L'Idéologie Animaliste, Deux
L’IDÉOLOGIE ANIMALISTE, DEUX
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Un jour, peut-être, les hommes des temps futurs s’étonneront de l’étrange folie qui avait saisi une partie de l’humanité à la fin du XXe siècle et durant le siècle suivant. Cette folie, localisée dans le monde occidental, leur semblera d’autant plus étrange que ceux qui en présentaient les signes manifestes, par delà le relevé d’aspects positifs en terme de « protection animale », disaient vouloir « libérer » les animaux, mettre fin à leur « exploitation », et leur octroyer des droits semblables à ceux des êtres humains : ce qui dessinait ceci posé les contours d’un monde animaliste qui, d’un point de vue strictement antispéciste, et depuis l’obligation pour tous de devenir végans ressemblait furieusement à un songe totalitaire.
Cependant nous ne sommes pas en mesure, en cette année 2018, même en nous livrant à un exercice d’anticipation sur les décennies à venir, de préjuger un tant soit peu de l’avenir de l’animalisme. C’est en se référant au présent que ce texte s’efforce d’analyser l’idéologie animaliste, la critiquer et la récuser. J’ajoute - pour éviter toute ambiguïté, ou bien situer le lieu d’où l’auteur de ces lignes entend parler - depuis une analyse, un mode critique, une argumentation qui n’entendent pas transiger sur la nécessité, par ailleurs, de remettre fondamentalement en cause le monde tel qu’il va. Dans le sens, il va sans dire, d’une humanité libérée, mettant fin à l’exploitation de l’homme par l’homme et à la société de classes. Ce qui entre non moins fondamentalement en contradiction avec une défense et illustration de l’animalisme (ce mixte d’antispécisme et de véganisme) comme j’aurai l’occasion d’en rendre compte depuis l’exposé des différents aspects de la doctrine. Et qui même relève d’une totale incompatibilité dans l’hypothèse d’une société végane. D’où l’obligation, réitérée d’un chapitre à l’autre, de dissiper les illusions qu’entretient ici ou là l’idéologie animaliste.
Mais procédons par ordre. Avant d’en venir à l’animalisme proprement dit, il convient de comprendre pourquoi la « cause animale » a pris une telle place en ce début de XXIe siècle, dans le monde occidental en général et de France en particulier. Ce que l’on rapporte en premier lieu sur cette question, à savoir l’activisme d’associations antispécistes et véganes (dont les membres s’introduisent clandestinement dans des abattoirs ou des élevages de poulets en batterie pour filmer la « souffrance animale » et ensuite inonder les réseaux sociaux de vidéo-chocs, ou encore par des « actions de commando » dans les mêmes lieux, ou plus récemment par la dégradation des commerces de boucherie, voire l’incendie d’un abattoir) n’est que la partie émergée de l’iceberg animaliste. La sensibilisation de nos contemporains envers cet aspect de la « souffrance animale » ne saurait se réduire à cette manière de la spectaculariser. D’autres facteurs doivent être pris en compte pour décrire la partie immergée de l’iceberg.
D’abord, très généralement, l’accroissement depuis une cinquantaine d’années des populations urbaines et suburbaines au détriment de celles rurales, induit un autre type de comportement envers les animaux d’élevage (ceci corrélativement à la place prise depuis cette même période par l’élevage intensif, marginalisant toute proportion gardée l’élevage extensif). C’est dans ce contexte qu’il faut replacer l’importance aujourd’hui des animaux de compagnie. D’où l’habitude prise par de nombreux propriétaires de considérer les autres animaux (principalement les mammifères, puis les oiseaux) à l’aune des animaux de compagnie.
Dans un autre registre l’évolution de différentes disciplines scientifiques, et en premier lieu l’éthologie vers une meilleure connaissance du règne animal n’a pas été sans alimenter l’argumentaire animaliste dans la mesure où celui-ci n’hésite pas à réinterpréter certaines données. L’important ici, entre autres arguments, étant d’avancer que la domestication s’est faite très en amont contre les animaux. Manière de récuser sur les plans historique, anthropologique, éthologique ce point essentiel : que l’animal ne peut être défini indépendamment des relations que l’homme a avec lui. Toujours dans ce registre, ce même mode argumentaire prend des aspects encore plus caricaturaux en ce qui concerne la conversion récente des animalistes à l’écologie. Ici on parlera plutôt de falsification (ou d’une ignorance coupable) : celle de chiffrages erronés tentant d’accréditer que l’élevage représente une menace pour la planète. Il s’agit évidemment avec toutes les nuances que l’on voudra (relatives à l’élevage intensif) du contraire : la disparition de l’élevage se révélant en définitive plus préjudiciable d’un point de vue écologique que sa préservation.
Dans le même ordre d’idée la question de l’alimentation est l’un des axes privilégiés des partisans de la « cause animale ». Il y a deux façons de l’aborder. En amont, des penseurs animalistes s’efforcent de s’inscrire en faux contre cette donnée, pourtant fondamentale de l’anthropologie de l’alimentation : les animaux que nous découpons, cuisons et mangeons ne sont plus des bêtes mais des choses. En aval, plus conséquemment, les animalistes sollicitent (comme avec l’élevage) divers travaux scientifiques pour prioritairement mieux accuser la consommation de viande de tous les maux sur le plan sanitaire. Cela vaut aussi pour les autres productions animales. Par ailleurs la plupart des animalistes subordonnent la disparition progressive de l’élevage à l’avènement de la viande in vitro. Ce qu’à très bien compris le secteur agro-alimentaire qui déjà anticipe ce qui pourrait devenir un marché particulièrement juteux avec cet ersatz de viande en proposant aux consommateurs des produits labellisés « viande végétale ». Ce qui prouve, si besoin était, combien l’animalisme est soluble dans le capitalisme.
Ensuite mentionnons le rôle des médias qui dans le cas présent amplifient la parole animaliste et lui servent de caisse de résonance. Ceci bien au-delà de l’importance réelle d’un mouvement animaliste qui a su parfaitement s’inspirer du lobbying pratiqué de l’autre côté de l’Atlantique. La médiatisation autour de la conversion de « personnalités » au véganisme (ou plus généralement envers celles qui se positionnent en faveur de la « cause animale ») en est l’une des illustrations sur le mode people.
On ne saurait oublier l’importance du phénomène de victimisation aujourd’hui et les surenchères qui s’ensuivent. D’ailleurs les animalistes ne cessent de proclamer que les animaux sont les victimes par excellence d’une « exploitation » perpétrée depuis des millénaires, ce qui les placerait de facto devant les victimes humaines. Cependant, puisque la reconnaissance du statut de victime est souvent lié à la nature et l’importance du traumatisme de l’acte ou de la situation l’ayant provoqué, l’indignation prend ici le pas sur toute appréhension un tant soit peu rationnelle du phénomène. Plus déterminante encore, la place prise aujourd’hui par les facteurs discriminatoires (à savoir les luttes contres les discriminations) dans nos sociétés contemporaines ne peut que conforter les thèses antispécistes.
Une dernière donnée doit être pris en compte, plus problématique que d’autres. On observe que dans les rangs de ceux qui disaient vouloir en finir avec l’exploitation de l’homme par l’homme, d’aucuns, y compris parmi les libertaires, seraient aujourd’hui davantage enclins à remplacer les figures de « l’exploité » ou du « dominé » (le prolétaire d’abord, la femme, le « racisé », le minoritaire sexuel,…) par celle de l’animal. D’autres, dans les mêmes milieux, sans pour autant capituler avec armes et bagages, n’en empruntent pas moins à la doctrine animaliste quelques uns de ses éléments de langage. C’est d’ailleurs, principalement, de manière réactive, ce qui m’a incité à écrire ce texte sur L’idéologie animaliste. Enfin, par delà la séduction que peut en l’occurence exercer l’animalisme (son activisme, son discours absolutiste, ses prétentions révolutionnaires, etc.) il convient de replacer ces conversions ou défections dans le contexte plus global d’une désaffection de la politique et du social, voire de l’abandon des perspectives révolutionnaires.
On comprend mieux, cet inventaire fait, ce qui relève d’un changement de paradigme : à savoir le glissement progressif de la notion de « protection animale », d’ordre compassionnel (celle d’associations oeuvrant pour le « bien être animal »), vers celles, associées, de « libération animale » (par conséquent antispéciste) et de fin de « l’exploitation animale » (induisant un mode de vie vegan). Il en résulte que les animalistes se trouvent dans une position dominante pas tant en terme quantitatif que d’un point de vue idéologique (la suppression de la « souffrance animale » n’admettant pas d’aménagements dés lors qu’elle se trouve impérativement liée à la fin de « l’exploitation animale »). Ce qui signifie que tous ceux qui interviennent à des degrés divers dans le cadre de la « protection animale » devront à plus ou moins long terme, soit rejoindre les rangs des animalistes, soit se positionner contre eux. Il va sans dire que l’animalisme, par ailleurs, se nourrit des avancées et des acquis de ceux qui oeuvrent pour le « bien être animal ». On complètera le tableau en soulignant, dans cet ordre d’idée, l’un des effets de ce changement : aujourd’hui, contrairement à ce qui a toujours prévalu (on ne parlait que de végétarisme : la minorité végétarienne vivant en plutôt bonne harmonie avec la majorité omnivore), un végétarien éthique ne peut que devenir végétalien, donc végan. Cette évolution traduit l’une des lignes de force de l’animalisme : la « libération animale » et la fin de « l’exploitation animale » la conditionnant, l’obligeant et la nécessitant.
Il existe mille façon de distinguer les êtres humains des animaux. On ne peut arguer, comme le font de nombreux animalistes, que les découvertes récentes dans les domaines éthologique, biologique, paléonthologique, etc, nous apportent la preuve que ces distinctions seraient sans objet. Ces données scientifiques nous instruisent d’abord et avant tout sur la complexité du règne animal, et ce partant sur des capacités propres à l’une ou l’autre espèce encore ignorées jusqu’à présent. Les prétentions scientifiques des animalistes ici ne font pas trop illusion : en réalité elles relèvent de la morale. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle des animalistes, se voulant plus conséquents, mettent davantage l’accent, certains sur la réfutation philosophique d’un « propre de l’homme », d’autres sur l’argument pour eux décisif de la « souffrance animale ». Pour les premiers cela vaut pour condamnation de l’anthropocentrisme. Mais il parait difficile de sortir du cercle vicié de l’anti-anthropocentrisme : le serpent n’en finit pas de se mordre la queue. Car c’est l’homme, en définitive, qui décide de ce qui doit être bon ou pas pour l’animal : qu’il soit animaliste ou carniste. Quant à la « souffrance animale », supposée être la mesure étalon du principe d’égalité entre l’homme et l’animal (principe malmené jusqu’à présent), elle ne peut être comprise que si l’homme en porte la responsabilité. Pourtant cette souffrance existe à l’état naturel, ce dont les animalistes n’ont cure (ou qu’il préfèrent éluder). Cette « souffrance animale », imputée aux seuls être humains, ainsi érigée en valeur cardinale, n’est pas sans prendre un aspect christique : les hommes ne pourront se racheter qu’en mettant un point final à la « souffrance animale ». Certes tous les animalistes ne l’entendent pas de cette oreille, du moins consciemment. D’aucuns évoquent plus prosaïquement un « génocide animal » perpétré par l’homme, sans trop se rendre compte qu’ils relativisent par cela même la notion de génocide.
C’est d’ailleurs, plus généralement, une constante de l’idéologie animaliste : le langage (pour dire les mots de cette « souffrance ») se trouve à ce point sollicité qu’il s’apparente à une novlangue. Les animalistes manipulent le langage pour installer la pulsion de mort au coeur de la domination des hommes sur les animaux. Cela n’est sans prendre un caractère de ressentiment envers les êtres humains qui de tous temps ont « exploité » les animaux. Parallèlement les animalistes prennent également d’autres libertés avec le langage pour traduire par excès de sens différents aspects de « l’exploitation animale ». Pareille déformation s’inscrit dans une perspective plus globale : celle du détournement des concepts politiques des mouvements de libération des XIXe et XXe siècle.
C’est l’occasion d’en venir plus précisément à l’antispécisme, cette doctrine qui consiste à refuser toute différence de traitement entre les espèces, donc entre l’homme et l’animal. Ont déjà été évoquées quelques unes des arguties sur lesquelles se fonde l’antispécisme. Mais il en est une qui mérite encore plus d’attention. Si l’on accordait un quelconque crédit à la notion de « droit de l’animal » (dès lors que les animaux seraient considérés comme des « sujets de droit »), il faudrait légiférer de façon différentielle, c’est à dire espèce par espèce. Car le droit du lion n’est pas celui de la gazelle. C’est même une preuve par l’absurde : quand deux droits sont à ce poids opposés ils s’annulent. Alors puisque les animalistes reprennent dans ce cas d’espèce le principe de la déclaration des droits de l’homme, donc d’un droit à visée universelle, force est de constater que tout « droit de l’animal » ressemble à s’y méprendre au couteau de Lichtenberg : un couteau sans lame auquel il manque le manche. Nous avons, faut-il le rappeler, des devoirs envers les animaux. La preuve parmi tant d’autres que nous sommes fondamentalement différents des animaux.
L’antispécisme doit être davantage pris au sérieux depuis son caractère proclamé anti-discriminatoire. D’ailleurs le spécisme se trouve par exemple aligné sur l’esclavage et le racisme. D’où l’existence encore embryonnaire de groupes de pression animalistes qui depuis différentes modalités entendent contraindre les pouvoirs en place, l’État, à légiférer en faveur des animaux sur le mode des droits accordés à des groupes humains (qui seraient logés à la même enseigne discriminatoire). Nous en sommes aux prémices avec l’antispécisme. Mais si l’on reconnaît qu’il se trouve sur une pente ascendante on ne peut écarter l’éventualité, dans un avenir plus ou moins proche, de l’existence de groupes de pression animalistes suffisamment importants pour être en capacité d’établir un rapport de force en leur faveur. D’où l’hypothèse, dans la lignée de mouvements contre les discriminations, d’une reconnaissance par la société de la notion d’animalophobie (à l’instar, par exemple, de l’homophobie). Ce qui permettrait de poursuivre devant les tribunaux toute personne physique ou personnalité morale accusée d’être animalophobe selon les critères déterminés par la loi.
Ce n’est là qu’une projection. Cependant la logique même de l’antispécisme y conduirait. Il en est une autre, associée elle au veganisme, qu’il importe maintenant de mentionner. Comme cela a déjà été dit, un végétarien éthique ne peut que devenir végétalien et par conséquent végan. Ce qui change la donne. Un monde dans lequel vegans et non végans vivraient en relative bonne amitié (comme cela a toujours été le cas, du moins très généralement, entre la minorité végétarienne et la majorité omnivore) devient plus qu’improbable, impossible. Dès lors qu’il importe pour les animalistes, impérativement, de mettre fin à « l’exploitation animale » végans et non végans ne peuvent cohabiter. Donc un monde où l’on en finirait définitivement avec cette « exploitation » ne peut être que végan. C’est à ce point de la démonstration que nous pouvons affirmer que l’idéologie animaliste porte en elle les germes d’un monde totalitaire en devenir.
Rappel de L’idéologie animaliste, Un :
Alors que la première partie de L’idéologie animaliste (mis en ligne en septembre 2017)s’apparentait le plus souvent à un exercice critique vis à vis d’auteurs se réclamant de cette doctrine, la seconde, du moins dans un premier temps, entend commenter trois ouvrages parus depuis septembre 2017, qui à des titres divers se révèlent critiques envers l’animalisme : Trois utopies contemporaines de Francis Wolff, Vegan order de Marianne Celka, L’animalisme est un anti-humanisme de Jean-Pierre Digard. Ensuite je reviendrai plus longuement sur certains aspects de la question animale juste ébauchés, ou insuffisamment traités dans les pages précédentes voire durant la première partie (sous l’angle de l’élevage, de la viande, des médias, de la politique, …).
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Francis Wolff ne consacre qu’un bon tiers de son ouvrage Trois utopies contemporaine (publié en octobre 2017) à la question animale. Cette partie-là (« En deçà de l’humanisme : l’utopie animaliste ») succède à celle que l’auteur consacre au poshumanisme, (« Au delà de l’humanisme : l’utopie posthumaniste ») et précède celle traitant du cosmopolitisme (« Dans le prolongement de l’humanisme : l’utopie cosmopolitique »), défendue par Wolff (alors que les deux premières relèvent de l’exercice critique). La terminologie « utopie » se révèle à mes yeux discutable mais la lecture n’en est pas pour autant affectée : chaque fois que le mot « utopie » revient sous la plume de l’auteur il parait utile de le remplacer par celui de « idéologie ».
Dans l’introduction à sa seconde partie, celle qui nous intéresse, Francis Wolff indique que « la révolution animaliste semble aux antipodes de la révolution posthumaniste. Celle ci était anthropocentrée, celle-là est zoocentrée. Celle-ci était individualiste, voire égoïste, celle-là est généreuse, voire immensément « altruiste » (…) Celle-ci prétendait entendait élever la puissance de l’homme jusqu’au Ciel, celle-là veut mettre à terre sa volonté de puissance. Celle-ci faisait de l’homme un dieu (non sans paradoxe : l ‘élévation se faisant par la critique - proprement humaine ») ; celle-là le réduit à son animalité (non sans paradoxe : le nivellement se faisant par l’éthique - proprement humaine) ». Une fois cette comparaison effectuée (que nous pourrions faire), Wolff ajoute : « Mais les choses ne sont pas simples et ces deux utopies partagent, dans leur symétrie même, de nombreux points communs ». Ce qui paraît moins évident mais n’en est pas moins fondé comme on le verra.
La prédation animale, par exemple, figure parmi les problèmes qui se posent aux animalistes dès lors que ceux-ci tracent les contours d’une société correspondant à leurs voeux. Certains d’entre eux vont jusqu’à envisager un monde sans prédateurs. André Mery (dans Les Végétariens. Raisons et sentiments) préconise de « transformer par des manipulations génétiques, tous les carnivores en herbivores ». Vaste programme, digne d’un savant fou ! Nous sommes sans contestation possible au coeur du posthumanisme. Comme le note Francis Wolff : « L’amour des bêtes n’est parfois qu’une haine du sauvage ». Le problème de la prédation étant insoluble (du moins l’espère t-on), la plupart des animalistes préfèrent ne pas s’y confronter. Nous le retrouverons par la bande lorsqu’il s’agira de doter les animaux de droits. L’argumentaire sur la proximité entre le posthumanisme et l’animalisme parait encore plus convaincant quand Wolff évoque un « même terreau idéologique ». Celui des avancées scientifiques qui dans le cas du posthumanisme contribuent à libérer l’homme de son animalité (au carrefour de « l’humanisation de la machine et de la machination de l’humain »). Les animalistes, eux, se prévalent des avancées scientifiques pour mieux confondre les partisans du « propre de l’homme » en proclamant sur l’air des lampions que « l’homme n’a que 1% de différence génétique avec le chimpanzé » ou que « les études éthologiques montrent désormais que la conscience, la pensée, l’émotion, ou encore la technique, la culture, l’art, le langage, le symbolique, autrefois considérés comme des « propres de l’homme », se trouvent « déjà » dans « l’animal « « . En réalité, précise Francis Wolff, « le vocabulaire a changé plus que nos connaissances ». Par un tour de passe passe sémantique l’animal s’empare des attributs du « propre de l’homme ». Ce qui n’est pas le moindre des paradoxes pour des pourfendeurs de l’anthropocentrisme !
On ne quitte pas cette thématique quand les animalistes proclament haut et fort que la science apporte actuellement la preuve que « l’homme est un animal comme les autres ». Ici Wolff se contente d’ajouter : « Mais si la science le prouve, c’est que l’homme n’est pas un animal comme les autres, puisqu'il dispose d’un instrument de connaissance probant : la science ». Cette confusion entre « animaux non humains » et « animaux humains » reste pourtant l’un des arguments récurrents des animalistes. Peter Singer l’a reprise et illustrée en la dotant d’un contenu éthique, à savoir « l’obligation morale qui en résulte ». Wolff objecte : « Si nous sommes si proches des autres animaux pourquoi nous devrions nous soucier d’eux et cesser de nous conduire comme eux, en animaux ? Seul un être bien différent des autres animaux est capable de conduites morales. Et l’on est en mesure de conclure : « Nous ne sommes pas des animaux comme les autres », justement parce que « nous nous sentons des obligations vis à vis des autres animaux ».
Dans un autre registre Patrice Wolff relève l’importance prise depuis ces dernières décennies par les animaux de compagnie, laquelle a déterminé un « rapport inédit à l’animalité ». C’est vouloir en venir à l’une des raisons qui expliquent aujourd’hui le succès des thèses animalistes : nombreux sont les propriétaires de chats, de chiens, etc, qui projettent sur les animaux domestiques l’affection et l’empathie manifestées à l’égard de leurs animaux de compagnie. Là nous sommes confrontés à un paradoxe puisque « la défense des animaux de compagnie » représente pour les animalistes « la forme la plus insidieuse du réformisme de la bientraitance ». Depuis Peter Singer la condamnation porte sur les associations qui, se focalisant sur la défense des animaux de compagnie, le font au détriment des animaux qui souffriraient objectivement le plus. En réalité, comme l’indique Wolff, « les abolitionnistes qui voudraient imposer la reconnaissance d’un statut juridique unique pour l’animal en général (dans l’espoir qu’il puisse un jour ne plus être « approprié », ni utilisé ou exploité) profitent des indignations des propriétaires de chiens et de chats qui pensent que ce statut améliorerait le sort de leur animal chéri, alors que, au contraire, il risquerait de les en priver (car on ne peut pas être propriétaire d’un être assimilé à une personne), ou, au mieux, de les obliger à les stériliser pour que disparaissent à jamais ces races asservies par l’homme ».
Ce positionnement ne fait cependant pas l’unanimité dans les rangs animalistes. Un Aymeric Caron, antispéciste déclaré, n’entend pas se priver de vivre sans son animal préféré et s’inscrit en faux contre le raisonnement abolitionniste. Ainsi il propose dans son ouvrage Antispéciste une gestion de l’accompagnement des animaux de compagnie susceptible de remplir les conditions d’un cahier de charges animaliste. Cependant l’exercice n’est pas sans prendre un caractère bureaucratique, procédural, et comporte maints interdits. Le tout semble sortir d’une réglementation kafkaïenne. Pour aggraver son cas Caron se dit être « opposé au principe sectaire et spéciste de séparer tous les animaux non humains de la société humaine ». Ses amis animalistes (mais néanmoins adversaires sur ce chapitre) pourraient lui rétorquer qu’il s’agit là « d’un antispécisme pour les nuls ».
La prise de conscience animaliste s’est faite d’abord dans les pays anglo-saxons. Ce qui en France se rapporte à « un brusque déferlement médiatique » s’avère beaucoup plus récent. Depuis ce dernier constat, Francis Wolff se livre à une analyse comparative avec « deux autres mouvements d’idées qui lui sont pourtant contraires » mais avec lesquels l’animalisme est souvent confondu. Le premier, le paradoxe représenté par les animaux de compagnie, vient d’être traité. Le second étant l’écologie. Une indication précieuse parce qu’elle remet en cause un argumentaire en passe de devenir incontournable dans les milieux animalistes : la défense de la cause animale serait partie prenante des combats menés par les écologistes pour sauver la planète. Ici les objections de Wolff, d’ordre philosophique, sont à moitié convaincantes. J’y reviendrai dans le second chapitre depuis une autre approche. Un aspect en revanche, de nature éthologique, mérite d’être repris. Car l’on ne saurait trop insister avec l’auteur sur le rôle déterminant de la souffrance dans le règne animal, parce que fonctionnel : la souffrance « avertit des dangers, elle peut être un élément de sélection des qualités individuelles, l’éradication de la souffrance serait la disparition du monde sauvage ». Il paraît alors utile d’indiquer que « les écologues doivent parfois réintroduire des prédateurs dans les réserves animalières » ou « éradiquer les espèces invasives ». En tout état de cause, poursuit Wolff, « une confusion s’est établie entre « défense de l’environnement « et « droits des animaux » » alimentée par « la représentation vague d’une nature uniment bonne ». Le corollaire, en quelque sorte, d’un monde idéal, harmonieux, du moins qui le serait « sans l’intervention de l’unique prédateur, l’Homme ».
« Droits de animaux », disent-ils ? Parlons-en. Après avoir rappelé la place des animaux dans les Codes pénal, rural et de l’environnement, Patrick Wolff indique que « les droits de l’animal ne relèvent pas du droit positif ». C’est dire qu’ils reposent « sur une réinterprétation moraliste de l’idée des droits de l’homme ». Si l’on persiste à les mettre en relation avec ces derniers (ici « l’affirmation de l’égalité fondamentale de tous les hommes », donc de la négation de toute discrimination et le rappel que « nul homme ne peut disposer de la vie d’un autre ») on ne peut que constater l’absurdité, voire l’inanité de ce que signifie à pareille échelle un « droit de l’animal ». Parlez en au loup et à l’agneau. Comment le concéder au loup et le retirer à l’agneau, et réciproquement ? La notion de discrimination est sans objet dans le règne animal. D’ailleurs une « Proclamation Universelle des droits de l’animal » (sic) mentionne « tous les animaux ont des droits égaux à l’existence dans le cadre des équilibres biologiques ». Ce sont justement ces « équilibres biologiques » qui rendent totalement caduque l’idée de quelconques « droits de l’animal ».
Même Élisabeth de Fontenay reconnait que le le droit ayant « une visée universelle, il est le même pour tous. Or, en ce qui concerne les animaux, on ne pourrait légiférer que de façon différentielle, c’est à dire selon les espèces ». Façon de dire sans le dire que c’est pas possible. Il importe d’ajouter, comme le précise Patrick Wolff, « Ce ne sont pas leurs droits mais nos devoirs ». Ces devoirs, par delà notre exigence morale de bien-traitance des animaux, figurent dans le Droit civil mais également dans les codes cités plus haut. Il est tout à fait légitime de les trouver insatisfaisants. Mais la question n’est pas là. On conclura avec Patrick Wolff que ces devoirs de l’homme, « ne peuvent pas concerner l’animal en général mais doivent dépendre de ce que les animaux sont et de ce qu’ils sont pour nous ».
Vegan order de Marianne Celka (sous titré : « Des eco-warriors au business de la radicalité ») est entièrement consacré à la « question animale ». Dans ce livre de nature sociologique qui embrasse « les points de vue politique, écologique, économique » l’auteure « jette un regard critique sur l’histoire tourmentée de la libération animale » indique la quatrième de couverture. Autant descriptif que réflexif Vegan order reste à ce jour, avec le livre de Jean-Pierre Digard dont il sera question plus loin, l’ouvrage le plus complet sur la « question animale ». C’est d’ailleurs regrettable qu’un tel livre, publié chez un petit éditeur, n’ait pas recueilli plus d’échos après sa sortie en mars 2018.
Depuis la définition minimale selon laquelle « l’animalisme (…) se décline selon deux perspectives principales, l’antispécisme et le véganisme », Marianne Celka l’approfondit en relevant que « l’animalisme peut être appréhendé en tant qu’idéologie au sein d’un ensemble complexe d’idées et de représentations se constituant en doctrine - à la fois philosophique et politique - et jouant un rôle moteur dans l’agir individuel et collectif. Au sein de cette idéologie, le véganisme correspond à une pratique quasi exhaustive des préceptes antispécistes. Il s’est doucement institué comme un mode de vie alternatif exempt de route domination des hommes sur les animaux ». C’est là l’un des mantras de la doctrine animaliste : remettre fondamentalement en cause la suprématie des hommes sur les animaux avec toutes les conséquences que cela implique. Plus loin, l’auteure ajoute : « L’idéologie animaliste cristallisée dans la pratique du véganisme questionne la légitimité de l’exploitation et de la domestication des animaux, mais ambitionne aussi de mettre à mal toutes les sphères ou institutions sociales dans lesquelles les animaux sont impliqués : l’alimentation bien entendu, le domaine médical, celui de la recherche, des cosmétiques et du divertissement ».
Dans l’ordre des griefs « l’industrie de la viande » (associée à un élevage qualifié de « concentrationnaire ») prend évidemment la première place. Mais il en est d’autres : des expérimentations scientifiques sur les animaux à la possession des animaux de compagnie, en passant par la chasse, la pêche, le cirque, la corrida et l’exploitation de tous les produits d’origine animale. En résumé toutes les « atteintes à la condition animale » selon la terminologie animaliste. Comme l’indique Marianne Celka : « Si l’animalisme est idéologique, via le véganisme il devient doxa ». C’est dire que « le véganisme propose une vision du monde impliquant la renégociation de la réalité et des mots qui la traduisent ». Dans ce registre le langage se trouve à ce point sollicité qu’il s’apparente à une novlangue. Citons : l’abattage est un « meurtre », la viande un « cadavre », l’exploitation « une mise en en esclavage », l’insémination artificielle « un viol », l’élevage intensif un « éternel Treblinka », les oeufs des « menstruations de poules », le miel un « vomi d’abeilles ». J’ajoute à cette liste (merci Boucherie abolition) : les travaux de l’INRA relèvent « d’un crime contre l’humanité », laquelle INRA (ou tout autre organisme de ce genre) « séquestre des milliers d’individus dans le but de tortures eugénistes ». Cette novlangue valant comme signe de reconnaissance entre animalistes. Pareille volonté de transformer ainsi la réalité, voire de la manipuler pour la mettre en accord avec ce qui résulterait d’une « soif de domination sur les animaux » ne peut que renvoyer à « la honte d’être humain », et par conséquent au ressentiment. Ce ressentiment (contre les hommes) étant le côté d’une pièce dont l’envers serait la pitié (envers les animaux).
Depuis le constat dressé d’une humanité malade, puisque « la souffrance animale s’étendrait comme un cancer sur le monde » (la viande étant « perçue comme un vecteur de maladies, de cancer notamment - elle est, au delà du tabou moral du meurtre, une substance malsaine, impure et néfaste »). les animalistes représentent - dans un monde divisé entre impurs (s’adonnant à l’alimentation carnée) et purs (eux-mêmes) - comme un équivalent de ce que Nietzsche appelait « l’idéal ascétique ». Un idéal dont il importe d’instruire les ignorants. D’où ce « prosélytisme qui se traduit par le devoir du militant d’informer, de dévoiler et de divulguer » à ceux qui seraient encore dans l’ignorance des horreurs de « l’exploitation animale » et des mensonges qui les accréditent. C’est là l’un des traits caractéristiques de l’idéologie animaliste : le sentiment d’être dans le vrai, de détenir la vérité. Cela s’entend très littéralement quand les militants animalistes s’introduisent clandestinement dans les lieux de « l’exploitation animale » pour photographier et filmer les « horreurs » en question, et ensuite les diffuser sur le net. Afin de rétablir une vérité qui serait « maquillée » ou « travestie » par les lobbys de l’industrie animale.
Ce sentiment de détenir le monopole de la vérité entre en résonance avec le manichéisme relevé plus haut (purs et impurs) pour mieux illustrer l’opposition entre le Bien (l’humanité végétalienne) et le Mal (l’humanité carnivore). Cette « communauté de foi » que l’on retrouve dans les groupes végans favorise l’esprit de secte. Cela dit le ressentiment déjà évoqué n’est pas sans induire un mode de pensée conspirationniste avec qui, indique Marianne Celka, « l’animalisme possède certaines accointances à la fois dans le style, le contenu, mais surtout la mission », celle d’un « dévoilement de la vérité ». D’où, pour se limiter à ces exemples, les révélations sur les « méfaits de la viande, des oeufs, et encore du lait sur la santé ». D’ailleurs le lait est aujourd’hui l’un des modes privilégié de la propagande animaliste. Selon celle-ci « l’industrie laitière aurait infiltré la plupart des organismes officiels de recherche et de communication afin de verrouiller toute analyse portant sur les rapports entre la nourriture et la santé ». A ce sujet l’auteure cite le livre du journaliste « scientifique » Thierry Souccar Lait, mensonges et propagande pour qui « le lait est à la fois accélérateur de cancer, facteur de diabète, de sclérose en plaque, d’infarctus et aussi d’ostéoporose ». Rappelons que selon la doxa animaliste « boire du lait serait contre-nature puisque aucun autre mammifère ne boit le lait d’une autre espèce, ni même ne continue à boire du lait après son sevrage ». Une vérité vraie » pourtant mise à mal par maintes recherches qui « témoignent de l’histoire et de l’actualité de l’allaitement inter-espèce ».
Si, comme l’écrit Michel de Certeau, « Les récits marchent devant les pratiques sociales pour leur ouvrir le champ », ce que l’on pourrait appeler par anticipation un « imaginaire animaliste » n’a cessé de se transformer au cours des siècle depuis, relate Marianne Celka, « les traditions philosophiques des premiers végétarismes éthiques disputés par les écoles de pensée de l’Antiquité, ensuite dans le moralisme de nombre de théologiens du Moyen-Age et de philosophes humanistes des Lumières, puis dans les critiques sociales érigées à l’endroit de l’industrialisation. La sensibilité animaliste a su encore se renouveler dans le cadre d’une société devenue consumériste et caractérisée par le règne des images. Elle a trouvé une nouvelle voie qui témoigne de sa force de transformation ». Ici, par souci de bien articuler ce processus avec le dernier état de l’idéologie animaliste aujourd’hui, quelques rappels s’imposent. Sachant que « rappels » est beaucoup dire dès lors que les pages que Marianne Celka consacre à l’activisme animaliste (très majoritairement anglo-saxon) traitent de faits largement inconnus des lecteurs de langue française.
La création de Animal Libération Front (ALF) date de 1974. Il s’agit encore de nos jours de l’organisation la plus connue, voire la plus emblématique sur le front de l’activisme animaliste. L’ALF privilégie, d’une activité à l’autre, des formes d’action violentes ou non violentes (selon les cas), illégales, ayant un quadruple objet : libérer les animaux « victimes d’abus », « infliger des dommages financiers » à ceux qui exploitent les animaux, révéler » les atrocités commises envers les animaux », et « analyser les conséquences de toutes les actions proposées ». L’Animal Rights Milita (ARM) apparait dix ans plus tard. Cette organisation entend renchérir sur l’activité de l’ALF : l’ARM ne s’interdit pas de « porter atteinte à la vie humaine » dès lors que « tous les moyens sont nécessaires » pour parvenir à ses fins. Ce qui suppose une « militarisation de la politique de libération animale ». D’autres groupuscules d’activistes animalistes lui emboitent le pas, appelant à la lutte armée. Ces activistes se disent être en guerre contre une humanité qui massacre le règne animal et en appelle à une « croisade pour les animaux ». Dans un texte/manifeste (Déclaration of War) signé du pseudonyme « Screaming Wolf) », on y lit : « La croisade pour les animaux commence (…) Repentez vous de vos péchés ou votre sang devra couler. Vous n’avez aucun respect pour la vie. La violence est la seule chose que vous comprenez (…) La rétribution se fera de ma main (…) Une balle pour chaque démon. Seul votre sang pourra vous purifier de vos péchés (…) La colère de la sérénité est déchaînée. Justice dans la Nuit du Jugement ». Nous ne sommes pas loin d’un certain fanatisme religieux. D’ailleurs quelques uns de ces activistes ont franchi le pas à travers la revendication d’un Vegan Jihad. En tout état de cause le monde auquel aspire cette nébuleuse ressemble à celui « d’avant la Chute, dans lequel le loup et l’agneau dorment côte à côte ».
Même si l’on quitte la sphère de cet extrémisme militant nombreux sont les végans qui refusent de se mélanger avec la population des « carnistes ». Il n’est évidemment pas question de partager un repas avec ces derniers mais ce rejet s’élargit aux relations amicales et amoureuses. Ceci, comme le précise Marianne Celka, pour éviter toute contamination ou toute souillure avec des individus « qui exhalent l’odeur de la mort ». Ce qui renvoie à certaines proscriptions religieuses, et plus généralement à un comportement sectaire.
L’ALF exceptée, les divers groupuscules animalistes évoqués plus haut se révèlent très minoritaires. Rien de tel avec PETA, l’organisation animaliste la plus puissante dans le monde. Elle est à l’origine de procès retentissants et d’actions spectaculaires qui lui assurent une présence récurrente dans les médias anglo-saxons. Le revers de la médaille étant les liens, dénoncés « par les franges les plus dures de l’animalisme », que PETA entretient « avec les organismes d’État, avec les chercheurs et les industriels ». En soutenant certaines des actions violentes de l’ALF, PETA peut également se mettre à dos les « défenseurs des animaux » y étant hostiles ou certains de ses « partenaires » institutionnels. Marianne Celka indique à ce sujet que PETA, en dépit ou grâce à ces controverses, « participe à l’essor de la sensibilité animaliste, à sa vulgarisation, mais aussi au renversement des valeurs qui entouraient initialement le phénomène ». Ce qui est corroboré par la présence de vedettes et personnalités prenant publiquement partie pour la cause animale par le canal de PETA. De là une spectacularisation accrue de cette même cause, y compris à travers la diffusion de vidéos dénonçant les « tortures » que subissent le animaux.
D’où ce paradoxe, relevé par Marianne Celka : « C’est la spectacularisation de la lutte animaliste qui a endormi le soulèvement brutal, violent et potentiellement révolutionnaire des première cellules de libération ». Et que par conséquent « la contemplation du spectacle animaliste a peut-être définitivement pris le pas sur son activisme ». Dans les pays anglo-saxons sans doute, mais cela doit être nuancé en ce qui concerne la situation française (longtemps étrangère à cette « tradition » de l’activisme animaliste anglo-saxon). D’ailleurs une association comme L214 campe sur les deux rives. C’est vouloir dire que son activisme, qui emprunte à celui de l’ALF, s’accommode fort bien de cette spectacularisation. Cette association a certainement l’ambition de devenir la PETA française : la présence très médiatisée de Sophie Marceau dans les rangs de L214 et la personnalité « rassurante » de sa principale animatrice, Brigitte Gothière, l’accréditeraient. Aujourd’hui, en 2018, l’exemple de commandos vegans dégradant des boucheries du Nord-Pas-de-Calais ou ailleurs replace cette forme d’activisme plus directement dans la lignée de l’ALF.
Une parenthèse sur 269 libération animale, qui « lutte pour la libération animale à travers un activisme offensif reposant sur l’usage de l’action directe et de la désobéissance civile ». Cette association qui s’est fait connaître par ses happenings (le marquage du chiffre 269 - celui d’un veau promis à l’abattoir et « libéré » par l’association - à l’aide d’un fer rougi à blanc sur le corps de l’un de leurs militants) entend défendre un point de vue résolument antispéciste, Ce qui conduit 269 libération animale à dénoncer la « récupération » dont le véganisme fait l’objet, du moins sous certaines formes et dans certains milieux. Sinon son activisme se rapproche de celui de L214 tout en s’en distinguant par un discours plus volontariste et plus offensif. L’association est principalement représentée par sa photogénique animatrice, Tiphaine Lagarde, laquelle a fait l’objet d’un portrait remarqué en juillet 2017 sur Libération (« TIphaine Lagarde, l’embêtante »)et qu’un plus grand public a pu découvrir deux mois plus tard sur la Cinq dans C Politique. Un reportage, durant cette émission, rendait compte de l’une des actions clandestines de 269 libération animale dans un abattoir de porcs (l’exfiltration d’un cochon et l’occupation de l’abattoir). Enfin pas tout à fait clandestine puisque les caméras de la Cinq étaient présentes pour filmer l’événement. Autant par le discours (par exemple celui de Tiphaine Lagarde, invitée cet été sur France Culture : « l’action directe est une nécessité », « l’antispécisme n’est pas assez menaçant », repolitiser par l’action directe », « le besoin d’être dans la confrontation », « l’action directe a cette faculté de mettre le pouvoir hors champ », etc.) que par son activisme, 269 libération animale peut séduire, voire convaincre des « plus ou moins déçus de la politique » (à gauche de la gauche et même chez les anars) sur le mode de « au moins eux ils font quelque chose, et n’hésitent pas à prendre des risques pour mieux se faire entendre ».
Rien de bien nouveau sous le soleil pourtant. Acte Up a été la première association en France qui ait initié des nouvelles formes d’action depuis un modèle américain. C’est à dire s’adresser aux médias, ou du moins faire en sorte que ceux-ci répercutent dans l’opinion l’écho d’une action le plus souvent « illicite ». Un fonctionnement basé sur des « coups médiatiques ». Ce qui signifie, dans l’esprit de leurs promoteurs, qu’une action n’est efficace et efficiente que si elle se trouve relayée par les médias. A ce jeu là les médias se retrouvent en position de force et ont tout loisir de trier le bon grain (le spectaculaire qui fait vendre ou augmenter l’audience) de l’ivraie. Ce qui n’empêche pas, comme on vient de le voir, que ce spectaculaire-là, puisse relever d’une forme de radicalité politique (dans les intentions du moins), mais les médias ne retiennent de l’information alors relayée que ce qu’il convient pour eux de retenir. Cependant il n’est pas exclu que dans ce registre, chez des groupes rompus aux nouvelles technologies, que certains soient dans des situations précises en mesure de manipuler les médias. Mais pour quel résultat ? N’est-ce pas plutôt la preuve que leurs « porte paroles » ont les talents et les capacités requises pour un jour ou l’autre être recrutés sur leurs qualités de « poils à gratter » ou « d’impertinents à la mode de ce temps » dont raffolent les nouveaux médias. Je ne pense pas que nous nous sommes vraiment éloignés de 269 libération animale, une association encore jeune, qui prendra le temps de grandir, et de Tiphaine Lagarde « l’embêtante ». Fin de la parenthèse.
Cependant, en dehors des différences relevées entre l’univers anglo-saxon et le reste du monde occidental, on observe une même évolution dans les milieux animalistes à laquelle les nouvelles technologies participent activement. Aujourd’hui, la « question animale » étant devenue très tendance ce qu’elle recouvre devient l’un des secteurs au travers duquel le capitalisme n’est pas sans trouver de nouveaux marchés et débouchés. Marianne Celka évoque en premier lieu l’exemple de la viande un vitro. Je laisse pour l’instant cette donnée que je développerai plus longuement dans le troisième chapitre. Sinon l’animalisme « peut aussi se faire business ». Citons dans le désordre « le préservatif veggie », « les Doc Martins en simili cuir », « le faux gras (ersatz de foie gras) », « la dernière Bentley ou Tesla aux intérieurs en Skaï ». Marianne Celka indique : « Plus le style veggie se démocratisera, plus les entrepreneurs de nouveaux business proposeront des produits veggies à bas prix, perpétuant la pratique de cultures intensives - de soja, de blé, d’amandes, etc, au grand dam des écologistes ».
Que faut-il retenir alors, pour s’en tenir à l’exemple le plus parlant, de « la dénonciation animaliste du consumérisme carné » ? Pas grand chose. Entre ce qui porte aujourd’hui le nom de « minerai » pour qualifier nos plats préparés (de la malbouffe Mac Do à l’alimentation transformée vendue en supermarché) et l’avenir radieux que nous proposent les animalistes (à savoir, leurs discours décryptés : fruits, céréales et surtout légumes pour une minorité de privilégiés, et viande in vitro pour le plus grand nombre) peut-on vraiment parler de différence ? En tout cas, comme le précise Marianne Celka, « la dénonciation animaliste du consumérisme carné est un argument pauvre, dans la mesure où il est tronqué, coupé de la réalité de l’expérience ; cette accusation peine à comprendre la complexité de la crise qu’elle dénonce ». Elle ajoute, au sujet des activistes qui organisent des happenings dans un fastfood pour dénoncer ce consumérisme : « Ils se méprennent profondément, puisque les personnes qu’ils tentent de convaincre ou du moins d’interpeler, ont déjà court-circuité le plaisir de la viande pour autre chose ».
L’ouvrage de l’anthropologue Jean-Pierre Digard, L’animalisme est un anti-humanisme, discute, critique et récuse pertinemment les prétentions scientifiques de l’animalisme, et par conséquent met à mal maintes « idées reçues » sur la question animale. Avec le risque quelquefois de réduire l’animalisme à un phénomène très minoritaire. Ce qu’il est d’un point de vue disons quantitatif mais l’on ne saurait s’arrêter là. D’ailleurs, plus généralement, ce livre de Jean-Pierre Digard s’avère très utile à tout lecteur prenant véritablement au sérieux l’animalisme. Ceci pour mieux en critiquer les aspects idéologiques, bien entendu.
Le premier argument critique venant sous la plume de l’auteur donne le la, pour ainsi dire : une partie de la démonstration à venir en découle. Cela concerne l’emploi abusif « du mot « animal » au singulier pour désigner tous les animaux, souvent avec une majuscule - « L’Animal » - pour mieux le poser en alter ego de l’Homme, entendu au sens d’espèce Homo sapiens ». Une utilisation évidemment abusive puisqu’elle infirme la diversité propre au règne animal. Cette réduction par le singulier étant de nature idéologique : elle incite « à voir dans les animaux des individus », voire des « personnes ». J’ajoute (c’est moi qui le signale) que ce recours au singulier, du moins lorsqu’il est délibéré, doit beaucoup à Derrida (son ouvrage Cet animal que donc je suis). Néanmoins les philosophes ne sauraient s’interdire, par définition dirais-je, de parler de l’animal au singulier. En revanche la remarque critique de Jean-Pierre Digard reste pertinence dans le domaine des sciences humaines.
Si de nombreuses pages de L’animalisme est un anti-humanisme soulèvent des questions qui relèvent de l’éthologie elles s’articulent avec celles que l’auteur consacre plus directement à l’animalisme. Digard indique que « les éthologues (qui) reconnaissaient, il n’y a pas si longtemps, la violence et la domination comme les grands principes explicatifs des comportements animaux » ont tendance, sous l’effet des « modes « intellectuelles » » affectant depuis peu « l’éthologie et les sciences de l’homme », à leur substituer des notions telles que celles de « coopération et de solidarité ». Un « changement de paradigme » qui selon Jean-Pierre Digard s’accompagne « d’un double mouvement » : en premier lieu du « déclassement de l’homme » (inspiré par cette « sociobiologie qui entend étudier les humains comme les animaux, au moyen de la seule biologie ») ; en second lieu, corollairement, par un « mouvement de promotion des animaux vers des positions phylogénétiques et taxonomiques proches de celles de l’homme puisque, désormais, les animaux « penseraient », auraient de la « culture » et seraient des « acteurs sociaux compétents » ».
Ce qu’on appelle aujourd’hui « bien-être animal » représente un bon indicateur de ce changement de paradigme si l’on prend par exemple la définition proposée en 1993 par le Farm Animal Welfare Council en cinq points (dite « règle des cinq libertés »). Je passe ici sur les quatre premiers, que l’on ne discutera pas, pour en venir au cinquième : c’est à dire « la possibilité d’exprimer des comportements propres à chaque espèce ». Digard note que « ce dernier critère est en complète contradiction avec la notion même de domestication qui est presque entièrement fondée sur la sélection de comportements : on ne pourrait ni traire une vache, ni monter un cheval, ni même approcher un chien si ces animaux étaient libres « d’exprimer les comportements propres » à leurs espèces respectives ! ». Et il ajoute : « Qui plus est le concept de bien-être animal est fortement entaché d’anthropomorphisme : des militants animalistes et même des chercheurs en éthologie n’hésitent pas à parler du « bonheur », de la « joie de vivre » ou du « pessimisme » des animaux ! ».
Il convient ici de préciser que pour ce très bon connaisseur de la « domestication animale » qu’est Jean-Pierre Digard, celle-ci devient dans le discours animaliste « une action de domination violente exercée sur les animaux par l’Homme, pour le seul bénéfice de ce dernier ». Il faut replacer ce processus de domestication dans la longue histoire des relations entre les hommes et les animaux. Les premiers ont eu d’abord des rapports de prédation avec les seconds dans des temps où eux-mêmes pouvaient être considérées comme des proies. Les hommes ont chassé les animaux pour se défendre, puis pour s’en nourrir et s’en vêtir. Ce n’est que durant la période suivante, celle du néolithique, que les humains établissent des rapports dits de domestication avec une petite partie du règne animal. Comme l’indique Digard, la représentation qu’ont les animalistes de ce processus témoigne « d’une totale méconnaissance du phénomène de domestication ». Celui-ci intervenant « à un tournant déterminant de l’histoire humaine », à savoir le passage d’une économie basée sur la prédation à « un système fondé sur une exploitation des ressources naturelles impliquant leur connaissance, leur entretien, leur protection et leur valorisation ». Donc que cette domestication n’a pu être effective que parce que « les animaux concernés y ont, en quelque sorte, consenti et même participé ». Ainsi « en échange de leur liberté » on leur assurait, en plus d’une « nourriture régulière », de les protéger « contre les prédateurs ». Affirmer que la domestication s’est faite contre les animaux relève soit de l’ignorance, soit d’une volonté de réécrire l’histoire des rapports entre les hommes et les animaux selon les préceptes de l’idéologie animalistes. Comme exemple concret, Jean-Pierre Digard mentionne (lors d’un entretien) : « La domestication du cheval a eu lieu a une période de changement climatique où l’avancée de la forêt le menaçait « . Non sans ajouter (pour conclure sur ce sujet) : « Il ne faut pas oublier non plus que la domestication, en faisant passer l’espèce humaine d’une économie de prédation (la chasse) à une économie de production et de valorisation, a constitué une étape décisive dans la processus de civilisation ».
Au sempiternel argument animaliste selon lequel lequel « l’homme et le chimpanzé présenteraient 98 % de gènes communs », Jean-Pierre Digard répond, après d’autres, que ce sont justement « les 2 % de gènes codants qui font toute la différence ». Auparavant l’auteur prenait le soin de préciser que les plus intelligents « des chimpanzés ne connaissent pas et ne connaîtront jamais ni langage articulé, ni pensée réflexive, ni culture au sens anthropologique, ni arts, ni sciences, ni érudition, ni système politique construit ». Ce qui signifie, entre autres conséquences, que « la supériorité de fait de l’espèce humaine sur les autres espèces » résulte « d’un processus ininterrompu d’évolution séparée étalée sur au moins cinq millions d’années ». Non sans rappeler, en passant, que « l’évolution n’est pas une théorie mais un fait ». Pour enfoncer le clou Digard ajoute : « Seule l’espèce humaine détient, en raison d’aptitudes qu’aucune espèce ne possède, la faculté de s’organiser, bien ou mal, mais consciemment, de se projeter dans le futur pour modifier, détruire ou sauvegarder son environnement. Seule l’espèce humaine détient la capacité de se concevoir des droits et des devoirs, notamment à l’égard des animaux ».
Plus secondairement (mais pas moins significativement) le changement de paradigme relevé plus haut se rapporte aussi à « l’habitude prise de considérer tous les animaux à l’aune des animaux de compagnie » (sur ce thème Jean-Pierre Digard rejoint Francis Wolff). Ce qui n’est pas sans entraîner des « effets pervers ». Que l’on traduira d’un côté par « l’ostracisation des animaux de rente », de l’autre « par la mercantalisation à outrance des animaux de compagnie ». Tout en dénonçant ici les « méfaits de l’anthropomorphisme » Digard en appelle à un « retour urgent au respect de ces animaux pour ce qu’ils sont dans leur réalité biologique et éthologique ». En indiquant que « le statut d’animal de compagnie (…) ne saurait être étendu à tous les animaux », l’auteur déplore parallèlement « les représentations que de trop nombreux propriétaires s’en font ». Un animal de compagnie, insiste Digard, n’est nullement un « substitut d’enfant ». Le prendre pour tel peut le cas échéant représenter une « forme de maltraitance et une cause de troubles de comportement ». Comme le prouve « l’éclosion relativement récente (…) de la spécialisation de « vétérinaires comportementalistes » ».
Cet anthropomorphisme n’a pas pour seul objet les animaux de compagnie. Citons l’exemple savoureux d’une thèse soutenue en 2008 par Cédric Sueur (intitulée « De la démocratie participative chez les singes. Étude comparative de l’influence des relations sur l’organisation des déplacements collectifs sur deux espèces de macaques »). L’auteur de la « thèse » déduit de ses observations sur ces populations de macaques que « ce sont les singes, et non les hommes qui ont inventé la démocratie » ! ! ! Et dire que pareille facétie « a été couronnée par le prix de thèse du Monde dans la catégorie… « sciences exactes » » ! Nul doute que dans un monde animaliste Cédric Sueur (actuel Maître de conférences) ferait figure de prophète. Et que pareille « découverte » lui vaudrait l’attribution d’un Prix Nobel. On en conclura que les athéniens du siècle de Périclès n’étaient que de vils plagiaires, voire des imposteurs. Ceci et cela incite Jean-Pierre Digard à penser qu’un « tournant animaliste est bien à l’oeuvre en anthropologie ». D’où, parmi d’autres conséquences, l’existence de liens entre une « zoomanie populaire », un « hyper relativisme intellectuel », et un « animalisme militant ». En ce sens qu’ils « se recoupent en partie et se nourrissent les uns des autres ». D’ailleurs cette zoomanie n’est pas sans susciter quelque chose de l’ordre d’un « politiquement correct » générant « de la misanthropie ». L’idéologie animaliste, elle, « produit les germes d’un nouvel obscurantisme ». En résumé, poursuit Digard, zoomanie et idéologie animaliste « alimentent le déni du propre de l’homme et participent au discrédit de la science présentée comme un discours ou une « ontologie » parmi d’autres ».
Venons en plus directement à l’animalisme. Comment expliquer par exemple que nous en soyons arrivé là en 2018. Pour Jean-Pierre Digard « le changement tient ici à la conjonction de quatre évolutions parallèles ». D’abord le glissement progressif de la notion de « protection animale, d’ordre compassionnel, à celle de « libération animale », par conséquent antispéciste » ; ensuite le « lobbying à l’anglo-saxonne, entièrement puissant et organisé, et sur le terrain par l’activisme de groupuscules parfois violents » : ensuite encore par la surenchère du « toujours plus » (par exemple un végétarien ne peut que devenir végétalien puis végan) : enfin par la nature du tissus urbain et suburbain dans lequel se propage l’animalisme : ceux qui s’en réclament n’ayant pas de « racines rurales » (et sont donc étrangers à la « culture animalière correspondante »).
Jean-Pierre Digard traite de l’élevage dans plusieurs pages. Je reviendrai plus loin dans le détail sur cette question d’importance dans des termes proches de ceux exprimés par Digard. Il importe maintenant, pour conclure avec L’animalisme est un anti-humanisme, de prolonger une thématique déjà abordée par Francis Wolff, celle d’un droit des animaux ou prétendu tel. Encore faut-il distinguer ceux, défenseurs du « bien être animal », qui considèrent les animaux comme des « objets de droit », de ceux, les animalistes proprement dits, qui prônent « de faire des animaux, à l’instar des personnes, des sujets de droit ». Comme l’indique Digard, « nous ne devons aucun droit aux animaux en tant qu’individus, sensibles ou non. De tels droits seraient au demeurant absurdes et illusoires : leur attribution ne saurait en effet aller sans les devoirs correspondants et sans la reconnaissance chez les animaux d’une « conscience » équivalente à celle des humains ». Là encore la seule question qui devrait être posée reste celle de « nos devoirs d’humains envers les animaux ». D’où la nécessité de protéger et de bien traiter ceux dont nous avons la charge. Une protection qui s’élargit aux espèces menacées dans le vaste monde, « dont la disparition entamerait la biodiversité dont notre avenir commun dépend en grande partie ». Cette exigence de biodiversité passant également par « la régulation », sinon plus, de « certaines populations animales, espèces invasives et espèces inconsidérément protégées dont la prolifération entraîne une nuisance et un danger (cormoran, ibis sacré, loup…) ». A cette liste j’y ajoute le rat et le pigeon biset. En référence à cette frange animaliste qui se mobilise contre les opérations de dératisation dans les grandes villes. Ou à cette préconisation pour le moins délirante du Parti antispéciste : « Interdire d’euthanasier les pigeons, légaliser le fait de les nourrir ». Le Parti animaliste, plus souple dans ce dernier cas de figure, n’en préconise par moins la suppression du statut d’espèces « nuisibles ».
A cette liste on pourrait ajouter La philosophie devenue folle : le genre, l’animal, la mort de Jean-François Braunstein (paru en août 2018), dont l’une des trois parties est consacrée à l’exposé critique du processus d’effacement des limites entre les animaux et les humains, où les cibles privilégiées par l’auteur sont quelques unes des têtes pensantes de l’animalisme dans le monde anglo-saxon. Ainsi le juriste Cass Sunstein qui propose un aménagement des lois américaines pour permettre « aux animaux de se porter en justice » : il propose qu’ils soient représentés par des conseils humains comme cela existe pour les enfants et les personnes sous tutelle. J’y reviendrai, en élargissant ce cadre, dans d’autres chapitres. Jean-François Braunstein aborde la question très sensible (et préoccupante pour nombre d’animalistes) de la prédation dans la nature. Comme il l’indique : « Que le monde animal ne fonctionne pas comme le monde humain « civilisé » est pour eux un sujet d’étonnement et de scandale ». Ici c’est Martha Nussbaum qui est mise à contribution (à travers son ouvrage Les frontières de la justice). Cette philosophe, que mortifie le comportement des prédateurs, propose de les castrer pour que cesse « cette violence au sein du monde animal ». On ne sait si Martha Nussbaum réalise que sa préconisation signerait la disparition de très nombreuses espèces du monde animal, et quelques unes des plus emblématiques. On pourrait mettre cet exemple sur le compte d’une bêtise crasse propre à certains animalistes (la projection sur les animaux d’une bonne conscience qui confine à la sensiblerie), et ne pas trop y accorder d’importance.
Il en est d’autres, plus pernicieux et plus dangereux, qu’illustrent Peter Singer et Tom Regan (et avec eux la grande majorité du courant antispéciste), que ces auteurs et leurs épigones appellent « l’argument des cas marginaux ». Une argumentation reprise entre autres en France sur le mode soft par la philosophe Corine Pelluchon (j’en ai dit un mot dans la première partie). L’appellation « cas marginaux » désigne ici « les enfants et adultes handicapés mentaux, les vieillards séniles ou les personnes en coma dépassé qui sont dépourvues de conscience, de langage ou de rationalité ». Pour Singer et cie « si des droits sont attribués à des humains dépourvus de conscience ou de langage, alors ils devraient être également attribués à certains animaux, notamment les mammifères dotés d’un système nerveux central ». Ceci pour avancer conséquemment : les expérimentations scientifiques, en particulier médicales, que l’on pratique sur des animaux, pourraient, dans certaines conditions certes, être pratiquées sur des êtres humains parce que, selon Singer « certains animaux semblent avoir une conscience des projets de vie (qui) ont plus de valeur que les êtres humains totalement handicapés qui ne sont pas des personnes ». D’ailleurs Singer ne se prive pas de dire et redire qu’un cochon ou un chien est supérieur à un « enfant sévèrement handicapé » et qu’à ce titre il serait préférable de choisir ce dernier à des fins d’expérimentation scientifique (car pareil être humain « n’aurait aucune idée de ce qui va lui arriver », contrairement au cochon ou au chien). Il y a comme un glissement significatif, et néanmoins paradoxal, induit par le rejet du spécisme dans ce cas de figure : « toutes les vies humaines, comme le commente Braunstein, ne sont pas d’égale valeur ». Ainsi l’antispécisme dessine les contours d’une société dans laquelle les personnes gravement handicapées (qui perdent même leur qualité de « personnes » !) seraient inférieures à certains animaux, et qu’ainsi, etc., etc. Ce qui justifie l’association faite ici par l’auteur de La philosophie devenu folle avec certains aspects de l’idéologie nazie.
Il est un point sur lequel je ne reprendrai pas l’argumentation de Jean-François Braunsten. Il s’agit de ce que l’auteur appelle « la zoophilie éthique de Peter Singer ». J'ai rapidement évoqué dans la première partie de L’idéologie animaliste le plaidoyer de Singer en faveur de la zoophilie, et la levée de boucliers qui s’ensuivit dans le monde anglo-saxon en milieu animaliste (mais également en France). Tom Regan s’étant par exemple inquiété de l’effet « contre-productif pour la cause animale » des déclarations de Singer, tandis que Gary Francione les condamnait sévèrement. Une petite partie du courant antispéciste soutenant cependant Singer. Je ne partage pas le point de vue de Braunstein dans la mesure où il se place exclusivement sur le plan moral (l’auteur évoque « le scandale que constitue pour l’homme le fait de s’accoupler avec un animal »), sans pour autant abonder dans le sens de Singer (pour qui c’est moins scandaleux de faire l’amour avec les animaux, s’ils ne sont pas brutalisés, que de les manger). La zoophilie doit être replacée dans le cadre plus général des perversions sexuelles. En distinguant, parmi ceux qui s’y adonnent, les sujets dont l’inclination sexuelle les conduit à pratiquer peu ou prou une sexualité déviante, d’ordre privé, rarement avouée, qui ne porte préjudice en définitive qu’aux « bonnes moeurs », et n’a donc pas lieu d’être sanctionnée ; et ceux qui imposent à d’autres des relations sexuelles non consenties (ou auprès de « partenaires » dits irresponsables). On aurait tendance, cette précision faite, à ranger les zoophiles dans la seconde catégorie. Mais est-ce justifié dans le cas des personnes de sexe féminin qui ont des relations sexuelles avec leurs chiens ? Il semblerait que les unes comme les autres y trouvent leur compte. Cela n’est répréhensible que du point de vue des « bonnes moeurs ». Et pourquoi jeter la pierre à ces soldats du contingent qui en temps de guerre, faute de pouvoir disposer d’un bordel ambulant, se sont intéressés de trop près à la croupe des chèvres ? D’ailleurs, pour citer une perversion sexuelle qui heurte encore plus le sens commun, la nécrophilie, elle ressort de la première catégorie (du moins pour qui serait matérialiste ou athée). Si chacun a le droit de trouver la zoophilie dégoûtante ou immorale, ceux qui la pratiquent ne devraient pas se retrouver devant un tribunal, ni relever de la psychiatrie.
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La question de l’élevage est sans doute celle qui, sous différentes formes (au travers desquelles l’argumentaire animaliste sensibilise un public que laisserait circonspect la doctrine antispéciste et le mode de vie vegan), mobilise le plus les animalistes. Tout comme elle s’avère être, de façon diamétralement opposée, celle qui motive et rassemble le plus les adversaires déclarés de l’animalisme (défenseurs en l’occurence de l’élevage extensif). Le fait remarquable étant que l’argumentation des uns et des autres se situe sur le terrain écologiste (à l’exception, dans une certaine mesure, de quelques groupes antispécistes). Ne nous leurrons pas cependant. Comme j’aurai l’occasion de le développer plus loin l’écologisme des animalistes n’est pas dépourvu d’ambiguïté (pour rester mesuré) puisque pour eux, fondamentalement, la fin de « l’exploitation animale » passe par la suppression de l’élevage. Et que par conséquent leurs arguments de nature écologique ressortent de la catégorie de l’argumentation par surcroit. Le discours animaliste s’avère ici bien rôdé et insiste sur le gaspillage que l’élevage générerait en termes de ressources (eau et céréales en premier lieu), : ce qui contribuerait à la déforestation, à l’augmentation de la pollution, etc.
Plutôt que d’entrer dans le détail d’un argumentaire de type « clef en main », reproduit invariablement par les auteurs animalistes et les porte-paroles des groupes antispécistes et végans, je préfère donner un coup de projecteur sur une importante étude de l’Institut National de la Recherche Agronomique (lNRA) effectuée en 2015 et 2016, en Europe principalement, depuis une synthèse de la littérature scientifique internationale sur toutes les questions relevant de l’élevage. Cette étude révèle, en regard des discours animalistes (voire des écologistes qui mordent à ce genre d’hameçon), une sous estimation « des services rendus par l’élevage », et souligne l’aspect négatif, en termes environnementaux et culturels, que traduirait la suppression de l’élevage. Il importe d’en tracer les grandes lignes puisqu’elle n’a pas, que je sache, été citée, et encore moins commentée par les animalistes de toute obédience. Ceux d’entre eux qui la connaîtraient se sont en tout cas abstenus de la mentionner. Ce que l’on comprend aisément. Elle semble également absente, ce qui parait plus étonnant, des textes critiques sur l’animalisme. Jean-Pierre Digard s’y réfère en partie mais sans citer l’INRA. Cette étude apporte la preuve que la plupart des arguments avancés par les animalistes pour dénoncer la nocivité de l’élevage d’un point de vue écologique ressortent de la catégorie des « généralisations abusives », ou encore de celle des « simplifications » et également des « fausses bonnes idées ». J’irai même plus loin en parlant dans certains cas de « manipulations ».
Dans le registre des « généralisations abusives » évoquons les émissions de gaz à effet de serre qui sont souvent imputées à l’élevage en général alors qu’elles ne concernent que le méthane produit par les rôts des ruminants. Également il parait abusif de comparer ce qui n’est pas comparable quand aucune distinction n’est faite, pour ne prendre que l’exemple des bovins, entre les « feed lots » américains (où les animaux sont engraissés rapidement dans des parcs avec du maïs) et l’élevage des bovins en pâture. Ce qui recoupe plus généralement l’absence de distinction entre les élevages intensif et extensif. Pour en venir aux « simplifications », toujours en se référant au méthane produit par les bovins, le chiffrage ici régulièrement cité par les animalistes (ces animaux rejetteraient 14,5 % de gaz à effet de serre, plus que le secteur des transports, crédité lui de 14 % s’empressent-ils d’ajouter !) se révèle totalement fantaisiste. Nos contempteurs oublient de préciser que « ces deux chiffres sont obtenus par des méthodes différentes » : le premier provient de la FAO (l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation de l’agriculture), quand le second émane du GIEC et ne concerne que les véhicules en circulation. Si la première méthode (celle de l’analyse des cycles de vie) prenait en compte les transports le chiffrage serait beaucoup plus important (et devrait inclure de surcroit « les émissions liées à la fabrication des véhicules, et à l’extraction, raffinage et transport du pétrole » prises en considération depuis l’analyse des cycles de vie). Cette simplification relève soit de la manipulation, soit d’une ignorance qui interroge. Comment des têtes que l’on croyait pourtant bien remplies peuvent-elles accréditer le fait que les animaux d’élevage (ici les seuls ruminants) rejetteraient plus de gaz à effet de serre que la circulation automobile ! Citons Corine Pelluchon, parmi tant d’autres (la quasi totalité des partis et associations antispécistes et végans) ! Il y a là une perte de ce que l’on ose même plus qualifier « d’esprit critique » pour le moins inquiétante.
Une autre « simplification », qui s’avère encore plus grossière, est pourtant davantage répandue. Les animalistes et leurs idiots utiles avancent fréquemment, pour mesurer la quantité d’eau consommée par l’élevage, le chiffre de 15 000 litres d’eau pour produire 1 kg de viande boeuf. De manière délibérée ou par ignorance, ceux-ci et ceux-là oublient également de préciser que ce chiffre, obtenu par la méthode « water footprint » (empreinte eau) englobe « l’eau bleue (eau réellement consommée par les animaux et l’irrigation des cultures), l’eau grise (eau utilisée pour dépolluer les effluents et les recycler) et l’eau verte (eau de pluie). Or cette méthode a été conçue pour des sites industriels et ne tient pas compte des cycles biologiques. En réalité 95 % de cette empreinte eau correspond à l’eau de pluie, captée dans les sols et evapotranspirée par les plantes, et qui retourne de fait dans le cycle de l’eau. Ce cycle continuera même s’il n’y a plus d’animaux. La communauté scientifique considère qu’il faut entre 550 et 700 litres d’eau pour produire 1 kg de viande de boeuf. Mais si l’on prend en compte « l’eau utile » (la réserve utile en eau d’un sol est la quantité d’eau que le sol peut absorber et restituer à la plante) il faut 50 litres. C’est à dire 300 fois moins que le chiffre avancé par nos experts animalistes : un détail !
Dans la liste des « fausses bonnes idées » citons en trois. D’abord l’idée que la suppression de l’élevage « réduirait le gaspillage des ressources et l’empreinte carbone de notre alimentation ». C’est passer par perte et profit le fait que plus de 70 % de la nourriture des ruminants se compose de « fourrages (herbe, foin, ensilage, enrubannage) non consommables pour l’homme », lesquels proviennent de prairies ayant « un fort potentiel de fixation du carbone ». Ces surfaces herbagées captent le dioxyde de carbone à raison de 65 tonnes/ha (dans le cas d’une bonne gestion en climat tempéré). Ce qui n’est pas sans compenser les émissions de méthane. Seconde « fausse bonne idée » : celle que « le sol serait mieux utilisé pour la culture des végétaux que pour l’élevage d’animaux ». S’il est vrai que l’élevage utilise 70 % des terres agricoles il convient d’ajouter qu’il « s’agit essentiellement de terres non labourables composées de prairies et de zones herbeuses ». En plus les sols des prairies « sont plus riches en biomasse microbienne et en biodiversité que les sols des cultures » : ils « stockent plus de carbone », sont beaucoup moins « sensibles à l’érosion », et « filtrent mieux les eaux ». Sans oublier l’importance d’une diversité florale « favorisant les populations de pollinisateurs ». La troisième « fausse bonne idée » sera abordée plus loin.
Citons quelques autres conséquences liées à la suppression de l’élevage. La progressive disparition des prairies au bénéfice de terres cultivées entrainerait celle des haies (lesquelles sont un gage de biodiversité, autant sur le plan végétal qu’animal). Sinon, dans le cas où ces prairies laissées à l’abandon, la forêt gagnerait dans les secteurs montagneux, avec un risque accru d’incendies dans les zones sèches. Indiquons aussi que « les sols pâturés contribuent en effet par leur texture et la couverture en herbe à la limitation des pertes d’eau par ruissellement et à la recharge des nappes phréatiques ». Ainsi, pour résumer, la substitution des productions animales par des productions végétales ne s’accompagnerait pas d’effets bénéfiques pour l’environnement, bien au contraire. D’où la nécessité de rappeler en quoi et pour quelles raisons l’élevage joue ici un rôle positif. Il est donc désolant de voir des écologistes reprendre peu ou prou l’argumentaire animaliste sur cette question.
Le tableau serait cependant incomplet si l’on en restait là. J’ai volontairement omis de faire la différence entre les deux types d’élevage (intensif et extensif) pour la clarté de l’exposé. D’ailleurs, pour ce qui vient d’être cité, ni l’INRA, ni les animalistes ne la font : le premier pour des raisons méthodologiques, les seconds parce que cela leur importe peu. Si toute discussion entre les animalistes et les tenants de l’élevage intensif relève de l’improbable, en revanche il a été possible de faire se rencontrer dans le cadre de débats contradictoires des animalistes et quelques uns de ceux qui, parmi les scientifiques, les intellectuels ou tout simplement les éleveurs défendent l’élevage extensif. De tels échanges deviennent possibles dès lors que les uns comme les autres peuvent dans une certaine mesure se retrouver sur le terrain écologique (celui lié à la condamnation de l’élevage intensif, encore appelé « élevage industriel »). Cependant ces rencontres, invariablement, tournent au « dialogue de sourd ». Principalement pour la raison déjà évoquée à plusieurs reprises : un éleveur, même présentant toutes les garanties du point de vue d’un cahier des charges du « bien être animal », reste un « exploiteur « pour les animalistes. Il n’y a donc pas lieu de débattre sur de telles bases. D’où cette seconde nécessité, fondamentale, celle de combattre l’animalisme depuis tout ce qu’implique la fin de « l’exploitation animale » d’un côté, la « libération animale » de l’autre.
Cependant, avant d’y revenir dans les chapitres suivants, il importe de ne pas quitter cette « question de l’élevage » sans préciser que l’argumentaire animaliste dans ce cas d’espèce va principalement chercher ses références dans la base de données de l’association L214. C’est fâcheux de constater que les chiffrages erronés relevés ci-dessus se trouvent repris, sans autre forme de procès, par maintes tribunes de « défense des animaux » (ou par des intellectuels comme Corine Pelluchon, pour ne citer qu’elle). Par exemple, dans un « Plaidoyer pour le véganisme » du 9 octobre 2016 publié par Le Monde, les signataires (parmi lesquels Yann Arthus-Bertrand, Rokhaya Diallo, Amélie Nothomb, Matthieu Ricard, Sanseverino, Mylène Demongeot…) nous informent que l’élevage est davantage responsable des émissions de gaz à effet de serre, 14,5 %, que « l’ensemble des transports », qu’il est « la cause de 70 % de la déforestation mondiale », et qu’il « faut en moyenne 15 000 litres d’eau pour produire un seul kilo de viande de boeuf », etc. Il serait fastidieux de poursuivre ce genre d’exploration.
Je reviens sur la troisième « fausse bonne idée » (de l’étude de l’INRA) qui n’a pas été développée plus haut. Elle sort il est vrai de l’argumentaire écologique stricto sensu. C’est l’idée que la réduction drastique de la consommation de produits animaux améliorerait la santé de l’homme. L’exemple étasunien montre que la politique (entre 1971 et 2010) préconisant la réduction des graisses animales dans les régimes alimentaires « a conduit à une augmentation du sucre dans l’alimentation » des américains. D’où, entre autres conséquences, une augmentation sensible du nombre de personnes obèses et diabétiques. La préconisation de la prescription « de graisses animales a donc été abandonnée ». On le savait certes, mais cela doit être constamment rappelé : « Seuls de forts excès de consommation de viande peuvent être défavorables à la santé ».
C’est souvent par le biais de l’alimentation, et des problèmes de santé liés à certaines habitudes alimentaires que le véganisme trouve quelque écho auprès de personnes qui seraient semble-t-il rétives à l’idéologie animaliste. La plupart des arguments végans dans ce cas de figure transforment en certitudes ce qui dans la littérature scientifique se trouve présenté avec plus de circonspection. L’exemple le plus flagrant étant la consommation de viande rouge considérée comme cancérigène par nos végans alors que les études sur la question, relayées par l’OMS, parlent elles de probabilités. A ce sujet, selon l’OMS (s’appuyant sur les dernières recherches d’un organisme de recherche universitaire indépendant : Global Burden of Disease) « la consommation de viande rouge n’a pas encore été établie comme cause de cancer ». Il s’agit bien entendu d’une consommation régulière, privilégiant la viande rouge dans les repas. L’OMS ajoute : « Toutefois si la causalité des associations rapportées était prouvée, le projet GBD a estimé que les régimes riches en viande pouvaient être responsables de 50 000 décès par cancer durant un an à travers le monde ». Un chiffre, relevant d’une hypothèse, qu’il faut mettre en relation avec d’autres (toujours émanant de l’OMS), nullement hypothétiques ceux-là, pour l’apprécier à sa juste valeur. Celui de la consommation de tabac à l’échelle mondiale (1 millions de décès par cancer par an), celui de la consommation d’alcool (600 000 décès), et celui lié à la pollution atmosphérique (200 0000 décès). Sachant, on ne le répétera jamais trop, que le risque de cancer ou de toute autre maladie invalidante augmente bien évidemment avec la quantité de viande consommée, et de tout ce qui se rapporte à la viande dite transformée (par salaison, maturation, fermentation, fumaison, etc). Par conséquent cela concerne une minorité de personnes parmi celles qui consomment régulièrement de la viande.
Il convient maintenant, pour conclure ce chapitre sur l’élevage, d’évoquer un domaine où, plus encore qu’avec l’alimentation, les animalistes arrivent à toucher, voire à convaincre un large public : l’abattage. Il va de soi que les éleveurs protègent, nourrissent et prennent en charge des animaux dont beaucoup se retrouveront un jour ou l’autre dans un abattoir. Cette finalité n’a rien de plaisant dans le métier d‘éleveur mais en fait intrinsèquement partie : comment sinon en vivre ? Comme l’indique l’éleveur Stéphane Dinard (dans l’ouvrage On achève bien les éleveurs) : « En élevant des animaux qui sont amenés à être consommés, je participe à leur mort. Ce n’est pas la phase la plus agréable de l’élevage, mais elle en fait partie ». Jocelyne Porcher, lors d’un débat reproduit par Le Monde l’opposant à Aymeric Caron, rappelle une autre évidence : « L’abattage peut préserver les brebis d’une vie devenue très dure. A 12, 13 ans elles perdent leurs dents et ne peuvent plus manger. On essaie donc en élevage de leur donner une bonne mort. Et de consommer la viande de cet animal. C’est à dire de lui assigner un autre sort que l’agonie et le pourrissement. Manger des produits animaux, et dans ce cas la viande, participe à faire circuler la vie ».
Bien entendu la façon dont parfois (trop souvent) les animaux sont abattus, du moins ceux provenant de la filière industrielle, n’est pas admissible. Mais cette condamnation recoupe celle de l’élevage intensif. Car il existe des alternatives à l’abattage industriel. Une large enquête collective, menée en 2013 auprès de 66 éleveurs, portant sur l’élevage et les éleveurs, a permis de confectionner un « livre blanc » intitulé Pour une mort digne des animaux. Cet ouvrage (signé Porcher J., Lécrivain E., Mouret S., Savalois N.) « reprend l’état des lieux fait par les éleveurs et décrit, de leurs points de vue, les impasses où conduit l’industrialisation de l’abattage des animaux ». Ceci pour défendre « un rapport de travail respectueux aux animaux », informer de la manière indigne dont les animaux « sont traités dans un grand nombre d’abattoirs », et proposer des « alternatives » à l’abattage industriel. Ce livre a été co-financé par la Confédération Paysanne.
Un collectif est né de ce livre blanc qui entend obtenir un droit à l’expérimentation de l’abattage à la ferme. A cette fin il propose deux outils appropriés : soit l’abattoir mobile (un camion modulaire équipé d’un semi-remorque d’abattage et frigorifique), soit la caisson d’abattage mobile (ceci pour la saignée puis le transport : l’animal étant auparavant abattu dans le pré). Ces deux types d’abattage existent en Allemagne et en Autriche. Leurs avantages, par rapport aux modes d’abattages habituellement pratiqués, sont principalement les suivants : d’abord celui de ne plus transporter des animaux vivants (un transport générateur de stress), ensuite les éleveurs assument leurs responsabilité jusqu’au bout. L’abattage à la ferme est pour l’instant interdit en France. L’épais dossier « Quand l’abattoir vient à la ferme » peut être consulté sur le site du collectif animé par Stéphane Dinard et Jocelyne Porcher : abattagealternatives.wordpress.com
Bien entendu de telles dispositions, qui relèvent du « bien-être animal », ne sauraient convaincre les animalistes puisqu’ils prônent la disparition de l’élevage. Ce n’est pas à leur intention qu’elles seront, espérons le, mises en oeuvre dans un proche avenir. D’ailleurs dans un contexte tendu au mois de septembre 2018 entre animalistes et bouchers, mais également animalistes et éleveurs, l’incendie dans la nuit du 27 et 28 septembre d’un abattoir dans l’Ain indique que l’activisme animaliste est monté d’un cran. Ce que confirme le communiqué (signé Lune Blanche, Meute Noire) revendiquant l’incendie. Curieusement il émane d’une tendance minoritaire au sein du courant antispéciste : pour qui la condamnation du spécisme doit être étendue au monde végétal (un positionnement dénoncé par des penseurs animalistes - Peter Singer le premier, et beaucoup d’autres ensuite, dont Florence Burgat - qui ont compris le danger que représente pareil jusqu’au-boutisme pour la « cause animale »). Puisque pour les auteurs du communiqué « une friche peut facilement nous évoquer un charnier », cela vaut comme indication : les chantiers de bûcherons, voire les scieries seraient-ils logés à la même enseigne que les abattoirs ? D’ailleurs la phrase qui suit - « Nous ne voulons pas d’un capitalisme vegan ou respectueux des animaux alors qu’il continue d’exploiter d’autres espèces » - élargit la notion « d’exploitation » (dans le sens où l’entendent les animalistes) à nos frères les arbres, et certainement nos soeurs les plantes. Avec quoi nous nous alimenterons alors ? La chimie à tous les repas comme avenir radieux, bon…
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Dans La théorie de la religion (ouvrage paru en 1974 mais dont la rédaction date de 1947 et 1948) Georges Bataille écrit qu’il « y a une supériorité de fait du carnivore sur la proie dont il se nourrit » sans pour autant réduire l’animal mangé en terme de subordonné. Bataille ajoute que les deux animaux (le prédateur et la proie) sont semblables même si « leurs forces diffèrent quantitativement ». Ce qui lui permet de préciser « qu’aucun animal n’en regarde un autre de la même façon qu’un Blanc regarde un Noir ou un honnête homme un condamné de droit commun » puisque, pour le Blanc comme pour l’honnête homme, l’idée qu’il a de lui-même transcende celle qu’il se fait de l’autre, du Noir comme du condamné de droit commun. Alors qu’un animal qui en mange un autre « n’introduit de l’autre à lui-même aucune distance à partir de laquelle il serait possible de parler de transcendance (…) S’il traite l’autre en aliment, il en fait effectivement une chose, mais il ne peut s’opposer lui-même à cette chose qu’il mange (…) Du moins il ne sait pas qu’il fait de l’animal tué un objet. C’est seulement dans la mesure où nous sommes humains que l’objet, la proie comestible, est saisie comme une chose assez durable, ayant une place en certains lieux appropriés et disponible à notre choix ». Il en découle que l’animal vivant, qui existe par lui-même, ne peut être considéré comme une chose. Ainsi, indique Bataille, « l’animal mangé ne peut être posé comme un objet qu’à la condition d’être mangé mort », c’est à dire sous forme « de rôti, de grillade, de bouilli ». Il en déduit que le fait de tuer l’animal, le cuisiner puis le manger transforme en chose ce qui ne l’était pas de prime abord : « De ce que je tue, que je découpe, que je cuis, j’affirme implicitement que cela n’a jamais été qu’une chose ». Ce qui signifie, pour résumer le propos de Bataille, et cela doit être souligné : que les animaux que nous mangeons ne sont plus des bêtes mais des choses.
Cette distinction, fondamentale, n’a pas manqué d’attirer l’attention de Marianne Celka indiquant que « la découpe et la cuisson sont des procédés culturels qui transforment l’animal en une chose comestible ». Mais également celle, auparavant, de Florence Burgat (dans L’humanité carnivore) qui, à l’opposé, n’y voit qu’une « série de causes » rendant « en amont raison à l’adoption d’un régime carné ». Pourtant l’exercice s’avère difficile quand Florence Burgat entend récuser « le caractère allant de soi de cette substitution » (ce qu’elle appelle « substitution « vaut comme négation de l’histoire et l’anthropologie de l’alimentation) en arguant que cette « opération » s’inscrit dans la catégorie alimentaire - catégorie aliénante s’il en est ». En quoi celle-ci serait en soi aliénante ? Pour une philosophe végane sans doute. A croire que le véganisme interdit de penser en dehors de ce qui constitue dans ce cas d’espèce l’un des invariants animalistes. C’est bien là le problème. La remise en cause implicite des fondements de l’anthropologie de l’alimentation qui traverse tout le livre de Florence Burgat tient de la gageure. Et l’on peut se demander, à la lecture des 400 pages très serrées de cet ouvrage, dont on ne discute pas le bon niveau intellectuel, si la montagne en définitive n’a pas accouché d’une souris quand l’auteure, vers la fin de son livre, propose comme solution la « viande in vitro » en lieu et place des « viandes animales que l’humanité a pris l’habitude de manger ». Néanmoins, dans son introduction, la philosophe ne faisait pas l’impasse sur les raisons pour lesquelles les hommes mangeaient de la viande, et au premier rang desquelles « parce que c’est bon ». Ce que l’auteure n’entend pas récuser mais qui s’avère pour elle « superficiel » dans la mesure où ce motif, à l’en croire, participe « de la coupure entre la sphère alimentaire et (…) le processus d’engendrement de cette viande ». Une explication qui ne répond pas à la question posée (celle du plaisir à). Pauvres de nous, carnivores : déjà le plaisir que nous avons à manger de la viande est « superficiel « et de surcroit relève de cette « catégorie aliénante » qu’est l’alimentation.
Le niveau baisse très sensiblement avec Aymeric Caron qui depuis le même questionnement ( » la viande j’aime ça »), dans son livre Antispéciste) met sur le même plan, à titre comparatif, ce qu’il appelle « la tradition de la viande » (appellation discutable pour ne pas dire stupide) avec d’autres « traditions » : celle de « l’esclavage » (sic), de « l’excision », de la « lapidation », des « mariages forcés », etc. Plus sérieusement, si l’on peut dire, Caron objecte que rien ne peut justifier « la viande j’aime ça (…) au seul motif du plaisir ressenti ». Et de prendre comme exemples le tueur en série et le violeur qui, dans leurs registres respectifs, comme le mangeur de viande n’est ce pas, prennent plaisir à tuer et à violer ! Au cas où le lecteur ne saisirait pas la subtilité de son raisonnement, Caron cite trois exemples (je ne mentionne que le premier, le reste est à l’avenant) : « J’aime écouter la musique à fond. La scansion des basses qui résonnent dans ma poitrine me transcende. Le cri des guitare qui fendent l’air en crachant leurs aigus saturés m’irradie de bonheur. L’autorité de la batterie qui explose mes tympans galvanise mes sens. Et pourtant ! Ai-je le droit d’empêcher mes voisins de dormir en poussant le volume de ma chaîne au maximum à 3 heures du matin ? ». Et dire que le même Caron écrivait un peu plus haut, au sujet de ceux qui selon lui persistent à évoquer une « tradition de la viande » : « L’ineptie du prétexte est tellement évidente qu’il est inutile de s’attarder davantage ». Nous ferons de même ici.
La question de la viande in vitro est plus complexe qu’il n’y paraît. Les animalistes à ce sujet se partagent entre ceux qui défendent ouvertement le principe de la viande de synthèse et son application (Peter Singer, PETA, Florence Burgat, etc) et ceux qui n’en parlent pas (parce que la question leur parait secondaire, ou qu’ils préfèrent l’éluder). Pour ceux-ci il n’existe pas d’autre alternative à l’alimentation carnée (et plus généralement celle basée sur des produits animaux) que la consommation des céréales, des fruits et légumes. L’impulsion donnée à ce secteur de la viande in vitro l’est principalement par des firmes qui, sous couvert de sensibilisation à la cause animale, sont surtout soucieuses de tirer de leurs financements quelques bénéfices particulièrement juteux. Comme le précise Benoit Breville dans un dossier du Monde Diplomatique de juillet 2018 (« L’animal, un citoyen comme les autres ? ») : « Investi par les fonds de pension et les starts-ups de la foodtech, le secteur du simili-carné est en plein développement. Avec l’argent de Google, des scientifiques américains s’emploient à cultiver des steaks in vitro à partir de cellules souches - un projet salué avec enthousiasme par PETA ». Benoit Breville indique également que les multinationales de la boucherie et de la charcuterie comme Fleury-Michon, Herta, Aoste ou Le Gaulois ont toutes créé des gammes de « productions végétales » (« saucisses à base de pois », « jambon sans viande mais riche en protéine » et tutti quanti) qui « n’ont pas grand chose de naturel ». D’où le paradoxe selon lequel l’engouement récent pour le végétarisme, voire le végétalisme peut « générer une nourriture de plus en plus artificielle, renforçant ainsi la mainmise de l’agro-industrie sur la chaîne alimentaire ».
On nous dit par ailleurs, en envisageant un rapide développement de ce secteur, que d’ici une dizaine d’années la viande in vitro pourrait faire son apparition dans les rayons des supermarchés. Ce qui semble exagérément optimiste. Aujourd’hui le fabrication de la viande de synthèse n’a pas dépassé le cap de l’expérimentation et son coût s’avère prohibitif. Comme l’explique Jean-François Hocquette, chercheur à l’INRA : « Même si les coûts vont certainement fortement diminuer, il sera difficile de passer au stade industriel à moins d’une rupture technologique. C’est difficile à prévoir mais ce n’est certainement pas pour la prochaine décennie ! ». Cela signifie que le marché, qui serait à n’en pas douter lucratif pour les firmes ayant misé sur la fabrication de la viande in vitro, n’existe en 2018 qu’à l’état d’hypothèse. La caisse de résonance médiatique a d’ailleurs pu abuser les industriels (ayant investi ou s’apprêtant à le faire) sur les profits qu’ils pourraient tirer à moyen terme de ces investissements. Et puis, comme le précise le chercheur de l’INRA, « Il faut aussi le temps de l’acceptation sociale » : un temps largement sous-estimé, notamment dans la presse occidentale, attirée par la caractère révolutionnaire de cette innovation ».
La grande majorité de nos contemporains (pour désigner ceux qui peu ou prou mangent de la viande) ne semble pas pour l’instant prête à se passer de la viande de boucherie pour consommer de la viande in vitro : par delà la question du coût, ceci pour des raisons gustatives. Sans avoir encore eu l’occasion de goûter cet ersatz de viande, les consommateurs avertis ne sont pas sans subodorer que la viande in vitro ne peut rivaliser avec celle qui, malgré tout, se retrouve dans leurs assiettes. Car même la viande produite dans le cadre de l’élevage industriel possède les caractéristiques (depuis la présence d’un « vrai muscle » mêlant « des fibres organisées, des vaisseaux sanguins, des nerfs, du tissu conjonctif et des cellules adipeuses », indique Jean-François Hocquette) propres à la viande de boucherie, et qui lui donnent cette qualité gustative absente d’une simili-viande produite en laboratoire. Et puis les consommateurs seraient-ils prêts à faire de leur ordinaire une viande in vitro bourrée d’hormones, de fongicides et d’antibiotiques ? D’ailleurs la tendance, dans les pays occidentaux, à réduire la quantité de viande consommée pour privilégier l’aspect qualitatif ne peut que limiter l’impact de la viande in vitro. Donc l’argument en faveur de cette dernière est d’abord et avant tout d’ordre idéologique : en consommant de la viande in vitro on ne tue plus les animaux pour les manger. Cependant, pour revenir à mon point de départ, cette hypothèse de la consommation de viande in vitro comme substitut à la viande de boucherie reste évidemment valide dans la perspective d’une société animaliste ou en passe de le devenir. Parce que « les légumes verts, les légumineuses, les fruits et les céréales » qui font aujourd’hui l’ordinaire des repas d’Aymeric Caron ne seraient pas suffisants pour nourrir tout le monde. Dans une société animaliste le citoyen lambda ne pourrait que consommer de la viande in vitro puisque la viande de boucherie serait proscrite. Même si je discute certaines projections par trop « optimistes « sur cet ersatz de viande (d’aucuns pour s’en féliciter, d’autres pour le déplorer) je ne peux qu’être d’accord, pour boucler la boucle, avec Jocelyne Porcher quand elle relève « une collusion d’intérêts entre les tenants de la « libération animale », avec leur promotion d’une agriculture sans élevage, et les industriels des biotechnologies qui, en attendant la viande in vitro, mettent sur le marché des substituts à l’alimentation carnée ».
Il importe de remettre pareille tendance dans le contexte de ce début de XXIe siècle. La consommation de viande a longtemps été l’apanage des classes supérieures. Ce qui ne veut pas dire que les ouvriers n’en mangeaient pas (les romanciers du XIXe siècle, et Zola en particulier le mentionnent). Elle figurait aussi dans les repas des paysans (volailles principalement, présentes lors des repas de fête et ceux réunissant une partie de la communauté villageoise, par exemple lors d’un battage). Aujourd’hui la donne s’est inversée : les représentants des classes populaires consomment plus de viande que les cadres et les professions libérales. Benoit Breville cite la fondation Terra Nova (bon indicateur des aspirations des nouvelles classes moyennes-supérieures) « qui se propose de contribuer à la « rénovation intellectuelle de la gauche progressiste » en invitant « à saisir les opportunités d’une alimentation moins carnée » et en s’appuyant sur « les secteurs les plus prometteurs de la foodtech ».
On ne peut quitter cette question de l’alimentation sans dire un mot sur la gastronomie. S’il est un domaine qui échappe plus que d’autres aux critiques que nous pourrions faire à l’une au l’autre des civilisations, celles qui se sont succédées ou qui aujourd’hui tiennent le haut du pavé, c’est bien le domaine culinaire. Rappelons que toutes les « grandes cuisines » du monde entier (mais également celles, toute proportion gardée, propres à la paysannerie ou aux milieux populaires) étaient et sont basées, très principalement, sur des produits d’origine animale. Une société animaliste ne signerait pas la fin de la gastronomie mais en réduirait très sensiblement l’intérêt. La cuisine végane n’ayant pour saveur que celle de l’interdit : tu ne mangeras pas d’animal !
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Plusieurs commentateurs critiques l’ont relevé : l’animalisme dans les médias bénéficie d’un régime de faveur disproportionné par rapport à son importance réelle. Jean-Pierre Digard le rappelle, en ajoutant qu’en revanche « les avis divergents peinent à être publiés ou diffusés ». Il cite par exemple le documentaire de Martin Blanchard « Les animaux ont-ils des droits ? » (diffusé sur ARTE en décembre 2016 en ouverture d’une soirée thématique sur la chaîne franco-allemande) dans laquelle l’intervention de Digard, ainsi que celle d’autres intervenants « critiques », n’avait pas survécu au montage (le documentaire ne comprenant que des entretiens « bien-pensants », à l’instar de ceux de Boris Cyrulnik et Vinciane Despert). Jean-Pierre Digard précise également qu’il a refusé de participer à un numéro hors série de L’Obs sur « l’homme et l’animal » en raison de la partialité du sommaire. Récemment, en septembre 2018, le journal d’ARTE (pourtant d’un meilleur niveau que les autres journaux télévisés, mais le problème est bien évidemment ailleurs) rendait compte tendancieusement du procès des « abattoirs du Vigan ». A l’en croire il n’y aurait de lobbys que du côté des éleveurs (faisant fi de l’important lobbying exercé par les associations animalistes) ! On en conclut que le milieu journalistique se révèle davantage sensible, perméable ou poreux aux thèses animalistes que la moyenne de nos concitoyens. L’écho médiatique donné à la « cause animale » prend d’autant plus de résonance que des vedettes du monde de la chanson, du cinéma (Hollywood étant bien représenté), des arts et des lettres, et d’ailleurs (Laurence Parisot, l’ancienne dirigeante du MEDEF, déclarant sur une chaîne de radio qu’elle est « presque devenue végane ») servent de relais à L214 et aux associations de « défense des animaux », ou alors viennent nous entretenir publiquement de leur conversion au véganisme. Nous sommes dans un registre propagandiste bien connu : on y vend la « cause animale » selon des recettes éprouvées de longue date. Rien de bien nouveau sous le soleil.
Ce qui est nouveau, en revanche, doit être mis sur le compte de la complaisance de certains médias à vouloir faire débattre sur un plateau de télévision, pour ne prendre que cet exemple, la porte parole du collectif « Boucherie Abolition » et le vice-président du syndicat des bouchers-charcutiers-traiteurs. Romain Leboeuf n’était sans doute pas l’interlocuteur que l’on aurait souhaité en face de Solveig Halloin, le 26 septembre dernier sur le plateau de BVMTV. Mais à vrai dire cet oiseau rare existe-t-il quand l’interlocutrice n’est pas venue pour débattre mais pour asséner ses « vérités » dans sa langue de bois animaliste et sur un ton qui confine au fanatisme ? Si le ressentiment avait un visage il prendrait à coup sûr les traits harnieux de la porte parole de Boucherie abolition. Une prestation à ce point caricaturale que l’on se demande si Solveig Halloin ne dessert pas en définitive la cause qu’elle prétend défendre. En jouant ici un rôle de repoussoir. Nous avons quand même appris au début de l’émission que Solveig Halloin refusait la qualification « vegane » : le véganisme étant pour elle « une forme de spécisme qui abandonne les victimes », et disait être animaliste et antispéciste. Un discours qui se rapproche de celui de Tiphaine Lagarde (porte parole de l’association 269 libération animale) évoqué dans le premier chapitre, même si leur critique de véganisme diffère.
Boucherie Abolition s’est surtout fait connaître en mai 2017 à travers une action de commando dans les locaux de l’INRA Toulouse visant à « libérer des esclaves » (plusieurs lapins s’il faut le traduire). Boucherie Abolition publiait ensuite un communiqué. Citons, entre morceaux choisis : « L’INRA séquestre des milliers d’individus dans le but de tortures eugénistes (…) INRA, maffia d’État, falsifie ses recherches et mutantise des espèces pour satisfaire le profit de PDGs. L’INRA est le pignon du système fasciste naixterminateur qui fait naître pour exterminer (…) Nous, citoyen.nes, portons plainte pour séquestration, actes de tortures, génocide, crime eugéniste, crimes de viols, crime nataliste, crime d’engraissement, terrorisme d’État. Produire plus nombreuses et plus grosses les victimes de chair est un crime contre l’animalité devant être jugé aux assises internationales. A l’heure où nous, combattant.esconscientisé.es luttons pour ouvrir les tueries des camps d’exécution nommés « abattoirs », nous exigeons la fermeture des camps de morts où se créent les naissances par milliards de personnes pulvérisées ». On a pas trop envie de rire de ce genre de prose : animalisme rimant ici avec fanatisme. Et peut-être même avec un autre isme que je laisse à l’appréciation du lecteur.
Par contre, pour ne pas quitter les médias, l’exemple ci-dessous prouve si besoin était que la diffusion des thèses animalistes ne se fait pas nécessairement sur un mode spectaculaire, recherchant l’indignation à bon compte, voire pire. Le Monde des 22 et 23 avril 2018 consacre deux pages de « Débats et analyse » sous l’intitulé « Pourquoi faudrait-il être vegan ? » : le débat opposant Aymeric Caron et Jocelyne Porcher, et l’analyse étant confiée à une journaliste du service Planète du quotidien : Audrey Garric (l’article « Face au paradoxe de la viande »). C’est d’ailleurs cet article qui nous intéresse : les arguments des deux débatteurs étant ceux habituellement mis en avant par l’une et l’autre partie dans ce genre de controverse. On aurait pu penser que l’analyse de la journaliste du Monde entendait reprendre les termes d’un débat parfois vif, pour tenter de le dépassionner et proposer le cas échéant d’autres pistes de réflexion. Il n’en est rien. Force est de constater que Le Monde, sous couvert d’objectivité, celle de donner la parole à deux points de vue diamétralement opposés (sur une thématique au sujet de laquelle le quotidien du soir, que je sache, ne s’est pas ouvertement engagé en faveur des positions défendues par l’un ou l’autre des protagonistes), en réalité choisit son camp, d’une manière que je qualifierais d’insidieuse.
J’avais eu la même impression deux jours plus tôt en lisant, toujours dans Le Monde, l’article que Sandrine Blanchard et Soren Seelow consacraient à « l’affaire Philippe Caubère ». Là également, toujours sous ce couvert, les deux rédacteurs mentionnaient la version de la plaignante (accusant le comédien de l’avoir violée), puis celle contradictoire de Caubère. Pourtant les éléments de langage de l’article mettaient à mal cette prétendue objectivité. Ceux se rapportant à Caubère étant à charge, alors que la plaignante, elle, témoignait « d’une intense activité militante en faveur des droits des femmes et de la cause animale ». De quoi lui donner le bon dieu sans confession. Pas en ce qui me concerne. Pas pour avoir appris cinq mois plus tard que la dite plaignante n’était autre que Solveig Halloin. Comment ne pas être circonspect quand la porte parole du collectif Boucherie abolition (comme chacun pourrait le vérifier en visionnant sa prestation le 26 septembre 2018 sur BFMTV) parait à ce point coupée du monde réel. Ce que l’on pourrait par ailleurs comprendre. Mais certainement pas depuis cette langue de bois où passent et repassent en boucle les pires poncifs et arguties animalistes.
Donc, pour revenir à l’article « Face au paradoxe de la viande », il n’est pas comme j’avais pu le croire (me leurrant sur la terminologie « analyse ») un point de vue distancié et circonstancié sur la controverse du jour. Audrey Garric prend parti, certes pas trop ouvertement, mais tout lecteur sachant lire sait de quoi il en retourne. En vérité « Face au paradoxe de la viande » n’est nullement un commentaire sur le débat opposant dans les pages voisines Aymeric Caron et Jocelyne Porcher. Il s’agit d’une réponse à la tribune publiée précédemment le 18 mars dans Libération par Philippe Ariès, Frédéric Denhez et Jocelyne Porcher, « Pourquoi les végans ont tout faux ». Cela peut surprendre mais on en comprend rapidement les raisons. Se livrer à une analyse depuis le débat Caron-Porcher aurait obligé Audry Garric à tenir compte des arguments échangés de part et d’autre. Et il paraissait difficile de se livrer à un exercice de ce genre en raison de la nature du débat, particulièrement tranché et clivant. Décemment Le Monde ne pouvait pas dans ce cas de figure, même en y mettant les formes, donner raison à l’un ou l’autre protagoniste. Mais, je reviens à Audry Garric, l’occasion lui était en quelque sorte offerte d’exprimer malgré tout son point de vue en se référant à la tribune publiée par Libération plus d’un mois plus tôt : laquelle tribune ne prenait pas de gant, c’est le moins qu’on puisse dire, avec le véganisme. Ce qui avait entrainé moult réactions en milieu animaliste, dont celle de l’association L214.
Avant d’en venir à l’article « Face au paradoxe de la viande » quelques mots sur le contenu de la tribune signée Ariès, Denez, Porcher. Certains de leurs arguments valent ici comme rappels (sur la domestication, la nécessité de maintenir l’élevage pour préserver un biodiversité paysagère et la diversité du contenu de nos assiettes, l’intérêt du capitalisme pour la viande un vitro, ce qui dans véganisme rime avec transhumanisme, sur l’imposture « consommation de viande égal cancer »). Deux autres arguments méritent d’être cités. Parmi les dangers que génèrerait une agriculture sans élevage l’un concerne l’épuisement des sols (le compost de légumes étant bien moins efficace pour faire pousser les légumes que le fumier animal, à moins de faire appel à la chimie). Ensuite le discours selon lequel l’espérance de vie des végétaliens serait largement supérieure à la moyenne s’explique par l’appartenance des végans, très majoritairement, aux classes privilégiées (qui, sans même tenir compte de la place prise par les légumes dans leur alimentation, consomment très peu de produits transformés, peu de sucre, qui font du sport, boivent modérément, ont de bonnes mutuelles, etc). Ce que les adeptes appellent « un régime alimentaire et un mode de vie équilibré ». Pour ce qui concerne « l’équilibre alimentaire », en l’absence de tous produits animaux, cela paraît très exagéré, puisque, revers de la médaille, les végans ne peuvent se passer de la précieuse vitamine B 12, qui justement permet de pallier le déséquilibre d’une alimentation végétalienne : une vitamine indispensable pour ne pas se trouver confronté à de graves problèmes de santé.
Revenons, comme promis, à « l’analyse » d’Audrey Garric. Après un rapide exposé des thèses défendues dans « Pourquoi les végans ont tout faux », la journaliste du Monde leur reproche de passer sous silence la mort des animaux : cette tribune « est entièrement tournée vers la vie des animaux » alors que, « au sein des élevages, nous les faisons naître pour, à terme, les tuer ». C’est l’évidence même, la loi de l’élevage : ces animaux-là sont élevés, puis un jour tués avant de se retrouver dans nos assiettes (à l’exception de ceux, en nombre, que l’on élève pour leur lait, leurs oeufs, et encore leur laine). Cela n’est pas sans renvoyer à la complexité des relations qui lient les éleveurs aux animaux dont ils ont la charge. C’est mille fois préférable au monde auquel aspire l’animalisme : un monde en définitive sans animaux. Mais n’anticipons pas. L’argument suivant attire davantage l’attention. Celui du « phénomène psychologique » que révèle pareille « omission » (la mort des animaux donc). Ce qui en résulte, en terme de « dissonance cognitive », a été théorisé durant les années 50 par le psychologue américain Léon Festinger (et vulgarisé en France par le philosophe Martin Gibert dans son ouvrage Voir un steak comme un animal), des travaux dans lesquels se trouve évoqué « l’état d’un confort » survenant « lorsque les cognitions, c’est à dire toutes sortes de croyances implicites ou explicites, vraies ou fausses, sont incompatibles avec un comportement ». Selon cette approche psychologisante nous essayons alors de « rétablir une cohérence entre nos croyances et nos comportements ». Trois solutions se posent alors : « changer de comportement, le réinterpréter, ou réinterpréter nos croyances ». Audrey Garric peut alors dérouler le tapis en se référant bien évidemment aux deuxième et troisième solutions pour asséner le coup de grâce. Nous ne sommes donc pas étonné de lire sous sa plume, au sujet de ces deux « stratégies » : « Elles consistent à se persuader que les animaux ne souffrent pas vraiment, que l’on a absolument besoin de protéines animales ou qu’il y a des problèmes plus graves dans le monde. Tous ces mécanismes de pensée - ou de protection - expliquent que l’on puisse continuer à exploiter les animaux tout en voulant leur bien-être. Que l’on affirme en toute sincérité les aimer sans cesser de les manger ».
D’abord ce genre de raisonnement s’adapte à toutes les situations. On pourrait même l’appliquer au mode de pensée animaliste. Ensuite nous retrouvons là, de manière concentrée, l’argumentation classique des animalistes. Avec cependant ce quelque chose en plus, la dimension psychologique, qui devrait à l’avenir être davantage sollicitée (« Le paradoxe de la viande » n’étant qu’un galop d’essai). C’est d’ailleurs le corollaire de cette « volonté de culpabiliser » relevée dans le premier chapitre : les uns sont dans le vrai (les animalistes), les autres adoptent des mécanismes de défense les préservant de toute prise de conscience sur la « réalité » de « l’exploitation animale ». Les seconds, qui sont par conséquent dans l’erreur, la confortent en refusant de prendre en considération cette « exploitation », voire même de l’envisager. Nul doute que cette psychologie à gros sabots saura à l’avenir alimenter l’argumentaire animaliste. Ce long paragraphe sur « l’aspect pathologique », qu’induirait pour notre journaliste tout positionnement anti-animaliste, entendait peut-être répondre au propos des trois auteurs de la tribune sur la vitamine B 12 : « Car ce régime ultra-sans détruit irrémédiablement la santé, à commencer par celle de l’esprit » (en se référant ici à de « nombreux témoignages d’ex-végans »).
Ensuite Audry Garric rappelle quelques faits témoignant de l’activisme des associations véganes et antispécistes. Et mentionne en réaction les ripostes médiatiques des éleveurs. Là elle évoque une autre omission dans « cet effort de transparence : l’abattage des bêtes à proprement parler ». Une omission préjudiciable puisque, ce que la journaliste appelle « soustraire à la vue d’une opinion publique dégoûtée par le sang, la réalité de la production de la viande », occulte « la condition pour un débat enfin apaisé : que chacun assume de (faire) tuer pour manger ». C’est surprenant de sa part, et même risqué. Ici il semblerait qu’Audrey Garric n’ait pas lu attentivement le débat, sur la page précédente du Monde, opposant Aymeric Caron et Jocelyne Porcher (débat dont elle était censé tirer une « analyse »). Car la seconde, parmi d’autres considérations sur l’abattage des animaux, en particulier sur les alternatives à l’abattage industriel, répliquait au premier : « Pour en revenir à la mort, la donner n’est pas un plaisir pour les éleveurs. Ce qui compte vraiment pour eux, ce sont les conditions dans lesquelles cela se passe. Donner la mort, ce n’est pas l’infliger dans l’indifférence. Si on est incapable d’assumer la mort, alors on doit renoncer à vivre avec des animaux ».
Pour conclure avec « Face au paradoxe de la viande » je ferai deux constats. On pourrait renvoyer à Audrey Garric son compliment : elle fait preuve d’une étrange cécité, ou bien si cela n’était d’une curieuse désinvolture. A croire que certains arguments ne peuvent pas pénétrer dans un cerveau pour qui la fin de « l’exploitation animale » tient lieu de premier commandement sur les tables de la loi. Ensuite, puisque des philosophes comme Corine Peluchon et Florence Burgat nous disent ouvertement qu’elles sont devenues véganes, puisque s’accroit le nombre de personnalités nous informant par voie de presse de leur conversion au véganisme et à l’antispécisme, on aimerait que de « cet effort de transparence » réclamé par Audrey Garric ne s’excluent pas les journalistes. En regard des plaidoyers en faveur de la « libération animale » et de la fin de « l’exploitation animale », tenus par des journalistes dans de nombreux médias, le lecteur, l’auditeur et le téléspectateur seraient en droit de savoir si ceux qui tiennent de pareils discours sont végans ou pas. Le débat y gagnerait en clarté (en apaisement c’est une autre histoire).
Par delà les médias stricto sensu, en élargissant le propos au travail universitaire et à la recension des nombreux livres traitant de la question animale, il existe une donnée sur laquelle le silence est de rigueur : la politique nazie en faveur de la « cause animale » (excepté peut-être le végétarisme de Hitler, que certains animalistes persistent à nier). J’ai déjà évoqué cette thématique dans la première partie de L’idéologie animaliste et n’y reviendrai pas. Plus étonnant, les auteurs critiques sur l’animalisme ne s’y réfèrent pas davantage. Jean-Pierre Digard dans L’animalisme est un anti-humanisme est sans doute le seul à préciser que « l’histoire montre en effet que la compassion pour les animaux ne protège nullement les humains des violences et des totalitarismes : faut-il rappeler, pour se limiter à cet exemple parlant, qu’Hitler était végétarien et qu’aucun régime politique n’eut une législation plus favorable aux animaux que le IIIe Reich ? ». Comment expliquer pareille occultation ? Par la méconnaissance le plus souvent. Ou le déni pour les mieux informés. Elisabeth de Fontenay n’est pas à proprement parler animaliste : elle se « méfie d’un robespierrisme animalier qui finirait par priver l’homme de tous ses droits » et récuse la notion d’antispécisme (on ne peut qu’être d’accord avec les lignes suivantes concernant le spécisme : « Cette terminologie est abusive, car elle traite comme une évidence naturelle la prétendue égalité de droits entre les hommes et les autres vivants. Nous, les hommes, ne sommes pas spécistes, nous sommes parfois inhumains »). N’hésitant pourtant pas à prendre le taureau par les cornes elle a consacré une entrée « nazisme » dans un Abécédaire (l’introduction à l’ouvrage collectif Qui sont les animaux ?) qui résume en quelques lignes - à n’en pas douter - le point de vue des animalistes sur une question que l’on préfère ne pas pas aborder. Citons entièrement cette entrée.
« De toutes les contrevérités destinées à accabler les défenseurs des bêtes, celle qui consiste à répéter que Hitler et les hitlériens protégeaient d’autant plus les animaux qu’ils exterminaient les Juifs est sans doute la plus misérable. Hitler n’était pas végétarien, il souffrait de flatulences, se nourrissaient de boulettes de viande, et a expérimenté le poison sur sa chienne avant de se suicider. Par ailleurs, les législations weimariennes et nord-européennes avaient élaboré des lois de protection bien avant l’arrivée du nazisme au pouvoir ». Sur le mode de « circulez, il n’y a rien à voir », Elisabeth de Fontenay s’efforce après quelques autres de liquider la question ou du moins de la minimiser. La volonté, presque obsessionnelle chez les animalistes, de nier le végétarisme d’Hitler a déjà été abordée dans la première partie. Le dernier argument, d’ordre législatif, paraît bien fragile. Car entre les législations en faveur des animaux dans des gouvernements (allemands ou scandinaves) précédant le nazisme, et celles qui furent ensuite élaborées durant le IIIe Reich il existe un monde. Là encore j’ai précisé en quoi, pourquoi et à quelles fins précédemment. N’en déplaise à Elisabeth de Fontenay les faits sont têtus : le régime le plus protecteur pour les animaux dans l’histoire des hommes était celui qui concomitamment programmait l’extermination de groupes humains jugés inférieurs, en premier lieu les Juifs. Ces Juifs, qui selon Heidegger relevaient d’une « absence au monde » (comparables en ce sens au minéral qui « est sans monde »), étaient par définition inférieurs aux animaux (lesquels sont « pauvres au monde », toujours selon notre philosophe nazi). Fermons là cette parenthèse.
On s’accorde à dire que la diffusion par l’association L214 d’images chocs, spectaculaires, voire traumatisantes en provenance des abattoirs ou de différents lieux de l’élevage intensif, images prises à l’insu du personnel y travaillant, seraient pour une part non négligeable à l’origine d’une prise de conscience sur l’existence d’une « souffrance animale », celle des animaux d’élevage, que l’on cacherait pour dissimuler aux yeux des consommateurs la cruauté des opérations au travers desquelles un animal vivant se transforme en viande. Ces images qui ont été diffusées de façon exponentielles sur les réseaux sociaux visent à choquer, sinon plus, et à provoquer l’indignation de ceux qui en prennent connaissance sur le mode bien connu de la culpabilisation. On s’est rarement interrogé sur le statut particulier des images ainsi montrées. Marianne Celka y consacre deux pages dans Vegan order. Elle renverse la perspective qui voudrait que le caractère abject de ces images-là entraine nécessairement un sentiment de compassion pour les animaux, pour objecter que « la mise en scène au coeur de ces « photos chocs » empêche que nous les recevions profondément ». Elle cite alors Barthes : « La photographie littérale introduit au spectacle de l’horreur, non à l’horreur elle-même ». Pour Marianne Celka : « C’est là que réside l’une des faiblesses majeures des modes d’expression de l’animalisme. Les efforts dont il fait preuve pour choquer, bouleverser et convertir les masses sont guettés par l’échec du fait même de leur nature ».
Certes mais cependant cela fonctionne. Même auprès de personnes dont on aurait attendu plus d’esprit critique. Tenter d’y répondre nous ferait sortir de notre sujet. Je préfère reprendre l’analyse ébauchée ci-dessus depuis un autre angle. Les images « volées » par L214 n’apportent pas comme l’association le prétend (et les internautes qui leur donnent une telle publicité) au registre de la vérité. Pour reprendre la terminologie proposée par Georges Didi-Huberman (dans L’expérience des images) il importe, dans ce cas d’espèce par exemple, de « poser le problème non pas au niveau de la valeur de vérité, mais au niveau de sa valeur d’usage ». Car il s’agit moins d’informer que de scandaliser à bon compte à l’aide d’images sélectionnées. Ceci dans un registre qui sera ici qualifié de pornographique eu égard le caractère obscène de ces captures d’images (sachant, bien entendu, que l’excitation n’est pas nécessairement de nature sexuelle). Même si en terme de statut tout sépare les vidéos chocs de L214 du célèbre court métrage de Georges Franju Le Sang des bêtes, cela ne nous dispense pas de prolonger l’analyse esquissée depuis celle du film de Franju.
Il y aurait, indépendamment de la question posée, beaucoup à dire sur cet admirable court métrage, d’une facture poétique. Je me contenterai de rappeler que les passages qui illustrent le titre du film ont été filmés aux abattoirs de Vaugirard (celui des chevaux) d’abord, puis de la Villette (pour les bovins et ovins) ensuite. Des images certes insoutenables, voire irrecevables, d’un réalisme cru comme peuvent l’être n’importe quelles scènes de mises à mort et d’équarrissage filmées avec l’éthique nécessaire (sans parler du talent du cinéaste). C‘est là question de bonne distance et Franju a su la trouver. Le Sang des bêtes n'est pas plus un réquisitoire contre l’abattage qu’un plaidoyer par anticipation en faveur de la « cause animale ». Franju y filme « la mort au travail » : autant la mort des bêtes que le travail des hommes. Ou, pour le dire autrement, autant à hauteur d’homme qu’à hauteur de bête. De ce point de vie là il n’y a pas de déshumanisation dans les gestes précis des tueurs et équarrisseurs. Gérard Leblanc écrit très justement : « Gestes à la fois précis dans leur fonction et indéterminés dans leur signification ». Des gestes, nous dit le commentaire du film, de « tueurs sans haine et sans colère ». D’ailleurs ce commentaire apporte des éléments d’information sur quelques uns des ouvriers filmés (tout comme il insiste sur la dangerosité de certaines tâches). Donc l’exact contraire, ceci posé, de la « valeur d’usage » des images « volées » de L214. Et pourtant il existe un point commun entre Le Sang des bêtes et ces images. Franju n’a pas eu les autorisations qu’il demandait pour filmer : la Préfecture de police n’accordant pas ce genre d’autorisation à l’intérieur des abattoirs, et la Préfecture de la Seine ne lui donnant que la possibilité de photographier les extérieurs. Le tournage par conséquent se fit dans la plus parfaite illégalité. Ce qui renforce encore plus ce sentiment d’absolue différence entre les images de Franju et celles provenant de L214.
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Comme nous l’avons vérifié plus haut les animalistes sollicitent le langage pour traduire, par excès de sens dirais-je, les différents aspects de « l’exploitation animale », ou de ce que serait la « libération animale ». Je voudrais ici combler une lacune au sujet de cette seconde notion. L’ouvrage collectif cité dans le précédent chapitre (Que sont les animaux ?),publié en 2010, comporte un article de Philippe Descola, « A chacun ses animaux ». Cet anthropologue dresse un tableau, dont on ne peut discuter la pertinence, des relations que les « communautés humaines » de tout genre ont entretenu avec des « communautés animales ». Et là force est de constater que les « collectifs hybrides » ainsi étudiés varient très sensiblement « selon la nature des espaces fréquentés et selon le type de contrôle exercées sur elles ». Cela ressort presque de la combinatoire fouriériste puisqu’à côté des « civilisations de pasteurs pour qui le bétail est une composante intrinsèque de la société », d’autres civilisations, ailleurs, chassent et apprivoisent les animaux ; d’autres, encore, les chassent sans les apprivoiser ; d’autres, elles, les apprivoisent sans les chasser ; et l’on ne saurait oublier celles qui les élèvent sans les chasser ; ou encore celles qui les utilisent « pour leur viande, pour leurs produits secondaires, pour l’énergie qu’ils fournissent, comme substitut des humains dans les échanges ou dans les sacrifices, comme source de symboles, modèles de classification ou pour n’importe quelle autre fonction ». Retenons la conclusion de Philippe Descola : « Chacune de ces formules caractérise un mode particulier de cohabitation et d’interaction entre des humains et des espèces animales à chaque fois spécifiques et qui rend illusoire toute définition universelle de ce que seraient des « animaux libérables » ». Voilà de quoi, sur le plan anthropologique, apporter un démenti supplémentaire à Peter Singer et compagnie. Comme l’indique Philippe Descola plus haut dans son article, en se référant au petit nombre d’espèces « d’animaux libérables », qui mobilisent les organisations appelées « animalitaires » dans les pays occidentaux : « Bref, ce sont nos animaux à nous, les citoyens des pays riches ». Et même, ajouterai-je, les plus riches d’entre eux puisque que, comme cela a déjà été dit, les classes supérieures sont davantage sensibilisées par le véganisme que les classes populaires.
Mais revenons au propos initial. Le langage ainsi sollicité produit cette novlangue animaliste évoquée dans le premier chapitre. Elle s’inscrit dans une perspective plus globale, celle d’un d’un détournement de sens des concepts politiques des mouvements de libération des XIXe et XXe siècles. Ce que les animalistes appellent « exploitation animale » ou « libération animale », ou encore « abolitionnisme » (en référence ici aux luttes anti-esclavagistes). J’ai également évoqué la notion de « génocide animal » dans la première partie de L’idéologie animaliste. C’est cependant s’abuser, et abuser le monde depuis des réalités en tous points différentes, en particulier en se livrant à des comparaisons qui sont sans objet. Mais qui recueillent cependant quelque écho auprès d’une quantité non négligeable de ceux qui devraient pourtant être les plus avertis sur pareils détournements de sens. C’est mettre le doigt sur l’un des problèmes que pose l’animalisme, sinon le principal à l’échelle de ce qu’il implique. Reconnaissons que l’animalisme a en partie réussi son opération de débauchage puisqu’aujourd’hui s’accroit, ou s’accroitrait le nombre de ceux qui ne feraient plus de différence entre l’exploitation de l’homme par l’homme et « l’exploitation animale » (qui doit impérativement être mise en guillemets). Comme je l’ai déjà relevé dans la première partie beaucoup de ces « égarés » reportent sur la « question animale » leurs espoirs politiques déçus. Dans l’article « Libérer les animaux ou se libérer d’eux » (l’ouvrage collectif On achève bien les éleveurs), Aurélien Berlan signale à ce sujet l’évolution des « milieux écologiques et anticapitalistes radicaux, notamment celui des autonomes allemands où les « antifa » sont très largement devenus « antispé » ». Et il ajoute, en se référant à Max Weber, que « le désir de délivrance, qui est au coeur des grandes religions, est particulièrement investi par les intellectuels exclus ou dégoûtés de la politique, ce qui les pousse à absolutiser les exigences éthiques de bonté et de fraternité universelle ». Lesquelles « exigences », dans le contexte de ce début de XXIe siècle, jettent un certain nombre d’entre eux dans les bras grands ouverts des animalistes. Mais cela n’est pas imputable aux seuls intellectuels.
Notons que parmi les « déçus de la révolution », et plus généralement « les déçus de la politique » (ceux du moins qui ne sont pas devenus indifférents ou nihilistes, ou ceux qui accepteraient même en s’en défendant le monde tel qu’il va) d’aucuns sont ou seraient sensibles au discours selon lequel la « libération animale » et la fin de « l’exploitation animale » représenteraient le nec plus ultra de la libération et de la fin de toute exploitation puisque, selon le discours animaliste, les animaux ont été de tous temps exploités par les hommes, qu’ils sont les victimes par excellence de l’humanité. Ou « les derniers martyrs », à l’extrémité de la chaîne, du processus de domination (une domination plus cruelle à l’égard des animaux que des hommes). Il y a deux façon de l’exprimer. Dans la version pessimiste l’homme est coupable de crimes qu’il ne peut expier qu’en « libérant » les animaux et en mettant fin à leur « exploitation ». Dans la version optimiste ou positive (et totalement idéaliste dirais-je) la fin de « l’exploitation animale » s’élargirait à, garantirait même celle de tous les dominés et exploités (des prolétaires aux femmes, en passant par les racisés, la communauté LGBT, etc). Ce qui est absurde ou relève de la méthode Coué. D’ailleurs les théoriciens, idéologues ou militants animalistes qui tiennent ce genre de discours le font surtout en terme « d’appel d’offre ». Une manière de « ratisser large » : de donner ainsi du grain à moudre aux « déçus » évoqués précédemment.
Les animalistes, du moins certains, répondront qu’il existe déjà un lieu de convergence entre eux et ceux, déçus de la politique ou pas, qui viennent grossir leurs rangs (ou seraient susceptibles de le faire) : l’écologie. Mais là encore les mêmes causes produisent les mêmes effets. On reconnaîtra que les animalistes il est vrai surfent sur la vague écologique. Une écologie pour le moins restrictive puisque sa finalité se confond avec une condamnation sans appel de l’élevage : une disparition présentée comme étant la solution à mettre en oeuvre pour sauver la planète. Nous avons vu dans le deuxième chapitre que le constat sur lequel reposait cette fin de l’élevage s’appuyait sur des données erronées ou depuis un argumentaire fallacieux (sur la consommation d’eau consommée par les bovins pour produire un kg de viande, sur le chiffrage des émissions de gaz à effet de serre produits par le même élevage, ses conséquences sur l’alimentation et la santé, etc). Une argumentation univoque, incapable par définition de prendre en compte les effets bénéfiques de l’élevage sur l’environnement. Il serait ici abusif d’associer l’animalisme à « l’écologie intégrale », doctrine pour qui la « question animale » reste secondaire. En revanche certains animalistes se réclament de « l’écologie profonde », ou encore de « l’écologie essentielle ». Mais pour la première cette même question n’est pas traitée prioritairement, et la seconde ne semble pas avoir dépassé le cercle des militants du Rassemblement des écologistes, voire le lectorat d’Ameyric Caron. En résumé, les arguments animalistes de nature écologique ne sont qu’un prétexte pour tenter de liquider l’aspect le plus intolérable pour eux de « l’exploitation animale » : l’élevage.
Cette parenthèse sur l’écologie refermée, revenons à l’animalisme proprement dit. La question de son importance réelle se trouve parfois posée par ceux qui en critiquent l’idéologie. Elle ne correspond pas, avancent-ils, à ce que tente de nous faire accroire l’importante couverture médiatique sur le sujet. Même chose pour ce qui concerne le nombre conséquent d’ouvrages sur l’animalisme ; ou la liste, devenant impressionnante, de « personnalités » disant s’être converties au véganisme, ou s’apprêtant à le faire. Un écart qui s’explique en partie par l’important lobbying des groupes antispécistes et végans et leurs supplétifs (en l’occurrence les associations oeuvrant pour le « bien-être animal ») auprès des pouvoirs en place. Les députés reçoivent par exemple 50 mails par jour les alertant sur « les violences que subissent les animaux ». Il parait difficile de connaître en France la proportion de végétariens et plus encore de végans, les chiffres communiqués s’avèrent différents d’une étude à l’autre. En tout cas elle s’avère minime, voire très minime pour les seconds.
Pourtant on aurait tort, ceci dit, de réduire l’animalisme à un phénomène de mode ayant de puissants relais dans les médias ou l’édition. Ou de le comparer à la grenouille qui veut se faire plus grosse que le boeuf. Même si je retiens l’image de la conclusion de la fable dans l’hypothèse suivante : celle d’une croissance exponentielle du mouvement animaliste accentuant à ce point les contradictions déjà perceptibles entre les plus abolitionnistes et les autres que l’éventualité d’un risque d’implosion ne serait pas à exclure. Une autre hypothèse peut être tenue avec plus de pertinence depuis l’exposé de la doctrine antispéciste. Celle-ci, on le sait, a été forgée par opposition au spécisme (relevant d’une attitude favorable à un traitement différencié des espèces) : donc en reprenant, en terme de discrimination des animaux, les modes discriminatoires déjà existants (le racisme étant une discrimination selon la race, le spécisme lui l’est selon l’espèce). Avant de mettre à l’épreuve une telle hypothèse, il semble nécessaire de prendre préalablement en compte les deux données suivantes. D’une part lutter contre les discriminations dont des groupes humains sont ou seraient victimes pour des raisons raciales, d’appartenance au « sexe faible », ou de préférence sexuelle s’inscrit - pour le mieux - dans un processus d’émancipation (j’en exclus, pour rester dans le cadre européen, les personnes que l’on dit être « victimes de discrimination religieuse » : la religion, toute religion, n’étant nullement émancipatrice). D’autre part toutes ces questions (raciales, féministes, homosexuelles, etc) se trouvent inclues, ou plutôt devraient se trouver inclues dans la seule question susceptible de les contenir toutes : la question sociale. Ceci parce que tout groupe se disant discriminé prétend être une solution globale à un problème relevant du particulier. C’est aussi rappeler qu’il n’y a pas d’autre révolution que sociale. Ce qui signifie, pour être plus précis, que la question sociale englobe les questions raciale et féministe (par delà ses avatars indigéniste et néoféministe), celle de l’écologie (comme réponse à la destruction par le capitalisme des bases biologiques de la vie), mais également prend en considération de manière résolument critique tous les éléments qui concourent au processus de domination, d’asservissement et d’aliénation : depuis le bourrage de crâne médiatique et publicitaire, jusqu’à la déculturation généralisée en passant par la marchandisation de ce monde (mais aussi les manipulations technologiques , et les replis identitaires et populistes).
Et l‘animalisme alors ? l’aspect dit antispéciste le relierait aux différents groupes « discriminés » cités plus haut. Ce qui donc alors a été précisé (la prétention d’être une solution globale à un problème relevant du particulier) vaudrait aussi pour l’animalisme. Ce dernier pourtant - c’est là sa spécificité, voire son importance sur un plan plus philosophique - se présente lui, et on ne le discutera pas, comme une solution globale puisque « libération animale » et fin de « l’exploitation animale » seraient les principales réponses aux maux dont souffre l’humanité depuis des millénaires. Ainsi, ceci et cela posé, il n’existerait que deux critiques unitaires : la critique sociale d’un côté (même si les luttes contre les discriminations, parcellaires par définition, prennent aujourd’hui le pas sur toute critique unitaire : mais ceci est une autre histoire), l’animalisme de l’autre. Ce qui les différencie, fondamentalement, radicalement - en plus de tout ce qui a déjà été dit sur ce qui sépare les hommes des animaux - est contenu dans la notion suivante : émancipation. Dans le sens, selon la formule bien connue, où « l’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes ». Même si la terminologie « émancipation » ne fait pas véritablement partie des habituels éléments de langage animalistes, des militants antispécistes et végans n’ont pourtant pas hésité à franchir ce pas. Ce serait bien la première fois dans l’histoire des libérations que les sujets de l’émancipation n’auraient pas la possibilité de l’exprimer eux-mêmes. Car pris au pied de la lettre c’est tout simplement absurde. Par quelque biais que l’on prenne la question, c’est toujours l’homme, et lui seul, qui décide de ce qui serait bon ou pas pour les animaux : les animalistes comme les autres. Alors l’émancipation des animaux, franchement, permettez ! Comme le rappelle Jocelyne Porcher, s’adressant à ceux qui parmi les « libérateurs des animaux » se disent anarchistes : « Un enjeu pour moi est de leur faire comprendre que leur prétendue politique émancipatrice envers les animaux sert le libéralisme. J’aimerais qu’ils comprennent qu’ils ne sont pas du tout dans l’émancipation mais dans l’aliénation ».
D’ailleurs les animalistes les plus enclins à se situer sur un terrain politique préfèrent évoquer un « combat anti-capitaliste ». Ce qui ne mange pas de pain : la rhétorique anticapitalisme ayant été revendiquée durant le XXe siècle par des courants politiques qui faisaient davantage allégeance à une « révolution nationale » que « sociale ». Aujourd’hui, si l’on en croit les discours de certains porte-paroles de l’animalisme, leur critique du capitalisme ne s’exerce que dans le cadre d’une dénonciation de « l’exploitation animale ». Dans tous les autres domaines ils sembleraient s’en accommoder. Ou, pour le nuancer, de considérer ce genre de question négligeable ou secondaire. Cependant, je n’en disconviens pas, il existe parmi ceux qui défendent des positions antispécistes (ou qui adoptent un mode de vie végan) des militants dont l’anti-capitalisme ne saurait être discuté. Encore faut-il s’accorder sur ce qu’on y entend. Du temps de l’URSS il n’est pas du tout certain que les staliniens d’un côté, les libertaires, situs, ultra-gauchistes de l’autre, s’accordaient sur sa signification. Il importe de bien savoir de quoi l’on parle. Benoit Labre, dans un article publié sur le site « Le Comptoir », constate pour s’en plaindre que dans les rangs des écologistes et autres décroissants, qui ont en commun de rendre « le capitalisme responsable de l’exploitation du vivant en général et des animaux en particulier », certains d’entre eux en arrivent à se déchirer sur la « question animale ». Il cite l’exemple, rapporté plus haut, de la tribune » Pourquoi les végans ont tout faux » publiée par Libération. Sauf que Benoit Labre choisit résolument son camp (comme c’était le cas, mais de manière plus nuancée ou plus insidieuse, d’Audrey Garric) en écrivant que les trois auteurs de la tribune « accusent carrément les végans d’être les apôtres du capitalisme 4.0 et du transhumanisme ! Ce qui semble ici contre-productif si ce n’est carrément stupide, c’est de s’en prendre de manière aussi caricaturale et agressive aux végans au lieu d’unir les forces de tous les défenseurs du bien-être animal et de tous les contempteurs de l’élevage industriel ».
Voilà un exemple flagrant de confusionnisme (sur le mode de « Si tous les gars du monde… »). Certes les trois auteurs de la tribune ne ménagent pas l’animalisme, ni n’usent de circonvolutions pour le dénoncer. Leur critique s’avère frontale, voire virulente, mais nullement caricaturale. Qui pourrait nier, comme le rapportent Ariès, Denhez et Porcher, qu’un capitalisme en quête de nouveaux marchés a bien compris l’intérêt que pourrait à l’avenir représenter le véganisme : le marché, pour ne citer que cet exemple, généré par la production de viande in vitro dans le secteur agro-alimentaire (depuis l’hypothèse, bien évidemment, d’un monde sans élevage). Quant à la relation entre tranhumanisme et animalisme, l’ouvrage de Francis Wolff, commenté dans le premier chapitre, l’illustre de manière pertinente et convaincante. Tout comme le risque de disparition « non seulement des éleveurs mais des animaux d’élevage », comme l’affirment les trois auteurs, n’est pas seulement patent mais découle en toute logique de ce que signifie véritablement la fin de « l’exploitation animale ». Et comme cela a aussi été dit la même logique entrainerait également la disparition des animaux de compagnie. Benoit Labre n’y répond pas directement, préférant évoquer des questions restées ouvertes qui « divisent jusqu’aux animalistes mêmes ». Sinon, pour revenir à la tribune de Libération, Labre lui oppose l’activisme de l’association L214. J’en viens à la question qu’il pose alors : « L’animalisme est-il compatible avec le libéralisme et l’individualisme possessif ? ». Sa réponse n’a rien qui puisse étonner : « Les animalistes insistent au contraire sur la responsabilité du capitalisme dans le sort meurtrier toujours plus massivement infligé chaque année à des milliards d’animaux d’élevage ».
Sempiternelle réponse qui relève de la profession de foi. Benoit Labre et compagnie n’ont pas compris que les avancées de l’animalisme ne pouvaient qu’inciter le capitalisme, comme cela peut être observé dans d’autres domaines, à changer la donne : l’élevage se révélant en définitive onéreux (comme le proclament à l’envie les choeurs animalistes) on le supprimera. Car sur le plan financier il y aurait plus à gagner avec l’industrie de la viande in vitro. D’ailleurs, parallèlement, le mode de vie végan n’est pas sans créer de nouveaux marchés, encore modestes pour le moment, mais qui pourraient s’avérer prometteurs si la tendance du moment s’amplifie (à la mesure de l’intérêt que suscite même en dehors du milieu végan le « style veggie »).
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Nous orientons nous vers un monde végan ? C’est une éventualité : mais, en 2018 encore, elle semble moins plausible que d’autres. J’en retiens deux. Celle d’abord de l’existence d’un important groupe de pression animaliste, comparable, dans ses modalités, ses actions, son activité anti-discriminatoire aux mouvements antiracistes, féministes, homosexuels et trans. Je l’ai longuement évoqué dans la première partie de L’idéologie animaliste : en particulier à travers la notion d’animalophobie, laquelle traduirait in fine les avancées animalistes dans le domaine du droit. Ceci sanctionnant le lobbying des groupes antispécistes et végans auprès des autorités, de l‘État en l’occurence. La seconde éventualité, j’en ai déjà dit un mot, serait celle de l’implosion du mouvement animaliste (ou, dans une autre temporalité, de sa désintégration progressive). En raison de contradictions devenues insurmontables au sein de ce qu’il faudrait appeler une nébuleuse (en y joignant les associations oeuvrant pour le « bien-être animal ») dés lors que les animalistes les plus résolus seraient en mesure d’imposer une législation antispéciste. Ceci étant à mettre en relation avec les problèmes écologiques que l’animalisme générerait à un certain stade de son développement. Et puis, pour revenir à ces contradictions, citons la menace que représenterait pour les humains une « libération animale » effective (y compris celle des animaux domestiques) à travers ces deux seuls exemples : l’interdiction d’euthanasier les pigeons des villes, légaliser le fait de les nourrir (dans le programme du Parti Antispéciste) ; et la suppression des espèces nuisibles (au programme du Parti Animaliste). En y ajoutant l’interdiction de la dératisation, celle des prélèvements du grand et moyen gibier dans les forêts domaniales (catastrophique à long terme sur le plan écologique). Et j’en passe. Des mesures qui finiraient par ruiner le crédit accordé jusqu’alors aux animalistes : la « libération animale » et la fin de « l’exploitation animale » présentant alors un tout autre visage. D’où l’hypothèse que les contradictions propres au milieu animaliste provoqueraient finalement à un certain stade de son développement son implosion, sinon sa déliquescence.
Même si elle paraît sortir d’un scénario de science fiction, l’hypothèse d’une société animaliste reste envisageable. Elle ressemble à un cauchemar, celui que finirait par engendrer un rêve totalitaire. Car le choix ne serait plus possible : nous serions tous condamnés à devenir végans. Une telle société ne pourrait que s‘appuyer sur ces deux piliers que sont dans les régimes totalitaires la police (pour faire respecter la législation antispéciste et mettre les contrevenants à la disposition de la justice) et la psychiatrie (pour rééduquer les personnes qui seraient dans l’incapacité de se priver d’une alimentation contenant des produits animaux, ou celles relevant d’une « animalophobie pathologique »). Là encore je renvoie le lecteur à la première partie pour entrer dans la détail de ce à quoi pourrait ressembler un monde animaliste.
Une question reste en suspens. Derrière les affirmations, les postures et les déclarations d’intention des animalistes sait-on véritablement ce que sont et représentent les animaux pour eux ? Il parait difficile ici de généraliser mais cela n’empêche pas de tenter de répondre à la question. D’aucuns, parmi les auteurs critiques de l’animalisme, avancent que végans et antispécistes détestent en réalité les animaux. Ou alors, sans aller jusque là, que leur « engagement » en faveur de la « cause animale » n’est qu’un prétexte ou tient lieu de cache sexe : leur prétendu « amour des bêtes » entendant masquer leur haine envers l’espèce humaine. C’est fort possible pour une partie d’entre eux, mais une fois de plus ne peut être généralisé. Je serais davantage enclin à abonder dans le sens d’Aurélien Berlan (l’article « Libérer les animaux ou se libérer d’eux ? ») quand il se demande « si dans l’idée ambigüe de « libération animale » il ne faut pas entendre se délivrer des animaux » ». Je laisse de côté la suite de la démonstration de Berlan, qui débouche sur « la perspective utopique d’une « libération conjointe de l’homme et de l’animal » », que j’estime insatisfaisante (comme si l’auteur, qui cite ici Thomas Bolmain, entendait in fine ménager la chèvre et le chou). Car « se délivrer des animaux » c’est sans doute, pas toujours consciemment certes, ce qui travaille le plus les animalistes : il s’agit de se délivrer de ce qui depuis la nuit des temps relie les animaux aux êtres humains. C’est ce lien, indissoluble en quelque sorte depuis l’avènement de la domestication, que les animalistes entendent rompre. Et ainsi se délivrer des animaux. Une « délivrance », comme cela a été suggéré, qui entraînerait à moyen ou long terme une disparition de certaines espèces animales, celles là mêmes sur lesquelles se reportent prioritairement de nos jours l’attention des animalistes. Se délivrer des animaux pour mieux retrouver l’animal érigé en totem, promu au rang de divinité. Quand bien même les derniers représentants de l’une ou l’autre de ces espèces révérées, célébrées et honorées, maintenant protégées des curiosités malsaines, en termineraient dans le plus strict anonymat avec leur existence de « bêtes libérées ». Avant l’inexorable disparition de la race.
C’est là qu’il convient de revenir à « l’étrange folie » relevée dans notre introduction. Elle découle principalement de la perte de l’altérité qui depuis des millénaires prévalait. Depuis cette différence, et en rappelant une fois de plus que les animaux ne peuvent être définis indépendamment des relations que nous avons avec eux, nous prenions les animaux pour ce qu’ils étaient, dans leur richesse et leur diversité, et non à travers le prisme déformant, mensonger, voire pervers d’un substitut de l’homme. D’où ces pages grotesques de penseurs animalistes s’efforçant de vouloir effacer à tout prix la distance séparant les animaux des êtres humains. Comme l’écrit Étienne Bimbelet : « Le vrai respect » devrait venir « d’une connaissance avertie, et avertie sur les différences réelles, plutôt que d’une volonté de débusquer à tout prix des comportements similaires aux nôtres chez l’animal ». C’est bien entendu cette incapacité à reconnaître et penser pareilles différences qui explique que nombre de nos contemporains se mettent à « marcher sur la tête » quand pour eux les vies animales ne peuvent être appréhendées que depuis un modèle humain qui n’en peut mais. Les animalistes disent aimer les animaux et vouloir oeuvrer pour leur bien. Pourtant, pour véritablement les aimer, il faudrait d’abord les prendre pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils ne sont pas. Car ce genre d’amour ne peut générer que le pire : autant pour les animaux que pour les êtres humains.
Max Vincent
octobre 2018
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