MAI 68 A L’ÉPREUVE DU TEMPS
















« Je pose la question : est-ce qu’on va de nouveau recommencer comme en 1968 ? Je réponds : non, cela ne doit pas recommencer ».

                                                                       Georges Marchais


« La réforme oui ! La chienlit non ! »

                                                      Charles de Gaulle





 L’obligation qui nous serait faite, qui m’est faite de revenir périodiquement sur Mai 68 ne peut être déclinée sur le même mode d’un « anniversaire à l’autre ». En retenant ces trois dates, 1998, 2008, 2018, j’entends prioritairement traiter de la « postérité » de Mai 68 : d’abord sous l’angle de sa confiscation ; ensuite sous celui de sa révision ; enfin, pour conclure sur ce cinquantenaire, il paraitra plus difficile de faire ressortir une tendance. Auparavant je serai revenu sur les « événements » en privilégiant deux points de vue (ou analyses) exprimés au lendemain de Mai 68. Donc ce texte, même s’il y fait ici référence, n’est pas véritablement une pièce supplémentaire à verser au dossier des événements proprement dits, mais principalement un commentaire critique sur les discours portées depuis cinquante ans sur Mai 68.

 Il m’importe d’ajouter que Mai 68 a certainement été l’événement le plus important de ma vie. On pourrait dire que celle-ci a basculé à ce moment-là. J’ai réalisé combien l’effervescence de ce beau printemps entrait en résonance avec des aspirations auparavant confuses, informulées, en partie refoulées, lesquelles, sous la pression des événements justement, commençaient à trouver l’expression et la formulation qu’elles réclamaient. Il y a sous ce aspect-là un avant et un après 68. En paraphrasant ce qu’écrivait Paul Nizan dans le célèbre incipit d’Eden Arabie, je serais tenté de répondre : j’avais 20 ans, je ne laisserais personne dire que ce n’est pas le plus bel âge de la vie. Certes, sur le moment, je n’avais pas toujours pris la mesure de ce qui se passait. J’ai d’abord traversé Mai 68 de manière anonyme, dans la rue, d’une manifestation à l’autre, au détour d’une occupation. Ce n’est qu’au mois de juin que mon « engagement » a pris un caractère collectif : à travers la création d’une section syndicale dans la petite usine où j’étais alors salarié (la première à ma connaissance en milieu miroitier). Ce n’est qu’après, mais pas « longtemps après », contrairement à la chanson, que Mai 68 est devenu cette référence que ce texte se propose d’illustrer.


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 Plutôt que de vouloir traiter de manière synthétique Mai 68, je préfère, pour aborder ce qu’on a appelé « les événements de 68 », privilégier deux contributions qui me paraissent traduire plus que d’autres la « vérité » de tels évènements, mais également cet esprit de Mai 68 auquel nous serions d’une génération à l’autre, malgré les phénomènes d’usure, les déceptions, et le « malheur des temps », encore redevable aujourd’hui. D’abord en mentionnant un long, substantiel et important article écrit dans l’après coup (« Le commencement d’une époque »), qui ouvre le douzième et dernier numéro de L’Internationale Situationniste paru en septembre 1969. Ensuite à travers des textes écrits  en mai-juin 68, et durant les mois suivants par Maurice Blanchot. Entre les deux quelques rappels s’imposeront : sur l’atmosphère de Mai 68, et pour replacer pareils « événements » dans le cadre des années 1960 (celui de l’émergence d’une société dite de consommation).

 Ces deux contributions ne se confondent pas. Pourtant, indépendamment des raisons qui m’incitent à les commenter, je tenais à les mettre en parallèle. Car d’une certaine façon l’une et l’autre se complètent. C’est aussi cinquante ans plus tard entendre dépasser ce qui pouvait relever de modes d’expression différents, mais dans les termes explicites d’un conflit si l’on se réfère à ce qu’ont pu écrire les uns sur les autres, et réciproquement (« les autres » désigne ici les membres du « Comité d’action étudiants-écrivains » auquel appartenait Blanchot, et au sein duquel furent publiés ses textes sans nom d’auteur). Je ne veux pas dire par là que le temps efface nécessairement pareille dimension conflictuelle. Celle ci appartient à une histoire que l’on ne saurait réécrire pour en arrondir les angles. En revanche, la nécessité de revenir une fois de plus sur Mai 68 passe par la rappel des écrits et de l’action de ceux qui, tout en s’opposant sur certains points, même sur un mode polémique, n’en contribuèrent pas moins parmi d’autres (mais plus que d’autres) à ce que Mai 68 fut ce que j’en dirai plus loin. Certes le plateau de la balance penche sensiblement du côté situationniste. Et cela s’avérait encore plus flagrant en 1969. Cependant les textes « confidentiels » de Blanchot font retour (depuis 1998 : un numéro de la revue Lignes attribuant à Blanchot et autres membres du « Comité d’action étudiants-écrivains » la paternité des articles non signés au sein de ce Comité) sur quelques unes des « vérités essentielles » de Mai 68, et à ce titre supportent la comparaison avec les analyses situationnistes.

 Plus qu’aucun groupe (à l’exception du Mouvement du 22 mars), l’Internationale situationniste reste associée à Mai 68. Son influence en l’occurence se trouva reconnu dans un second temps (y compris sur les modes paradoxaux du déni, du fantasme ou de la calomnie). Comme l’écrivent les situationnistes dans « Le commencement d’une époque » : « Si les rares documents connus de l’I.S. ont rencontré une telle audience c’est évidemment qu’une partie de la critique pratique avancée se reconnaissait d’elle-même dans ce langage ». C’est dire que l’I.S. s’était autant reconnue dans Mai 68 que le « mouvement » se reconnaissait en grande partie dans les thèses situationnistes (sans que ses acteurs l’expriment sur le moment, voire dans un second temps). Cette reconnaissance-là s’expliquait principalement par le caractère révolutionnaire nouveau de ces thèses, lesquelles dépassaient les habituelles antinomies entre le « politique », le « culturel », le « social », la « vie quotidienne » pour les fondre depuis une critique radicale de tous les aspects de la vie. Sachant que l’I.S. ne prétendait nullement jouer pour elle un rôle dominant dans ce processus : « Le caractère largement nouveau de ce mouvement pratique est précisément lisible dans cette influence même, tout à fait étrangère à un rôle directif, que l’I.S. s’est trouvée exercée ».

 En ce qui concerne les événements proprement dits « Le commencement d’une époque » revient sur les prémices de Mai 68 à travers l’activité subversive du groupe « les Enragés » (dont plusieurs membres adhéreront ensuite à l’I.S.) à la faculté de Nanterre depuis janvier 1968, relayée par le Mouvement du 22 mars en avril, une activité  entraînant une répression universitaire puis policière. Le conflit s’élargit alors à d’autres facultés et s’exprime une première fois dans les rues du Quartier Latin lors de la manifestation du 3 mai. C’est le début d’une série de manifestations de plus en plus violentes avec comme point culminant la nuit « des barricades de la rue Gay Lussac » des 10 et 11 mai. Situationnistes et Enragés se retrouvent dans la Sorbonne occupée depuis le 14 mai. L’un d’eux est élu au premier collectif d’occupation. Le comité « Enragés - I.S. » publie plusieurs documents qui, tout en rappelant l’activité précédente des situationnistes, appellent à agir de suite « pour faire connaître, soutenir, étendre l’agitation ». L’accent est mis sur « l’occupation immédiate de toutes les usines en France et à la formation de Conseils ouvriers ». Les situationnistes et leurs amis quittent la Sorbonne le 17 mai pour constituer le « Conseil pour le maintient des occupations » dans les locaux de l’IPN de la rue d’Ulm. Le CMDO y publie de nombreux documents diffusés à quelques 200 000 exemplaires en France, et même à l’étranger durant le mois de juin. Il décide de se dissoudre le 15 juin.

 Par delà cet aspect factuel « Le commencement d’une époque » insiste sur les points suivants. D’abord Mai 68 a été « la plus grande grève générale qui ait jamais arrêté l’économie d’un pays industriel avancé, et la première grève générale sauvage de l’histoire : les occupations révolutionnaires et les ébauches de démocratie directe ; l’effacement de plus en plus complet du pouvoir étatique pendant près de deux semaines ; la vérification de toute le théorie révolutionnaire de notre temps, et même ça et là le début de sa réalisation partielle ; la plus importante expérience du mouvement prolétarien moderne qui est en voie de se constituer dans tous les pays sous sa forme achevée, et le modèle qu’il a désormais à dépasser - voilà ce que fut essentiellement le mouvement français de mai 68, voilà déjà sa victoire ». Ensuite c’était également « la critique généralisée de toutes les aliénations, de toutes les idéologies et de l’ensemble l’organisation ancienne de la vie réelle (…) Dans un tel processus, la propriété était niée, chacun se voyant partout chez soi. Le désir reconnu du dialogue, de la parole intégralement libre, le goût de la communauté véritable, avaient trouvé leur terrain dans les bâtiments ouverts aux rencontres et dans la lutte commune (…) Le mouvement des occupations était évidemment le refus du travail aliéné ; et donc la fête, le jeu, la présence réelle des hommes et du temps. Il était aussi le refus de toute autorité, de toute spécialisation, de toute dépossession hiérarchique : le refus de l’État et, donc, des partis et des syndicats aussi bien que des sociologues et des professeurs de la morale répressive et de la médecine ».

 Mai 68 fut ceci et cela, en même temps et intimement liés. Nous sommes loin des tombereaux d’insanités déversés par quelques uns de ceux, je donnerai plus loin quelques exemples, qui vont s’efforcer de dénaturer, dévaloriser, déprécier, disqualifier Mai 68. En regard de l’évolution de ceux qui, dans un premier temps, vont vouloir récupérer les dits « événements » pour les faire rentrer dans leur grille de lecture idéologique, reprenons ce qu’écrivaient en 1969 les situationnistes sur le gauchisme. Dans « Le commencement d’une époque » ils adressent une volée de bois vert aux groupuscules d’obédience trotskiste et maoïste en relevant leur rôle de porte-à-faux en Mai 68, leur volonté malgré tout de ménager les bureaucraties syndicales et staliniennes, leur propension à courir après un mouvement « bien plus extrémistes qu’eux », leurs « illusions pseudo-stratégiques », leur incapacité à comprendre Mai 68 alors qu’ils parodiaient « de la manière la plus malheureuse toutes les formes de révolution du passé ». Le Mouvement du 22 mars (et Cohn-Bendit) bénéficie d’un traitement particulier. Moins suspect de ménager le PCF et les syndicats, ce groupe néanmoins combine « presque toutes les tares idéologiques avec les défauts du confusionnisme naïf ». L’ultra-gauche n’est nullement épargnée, bien au contraire en raison de ses archaïsmes économistes et de son incapacité à comprendre la profonde nouveauté de Mai 68.

 Il y a une dimension polémique indéniable dans ces derniers constats. Cependant cette critique, déjà à l’oeuvre dans les numéros précédents de la revue L’Internationale Situationniste, constituera en quelque sorte le socle à partir duquel on traitera, durant les années 70, du gauchisme et des gauchistes (du trotskisme au maoïsme en passant par tous les avatars du léninisme ou du spontanéisme) dans des milieux qui ne se réclamaient pas toujours des théories situationnistes, mais qui sur ce plan-là savaient au moins de quoi il en retournait. Par conséquent, pour tout ce qui concerne les bureaucrates gauchistes qui se feront ensuite un nom eu égard à leurs « états de service » durant les événements, le ver était déjà dans le fruit en Mai 68. Ou bien, pour reprendre une autre formule, ces messieurs ont ensuite échangé une erreur contre une autre. On peut reconnaître que la seconde possède un caractère de gravité plus évident. Ce qui peut varier d’un cas à l’autre, mais n’anticipons pas.

 Mai 68, pour compléter le tableau, relie dans le droit fil des révolutions passées l’ancien et le nouveau. Les barricades, tout en représentant « matériellement » la réponse la mieux adaptée à l’occupation d’un terrain urbain, ou encore à la violence de la répression policière, symbolisaient les luttes du passé et en constituaient la mémoire vivante. On ne dira jamais assez combien les gens se sont parlés dans les rues de Paris et d’ailleurs tout au long des journées de mai. Des groupes de personnes se formaient spontanément pour discuter et débattre de différents aspects du mouvement en cours, des solutions qui pouvaient être ici ou là envisagées, mais aussi de leurs aspirations à vivre dans une autre société, plus libre, plus juste, plus fraternelle. Chacun ne l’entendait pas bien entendu de la même oreille, mais d’aucuns, parmi ces parleurs-là, s’étonnaient de tenir un discours qu’ils auraient été bien en peine de soupçonner un mois plus tôt. Et puis en mai et juin 1968 on hospitalisa beaucoup moins qu’à l’ordinaire en milieu psychiatrique.

 Mai 68, en raison de sa brièveté, fut plus un moment révolutionnaire qu’une véritable révolution. Mais il en ranima et raviva l’idée dans une France qui, écrivait-on en avril 68, s’ennuyait. Les murs prenaient la parole : « L’imagination prend le pouvoir », « Soyez réaliste, demandez l’impossible », « Ne travaillez jamais », etc. L’anarchie et le drapeau noir étaient également de retour sur le pavé de Paris, de Lyon, de Marseille, de Toulouse, de Nantes, de Strasbourg et d’ailleurs. Deux faits méritent d’être rapprochés. Les surréalistes furent les premiers à intervenir (à l’extérieur du mouvement étudiant, je précise) dés le 3 mai avec le tract « Pas de pasteurs pour cette rage ! ». Quelques jours plus tard, Aragon, descendu dans la rue comme si de rien n’était (comme si Georges Marchais n’avait pas écrit le 3 mai dans L’Humanité un article, « De faux révolutionnaires à démasquer », que la postérité retiendra), sera accueilli par les manifestants aux cris de « Vive le Guépéou et Staline notre père à tous ! ».

 Mai 68, on l’oublierait, donna un large écho à une critique encore inédite : celle de la « société de consommation ». C’est certainement, avec la remise en cause de l’autorité sous toutes ses formes, celle également des valeurs les plus traditionnelles, ce qui relie les différents mouvements de contestation apparus en 1968 dans la plupart des pays dits développés. On ne saurait dire un mot sur ce type de critique sans préciser qu’en France, durant la décennie 1958-1968 (malgré ou en dépit des archaïsmes du pouvoir gaulliste que souligneront d’une lumière crue les « événements » de 68), la société s’était profondément modifiée en raison du processus de modernisation en cours, transformant un monde encore tributaire de traditions diverses en une « société de consommation » (ou « société marchande ») qu’illustrent le développement exponentiel du parc automobile et de l’électro-ménager, le passage de la réclame à la publicité, la présence d’un téléviseur dans chaque foyer, ou encore la bétonisation de l’espace urbain et l’apparition d’une « culture jeune » transformant les adolescents en consommateurs. Tandis que, parallèlement, s’accroissait la rationalisation du travail qui se traduisait dans la grande industrie par une généralisation du travail à la chaîne. Le monde agricole, du moins dans certains secteurs, n’échappant pas à phénomène de rationalisation même si l’émergence d’une agriculture productiviste, soutenue par la FNSEA, était plus à mettre au « crédit » des années 1950.

 Donc on ne peut comprendre Mai 68 sans indiquer que pareil moment historique traduisait dans les actes, à la fois l’insatisfaction des « laissés pour compte » de la « société de consommation », mais plus encore - nous revenons à la spécificité de Mai 68 - l’insatisfaction de ceux pour qui le bonheur tel qu’il s’affichait sur les murs des villes s’avérait illusoire : qu’il s’agissait d’une nouvelle forme de conditionnement ou d’aliénation. Une telle contradiction, entre deux types d’insatisfaction qui a priori ne se recoupaient pas, a pu être dépassée en mai 68 dans la mesure où durant ce moment révolutionnaire tous finissaient par s’accorder sur l’essentiel : un tel monde devait disparaître. Mais cette spécificité ne peut s’expliquer sans faire l’économie du processus de modernisation des années 1960, de l’émergence de cette « société de consommation » ou « marchande », et parallèlement de la pensée résolument critique qu’une telle société générait (en se limitant aux noms d’Henri Lefebvre et d’Herbert Marcuse, et à la mention de Socialisme ou Barbarie ou de l’Internationale Situationniste). C’est la raison, comme on le verra plus loin, pour laquelle les penseurs qui réviseront Mai 68 à partir des années 1980 occultent ce processus-là, pourtant fondamental pour la compréhension de Mai 68. Pour eux les « événements » sont LE point de départ et nullement la conséquence, négativement parlant, de ce qui les a précédés.

 Ce que l’on appellera « l’engagement politique » de Maurice Blanchot (sachant que pareille « sensibilité » se trouvait déjà exprimée au lendemain de la Libération dans un article consacré au surréalisme) date de la création de la revue 14 Juillet en 1958. Fondée par Dionys Mascolo et Jean Schuster (avec la collaboration des surréalistes, de Daniel Guérin, Maurice Nadeau, Robert Antelme, Claude Lefort, Louis-René des-Forêts), elle appelle à lutter contre l’arrivée au pouvoir de De Gaulle en déclarant « illégal » son gouvernement et « usurpateur » le général. Blanchot participe au second numéro avec un court article, « Le refus ». Une référence qui va devenir comme une sorte de signature pour l’écrivain. Il s’agit là de l’un des plus beaux textes jamais écrit sur l’impérieuse obligation qui nous est faite dans certaines circonstances de refuser : de manière absolue et catégorique. D’ailleurs six ans plus tard Marcuse citera « Le refus » dans sa conclusion à L’homme unidimensionnel. (et en 2017 le collectif « Lundi matin » le reproduira en évoquant « un bel hommage à ceux qui refusent l’état des choses sans dire immédiatement pourquoi et à qui le refus simple et sans concession donne parfois la force d’une affirmation »). Auparavant Blanchot avait été le principal rédacteur de la « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » (le Manifeste des 121), puis, dans la continuité, il tente avec d’autres écrivains d’impulser une Revue Internationale qui restera à l’état de projet. Enfin, pour en venir à ce qui nous occupe, Blanchot est l’un des membres fondateurs (avec Antelme, Bounoure, Des Forêts, Duras, Leiris, Nadeau…) du Comité d’action étudiants-écrivains constitué le 18 mai 1968. Ce Comité, installé un premier temps à la Sorbonne, publie en mai et juin des déclarations collectives et des articles non signés. Il fait également paraître un bulletin en octobre 1968. Un « Bilan » en juillet 1969 clôt cette activité.

 On a pu constater en 1998, à l’occasion de la publication du numéro 33 de la revue Lignes, « Avec Dionys Mascolo, du Manifeste des 121 à Mai 68 » (attribuant à chacun des auteurs la paternité des articles anonymes du Comité), l’importance autant quantitative que qualitative de la participation de Maurice Blanchot au sein de ce collectif. Et encore, l’ouvrage de Jean-François Hamel (Nous sommes tous la pègre : les années 68 de Blanchot ), sorti en janvier 2018, renchérit sur cette participation en dehors même du Comité. Blanchot est le principal rédacteur d’une déclaration publiée dans Le Monde le 10 mai 1968 (« Il est capital que le mouvement des étudiants oppose et maintienne une puissance de refus », signé par une trentaine d’intellectuels). Tout comme il s‘avère être l’unique rédacteur d’une autre déclaration datant du 18 juin 1968 (également publiée dans Monde et signée par une centaine d’écrivains, d’artistes, de comédiens) : dans ce détournement de l’Appel du 18 juin les signataires, à l’instar des « 121 » du Manifeste, s’engagent « à défier la loi pour soutenir les groupes révolutionnaires frappés par le décret de dissolution ». Pour qui l’ignorerait, signalons que cet homme de plus de 60 ans, en mauvaise santé, était présent dans les rues de Paris lors des manifestations de mai-juin, y compris lors de la nuit du 10 et 11 mai.

 Parmi ce corpus de textes rédigés anonymement dans le cadre du Comité on distingue les courts articles écrits « à chaud » en mai-juin 68, qui sont des textes d’intervention politique, des tracts ; de ceux bénéficiant d’un certain recul (octobre et décembre 1968), donc en mesure d’analyser les « événements » ; ou se livrant (avec « Sur le mouvement », qui date de décembre) à un premier bilan de Mai 68. Dans ce dernier texte, Blanchot indique « que dans cette action, dite étudiante, jamais les étudiants n’ont agi comme étudiants mais comme révélateurs d’une crise d’ensemble, comme porteurs d’un pouvoir de rupture mettant en cause le régime, l’État, la société. L’Université n’a été qu’un point de départ ». Puis il enchaîne sur les « forces et faiblesses » du mouvement tout en s’inscrivant en faux contre un prétendu « échec de mai ». Là Blanchot parle de révolution : « Le mouvement de mai a été la RÉVOLUTION dans la fulgurance et l’éclat d’un événement qui s’est accompli et, en s’accomplissant, a tout changé ». Une révolution qui ne ressemble à aucune autre : « Plus philosophique que politique ; plus sociale qu’institutionnelle ; plus exemplaire que réelle ; et détruisant sans rien de destructeur, détruisant, plutôt que le passé, le présent même où elle s’accomplissait et ne cherchant pas à se donner un avenir, extrêmement indifférente à l’avenir possible, comme si le temps qu’elle cherchait à ouvrir fût déjà au-delà de ces déterminations usuelles ». Cependant Blanchot ajoute, à intention de ceux qui ne verraient là qu’une « mystique de la révolution », des précisions d’ordre factuel sur le déroulement des « événements ». Enfin, revenant sur la spécificité de Mai 68 Blanchot précise que « toute la force d’originalité de cette révolution, c’est de ne fournir aucun précédent, aucune assise et pas même celle de sa propre réussite, puisqu’elle s’est rendue elle-même impossible comme telle, ne laissant que cette trace qui, à la manière de l’éclair, divise tout, ciel et terre, PLUS RIEN NE SERA COMME AVANT. Penser, agir, organiser, désorganiser ; tout se pose en d’autres termes, et non seulement les problèmes sont nouveaux, mais la problématique elle-même est changée. en particulier, tous les problèmes de la lutte révolutionnaire, et d’abord de la lutte de classe, ont pris une forme différente ».

 Il y a là également, osons le mot, une « dimension spirituelle » qui ne fut pas absente de Mai 68 (qui n’est pas sans entrer en correspondance avec ce que j’ai appelé « mystique révolutionnaire »). J’évoquais plus haut un différend entre l’Internationale situationniste et le Comité étudiants-écrivains. Dionys Mascolo, dans un article non signé du Comité, avait relevé en termes critiques l’activé des situationnistes, et ceux ci répondirent dans le numéro 12 de la revue sur le mode polémique habituel. Mais à aucun moment les derniers ne citèrent Blanchot. Il parait préférable d’avancer cinquante ans plus tard (en 1991 déjà, Guy Debord dans une lettre à Annie Le Brun indiquait, au sujet des relations jadis conflictuelles entre situationnistes et surréaliste : « les circonstances, sans doute regrettables, qui ont pu autrefois nous tenir éloignés, par attachement à des nuances ou, mieux, à des personnes, mais considérant ce qui est advenu depuis… », etc.) que les situationnistes d’un côté, Maurice Blanchot de l’autre, chacun dans leur registre, traduisent parmi d’autres certes, mais plus que d’autres ce qu’il convient de retenir aujourd’hui de Mai 68. On ne peut, pour conclure là dessus, passer sous silence que l’on reprocha ensuite aux situationnistes leur indéfectible optimisme révolutionnaire en 68 et durant les années suivantes. Plus récemment on a reproché à Blanchot son « goût immodéré pour la violence » dans ses textes de mai-juin 68, ainsi que son intention de vouloir liquider la littérature. Blanchot dans l’article « Tracts, affiches, bulletin » oppose il est vrai les formes d’expression écrites nées du mouvement révolutionnaire de mai à la « clôture du livre ». Mais c’est quelque chose de l’ordre d’une utopie qu’il exprime aussi. Laquelle n’est pas sans entrer en résonance avec la réflexion théorique, sur le plan littéraire, que Blanchot poursuivait durant les années 60 (en particulier le thème de « l’absence de livre » décliné dans les pages de L’entretien infini). Par conséquent, contrairement à ce qu’affirment ses détracteurs, le Blanchot soixante-huitard était en parfaite osmose avec le Blanchot critique littéraire.

 


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L’évolution de la société certes dans un second temps (après l’effervescence de la période 1968-1975, voire des années suivantes) n’a pas répondu à nos attentes, celles des changements radicaux que Mai 68 laissait espérer. Et davantage encore par la suite. Même si beaucoup, d’une génération à l’autre, sont rentrés dans le rang, Mai 68 est resté un « horizon d’attente » pour d’autres. C’est d’une certaine façon ce que j’exprimais en mai 1998, en écrivant puis diffusant le tract suivant :


MAI 68, TRENTE ANS APRÈS

 Trente ans plus tard, Mai 68 fait de nouveau la une de l’actualité. Les médias s’en donnent à coeur joie : c’est à qui renchérira sur l’événementiel, le spectaculaire, voire l’anecdotique. Derrière ces images complaisantes, tellement reproduites qu’elles finissent par perdre toute signification, il importe de rappeler ce que fut réellement ce printemps-là.

 Cette grève générale, la plus importante qui ait jamais arrêté l’économie d’un pays industriel, se trouvait amplifiée par un mouvement d’occupation sans précédent. L’usage de la démocratie directe redonnait du sens au projet révolutionnaire. L’imagination avait pris le pouvoir parce que la poésie était descendue dans la rue. Les gens parlaient : le plaisir retrouvé du dialogue, le goût d’une véritable communauté, et la volonté chez chacun d’écrire sa propre histoire débouchaient sur une critique généralisée des idéologies, du processus d’aliénation et de l’organisation de ce monde. Mai 68 fut cette fête où l’on refusait toute autorité, toute enrégimentation, toute spécialisation. Refus également des partis et des bureaucraties syndicales, tout comme du mensonge stalinien, de la morale répressive et du travail aliénant. En cela mai 68 fut libertaire.

 Trente ans après, qui commémore quoi ? « Notre » belle jeunesse ? Des illusions perdues ? Un printemps sans avenir ? C’est même devenu la référence obligée de tous ceux qui, faute d’avoir du « révolutionner » le monde, le gèrent maintenant au mieux de leurs intérêts (et ce ceux qui les emploient). On peut à la fois cracher sur ses « idéaux passés » et exhiber complaisamment quelque fait d’arme datant des « événements ». Il y a belle lurette que ces contestataires-là se sont recyclés dans les médias, la publicité, la haute administration ou au parti socialiste. Nous leur laissons cette commémoration, cet enterrement de première classe, ce cadavre que la famille, comme les croque-morts, ressortent tous les dix ans en se félicitant de l’avoir échappé belle.

 L’époque a changé, nous dit-on. S’il est vrai que la montée de l’extrême-droite, l’existence de millions de chômeurs, la destruction de certaines des bases biologiques de la vie, et le processus de liquidation du prolétariat ne le démentent pas, faut-il pour autant désespérer de Mai 68 ? N’accuse-t-on pas la culture anti-autoritaire de l’après 68, ses utopies, et même un goût de la transgression hérité de ces années-là d’être grandement responsable de cette crise du « lien social » à laquelle sont directement confrontés ceux qui à des titres divers se trouvent investis de charges et de responsabilités éducatives. Voilà la vraie nouveauté de ce trentième anniversaire : si l’école se délite, les banlieues explosent, et que la famille ne joue plus son rôle, c’est la faute à Mai 68 !

 Cela ne nous rend pas spécialement heureux d’être les hommes d’un temps d’une telle médiocrité historique. Mais en quoi ce monde-là serait-il davantage supportable ou réformable que celui contre lequel nous nous insurgions voilà trente ans ? Si la lettre porte parfois à discussion, l’esprit de ce printemps-là doit encore être invoqué pour insuffler toute activité critique digne de ce nom. Aujourd’hui, comme hier, il nous faut refaire l’entendement humain. Il n’existe pas d’autre façon de célébrer Mai 68.


 Ce tract se référait explicitement à l’évolution de ceux, anciens contestataires, qui s’étaient recyclés dans différentes sphères du pouvoir. Tout comme il relevait une tendance déjà à l’oeuvre en 1998 : rendre Mai 68 responsable de tous les dysfonctionnements de type sociétal, dans les domaines de l’éducation et de la famille principalement. Je vais rester avec les premiers. Il sera temps ensuite d’aborder le second aspect sous l’angle d’un révisionnisme propre à Mai 68.

 On l’a maintes fois observé durant les deux dernières décennies du siècle précédent : Mai 68 a régulièrement fait l’objet d’une confiscation par les « anciens combattants de Mai 68 » évoqués dans le tract. La parution en 1987 du premier volume de Génération (« Les années de rêve »), de Patrick Rotman et Hervé Hamon, initie en quelque sorte un genre qui, sous les formes biographique, autobiographique, ou de l’essai, voire du pamphlet, va périodiquement constituer un événement éditorial, ou alimenter les pages « dossier » des presses quotidienne, hebdomadaire, ou mensuelle, ou encore des débats radiophoniques et télévisés (voire de documentaires donnant l’occasion de revoir les mêmes images d’archives). Les principaux protagonistes de cette saga figurent d’ailleurs en bonne part parmi les « sources » indiquées à la fin du second volume de Génération (« Les années de plomb », paru en 1988 lors du vingtième anniversaire de mai 68), et immanquablement dans l’index recensant les personnages cités dans les deux volumes.

 On pouvait, en entrant dans le détail des témoignages recueillis, relever l’attitude complaisante de ces anciens chefaillons gauchistes - reconvertis brillamment dans le journalisme, les grands corps de l’État, la finance, ou la politique politicienne - se remémorant sur le mode parfois nostalgique, souvent ironique, leurs faits d’armes passés, leurs différends groupusculaires, ou leur amusement voire leur hilarité lorsqu’ils exhumaient tel souvenir, ou se souvenaient de telle anecdote. Commémoration est le mot que l’on retiendra puisque la parution du premier volume de Génération précédait le vingtième anniversaire de Mai 68. Le premier et non le dernier à faire figure d’événement médiatique. Le trentième anniversaire le surpassa même du point de vue de l’écho recueilli. Je ne m’attarderai pas sur l’évolution de quelques uns des protagonistes de Mai 68 devenus les héros de la saga Génération (de Cohn-Bendit à Geismar, en passant par Castro, Glusckmann, July, Krivine, Le Dantec, Victor, Weber, Kouchner…) : elle est bien connue, et il n’est pas nécessaire de la rappeler. On se contentera juste d’ajouter que les anciens maoïstes sont mieux représentés dans cet inventaire que ceux ayant jadis milité dans les groupes trotskistes.

 Il parait curieux que la « théorisation » d’une telle évolution soit venue très tard, en 2009 avec la parution de L’arrogance du présent du philosophe et linguiste Jean-Claude Milner. On ne sait pas s’il faut plutôt dire « trop tard », ou alors émettre l’hypothèse qu’une telle réflexion ne pouvait pas être menée quinze ou vingt ans plus tôt. Il semblerait que l’ouvrage de Milner, malgré les raisons invoquées par l’auteur, soit une réponse implicite à Badiou (même si Milner n’en dit mot). Pourtant par delà cet éventuel règlement de comptes tardif, la réponse argumentée d’un ancien militant de la Gauche Prolétarienne ayant tourné casaque (Milner) à l’un de ses compagnons de route maoïste, resté lui droit dans ses bottes communistes (Badiou), L’arrogance du présent, livre qui traite principalement de Mai 68 et du gauchisme (celui ci néanmoins confondu avec la seule GP), contient des pages que l’on qualifiera d’originales et d’insolites si on les compare aux habituels écrits des anciens gauchistes sur la question. Une originalité qui certes n’hésite pas à prendre l’histoire à contre-pied ou à s’en affranchir. C’est vouloir dire que les analyses de Milner ne résistent pas toujours à l’examen des faits. Je passe sur le détail qui comporte maints aspects burlesques pour en venir à l’une des thèses de L’arrogance du présent, je veux parler de celle que j’ai plus haut évoqué au début de ce paragraphe.

 Donc Jean-Claude Milner entend justifier le revirement des intellectuels gauchistes (principalement maoïstes), et parmi ces derniers prioritairement ceux qui s’en vinrent grossir durant la seconde moitié des années 70 les rangs des « nouveaux philosophes ». Ce qui n’a rien ici d’original : on l’a souvent lu ou entendu durant la même période et la décennie suivante. On distinguera ceux qui disent « je me suis trompé », les plus nombreux, qui deviennent généralement les meilleurs avocats d’une société jadis vouée aux gémonies ; de ceux pour qui « c’est le monde qui a changé » : ces derniers, plus retords, laissent entendre qu’ils sont restés les mêmes mais que l’on ne doit plus compter sur eux pour défendre des idées devenues obsolètes ou irrecevables compte tenu de l’évolution de notre monde. L’argumentation de Milner concerne plutôt le premier cas de figure. Elle relève d’une analyse, en quelque sorte généalogique du gauchisme, qui aurait pour objectif de délivrer la théorie de cette notion de « revirement » en se servant de la double casquette de linguiste et de philosophe. Ainsi Milner part d’une critique du gauchisme « empêtré dans les marécages de l’héritage marxiste et des mensonges du maoïsme » pour faire ressortir en réaction, et sur le mode paradoxal qu’on lui connait, la « loyauté » de ceux (il cite Glucksmann, BHL et ses anciens compagnons de la Gauche prolétarienne) qui n’ont pas voulu se taire là-dessus et qui se sont opposés « à eux mêmes un démenti ». Milner exprime d’une façon que certains qualifieront « élégante » et d’autres « emphatique » une banalité : ces loyaux personnages se sont tout bonnement trompés. Mais la théorisation annoncée est encore à venir. Habilement Milner renverse les termes de la question en avançant : « Qui se refuse au démenti de soi, ne sait pas ce qu’est la vérité ». Sauf que cette habileté-là ne risque de convaincre que ceux qui usèrent et abusèrent de ce « démenti de soi ». C’est aussi prendre de très grandes libertés avec la « vérité » au point de lui faire dire le contraire, ou presque, de ce qui en est. Pour aggraver son cas Milner ajoute dans la foulée : « qui recule avec effroi devant la renégation, ne sait pas ce qu’est l’affirmation ». Là notre linguiste pousse le bouchon un peu trop loin. On subodore chez lui l’intention d’opérer un renversement de sens qui doterait le mot « renégat » d’une signification positive. Ici les intellectuels concernés peuvent relever la tête, fièrement : non content de les absoudre Milner leur tresse de surcroît une couronne de laurier !

 Mais ce n’est pas tout. Il faut maintenant citer plus longuement Jean-Claude Milner pour connaître le fin mot de l’histoire : « Ainsi ai-je, durant des décennies, répondu à des convocations successives ; Mai 68 fut l’une d’entre elles, le gauchisme en fut une autre ; je pourrais y ajouter la linguistique structurale, le marxisme althussérien, Lacan, Chomsky, le nom juif. Ces convocations étaient toutes absolues et elles étaient radicalement hétérogènes les unes aux autres. Plus exactement, elles n’avaient d’intérêt que par leur hétérogénéité et leur propension à s’exclure mutuellement. Si je prends en compte leur succession chronologique, un ordre logique en émerge, d’autant plus valide qu’il dépend du hasard ; chaque conviction permettait en effet d’élucider les précédentes, dans la mesure où elles en exposait une ou plusieurs insuffisances ; chacune affirmait sa force et sa légitimité, dans la mesure où elle faisait de l’infidélité un devoir ; chacune se soumettait par avance pour elle-même à cette loi d’abandon ». Je complète les lignes précédentes, extraites de l’introduction de L’arrogance du présent, par les suivantes, plus polémiques : « Ceux qui ont vécu dans le dernier tiers du XXe siècle, ceux qui se sont efforcés d’y agir et de parler dans la langue dont ils disposaient, ceux là n’ont qu’une obligation au seuil de la vieillesse ; elle s’analyse en deux commandements : ne pas devenir stupide et ne pas inciter autrui à la stupidité. J’observe que plusieurs de mes contemporains se dérobent à l’un ou l’autre de ces commandements, quand ce n’est pas aux deux. Pour excuser leurs manquements, ils invoquent souvent la fidélité ; ils ne font au vrai que ressasser leur décrépitude. Pour ma part je choisis la voie contraire et ne compte pas fléchir. Mon présent est à venir ».

 Rien n’obligeait Jean-Claude Milner à revenir sur ce passé déjà lointain. D’autres intellectuels, appartenant à sa génération, ayant un itinéraire comparable au sien, s’étaient exprimés sur cette question vingt ou trente ans plus tôt en la considérant alors réglée. Milner y revient sur le tard en invoquant « l’infidélité » (devenu un concept) pour mieux confondre ceux qui entendraient rester fidèles aux idées de leur jeunesse. L’infidélité, martèle notre linguiste, garantit la vérité et rend justice à la pensée. Elle préserverait même, à l’en croire, de la stupidité. Une telle volonté de procéder ainsi par « convocations successives » ayant vocation à « s’exclure mutuellement » (chacune d’entre elles se trouvant légitimée dés lors que l’infidélité devient la règle) renvoie à un exemple littéraire du XIXe siècle bien connu, devenu depuis un type universel : celui de Bouvard et Pécuchet. Si Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir on pourrait en dire autant de Milner avec les deux personnages du roman de Flaubert. L’association faite, on appréciera à sa juste valeur l’assertion milnérienne selon laquelle cette défense et illustration de l’infidélité préserverait de la stupidité quand on sait que Bouvard et Pécuchet représentent, avec toutes les nuances que l’on voudra, la bêtise selon Flaubert. D’abord ridicules, Bouvard et Pécuchet, vers le milieu du récit, apparaissent plus complexes, voire pathétiques. Une phrase de Flaubert le traduit bien : « Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer ». Nous n’avons pas quitté Jean-Claude Milner, n’est ce pas.

 Citer des exemples contraires, ceux à l’inverse d’une « fidélité » (même si cette terminologie n’est pas tout à fait satisfaisante, et que les noms qui me viennent à l’esprit ne sont nullement ceux auxquels pense Milner) nous éloignerait de notre sujet. Cependant le mot fidélité, pour justement revenir à Mai 68, me convient. Il n’est pas inutile d’ajouter que les critiques les plus acerbes adressées à l’auteur de ces lignes depuis la création de « L’herbe entre les pavés » sont venues de personnes qui, sans pour autant reprendre la lettre du modèle milnérien, en retenaient l’esprit : cela pour tancer chez lui quelque chose s’apparentant à une « fidélité ». Tout comme je reprendrais volontiers ce mot pour évoquer Breton, ou Bataille, ou Debord. Mais ceci est une autre histoire.

 


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 Après le temps de la « confiscation » de Mai 68 vient celui de la « révision » : la partie suivante y sera entièrement consacrée. Elle gagne à être introduite par un commentaire préalable sur un ouvrage publié en 1983, L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain. Son auteur, Gilles Lipovetsky, fait partie de ces penseurs qui au début des années 1980 entendent se colleter, dans des travaux à caractère philosophique ou sociologique, avec ce que l’on rapporte en terme de « nouvel air du temps ». Je ne discuterai pas ici les thèses de cet ouvrage sinon pour dire que l’on peut accepter quelques unes des analyses de Lipovetsky, quant aux formes prises ici ou là par cet individualisme contemporain, sans pour autant adhérer à la vision du monde qui nous est par ailleurs proposée, et encore moins aux conclusions de l’auteur. Lipovetsky par exemple va jusqu’à écrire que « l’individualisme contribue désormais à abolir l’idéologie de la lutte des classes » (laquelle, bien entendu, devient idéologique sous sa plume). C’est prendre ses désirs pour des réalités. Pour revenir à notre sujet citons les lignes suivantes : « Les journées de mai (…) reproduisent moins le schéma des révolutions modernes fortement articulées autour des enjeux idéologiques qu’elles ne préfigurent la révolution postmoderne des communications ». D’où la volonté chez Lipovetsky de relire et de réinterpréter les « événements » pour les enrôler sous la bannière de « l’individualisme contemporain ». Même si les thèses de L’ère du vide, abondamment commentées durant les sinistres années 1980,ont depuis fait long feu, la fable d’un « individualisme » propre à Mai 68 sera néanmoins reprise par d’autres, Nous aurons l’occasion d’y revenir. Cependant nous n’en avons pas terminé avec Lipovetsky et Mai 68, puisque trois ans plus tard notre auteur y revient dans un numéro de la revue Pouvoirs. Il y écrit que « sous le signe de la révolution « l’esprit de Mai 68 » ne faisait que prolonger la tendance pesante de la privation des évidences (…) Non seulement l’esprit de Mai est individualiste mais il contribue à sa manière (…) à accélérer l’avènement de l’individu narcissique contemporain, dépolitisé et réaliste, flottant et apathique, largement indifférent aux grandes finalités sociales et aux combats de masse ».

 On croit rêver : comment aligner autant de contre-vérités en si peu de lignes ! De quoi ajouter Lipovetsky à la liste de ceux qui n’en finissent pas d’exorciser à travers Mai 68 l’aversion, même rétroactive, que leur inspirent les « événements ». La rage dont se trouve accusé le beau mois de mai s’appelle ici « individualisme ». Non, l’esprit de 68 n’a pas grand chose à voir avec ce que peuvent écrire les Lipovestsky et consort. Il désigne ce en quoi par la suite Mai 68 s’est trouvé incarné, illustré, exemplifié dans des actions, des activités, des oeuvres qui n’auraient pas ce caractère exemplaire sans le précédent du printemps 68. Citons en quelques unes pour les seules années 69 et 70.

 Le 10 mars 1969, en fin de journée, la statue de Charles Fourier était remise place Clichy sur son socle. Il s’agissait de la réplique, en plâtre, mais finement bronzée, de la précédente (datant de 1899) déboulonnée presque trente ans plus tôt par les nazis. Une plaque gravée à la base de la statue désignait les auteurs de ce « rétablissement » : « En hommage à Charles Fourier, les barricadiers de la rue Gay Lussac ». Le lendemain trente gardiens de la paix, aidés d’une grue, furent mis à contribution pour remettre le socle à nu. Neuf ans plus tôt, suite à la proposition d’un conseiller municipal parisien, un certain René Thomas, exhortant le préfet de la Seine à faire disparaître le socle même où reposait jusqu’en 1942 la statue de Charles Fourier, André Breton adressait une vigoureuse protestation au journal Combat. Les lignes suivantes, extraites de ce courrier (« Ce M. René Thomas vit, en effet, en plein accord « avec son époque », celle qui livre ce soir Paris aux bandes fascistes sans que les partis de gauche aient envisagé la moindre contre-manifestation ») n’ont pas été publiées par Combat.

 Le 15 janvier 1970 sortait à Paris le premier film d’Alain Tanner, Charles mort ou vif. Ce film narre la rupture d’un industriel suisse, Charles Dé, avec son milieu social, puis la lente et inexorable progression, autant jubilatoire, critique, qu’exemplaire de Charles vers son destin de déserteur social et familial (que l’on finit par enfermer en psychiatrie). Charles mort ou vif pose la question de l’émancipation de manière singulière : la place du sujet émancipateur incombe plus à Charles qu’au couple de marginaux qui l’on recueilli. Tanner l’illustre par un usage de la citation n’ayant pas d’équivalent (Godard excepté) dans le cinéma de l’époque : la fable brechtienne rejoint ici le détournement situationniste. Il se trouva au moins un critique, Philippe Haudiquet, pour écrire que « c’est de Suisse que nous parvient (…) le plus bel enfant cinématographique de mai 68 ».

 Ce même mois de janvier Léo Ferré chante à la Mutualité. Il y crée durant cette série de récitals la presque totalité des chansons du double album « Amour-Anarchie ». Les références à Mai 68 sont présentes dans plusieurs titres de son tour de chant. Mais seuls les bons connaisseurs de Ferré savent qu’une chanson comme Madame la misère (« Ce sont des enragés qui dérangent l’histoire ») avait été écrite - les paroles en tout cas - une vingtaine d’années plus tôt : ce texte figurant dans le recueil Poète vos papiers ! publié en 1956. Cet « esprit de mai » n’étant pas sans antériorité, dira-t-on. Dans un registre équivalent signalons que l’inscription suivante, relevée sur les murs de la Sorbonne en Mai 68 (« Dites toujours non pour le principe, popularisez les luttes du divin marquis »), en hommage à Sade, reprenait un vers, « Avec ceux qui disent non toujours pour le principe », de la chanson Salut beatnik créée l’année précédente (dans un disque de Ferré où l’on retrouvait Ils ont voté, La Marseillaise, Quartier Latin…). Une association moins incongrue que l’on pourrait croire puisque la chanson Écoute moi, présente dans le second des albums « Amour-Anarchie », que l’on avait découverte huit ans plus tôt parmi les poèmes inédits de l’édition Seghers (« Poètes d’aujourd’hui ») consacrée à Léo Ferré, comporte le vers suivant : « Maldoror d’une main et Sade dans le froc ». Ceci pour boucler la boucle (et aussi pour la mise en abîme).

 Je laisse, pour revenir au propos initial, volontairement de côté l’ouvrage (fort commenté à l’époque malgré la médiocrité du pensum) de Ferry et Renault sorti en 1983, La pensée 68, essai sur l’antihumanisme contemporain. Ce livre n’est nullement une analyse de la pensée de Mai 68, comme le titre pourrait le faire accroire, mais une charge contre des auteurs (Foucault, Derrida, Lacan, Bourdieu) accusés plus à tort qu’à raison de « parenté d’inspiration avec le mouvement ».

 

 

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 Mai 68, l’héritage impossible, date de 1998. Son auteur, Jean-Pierre Le Goff, ancien maoïste, un philosophe de formation devenu sociologue, inaugure un genre (les ouvrages de Gilles Lipovetsky n’en étant que les prémices) appelé à connaître un certain succès durant les années à venir : la révision de Mai 68. Si Le Goff relève certains aspects positifs, il retient davantage la dimension négative des « événements » (d’ailleurs l’objet du livre), ce que Le Goff appelle « l’héritage impossible de mai 68 » : qui lui « comporte une remise en cause radicale des symboles de l’autorité, une conception de l’autonomie érigée en absolu, une vision noire de notre histoire ». Sans oublier ce « principe d’individualisme irresponsable » que Le Goff ne cesse d’attribuer à Mai 68. Ceci et cela ayant été transmis « d’une génération à l’autre, passant par une contre-culture transgressive pour aboutir à un nouveau conformisme et à une forme de nihilisme d’affaissement ». Pour résumer, Le Goff établit une distinction entre entre un « gauchisme politique » qui a failli et un « gauchisme culturel » qui a réussi. Cette réussite façonnant « un nouveau modèle de l’individu, totalement autonome et sans racines, sans dette, ni devoir ». Ce discours bien rôdé, que Le Goff ressort depuis 20 ans, lui donne chaque fois que l’occasion se présente de fustiger bille en tête ce sempiternel « individualisme » destructeur, anticipant le consumérisme à venir, que notre sociologue n’en finit pas d’associer à Mai 68 (oubliant, cela n’a rien d’un détail, que la critique de la « société de consommation » venait pourtant de là). Confronté à ce discours, alors qu’on l’interrogeait sur son livre Un arbre en mai, Jean-Christophe Bailly a joliment répondu qu’en Mai 68 ce ne sont pas des clefs de ce genre dont on ressentait le besoin et la nécessité, mais « d’un monde sans serrures ».

 Jean-Pierre Le Goff, qui se réclame de la tradition conservatrice, ne craint pas l’oxymore en se disant « à la fois conservateur et moderne » (et même « social » de surcroît). Ce néo-conservateur à la mode d’aujourd’hui reste cependant tributaire d’un « rapport à la politique » exprimé dans les pages de Mai 68, l’héritage impossible, que l’auteur entend critiquer, voire pourfendre, mais qui se situe à l’intérieur d’un corpus de références qui, mêmes négatives, circonscrivent un mode de pensée limité au gauchisme et à sa critique. Un discours aussi bien rôdé que celui de Le Goff  peut cependant s’avérer proche de la bêtise. En 2014, dans un entretien recueilli par Politique autrement, l’auteur soucieux d’illustrer par un exemple parlant l’un de ses invariants, relatif au fait que nous sommes indéfectiblement, malgré ce que d’aucuns prétendent, les héritiers « des cultures juives et chrétiennes, humanistes et républicaines », n’hésite pas à déclarer : « N’oublions pas, au demeurant, que Rimbaud, élevé au rang d’icône de la révolte et de l’artiste maudit, n’en a pas moins été d’abord un lycéen brillant qui a obtenu des premiers prix des concours académiques de vers et de discours en latin ». Et quand je disais « proche » j’étais indulgent !


 Un an plus tard paraissait Le Nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Eve Chiapello. J’ai déjà commenté cet ouvrage (Dans De certains usages du catastrophisme, sur le site l’Herbe entre les pavés,page 39 à 51 du pdf), et ne reprendrais ici que les propos des deux auteurs sur Mai 68 et sa postérité. Je discutais, voire récusais la thèse centrale de l’ouvrage (« Le nouvel esprit du capitalisme a triomphé grâce à la formidable récupération de la « critique artiste » - celle qui, après Mai 68, n’avait eu de cesse de dénoncer l’aliénation de la vie quotidienne par l’alliance du Capital et de la bureaucratie ») en raison du peu de pertinence du concept de « critique artiste ». J’ajoute que cet ouvrage touffu, foisonnant, s’avère plus nuancé et plus problématique qu’on a bien voulu le dire : à savoir, pour des commentateurs pressés, la capacité du capitalisme de tout récupérer, ou presque tout à la veille du XXIe siècle. Il n’en est pas moins vrai que les deux auteurs ont bien écrit : « Mais c’est aussi, d’autre part, en récupérant une partie des thèmes de contestation qui se sont exprimés au cours des événements de mai, que le capitalisme désarmera la critique, reprendra l’initiative et trouvera un dynamisme nouveau ».

 Boltanski et Chiapello se réfèrent ici aux « Quatrièmes assises nationales des entreprises » d’octobre 1977. Selon eux « Plusieurs centaines d’innovations réalisées dans les entreprises, moyennes ou grandes, au cours de la décennie, marquent, si l’on peut dire, la première manifestation publique de grande ampleur de l’esprit de 68 dans le monde du patronat ». Un propos emblématique du type de révisionnisme qui se met alors en place en cette fin du XXe siècle. Boltanski et Chiapello, depuis pareil constat, vont s’efforcer de confirmer sa validité en entrant dans le détail de ces Assises : par exemple en termes « d’amélioration des conditions de travail » et « d’amélioration du temps de travail ». C’est une évidence que le capitalisme pour se perpétuer doit évoluer, se transformer, y compris en bouleversant les rapports de production, comme déjà Marx l’indiquait dans Le Manifeste communiste. On voit bien, à travers les citations choisies par les deux auteurs,de quelle manière en octobre 1977 le monde de l’entreprise entend ne pas apparaître comme rigide, traditionnel et compassé. Comme on le dirait aujourd’hui « il soigne son image ». Pourtant dans le même chapitre Boltanski et Chiapello insistent sur l’importance des conflits sociaux durant la première moitié des années 70 sans toutefois trop s’attarder sur ce qu’il en résulte : les « avancées » sociales s’expliquant par la pression qu’exercent les salariés dans certains secteurs de l’industrie. Il s’agit de rapports de forces où le patronat doit tôt ou tard lâcher du lest. Comment alors prendre au pied de la lettre un rapport patronal dont l’objectif est de « communiquer » au mieux des intérêts du monde de l’entreprise (ceux-ci, c’est toute la différence avec l’époque précédente, se confondant dans le discours avec ceux des salariés) ? Que vient donc faire là « l’esprit de 68 » ? Nous en revenons au point de départ : sans la béquille de la « critique artiste » le raisonnement des deux auteurs s’effondrerait. On s’étonnera que des esprits pourtant avertis, parmi les commentateurs du Nouvel esprit du capitalisme, aient pu accorder un satisfecit à cette « critique artiste », concept à géométrie variable et peu pertinent. Mais également qu’ils n’aient pas relevé les insuffisances de la « critique sociale » dans les différentes définitions qu’en donnent Boltanski et Chiapello. On ne rappellera jamais assez, dans ces deux registres-là, la phrase de conclusion du discours d’André Breton au congrès en juin 1935 des écrivains de l’A.E.A.R. (discours que les staliniens lui empêchèrent de prononcer) : « « Transformer le monde », a dit Marx ; « changer la vie », a dit Rimbaud : ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un ».


 Jean-Claude Michéa () va encore plus loin dans l’expression de ce révisionnisme  puisque pour lui Mai 68 « a joué un rôle décisif » dans « l’élaboration du capitalisme moderne ». Une première fois dans Orwell anarchiste tory Michéa évoque en Mai 68 « le mythe fondateur de notre modernité ». Ce propos sera repris et développé dans les ouvrages publiés à partir de 2006 par le philosophe au point de devenir l’un des thèmes récurrents de sa « pensée » du moment. L’opération vise à réduire Mai 68 ; d’une part en l’assimilant aux July, Geismar, Cohn-Bendit, Kouchner et compagnie ; d’autre part, en y situant les prémices de l’accomplissement du capitalisme moderne. Pour ce faire Michéa ne prend en compte (à travers ce qu’il appelle « l’aspect dominant de 68 ») que la seule jeunesse estudiantine, voire les nouvelles classes moyennes. Ce cadre posé, Mai 68 devient ce moment où le refus de l’ordre capitaliste à basculé dans l’approbation libérale. Michéa explique ce basculement par, premièrement, le « sens de l’histoire » revendiqué par les insurgés de mai (un « sens de l’histoire » décrit comme un mythe reposant sur l’idée de progrès !) ; en second lieu par l’immoralisme inhérent au libéralisme (en l’opposant à la morale de la common decency). Certes, notre philosophe écrit par ailleurs que Mai 68 « n’a fait que catalyser et précipiter une évolution économique et culturelle dont les racines plongeaient bien plus dans les nouveaux développements du capitalisme de consommation que dans leur « contestation officielle » ». Toutefois il fait suivre cette phrase du constat suivant : « Du reste cette évolution s’est largement reproduite à l’identique dans l’ensemble des pays occidentaux qu’ils aient connu ou non l’équivalent de Mai 68 ». Ici le lecteur un tant soit peu logique peut s’interroger. Si cette évolution s’est reproduite à l’identique dans les pays n’ayant pas connu mai 68 que vient faire ce dernier dans cette galère ? Par conséquent, si je lis Michéa dans le texte, Mai 68 n’a rien à voir avec les nouveaux développements du capitalisme puisque notre auteur nous explique (et insiste même) que cette évolution dans d’autres pays s’est faite en l’absence de tels événements. C’est dire une chose et son contraire. Sauf qu’ici pareille contradiction met particulièrement en lumière la vacuité du raisonnement michéen. Quand en présence de deux phrases, la seconde, censée confirmer la première, en constitue le meilleur démenti nous avons là un exemple flagrant de cette confusion que Michéa élève ici à un niveau rarement atteint.

 Notre philosophe y revient pourtant dans de nombreuses pages de La Double pensée. En particulier à travers un entretien accordé à Radio Libertaire sans être un seul instant interrompu par le gentil interviewer. A côté de l’aspect dit « dominant », largement traité, Michéa évoque un aspect « dominé ». Il se réfère aux « travaux » de Kristin Ross pour distinguer un « mai 68 étudiant » d’un « mai 68 populaire », tout en ajoutant que l’universitaire et journaliste américaine aurait définitivement établi pareille distinction. Il s’agit chez Ross (dans son livre Mai 68 et ses vies ultérieures) d’une proposition parmi d’autres : l’intérêt de cet ouvrage résidant plus dans les nombreux documents exhumés que pour son aspect réflexif. Parlons plutôt d’une auberge espagnole où Michéa choisit le plat qui lui convient de servir au lecteur. N’étant pas à un anachronisme près, il affirme que Daniel Cohn-Bendit invitait en Mai 68 les étudiants parisiens à « célébrer le pouvoir émancipateur de toutes les firmes de déterritorialisation » (ce concept ayant été forgé quelques années plus tard par Deleuze et Guattari). Sur sa lancée Michéa accuse également l’ex Dany-le-Rouge d’avoir incité ces mêmes étudiants à vouloir « abolir toutes les frontières ». On sait qu’il n’en fut rien puisque le pouvoir gaulliste fit savoir de la façon la plus catégorique à Cohn-Bendit qu’il existait bien une frontière entre l’Allemagne et la France ! Plus sérieusement Michéa reprend la distinction faite plus haut pour nier l’existence d’une unité de mai 68. C’est l’un des points sur lequel il insiste le plus : ces deux aspects (« mai 68 étudiant » et « mai 68 populaire ») n’ont jamais coïncidé, prétend-il, ni ne peuvent être reliés par des passerelles. Jusqu'au 10 mai certes, mais ensuite nullement. A croire que Michéa (qui cite Debord de temps à autre) ignore l’article « Le commencement d’une époque ». Ou alors, s’il l’a lu, on en conclura qu’il ne sait pas lire. La séparation faite par Michéa entre deux mai 68, l’étudiant et le populaire (déjà discutable d’un point de vue terminologique), le premier l’ayant selon lui largement emporté sur le second, relève d’une reconstruction arbitraire. Elle alimente la fiction michéenne d’un Mai 68 impulsant un nouvel élan au capitalisme. Ce qui vise à brouiller et à occulter autant que possible la réalité, le sens, et les enseignements des dits « événements » pour fourguer la camelote idéologique la plus susceptible de discréditer ce qu’il conviendrait de retenir de Mai 68.  Plus largement cette fiction s’inscrit dans un processus révisionniste qui tend à faire passer Mai 68 pour son contraire.

 Il paraît utile de s’attarder sur le propos suivant de Michéa, concernant Sarkozy : « Il fallait être un universitaire de gauche pour prendre au sérieux les imprécations de Sarkozy contre mai 68 ». Allons donc ! La droite (voire certains secteurs de la gauche) qui arborait une mine plus que réjouie au lendemain du fameux discours du candidat Sarkozy à Bercy ne les avaient pas pas pris au sérieux ? Et Michéa d’ajouter que dans ce même discours Sarkozy s’en prenait également au culte de l’argent, au profit, à la spéculation, et aux dérives du capitalisme financier. On sait ce que valent de tels propos chez Sarkozy. Mais en quoi invalideraient-ils les imprécations sarkozystes sur Mai 68 ? Celles-ci d’ailleurs ne dataient pas d’avril 2007. Il y avait eu d’autres, auparavant. Mais ces imprécations-là eurent plus de résonance que les précédentes. Au point que des commentateurs prétendirent que Sarkozy avait définitivement enterré Mai 68 à Bercy. Il n’y aurait donc que Michéa à ne pas vouloir « prendre au sérieux » le discours de Sarkozy sur Mai 68 dans l’enceinte de Bercy ? Il y a une explication, bien évidemment. Que disait donc le candidat de l’UMP ce jour-là ? Dans ce discours écrit par Henri Guaino, Sarkozy « parlait Michéa » en reprenant les thèses défendues par notre philosophe sur la délinquance, l’école, l’autorité, les repères éthiques, les valeurs morales, la gauche héritière de 68, le mérite, la famille, etc. Il parait possible, et même vraisemblable que Michea figurait alors parmi les auteurs et penseurs ayant inspiré Guaino.

 Avant d’en finir avec Michéa, la référence suivante, celle d’un livre publié en 1969, valant comme introduction à ce qui suit, nous permet de conclure sur une note bouffonne. Mai 68, cette année-là, avait été pris à partie par deux psychanalystes dans l’ouvrage L’univers contestationnaire (signé André Stéphane, pseudonyme sous lequel se cachaient - on les comprend ! - Bela Grunberger et Janine Chasseguet-Smirgel). Ce titre, le décalque de L’univers concentrationnaire de David Rousset, annonce la couleur. Cet ouvrage s’attarde bien évidemment sur la contestation du discours du « père », identifié comme discours « bourgeois » et même « juif » (ceci afin d’accréditer quelque fondement « antisémite » de Mai 68 !). Je passe rapidement sur les élucubrations des deux analystes sur la « dalle sacrée » ou « le tombeau du père » (ici pour associer contestataires 68 et nazis !) pour en venir au chapitre « L’identification finale à la mère sadique-anale ». Les deux auteures insistent sur l’aspect anti-patriarcal, ou prétendument tel, des théoriciens de Mai 68 (sont cités Lefebvre, Marcuse et Vaneigem) tout en avançant paradoxalement que les contestataires s’en prenaient en réalité à un personnage féminin au sujet duquel il s’agit de prouver qu’on a rien à faire avec lui puisqu’il représente le « mal ». Je ne sais ce que Freud en aurait pensé, ou plutôt on peut le subodorer à travers une remarque prudente des deux auteures sur des méandres psychanalytiques que Freud n’aurait que très peu explorés. Donc, pour « s’efforcer de prouver qu’il n’a rien de commun avec l’image maternelle mauvaise », le contestataire de 68 « se conduira en bonne mère ». Et l’identification réalisée il pourra ainsi « s’attaquer à la mauvaise, c’est à dire à la société bourgeoise capitaliste de consommation ».

 Ces pages burlesques, du moins leur esprit, ont cependant trouvé des lecteurs attentifs parmi les contempteurs de Mai 68. Et parmi ceux-ci Jean-Claude Michéa. Notre philosophe ne cite L’univers contestationnaire dans aucun de ses livres mais il reprend, sous couvert de l’ordre symbolique, la thématique du chapitre « l’identification finale à la mère sadique-anale » (il se réfère à d’autres ouvrages publiés depuis, ceux de Jacques Dalarun et Jean-Pierre Lebrun, qui non sans reprendre cette même thématique ne se hasardent pas pour autant à venir explorer les « méandres psychanalytiques » d’André Stéphane). En tout état de cause elle apporte de l’eau à son moulin puisque Michéa écrit, au sujet de ceux qu‘il nomme « les innombrables militants de l’extrême gauche libérale », qu’ils « ont certainement quelque chose à voir avec le meurtre du père et la soumission parallèle à une mère dévorante ». Des lignes à mettre en relation avec un autre passage de La double pensée où l’inspecteur Michéa, après avoir enquêté sur des formes « matérialistes d’emprise (…) difficiles à reconnaître » parce que « déjà invisibles aux yeux de ceux (ou de celles) qui les exercent », finit par trouver le coupable en la personne de Saint-François d’Assise (fondateur, précise Michéa, d’un ordre voulant réaliser une « égalité absolue » : l’horreur quoi !). Bon dieu, mais c’est bien sûr ! Et notre Bourrel d’occasion de conclure ainsi son enquête : « Il serait peut-être temps de s’interroger sur ce que l’inconscient de la gauche extrême doit à la spiritualité franciscaine et spirituelle ». Tout comme il serait temps de se demander pourquoi ce Michéa, devenu aujourd’hui l’une des principales références de la droite (voire extrême), conserve encore aujourd’hui des partisans à l’autre bord, y compris dans les rangs libertaires !


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 Promu événement éditorial en ce début d’année, le cinquantenaire de Mai 68 se signale par la pléthore d’ouvrages sortis sur le sujet. Il parait difficile de retenir une tendance dans ce corpus post soixante-huitard. On y trouve tout et son contraire : du meilleur au pire, du factuel au réflexif, du témoignage au « travail scientifique », etc. Mai 68 devient une auberge espagnole. Pareille hétérogénéité n’a rien qui puisse étonner à l’aune du phénomène de décomposition / recomposition que l’on observe depuis une dizaine d’années. Nous ne sommes plus dans le registre de la confiscation, ni même celui de la révision, du moins de manière dominante. Voici venu le temps de la dispersion, de la parcellisation, du contingent, voire de la confusion ou de la désinvolture.

 C’est ce dernier mot que l’on retient avec deux témoignages, le premier datant de 2008, le second de 2018. L’on ne sait, pour le premier, s’il faut parler de maladresse ou incriminer un rapport désinvolte à l’histoire avec la phrase suivante (extraite de Terreur et possession, publié par le collectif Pièces et Main d’Oeuvre) : « Quelques nuits d’émeutes, et le retour de l’essence dans les pompes à la Pentecôte 68 suffisent à pacifier un mouvement communément réformiste ». On aurait pu se passer de lire ce propos un tantinet mesquin, plutôt léger, et complètement à côté de la plaque. Mais après tout ne retrouve-t-on pas là l’habituelle rhétorique du courant anti-industriel.

 C’est une autre forme de désinvolture qu’exprime le site Lundi matin (proche du « Comité invisible ») dans l’article « Depuis Paris à nos amis dispersés de par le monde ». Nous avons là une énième variation du thème « Nous entrerons dans la carrière quand nos ainés n’y seront plus » (avec la variante « … quand nous aurons cassé la gueule à nos ainés »). Dans le registre (« Mai 68 on s’en fout. On a fait mieux ») les slogans et graffitis du printemps 2016 relèguent ceux de 1968 dans la rubrique « peut mieux faire ». Même chose pour les émeutes « mieux organisées, mieux équipées ». Et puis « Pas besoin d’AG interminables, pas besoin de meneurs », etc. Cependant le dénigrement s’arrête là. Les rédacteurs reconnaissent dans un second temps, qu’eux, en 2016, n’ont « pas bloqué le pays », qu’ils n’étaient « pas des millions comme en 1968 ». Ce mouvement de balancier amorce un début de réflexion. Le monde en 2018 n’est plus ce qu’il était cinquante ans plus tôt : « Avant il fallait se réapproprier ce qui était là, maintenant il faut en plus casser et réparer ».

 D’où un retour sur Mai 68 moins désinvolte, comme si il importait d’abord de jeter sa gourme avant d’en venir à un bilan contrasté des « événements » de 1968. « Nous, ce qu’on retient de Mai 68, écrivent les rédacteurs, c’est quatre choses. 1) il y avait déjà des « casseurs » à l’époque, mais quand on est assez de casseurs on est plus des casseurs, on est un événement ; 2) on arrive à rien si on ne parvient pas à bloquer le pays ; 3) niveau ravage de la Terre, perte de sens du tout, zombification des gens, aberration de l’ordre social, triomphe de la technocratie et extension du malheur, le capitalisme s’est appliqué à réaliser avec méthode tout ce qui se disait de lui en mai 68 ; 4) puisqu’en 68, en en organisant l’abondance, le pouvoir a récolté l’émeute, il s’est dit qu’en organisant la pénurie il aurait peut-être le calme ». Toute « confiscation » étant bien évidemment ici exclue, Lundi matin rend à Mai 68 ce qui lui appartient (les deux premiers points), puis reprend de manière sibylline (les deux points suivants) le type de discours classé plus haut dans la rubrique « révision ». Est-ce un problème d’expression ou le témoignage du fait qu’on ne serait pas dupe, malgré tout, de ce que signifie ce genre de discours ? Ceci posé, pour finir là-dessus, je partage la conclusion de l’article : « Plutôt que de commémorer 1968, essayons d’organiser un beau mois de mai 2018 », avec tout ce qui pourrait en résulter.


 Le dossier « Mai 68 » confectionné dans les pages du « Monde des livres » du 9 mars 2018 illustre éloquemment ce que j’ai appelé plus haut « dispersion ». En mettant de côté  la recension d’ouvrages qui ne se contentent pas à juste titre de réduire Mai 68 au seul territoire parisien mais de l’élargir à tout l’hexagone, ce dossier prend des allures d’inventaire à la Prévert. On y trouve l’insubmersible Jean-Pierre Le Goff (à travers le seul entretien du dossier : la rédaction retenant comme titre « Mai 68 ne doit pas devenir un mythe fondateur » ), des témoignages d’historiens, des histoires de journalistes, et même un écrivain comme raton laveur.

 Deux articles de ce dossier attirent davantage l’attention. Sous le chapeau « Le printemps contrarié des femmes », Anne Both, l’auteure du premier article (depuis la recension de L’autre héritage de 68. La face cachée de la révolution sexuelle, de Malka Markovich), retient qu’on « voit la subversion dériver jusqu’à rendre des violences légitimes, ce qui conduira certains, dans les années 1970, à faire l’apologie de la sexualité avec les mineurs » (quel raccourci ! et rappelons au passage que jusqu’en 1974 la majorité était fixée à 21 ans). Mais poursuivons : « L’historienne rappelle que nombre d’enfants furent abusés, victimes de « l’exhibition continuelle de la sexualité adulte » ; elle livre des témoignages : attouchement d’un père au moment du bain ou invitation lancée par des parents à leurs enfants à les regarder faire l’amour ». Rapporté ainsi cela parait bien caricatural.  Mai 68, déjà responsable de tant de maux, l’est également, nous indique-t-on, en terme « d’effets pervers de ce qu’on a nommé la « libération sexuelle » ». Comme quoi des discours qui firent florès entre Dutroux et Outreau peuvent opportunément ressortir à l’occasion du cinquantenaire de Mai 68. Une « libération sexuelle » qui, selon Malka Markovich, devient un « produit marketing » et se traduit entre autres conséquences par « l’avènement de la pornographie pour tous ». Cet ouvrage à prétention historique donne comme l’impression que Mai 68 se trouve ici revu et corrigé à travers le prisme « me too » et « balance ton porc ». Ce que l’auteure de l’article traduit par « les illusions qui se dissipent ». Citons cette forte parole d’Anne Both : « L’injonction à être libre pouvant devenir, au fond, des plus aliénantes ». Ceci se trouvant corroboré par un témoignage extrait de l’autre livre recensé (Filles de mai 68, mon mai à moi, mémoires de femmes) : « Et la fameuse libération sexuelle, prônée en 68, cache bien des pièges dont je suis victime, : donjuanisme, peur de l’engagement, non écoute du désir de l’autre sous couleurs de liberté ». Saloperie de Mai 68, quoi ! Mais il faut savoir terminer un article. On ne sera pas trop étonné de trouver rapporté le propos suivant de Malka Markovich (laquelle s’interroge sur le fait que nous soyons passé du Manifeste des 343 salopes en 1971 « qui déclaraient avoir avorté », à celui quarante-deux ans plus tard des 343 salauds de « Touche pas ma pute ! ») puisque Anne Both avait auparavant pris la précaution de préciser : « Un demi siècle après Mai 68, tout est devenu possible effectivement ». Ces hommes, conclut-elle, « entendaient défendre, au delà de tout, la liberté sexuelle. La leur, surtout ». Sans aller jusqu’à dire que Mai 68 fut presque exclusivement une histoire de mecs, c’est néanmoins suggéré.

 Enfin, témoignage pour témoignage, je retiendrai celui de cette jeune ouvrière exprimant  en juin 1968, devant les usines Wonder à Saint-Ouen, sa colère et son désespoir dans la perspective de reprendre le travail, et manifestant bruyamment son refus (« Non je ne rentrerai pas, je ne foutrai plus les pieds dans cette taule, c’est trop dégueulasse ! ») : séquence filmée par des étudiants de l’IDHEC en grève, devenue un court métrage sous le nom de La reprise du travail aux usines Wonder (une séquence qu’Hervé le Roux reprendra plus tard dans son film Reprise). Ce témoignage, qui continue de nous bouleverser cinquante ans plus tard, est l’un de ceux qui expriment au plus près, au plus juste, au plus révolté, la « vérité » de Mai 68 : traduite ici par l’une des innombrables figures anonymes sans qui les « événements » ne seraient pas ce qu’ils ont été Les extrapolations, allégations, insinuations et contre-vérités de mesdames Markovich et Both (et leurs « faux témoins » convoqués pour les besoins de la cause) viennent elles compléter le chapitre « révisionnisme » de Mai 68.

 L’article signé par le responsable des pages du « Monde des livres » traite d’un tout autre aspect de Mai 68 : ici les « événements » sont vus et perçus depuis les avants-gardes littéraires (à travers la recension de Le Mai 68 des écrivains. Crise politique et avant-garde littéraire de Boris Gobille, et Nous sommes tous la pègre. Les années 68 de Blanchot de Jean-François Hamel). Jean Birnbaum donne un compte-rendu favorable de ces deux livres et évoque même les « belles pages » du second. Mais… bémol important, qui finalement prend le pas sur le reste : « Hamel (…) passe un peu vite sur son engagement (celui de Blanchot) à l’extrême-droite dans les années 1930. C’est regrettable. Non parce qu’il faudrait s’en indigner, mais parce qu’il permettrait d’examiner le lien entre l’esprit émeutier de Blanchot à l’époque des Ligues et l’humeur insurrectionnelle qu’il manifeste en 1968 ». Et notre journaliste de citer en exemple l’ouvrage de Gobille, qui lui n’a pas manqué de faire ce lien « entre désir de refouler son passé extrémiste et impossibilité de le forclore » : Blanchot étant le personnage le plus décrié du livre de Gobille qui retient principalement de cette « crise politique » le rôle joué par l’Union des écrivains (ce qui signifie, à mes yeux du moins, que la montagne a accouché d’une souris). En tout cas la messe est dite, d’ailleurs le ton jésuitique de Birbaum est là pour l’accréditer ! On ajoutera messieurs Gobille et Birbaum à la liste des plumitifs qui, sur l’air bien connu des « extrêmes qui se rejoignent », n’en finissent pas d’accabler Blanchot, et à travers lui Mai 68, malgré les apparences (trompeuses comme il se doit).

 Il y a pourtant une différence de taille entre le Maurice Blanchot d’avant guerre, le journaliste écrivant dans la presse d’extrême-droite (et pas la pire), un second couteau en quelque sorte, et l’écrivain qui se fait connaitre durant l’Occupation, devient l’ami de Georges Bataille, et qui après la Libération acquiert la réputation que l’on sait comme critique littéraire. La pensée de Blanchot déjà, même en dehors d’un engagement à proprement dit politique, s’était régulièrement inscrite en faux avant 1958, avec une rare constance, contre les idées, la représentation du monde, l’idéologie qui avaient été celles du Blanchot journaliste des années 1930. En écrivant depuis 1941 cette oeuvre-là, ces textes-là, ces livres-là. La meilleure des réponses qui soit. La seule qui devrait compter (). Signalons, cela n’a rien d’anodin, que le passé de Blanchot avait ressurgit dans un moment, dix ans après 1968, que l’on qualifiera de « reprise en main idéologique ». Ce n’est pas par hasard, comme dirait Sollers, que la première salve contre Blanchot soit venue de Tel Quel, qui venait de virer sa cuti maoïste pour embrasser la cause des  « nouveaux philosophes ». Les espoirs révolutionnaires nés en 1968 refluant, Blanchot va devenir l’une des cibles de ceux qui n’ont de cesse dans ce registre de fustiger toute forme de radicalité : soit politique (Mai 68), soit littéraire (la remise en cause de l’auteur), soit personnelle (le refus d’apparaitre dans les médias). Ajoutons que pour les Birnbaum, Gobille et compagnie l’usage et la force des choses veulent que l’on évolue de la gauche vers la droite, du progressisme vers le conservatisme, de la révolution vers la réaction, etc. Là encore Blanchot ne se conduit pas comme tout le monde, ou presque (exceptons également Bernanos), en ayant une trajectoire opposée. Enfin le type de discours que tiennent les sieurs Birnbaum et Gobille sur le Blanchot soixante-huitard, celui du Comité, recoupe celui que d’aucuns adressaient à Mai 68 (et cela perdure) en tançant les excès, les outrances, la violence ou le « caractère aventuriste » des événements ». Cinquante ans plus tard, pour revenir au « dossier Mai 68 » du Monde, on relèvera que le plus grand nombre de ses commentateurs nous livrent aujourd’hui un Mai 68 enveloppé dans un joli paquet cadeau : un Mai 68 recevable, admissible, aseptisé, réformiste. Il ne manque que le sous-titre (passé hors champ) : nous l’avons échappé belle !


 Mai 68 signait le retour de la critique sociale. Il y a de ce point de vie là un avant et un après. Une brèche avait été ouverte : rien semblait-il ne serait plus comme avant. D’ailleurs la naissance ensuite d’un courant écologique, d’un mouvement féministe, d’associations antiracistes, gays et lesbiennes, ou encore l’existence de groupes prenant la défense des personnes incarcérées, psychiatrisées, handicapées, élargissait les bases d’une critique confrontée à pareille « totalité sociale historique ». On sait ce qui s’en est ensuivit. Il serait présomptueux d’affirmer que la critique sociale se porte bien aujourd’hui. Dans une époque où chaque groupe, chaque courant, chaque mouvement défend son pré carré, la lutte contre les discriminations, parcellaire par définition, prend le pas sur toute critique unitaire. Les uns comme les autres, antiracistes, néoféministes et animalistes principalement, voire également les gays, lesbiennes et trans, ou tout groupe se disant discriminé, prétendent être une solution globale à un problème relevant du particulier.

 Mais pas seulement. L’écologie politique est devenue inoffensive au fur et à mesure des compromissions politiques de ses « têtes de gondoles ». Quand d’autres, minoritaires, parmi ses partisans les plus résolus, cédaient au vertige catastrophiste (« on ne peut plus rien faire et d’ailleurs c’est déjà trop tard »). Il y a quelque ironie à voir les soi-disant « insoumis » reprendre le drapeau de l’écologie politique si l’on relève que Mélenchon et sa garde rapprochée défendaient il n’y a pas si longtemps un modèle productiviste. Quant à ceux qui entendent mettre l’antiracisme au centre des questions agitant la société française on a pu observer leurs glissements progressifs, voire leurs dérives dans les domaines « religieux » ou « décolonial » () : d’où la restructuration des premiers autour de la « lutte contre l’islamophobie » (la défense des Musulmans passant par celle de leur identité religieuse, et par extension de toutes les identités religieuses), et pour les seconds les avatars de la « lutte contre l’État décolonial » (avec entre autres conséquences la fustigation des « Blancs »). Enfin pour en venir au néoféminisme apparu dans le prolongement des mouvements « me too » et « balance ton porc » force est de constater que cette « libération de la parole », à coté de ses aspects positifs (la dénonciation du pouvoir de nature sexuelle que des hommes exercent sur des femmes, y compris à travers toute la gamme des comportements sexistes), n’en comporte pas moins d’autres, plus négatifs (via le risque de dénonciation calomnieuse, de moralisation de la sexualité, et de censure ou d’autocensure dans le domaine de la création) ().

 Une fois de plus rappelons qu’il n’existe pas d’autre révolution que sociale. C’est vouloir dire que la question sociale englobe celles dont il vient d’être question : écologique (contre la destruction des bases biologiques de la vie), raciale et féministe (par delà les avatars qui viennent d’être soulignés). Mais l’on ne saurait s’arrêter là. C’est aussi vouloir prendre en compte de manière résolument critique tous les éléments, qui concourent au processus de domination, d’asservissement et d’aliénation : depuis le bourrage de crâne médiatique et publicitaire jusqu'à la déculturalisation généralisée, en passant  par la marchandisation du monde). Sans oublier, pour insister sur deux aspects particulièrement pernicieux en ce début de XXIe siècle : les manipulations technologiques d’un côté, les replis identitaires et populistes de l’autre.

 « Élections pièges à cons ! », scandait-on en juin 1968. Pour faire le lien avec ce qui précède ajoutons qu’il importe, encore et toujours, de dissiper les illusions électoralistes. D’ailleurs la focalisation sur l’événement (la présidentielle plus que les législatives aujourd’hui) pervertit l’idée même de démocratie en transformant toute élection en une joute et un spectacle politicien. Cette démocratie-là, représentative (qui reste le meilleur régime au travers duquel le capitalisme peut se perpétuer) n’est pas la nôtre. J’entends ici évoquer la démocratie réelle, intégrale, par conséquent directe. Ce qui signifie, dans le cadre d’un mouvement social de grande ampleur vouloir défendre et illustrer la démocratie directe, fondée sur le principe d’assemblées souveraines élisant des délégués révocables à tout moment. Ou, pour le dire différemment, nous devrions décider en tous lieux, collectivement, démocratiquement, de tous les aspects de la vie en société ; de tout ce qui unit les hommes, les rassemble, mais aussi les oppose et entraine des conflits. Bien entendu, pour prolonger le propos précédent, ces choix ne peuvent s’inscrire que dans une perspective d’émancipation du genre humain. Ceci n’étant que l’esquisse d’un propos qui gagnerait à être développé. Cela d’ailleurs a été dit et redit. Mais ce rappel s’impose à qui n’entend pas laisser Mai 68 à ceux qui le commémorent pour mieux le figer dans la posture  d’un événement dépourvu de lien avec notre histoire récente.

 Tout cela parait bien utopique, me répondra-t-on. Pourtant ne disait-on pas en Mai 68 : « Soyez réalistes, demandez l’impossible ! ». Cet impossible, hier comme aujourd’hui, auquel nous sommes tenus !


Max Vincent

avril 2018

 

 

 



  1. Se reporter à Cours plus vite Orphée, Michéa est derrière toi !  texte mis en ligne sur le site L’Herbe entre les pavés en 2011 (la version développée du sous chapitre « Mode d’emploi pour saborder la flottille michéenne » de Réflexions partielles et apparemment partiales sur l’époque et le monde tel qu’il va  mis en ligne en 2010).


(2) Se reporter à Pour Blanchot, texte mis en ligne sur le site L’Herbe entre les pavés en 2014.


(3) Se reporter à Retour sur « Janvier 2015 », texte mis en ligne sur le site L’Herbe entre les pavés en 2015.


(4) Se reporter à Néoféminisme et ordre moral, texte mis en ligne sur le site L’Herbe entre les pavés en février 2018.