HOMMAGE À JEAN-FRANÇOIS RODE










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 Jean-François Rode est décédé le 12 septembre 2017. Il avait publié une dizaine d’ouvrages (romans, récits, poésie) dans une totale indifférence (ou presque, si l’on excepte son premier roman). Il était également peintre et musicien. Jean-François venait d’avoir 70 ans en février 2017.

 Cet « hommage », celui d’une reconnaissance envers un auteur, un ami brusquement disparu, comporte deux parties. La première, la plus développée, reprend la chronologie des ouvrages écrits par Jean-François Rode (et non celle des publications qui, comme je l’expliquerai, ne recoupe pas cette chronologie) afin de rendre justice à l’oeuvre romanesque d’un auteur qui se présentait à ses éventuels lecteurs de la manière suivante (une indication figurant sur ses « quatrième de couverture », essentielle il va sans dire) : « Livre après livre, il ne cesse de s’interroger sur les rapports ambigus qu’entretiennent les hommes avec la nature et avec la culture et sur la solitude qui les étreint, les conduisant parfois jusqu’à la déraison ». Tout avait été dit, mais tout restait à dire pour cet amoureux des mots et de la musique, ce forçat de la phrase qu’était Jean-François Rode. J’ajoute, au sujet de cette « solitude qui étreint », qu’il n’a cessé de faire appel à toutes les ressources du langage pour traduire ce qui dans l’excès d’une solitude propre à vous retrancher de l’humanité (autant que celle-ci vous y contraint) pouvait en même temps être surmonté depuis le mode d’écriture approprié. Ce qui a trait ici à la solitude mériterait d’être élargit à d’autres thématiques, non moins présentes dans l’oeuvre de l’auteur : le rapport à la nature, la relation au temps, la présence / absence de la femme, le réel mis à l’épreuve de l’imaginaire (et réciproquement), ou encore les différents masques de la déraison. Précisons que Jean-François Rode n’a pas écrit le même livre d’un roman à l’autre. D’ailleurs les différences plus ou moins sensibles que l’on peut trouver entre 1983 (date de la parution de son premier roman) et 2013 (celle du dernier roman écrit et publié) obligent à classifier cette oeuvre romanesque en quatre parties. Ceci pour des raisons autant biographiques que littéraires. J’y reviendrai plus longuement.

 Une seconde partie, plus courte, entend évoquer celui que ses amis appelaient Jef à travers le témoignage d’une amitié de 34 ans.

 Cependant, en guise de préambule, il importe d’insister sur l’étrange, regrettable et inadmissible silence ayant « accompagné » l’une ou l’autre des publications de Jean-François Rode, un romancier qui était peut-être et avant tout un poète (ceci expliquant en partie cela). Mais que l’on ne se méprenne pas : bien évidemment la « littérature » de Jean-François Rode n’est pas de ce bois dont sont faits les best-sellers, ni ne contient les ingrédients qui peuvent transformer l’auteur en un « phénomène de société », ni même ressort d’une terminologie de type « roman à thèse » propre à privilégier des commentaires d’ordre sociologique, voire politiques. Il y a une explication globale, qui dépasse bien entendu la personne de Jean-François Rode, celle d’un système excluant des ouvrages littéraires difficilement classables (que l’on pourrait qualifier « borderline »), ou qui ne s’inscrivent pas dans la tendance du moment, ou qui ne correspondent pas au goût supposé du public, etc, etc. Un système auquel l’édition comme la critique littéraire sont redevables (ou qu’ils alimentent, si l’on préfère). Nous retrouvons l’histoire de la poule et de l’oeuf. Ce sont certes les éditeurs qui décident de publier tel manuscrit plutôt que tel autre. Mais pour ce faire ils ne peuvent être indifférents, du moins la majorité, à la manière dont la critique littéraire promeut tel écrivain, établit des distinctions, et donne le la en matière de tendance. Le succès d’une certaine catégorie de romans, bien entendu, ne doit pas grand chose, sinon rien à la critique (hormis celle d’accompagnement qui est d’ordre publicitaire). Nous avons ici affaire à des auteurs de best-sellers dont le lectorat se fiche comme de colin tampon de la critique littéraire (qu’il ignore le plus souvent). Soit, plus rarement, nous sommes en présence d’ouvrages littéraires plébiscités par le public. Ce qui dans un second temps incitera une partie de la critique, bonne joueuse, à en souligner le caractère exceptionnel, cela devenant même le principal argument en faveur d’un roman ou d’un récit. En se tournant vers l’édition on remarque qu’il existe des éditeurs qui seraient plus exigeants que d’autres, dont la réputation doit beaucoup à ce que l’on rapporte en termes qualitatifs des auteurs figurant dans leurs catalogues. Des éditeurs qui a priori recevraient des manuscrits  plus « exigeants ». Mais il semblerait qu’au fil du temps ces éditeurs privilégient parmi les manuscrits reçus ceux correspondant à un profil « d’auteur maison », à savoir des romans dotés d’une griffe reconnaissable (et reconnue comme telle). On comprendra qu’à côté de ce que j’appellerais ici une « singularité affichée », d’autres singularités, qui ne peuvent trouver place dans l’un ou l’autre de ces moules, restent ainsi sur le carreau.

 C’est là l’un des aspects d’un problème que je ne fais que survoler. Pour en revenir à Jean-François Rode : il a souffert de cette absence de reconnaissance, même si les années passant il s’en faisait moins l’écho. Prenant acte en 1996 du refus depuis dix ans de ses manuscrits (quatre avérés) par de nombreux éditeurs, Jean-François créait les Éditions de l’Outrecuid pour publier d’abord un recueil de poèmes (Ichtyose), puis un récit (A dire d’Elles) en 1997, et un roman (Les rôles d’Oléron) l’année suivante : ces deux derniers textes étant d’une tonalité différente de celle des romans écrits précédemment, et restés à l’état de manuscrits. En 2005 les Éditions de L’Harmattan publiaient L’intruse, puis trois ans plus tard Longitude zéro. Jean-François Rode y fera ensuite publier trois romans restés « dans le tiroir » (dont la rédaction datait de la fin des années 80 et de la première moitié de la décennie suivante) : Jardin d’Essonne en 2010, Le faiseur en 2011, L’enfant projeté en 2013. Les Tourne-en-rond, dernier roman écrit par l’auteur, date également de 2013. Un an plus tard paraîtra Marcello le greffier :contrairement à son habitude Jean-François indiquera que ce roman avait été achevé en 1986.

 Il est vrai, pour compléter ce qui vient d’être indiqué, que Jean-François Rode répugnait à jouer le rôle dévolu à un écrivain dans ce qui tend à relever aujourd’hui d’un exercice médiatique, y compris à l’échelon le plus modeste (en ne se rendant pas, par exemple, à une séance de signatures qu’une librairie lui proposait). Et puis, même s’il n’avait pas renoncé à l’idée de s’adresser à un éditeur « bien en vue », cela ne signifiait pas pour lui à n’importe quel prix. Le manuscrit des Tourne-en-rond était resté plusieurs mois en lecture chez un « grand éditeur ». A une question que je lui posais par mail sur les tribulations de ce manuscrit, Jean-François me répondait qu’il avait « refusé de devenir l’Alexandre Jardin de Françoise Verny. Je me suis aperçu qu’à force de modifications, l’éditrice qui s’intéressait aux Tourne-en-rond ne faisait que détruire l’aspect déroutant qui en dynamisait le discours (comme ces entrelacs de voix par le truchement d’un narrateur amnésique) (…). J’ai mis fin à notre « association » ». Sans anticiper sur ce que je dirai plus loin de ce roman et des autres, l’indication précédente me parait significative du type de malentendu auquel s’est trouvé exposé Jean-François Rode depuis le milieu des années 80. On peut faire l’hypothèse qu’il y eut des précédents aux Tourne-en-rond.

 Un autre élément doit être pris en compte. Jean-François partait parfois en guerre contre la glose et les glossateurs (en jouant sur la double signification du mot). Ce qui pouvait paraitre contradictoire avec ce que tout auteur peut attendre d’un livre publié en terme de retours critiques. Mais à vrai dire le problème pour lui ne se posait pas exactement là. Ce propos extrait de Marcello le greffier vaut comme illustration : « Cependant ne vous attardez pas trop longtemps sur la préface. Il y a toujours des gens qui profitent des livres des autres pour s’immiscer à l’intérieur, comme ça avec outrecuidance ! Qui violent les auteurs ! Mais ils ne vous apprendront rien. Au contraire ils fausseront votre jugement et votre appréciation, altéreront votre plaisir. Allez : lisez le ! ». C’est là qu’il convient de mettre en relation cet excès (que l’on partage ou pas) avec l’exigence qui était celle, la plume à la main, de Jean-François Rode. Ne pas faire de concessions aux philistins, en quelque sorte. Ce dont les romans de l’auteur apportent maints témoignages. Tout comme il n’est pas interdit, ceci posé, de se livrer à une comparaison avec l’un des écrivains préférés de Jean-François Rode, par exemple en évoquant une célèbre « petite musique » qui chez Jean-François s’entendait de manière plus littérale comme il me l’écrivait encore en 2013 : « Ma démarche stylistique est plus émotive qu’intellectuelle et s’inspire plutôt de la musique que de la littérature ». Ce qui n’est pas à prendre complètement au pied de la lettre mais témoigne par la bande de la passion jamais démentie de Jean-François Rode pour la musique. Maintenant il est temps d’évoquer sa « littérature ».

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 J’ai tenu à distinguer quatre périodes dans la production littéraire de Jean-François Rode. D’abord la première correspond aux deux premiers romans (Les vies perpendiculaires d’Isidore d’Arnica et Marcello le greffier), même si d’une certaine manière le second anticipe sur ce qui suivra. Ensuite la deuxième période recoupe ce que l’auteur appelait sa « trilogie strepiniacoise » (L’enfant projeté, Jardin d’Essonne, Le Faiseur ). Puis la troisième période comprend les trois livres publiés par les Éditions de l’Outrecuid (Ichtyose, A dire d’Elles, Les rôles d’Oléron), auxquels je rattacherai L’intruse, le premier roman publié par les Éditions de l’Harmattan (les ouvrages des seconde et troisième périodes ont tous été écrits à Etréchy, lieu où vivait l’auteur). Enfin une quatrième et dernière période période correspond aux deux romans écrits (et publiés) dans le dernier lieu de résidence de Jean-François Rode, un village sarthois : Longitude zéro et Les Tourne-en-rond.

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 Malgré tout, malgré Les vies perpendiculaires d’Isidore d’Arnica paru ce que l’auteur a pu parfois dire ou faire accroire, prétendant ne pas trop prendre au sérieux ce roman, (d’ailleurs publié sous le pseudonyme anagrammatique de Jeferson d’Ocarina), exagérant quelque peu en ce sens, ce premier roman reste une oeuvre à part entière de Jean-François Rode comme l’atteste sa mention dans la rubrique ouvrages « du même auteur », incluse dans les romans publiés ultérieurement aux Éditions de l’Harmattan. Cependant Les vies perpendiculaires fait figure d’objet singulier dans la production littéraire de l’auteur. Ce roman humoristique, au ton potache, à la fantaisie débridée ou à la poésie loufoque, cultivant une douce absurdité, avec des personnages semblant sortir tout droit d’une bande dessinée, ce roman donc revendique depuis son titre l’une de ses paternités, voire sa paternité. Du moins pour qui se souvient des Vies parallèles de Boris Vian par Noël Arnaud : l’auteur de L’écume des jours certes, mais aussi le musicien, le critique et l’amateur de jazz. Précisons que Jean-François Rode fut par intermittence pianiste de jazz durant les années précédant la rédaction des Vies perpendiculaires (et pendant celle-ci, semble-t-il) : ce dont de nombreuses pages du roman apportent indirectement le témoignage.

 Il n’y a pas d’histoire à proprement parler dans Les vies perpendiculaires (même si la trame narrative pourrait être à peu près résumée en une phrase : à savoir les tribulations d’une bande d’enquêteurs se livrant à des opérations insolites à l’aide de méthodes qui ne le sont pas moins), mais des histoires qui s’imbriquent, se chevauchent, se télescopent. Une fois ses personnages campés l’auteur donne libre cours à sa verve. Citons : « Il devint gris, de ce gris qui affecte particulièrement les marins pour bourrer leurs pipes », ou « Il soufflait de gaillardes histoires à l’oreille et ça faisait des bulles grivoises qui s’envolaient dans la pièce puis éclataient en heurtant le plafond », ou encore « des bémols ébréchés, des mi obèses, des fa éclatés, des sols farineux, des si tronqués, des dièses tuberculeux ou catarrheux » que l’on retrouve « dans le ventre d’un musicien trépassé ». En y ajoutant des inventaires à la Prévert plus pervers que pépères, des énumérations hilarantes et parmi des recettes de cuisine celle de la « compote de langues ». Enfin l’auteur dresse par l’intermédiaire de l’un de ses personnages la liste des écrivains qui comptent le plus pour lui en ce début des années 80 : « Flaubert, Céline, Lowry, Rabelais, Queneau, Homère, Lautréamont, Vian et Kafka ». Il ne manque qu’Artaud.

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 Marcello le greffier se situe dans le prolongement des Vies perpendiculaires d’Isidore d’Arnica à travers certains aspects tout en s’en distinguant par d’autres (repris ou pas dans les romans à venir). C’est dire que l’on retrouve la tonalité du roman précédent dans des situations qui mettent le principal narrateur, Isidore (le second étant son chat Marcello), en relation avec une série de personnages dont la présentation, à la manière d’une oeuvre théâtrale, souligne la proximité avec Les vies perpendiculaire qui utilisait déjà ce procédé. Pour ce faire Isidore passe d’un lieu à l’autre, croisant ici quelques figures pittoresques, là une faune artistico-littéraire. L’insolite des situations étant renforcé par les fortes consommations d’alcool d’Isidore, lequel ne manque pas de tenir à l’occasion de délirants propos (réitérés devant Marcello lorsqu’il revient dans son domicile parisien). Dans ce registre drolatique citons également la rencontre avec l’éditeur Rigolet, celles durant lesquelles Isidore échange quelques mots avec sa lascive gardienne, les dialogues entre notre héros et son ami Grospol, et les scènes de ménage entre Isidore et sa compagne Estelle.

 C’est cependant depuis cette dernière donnée, celle d’un couple en train de se défaire, que le roman bascule dans un registre plus grave. Comme le rapporte Marcello, c’est après l’une de ces scènes qu’Isidore part s’alcooliser ici ou là. Des rapports de couple qui entre autres raisons se dégradent parce que leur fils, le petit Jean Justin, prend progressivement la place d’Isidore dans le lit conjugal. Notre héros, écrivain comme Grospol, n’est pas sans associer l’avancement de ses travaux littéraires à la présence d’une femme, des femmes plus précisément. Elles constituent une sorte de « matière première », y compris celles sortant de son imagination, sans laquelle il ne pourrait travailler. Lors d’une fête, la nuit, Isidore rencontre Olivette. Ou plutôt il croit la rencontrer étant dans une disposition d’esprit ou le fantasme prend le pas sur la réalité.

 Un double événement amarre définitivement le récit dans ce second registre, voire plus : la gravité devenant tragédie. Estelle quitte Isidore et son départ provoque involontairement l’accident dont Marcello décèdera quelques jours plus tard. Isidore enterre son chat dans le jardin de la maison où il passe ses week end. Des images l’assaillent alors, celles de rapaces menaçants. L’un d’entre eux finira par converser avec Isidore. Dès lors le récit devient onirique, notre héros se déplace dans un lieu difficilement identifiable (si ce n’est la présence de blouses blanches) où il va retrouver les uns après les autres tous les personnages du roman.

 La quatrième de couverture indique qu’après la disparition de Marcello « l’espace et le temps sont comme abolis », qu’il ne « reste plus au personnage d’Isidore que la dépouille d’un monde fantasmagorique et le constat d’une identité perdue ». C’est à la fois trop dire et pas assez. Certes les dernières lignes du roman nous donnent quelque indication sur cette « identité perdue ». Mais le dernier mot de la fiction est-il celui qui taraude le lecteur une fois Marcello le greffier refermé ? Soulignons que lorsque Isidore se promène en compagnie d’Olivette, la femme imaginée, entre deux évocations, l’une de Marcello, l’autre d’Estelle, qui toutes deux se réfèrent à la mort, quoique de façon différente, le narrateur nous livre en quelque sorte la basse continue de ce roman : « On devait en tout cas s’inventer des ressassements, de singuliers espoirs, d’inquiétantes pratiques, tout cela pour résister à l’insoutenable ».

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 La mention d’une « trilogie strepiniacoise » (regroupant L’enfant projeté, Jardin d’automne, Le Faiseur) vient de l’auteur. Ce terme qui peut paraitre insolite étant le nom, ici au féminin, donné aux habitants d’Etréchy, petite ville située au nord d’Étampes où vivait Jean-François Rode lors de la rédaction de ces trois romans.

 L’enfant projeté, le premier d’entre eux, figure parmi les ouvrages les plus complexes de l’auteur. C’est peut-être celui qui laisse le plus la porte ouverte à l’interprétation. Louison est-il un personnage né de l’imagination du narrateur (comme le laisse entendre son ami Léon), ou « la rouquine » que tous deux ont rencontré lors d’une fête d’anniversaire ? « Il » (le personnage principal, comme dans les deux autres romans de la trilogie et ceux qui suivront, n’a pas de nom) s’y était rendu convié par Léon, histoire de s’extraire de son « aquarium » (sa maison sise d’un grand jardin) pour retrouver de vieux amis avec qui il  avait pris de la distance. Une soirée désastreuse à maints égards : ces soi-disants amis ne s’étant pas améliorés au fil des ans. Bien au contraire : plus que jamais ils s’accrochaient à des « passion indignes », telles « le goût du lucre, le pouvoir de l’argent et le pouvoir tout court ». Seule éclaircie au milieu de ce « ramassis de philistins » la présence d’une jeune fille rousse. « Il » » l’avait revue, puis invitée chez lui. Elle y revenait chaque fin de semaine. En définitive elle s’y était presque installée, investissant plus particulièrement le jardin au point d’y construire une cabane dans les arbres. Léon, qui lors de ses visites à l’aquarium ne croise jamais Louison, ne croit pas à l’existence de la jeune fille mais encourage cependant son ami à « effectuer un véritable travail littéraire mettant en scène ce personnage de rouquine ».

 Vrai ou faux ? Cela importe peu, après tout. Mieux vaut repartir d’une indication donnée dés le seconde phrase de L’enfant projeté : « Je ne sais plus bien le dehors ». C’est depuis le dedans, l’aquarium donc, que « il » s’exprime et qu’il exprime la crainte que lui inspire « la beauté farouche et cruelle du dehors ». Maintenant que Louison vit à ses côtés « Il » redoute un peu moins ce dehors. En même temps le dedans se modifie grâce à la présence de la jeune fille. De quoi dérégler la belle discipline qui s’imposait à lui auparavant : dedans et dehors s’entremêlant par l’intermédiaire de Louison. Mais qui est elle ? Beaucoup de choses. Car comment être « très fillette et très femme à la fois. Et quelquefois aussi petit garçon » ; ou encore un « être androgyne », voire un « amalgame d’êtres lointains et confus ». Pour faire le lien avec ce qui précède Louison incarne cet « infini dehors » dont « Il » se méfie, mais également les métamorphoses du temps. Une Louison qui « parait si bien épouser les saisons qu’elle échappe au temps ». Il est vrai, résumera Léon, que chacun cherche sa Louison.

 Et puis la narration reprend ses droits. Un jour « Il » découvre Louison nue. Cela le gène, le trouble, le perturbe. Louison, un autre jour, lui propose de visiter la cabane qu’elle vient de construire. Elle s’y dévêt. L’oblige à la regarder. Il résiste. Objecte qu’on ne peut concevoir de semblables rapports avec un être issu de la nature sans menacer cette dernière. Cependant sa chair s’éveille. Il déflore Louison. « Le dehors est aboli ». Il lui semble alors naître à un « nouveau dedans ».  On arrêtera ici la narration. En laissant au lecteur le soin de découvrir la fin de l’histoire. Et de se faire sa propre opinion sur ce qu’il conviendrait d’en penser.

 Après la publication de L’enfant projeté Jean-François Rode m’écrivait ceci : « Tout bien considéré ce qui m’intéresse dans la sémantique de ce texte, c’est surtout le sens morbide qui induit le beau dans le néant ». Peut-être comprendra-t-on que sans vouloir éluder la question j’ai préféré la laisser ouverte. Ce roman dont la noirceur sans ostentation n’a sans doute pas d’équivalent dans l’oeuvre de Jean-François Rode est aussi celui auquel le mot poésie rend le plus justice.

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 Le second volet de la « trilogie strepiniacoise », Jardin d’Essonne, évoque un autre retrait : celui d’un homme s’étant retiré dans une petite ville du sud de l’Essonne. Un homme perdu dans ses souvenirs, « leur tyrannie » plus précisément. Deux figures féminines traversent ce roman. Principalement celle rencontrée « une soirée à Montparnasse » qu’il avait ensuite invitée chez lui. Une femme qui « se taisait, mais dont l’extravagant mutisme n’exprimait aucun caractère équivoque ». Une femme silencieuse qui parfois, mis en confiance, lui disait venir d’un autre univers, d’une autre planète presque. Seconde figure, moins présente, celle de la « fille édentée », une barmaid avec qui l’homme converse au café de la rue du Gord. Dans un autre café l’homme y rencontre Brulot, un vieux chômeur alcoolique qui à l’occasion l’invite à partager son repas. A ce trio de personnages viendra plus tard s’ajouter « un petit garçon blond solitaire ».

 Un quatuor donc, composé d’instruments plutôt insolites pour ce type de formation (comme le célèbre quatuor de Messiaen). « Il » jouant le rôle du compositeur. Il ne manque que la partition : le jardin. C’est autour de lui, à travers lui que s’organise le récit. Maintenant que la jeune femme muette vit avec l’homme, le jardin qui jouxte sa maison d’Essonne prend un caractère féérique, fabuleux, que tous deux célèbrent : « il est devenu comme le prolongement de leurs propre corps ». Comment ne pas l’associer au jardin d’Eden. Mais le serpent pour le coup c’est « Il » qui l’introduit à son corps défendant, quand sur son insistance réitérée la jeune femme (autant pudique que muette) accepte enfin de faire l’amour dans le jardin. Ce qui libère chez elle une pulsion érotique, puis de manière plus surprenante la parole. Elle voudra alors sortir, s’amuser, vivre de plein pied dans ce monde que lui déteste. Et le jardin, sans elle, qui a préféré quitter le paradis pour ce qui pour lui s’apparente à l’enfer, devient une sorte de « Verdun miniature », un lieu de désolation.

 Auparavant, lors d’une absence de la jeune femme muette, « Il » avait invité la jeune fille édentée à venir découvrir son jardin : associant curieusement l’alliance improbable des mauvaises herbes et des parterres fleuris du jardin à la « combinaison volcanique de disgrâce et d’harmonie » que lui inspirait cette femme édentée. Pourtant cette dernière, sur place, semble ne rien voir, ne s’intéresse qu’aux livres de la bibliothèque. Plus tard,  dans le jardin, leur étreinte (à laquelle finalement il se dérobe) lui laisse comme un goût de cendre.

 Reprenons le fil du récit. La jeune femme (qui n’est plus muette) et lui se rendent un soir dans une fête foraine. Elle l’entraine au stand des auto-tamponneuses. Ce jeu évoque pour lui ceux du cirque. Il en rapidement son compte et préfère quitter l’arène : il reviendra plus tard. En déambulant il rencontre un petit garçon blond. Tous deux sympathisent. Revenu à son point de départ il ne retrouve plus la jeune femme : elle a disparu. Il l’attend des jours, des semaines, mais elle ne revient pas. Il décide alors de signaler sa disparition à la mairie. On ne l’écoute pas. On lui reproche de laisser son jardin à l’abandon, cela finit par indisposer le voisinage. D’ailleurs, lui dit-on, il finit par ressembler à son jardin. Il devient négligé. Et puis pourquoi ne vit-il pas comme tout le monde ? Il passera outre. Il dit vouloir se mettre en jachère, comme son jardin. Pour lui qui « attend un monde qui n’est pas encore né », l’espoir, celui qu’un poète vit luire « comme un brin de paille », viendra peut-être d’un petit garçon blond paraissant sortir d’un poème de Prévert, et d’un vieux chômeur alcoolique dépositaire d’une mémoire ouvrière où la colère le dispute au chagrin.

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 Dans Le Faiseur (le troisième volet de la trilogie) le récit se dédouble en une polarité que l’on peut traduire en termes de réel et d’imaginaire. Ceci recoupe d’une part les tribulations du personnage principal (« Il ») dans une « petite ville encerclée par la forêt », de l’autre la manière de raconter une histoire depuis un point de départ à priori banal. Cela n’est pas anodin de découvrir « Il » dans un bistrot. Deux données essentielles nous font entrer de plein pied dans le récit : le vide (d’une vie) et l’alcool. Ce vide d’ailleurs se modifie au fur et à mesure que la bière coule dans son gosier. L’alcool lui permet d’engendrer des fantômes, de faire surgir visions et hallucinations. Mais n’anticipons pas.

 « Il » vit dans une chambre sans confort que lui loue une veuve, la propriétaire qui occupe tout le reste de la maison (située au centre-ville). « Il » ne travaille pas et touche de « maigres allocations ». Chaque mois il lui faut se rendre en mairie pour renouveler son contrat d’insertion. La même scène se reproduit chaque fois. On lui reproche son désoeuvrement, son oisiveté, de dépenser son argent au café, de ne rien faire pour essayer de s’en sortir. Il se tait généralement. Cette fois-ci il répond que ça ne l’intéresse pas de travailler. De devenir l’otage d’un système qu’il refuse. Et puis l’argent il s’en fiche. La pauvreté ne l’effraie pas. En revanche il craint « l’indigence intellectuelle » qui résulterait de l’obligation salariale. Il préfère aller au bistrot. S’y fait virer parfois : ivrogne et pauvre, n’est ce pas. Il est fâché avec sa famille. Avec le monde plus généralement. N’a pas d’amis. Ni de petite amie. Alors il lorgne vers sa logeuse, d’un « âge conséquent, mais gironde ». Lui caresse les seins, un soir. Mais cela ne va pas plus loin.

 Pourtant « quelque chose s’est mis à un certain moment à ressembler à la vie ». C’est parti de l’observation d’un gros type à la terrasse d’un café. Une femme, trentenaire, séduisante, l’avait rejoint. Lorsque le couple avait quitté le café, il avait emprunté leurs pas. Devant la gare le type s’était engouffré dans une grosse berline noire. La femme, elle, avait pris la direction de la forêt. Il l’avait suivie pour finalement la perdre à travers bois. Une histoire nait en lui. Pour la poursuivre il lui faut retrouver la jeune femme. Mais d’abord lui donner un prénom : ce sera Sylvie. Il consulte le bottin pour retenir l’adresse de quatre Sylvie.

 La recherche de la première tourne au fiasco. Dans une partie résidentielle de la bourgade un couple l’interpelle, lui demandant ce qu’il cherche. Ces personnes avenantes l’invitent dans leur maison cossue et lui offrent à boire. Puis la police municipale survient pour l’embarquer. Ces bourgeois si courtois sont en définitive pires que les autres. Ni la seconde Sylvie, ni la troisième (qui le menace) ne correspondent à la sienne. Reste la quatrième, qui vit dans un hameau éloigné. Là le réel (« Il » rencontre sur son chemin un garagiste qui doit livrer une voiture à un client) rejoint l’imaginaire : « Il est à la fois l’auteur et le héros de l’histoire qui se déroule en lui, à l’extérieur de lui. Les deux mondes confondent. Ont fusionné ». Il rejoindra Sylvie qui l’attend dans un village voisin. Elle « lui racontera une bien curieuse histoire » : la dernière fois, souviens-toi, nous étions tous deux installés à une terrasse de café…

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 Première publication en 1996 des Éditions de l’Outrecuid, que fonde Jean-François Rode, Ichtyose, seul recueil de poèmes publié par l’auteur (si l’on excepte les poèmes recueillis en 1988 dans la revue Vagabondage, mais qui sont d’une autre facture), mériterait plus de place que celle accordée ci-dessous. Car ces poèmes esquissent comme un portrait de Jean-François Rode sans passer par ce type de médiation, de mise à distance, voire de travestissement que permet ou nécessite la fiction (du moins avec notre auteur). D’ailleurs les thématiques présentes dans Ichtyose ne se distinguent pas fondamentalement de celles que l’on retrouve dans l’oeuvre romanesque de Jean-François Rode. A la différence - qui n’est pas rien ! - qu’ici l’aspect sombre, crépusculaire, nocturne, sarcastique, voire morbide prend parfois le dessus. Mais cet aspect ne saurait à lui seul qualifier ce recueil. Comme on le verra « l’autre versant » convoque des thèmes qui ne sont pas moins présents dans les romans de l’auteur.

 En premier lieu l’alcool se trouve associé à la nuit (« Je dis que les ivrognes boivent / Et puis ils ne boivent plus / Simplement / Ils avalent la nuit / Et la vomissent ensuite ») ou à la mort (« Ma fidèle camarde / Un soir / A encore frappé à mon huis / Au lieu de reléguer mon ombre / Dans un coin de mon rêve / J’ai simplement passé / Ma langue épaissie d’alcool / Sur le doux sourire de sa faux ») ou encore à des remontées d’enfance (« Chaque gorgée d’alcool me restitue / Mes yeux d’enfant »). La nuit devient le domaine de l’absurde (« La nuit / Lorsque les ombres de Kafka / Houspillent ma sagacité / L’absurde est là / Pareil à certaine colombe / Qu’un mot sût alors libérer / D’une geôle ») et le printemps celui de la désolation (« Je ne sais pas où je vais / Mais je sais que c’est vers / Les horizons morts / Du printemps »). Le langage s’absente (« Le reflux a emporté /  Les mots / (…) / Savons nous encore / L’océan ») ou dresse un constat de faillite (« Même le poésie de vient plus / A mon secours / Même les mots ne valsent plus / Dans mon larynx »). Citons les vers suivants (« J’aurais voulu un jour / Réfuter l’absurde équation du temps / Et briser la mesure du monde / Mais ne voie dans l’air / Qu’une fragile pensée de rose ») pour ne conserver que le dernier mot. Et changer de registre, ou passer d’un versant à l’autre : de l’ubac à l’adret.

 L’oiseau d’abord (« Sous les tilleuls / Dans les cheveux de leurs tisanes / J’appelle un oiseau / A ses plumes libertines / Je m’accroche / Et puis je m’envole »). Un inventaire à la Prévert ensuite, engendré par les vapeurs de l’alcool (« Mais qu’y a-t-il / Derrière le zinc / Je n’aurais jamais cru / Tout un désert / Des sacs de plomb / Des cocaïnes / Des femmes aux seins pointus / Aigus / De petits révolvers / Verts »). Puis le nom sans l’inventaire (« L’enfant ne savait pas / Les enfants ne savent jamais / Et quand ils savent / Ils ne sont plus des enfants / Quand ils savent ils se mettent à grandir / A grandir comme les buildings »). Et pour terminer sur le mot, plus haut conservé,  depuis la vision d’une jeune fille qui « s’est mise à cheval / Sur la pointe de l’aube « , ces derniers vers : (« Quelque audacieux zéphyr / Est venu ce matin / Lui ôter à jamais la rose / Qu’aucun jardinier / N’avait su respirer »).

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 Le mot roman figure dans la page des ouvrages « du même auteur » des Éditions de L’Harmattan pour A dire d’Elles, alors que cette mention n’apparaissait pas dans l’ouvrage publié en 1997 par les Éditions de l’Outrecuid. Il s’agit plutôt d’un récit dans lequel s’entremêlent deux voix (plus une troisième à partir du septième chapitre) : « il » et « elle ». Lui parle. Elle, on ne sait pas bien. Est-elle aussi mutique que lui le prétend ? Il ne cesse de questionner celle qui en retour lui répond : « Faut-il tout dire ? ». Il s’interroge : doit-il s’adresser à la bouche d’en haut ou à celle du bas ? Quand elle parle de désir il doute d’un mot qu’elle ne semble connaître qu’à travers les livres.

 Elle garde une photo de lui sur sa table de nuit, chez elle. Il préfèrerait qu’elle conserve ses mots, à lui, plutôt que cette image désincarnée. Il possède également une photo d’elle, allongée dans une position lascive. C’est plutôt, à l’entendre, une photo de son désir pour elle. Quand il tient ce genre de discours elle se rebiffe parfois. Elle lui répète qu’il ne lui laisse pas d’autre choix que de l’écouter lui. Et puis elle s’en va. Quand elle revient il l’entretient, comme pour s’excuser, de son hostilité pour « les êtres philistins qui ne savent pas se taire ».

 Un jour il évoque une autre femme qu’il n’attend jamais, mais qui vient lui rendre visite de temps à autre. Elle est troublée et le presse de questions, puis l’informe qu’elle va s’absenter pour une période indéterminée. L’autre femme lui a adressé une lettre dans laquelle elle se plaint de l’ambiguité de leur relation. Elle non plus n’est pas revenue. Il finit par se demander si les deux femmes ne se confondent pas dans son esprit. Il ne sait plus bien de quelle femme il parle. Et puis « elle » refait surface. Il évoque le trouble qu’a causé en lui cette double absence : l’alcool aidant n’avait-il pas été jusqu’à imaginer les deux femmes s’accouplant ! Une femme est revenue mais laquelle des deux en vérité ? L’autre femme n’est-elle pas celle qui sur la photo adopte une pose lascive ? Il suffirait qu’il déchire cette photo pour que la femme redevienne sa référence. A-t-il déchiré la photo ? Elle lui parle maintenant, elle parle avec son corps. Elle lui dit qu’elle « doit à présent laisser s’épancher le silence ». Et il sait alors ce que cela signifie.

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   Le projet des Rôles d’Oléron remonte à la fin des années 80. Cependant du temps va s’écouler avant que ce projet ne prenne la forme du roman publié en 1998 aux Éditions de l’Outrecuid. Jean-François Rode désirait travailler depuis des archives de journaux datant des années cinquante, celles de son enfance. Il semble avoir hésité sur la localisation de ce que pareil projet mettait en branle sur le plan fictionnel avant de finalement jeter son dévolu sur l’ile d’Oléron, lieu de ses vacances familiales. D’où la nécessité de faire revivre à travers le petit garçon la chronique de ces années-là : en exhumant des Paris-Match, Marie Claire, Sélection, Constellation. Un temps donc, celui des marques, des événements, des personnages des années 50 dont les noms reviennent tout au long du récit à la manière d’un « Je me souviens », auquel vient se superposer celui des camarades de classes selon le même procédé. Mais que faire de cette documentation et des souvenirs qu’elle remet à jour ? Que peut-on attendre d’une reconstitution plus ou moins exacte de ces années d’enfance ?

 Une photographie, plus que d’autres, attire l’attention du narrateur. Celle illustrant un article consacrée à « la remontée du corps de Loubens », un spéléologue disparu deux années plus tôt au fond d’un gouffre. Cette photo va paradoxalement relancer l’investigation. Tout est question d’exhumation, après tout : le corps de Loubens, ce fatras des magazines, ou encore les noms des camarades de classes. Une figure alors remonte de la mémoire du narrateur, la fillette aux tresses blondes associée à l’ile d’Oléron, mais également au quartier Dupleix à Paris. Une fois sur place, à Oléron, la machine à remonter le temps lui renvoie l’image du petit garçon et de la fillette découvrant un bateau échoué sur une plage de la côte sauvage. C’était devenu leur bateau, une découverte propre à lâcher la bonde à leur imagination. Ne naviguaient-ils pas dessus, affrontant les tempêtes, en direction de l’ile « à l’air tendre comme un baiser ». Mais ce bateau avait-il véritablement existé ? Et puis qu’était devenue la fillette aux tresses blondes ?

 Laissons là ces questions pour revenir à l’enquête menée par le narrateur. Nous le retrouvons à la terrasse d’un café-restaurant. Une jeune femme qui y déjeune attire son attention. Il l’aborde et lui demande s’il peut lui poser quelques questions. Elle lui répond et finalement accepte d’aider le narrateur dans son investigation de l’île. Au fil des jours elle se prête au jeu sans pourtant paraitre accorder de crédit à la véracité de cette histoire d’enfants et de bateau. Une fin de journée tous deux découvrent une épave. La déception du narrateur signe la fin de l’investigation. Le jeu en définitive se retournait contre celle qu’il appelle Éléonore. Ce qu’elle finissait par prendre au sérieux ne se confondait pas avec ce qui importait au narrateur. Il y avait de quoi le traiter d’ingrat : n’avait-elle pas « tenu le rôle » qu’il lui « demandait de tenir » pour l’aider « à survivre » (elle qui avait « abandonné pour un temps » sa « propre identité » afin de juguler la souffrance de celui qui la laissait tomber).

 Mais lui, quels enseignements tire-t-il de cette histoire ? A fréquenter le domaine des ombres ne devient-on pas ombre soi même ? A quoi bon se souvenir d’un temps révolu ? Laissons lui le soin de conclure : « Il faut faire pour ne point se défaire, pour ne point se dissoudre et disparaitre en laissant quelque part deux ou trois photographies de soi ». Mais est-ce vraiment le mot de la fin ?

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 Une fois n’est pas coutume, L’intruse, le premier roman publié par Jean-François Rode  aux Éditions de L’Harmattan, comporte un sous titre, « Fugue à trois voix ». D’ailleurs la quatrième de couverture indique que les vies de trois personnages évoqués « s’entrelacent comme les voix d’une fugue de J.S. Bach ». Certains écrivains, rares cependant, se sont servis de la fugue comme mode de structuration qui rapporté au domaine littéraire a permis, pour ne citer que Joyce, de « tracer le plan du chapitre des Sirènes d’Ulysse d’après le schéma de la fuga par canonem » (André Hodeir). Pourtant, ceci précisé, il ne faudrait pas croire que L’intruse ne s’adresse qu’à des lecteurs possédant un bon bagage musical, ou qui seraient familiarisés avec l’oeuvre de Jean-Sébastien Bach. Il n’en n’est rien.

 Ce roman se présente comme un long monologue : celui d’une femme qui devant le tain d’un miroir se raconte autant qu’elle narre certains épisodes de sa vie à celle qu’elle croit être une autre femme, mais qui se révèle être l’image que lui renvoie ce miroir. Cette femme à qui elle s’adresse lui apparaissant sous des jours différents d’un moment à l’autre. Une femme dont la principale qualité est de savoir écouter, qui lui répond parfois comme en un écho. Il leur arrive même de s’exprimer de concert. Et cela sonne à la manière d’une complainte chantée en canon. Nous sommes, indique l’auteur, dans une « maison de repos ». Dans un établissement de post-cure psychiatrique plus exactement  si l’en en croit la personnalité des deux autres pensionnaires qui viennent faire irruption dans ce monologue pour l’interrompre. L’un, Walter, se déplace dans un fauteuil roulant, cite Platon et Spinoza, et lui glisse en passant quelque cochonnerie dans l’oreille. La seconde, Madame Tocin, raconte toujours la même chose : une histoire de frayeur causée par une corneille.

 En revanche, l’incessant dialogue avec l’autre femme fait ressurgir des lambeaux d’une existence, du moins ceux filtrés par une mémoire vacillante : reviennent, de manière obsessionnelle, les souvenirs d’une vie reconstituée à la manière d’un puzzle d’où se détachent trois figures : Louis le père, Jules le mari, Valentin le fils. On apprend que la femme n’est pas venue de son plein gré dans cette « maison de repos ». A sa souffrance, à elle, qui l’aide à vivre, on a voulu substituer une souffrance contre laquelle elle s’insurge, la souffrance d’une malade que l’on bourre de médicaments. Sa souffrance, la sienne, ce sont « les voix de son monde intérieur » ; « toute une musique », ajoute-t-elle. Cette ancienne pianiste avait cessé de se produire en concert pour ne plus jouer que pour Jules, son mari. Sur ce piano dont ses deux jeunes soeurs l’ont même privée avant que toutes deux lui « proposent » de venir se « reposer » dans cet établissement.

 Elle se souvient de son père, Louis, un paysan rescapé de la « grande guerre » dont le souvenir reste présent puisqu’elle garde toujours sur elle un ouvrage relatant un épisode de la guerre auquel il fut associé. Un livre dérobé le jour du décès de son père, puis elle s’était enfuie sans assister à ses obsèques. Tout comme elle n’avait pas pu être présente à l’enterrement de Jules qui s’était suicidé en son absence, étant alors tombée malade. Elle n’a plus de nouvelles de son fils Valentin : elle envisageait pour lui une carrière musicale mais il avait finalement choisi de devenir peintre. Lors de leur dernière rencontre, dans son atelier, il lui avait offert une toile représentant « un ciel piqué d’oiseaux dans un vaste champ de blé ». Un tableau accroché au-dessus de son lit dans lequel elle n’a jamais pu entrer mais qui déclenche en elle « une cascade de sentiments ».

 Pourtant la femme à qui elle ne cesse de parler lui apparaît de plus en plus distante, comme si elle entendait prendre congé. Dés lors, sans cette présence complice, le projet de fuir cette « maison de repos » s’impose peu à peu. En même temps une idée s’insinue dans son esprit : le tableau de Valentin serait en réalité la reproduction d’une toile célèbre. Alors le mur que Valentin avait voulu ériger entre eux n’est-il pas en train de s’effondrer ? Une brèche s’ouvre devant elle. Va-t-elle s’y engouffrer pour retrouver la liberté, sortir de sa « prison mentale » ?

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 Longitude zéro est le premier des deux romans écrits dans le village du « Haut Maine » où Jean-François Rode vivait depuis 2005. Un homme, sur une aire d’autoroute, tente de faire le point sur sa situation. Il s’apprête à quitter une maison « plutôt grise et petite », de plain pied, où il vit avec son fils Fandernin, pour habiter une maison « grande et bleue » située dans un autre département. Cette maison il l’a trouvée en compagnie de Lola, la femme qui maintenant partage sa vie. L’homme sait qu’il laisse toute une existence dans laquelle il avait ses repères pour s’en aller vivre dans un monde « duquel peut certes naître l’avenir mais aussi l’incertitude ». Et puis il y a la question du piano resté dans la maison de plain-pied, cet instrument sur lequel Fandernin joue. Son fils n’a pas souhaité le suivre pour vivre avec lui et Lola dans la maison bleue. Fandernin d’ailleurs délaisse le piano. Ou alors quand il joue c’est sa propre souffrance que l’on entend. Ce piano qui est devenu entre eux un enjeu si l’on ajoute que Lola préférerait que l’instrument prenne place dans la maison bleue.

 Il se souvient des dispositions d’esprit dans lesquelles il se trouvait en rencontrant Lola. De sa solitude qui alors ne lui était plus d’aucun secours. Pourtant, maintenant qu’il vit avec Lola, il ressent comme un sentiment de culpabilité envers Fandernin (même si la présence de Marie-Berthe, qui s’est installée dans la maison grise après son départ, le rassure). La première visite de Fandernin à la maison bleue avait assombri leurs retrouvailles : son fils demeurant taciturne tout le temps de ce séjour. Comme si Fandernin exprimait comme un sentiment de trahison. Toujours méditant sur l’aire d’autoroute, il dit naviguer entre deux tristesses. C’est peut-être après tout sa tristesse, la sienne, qui rend l’autre triste. Une tristesse de tristesse. De quoi s’interroger sur ce qui s’apparente à une fuite, initiée avec la maison grise, « qui serait de fuir une chose pour une autre ». N’y aurait-il pas une solution intermédiaire ? Cette idée avait germé dans son esprit le jour où, se promenant dans le village, Lola et lui avaient découvert une caravane abandonnée. Une idée d’entre deux, de nomadisme, qui lui permettrait de ne pas choisir entre les deux maisons.

 Une autre solution s’est présentée à lui. Pour s’isoler, durant une période de conflit avec Lola, il s’installe dans un réduit sous les toits. Et n’échange que de brefs billets, en semaine, avec sa compagne. Tous deux se retrouvant le week end. Entre temps le piano a été livré dans la maison bleue. Ce qui n’est pas sans occasionner un nouveau différend. Lola a un fils, Ramatuel, qui parait « enjoué et dynamique » mais dont les errances, l’errance plutôt, suscite de l’inquiétude. Ramatuel demeure introuvable depuis son dernier passage. Et Fandernin a disparu depuis une semaine de la maison grise.

 Laissons au lecteur le soin de découvrir comment Lola et le narrateur retrouveront les deux garçons. Ceci, pour conclure, s’expliquerait de la manière la plus rationnelle si la précision suivante - la maison bleue est située dans un village du Haut-Maine traversé par le méridien de Greenwich (d’où le titre Longitude zéro) - n’accréditait l’idée que nous serions en présence d’un hasard objectif.

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 Comment aborder Les Tourne-en-rond, le dernier roman écrit par Jean-François Rode ? Commençons par le factuel. Un couple se rend en voiture à Barcelone durant une période de congés. Dans la capitale catalane, en soirée, ils se mettent en quête d’un bureau de tabac. Ils ne trouvent rien d’ouvert. Se perdent, tournent en rond pendant une partie de la soirée, puis décident de quitter la périphérie de Barcelone pour rallier la Costa Brava. Ils se trompent de direction, et tournent de nouveau en rond dans une sorte de no mans land. Un groupe de motard les contraint à s’arrêter. Anna, qui parle espagnol, doit descendre de voiture et parlementer un long moment. Ils repartent, sont contrôlés par les gendarmes, et finissent par échouer dans un hôtel quatre étoiles, épuisés. Le lendemain ils s’installent dans l’hôtel plus modeste d’une petite ville balnéaire. De là ils ont la possibilité de rejoindre Barcelone par l’autobus 106. De retour dans la petite ville, après une première visite à Barcelone, ils croisent une jeune française sur une bicyclette électrique. Elle est ivre et ils l’accompagnent jusqu’à son domicile. Puis montent chez elle pour boire un verre. Le lendemain, lors de leur seconde incursion barcelonaise, le narrateur et Anna se perdent sur les Ramblas…

 L’histoire résumée ainsi peut paraitre anodine. Mais la manière de la raconter ne l’est nullement. Ce récit, qui correspond à la première partie du roman, nous est narré de deux façons différentes. D’abord par l’homme, lequel revient le cas échéant sur l’une ou l’autre péripéties de cet épisode barcelonais pour donner sa version des faits. Il y intègre des éléments de la seconde partie, que l’on taira pour l’instant. Dans ce récit, déjà morcelé, s’enchâssent des fragments du discours que tient Anna dans une maison du Lot, qui narre les mêmes événements, le prenant lui à témoin (ceci en présence de ses parents, d’un frère et d’une soeur), et donnant également sa version des faits.

 Le moment durant lequel elle et lui se perdent sur les Ramblas fait basculer le roman dans une autre temporalité. Désormais la narration de l’homme prend en charge le récit, donne le détail de ce qui s’ensuivra après la disparition d’Anna. Alors que cette dernière, dans la maison du Lot où elle s’est réfugiée venant de Barcelone, devant ses parents frère et soeur n’en finit pas de revenir ce qui a été dit précédemment, extrapolant sur cette séparation (comme lui extrapole pareillement à Barcelone devant des tiers). Ce jour là, comme d’habitude lors de leurs sorties barcelonaises, il lui avait confié son portefeuille (contenant argent, papiers et carnet d’adresses). Donc il se retrouvait seul, désargenté, dans l’incapacité de s’exprimer en espagnol, ni même de se souvenir du nom de la petite ville et de l’hôtel où étaient entreposés leurs bagages. Il croise sur les Ramblas une jeune femme, Agna Esculla, qu’il informe de ses mésaventures, puis rencontre les amis de cette dernière. Tous entreprennent de l’aider dans ses recherches. Alors que dans le Lot, toujours devant sa famille, Anna revient sur un épisode négligé jusqu’à présent : lorsqu’ils avaient bu un verre chez la jeune française, celle-ci s’était dévêtue, leur avait récité un poème de Garcia Lorca, puis les avait invité tous deux à venir la caresser. Un moment de complicité érotique entre eux qui l’avait paradoxalement rassurée sur le devenir de leur couple.

 C’est d’ailleurs ce qui incite Anna à retourner à Barcelone. Non sans manifester de l’appréhension cependant. Alors que lui, parallèlement, n’a pas abandonné l’idée de retrouver Anna à Barcelone, et pour ce faire s’improvise statue vivante à l’endroit même où tous deux se sont perdus. On ne racontera pas la suite. Elle illustre en quelque sorte le poème de Lorca qu’Anna lui avait traduit. Les dernières pages figurent parmi les plus belles qu’ait écrites Jean-François Rode. Elles évoquent « l’angoisse du temps qui passe » que l’on apaise en frappant « sur un billot comme Artaud le Momo », ainsi que la beauté qui « s’offre et que l’on ne saurait voir ». Il y est question du poison du doute aussi. Évocation enfin de ce qui désunit et réunit deux êtres dans un dénouement où je serais tenté d’y entendre comme un lointain écho de l’un des chapitres de L’amour fou…

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 D’un livre à l’autre des thématiques reviennent dans l’oeuvre de Jean-François Rode : la solitude (plus ou moins associée à l’alcool), le rapport au temps, la femme (réelle ou imaginaire, ou un mixte des deux), un certain type de relation à la nature, la folie (ou l’enfermement dans une prison mentale), voire l’enfance, les affres de la déception ou ceux de l’indécision, la beauté et la mort intimement liées, un rapport d’extériorité au monde, ou celui qu’induit le fait d’écrire, etc.

 Nous distinguons généralement la solitude que l’on choisit de celle que l’on subit. Dans L’enfant projeté ce choix se fait sur le mode du retrait : en quelque sorte dicté par un type de rapport au monde dont « Il », confronté à ses anciens amis, vérifie le bien fondé au début du roman. Même chose pour Le Faiseur à la différence que « Il » est un asocial, un révolté, un « en dehors » : cette solitude étant celle de l’individu refusant tout rôle social, toute activité salariale, tout aménagement de sa situation, et le justifiant depuis une critique du monde tel qu’il va (la société, réciproquement, le rejetant). Dans le même roman l’invention d’une histoire (et la captation par l’imaginaire de ce que cela implique) , l’écriture donc, ne permettent-elles pas, non pas de sortir de sa solitude (puisque celle-ci est malgré tout davantage choisie que subie) mais de la sublimer ?

 Un lien peut être fait dans L’enfant projeté entre la solitude et le temps quand « Il » déclare que son état solitaire » lui permet d’habiter au-delà du temps » (dans ce roman la jeune Louison « échappe au temps parce qu’elle est le temps »). Dans A dire d’Elles, comme paraphrase au célèbre « Ici le temps abolit l’espace » (introduisant le prodigieux interlude musical du premier acte de Parsifal), la présence de la femme « abolit le fil du temps et élargit l’espace ». C’est à son corps défendant que « Il », dans Jardin d’Essonne, fait naître, déformée « par l’érosion de sa conscience », les images (…) d’un temps passé, lointain, d’un temps sans consistance ni mesure ». Lesrôles d’Oléron est principalement, pour ne pas dire exclusivement une variation sur le temps passé, la recherche d’un temps perdu que l’on croit retrouver pour être ensuite confronté à la difficulté, vanité ou dangerosité d’une telle démarche.

 Le thème de la femme (si l’on peut dire !) traverse toute l’oeuvre de Jean-François Rode. Il serait plus judicieux de l’intituler « présence / absence de la femme ». Ce thème se décline différemment d’un roman à l’autre. Dans Marcello le greffier il recoupe celui de la polarité réel / imaginaire (entre la compagne d’Isidore et le personnage d’Olivette). Avec L’enfant projeté nous sommes davantage dans l’indécidable : le réel se substitue à l’imaginaire (et réciproquement). Dans Le Faiseur c’est depuis l’image d’une femme croisée à la terrasse d’un café que « Il » la transforme en une Sylvie toute droit sortie de son imaginaire (ici l’imaginaire tend à devenir réel, mais que dire d’un réel complètement fantasmé !). En revanche il ne convient de conserver que le terme « présence » dans les deux derniers romans de l’auteur  : où Lola, puis Anna ne peuvent être appréhendées en dehors d’une relation de couple (avec le narrateur).

 Pourtant, pour conclure cette première partie, je pense n’avoir pas suffisamment insisté sur la question du langage, plus précisément ce que serait la langue de l’auteur d’un roman à l’autre (même si on peut s’en faire quelque idée à travers des citations ici ou là). De ce qui pour Jean-François Rode s’avérait primordial, essentiel, et qu’il a toujours privilégié, l’exprimant dans ses écrits, sa correspondance, ou sa conversation depuis l’époque de la rédaction de Marcello le greffier (ce que j’appelle une « exigence » s’entend en creux dans ce roman à travers les échanges littéraires entre Isidore et Grospol). Suite à un commentaire que je lui faisais des Tourne-en-rond (j’avais, parmi d’autres considérations, évoqué pour ce roman Thomas Bernhard, écrivain dont nous faisions grand cas tous les deux, mais davantage l’esprit bernhardien que la lettre),  Jean-François Rode me répondait : « Loin de moi l’ami, l’idée d’imiter le style de Thomas Bernhard même si l’axe syntagmatique sur lequel s’appuie le récit t’y fait songer. Certes, mon écriture a évolué et après les phrases courtes de ma trilogie strepiniacoise que ces fictions réclamaient se sont tout naturellement imposées des sortes de périodes latines entrecoupées d’anacoluthes ainsi qu’un mode narratif répétitif et scandé qu’on retrouve dans les musiques populaires improvisées car l’histoire que je raconte ici induisait de tels rythmes. Comme pour bien d’autres, mon écriture s’est sans doute souvenu du style de mes auteurs favoris. Ainsi m’influencent bien entendu Beckett, Joyce, Bernhard, Céline (pour une tentative de langue « parlée »), Nathalie Sarraute, Vian, et d’autres encore à l’exemple de ces peintres, contemporains de Picasso, dont l’interactivité produisait des spécificités plastiques nouvelles ».

 Il est vrai que l’écriture de Marcello le greffier n’est pas exactement celle de la trilogie en question (le coeur poétique de l’oeuvre romanesque de Jean-François Rode), ni celle des ouvrages publiés ensuite par les Éditions de l’Outrecuid (A dire d’Elles ayant un caractère expérimental, et Les rôles d’Oléron faisant plus le lien avec l’époque suivante). L’intruse, comme je l’ai indiqué (et comme l’auteur tenait à le souligner) s’inspire sur le plan formel de la forme de composition polyphonique de style contrapuntique qu’est la fugue (celle de Bach). Enfin les deux derniers romans témoignent de l’évolution stylistique évoquée plus haut par Jean-François Rode (plus Les Tourne-en-rond que Longitude zéro).


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 J’ai rencontré Jef le 3 février 1983 (un journal, que je tenais à l’époque, en témoigne). Cette rencontre eut lieu dans un café de Montparnasse, à l’initiative de l’un de nos amis communs. Nous étions six autour d’une table, ayant tous pour point commun « l’amour de la poésie ». Nous décidâmes de nous revoir dans ce bistrot (à l’exception de la personne accompagnant Jef ce jour-là, qui vivait en province). Il y eut peut-être deux ou trois « réunions » par la suite. Lors de la dernière nous nous retrouvons seuls, Jef et moi. Il m’invite à passer la soirée chez de vieux amis à lui, dans la proche banlieue. Nous les quittons un peu avant minuit pour nous rendre dans une boite de jazz, Le Petit Journal. Jef connait tout le monde. J’apprend qu’il est, ou plutôt était pianiste de jazz. Vers le milieu de la nuit il me ramène dans sa camionnette à mon domicile. J’ai noté dans mon journal, en rentrant : « L’amitié, l’alcool, la musique, et la poésie qui les englobe tous ».

 Cette soirée, puis cette nuit scellait le début d’une amitié. Le même mois Jef publie son premier roman, Les vies perpendiculaires d’Isidore d’Arnica (sous le pseudonyme de Jeferson d’Ocarina). Je le revois lors du Salon du livre au stand des Nouvelles Éditions Rupture, un verre de whisky à la main, s’entretenant avec son éditeur, Jean Grouet. Un Jef plutôt déphasé, l’air de celui qui se demande ce qu’il fiche là. Tout autour de lui de grands portraits de l’auteur pouvaient expliquer pareille attitude, et accentuaient le côté insolite de la situation. En tout cas ils témoignaient de l’intérêt que les Nouvelles Éditions Rupture portaient à ce roman. Ces mêmes éditions devaient peu de temps après mettre la clef sous la porte.

 Nous avons beaucoup bu ensemble, Jef et moi. Quand il vivait encore à Paris il me raccompagnait parfois dans sa camionnette, le plus souvent ivre. Cela m’avait inquiété la première fois, me dégrisant rapidement, puis je m’étais habitué. Marcello le greffier illustre dans de nombreuses pages le type de relation que Jef avait avec l’alcool. Y compris lorsque qu’il se présentait devant un piano, déjà bien inhibé : « Après quelques verres l’inspiration ne manquait pas de me venir. En outre mes mains, mes bras, mes poignets et mes doigts conservaient leur habituelle souplesse, leur agilité, leur précision et n’étaient aucunement affectés par la quantité de boisson ingurgitée (…) Je devenais plus inventif, plus swingant, plus enjoué ».

 C‘est l’occasion d‘évoquer le garçon drôle, plein de verve et d’esprit, d’une faconde parfois inépuisable. Dans Marcello le greffier Jef l’a exprimé en des termes d’une exactitude confondante : « Je ressentais soudain le besoin d’avouer à Olivette que je pouvais être bavard, que je pouvais devenir facétieux et badin et qu’on m’invitait parfois pour tenir le crachoir, construire un peu la rigolade ». Le mot badin est à souligner, puisque Jef se désignait (à moins que je l’ai appelé ainsi, je ne sais plus) comme « le grand badin » (Père Chaufour étant un autre de ses surnoms). Les vies perpendiculaires d’Isidore d’Arnica, plus que Marcello le greffier apportent tout au long du roman maints témoignages de cette propension au badinage. D’une volonté de ne pas se prendre au sérieux. Ce qui n’a pas été, quant aux « retours de lecteurs » sur ce premier ouvrage, sans occasionner un premier malentendu. Le risque étant de confondre ce roman humoristique avec la « littérature » que l’auteur avait en tête. On peut en retrouver un écho dans plusieurs pages de Marcello le greffier, par exemple dans les dialogues entre Isidore et Grospol. Les vies perpendiculaires représentaient assurément un aspect de la personnalité et du talent de l’auteur mais Jef dans un second temps n’a pas été sans manifester quelque impatience, voire du dépit de s’y trouver en quelque sorte réduit.

 C’est pourquoi l’échec de la publication de Marcello le greffier (qui jouait, comme je l’ai indiqué dans la première partie, sur différents registres) a été vécu douloureusement par Jef. Ce sentiment se retrouve en creux dans la trilogie strépiniacoise. Cependant dans la vie courante Jef restait pour le mieux le personnage badin, enjoué et disert évoqué précédemment. J’ajoute que ce grand hypocondriaque pouvait passer d’un extrême à l’autre : le « moribond » du début de l’après midi, écrasé par sa solitude, se transformait, en bonne compagnie, l’alcool et la discussion aidant, vers la fin de la soirée en un convive  loquace, brillant et d‘un humour ravageur. Pourtant, d’un strict point de vue littéraire, cette faconde ne transparaissait pas (il serait plus juste de dire ne transparait pas pour la trilogie strepiniacoise publiée de longues années après avoir été écrite), sinon par la bande, dans ce qu’écrivait Jef depuis Marcello le greffier. J’en excepte l’ébauche d’un roman humoristique, inspiré par les réponses faites par Jef à un questionnaire (celui d’une enquête sur le mode surréaliste que j’adressais en 1993 à une trentaine de personnes). Ses réponses représentaient un contrepoint humoristique bienvenu (Jef les signait Arlette Davidson, caissière de supermarché dans la vraie vie) au sérieux de mon enquête.

 Et puis, j’y reviens, Jef n’était pas sans traverser des périodes de déprime, de guignon, d’apathie. Ce mot qu’il m’adressait en 1995 traduit certes son humeur du moment mais exprime plus encore, sans le moindre fard, ce qui sourd dans plusieurs des romans de l’auteur  : « La souffrance n’est jamais dilatoire : on sait cela ou on ne le sait point ! Quoi qu’il en soit c’est tout de même depuis 40 années que j’entends bien crier mon désespoir pour tâcher de survivre ». Il y entrait aussi quelque chose qui pouvait ressembler à de la rancoeur vis à vis d’amis qui l’avaient déçu, ou avec lesquels le fossé s’était agrandi. Plusieurs pages de L’enfant projeté sont éloquentes à ce sujet. Autre déception, plus tard, se rapportant à la façon dont ceux qu’ils considéraient encore comme ses amis recevaient l’un ou l’autre de ses livres (ce dont je ne m’excepte pas). C’est dire aussi que l’on était parfois confronté à un régime de douche écossaise avec Jef. Son humeur, à l’opposé de celle de l’exemple cité plus haut, pouvait aller decrescendo dans une même journée. Il y a quatre ans de cela, prenant acte de mes impressions de lecture concernant son dernier roman (assorties d’un commentaire sur l’évolution de sa manière d’écrire), Jef répondait à l’une de mes questions en disant être dans l’ignorance de « ce que pensent du texte mes lecteurs car (à part toi) je n’envoie plus mes bouquins ». Quelques heures plus tard il m’envoyait un second mail plus acerbe où il indiquait qu’il n’envisageait « pas d’écrire des romans à thèse, ni des histoires comportant des répliques théâtrales, que je laisse volontiers aux scénaristes, aux romanciers onanistes, aux prosateurs carriéristes et intellos, aux fabricants de best-sellers pour plagiste et aux auteurs contemporains qui ne noient dans la dialectique des goût communs ». En fin de soirée (troisième mail) il s’emportait contre la « population d’amis qui se dit intéressée par la soi-disant littérature d’aujourd’hui », et déclarait, au milieu de considérations caustiques et acrimonieuses, que « par conséquent et en l’occurrence je ne demanderai plus jamais l’avis d’un tiers au sujet de mes textes ». Jef pouvait aussi s’excuser quelques jours plus tard de ce genre d’emportement : « Ce que je ne peux juguler est ma dépression chronique et mon petit éthylisme dionysiaque », m’écrivait-il en substance.  Tout comme il pouvait, de longues années après, vous dire que vos encouragements jadis l’avaient incité durant une période de doute à poursuivre la rédaction d’un roman.

 C’est toujours difficile de l’avouer. Mais avec le recul, et en relisant par exemple mes compte rendus des romans de la trilogie strepiniacoise, adressés après chaque publication, je crois pouvoir affirmer que je n’ai pas toujours été à la hauteur de ce que pouvait attendre Jef du lecteur qui - c’était à Etréchy un sujet de plaisanterie entre nous - se proposait de devenir un jour son biographe. A ma décharge cependant, la lecture de Marcello le greffier à la fin de ce mois d’août 2017, remis une semaine plus tôt en main propre par Jef lors de mon dernier séjour sarthois (deux ans s’étant cependant écoulés depuis la parution du livre !), donc d’un roman que j’avais lu sur manuscrit une trentaine d’années plus tôt, et dont l’auteur m’avait auparavant lu plusieurs extraits, m’avait mis dans d’autres dispositions d’esprit que lors de mes précédentes lectures de ses romans. Comme les considérations littéraires n’entraient pas en ligne de compte, je subodore que ce passé dont j’avais été le témoin, sinon le récepteur, ce passé qui me revenait par le biais de cette fiction n’était pas sans entrer en résonance avec les agréables journées passées à la mi-août en compagnie de Jef. Un peu comme si une boucle venait d’être bouclée et que nous entamions un autre cycle. J’ai alors éprouvé le besoin de relire toute « l’oeuvre » (un mot dont il se gaussait) de mon ami. Tout en caressant le projet d’écrire quelque chose qui pouvait s’apparenter à une « étude littéraire ». J’ai cependant gardé par devers moi cette double perspective en lui écrivant au sujet de Marcello, ne voulant pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Une semaine plus tard Jef décédait brutalement…

 Il existe certes dans cet « hommage » une part de culpabilité. Mais en rester là serait réducteur. L’installation de Jef en 2005 dans le hameau d’un village sarthois n’a pas été sans distendre nos relations. Alors que nous nous voyions régulièrement quand il demeurait à Etrechy, une commune desservie par le RER (dans cette même ville nous avions eu le projet, tous deux au début des années 90, de reprendre l’exploitation du cinéma local !). Nous correspondions par mail. Je me rendais grosso modo tous les deux ans dans sa retraite sarthoise pour y séjourner le temps d’un week end prolongé. Jef, par comparaison avec les années strepiniacoise, avait trouvé une sorte d’équilibre dans ce nouvel environnement. Il y élevait des poules, et ne se lassait pas d’observer le spectacle de la nature attrayante qui s’offrait à sa vue depuis la terrasse de la maison. Il est vrai aussi, surtout dirais-je, qu’il vivait avec celle dont il évoque dans Longitude zéro « la tendresse (…) généreuse et secourable ». Enfin ces dernières années il avait entamé un cycle aphoristique intitulé Propos d’un atrabilaire. Ces aphorismes étant inclus dans une sorte de « journal mis en ligne » dans lequel Jef revenait sur ses sujets de prédilection, reproduisait plusieurs de ses toiles, mais également des photos prises par sa compagne, et y intégrait des morceaux de musique.

 Je ne voudrais pas oublier d’ajouter ceci, qui concerne la vingtaine d’années durant lesquelles Jef vivait à Etréchy. Il a tiré comme on dit le diable par la queue, n’ayant d’autres revenus que ceux du RMI, puis du RSA (et juste auparavant, sans doute, l’allocation versée à un parent isolé puisqu’il avait la charge d’un enfant, son fils Ferdinand). Dans Jardin d’Essonne, et plus encore Le Faiseur Jef évoque des entretiens avec le personnel chargé de l’insertion des RMIstes, en des termes proches de ceux qu’il me rapportait alors. Ce qu’il écrit dans ce dernier roman mériterait de figurer dans une anthologie consacrée à la critique du travail (étant considéré que l’obligation salariale contribue à annihiler toute velléité créatrice). Au même titre que des écrivains comme Jean-Claude Pirotte, que Jef n’avait pas lu : Pirotte cultivant plus l’éloge de la paresse (comme André Dhôtel, qui comptait tant pour lui). Jef était parmi mes amis celui avec qui j’ai eu le moins de discussions politiques. Cela importait peu. Jef n’a jamais voté que je sache. Une fois de plus le lecteur peut se faire une idée de son rapport au monde sous cet angle-là à travers ce que recoupe « l’asocialité » du personnage de son roman. Depuis son installation dans la Sarthe, Jef se préoccupait plus volontiers qu’auparavant des questions écologiques. Ce qui n’était pas sans entrer en résonance avec son amour de longue date pour la nature.

 C’est peu dire que Jef avouait un faible (autant qu’il prenait leur défense) pour les cabossés de la vie, les mis sur la touche, les pas comme les autres, les doux dingues, ceux qui vivent la tête dans les étoiles ou qui marchent à côté de leurs pompes. Il avait été jusqu’à m’exhorter (je ne sais plus dans quel contexte) : « Ne dis pas du mal de Christine Angot, elle est folle ! ». C’est la transition dont j’ai besoin pour revenir sur un point abordé dans la première partie. Les romans et récits de notre auteur sont plus plus moins autobiographiques. Plus dans Marcello le greffier et Longitude zéro (le premier roman annonce ce que le second articule en terme de passage d’un lieu à l’autre). Cependant Jef n’a jamais évoqué dans ses ouvrages, ses commentaires les concernant, ni dans sa conversation la notion « d’auto-fiction » au sujet de laquelle maints écrivains et critiques contemporains font des gorges chaudes. Je n’ai pas cité Christine Angot par hasard, un peu plus haut. Pas tellement pour ce registre auto-fictif mais pour d’autres raisons. Même les personnes les plus étrangères au monde littéraire connaissent cet inceste dont Christine Angot a fait la matière d’au moins trois de ses livres. Jef a été confronté durant les années 80 à un événement douloureux que je tairai, mais dont il est permis de dire qu’il s’agit de ce qui peut arriver de pire dans la vie d’un être humain. Cet « événement » n’apparait dans aucun de ses ouvrages romanesques, ou alors sous une forme cryptée ou travestie qui pourrait aussi bien signifier tout autre chose (un peu moins cependant dans deux poèmes d’Ichtyose). Pour en revenir à Christine Angot, le parangon de l’écrivain médiocre encensé pour des raisons non littéraires, je dirais par comparaison que Mme Angot promène son identité de fille incestée comme la Madame de la chanson de Brel promenait son spleen et quelque chose d’autre sur les remparts de Varsovie. La critique joue en ce qui la concerne un rôle thérapeutique. Elle a abandonné ici tout esprit critique pour se transformer en critique  de compassion. La littérature n’a pas grand chose à voir là dedans. Les prestations de Christine Angot sur les plateaux de télévision relèvent d’un dispositif pornographique au sein duquel l’écrivaine joue sur deux tableaux : le rôle de victime pour l’inceste, et celui de grand imprécateur pour les règlements de compte et les exécutions symboliques. Il va sans dire que ce sont les médias qui en portent principalement la responsabilité. Enfin il fallait ce détour par l’obscénité du sujet Angot pour mieux mettre en valeur, à contrario, ce qu’il m’importait de souligner avec Jean-François Rode et l’autobiographie.

 Une dernière donnée pour conclure : la musique. Les mots manquent pour dire combien Jef a vécu en musique : elle l’aura accompagné toute sa vie. Allant jusqu’à lui faire dire qu’elle inspirait davantage sa façon d’écrire que la littérature. Nous avons beaucoup écouté de musique ensemble : Bach (à travers les interprétations de Glen Gould, son pianiste préféré dans le domaine classique), Schubert, Schuman, Franck, Fauré, Debussy, Satie, Ravel, Mahler, Poulenc, etc. Je lui avais fait connaître Chostakovitch. Je me souviens de l’avoir vu pleurer à l’écoute du Quinzième quatuor du compositeur russe. Ceci entre mains souvenirs. Jef privilégiait le piano, le lied et la mélodie, et la musique de chambre (je regrettais parfois son manque de curiosité pour le domaine symphonique et l’opéra). Et puis le jazz, musique que Jef associait prioritairement à la nuit et à l’alcool. Un texte critique que j’avais consacré à un ouvrage de Christian Béthune (qui lui s’en prenait à la relation d’Adorno avec le jazz) l’avait blessé. Et il m’en avait tenu rigueur durant un certain temps. A le lire le jazz devenait la musique « de la fête, de la transe, de la beauté et des paysages mentaux ». Cependant, et cela recoupe en grande partie un point de vue exprimé de longue date par Jef, l’un des personnages des Vies perpendiculaire tient le discours suivant : « J’ai dû prendre une sacrée musette parce qu’en général je préfère jouer du classique (…) Czerny, Cramer, Dussek, tous les grands, c’est ça mon genre. Le jazz, c’est que de temps à autre, une distraction pour épater les minettes, dans les boites. Pas davantage ! Et pourtant il fut une époque… ». La « vérité musicale », du moins dans ce cas de figure, se situe certainement entre ces deux manières de l’exprimer.

 Cependant s’il fallait retenir un nom, un seul, ce serait celui de Jean-Sébastien Bach. Dans L’intruse, vers la fin du roman,les lignes suivantes doivent, ce nom souligné, être portées à l’attention du lecteur (elles valent comme conclusion, on comprendra pourquoi je n’ajouterai rien) : « Car tu te dis que la seule réponse à donner au néant est d’exécuter le quatorzième Cuntrapunctus BWV 1080 de L’art de la fugue. C’est cela. Cette fugue qui s’interrompt. Qui demeure en suspens telle une fleur fauchée par la tempête. Cette fugue qui s’interrompt parce que celui qui l’a écrite s’est interrompu. Et que cette rupture qui engendre le silence concorde étrangement à cet hommage que l’on rend à la mort. Et c’est cet hommage qu’il est plus judicieux de rendre au cher disparu. Jouer cette fugue et puis cesser de jouer. Ou la jouer une dernière fois en laissant son index enfoncé et collé sur la touche finale. Sur la note d’éternité… ».

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Max Vincent

novembre 2017