ÉLOGE DE COLETTE PEIGNOT












 « Avant de mourir, elle a marqué formellement le désir que son témoignage ne reste pas incommuniqué, affirmant qu’il ne faut pas s’isoler, rien n’ayant de sens que ce qui existe pour d’autres êtres. Mais la misère inhérente à tout ce qui est littérature lui faisait horreur : car elle avait le plus grand souci qui puisse se concevoir de ne pas livrer ce qui lui apparaissait déchirant à ceux qui ne peuvent être déchirés ».

Georges Bataille et Michel Leiris


« Ceux qui l’ont approchée n’ignorent pas combien inentamable était son exigence de hauteur et violente sa rébellion contre les normes à quoi souscrivent la plupart ».

Michel Leiris







 Comme beaucoup, j’ai découvert l’existence de Colette Peignot dans la première édition des Écrits de Laure, établie par Jérôme Peignot chez Jean-Jacques Pauvert en 1971 (ma lecture doit dater de 1974 ou 1975). Ce nom de Laure - qu’elle avait choisi, et que Georges Bataille et Michel Leiris reprirent pour une première publication hors commerce et à tirage limité d’une partie de ces écrits en 1939 - reste celui sous lequel nous la désignons encore aujourd’hui, principalement. A une seconde édition, plus complète des Écrits de Laure, datant de 1977 (reprise l’année suivante dans la collection 10 / 18), sont venus s’ajouter les Écrits retrouvés de Laure (publié en 1987 par Les Cahiers des Brisants), et Laure, une rupture 1934, par les Éditions des Cendres en 1999. Enfin les Éditions des Cahiers ont publié Cahiers Laure n° 1 en 2013.

 Cependant le nom Colette Peignot s’avère en ce début du XXIe siècle mieux connu dans la mesure où ne pèse plus sur lui l’interdit qui malgré tout perdurait encore en 1971, puisque Jérôme Peignot, le neveu de Colette (auteur d’une longue préface aux Écrits de Laure, « Ma mère diagonale », indispensable introduction à l’oeuvre et à la personne de Colette Peignot) avait publié cette édition Pauvert contre la volonté de son père Charles, le frère de Colette, lequel était déjà entré en conflit avec Bataille et Leiris en 1939 pour la même raison (le parfum de scandale, même s’il s’en défendait, lié à la nature de ces écrits).

 Cette découverte des Écrits de Laure figure parmi ces événements qui marquent une vie de lecteur. Je crois devoir ajouter que mon intérêt sinon plus pour ces « écrits » se trouva redoublé par la présence, dans la vie de Colette Peignot, de Georges Bataille. Ce qu’il faudrait sans doute relativiser plus de quarante ans plus tard. Il n’en demeure pas moins que sans la volonté de Georges Bataille (avec le concours de Michel Leiris) de publier les textes de celle qui venait de décéder un an plus tôt ces Écrits de Laure seraient probablement restés à l’état de manuscrits. De surcroiî Bataille avait commencé de rédiger une Vie de Laure (reprise en 1973 dans le tome 6 de ses Oeuvres complètes, mais incluse deux ans plus tôt par Jérôme Peignot dans l’édition Pauvert des Écrits de Laure) qui s’interrompt en juin 1934, c’est-à-dire juste avant le début de leur liaison. En ce qui concerne leur vie commune, comme de la période consécutive à la mort de Colette survenue en novembre 1938, on se reportera aux « fragments retrouvés » du Coupable, insérés en annexe dans le tome 5 des mêmes Oeuvres complètes en 1973 (puis repris quatre ans plus tard dans la seconde édition des Écrits de Laure). Citons Bataille : « Je dus seulement supprimer les passages qui parlaient de tiers (en particulier la morte à laquelle son ami, Michel Leiris, fait allusion dans La Règle du jeu) ». A ce sujet mentionnons la présence de Colette Peignot dans plusieurs pages de Fourbis (le tome 2 de La Règle du jeu). Mais également dans le Journal de Leiris publié après sa mort : Michel Leiris étant certainement le plus proche ami de Colette durant les années 1937-1938.

 Sachant que Laure est inconnue de la plupart de ceux qui liront cet Éloge de Colette Peignot, je vais, contre l’usage, d’abord m’attarder sur la biographie de Colette Peignot en m’appuyant en partie sur La vie de Laure par Georges Bataille (mais également depuis les « fragments retrouvés » du Coupable). Ceci et cela étant complété par les nombreuses contributions de Jérôme Peignot, pour ne citer que lui. Ce n’est pas tant mettre la charrue avant les boeufs que d’indiquer combien cette vie-là ne peut être dissociée d’écrits que Colette Peignot garda par devers elle, et ne donna pas à lire de son vivant. Des pages manuscrites que Georges Bataille découvrit après la mort de sa compagne. D’autres textes, retrouvés après 1971 par Jérôme Peignot, donneront à ces Écrits de Laure leur forme définitive (indépendamment des extraits de correspondance publiés depuis, lettres adressées à Boris Souvarine et Georges Bataille, ou de « textes politiques » publiés par Colette sous un pseudonyme, qui sont tous venus enrichir la connaissance que nous avons aujourd’hui de Colette Peignot, et de Laure son nom de plume).


 Colette Peignot est née en 1903 dans, précise Bataille, « une famille riche, non de vieille bourgeoisie quant au père dont les ascendants proches s’étaient élevés de l’artisanat à la richesse ». J’ajoute « dans une famille catholique », comme on en mesurera plus loin l’importance. En septembre 1915 son père Georges est tué sur le front de la Somme (il a déjà perdu deux de ses frères, André et Rémi, durant la première année de la guerre ; le quatrième frère, Lucien, décédera l’année suivante : signalons qu’il existe à Paris, dans le quinzième arrondissement, une rue des Quatre-Frères-Peignot). La mère, dévote, introduit dans la maison un prêtre, l’abbé Peraté, pour placer ses quatre enfants (trois filles et un garçon) sous son autorité morale. L’abbé abusera de la fille ainée et se livrera à des attouchements sur Colette. En 1917 Celle-ci subit les premières atteintes du mal (la tuberculose) qui l’emportera 21 ans plus tard. Sa vie sera ponctuée de nombreux séjours en sanatorium et dans des maisons de repos.

 En 1920 son frère Charles épouse Suzanne Rivière, une cantatrice, Une amitié se noue entre elle et Colette. C’est durant l’année 1925 que cette dernière croise chez son frère plusieurs surréalistes. Elle y rencontre, par l’intermédiaire de sa belle-soeur, Jean Bernier, membre du collectif Clarté (alors proche du groupe surréaliste), qui devient son amant (et certainement son premier grand amour). Colette rompt en partie avec sa famille et part rejoindre Bernier en province. La fin de cette liaison (Colette tente de se suicider, sans que l’on puisse affirmer que cette séparation en était la cause) inaugure une période d’errance. Un retour dans sa famille se solde par un échec. Colette effectue de nombreux déplacements en province et en Suisse (le plus souvent dans des lieux de soins).

 En 1928 elle se retrouve à Berlin. On ne sait s’il faut évoquer quelque chose de l’ordre d’une emprise ou de nature sadomasochiste avec le médecin Eduard Trautner (un poète expressionniste proche de Brecht, certainement nihiliste). Bataille écrit : « Elle vivait chez Trautner, ne sortant pas, ne voyant personne, étendue sur un divan. Trautner lui fit porter des colliers de chien : il la mettait en laisse à quatre pattes et la battait à coups de fouet comme une chienne. Il avait une tête de forçat, c’était un homme relativement âgé, énergique, raffiné. Un jour il lui donna un sandwich à l’intérieur bourré de sa merde ». Dans des pages retrouvées d’un journal intime Colette évoque cette période berlinoise : « La sensualité était comme séparée de mon être réel, j’avais inventé un enfer, un climat où tout était aussi loin que possible de ce que j’avais pu prévoir pour mon propre compte. Plus personne au monde ne pouvait me joindre, me chercher, me trouver. Le lendemain cet homme me disait : « Tu t’inquiètes beaucoup trop, ma chère, ton rôle à toi c’est celui d’un produit d’une société décomposée… un produit de choix, sais-tu bien. Vis cela jusqu’au bout, tu serviras l’avenir. En hâtant la désintégration de la société ». Une nuit Colette prit la fuite : « C’était trop, trop parfait dans le genre ».

 De retour en France Colette apprend le russe à l’École des langues orientales. Depuis l’époque de sa relation avec Bernier elle était devenue communiste, mais d’un communisme déjà résolument en opposition avec le PCF (à l’instar de Bernier et de ses amis). En 1930 elle part pour la Russie. Bataille relate ce séjour en ces termes : « Elle y vécut d’abord pauvrement et très seule, mangeant dans de misérables restaurants et ne mettant les pieds que rarement dans des hôtels cossus pour étrangers. Elle connut ensuite des écrivains. Elle fut la maitresse de Boris Pilniak, dont elle garda mauvais souvenir, que cependant elle revit plus tard à Paris. Elle séjourna à Leningrad, mais surtout à Moscou. Fatiguée de tout elle voulut connaître et même partager la vie des paysans russes. elle n’eut de cesse qu’on l’introduise dans une famille de moujiks pauvres dans un village perdu en plein hiver. Elle supporta mal cette épreuve excessivement dure. Elle fut hospitalisée à Moscou, gravement malade. Son frère vint la rechercher et la ramena en sleeping ».

 Entre le retour de Colette à Paris et le début de sa vie commune avec Boris Souvarine on ne connait de cette période que ce qu’en rapporte Bataille : « Dégoûtée, il lui arrivait de provoquer des hommes vulgaires et de faire l’amour avec eux jusque dans les cabinets d’un train. Mais elle n’en rirait aucun plaisir ». Colette Peignot avait rencontré Boris Souvarine avant son départ en Russie : ce dernier lui ayant communiqué l’adresse de Victor Serge à Moscou. Leur relation date du printemps 1931. Bataille note : « Elle se lia alors avec Boris Souvarine, qui s’efforça de la sauver, la traita en malade, fut pour elle davantage un père qu’un amant ». Le couple s’installe un temps rue du Dragon à Paris, puis plus durablement à Neuilly-sur-Seine en octobre. Colette, adhérente depuis 1930 au Cercle Communiste Démocratique (fondé par Souvarine) participe financièrement à la création de la revue La Critique sociale (signalons que Colette, depuis sa majorité semble-t-il, pouvait disposer de sa « fortune personnelle », ce qui signifie qu’elle était comme on dit à l’abri du besoin), dont le premier numéro paraît en mars 1931 sous la direction de Boris Souvarine. Elle y publie durant les trois ans d’existence de la revue des articles signés Claude Araxe (ou sous ses initiales C.P.), et en sera la secrétaire de rédaction. Parallèlement Colette collabore au Travailleur communiste syndical et coopératif (journal communiste oppositionnel proche du Cercle Communiste Démocratique).

 Durant cette période Colette Peignot croise Georges Bataille (également collaborateur à La Critique sociale). Bataille indique que leur première rencontre date du printemps 1931 : « Je la vis la première fois à la brasserie Lipp dinant avec Souvarine » (appelé Bouredine dans La vie de Laure). « Je m’étonnais de voir Souvarine (aussi peu séduisant que possible) avec une femme aussi jolie. Elle venait de s’installer rue du Dragon où je retrouvais Souvarine un soir. Je lui parlai peu. Ce devait être en 1931. Dès le premier jour je sentis entre elle et moi une complète transparence. Elle m’inspira dès l’abord une confiance sans réserve. Mais je n’y songeais jamais ». Batailla ajoute : « Elle me parut d’ailleurs différente de ce qu’elle était : solide, capable, quand elle n’était que fragilité, qu’égarement. Elle reflétait à ce moment-là quelque chose du caractère industrieux de Souvarine ».

 1934 est une année importante dans la vie de Colette Peignot. Durant l’hiver, puis au printemps elle rencontre à plusieurs reprises Georges Bataille, seule. Il écrit : « En janvier ou février 1934, je restais malade, alité. Elle vint me voir une ou deux fois. Nous ne parlâmes que politique. Au mois de mai, je crois, nous allâmes passer deux trois jours dans la maison de campagne d’un ami, Souvarine, elle, Sylvia (son épouse, l’actrice immortalisée dans Une partie de campagne de Jean Renoir) et moi. Je me rendis compte alors que ses rapports avec Souvarine étaient empoisonnés. Il se trouva en même temps que Souvarine à table me contredit d’une façon presque intolérable, agressive. Il y avait une complicité tacite entre Laure et moi. Au cours d’une promenade elle m’avait parlé cette fois de vie non politique. D’une façon peu claire et triste. Je crois que nous étions le plus souvent possible tous les deux seuls. Souvarine comprenait sans doute ce qui se passait et laissait libre cours à son caractère intolérant ».

 C’est sur ces derniers mots que se termine La vie de Laure par Georges Bataille. Le début de leur relation, proprement dite, date du 29 juin 1934. Au début du mois de juillet Souvarine et Colette partent pour le Tyrol. Elle y adresse presque chaque jour une lettre à Bataille. Il vient la rejoindre à Innsbruck le 19 juillet. Le lendemain Souvarine et Colette partent pour l’Italie. Elle quitte son compagnon, désirant rester seule le restant du séjour. Elle s’installe à Molveno, puis à Andalo (où Bataille la retrouve le 28 juillet, mais ne reste pas). Elle rentre à Paris début août dans un état de grande détresse. Colette est hospitalisée à la maison de santé de Saint-Mandé par le docteur Weil (le père de Simone Weil). Cette crise de dépression nerveuse perdure, quoique atténuée à partir de la fin août, pendant plusieurs mois. Colette Peignot et Boris Souvarine reprennent une vie commune par intermittence. Elle le quitte définitivement en 1936 pour vivre avec Georges Bataille. Colette participe l’année suivante à l’aventure d’Acéphale. C’est au printemps 1938 qu’elle s’installe avec Bataille à Saint-Germain-en-Laye. Elle y décède le 7 novembre de la même année après une agonie de quatre jours.

 C’est au lendemain d’une promenade effectuée en compagnie de Zette et Michel Leiris, et de Georges Bataille en mars 1938, durant laquelle tous quatre s’étaient rendus non loin d’Épernon sur la tombe apocryphe de Sade (trois mois plus tôt Colette et Bataille y avaient été conduits par Maurice Heine, à leur demande) que Colette « ressentit la première atteinte du mal » dont elle décéda huit mois plus tard : « Elle s’alita, écrit Bataille, sans savoir qu’elle ne devait plus se lever ». Les derniers jours de Colette Peignot, ceux de son agonie, ainsi que les péripéties liées à ce décès, nous sont connus à travers le témoignage de Marcel Moré, le seul, parmi les connaissances de Colette, à entretenir des relations avec d’un côté la famille Peignot, de l’autre Georges Bataille, Michel Leiris et leurs amis. C’est par son intermédiaire que le clan Peignot avait été prévenu de la fin imminente de Colette. Et c’est à lui que la mère de Colette s’était adressée pour « demander à Bataille la permission d’amener un prêtre » pour que sa fille puisse recevoir les derniers sacrements. Ce à quoi Bataille répondit que dans sa maison il n’était pas question qu’un prêtre en franchisse le seuil. Moré relate que durant « l’agonie de Laure », la mère et la soeur ainée assises d’un côté du lit, Bataille et deux ou trois de ses amis debout de l’autre, ne s’adressaient pas la parole. Après la mort de Colette se posa la question des obsèques, la mère exigeant un service religieux. Bataille, toujours par l’intermédiaire de Moré, répondant que « si jamais on poussait l’audace jusqu’à célébrer une messe, il tirerait sur le prêtre à l’autel ». Finalement la mère préféra renoncer à ce projet : l’éventualité d’un scandale lui paraissant encore plus préjudiciable qu’un enterrement civil.

 Les mots manquent pour parler des « fragments retrouvés » du Coupable, une sorte de journal intime tenu par Georges Bataille à partir de septembre 1939. Ces fragments absents de l’édition de 1944 du Coupable  seront rétablis en 1973 dans le tome 5 des Oeuvres complètes de Bataille (parmi les annexes du Coupable). Celle que l’auteur appelle « la morte » ou « Laure » étant présente dans des pages « qui parlaient de tiers », que Bataille dut se résoudre à supprimer. Il revient, évoquant sa vie commune avec Colette Peignot, sur un épisode qui avait bouleversé sa compagne, celui de la montée de l’Etna que tous deux avaient effectuée quelques années plus tôt : « Laure fut prise tout à coup d’une angoisse telle, que folle, elle s’enfuit en courant droit devant elle : l’effroi et la désolation dans lesquels nous étions entrés l’avaient égarée ». Plus loin, associant ce témoignage à un moment douloureux (la veille Bataille s’était rendu sur la tombe de Colette) Bataille écrit : « L’être brûle d’être en être à travers la nuit et il brûle d’autant plus que l’amour a su écrouler les murs de prison qui enferment chaque personne : mais que peut-il y avoir de plus grand que la brèche à travers laquelle deux êtres se reconnaissent l’un l’autre, échappant à la vulgarité et à la platitude qu’introduit l’infini ». Des lignes qui n’ont pas besoin d’être commentées. Pas plus que les suivantes, lesquelles disent au plus juste de quelle nature était leur relation : « la douleur, l’épouvante, les larmes, le délire, l’orgie, la fièvre, puis la mort sont le pain quotidien que Laure a partagé avec moi et ce pain me laisse le souvenir d’une douceur redoutable mais immense : c’était la forme que prenait un amour avide d’excéder la limite des choses  et cependant combien de fois ensemble avons nous atteint des instants de bonheur irréalisable ». Relevons encore : « Je ne peux pas exprimer non plus à quel point Laure était belle, sa beauté imparfaite était la mobile image d’une destinée ardente et incertaine (…) Celui qui aime au-delà de la tombe a le droit de délivrer en lui l’amour de ses limites humaines et de ne peut pas hésiter à lui donner autant de sens qu’à rien d’autre qui lui apparaisse concevable ». Terminons par ce fragment daté du 3 octobre 1939 : « Dans le « désert » où je m’avance, il existe une solitude totale, que Laure, morte, rend plus déserte ».

 Comment, j’y viens maintenant, qualifier ces textes, ces pages manuscrites que Colette Peignot garda par devers elle, sans même les montrer aux hommes dont elle partageait la vie, Boris Souvarine d’abord ; puis Georges Bataille surtout, en raison de la proximité des Écrits de Laure avec les siens ? Est-ce de la littérature ? On serait tenté de répondre par la négative si l’on en croit les fortes réticences de Colette envers ceux qu’elle appelait des « littérateurs » (ce que Bataille et Leiris ont magnifiquement traduit par : « Elle avait le plus grand souci qui puisse se concevoir de ne pas livrer ce qui lui apparaissait déchirant à ceux qui ne peuvent être déchirés »). Dire alors que ces écrits excèdent la littérature suppose que l’on se garde de tout jugement « moral » sur la chose littéraire accréditant l’idée que le désir de non publication, voire celui de non communication garantirait en quelque sorte leur excellence. D’ailleurs, dans une lettre à Michel Leiris qui doit dater de 1938, Colette Peignot écrit : « Je pense que ce qui est écrit doit être communiqué ». Mais laissons là pour l’instant ces considérations pour en venir aux Écrits de Laure proprement dits. Je rappelle qu’ils furent d’abord en partie publiés hors commerce et à tirage limité par Bataille et Leiris : en 1939 pour Le Sacré, puis 1941 pour Histoire d’une petite fille. D’autres textes (poèmes, journal intime, correspondance, articles politiques,…) viendront ensuite compléter ces premier écrits (les plus conséquents).


 Commençons par Histoire d’une petite fille, dont la date de rédaction nous est inconnue. Bataille et Leiris le présentent ainsi : « De l’aspect même de ces brouillons il ressort qu’il s’agit ici plus que d’une tâche à proprement parler « littéraire », d’une tentative pour coûte que coûte objectiver quelques uns de ces noeuds profonds qui se forment dans un être à la fois abrupt et sensible, le serrant presque à l’étouffer, de sorte que c’est pour lui une nécessité vitale que de les projeter au dehors à seule fin de s’en délivrer ». Colette Peignot raconte une histoire, la sienne, celle d’une petite fille née en 1903 dans une famille « de bourgeois riches et bien pensants ». Une enfant devenant une adolescente durant la guerre de 14/18. Par delà l’indéniable expérience cathartique relevée par Bataille et Leiris, il s’agit de l’un des témoignages les plus accablants que l’on ait pu écrire sur l’univers autant oppressant, étouffant que délétère d’une famille de la bourgeoisie catholique du début du XXe siècle. « Je n’habitais pas la vie mais la mort », écrit Colette Peignot en évoquant « une enfance sordide et timorée, hantée par le péché mortel, le Vendredi saint et le Mercredi des Cendres ». Citons ce passage, éloquent : « J’ai vu les oriflammes et les oripeaux des prêtres en sueur (l’aisselle verte et puante), j’ai vu les scapulaires et les chapelets crasseux des jeunes filles, les enfants de Marie tremblantes : « Mon père, j’ai eu de mauvaises pensées ». Tous braillaient, l’haleine pourrie : nous sommes l’espoua a a a re de la France. Trois vieilles hochinant de leurs cheveux gras découvraient d’entre leurs moustaches des rateliers tout plein d’hostie rance ». A l’âge de 7 ans, Colette s’efforce « d’inventer des péchés » tant les siens lui paraissent « insignifiants, peu en rapport avec la gravité des mines, la sévérité des textes et des invocations ».

 Mais laissons là l’ordure catholique pour changer de décors. Le passage suivant illustre bien l’un des aspects névrotiques de ce type de bourgeoisie : « Malgré ses domestiques ma mère restait constamment préoccupée du ménage, préoccupée jusqu’à l’angoisse par la poussière, la naphtaline et l’encaustique. Il ne se passait pas de jour sans qu’une tâche nouvelle ne l’absorbât et ne mit en l’air choses et gens. Cela s’appelait « ranger » et ce n’était jamais fini. Tout le monde devait être sur pied et prendre une part active au bouleversement général. Enfants et domestiques, visages crispés à l’image de l’autre, allaient et venaient, montaient et descendaient, rien n’était épargné. Seule, la chambre de débarras demeurait immuable dans son air confiné et sa lumière de vitrail ». Justement, c’est dans ce débarras que Colette, la benjamine, vient se réfugier pour échapper au climat oppressant de la maison, pour rêver en se « racontant sans fin des histoires, et surtout celles d’avant ma naissance, du temps où j’habitais le ciel ». Notons « la curiosité de l’enfant vers son ventre ». Une curiosité à laquelle succède la terreur. C’est là que Colette Peignot écrit cette phrase souvent reproduite : « Ainsi allais-je osciller entre l’infâme et le sublime au cours de longues années d’où la vraie vie serait absente ». Bataille et Leiris, les premiers, ont relevé cette référence rimbaldienne. En l’associant à une « exigence sans merci qui la fit se rebeller très tôt contre la foi catholique et ne cesser, jusqu’à son dernier souffle, de l’embellir et de la ravager ».

 D’autres notations, dans Histoire d’une petite fille, apportent une touche supplémentaire à la description de cet univers bourgeois. Telle l’évocation de Christiane, la fille âgée de 12 ans de l’une des femmes de ménage, qui intrigue Colette d’autant plus qu’il lui est interdit d’adresser la parole à Christiane. Celle-ci se jettera par la fenêtre d’un septième étage parce que sa mère, surprise par l’une de ses patronnes de vol de charbon, avait été amenée au commissariat (où l’on avait répondu à la fillette, qui cherchait sa mère : « Votre mère c’est une voleuse, je la ferai mettre en prison »). Chez les Peignot, tout en trouvant la patronne « trop sévère », on ne plaisantait pas sur le chapitre du vol. A Colette, qui demandait des explications, sa mère avait répondu qu’on ne pouvait d’aucune façon « tolérer le vol chez soi et que du reste c’était un péché mortel ». La rédactrice ajoute : « Je restais épouvantée, concluant une fois de plus que le péché mortel fait mourir ». Citons également cet épisode, significatif de la manière dont était perçue la classe ouvrière. Pour distraire son ennui Colette observe, depuis l’une des fenêtres de la maison donnant sur une petite usine, « un jeune découpeur qui travaillait-là le cuivre à la scie circulaire. Nous échangions des sourires et des petits signes de tête. Un jour il se coupa le pouce : j’appris immédiatement l’accident. La fenêtre devint défendue car je regardais trop et ce spectacle me jetait dans une inquiétude terrible ». Une bonne explique à Colette que « ce jeune homme est un ouvrier », donc quelqu’un situé tout au bas de l’échelle sociale (ce qui confirme ce que par ailleurs dit sa mère) : « Je ne voulus pas la croire : comment pouvait-il être ouvrier puisque je l’aimais bien ? ».

 En 1914 ses trois oncles et son père sont mobilisés. Tous périssent sur le front (à exception de l’oncle Lucien, qui ne survécut pas à ses blessures une fois rentré chez lui). Colette Peignot traduit l’atmosphère du moment dans ces lignes d’une justesse confondante : « Annonces tragiques, visites de condoléance, voyages funèbres, messes d’anniversaire, défilés des amis de la famille, articles de journaux, prises de voile et commande à « la Religieuse », c’était pain béni pour tout un lot de vieilles filles pieuses et inoccupées qui venaient flairer le deuil dans notre maison, se repaître d’héroïsme à l’ombre de notre famille et raconter d’autres drames, d’autres cas tragiques dont aucun, parait-il, n’atteignait en beauté ce qui chez nous c’était passé ». La mère introduit alors dans cette maison sans hommes (Charles, le fils ainé, étant souvent absent avant d’être appelé sous les drapeaux) un prêtre, l’abbé Pératé, afin de placer ses filles sous l’autorité morale de cet homme d’église. Ce prêtre, indiquent Bataille et Leiris, « étant l’animateur d’un groupement catholique dont Laure fit partie un temps avec son frère et sa soeur ainée ». L’abbé Pératé jette d’abord son dévolu sur la soeur ainée. Dans un second temps il se livrera à des attouchement sur Colette : « Il me prit sur ses genoux, releva mes jupes et passa sa main sur mes cuisses (…) puis il me dit « avec ta soeur je fais comme ça » et il entr’ouvrit mes jambes, posa sa main contre mon sexe, je bougeai vivement et il retira sa main, tout en sueur, il continua à peloter longuement mon corps et à me serrer très fort dans ses bras ; puis se calma ».

 Vers la fin de la guerre Colette perd la foi et refuse de se rendre aux offices : « Une chose était stable, sûre et sans retour : mon irréligion ». C’est également l’époque où elle décide de parler de l’abbé Pératé à sa mère (qui refuse dans un premier temps de la croire). L’histoire d’une petite fille se termine en 1920. Colette se passionne pour la musique, puis s’en déprend tout aussi rapidement. Même chose pour la peinture. L’adolescente, qui vient d’avoir 17 ans, observe le monde sans aménité. Les « survivants » et les « cousins » qui rendent visite à sa mère (ainsi que tous leurs pareils) « ont perdu le sens de cette vie-là qui pousse les êtres au large en risquant tout avec. Ils sont là les termites, les ménages sans que leur imagination s ‘élève jamais à un pouce au-dessus du devoir quotidien, des obligations quotidiennes et des distractions dominicales ».

 Au sujet des textes (poèmes, extraits de journal, fragments de lettres, courts récits) publiés en 1939 par Bataille et Leiris sous le titre Le Sacré (lequel reprend celui du poème qui ouvre cet ensemble), les deux éditeurs dans leur présentation insistent sur l’importance de la notion de sacré dans la vie de Colette Peignot. Dans Histoire d’une petite fille on pouvait y trouver quelques prémices quand la petite Colette se réfugie dans la chambre de débarras pour imaginer une existence accordée à ses rêves d’enfant. Une conception du sacré que l’on peut aussi déjà circonscrire depuis l’oscillation entre l’infâme et le sublime. En ce qui concerne Bataille cela n’était pas sans entrer en résonance avec ce qu’il confiait alors au papier, y compris dans les textes de ses conférences au Collège de Sociologie. Pour Leiris c’était encore plus évident : la conférence de Leiris prononcée lors de l’inauguration du même Collège (« Le sacré dans la vie quotidienne », à laquelle Colette Peignot avait certainement assisté durant l’hiver 1938) n’avait pas été sans occasionner des échanges entre eux deux.

 D’emblée un lien peut être fait entre Histoire d’une petite fille et Le Sacré puisque le premier vers du poème « Le Sacré » n’est autre que la phrase « Je n’habitais pas la vie mais la mort », relevée dans les premières pages du manuscrit de Histoire d’une petite fille. Après ce poème inaugural Colette Peignot tente de définir ce que représente pour elle le sacré. A vrai dire son approche n’est rien moins qu’hétérodoxe lorsque, mettant comme en balance une définition minimale du sacré avec la mort, elle ajoute : « Cette permanence de la menace de mort est l’absolu enivrant qu’emporte la vie, la soulève hors d’elle-même, projette au dehors le fond de moi-même comme une éruption de volcan, une chute de météore ». Plus loin on retrouve certainement des échos de son dialogue avec Leiris quand Colette dit se garder de tout qualificatif « chargé de sens et de séduction ». Ceci posé, sa conception du sacré se formule davantage sous une forme négative lorsque elle évoque « ce qui prive l’existence de toute possibilité de ressentir le sacré », cette privation excluant « la vérité de l’être ». Ce qu’elle exprime pour le mieux sous une forme poétique : « Le contraire / Ou l’on arrive / pitoyable comédie / infantilisme sénile / zézaiements / bégaiements, fausse puérilité, régression, impuissance et à un degré plus bas encore / Cynisme, vulgarité, scepticisme, perversion totale de être moral / Altération, comme l’eau la plus pure s’altère dans les marais / Contre ceux qui font de la vie ce marais, jamais assure de cruauté, d’intransigeance : s’en éloigner comme de la peste ».

 L’aspect antireligieux reste présent dans Le Sacré. Un court récit intitulé « Laure » s’achève par ces mots : « Et l’on vit enfin le Christ d’argent vaciller dans la merde ». Ce qui relève encore ici de l’anticléricalisme prend une tonalité plus foncièrement anti-chrétienne dans le fragment suivant : » But : détruire l’esprit chrétien et ses équivalences, comme instinct de mort, identification avec la mort, sacrifice, poussière, édulcoration ». Ajoutons dans ce registre ce poème intitulé « Guerre A MORT A LA RELIGION » (retrouvé par Jérôme Peignot) : « Tuez les - ils renaitront avec l’auréole du martyr - Ils croupissent dans les catacombes : ils misent sur la lâcheté - / alors arrivent / par bandes / par troupes / trempent le doigt dans le bénitier et signent / leur condamnation / leur lâcheté / couleur d’eau bénite / chantage à la maladie ».

 Dans un texte aussi éclaté que Le Sacré sur le plan formel relevons trois extraits qui plus que d’autres nous restituent le son de la voix de Laure. L’aphorisme suivant, par exemple, pourrait servir d’exergue à une « Vie de Colette Peignot » : « Mépris de ceux dont la conversation se ramène à tout ce que j’ai haï et fui : à un certain esprit de vulgarité et de mesquinerie. Le côté vaudeville, ils finissent par s’y sentir à l’aise ». Ensuite, dans un tout autre registre le poème se transforme en cri (quelque part entre Artaud et Bataille) : « Aux chiottes / Aux chiottes les sommets / L’idéalisme, les gens qui vont sur une haute montagne et sont écrasés par cette montagne / Aux chiottes / Aux chiottes / les grands sentiments / les passions pesantes / que tout chavire / que nos mères soient maquerelles / que nos femmes soient putains / nos filles violées ». Enfin, seule Colette Peignot pouvait écrire le poème qui suit : « Archange ou putain / je veux bien / Tous les rôles / me sont prêtés / La vie jamais reconnue / / La simple vie / que je cherche encore / Elle git / tout au fond de moi / leur péché a tué / toute pureté ».

 Les fragments qui viennent compléter les Écrits de Laure (retrouvés par Jérôme Peignot dans l’édition de 1977) prolongent Le Sacré :Il n’y a pas à proprement parler de césure sur les plans formel et thématique. Citons l’extrait suivant : « Tout en moi s’insurge. La vie n’est pas encore une chambre mortuaire où l’on fait un silence artificiel en retenant même le bruit du sanglot qui vous tord la poitrine. Avez-vous peur des fantômes ? J’aime mieux prendre l’idée à la gorge et la tenant ainsi la regarder dans les yeux jusqu’à ce qu’elle en meure ou crever moi-même de son souffle putride ». Ainsi que cette notation, particulièrement récurrente dans les Écrits de Laure : « Impossible de supporter les gens avec lesquels je n’ai rien de commun - les contacts « à travers S » me hérissent de toute ma peau. Impossible de supporter la solitude quand elle est stérile ». Ou encore ce poème : « C’est la nuit / la vie est là / tout en désordre / Tout est pillé, saccagé, détruit / sali, gâché / méconnu / / Le saut dans le vide / le tenter / et on revient à la vie infantile / celle qui n’a pas mué / disparité constante - veulerie / tartuferie ».

 Ce qu’il est convenu d’appeler « Les textes politiques de Laure » méritent un traitement particulier. Rappelons que Colette Peignot adhère à une certaine forme de communisme dans le milieu des années vingt. Sa rencontre en 1926 avec Jean Bernier, l’un des animateurs de la revue Clarté (qui plus tard sera l’un des membres du Cercle Communiste Démocratique, collaborera à La Critique sociale et participera à Contre-Attaque, etc), se révèle ici déterminante. Durant ses années de vie commune avec Boris Souvarine (entre le printemps 1931 et l’été 1934, voire 1936), Colette Peignot, adhérente du Cercle Communiste Démocratique, écrit plusieurs articles dans La Critique sociale, ainsi que dans Le Travailleur communiste, syndical et coopératif. Mentionnons le pseudonyme choisi par Colette pour signer ces articles : Claude Araxe (à l’exception de deux comptes rendus d’ouvrages de La Critique sociale suivis des initiales C.P.). Jérôme Peignot, découvrant dans une lettre de Colette Peignot à Georges Bataille l’exergue « Pontem indignatus Araxes «, a identifié la provenance de ce vers : L’Énéide de Virgile. Ce que l’on peut traduite par « L’Araxe que le pont indigne ». L’Araxe étant une rivière du massif caucasien particulièrement réputée pour la violence de son courant, à ce point que « les ponts ne pouvaient résister à ses assauts ». Ce pseudonyme n’a donc rien d’anodin.

 Les « textes politiques » (signés Claude Araxe) publiés dans Le Travailleur communiste syndical et coopératif s’inscrivent dans le courant dit de « communisme oppositionnel » critique envers l’URSS et le PCF (représenté principalement par le Cercle Communiste Démocratique). Colette Peignot y dénonce les discours lénifiants sur « le pays des ouvriers et des paysans », alors qu’en URSS les ouvriers comme les paysans sont exploités et méprisés. Cette dénonciation s’étendant aux mensonges du pouvoir soviétique, alors que « la classe ouvrière de l’URSS vit dans des conditions insupportables et essaye de s’y soustraire par la fuite », ou aux scandaleux écarts entre les promesses des plans et leur réalisation », ou à l’existence d’une nomenklatura (la chose, pas le mot), ou encore aux illusions de l’électrification.

 Un article tranche sur tous ceux, critiques, consacrés à l’URSS. Dans celui-ci, intitulé « L’opium du peuple », Colette Peignot y retrouve le ton polémique des Écrits de Laure sur la religion catholique. C’est l’occasion d’associer ces articles politiques aux « textes sur l’Espagne » des Écrits de Laure que je n’ai pas encore mentionnés. Une Espagne où Colette Peignot s’est rendue à trois reprises : avec Souvarine l’été 1935, puis seule au printemps 1936, enfin avec Bataille à l’automne 1936. Elle dit être sensible (dans le double d’une lettre dont le correspondant n’a pu être identifié) à ces « êtres ni policés, ni vernis par toute une fausse civilisation qui, ici, me fait horreur ». Elle ajoute : « Ainsi vous n’aimez pas la marque de « civilisation » du peuple espagnol, et moi c’est exactement ce qui m’attire là-bas ». Toujours dans les Écrits de Laure un texte intitulé « Incendie d’église » se termine par les lignes suivantes, qui corroborent les précédentes (tout en apportant une utile précision) : « Ce qui pourrait déprimer : c’est le fossé creusé entre la capacité révolutionnaire de la foule prête à tout risquer et capable d’organiser elle-même ses « excès » et l’incapacité et la veulerie des chefs et des intellectuels qui traitent tout cela de tristes « excès » du « lumpenprolétariat » ». Cette même année 1936 (dans une lettre à Jean Bernier ?), Colette Peignot informe son correspondant qu’elle s’est rendue « chez les Anars d’ici - il y avait une conférence sur l’Espagne avec des gars qui revenaient de Madrid tout comme moi. On s’est merveilleusement bien entendu et ils m’ont appris bien des choses intéressantes que j’avais grande envie de te raconter. Je dois te dire que maintenant je suis anarchiste. Les autres me dégoûtent trop. Je ne sais pas si tu as lu dans les journaux qu’il y a un gouvernement de front populaire ici aussi. Ca se présente sérieusement avec de louables intentions genre brain trust de Rooseveit et au mieux des grèves magnifiques et il y a encore des salauds qui gâchent tout et laisseront échapper l’occasion. Quand même la vie est meilleure quand elle bouleverse tous les pronostics et quand les êtres humains ressemblent à la marée ». Les commentateurs passent généralement sous silence cette mention de l’anarchisme chez Colette Peignot. Ce qui m’incite par conséquent à la souligner. On dira qu’à partir du printemps 1936 son évolution politique la conduit vers l’anarchisme. La révolution espagnole étant bien entendu le principal facteur de cette évolution.


 Cette recension des Écrits de Laure faite, plusieurs questions juste effleurées restent en suspens : celle des interactions entre le politique et (pour simplifier) l’existentiel dans « l’oeuvre » de Colette Peignot ; sur les relations de la jeune femme avec Boris Souvarine d’abord, Georges Bataille ensuite (en l’élargissant à Simone Weil et à Michel Leiris) ; enfin, question plus improbable, sur ce qui rattacherait ou éloignerait Colette Peignot d’un féminisme absent de ses écrits (et de ses préoccupations).

 Un passage de La vie de Laure par Georges Bataille n’a pas été sans susciter des réserves sinon plus : « Elle voulut devenir une révolutionnaire militante, elle n’eut toutefois qu’une agitation vaine et fébrile ». Ce que démentent, pour s’en tenir aux faits, la participation de Colette Peignot au Centre Communiste Révolutionnaire, et plus encore son rôle en partie occulte au sein de La Critique sociale. D’ailleurs cet aspect-là Bataille le reconnait implicitement lorsqu’il indique que Laure, avant leur liaison à tous deux, « reflétait à ce moment-là quelque chose du caractère industrieux de Souvarine ». L’appréciation première de Bataille, que l’on peut discuter ou récuser pour les raisons qui viennent d’être précisées, n’est pas pour autant complètement invalidée si l’on se réfère à quelques unes des pages des Écrits de Laure, de celles où la révolte de Colette Peignot n’a pas pour s’exprimer d’autre exutoire que le papier : à la mesure d’un incendie qui finirait par tout consumer, l’auteure comprise. Mais après tout nous sommes dans une autre dimension, dans laquelle le militantisme - fût-il révolutionnaire - n’a pas grand chose à voir. On ne peut, ici en l’occurrence, que prendre « la mesure de l’excès » dans ces pages incendiaires des Écrits de Laure. Un excès que seul auparavant Antonin Artaud,  pour se limiter à la première moitié du XXe siècle avait pu exprimer (et qu’il exprimera de nouveau au lendemain de la Seconde guerre mondiale).

 Une révolte, j’y reviens, qui relevait du désaccord fondamental de Colette Peignot avec ce monde, cette société capitaliste, cet univers bourgeois détesté, ce catholicisme qu’elle exécrait. Comme le rappelle Jérôme Peignot, elle n’entendait pas faire de concessions, y compris avec ceux qu’elle chérissait, telle Suzanne Peignot, la première épouse de son frère Charles, la mère de Jérôme, coupable d’avoir autorisé ses enfants à confectionner un drapeau tricolore brandi depuis la fenêtre : « Tu les laisses mettre cette ordure sur le balcon, lui dit-elle ». Plus exemplairement, quelques mois plus tard, Colette dinant chez sa belle-soeur, au milieu d’autres convives, l’entendit reprendre l’une des scies de l’époque, popularisée par la presse d’extrême droite : « Léon Blum s’appelle Karfentel et il a de la vaisselle d’argent ». Colette « demanda calmement à Suzanne si elle avait des preuves, puis celle-ci répliquant « Mais enfin, c’est une chose connue de tout le monde », elle se leva, quitta l’assemblée et sortit « . Colette ne remit plus jamais les pieds chez sa belle soeur. Jérôme Peignot ajoute : « Elle ne devait jamais revoir celle qui lui avait témoigné tant d’amour ». Dans ce même texte (« Ma mère diagonale »), il affirme que « c’est se savoir du côté des oppresseurs et de ne rien parvenir à faire de concret pour se désolidariser d’eux, qui l’a tuée ». Cela se discute. Et renvoie dans une certaine mesure au propos de Bataille cité plus haut (extrait de La vie de Laure). J’objecterai de même en rappelant que c’est tenir pour négligeable « l’engagement révolutionnaire » de Colette Peignot durant les années 1930. Et puis cela suppose la présence, chez elle, malgré tout, de quelque chose de l’ordre d’une culpabilité pourtant absente des Écrits de Laure (du moins sous cet angle-là).


 En mettant de côté Jean Bernier, son premier grand amour, au sujet duquel plusieurs pages du journal alors tenu par Colette Peignot indiquent quel bouleversement cette relation représenta dans la vie de la jeune femme (« Tu portes en toi la promesse d’un monde où l’on pourrait vivre. Je t’ai vu à Garches et la vie a pris un sens. Je voulais vivre. J’avais honte de mon adolescence rêveuse, qui se dérobait, fuyait, dans ce RÊVE, lâche, malgré toute la souffrance qui l’accompagnait »), deux hommes, et pas des moindres, ont principalement compté dans la vie de Colette Peignot : Boris Souvarine et Georges Bataille.

 L’ouvrage Laure, une rupture 1934, contient de nombreuses lettres de Colette Peignot adressées à Boris Souvarine écrites en juillet, août, et peut-être septembre 1934. Les premières sont postées depuis différents lieux de villégiature italiennes : Colette, partie en vacance avec son compagnon, éprouvant le besoin de se retrouver seule à partir du 22 juillet (entre temps, il est vrai, Bataille était venu la rejoindre à Innsbruck le 19 juillet). Les secondes, les plus nombreuses, proviennent de la maison de santé de Saint-Mandé où Colette a été hospitalisée le 6 août. Très progressivement ses lettres apportent le témoignage du délitement de sa relation avec Souvarine. Une longue lettre, non datée, mais qui sans doute a été écrite vers la fin du mois d’août, laisse supposer que la grave crise qui a entraîné cette hospitalisation semble derrière Colette. L’extrait suivant souligne la nature, principalement, du différend entre eux (sachant que celui-ci vient corroborer d’autres dans ce même registre, plus anciens) : « Il n’y a pas malheureusement de schéma aussi simple - G.B. (Bataille) : un monstre que je dois écarter de mon existence ? La chose serait simple. Moi-même j’en tomberais d’accord. Mais il y a ceci. De son côté : il m’aime et m’aime moi-même, intégralement, c’est à dire saine et forte. De mon côté : je suis incapable de lui dire et de dire à qui que ce soit que « je l’aime », je sais seulement qu’il est pour moi en premier lieu comme un frère compréhensif de certaines misères et avec lequel je puis échanger quelque chose de valable malgré des divergences très marquées en bien des points de vue divergents qu’il connaît et sont peut-être à la base de nos rapports « intellectuels ». En second lieu il est - oui - c’est vrai de la dire - je puis avoir un échange sexuel avec lui - je crois que non seulement je le puis - mais je le souhaiterais encore - je n’ose pas me le permettre mais c’est comme une porte fermée et l’air passe dessous. Mais lui, m’aime profondément - absolument - moi - je crains qu’il y ait déséquilibre dans cette situation. Il sera prévenu de tout si je le revois. Il faut la vérité de tous les côtés ».

 Colette Peignot et Boris Souvarine ne rompirent définitivement qu’à l’été 1936, quand elle s’en alla vivre avec Georges Bataille. Colette aurait émis le désir de revoir Souvarine avant de mourir mais les amis de ce dernier, précise Anne Roche (la préfacière de Laure, une rupture 1934) « décideront de lui épargner cette épreuve ». Boris Souvarine, longtemps après, lors de la réimpression en 1983 de La Critique sociale (revue dont il faut souligner l’importance dans le paysage politique du moment), revient longuement sur l’histoire et les tribulations de la revue ainsi que de ceux qui y collaborèrent. Son prologue contient de nombreuses inexactitudes, si l’on peut l’exprimer de la sorte. Quelques unes sont à ce point incompréhensibles que l’on se demande si ce prologue a été relu par l’éditeur. Par exemple le groupe surréaliste (pour la période 1931-1934) ne s’est pas orienté « vers le communisme » en s’interrogeant « même sur l’opportunité d’adhérer au parti ». Bien au contraire il s’en éloignait (jusqu’à rompre pour de bon en 1935). Le rapprochement évoqué avait eu lieu plus tôt : de 1926 à 1928. Cela porte pourtant moins à conséquence que l’affirmation selon laquelle Jean Bernier et Gérard Walter (deux collaborateurs de La Critique sociale) « avaient eux aussi versés dans l’hitlérisme ». Tandis que parallèlement « Raymond Queneau et Michel Leiris penchaient plutôt pour le stalinisme, peut être influencés par les « existentialistes » apologistes éhontés des crimes de Staline et cie ». Ici il devient difficile d’imputer des erreurs de mémoire dues au grand âge. D’ailleurs avec Georges Bataille, qui bénéficie d’un « traitement de faveur » dans ce prologue, force est de constater que si la mémoire de l’auteur de ce prologue peut être à l’occasion prise en défaut, ces erreurs ne permettent pas de masquer le ressentiment toujours vivace de Souvarine envers Bataille : rancoeurs qui prennent même des proportions difficilement soupçonnables à l’égard de faits survenus cinquante ans plus tôt ! Mais il parait possible que ce ressentiment ait été ravivé lors de la publication en 1973 du tome 6 des Oeuvres complètes de Georges Bataille (lequel, on le sait, comporte en annexe La vie de Laure). Souvarine n’a sans doute pas lu ce texte mais les passages le concernant lui ont été très certainement rapportés. Et ceux-ci, il est vrai, n’avaient pas de quoi flatter l’intéressé.

 Avant de revenir sur ce prologue de la réédition de La Critique sociale rappelons que Bataille fut l’un des principaux contributeurs de la revue. Donc qu’à ce titre il rencontra souvent Souvarine entre 1931 et le printemps 1934. On retrouve une première fois son nom au sommaire du n° 3 (comme auteur d’un article sur Psychopathia Sexualis de Kraft-Ebing). Dans le n° 5 Bataille signe (avec Queneau) un premier long article : « Le critique des fondements de la dialectique hégélienne ». Puis dans le n° 7 « La notion de dépense », un texte essentiel dans l’oeuvre de Bataille. Lequel article, fait unique dans l’histoire de La Critique sociale, était précédé du chapeau suivant : « L’étude ci-dessous constitue un fragment d’ouvrage à paraître sous le même titre. A bien des égards l’auteur y entre en contradiction avec notre orientation générale de pensée, mais une revue de recherches ne saurait s’interdire de telles divergences. Nous publierons une analyse critique de cette étude dans un prochain numéro ». Nul collaborateur de La Critique sociale n’y répondra. Ensuite Bataille ouvre le n° 9 de la revue avec « Le problème de l’Etat », puis publie en deux livraisons (numéros 10 et 11) un autre article important : « La structure psychologique du fascisme ». Avec le recul on vérifie que Bataille a été, du moins qualitativement parlant, le principal contributeur de La Critique sociale.

 Les relations entre Souvarine et Bataille s’envenimèrent après la parution du dernier numéro de la revue (mars 1934) dès lors que Colette Peignot devint un enjeu entre eux deux. Selon toute vraisemblance ils ne se sont jamais revus après la « crise » de juillet 1934. C’est pourquoi, revenant sur ce prologue daté de 1983, le lecteur est plus qu’étonné de découvrir les lignes suivantes, invraisemblables : « Ma dernière soirée avant la ruée des Allemands sur Paris en 1940, je l’ai passée à Boulogne chez Bataille en sa compagnie et en celle de sa si charmante femme d’alors Sylvia, et de leur adorable fillette, Laurence (…) Tout cela en dit assez sur nos rapports avant l’invasion hitlérienne «. Bataille était séparé de Sylvia depuis décembre 1934 ! Sans parler des sentiments de Souvarine à l’égard de Bataille durant l’été 1934 et après. On les subodore à travers les nombreuses lettres que Colette Peignot lui adresse lors de son hospitalisation à Saint-Mandé. Bataille, c’est récurent chez Souvarine, se trouve encore en 1983 traité de « détraqué sexuel », entre autres pour ses « obsessions libidineuses » et ses « élucubrations sado-masochistes »  (il avait, rapporte Bataille dans La vie de Laure, déconseillé à Colette Peignot la lecture de L’Histoire de l’oeil « néfaste pour elle « qu’il « refusa de lui passer »). Passons sur les relations que le groupe Acéphale (auquel Colette Peignot appartenait, notre préfacier semble l’ignorer) entretenait avec le fascisme : d’autres que Souvarine l’avaient auparavant prétendu. En revanche, l’affirmation infondée selon laquelle pour le Bataille de l’après guerre « la seule philosophie valable de ces vingt dernières années est la philosophie allemande », donc » celle d’Heidegger et consort » est à mettre au crédit du seul Souvarine. Celui-ci de surcroît se réfère à des témoignages « d’amis communs » évoquant la fascination de Bataille pour Hitler, mais « dans le privé, certes, car il n’aurait pas eu le courage de prendre ce risque ». Venant d’un Bataille  - qui à la même époque dans Sur Nietzsche, le penseur qui comptait le plus pour lui, était le premier à démontrer (de façon définitive !) qu’il y avait « davantage qu’une différence » entre la pensée de Nietzsche et l’idéologie nationale-socialiste mais « une incompatibilité radicale » - le mot schizophrénie parait bien faible pour aller charitablement dans le sens de Souvarine. Quand ce dernier affirme en avoir eu « la confirmation par prétérition » (de la fascination de Bataille pour Hitler) à travers les lignes que Bataille consacre à le « dénigrer gratis » (la source étant La vie de Laure jamais cité par Souvarine) en l’affublant d’un pseudonyme (Bouredine) se révélant être le prénom du frère de Souvarine décédé en 1915 sur le front d’Artois, le commentateur demande grâce ou réclame un joker. Et je passe, pour finir là-dessus, sur la « prose délirante d’un menteur pathologique » : celle par exemple de Georges Bataille envers Simone Weil, prose d’ailleurs qualifiée de « nazie » comme de bien entendu.

 Un « Mémorial Colette Peignot », uniquement composé de photographies de Colette,  souvent seule (l’une d’elles la montre en compagnie de Souvarine), succède à ce prologue. Nous n’en avons pas terminé avec lui puisque ses toutes dernières pages sont consacrées à Colette Peignot. Souvarine s’y insurge contre les différentes éditions des Écrits de Laure. Des textes, selon lui nullement « destinés à la publication ». il tance « l’usage éhonté (qui) en a été fait à des fins vulgaires de battage et de scandale ». Le portrait que brosse Souvarine de son ancienne compagne se révèle en partie exact. Mais le préfacier insiste trop sur l’indéniable fragilité de Colette au point d’en faire une malade dont « la médecine instinctive et empirique » de Souvarine avait su « durant quelques années » limiter les tendances sinistres et morbides. Un bien curieux médecin qui, à lire les lettres que lui a adressées Colette Peignot durant l’été 1934, devait être constamment rassuré par sa « malade ». Une correspondance à sens unique dont on retient principalement la jalousie de Souvarine à l’égard du « monstre », à savoir Georges Bataille. Soulignons que Souvarine conclut ce prologue sans mentionner que Colette le quitta définitivement en 1936 pour aller vivre avec Bataille. D’ailleurs, si plus haut dans ce prologue le nom de l’auteur de L’Histoire de l’oeil étaient maintes fois apparu (on sait en quels termes), il disparait comme par enchantement quand le préfacier en vient à évoquer la crise traversée par Colette durant l’été 1934. Souvarine lui substitue une fiction, celle d’un « ami obligeant » ayant véhiculé le couple jusqu’au Tyrol, puis qui ensuite serait parti avec Colette dans la montagne tyrolienne. Dans un document retrouvé après la mort de Souvarine, une brève chronologie des évènements survenus entre le 25 juin et le 6 août 1934, l’auteur ne mentionne nul « ami obligeant » ou quelque équivalent. Anne Roche pense qu’il s’agirait de Gustave Joly, un collaborateur de La Critique sociale : les initiales G.J. apparaissent à la date du 25 juin (« affaire C.J.). On peut supposer que Joly a eu ce jour-là une relation sexuelle avec Colette Peignot, puisque à la date du 29 juin est indiqué « affaire G.B. ». Ensuite Souvarine mentionne (« le 7 juillet - Tyrol. Piburg. Correspondance Bataille »), puis (« le 19 juillet - Entrevue Colette-Bataille »), enfin (« 28 juillet - Son télégramme d’Andalo - Bataille la rejoint »). Non content de prêter à Bataille les pires intentions sur le plan idéologique, Souvarine efface purement et simplement toute mention d’une liaison entre Bataille et Colette Peignot dans les pages de ce prologue. Comme si toute relation entre eux n’avait jamais existé. Une gageure !

 Avant d’y revenir plus longuement, quelques précisions auparavant sur Simone Weil. Des commentateurs ont évoqué l’amitié entre la philosophe et Colette Peignot. Toutes deux se sont connues par l’intermédiaire de Boris Souvarine, et collaboreront à La Critique sociale. Une amitié de courte durée : pas plus de deux ans. Je serais plus circonspect qu’Anne Roche (sa préface à Laure, une rupture 1934) dans l’appréciation d’une amitié qui ne résistera pas à la « crise » de 1934. D’ailleurs la préfacière relève qu’après la rupture entre Souvarine et Colette (la première, celle de l’été 1934) » les lettres de Simone Weil à sa famille ne mentionnent plus le nom de Colette ». J’ajoute que parmi les nombreuses lettres adressées lors de son hospitalisation par Colette Peignot à Souvarine, l’une d’elle précise « Je sens que j’ai perdu la confiance et l’amitié du petit Simon » (Simone Weil). Comme il en va souvent lorsqu’un couple se défait certains tiers choisissent leur camp. Simone Weil avait choisi celui de Souvarine avec qui elle était davantage liée. Un choix, chez elle, qui semble-t-il n’était pas indifférent au fait que l’une des causes de la rupture, sinon la principale, n’était autre que Georges Bataille. Avec qui, c’est peu dire, Simone Weil n’avait pas vraiment d’affinités, en dehors des raisons qui les entrainaient à collaborer à La Critique sociale (et nonobstant le fait que tous deux eurent entre 1932 et 1935 des échanges sur le plan politique, voire philosophique). Tout lecteur du Bleu du ciel, roman écrit par Bataille entre l’automne 1934 et l ‘été 1935 mais publié en 1957, sait que le personnage féminin Lazare ressemble à s’y méprendre à Simone Weil. Un portrait sans complaisance, repoussant même (d’où n’est pas cependant absente la fascination du narrateur envers Lazare) qui aurait ulcéré Souvarine comme il l’indique dans le prologue à la réédition de La Critique sociale. Certes Souvarine n’avait pas lu Le bleu du ciel mais avait eu l’occasion de consulter dans une revue consacrée à Simone Weil un article qui s’y référait. Ce portrait brossé par Bataille n’en est pas moins fidèle sous de nombreux aspects : j’aurais tendance à le valider.

 En revanche, je m’inscris en faux contre l’interprétation selon laquelle il y aurait une proximité de nature christique entre les tribulations de Colette Peignot au pays des soviets et l’engagement de Simone Weil en usine. Il existe déjà une différence, de taille, entre celle, Colette, qui brûle tous ses vaisseaux pour se livrer depuis une solitude assumée à une « expérience limite », cela à des milliers de kilomètres de Paris, que seule la maladie interrompra ; et celle, Simone Weil, qui se fait embaucher comme manoeuvre dans une usine, mais que l’on « protège » à distance (Souvarine l’avait d’abord dissuadé de se livrer à cette expérience, puis il la recommanda auprès d’Auguste Deboeuf, le directeur général de la compagnie française Thomson Houston, et l’incita à lui écrire tous les jours). Et puis si ce que relate Simone Weil de cette expérience usinière peut être qualifié de « christique » (« car ces souffrances, écrit-elle à Souvarine, je ne les ressens pas comme miennes, je les ressens en tant que souffrances des ouvriers, et que moi, personnellement, je les subisse ou non, cela m’apparait comme un détail presque indifférent ») ce qui a trait à Colette s’en distingue pour des raisons déjà évoquées tout au long de cet Éloge à Colette Peignot, dont l’une d’entre elles, et pas des moindres, réside dans les rapports des deux femmes au christianisme. Car ici la différence devient incommensurable entre celle qui voue Christ, Église et catholicisme aux gémonies, et celle - certes elle se convertira plus tard (mais le ver était déjà dans le fruit en 1934-1935) - qui ira jusqu’à écrire les lignes suivantes en 1942 (sur le besoin qu’aurait le peuple de poésie) : « Une telle poésie ne peut avoir qu’une source. Cette source est Dieu (…) La condition de travailleur est celle où la faim de finalité qui constitue l’être même de tout homme ne peut pas être rassasiée, sinon par Dieu ». Ou encore : « La vocation de l’homme est d’atteindre la joie pure à travers la souffrance », ceci pour les meilleurs des travailleurs en situation de l’accomplir.  

 De nombreux lecteurs, découvrant les Écrits de Laure, les ont associés à ceux de Georges Bataille. Ceci de manière évidente en raison de la présence d’une Vie de Laure par Bataille dans ce corpus, ainsi que des « fragments retrouvés » du Coupable concernant Colette Peignot. Il y a lieu également d’évoquer de façon plus implicite une proximité thématique à laquelle le mot « excès » rend le plus justice. Colette Peignot a été  influencée par Bataille, ses écrits en témoignent. Pourtant, en retour, découvrant après la mort de sa compagne les textes qu’elle gardait par devers elle, ceux-ci ont bouleversé Bataille au point d’infléchir son oeuvre durant les années suivantes. Avec Le Coupable bien évidemment, et de façon plus diffuse ou souterraine avec L’impossible, les différents volumes de la « Somme athéologique », et les poèmes regroupés sous le titre L’archangélique (voire les textes érotiques publiés pendant la guerre sous divers pseudonymes). C’est quelque chose d’une « expérience intérieure » partagée que Bataille évoque dans les pages retirées du Coupable quand il écrit : » Nous avons souvent cru, Laure et moi, que la cloison qui nous séparait se brisait : les mêmes mots, les mêmes désirs nous traversaient l’esprit au même instant et nous en demeurions d’autant plus troublés que la cause pouvait en être déchirante. Laure a même été révoltée par ce qu’elle ressentait parfois comme une perte d’elle-même anéantissante ».

 Dans les débuts de leur relation Colette écrit depuis Innsbruck à Bataille (au début d’août 1934) une lettre dont le passage suivant n'est pas sans anticiper ce que le destinataire appellera plus tard « l’impossible » : « Je voudrais vous dire surtout que ce n’est pas le bonheur que je cherche mais une force latente, efficace et positive - je sais que je fais illusion - certains me croient déjà très forte, ferme et assurée… ce n’est pas ce qui en impose aux autres qui ne me satisfera jamais - c’est ce que je réclame de moi-même et que je n’ai jamais atteint. Je ne hais pas le bonheur parce que une certaine joie dans la vie rend plus fort mais elle est faite du mépris même de ce que les autres nomment bonheur ». Cette relation ne fut pas de tout repos. Colette semble ambivalente envers le libertinage de Bataille et, du moins sous une forme épistolaire, y consent autant qu’elle entendrait défier son amant sur ce terrain-là lorsqu’elle lui écrit : « Je suis encore comme une chienne aujourd’hui - Chauffeur - Allez n’importe où : « à la fournaise, à la voirie, au bordel, à l’abattoir ». Il faut que je sois brûlée, écartelée, couverte d’ordures et que je sente tous les foutres, que je te répugne bien - et puis après - m’endormir sur ton épaule ».

 Colette Peignot ne s’exclut pas de ce qui pourrait, risquons le mot, paraître « problématique » dans leur relation. Par exemple dans la lettre suivante (destinée à Bataille mais non envoyée, qui semble avoir été écrite durant la seconde partie de l’année 1935). Partant du fait que tous deux ne peuvent « vivre vraiment que de ce qui exhale », elle évoque ce qui chez elle s’y dérobe, qui peut risquer de provoquer des « faux-semblants ». Colette dit redouter la vie commune que « sous une certaine forme » elle souhaite, et ajoute : « il me semble que je ne peux pas t’aimer mieux qu’en te disant tout cela je redoute ce qui est ou devient une « habitude » ». Plus loin elle écrit les lignes suivantes (qui forcément ne passeront pas inaperçues des lecteurs d’un livre tardif et bien connu de Georges Bataille) : « Je veux parler « d’aimer la mort » parce que cela seul signifie d’aimer la vie sans restriction, l’aimer jusque là, la mort y compris - Ne pas être plus terrifiée par la mort que par la vie ». Cette lettre alors nous bouleverse (autant qu’elle nous renseigne sur les sentiments de la lectrice du manuscrit du Bleu du ciel) quand nous lisons : « Ce livre, je ne le supporte pas plus que je ne me supporte. Relis certains passages et sois franc : tu ne les aurais pas écrits ni même pensés si tu ne m’avais connue. Il y a un passage atroce : une phrase que je t’ai dite - Je voudrais crier « au secours » comme si le secours pouvait venir d’aucun être au monde que de soi - même quand on est là - Mais je ne crie pas dans le désert peut-être que tu ne réponds rien mais tu entends et tu comprends. Aucun être au monde n’est doué comme moi de ce pouvoir infernal : détruire ce qu’il aime ».

 Une autre lettre, que selon toute vraisemblance Bataille a reçue, date des derniers mois de la vie de Colette Peignot (la dernière d’entre elles, certainement). Elle s’ouvre sur la phrase : « Tu n’as plus qu’une possibilité de m’aider ». Cette lettre, terrible, de celles qui ne peuvent laisser quiconque indifférent (à l’exception des blasés, des cyniques et des porcs), illustre ce que Bataille (toujours dans les « fragments retrouvés » du Coupable) mentionne dans les termes suivants : « J’ai souvent contredis les violentes imprécations de Laure, mais j’endurais avec peine, m’attachant à cette misère comme à une possibilité de vie ». Une lettre dans laquelle Colette vide son sac, pour parler trivialement : « Georges, comprends-tu : ma vie et ma mort m’appartiennent. En ce moment je suis aussi près de l’une que de l’autre, nul être au monde ne peut plus rien puisque je ne te trouve plus tout au fond - là où je savais te trouver. Georges peut-être que « je ne t’aime pas » ». Disons que ce « je ne t’aime pas » ressemble trop à celui de la chanson du même titre, crée en 1934 (paroles de Maurice Magre, musique de Kurt Weill) dans l’incomparable interprétation de Lys Gauty (voire au célèbre « Je ne vous aime pas » de Danielle Darrieux dans Madame de de Max Ophuls). Puis, je reviens à la lettre, viennent les reproches dans des lignes où le destinataire n’est pas ménagé : « J’ai haï notre vie (…) J’avais horreur de ce rythme fou, de mon travail, de nos nuits, tu osais m’accabler en ma parlant de « faiblesse » tu oses encore toi qui n’as pas la force de passer deux heures seul, toi qui as besoin qu’un autre être à tes côtés t’inspire tous tes gestes, toi qui ne peut pas vouloir ce que tu veux ». D’autres reproches s’ensuivent, qui culminent dans ce qui constitue le centre de gravité de cette lettre : la mention d’un « adultère bien organisé, combiné, adroit, habile, brûlant parce que secret ». Ici ce courrier devient énigmatique parce que l’on ignore qui pourrait être cette femme que Colette décrit comme une rivale. Dont elle dit, par exemple : « C’est avec une curiosité de pieuvre qui colle à tout qu’elle veut être au courant de tout ce que tu fais et dis, de tout des projets pour s’y mêler, pour peser. Jamais plus tu n’oses te décider sans qu’elle se soit mêlée de tes projets ». Bataille n’avait pas abandonné son libertinage mais aucun de ses biographes ne mentionne la présence d’une autre femme à ce point présente dans sa vie durant les longs mois où Colette restera alitée. Doit on parler d’une jalousie qui prendrait-là un caractère pathologique ? Ce qu’accrédite Bataille dans un autre fragment du Coupable, à savoir « ses terribles colères et ses accès de haine contre moi ». Pourtant cette lettre n’a pas été écrite « pendant que la fièvre la rongeait », comme l’indique préalablement Bataille. Faute de proposer la moindre explication j’en resterai là.

 On ne saurait oublier Michel Leiris, l’ami proche (et également le plus vieil ami de Bataille, avec André Masson, même si des désaccords politiques sont intervenus entre eux deux durant l’hiver 1935). Colette Peignot lui écrit une lettre commencée au printemps 1937, et poursuivie l’année suivante. Ce courrier est sans doute, avec la lettre citée plus haut (écrite à Bataille, mais que ce dernier ne recevra pas), celui où Colette se met plus à nu dans sa correspondance : nous sommes ici de plain pied confrontés à sa sensibilité, sa fragilité, sa difficulté de vivre, l’expression de son désespoir - mais également, plus en creux, avec ce qui permettrait de les surmonter. D’ailleurs cette lettre commence par : « Je ne peux plus pleurer : je vomis. Je ne peux plus rire : je grince des dents ». Les lignes suivantes (qui reprennent la graphie d’un poème) sont éloquentes : « Je ne suis pas ivre. Simplement : je dis ce que j’ai tu pendant des années - des mois - des jours - des heures. Je le dis - peut-être à vous parce que vous êtes vrai - les autres : c’est l’écume : ce que l’on jette par dessus bord. J’ai tout essayé : de me perdre et d’oublier, de ressembler à ce qui ne me ressemble pas, de finir… et quelquefois je me rencontrais si drôlement étrangère, ça devenait criminel - mais avec des airs très gentils et toujours cette voix très banale et très vulgaire ». Plus loin elle ajoute : « J’ai essayé de perdre ma vie et elle est revenue, elle jaillit dans les sources, dans le ruisseau, dans l’orage, dans le plein midi triomphant et elle restée cachée comme une tache fulgurante ». C’est dans la seconde partie de ce courrier que Colette Peignot affirme : « Je pense aussi que tout ce qui est écrit doit être communiqué ». Puis pose à Leiris la question suivante : « Est-il possible de communiquer avec un être humain ? ». Cette lettre se clôt par les lignes suivantes, vertigineuses : « Ou bien les cris d’enfant hors du jeu : hors du jeu des hommes et de la terre qui tourne - ce vertige - il ne voit plus que déchéance - il est l’être humain total aucun être au monde ne peut être plus humain - l’arrêter dans sa course ? suivre son rythme avec douceur ? L’accueillir dans la haine - j’éclate et je tombe au lieu de fierté tranquille et ne trouve que misère et blessure de hurlements de bête «.

 Jérôme Peignot rapporte, de l’un de ses échanges avec auteur de L’Âge d’homme : « Dans la conversation, m’explique Leiris, il fallait faire attention. Il y avait des choses que l’on ne pouvait pas dire sans s’exposer à une implacable réprimande. Avec elle on avait l’impression de se trouver sur le tranchant d’une arête ». Michel Leiris en trois occasions évoque celle qu’il appelle Laure dans Fourbis (publié en 1955). D’abord « celle en qui j’avais placé le meilleur de mon amitié (…) qui depuis des années entretenait avec l’ange de la mort des rapports si familiers qu’elle semblait lui avoir emprunté un peu de son imperméabilité de marbre ». Ensuite Leiris se souvient d’une nuit de beuverie à Montmartre : Laure « s‘était enivrée ainsi qu’il lui arrivait souvent quand elle ne pouvait plus soutenir l’effort qu’il lui fallait pour sauvegarder un équilibre qui ne tenait qu’à un fil, suspendue qu’elle était entre la glace et le feu par sa rigueur et sa passion, son dégoût et son goût de la vie, son messianisme social et son incapacité de subir une contrainte ». Leiris avait alors posé sa main sur le front de Colette pour qu’elle puisse vomir. Enfin, dans la dernière page de Fourbis, Leiris revient sur Colette Peignot dans des lignes qui valent comme exergue, évoquant « la trace laissée au fond de quelques mémoires par un être dont ceux qui l’ont approché n’ignorent pas combien inentamable était son exigence de hauteur et violente sa rébellion contre les normes à quoi souscrivent la plupart ».

 Plus récemment (1992), le Journal de Michel Leiris, publié après la mort de l’écrivain, apporte le précieux témoignage d’une discussion qu’il eut avec Colette Peignot le 22 janvier 1938. Un échange qui confirme que Colette dans la vie pouvait se montrer parfois différente que celle qui en même temps livrait au papier son sentiment de déréliction. C’est également un contrepoint significatif à ce qu’ont pu écrire Bataille et Leiris, puis l’un et l’autre après la mort de Colette Peignot. D’ailleurs, vis à vis du problème exposé, Leiris note qu’en face de lui Colette « représentait lucidité, énergie, optimisme ». Il rapporte que son interlocutrice est hostile au suicide, et qu’elle partage ses réserves sur la « poésie de confession ». Cependant Colette dit être en désaccord avec lui lorsque Leiris affirme que « l’on devrait écrire et avoir la force de ne pas publier, car publication équivaut à prostitution » : elle, évoquant a contrario « la nécessité de communication ». Un échange pour le moins paradoxal puisque nous savons que Michel Leiris a publié une trentaine d’ouvrages quand Colette ne donnait même pas à lire ce qu’elle écrivait à ses proches. Tous deux se retrouvent pour considérer la lâcheté comme étant « le vice capital ». Dans le courant de cette discussion, rapporte encore Leiris, Colette Peignot « parle de de son amour pour Georges Bataille, sentiment qui donne une signification à sa vie ».


 A vrai dire l’idée ne me serait pas venue de traiter du sujet qui suit, pour conclure cet Éloge de Colette Peignot, si les lignes suivantes, extraites de l’article « Kathy Acker et Laure » de Svetlana Mintcheva (publié dans Cahiers Laure numéro premier) n’avaient été mises sous mes yeux : « Les Écrits de Laure auraient immédiatement déplu à toute lectrice féministe des années 1970 car leur nature déchirée et masochiste n’offre pas un modèle d’émancipation féminine. Au mieux Laure aurait pu être perçue comme la victime exemplaire de l’oppression masculine. Mais il ne s’agit pas pour elle d’être une victime même si le sujet qui s’exprime dans ses lettres souffre ». Tout d’abord : effectivement il semblerait que le féminisme des années 1970 ait ignoré les Écrits de Laure. Faut-il ajouter qu’il les a (ou les aurait) ignoré en toute connaissance de cause ? Je veux bien croire que la plupart de celles dont le nom s’est trouvé associé au féminisme durant ces années-là n’auraient pas reconnu Laure parmi elles. Pour des raisons que met dans un premier temps en avant Svetlana Mintcheva, mais sans doute aussi à travers ce qui relie Colette Peignot à Georges Bataille (qui n’est pas que je sache une référence pour les féministes, pas plus que ne l’était André Breton dans un autre registre). Affirmer ensuite que pour le  « mieux, Laure aurait pu être perçu comme la victime exemplaire de l’oppression masculine » parait très excessif, voire déplacé. Mais ce discours n’a rien d’étonnant en cette année 2018, on en a entendu d’autres depuis (ces Cahiers Laure datent de 2013) de ce tonneau-là. Il n’est pas interdit de penser qu’aujourd’hui, en raison de l’actualité de ces douze derniers mois, pareille assertion trouverait son public parmi les néoféministes des deux sexes. Nous serions en présence d’une lecture partiale, partielle, psittaciste, sous influence pour tout dire, déconnectée d’enjeux propres aux années 1930, incapable de saisir la complexité d’une personnalité telle que Colette Peignot (si l’on en croit, pour ne prendre que cet exemple, certains jugements à l’emporte-pièce au lendemain de la publication de la tribune « Cent femmes pour une autre parole » dans Le Monde). Il s’agit bien entendu d’une hypothèse totalement gratuite puisque nos néoféministes des deux sexes ignorent jusqu’au nom de Laure.

 Mais après tout Svetlana Mintcheva nous tend une perche qu’il convient de saisir pour apporter une touche supplémentaire à cet Éloge de Colette Peignot. Il existe, dirais-je, des années lumières entre une Colette Peignot et, venons en à « l’affaire Weinstein, ces stars hollywoodiennes qui ont longtemps accepté ou toléré les avances sexuelles d’un important producteur (ou si elles les refusaient elles se gardaient bien de les faire connaître publiquement). Par souci de leur plan de carrière, faut-il l’ajouter. Certes en 2017 la coupe était pleine et il suffisait que l’une d’elles « balance ce porc » pour que les autres fassent de même. Pourtant faut-il pour autant, à l’instar des médias, de la doxa, leur tresser des lauriers, voire même en faire des parangons de l’émancipation féminine ? Ces « femmes soumises » (à l’ordre dominant, au vedettariat, aux paillettes, au fric, à tout ce que relève d’une peopelisation du monde) se sont mises à parler parce que le vase débordait. Rien de plus, rien de moins. C’est bien pourquoi, parmi les intervenantes de cette séquence « mee too » et « balance ton porc » une petite minorité de féministes (prenant leur distance avec la vague néoféministe) ont préféré situé l’origine de cette « nouvelle libération de la femme » par exemple dans l’Inde de ces dernières années. C’est en même temps vouloir prendre de grandes libertés avec la compréhension des faits et le déroulement de l’histoire mais cela se comprend en raison des ambiguïtés de « l’affaire Weinstein ».

 Colette Peignot n’a rien d’une icône féministe, on n’en disconvient pas. Pas plus que ses écrits n’entrent en résonance avec ce que l’on appelle quelquefois à tort « l’émancipation féminine ». Il y a sans doute trop d’hommes dans la vie de Colette. Et j’imagine que l’épisode berlinois relaté plus haut révulserait celles et ceux qui ne verraient là qu’atteinte à la dignité de la femme. Ceci n’étant qu’un élément parmi d’autres d’une vie vouée à l’excès, y compris à travers la mise en danger qui en résulte (pour elle, et dans ses rapports avec ses proches). La liberté n’est jamais souveraine si elle ne se trouve pas mise à l’épreuve dans ses fondements mêmes. La liberté s’éprouve ou alors relève d’un droit. Pareil excès Colette Peignot l’a éprouvé dans sa chair, son être intime, son mal être (l’autre face de son inextinguible rébellion contre l’ordre social). Dans ses exigences aussi (plus avec elle qu’envers les autres), refusant les faux semblants, les accommodements, les transactions (« Il n’a pas de transaction possible en moi »). On en connaît l’envers aussi : la difficulté de vivre, le guignon, la maladie. Cette femme révoltée, d’une révolte qui parfois la fragilisait, était d’abord et avant tout une « femme libre ». Cet Éloge de Colette Peignot se conclura sur ces mots. Ce que d’aucunes et d’aucuns pourraient lui reprocher, à l’aune de ce triste aujourd’hui, n’a que peu d’importance.


Max Vincent

juillet 2018