REMARQUES CRITIQUES SUR LE MOUVEMENT DES GILETS JAUNES 

















 




A la mémoire de Roger Langlais



 




 Comment qualifier ce mouvement des Gilets jaunes qui d’emblée est apparu composite, hétéroclite, labile, hétérogène, ambigu, contradictoire au point d’affoler la boussole des commentateurs ? Un mouvement que l’on ne pouvait pas véritablement qualifier d’anticapitaliste, et encore moins de révolutionnaire (tout en ajoutant que l’on ne pouvait pas pour autant le considérer réactionnaire ou régressif). Face à tout mouvement social d’une certaine ampleur, de cette nature-là, deux écueils dans pareil contexte sont à éviter : l’adhésion sans autre forme de procès (un soutien inconditionnel, non critique), et à l’opposé l’attitude du renard de la fable. C’est vouloir dans le premier cas prendre parfois, souvent même ses désirs pour des réalités, alors que dans le second cas les raisins sont toujours trop verts (et le cas échéant bons pour des goujats). Disons, pour éviter tout malentendu, que je ne me réfère ici et là qu’à des individus et des groupes qu’un accord lierait sur de nombreux sujets, mais pas assurément celui-là (des « amis de la révolution sociale », s’il faut le préciser, et non ses ennemis).

 Donc l’exercice paraît difficile. Même si l’on s’efforce d’éviter ces deux écueils la navigation n’en est pas moins malaisée. Ne faut-il pas naviguer à vue dans une zone de turbulences, soumise à des courants changeants, centripètes et centrifuges ? Alors des « remarques critiques » ici peuvent indisposer, voire vous aliéner les uns, justement en raison de leur contenu critique ; et les autres, parce que pour eux vos remarques ne  seraient pas suffisamment critiques. C’est par conséquent prendre le risque d’être accusé de vouloir dévaloriser ou déprécier ce mouvement des Gilets jaunes par les premiers, ou au contraire de tenir un discours trop valorisant à son égard pour les seconds. Ici je dois constater que ces derniers, cinq mois après le début du mouvement, se trouvent réduits à la portion congrue : sans qu’on sache s’ils ont changé d’avis, s’ils préfèrent se taire, ou s’ils ont enfourché d’autres chevaux de bataille.

 Il ne s’agit pas là d’établir une improbable ou impossible synthèse entre les soutiens déclarés, pour ne pas dire les thuriféraires des Gilets jaunes, et leurs détracteurs. La question que les premiers, pourraient poser (« Vous critiquez ce mouvement soit, mais vos critiques contribuent-elles à le rendre meilleur ? ») n’est pas moins recevable que celle que poseraient les seconds (« Vos critiques permettent-elles de dissiper les illusions que génère ce mouvement ? »). On répondra aux uns, les premiers, que ce qu’ils défendent pour le mieux (et l’on peut s’entendre sur ce « mieux ») ne représente qu’une partie de la réalité de ce mouvement, la plus convaincante certes, mais pas toute la réalité. C’est vouloir dire qu’ils ne prennent pas en compte le caractère pluriel d’un mouvement social traversé par maintes contradictions, charriant tout et son contraire, pour ne retenir que les aspects les plus positifs. Le même type de critique, en l’inversant, sera adressé aux détracteurs des Gilets jaunes, qui se focalisent sur les aspects les plus négatifs de ce mouvement (évolutifs depuis novembre, mais de manière constante à travers la partition qu’y jouerait une nébuleuse extrême-droitière) pour réduire les Gilets jaunes à ces aspects particuliers, même s’ils ne sont pas réfutables. Pour résumer, ce mouvement des Gilets jaunes ressemble sous ce rapport à une auberge espagnole : chaque contributeur et commentateur n’y trouvant que ce qu’il a lui-même apporté.

 Quelle méthode alors adopter pour rendre compte de ce mouvement ? Il m’importe d’abord de l’inscrire dans son historicité. Donc de tenir compte de son évolution, non sans préalablement m’attarder sur ce qui avait fait sa spécificité. Ce qui revient à mettre toutes les cartes du jeu sur la table. On peut certes discuter de la façon dont elles sont ensuite redistribuées. C’est dire que là où je persiste à parler de l’hétérogénéité de ce mouvement des Gilets jaunes, d’autres, a contrario, entendent impérativement évoquer son unicité. La défense et illustration, pour eux, d’un mouvement dont l’unicité serait garantie par le port du gilet jaune. De l’unitaire à l’identitaire n’y aurait qu’un pas, ici en l’occurrence ? Dès lors que ce qui faisait la force de ce mouvement, dans ses débuts, se transformerait au fil des mois un handicap ? Diverses réponses peuvent être apportées. L’une d’elles ne faisant pas l’économie d’un éventuel, possible ou nécessaire dépassement de ce mouvement des Gilets jaunes.

 Ce texte est divisé en deux parties. La première traite du mouvement : ses prémices, le rôle des médias, son caractère insurrectionnel, la question de l’extrême droite et du populisme, l’hypothèque « dégagiste », les aléas de la notion de délégation, les contradictions au sein des Gilets jaunes, un état des lieux quatre mois plus tard. La seconde la prolonge à travers une lecture critique de trois contributions (deux de « soutien sans restriction » et une de « soutien critique »). Ce qui signifie que ces « remarques critiques sur le mouvement des Gilets jaunes » s’adressent également, voire plus à ceux qui parmi les soutiens indéfectibles de ce mouvement laissent accroire qu’à travers lui, ou grâce à lui, nous entrerions dans une ère nouvelle. De là se trouve posée la question de recompositions politiques, au sujet desquelles, du moins dans le cadre limité par ces « remarques… »,  l’incertitude pour l’instant prévaut.



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 Avant d’en venir à une analyse plus approfondie et plus circonstanciée de ce mouvement soulignons d’abord ses côtés les plus positifs. En premier lieu les Gilets jaunes ont contribué à mettre une lumière crue, aveuglante, sur l’inégalité sociale inhérente à notre société (prouvant par leurs doléances et actions qu’il n’y avait plus lieu de se résigner à cet état de fait). Une partie des classes populaires (et des classes moyennes inférieures) a pu retrouver une « visibilité sociale » niée par la massification résultant du mode de production capitaliste. D’où ce sentiment d’une « dignité bafouée, puis retrouvée » par de nombreux Gilets jaunes découvrant, à travers leurs prises de parole, leurs actions, leur capacité à faire reculer le pouvoir, qu’ils pouvaient être des sujets en mesure d’agir sur leurs propres conditions d’existence. Une dynamique propre au mouvement n’a pas été également sans créer, même de manière embryonnaire, des formes d’auto-organisation d’un caractère inédit. Enfin ce mouvement des Gilets jaunes contribue accessoirement à relativiser, minorer, ou mettre momentanément sur la touche plusieurs mouvements sociétaux apparus depuis une dizaine d’années (en particulier l’antiracisme de type décolonial, le néo-féminisme version « balance ton porc », ou l’animalisme via ses traductions antispécistes et véganes). C’est plus le retour du social (depuis de multiples expressions) que celui de la question sociale comme d’aucuns l’ont prétendu. Nous verrons plus loin pourquoi. Je laisse pour l’instant de côté la question d’un « dépassement » du mouvement des Gilets jaunes. Elle a pu être posée en décembre dernier de façon globale, quoique hypothétique (d’un mouvement s’élargissant à des actions dans les entreprises, susceptibles de déboucher sur une grève générale) et continuerait à être d’actualité en ce printemps 2019 mais de manière plus tendancielle.


 Avant d’en venir aux « remarques critiques » proprement dites, il convient préalablement de les faire précéder par deux thématiques se rapportant aux Gilets jaunes (mais  pouvant par ailleurs faire l’objet d’un traitement particulier) : le rôle des médias (élargi à « l’opinion publique »), et la question en amont de l’extrême-droite et du populisme  (avant de les aborder au sein du mouvement sans pour autant, avec les Gilets jaunes, les confondre). Viendront s’ajouter des considérations sur le caractère insurrectionnel du mouvement (qui prennent place ici puisqu’elles ne concernent que la première séquence, illustrée par les samedis de novembre et décembre).

 Contrairement à ce qu’ont prétendu des commentateurs s’étant d’emblée positionnés en faveur des Gilets jaunes, les médias, dans un premier temps du moins, n’ont pas manifesté une véritable hostilité - pas celle qu’on leur a prêtée en tout cas - à l’égard du mouvement. Au contraire ils ont dans l’ensemble fait preuve d’une certaine bienveillance envers les Gilets jaunes. Dans la mesure surtout, ce qui n’est pas rien, où ce mouvement était soutenu par une large proportion de la population française.

 D’ailleurs, pour s’y arrêter un moment, n’a-t-on pas dit et répété que pour la première fois dans l’histoire des mouvements sociaux français contemporains celui des Gilets jaunes bénéficiait d’un important soutien de l’opinion publique (jusqu’à 83 % vers la fin de novembre). Il y a manière et manière de l’interpréter. Que cela mesure-t-il en réalité ? Y a t-il pour autant une relation de cause à effet ? Car il convient d’ajouter que ce fort soutien prouve également qu’un tel mouvement n’est nullement révolutionnaire. Ce qui est très largement acceptable par l’opinion publique ne mesure ici que les limites politiques du mouvement des Gilets jaunes. On ne fait pas, disons le explicitement, la révolution avec ce qu’on appelle « le soutien de l’opinion publique », du moins dans un pays développé. L’excellence d’un mouvement social se trouve certes corroborée par sa capacité à faire reculer le pouvoir (gaulliste en 1968, chiraquien en 1995, macronien en 2018), mais davantage dans celle de renfermer des potentialités en mesure de remettre fondamentalement en cause le pouvoir, la domination, l’ordre du monde. Il faut rester circonspect devant tout recours à la terminologie « opinion publique ». Dans une situation véritablement révolutionnaire, son invocation, en se basant sur des sondages plus équilibrés ou négatifs, serait une arme aux mains des pouvoirs en place pour tenter de discréditer le mouvement qui l’exprime et l’impulse.

 Il importe aussi de comparer la façon dont les médias ont couvert les mouvements sociaux depuis décembre 1995 (on se souvient que la quasi totalité des médias soutenaient le « plan Juppé ») jusqu’à aujourd’hui. En mettant la focale sur les deux précédents : le mouvement contre la loi travail et celui des cheminots. Que n’a-t-on alors entendu dans les médias ! A ce sujet Gérard Noiriel signale qu’aucune « des journées d’action des cheminots n’a été suivie de manière continue et les téléspectateurs ont été abreuvés de témoignages d’usagers en colère contre les grévistes, alors qu’on a très peu entendu les automobilistes en colère contre les bloqueurs Gilets jaunes ». Il fallait s’attendre de samedi en samedi à ce qu’une évolution, du point de vue de la couverture médiatique, se fasse dans le sens contraire, plus particulièrement après le 1er décembre. Les propos contre la violence émeutière s’accompagnant de ceux alertant sur le risque que le mouvement, en perdurant, faisait peser sur l’économie nationale. Cependant, même en fléchissant, le soutien de l’opinion publique est resté encore largement majoritaire durant le mois de décembre. Il faudra attendre la fin du moins de février pour voir la tendance s’inverser.

 Pour revenir plus arrière il paraît étonnant que l’analyse la plus pertinente sur le succès rencontré rapidement par le mouvement des Gilets jaunes, à l’aune de sa reconnaissance médiatique, provienne d’un historien (très bon connaisseur certes de l‘histoire populaire), et non d’analystes rompus à l’exercice avec les mouvements sociaux apparus dans le monde ces dernières années (et défendant des points de vue disons « radicaux »). Mais peut-être ce qui manque à ces messieurs n’est pas tant la dialectique qu’un esprit critique parfois défaillant (ou à géométrie variable). L’analyse en question est celle de Gérard Noiriel (l’article « Les gilets jaunes et les « leçons de l’histoire » », qui figure parmi les premiers écrits sur le sujet). Noiriel, en s’arrêtant sur ce qui fait la « spécificité du mouvement », récuse après d’autres le qualificatif de « jacquerie » et remarque que (contrairement aux « bonnets rouges » par exemple) le mouvement s’est vite étendu à tout le territoire national, surtout via les réseaux sociaux. Toutefois, comme le remarque judicieusement Noiriel, « les réseaux sociaux, à eux seuls, n’auraient jamais pu donner une telle ampleur au mouvement des gilets jaunes. Les journalistes mettent constamment en avant ces « réseaux sociaux » pour masquer le rôle qu’ils jouent eux-mêmes dans la construction de l’action publique. Plus précisément, c’est la complémentarité entre les réseaux sociaux et les chaînes d’information continue qui ont donné à ce mouvement sa dimension d’emblée nationale. Sa popularisation résulte en grande partie de l’intense « propagande » orchestrée par les grands médias dans les jours précédents. Parti de la base, diffusé d’abord au sein de petits réseaux via Facebook, l’événement a été immédiatement pris en charge par les grands médias qui ont annoncé son importance avant même qu’il ne se produise. La journée d’action du 17 novembre a été suivie par les chaînes d’information continue dès son commencement, minute par minute « en direct » ».

 Ces interactions ont par conséquent largement contribué à populariser les Gilets jaunes. Toutes les explications sociologiques se rapportant à la nature du mouvement que l’on pourrait maintenant mettre en avant (que je ne discute pas) ne sauraient infirmer l’aspect souligné à juste titre par Gérard Noiriel. A savoir que dans la société du spectacle un mouvement de cette facture-là (des publicitaires se sont extasiés devant « le trait de génie » consistant à revêtit les acteurs d’un mouvement social encore dans les limbes du gilet jaune des automobilistes) ne peut prendre un tel essor sans le concours et « la bonne volonté » des médias. Dire qu’ils l’ont inventé serait très exagéré, mais ne peut être totalement récusé. Avec le risque ensuite de voir la créature se retourner contre l’inventeur. Contre cette même chaîne BMFTV, qui s’était révélé être l’agent principal de la « promotion » du mouvement, le présentant de surcroît comme « un mouvement inédit de la majorité silencieuse », les Gilets jaunes se sont retournés à partir du moment où la chaîne d’information continue, filmant la journée d’action du 17 novembre, filmait tout ce qui se passait sous ses yeux, y compris ce que nombre de Gilets jaunes auraient préféré ne pas voir (se trouvant par ailleurs en désaccord entre eux sur ce qu’il importait de dénoncer en raison de l’hétérogénéité du mouvement). Une autre remarque de Gérard Noiriel mérite d’être rapportée. Partant de l’intérêt économique que représente pour ces « chaînes privées dont le capital appartient à une poignée de milliardaires », celui des retombées financières d’audiences exceptionnelles, l’historien ajoute qu’au-delà « de ces enjeux économiques, la classe dominante a évidemment intérêt à privilégier un mouvement présenté comme hostile aux syndicats et aux partis. Ce rejet existe en effet chez les gilets jaunes ». Ces précisions s’imposaient pour rappeler que les médias, toujours avides de nouveauté, ne se sont pas d’emblée positionnés en défaveur des Gilets jaunes (comme beaucoup de zélotes du mouvement l’ont prétendu). C’est le même intérêt, ou la même avidité qui les avait conduits deux ans plus tôt à « célébrer » l’avènement de la macronie.

 Véritable serpent de mer depuis les débuts du mouvement, la question récurrente de l’extrême-droite et des Gilets jaunes doit être précédée d’une réflexion plus générale sur le premier terme de la question. D’où l’obligation de quitter momentanément les seconds pour s’efforcer de distinguer - pour bien savoir de quoi l’on parle - l’extrême-droite du fascisme. Non sans préciser que pareille distinction ne vise nullement à relativiser ou à minorer toute expression critique en direction de l’extrême droite. Le Rassemblement National (RN, ex FN) est indiscutablement un parti d’extrême droite et ne peut en 2019 être considéré comme fasciste. Le slogan dans les manifestations (« F comme Fasciste, N comme Nazi ») glissait comme l’eau sur les plumes du canard du temps du FN. Ça ne marchait pas, ou plutôt ça ne marche plus. Pareil slogan ne signifiait déjà rien pour les électeurs du FN. Le RN est principalement un parti électoraliste. Marine Le Pen en soutenant les Gilets jaunes dès les débuts du mouvement n’en a pas trop fait, juste le nécessaire pour envisager un bon score aux élections européennes (elle ne s’est pas ridiculisée comme ce pauvre Wauquier). Elle espère ainsi, les sondages le confirmeraient, bénéficier de l’effet Gilets jaunes.

 Autrefois, du temps du chef charismatique, existait certes une forte minorité fasciste au FN mais elle s’est trouvée réduite à une peau de chagrin après l’exclusion du père fondateur. L’argumentation, plus implicite qu’explicite, selon laquelle il importerait de toujours qualifier le RN de « parti fasciste » repose sur des arguments de type tacticien. Cela suppose que ne pas le considérer tel jouerait moins le rôle d’un repoussoir. Avec le risque de voir ceux qui le combattent baisser leur garde. Il s’agit d’un argument fallacieux. Lutter efficacement contre le RN et les autres composantes de l’extrême droite passe par une bonne compréhension des raisons pour lesquelles le RN et ses supplétifs occupent la place qui est actuellement la leur en ce début de XXIe siècle. Mais aussi par l’obligation de renouveler les analyses qui depuis les années 1980 se rapportent presque exclusivement au parti de la dynastie des Le Pen. L’étiage actuel du RN ne saurait s’expliquer à lui seul par l’habileté tactique et manoeuvrière de sa dirigeante (la fameuse dédiabolisation). Même chose concernant la montée du FN puis du RN qui s’expliquerait pour l’essentiel par l’affaiblissement de la gauche et le manque d’attractivité de la droite de gouvernement. Ces raisons, et d’autres sont certes à prendre en considération sans pour autant épuiser le sujet. A l’analyse classique qui définit l’extrême droite à travers les traits suivants (nationalisme, autoritarisme, traditionalisme, familialisme, inégalitarisme, décadentisme, sans oublier la collaboration de classe, et surtout la xénophobie) il convient d’ajouter deux données qui, parallèlement et concomitamment, renouvellent et prolongent l’analyse classique depuis des « expressions » apparues voilà un quart de siècle : le populisme et l’identitarisme (le repli identitaire). J’ajoute une troisième : le FN (depuis Marine le Pen) reprend dans ses discours une rhétorique sociale que seule parmi les partis de gauche La France Insoumise défend encore (cela passe par un gauchissement du vocabulaire susceptible d’abuser maints électeurs qui jadis auraient voté PCF : l’extrême droite lepéniste renouant ici avec celle de l’entre deux guerre, à la différence par exemple que le terme oligarchie remplace celui de ploutocratie).

 Le populisme d’abord. Une critique digne de ce nom aurait tort d’occulter ou de négliger ce que recouvre la notion de populisme, mais également les querelles sémantiques ou idéologiques que l’emploi de cette terminologie suscite dans l’espace public : depuis son instrumentalisation par les uns, jusqu’aux fortes réticences des autres à la reconnaître.  Il importe donc de définir très précisément le populisme. Car ceux qui se veulent critiques, sinon plus envers le populisme ne le font pas toujours à bon escient, ni pour de bonnes raisons, ou alors élargissent cette notion à d’autres objets avec le risque d’en diluer le sens. Alors que leurs adversaires, contempteurs de la même notion, n’ont pas tort de relever le caractère parfois manipulateur de ce type de discours, mais en s’arrêtant là s’interdisent de penser par cela même la réalité du populisme.

 Indiquons d’abord que le terme populisme, en ce début de XXIe siècle, ne saurait se confondre avec ce qu’il convenait d’appeler sous ce nom en se référant aux mouvements « populistes » américains et russes du XIXe siècle. C’est dire qu’il a changé de signification, progressivement il va sans dire, depuis une trentaine d’années. Il conviendrait mieux de parler de populismes en précisant qu’aujourd’hui cette notion plurielle se rapporte à des courants de pensée ou des forces politiques apparus vers la fin du XXe siècle dans un contexte de mondialisation accélérée, qui, disant parler au nom du peuple ou affirmant vouloir en défendre les valeurs, excipent des légitimes inquiétudes des classes populaires devant pareille évolution pour leur proposer une médecine et des remèdes pires que la maladie. Le populisme, d’une part, participe de la liquidation du prolétariat comme sujet émancipateur visant à l’abolition des classes sociales ; d’autre part, le mentionner ad nauseam sert de repoussoir (et exerce ainsi une forme de chantage) aux élites acquises à la mondialisation, lesquels brandissent le cas échéant cet épouvantail pour fustiger la défense très légitime des avantages acquis par les salariés. Nos gouvernants, et plus encore les « experts » qui les inspirent ont recours, par-delà la perniciosité bien réelle du populisme, au vocable « populiste » pour déligitimer des formes de dissensus qui remettraient en cause le consensus ambiant (en ce qui concerne l’expression démocratique des salariés).

 Aborder la question du « repli identitaire » nous ferait sortir de notre sujet. On y revient en précisant qu’avant de nous livrer à une analyse plus serrée du mouvement des Gilets jaunes il importe de reprendre celle faite précédemment pour tenter en amont de dissiper (ou pas) cette équivoque extrême droitière. L’existence de thèses complotistes au sein du mouvement (le pacte de Marrakech, l’attentat de Strasbourg) est l’un des éléments patents de cette présence : les « éléments de langage » qui s’y rapportent provenant de RN et de ses satellites. On sait (ou on ne veut pas savoir) que des figures marquantes des Gilets jaunes, bien connues du grand public comme Éric Drouet et Maxime Nicolle, voire Benjamin Cauchy et Christophe Chalençon, pour ne citer qu’eux, ont pu non sans raison être associés à la nébuleuse extrême droitière. Le premier comme le second ayant éliminé de leurs pages Facebook des propos plutôt compromettants. Alors pourquoi ces réticences, à gauche souvent, et même chez des anarchistes à minimiser la présence de l’extrême droite au sein des Gilets jaunes, la relativiser, et même ne pas vouloir la reconnaître ? Parce que ce mouvement serait « authentiquement populaire », et donc qu’il conviendrait, comme jadis Billancourt, de ne pas désespérer aujourd’hui le « peuple » des ronds points ?

 Dans un premier temps certains médias (lors du 17 novembre) ont plus ou moins complaisamment mis en épingle des attitudes et des actes chez les Gilets jaunes relevant du racisme, de l’homophobie et du sexisme. Dans la mesure où ces actes et ces attitudes restaient isolés la volonté de discrédit était avérée. Même chose pour les « On est chez nous ! » : repris par des petits groupes et non par la masse des manifestants. Quant aux nombreuses interventions des Gilets jaunes, sur les chaînes de télévision principalement, elles reprenaient une rhétorique (« Nous sommes le peuple », « nous parlons au nom du peuple », « nous exprimons ce que veut le peuple ») que ne démentirait nullement Marine le Pen, mais également Mélenchon. L’évocation ici des Marseillaise et drapeaux français irait dans le même sens (même si elle traduit davantage la présence de sympathisants du RN que de LFI) Ceci pour dire que l’extrême droite s’avère présente au sein des Gilets jaunes, mais qu’elle n’est que l’un des éléments constitutifs de ce mouvement.

 Une autre donnée, liée à l’extrême droite et au populisme, doit être prise en considération. Après beaucoup d’autres, dans une tribune du Monde publiée le 15 décembre, Sarah Kilami et Thomas Moreau ont relevé la phrase en passe de devenir célèbre d’Éric Hazan (extraite d’un entretien accordé à Médiapart), que la présence de l’extrême droite dans les rangs des Gilets jaunes ne le « gênait pas » parce que « les ennemis de mes ennemis ne sont pas vraiment mes amis, mais un peu quand même ». Un peu, mais suffisamment pour qu’on y accole les adjectifs rouge et brun. Kilami et Moreau soulignent ici le danger que représente la « normalisation » d’un discours dont le relativisme rend encore un peu plus acceptable l’extrême droite. Les deux auteurs remarquent pertinemment que, malgré tout, malgré des réserves exprimées ici et là, des militants politiques et syndicalistes sur la brèche depuis de longues années, en cédant aux sirènes du « mouvementisme » et du « bougisme », » se sont finalement ralliés de pied en cap au mouvement des Gilets jaunes au prétexte qu’il se passait enfin quelque chose. C’est pourtant ce « quelque chose » qu’il faudrait interroger. Par exemple sur le fantasme d’un « peuple capable de s’unir malgré ses divergences » pour obtenir ce qu’il réclame. Dans ce schéma, où l’opposition se circonscrit à celle des petits contre les gros, ou des gens d’en bas contre les élites, toutes les « théories critiques » du monde deviennent inefficaces, et parler de « lutte de classes » devient même spécieux (les Gilets jaunes  étant un mouvement interclassite d’aucuns en concluent que nous vivons une autre époque, qu’il importe de changer de logiciel, que la grève générale appartient au passé, etc). Dans cette nouvelle configuration on oppose bien évidemment le peuple aux élites mais aussi, cela ressortait dans les débuts du mouvement, cette partie de la population (les assistés, les immigrés) qui « profite de la redistribution ». Au point de se trouver exclue du « peuple » breveté, certifié et confirmé par le port du gilet jaune. Dans leur article, pour y revenir, Sarah Kilani et Thomas Moreau soulignent qu’une bonne partie de la gauche est en train de basculer dans le camp populiste. Nous serions donc à « la croisée des chemins », le choix se poserait aujourd’hui en ces termes : « union des populismes » ou « union des énergies anticapitalistes ». Il y a cependant, ceci précisé, une spécificité propre au mouvement des Gilets jaunes qui n’est pas réductible au populisme. Ce n’est pas minimiser l’importance des pesanteurs populistes chez les Gilets jaunes mais reconnaître le caractère hétéroclite du mouvement. D’où la nécessité de poursuivre l’analyse là où elle n’a été qu’esquissée auparavant.

 Auparavant, comme je l’indiquais plus haut, l’aspect insurrectionnel du mouvement peut déjà faire l’objet d’une analyse indépendamment de ce qu’il conviendra ensuite d’analyser plus globalement. Les manifestations des 1er et 8 décembre correspondent davantage à cette qualification que celles des samedis de novembre, ou de décembre par la suite. Il parait difficile de distinguer ici ce qui relève de l’activité proprement dite des Gilets jaunes  de ce qui incombe aux groupes de l’ultra droite ou d’une certaine ultra gauche (black bloc, antifas, « invisibles », etc). Il semble cependant que le côté « prise du palais d’hiver » (l’Élysée) soit principalement à mettre au crédit des Gilets jaunes (du moins le noyau dur de « La France en colère »). C’est l’une des traductions en acte de l’aspect dégagiste du mouvement. Même difficulté entre ce qui concerne l’ultra droite et l’ultra gauche : sous le gilet jaune tous les émeutiers se ressemblent. Nous savons que les premiers étaient davantage présents le matin du 1er décembre, et les seconds durant l’après midi. Tout comme il est avéré que le dirigeant d’un groupuscule d’extrême droite, identifié par des antifas, a été expulsé manu militari de la manifestation par ces derniers. En tout état de cause, certains d’entre eux, parmi les uns et les autres, se sont retrouvés à un moment donné côte à côte pour affronter les flics. Ce qui n’était pas arrivé depuis 1934, en rappelant, toute comparaison gardée, que la direction du PCF avait appelé à manifester le 6 février au côté des ligues fascistes afin « de donner à cette protestation un caractère prolétarien ». Reste à signaler, à la veille de la manifestation du 1er décembre, les lignes suivantes, extraites des pages Facebook de « La France en colère » : « Nous rejetons toute forme de violences et les nuisibles (casseurs, provocateurs) détectés lors de nos manifestations seront immédiatement signalés aux forces de l’ordre ». Ces « recommandations » n’ont pas que je sache été suivies d’effets : pour diverses raisons sur lesquels je dirai un ou deux mots plus loin. Cette phrase, qui suffirait à discréditer un mouvement social, témoigne certainement du sentiment d’ambivalence, à ce moment là encore, de la grande majorité des Gilets jaunes envers les forces de l’ordre : comme l’accréditent les slogans « la police avec nous ! » entendus à Paris et ailleurs.

 Cependant pour revenir à l’aspect insurrectionnel de ces samedis  l’exemple parisien doit être traité séparément sachant que le gros des manifestants venait de la province. Ce qui s’avère sans précédent dans l’histoire mouvementée de la capitale puisque pour la première fois les émeutiers n’appartenaient pas majoritairement à la population parisienne (ou francilienne). Autre différence : il ne s’agissait pas de « tenir un quartier » afin de le défendre contre la police, à l’instar des insurrections parisiennes passées, mais de se déplacer par petits groupes dans un espace dont le centre de gravité restait les Champs-Élysées et le palais présidentiel. Un espace correspondant aux beaux quartiers, une situation que l’on n’avait plus connue depuis le XIXe siècle. Une parenthèse : il n’est pas question ici de bouder son plaisir en ajoutant que le spectacle de boutiques vandalisées, ou de bons bourgeois apeurés était particulièrement réjouissant (et plus tard encore avec l’incendie du Fouquet's). Notons également l’absence de cortèges, replacés par des groupes mobiles, de responsables reconnus, de parcours négocié (les Gilets jaunes ayant refusé d’être parqués dans le Champs de Mars comme le leur proposait le pouvoir), de tracts et de banderoles (remplacés par des slogans inscrits au dos des gilets jaunes). Cette façon inédite de manifester et d’affronter les forces de l’ordre débordant ces dernières, du moins le 1er décembre : les policiers que l’on disait pourtant experts dans le domaine du maintien de l’ordre (modèle que la France exporte en dehors de l’hexagone) ayant été plusieurs fois dans l’obligation de reculer devant la détermination des manifestants. Ce à quoi le pouvoir s’était efforcé de remédier en rectifiant le tir le samedi suivant.

 Remarquons, pour aborder le second aspect de ces manifestations, que durant cette « période insurrectionnelle » (qui cessera avec les vacances de Noël), la répression, elle aussi sans commune mesure (y compris à travers ce que le gouvernement a justifié en terme de « mesures de prévention »), n’a pas eu en décembre un écho à l’aune de son ampleur et des exactions policières (en comparant ce qui est comparable avec les répressions des décennies passées). Comment l’expliquer alors qu’une large partie encore de la population soutenait les Gilets jaunes ? Plusieurs réponses peuvent être apportées (parfois contradictoires). D’abord à travers la volonté de nombreux médias de séparer les « bons » manifestants des « mauvais », c’est-à-dire les Gilets jaunes des « casseurs » extérieurs au mouvement (les seconds ne recevant que la monnaie de leur pièce). Ensuite aux images témoignant de la violence de certains manifestants envers les flics, passant en boucle, succédaient d’autres images inversant les rôles, sur le même mode : ce qui revenait à mettre sur le même plan la violence des uns et la violence des autres (en l’occurrence celle de l’État). Un aspect de la question, problématique, doit être signalé. Des groupes et collectifs qui exprimaient un fort soutien envers les Gilets jaunes  dès le début du mouvement, ne pouvant en aucun cas être soupçonnés de sympathie pour l’extrême droite, soit en émettant l’hypothèse que la base policière pourrait tôt ou tard rejoindre ce mouvement, soit en envisageant la possibilité de noyauter la police, n’ont-ils pas contribué paradoxalement à minorer cette répression-là ? Des hypothèses d’ailleurs que nous n’avons plus entendues après le milieu de décembre. Et encore moins par la suite puisque, même cette parenthèse insurrectionnelle refermée, la répression n’a pas pour autant cessé, bien au contraire. Nous y reviendrons ensuite plus dans le détail.


 On résumera l’émergence du mouvement des Gilets jaunes en rappelant que dans ses prémices il avait été qualifié non sans raison de « néo-poujadiste » ; puis rapidement, par la multiplication des lieux de blocage sur de nombreux ronds-points à travers tout le territoire, par l’implications de nouveaux acteurs, disant protester ou manifester pour la première fois (et se déclarant « apolitiques »), le mouvement tout en amplifiant l’aspect « révolte fiscale » de ses débuts, mettait progressivement au centre de ses revendications celles ayant trait au pouvoir d’achat. Parallèlement, les appels à manifester chaque samedi à partir du 17 novembre (principalement à Paris et dans les grandes villes) n’ont pas été sans prendre comme on vient de le voir un caractère insurrectionnel. Le recul tout relatif du pouvoir en décembre, d’abord sur le plan fiscal, puis de manière plus significative après l’intervention de Macron sur le mode de la contrition, n’avait pas pour autant entamé la détermination des Gilets jaunes. Au contraire, en janvier 2019 le mouvement est reparti de plus belle après la trêve des confiseurs.

 C’est l’occasion ici de traiter du macronisme (et à travers lui du dégagisme propre à ce mouvement) avant aborder le plus substantiel : une analyse plus en profondeur des Gilets jaunes (à travers leurs forces et faiblesses, les aspects singuliers et inédits du mouvement, et dans un autre registre les illusions qu’il génère), ainsi que les divergences apparues parmi Gilets jaunes depuis le mois de janvier.

 Venons en à l’aspect dégagiste de ce mouvement. Mais on ne saurait y venir sans faire préalablement l’analyse du macronisme. Si tout le monde s’accorde à penser que la très forte impopularité de Macron a été l’un des facteurs déclenchant du mouvement des Gilets jaunes il paraît moins certain que ce qui sera relevé plus loin en terme de « dégagisme » fasse l’unanimité. Macron une fois président s’est révélé tel qu’on le percevait déjà lors de son accession au poste de ministre de l’Économie. Il avait su y faire entendre sa petite différence, d’un libéralisme affiché compatible avec une pâle sociale-démocratie. Il lui importait alors de quitter le gouvernement pour en recueillir les dividendes. Cela a  fonctionné parce que Macron n’appartenait pas au monde politique traditionnel, celui des partis : il a pu apparaître comme un homme politique neuf, étranger aux politicailleries. En recrutant sur sa gauche et sur sa droite, Macron créait un parti entièrement voué à sa cause (se confondant avec sa personne). Une situation inédite dans l’histoire de la Cinquième République depuis de Gaulle : Macron bénéficiant de surcroît du discrédit des partis de gouvernement, de droite comme de gauche. Les médias, toujours avides de nouveauté, ont largement contribué à l’émergence du macronisme, puis de la victoire du candidat Macron. Une réussite qui s’expliquait également par l’effacement de Hollande, mais surtout la déconfiture de Fillon. On a parlé d’un « changement d’époque » sans trop s’appesantir sur le fait que Macron avait été mal élu et par défaut. Il paraît utile ici de le rappeler parce qu’un sondage, effectué fin novembre parmi les Gilets jaunes déclarés, indiquait que seuls 5 % de ceux-ci avait voté Macron au premier tour des élections présidentielles (alors que Marine Le Pen arrivait largement en tête avec 42 % devant Mélenchon 20 %). En regrettant que ce sondage n’ait pas mesuré le taux d’abstentionnistes.

 Il est déjà permis d’évoquer, même en le nuançant, un premier phénomène de dégagisme qui doit beaucoup à la manière dont les médias ont participé et contribué à la construction du macronisme, un phénomène auquel l’opinion publique était plus ou moins consentante. Quand les médias ont ensuite « lâché » Macron (plus sur un plan symbolique que véritablement politique) toutes les conditions paraissaient réunies pour qu’ils se comportent pareillement (en terme de nouveauté) avec les Gilets jaunes. On a beaucoup glosé sur le mépris (de classe disait-on à gauche) de Macron envers la population représentée par les Gilets jaunes. Ni plus ni moins pourtant que ceux l’ayant précédé depuis 1958 dans la fonction présidentielle (et même moins pour qui se souvient encore de Giscard). Ce qui avait fait la force de la macronie se révélant, l’exercice du pouvoir aidant, sa principale faiblesse. Les fameuses petites phrases (stupides ou malheureuses) du Président Macron étant moins la preuve, par anticipation ou non, d’un mépris envers les Gilets jaunes que l’illustration macronienne du « parler vrai » cher à Michel Rocard. Car Macron, qui doit principalement son succès au fait qu’il n’appartient pas au monde politique traditionnel, s’affranchit en ce sens de codes auquel il n’était à vrai dire pas tenu, ne les ayant jamais connus. Macron, on le souligne, a toujours été convaincu de l’excellence des mesures qu’il préconisait. C’est à dire servir pour le mieux les intérêts du capitalisme et de la firme France. Il a toujours cru dur comme fer que l’encouragement fiscal envers les « premiers de cordée » permettait de doper et de booster l’économie hexagonale. Cette théorie du « ruissellement » est pourtant d’une confondante naïveté pour ne pas dire stupide. Ce que dit Macron au sujet de la suppression de l’ISF (« Ce n’est pas injuste parce que c’est efficace ») illustre mieux qu’un long discours l’impéritie macronienne. Il y croyait encore en décembre dernier puisque malgré les appels du pied d’une partie de la majorité son raisonnement n’avait pas changé d’un pouce. Alors que l’ISF dans pareil contexte aurait été rétablie par tous les prédécesseurs de Macron. Tout est venu trop rapidement pour cet enfant gâté de la politique, qui a usé et abusé de ce « parler vrai » macronien sans se rendre compte que d’une petite phrase à l’autre son impopularité grandissait.

 Plusieurs comparaisons ont été faites ces derniers mois entre le mouvement des Gilets jaunes et la Révolution française. Des commentateurs ont même été jusqu’à comparer Macron à Louis XVI. La seule comparaison qui puisse être retenue étant que Macron paye pour tous les autres. Le discrédit des partis politique et des syndicats ne date pas d’hier. Il s’est progressivement accentué au cours des derniers quinquennats, et davantage encore dans les lendemains de l’élection de Macron. C’est ici qu’il faudrait évoquer au sujet du dégagisme un effet boomerang. Ce qui a concouru à porter Macron au pouvoir, qui déjà relevait comme cela a été dit d’un tropisme dégagiste, de façon plus significative, avec d’autres arguments, ceux de la rue et des réseaux sociaux, s’est retourné contre Jupiter pour lui signifier qu’il lui fallait, non se soumettre mais se démettre. Les cris « Macron démission ! » se révélaient plus fédérateurs que le catalogue des 42 revendications qui ressemblaient trop à un inventaire à la Prévert (certaines d’entre elles ayant d’ailleurs été obtenues sous la pression des événements). Cet aspect dégagiste difficilement niable, par delà son caractère exceptionnel, d’un événement sans précédent dans l’histoire de la Cinquième république, n’est-il pas - moins paradoxalement qu’il n’y paraitrait - l’une des limites intrinsèques du mouvement des Gilets jaunes ? Comme l’indiquaient en décembre dernier « Des agents destitués du Parti Imaginaire » (une émanation du Comité invisible), reprenant le terme dégagiste : le mouvement des « gilets jaunes » n’est pas sans rappeler les « révoltes arabes de 2011, lorsqu’une mobilisation politiquement très hétérogène, venue des réseaux sociaux, en grande partie détachée des organes politiques traditionnels, a fait tomber plusieurs régimes autoritaires, mais sans parvenir à aller au-delà et à affirmer une positivité révolutionnaire ». Il n’y a pas lieu de quoi évoquer des lendemains qui chantent quand on connait la fin de l’histoire.

 On peut même se demander si le dégagisme bien présent dans les rangs des Gilets jaunes n’est pas l’un des principaux freins aux possibilités qu’aurait le mouvement de se développer dans la perspective d’affrontements dépassant le cadre de « Macron démission ! » pour poser à tous les niveaux la question du pouvoir. Souvenons nous qu’en mai 68 il était moins question de renvoyer de Gaulle à la Boisserie que d’en finir avec le régime gaulliste, et davantage encore avec tout ce qui contribuait aux processus d’exploitation, d’asservissement, de domination. Comme il semble admis que l’hypothèque Macron n’est pas près d’être levée, du moins pas avant les prochaines présidentielles, les cris « Macron démission ! « risquent de perdurer sans trop de conséquence. Il est vrai que l’on peut aussi compter sur le « parler vrai » de Macron pour souffler sur la braise.


 Les explications sociologiques sur l’émergence du mouvement des Gilets jaunes dans la France de 2018 s’avèrent plus consensuelles que les analyses sur le mouvement même. Elles sont bien connues : la presse ayant largement rendu compte des nombreuses études sur le sujet.

 L’adjectif « inédit » a souvent été utilisé pour qualifier différents aspects du mouvement. En des termes généralement positifs : comme si pour ceux qui le soutiennent sans restriction un nouveau monde se levait. C’est là question d’appréciation. On peut également relever que tel fait, telle situation, tel phénomène concourent à caractériser une mouvement social sans pour autant s’entendre sur leurs significations respectives. Remarquons d’abord, pour aborder le plus positif, que les blocages sur les ronds-points renvoient, du moins dans la forme, à tous les mouvements significatifs apparus à travers le monde durant ces vingt dernières années. L’inédit étant que beaucoup parmi ces bloqueurs disaient se mobiliser, occuper et manifester pour la première fois de leur vie. C’est là quelque chose d’exceptionnel, sur le plan politique, dont on peut tout attendre : le meilleur comme le pire. Il est possible de s’en faire une idée à travers le long reportage que Florence Aubenas a consacré pour Le Monde aux Gilets jaunes présents sur les ronds-points entourant la ville de Marmande en décembre dernier. On y retrouve les aspects les plus sympathiques du mouvement (les rencontres, les échanges, les manifestations de solidarité, la perception d’un nouveau vécu, l’exemplarité de certaines actions), et d’autres qui le sont moins, ou beaucoup moins (les propos racistes, xénophobes, voire « anti-bobos »). Une absence étonne dans les propos recueillis, sinon plus  : d’hostilité envers les patrons, le MEDEF, les multinationales. Alors que ceux dirigés contre les députés, les ministres, les énarques (sans parler du Président Macron) abondent. C’est déjà donner une indication sur l’un des talons d’Achille de ce mouvement, voire même le principal.

 Des commentateurs ont souligné le rôle de la « démocratie directe » sur les ronds-points, non sans exagération. Que des décisions soient prises collectivement par les personnes présentes sur les lieux de blocage relève de l’évidence. Ces décisions engagent l’avenir de ces blocages, les actions qui peuvent y être menées, ou le cas échéant la mise en place d’un système de délégation. Nous restons dans un registre de discussions et d’échanges à l’intérieur d’un cadre plutôt consensuel. Il n’est pas question sur ces ronds-points de porter le débat sur des prises de positions qui, même à cette échelle, traitent du type de société à laquelle chacun aspire, donc de question directement politiques. Ceci pour dire que cette démocratie directe là reste embryonnaire. Et puis, pour y revenir, l’on sait que la grande majorité des Gilets jaunes interrogés en novembre et décembre, sur les ronds-points et dans les manifestations, se disaient apolitiques.

 D’autres commentateurs se sont focalisés sur l’émergence d’une nouvelle démocratie de type numérique, garantie par Facebook plus particulièrement. Si les réseaux sociaux ont pleinement contribué à la diffusion rapide des premières pétitions (et vidéos) associées à la naissance des Gilets jaunes, il est illusoire de croire que l’on pourrait réinventer la démocratie depuis cet outil informatique. Du moins tout dépend du contexte. Les activistes des Printemps arabes ont pu en utilisant les réseaux sociaux contourner la censure propre à des régimes dictatoriaux. Cette libération de la parole-là participait d’un processus démocratique. Mais à l’échelle des « démocraties occidentales », compte tenu du caractère exponentiel des réseaux sociaux, c’est une tout autre histoire. Il s’agit d’un « rapport à l’instantanéité inédit dans l’Histoire », comme l’écrit Marie Peltier dans Obsession : dans les coulisses du récit complotiste, qui ajoute, « les réseaux sociaux sont le lieu de la réaction immédiate, à chaud, en continu. Une réactivité qui suscite un flot ininterrompu de réactions, de commentaires, de prises de position, le plus souvent sans le temps de recul nécessaire à une véritable analyse. C’est ainsi que très vite, ce qui aurait pu être un formidable vecteur d’émancipation s’est aussi transformé en un terreau pour la parole de haine, le harcèlement et l’invective personnelle ». Ce qu’ont très bien compris les droites extrêmes et de nombreux pouvoirs autoritaires ou en devenir (l’élection de Trump doit beaucoup aux réseaux sociaux) dans le monde. Pour toutes les raisons évoquées ci-dessus le web s’apparente aujourd’hui à un vaste champs de bataille. Marie Peltier indique également : « La parole en ligne est ainsi devenue au fil du temps de moins en moins personnelle et de plus en plus « reproductive », comme s’il s’agissait moins de se situer en sujet pensant que de se sentir appartenir à un groupe dont on reprend les slogans, tels des marqueurs d’identification à un courant de pensée ou à un groupe identitaire ou politique ».

 Nous n’avons pas pour autant quitté les Gilets jaunes. Si l’on tente d’entrer dans le détail de la manière dont s’exercerait cette « démocratie Facebook » à l’intérieur du mouvement il parait difficile de s’y retrouver, d’avoir des informations satisfaisantes ou des explications plausibles. A travers le principe de la délégation, par exemple. Plus précisément le mode de fonctionnement ayant permis la désignation de huit délégués censés représenter les Gilets jaunes dans la perspective de négociations avec le pouvoir vers la fin novembre. Une vidéo diffusée sur le réseau Facebook (« Fly Ryder » : 146 000 abonnés début décembre !) de Maxime Nicolle, nous informait à la date du 26 novembre qu’une coordination composée de « manifestants identifiés par leurs actions sur le terrain et connus des médias » avait établi une liste de huit délégués. Mais par qui, précédemment, avaient été désignés les membres de cette coordination ? Et qui la composait ? L’ouvrage de Patrick Farbiaz, Les Gilets jaunes, pourtant bien documenté n’en dit rien. Des explications, pas toujours claires de Maxime Nicolle, il semblerait qu’y  figurent en plus de l’animateur de « Fly Ryder », les deux têtes d’affiche de « La France en colère » (le réseau Facebook le plus important), Éric Drouet et Priscilla Ludoski. Aucun autre nom n’étant cité par Nicolle, l’hypothèse d’une cooptation reste la plus plausible. Cette coordination donc établissait une liste de huit délégués comprenant cinq noms de Gilets jaunes désignés comme étant « élus » dans leurs départements respectifs, selon un mode de désignation non précisé par Maxime Nicolle (et auxquels venaient s’ajouter les « incontournables » Drouet, Ludosky, Nicolle). Notons que ne figuraient pas sur cette liste plusieurs Gilets jaunes pourtant « identifiés par leurs actions sur le terrain et connus des médias » : comme par exemple Jacline Mouraud (dont Maxime Nicolle nous informait qu’on ne l’aurait pas vue sur les ronds-points), Benjamin Cauchy (dissident du mouvement et initiateur des « gilets jaunes libres »). Ni Jean-François Barnaba (voulant transformer les Gilets jaunes en parti politique), ni le pittoresque Christophe Chalençon (l’admirateur du général de Villiers et futur interlocuteur de Luigi Di Maio). Tout cela, pour conclure provisoirement, paraissait bien opaque. Rappelons aussi qu’auparavant les deux tentatives de discussion avec le pouvoir, Drouet et Ludosky d’abord reçus par De Rugy ; puis deux Gilets jaunes non identifiés, reçus ensuite par Philippe, n’avaient donné aucun résultat.

 En revanche la suite est bien connue. A l’exception des trois « incontournables », les autres délégués, pourtant « élus » dans leurs départements, puis mandatés par la coordination des Gilets jaunes ont été rapidement récusés sur les ronds-points et plus encore à travers le réseau Facebook. Ils étaient récusés parce que beaucoup, parmi les Gilets jaunes de leurs départements respectifs, ne les considéraient pas représentatifs puisqu’ils n’avaient pas pour ce faire été consultés, mais également pour protester contre le principe de l’ouverture de négociations avec le pouvoir macronien.

 Ce refus de toute délégation a été décrit comme étant « un fait remarquable » (et il l’est d’une certaine manière, en y ajoutant d’autres raisons à celles invoquées). Une première explication peut être avancée. Une très forte minorité de Gilets jaunes (voire la majorité) avait depuis des années cessé de voter en raison du discrédit allant grandissant des partis politiques et de leurs représentants. Ce discrédit se reportant sur le moindre élu (en le relativisant peut-être pour les élus municipaux), coupable après son élection de ne pas être en mesure de réaliser ce qu’il avait promis, de trahir ainsi ses électeurs. D’où, chez les Gilets jaunes une méfiance envers toute personne mandatée, que l’on ne connaitrait pas de visu (à l’exception de celles s’étant fait connaître par des vidéos).  En second lieu l’absence de culture et de tradition politique chez la plupart des Gilets jaunes n’a nullement nuit dans un premier temps à la popularisation du mouvement (toujours en raison du climat de forte défiance envers les partis politiques, les élus, les « élites », voire les syndicats). C’est aussi un atout dans la mesure où pareil mouvement ne laisse à nul autre (partis, syndicats, personnalités diverses) le soin de décider à sa place ou en son nom (en se référant ici à différents modes de récupération, de tentatives d’entrisme, ou de phagocytation du mouvement). Mais c’est aussi un handicap ou une faiblesse dans le cas qui nous occupe puisque le refus réitéré de toute délégation se révèle à la longue un facteur d’immobilisme ou d’impuissance. Du moins cela se discute d’un contexte à l’autre. Nous étions loin en cette fin de novembre (ou ce début décembre), pourtant le point culminant du mouvement des Gilets jaunes, d’une configuration dans laquelle le dit mouvement paraissait en mesure de paralyser l’économie du pays. Ce qui aurait alors mis le pouvoir dans l’obligation de négocier. L’absence de culture politique (ou l’émergence d’un nouveau rapport à la politique, encore balbutiant avec les Gilets jaunes »), a contrario de celle dont était doté l’ancien mouvement ouvrier (et qui n’a pas complètement disparue de ce qui en subsiste), ne peut que desservir n’importe quel mouvement social d’importance dès lors que l’on accepterait pas le principe selon lequel tout délégué est élu et révocable à tout moment (mais au sein d’assemblées souveraines, dont on accepte le verdict dans un sens comme dans l’autre).

 Cette « incapacité » nous ramène à la question de la démocratie avec les Gilets jaunes. Les exemples évoqués ci-dessus permettent de douter de la réalité d’un fonctionnement véritablement démocratique. On me répondra que la conscience politique vient très progressivement à travers des discussions, l’action, l’affrontement avec le pouvoir. Et qu’il est déjà bien beau de voir des gens se disant « apolitiques », n’ayant jamais protesté ni manifesté de leur vie se comporter ainsi, sans rien lâcher, au point d’obtenir des résultats que ni la gauche, ni les syndicats n’ont été capables d’arracher depuis plus de vingt ans. Je n’en disconviens pas mais cela ne répond pas directement à la question posée, celle d’un fonctionnement démocratique au sein des Gilets jaunes. Il paraît préférable de la reprendre depuis une autre perspective.

 Revenons sur ce « refus de délégation » à travers les deux remarques suivantes. La première, qui vaut pour rappel, porte sur la principale raison donnée par les Gilets jaunes  délégués pour ne pas donner suite à la rencontre envisagée avec le pouvoir (Philippe en l’occurence) : le refus par ce dernier que cette rencontre soit filmée et diffusée en direct sur Facebook. Il est toujours difficile dans ce genre de situation de savoir qui a pris la responsabilité de la rupture. C’est là question de rapport de force. On se souvient pourtant que la rencontre décisive, débouchant sur les « accords de Gdansk », dans une situation de grève générale, entre une délégation d’ouvriers et celle du parti communiste polonais, qui débouchera sur la création du syndicat Solidarnosk (fait sans précédent dans l’histoire des partis communistes), avait été filmée et diffusée en direct à la télévision à la demande de la délégation ouvrière. Là également il s’agissait d’une première dans l’histoire des mouvements sociaux. Cela avait été obtenu parce que le gouvernement n’était plus en mesure de le refuser : l’économie polonaise se trouvant en grande partie paralysée. Ce qui n’était pas le cas en France à l’automne dernier.

 La seconde remarque prolonge la précédente. Nous savons que les « délégués » désignés par la coordination des Gilets jaunes pour venir le cas échéant négocier avec le pouvoir ont été récusés par la base. Ce rejet était parfois assorti (selon les témoignages de plusieurs de ces « délégués ») de menaces de mort envers qui se prévaudrait abusivement d’un rôle de porte parole du mouvement. Les « délégués » restés audibles ont usé de toutes les précautions oratoires pour bien signifier qu’ils n’étaient que des « communicants » du mouvement, leur rôle s’arrêtant là. Les insultes via les réseaux sociaux (voire plus) ne sont que la conséquence d’un mode de fonctionnement qui transforme du jour au lendemain « les amis Facebook » en ennemis. C’est la logique d’un type de communication numérique privilégiant à travers des messages souvent courts l’impulsivité, la réaction par à-coups, les raccourcis. On observe aussi que la vidéo, depuis les tous débuts du mouvement, a nettement pris le dessus sur le texte écrit (sous forme de tracts, communiqués, brochures, libelles), au point de devenir le mode d’expression privilégié, pour ne pas dire unique des « têtes de gondole » du mouvement (celle de Jacline Mouraud, juste avant l’émergence des Gilets jaunes, aurait dépassé le million de visites !). A ce jeu là Éric Drouet et Maxime Nicolle dominent largement les autres Gilets jaunes médiatisés. Comme l’indique Marie Peltier, ce mode de communication s’inscrit dans « une dynamique qui fait fi de la complexité des situations, des nuances, de l’argumentation et même des faits eux-mêmes ». Nous en avons eu quelque confirmation avec la large diffusion, voire la popularisation auprès d’un nombre non négligeable de Gilets jaunes des thèses complotistes reprises par Maxime Nicolle.

 Parallèlement à cet épisode de « délégation, non délégation », les médias diffusaient une première liste de 42 revendications émanant des Gilets jaunes » (sans qu’on sache très précisément de quelle manière elles avaient été élaborées et par qui). On y retrouvait quelques unes des premières revendications datant d’octobre, incluses dans les pétitions ayant entrainé la naissance du mouvement, ensuite reprises sur les ronds-points et en boucle à travers les réseaux sociaux. A ce catalogue de revendications centrées sur le pouvoir d’achat et les conditions de vie (plébiscité par le RN et plus encore la France Insoumise), d’autres, s’y ajoutant, abordaient des questions plus institutionnelles (en terme de contrôle citoyen sur les élus) et comportaient un volet sur les problèmes posés par l’immigration.

 A première vue, comme cela a été dit, ce catalogue ressemblait à un « magma de revendications hétéroclites », ce qui n’avait pas lieu de surprendre puisque ce mouvement sa caractérisait principalement par son hétérogénéité. Il s’est trouvé cependant un sociologue, Samuel Hayat, dans l’article « Les Gilets Jaunes, l’économie morale et le pouvoir » (datant de la mi-décembre), pour estimer que cette liste de 42 revendications était « profondément cohérente ». Partant du concept « d’économie morale » (qui serait une version améliorée de la notion de la « common decency »), en le rapportant aux Gilets jaunes, Hayat indique que cette « économie morale, si elle révèle la capacité collective du peuple et l’existence d’une marge d’autonomie réelle vis à vis des gouvernants, est en tant que telle conservatrice ». Ce qu’elle vise, principalement, étant « avant tout un retour à l’ordre, pas une transformation révolutionnaire  (…) Ce n’est pas parce qu’un mouvement est authentiquement populaire, ancré dans les croyances les plus communément partagé par la grande majorité, qu’il est émancipateur ». Le sociologue rappelle en quelque sorte que ce n’est pas parce qu’un mouvement est véritablement populaire qu’il faut pour autant lui accorder tous les satisfécits (et mettre son esprit critique en berne). C’est, poursuit-il, moins « le signe d’une révolution que d’un sursaut, face à un véritable délabrement des institutions du gouvernement représentatif ». Quand Hayat ajoute « que les mouvements fondés sur l’économie morale s’inscrivent dans le rappel d’une coutume, la soumission à un ordre juste, mais aussi dans le cadre d’une communauté. L’économie morale est conservatrice non seulement parce qu’elle rappelle des normes intemporelles, mais aussi parce qu’elle lie entre elles des personnes définies par leur commune appartenance », il est alors permis de faire le lien, indique l’auteur, avec les revendications les plus problématiques des Gilets jaunes, celles « contre la libre circulation des migrants, pour les expulsions d’étrangers, et plus encore pour l’intégration forcée des non-nationaux ». Il lui reste à préciser que si « l’économie morale est la proclamation des normes d’une communauté, elle n’étend pas la logique des droits aux étrangers ». Ceci faisant écho à des propos tenus par certains Gilets jaunes dans les débuts du mouvement. Et traduit sans contestation possible le poids de l’extrême droite au sein du mouvement.

 Certes on peut discuter ce concept « d’économie populaire » (comme c’est le cas avec la « common decency »), et objecter trois mois après la rédaction de cet article que ce « retour à l’ordre » ressemble à une chimère. Il n’en est pas moins vrai que si la rhétorique du RN et de ses supplétifs apparaît moins dans ces 42 revendications que sur certains ronds-points et dans les pages Facebook parmi les plus suivies, elle n’en est pas moins présente sous une forme atténuée qui vient d’être rappelée. Le RN par ailleurs, en dehors de la partie problématique du catalogue, disait être d’accord avec la plupart des revendications portées par les Gilets jaunes. D’autres catalogues de revendications ont par la suite été diffusés par les médias, qui tous s’accordaient pour supprimer le volet « migrants », mais d’une part ils émanaient de consultations plus réduites que celle ayant permis l’émergence des 42 revendications, et d’autre part ils provenaient à n’en pas douter du « côté gauche » du mouvement.

 Il importe ici de revenir sur ce qui a été juste suggéré plus haut. Les principales cibles des Gilets jaunes sont les députés, les ministres, l’ensemble du personnel politique, Macron surtout, également les technocrates, les élites, l’État, mais très rarement le patronat et le capitalisme. D’où l’impression que l’exploitation de l’homme par l’homme, l’extraction de la plus value, sans parler de l’abolition du salariat (c’est quoi ça ?) n’ont pas ou plus de signification dés lors que l’on endosse un gilet jaune. C’est auprès de l’État que l’on réclame une meilleure redistribution des richesses. D’un côté c‘est l’un des points forts du mouvement : mettre le projecteur sur la scandaleuses inégalité des revenus. De l’autre côté, l’impasse faite par les Gilets jaunes sur la question salariale, l’absence de critiques adressées au monde patronal et d’une remise en cause explicite du capitalisme,  représente l’une des limites intrinsèques du mouvement, et le déleste de surcroît de tout contenu révolutionnaire. D’où cette incapacité à produire une critique de type anticapitaliste, susceptible de trouver un plus large écho dans le monde du travail. Des salariés sont bien évidement venir grossir en nombre les Gilets jaunes, mais sans intervenir depuis leur relation au monde du travail et de l’entreprise. Ici on peut parler d’un rendez-vous manqué en décembre dernier, au moment où le pouvoir macronien était le plus affaibli : le mouvement aurait pris une toute autre dimension si ce mécontentement s’était alors étendu aux lieux de production, sous la traduction par exemple de débrayages. C’est toujours plus facile à dire qu’à faire (puisqu’il semblerait que la plupart des Gilets jaunes salariés travaillent dans des PME), mais pareille question en soulève d’autres, sur lesquelles je reviendrai dans la seconde partie.

 Cette limite s’explique par différentes raisons, certaines viennent d’être exposées. Il en est une autre, déjà évoquée, mais qui n’a pas été véritablement mise en relation avec les Gilets jaunes : le poids du populisme au sein du mouvement. Deux données peuvent l’illustrer. La première, d’évidence, se rapporte à la présence conséquente chez les Gilets jaunes d’électeurs de Debout le France, des Patriotes, et surtout du RN pour le populisme de droite ; même chose avec LFI pour le populisme de gauche. Et puis, on a pu l’observer tout d’abord sur les ronds-points, le mouvement des Gilets jaunes concourait à minorer les différences existant entre ces deux populismes. Un peu partout, sur les lieux de blocages, dans les manifestations, sur Facebook, la grande majorité des Gilets jaunes qui s’exprimaient - qu’on leur tende un micro ou pas - reprenaient une rhétorique (« Nous sommes le peuple ») qui n’était pas sans produire des effets mimétiques parfois surprenants sur des esprits pourtant avertis, des militants ou des intellectuels que l’on avait connus plus circonspects avec certaines formulations.

 Ajoutons que de nombreux commentateurs (uniquement à gauche, à l’extrême gauche, ou chez les anars) ont souligné au sein du mouvement l’exemplarité des deux premiers appels des Gilets jaunes de Commercy. Il est vrai que dans le mouvement ils représentaient l’exemple à suivre, qu’il paraissait important voire essentiel de relayer ces deux appels, de leur donner davantage d’écho. D’ailleurs, d’autres Gilets jaunes, entre ces deux appels, à St Nazaire, en Gascogne ou ailleurs défendaient une ligne équivalente. Lors de leur premier appel, quand les Gilets jaunes de Commercy, évoquaient, pour les dénoncer, « certaines franges du mouvement » (lesquelles proposaient « de nommer des représentants par région »), à la date de rédaction de cet appel (la vidéo datant du 30 novembre) ce sont les Gilets jaunes de Commercy qui se situaient à la frange du mouvement, et non les gros bataillons de « la France en colère » et de « Fly Ryder ». Très rapidement les événements leur ont donné raison, mais cela n’a pas pour autant contribué à les placer au centre du mouvement, ou d’être en capacité d’en constituer le noyau dur. J’aurais ensuite l’occasion, compte tenu de l’évolution du mouvement après janvier 2019, d’aborder de nouveau la question des rapports de force au sein des Gilets jaunes. Cependant, pour rester avec ces deux appels, un esprit chagrin comme l’auteur de ces lignes, qui a jadis rompu des lances avec le maoïsme, préfèrerait ôter du gâteau la cerise (« Vive le pouvoir au peuple, par le peuple et pour le peuple ! »).

 Deux données importantes pour une meilleure compréhension des Gilets jaunes n’ont pas encore été encore abordées : la place du Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC) dans le mouvement, et celle des Marseillaise et drapeaux français dans leur cortèges.

 Depuis décembre dernier la revendication associée au RIC a pris une telle importance dans les cortèges des Gilets jaunes qu’elle a dans un premier temps éclipsé les fameuses 42 mesures, avant de devenir l’un des deux principaux axes revendicatifs du mouvement (avec la démission de Macron). Elle avait déjà été exprimée auparavant mais il parait possible, entre autres raisons, que le rôle occulte d’un Étienne Chouard auprès de figures marquantes des Gilets jaunes n’a pas été sans contribuer à cette rapide popularité. D’autant plus, après l’intervention télévisée du Président de la République, que les Gilets jaunes ont compris que le pouvoir n’entendrait pas revenir sur l’essentiel.

 Le RIC a été présenté par les Gilets jaunes comme une sorte de panacée universelle susceptible de répondre dans le détail à la grande majorité des revendications contenues dans les cahiers de doléances du mouvement. Pour corriger, en quelque sorte, tous les travers d’un système, celui de la démocratie représentative, ne permettant pas aux citoyens de se mobiliser sur des mesures qui seraient considérées injustes par une partie conséquente de la population : le RIC donnant aux citoyens les moyens d’y remédier par la voie référendaire. Je n’entrerai pas dans des querelles de spécialistes sur la constitutionnalité ou pas du RIC, ou les différentes façons de l’habiller sur le plan juridique. Il importe davantage de replacer le RIC dans la dynamique interne du mouvement pour mieux analyser celui-ci. A la date du 27 décembre Temps critiques remarquait que « si le RIC détruit la dynamique immédiate du mouvement, c’est parce que sa base actuelle, celles des ronds-points et des manifestations du samedi, ne porte pas de dynamique historique claire, d’autant que la pratique des assemblées comme l’idée de délégation trouvent peu d’écho ou alors créent des divisions au sein du mouvement. C’est parce qu’il est incapable de rendre historique sa dynamique sur une base assembléiste, qu’il peut se réfugier dans le RIC ». Ce constat sévère traduisant « le risque d’un début d’institutionnalisation du mouvement - ou pire la naissance d’un mouvement type Cinq étoiles comme en Italie ».

 Le RIC en l’occurrence n’a-t-il pas eu pour effet de faire diversion ? Ou du moins de régler à bon compte des questions se posant au mouvement, que celui-ci n’était pas en mesure de résoudre en raison de son hétérogénéité : le recours au RIC apparaissant comme suffisamment consensuel pour être repris par l’ensemble des Gilets jaunes. On sait aussi que le recours au RIC, par principe et comme l’expérience le prouve, porte  généralement sur des questions sociétales, donc pas exactement celles dont les Gilets jaunes  voudraient se saisir (lesquelles avaient concouru à l’émergence du mouvement). Disons qu’il s’est emparé de la question depuis décembre, au point de la déclarer centrale, sans se rendre compte que cette focalisation, finalement, contrairement à ce qu’espéraient les Gilets jaunes l’ayant initiée, ne pouvait qu’affaiblir le mouvement ; ou alors lui permettre le cas échéant, mais nous anticipons, de représenter une porte de sortie honorable si, le mouvement se délitant, l’opposition au pouvoir macronien reprenait à son compte ce projet référendaire. Une hypothèse fragile.

 Là où certains prennent le RIC pour le meilleur outil en faveur de la démocratie directe, je serais tenté de penser qu’il en représente la parodie, le simulacre, ou un moyen de la détourner. Ce n’est pas un secret d’ajouter que le RIC, l’un des fers de lance du Mouvement Cinq étoiles (ni gauche ni droite), bénéficie par ailleurs d’un préjugé favorable dans la nébuleuse extrême droitière. Rappelons que le FN a commencé à s’intéresser de plus près au RIC quand en 2009, lors d’une « votation fédérale » (l’équivalent de ce référendum), une majorité de suisses s’était prononcée contre « la construction de minarets »

 Dans un entretien accordé à Mediapart, l’historienne Sophie Wahnich, interrogée sur la présence des Marseillaise dans les cortèges de Gilets jaunes, fait ce rapprochement intéressant : « Je pense que c’est grâce / à cause du foot ». Les conclusions diffèrent selon que l’on penche pour « grâce à «  ou « à cause de ». Il y a certainement eu un effet Coupe du Monde. Relevons ce paradoxe : la « France qui gagne, » symbolisée par les Marseillaise et les drapeaux tricolores, se retrouvait dans la rue pour représenter « la France qui perd ». Mais qui dans les cortèges de Gilets jaunes entonnait l’hymne national en brandissant le drapeau français ? Ce n’est pas dans la tradition de la gauche, et encore moins de l’extrême gauche de se livrer à ce genre de célébration. Ces comportements appartiennent davantage à la droite, et plus encore à l’extrême droite. Des intellectuels, à gauche,  parmi les plus favorables au mouvement, postulant que l’extrême droite serait beaucoup moins présente au sein des Gilets jaunes que d’aucuns le prétendent (cela ne visant qu’à discréditer le mouvement), ont tenté de résoudre l’équation en se référant à la Révolution française. C’est là une vue de l’esprit que démentirait certainement toute étude de terrain sur les comportements des Gilets jaunes concernés. Il parait possible, par delà tout ce qui les sépare, que les populistes de droite et de gauche peuvent s’accorder sur La Marseillaise et le drapeau tricolore. Dans cette histoire l’internationalisme est totalement absent, lui, du mouvement des Gilets jaunes. A l’exception d’un Appel à la solidarité internationale, signé par « Des révolutionnaires de quelques villes de France » : mais qui en a pris connaissance ?

 Pour ne pas quitter le populisme, rappelons ici les nombreux témoignages de Gilets jaunes s’insurgeant contre les salaires des députés, sénateurs et ministres (en se leurrant parfois sur leur montant). Alors que nous n’avons entendu nulle récrimination envers les  plus importantes rémunérations des sportifs de haut niveau, des stars de cinéma, de certains chanteurs de variété, voire même celles des grands patrons. Sur le chapitre de la « révolte fiscale », très présent dans les débuts du mouvement, des propos remettant en cause l’aspect pourtant révoltant de « l’exil fiscal » ont été peu entendus, ou pas du tout dès lors que les bénéficiaires s’appellent Hallyday, Aznavour et Polnareff. Mais ce sont des chanteurs populaires, aimés du grand public, devenus « personne non grata » répond-on (« Comment, vous voulez empêcher les gens de rêver ! »). En tout cas cette France « invisible », sur laquelle on a tant glosé lors de l’émergence des Gilets jaunes, avait fait preuve entre le décès et les obsèques d’Hallyday d’une « visibilité » à toute épreuve (du moins telle que nous la montraient avec insistance les médias). Dans un registre équivalent une vidéo faisait le buzz au début de l’année : on y voit le fou du roi, Stéphane Bern, être applaudi sur un rond-point par tous les Gilets jaunes présents. L’intéressé expliquant dans un second temps cette popularité auprès des Gilets jaunes par sa « sincérité » envers le public (que celui-ci reconnaissait). Selon que vous serez histrion médiatique ou homme politique… etc.


 Alors qu’il paraissait difficile dans un premier temps de relever l’existence de tendances ou de courants au sein du mouvement (sinon la présence, surtout sur les ronds points ou dans les manifestations, de Gilets jaunes proches de ce que les médias appellent « les extrêmes des deux bords », qui tous cohabitaient), plusieurs Gilets jaunes plus visibles que d’autres se sont imposés sur la scène médiatique. Certains, comme Priscilla Ludoski, Jacline Mouraud, Éric Drouet, en raison de pétitions ou vidéos ayant grandement contribué à l’émergence du mouvement ; d’autres, comme Maxime Nicolle (révélé dans l’émission très regardée  de Cyril Hanouna), ou Benjamin Cauchy, Ingrid Lavavasseur, Jean-François Barnaba, Christophe Chalençon, parmi d’autres, pour leur aisance sur un plateau de télévision. Parallèlement, de manière parfois plus déterminante, les pages Facebook de « La France en colère » (Drouet et Ludoski), ou de « Fly Rider » (Nicolle) n’ont pas été sans populariser des thématiques qui se sont imposées, et parfois durablement auprès d’une large majorité de Gilets jaunes. Une première fracture est apparue avec la création (à l’initiative de B. Cauchy) d’un groupe dissident de « gilets jaunes libres », relayée par une tribune publiée dans Le Journal du dimanche (signée entre autres par B. Cauchy et J. Mouraud), lequel et laquelle entendaient exprimer un point de vue « modéré » au sein du mouvement. Cette dissidence s’est trouvée rapidement marginalisée. D’ailleurs Jacline Mouraud quittera plus tard le mouvement pour créer un parti, les Emergeants. Cauchy, lui, vient de rejoindre Dupont-Aignan (en étant en position non éligible sur la liste présentée par Debout le France aux européennes). En janvier, des désaccords entre Éric Drouet et Priscilla Ludoski avaient incité la seconde à rompre avec le premier (avant que tous deux ne se réconcilient ensuite).

 Pour les soutiens patentés des Gilets jaunes toutes ces questions de personnes, de tendances, de courants, et tutti quanti importent peu : l’important étant le mouvement, ce qu’il impulse et propose collectivement. Et d’ajouter que procéder ainsi avec les Gilets jaunes, ou accessoirement séparer chez eux le bon grain de l’ivraie, reviendrait à rendre compte du mouvement par le petit bout de la lorgnette. Je n’en disconviendrais pas si ce mouvement, sans trop entrer dans les détails, se caractérisait par son homogénéité. Ce qui n’est pas le cas, et l’était encore moins en novembre, décembre et janvier derniers. C’est là question de méthode. Toute analyse d’un mouvement qui à l’instar des Gilets jaunes se caractérise principalement par son hétérogénéité oblige le commentateur à prendre en considération les contradictions, dissidences ou fractures présentes dans ce mouvement. Même si les médias contribuent non sans arrière pensée à la promotion de certains Gilets jaunes, ou insistent sur les dissensions au sein du mouvement, ou encore mettent en épingle tels propos ou tels comportements difficilement justifiables, faut-il pour autant incriminer ou condamner toute analyse provenant de l’extérieur du mouvement ? Parce que, nous dit-on, seule l’action des Gilets jaunes serait en capacité de traduire mieux que quiconque ce qu’ils sont et veulent, y compris en devenir ? L’objection, déjà discutable en soi, l’est encore moins ici avec les Gilets jaunes : d’une part elle évacue la dimension hétérogène du mouvement, d’autre part le caractère d’unicité de l’action n’est nullement prouvé.

 Poursuivons. Au début du mois de février il paraissait possible de distinguer plusieurs tendances au sein des Gilets jaunes. D’abord un noyau dur représenté par « La France en colère !!! » et « Fly Rider » (sur lequel venait s’agréger maints Gilets jaunes de la première heure), celui d’une ligne apparemment « officielle » du mouvement. Ou du moins plus en mesure que d’autres d’en donner l’impulsion ou d’en garantir l’esprit premier (pouvant être qualifié, avec toutes les précautions d’usage, de « populiste » : d’un  populisme disons « rampant », du moins ouvertement « dégagiste »). Une autre tendance, dont l’importance restait à quantifier, s’était exprimée les 26 et 27 janvier à Commercy lors de « l’assemblée des assemblées » des Gilets jaunes, rassemblant des représentants de l’une et l’autre de ces assemblées à travers le territoire. Notons qu’une partie de l’extrême gauche parait s’être ralliée à ce courant, que l’on appellera « assembléiste », depuis le premier ou le second appel des Gilets jaunes de Commercy.

 Signalons en ce début de février la présence de la tendance initiée par Hayk Shakinyan, laquelle entendait trouver un débouché politique au mouvement en se donnant dans un premier temps les moyens de constituer une liste « Gilets jaunes » aux élections européennes à venir. Un objectif d’ailleurs controversé au sein du mouvement : les membres de cette liste, lors de sa présentation à Strasbourg, étant violemment pris à partie par d’autres Gilets jaunes (et qu’auparavant, la tête de liste, Ingrid Levavasseur, s’était fait vertement rabrouer par Drouet et Nicolle lors de l’annonce du projet). La défection au début février du directeur de campagne, Hayk Shakinyan, plus l’hostilité persistante chez de nombreux Gilets jaunes  à l’égard de cette « liste européenne » ne préjugeant pas favorablement de son avenir. Une quatrième tendance, plus récente, se trouvant représentée par des « Gilets jaunes constructifs », appelant à la tenue d’un « Vrai débat » pour concurrencer le « Grand débat » macronien et en faire ressortir les limites et l’inanité.

 Quoi qu’on puisse en penser, le personnage le plus influent parmi les Gilets jaunes  restait Éric Drouet en ce début de février. Approché depuis le début de l’année par de nombreuses « personnalités » (dont Mélenchon, que le personnage « fascine », Chouard, Hulot, Besancenot, Doc Gyneco…), Drouet lance un ballon d’essai auprès des abonnés  de « La France en colère !!! », et au delà pour tâter le terrain (sur l’opportunité de rencontrer l’une ou l’autre de ces « personnalités », les citant, se disant prêtes à aider les Gilets jaunes). Priscilla Ludoski et Maxime Nicolle refusent, et les réactions des Gilets jaunes consultés sur Facebook se sont certainement révélées négatives puisque Drouet élimine ensuite son post. Puis propose dans un second temps de travailler sur un projet de charte « Gilets jaunes » articulé auteur du RIC et de la Sixième république : une charte pouvant être rédigée par Étienne Chouard et l’avocat François Bulo (l’étoile montante des Gilets jaunes).

 Ce personnage, Éric Drouet, difficilement saisissable sur un plan politique (dont les sympathies, avant novembre, paraissaient le situer, tout comme Maxime Nicolle, du côté de l’extrême droite, en raison de propos anti-migrants postés sur ses pages Facebook puis retirés par la suite) n’est pas sans se comporter depuis les débuts du mouvement comme un vieux briscard. Drouet a ce qu’on appelle un « flair » qui lui permet de coller au mouvement, ou de le précéder dès lors que le vent changerait de sens. Son « traitement de faveur » (sous l’angle répressif) par le pouvoir macronien et sa justice lui a donné un surcroît d’aura au sein des Gilets jaunes. Il sait aussi habilement souffler sur le chaud ou le froid, lorsque la situation l’oblige. Et puis surtout son statut, celui d’être l’un des initiateurs du mouvement (tout comme Priscilla Ludoski, plus « modérée » elle, plus sensible aux questions écologiques) lui donne une légitimité incontestable parmi les Gilets jaunes (même si son nom n’est jamais cité par ceux qui, sur le « côté gauche », ont dans un second temps rejoint le mouvement). Une vidéo où Éric Drouet intervient sur sa page Facebook au sujet des élections européennes illustre l’un des talents du personnage. Posant la question de savoir s’il était préférable ou pas pour les Gilets jaunes d’avoir une attitude commune lors de cette consultation, Drouet propose qu’un sondage pourrait être effectué très largement auprès des Gilets jaunes pour connaître la tendance en cours (pas voter, voter, et alors pour qui). Éric Drouet, tout en répétant qu'il n’avait pas d’idée là-dessus, glisse, l’air de rien, au détour d’une phrase : « je vois bien le nom d’Asselineau qui ressort ».

 En ce mois de mars 2019, la candidature de la liste Gilets jaunes aux élections européennes (dite RIC) n’étant plus d’actualité, et aucune autre arborant cette couleur  n’étant en mesure de lui succéder, cette tendance encore forte deux mois plus tôt auprès des Gilets jaunes (mais plus significative encore à l’extérieur du mouvement : des sondages accordant alors 12% à une liste « Gilets jaunes ») a quasiment disparu. D’ailleurs le soutien apporté par Luigi Di Maio au mouvement, en présence de Gilets jaunes de la liste RIC qui n’en demandaient pas tant (sans parler du rôle trouble joué par Christophe Chalançon) avait contribué à discréditer cette tendance politico-électoraliste. Moins exposé, le courant articulé autour du « Vrai débat » n’a pas été en mesure de concurrencer le « Grand débat » macronien, ni d’augmenter le contingent des « gilets jaunes constructifs ». Il paraît condamné à disparaître avec l’arrêt du « Grand débat ».

 Ne restent donc en présence que ceux que j’appelle « les Gilets jaunes canal historique », et les Gilets jaunes que l’on pourrait qualifier « assembléistes ». Des premiers (les abonnés de « La France en colère !!! », ceux de « Fly Rider », et bien au-delà) on dira qu’ils sont au sein des Gilets jaunes les plus attachés au caractère identitaire du mouvement (une tendance principalement articulée autour des « Macron démission ! » et l’adoption d’un référendum d’initiative citoyenne). Les seconds se sont structurés lors de « l’assemblée des assemblées » à Commercy (laquelle assemblée n’était pas représentative de tous les Gilets jaunes comme le croient Plénel et d’autres). Ce serait exagéré de dire que cette tendance est en train de se gauchiser, mais les mots d’ordre, les propos tenus dans les AG, la présence de militants politisés (et non d’organisations) replacent implicitement ce courant dans une dynamique anticapitaliste. C’est même explicite avec le journal Jaune qui a le mérite d’appeler un chat un chat. Il s’agit, cela précisé, d’une photographie dans un moment donné, plutôt floue d’ailleurs : des passerelles existent entre ces deux tendances. Également, comme on le verra plus loin, tout ce qui pourrait s’apparenter à un facteur de division se trouve souvent récusé d’un côté comme de l’autre.

 Il est au moins une donnée qui fédère indiscutablement les Gilets jaunes, qui concourt même à redynamiser le mouvement malgré les signes objectifs d’une mobilisation allant decrescendo : la répression. La dénonciation de la vigueur de la répression dépasse d’ailleurs largement les Gilets jaunes. Il suffit de se référer à l’exemplaire et exhaustif travail de recension publié et mis à jour par le journaliste David Dufresne pour se faire une idée précise de l’ampleur et du caractère particulier de cette répression. Bien entendu il importe de protester contre la politique macronienne de maintien de l’ordre, et de dénoncer (pour ne citer qu’elle) l’utilisation du LBD par la police dans les manifestations. Un pouvoir un peu plus intelligent, ou plus aguerri aurait davantage lâché de lest en novembre ou décembre. Cette répression laissera des traces, et pas seulement dans le corps de nombreux manifestants. La macronie s’en sortira à moins bon compte qu’elle ne le croit. A signaler aussi, en décembre surtout, l’omniprésence de représentants des syndicats de policiers sur les plateaux de télévision. C’est un élément appréciable. Surtout si l’on sait que les flics ont obtenu après une journée de protestation tout ce qu’ils réclamaient, alors que tant de salariés ne récoltent que des miettes à l’issue de grèves s’étalant sur plusieurs semaines. Au moins les grotesques appels « la police avec nous ! », entendus lors des premiers samedis de manifestation, ont complètement et heureusement disparu vers la mi décembre.

 Cependant la vigueur d’une répression ne garantit pas l’excellence d’un mouvement social, avec les Gilets jaunes et ailleurs. L’exemple algérien en cette fin d’hiver 2019 en apporte la preuve inversée. En signalant qu’il s’agissait-là d’un mouvement de plus grande ampleur : à l’échelle de l’Algérie, du moins, il y avait beaucoup plus de manifestants dans les rues d’Alger et des grandes villes du pays que de Gilets jaunes en France aux plus forts moments de la mobilisation, en novembre et décembre 2018. Ajoutons que le mot d’ordre de grève générale paraissait en mesure d’être suivi quand Bouteflika a annoncé ne plus vouloir se représenter. Mais ce n’est sans doute que partie remise.

 Pour ne rien oublier, l’agression verbale de nature antisémite à l’encontre d’Alain Finkiekraut a été très largement commentée. Il n’est pas utile de s’y attarder. Sinon pour relever que les médias, puis la classe politique s’en sont emparés pour dénoncer l’antisémitisme : les avis étant partagés entre ceux qui entendaient dénoncer l’antisémitisme en général (en associant Simone Veil à Finkielkraut) et ceux qui entendaient porter l’accusation sur les Gilets jaunes. Selon toute probabilité les agresseurs de Finkielkraut ne représentent qu’un courant très minoritaire au sein des Gilets jaunes. Plus problématique étant l’agression concernant Ingrid Levavasseur. Elle encourait certes le reproche de s’être fourvoyée avec ce projet de liste « Gilets jaunes » aux élections européennes (et venait de reconnaître son erreur), mais le caractère injurieux, violent, ouvertement sexiste des Gilets jaunes qui l’ont contrainte à quitter la manifestation ne peut être passé sous silence. Contrairement à l’épisode Finkielkaut, les Gilets jaunes ayant pris à partie Ingrid Levavasseur ne représentent nullement une minorité dans le mouvement (l’un d’eux, justifiant ensuite pareille attitude devant une caméra de télévision, disait s’exprimer au nom du mouvement). On peut supposer que les déclarations en amont de Maxime Nicolle et Éric Drouet, s’adressant directement par le canal de la vidéo à Ingrid Levavasseur en des termes significatifs, n’ont pu que « chauffer à blanc » tous ceux qui dans un second temps l’ont copieusement insultée sur Facebook (avec son lot de menaces de mort).

 Il paraît difficile de se faire quelque idée du rapport de force entre les deux tendances relevées plus haut. D’une part en raison du caractère lui aussi hétérogène des GJ « canal historique » et des GJ « assembléistes », et surtout parce que ce rapport de force est très difficilement quantifiable (à condition déjà de reconnaître l’existence de tendances). J’émettrai cependant l’hypothèse, depuis un certain nombre d’indices (recueillis sur les ronds points, dans les manifestations, ou le contenu des pages Facebook), que la première reste majoritaire (à l’exception, semble-t-il, de la région parisienne). Cela peut évoluer, comme le laissent entendre quelques signes avant coureur. Il serait souhaitable que cette tendance assembléiste devienne majoritaire. Ce qui permettrait au mouvement d’évoluer encore pour le mieux. Mais est-ce possible ? En face nous trouvons les bataillons de « La France en colère !!! » et consort. Et puis ces Gilets jaunes de type « canal historique » disposent d’une carte maîtresse : ils sont plus que les autres garants depuis les débuts du mouvement de son identité. Ce qui dans un premier temps faisait la force du mouvement, cette identité Gilets jaunes donc, ne se transforme-t-elle pas imperceptiblement au fil du temps, des mois, des pesanteurs, des lassitudes, en handicap ? Alors, si cela était, ne vaudrait-il pas mieux pour les Gilets jaunes rangés dans ce courant « assembléiste » d’envisager une scission ? D’abandonner le gilet jaune pour se constituer en mouvement autonome, repartant ainsi sur d’autres bases, plus ouvertement politiques, explicitement anticapitalistes ?

 Dès le début du mouvement, sur les ronds points plus particulièrement, des Gilets jaunes se disant proches des idées du RN, et d’autres affirmant la même chose envers LFI, ont déclaré pouvoir s’entendre, ou du moins dialoguer depuis une base de revendications communes. Chacun mettant en l’occurrence ses idées dans sa poche. Les deux éléments les plus fédérateurs, par delà une même volonté de s’affirmer comme  « l’expression même du peuple », étant l’hostilité à Macron et l’élévation du pouvoir d’achat. Il paraissait alors possible de pointer là quelque convergence entre les populistes de droite et de gauche. Une hypothèse moins crédible quatre mois plus tard : des gauchistes, voire des anarchistes tenant (dans la forme plus que sur le fond) un discours comparable vis à vis de Gilets jaunes de type disons « canal historique ». D’où, chez les premiers, l’adoption d’un discours consensuel qui parfois étonne chez des personnes politisées, ou des militants que l’on avait connu plus tranchants auparavant. On me répondra qu'il s’agit d’une règle implicite dans tout mouvement social d’importance : chacun fait des concessions, privilégie des objectifs communs, remet à plus tard les sujets clivants. Une règle qui néanmoins comporte des exceptions, et plus encore avec un mouvement de la nature des Gilets jaunes. C’est vouloir reposer ici la question de l’identité  Gilets jaunes. Dés lors qu’un mouvement tel que celui-ci ne s’étend pas à la manière d’une tâche d’huile à travers tout le corps social, qu’il fait comme dit l’autre du surplace, que la mobilisation décroit, cette règle non écrite ne prévaut plus. Continuer à adopter un discours consensuel revient alors à faire le jeu de ceux qui à l’intérieur du mouvement excluent implicitement tout dépassement dans une perspective véritablement révolutionnaire, pour ne préserver eux ce qui devient alors un handicap ou une limite à l’extension du mouvement : à savoir l’identité Gilets jaunes (reposant sur ces trois piliers  : dégagisme, RIC et élévation du pouvoir d’achat).

 



2

 Quatre mois après l’explosion du mouvement des Gilets jaunes on remarque que dans le camp de ce qui porte encore le nom de « gauche », mais également dans les rangs gauchistes, ultra-gauchistes, anarchistes, certains (intellectuels, militants, groupes) ont choisi de soutenir sans réticences le mouvement, ou de le rejoindre tout en faisant entendre le cas échéant leurs différences. Cela correspond à une évolution, parce qu’en novembre dernier le questionnement prévalait.

 Le premier intellectuel à prendre ouvertement parti en faveur des Gilets jaunes n’était autre que Jean-Claude Michéa. Son intervention le 21 novembre (une lettre adressée aux « Amis de Bartleby ») n’avait rien qui puisse étonner. Derrière son soutien sans restriction, Michéa réglait des comptes avec quelques unes de ses têtes de turc : de Nuit Debout (« l’exact contraire » des « gilets jaunes ») au « réformiste sous-keynésien Besancenot » (sic), en passant par un État qui « n’hésitera pas un seul instant à envoyer partout son Black Bloc et ses « antifas » » (…) pour discréditer par tout les moyens ce mouvement ». De quoi souhaiter à Michéa de ne pas croiser sur sa route un « antifa » lors de ses déplacements. Comme par exemple le 29 novembre au Figaro Magazine (qui écrit bien imprudemment que le philosophe, qui « habituellement ne rencontre jamais les journalistes », faisait une exception avec Le Figaro Magazine : alors que Michéa accorde des entretiens tout azimut, avec une préférence marquée pour la presse de droite).

 Le recul, même relatif du mouvement après le samedi 8 décembre, puis les annonces de Macron introduisent une nouvelle séquence : des groupes et personnalités positionnées à gauche, et plus encore à l’extrême gauche prennent le train des Gilets jaunes en marche. Un volumineux dossier concocté par les Éditions Sylepse en apporte la preuve la plus manifeste. Un article remarqué de Pierre Dardot et Christian Laval (« Avec les Gilets jaunes : contre la représentation, pour la démocratie ») va servir de référence pour des intellectuels ou des militants ralliés au mouvement sur le « côté gauche ». A ce titre il mérite toute notre attention.

 Ce texte illustre sous certains aspects les apories d’une certaine gauche, et les reproduit à l’échelle des Gilets jaunes : le RN est considéré comme un parti « néofasciste » (ce qui permet en retour de prétendre que pour les détracteurs des Gilets jaunes - nous verrons plus loin lesquels - « le mouvement était intrinsèquement fasciste »), le « refus du principe de représentation » par les Gilets jaunes est insuffisamment traité, tout comme le rôle des médias. En général les deux auteurs ne retiennent des Gilets jaunes que les aspects positifs du mouvement, les survalorisant même (« l’esprit profondément démocratique du mouvement » ou d’un prétendu lien entre « justice sociale » et justice écologique ») au point que l’on aimerait, devant ce tableau idyllique, un supplément d’information sur « les tentations fascisantes qui pourraient se développer en cas d’échec et de pourrissement ». D’où viendraient-elles : des Gilets jaunes, de la macronie ? Il faut en venir aux deux tiers de l’article pour réaliser que Dardot et Laval, au sujet des « détracteurs » évoqués plus haut, visent plus particulièrement cette « partie de la gauche dite « radicale » » incapable de comprendre un mouvement social déjouant « toutes les catégories de son lexique politique conventionnel ». Alors que, pour d’autres raisons bien évidemment, ce genre de reproche pourrait être adressé à nos deux auteurs. Cependant la dernière partie de l’article (« Le quiétisme politique est une faute ») nécessite qu’on lui réponde plus dans le détail

 Partons de l’observation suivante : cette « gauche radicale » mettrait en avant le fait « qu’un tel mouvement « risque » de dériver dans un mauvais sens réactionnaire et fascisant, dans la mesure où il ne présente pas toutes les garanties requises pour nous rassurer sur son avenir politique ». En réalité, indiquent Dardot et Laval, le problème porte sur l’usage du mot « peuple ». Cette « gauche radicale » ferait donc la fine bouche devant ce mouvement parce qu’il ne s’agirait pas avec les Gilets jaunes du vrai peuple, de « celui qui porte les authentiques valeurs de la gauche (…), qui lui ne risque pas d’être entrainé sur la pente du fascisme ». A vrai dire on ne sait pas bien à qui s’adressent les deux auteurs, faute de préciser ce qu’ils entendent par « gauche radicale ». A lire leur démonstration, plutôt brillante d’ailleurs, nous avons comme l’impression que Dardot et Laval tournent autour du pot sans pour autant se résoudre à l’appeler par son nom : le populisme (même pour se plaindre de l’utilisation qui en serait faite). Cela tient de la gageure, parce que sous certains aspects nos deux auteurs font implicitement et pertinemment la critique du populisme.

 Venons en aux deux remarques qui, cette introduction faite, vont constituer l’essentiel de la fin de cet article. La première vient d’être en partie évoquée. Je suis entièrement d’accord avec Dardot et Laval pour reconnaître que le peuple au singulier, appelé par eux « peuple idéal », n’existe pas. Ils ajoutent : « Si ce n’est dans le ciel  quasi platonicien du gauchisme inaltérable (…) il n’y a que « des » peuples ». Pareille ambivalence ou ambiguité se  retrouve dans la définition que donne le Dictionnaire Robert du mot peuple, laquelle « recouvre une notion vague qui recoupe parfois cette de « nation », « pays », « populations », « ethnie » et dont le contenu est fortement marqué par ceux qui l’utilisent ». Citons ici ce qu’écrit Georges Didi-Huberman dans l’ouvrage collectif (Qu’est ce qu’un peuple ?), publié en 2013 par La Fabrique : « Le « peuple comme unité, identité, totalité ou généralité cela n’existe tout simplement pas (…) Il n’y a pas un peuple, il y a des peuples coexistant non seulement d’une population à l’autre, mais encore à l’intérieur d’une même population ». La notion de « peuple » que l’on a ainsi congédié reprend cependant du service quand les deux auteurs entendent justifier l’existence d’un « peuple politique » (qu’ils opposent à un « peuple social ») que représenteraient aujourd’hui les Gilets jaunes.  Au passage Dardot et Laval récusent la notion de « peuple de gauche ». Plus subliminalement, par delà leurs explications, nous y entendons la récusation du « peuple de droite » (certainement un oxymore pour les deux auteurs).

 La seconde remarque relève de l’argument philosophique selon lequel dans ce cas d’espèce toute « attitude quiétiste » s’apparente à une faute politique. L’argumentation de Dardot et Laval porte, on le sait, sur « ceux qui mettent en garde contre un danger de dérive droitière du mouvement ». Ceux qui se retrouvent ainsi dans le viseur des deux auteurs « refusent d’invoquer le destin et la fatalité et se bornent à supputer les risques, c’est à dire de simples possibilités. Mais toute la question est justement de savoir quelle attitude adopter à l’égard de ce qui n’est pour l’heure que des « possibilités » ». C’est raisonner comme si « la réalisation de telle possibilité plutôt que telle autre » était « complètement absente de notre propre action », et donc se placer « dans celui qui dégage par avance sa propre responsabilité ». La messe est dite : quelle que soit la possibilité, même la pire « nous n’y sommes pour rien ». Par conséquent de toute façon « il est vain d’intervenir », et dans le cas du pire cela consiste à rejeter « par avance la responsabilité sur les insuffisances et les ambiguïtés du mouvement ».

 Tout ceci paraît bien mécanique, casuistique et surtout trop abstrait. Cela permet d’évacuer le contenu critique des objections adressées au mouvement des Gilets jaunes, ou de les traiter depuis un argument philosophique exposé jadis par Ciceron. Une analyse bien comprise porte sur les potentialités d’un mouvement social, ses possibilités, son devenir, mais aussi s’il y a lieu ses insuffisances, limites et ambiguïtés. Ce qui est très exactement le cas avec les Gilets jaunes. La démonstration des deux auteurs ne pouvait que déboucher sur ce refrain connu, trop connu : « Le quiétisme politique fait le jeu de l’adversaire, et c’est en quoi il est impardonnable ». La traduction en quelque sorte de : qui refuse de rejoindre voire de soutenir le mouvement des Gilets jaunes fait objectivement le jeu de Macron et du pouvoir qu’il représente. Pour des penseurs qui entendent contribuer au renouvèlement de la pensée critique à gauche c’est plutôt raté, cela rappelle trop de souvenirs. Quand, pour finir, ils ajoutent que « l’urgence commande d’agir dans ce mouvement tel qu’il est et avec les Gilets jaunes en les prenant tels qu’ils sont et non tels que nous voudrions qu’ils soient », il y a tout lieu de supposer que même sur ce « tel qu’ils sont » il parait déjà difficile de s’accorder.


Le 29 décembre dernier Temps critiques faisait paraître « Une tenue jaune qui fait communauté » sur son site internet (texte qui avait été précédé par « Sur le mouvement des Gilets jaunes » au début du mois, et sera suivi par « Ce qui dure dans la lutte des Gilets jaunes » en janvier, « L’envie de Révolution française des Gilets jaunes » en février, « Gilets jaunes : sur la ligne de crête » en mars). Ce corpus qui, toutes divergences mises de côté, est sans doute ce qui a été écrit de plus substantiel sur le mouvement, s’inscrit dans un positionnement de « soutien critique » (ce qui le distingue du soutien « sans restriction » de Dardot et Laval, et de Freddy Gomez (dont il sera question plus loin)). Signalons que l’article « Une tenue jaune qui fait communauté » s’est trouvé ensuite reproduit par Sans patrie ni frontière et A contretemps dont les animateurs respectifs ne sont pas, c’est le moins qu’on puisse dire, sur la même longueur d’onde en ce qui concerne le mouvement des Gilets jaunes. Temps critiques dans ce texte relève après d’autres l’aspect interclassiste de ce mouvement en soulignant la présence parmi les Gilets jaunes de salariés n’intervenant pas « à partir du rapport de travail » mais depuis « leurs conditions de vie et de leur inexistence sociale ». Ce qui est appelé (recoupant une analyse faite auparavant par Clément Homs, « La gauche, les « gilets jaunes », et la crise de la forme sujet », sur le site Palim Psao) une « lutte sans classe plutôt qu’une lutte de classe ». Et que par conséquent il paraît inutile d’y rechercher quelque « aile prolétarienne » absente structurellement du mouvement. Temps critiques évoque alors une « communauté de lutte faite de partage sur les conditions difficiles de vie » en l’assortissant d’exemples concrets. Ce qui semble bien éloigné, soulignent les rédacteurs, « des sempiternels couplets politiques sur « l’émancipation » qui accompagnent les manifestations ouvrières ou gauchistes ».

 On peut s’accorder grosso modo sur ce constat sans pour autant en tirer les mêmes enseignements. Dans ce texte qui, contrairement à ce que je viens de citer, comporte plusieurs passages critiques envers les Gilets jaunes, l’avant dernier paragraphe prolonge le constat fait précédemment depuis une analyse plus globale de la situation, prenant en compte le corpus théorique élaboré par Temps critiques depuis de longues années: selon lequel « la défaite du dernier cycle révolutionnaire », celui de la période 1967-1978, « a ruiné tout projet d’émancipation, hors celui que réalisait lui-même le capital dans le cadre de l’achèvement du processus individualisation dans une société capitalisée ». Valider ou pas, ou en partie pareille analyse nous ferait sortir de notre sujet. On y revient en ajoutant que pour Temps critiques « le mouvement embrasse et questionne l’ensemble des rapports sociaux » (depuis ce que les rédacteurs du texte perçoivent comme étant l’expression chez les « Gilets jaunes » d’une tension concrète vers la communauté), mais également met à plat et en cause « la totalité capitaliste à partir de points de vue ou d’angles  de tirs en soi partiels ». Ce qui paraît contredire les nombreux éléments critiques présents dans ce texte. A moins que ceux-ci soient solubles dans la « société capitalisée ».

 Mon désaccord (pas uniquement avec Temps critiques : de nombreux autres commentateurs reprennent peu ou prou ce discours) porte sur cette remise en cause « de la totalité capitaliste » par les Gilets jaunes, dont comme la soeur Anne du conte je ne vois encore rien venir en ce mois d’avril 2019. Ce constat discutable recoupe celui cité plus en amont, selon lequel la question sociale serait de retour. Elle l’est, mais en partie. Ce qui revient ce sont certes nombre questions de nature sociale - et l’on ne peut que féliciter les Gilets jaunes d’y contribuer - mais pas la question sociale. Cela oblige à la redéfinir. Indiquons d’abord qu’elle n’a plus exactement la signification qu’on lui donnait au XIX siècle. La tendance, chez certains thuriféraires des Gilets jaunes, à vouloir chercher leurs références dans le XIXe siècle, ne plaide pas en faveur d’une bonne compréhension d’un mouvement social qui, comme j’essayerai plus loin de le démontrer, reste en deçà de cette question proprement dite. Ce que fait bien ressortir le mouvement des Gilets jaunes se rapporte principalement à l’inégalité sociale. Comme cela a déjà été dit cette donnée ne représente que la partie d’une question plus globale, puisque, pour rester avec cet exemple, ce souci d’égalité sociale ne s’adresse qu’à l’État, directement ou par l’intermédiaire du gouvernement mis en cause. Comme si dans un État capitaliste celui-ci était en mesure de répondre à toutes les doléances en l’espècedes Gilets jaunes.  

 L’autre aspect de l’inégalité sociale, celui des salaires, des relations dans le monde de l’entreprise (y compris la « souffrance au travail », laquelle concerne toutes les catégories de salariés), n’a pas fait ou peu l’objet de débats, de discussions, de critiques auprès des Gilets jaunes. D’abord car ce mouvement est né et a prospéré en dehors du monde du travail et de l’entreprise. Ensuite parce qu’il a été soutenu par des courants politiques, qui mêmes opposés sur l’essentiel, s’entendent explicitement ou implicitement  pour déclarer que la grève générale serait aujourd’hui dépassée, voire qu’elle n’est que la vieille lune révolutionnaire d’une époque révolue. Relevons aussi l’incapacité des salariés présents dans le mouvement de faire véritablement le lien entre les difficultés de l’existence au quotidien et leur exploitation sur leurs lieux de travail. Par delà les sempiternels discours alarmistes sur l’état de l’économie, tenus plus dans les sphères gouvernementales que patronales, imputables selon elles à un mouvement social s’inscrivant dans la durée, le  patronat en général, et le MEDEF en particulier peuvent se féliciter d’avoir traversé ces cinq derniers mois sans avoir fait l’objet de critiques.


 Parmi les contributions publiées dans les lendemains de « l’assemblée des assemblées » de Commercy, signalons celle de Freddy Gomez dans sa revue en ligne A contretemps (« Éclats de fugue en jaune majeur »). Ce texte brillant, écrit d’une plume alerte, mérite d’être commenté préférentiellement, au sein de cette tendance assembléiste, parce qu’il illustre mieux que d’autres ce qui fait sens aujourd’hui chez ceux (gauchistes, radicaux, anarchistes) qui se sont ralliés au mouvement des Gilets jaunes. Cet article, pour le considérer dans sa globalité, entretient la fiction d’un mouvement-Un dont l’unicité serait garantie par le port du gilet jaune, paradigme rassembleur, transcendant les « identités multiples », et endossé par tous ceux qui se pensent « comme peuple qui aurait la loi pour lui ». Cette « thèse » n’est pas sans occulter ce qui caractérise principalement ce mouvement, son hétérogénéité. Je passe sur les points d’accord avec Freddy Gomez (la violence émeutière, la répression du mouvement, la difficulté d’inscrire les Gilets jaune dans une filiation) pour en venir à des points plus problématiques, ou de désaccord.

 Le secondaire d’abord. Gomez se livre à un vibrant éloge de la couleur jaune en oubliant de préciser que le « jaune », dans la tradition ouvrière, est le travailleur qui refuse de prendre part à une grève, et par extension tout ouvrier embrassant la cause patronale. Mais est-ce véritablement un oubli, comme nous le verrons plus loin ? Restons dans ce chapitre des couleurs avec le drapeau tricolore (et la Marseillaise). Freddy Gomez reprend ici le discours de plusieurs intellectuels de gauche favorables au mouvement, minimisant sinon plus toute dimension nationaliste pour n’y voir qu’une « forme de réappropriation populaire » (alors qu’à l’évidence maints drapeaux tricolores dans les manifestations ou sur les ronds points étaient brandis par des Gilets jaunes d’obédience extrême-droitière). Enfin les médias sont traités par Gomez de façon univoque, et l’absence de toute référence au rôle joué dans le mouvement par les réseaux sociaux permet de mettre sous le boisseau un aspect non négligeable de la question.

 Deux thématiques, principalement, ressortent de « «Éclats de fugue en jaune majeur » (du moins il m’importe de les souligner, de préférence à d’autres) : la première traite de mépris envers les Gilets jaunes (sous toutes ses occurrences) ; la seconde, plus conséquente, renvoie à la « question sociale ». Préalablement indiquons que dans une série de paragraphes rangés sous la rubrique « Du domaine des vanités », Freddy Gomez distingue quatre catégories (ou typologies « politiques ») peinant à comprendre les Gilets jaunes, de « l’expert » à « l’anarchiste » en passant par « le radical » et le « gauchiste », qui tous donc passent à côté du mouvement pour des raisons diverses (à l’exception de ceux qui parmi les anarchistes ont rejoint les Gilets jaunes). Ces descriptions, à l’intérieur de chaque catégorie, sont parfois justes, parfois discutables.  

 Je relève, pour aborder la première thématique, en l’extrayant de la typologie « anarchiste », le propos suivant : pour l’anarchiste contemporain « peu de différence, en somme, entre lui et un « gauchiste » sociétal de base. Tout est bon dans la lutte contre les discriminations, mais le « beauf » - chasseur, tricolore et viriliste - ne lui inspire, comme le militaire de Cabu, que mépris. De là à juger qu’un Gilet jaune est, par nature, suspect, il n’y a qu’un pas que le très pavlovien postanarchiste n’hésite pas à franchir ». Gomez, dans la première partie de son propos, a raison de souligner cette proximité sociétale (évoquée dans plusieurs textes antérieurs de L’herbe entre les pavés à travers principalement l’anti-islamophobie et l’animalisme). Mais la suite nous ramène au coeur de notre thématique. C’est là un discours (autour de la figure honnie du « beauf ») que l’on a plusieurs fois entendu depuis le début du mouvement, autant à l’extrême droite qu’à l’extrême gauche, pour tancer chez les détracteurs des Gilets jaunes le mépris (qui devient un « mépris de classe » à gauche) dont d’aucuns - Gomez cite les « journalistes, universitaires, gauchistes, ou radicaux » - accablent les Gilets jaunes. Freddy Gomez ajoute que « les pauvres imaginaires » de tous ces détracteurs « se rejoignent dans leur commune détestation du « beauf » de la France d’en bas qui ne comprend rien à l’intersectionnalité et se soucie comme d’une guigne de l’écriture inclusive ».

 Ce mépris existe bien évidemment. C’est inutile d’en donner des exemples, le lecteur n’est pas sans les connaître. Encore faut-il ne pas se tromper de mépris pour savoir de quoi l’on parle. Ce n’est pas tout à fait par hasard si Gomez revient plusieurs fois dans son texte sur le « beauf ». Pour qui l’ignorerait le premier à être monté au créneau contre la qualification de « beauf » n’est autre que Jean-Claude Michéa. On connait l’inclination (coupable de mon point de vue) de Freddy Gomez pour Michéa. Dans son précédent texte en faveur des Gilets jaunes (« Jeux et enjeux d’une cession diffuse »), le premier y revenait, prenant à travers l’exemple de la common decency la défense une fois de plus de Michéa (y compris contre certains de ses amis, précisait-il). Dans l’ouvrage Impasse Adam Smith, déjà, le philosophe montpelliérain fustigeait les « élites intellectuelles et médiatiques » qui caricaturaient les « gens ordinaires » en « beaufs » et en « Deschiens ». Guignol avait changé de camp, se plaignait Michéa, puisqu’en ce début de XXIe siècle, l’on ne pouvait que prendre acte de ce renversement : c’étaient les élites qui aujourd’hui se moquaient du peuple. Pourtant ce personnage de « beauf » dessiné par Cabu est depuis sa création devenu incontestablement un type dans la tradition caricaturale d’un Daumier. On parle à juste titre d’un « beauf » comme on parle, pour l’élargir à tous les domaines de l’art et des lettres, d’une « Bovary », d’un « Rastignac », d’un « Tartuffe » ou d’un « poulbot ». Le « beauf » désigne, n’en déplaise à nos nouveaux moralistes, un homme d’âge mûr, plutôt vulgaire, aux idées étroites et aux goûts discutables, rempli de préjugés, peu tolérant, peu cultivé et parfois le revendiquant, généralement chauvin, raciste et xénophobe, et pour finir satisfait de sa personne. Chacun d’entre nous l’a rencontré : le « beauf » existe. Ne voir là qu’un effet de la malignité des élites se moquant du peuple c’est d’abord manquer du plus élémentaire sens de l’humour. Ensuite c’est procéder, comme souvent dans pareil cas de figure, par amalgame : le « beauf » étant, socialement parlant, un membre des classes populaires, ou des classes moyennes inférieures chaque Gilet jaune devient alors un « beauf » en puissance. En réalité le « beauf » est davantage un petit bourgeois (d’une petite bourgeoisie traditionnelle et vieillissante). Enfin les tueurs ayant descendu Cabu en janvier 2015 ont réglé à leur façon la question. Cependant en admettant que les islamistes n’aient pas été liquidés par la police, qu’ils se fussent par conséquent ensuite retrouvés devant un tribunal, l’hypothèse d’un avocat lecteur de Michéa axant sa plaidoirie sur le tort immense causé par Cabu à l’encontre des classes populaires ne paraît pas improbable.

 D’un commentateur à l’autre cette focalisation sur le mépris envers les Gilets jaunes s’accompagne parfois, corrélativement, d’un discours misérabiliste. Ici Gomez se réfère à la manière péjorative dont ont été perçues les revendications des Gilets jaunes (leur « côté terre-à-terre » précise-t-il) pour ajouter : « C’était bien sûr ne rien comprendre au réel de la misère vécue dans la détresse des fins de mois qui s’étirent de plus en plus ». Nous avons tous entendu des Gilets jaunes se plaindre sur ce mode-là. Qui songe à nier cette réalité ? Mais il y a façon et façon de l’exprimer, et plus encore de l’interpréter et de la commenter.

 Je ferai ici une parenthèse. Freddy Gomez a très certainement rencontré dans son existence des personnes (appartenant aux catégories « radical » et « anarchiste ») dont les revenus se révélaient inférieurs, pour ne pas dire très inférieurs à ceux de la moyenne des Gilets jaunes. Des personnes qui sur un plan disons sociologique peuvent être classés parmi les « assistés » (catégorie peu présente chez les Gilets jaunes : d’autant plus, comme cela avait été remarqué dans les débuts du mouvement, qu’un discours nullement minoritaire chez les mêmes dénonçait l’assistanat non sans cibler à travers lui les aides accordées aux migrants). Je ne pense pas que Gomez me contredira si je précise que la précarité dans laquelle vivent ces personnes s’explique par des choix de vie, voire des refus. Et encore moins si j’ajoute que nulle d’entre elles ne tient de discours misérabiliste comparable à celui tenu par nombre de Gilets jaunes s’exprimant devant un micro et une caméra de télévision. Discours donc que maints commentateurs reprennent non sans complaisance. Je veux bien croire que des universitaires, parmi ceux-ci, qui gagnent très bien leur vie et vivent dans un « entre nous », ne fassent pas preuve eux de complaisance (en comparant leur sort à celui des Gilets jaune « aux fins de mois difficiles »). Mais pour les autres ? N’est ce pas tenir un double discours selon que vous serez en présence d’un Gilet jaune ou de Tartempion ? N’est-ce pas, très subliminalement certes, une forme de mépris inversé ?

 Bien sûr, il n’est pas question de nier, pour y revenir, les situations de détresse que vivent les Gilets jaunes s’exprimant sur ce mode-là. Nombreux sont ceux-ci, et pas spécialement les plus pauvres, ayant à l’instar de beaucoup de nos compatriotes des traites à payer chaque fin de mois. Et j’en passe. Voilà de quoi ouvrir un autre front. Ceci renvoie au rapport de tous et de chacun à la consommation. Un questionnement trop peu présent dans les rangs des Gilets jaunes, et même chez les intellectuels qui soutiennent le mouvement. Cinq mois après le sujet a été juste effleuré. Un Gilet jaune de base, représentatif de la tendance lourde du mouvement, déclarait récemment sur une chaîne de télévision : « l’important c’est le frigo, le reste c’est de la foutaise ». On ne dira pas le contraire en s’arrêtant à la virgule. Ou, pour citer  Gomez paraphrasant Macron : « La plèbe (…) veut du pognon ». Mais je crains que cette « conscientisation » que Freddy Gomez croit percevoir dans le mouvement des Gilets jaunes progresse moins vite qu’il ne le croit.

 La seconde thématique, plus importante, doit être précédée de quelques lignes sur mai 68. Contrairement à ce qu’écrit Freddy Gomez (pour opposer en ce sens le beau mois de mai à l’hiver des Gilets jaunes) mai 68 ne fermait pas un cycle mais en ouvrait un nouveau. L’après 68 en France, en Italie et ailleurs en témoigne éloquemment. Les sinistres années quatre-vingt le clôtureront. Cette critique radicale de tous les aspects de la vie (mai 68) s’appuyait, pour ce faire, sur la plus grande grève générale qu’ait connu ce pays. Ce qui se traduisait, comme l’écrivaient les situationnistes, par « la critique généralisée de toutes les aliénations, de toutes les idéologies et de l’organisation ancienne de la vie réelle » ; mais également « le refus du travail aliéné (…) de toute autorité, de toute spécialisation, de toute dépossession hiérarchique ». Avec les Gilets jaunes nous sommes bien loin du compte ! Gomez ne va pas jusqu’à reprendre les thèses révisionnistes des Michéa, Le Goff et consort qui crachent sur mai 68, mais son analyse s’en inspire néanmoins en occultant ce qui faisait la spécificité de ce mouvement-là (c’est à dire « le commencement d’une époque » et non « la fin d’un cycle »), et en tenant sur mai 68 un discours de type PCF : « l’occasion idéale, pour une classe ouvrière encore unifiée et massivement syndiquée d’imposer des revendications concrètes ». Une façon benoite de passer sous silence que des travailleurs non syndiqués et syndiqués, en dehors de toute consigne syndicale, étaient à l’origine de cette grève générale que les centrales syndicales, non sans difficulté du côté de la CGT, tentaient de récupérer, ou du moins d’en limiter la portée. A vrai dire cette manière de « réviser » mai 68 permet ensuite d’affirmer que ce mouvement de grève générale fut le dernier (à la trappe décembre 1995 !). Et qu’après la classe ouvrière a « globalement disparu », ou plutôt qu’elle « s’est inessentialisée ». D’où il appert, selon Freddy Gomez, qu’il devient absurde de « refondre idéalement quelque chose qui n’existe plus ».

 C‘est en partie vrai. D’abord sur un plan quantitatif (le nombre d’ouvriers a diminué de moitié depuis 1970) ; ensuite en raisons d’éléments objectifs, liés au « mouvement d’un capital déstructurant » concourant au processus d’effacement du prolétariat. Mais en partie seulement. Car Gomez noircit volontairement le tableau quand il réduit les ouvriers (et le fait de ne parler que des « ouvriers » n’est pas innocent) à « leur condition d’êtres atomisés, séparés, privés de statut, surexploités » (alors que quand ils revêtent un gilet jaune les mêmes ne peuvent qu’emprunter la route menant à l’émancipation ?). Il s’agit d’un constat plus proche d’une fiction que de la réalité. On aura compris que plus rien d’intéressant ne peut provenir des usines (d’ailleurs sur Radio libertaire en février, lors d’un débat sur les Gilets jaunes auquel participait Freddy Gomez, une intervenante déclarait sans être contredite : « Ça ne sert plus à rien d’occuper les usines »). Relevons ici que dans de nombreux conflits sociaux de ces dernières décennies les personnels en grève n’étaient pas majoritairement ouvriers mais employés, ou appartenaient au corps des « professions intermédiaires ». Mais qu’importe puisque derrière ce constat discutable le discours, parfaitement audible, s’adresse à ceux qui continuent « d’agiter comme un fétiche » cette « classe » qui n’existe plus. Toute la démonstration de Gomez tend à démontrer, à contrario de ces vieilles lunes, combien le mouvement des Gilets jaunes ouvre lui un cycle nouveau. Un nouveau qui s’accommode de l’ancien puisque « par sa nature interclassite (c’est-à-dire, et pour cause, non strictement ouvrière, le mouvement des Gilets jaunes s’inscrit indubitablement dans une très ancienne tradition de révoltes pour le bien commun) ». Gomez semble principalement se référer dans son texte  au XIXe siècle. Les références à Pierre Leroux et aux quarante-huitards le confirment, mais davantage encore une déclinaison lyrique très dix-neuviémiste ou des références à la « décence ordinaire » qui paraissent plus relever d’une filiation proudhonienne qu’orwellienne.

 Sans vouloir trouver des antécédents historiques au mouvement des Gilets jaunes, Freddy Gomez ne l’en inscrit pas moins , « comme résurgence du passé non advenu, dans la continuité discontinue de l’histoire des « communs », une histoire dont il signe sans doute le grand retour, la réémergence, en remettant la question sociale au centre des choses, en occupant l’espace plutôt que les usines, en contrariant les flux marchands, en refusant de limiter la question démocratique au droit de vote, en contestant de facto radicalement le système représentatif ». Passons sur les points d’accord (les deux aspects de la démocratie représentative) pour en venir au reste. A savoir la défense et illustration d’un mouvement interclassiste qui, en toute logique, occupe « l’espace plutôt que les usines ». Mais concrètement, cinq mois après le début du mouvement, pour quels résultats ? En comparaison le mouvement de grève de décembre 1995 avait au bout de quelques semaines obtenu le retrait du « plan Juppé ». Au moins, à cette époque, cela servait encore à quelque chose d’occuper les entreprises (qui n’étaient pas toutes des usines). Alors que, pour en revenir aux Gilets jaunes, ils n’ont pour l’instant obtenu en l’occurence que des miettes de la macronie. C’est dire aussi combien les « flux marchands » n’ont été que peu contrariés, à l’échelle du territoire national, en novembre et décembre derniers. Durant cette première séquence les Gilets jaunes n’ont contribué qu’à ralentir l’acheminement des marchandises vers quelques grandes surfaces en province, ou les petits commerces de certaines villes moyennes, ou encore à réduire l’activité du commerce de luxe des beaux quartiers parisiens. Le pouvoir a certes mis des chiffres en avant, censés traduire un ralentissement de l’économie française, modéré d’ailleurs, mais cet affichage traduisait surtout la volonté des macroniens de discréditer les Gilets jaunes auprès de l’opinion publique. Sur un plan quantitatif les Gilets jaunes ne sont pas suffisamment nombreux pour véritablement contrarier les flux marchands sur l’ensemble du territoire. Nous l’avons vérifié en novembre et décembre dernier : la force publique intervenant chaque fois pour déloger les Gilets jaunes bloqueurs (alors qu’elle faisait preuve d’une moins grande efficacité chaque samedi, confrontée à la mobilité des Gilets jaunes qui manifestaient). Il parait préférable en terme de blocage de choisir des objectifs précis, tel celui des dépôts pétroliers. Et puis, plus fondamentalement, seul un mouvement social s’inscrivant dans un contexte de grève générale serait en mesure de paralyser l’économie d’un pays. Mais l’un n’exclut pas l’autre. Tout mouvement social d’une certaine ampleur ne peut qu’avoir deux fers aux pieds : l’occupation de l’espace venant renforcer l’occupation des entreprises (ou réciproquement).

 Cette question sociale qui serait ici remise au « centre des choses », alors que précédemment Freddy Gomez indiquait qu’elle était « remontée, d’un coup, à la surface des choses », parait soumise à des effets de géométrie variable. Mais l’essentiel n’est pas là. Gomez insiste davantage tout au long de son texte sur « l’autonomie sécessionniste » du mouvement, sur « la claire conscience des fraternités et des connivences », « les coups de main échangés, les histoires partagées », ou « l’émotion commune qui nait d’un soulèvement, cette solidarité joyeuse que suscite l’échange », ou encore « une aspiration massive à une vie simplement décente ». Certes, certes, nous sommes d’accord, mais la mariée n’est-elle pas trop belle ? Car Gomez élude quelques autres aspects du mouvement, rapportés dans notre première partie, sa part d’ombre si l’on préfère.

 Revenons à la question sociale. J’avais plus haut, avant de commenter « Éclats de fugue en jaune majeur », abordé cette question sans aller jusqu’au bout de l’analyse. Ce qu’entend Freddy Gomez par « question sociale » (mais il n’est pas le seul), renvoie à sa définition originelle, celle du XIXe siècle. D’ailleurs sa démonstration arrime le mouvement des Gilets jaunes dans un espace/temps d’inspiration dix-neuvièmiste. Ce qui a contribué tout au long du XXe siècle à modifier notre perception de la question sociale se trouve en partie occulté. Comme si nous n’étions pas redevable de « pensées critiques » ayant eu pourtant le mérite d’élargir cette perception, et ainsi de favoriser des expressions révolutionnaires plus en accord avec le monde tel qu’il allait : depuis l’École de Francfort à l’Internationale situationniste en passant par Socialisme ou Barbarie, pour ne citer qu’eux. Ceci, corrélativement, en relation avec le meilleur des traditions marxienne et anarchiste : à savoir les différences expériences de conseils (qui n’étaient pas que des conseils de travailleurs) selon les modalités de la démocratie directe. L’analyse fort discutable de Gomez sur mai 68 témoigne de cette occultation.

 On ne saurait par conséquent se contenter, pour définir plus précisément la question sociale, de reprendre la définition qu’en donnaient les révolutionnaires du XIXe siècle. Elle inclut aujourd’hui, en plus de la dimension sociale proprement dite, tout ce qui se rapporte à la destruction par le capitalisme des bases biologiques de la vie, mais également aux questions féminine et raciale (par delà leurs avatars néoféministe et décolonial). Une question aussi qui s’élargit à tout ce qui renvoie au processus de domination, d’asservissement et d’aliénation : c’est à dire la critique la plus rigoureuse des bourrages de crâne médiatique et publicitaire, de la marchandisation du monde, de la déculturation généralisée, des manipulations technologiques, et dans un autre registre des replis identitaires et populistes.


 A lire Freddy Gomez et quelques autres intervenants dans ce débat autour des Gilets jaunes le lecteur serait porté à croire que ce mouvement remet en cause maintes certitudes (principalement chez les « gauchistes », « radicaux », « anarchistes »), qu’à travers lui et grâce à lui nous entrons dans une ère nouvelle. Au point même - à rebours de la célèbre phrase de La Divine comédie - que l’on retrouverait ses espérances en revêtant le fameux gilet jaune. Un monde véritablement nouveau ? Il est permis d’en douter. Déjà, en 2017, depuis un tout autre argumentaire, les médias entonnaient ce genre de ritournelle avec Macron et l’avènement du macronisme. Une nouvelle ère que Patrick Farbiaz définit ainsi : « Les Gilets jaunes nous signifient que nous rentrons dans le nouvel âge de la plèbe qui se définit par son vivre ensemble immédiat et sa lutte pour vivre dignement ici et maintenant, plus que par son espérance dans la promesse d’un monde meilleur ». Nous ne le contredirons pas en ajoutant que ce monde nouveau que l’on nous décrit aujourd’hui, via le mouvement des Gilets jaunes, se caractérise par les traits suivants : le dépérissement voire la fin de la lutte des classes (le mouvement étant interclassiste), l’abandon de toute perspective révolutionnaire reposant sur des analyses devenues caduques (en particulier le sempiternel recours à la grève générale). Ceci et cela induisant que l’entreprise n’est plus préférentiellement le lieu des conflits et d’enjeux liés, non à la conquête du pouvoir, et encore moins à la volonté de « transformer le monde » mais à la capacité d’un mouvement social de faire reculer ce pouvoir, voire de « dégager » l’une ou l’autre de ses têtes. Ce rôle étant désormais dévolu à l’espace, à l’instar des Gilets jaunes installés sur les ronds points, ainsi contrariant les flux marchands, etc. Il s’agit d’un discours encore diffus, nullement sorti de la tête d’un théoricien. D’où l’impression que le forme l’emporte souvent sur le fond : les fraternités, le peuple (elles et lui retrouvés), le refus des chefs et de toute délégation (sans trop s’interroger, malgré tout, sur le leadership de Gilets jaunes assurément visibles dans la masse des invisibles : comme dirait Orwell, « certains Gilets jaunes sont plus égaux que d’autres »)

 Serait-ce symptomatique d’un processus de recomposition politique, à l’oeuvre souterrainement depuis plusieurs années, mais qui là avec le mouvement des Gilets jaunes renverserait l’iceberg (ce qui était immergé apparaissant aux yeux de tous) ? C’est sans doute encore trop tôt pour le confirmer ou l’infirmer. Il parait très possible que le soufflé Gilets jaunes retombant chacun retrouverait son pré-carré. Tout comme il n’est pas exclu, rectifiant cette image (péjorative j’en conviens), que le mouvement en se dépassant pour le mieux puisse donner quelque crédit à l’hypothèse d’une ère nouvelle. Un mouvement peut également en chasser un autre. Celui qui s’articule depuis peu autour de la question climatique possède cet avantage, malgré ses nombreuses insuffisances, par rapport aux Gilets jaunes (qui ne se sont pas vraiment exportés), d’être lui un mouvement planétaire.

 Au mois de novembre dernier, le collectif Athénée Nyctalope  publiait un article critique sur les Gilets jaunes (« Le choix dangereux du confusionnisme »). Ce terme, « confusionnisme », a également été utilisé par Philippe Corcuff (pour qui il d’agit du « développement de domaines où circulent des passages entre les thèmes de gauche, de droite et d’extrême droite »). Et de rappeler, on aurait tendance à l’oublier, que dès le début du mouvement les Gilets jaunes ont été soutenus par tous les partis politiques, du RN à LFI (à l’exception de LREM), par une partie de l’extrême gauche, et de la totalité de la droite conservatrice ; plus « un arc de soutiens intellectuels » allant « d’Alain Soral et Éric Zemmour, pour l’extrême droite, à Emmanuel Todd et Frédéric Lordon pour la gauche critique, en passant par des figures effectives du confusionnisme comme Jean-Claude Michéa et Christophe Guilluy ». Des propos - l’emploi du terme « confusionnisme » plus précisément - qui n’avaient pas manqué de susciter des réactions chez quelques « chers collègues », mais également de la part du collectif La Mouette enragée pour qui, indication intéressante, « confusion est un terme pratique et abondamment utilisé par les avant-gardes qui se piquent d’avoir les idées claires en toute circonstance. Ce qui n’est absolument pas notre cas et nous le revendiquons haut et fort ». Soit. Remarquons cependant qu’un minimum de lucidité politique oblige que soit questionnée, puis analysée la nature d’un mouvement soutenu par des courants politiques ou des intellectuels que tout sépare (à l’exception remarquable des Gilets jaunes).

 Mais revenons à l’article d’Athénée Nyctalope qui s’interroge sur la signification de ralliements qui, sous couvert d’efficacité, mettent de côté « nos utopies et nos refus ». D’où la précision, plus loin : « L’abandon progressif d’un langage et d’un imaginaire commun est sans doute un des éléments constitutifs de ce renoncement ». Ceci ayant été écrit au mois de novembre l’analyse doit être rectifiée, du moins en partie, compte tenu de l’évolution du mouvement. Pourtant, même en révisant à la baisse ce constat, il prolonge en quelque sorte notre propos sur l’éventualité d’un processus de recomposition politique en cours. Serions nous en ce printemps 2019 à la croisée des chemins ? Constatons, pour nous en plaindre, qu’à travers quelques unes des modalités du soutien d’amis et de camarades aux Gilets jaunes c’est un peu de l’esprit critique qui s’en va. A les entendre ce mouvement, malgré ses insuffisances, ses limites, sa diversité, remettrait un peu de sens, voire de bon sens dans un monde marchant sur sa tête. Ou encore que les Gilets jaunes n’avaient certes pas réponse à tout, ni n’étaient dépositaires d’une quelconque panacée universelle, mais qu’au moins avec eux, parmi eux, il paraissait possible de reconstruire un projet, pas nécessairement révolutionnaire, mais qui reposait sur des bases solides, celles d’un mouvement authentiquement populaire, articulé autour des aspirations à une vie décente. Soit, mais qu’en serait-il alors du rêve, de l’utopie, de la négativité, de la poésie ? Comment ne pas entrer en dissidence, alors ?


 Dans « Éclats de fugue en jaune majeur » Freddy Gomez cite André Breton au début de son texte et le conclut par une citation de René Char. Décidément Char peut être tiré à hue et à dia puisque c’est également par une citation de René Char (et une autre de Sophocle) qu’Hannah Arendt conclut De la révolution. Alors qu’Arendt écrit dans cet ouvrage, « le fait que les « élites politiques » aient toujours déterminé le destin politique de la multitude et que dans la plupart des cas elles aient exercé une domination sur elles, signale d’une part l’exigence impérieuse où elles sont de se protéger de la multitude, ou plutôt de protéger l’îlot de liberté qu’elles ont fini par occuper contre l’océan de la nécessité qui l’entoure », Gomez entend lui témoigner activement du « réveil des multitudes, de leur joie d’être debout, rassemblées, vivante, faisant communauté humaines, enfin ». Deux points de vue diamétralement opposés donc. Cette macronie se révèle, par delà tout ce qu’on peut lui reprocher, bien inculte, car aucun des demi-soldes intellectuels à sa botte (qui font office de penseurs) n’a été en mesure de citer ce propos d’Arendt qui, en raison du statut iconique de la philosophe, aurait été susceptible d’apporter de l’eau au moulin macronien durant la séquence Gilets jaunes.

 La citation d’André Breton porte sur le « caractère immuable du murmure ». Ici, pour répondre à Freddy Gomez, je citerai volontiers une autre citation de Breton, plus connue : « Lâchez tout ! ». Elle s’adresse aux amis connus et inconnus que j’incite à franchir ce pas. Oui, lâchez tout ! Lâchez le gilet jaune, lâchez Drouet, lâchez Nicolle, lâchez vos illusions, lâchez la proie pour l’ombre. Partez sur les routes…

 Restons avec le surréalisme pour conclure ces « remarques critiques » par un court hommage à Roger Langlais, disparu en septembre 2018. Roger avait très jeune fréquenté les surréalistes vers la fin des années 1950 : André Breton bien sûr, mais davantage Benjamin Perret qui l’intimidait moins (et dont il parlait avec affection). D’ailleurs il avait connu L’herbe entre les pavés par le pamphlet Avez vous déjà giflé Aragon ? qui entrait parfaitement en résonance avec la fameuse Une du Monde Libertaire de novembre 1966 dont il était l’auteur : « Breton est mort. Aragon est vivant. C’est un double malheur pour la pensée honnête ». Ce libertaire, membre un temps du groupe Spartacus, présidera pendant la décennie suivante aux destinées du collectif « Pour une critique révolutionnaire ». Roger Langlais a durant ces mêmes années contribué à la publication de textes de Pouget, Libertad, Coeurderoy, Émile Henry. Relevons, surtout, qu’il a été de 1978 à 1985 l’animateur et le principal contributeur de L’Assommoir, la meilleure revue politique, de critique sociale, des années 80. Il faudrait aussi évoquer l’étourdissante érudition de Roger, et l’exceptionnel archiviste qu’il fut jusqu’à la fin de sa vie. Ce lecteur attentif de L’herbe entre les pavés nous conseilla, discrètement, sur un sujet qu’il connaissait mieux que quiconque. Avec lui disparaît l’un des « acteurs remarquables » d’une époque qui semble aujourd’hui bien révolue. Comme l’écrit Alain Segura (dans l’hommage que A Contretemps et Freddy Gomez ont rendu à Roger Langlais après sa disparition) : « Il était indifférent à toute forme de reconnaissance dont il n’aurait pas su ni voulu s’accommoder ».


Max Vincent

avril 2019