat dans Des trottoirs et des fleurs, n’en finissent pas de les observer. Une « qualité » que partage Cyrille, devenu son inséparable ami : « Nous ne sommes capable de voir et de comprendre que des détails. Un détail de campagne, un détail de jeune fille, un morceau de mariage. On a pas droit à autre chose ». Presque quarante ans plus tôt, après la parution de Nulle part Maurice Blanchot remarquait que l’un des charmes des livres de Dhôtel était dans « leurs détails, ordinaires et inattendus, dans leurs thèmes qui, si modestes qu’ils soient, bénéficiaient de l’intérêt profond que leur porte l’auteur ».

 Dans une page de Retour Dhôtel éclaire à ce sujet la lanterne du lecteur (en même temps qu’il donne une indication sur sa « méthode ») : « Pour moi, comme je l’ai dit, la première règle était de ne pas faire attention, mais d’attendre d’être surpris par un détail. Après quoi il était loisible (…) de partir de ce détail pour trouver à tout hasard le début d’une histoire sans raison, et peut-être un reflet de miracle, ou plutôt le reflet d’un reflet ».  Des lignes à mettre en perspective avec le commentaire suivant d’Henri Thomas, qui fait très justement le lien entre ce qu’entendrait là Dhôtel et ce que « les moindres détails du monde » mettent en brante dans les romans de son ami écrivain : « La part de hasard et d’imaginaire pur est si grande chez Dhôtel que les moindres détails du monde où il nous introduit s’en trouvent touchés, délicatement allégés. Rien que de naturel dans ses peintures ou dans le caractère de ses personnages : c’est comme involontairement qu’ils renvoient à un secret à la fois proche et toujours perdu, pareil à une marge claire qui ne cesserait de déborder les êtres et les choses ».



 ÉCHEC

 L’échec sous la forme d’une « appétence à l’échec » ou relevant d’une « conduite d’échec », figure parmi les traits dominants des personnages d’André Dhôtel. Mais ne nous méprenons pas sur sa signification dans cette oeuvre romanesque, elle n’a pas le caractère négatif qu’on lui prête habituellement. Chez Dhôtel l’échec peut être une « chance » (dans le sens où l’entendait Bataille). Dans un monde bien organisé, trop bien organisé, où chacun aurait une place et un rôle bien défini, tout pas de côté vous met par définition dans une situation d’échec. Mais, insistons là dessus, c’est ce « pas de côté » qui importe, qui compte, avec tout ce que cela induit et implique, et non le regard que la « bonne société » porte sur ceux qui le font ou le feraient.

 L’appétence à l’échec est pour ainsi dire consubstantielle de Bertrand Lumin (Lumineux rentre chez lui) qui pour aggraver son cas met un point d’honneur à paraître ridicule : « Bertrand qui se révélait en matière de livres et à force de lire, d’une capacité moyenne, ainsi qu’en toutes choses, aurait pu tenir son rôle avec une dignité passable, mais il semblait vouloir cette fois se livrer corps et âme au ridicule comme si très loin il retrouverait une sorte de gloire de la même manière qu’on retrouve le soleil en faisant le tour du monde ». Lorsque la route tourne, que la chance lui sourit (Bertrand gagne à la loterie, puis tout s’enchaîne rapidement : celui que l’on appelait par dérision « Lumineux » devient le responsable d’un ambitieux Comité des loisirs de Romeux), il va, parvenu au fait de sa prospérité, s’empresser de mettre à mal sa récente notoriété en écrivant la nuit sur les murs de la mairie des inscriptions hostiles à sa personne, dont le fameux LUMINEUX RENTRE CHEZ TOI ! C’est moins du masochisme qu’une volonté, pas toujours consciente, de déboulonner la statue, la sienne, que d’aucuns ont contribué à ériger à ses côtés, voire à son corps défendant.

 Les deux inséparables Léopold et Cyrille (Des trottoirs et des fleurs) ne se privent pas, pour le mieux, de transformer la moindre conduite d’échec en règle de vie : « En attendant ils se trouvaient parfaitement heureux de scruter les herbes ou le ciel, et de risquer encore une fois de rater une occasion alors qu’il est du devoir de chacun de tout faire pour aboutir ». Florent Dormel (Histoire d’un fonctionnaire) dont l’existence se confond avec l’échec d’une vie » n’ayant jamais cessé de se mettre en morceaux », en revient à désirer « un effondrement total comme si une lumière inespérée pouvait enfin s’y manifester ». Sans aller aussi loin, le Camille Crameau du Couvent des pinsons, qui rate tout ce qu’il entreprend, s’est persuadé « que tous les projets qu’il pouvait faire devaient aller à vau-l’eau ». Certains s’en sortaient « mais pas lui. Il en éprouvait une profonde satisfaction ». D’ailleurs, « quoi qu’il fit, il serait toujours dans son tort et il lui semblait nécessaire d’accepter maintenant que tout aille de travers ».



 ÉCOLOGIE

 La prise de conscience écologique en France, du moins dans sa traduction politique, date des lendemains de 1968. Avec un temps de retard ces thématiques écologiques se trouveront intégrés dans l’oeuvre des nouvelles générations de romanciers. Même si ces thématiques ne font pas la une de la chronique qui, lors de chaque rentrée littéraire, donne le la en matière de tendance du moment, elles ne sont pas moins régulièrement présentes dans le corpus des romans publiés depuis presque un demi siècle. Cela doit être rappelé pour mieux souligner l’absence, dans la production romanesque française antérieure aux années 1970, de préoccupations écologiques proprement dites. Ajoutons que les revendications de type écologiques durant la période 1945-1970, défendues par de rares universitaires, scientifiques ou journalistes, se trouvaient alors marginalisées, sans réels débouchés politiques. Il y avait eu auparavant Jean Giono certes. Mais plutôt le Giono de l’avant guerre, et surtout l’essayiste et militant de la période dite du Contadour, l’auteur de textes recueillis ensuite dans Le poids du ciel. Puis la Seconde guerre mondiale, l’Occupation, et les déboires de l’écrivain à la Libération (Giono n’étant coupable que de naïveté), son incarcération, plus la volonté chez d’aucuns de faire de l’écrivain un précurseur du pétainisme avaient profondément changé la donne : le Giono de l’après guerre se situant dans un autre registre, plus âpre, plus noir, plus pessimiste. Par la suite, durant les années 1960, certains événements (l’occupation militaire de la région de Canjuers, principalement) feront sortir Jean Giono de sa « retraite littéraire » : ici le pacifiste tendra la main à l’écologiste.

 C’est pourquoi, pour en venir à André Dhôtel, il parait nécessaire d’indiquer la date suivante (1956), celle de la parution du Ciel du faubourg, pour y trouver les lignes suivantes : « Les poireaux sont promis au rachitisme, ou à l’insolente et coûteuse obésité procurée par les engrais. Ainsi vont les temps ». L’année suivante Dhôtel sera plus explicite avec Dans la vallée du chemin de fer, puisque le personnage principal, Jérôme Baltar, songe devant le spectacle de la « nature » qui s’offre à ses yeux : « On arrivera à supprimer la campagne. Déjà on avait éliminé les bleuets et autres plantes parasites des céréales. Les herbes des talus et les insectes s’évanouiraient peu à peu, les revues scientifiques l’assuraient ». Dans Lumineux rentre chez lui, (1967)Bertrand Lumin erre la nuit dans la campagne et y croise parfois des « filles désemparée » qui « cherchent à deviner dans l’ombre les quelques fleurs qu’épargnent les arrosages chimiques ». Ce qui pouvait encore paraître incident va prendre une large place dans le roman L’azur (publié en 1968). Car pour la première fois dans l’oeuvre d’un écrivain que l’on savait sensible aux charmes de la nature, d’une nature plus sauvage que domestiquée, ce sentiment prend dans L’azur une tonalité que l’on pourrait par anticipation qualifier d’écologique. Je ne sais pas de quelle manière la critique littéraire a reçu ce roman lors de sa parution, mais je doute fort qu’elle ait débusqué pareil lièvre. Il importe de préciser, ceci posé, que nous ne sommes ici avec Dhôtel nullement dans un registre revendicatif, ou même illustratif.

 La subtilité d’André Dhôtel, en bon romancier, étant de nous mettre en présence d’un jeune homme acquis dans son domaine professionnel aux idées dominantes de son temps, modernes il va s’en dire : celles d’une agriculture de type productiviste, ou intensive (même si cette dernière terminologie était peu usitée à la fin des années 60). Émilien Dombe, qui vient d’obtenir un diplôme universitaire (dans l’agronomie), s’engage comme chef de culture dans une ferme champenoise. Les idées en l’occurence d’Émilien apparaissent par petites touches dans le cours du récit. Il les expose au fermier Janret qui l’a engagé : celui ci semblant indifférent, voire hostile. Déjà, dès le début du roman, dans le Quartier Latin, Émilien qui vient de terminer ses études expose devant une Fabienne étonnée (« J’aurais plutôt pensé qui tu ferais des recherches ») son intention de prendre un poste de chef de culture. Il l’explique paradoxalement de la façon suivante : « Je voudrais trouver une bonne méthode pour détruire les ronces et les renoncules rampants. A part cela… ». Une fois installé à la ferme Janret Émilien réalise que ses propositions « pour améliorer le rendement » ne suscitent guère l’enthousiasme. Même chose à l’égard de l’essartage des bois ou du décloisonnement des herbages. Émilien en conclut qu’on le laissera faire à sa guise dans la mesure où cela n’entrainera pas de nouvelles dépenses. Avec l’assentiment de Janret (« Si ça vous amuse ») le jeune chef de culture transforme un petit réduit en laboratoire.

 Plusieurs mois plus tard, au printemps, Émilien propose de nettoyer le fond de vallée des ronces et des renoncules. Malgré l’avertissement de Janret, lui conseillant de ne pas s’en occuper (« Par en bas c’est la misère, la folie et le reste »), et celui de Fabienne, devenue institutrice dans la région, lui disant en face ce que chacun dans le hameau pense tout bas (« Qu’est ce qui te concerne ? Des kilomètres d’engrais et des calculs pour gonfler le bétail »), Émilien réitère sa proposition de désensauvager le fond de vallée. Il y est d’une certaine façon encouragé par M. Biernes (un marchand de biens), et sa fille Edmée, que courtise Émilien, qui tous deux défendent des idées « modernes » sur l’agriculture et l’aménagement du monde rural. Autant de guerre lasse, que sensible à l’argumentation de son chef de culture lui expliquant que l’opération permettrait d’agrandir son exploitation, Janret laisse faire Émilien. Cependant les deux tentatives du jeune homme pour assainir  ce fond de vallée sauvage se soldent par des échecs. On joue d’abord un tour à Émilien, qui sous-estime ensuite la mise en garde d’un habitant du hameau (tout le monde à Rieux « ne partage pas cette façon de traiter la végétation » : qu’à l’avenir elle pourrait lui occasionner d’autres désagréments) et persiste. Lors de la seconde tentative Émilien est d’abord victime d’une attaque de frelons (que l’on a dirigée contre lui), puis constate que ses arrosoirs ont disparu. Il finit par reconnaitre que dans ce hameau tous préfèrent  « laisser la vallée livrée aux ronces et à la sylve » pour des raisons qu’Émilien a des difficultés à reconnaître et à admettre. Comme le temps de la moisson est arrivé, notre chef de culture va s’y consacrer une partie de l’été. A l’automne Émilien quitte sans regret la maison Janret pour prendre la direction d’une ferme expérimentale dans la région. Le jeune homme se consacre entièrement à ses nouvelles tâches. Mais au printemps suivant, à la suite d’un certain nombre de péripéties (celles de deux passages « impromptus » à Rieux), Émilien va progressivement perdre ses certitudes, y compris dans le domaine agricole. Comme le lui dira lors de son second passage l’une des filles de Rieux : « Tu es détraqué maintenant comme nous autres ».

 Dans un roman en revanche urbain (ou suburbain) comme Des trottoirs et des fleurs, les préoccupations écologiques s’expriment à travers la menace d’un projet immobilier visant à lotir un bout de campagne (les Pleux) non loin de Reims : « On parla du journal, de l’écologie, de la nécessité de sauver ce qui demeure de la vraie nature ». Ce qui relevait encore de la suggestion dans L’azur prend plus délibérément la forme d’une opposition dans Je ne suis pas d’ici. Celle de deux familles voisines d’exploitants agricoles : dont l’une s’adonne à l’agriculture industrielle quand l’autre, qui entend aussi préserver telle quelle une lande sauvage, pratique une agriculture de type extensif, ou biologique comme on ne disait pas alors (« La laine de ses moutons avait une qualité exceptionnelle, mais qui l’appréciait à notre époque où triomphe la camelote ? Serait-il réduit à vivre de ses choux et de ses légumes, parfaitement sains eux aussi, mais rachitiques en comparaison de ceux qui s’étalaient dans les magasins de la ville ? « ). Signalons que lors de son unique participation à l’émission Apostrophes, Dhôtel, avant d’évoquer « deux sortes de champs : un grand terroir qui est traité chimiquement, où il n’y a pas une fleur, pas une mauvaise herbe, et à côté il y a la lande », avait précédemment, au détour d’une phrase, glissé l’idée malicieuse « qu’on mettrait de l’engrais sur le ciment » (ce qui avait fait rire Bernard Pivot).

 Dans Histoire d’un fonctionnaire Florent Dormel fait la connaissance du fiancé de sa soeur Clémentine, Robert Grémand, un jeune cultivateur « très instruit des méthodes modernes de culture » qui se présente « plutôt comme un industriel que comme un paysan ». Notre fonctionnaire réalise combien Grémand est étranger à l’idée que lui Florent a de la campagne (celle du « charme des bas fonds marécageux, d’une nature pleine d’oiseaux, de papillons, de fleurs ») tandis que son interlocuteur n’y voit que « des hectares de maïs, de blés ou de betteraves ». Une campagne, comme le remarque ironiquement Florent, que l’on avait fini par « tuer aux trois-quarts grâce aux produits bénéfiques avec lesquels on traite les sols ».

 Ce qui relève peu ou prou de considérations écologiques (le mot « écologie » comme l’adjectif « écologique » étant quasiment absent des romans de Dhôtel) n’a rien de démonstratif avec notre romancier. André Dhôtel s’est fait depuis la parution de ses premiers romansle défenseur d’une certaine idée de la nature (davantage accordée à celle d’une nature sauvage et rebelle) qu’illustrent plusieurs ouvrages antérieurs à L’azur. Cette défense et illustration devait en toute logique rejoindre les préoccupations écologiques de l’après 68 (voire la précéder dans les pages citées de L’azur). C’est aussi dire que dans les romans publiés avant L’azur le romancier plaidait implicitement pour une idée de la nature qui deviendra plus tard un enjeu politique à la faveur de la prise de conscience écologique des années 1970.



 ENSEIGNEMENT

 André Dhôtel enseignait la philosophie dans le secondaire. C’était un professeur atypique si l’on en croit les souvenirs de plusieurs de ces élèves. Citons par exemple le témoignage de Patrick Reumaux (qui plus tard deviendra l’ami de son ancien professeur et écrira L’honorable Monsieur Dhôtel ) : « Dhôtel arrivait toujours vingt minutes en retard, puis il prenait beaucoup de temps pour enlever son pardessus, chercher dans sa serviette. Le cours commencé en retard, la cloche en venait vite à sonner. Il disait aux élèves : « Interrogez-moi ». A ces interrogations il ne répondait souvent pas directement, il biaisait, quelquefois même disait : « Eh bien, je ne sais pas ». Parfois il faisait venir un petit de sixième pour expérimenter sur lui la psychologie, lui demander ce qu’il pensait. Souvent le gosse ne savait rien répondre. Un jour, une fille avait posé sur son bureau une cocotte en papier, il lui dit : « J’en voudrais une plus grande ». Elle s’exécute. Il lui demande à chaque fois une plus grande et elle dut arriver à en faire une gigantesque. Il ne suivait guère le programme ». (témoignage rapporté par Jean Follain dans Agendas). Un autre témoignage d’élève, celui de Maurice Gâchiniard, a été recueilli dans le bulletin de « La Route inconnue » (l’Association des Amis d’André Dhôtel) : « Il parlait modestement, construisant ses phrases sans recherche particulière. L’intonation de sa voix était toujours la même (…) Son cours n’était pas imposé, il se déduisait objectivement de ce qu’il pensait tout haut (…) Cela n’avait rien à voir avec ce que certains pensaient de la philosophie. On ne voyait pas le temps passer ».

 Bienheureux professeur qui dans une lettre à Marcel Arland avouait : « Je n’arrive pas à me défaire, tu vois, d’une mentalité de mauvais élève ».



 ERRANCE

 Dans les romans d’André Dhôtel de nombreux personnages sont confrontés à l’errance, ou s’adonnent au vagabondage. Cela prend même l’aspect d’un road movie avec Sylvestre Baurand (Les premier temps). Ce long chemin d’errance, auquel se trouve associée Thérèse Pardier, les conduit tous deux dans des lieux insolites à fréquenter des personnages autant singuliers que pittoresques. Durant son adolescence, déjà, le Bertrand Lumin de Lumineux rentre chez lui préférait les solitaires balades à bicyclette sans but précis à la fréquentation de ses semblables (ou alors il se livrait à des occupations inutiles). Cette tendance perdure à l’âge adulte, la marche remplaçant le vélo. Évitant les vallées pittoresques, Bertrand préfère « aller se perdre sur le plateau entre les blés et les champs de pommes de terre ». Il lui arrive de rencontrer « des filles comme lui désemparées ». Plus tard Bertrand s’amusera « à suivre de loin des passants », un peu par hasard.

 L’exemple le plus patent de l’errance dans l’oeuvre de Dhôtel étant celle du jeune Gaspard Fontarelle (Le pays où l’on n’arrive jamais). Ce fils de forains, pourtant élevé par une tante qui entend l’éduquer selon des principes stricts (et ainsi le préserver de l’existence désordonnée, difficile, nomade que vivent ses parents), va connaitre un tout autre destin. Gaspard fait par hasard la rencontre d’un enfant fugitif. C’est le point de départ d’une errance en quelque sorte aimantée par le massif des Ardennes. Gaspard partage un temps la vie de musiciens ambulants, puis vivra de nombreuses aventures, toujours en quête de cet improbable pays.

 On pourrait évoquer quelque « pulsion nomade » dans les romans d’André Dhôtel. On relève que l’écrivain n’est pas sans manifester une certaine tendresse à l’égard de personnages vivant une existence nomade, ou envers ceux qui appartiennent aux peuples dits nomades (tziganes, gitans, bohémiens). A l’exemple des romanichels du Couvent des pinsons qui continuent à mener une vie de « camp volant » (cela valant aussi pour ceux qui entendent se sédentariser).


 FORÊTS

 Souvent présents dans l’oeuvre d’André Dhôtel, les bois, forêts et massif forestiers que l’on peut principalement identifier à ceux de l’Argonne n’en dessinent pas moins une cartographie mentale au sein de laquelle les personnages des romans se déplacent au gré des péripéties du récit. La forêt joue parfois un rôle de révélateur. Ceci dans la mesure où ce qui se trouve ici mit en jeu permet de répondre - sur un mode dhôtelien certes - à la question posée par Victor Segalen : l’Imaginaire décroit-il ou se renforce quand il se trouve confronté au Réel ?

 Une première occurrence forestière apparait dans Les rues dans l’aurore. C’est celle (l’Argonne) que l’auteur situe au sud de la ville de Verziers. Cette forêt indiffère dans un premier temps le jeune Georges Leban lorsqu’il y est contraint d’y travailler à la veille de la guerre de 14/18. Cela jusqu’au jour où il y fait connaissance de la jeune femme dont il ne fera jamais tout à fait le deuil et qui restera associée à la forêt. Presque vingt ans plus tard, les mêmes bois favoriseront la rencontre entre Georges et Jeanne, la jeune soeur de la disparue. C’est également à l’Argonne que le jeune Tatane (Le maître de pension) rêve, comme étant le lieu de tous les possibles.

 On change de registre avec Les chemins du long voyage où l’action se déplace du Charolais à la forêt jurassienne vers la fin du récit, devenue le théâtre d’une rixe meurtrière opposant deux rivaux. Avec Lepays où l’on n’arrive jamais la forêt ardennaise reste présente tout au long du roman, à l’exception des chapitres où Gaspard vit à bord d’une péniche, puis sur un bateau mettant le cap sur les Bermudes. Contrairement aux exemples précédents le domaine Harset du Ciel du faubourg parait difficilement localisable sur la carte : plus proche de la Puisaye et de la Bourgogne boisée semble-t-il que du Morvan. Il s’agit d’un vaste domaine forestier privé abritant plusieurs étangs. Une nature luxuriante, sauvage, quasiment inviolée : le contraste par excellence avec l’univers du faubourg (la banlieue parisienne où l’auteur situe la très grande partie du récit). La description du domaine Harset n’est pas sans parenté avec celle qui vingt ans plus tard donnera à l’Argonne des Disparus une tonalité très particulière (et dont l’on retrouvera quelque écho dans Histoire d’un fonctionnaire, puisqu’il s’agit de ce bout de l’Argonne dans lequel Florent Dormel risque de se rompre le cou en tombant du haut d’un promontoire).

 L’Argonne encore, surtout dirais-je, innerve d’un bout à l’autre du récit l’un des meilleurs romans d’André Dhôtel. Elle est d’abord dans Les disparus le lieu d’une présence insolite pour Maximin contemplant la forêt depuis son lieu de résidence. Une forêt qui le fascine puisque « à chaque instant tout semblait nouveau en raison d’une immobilité presque intolérable ». Des sentiments contradictoires traversent le jeune homme. D’un côté il lui semble que la forêt recèle quelque « vérité » propre à le renseigner sur ce qui hante les habitants du village Someperce. De l’autre Maximin n’entend pas entrer dans le jeu de ceux qui, pour des raisons stratégiques ou en but à quelque croyance, affirment que la forêt abriterait des fantômes et serait maléfique. D’ailleurs Maximin rejette le discours de quelques uns de ses proches qui, sans s’en laisse conter, reprennent à dessein les superstitions locales pour dénoncer les mensonges des notables locaux. Pour Maximin l’explication ici doit être recherchée dans la « beauté peu ordinaire » de la forêt, laquelle, en définitive, est faite « avec des feuilles, des vents, de la lumière dans l’espace. Tout le reste c’est de la foutaise ». Cependant n’est ce pas le silence assourdissant de ces bois qui incite Maximin à « jouer de la trompette » (ce qu’on lui reproche) et à « parler à tort et à travers » ?

 Le décors ainsi planté la disparition de jeunes campeurs dans les bois va raviver le souvenir de quelques autres disparitions antérieures, que l’on attribuerait à l’influence néfaste des anciens seigneurs du lieu. Si l’on se perd dans cette forêt-là cela s’expliquerait plus prosaïquement par l’attraction représentée par une clairière : un lieu où « n’importe qui pouvait se perdre pendant des jours ». Maximin apprendra par Repaulin ce qu’il convient de penser des légendes liées à la forêt. Mais fallait-il encore que le jeune homme l’entende, guidé par Repaulin, dans l’enceinte du pavillon presque inaccessible situé au coeur de la forêt. Il comprendra alors qu’il lui fallait accéder à ce lieu pour « saisir l’incroyable réalité » et connaître le fin mot de l’énigme (enfin presque). Une seconde fois, en compagnie de Véronique cette fois-ci, Maximin passera une nuit dans ce pavillon. Le lendemain matin la jeune fille le conduira à cette fameuse clairière. C’est à la suite de cette expédition que les deux jeunes gens, chassés par les villageois, seront contraints de quitter le village. Comme l’indique la quatrième de couverture de l’édition Phoebus des Disparus : « L’aventure, écrit Dhôtel à propos de ce roman auquel il tenait beaucoup, est touffue comme la forêt, au sein de laquelle on se perd avec horreur et émerveillement. Aussi la lecture devient-elle un jeu complexe où la curiosité, le silence, la peur et on ne sait quelle joie obscure se trouvent inextricablement mêlés ». On ne saurait mieux dire.

 Enfin, trop évident peut-être, le prénom Sylvestre (Sylvestre Baurand, Les premiers temps) ne peut que retenir l’attention du lecteur dès le début du roman quand cet ébéniste de métier affirme devant le narrateur « qu’on ne devait pas détruire les arbres, à moins que ça soit tout à fait nécessaire ». Plus tard il dira à Thérèse et Célestin que les arbres lui ont parlé dans sa jeunesse.



 GENS DE PEU

 Sans pour autant qu’il y ait lieu d’évoquer à proprement parler une thématique du type « lutte des classes » dans les romans d’André Dhôtel, force néanmoins est de constater que l’opposition entre les nantis, bourgeois, privilégiés (réunis dans cet abécédaire sous le vocable notables) et les autres, situés au bas de l’échelle sociale, les sans-grades, les humbles, les marginaux, les miséreux, ou encore les gens du peuple, les prolétaires, les petits paysans, voire la populace, reste constante d’un bout à l’autre de l’oeuvre de Dhôtel. Par delà la différence des conditions, des modes de vie, de culture et de langage, celles qui se rapportent à des « valeurs » peuvent parfois se confondre avec le rêve rimbaldien de « changer la vie » pour les seconds. Appelons les, faute d’une terminologie satisfaisante, les « gens de peu » (en l’empruntant au sociologue hétérodoxe Pierre Sansot). A moins que ce dernier l’ait trouvée chez Maurice Nadeau, qui dans un important article de 1951 consacré à notre écrivain (« La Méthode d’André Dhôtel ») cite une phrase extraite du roman David :  « ces livres bien écrits et bien pensés dont la valeur est incontestable et force au respect les gens de peu ». Manière de rendre à Dhôtel ce qui lui appartient.

 Plus que dans Le village pathétique, roman situé dans le monde rural, majoritairement paysan, l’opposition entre ces deux mondes apparait une première fois dans les pages de Nulle part. Pour s’en tenir aux « gens de peu » il s’agit du milieu auquel appartient la famille Balloy, ainsi que Nicolas et Edmée, les deux jeunes amis de Jacques Brostier : des enfants poussés sur le pavé de Béthume, qui malgré leur prime jeunesse connaissent déjà les mille et une façons de se débrouiller dans l’existence. Dans Bernard le paresseux, Bernard Casmin, descendu au bas de l’échelle sociale, loue une chambre dans un quartier populaire de Batheuil « où l’on ne s’embarrassait peu de la réputation bonne ou mauvaise de quiconque ». Durant une période où il se retrouve sans travail, très démuni, Bernard rencontre une communauté de gens modestes, attachants et pittoresques, réunis autour de Robert Corioux (qui exerce la profession de « crieur public »). Un groupe d’amis dont fait partie Bromichet, qui choque son verre « avec l’élégance discrète et compliquée qui ne s’apprend que dans les faubourg » (merveilleuse trouvaille d’une justesse confondante). Bernard va plus ou moins s’agréger au projet d’habitation communautaire de ses nouveaux amis.

 Le monde que décrit Dhôtel dans plusieurs chapitres des Premiers temps, celui que découvre Sylvestre Baurand et Thérèse Pardier lors de leur « cavale » appartient au sous-prolétariat (ou à une certaine marginalité). C’est celui de deux quartiers déshérités de la ville de Saint Eucher : le Cour des Choules, puis Ste Soline. Thérèse, qui quelques jours plus tôt vivait dans une famille bourgeoise, est étonnée des attentions qu’on a pour elle, et de la disponibilité des personnes rencontrées. Dans la Cour des Choules, le soir, les habitants se regroupent autour d’un accordéoniste et d’un chanteur, « M. Cyprien, un Noir ». Comme l’indique Dhôtel : « il s’agissait simplement de respirer l’air du soir et de bavarder, de combiner entre voisins et voisines des projets fabuleux pour acheter une radio, ou agiter quelques questions importantes sur la vie des mouches, les maladies inimaginables du genre humain et les mille moyens de ne pas gagner sa vie ».

 L’opposition évoquée au début de cette entrée peut même se trouver rapportée à celle des bourgs et des villages. Une distinction toute dhôtelienne qu’illustre (L’honorable Monsieur Jacques) la population du bourg Bercourt - représentative d’une mesquinerie provinciale avec son lot de cancaneries, de réputations qui se font et se défont, de tonalité petite bourgeoise - et celle des villages de la Saumaie, de paysans soumis à un mode de vie archaïque, plus ou moins voués à la superstition, amateurs de farces et d’embrouilles. On reste dans ce registre avec Les mystères de Charlieu-sur-Bar entre le bourg Charlieu(ses rivalités entre notables, le rejet des marginaux de la contrée), et les villages des environs (où on cultive une certaine indifférence, voire la paresse). C’est aussi le genre de regard  surplombant que des personnes appartenant à l’élite locale portent dans L’azur sur les habitants du hameau Rieux, lesquels sont perçus par les premiers comme des gens rétrogrades et fantasques. Précisons que l’attitude de ces « gens de peu » là, dans ce romans comme dans d’autres, ne relève nullement de quelque conservatisme étroit. D’une manière générale, pour l’étendre à toute l’oeuvre d’André Dhôtel, le camp des « gens de peu » est celui de la liberté, du mouvement, de l’ouverture d’esprit, de la solidarité. Ce qui n’exclut par les combines, les embrouilles, et surtout « les mille moyens de ne pas gagner sa vie ».



 GÉOGRAPHIE MENTALE

 Des régions (et au sein de celles-ci des « pays ») sont parfois durablement associées à des écrivains : Giono et la Provence, Mauriac et le Bordelais, Pourrat et l’Auvergne, Perros et la Bretagne, Bergounioux, Michon, Millet et le Limousin, Calet et le quatorzième arrondissement parisien, etc. Pour Dhôtel ce serait les Ardennes.

 C’est à la fois vrai et faux. Faux dans la mesure où un cliché qui semble avoir la vie dure s’attache à faire d’André Dhôtel le romancier d’un certain terroir (disons de la partie méridionale du département des Ardennes). Il est vrai qu’une bonne partie de ses romans se situe à l’intérieur d’un quadrilatère qui serait grosso modo délimité par Rethel à l’ouest, le Mont Damion au nord, Vouzier à l’est, et Mazagran au sud. Attigny, le bourg natal de Dhôtel, se trouvant au centre de ce quadrilatère. Jean-Claude Pirotte s’est à juste titre élevé contre la tendance réductrice d’une certaine critique : « On a dit et redit de Dhôtel qu’il était le « chantre » d’un terroir, ce pays imprécis et sinueux qui n’est ni l’Ardenne, ni la Champagne, ni l’Argonne, mais participe à la fois de ce triple voisinage. Un conteur régionaliste en somme. Rien n’est moins certain (…) L’Ardenne de Dhôtel elle est partout, et partout pour Dhôtel s’installe l’Ardenne ». De surcroît, les notions de racines, d’enracinement, et même de lieux de mémoire sont étrangères à André Dhôtel comme il a pris le soin de le préciser dans Retour.

 Ceci posé, comment ne pas reconnaître que les romans de Dhôtel situées à l’intérieur de ce quadrilatère (appelé parfois « Dhôteland », selon l’expression de Maurice Nadeau, qui le comparait à la « Faulknerie » : « On pourrait déjà en dresser le cadastre » ajoutait-t-il) peuvent entraîner le lecteur, rendus curieux par la manière qu’ont les personnages de ces romans de se déplacer dans un espace donné, à venir vérifier (c’est à dire déchiffrer sur la carte) la véracité de leurs déplacements ou celle des lieux décrits par Dhôtel. Je serais tenté d’évoquer là quelque complicité entre l’écrivain et son lecteur, non sans indiquer que l’attitude du second renvoie moins à une vérification par surcroît de réalité qu’au décryptage d’une géographie mentale dhôtelienne, dont on dira que tout déchiffrage sur la carte relève d’un surcroît d’imaginaire. Cette donnée certes excède la quadrilatère en question. Pourtant, faisons l’hypothèse, les autres lieux choisis par Dhôtel pour situer l’action de ses romans (le Cotentin, Autun, Béthune, Namur, Charleville, l’Ardenne du nord, la Champagne, Reims, le Jura, le Charolais, la Grèce…) cultivent moins que ceux logés à l’intérieur de notre quadrilatère cette « propension à l’imaginaire », qui d’ailleurs fait écho au propos de Dhôtel recueilli dans L’École buissonnière, selon lequel, dans cette Ardenne-là, « il n’y a pas un seul endroit où l’on sache vraiment où l’on est, à quel niveau l’on se trouve (…) Le relief reste le même, fascinant et désordonné. Tout change tous le temps ».

 L’une des preuves en quelque sorte de cette géographie mentale propre à l’écrivain Dhôtel (et à l’imaginaire qui s’y rapporterait), élaborée depuis un territoire repérable sur la carte. C’est ce qui fait par exemple de la Saumaie (vallée imaginée par Dhôtel dans L’honorable Monsieur Jacques, que l’on localise au dessus d’Attigny comme étant la vallée du ru de Saint Lambert) un pays autant réel qu’imaginaire ; ou à prêter à cette partie avancée de l’ouest de l’Argonne (Les disparus) un caractère qu’elle ne présente qu’accidentellement ou très localement ; ou à élever sur la place centrale de Vouzier la statue d’un général inconnu au bataillon (que des touristes chercheraient en vain). Un lecteur qui s’efforcerait de « retrouver » ou « reconnaître » in situ les lieux, localités ou paysages décrits dans Le plateau de Mazagran, L’azur, Les mystères de Charlieu-sur-Bar, L’honorable Monsieur Jacques, Bonne nuit Barbara, Les disparus, La tribu Bécaille, Je ne suis pas d’ici, La route inconnue et Histoire d’un fonctionnaire risquerait d’être déçu s’il prend au pied de la lettre les descriptions et indications de l’écrivain, lesquelles ne correspondent pas moins à une certaine réalité, du moins de celle dont Dhôtel fait ses romans : « une « réalité imaginaire » si l’on veut, bien éloignée de tout réalisme. Même dans les romans où notre écrivain plante « un cadre imaginaire », il ajoute (non sans humour) : « Il faut bien que j’en dresse un relevé topographique. Sinon comment pourrais-je surveiller les déplacements des personnages ? ».

 Comme l’écrivait Maurice Nadeau : « L’auteur raffine sur le Baedeker. Au point que tout ceci nous parait bientôt irréel et légendaire, tout droit sorti d’un esprit en pleine activité fabulatrice ». Les lignes suivantes d’André Dhôtel (extraites d’un entretien accordé aux Nouvelles littéraires en 1983), pour conclure cette entrée, valent pour toute l’oeuvre de l’écrivain (à travers le regard qu’il porte sur le monde) : « Tout ce qui échappe aux définitions attire ma curiosité. Il en va de même pour les paysages et les personnes. L’insituable toujours présent me passionne ».



 GROUT (Marius)

 Dans l’article « Situation de l’écrivain en 1947 » (recueilli l’année suivante dans Qu'est ce que la littérature ?), Jean-Paul Sartre cite un certain nombre d’écrivains, ou de courants littéraires qui, selon lui, « ne valent pas ceux qui les ont précédés » dans leur domaine de prédilection. Au milieu de cette énumération il cite : « ni André Dhôtel ni Marius Grout ne valent Alain Fournier ».

 En premier lieu nous sommes surpris de trouver le nom Dhôtel parmi d’autres logés à la même enseigne : Georges Bataille - ce qui n’est pas rien ! - et le courant Lettriste (tous deux davantage familiers au lecteur de 1947). En même temps n’était-ce pas une manière de reconnaissance envers un écrivain qui n’avait publié que trois romans lors de la rédaction de « Situation de l’écrivain en 1947 ». Et puis que venait donc faire ce Marius Grout dans cette galère ? Qui était cet écrivain (inconnu de nos services) ?

 Marius Grout venait de décéder en 1946. Son nom, complètement oublié aujourd’hui, reste associé à l’obtention du prix Goncourt en 1943 avec Passage de l’homme (la même année, on le rappelle, Dhôtel publiait Le village pathétique et Nulle part). En s’intéressant de plus près à la biographie de Marius Grout on constate que cet écrivain, né en 1903 (donc plus jeune que Dhôtel), a exercé la profession d’instituteur puis celle de professeur. Très tôt Marius Grout écrit des poèmes : il envoie l’un d’eux en 1923 à Francis James. D’après Georges Hirondel, la période proprement dite de création littéraire chez Marius Grout daterait de 1937. Paul Claudel, qui le découvre, le fait éditer dans la revue catholique La vie intellectuelle. Grout, ayant dans un courrier précisé à Claudel qu’il n’était pas catholique mais quaker, s’attire la réponse suivante : « Vous auriez dû tout de suite me faire l’aveu qui est contenu dans cette dernière lettre. En ce cas je n’aurais certainement pas recommandé votre poème à une revue dominicaine ». Grout est mobilisé en 1939, puis retrouve le professorat l’année suivante. Après le Goncourt il se consacre exclusivement à la poésie : Poèmes parait chez Gallimard, et Poèmes à l’inconnue au Seuil. Citons ces lignes de Georges Hirondel, commentant Marius Grout : « L’angoisse existentielle et la recherche de l’énigme du monde sous-tendent toute son oeuvre. Il est à ranger parmi les aventuriers de l’Absolu ».




 HUMOUR

 L’humour est présent sous une forme ou une autre, plus ou moins certes, dans les romans d’André Dhôtel. A travers, principalement, des figures comiques, burlesques, fantaisistes, malicieuses, farceuses, blagueuses, qui peuvent le cas échéant se révéler raisonneuses ou sentencieuses sans pour autant abandonner le registre humoristique. Distinguons d’abord l’humour des situations, auxquels les adjectifs improbable et cocasse rendent le plus justice. Ici c’est presque la totalité des romans de Dhôtel qu’il faudrait citer : cet humour se retrouvant en contrebande dans de nombreuses pages de cet abécédaire. Arrêtons nous en revanche sur les figures évoquées ci-dessus. Ce sont principalement celles de personnages secondaires (voir les entrées Burlesque, Musique et Seconds rôles) à l’instar des duettistes Durand et Falort dans Un jour viendra, ou de Paticart et Rinchal (Le train du matin). Le registre des deux derniers, plus étendu que celui du duo précédent, n’est pas sans excéder l’humour proprement dit. Néanmoins, pour y rester, il convient d’évoquer le goût de Pericart et Rinchal pour les discussions impossibles, interminables, voire oiseuses. Et puis le duo peut le cas échéant se transformer en trio quand intervient Mme Rinchal, dont son époux nous dit : « Quand elle se met à causer tu croirais assister à la création du monde ».

 Amédée Peruvat (Des trottoirs et des fleurs) ne dépare pas dans cette galerie de personnages comiques. Il est passé maître dans l’art de tenir des « discours allusifs dont il a le secret », qui n’ont pas l’effet escompté en se révélant imprudents et inappropriés, voire désastreux. Le Repanlin des Disparus se rattache à cette veine humoristique à travers son âne Philippe et ses quatre chiens, des corniauds qui « au rebours des chiens bien élevés (…) se mettaient d’instinct du côté des individus mal accoutrés ou mal en point contre ceux qui se tiennent décemment ».

 Laissons le dernier mot à André Dhôtel en citant les lignes suivantes (extraites de fragments parus dans la revue Traverses ) : « Ce n’est pas raisonnable. Il est question d’un problème social et je pense aux gypaètes. On parle du déclin de la moralité, des mille agonies du roman, et je pense aux gypaètes ».



 ILLUMINATIONS

 Arthur Rimbaud évidemment, l’écrivain et poète qui aura le plus compté pour André Dhôtel, auquel il a consacré plusieurs livres. Dhôtel dans Retour s’y réfère par la bande. Disons qu’il tourne autour du pot. En fait le mot est prononcé lorsqu’il rappelle « l’histoire de ce moine japonais qui est parvenu à l’illumination en écoutant le chant des corbeaux ». Une manière plaisante de contourner le sujet.

 Pour en venir au romancier Dhôtel cette thématique apparait brièvement dans plusieurs livres sans que l’auteur s’appesantisse. A l’exception de Histoire d’un fonctionnaire, un roman inégal comportant néanmoins maintes pages inspirées, d’une prose que l’on pourrait qualifier de « poétique ». En particulier celles durant lesquelles Florent Dormel découvre un coin de campagne qu’il ignorait. S’ensuit une description qui se transforme en méditation (quelque part entre Nerval et Rimbaud). Florent en arrive à perdre durant un court instant la notion du lieu où il se trouve. Ce qu’il éprouve alors (« Florent en venait à croire que ces sortes d’illuminations c’était son histoire à lui, des événements de son histoire ») l’induit à supposer que « peut-être une sorte d’égarement « pouvait lui permettre de retrouver « son chemin ». Et l’on en terminera avec cette affirmation toute dhôtelienne : « La vérité c’était qu’il ne pouvait vivre que dans un conte tout à fait déraisonnable mais nécessaire ».



 IMAGINAIRE

 Existe-t-il un imaginaire propre à André Dhôtel ? D’autres entrées de cet abécédaire tentent d’y répondre (en particulier Imprévu, Illumination, Surgissement). A vrai dire le mot revient rarement sous la plume de l’écrivain (pas plus qu’il n’est mentionné dans ses entretiens). Même un livre comme Retour, qui dans certaines pages « ne parle que de ça » ne s’y réfère pas. Henri Thomas a évoqué « l’imaginaire pur » de Dhôtel (qu’il associe à « la part de hasard »). Sans doute faut-il distinguer chez notre écrivain les livres qui font la part belle à l’imaginaire, cela relevant d’une évidence, et ceux qui nous confrontent plus particulièrement à ce que l’on pourrait appeler « un imaginaire typiquement dhôtelien ». Citons deux exemples représentatifs de ces deux types d’imaginaire.

 Le premier roman, Le pays où l’on n’arrive jamais, traite de la vie nomade, de l’errance, des rêves de l’enfance, des pouvoirs de l’imagination. Gaspard Fonterelle, le jeune héros, est un enfant solitaire qui, dans l’univers routinier d’un univers ardennais, s’invente un monde depuis des « mots que l’on avait pas l’habitude d’entendre ici », des mots glanés au hasard de conversations surprises à l’insu des villageois. C’est cette ouverture sur l’imaginaire qui va rendre l’enfant disponible aux possibilités infinies qu’à la vie de susciter des événements rompant avec la monotonie de l’existence. Et contribuer autant que faire ce peut à changer le cours d’une vie. Nous restons avec Le pays où l’on n’arrive jamais dans le registre classique de l’imaginaire.

 En revanche, dans un roman comme Le train du matin, il parait utile de mentionner le passage suivant avant de le commenter. Nous retrouvons au bistrot Gabriel Lefeuil en compagnie de Rinchal et Paticart, deux employés de la SNCF : ces derniers adeptes de ces « conversations nocturnes où on se balade aux confins de l’univers ». Gabriel subodore que les deux discoureurs sont prêts « à s’engager dans des considérations célestes ou infernales ». Tout en trouvant « l’entretien déplacé » il reconnaît « que pour Rinchal et Paticart c’étaient des propos tout simples. Dans une condition dite subalterne, où ils n’avaient pas le loisir de disposer tellement de leur vie, tout les inclinait à des bavardages dénués de prétention et rien ne les empêchait de se passionner pour des personnages anciens, et même des dieux afin d’orner quelque peu leur médiocre condition. Ils avaient trop de soucis mesquins d’habitude, pour ne pas s’amuser quand l’occasion se présentait, à se perdre dans un pays lointain qui ne pouvait pas être plus faux que le leur. Voilà pourquoi jusqu’à minuit ils ne démordirent pas des affaires antiques, les arbres, les montagnes, les divinités, et tout le bazar ».

 Rinchal et Paticart, personnages cocasses, se signalent par leur goût pour les discussions impossibles et interminables. Ces deux modestes employés de la SNCF s’entretiennent ici de l’Antiquité avec Gabriel (qui apprend le grec). Ce dernier craint d’abord que les deux compères ne se lancent, comme ils en ont habitude, dans une joute ou un exercice de fausse érudition (d’où le côté « déplacé » de l’entretien), mais il comprend vite de quoi il en retourne. Ici Dhôtel excelle à vider l’expression (« péter plus haut que son cul ») de sa trivialité pour lui donner un tout autre contenu. L’écrivain nous dit en quelque sorte que l’imaginaire est donné à tout le monde. Et quelquefois mieux à ceux qui ignoreraient même le mot, quand le plus simplement du monde des Rinchal et Paticart se lancent non sans gourmandise dans des discussions érudites improbables sans pour autant se pousser du col (et sans prétentions intellectuelles il va de soi). On peut aussi y entendre, mezza voce bien entendu, l’enseignement suivant : qu’importerait le contenu quand la forme, n’est-ce pas…



 IMPRÉVU (INATTENDU)

 Chez André Dhôtel l’imprévu vient déranger le bon déroulement de l’existence, ou de tout ce qui irait de soi, ou encore de la pente ordinaire des jours. Cela est dit explicitement dans Des trottoirs et des fleurs à travers le dialogue suivant, entre Léopold Péruvat et son ami Cyrille : « Admettons que nous sommes des abrutis, et après ? - L’ennui c’est que nous aimons être des abrutis. Sûrement ça nous passionne - Et pourquoi ça nous passionne ? demandait Cyrille - A cause de l’imprévu peut-être bien ». Ici le narrateur ajoute : « Les autres, Pulchérie et Clarisse en tête, devaient plutôt craindre l’imprévu dés lors que les deux phénomènes refusaient de s’affirmer de quelque manière ». Le roman suivant (Je ne suis pas d’ici) l’illustre sur le même mode. Comme le rapporte le vieux Gildas, au sujet de Lola et Pélagie : « Pour mes petites filles rien n’est régulier. Elles ne s’intéressent qu’à ce qui est inattendu ».

 Cette notion (l’imprévu, l’inattendu) relève davantage de l’implicite dans Un jour viendra avec Antoine Marvaux. Relevant, sans pour autant les blâmer, que ses camarades Desserge et Laurépin n’ont plus qu’à suivre la voie déjà tracée pour eux (« Ceux-là pouvaient faire n’importe quoi (…) de toute manière ils arriveraient »), Antoine constate que pour lui « arriver » n’a pas trop de signification : « la véritable affaire serait que quelque chose d’incroyable arrive ». Gabriel Lefeuil dans Le train du matin, lui,erre sur les voies de chemin de fer pour « y voir des choses ». D’ailleurs il peut en témoigner : « C’est là que j’ai trouvé Alfred (…) Trouver ça veut dire imaginer, mais c’est mieux que d’imaginer, parce que ça pourrait être vrai, vous comprenez ? ».

 Maurice Blanchot (Les rues dans l’aurore) a très tôt souligné « la fatalité de l’inattendu et l’étrangeté de ce qui nous attend à coup sûr » chez Dhôtel, du moins pour qui voudrait bien les « voir ensemble », dans des romans (et en particulier celui-là) « où il ne se passe rien, mais où l’imprévu est toujours imminent ».



 INCERTITUDE (AMBIVALENCE)

 Le mot « ambivalence » étant à notre connaissance absent des romans d’André Dhôtel, celui d’incertitude prévaut. On ne saurait cependant s’interdire de le mentionner pour indiquer que malgré tout il traduit avec Dhôtel, chez des personnages confrontés à la complexité du monde, ce qui relèverait de l’impossibilité parfois de trancher, quitte à revenir sur ce que l’on affirmait précédemment sans donner l’impression de se déjuger. Dans les meilleurs romans de Dhôtel la question du sens vient se greffer sur le comportement plus ou moins ambivalent des personnages principaux. Il y a toujours un moment où le récit bascule dans quelque chose qui devient signifiant quand bien même cette signification, variable d’un roman à l’autre, s’affranchirait de toute rationalité pour proposer des réponses d’ordre poétique.

 Cette ambivalence ou incertitude se révèle encore plus massive lorsqu’elle se trouve exprimée par un collectif, celui par exemple des habitants de Rieux (L’azur). Peu après son arrivée dans ce hameau, Émilien Dombe, le jeune chef de culture, qui s’interroge sur une présence intrigante, se trouve confronté à l’incertitude des villageois. L’un d’eux lui dit : « Personne ne sait au juste ». D’où cette constatation d’Émilien : « En fin de compte tous ces gens tenaient à demeurer dans une incertitude profonde ». Même si notre chef de culture en arrive à penser que cette récurrente indécision n’est peut-être qu’un leurre, un moyen de le berner, la réponse à ce nouveau questionnement (« On sait et quand même on ne veut pas savoir ») n’est pas de nature à éclairer sa lanterne. Et comment s’y retrouver quand, pensant trouver au moins un semblant d’explication chez le « réprouvé » du hameau, ce personnage lui répond : « J’y crois et je n’y crois pas. On voit et on ne voit pas. Les autres vous disent qu’ils ont vu, mais tout le monde ment, vous m’entendez ? ». Cela valant aussi à Rieux pour les histoires de coeur : « On aime à la folie, mais on aime personne, dit Jenny ».

 Même affirmation d’une chose et son contraire chez les habitants de la Saumaie (L’honorable Monsieur Jacques). L’explicite (« On sait et on ne sait pas ») de Gustave devient implicite tout au long du roman comme un principe d’incertitude lié indissolublement à la Saumaie. Gabriel Lefeuil (Le train du matin), rétif à certaines explications, n’est pas sans répondre « C’est ça et ce n’est pas ça ». Ce à quoi souscrivent ses deux interlocuteurs, Paticart et Rinchal : « Comme pour n’importe quoi, les salaires, les voyages et le catéchisme : c’est ça et ce n’est pas ça ».

 



 INCESTE

 Qu’on ne se méprenne pas : il n’y a pas à proprement parler d’incestes dans les romans d’André Dhôtel mais des relations qui peuvent, avec toutes les nuances ou réserves que l’on voudra, être qualifiées d’incestueuses. Parlons plutôt de pulsions incestueuses, uniquement entre frères et soeurs, et oncles et nièces. Dans le premier cas (Le train du matin) nous savons que Geoffroy Merandet a quitté la France pour se soustraire à « l’amour insensé » qu’éprouve pour lui sa soeur Jeanne (amour révélé par « la jalousie sauvage et inattendue d’une amante qui ne savait pas à quel point elle aimait »). Geoffroy n’étant pas d’ailleurs en reste. C’est pourquoi, confronté à l’amnésie de Geoffroy (qui, de retour en France, vagabonde dans la région sous le surnom d’Alfred), Gabriel Lafeuil finit par se demander s’il ne « vaudrait pas mieux que Geoffroy retrouve sa raison et qu’il devienne l’amant de sa soeur ». De suite après, toujours s’adressant à Isabelle, son interlocutrice, il ajoute « Il y a toi ». Ce à quoi la jaune fille répond : « Je serais plutôt une soeur pour lui. Tout est à l’envers malheureusement ». Dans Le plateau de Mazagran Juliette n’est pas sans informer ses deux prétendants, Maxime et Gabriel, de la passion jalouse de son jeune frère à son égard. Quant à l’Alcide Joras de L’homme de la scierie, qui aime sa soeur Éléonore, il reportera ensuite sa passion sur Virginie, la fille d’Éléonore.

 Cette dernière incidence permet de faire la liaison dans ce registre incestueux avec les relations oncles / nièces. Signalons surtout Bonne nuit Barbara, roman dans lequel Barbara Semeur et son oncle Lazare se comportent comme des amants, cette relation étant avérée si l’on en croit la rumeur publique. L’attirance de Marc Fortan vers sa nièce Émilie (Le ciel du Faubourg)s’explique parce qu’en réalité la seconde n’est pas la nièce du premier comme tout le monde le croit (à l’exception bien évidemment d’Émilie et de sa sa mère). Une indécision que l’on retrouve dans Le couvent des pinsons : Aurore est-elle la fille de Franck Devres ou de Lorgenais ? Citons : « Le plus grave ce fut que Franck éprouvait peut-être pour elle un amour qui n’était incestueux qu’en apparence, mais qui bouleversait la vie de la mère et de la fille ».

 On ne saurait trop insister sur le fait que toutes ces attirances de nature incestueuses paraissent parfaitement aller de soi dans cet univers romanesque. Cela ne prend nullement un caractère transgressif avec Dhôtel. Ces inclinations « coupables » ne suscitent à l’égard des protagonistes ni véritable rejet, ni condamnation chez ceux qui y sont confrontés. Ceux et celles qui font état de ce genre de pulsion ne ressentent en retour nulle culpabilité. Pour certains cependant ne sont pas épargnés les affres de la jalousie.



 INSIGNIFIANCE

 Il existe deux façons de traiter l’insignifiance chez André Dhôtel. D’abord elle nous est donnée à travers des propos tenus par tel ou tel personnage secondaire. A l’instar de Gordique dans Le train du matin, le rival de Gabriel Lefeuil dans le coeur de Jeanne Merandet, qui entend prouver à ce dernier qu’il n’est pas digne de Jeanne. Selon Gordique, Gabriel est un hypocrite, un imposteur, un manipulateur, et davantage encore un personnage insignifiant. Mais également, dans d’autres cas, l’un ou l’autre de ces personnages, principaux ceux là, prend le lecteur à témoin de son insignifiance. Par exemple dans Histoire d’un fonctionnaire, Florent Dormel convaincu de longue date de son insignifiance, serait enclin à s’en satisfaire, et même, après une suite de déboires, à s’en féliciter : « Bien loin de s’en chagriner, il se félicite d’être enfin réduit à sa plus profonde nullité. C’est extraordinaire que puisse s’annuler une vie qui a toujours été nulle ». Une troisième façon pourrait être ici déclinée, intermédiaire en quelque sorte. Ce qui distingue le Désiré Belcourt de Vaux étranges du commun des mortels, à savoir sa manie de faire des phrases alambiquées impropres à la communication, devient la preuve de son insignifiance. On rapporte qu’il était un objet « de mépris et de raillerie, mais, comme le disait l’instituteur, il avait ainsi l’impression d’occuper une place dans un monde où on le voulait absent ».

 Dans un article de la NRF, Dominique Aury, commentant Mémoires de Sébastien, signalaient que les principaux protagonistes du roman (en particulier Sébastien et Marie-Jeanne) avaient « en commun l’insignifiance, ou plutôt la conviction de leur insignifiance ». Elle ajoutait que ces êtres « ne se croient rien dans le monde, et cependant ils vivent pour quelque chose d’absolument inconnu, un amour que rien n’arrête ni ne comble ». Dominique Aury concluait cet article par ces mots, que l’on aimerait prémonitoires : « Dans l’oeuvre d’André Dhôtel, Mémoires de Sébastien marque un feu de plus sur la route où tant de feux déjà brûlent et font digne dans le silence. Un jour une grande foule s’y réchauffera ».

 Il ne faut cependant pas trop prendre le mot « insignifiance » au pied de la lettre. Elle renvoie aussi à une manière de se déresponsabiliser, de s’extraire des affaires du monde, d’affirmer son in-appartenance. Mais également de se reconnaître tel dans la mesure où ceux qui vous assignent de la sorte sont convaincus de leur signifiance (si l’on peut s’exprimer ainsi). Une signifiance dont la lecture de Dhôtel incline à penser qu’elle n’est en définitive qu’un leurre, un cache-sexe, ou une imposture.

  



 INSTABILITÉ

 Nombreux sont les personnages des romans d’André Dhôtel qui se caractérisent par leur instabilité. Jacques Brostier dans Nulle part ouvre le bal. Le lecteur le découvre travaillant dans l’hôtel que sa tante dirige d’une main de fer (et dont il est le co-propriétaire). Des projets familiaux, concernant Jacques, seraient de nature à lui assurer un avenir enviable. Ce que l’intéressé va s’efforcer de démentir en refusant l’existence bourgeoise qui lui est proposée. Jacques s’acoquine alors avec de jeunes voyous : la belle équipe montera un commerce de « vendeurs à la sauvette ». Dans un entretien de 1978, interrogé par Laurence Paton sur Nulle part (roman paru 35 ans plus tôt), Dhôtel affirme presque le contraire, du moins sous l’aspect d’une rupture avec son milieu, contre l’évidence même (du moins à mes yeux de lecteur). Est-ce dû aux nombreuses années le séparant de la rédaction de ce roman, ou d’un agacement vis à vis de l’intervieweuse (qui évoque le côté « irrécupérable », voire subversif de Jacques) ? Curieusement, pour étayer son point de vue, Dhôtel insiste sur l’application de son personnage à « toujours être poli », alors que cette « qualité », ajoute-t-il, « semble l’associer plus intimement à l’ordre admis plutôt que l’en éloigner » (ici Dhôtel semble oublier que dans Bernard le paresseux cette application, propre également à Bernard Casmin, se retourne contre ce dernier, devient la preuve même de la duplicité du jeune homme, quand Bernard devient indésirable pour la « bonne société » de Bautheuil).

 L’instabilité dont il est généralement question avec Dhôtel renvoie le plus souvent à une instabilité professionnelle. Celle par exemple de Bernard Casmin (Bernard le paresseux), qui après son renvoi de la Maison Barraudat est engagé par l’antiquaire Lourquin. La mauvaise réputation de Bernard finit par le rattraper et l’antiquaire le licencie. Puis Bernard se retrouve secrétaire et homme à tout faire dans une entreprise véreuse. S’ensuit alors une période d’inactivité, d’oisiveté, de dèche, de jours difficiles. Finalement Bernard accepte un poste de représentant dans la région. Ce qui, l’éloignant de Bautheuil, arrange tout le monde (ou presque). L’instabilité est en quelque sorte native chez Bertrand Lumin (Lumineux rentre chez lui). Il exerce après son service militaire diverses professions : citons « marchand de pendules », « secrétaire chez un négociant », « étalagiste », « employé de bureau », « libraire ». Bertrand connaît même la réussite sociale (et la considération qui va avec) en devenant le responsable du Comité des fêtes de la ville. Avec un tel personnage le naturel reprend le dessus et Bertrand va scier la branche sur laquelle il se trouve confortablement installé. Il échoue dans un village où il survit en effectuant des petits boulots. Bertrand en conclut que « la situation sociale ce n’est absolument rien » : il accepte généralement ce qu’on lui propose mais s’arrange pour transformer la moindre proposition en fiasco.

 Il faudrait citer dans ce registre la Véronique Leverdier des Disparus, qui abandonne ses études et passe d’un emploi à l’autre sans y attacher de l’importance. Ou le Félix Marceau de Pays natal qui préfère les chemins de traverse à ceux, balisés (c’est bien là le problème !), de la réussite sociale. Ou encore Lola et Pélagie, les petites filles du vieux Gildas (Je ne suis pas d’ici) pour qui, selon leur grand père, « la stabilité ça n’existe pas ». Lequel Gildas précisait auparavant à son interlocuteur : « Jamais elles ne croient qu’elles sont capables de se faire une situation comme tout un chacun ». Lola plus encore que Pélagie : elle « n’a pas voulu poursuivre ses études. Elle a trouvé une place de vendeuse et bientôt on l’a mise dehors pour avoir répondu à des clients avec brusquerie. Elle ne voulait pas faire le singe en se pliant à l’amabilité commerciale. Deux fois elle a perdu sa place. Enfin elle est apprentie dans un salon de coiffure ». La soeur, en quelque sorte, de la Rosemonde de La Salamandre, le film d’Alain Tanner, sorti une dizaine d’années plus tôt.

 C’est un autre type d’instabilité que présente le Sylvestre Baurand des Premiers temps, puisque le lecteur fait la connaissance d’un homme rangé (Sylvestre a été jadis incarcéré à la suite de vols et d’escroqueries), qui depuis vit une existence sans histoire en exerçant la profession d’ébéniste. Pour préserver l’avenir de son fils (le passé des anciens « délinquants » n’en finissant pas de les rattraper dans les romans de Dhôtel), Sylvestre sera contraint de quitter le bourg où il s’était installé. L’occasion alors pour lui de vivre des aventures autant déraisonnables que dictées par la nécessité. Le fait d’enfreindre la loi leur étant subordonné. Comme l’écrit André Dhôtel : « Il y avait un Sylvestre merveilleusement hardi et insouciant, toujours prêt aux aventures et par surcroit patiemment attentif aux choses de la vie ».


IRRÉGULIERS

 A titre individuel il serait fastidieux de relever les nombreuses irrégularités que commettent d’un roman à l’autre maints personnages nés sous la plume d’André Dhôtel. Comme l’écrit Jean-Claude Pirotte dans Cavale : « Tous ses personnages sont des contrebandiers, des adolescents en fuite, des apaches et des paresseux ». Ailleurs Pirotte précise : « Les gens réguliers et vertueux ça n’existe guère » chez Dhôtel. Ce n’est pas tout à fait par hasard si Antoine Marvaux dans Un jour viendra se lie avec Vlaque et ses amis, qui vivent de petits trafics et se situent en permanence à la limite de la régularité. Le jeune Vlaque, considéré comme un voyou, explique à un Antoine hébété, qu’il est en réalité un bourgeois : « Un bourgeois ça vit avec des combines. Ca fait des bénéfices de cent pour cent et ça ne fiche rien du matin au soir ».

 Dans Les premiers temps la population de sous-prolétaires et de marginaux vivant dans la Cour des Choules, qui n’est pas sans ressembler à une cour des miracles, a toutes les bonnes raisons du monde de « craindre la police ». Cela suppose un certain type d’organisation. Dès qu’un individu douteux (selon les critères du lieu) pénétrait dans le passage menant à ce faubourg déshérité « ceux qui n’étaient pas en règle allaient se perdre du côté des greniers d’où ils pouvaient redescendre vers une autre cour, à travers des démolitions, non loin de l’avenue. Impossible de cerner ces lieux et personne n’y songeait. Les fonctionnaires, gendarmes, huissiers ou inspecteurs ne rencontraient là qu’une innocence pour ainsi dire infinie, ou bien le vide, par exemple une cambuse soudain sans mobilier ni habitant ».