NÉOFÉMINISME ET ORDRE MORAL, DEUX : ADÈLE, GABRIEL, ROMAN, VANESSA ET LES AUTRES






















  Ce texte prolonge Néoféminisme et ordre moral. C’est même un additif en ce qui concerne la première partie, plus courte, articulée autour de quatre « affaires » ayant plus ou moins défrayé la chronique de ces deux dernières années. La seconde, plus développée, plus réflexive aussi, ne retient de cette actualité que « l’affaire Gabriel Matzneff » (et secondairement celle associée à Paul Gauguin). Sans se positionner en faveur ou en défaveur de l’écrivain, elle entend analyser de quoi cette « affaire Matzneff » serait le symptôme. Car, par delà la condamnation sans appel dont fait l’objet un écrivain hier inconnu du grand public, ce sont les « années soixante-dix » qui se trouvent mises en accusation (à travers ce qu’on a appelé à tort ou à raison la « libération sexuelle », ou une prétendue permissivité de la société, ou un modèle libertaire qui selon ses contempteurs aurait fait faillite). C’est aussi dire que l’on ne peut aborder la « question pédophile » de manière « hors sol », comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui. Il importera donc de se livrer préalablement à une réflexion de type généalogique depuis différentes façons d’appréhender toute « sexualité déviante » et en particulier celle qui se trouve privilégiée ici (sous les angles sociologique, psychologique, historique, juridique, littéraire). Cette réflexion, uniquement limitée au siècle précédent et à celui-ci, n’intégrera donc pas les relations sexuelles entre adultes et enfants au sein des sociétés primitives, ni celles dans la Grèce antique - de type pédérastique - qui avaient valeur d’initiation pour les jeunes garçons, pas plus que ne seront évoquées des figures de « pédérastes » ou de « libertins » notoires de ce premier millénaire. Ce rappel vaut juste pour indiquer que la pédophilie (une terminologie insatisfaisante que par commodité nous conservons) est également une construction sociale et culturelle, que par conséquent elle n’a pas toujours été rejetée, condamnée, stigmatisée et honnie comme c’est le cas en ce début de XXIe siècle. 

  Ceci précisé je m’attarderai principalement sur la période qui, depuis le déclenchement de « l’affaire Dutroux, » se clôt provisoirement avec le second des procès d’Outreau, celui de Paris. Il ne parait pas possible de faire l’économie de ces années durant lesquelles la promotion de la pédophilie, au rang d’infamie des infamies, avait comme corollaire « l’innocence sexuelle de l’enfant », ou prétendue telle par tous ceux pour qui « la crédibilité de la parole de l’enfant » ne devait en aucun cas être mise en doute. Cette histoire-là, ce texte entend en reprendre de larges pans, souvent occultés, jusqu'à ce jour afin de répondre à la question posée : comment en est-on arrivé là ?

  Trois facteurs principalement y concourent. D’abord, comme conséquence de cet épisode  Dutroux, relevons la criminalisation des relations sexuelles entre adultes et non adultes. Ce qui était disons blâmé, réprouvé, condamné, ou faisait l’objet d’un délit (à l’exception du viol) est devenu un crime, toutes situations confondues. Ensuite, parallèlement, une tendance encore minoritaire dans les milieux psys, se positionnant contre l’abandon par Freud d’une « théorie de la séduction » (ou rejetant le freudisme), peu à peu s’imposait dans les cas « d’abus sexuels sur mineurs ». Et trouvait des relais dans les monde judiciaire, politique, et associatif (surtout celui de la protection de l’enfance). Les deux procès consécutifs à « l’affaire d’Outreau » ont remis en cause l’assertion selon laquelle l’enfant dit toujours la vérité, sans que ceux qui s’en faisaient les propagandistes ne rendent pour autant les armes. Enfin le troisième facteur, plus diffus, est indirectement lié à l’émergence depuis une quinzaine d’années du néoféminisme. On relève que ce dernier a en quelque sorte annexé ou absorbé la « question pédophile » en proposant quelque équivalent depuis par exemple ses grilles de lecture sur le consentement et le traumatisme. Là aussi #Metoo et #Balance ton porc ont été des accélérateurs.

  Compte tenu de l’interdit aujourd’hui posé sur toute relation sexuelle, de quelque nature que ce soit, entre des adultes et des mineurs de moins de 15 ans, la machine à culpabiliser fonctionne à plein régime. Toute relation de ce type ne peut, dans l’esprit de ceux pour qui dans ce monde rien n’est pire, qu’engendrer des traumatismes. A ce point même que celui ou celle qui devenu adulte ne garderait d’une telle relation que de bons souvenirs, ou s’en amuserait, ou du moins de s’en formaliserait pas, ne peut qu’avoir été corrompu moralement, et sa parole et ses explications seront considérées nulles et non avenues (quand il ne sera pas traité de pervers). De même, celui ou celle qui aurait subi un traumatisme, mais qui résiliant s’en est sorti parce qu’il en avait les capacités, que les professionnels qui l’ont aidé et soutenu avaient su mobiliser ces capacités pour lui permettre de passer à autre chose, de vivre comme vous et moi, pour ces personnes-là donc il n’est pas de résilience qui tienne dans l’esprit des militants de la cause anti-pédophile en cas « d’abus sexuel », puisque les séducteurs, les suborneurs, les abuseurs, les prédateurs doivent payer d’une manière ou d’une autre même si leurs crimes sont prescrits par la loi : ils doivent payer au plus fort pour que leurs victimes retrouvent la paix, ils doivent donc payer davantage que les auteurs de crimes de sang, les meurtriers, dans le cas d’un viol.

  Depuis l’écho donné à « l’affaire Matzneff », autant médiatique qu’à travers des interventions d’intellectuels dans différents champs de la pensée, d’aucuns, dans le contexte de crise sociale de ces derniers mois, seront ici tentés de trouver négligeable du point de vue de la « question sociale » le type d’argumentation proposé précédemment. Certes les questions relatives à l’égalité ne sont pas abordées dans ce texte qui, par la bande, traite lui de questions trop négligées par les mêmes, relatives elles à la liberté. Ici l’exercice devient difficile car encore faut-il préciser ce qu’on entend là. Il convient de ne pas prendre l’écume de la chose pour la chose même. L’objectif serait, pour parler comme Adorno, de voir « ainsi apparaître dans la chose, dans la désobéissance aux règles orthodoxes de la pensée, ce qu’elles ont en secret pour finalité objective de tenir caché aux regards ». Par conséquent, pour y revenir, il paraît difficile de traiter de la pédophilie sans dire un mot, et beaucoup plus sur l’état d’une société pour qui, à intervalles réguliers, de Dutroux en Matzneff, le pédophile représente l’un des boucs émissaires de l’époque, de ses peurs et de ses inquiétudes, sinon le « mal absolu ». Dois-je ajouter que malgré tout, malgré les malentendus qui peuvent en résulter, malgré la difficulté de s’adresser de nos jours à des lecteurs « sans préjugés », le point de vue défendu tout au long de ce texte se veut libertaire ? Nos héroïnes ne s’appellent pas Adèle Haenel, Vanessa Springora, Sandra Muller ou Denise Bombardier, mais restent indéfectiblement Germaine Berton, Violette Nozières, les soeurs Papin, Gudrun Ensslin et Ulrike Meinhof.






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« Nous demandons dès à présent à nos élus la liste des cinéastes dont nous n’aurons plus le droit de programmer des films et la définition de leurs critères. Un comité de la moralité des artistes est-il prévu, puisque la liberté individuelle des spectateurs n’est pas suffisante ? ».

Stéphane GOUDET (cinéma « Le Méliès », Montreuil)





  Cet additif à Néoféminisme et ordre moral s’articule autour des affaires dites « Sandra Muller », « Roman Polanski », « Adèle Haenel », « Philippe Caubère ». Un peu moins de deux ans plus tôt je relevais que « la libération de la parole des femmes » initiée par « l’affaire Weinstein » (laquelle avait eu un retentissement mondial) présentait - je schématise - un côté positif, la dimension « #Metoo », et un côté négatif, l’aspect « #Balance ton porc ». Celui, en second lieu, d’une « libération de la parole » pouvant le cas échéant s’apparenter à de la délation, relever de règlements de comptes ou de vengeances, ou participer d’une « chasse à l’homme ». J’insistais principalement, en m’appuyant sur des exemples concrets, sur les effets délétères de « #Balance ton porc » dans le domaine de la création.

  La manifestation du 23 novembre 2019 contre « les violences faites aux femmes, sexistes et sexuelles » mettait en avant, dénonçait et condamnait majoritairement les violences conjugales et assimilées. On ne pouvait que s’en féliciter. C’était d’ailleurs un aspect que je n’estimais pas suffisamment pris en compte par le mouvement « #Metoo » comme je l’avais d’ailleurs indiqué dans Néoféminisme et ordre moral. Les quatre affaires que je me propose de traiter ci-dessous ne représentent nullement dans ce contexte l’envers de cette mobilisation contre les violences conjugales. Elles doivent être analysées, je tiens à le souligner, indépendamment des raisons pour lesquelles des milliers de manifestants se sont principalement retrouvés dans les rues de Paris et d’ailleurs le samedi 23 novembre 2019.


  Rappelons que la journaliste Sandra Muller, à l’origine du hashtag « #Balance ton porc », a été condamnée le 25 septembre 2019 par un tribunal parisien pour avoir diffamé Éric Brion (le « porc » en question), « balancé » par un tweet bientôt relayé par près d’un million d’utilisateurs. Très rapidement, en raison du succès de cet hashtag, Sandra Muller devenait l’une des icônes du néoféminisme. Cette soudaine célébrité lui permettait de signer un contrat chez Flammarion (l’ouvrage Balance ton porc), d’être désignée par le magazine Times comme « l’une des trente personnalités de l’année 2018 », et même d’être invitée à l’Élysée par Macron lors d’une soirée consacrée aux « héros 2018 ». Alors que Éric Brion, vilipendé et injurié à longueur de journée sur les réseaux sociaux, se trouvait progressivement réduit à un état de « mort sociale ». Ceci parce qu’à l’occasion d’un cocktail, lors d’une fin de soirée arrosée, Brion avait tenu le discours suivant à Muller (« Tu as de gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit »), un propos peu glorieux au sujet duquel, dessoûlé, il s’était excusé le lendemain (d’ailleurs, dans une tribune publiée par Le Monde en réponse au hashtag, Éric Brion reconnaîtra le caractère « déplacé » et de « drague lourde » de ce propos). Sandra Muller avait accepté ces excuses et tous deux étaient restés en contact sur Facebook. Le refus, en 2016, de Brion de s’abonner à la revue de Sandra Muller, mettait fin à leurs relations. Un an plus tard, le premier se trouvait « balancé » par la seconde de la manière que l’on sait. Seul  « Je suis Charlie » surpassant « Balance ton porc » en notoriété. 

  Il importait de donner le détail de ce différend opposant les deux protagonistes pour indiquer que la « vérité » de Sandra Muller n’était pas toute la vérité. Cette vérité, la sienne, largement diffusée dans les médias, omettait de préciser ce qui s’était passé entre la soirée arrosée et la publication du tweet. Le plus remarquable dans cette affaire, une fois le jugement de première instance rendu, étant le déni des faits par les partisans de Sandra Muller tels qu’ils viennent d’être rappelés. Ce choeur indigné ne retenait qu’un jugement inique bafouant la cause des femmes, rendu par un tribunal s’appuyant sur des arguties juridiques pour invalider une situation de harcèlement sexuel. Un jugement, selon lui, qui entendait faire taire toutes les femmes s’y trouvant confrontées. On subodore ce que les conseils de Mme Muller plaideront lors du procès en appel. 

  L’argumentation de l’auteure d’un article (publié dans le cadre des « Amis de Mediapart ») intitulé « Condamnation de Sandra Muller : nous ne nous tairons pas » (et contresigné par « plus de 200 femmes ») évite d’ailleurs d’entrer dans le particulier du différend pour ne poser que la question, certes légitime (voire très légitime), sur les difficultés que rencontrent de nombreuses femmes pour se faire entendre lors d’un dépôt de plainte pour viol, agression sexuelle ou harcèlement sexuel  : question qui s’avère ici avec Sandra Muller complètement hors sujet. Il est permis de sourire quand l’auteure de l’article prétend que « ce jugement renforce la justice de classe ». D’abord parce que Sandra Muller comme Éric Brion appartiennent tous deux aux « classes privilégiés » (ce que l’on appelait jadis « la bourgeoisie ») ; ensuite, plus déterminant, Éric Brion se trouvait défendu par Maître Nicolas Benoit, qui ne figure pas que je sache parmi « les maîtres du barreau », tandis que Sandra Muller avait comme conseils - excusez du peu ! - Maîtres Francis Szpiner et François Baroin (il ne manquait que Sarkozy). 

  En prenant connaissance des noms des « 200 femmes et plus », ayant contresigné cet article, on en déduit que ces signataires ne représentent qu’un courant minoritaire du féminisme. Celui, me semble-t-il, d’un « néoféminisme à l’américaine » auquel Sandra Muller, qui vit aux USA, se réfère principalement dans ses entretiens. Relevons aussi que l’auteure de l’article prend de sérieuses libertés avec la vérité dans d’autres affaires mentionnées. Pour en venir à ce qui motive la décision des juges, pour qui le harcèlement sexuel n’est pas caractérisé (en référence à la loi de 2012 sur le harcèlement sexuel),  on ne sait pas bien sur quoi s’appuie notre auteure pour le récuser. Avancer que ce jugement bafoue la cause des femmes permet de faire l’impasse sur le fond de l’affaire : diffamation ou pas ? On concèdera, le jugement rendu, que les propos d’Éric Brion pourraient relever de « l’outrage sexiste » (dans les termes de la loi d’août 2018), sanctionné par une amende. Mais l’intéressé s’étant excusé, et sa « victime » ayant accepté ses excuses, alors…


  On se souvient que la rétrospective Roman Polanski, programmée de longue date à la Cinémathèque de Paris, avait ravivé le choeur des plaignants qui depuis plusieurs décennies protestent contre l’impunité dont bénéficierait le cinéaste polonais. Non sans succès d’ailleurs puisque précédemment Polanski avait dû renoncer à venir présider la cérémonie des Césars en 2017. La Cinémathèque, en revanche, avait maintenu la programmation de cette rétrospective ainsi que la présence de Polanski le jour de l’inauguration. Une fois de plus distinguons l’homme du cinéaste : le cinéma de Polanski ne peut se trouver réduit à ce dont on accuse l’homme Polanski. On a le droit de ne pas aimer ce cinéma, de le critiquer sans ménagement, mais il est parfaitement saugrenu de demander par exemple l’annulation de la rétrospective d’un cinéaste au prétexte que l’homme fait l’objet d’accusations qui relèvent du judiciaire. Il s’agit ni plus ni moins, dans l’intention, d’un acte de censure. Le cinéma de Polanski excuse-t-il, même implicitement ce que d’aucuns appellent « une culture du viol » ? Non, bien entendu.

  Je n’entrerai pas dans le détail du marathon judiciaire s’étalant sur 40 ans, déclenché par une première accusation, celle de « rapports sexuels illégitimes avec une mineure de 13 ans », reconnue par Polanski en 1977. La même année le cinéaste était condamné à une peine d’emprisonnement de 90 jours (il ne sera incarcéré que 42 jours, étant libéré pour « conduite exemplaire »). Pour échapper à de nouvelles poursuites, un juge voulant requalifier l’accusation, Polanski quitte en 1978 les États-Unis pour s’installer en France. Depuis 1997, la victime, Samantha Geimer, intervient publiquement pour dire et redire  qu’elle a pardonné au cinéaste, et demande régulièrement l’abandon des poursuites visant Polanski en son nom, ce qu’elle dénonce comme étant abusif. Elle a par exemple déclaré qu’elle avait davantage souffert de la médiatisation faite autour de cette affaire (« Si je devais choisir entre le viol et revivre ce qui s’est passé après je choisirais le viol »). Il parait possible que l’acharnement d’une partie des féministes à l’égard de Polanski soit indirectement lié aux déclarations de Samantha Geimer, des propos inadmissibles aux yeux de ceux et celles pour qui Polanski est d’abord un prédateur.

  Le cinéaste a formellement nié les accusations qui se sont abattues sur lui en 2017. Ces dépôts de plaintes, enregistrés entre août et décembre 2017, ceci pour des faits présumés de viols et d’agressions sexuelles datant des années 70, commis à l’époque sur des « victimes » dont certaines avaient 9 et 10 ans au moment des « faits » laissent circonspect, sinon plus. Il est vrai, pour l’expliquer, que Polanski se trouvait à nouveau sous les projecteurs en 2017, du moins ceux de la justice américaine, puisque le juge Gordon décidait en août 2017 de ne pas mettre fin aux poursuites visant Polanski, malgré le témoignage devant le même juge de Samantha Geimer en faveur du cinéaste. Il y a comme une concordance de date entre la décision du juge et les dépôts de plaintes évoqués ci-dessus. De quoi faire appel d’offre, si l’on peut s’exprimer ainsi. Une meilleure connaissance du profil psychologique des « victimes » permettrait sans doute de mieux répondre à la question (sans exclure en quoi « profil » rime ici avec « profit »). 

  Reste le cas de Valentine Monnier, la dernière accusatrice en date, arguant que la sortie du film J’accuse l’avait incitée à sortir de son silence. Pourtant, entre autres pour des raisons biographiques (père juif, une partie de sa famille décédée dans les camps de la mort), la légitimité de Polanski à vouloir réaliser un film sur « l’affaire Dreyfus » ne peut être remise en cause. Même si l’on reprend les déclarations du cinéaste concernant ce projet, elles paraissent plus nuancées que ce que prétendent les détracteurs de Polanski et Mme Monnier. C’est d’abord une résurgence de l’antisémitisme qui les motive. Polanski a pu le cas échéant se référer à ses démêlés judiciaires outre-Atlantique. Mais ce qu’il a exprimé, de façon constante, tient dans la déclaration ci-dessous : « Je ne parlerai pas d’une identification, ou alors dans un sens assez général. L’essentiel de cette affaire c’est quoi ? Le refus d’une institution, l’armée en l’occurrence, de reconnaître son erreur, et son obstination à s’enfoncer dans le déni en produisant des fausses preuves. Moi je connais ça, même si ce n’est pas l’armée ». Des propos inacceptables pour qui ne doute pas un seul instant de la véracité des accusations rapportées ci-dessus. En revanche, si le doute est permis, on peut juste reprocher au cinéaste, non pas de s’identifier à Dreyfus, comme ses accusateurs le martèlent, mais de s’être laissé aller, même dans un autre registre, à une comparaison n’ayant rien de scandaleux ni de répréhensif mais qui dans le contexte très particulier de la sortie de J’accuse peut paraître déplacée.

  J’accuse sorti nous n’en sommes pas restés là. Alors que les demandes d’interdiction d’un film émanaient jusqu’à présent de municipalités de droite ou d’associations catholiques, pour la première fois des élus de gauche (la maire, PS, de Bondy ; et l’une de ses adjointes, PCF) demandaient au président de l’établissement territorial Est Ensemble (regroupant plusieurs salles en Seine-St-Denis) de déprogrammer J’accuse. Ce dernier élu donnait un accord de principe, puis revenait sur sa décision devant les réactions négatives des programmateurs de salles, dont celle de Stéphane Goudet, le directeur du Méliès à Montreuil, déclarant excellemment : « Nous demandons dés à présent à nos élus le liste des cinéastes dont nous n’aurons plus le droit de programmer les films et la définition de leurs critères. Un comité de vérification de la moralité des artistes est-il prévu, puisque la liberté individuelle des spectateurs n’est pas suffisante ». Quand Sylvie Badoux, la maire adjointe de Bondy, l’élue la plus en pointe pour l’interdiction de J’accuse, répond : « Ce n’est pas du contenu d’un film contre lequel nous nous insurgeons, mais de la personnalité d’un homme abject », elle ne sait pas à quel point elle aiguise les ciseaux de dame Anastasie, puisque le critère ici retenu pourrait s’appliquer à quelques autres cinéastes renommés, dont Chaplin, Clouzot, W. Allen. Et comme l’abjection des uns n’est pas nécessairement celle des autres, cette liste devrait sensiblement s’élargir selon d’autres critères : dame Anastasie ne serait pas prête de chômer !

  Comment qualifier la démarche, faite précédemment, « d’encadrer » J’accuse au Festival de La Roche-sur-Yon par un débat avant la projection ? Une demande acceptée par la programmation du festival faisant appel à Iris Brey pour en débattre. Cette chercheuse n’avait pas vu J’accuse et déclarait haut et fort qu’elle n’entendait pas voir ce film. Nous entrons là dans quelque chose d’inédit, du moins pour l’hexagone. Premièrement  ce n’est pas le contenu d’un film qui se trouve incriminé mais la personnalité d’un cinéaste. Ensuite tout film mis à l’index - eu égard la personnalité d’un cinéaste - devrait être « encadré » selon par exemple le protocole retenu à la Roche-sur-Yon. D’où cette situation ubuesque d’un débat sur « les violences faites aux femmes » avant la projection de J’accuse. Un encadrement qui n’est pas sans effet pervers. Puisqu’il tend à nier le contenu du film incriminé (en l’occurrence avec J’accuse l’antisémitisme) pour lui en substituer un autre, on sait lequel. Ce qui renvoie, indirectement certes, ou par la bande, à une version non moins inédite de concurrence entre les victimes. Encadrer de la sorte n’est pas censurer mais se révèle plus pernicieux. Car les appels à censurer un film ont au moins le mérite d’appeler un chat un chat. Et l’on peut s’y opposer frontalement. Ici l’on se défend de censurer un film tout en le réduisant à l’état d’une coquille vide. Les plus militantes de nos néoféministes répondront qu’il s’agit de la meilleure des tribunes possibles pour faire avancer la cause des femmes et lutter contre le féminicide. A ce compte-là n’importe quel groupe de pression peut procéder de même, et prendre tel film en otage au nom des « personnes racialisées », des gays lesbiens et trans, des handicapés, ou de la cause animale, parce que le réalisateur du film en question serait, soit raciste, ou homophobe, ou handicapophobe, ou encore coupable de mauvais traitements envers les animaux.


  Un lien peut être fait avec la troisième affaire puisque cette riche idée « d’encadrer » la projection de J’accuse à la Roche-sur-Yon émane d’Adèle Haenel. Un long article de Marine Turchi publié le 3 novembre 2019 sur le site Mediapart, puis un entretien entre Adèle Haenel, Edwy Plenel et Marine Turchi retranscrit en vidéo sur le site lançaient « l’affaire Haenel ». Celle-ci, très largement médiatisée, est à ce point connue que les faits la concernant n’ont pas besoin d’être rappelés dans le détail. Entre le moment où Adèle Haenel s’est « confiée » à Mediapart et le long article de Marine Torchu sept mois se sont écoulés. Les journalistes de Mediapart ont souligné la longueur inusitée de ce type d’enquête : tous les témoins susceptible d’apporter des éléments à charge (voire à décharge pour un nombre très limité) ayant été contactés et interrogés. Rappelons que Mediapart, et surtout Edwy Plenel s’étaient retrouvés en première ligne lors de la séquence #Metoo. En raison de la nature de cet engagement nous étions quelques uns à subodorer que Mediapart finirait bien par débusquer quelque équivalent d’un Hervey Weinstein. Le journal en ligne a fini par le trouver en la personne de Christophe Ruggia. On dira qu’il s’agit d’un Weinstein au petit pied : Ruggia s’était précédemment engagé en faveur du mouvement #Metoo et n’a jamais été accusé de viol (il reconnait l’emprise, bien réelle, exercée de longues années plus tôt sur la toute jeune Adèle Haenel, mais nie les attouchements sexuels qu’elle lui impute). J’ignorais l’existence de ce cinéaste, qui avait pourtant eu des responsabilités au sein de la société des réalisateurs de films. Alors que l’accusatrice est bien connue : en tant qu’actrice césarisée, ayant de surcroît une « bonne image » (de celle qu’un magazine comme Télérama met en avant, en y incluant les couvertures de ce média). Indiquons que l’homosexualité affichée par l’actrice ne réduit nullement la portée de ses accusations, bien au contraire.

  Je ne sais si Adèle Haenel a choisi préférentiellement Mediapart pour s’exprimer, ou si le journal en ligne, depuis les « confidences » de l’actrice, s’est délibérément engagé à ses côtés pour donner à son témoignage un caractère plus général, celui des violences faites aux femmes. Venons en à cet entretien vidéo, largement diffusé. Malgré les difficultés parfois de l’actrice à s’exprimer (ce que l’on comprend aisément en raison de ce qu’elle rapporte), ce n’est pas vouloir réduire la valeur de son témoignage d’ajouter qu’Adèle Haenel avait été briffée pour l’occasion. Il n’y a rien d’illégitime de procéder ainsi, ni d’en tirer les enseignements qui suivent. Du moins si j’en crois les perches tendues par Plenel durant l’entretien. En particulier celle selon laquelle cette fois-ci l’accusatrice s’appuyait sur sa notoriété pour accuser un homme beaucoup moins connu. Ce statut lui permettant depuis son cas particulier de parler pour toutes les femmes, de celles plus précisément se trouvant dans une situation inverse à la sienne. Une perche reprise avec plus de bonheur que celle, à un moment de l’entretien, tendu par son interlocuteur au sujet de Lolita de Nabokov (Plenel entendant, de ce ton jésuitique qui n’appartient qu’à lui, aborder « l’affaire Adèle Haenel » sous le prisme pédophile). Une perche reprise maladroitement par l’intéressée répondant que « des livres sont produits massivement sur ce thème de la culture du viol, du fait qu’il faut enlever les femmes… ». Il était permis de se demander que diable Lolita venait faire dans cette galère ? Pour comparer Christophe Ruggia à Humbert Humbert, ou pour nous dire comme ça en passant qu’un roman comme Lolita n’enfaisait pas moins l’apologie de la pédophilie (et qu’à ce titre il devrait être « encadré » ?). D’ailleurs des signes avant-coureurs laissent supposer que Lolita et Nabokov seraient devenus persona non grata à l’université.

  En revanche, la perche suivante (« Vous auriez pu saisir la justice ? ») se trouvait reprise sans grande surprise. Adèle Haenel répondant bien évidemment par la négative, arguant que très peu de plaintes pour viols ou agressions sexuelles aboutissaient à une condamnation devant un tribunal, la justice n’étant en ce sens pas représentative de la société. Donc qu’elle ne jugeait pas utile de la saisir, mais qu’il lui importait de témoigner en raison des déclarations de Christophe Ruggia refusant de reconnaître la réalité de ses attouchements sexuels 15 à 18 ans plus tôt. Adèle Haenel plus tard changera d’avis : son audition par des enquêteurs, à la suite de la décision par le parquet de Paris de l’ouverture d’une enquête préliminaire, l’incitera alors à porter plainte contre Ruggia. Mais ce sont ses premiers propos sur la justice qui ont surtout retenu l’attention des commentateurs, et provoqué de très nombreuses réactions. Les seconds passant presque inaperçus.

  Chacun peut constater que depuis un certain temps déjà les médias entendent de plus en plus se substituer à la justice. N’évoque t-on pas, pour s’en féliciter ou le déplorer, par « tribunal médiatique » les attendus de maintes enquêtes journalistiques, ou pour le pire  les « jugements » rendus par les réseaux sociaux. Cette séquence Mediapart / Haenel s’y inscrit de plain pied. C’est l’occasion de rappeler que le rôle ainsi dévolu aux médias avait été en quelque sorte théorisé par Edwy Plenel presque vingt ans plus tôt. Le 2 octobre 2002 un éditorial non signé du Monde (mais qui ne pouvait qu’avoir été écrit par l’omniprésent directeur de la rédaction, Edwy Plenel en personne) revenait sur la première « affaire DSK » (appelée aussi « affaire de la MNEF ») durant  laquelle deux ans plus tôt DSK, alors Ministre de l’Économie et des Finances, avait été mis en examen : l’intéressé devant alors démissionner du gouvernement Jospin. A l’époque Le Monde de M. Plenel avait été à la pointe d’une campagne de presse entendant contraindre Jospin à appliquer dans ce cas d’espèce le jurisprudence dite Balladur. Deux ans plus tard, en 2002 donc, DSK était blanchi par la justice. Le Monde, sous la plume de Plenel, on y revient, précisait qu’un « préjudice grave avait été commis envers DSK », lequel, ajoutait benoîtement le rédacteur, « conduit à s’interroger sur le pouvoir des juges et son impact public ». Ce qui, compte tenu de ce qui vient d’être indiqué, ne manque pas de sel. Mais le plus important est à venir, à savoir la défense et illustration du journalisme. Citons le rédacteur : « Après tout la presse, en informant le public, a rempli sa mission ; et la justice en relaxant l’ancien ministre a montré qu’elle était capable de reconnaître ses erreurs. Le temps de la presse n’est pas celui de la justice, ni celui de la politique (…) c’est celui de l’immédiateté (c’est moi qui souligne) qui ne permet pas d’estimer la valeur des charges retenus contre un accusé ».

  La messe est dite. Les « erreurs » sont bien entendu le fait de la justice (alors que l’on sait pourtant que tout « mis en examen » bénéficie de la présomption d’innocence), et non du journalisme. La presse, selon Plenel, s’exonère de ce que l’on ne saurait dispenser juges et politiques. Cette « exception du temps journalistique » a l’avantage de préserver les journalistes contre les conséquences auxquels les juges, et plus encore les politiques doivent s’attendre quand la vérité se trouve par eux malmenée ou bafouée. En revanche l’élargir aux journalistes remettrait en cause la « liberté de la presse ». Un argument presque vieux comme la presse puisque Karl Kraus, déjà, s’en faisait l’écho de manière critique au début du XXe siècle.

  « Le temps de l’immédiateté » disait Plenel. Ce qui se vérifie davantage en 2020 qu’en 2002 : les smartphones l’illustrent à longueur de clics. Tout doit aller très vite. Comme l’écrit Olivia Dufour (Justice et médias : la tentation du populisme) : « Nouveau maître du monde dès lors qu’il tient en main un smartphone, le citoyen-consommateur-internaute exige en tout domaine de diriger les opérations et d’obtenir un résultat satisfaisant dans un délai rapide (…) On dénonce sur Internet sous prétexte que c’est l’ultime solution, la seule qui fonctionne ». Le temps de l’immédiateté devient celui de la dénonciation, voire de la délation. On oublie que de nombreuses accusations de harcèlement sexuel ou pire, mettant en cause des personnes publiques se sont conclues par des non-lieux ou des classements sans suite. Alors que chacun garde à l’esprit le moment où médias et réseaux sociaux ont jeté ces noms en pâture. Ce qui n’est pas sans effets pervers,  comme l’indique Olivia Dufour « subrepticement s’installe dans les moeurs une religitimation décomplexée de la vengeance privée » .

  Il paraît difficile, sinon impossible de séparer en terme d’analyse le « troisième pouvoir », la justice donc, du monde dans lequel nous vivons. C’est surtout flagrant en correctionnelle, où chaque justiciable peut vérifier que l’on y rend à l’égard des plus pauvres une « justice de classe ». Néanmoins la justice rendue dans les tribunaux après une plus ou moins longue instruction, celle qui sort par définition du « temps de l’immédiateté », malgré sa lenteur, malgré son manque de moyens, malgré ses dysfonctionnements surtout, reste préférable à tout « tribunal médiatique » pour les raisons exposées ci-dessus. Et compte tenu de l’importance prise aujourd’hui par les réseaux sociaux c’est encore plus évident. Par exemple la condamnation de Jérôme Kerviel (lors de ses deux procès) pour « faux et usage de faux, abus de confiance et introduction frauduleuse de données » est justifiée du point de vue de l’application de la loi si l’on prend la peine de lire attentivement le détail des deux jugements (et non les déclarations des avocats de Kerviel). Ce qui a pu faire accroire à l’existence d’un jugement inique, du moins pour le premier procès, étant l’indemnité demandée par la Société Générale en terme de préjudice : une somme complètement disproportionnée pour ne pas dire absurde (mais logique selon la règle juridique !). Si les médias avaient plutôt soutenu Kerviel dans un premier temps, ils vont davantage le soutenir entre les deux procès. Un large soutien dépassant la sphère médiatique, allant de l’establishment catholique au Parti de Gauche (Mélenchon n’a-t-il pas comparé Kerviel à Dreyfus !!!). Soulignons que ce n’est pas donné à toute personne condamnée en première instance d’être invitée trois fois au journal de 20 heures sur France 2, de publier deux ouvrages sur son cas, d’être le héros d’une adaptation cinématographique de l’affaire, d’avoir des amis « prestigieux », d’échanger quelques mots avec le pape, et de faire le buzz en maintes occasions.

  Quelques précisions ne sont pas ici inutiles. Ce n’est pas parce que dans ce litige opposant ce trader à son employeur, la Société Générale, le premier s’était rendu coupable de ce que le second l’accusait qu’en l’avalisant on baisserait la garde vis à vis des banques et de la finance. Bien au contraire. C’est tout un système qu’il faut incriminer, à condition d’ajouter que Kerviel en est le pur produit. Vouloir, dans ce cas très particulier, refuser d’admettre l’expression de la vérité (un petit voleur pris en flagrant délit par un gros voleur) nous reconfronte une fois de plus à la question de la fin et des moyens. Tous les moyens ne sont jamais bons pour arriver à ses fins. Kerviel n’est pas dans le cas présent le bon exemple. Sa responsabilité s’avère évidemment moindre en soi à l’échelle de la société que celle de la Société Générale, ou de toute autre banque, mais il n’est pas la victime que d’aucuns prétendent. Seuls les naïfs ou les ignorants ont pu croire en l’innocence de Kerviel. Quand d’autres, mieux renseignés, se sont efforcés de l’accroire depuis des considérations politiques, critiques envers les banques et la finance, que l’on ne discutera pas (évidentes et incontestables) mais qui rapportées à Kerviel accréditent l’idée que la vérité serait relative. Vaste question qui dépasse le cadre de nos quatre affaires. J’aimerais juste ajouter que travestir la vérité, même pour les meilleurs raisons du monde, nous renvoie invariablement à la sempiternelle question de la fin et des moyens.


  L’affaire portant le nom de Philippe Caubère (le comédien étant accusé de viol, pour simplifier, par l’activiste Solveig Halloin) a fait l’objet d’un classement sans suite au début 2019. J’avais été informé un an plus tôt de la plainte déposée par cette militante féministe et antispéciste, et des accusations qu’elle portait à l’encontre de Philippe Caubère par un article du Monde signé Sandrine Blanchard et Soren Seelow. Je n’avais pas été sans remarquer que les éléments de langage se rapportant au comédien étaient à charge, tandis que Solveig Halloin témoignait elle « d’une intense activité militante en faveur des droits des femmes et de la cause animale ». Ce qui ne suffit pas (pas encore ?) à faire condamner un Caubère qui, pour aggraver son cas, ne fait pas mystère d’appartenir à la clientèle des prostituées (et aurait une inclination coupable pour la tauromachie). Ce qui s’ensuit mérite d’être raconté parce que là, contrairement aux trois affaires précédentes, les médias eux seuls portent la responsabilité de ce qui n’aurait jamais du devenir une « affaire Caubère ». 

  Le 18 avril 2018, Le Point, Le Parisien libéré, et HuffPost font état d’une plainte pour viol déposée par Solveig Halloin à l’encontre de Philippe Caubère. Dans le dossier concocté par Le Parisien libéré sont par exemple rapportés les propos de l’un des avocats de la plaignante comparant le comédien à Tariq Ramadan : tous deux étant accusés d’avoir « usé de leur domination mentale, de leur emprise sur les victimes, pour les convaincre que ces relations, contraintes, sont en fait normales ». Le même jour HuffPost diffusait une vidéo dans laquelle Solveig Halloin se mettait en scène : elle expliquait avoir été harcelée, violée et menacée de mort par le comédien. Elle précisait également avoir écrit une « lettre ouverte » aux centaines de victimes de Philippe Caubère afin qu’elles se joignent à elle et déposent plainte à leur tour ». Une première fois convoquée par le SRPJ de Toulouse, la plaignante était une seconde fois entendue par d’autres enquêteurs (le parquet de Bézier se dessaisissant du dossier au profit de celui de Créteil) en novembre 2018. On apprendra par la suite qu’aux accusations déjà connues, Solveig Halloin ajoutait que Caubère avait violé d’autres femmes (dont elle donnait les identités) et torturé l’une d’elles, que l’ordinateur du comédien contenait des images pédopornographiques, qu’il faisait la sortie des écoles maternelles, et qu’il torturait et tuait des prostituées dans son appartement de Saint Mandé. Sans doute en raison, peut-on supposer, de l’incrédulité des enquêteurs devant pareilles déclarations (du moins pour ce qui vient d’être ajouté), Solveig Halloin demandait aux policiers de « faire réaliser un scanner de son cerveau, se disant certaine de souffrir du cerveau depuis le viol dénoncé ». Deux semaines plus tard Philippe Caubère était convoqué au commissariat de Créteil et placé en garde à vue. Son appartement est alors perquisitionné et ses appareils multi-médias exploités. L’examen de l’ordinateur et du téléphone portable infirme les accusations de la plaignante. Interrogées, les femmes désignées par Solveig Halloin comme ayant été violées par Caubère ne confirment nullement les accusations de la première, y compris celle qui de surcroît aurait été torturée. Le 17 février 2019 le tribunal de Créteil classait la plainte sans suite en l’absence de charges à l’encontre du comédien. En premier lieu faute d’éléments permettant de corroborer les allégations de la plaignante sur l’absence de « consentement » (il s’agissait de relations sexuelles consenties et non de viols). Ceci s’élargissant aux accusations concernant des personnes désignées comme victimes de viol et de torture.

  Il importe de souligner, premier point, qu’à ma connaissance Solveig Halloin n’a pas été soutenue par des associations féministes. On peut faire l’hypothèse que la connaissant, pour l’avoir vue auparavant sur un plateau de télévision, celles qui auraient eu vocation à soutenir la porte parole de « Boucherie abolition » subodoraient que la « cause des femmes » avait plus à perdre qu’a gagner dans le cas présent. A l’inverse les médias, non moins en toute connaissance de cause, se sont efforcés de donner le maximum de publicité aux accusations de Solveig Halloin (une excellente cliente, faisant chaque fois le buzz lors de ses interventions télévisées). En particulier Le Parisien Libéré, en raison de l’importance accordée par le quotidien à cette affaire (eu égard la notoriété de Philippe Caubère). Mais plus encore HuffPost qui n’avait en réalité que conservé que neuf minutes d’une vidéo de 50 minutes. Dans les 41 minutes restantes, Solveig Halloin tenait des propos (ceux ajoutés plus haut) dont la nature délirante, mythomaniaque ne laissait pas de place au doute. HuffPost avait jugé plus prudent de ne pas les diffuser afin de conserver au témoignage de la prétendue victime toute sa véracité. Il paraissait préférable de ne produire de l’intervention que la partie susceptible de mettre en cause de manière crédible le comédien. Cela s’appelle de la manipulation ; y compris envers Solveig Halloin dont - usons d’une litote - la « fragilité » apparaissait déjà lors de l’une ou l’autre de ses interventions télévisées, dans un premier temps comme militante féministe engagée contre la prostitution, et ensuite comme porte parole de choc de l’association Boucherie abolition. La vidéo de HuffPost étant versée dans son intégralité au dossier judiciaire, la défense avait ainsi pu en prendre connaissance. 

  Ce n’est pas tant Solveig Halloin, ceci posé, qu’il faudrait incriminer que les médias qui se sont servis d’elle, je le répète en toute connaissance de cause, pour vendre de la copie ou faire de l’audience. Et que dire de son avocat, Maître Jonas Haddad, qui envisage de relancer la plainte en demandant la désignation d’un juge instruction, qui même confronté à l’inexistence de tout élément objectif venant corroborer les accusations de sa cliente persiste à tenir le discours hors sujet selon lequel « c’est le sort que l’on réserve à un certain nombre de femmes qui portent plainte, notamment dans des affaires d’agression sexuelle » à qui « on fait endurer une procédure très lourde, dans laquelle on remet toujours en cause leur parole ». Encore lui faudrait-il le plein concours de sa cliente qui tweetait à la fin de décembre 2018 : « Plusieurs autres victimes, le parquet et les flics complices pour étouffer l’affaire Caubère et discréditer les témoignages. Cooptation des violeurs entre eux. Les palais de justice sont là pour préserver les privilèges masculins d’asservir les femmes, les enfants et les zoonimaux : brûlons les tribunaux fascistes ». 

  En second lieu on dira que cette « affaire Caubère » témoigne d’une instrumentalisation de la parole des femmes par des médias (Le Parisien libéré, HuffPost) peu regardants, si l’on peut s’exprimer sous cette forme euphémique. Dans l’histoire, Le Monde jouant le rôle de « l’idiot utile ».








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« Ma jeunesse n’est peut-être pas morte, mais personne ne la voit plus dans mes yeux. On m’a dit que Paule n’était qu’une enfant. Que m’importe son âge. L’amour n’est rien sinon l’anéantissement du temps ».

Joé BOUSQUET 


« Ah ! petite Ah ! petite / Tu peux reprendre ton cerceau / Et t’en aller tout doucement / Loin de moi et de mes tourments / Tu reviendras me voir bientôt / Tu reviendras me voir bientôt / Le jour où ça ne m’ira plus / Quand sous ta robe il n’y aura plus / LE CODE PÉNAL ».

Léo FERRÉ



  La seconde partie de Néoféministe et ordre moral entendait définir ce que serait aujourd’hui l’ordre moral dans le contexte #Metoo. Pour ce faire quelques retours en arrière s’imposaient. Je mettais principalement la focale sur trois séquences. D’abord sur « de Dutroux à Outreau » (celle d’un emballement médiatique autour de deux affaires de pédophilie) ; ensuite sur le « volet prostitution » de la loi sur la sécurité intérieure de 2002, et ses conséquences ; enfin sur une affaire de harcèlement sexuel  (l’accusation portée contre le démographe Hervé le Bras). Préalablement, j’avais proposé la définition suivante (qu’il m’importe de reproduire compte tenu de ce qui suit) : « L’ordre moral en 2018 ne doit pas être confondu avec le moralisme moralisateur (qui a pu parfois au siècle dernier lui être associé), lequel traduit davantage l’une ou l’autre expression d’un conservatisme dans les moeurs, par exemple celle des contempteurs de la « libération sexuelle » des seventies. L’ordre moral peut être comparé à ces poussées de fièvre qui durant certaines périodes s’emparent du corps social. Ceci pour le côté manifeste de la chose. Cependant, de manière plus significative, il convient d’appeler ordre moral un mode d’expression réactif qui, sous couvert parfois d’un certain progressisme, et depuis le lobbying de groupes de pression, entend combattre des conduites, pratiques, activités, enseignements considérés répréhensibles, principalement dans le domaine des Arts et des Lettres ou de la culture (pour la séquence qui nous intéresse relevons la pédophilie, la prostitution, les violences faites aux femmes). Personne, bien entendu, de nos jours ne se réclame de l’ordre moral. Pourtant il n’est pas exclu qu’en ces temps de pensée décomplexée, d’aucuns choisissent de le revendiquer. En attendant l’ordre moral relève d’un mode de désignation (de stigmatisation diraient certains) ne facilitant pas la tâche de qui entend le définir ».

  Tout va très vite puisqu’en ce début d’année 2020, à travers cette « libération sexuelle » justement, les seventies se trouvent accusées de tous les maux. J’y reviendrai à plusieurs reprises. Cependant, en restant sur la dernière phrase de cette définition, j’anticipais ce qu’a pu écrire récemment le philosophe Mathieu Potte-Bonneville : « La critique de « l’ordre moral » est devenue l’un des arguments préférés de ceux qui défendent la préservation des hiérarchies et des dominations existantes ». Nous sommes confrontés ici au même problème qu’avec la notion de populisme. Ce n’est pas parce que certains commentateurs, parmi ceux qui par exemple défendraient le monde tel qu’il va, ou se classeraient « à droite » sur l’échiquier politique, se payent de nos jours le luxe de tancer un « ordre moral » dont la critique relevait il n’y a pas si longtemps des prérogatives du camp opposé, plus particulièrement dans une acception libertaire, que cela remet pour autant en cause la réalité de ce qu’il m’a importé de redéfinir plus haut. Plusieurs raisons expliquent ce qui ne relève pas d’un « changement de paradigme - n’exagérons pas ! - mais d’une suspicion à l’égard d’idées, de pratiques et de comportements qui relevaient eux, j’y reviens, de la « libération sexuelle » de l’après 68.  

  Des féministes affirment aujourd'hui que cette libération-là « libérait » les hommes et non les femmes. Ce qui fait bon marché de combats auxquels participaient les deux sexes et de quelques unes des avancées qu’ils occasionnèrent. Indiquons qu’il s’agit d’un discours a postériori, celui d’un néoféminisme réécrivant l’histoire de la « libération des femmes » à l’aune de » #Metoo ». Dans la troisième partie de Néoféminisme et ordre moral je soulignais combien les éléments critiques à l’égard de « #Metoo » et de « #Balance ton porc » présents dans la tribune improprement appelée « du droit d’importuner » (contresignée par cent femmes) avaient provoqué une levée de bouclier dans les rangs néoféministes, et même au-delà sur des questions qui relevaient implicitement d’une critique de l’ordre moral (sans que cela soit explicitement spécifié par les rédactrices de la tribune).

  Mais laissons là le néoféminisme pour en venir à ce qui par ailleurs apporterait un autre éclairage sur la suspicion dont il a été question plus haut. On fera ici le constat, en se référant aux « forces vives » de la société, à celles qui adhèrent à un projet de transformation sociale, qu’elles ne cèdent rien - bien au contraire - sur la question de l’égalité, comme en témoignent les mouvements sociaux de ce début de second millénaire. Ce qui n’est plus exactement le cas, en se livrant à une comparaison avec ces fameuses années 70, pour ce qui concerne la notion de liberté. Cela doit être nuancé mais n’en traduit pas moins une tendance. Ce qui, entre autres conséquences réduit à la portion congrue la question jadis récurrente de l’utopie. C’est à dire le désir, et plus encore la capacité de pouvoir rêver d’un monde radicalement différent. C’est en ce sens que pour de bons auteurs, comme Walter Benjamin, l’utopie se situait du côté de l’émancipation. On ne saurait penser différemment avec les questions qui nous occupent ici, de celles relevant de la libération sexuelle (sans les guillemets qui l’associent aux années 70). L’utopie, on le sait, selon le discours d’un certain révisionnisme historique, très présent durant les années 80 et 90, aurait donné naissance aux deux totalitarismes du XXe siècle. Une comparaison, toute proportion gardée, peut être faite avec cette libération sexuelle, laquelle aurait accouché de ce monstre, le pédophile (ou de cette monstruosité, la pédophilie), appelé aujourd’hui pédocriminel par tous ceux pour qui nous serions en quelque sorte en présence du « mal absolu » ; en concurrence avec une autre figure de ce type, le terroriste islamiste, qui l’avait davantage supplantée lors des attentats de l’année 2015.

  En ce début d’année 2020 cette figure du « mal absolu » se trouve incarnée à travers la personne de Gabriel Matzneff. En quelques semaines, cet écrivain octogénaire, quasiment oublié, est devenu une figure de réprouvé, de pestiféré, un objet de haine, le pédocriminel par excellence. Mais ce qui doit être ici souligné n’est pas tant la personnalité de Matzneff que tout ce qui découle d’accusations dépassant largement la personne de l’écrivain. En incriminant le passé « pédophile » de Matzneff la plupart des commentateurs font « une pierre deux coups » puisque se trouve aussi incriminée l’époque durant laquelle, comme l’écrit un hebdomadaire bien-pensant, « au prétexte de la libération sexuelle, la pédophilie y était non seulement tolérée, mais valorisée ». Pour nos nouveaux procureurs la question des responsabilités se trouve posée à différents niveaux. Par ceux d’abord, pour qui beaucoup - dans le monde de l’édition, les milieux littéraires, des universitaires, voire des politiques - « savaient », des personnalités qui se sont tues pendant longtemps. D’autres, non sans arrière-pensées politiques, dénoncent les « permissives années 70 », et à travers elles les écrivains et intellectuels qui ont durant l’année 1977 pétitionné en faveur de pédophiles condamnés à des peines de prison, ou appelé à la révision du Code pénal pour les relations mineurs-adultes. J’y reviendrai en temps voulu. Cependant, soit par méconnaissance, soit par volonté de désexualiser la pédophilie (en ne conservant que la prédation), soit par incapacité de penser au-delà de leur « indignation », d’aucuns, parmi ceux qui crient haro sur le Matzneff, n’étendent pas cette question des responsabilités en amont de ces sempiternelles années 70 (du moins dans les termes où ils la posent).

  

  Qu’est-ce que l’enfance ? J’aimerais répondre, comme Yves Lemoine : « Je crois que l’enfance c’est le désordre du monde ». C’est aussi une convention. Les historiens nous rappellent que la sacralisation dont l’enfant fait l’objet dans nos sociétés contemporaines n’a pas toujours existée. Juste cet exemple. Au milieu du XXe siècle encore, principalement dans les familles bourgeoises et paysannes, les enfants n’avaient pas l’autorisation de parler durant les repas. Aujourd’hui, dans la plupart des milieux, les bambins focalisent sur eux l’attention, quand ils ne monopolisent pas la parole à table. Pourtant entre eux les enfants inventent un monde enchanté, merveilleux, quelquefois cruel, que le regard des adultes, du moins certains, désenchante ou caricature. D’aucuns évoquent la pureté et l’innocence de l’enfant. Il est sacré, n’y touchez pas ! Allons donc ! Mais on le vend l’enfant ! Dans la presse, à la télévision, sur les murs des villes  : pour vendre des crèmes, du papier toilette, des parfums, et que sais-je encore. Enfant prostitué, offert à la convoitise du passant, du consommateur ! 

  Changeons de registre. Pour dire en quoi l’enfant serait « le désordre du monde », il parait préférable de s’adresser aux écrivains. Comme l’écrivaient en 1976 René Schérer et Guy Hocquenghem (dans un numéro de la revue Recherches intitulé Coïre : album systématique de l’enfance), les romanciers « ont le mieux parlé de l’enfance, parce qu’ils n’ont pas eu le souci de l’expliquer ni de la guider ». Parmi les nombreuses oeuvres littéraires citées (dont celles de Tournier, Musil, Nabokov, Caroll, James) Coïre exhume des auteurs oubliés, telle la princesse Bibesco, Steven Milhauser ou Mme Guizot. On y redécouvre un monde où certains thèmes récurrents de la littérature pour enfant, le rapt, le vagabondage, la fugue, l’animalier, viennent pervertir des récits à vocation éducative. Dans L’Écolier de Mme Guizot, en dépit des efforts pédagogiques de la romancière, ce que le lecteur retient de Raoul, l’enfant fugueur, qui échappe « à l’enfance telle qu’elle devrait être » en refusant de suivre les parcours balisés pour leur préférer les chemins de traverse, prend le pas sur les intentions moralisatrice de l’auteure. Sans famille d’Hector Malot est plus connu. Qu’importe l’intrigue qui se dénoue avec le retour de « l’orphelin » dans sa riche famille. Ce qui nous ravit, et fait le charme du récit réside ailleurs : dans cette « succession d’abandon, d’achats, de semi-enlèvements par de faux parents, de branchements erratiques où se déploie à l’état libre une énergie passionnelle en compagnie d’un vieillard vagabond, de petits mendiants, d’escrocs, repères fortement inscrits d’un trajet que le retour au havre familial, l’encrage définitif, fait, par contraste, ressortir, par sa fadeur insignifiante ».

  Valéry Larbaud et ses Enfantines aurait pu figurer dans cet Album systématique de l’enfance. Il fallait la plume de ce grand prosateur pour décrire l’enfance (et la première adolescence) dans tous ses émois, et redonner à cet « âge de la vie » son indéfectible part d’imaginaire. Dans les délicieuses nouvelles d’Enfantines, Larbaud avoue une préférence pour les petites filles, telle cette Rose Lourdin, douze ans, amoureuse d’une fillette d’un an plus âgée, avec le rappel de ces « dimanches matins, quand je sentais devant moi un grand jour sans leçons, pour ne penser qu’à elle » ; ou les deux petites françaises de Rachel Frutiger (un miracle de sensibilité sur l’errance dans Genève et ses faubourgs) ; ou Portrait d’Éliane à quatorze ans (peut-on mieux d’écrire comment la sensualité vient aux jeunes filles ?) ; ou encore Gwenny toute seule, « les baisers de Ruby sont une des meilleures choses que j’aurais eues dans la vie. La bouche pure et confiante s’appuyait avec un souffle tiède, et me disait qu’une petite fille me respectait beaucoup et m’aimait bien ». Une mention à part pour le petit Milou du Couperet, qui s’éprend de Justine, gamine de onze ans, une petite paysanne déjà marquée par la vie et le malheur, portant à la main gauche une large cicatrice. Milou va s’emparer d’un couperet pour se faire une entaille, pareille à celle de Justine qui pensera peut-être : « Tiens ! c’est arrivé au fils des maîtres la même chose qu’à moi, et au même doigt et à la même main ». Mais là où nous serions prêts à le prendre dans nos bras, le petit Milou, c’est lors d’un repas durant lequel ses bourgeois de parents ont convié un sénateur. Tandis que « ces messieurs qui lui arrangent son avenir, dégoûtent l’enfant » qui « voudrait les insulter, les scandaliser, leur dire à la suite tous les mots grossiers qu’il soit : cochon, catin, bougresse » à la question : « Que voulez-vous être quand vous serez grand mon jeune ami, ambassadeur ou académicien, général ou Président de la République ? », l’enfant répond, forcément sublime : « Moi, je veux être domestique ! ».

  Lolita de Vladimir Nabokov est un grand roman, l’une des oeuvres romanesques majeures du XXe siècle et à ce titre ne peut que susciter de nombreuses interprétations. Ce roman, nul ne l’ignore, a bénéficié ou pâti (c’est selon) d’un « succès de scandale » qui encore aujourd’hui lui attire des commentaires du genre « Lolita est un roman dégueulasse ». Cette affirmation péremptoire, toute négative soit-elle, a néanmoins le mérite de traduire sans fard un sentiment de lecteur. Une attitude que nous préférons à quelques unes des interprétations, a priori non rejetantes, dont nous soulignerons plus loin le caractère fallacieux. Mais pour tordre le bâton dans l’autre sens, citons une phase du milieu du roman venant conclure l’une des scènes les plus importantes de Lolita : « Une ambition plus haute me guide ; fixer à jamais la magie périlleuse des nymphettes ». D’ailleurs, au début du roman, Nabokov, à travers le personnage d’Humbert Humbert, nous explique de manière brillantissime ce qu’il entend par nymphisme. Ce sont certainement ces pages, superbes (où Nabokov est au somment de son art), qui suscitent le plus l’hostilité, manifeste ou latente, de lecteurs qui ne verraient là qu’une façon retorse du louche Humbert Humbert de justifier sa « prédation ». Même chose pour la scène signalée plus haut : c’est la petite Lolita, douze ans et six mois, qui prend l’initiative dans la chambre d’hôtel des Chasseurs enchantés. Une scène qui n’a pas échappé à l’attention de Schérer et Hocquenghem qui écrivent dans Coïre : «  Un des plus beaux passages de Lolita est celui justement où Nabokov décrit comment son héros s’approche de Lolita pendant son sommeil : on peut le lire comme une tentative qui échoue jusqu’au moment où Lolita, à son réveil, prend les choses en main. Mais on peut aussi penser qu’elle n’était pas dupe, et que le sommeil était une façon d’attirer et de faciliter la démarche du désir ». Ajoutons, pour qui n’aurait pas lu le roman, que Humbert Humbert sera ainsi instruit de la nature des jeux que pratique Lolita en copulant avec Charles Holmes, treize ans. Ici Nabokov précise : « A ses yeux l’acte sexuel était partie intégrante du monde furtif de l’enfance, et les adultes en ignoraient tout. Ce que les grandes personnes faisaient aux fins de procréation ne lui importait point ». Des lignes vertigineuses que nous proposons à la méditation des détracteurs de Nabokov et de ses « faux amis ».

  Venons en à ces derniers. A la suite d’une conférence de Pierre Fedida sur Lolita (recueillie après le décès du psychanalyste), lors des échanges ensuite avec le conférencier, Marthe Coppel-Batsch, psychiatre et psychanalyste, déclarait : « Par des touches très subtiles on perçoit, on ressent le drame que vit cette petite fille, alors que dans la première partie elle n’existe que de façon très extérieure, comme une fillette attirante. Dans la deuxième partie, l’auteur se sépare du narrateur pour s’identifier à la fillette et je trouve cela très bien fait d’ailleurs - réellement Nabokov a compris, me semble-t-il, ce que peut vivre une jeune fille abusée sexuellement ». Nous sommes déjà en présence d’une manière d’interpréter Lolita à l’aune de #Metoo, puisque dans ce commentaire affligeant la nymphette (d’ailleurs décrite comme une « petite fille ») se trouve réduite au statut de victime. La subtilité de Nabokov n’est nullement dans ce que MCB croit percevoir, qui ne nous renseigne que sur ses présupposés de lectrice, mais dans la nature changeante, indécise et réversible des relations entre Humbert Humbert et Lolita. En plus, prétendre que « l’auteur se sépare du narrateur » dans la seconde partie du roman « pour s’identifier à la fillette » apporte la preuve que MCB ne sait pas lire. On peut être analyste et ne rien comprendre à un roman dont la subtilité échappe en substance à la lectrice ; ou plutôt celle-ci n’est pas en mesure de comprendre ce qui se joue ici dans Lolita, nous parlons de littérature, pour éliminer tout ce qui n’entre pas dans sa grille de lecture afin de ne retenir que la fiction d’un Nabokov choisissant vers le milieu du roman de s’identifier à une prétendue victime. Je ne connais pas les travaux de Marthe Coppel-Batsch, « psychanalyste et psychiatre renommée » paraît-il, mais j’incline à penser que son nom restera dans les mémoires comme étant celui de la première victime mortelle du Velib. 

  En tout cas reconnaissons que sa lecture de Lolita en anticipait d’autres, beaucoup plus récentes, qui depuis #Metoo confondent allègrement les pouvoirs de la littérature et les impératifs d’une bienséance propre à notre époque. En particulier dans cette université américaine, où Anne Dwyer, professeure de russe, rapporte que des étudiants lui ont demandé si « la lecture de Lolita était obligatoire » tout en « se plaignant que ce roman participait d’une culture du viol ». En Espagne la romancière Laura Freixas juge elle que « Lolita est écrit de telle manière qu’il réussit à nous faire oublier qu’il est mal de violer les petites filles ». Je pourrais citer d’autres exemples, tout autant caricaturaux, plus ou moins inspirés par les vagues #Metoo et #Balance ton porc. Pour ne pas quitter ce registre on dira, pour conclure, que lorsque vers la fin du roman Lolita balance le porc Humbert Humbert, c’est pour partir avec un autre porc, Quilty, peut-être pire. Ce roman de Nabokov est décidément indéfendable !

    « D’où le goût des petites filles pour les hommes tire-t-il son origine ? ». C’est ainsi que  Georg Groddeck s’interroge dans son indispensable Livre du ça. En constatant plus loin que la femme lui paraît plus libre que l’homme dans l’érotisme et son choix d’objet sexuel Groddeck y répond en partie. Je conserve le souvenir des deux scènes suivantes datant du siècle dernier. Dans la première, j’attends le RER sur le quai de la station Rueil-Malmaison. En face de moi, sur l’autre quai, deux fillettes (du genre que Nabokov appellerait « nymphettes ») discutent de vive voix. Je les regarde ostensiblement. Une rame arrive dans l’autre sens. Les deux fillettes, juste avant de disparaitre derrière le train, m’envoient des baisers. L’autre scène est presque identique. Je marche dans une rue d’une banlieue populaire. Un autobus me dépasse, avec deux fillettes sur la plate forme du bus réagissant de même. Autre souvenir, plus ancien (mais j’avais déjà l’âge requis). Je fais de l’auto-stop à la sortie de Port-en-Bessin (Calvados). Un groupe de jeunes adolescentes s’attarde en ma compagnie. Il se fait tard et la nuit commence à tomber. Une des fillettes me propose de partager son lit en compagnie de l’une de ses copines. Quelques autres « provocations » s’ensuivent. Une des gamines, en partant, me fait un geste obscène. Toutes pouffent de rire.

  Scènes banales, presque ordinaires. Manifestations d’un érotisme diffus, jeux de séduction primaire débouchant rarement sur des passages à l’acte. L’adulte mâle, sans être un Humbert Humbert, émoustille d’autant plus nos fillettes qu’il aurait l’âge de leurs paternels. Il y a toujours un phénomène d’émulation, de surenchère dans l’érotisation, quand les gamines se retrouvent en groupe, dans des situations comparables à celles qui viennent d’être rapportée. Seule, la fillette fera très rarement le premier pas, sauf si une relation de confiance l’y autorise.

  Catherine Breillat, dans son film 36 fillettes, renverse la question de Groddeck. Une femme « d’âge mûr », à l’adresse du quadragénaire qui sort la dite fillette, la désigne ainsi : « De la chair fraîche ». Serions nous des ogres, aurions nous besoin de consommer cette « chair fraîche » pour nous régénérer ? C’est là une explication, certes moins poétique que celle de Nabokov  avec sa « magie périlleuse des nymphettes ». Une affaire de poésie plus que d’âge, bien entendu. Car des femmes de cinquante et même soixante ans restent belles et séduisantes. Pas de ce charme que l’on accorderait sur le tard à celles qui ne l’ont jamais vraiment été, séduisantes, sur qui le passage du temps ne semble pas laisser véritablement de trace. Non, je parle de celles qui furent belles et qui vieillissent comme vous et moi. Dont la beauté devient émouvante, quand bien même le miroir leur renverrait l’image d’une femme vieillissante.

  La chanson a très rarement traité d’un sujet auquel le mot « pédophilie » ne rend pas complètement justice. Mais quand les exceptions s’appellent Léo Ferré et Georges Brassens il n’est nullement question de bouder son plaisir. Petite qui date de 1969, a été créée sur la scène de Bobino par Léo Ferré. Mais je lui préfère la version de 1970 sur l’emblématique disque « Amour Anarchie » en raison de le la subtile orchestration de Jean-Michel Defaye. Petite évoque le désir d’un homme vieillissant pour une gamine (non sans une certaine réciprocité). Une belle chanson, avec cette justesse de ton dans la voix de Ferré, de délicatesse même, pour décrire les impasses de ce désir. Et puis, tout à la fin, sur le ton solennel qui convient, une expression propre à renvoyer le Code pénal dans les poubelles de l’histoire nous en restitue les enjeux. Petite, aujourd'hui, n’aurait pas la moindre chance de passer à la radio, ni même d’être enregistrée par un autre interprète, et on doute très fortement que le moindre auteur-compositeur contemporain s’enhardisse à écrire quelque équivalent à Petite

  La princesse et le croque-note date 1972. Elle a été gravée sur l’avant dernier disque de Georges Brassens. Ici la fillette (treize ans) déclare sa flamme au croque-note  moustachu de trente ans, qui n’est « pas chaud / Pour tâter la paille humide du cachot ». Donc « Y a pas eu détournement de mineur ». Pourtant, vingt ans plus tard, repassant dans cette « zone » où il connut la petite princesse, « il a le sentiment qu’il le regrette ». A l’écoute de ces deux chansons on vérifie, peut-être plus que dans d’autres domaines, à quel point nous avons changé d’époque. C’est cette liberté-là que nous avons perdu.

  

  Comme contrepoint négatif à ce qui vient d’être dit, citons une Note sur la pédophilie d’André Green (extraite de son ouvrage Les chaînes d’éros, publié en 1997 en pleine « affaire Dutroux », ce qui n’est pas indifférent). Dans cette Note ce psychanalyste hausse le ton au sujet de ceux qui, « fiction soutenant un formidable déni, confondent la sexualité et la littérature érotique ». Green soulève là, dans une perspective que je discuterai ci-dessous, un lièvre essentiel. Nos analyses divergent sensiblement, mais je vais m’efforcer de préciser quels sont les enjeux en présence, dont certains dépassent certainement le cadre de cette Note.

  Qu’en est-il des rapports entre l’art et la vie ? On tient à distinguer l’un et l’autre, généralement. Chaque chose à sa place, dit le sens commun. Pourtant les vaches ne seraient pas si bien gardées qu’on veuille nous le faire accroire puisque des artistes, des poètes, des penseurs font le pari contraire : que la vie devienne une oeuvre d’art, demandent-ils. L’art et la vie intimement liée, ou réaliser le monde de l’art, ou encore que l’art vienne se fondre dans la vie. Cela peut se décliner sous différents modes et modalités : depuis Hôlderlin jusqu’aux situationnistes, en passant par Fourier, Nerval, Rimbaud, Nietzsche, les surréalistes (dont toute l’activité en est la parfaite illustration), et tant d’autres. Pour l’auteur de ces lignes, le fondamental même : confondre autant que possible l’art et la vie.

  Plaçons-nous maintenant sur le terrain d’André Green en faisant appel à Joyce Mac Dougall (autre psychanalyste dont je recommande la lecture de deux livres, Plaidoyer pour une certaine anormalité, et surtout Éros aux mille et un visages). Joyce Mac Dougall cite dans ses ouvrages des cas de personnes analysées dont les « scénarios pervers » témoignent d’une réelle activité artistique. Par exemple « cet exhibitionniste qui photographiait sous tous les angles, au bois de Boulogne, les endroits où il avait l’intention de s’exhiber et qui prévoyait les allées et chemins où il serait susceptible de rencontrer des « partenaires » qui participeraient à son spectacle. Il préparait son scénario comme un artiste prépare une exposition de ses oeuvres ». Ou encore ce pédophile qui pendant des jours « errait dans des sex-shops et à la porte d’établissements scolaires, en fantasmant sur l’image d’un jeune adolescent avec qui il aurait une relation passionnelle. Il lui importait que l’adolescent qu’il choisirait fût, comme lui-même, intéressé par l’art et la musique, et les intérêts qu’il attribuait à ce partenaire potentiel étaient essentiels à son scénario. sa mise en scène devait suivre un certain schéma, à savoir qu’il fallait qu’il soit convaincu que la séduction proviendrait de l’adolescent (ce qui semblait être, bien souvent le cas) ».

  Ces « pervers » (ou désignés tels) ne se retrouvent pas tous, loin de là, sur le divan. Je pourrais compléter le tableau esquissé ci-dessus en citant, parmi les « sujets » qui transforment leur « perversion » en oeuvre d’art d’autres exemples, des cas auxquels j’ai été confrontés, et d’autres qui m’ont été rapportés. Mais leur énumération n’apporterait rien de plus à ma démonstration, et j’ose espérer que le lecteur saurait trouver autour de lui des exemples appropriés. J’évoque ici une activité fantasmatique, et non des « passages à l’acte ». Continuons à confondre allègrement et en toute impunité sexualité et littérature érotique. La première y gagne en élargissant « l’horizon borné de sa finitude », la seconde y perd la gratuité qu’on y trouve parfois (comme catalogue de « prêt-à-jouir » que l’on feuilletterait avec ennui).

  Remontons le temps pour en venir à année 1905, celle de la parution de Trois essais sur la théorie de la sexualité de Sigmund Freud. On sait l’importance que revêt dans la théorie freudienne la découverte d’une sexualité infantile. Celle-ci « en tant qu’elle est soumise au jeu des pulsions partielles, étroitement liée à la diversité des zones érogènes et en tant qu’elle se développe avant l’établissement des fonctions génitales proprement dites, peut être écrite comme disposition perverse polymorphe ». Ce dernier terme, souligné par Freud, a depuis fait couler beaucoup d’encre. Je ne suis pas certain, plus d’un siècle après la parution de Trois essais sur la théorie de la sexualité, que la communauté analytique l’accepte sans restriction. Ou alors, tout en reconnaissant l’importance de cette découverte, certains analystes regrettent qu’elle puisse susciter des malentendus ou des interprétations malencontreuses. Nous retrouvons-là André Green se plaignant que « les pervers spéculent sur l’importance, indéniable, d’une sexualité infantile ; ils en exploitent les poussées et les désirs pour se déculpabiliser ». C’est à peu près ce qu’écrit un autre psychanalyste, lacanien celui-là : « Nous nous trouvons ici confrontés à la morale, au moralisme du pervers, qui fort de son appui sur la nature ou sur la découverte freudienne de l’enfant pervers polymorphe, essaie à tout prix de convaincre l’autre que le vice est en lui, de voir le mal là où il n’est pas, ou de lui refléter son exhibition ou sa gêne devant la sexualité afin de le capturer dans les rets de son filet pour l’entrainer vers la jouissance à tout prix ». Ce même auteur, dans un ouvrage consacré à la pédophilie, nous apprend que « si de nombreux pédophiles se refusent à effectuer la sodomisation physique de leur partenaire de crainte de commettre un acte violent, cela ne les empêche pas de les « sodomiser mentalement » si l’on peut dire ». Après le « sida mental » de feu Louis Pauwels, la « sodomie mentale » de Guidino Gosselin ! Compte tenu de la nationalité de cet analyste on répertoriera cette saillie parmi les plus mauvaises blagues belges !

  D’un tout autre niveau, l’article de Sandor Ferenczi, Confusion de langue entre les adultes et l’enfant, représente une référence courante pour qui, en milieu analytique, entend se colleter avec la « question pédophile ». Cet article, qui date de 1932, tend d’ailleurs à devenir un classique de la littérature psychanalytique. Pourtant une confusion peut en masquer une autre puisque Ferenczi, si l’on prend en compte ce qu’il lui importe de définir en terme de « confusion de langue entre les adultes et l’enfant », parait l’analyser uniquement depuis des cas d’incestes. Du moins à travers ce qu’il rapporte dans un premier temps en se référant aux « parents eux-mêmes qui cherchent un substitut à leurs insatisfaction », mais également « des personnes de confiance, membres de cette même famille (oncles, tantes, grands-parents) ». Et surtout à travers la mention « les relations incestueuses se produisent habituellement ainsi » qui introduit la démonstration proprement dite, laquelle ne revient qu’incidemment sur l’origine familiale de ces relations enfants / adultes. D’où une certaine ambiguité qui rend cette lecture très problématique.

  La réalité décrite par Ferenczi dans cet article est indiscutable, mais est-ce pour autant toute la réalité ?  Pour lui les jeux de l’enfant prennent une « forme érotique », laquelle reste « toujours au niveau de la tendresse ». Première confusion, par conséquent : celle d’adultes « ayant des prédispositions psychopathologiques » qui « confondent les jeux des enfants avec les désirs d’une personne ayant atteint la maturité sexuelle ». Cette explication parait irréfutable en ce sens où, pour des raisons qui renverraient à la pathologie de l’adulte, celui-ci serait incapable de différencier dans le cas présent un enfant d’une personne adulte. On peut cependant nuancer la proposition de Ferenczi en ajoutant que cette volonté de différentiation s’atténue avec les années, et qu’il s’agit surtout de l’affirmer avec des jeunes enfants (disons impubères). En revanche la distinction entre la « tendresse » de l’érotisme infantile et le « passionné » de l’érotisme adulte laisse dubitatif. Je veux ben admettre que pour des adultes de type pervers la question ne se pose pas. Mais pour les autres ? La tendresse est présente dans les relations amoureuses entre adultes, et peut même sur le long cours en représenter l’essentiel. D’après le sens commun la femme serait plus prodigue en tendresse que l’homme, mais là aussi ne faudrait-il pas le nuancer en ce début de XXIe siècle ? En tout cas pourquoi refuser à des adultes d’entrer en relation avec des « enfants » (doivent-ils être encore considérés tels ?) sur le « mode tendre de l’érotisme » (pour parler comme Ferenczi puisque toutes violences, contraintes et manipulations seraient par définition exclues ?). Bien sûr, Ferenczi ne répond pas à des questions qu’il ne se pose pas. Que dit-il ? L’adulte séduit, agresse ; l’enfant, sans défense, devient inhibé, prend peur, puis se soumet à la volonté de son agresseur, et finit par s’identifier à lui. Cela est vrai, vérifiable, sans être pour autant toujours vrai et toujours vérifiable. Le psychanalyste y est confronté certes, et en rend compte. Nous disposons par ailleurs de témoignages qui relativisent ce que traduirait ici l’expérience clinique. Comme en toute chose la réalité s’avère plus complexe. A bien lire cette Confusion force est de constater que Ferenczi, en référence à son « adulte agresseur », nous brosse par excellence le portrait de ce que j’appellerais plus loin du nom de « pédophobe ».  

  Du différend qui oppose Freud et Ferenczi après 1930, quelques lignes de Confusion… en indiquent l’un des enjeux, sans doute le principal : « L’objection, à savoir qu’il s’agissait des fantasmes de l’enfant lui-même, c’est-à-dire de mensonges hystériques, perd malheureusement de sa force, par suite du nombre considérable de patients, en analyse, qui avouent eux-mêmes des voies de fait sur des enfants ». Ce qui, même indirectement, remettait en cause l’abandon par Freud en 1897 de la « théorie de la séduction » qu’il avait élaboré deux ans plus tôt, et dont l’abandon représentera « un pas décisif dans l’avénement de la théorie psychanalytique et dans la mise au premier plan des notions de fantasme inconscient, de réalité psychique, de sexualité infantile spontanée, etc » (Laplanche et Pontalis). D’ailleurs le mot « séduction » refait surface dans la littérature analytique traitant de la pédophilie. Quoique Freud ait abandonné très tôt sa « théorie de la séduction », celle-ci revient par la bande sous la plume de nombreux psys. Cette séduction n’a bien sûr pas grand chose à voir avec le donjuanisme. Le pendant de « l’adulte séducteur » n’est-il pas  pour eux celui de « l’enfant innocent » ? Nous avons là un couple qui fonctionne bien. Pour nos psys le pédophile est d’abord un malade. Cependant, comme l’écrivait il y a vingt ans le sociologue François de Singly le pédophile « profite de la dévalorisation des statuts du père et de la mère pour exploiter au maximum les possibilités que lui offrent la fin de l’autorité et des interdits ». Un salaud par conséquent, plus qu’un malade.

  Sachant que l’abandon d’une théorie de la séduction, par le père de la psychanalyse, s’explique par la mise en cause chez Freud de la véracité des scènes de séduction décrites par plusieurs de ses patients, celles-ci relevant d’une reconstruction fantasmatique, la voie se trouvait alors tracée pour creuser les fondations de ce qui deviendra le chantier de la sexualité infantile exposée dans Trois essais sur la théorie de la sexualité. Les partisans de cette « théorie de la séduction », ainsi réintroduite analytiquement parlant, s’efforcent par conséquent de réhabiliter une notion que l’on croyait pourtant relever de la sagesse des nations, d’un lieu commun médiatique, ou de l’indécrottable conviction des catholiques et religieux de toute obédience, celle d’une « innocence sexuelle » de l’enfant. Ou d’une innocence tout court, pour mieux évacuer cette sexualité que l’on ne saurait voir. Comme l’écrivent pertinemment Laplanche et Pontalis : « Ce que refuse Freud, c’est que l’on puisse parler d’un monde de l’enfant ayant son existence propre avant que cette effraction, ou cette perversion, se produise. Il semble que ce soit pour cette raison qu’il range en dernière analyse la séduction parmi les « fantasmes originaires » dont il reporte l’origine à la préhistoire de l’humanité. La séduction ne serait pas essentiellement un fait réel, situable dans l’histoire du sujet, mais une donnée structurale qui ne pourrait être transposée historiquement que sous la forme d’un mythe ».

  Un siècle après l’abandon par Freud de la « théorie de la séduction » l’épisode Dutroux, ou plutôt ses conséquences, faisait apparaître plus qu’auparavant une ligne de fracture dans les milieux psys. Des professionnels, en plus grand nombre, vont désormais argumenter au nom de cette « théorie de la séduction », laquelle, comme je l’ai précisé, viendrait étayer en retour « l’innocence sexuelle » de l’enfant. C’est le cheval qu’enfourche la psychanalyste Catherine Bonnet dans son livre L’enfant cassé. On peut parler ici de révisionnisme. Freud devient responsable d’une « diabolisation de l’enfant » que cette analyste croit observer dans le monde contemporain. Mais elle va encore plus loin quand elle désigne à la vindicte publique « un courant pro-agresseur », coupable, écrit-elle, de faire régner à nouveau « le temps des enfants menteurs et vicieux ». De là des propos manichéens (sur le mode de la « théorie du complot ») : avec d’un côté les « bons », un monde de « chevaliers blancs » et de « croisés » unis pour la meilleure des causes, celle de l’enfance en danger ; de l’autre les « méchants », les pervers et leurs otages. Ces derniers l’étant dans la mesure où leurs interrogations critiques (sur la suggestibilité de l’enfant, sa manipulation par l’un des parents lors d’un divorce, sur le syndrome des faux souvenirs, sur les campagnes antipédophiles, etc. ) feraient le jeu des pervers.

  Signalons, avant d’en venir plus précisément à ce « moment Dutroux », l’existence d’un Essai de classification des pédophiles : publié dans le revue Synapse en 1990 par un psychiatre, Laurent Jacquesy. La classification proposée, celle de pédophiles de type immature, régressif, pervers, incestueux et féminin, ne paraît pas avoir convaincu ses collègues et pairs par sa pertinence. Ce qui semble regrettable même si l’auteur, de mon point de vue, aurait été plus avisé de décrire deux grands groupes, afin de mieux différencier le « pervers » des types immature, régressif, incestueux et féminin. L’intérêt de cette étude réside là où paradoxalement nous sortons des sentiers battus de l’investigation psychiatrique. On ne s’attend pas toujours à trouver sous la plume d’un psychiatre l’interrogation suivante : « Peut-on qualifier la perversion de maladie mentale ? ». Un questionnement qui a priori surprend dans un texte dont le statut viserait à mieux connaître le pédophile, y compris en « psychiatrisant » ce dernier à des fins d’éradication de la pédophilie (ou pour s’en donner les moyens). Tout est question de perspective et les faits relatés dans cette étude peuvent être diversement interprétés par les lecteurs. 

  Jacquesy n’hésite pas à  parler « d’adulte séduit » et de « retournement des demandes ». Je le cite : « L’enfant, la victime, peut alors se présenter en fait comme instigateur, l’adulte n’étant coupable que de sa faiblesse vis à vis du désir de l’enfant. Il n’y a pas là d’aspects particuliers de l’adulte (que l’on ne peut plus à proprement parler qualifier d’auteur), qu’une fragilité et un défaut de certitude morale ». La situation qui se trouve là décrite est particulière et n’a pas « force de loi », pas plus que d’autres d’ailleurs, mais elle permet de relativiser une approche trop souvent univoque chez les « professionnels de la profession ». Autre exemple : « Une relation de type marital pourra naître entre le père et la fille, celle-ci pouvant prendre la place de la mère, partie ou décédée (…) C’est la prise de conscience du père que sa fille, le plus souvent ainée, assure la fonction de femme au foyer de façon satisfaisante ». D’où « l’apparition d’un amour réel chez le père et parfois chez sa fille », et Jacquesy indique plus loin qu’une « intense activité érotique peut s’ensuivre ». Des relations incestueuses prennent fin lors d’une éventuelle grossesse de la fille, ou si cette dernière fait une rencontre amoureuse, ou encore si elle finit par dénoncer son père quand le voisinage ne s’en charge pas.

  A la lecture des typologies pédophiles immature et régressive décrite par Jacquesy l’on constate que l’élément pathologique se trouve minoré. Si pour prendre l’exemple des « régressifs »  les causes de leur inclination pédophile sont à mettre sur le compte de conduites d’échec, Ce qui entraine « l’adulte à chercher un objet de satisfaction qui soit à sa portée, qui ne l’inhibe pas et qui lui permette d’exprimer et de satisfaire ses pulsions sexuelles sans risque de castration phantasmatique par un sujet critique. C’est auprès de jeunes fillettes qu’il trouvera satisfaction ». Le psychiatre relève également chez ces régressifs « un attachement souvent profond à la victime avec laquelle il pourra se former une relation affective parfois intense et de type mature ». 

  En définitive les « imperfections » de cet Essai de classification des pédophiles en font un texte ouvert, exhaustif, décrivant au plus près une réalité que beaucoup s’accorderont à trouver déplaisante. Cette étude témoigne de la complexité de comportements trop souvent caricaturés, voire éludés, pour les besoins d’une cause qui s’attache davantage à discriminer qu’à comprendre. Un tel texte aujourd’hui, provenant du milieu psychiatrique, serait impubliable pour des raisons au sujet desquelles je me suis exprimé, et dont il sera encore question plus loin.


  Il y a un avant et un après Dutroux. C’est à partir de ce moment-là que la pédophilie, encore très relativement tolérée dans certains discours (mais de moins en moins depuis le début des années 80 : « l’affaire du Coral d’abord en 1982, puis en 1988 une série d’interpellations de personnes dites pédophiles abonnées à une revue belge, enfin les modifications apportées au Code Pénal en 1994) change radicalement de statut. Il est inutile de raconter dans le détail toutes les péripéties de cette affaire : la presse écrite, les radios, les télévision en ont fait leurs choux gras pendant des mois. Tout a été dit et redit par les médias qui tenaient là, avec Marc Dutroux, l’incarnation de l’horreur absolue. Je citerai juste une anecdote. La scène se passe en pleine « affaire Dutroux » dans un compartiment de train corail entre Lyon et Clermont-Ferrand. Devant moi une gamine, douze ans peut-être, qui voyage seule. Elle semble s’ennuyer et engage une discussion avec la femme, cinquante ans, qui se trouve de l’autre côté de l’allée centrale. La femme, l’air sévère, s’inquiète de voir une si jeune fille voyager sans être accompagnée. S’ensuivent des questions sur les parents qui acceptent cela, etc. La gamine, que ce bavardage finit pas lasser (on la comprend) se tourne de temps à autre dans ma direction. Elle finit par me demander : « A quelle heure arrive-t-on à Clermont-Ferrand ? ». Un échange a lieu, assez plaisant : la fillette est drôle et plutôt délurée. Cela dure à peine cinq minutes. Tournant la tête je rencontre alors le regard de la femme de cinquante ans. J’y lis de la haine.

  A l’automne 1997 paraissait un numéro de la revue L’Infini consacré à la « La Question pédophile ». Un questionnaire avait été préalablement adressé à de nombreux écrivains, philosophes, juristes, psychanalystes, sociologues, etc., et ce numéro 59 reproduisait les réponses à cette enquête. Le tout constituant un dossier bienvenu, voire indispensable car il apportait de précieux éléments de réflexion sur cette « question pédophile », tout en s’inscrivant en faux, du moins les réponses les plus pertinentes y contribuaient, contre maintes lieux communs, approximations, contre-vérités et autres insanités déversés par les médias depuis le déclenchement de « l’affaire Dutroux ». En tout état de cause plusieurs contributions insistaient - l’esprit plus que la lettre - sur ce point important, fondamental, sur lequel il faudra bien revenir en le modulant, mais sans jamais céder sur l’essentiel, à savoir (en citant Tony Duvert, opportunément cité dans ce dossier par Jean-Luc Henning) : « Ni violence, ni contrainte, ni domination, ni propriété sur autrui : voilà les seuls devoirs auxquels nos actes sexuels, comme tous nos actes, ont à se plier. Cela se résume à ne rien faire à quelqu’un contre son gré. L’interaction sexuelle présente une « moralité » sans reproche dès lors que sont respectées ces deux conditions : le consentement des deux partenaires et, corrélativement, la liberté de se démettre, c’est à dire de reprendre son consentement ». J’ajoute que si toutes relations sexuelles me semblent exclues entre des personnes adultes et d’autres impubères (des deux sexes), en revanche la puberté devrait être le marqueur à partir duquel les unes comme les autres peuvent entrer en relation sur le plan sexuel. Donc pour les secondes que cela varie d’un sujet à l’autre et d’un sexe à l’autre. Ce qui remet évidemment en cause les dispositions actuelles du Code pénal, non sans faire remarquer que celles qui faisaient force de loi au début du XXe siècle correspondaient davantage à ce qu’ici nous proposons.

  Citons quelques extraits de ce numéro de L’Infini : « Nombreux sont les enfants qui aiment et recherchent la sexualité des plus âgés. Mais comme vous-mêmes, ils n’apprécient ni le viol ni la contrainte » (Florence Dupont). « Il est clair que la protection de l’autonomie de l’enfant n’est pas un argument. Ce qui est visé est le plaisir sexuel considéré comme coupable en lui-même. On ne peut supporter que l’enfant le ressente, et encore moins que l’éprouvent, à son contact, d’autres adultes constitués en pervers » (René Schérer). « J’ai le souvenir au foot aussi d’un éducateur qui adorait nous « sucer », ce qui était pour nous un plaisir indicible, et dont avec mes anciens camarades qui ont tous cinquante ans aujourd’hui nous rions encore, et gardons le plaisir intense » (Bertrand Boulin). « Tony Duvert (…) a remarquablement montré que le « problème de la pédophilie » a été forgé pour nier l’attrait réel que les enfants éprouvent pour des adultes et pour substituer au problème répandu de la violence sexuelle dans les familles le problème beaucoup plus rare de la violence sexuelle du criminel obsessionnel » (René de Ceccatty). « On n’a aujourd’hui que ce mot à la bouche, qu’on répète jusqu’à l’écoeurement, comme s’il avait une vertu apotropaïque : le Pédophile. C’est un mot qui veut dire Monstre, Ravisseur, Criminel, Assassin et beaucoup d’autres choses encore. Il n’y a pas au monde de mot pire que celui-là. C’est le mot qu’on a inventé pour dire le Mal absolu » (Jean-Luc Henning). 

  Dans ce numéro figure également une intervention de Gabriel Matzneff, que je ne considère pas comme étant la plus développée, ni la plus pertinence, ni même la plus percutante de cette recension. En ne quittant pas cet écrivain, vingt-trois ans plus tard, eu égard l’actualité liée à son nom, on réalise combien - vertigineusement même ! - pareille publication consacrée à la « question pédophile » ne pourrait aujourd’hui voir le jour. C‘est dire à quel point une censure implicite interdit toute intervention ou tout propos sur la pédophilie comparable à ceux que j’ai plus haut cités, voire même toute considération qui sur ce sujet s’écarterait un tant soit peu du consensus ambiant. On se trouve également confronté à un phénomène d’autocensure en précisant que toute personne publique qui n’entendrait pas crier haro sur le Matzneff peut difficilement le faire savoir publiquement à l’ère des réseaux sociaux. Ceci entre autres raisons, comme le remarquait déjà l’un des contributeurs à ce numéro de L’Infini, parce que toute référence jugée positive envers la pédophilie, reprise de façon négative par ceux qui la vouent aux gémonies, permet « de déconsidérer à jamais et même d’éliminer du terrain de l’échange intellectuel quiconque prendrait la liberté de tenir une parole ou d’entretenir une opinion qui s’écarteraient si peu que ce soit du discours sympathique en place - lequel, vautré dans l’adhésion qu’il provoque, et qu’il entretient par un mélange de complaisance et de terreur, écrase tous les autres, et interdit toute nuance, confondant sans scrupule le monstrueux avec l’insignifiant ». 

  Étrange destin du mot pédophile. Étymologiquement, celui « qui aime les enfants » est d’abord devenu celui qui « éprouve une attraction sexuelle pour les entants » du dictionnaire le Robert, avant d’incarner le monstre, le meurtrier, le mal et l’horreur absolue de l’après Dutroux. Pourtant, si les mots ont un sens, ces violeurs, ces abuseurs, ces agresseurs devraient être appelés pédophobes :quand on violente un enfant on ne l’aime pas que je sache ! Alors appelons un chat un chat, et un violeur, un abuseur, un agresseur d’enfant un pédophobe ! Il faut dénoncer cet odieux amalgame entre des adultes qui se trouvent attirés par des adolescents pubères et ont avec eux des relations à caractère sentimental et/ou sexuel, basées sur un consentement mutuel, et ces personnages qui défraient la chronique des faits divers, qui se livrent sur des enfants à des abus sexuel pouvant aller jusqu’au viol, et déboucher sur un meurtre. Nos « belles âmes » agitent le tout, y mettent l’étiquette « pédophile », et le tour est joué.

  A qui le crime profite en fin de compte ? Est-ce véritablement un hasard si la pédophilie, ou supposée telle, s’est trouvée ainsi exposée sous les projecteurs les dernières années du XXe siècle ? La famille est d’abord le lieu où s’exercent la violence sexuelle : une violence certes moins spectaculaire que celle des criminels du genre Dutroux, mais beaucoup plus répandue. C’est celle des pères et des mères, des oncles et tantes, des grands parents. Pour qui en doutait à l’époque, les chiffres communiqués par le « Service national d’accueil téléphonique pour l’enfance maltraitée », depuis les 26 000 appels répertoriés en 1996 au titre d’abus sexuels, étaient éloquents : 70 % pour la famille proche, et 84 % pour toute la famille. Des chiffres qui ne seront nullement infirmés par la suite, jusqu’à nos jours, par d’autres enquêtes. C’est d’ailleurs à cette époque, en cette toute fin de XXe siècle, que cette « spécificité familiale », qui se confondait souvent avec « la loi du silence », a fait l’objet de remises en question par des spécialistes ou des porte-parole de l’enfance (ces derniers, ne nous leurrons pas, le faisant au nom des « vraies » valeurs familiales). Était-ce parce que la famille se délitait, qu’il devenait ainsi urgent de se rassembler autour de l’enfant, pour le protéger contre des agresseurs extérieurs et contre lui-même (petit salaud de pervers polymorphe !), de nier l’existence d’une « compétence libidinale de l’enfant » (Roger Dadoun), ou de toute relation érotisée entre un enfant (ou un adolescent) et un adulte ? Pour toutes ces raisons le pédophile devait s’incarner dans la figure du suborneur, du violeur, et même du meurtrier (la preuve par Dutroux), « réalisant ainsi ce qui est considéré comme un meurtre symbolique par la collectivité : l’initiation d’un enfant à la sexualité » (Florence Dupont). Ce qui revient à dire que le pédophile est la projection des fantasmes de tous ceux pour qui l’imaginaire s’origine dans une figure non moins fantasmatique : celle de l’enfant pur et innocent. Plus l’enfant sera sacralisé, plus le pédophile focalisera sur lui la haine des bien-pensants.


  Parmi les conséquences de l’onde de choc provoquée par « l’affaire Dutroux » je retiendrai les quatre faits suivants : l’opération « Ado 71 », un « pan sur le bec ! » à l’adresse du Canard enchaîné, la condamnation d’Antoine Soriano, et une triviale affaire d’assassinat de pédophile. Il sera alors temps de faire un premier bilan avant d’aborder cette séquence sous un angle plus juridique.

  En juin 1997, le parquet de Mâcon lançait sous l’appellation « Ado 71 » l’une des opération les plus spectaculaires de cette fin de siècle : 700 personnes dont les noms figuraient dans les fichiers d’un éditeur de cassettes vidéos classiques et pornographiques (dont certaines présentaient un caractère pédopornographique) étaient arrêtées. Dans un contexte où l’opinion publique se trouvait particulièrement sensibilisée par « l’affaire Dutroux » ces arrestations, très médiatisées (et présentées comme une opération antipédophile de grande ampleur), provoquèrent une vive réaction de la Ligue des droits de l’homme qui dénonça à travers ces « rafles scandaleuses » les amalgames faits entre les différents possesseurs de cassettes-vidéo. En effet, premier amalgame, comme on put le vérifier lors du procès mâconnais au printemps 2000, ce dont précisément se trouvaient accusées la quasi totalité des personnes inculpées relevait d’abord du voyeurisme, et non de la pédophilie active (d’ailleurs elles étaient maintenant accusées de « recel d’objets obtenus à l’aide de corruption de mineurs »). Cela venait un peu tard car pour les médias et l’opinion publique l’opération « Ado 71 » avait été pendant presque trois ans associée au démantèlement d’un vaste réseau pédophile. Des accusations en amont dont on saisi la portée si l’on sait que parmi les personnes arrêtées lors de cette opération cinq d’entre elles se suicidèrent lors de la garde à vue. Le second amalgame relève de la sémantique. En se référant au contenu des cassettes incriminées l’enquête, relayée par les médias, évoqua des enfants là où il s’agissait d’adolescents ayant accédé à la majorité sexuelle, et même pour certains d’entre eux à la majorité tout court. Ce qui ne put être vérifié en raison de l‘absence d’indication d’âge des acteurs dits « corrompus ». Faute de tout critère objectif une « expertise » fut alors confiée à un photographe et à un chasseur d’image. C’est certainement le seul aspect savoureux de cette affaire : ceci eût fort réjoui Alphonse Allais et l’aurait incité à remercier la justice d’avoir enfin résolu l’insoluble problème de « l’âge du capitaine ». 

  Ajoutons que de nombreux prévenus prouvèrent que les cassettes saisies à leur domicile avaient été achetées dans des sex-shops ayant pignon sur rue (cassettes présentant des garanties sur l’âge des acteurs), et non via le « réseau Alapetitte » incriminé (l’éditeur étant condamné à trois ans de prison). D’où cette impression de gâchis confirmée, lors du procès de Mâcon,  par les jésuitiques regrets de l’avocat général déclarant : « C’est triste que cinq personnes aient perdu la vie, car, de toute évidence, cela ne méritait pas une telle conséquence ». Cependant le mal était fait. Sans parler des bénéfices secondaires : brandir l’épouvantail pédophile pour discriminer des pratiques qui ressortent de la pédérastie non active ou du voyeurisme (la consommation d’images pornographiques). Ainsi se trouvait implicitement stigmatisée toute attitude illustrant la sexualité dans sa diversité, ou l’expression d’une « singularité sexuelle », ou encore qui en appellerait à l’esprit critique devant l’utilisation faite dans les lendemains de l’après Dutroux de « l’abus sexuel sur enfant » (sous prétexte qu’une telle attitude ferait ici le jeu des défenseurs de la pédophilie).

  J’en veux pour prendre un article du Canard enchaîné qui, publié en novembre 1999,  provoquait de nombreuses réactions eu égard sa principale conséquence (l’obligation pour la collection « Les Empêcheurs de penser en rond », financée par les laboratoires Sanofi, de se trouver un autre éditeur). Cet article non signé s’en prenait à Ian Hacking, un universitaire canadien, auteur de l’ouvrage L’âme réécrite. Essai sur les personnalités multiples et les sciences de la nature (publié deux ans plus tôt aux Empêcheurs de penser en rond). L’article du Canard représente une bonne illustration du dicton « quand on veut noyer son chien on l’accuse de la rage » puisque tout lecteur de bonne foi s’aperçoit en prenant connaissance de ce livre que les allégations du rédacteur anonyme (Hacking est accusé de défendre des thèses ambigües sur la pédophilie) ne sont nullement fondées. Certes l’universitaire canadien se distingue de l’habituel antienne sur la pédophilie lorsqu’il relativise les conséquences des abus sexuels en s’appuyant sur plusieurs études publiées depuis une dizaine d’années. Et rappelle opportunément que 24% des femmes interrogées en 1953 dans le cadre des fameux rapports Kinsey reconnaissaient avoir eu des expériences sexuelles avec des adultes durant leur enfance. Le Canard, en citant la thèse de Ian Hacking, à savoir que « le concept d’abus sexuel sur enfant ne peut faire l’objet d’une connaissance scientifique », ceci pour pour la récuser, se référait à des « spécialistes consultés par le journal ». On aimerait connaître ces « spécialistes », pourquoi ne pas avoir cité leurs noms ? On comprend que la thèse en question d’Hacking, était d‘autant plus inacceptable qu’elle émanait d’un universitaire connu et reconnu (et candidat à un poste au Collège de France).

  Cette affaire en évoquait une autre. Un an plus tôt, sous la plume de Nicolas Beau, Le Canard avait été mieux inspiré. Dans cet article le journaliste précisait que lors de l’émission de France 2 « Ligne de vie », consacrée à la pédophilie, « les témoignages des victimes sont entrecoupés des « confessions » de détenus qui, dans le cadre d’affaires toutes différentes, avouent leurs crimes et s’assument comme pédophiles. Autant de récits chocs qui naturellement crédibilisent l’accusation ». Cette émission « à charge » me permet de faire le lien avec l’exemple suivant puisque Nicolas Beau indiquait que l’un des accusés cités dans « Ligne de vie », le libraire et éditeur Antoine Soriano, condamné à dix ans de prison pour des faits qu’il niait depuis le début de l’instruction, se situait encore sur le terrain judiciaire en attendant la décision de la Chambre de Cassation. L’auteur de l’article ajoutait que l’un des psychiatres, le docteur Sabourin, coauteur de l’émission, « était à la fois juge et partie » puisqu’il venait de témoigner contre le même Antoine Soriano lors du procès en assise de ce dernier. Et l’on apprenait également que le patient de ce psychiatre, la présumée victime de Soriano, jouait dans « Ligne de vie » le rôle de l’accusateur !

  C'est l’un des enseignements de « l’affaire Antoine Soriano ». Il existait déjà en France en 1998 un lobby antipédophile particulièrement actif. Apparu dans les lendemains de « l’affaire Dutroux » ce lobby a fait la preuve de ses capacités lors de l’instruction, puis du procès de Soriano. Il s’agit d’un réseau articulé autour d’un noyau dur, des psychiatres et thérapeutes familiaux dont les thèses, dessinant les contours d’un « thérapie policière », ne sont pas sans rencontrer alors de larges échos auprès de magistrats, de travailleurs sociaux, ou de psys divers. Des thèses exposées dans un ouvrage collectif, La violence impensable (dont certaines pages paraissent avoir été écrites par le Père Ubu,), où l’on apprend que s’adonner à la prostitution, à la délinquance, ou même l’expression de la bêtise constituent d’irréfutables symptômes post-traumatiques ; que l’abus sexuel peut se présenter sous les formes les plus innocentes, même recommandées par les manuels de puériculture (tels les bains pris en communs, le « nursing pathologique », l’utilisation du thermomètre rectal ou de suppositoires) ; qu’il convient de qualifier ces abus de « viols par ascendant sur mineur » ; que toute plainte d’un enfant (ou d’un adolescent doit être considérée comme véridique et constituer une preuve pour un tribunal) ; que l’abus sexuel peut être décelé depuis une fugue, ou une soudaine conduite d’échec scolaire, ou l’intérêt récent manifesté par l’enfant pour la sexualité, ou dans l’analyse de dessins, voire même dans des appartements où aucune porte ne ferme à clef, en particulier celle des toilettes ; ou encore lorsqu’un enfant est plus gâté que ses frères et soeurs ; et bien entendu par un « auto érotisme compulsif ». On a compris à la lecture de cette énumération que tous les enfants sans exception sont victimes d’abus sexuels.

  La planète psy a trouvé là ses intégristes. L’enfant, qui dit toujours la vérité, ne peut que vouloir protéger son agresseur s’il se rétracte dans un second temps. Cette rétractation représente d’ailleurs une « des preuves de la terreur familiale que l’enfant subit » et un « indicateur supplémentaire de la réalité des abus commis ». Imparable ! Pour les rédacteurs de La violence impensable (Frédérique Gruyer, Martine Nisse, Pierre Sabourin)  la famille est souvent perçue comme le lieu de tous les dangers. Sans être pour une fois fondamentalement en désaccord avec eux, il me paraît utile d’ajouter que ce qui relève du registre de la dénonciation dans l’énumération proposée ci-dessus rappelle fâcheusement les campagnes hitlériennes et staliniennes incitant les charmants bambins à dénoncer leurs subversifs parents. En cas de signalement d’abus sexuel, la voie judiciaire est préférée à la voie administrative : « le recours à la loi » étant un préalable à la thérapie », affirment les rédacteurs. Donc il importe qu’une plainte soit déposée, puis assortie de l’audition de l’enfant par les services de police avant toute consultation. Un préalable, par conséquent, à l’organisation - je cite - « de thérapies familiales avec les agresseurs sexuels incarcérés et leurs familles d’origine (…) Ceci suppose d’accepter la présence de policiers et de gardiens pendant le temps de la séance, ce qui pour nous constitue un travail avec le réseau fort enrichissant ». Sans commentaire.

  Depuis ces « années Dutroux » les écrans télévisés se trouvent particulièrement investis par ce genre de thérapeutes (avec le secours de membres d’associations de protection de la jeunesse, voire de magistrats et de policiers). Ils y trouvent là un terrain à leur convenance puisque ces émissions, dans leur grande majorité, en privilégiant l’émotionnel et l’indignation sélective, au détriment de toute réflexion critique, favorisent l’expression de discours régressifs et répressifs. Et l’on ne retient des généralisations abusives, des affirmations réductrices et de l’indigence théorique de ces « spécialistes », que l’attitude militante et bienveillante de thérapeutes et consort ayant déclaré la guerre aux pervers et aux agresseurs sexuels. Une de ces émissions, pour rester dans l’après Dutroux, diffusée sur France 3 (Paroles d’enfants, animée par Élise Lucet), présentait le dossier d’une affaire déjà jugée et qui avait débouché sur un non lieu. Une journaliste dans un reportage reprenait les thèses d’une accusation dont on saura plus tard (l’émission « Arrêt sur image » du 21-05-2000) qu’elle reposait sur des témoignages d’enfants affabulatoires. Pendant le débat de fin d’émission (celle de FR 3, auquel participait l’une des rédactrices de La violence impensable), une magistrate avouait sans barguigner avoir eu connaissance de « charniers d’enfants » en Seine-et-Marne. Lors de ce même « Arrêt sur image » on apprenait que cette « révélation » avait provoqué des réactions en haut lieu et obligé la chancellerie à démentir l’existence de tout charnier d’enfants en Seine-et-Marne ou ailleurs. L’imprudente magistrate, Martine Bouillon (administratrice de l’association La voix de l’enfant, engagée sur le front anti-pédophile), ayant plus tard reconnu qu’elle répercutait un propos de couloir tenu quelques années plus tôt devant elle. 

  Cette longue digression s’avérait nécessaire pour mieux situer les enjeux du procès Soriano. Un portrait de « coupable idéal » ne pouvait se constituer qu’à travers la construction d’une « victime idéale ». L’instruction, d’abord, n’a pas permis de vérifier les allégations de la prétendue victime. Lors du procès l’avocate générale a d’ailleurs reconnu l’absence de preuves : « c’est la parole de l’un contre la parole de l’autre ». L’accusé ne pouvait opposer que sa bonne foi face aux arguments de thérapeutes (nous avons reconnu parmi eux le bon docteur Sabourin) qui ont pesé de tout leur poids dans la balance en présentant au tribunal un modèle, celui d’une « victime par excellence d’abus sexuel » élaboré patiemment durant l’instruction. Ces mêmes thérapeutes n’hésitant pas à exercer auprès des jurés ce type de chantage qui tient lieu dans l’affirmation : « la guérison de notre patient passe par la condamnation d’Antoine Soriano ». Le contexte, l’onde de choc Dutroux, ne se prêtait pas à la tenue d’un procès équitable. 

  Mais le pire, si l’on peut dire, était à venir. Un verdict rendu courant 2000 par un tribunal nous apprenait que l’immunité (ou presque) accordée aux flics meurtriers de « jeunes de banlieue » s’élargissait à une autre catégorie, celle des assassins de pédophiles (ou considérés tel). Plusieurs années auparavant un homme de 78 ans reconnaissait des attouchements sexuels sur les deux enfants de son voisin. Des histoires de main dans la culotte qui n’avaient pas apparemment traumatisé ces deux enfants, selon les gendarmes. Le procureur de Bourgoin remettait d’ailleurs le vieil homme en liberté en demandant qu’une mesure d’éloignement soit prise. Plus tard, à la veille du placement de ce dernier en maison de retraite, le père des deux enfants étranglait le « papy pédophile ». Le 26 mai 2000, la Cour d’Assise de Grenoble rendait son verdict : trois ans de prison ferme. C’est ce chiffre qu’il faut retenir pour le comparer à celui (10 ans) condamnant Antoine Soriano sans la moindre preuve, sur le témoignage d’une « victime » prise en charge par des intégristes de la planète psy. Un chiffre à mettre également en relation avec celui (10 ans toujours), de la peine maximale qu’encourt alors toute personne condamnée pour » atteinte sexuelle », c’est-à-dire les infractions en ce sens commises sans violence, contrainte, menace, ni surprise sur des mineurs de 15 ans. Un tel verdict fait « appel d’offre » en quelque sorte. N’importe quel père outragé, ou tout autre membre de famille ou extérieur à elle pouvait désormais se faire justice en risquant une peine minimum. Cela s’appelle en bon français « incitation au meurtre de pédophile ». Et quand on sait que parmi les personnes accusées de pédophilie certaines le sont injustement on mesure la portée d’un tel jugement. Plus inquiétant encore. Les attouchements sexuels sur enfant et de surcroît le viol étant devenus en ce tout début de XXIe siècle l’abomination des abominations - pire même que des crimes de sang ! - que le violeur, tout compte fait, ne prend pas davantage de risque en étranglant l’enfant ou l’adolescent qu’il vient d’abuser. C’était faire là le constat d’un important changement de paradigme sur lequel il importait de réfléchir, dont les conséquences déjà sensibles en matière pénale (le viol sur enfant faisant l’objet de condamnations plus lourdes que les crimes de sang) méritaient d’être analysées sur les plans philosophique et anthropologique. 

  Ces quatre affaires, pour conclure sur ce thème, possèdent des points communs. Chaque fois, on l’a vu, l’accusation de pédophilie, ou de complaisance envers elle, permettait soit (l’opération « Ado 71 ») de discriminer des « pratiques sexuelles » non actives, qui relevaient principalement du voyeurisme ; soit (l’article du Canard Enchaîné) de disqualifier un universitaire s’interrogeant sur l’abus sexuel comme « véritable objet de connaissance » (relativisant par cela même l’antienne selon laquelle il y aurait « du traumatisme partout ») ; soit (la condamnation d’Antoine Soriano) d’instrumentaliser la justice à travers la fabrication d’un « coupable idéal » par un groupe de thérapeutes malgré l’absence de preuves ; soit encore (le jugement de Grenoble) de créer les conditions d’une incitation au meurtre de pédophile. 

  Plus implicitement, en l’élargissant au lobbying des associations de protection de l’enfance (du moins celles se focalisant sur « l’abus sexuel sur enfant »), nous retrouvons là l’une ou l’autre des manifestations de cet ordre moral qui entend, sous couvert de dénonciation et d’éradication de la pédophilie, extirper la sexualité de ses singularités. Dans ce climat délétère de l’après Dutroux toute discussion devient impossible dès lors que l’on s’efforce d’un côté de distinguer les sadiques et agresseurs sexuels, de l’autre des adultes dont l’inclinaison vers des jeunes mineurs n’admet pourtant ni violence, ni contrainte, ni domination. Le discours dominant, celui de l’ordre moral, voit toujours de l’abus sexuel dès lors que ces deux sexualités, celle de l’adolescent et de l’adulte se rencontrent. Le sexuellement correct impose sa norme et procède par intimidation. Cela s’observe même en dehors de ce domaine de réalité, dans le registre de la création, comme j’aurai l’occasion plus loin de l’illustrer à travers un exemple plus récent.


  Sur le plan juridique, du droit, force est de reconnaître que depuis la création d’un Code pénal en 1810, celui-ci, qui à son origine ne contenait aucune disposition relative aux relations sexuelles entre les adultes et les mineurs (et se révélait être le seul en Europe à ne pas condamner l’homosexualité !), va progressivement évoluer dans un sens qu’il faut bien qualifier de « répressif ». En tout cas, jusqu’à la Monarchie de Juillet, la loi ne réprimait ces relations-là que lorsqu’il y avait eu violence physique et dans les mêmes conditions que celles entre adultes. Contrairement à ce que l’on croit généralement, le régime de Vichy, dans ce cadre-là, n’a pas représenté une parenthèse vite refermée à la Libération. La législation pétainiste, la plus répressive en l’occurrence depuis 1810, ne sera que très partiellement modifié par l’ordonnance du 8 février 1945. 

  Une loi « relative à la prévention et à la prévention des atteintes sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs » est votée le 17 juin 1998. Cette loi se singularise par l’introduction d’une mesure dite de « suivi socio-judiciaire » qui à l’époque suscita de fortes réserves chez de nombreux psychiatres. Ce qui fut moins le cas de l’un des autres volets de la loi, celui pénalisant les crimes et délits à caractère sexuel commis contre des mineurs à l’étranger par des français ou des personnes résidant habituellement en France. Nous en venons au tourisme sexuel, par conséquent. Ceux qui prostituent les enfants, mettent en place des réseaux de prostitution infantile, ou tirent un quelconque profit de ce commerce sont des personnages ignobles et doivent être traités comme tels devant tout tribunal. En ce qui concerne les usagers du tourisme sexuel, qui ont également leur part de responsabilité dans ce genre d’exploitation (et nul ne saurais s’en abstraire), je serais tenté ceci précisé de faire la distinction qui, en matière de toxicomanie, sépare le dealer du consommateur. En le tempérant, bien sûr, par le fait que celui-ci peut mettre sa vie en danger, ce qui n’est pas le cas du touriste sexuel (sauf exceptions qui ne sont pas à mettre sur le même plan). Ceci dit le touriste sexuel est un touriste parmi d’autres, qui consomme de « l’enfant ou de l’ado » comme d’autres consomment de l’exotisme, de la culture congelée ou du palace. C’est pour eux, tous touristes confondus, que l’on détruit des sites, bétonne le littoral, ou réduit les échanges avec les autochtones à de simples échanges marchands. 

  Avant de devenir miss foldingue, la juriste Marcela Iacub, dans un remarquable article de 2001 (« Une histoire juridique du viol », reproduit dans l’ouvrage Le crime était presque sexuel), en évoquant « une exception sexuelle dans le droit », entendait démontrer en quoi « le droit pénal n’a pu saisir la spécificité « sexuelle » d’un crime sans être emporté lui-même dans un processus de transgression de ses propres limites ». J’en viens à sa conclusion qui, depuis la désignation d’une « nouvelle criminalité sexuelle », ne peut que poser la question suivante : pourquoi les crimes et délits sont-ils dans ce cas d’espèce si sévèrement réprimés en cette fin de XXe siècle et ce tout début de XXIe siècle ? Trois raisons y concourent (indépendamment du rôle joué par les groupes de pression évoqués précédemment). La première s’explique par la mise à mal de quelques uns des principes du droit pénal dans le cas strict de la sexualité. La seconde concerne les dérives du couple punir et guérir : punir vise « moins la répression ou la prévention que la constitution même du traumatisme de la victime ». La troisième se rapporte aux effets pervers d’un discours de « libéralisation sexuelle ». Ce que Marcela Iacub introduit par : « Il faudrait sans doute expliquer l’économie politique du crime sexuel à l’intérieur d’un ordre juridique qui, semblant s’écarter du puritanisme ancien, a volontairement récusé la notion de « moeurs », et a voulu encadrer la libération des désirs et des plaisirs ». D’où des expressions sur le plan juridique en faveur d’un « destin minimaliste de la sexualité » qui n’était pas dans l’air du temps, ni chez ceux qui croyaient à la libération de la sexualité et qui pensaient le viol comme un épiphénomène de la misère sexuelle, ni chez les féministes qui y voyaient un combat décisif contre l’oppression des femmes et qui voulaient calmer les élans des libérateurs du sexe ; Il ne l’était pas non plus pour les conservateurs, allés circonstanciels des féministes, qui voulaient à travers la répression du viol mettre de l’ordre dans ce qu’ils pensaient être devenue une anarchie des moeurs ».

  Un mot sur sur « l’imprescriptibilité des crimes (et des délits !) sexuels » réclamée par des associations féministes et de protection de l’enfance. Elle est revenue d’actualité lors du projet de loi de 2018 sur les « violences sexuelles et sexistes » où le délai de prescription des crimes sexuels est passé de 20 à 30 ans après le vote de l’un des articles de la loi. Parmi les nombreuses objections relevées envers l’application d’une telle imprescriptibilité (citons, comme on le verra dans le paragraphe suivant, d’éventuelles manipulations autour de la « mémoire traumatique ») je retiens la principale : seuls les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles dans le droit français et doivent impérativement le rester. 


  Je suis passé trop rapidement sur la notion de traumatisme. Ce terme, utilisé de longue date en médecine, repris par la psychanalyse, s’est trouvé largement diffusé par les médias dans des cas « d’abus sexuels sur enfants ». Dans le traitement médiatique de ce genre d’affaire, le traumatisme tend à prendre le pas sur le fait même, « l’abus sexuel », et le criminalise davantage à l’aune de l’irréparable (ou prétendu tel). Quant nous lisons sous la plume de thérapeutes américains (« Si vous êtes incapables de vous souvenir d’un moment spécifique d’abus sexuel dans votre enfance mais si vous gardez néanmoins le sentiment qu’une forme d’abus sexuel a été exercée sur vous, vous avez forcément raison. Et si vous pensez que vous en avez réellement été victime et que votre vie en montre les symptômes, alors vous l’avez réellement été »), toutes les dérives, et même les pires, deviennent possibles. Cette façon de manipuler le souvenir, d’insinuer et de distiller le doute chez des personnes fragiles peut déboucher sur des accusations sans fondement, d’autant plus graves qu’elles ont été « suggérées » par un thérapeute. Cela vient des États-Unis certes, mais la vieille Europe ne se trouve pas épargnée : le Royal Collège of Psychiatrists de Londres n’a-t-il pas interdit à ses membres la pratique consistant  à inciter leurs patients à se remémorer un abus sexuel subi durant l’enfance !

  A la veille de « l’affaire d’Outreau » il n’est pas inutile, ceci posé, de se livrer à une rapide analyse de l’évolution de la psychiatrie en France. Le bradage de la psychiatrie publique, déjà alors amorcé depuis une dizaine d’années (et cela perdure jusqu’à nos jours), son manque accru de moyens et de personnels incite de nombreux professionnels à choisir d’autres options que celles qui, malgré tout, même a minima, restaient attachées aux impératifs de la psychiatrie de secteur. De là la « reconversion » de certains d’entre eux dans des créneaux plus « porteurs » sur le plan symbolique qui les entraîne, à l’intérieur de la sphère publique mais principalement dans l’associatif, à investir, qui sur la « victimisation », qui sur « l’abus sexuel sur enfant » : deux domaines qui attirent davantage l’attention des médias (sans parler de l’air du temps).

  Poursuivons cet inventaire en rappelant que les associations de protection de l’enfance, du moins certaines, se trouvent alors en première ligne sur le terrain généralement de la « défense des moeurs », et de la pédophilie en particulier (poursuites contre le roman Rose bonbon, contre un ouvrage de Louis Skorecki, contre l’exposition « Présumés innocents », etc.). Les membres de ces associations vivent dans un monde, une représentation du monde plutôt, où sévissent les pervers, les sadiques, les pornographes et les pédophiles. Ces figures d’un mal, qu’il faut extirper, s’en prennent à ce qui est de plus sacré dans le monde : l’enfant. Elles devront payer, toujours plus, pour réparer l’irréparable, la souffrance de l’enfant victime, son traumatisme. Plusieurs de ces associations sont proches, on le sait, de l’extrême droite. Mais il n’est pas moins vrai qu’une certaine gauche leur emprunte le pas, le cas échéant. Les débats alors en cours, autour de la prostitution et de la pornographie, mettent en perspective de curieux rapprochement entre plusieurs députés PS et les affidés de Christine Boutin. 

  Les politiques maintenant. Du temps où elle exerçait la fonction de Ministre de la Famille, Ségolène Royal tenait des propos bien imprudents, pour ne pas dire irresponsables quand on connaît la suite, en répétant sur tous les tons : « L’enfant dit le vrai ! ». En novembre 2003, six mois avant le procès de Saint Omer (Outreau), 71 parlementaires de la majorité de droite déposaient une proposition de loi « visant à lutter contre l’inceste en donnant du crédit à la parole de l’enfant ». On lit dans l’exposé des motifs la phrase suivante : « Il nous parait important que la présomption  de la crédibilité de la parole de l’enfant puisse être retenus comme un principe dans toutes les procédures le concernant ». Là ce n’est plus simplement de l’irresponsabilité puisqu’il s’agit d’une proposition de loi.

  La même année, dernier souvenir, déjeunant avec une collègue psychologue (mais aussi membre d’une association de protection de l’enfance) j’avais été abasourdi de l’entendre, entre le fromage et la poire, me certifier que de très nombreux hommes politiques étaient pédophiles, qu’ils allaient être bientôt dénoncés, et que ce serait un tremblement de terre comme jamais encore connu dans le monde politique, etc. Pourtant cette collègue, nullement un « perdreau de la veille », avait publié vingt ans plus tôt un ouvrage dit de référence dans la collection Que sais-je ! Bien entendu, c’était le genre de rumeur, de fantasme plutôt, qui circulait  parmi les membres de cette association.

  Le procès de Saint Omer, mais surtout celui de Paris en novembre 2005 ont remis sur ses deux pieds une société qui sur toutes ces questions marchait depuis le « moment Dutroux » sur la tête. La justice reconnaissait sa faillite, avec l’écrasante responsabilité du juge Burgaud, mais également celle des membres de la chambre d’accusation de la cour d’appel de Douai, du procureur général de cette même juridiction, de l’avocat général au procès de Saint Omer, et du Garde des Sceaux de l’époque. En y ajoutant l’incompétence, le sectarisme et la partialité des deux experts psychologues. Ce qui valait aussi pour les deux associations « parties civiles », avec en plus pour ce qui les concernait une bêtise crasse. Enfin de cette responsabilité il ne fallait pas absoudre la presse écrite dans sa quasi totalité, ainsi que les médias radiophoniques et télévisés, coupables d’avoir commis des articles, des reportages ou des dossiers qui, depuis le début de « l’affaire d’Outreau », jusqu’aux premières audiences du procès de Saint Omer avaient amplifiés les rumeurs les plus fantaisistes sur les protagonistes de l’affaire, s’étaient complus dans une vision misérabiliste d’Outreau, et n’avaient en aucune manière rapporté des éléments pouvant remettre en cause l’enquête et l’instruction.


  Ce qu’on a appelé à l’époque « l’affaire Cohn-Bendit », durant l’hiver 2001, devait nécessairement prendre place ici, et introduire notre partie conclusive, puisque le lecteur pourra constater que celle associée dix-neuf plus tard à Gabriel Mattneff en est presque le papier-collé. On ne l’a que très peu rappelé ces temps derniers, et pourtant à l’évidence la comparaison s’impose. D’autant plus que si la première affaire s’avérait être l’une des conséquences de ce « moment Dutroux », on a dit de la seconde que #Metoo en était indirectement la cause. Donc, pour rester avec Daniel Cohn-Bendit, l’accusation de pédophilie avait été portée contre lui en ce début d’année 2001. Revenons encore en arrière, en 1975, l’année où l’ancien animateur du Mouvement du 22 mars publie Le Grand bazar. Cet ouvrage s’inscrit dans un courant qui s’efforce d’apporter des « réponses politiques » depuis des pratiques relevant de la vie quotidienne, dans une perspective privilégiant l’expérimentation sur le mode alternatif. Un livre parmi d’autres dans ce même registre, que seule la personnalité de l’auteur met sur le devant de la scène. Parmi ces pratiques, Cohn-Bendit se réfère volontiers à son activité d’éducateur dans un jardin d’enfants de Francfort. Ce sont les lignes suivantes, extraites du Grand Bazar, que L’Express exhume 25 ans plus tard : « Il m’était arrivé plusieurs fois que certains gosses ouvrent ma braguette et commencent à me chatouiller. Je réagissais de façon différente selon les circonstances mais leur désir me posait un problème. Je leur demandais : »Pourquoi ne jouez-vous pas ensemble, pourquoi m’avoir choisi moi, et pas les autres gosses ? ». Mais s’ils insistaient je les caressais quand même ».

  Ces lignes, lors de la parution de l’ouvrage, nul ne les avait commentées ou citées, ni même remarquées. D’ailleurs puisque L’Express, alors suivi par une bonne partie de la presse, parlait de « faits », qu’en était-il ? L’ancien Dany le rouge, sommé de s’expliquer,  évoqua alors des propos provocateurs imputés aux années 70. Précisons que les usagers de ce « jardin alternatif » l’avaient d’ailleurs défendu en publiant une lettre où ils rejetaient « catégoriquement toute tentative de rapprochement entre Daniel Cohn-Bendit et des personnes coupables d’abus sexuels sur enfants ». Cela devait suffire. Mais non, la machine s’emballe. On ressort deux pétitions datant de ces mêmes années 70, L’une d’elles fait état de « reconnaissance du droit de l’enfant et de l’adolescent à entretenir des relations avec les personnes de son choix ». Il s’agit d’une pétition rédigée lors de la comparution en janvier 1977 devant la Cour d’assise de Versailles de trois hommes poursuivis pour « attentats à la pudeur sur mineur de moins de 15 ans (selon la terminologie de l’ancien Code pénal »). Ce sont les trois années de préventive précédant ce jugement qui, tout d’abord, avait été à l’origine de la protestation se transformant en une pétition relayée par Libération. On cite les noms des pétitionnaires : il s’agit de quelques uns des intellectuels les plus en vue de ces années-là (Sartre, Barthes, de Beauvoir, Deleuze, Sollers, Lang, Aragon, Chéreau, C. Millet, Glucksmann, Chatelet, J.P. Faye, Guattari, D. Guérin, Hocquenghem, Schérer, Ponge, Leiris, Lyotard, Guyotat, et Matzneff parmi d’autres pour la première pétition, auxquels venaient s’ajouter les noms de Foucault, Althusser, Derrida, Klossovski, Mascolo, Rancière, Robbe-Grillet et F. Dolto  pour la seconde). C’est l’occasion rêvée d’un grand déballage, de rappeler les « errements » de l’après 68. Entre des « nouveaux procureurs », tous vent debout contre la laxisme des années 70, et les signataires interpellés, du moins ceux qui disent regretter une erreur de jeunesse, le discours ne diffère guère. Pourquoi d’ailleurs les anciens gauchistes qui avaient renié leur passé politique depuis un certain temps déjà en resteraient là ? Il leur faut aussi avouer qu’ils se sont trompés sur le terrain des moeurs (celui de la pédophilie précisément). Un écrivain connu affirmera avoir signé cette pétition sans l’avoir lue. Une habitude de l’époque, à l’en croire. En 2001, évidemment, tout cela  semble à Philippe Sollers « extraordinairement naïf ». Alors que Sollers est l’éditeur et responsable de la revue L’Infini sont j’ai cité plus haut de larges extraits du numéro de l’automne 1997 consacré à « La question pédophile » !

  Un amalgame en tout cas avait été fait. Par delà le passé éducatif de Cohn-Bendit, ce sont mai 68, les années 70, la « pensée libertaire » que l’on voulait discréditer sous l’accusation d’apologie de la pédophilie. Comme si cette « permissivité » évoquée par certains, donc imputable pour eux à la « libération sexuelle » et aux « idées libertaires », portait in fine la responsabilité des abus sexuels relevés depuis l’épisode Dutroux ! Les auteurs incriminés, libertaires et autres, qui avaient alors porté la réflexion et écrit sur les relations sexuelles et affectives entre adultes et enfants (et adolescents) rappelaient tous qu’il était exclu de faire à quiconque quelque chose contre son gré. Ce qui se traduisait par, je ne le rappellerai jamais trop : ni violence, ni contrainte, ni rapport de domination, ni propriété sur autrui. Cela incitait à dresser la liste des personnes sur qui portait l’accusation « d’abus sexuel sur enfants et adolescents » depuis cette séquence Dutroux. Qui étaient-elles ? Hormis le fort contingent des abuseurs familiaux et l’habituel lot des criminels et sadiques sexuels nous trouvions des enseignants et des éducateurs, soit. Mais aucun d’eux, que nous sachions, ne se référait à un quelconque enseignement ou pédagogie libertaire. Bien au contraire l’abus (si abus il y avait, sachant que de nombreux professionnels avaient été accusé injustement durant cette période, et le seront encore durant les deux décennies suivantes) renvoie à une relation éducative contraignante et autoritaire. Qui d’autres ? Des prêtres évidemment (et là ce n’était qu’un début). Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? Pourquoi les prêtres seraient-ils différents des autres hommes ? Ils prennent leur plaisir là où ils le trouvent. Et il se trouve que leur ministère les met en contact avec les enfants de leurs paroissiens, ou de jeunes gens auprès desquels ils jouent un rôle d’encadrant ou de conscience morale. J’en resterais là, n’ayant pas pour vocation de réformer l’église catholique (étant d’ailleurs sans opinion sur le mariage des prêtres).

  Ces textes et livres, pour y revenir, incriminés lors de ce déballage durant l’hiver 2001, ne ravalaient nullement l’enfant à l’état de « chose » ou de « produit » comme le fait la publicité, ou le font ceux qui acceptent et avalisent cette « raison publicitaire ». Bien au contraire ils mettaient en avant l’autonomie, les capacités créatrices et l’esprit d’initiative des enfants et des jeunes adolescents. Les questions sexuelles figuraient certes en bonne place, mais ne représentaient que l’un des axes d’une réflexion prenant en compte les problématiques familiale, scolaire, médicale ou juridique. Comme le précisait à l’époque René Schérer, en réaction à la campagne dont il vient d’être question : « Le soupçon légitime s’élève que tant de haine déchaînée, de mobilisation vengeresse, de fureur hystérique ne soient que l’expression de l’impuissance du monde actuel à proposer aux enfants un avenir et un bonheur crédible. Ou que, de la part de ceux qui détiennent les pouvoirs et les centres de manipulation, ce ne soit un alibi commode pour éviter d’affronter les problèmes combien plus graves de la société, de l’économie, des guerres locales multipliées, de la détérioration matérielle de la planète ».


  Qui aurait imaginé que dix-neuf ans plus tard on remettrait le même couvert avec Gabriel Matzeff ? Les deux fameuses pétitions de 1977 ont de nouveau été exhumées pour proclamer que toutes deux justifiaient la pédophilie (d’autant plus qu’on apprenait que la première avait été rédigée par Matzneff). Ce qui permettait, comme en 2001, mais de manière encore plus indignée, de citer les noms des pétitionnaires les plus connus (y compris du nom de celle, Dolto, que l’on ne s’attendait pas à trouver) pour les livrer à la vindicte publique. Encore que, contrairement à l’épisode Cohn-Bendit, c’est parfois l’incompréhension, voire la sidération qui succédaient à l’indignation. Comment cela avait été possible, a-t-on entendu ? Des féministes témoignèrent de leur désarroi : Beauvoir avait signé ! Là encore, comme en 2001, on fit porter la responsabilité sur ces fichues années 70, durant lesquelles tout était possible, permis, toléré, et même encouragé. On incrimina même le « Soyez réaliste, demandez l’impossible » de Mai 68. La principale différence, avec la séquence 2001, résidait dans la personnalité du protagoniste puisque ce Matzneff, qu’en dehors de certains milieux littéraires personne ne connaissait, dont la petite notoriété (limitée aux années 70 et 80) était principalement due à quelques passages chez Bernard Pivot, voire une chronique publiée par Le Monde durant plusieurs années, ce Matzneff donc, quasiment absent du déballage de 2001, accédait soudainement à une surprenante notoriété, non pas depuis son statut et sa qualité d’écrivain, mais comme monstre pédophile, prédateur en chef, porc balancé par l’une de ses nombreuses anciennes petites maîtresses (alors âgée de 14 et 15 ans à l’époque), devenue entre temps l’éditrice des Éditions Julliard.

  Je ne reviendrai pas sur la chute de la maison Matzneff, les médias s’en sont fait  largement l’écho. En très peu de temps l’écrivain (jadis reçu chez Pivot, ancien chroniqueur du Monde, au lectorat comportant des noms prestigieux, encore lauréat du prix Renaudot essai en 2013)est devenu un pestiféré. Une situation que traduit bien l’expression « les rats quittent le navire », rapportée à l’attitude de ses éditeurs, de ses anciens soutiens, ou de ceux qui peu ou prou avaient indirectement aidé financièrement un vieil écrivain n’étant plus en capacité de vivre de la vente de ses livres.

  Le 15 janvier dernier, point culminant de cette « affaire Matzneff », François Busnel recevait Vanessa Springora dans l’émission littéraire de la Cinq, « La Grande librairie ». Une émission toute entière consacrée au livre-événement de cette rentrée littéraire, Le consentement, dans laquelle vinrent les rejoindre dans un second temps sur le plateau : Marie-Rose Moro, pédopsychiatre, Pierre Vedrager, sociologue, et Jean-Pierre Rosenczveig, magistrat (ce dernier, ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny, faisant le tour des médias depuis le début de « l’affaire Matzneff » en tenant invariablement le même discours : « Tout adulte ayant des relations sexuelles avec un mineur de moins de quinze ans tombe sous le coup de la loi, doit être poursuivi, jugé et condamné. Point barre »). Busnel, remonté comme une pendule, suggéra même que Mitterand, qui figurait parmi les lecteurs du jeune Matzneff, pouvait avoir comme tant d’autres sa part de responsabilité dans l’affaire en question. Une perche non reprise par ses interlocuteurs, pas en tout cas par Rosenczveig s’inscrivant en faux contre cette interprétation (sans doute en raison de son passé mitterandien).

  La mention de cette émission vaut surtout par la présence du sociologue Pierre Vedrager sur le plateau de « La Grande librairie ». Elle s’explique par la publication en 2013 d’un ouvrage (L’enfant interdit. Comment la pédophilie est devenue scandaleuse), passé presque inaperçu lors de sa publication, mais remis en selle tout comme son auteur par « l’affaire Matzneff » (cela vaut aussi pour Histoire de la pédophilie de Anne-Claude Ambroise-Rendu, 2014). Ce soir-là Vedrager tint un propos équivalent à celui d’un entretien accordé une semaine plus tôt à Télérama. En réponse à la question, constat indigné plutôt selon lequel « La tolérance dont a longtemps bénéficié Gabriel Matzneff semble aujourd'hui stupéfiante », le sociologue rappelle d’abord quelques évidences sur les plans philosophique, anthropologique, psychanalytique. Puis, se référant aux sempiternelles années 70, Verdrager avance que si la société rejetait la pédophilie c’était, pour les partisans de cette dernière, « parce que les masses se trouvaient sous l’emprise d’une sorte de panique morale. Le corps social était malade, pas eux ! Ils accusaient les parents de maintenir leurs enfants sous le joug familial et, s’ils portaient plainte, d’être motivés par la seule recherche de dommages et intérêts. Une rengaine reprise par ceux qui soupçonnent Vanessa Springora de vouloir faire un succès de librairie ». 

  On ne sait pas de quelle réalité le sociologue veut nous entretenir ici, à moins de confondre le très particulier avec le général. Ou plutôt, on comprend mieux où Verdrager veut en venir quand il associe cette fiction de « seule recherche de dommages et intérêts » à ce dont certains « soupçonnent Vanessa Springora ». Pierre Verdrager et d’autres entendent nous persuader que défendre une telle cause (la dénonciation de la pédophilie) n’a pas à rendre de comptes, que cette défense frappe même de vacuité toute analyse un tant soit peu critique sur la promotion d’un livre qui, dans le cas présent, relève pourtant d’une stratégie marketing ayant fait ses preuves en d’autres occasions. Ce que nous relevons ici n’empêche nullement, ceci posé, toute discussion sur les qualités ou pas d’un ouvrage, ni n’en dévalue le contenu, mais à qui fera-t-on croire que l’éditrice des Éditions Julliard, même publiée chez Grasset, serait innocente de tout ce qui sur le plan stratégique concourt au lancement d’un livre, le sien ne l’occurrence ! Sans vouloir réduire Le Consentement à ce seul aspect le « succès de librairie » paraissait assuré avant même la parution de l’ouvrage. C’est accorder bien trop d’importance à ce qui n’a qu’une valeur de témoignage que d’affirmer, comme le fait Verdrager, que « la prise de parole de Vanessa Springora vient renverser la domination masculine ». Rien que ça ! Il n’est pas du tout certain que ceux et celles qui réfléchissent et travaillent depuis de longues années sur la « domination masculine » prennent ce renversement au sérieux. En revanche on comprend que notre sociologue ait une dette envers Vanessa Springora (Le consentement lui permet d’être interviewé par Télérama, de passer chez Busnel, d’être cité dans les médias comme étant un auteur de référence sur « la question pédophile ») mais là franchement il en fait un peu trop !

  Rien d’étonnant, ensuite, de constater que Vertrager s’en prend à ces « cercles littéraires, où il est si important d’affirmer sa singularité », et où « la transgression y est valorisée », et où encore « défendre l’indéfendable est une manière d’affirmer son originalité ». Ce genre de discours nous l’avons entendu en maintes occasions. Il était jadis tenu par ceux que l’on appelait des « philistins ». D’une époque à l’autre, les mots pour le dire diffèrent mais l’intention demeure. C’est le discours des modérés, des timorés, de la « raison raisonnante », de « il faut se méfier des extrêmes », de la mesure. Aujourd’hui nos « nouveaux philistins » enfourchent le cheval d’une « vie décente » pour l’opposer à l’indécence de ces écrivains, de ces artistes, ou ces intellectuels parfois. Ce qui dessine les contours d’un monde d’où toute utopie, tout « écart absolu », toute volonté de changer la vie, toute poésie même sont bannies. D’ailleurs quand le sociologue indique plus loin qu’il « n’est pas impossible que nous soyons en train d’assister à la naissance d’un #Metoo littéraire » (alors qu’auparavant il précisait qu’il « n’existe quasiment pas de censure en France, on peut publier à peu près ce qu’on veut ») nul besoin de traduire ce  que souhaiteraient là les Vertrager et consort. Sauf que la censure dans les Lettres, nous y sommes déjà confrontés, s’effectue plus en amont, dès la réception d’un manuscrit. Sans parler de l’autocensure, encore plus pernicieuse. 

  Enfin, pour en terminer avec cet entretien, la dénonciation pour Vertrager de l’ordre moral est évidemment un « grand fantasme ». De surcroît ce serait « un argument rhétorique entièrement faux ». Pourquoi donc ? La réponse déconcerte : « puisque ces dernières années ont vu la reconnaissance légale de l’homosexualité, puis sa normalisation avec l’accès au PACS et le mariage civil ». En premier lieu on récusera la terminologie « dernières années » en précisant que le 27 juillet 1982 la France dépénalisait l’homosexualité en abolissant une disposition du Code pénal héritée de Vichy, ce qui entraînait de facto la reconnaissance de l’homosexualité. Mais surtout ne définir l’ordre moral qu’en fonction de l’homosexualité c’est très sensiblement réduire sa signification. Cette façon qu’ont les Verdrager et compagnie d’évacuer, de minimiser ou de nier ce qui relève pourtant d’un ordre moral n’est pas sans jouer le rôle d’un écran de fumée, ou d’occulter principalement en quoi conséquemment cet ordre entend censurer des oeuvres (littéraires et picturales, surtout), ou produire des effets d’autocensure. Je ne citerai qu’un seul exemple, ci-dessous, mais il parait significatif et symptomatique de ce qui se joue ici (non sans craindre que le pire serait à venir).


  Le 21 novembre 2019, dans un article du New York Times, la question de l’interdiction d’une exposition consacrée à Paul Gauguin se trouvait posée. Comment en était-on arrivé là ? Ce qui chez ce peintre suscite la polémique est d’autant plus exemplaire que le procès fait à Gauguin se trouve instruit par des néoféministes (pour le volet dit « pédophile ») et par des postcoloniaux (pour le volet prétendument « colonial » et « raciste »). Dans la série « l’Amérique reste le laboratoire de l’aliénation », nous remarquons que vers la fin du siècle dernier, dans certains campus américains, l’on soupçonnait déjà Gauguin de ce qu’on l’accusera plus explicitement une vingtaine d’années plus tard. Des soupçons relayés en 2006 par Jean-François Staszak dans son ouvrage Géographie de Gauguin, auteur se faisant l’écho des cultural studies en écrivant qu’il fallait replacer « la démarche du peintre dans la cadre d’une société indubitablement impérialiste et phallocratique, interprétant celle-ci comme une exploitation de la culture et des femmes tahitiennes, et mettant en cause sa légitimité comme sa réussite ». 

  Les biographies de Paul Gauguin récusent pourtant cette vision partiale et caricaturale du peintre - j’en donnerai quelques exemples ci-dessous - visant à le discréditer ou même à le déligitimer pour remettre en cause, voire censurer son oeuvre (du moins sa partie polynésienne). Les lignes suivantes de Daniel Guérin (extraites de la préface consacrée aux écrits de Gauguin), déjà le démentaient en 1974 : « Toujours révolutionnaire pour notre temps », Paul Gauguin « aura combattu, au service des autochtones et des petits colons, non seulement gouverneurs, procureurs, sangsues capitalistes, mais les deux représentants « caractéristiques » aux Marquises d’une forme de société qui lui était intolérable : le curé et le gendarme » ; ou encore : « anticlérical et anticolonialiste, pacifiste, antimilitariste, anti-versaillais, chantre de l’amour libre et de l’émancipation féminine ».

  Pour qui trouverait la mariée trop belle avec Daniel Guérin, les biographies du peintre confirment dans le détail chacun des points avancés par l’auteur de Ni dieu ni maître. En 1961, auparavant donc, Henri Perruchot souligne combien Gauguin avait pris « la défense des indigènes » et s’était opposé de façon constante aux institutions coloniales, aux gendarme et à l’Église. Perruchot indique également que le peintre avait été « adopté » par la population tahitienne, et qu’il vivait pauvrement parmi les indigènes. D’ailleurs, plus tard aux Marquises, la dénonciation par Gauguin de la terreur exercée par les gendarmes lui vaudra une condamnation à trois mois de prison. L’anthropologue Bendt Danielsson rappelle lui en 1964 de quelle manière Gauguin avait pris fait et cause pour la culture polynésienne, exemples à l’appui. Pour lui aussi la position anticolonialiste du peintre est « très nette et claire et il n’y a aucune raison de douter de sa sincérité ». Dans les années 90, sans doute devant l’émergence des postcolonial studies, David Sweetmen s’inscrit en faux contre l’idée d’un Gauguin colonialiste, patriarcal et touriste sexuel. Jean Luc Coatelem en 2001 insiste lui sur les convictions anti-chrétiennes du peintre. Laure Dominique Agniel en 2014 verse une pièce importante au dossier Gauguin, celle de l’absence de la syphilis chez le peintre (comme on l’a longtemps prétendu). Elle indique aussi, précision fondamentale, que l’on ne peut pas parler de pédophilie avec Gauguin sans indiquer que « toutes les jeunes filles polynésiennes étaient en ménage dès leur puberté ».

  Je ne reviendrai pas sur l’inanité de commentaires décrivant Gauguin comme un personnage raciste et colonialiste, l’idéologie de leurs auteurs prenant le pas sur la réalité des faits. En revanche l’accusation de pédophilie mérite que l’on s’y attarde puisqu’il s’agit de l’argument principalement mis en avant par les dénigreurs du peintre pour entretenir à son sujet le soupçon le plus susceptible de desservir son oeuvre, voire de la censurer. Relevons ici que trois des compagnes de Gauguin avaient treize et quatorze ans. Ce qui s’explique par la précocité des relations sexuelles en Polynésie, et se traduisait par des unions et des mariages dés l’âge de la puberté. Aux contempteurs de Paul Gauguin répétant à l’envi que les relations entre une très jeune fille et un homme blanc plus âgé (et même beaucoup plus âgé) figurent en bonne place dans la littérature coloniale, et qu’à ce titre elles participent d’une vision occidentocentriste et colonialiste du monde, rappelons simplement à ces universitaires nantis et bien lotis que Gauguin partageait la vie souvent misérable des indigènes, jusqu’à vers la fin de sa vie s’identifier à eux.

  En France, un film consacré au peintre en 2017 (Gauguin - Voyage de Tahiti) va susciter la polémique. Jeune Afrique ouvre le feu avec un court article qui sera repris, erreurs comprises, par tout le courant décolonial. Cet article réduit Gauguin à une caricature de colonialiste que même un historien comme Pascal Blanchard n’a pas manqué d’avaliser. Mentionnons cependant l’assertion suivante, qui sera également reprise telle quelle par tous ceux qui entendent de manière formelle condamner la pédophilie du peintre. Léo Pajon écrit que même du temps de la vie du peintre « l’âge de ses partenaires aurait valu la prison à Gauguin s’il avait été en métropole ». En parler en ces termes est absurde mais même si on l’accepte il nous faut répondre par la négative : Gauguin ne se serait pas retrouvé en prison parce qu’alors le Code pénal punissait que « les attentats à la pudeur sans violence en dessous de treize ans » (selon la terminologie de l’époque). 

  Parmi les commentateurs mi-figue mi-raisin, Philippe Dagen dans Le Monde (à qui on ne fera pas l’injure de ne pas connaître Gauguin) écrit que l’attirance du peintre « pour les très jeunes femmes et les corps exotiques » doit être mise sur le compte de « la manifestation physique de l’obsession de l’innocence perdue qui domine sa pensée et sa création ». Pourtant quand il ajoute « On aurait préféré qu’elle ne s’exprime que dans ses oeuvres, mais tel n’est pas le cas » un vertige nous saisit. Mais c’est justement parce que Gauguin, comme Van Gogh et d’autres, a mis ainsi sa vie dans son oeuvre que celle-ci nous émeut à ce point (indépendamment de tout ce qui sur le plan formel nous touche sur un tout autre plan). Le propos de Dagen entend ménager la chèvre de l’oeuvre et le chou pédophile. En bon français on appelle cela de la duplicité : notre critique d’art a très bien compris dans quel sens souffle le vent, d’où ce regret digne d’un tartuffe, mais tient malgré tout à en sauver l’oeuvre.

  Venons en à l’automne 2019. Le National Gallery à Londres, en exposant Paul Gauguin, répondait en quelque sorte au souhait manifesté par l’article du New York Times à travers la mise en garde suivante : « L’artiste a eu de façon répétée des relations sexuelles avec de très jeunes filles, épousant deux d’entre elles et engendrant des enfants. Gauguin a de façon indubitable profité de sa situation d’occidental privilégié pour s’accorder une grande liberté sexuelle » (sic). La seconde phrase va dès lors constituer presque exclusivement l’argumentation de tous ceux (dans les rangs néoféministes et décoloniaux) qui depuis novembre dernier instruisent le procès de Paul Gauguin, en faisant fi de toutes les indications biographiques qui viendraient récuser ce discours, ou plutôt cette fiction d’un Gauguin pédophile, colonialiste et raciste. Il y a de quoi s’étonner de l’absence, ou de la quasi absence de réactions s’inscrivant en faux contre de pareils discours, contre l’idéologie explicite qui les sous-tend, contre ce révisionnisme qui ne dit pas son nom du moins chez ceux qui se veulent critiques avec le monde tel qu’il va. Seul à ma connaissance Philippe Lançon remarquait en janvier 2020 dans Charlie Hebdo au sujet de cette polémique autour de Gauguin que « la morale de l’oeuvre n’est pas dans sa vie, certes pas celle rêvée d’un ange, mais dans les formes qu’il crée. La censure - et l’imbécilité qu’inévitablement elle exige et produit - commence lorsqu’on se met à confondre les deux, au point de regarder celle-ci qu’à la lumière de celle-là ».


  Au moment de conclure, je m’aperçois qu’un mot (une notion ou un concept plutôt) n’a pas été prononcé, celui de ressentiment. Comme l’écrit Nietzsche dans Ecce homo : « On n’arrive à se débarrasser de rien, on n’arrive à rien rejeter. Tout blesse. Les hommes et les choses s’approchent indiscrètement de trop près ; tous les évènements laissent des traces ; le souvenir est une plaie purulente ». Il faudrait écrire un autre texte, ou prolonger celui-ci pour dire en quoi nombre de protagonistes de l’histoire que nous venons de raconter « marchent » au ressentiment. 

Max VINCENT    (février 2020)







INDEX ( uniquement depuis le pdf de ce texte)


AGNIEL Laure Dominique : 41

BEAU Nicolas : 29

BEAUVOIR de Simone : 36 - 38

BENJAMIN Walter : 15

BLANCHARD Pascal : 41

BONNET Catherine : 23 - 24

BOULIN Bertrand : 26

BRASSENS Georges : 19 - 20

BREY Iris : 7- 8

BREILLAT Catherine : 19

BRION Éric : 4 - 5 - 6

BURGAUD Fabrice : 35

BUSNEL François : 38

CAUBÈRE Philippe : 11 - 12 - 13

CECCATY de René : 26

COHN-BENDIT Daniel : 35 - 36

COPPEL-BATSH Marthe : 18

DAGEN Philippe : 42

DOLTO Françoise : 36 - 38

DUFOUR Olivia : 10

DUPONT Florence : 26 - 27

DUTROUX Marc : 25 - 27

DUVERT Tony : 25 - 26

FEDIDA Pierre : 18

FERENCZI Sandor : 21 - 22 - 23

FERRÉ Léo : 14 -  19 - 20

FREUD Sigmund : 21 - 22 - 23

GAUGUIN Paul : 40 - 41 - 42

GEIMER Samantha : 6

GOSSELIN Guidino : 21

GOUDET Stéphane : 4 - 7

GREEN André : 20 - 21

GRODDECK Georg : 19

GUERIN Daniel : 40 - 41

HACKING Ian : 29

HAENEL Adèle : 3 - 8 - 9

HALLOIN Solveig : 11 - 12 - 13

HENNING Jean-Luc : 25 - 26

HOCQUENGHEM Guy : 16 - 17 - 18

IACUB Marcela : 33

JACQUESY Laurent : 24 - 25

KERVIEL Jérôme : 11

LANÇON Philippe : 42

LAPLANCHE Jean PONTALIS J-B : 23

LARBAUD Valéry : 17

MAC DOUGALL Joyce : 20 - 21

MALOT Hector : 16 - 17

MATZNEFF Gabriel : 15 - 16 - 26 - 27 - 38

MONNIER Valentine : 7

MULLER Sandra : 3 - 4 - 5 - 6

NABOKOV Vladimir : 9 - 16 - 17 - 18 - 19

NIETZSCHE Friedrich : 20 - 43

PERRUCHOT Henri : 41

PIVOT Bernard : 38

PLENEL Edwy : 8 - 9 - 10

POLANSKI Roman : 6 - 7 - 8

POTTE-BONNEVILLE Mathieu : 14

ROSENCZVEIG Jean-Pierre : 38

ROYAL Ségolène : 35

RUGGIA Christophe : 8 - 9

SABOURIN Pierre : 29 - 30 - 31

SCHÉRER René : 16 - 17 - 18 - 26 - 37

SINGLY de François : 23

SPRINGORA Vanessa : 3 - 38 - 39

SOLLERS Philippe : 36

SORIANO Antoine : 27 - 29 - 30 - 31 - 32

STRAUS-KAHN Dominique : 9 - 10

STAZZAK Jean-François : 40

TURCHI Marine : 8

VEDRAGER Pierre : 38 - 39 - 40