NÉOFÉMINISME ET ORDRE MORAL













« Nous allons en finir avec les violences sexistes et sexuelles. Les porcs et leurs alliés.e.s s’inquiètent. C’est normal »

                                        Caroline De Haas



« Il ne suffit pas de hurler avec les louves. Il s’agit d’en finir avec les meutes hurlantes »

                                                                                                                   Annie Le Brun







 Ce texte intitulé Néoféminisme et ordre moral comporte quatre parties. Après une première partie introductive, la deuxième fait retour sur les vingt dernières années pour tenter de définir ce que serait un ordre moral contemporain (de Dutroux à Outreau pour la séquence pédophile, sur le volet « prostitution » d’une loi de 2002, l’analyse d’un cas supposé de « harcèlement sexuel », etc). La troisième revient longuement sur les conséquences de « l’affaire Weinstein » (avec Carmen, Polanski, Winfrey et d’autres protagonistes) : l’accent étant principalement mis sur le différend opposant les signataires de la tribune « Cent femmes pour une autre parole » publiée par Le Monde, et les contemptrices de cette tribune (à travers les nombreuses réactions critiques ou indignées parues courant janvier dans la presse). D’où, ceci exposé, le traitement de ce moment polémique sous l’angle du consentement, de la victimisation, du traumatisme, mais de manière plus développée en termes de criminalité sexuelle, de misère sexuelle, et surtout de puritanisme (tout en prolongeant ici l’analyse faite précédemment sous le prisme de l’ordre moral depuis un regard critique sur les mouvements « me too » et « balance ton porc »). Enfin la quatrième partie, qui vaut comme conclusion, est consacrée à la « question de l’amour » chez Charles Fourier, en particulier à travers son ouvrage posthume Le Nouveau monde amoureux.





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 Il sera principalement question dans ce texte de « l’affaire Weinstein » et de ses conséquences. Pas tant de l’affaire proprement dite que de ce qui dans « l’onde de choc » qu’elle a provoquée doit être analysé, non seulement depuis cette séquence mais également dans le cadre plus élargi des vingt dernières années. C’est vouloir établir un lien entre les conséquences de « l’affaire Weinstein » et différents éléments antérieurs, relatifs à l’ordre moral, que je déclinerai dans la deuxième partie. Pourtant avant de les aborder quelques précisions s’imposent sur ce que j’appelle néoféminisme.

 Des commentateurs ont pu depuis une cinquantaine d’années opposer à tort ou à raison un « féminisme français » à un « féminisme américain ». A tort si l’on relève que l’argumentation en faveur de l’un ou l’autre s’avère parfois spécieuse. A raison si l’on prend en compte les diversités culturelles, historiques, sociales entre les deux pays. L’apparition en France au début du XXIe siècle de nouvelles associations féministes (Les Chiennes de garde, Ni putes ni soumises, Osez le féminisme, La Barbe…), représentatives d’un nouveau type de militantisme, davantage proches des courants féministes américains, prenant parfois en compte des revendications de type gender studies change la donne. Le « féminisme à la française », même fantasmé, a vécu. D’ailleurs comme le confirme en janvier 2018 une tribune parue dans Mediapart (« Les femmes peuvent-elles parler ? ») l’exemple à suivre ne peut provenir que des États-Unis. Là où je persiste à penser que les USA restent le laboratoire de l’aliénation. A un féminisme incarné longtemps par le MLF, en position hégémonique au siècle dernier, s’est progressivement substitué un féminisme impulsé par des militantes appartenant à d’autres générations, davantage en phase avec des théories importées des USA et les modes d’action de leurs consoeurs américaines : ce néoféminisme par conséquent. J’ajoute, ceci posé, que ce texte ne traite pas d’une « question féministe » prise dans sa globalité. Il se contente de l’aborder à travers les campagnes « me too » et « balance  ton porc » initiées par « l’affaire Weinstein ». Il ne sera nullement question par exemple de la « théorie du genre » (ou de ses succédanés), ni de Judith Butler. Cependant je ne saurais trop conseiller à ce sujet la lecture du précieux ouvrage de Sabine Prokhoris : Au bon plaisir des docteurs graves, à propos de Judith Butler (instructif à maints égards sur le penseur le plus surévalué de notre époque).

 Pour l’historienne du féminisme Christine Bard, ce néoféminisme (même si elle n’utilise pas ce mot) représente la troisième vague du féminisme qui « a mis au premier plan les violences faites aux femmes » (succédant à une seconde vague, « des années 1968 à la fin du XXe siècle », qui avait «  mis au coeur de son combat (…) la sexualité et le droit de disposer de son corps » ; elle même précédée d’une première vague, allant de 1860 à 1960, représentative d’une « priorité à l’accès des femmes dans l’espace public »). Il parait utile d’ajouter, en étant s’accord avec la terminologie utilisée pour les première et deuxième vagues, que souligner l’apparition d’une troisième vague dans les termes choisis par Christine Bard ne signifie pas pour autant que les violences faites aux femmes se soient accrues, du moins dans les pays occidentaux, mais que le projecteur éclaire d’une lumière plus crue cet aspect de la question (qui relève plus de l’intolérable que précédemment). Il y a même focalisation sur ces violences depuis, plus que d’autres affaires, celle liée au nom de Dominique Strauss-Kahn qui a eu le retentissement que l’on sait. Ceci doit être relevé pour remettre ces violences sexuelles dans de plus justes proportions. Car, j’aurai l’occasion d’y revenir, certaines déclarations à l’emporte-pièce des porte-voix du néoféminisme tentent d’accréditer le contraire, à l’instar d’une Caroline De Haas affirmant que « plus d’une femme sur deux déclare avoir subi des violences sexuelles ». C’est là question d’appréciation depuis un usage quelque peu extensible du terme « violences », et d’interprétation en raison de données (enquêtes sociologiques ou journalistiques) parfois contradictoires. Il ne faut pas confondre la libération de la parole avec la réalité des faits. Ou alors, pour expliquer en partie l’éventuelle progression des agressions sexuelles depuis une quinzaine d’années, il faudrait prendre en compte des éléments absents des discours sur « la montée des violences sexuelles », par exemple en se penchant sur les effets pervers du volet « prostitution » de la loi de 2002 sur la Sécurité Intérieure. Mais je doute fortement que ce type d’investigation devienne l’un des chevaux de bataille des néoféministes et de leurs alliés.

 Un rapport parlementaire en date du 22 février 2018 recommande une série de mesures pour mieux lutter contre le viol. Ce rapport devrait inspirer un projet de loi contre les violences sexuelles que le gouvernement compte présenter en mars 2018. Je retiens, pour m’arrêter là, que selon l’article du Monde le présentant : « Parmi les victimes déclarées 91 % connaissaient l’agresseur, et pourtant 9 % seulement ont porté plainte. « Le nombre de condamnation pour viol, de l’ordre de 1 %  apparait comme extrêmement faible », relève le rapport ». Consultant ce rapport j’ai bien retrouvé ce chiffrage mais pas la phrase mise en italique par Gaëlle Dupont, l’auteure de l’article. En tout cas elle ne figure pas dans la continuité de ce qui vient d’être précisé. On ne sait pas d’où vient ce chiffre de 1 % et ce qu’il est censé mesurer. Pas de bénéfice du doute en revanche quand la journaliste du Monde omet de signaler que parmi les 91 % de victimes connaissant leur agresseur la moitié de ces agresseurs sont, indique le rapport : « le conjoint ou l’ex conjoint ». Une manière de faire l’impasse sur les violences conjugales. Et il ne s’agit pas ici avec cet article d’un cas isolé.

 J’ajoute, pour ne plus y revenir, que les violences exercées contre les femmes sont intolérables, inacceptables et condamnables comme le sont toutes les violences exercées contre des êtres humains. Sachant que l’on ne saurait se contenter d’une société pacifiée, en terme de relations entre les deux sexes, quand une violence plus diffuse s’exerce uniment contre les femmes et les hommes, la violence d’un pouvoir qu’il importe de combattre dés lors que l’on se situe dans le camp de ceux qui veulent qu’une telle société, je la qualifierai plus loin, disparaisse. En tout état de cause, n’en déplaise à l’inénarrable Edwy Plenel, cette « libération de la parole des femmes » n’est nullement la révolution que le fondateur de Médiapart croit trouver et qu’il tente de faire accroire (pas plus que la tribune du Monde « Cent femmes pour une autre parole », qui a fait couler tant d’encre, n’est la contre-révolution que Plenel croit voir à l’oeuvre). D’ailleurs, la fièvre « me too » et « balance ton porc » retombant, on comprend mieux en quoi des Plenel et consort ont pu prendre des vessies pour des lanternes. Tout comme on se saurait transiger, pour ne plus être obligé de le redire, sur l’indispensable égalité des droits et des salaires entre les deux sexes, et sur la remise en cause de la « domination masculine » pour les raisons que l’on sait (sexisme principalement), mais surtout parce qu’elle bafoue ce principe égalitaire.

 Il n’y a pas lieu de distinguer fondamentalement l’émancipation de l’homme et de celle de la femme. Mais on peut difficilement, je le répète, parler d’égalité en ce qui concerne les sexes. Ceci posé l’émancipation de la femme pourrait être alors abordée à travers les deux aspects suivants. D’abord l’inégalité entre les hommes et les femmes (celles des revenus, des fonctions, des places) n’est que le corollaire de l’inégalité sociale. Seule une profonde transformation sociale traduisant en actes l’égalité entre les sexes permettrait d’y répondre. La parité ne représente qu’une réponse inadaptée, autant fallacieuse qu’illusoire : ce que l’on vous octroie étant par définition le contraire de l’émancipation. En vérité peu me chaut que dans les sphères du pouvoir l’on distribue à part égale les places et les prébendes aux deux sexes. Il y aurait dans certains milieux « progressistes » ou intellectuels comme un interdit chez les représentants du sexe masculin à se positionner contre la parité pour ne pas être soupçonné de sexisme.  On comprendra que je suis totalement indifférent à ce que les gouvernements, conseils d’administrations, partis et mouvement politiques, les instantes dirigeantes de toutes farines soient majoritairement composés d’hommes ou de femmes. Ensuite il semble difficile de ne pas associer cette inégalité-là à l’assignation faite à la femme (son rôle d’épouse, de mère, de gardienne du foyer) depuis l’avènement de la civilisation judéo-chrétienne. Le mouvement des femmes apparu durant les années 70 l’a en grande partie remise en cause sur le plan collectif en obligeant le pouvoir en place à légiférer dans la direction souhaitée (le loi sur l’IVG en étant l’exemple le plus représentatif et le plus emblématique), mais aussi sur le plan individuel (dans les relations de couple, ou entre les sexes). Enfin, j’y reviendrai dans la seconde partie, le sexisme peut le cas échéant se renforcer en fonction de l’une ou l’autre des « avancées féminines ».

 La revendication néoféministe n’est qu’un aspect particulier d’une donnée plus globale que la plupart de ses partisans récusent. Contrairement à ce qu’affirme Christine Bard le féminisme ne changera pas « nos sociétés de fond en comble » en vertu de l’on ne sait quel « processus révolutionnaire en marche » initié par les mouvements « me too » (cet anglicisme venant du marketing) et « balance ton porc » (cet hashtag inepte, surtout popularisé par les réseaux sociaux). Ce qui en passant traduit quelque vérité sur la nature de ces mouvements. Disons, toujours dans le prolongement du propos de Christine Bard, qu’un discours équivalent au sien est tenu par des représentants de l’antiracisme politique qui, comme on le relève avec les néoféministes les plus politisées, prétend être une solution globale à une question relevant du particulier. Il n’existe pas d’autre révolution que sociale. Mais pas dans le sens apparemment restrictif du mot puisque la « question sociale » intègre au côté des questions raciales et féministes, voire homosexuelles et trans (où l’accent se trouve mis sur des discriminations spécifiques) d’autres éléments (sur le front de la déculturation généralisée, des manipulations technologiques, du bourrage de crâne médiatique et publicitaire, de la destruction des bases biologiques de la vie, des replis identitaires et populistes, de la marchandisation du monde, etc)





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 L’ordre moral maintenant. Cette notion quelque peu diffuse, en mal de définition, peut également se révéler extensive d’un contexte à l’autre. Elle est parfois controversée, voire récusée dans l’acceptation devenue aujourd’hui courante. Ensuite l’ordre moral en 2018 ne doit pas être confondu avec le moralisme moralisateur (qui a pu parfois au siècle dernier lui être associé), lequel traduit davantage l’une ou l’autre expression d’un conservatisme dans les moeurs, par exemple celle des contempteurs de la « libération sexuelle » des seventies. L’ordre moral peut être comparé à ces poussées de fièvre qui durant certaines périodes s’emparent du corps social. Ceci pour le côté manifeste de la chose. Cependant, de manière plus significative, il convient d’appeler ordre moral un mode d’expression réactif qui, sous couvert parfois d’un certain progressisme, et depuis le lobbying de groupes de pression, entend combattre des pratiques, conduites, activités, enseignements considérés répréhensibles, plus particulièrement dans le domaine des arts et des Lettres, ou de la culture (pour la séquence qui nous intéresse relevons la pédophilie, la prostitution, les violences faites aux femmes). Personne bien évidemment ne se réclame de nos jours de l’ordre moral. Pourtant il n’est pas exclu qu’en ces temps de pensée décomplexée d’aucuns choisissent de le revendiquer. En attendant l’ordre moral relève d’un mode de désignation (de stigmatisation diraient certains) ne facilitant pas la tâche de qui entend le définir. J’aurais l’occasion d’y revenir pour apporter d’utiles précisions à travers des exemples plus parlants pour le lecteur.

  Reprenons notre démonstration plus en amont, pour aborder la querelle sémantique suivante. Des historiens ont pris coutume d’appeler « ordre moral » la période correspondant aux premières années du septennat du maréchal Mac-Mahon, celle des débuts de la Troisième république. On est ici confronté à une difficulté comparable à celle de la définition du populisme, entre celle déjà ancienne, défendue par des historiens (mais pas uniquement eux) spécialistes des mouvements dits « populistes », apparus en Russie et aux États-Unis durant le XIXe siècle, et une définition plus récente, datant de la fin du XIXe siècle (liée au phénomène de mondialisation accélérée et à ses conséquences, de différentes formes de replis plutôt observées à droite qu’à gauche), qui s’est finalement imposée malgré l’utilisation quelquefois abusive de sa convocation. Nous n’en sommes pas encore là avec l’ordre moral, dont la convocation s’avère moins polémique, quoique différents indices laissent supposer qu’il n’en serait pas de même à l’avenir. Et d’ailleurs, comme on va le voir, l’histoire ne fait que se répéter même si les acteurs auparavant n’étaient pas les mêmes.

 Donc, comme convenu, revenons à nos historiens, et plus particulièrement l’un d’eux, Maurice Agulhon. Dans un ouvrage publié en 1996 (L’histoire vagabonde), cet historien intitule « Faut-il avoir peur de l’ordre moral » l’un de ses chapitres. Nous sommes au début de la Troisième république : Mac Mahon et son compère de Broglie « voulaient un ordre conservateur complet. Ayant obtenu l’ordre matériel, celui de la rue, ils voulaient le renforcer par l’ordre moral, celui de la pensée politique. Leur « ordre moral » historique a, de fait, fort peu moralisé au sens « moralisant » du terme. Il n’a traqué ni les tripot ni les bordels, il a consisté surtout à révoquer des maires républicains et à empêcher la publicité des enterrements civils ». Agulhon se réfère à des travaux d’historiens datant de la fin du XIXe siècle qu’il reprend à son compte et entend justifier un siècle plus tard. Ce qui l’entraine à hausser le ton contre ce qu’il appelle « un détournement de mémoire historique » eu égard l’évolution, regrettable selon lui, de la terminologie « ordre moral » en cette fin de XXe siècle. Il lui importe, pour étayer son point de vue, de bien distinguer les règles de la vie sociale de celles qui s’appliquent à la vie privée (notamment sexuelle). La première doit être réglementée par la loi, mais pas la seconde (à l’exception du viol). Soit, mais en quoi cela nous éclaire-t-il sur ce « détournement de mémoire historique » ? Agulhon y revient, si l’on peut dire, par le détour de la guerre de 14 / 18 en affirmant que la France a gagné la guerre grâce au moral des troupes (quid de l’entrée en guerre des États-Unis en 1917, ou dans un autre registre des mutineries des l’armée française la même année ?). Mais peu lui importe puisque c’est pour ajouter : « Le moral (des troupes) c’est un peu la morale (celle du bon citoyen, du bon ouvrier, de l’homme sociable) ». On reste pour l’instant sur sa faim sur le « détournement » en question non sans relever que cette morale-là entre en résonance avec la pensée d’un Chevènement (nous sommes en 1996). Le positionnement de Maurice Agulhon est celui d’un républicain de gauche bon teint se plaignant, nous y venons, que le mot « morale » devienne imprononçable, qu’un « immoralisme global, à coloration libertaire, soit aujourd’hui hégémonique », que l’intelligentsia de gauche « ne parle plus des criminels et délinquants que pour leur trouver des excuses, et de la police pour l’insulter ». Ajoutons à ce refrain bien connu, repris plus tard à droite par la « génération Michéa », qu’Agulhon reste inconsolable sur un autre type de détournement, celui de la France de Vichy à l’égard de la triade Travail-Famille-Patrie, alors que chacun de ces termes selon lui présente un contenu très positif.

 Deux ans plus tard, le journaliste et essayiste Jean-Claude Guillebaud, dans La Tyrannie du plaisir (ouvrage abondamment commenté lors de sas parution), reprend la même antienne (il cite d’ailleurs Agulhon) mais dans une perspective différente : lui, par exemple, refuse de choisir entre une « permissivité claironnante » et un « moralisme nostalgique ». Il s’en prend à une « révolution sexuelle » faisant figure d’exception car « le sexe serait la dernière métaphore de l’insurrection ». Du moins pour ceux qui se livrent à « une convocation incantatoire d’un ordre moral » symptomatique selon Guillebaud « d’une forme de paranoïa assez singulière ». Pour notre essayiste cette convocation relève d’une « stratégie avantageuse », confortable, qui permet de profiter « des commodités permissives de l’époque, sans renoncer pour autant aux gratifications symboliques de la révolte ». On saisit mieux le fond de la pensée de Guillebaud quand il affirme que les contempteurs de l’ordre moral ne font que transformer « un vice en vertu » et que « l’éloge de la partouze suffira à signaler l’esprit moderne ». Là où Maurice Agulhon défendait l’un des prés carrés historiens, Jean-Claude Guillebaud entend réduire toute critique de l‘ordre moral en une pose avantageuse (nonobstant les diatribes de notre journaliste contre la « révolution sexuelle » qui le rangent délibérément dans le camp des conservateurs en matière de moeurs).

 1996 est également l’année de « l’affaire Dutroux », soit le début d’une longue séquence conclue neuf ans plus tard lors du procès en appel des accusés d’Outreau. L’emballement médiatique (aux deux extrémités de cette séquence), consécutif aux révélations de « l’affaire Dutroux » dans un premier temps, mais plus encore à celles d’Outreau, vaut bien en intensité celui des campagnes « me too » et « balance ton porc » durant l’automne 2017. Relevons, pour s’en tenir à Outreau, que de nombreux médias, y compris les plus respectables, préfèrent aujourd’hui oublier ce qu’ils ont pu dire et écrire à l’époque sur le mode de la surenchère. Il est vrai que la pédophilie représentait à ce moment-là le mal absolu. Depuis plusieurs années le terrorisme islamique l’a délogé non sans raison de la tête de ce hit-parade. Pourtant qui se souvient que la société française (mais belge et britannique également) s’était mise à marcher sur la tête dans ce climat d’hystérie antipédophile. A côté de personnes dont la pédophilie était avérée, d’autres, principalement parmi celles se trouvant en contact avec des enfants, furent accusées à tort. Certains eurent leur existence brisée, d’autres se retrouvèrent en prison, quelques uns se suicidèrent. Même si la réforme en 1993 du Code pénal avait déjà sensiblement aggravé les peines concernant les auteurs d’agressions sexuelles, comment expliquer qu’en ce tout début de XXIe siècle que les tribunaux en soient venus parfois à davantage condamner des personnes accusées de viol sur mineur que celles ayant commis des crimes de sang ! Ces lourdes peines se trouvant d’autant plus justifiées eu égard le traumatisme des victimes : ces dernières, prétendait-on, avaient plus de chance de s’en sortir sur le plan psychologique si leur agresseur était lourdement condamné. Se souvient-on également qu’en 2003 soixante-et-onze parlementaires UMP déposèrent une proposition de loi dont l’exposé des motifs comportait la phrase suivante : « Il nous parait important que les présomptions de la parole de l’enfant puisse être retenue dans toutes les procédures le concernant ». Il aurait été souhaitable d’entendre de tel experts dans le cadre de l’enquête parlementaire diligentée pour rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans « l’affaire d’Outreau ». Le principal responsable, le juge Burgaud, avait en l’occurrence joué le rôle de porte-voix d’une société versant dans l’hystérie antipédophile. Ne s’en prendre qu’à la justice c’était diluer de leurs responsabilités bien d’autres acteurs, médias compris.

 Mais l’ordre moral dans tout ça (et pourquoi mettre sur le même plan l’emballement médiatique lié à « l’affaire d’Outreau » et celui de l’automne 2017 ) ?  C’est là qu’il faut faire un lien, malgré tout ce qui les sépare, entre les associations de défense et de protection de l’enfance, et les groupes et associations néoféministes. Rappelons que les premières, durant cette séquence « antipédophile », par delà ce qui motive et légitime leur action en termes stricto sensu de protection de l’enfance, poursuivent (du moins certaines d’entre elles) des buts moins avouables, ou pervertis, en matière d’assainissement des moeurs et de limitation de la liberté de création. Citons par exemple « l’affaire Rose bonbon » (d’un écrivain accusé dans un roman portant ce nom d’apologie de la pédophilie par des associations de défense de l’enfance, alors qu’une lecture non biaisée de ce roman ne l’accrédite nullement), celle de l’exposition « Présumés innocents » (les deux commissaires étant poursuivis par une association pour le caractère pedopornographique de l’exposition), la condamnation du roman de l’écrivain Louis Skorecki (Il entrerait dans la légende) au motif que cet ouvrage contient « un message violent et pornographique (…) susceptible d’être vu par un mineur ». Relevons encore les accusations visant l’universitaire Ian Hacking, coupable d’avoir défendu des thèses complaisantes sur la pédophilie dans son livre L’âme réécrite (l’éditeur de l’ouvrage et la collection l’accueillant sont, l’un licencié, l’autre mise à la trappe par le groupe pharmaceutique finançant cette collection). Et j’en passe…

 Vouloir poursuivre sur le plan judiciaire des oeuvres de fiction censées faire l’apologie de la pédophilie, ceci sous le couvert de la protection de l’enfance, revient à interdire à un public adulte l’accès à des oeuvres littéraires, picturales, cinématographiques, et donc à les censurer. Les associations de défense et de protection de l’enfance et leurs soutiens font de ce fait peser des menaces sur la liberté d’expression et de création, non seulement parce que des suites judiciaires peuvent leur être favorables, mais également et plus insidieusement en raison des pressions auxquelles peuvent se trouver exposés des éditeurs, des institutions culturelles, ou des commissaires d’exposition. Heureusement ces associations ont perdu une partie de leur capacité de nuisance puisque toutes les affaires que j’ai plus haut citées sont antérieures au dénouement de « l’affaire d’Outreau ». Cependant, j’y reviendrai longuement dans la troisième partie, il semblerait qu’avec « l’affaire Weinstein » et ses conséquences l’histoire d’une certaine façon se répète avec d’autres protagonistes (et surtout d’autres arguments).

 La question de la prostitution (qui s’est invitée par la bande en janvier 2018), vieille question s’il en est, s’était retrouvée en première ligne sur la scène publique lors des débats sur le projet, puis le vote de la loi sur la Sécurité intérieure de 2002 (du moins en ce qui concerne le volet « prostitution » de la loi). Ceci durant la séquence dont il vient d’être question. En préalable je dirais que les clients des prostituées se divisent en deux grands groupes, entre celui des hommes seuls (célibataires, émigrés…) confrontés à la « misère sexuelle », et celui des hommes mariés et concubins qui viennent chercher là quelque substitut au sexe conjugal. Je mets de côté les prostitués de sexe masculin, minoritaires, qui demanderaient une autre approche. S’il parait possible d’imaginer un monde où la prostitution n’existerait plus, ce monde ne pourrait être que radicalement différent de celui dans lequel nous vivons. Contrairement à ce que prétend le courant dit abolitionniste qui entend éradiquer la prostitution dans le cadre du monde tel qu’il va. Quant à l’argument le plus entendu (« le corps des femmes n’est pas une marchandise ») il parait curieux d’observer qu’à de rares exceptions près il n’est pas repris par nos abolitionnistes dans le domaine salarial, où pourtant il y aurait tout lieu de tenir le même discours : les salariés de deux sexes ne vendent-ils pas leur force de travail (leurs corps) contre quelque argent ?

 Le volet « prostitution » de la loi sur la Sécurité intérieure, j’y reviens, paraissait pouvoir satisfaire les abolitionnistes. La prostitution, ainsi interdite de voie publique, se trouvait néanmoins condamnée à entrer dans la clandestinité (en mettant pour l’instant de côté la clientèle ayant recours à l’internet). Ceci ne pouvait que renforcer l’importance des proxénètes dans un sens davantage maffieux, et accentuer la vulnérabilité des prostituées face aux violences exercées contre elles. En y ajoutant la dégradation des conditions de vie et d’existence des travailleurs du sexe par cette précarisation accrue (comme on l’a vu ensuite avec des prostituées originaires des pays de l’Est ou asiatiques). C’était aussi annihiler les efforts des associations d’aide aux prostituées et remettre en cause leur  difficile travail de prévention et de réinsertion. Ceci et cela a été dit et redit à l’époque. Moins cependant, c’est pour moi l’occasion de le rappeler, que l’une des conséquences de cette loi risquait de se traduire par une augmentation des agressions sexuelles.

 La pénalisation des clients des prostituées représente l’autre face d’une même pièce. Ce qui dix ans plus tôt aurait suscité des protestations semblait faire l’objet d’un consensus en 2002, y compris à gauche. Dans un dossier du Nouvel Observateur l’hebdomadaire renchérissait sur « la mise en cause des clients » (dans les mêmes colonnes Françoise Giroud et Jérôme Savary réclamaient la prison pour ces mêmes clients). Trois députés PS (Ségolène Royal leur emboitant le pas), dans une tribune du Monde en janvier 2003, affirmaient que la pénalisation des clients des prostituées est « un moyen de penser l’éducation de la société dans son ensemble » : laquelle pénalisation comprendrait un volet « réinsertion », à savoir une « obligation de stage » dans « un organisme sanitaire, social ou professionnel » afin de rééduquer les dits clients. Ce qui rejoignait à quelques nuances près un amendement, que Christine Boutin n’avait pas pas eu le temps de déposer, sur l’obligation pour tout client d’un « suivi médico-social ».

 On remarque, pour conclure sur la prostitution, que c’est au nom de la libération de la femme que des associations néoféministes demandent que soit éradiquée la prostitution et pénalisés les clients des prostituées (voire incarcérés). Tout comme, à l’instar des associations de défense et de protection de l’enfance, les unes et les autres s’accordent pour réclamer des peines encore plus lourdes pour les auteurs de viols, d’agressions ou d’atteintes sexuelles. La position abolitionniste en matière de prostitution relève soit de la tartufferie (pour le volet « cachez moi ces prostituées que je ne saurais voir »), soit pour le reste de l’ignorance (politique surtout) dans un monde capitaliste soumis à l’obligation salariale, celle de vendre sa force de travail pour subvenir à ses besoins (ce qui perpétue ce système d’exploitation de l’homme par l’homme).

 Comme transition avec la troisième partie, j’en viens à deux affaires, l’une relativement peu connue (ou plutôt qu’on a préféré oublier), l’autre d’un retentissement planétaire. Je ne vais pas reprendre dans le détail la seconde, « l’affaire DSK », mais juste faire les rappels utiles suivants. Entre autres effets secondaires, cette affaire n’a pas été sans remettre sous les projecteurs un mouvement féministe qui semblait en perte de vitesse depuis une vingtaine d’années. Les féministes de longue date, et celles (et ceux) qui par voie de presse, lors de manifestations publiques, ou par le canal pétitionnaire entendaient ainsi défendre la cause des femmes contre le sexisme, la phallocratie ou la domination masculine n’ont pas cependant su trouver des réponses à la hauteur de leur indignation. D’abord en se focalisant sur un quarteron d’hommes âgés et usés, appartenant à nos « élites » intellectuelles et politiques, les féministes et leurs soutiens tiraient sur une ambulance. A ce titre la pétition intitulée « Sexisme : ils se lâchent, les femmes trinquent », initiée par trois organisations néoféministes et signée par de nombreuses « personnalités » des deux sexes est éloquente.

 Le sexisme des Jean-François Kahn et consort relevait d’un archaïsme désuet, ou d’une culture pour le moins surannée, en tout cas apportait le témoignage d’une France en voie de disparition. D’ailleurs la mention dans le texte de la pétition de « propos misogynes » le confirmait implicitement. Mais c’était abusif de confondre ces « troussages de domestiques » et autres joyeusetés de ce style avec « l’expression publique d’un sexisme décomplexé ». Cette focalisation sur de tels personnages permettait à la pétition de recueillir de nombreuses signatures, mais pareille confusion entre l’événementiel et une réalité au quotidien, pourtant plus ténue, éludait pour des raisons diverses un sexisme plus diffus, plus ordinaire, présent dans les différentes couches de la société, y compris chez les jeunes générations toutes origines confondues ; donc un sexisme moins caricatural, plus problématique, plus insidieux, qui n’avait pas attendu « l’affaire DSK » pour s’exprimer. L’arrestation de Strauss-Kahn et les péripéties qui s’en sont suivies n’ont fondamentalement rien changé sur la nature du sexisme dans l’hexagone. La machine médiatique certes s’était emballée. Et dans cet emballement des voix plus qu’à l’ordinaire avaient eu l’occasion de se faire entendre sur cette sempiternelle question sexiste. Mais il ne parait pas certain que la manière de la traiter ait été convaincante.

 Qui se souvient encore de « l’affaire Hervé Le Bras » (du nom de ce démographe) ? Elle est pourtant instructive sur de nombreux plans, surtout à la lumière des événements de ces derniers mois. En janvier 2002 une journaliste du Monde informe Hervé le Bras lors d’un entretien téléphonique de l’existence d’une plainte pour harcèlement sexuel déposée contre lui, et sollicite la réaction du démographe. Le Bras apprend qu’il s’agit d’une doctorante avec qui il n’est plus en relation, y compris sur le plan professionnel, depuis plusieurs mois. En même temps il comprend qu’un article à charge, le concernant, doit paraitre un jour ou l’autre dans le quotidien du soir. Le Bras récuse l’accusation et désire l’étayer par l’envoi de documents. Mais il est prévu que de toute façon l’article sortira dans le Monde (dont le directeur de la rédaction s’appelle Edwy Plenel). Cet article sort effectivement sur quatre colonnes. S’il mentionne la version des faits transmise par le démographe, elle se trouve réduite à la portion congrue comparée à celle de l’accusatrice. D’après la doctorante, Le Bras a mis fin à leurs relations amicales et professionnelles parce qu’elle refusait d’avoir des relations sexuelles avec lui (dans sa chronologie des faits la doctorante signale que trois ans plus tôt, dans un taxi, Le Bras avait tenté de poser sa main sur ses genoux). Bien entendu les médias s’emballent. Même TFI, dont le public ignore l’existence du démographe. L’affaire Le Bras est lancée.

  Il faut revenir quelques jours en arrière pour en comprendre les enjeux. le 28 janvier, sous le titre « Harcèlement sexuel, la fac se réveille », Libération publiait un article informant de la création d’un collectif de lutte anti-sexiste contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur (CLASCHES) à travers une pétition signée par des universitaires et des doctorants. Le même jour plusieurs journaux recevaient un pli anonyme faisant état sur une dizaine de pages d’une plainte déposée contre Hervé le Bras pour harcèlement sexuel. L’article du Monde dont je viens de parler date lui du 3 février. Tout cela parait très concerté. Trop sans doute puisque Libération publie le 9 février un article (« Promotion Université ») relativisant en partie les accusations de la plaignante et doctorante recueillies dans de nombreux médias. LeMonde y répond le 22 février. Ou plutôt la réponse prend la forme d’une tribune signée du sociologue Éric Fassin (« Actualité du harcèlement sexuel ») qui reprend l’analyse du CLASCHES tout en la remettant en perspective dans le contexte de « l’affaire Le Bras » (sans que le nom du démographe soit prononcé). Fassin indique que, premièrement, l’initiative vient (…) de doctorants » ; deuxièmement, que « la plainte nous fait entrer dans le registre judiciaire » ; troisièmement, que le collectif et la plainte rencontrant « un écho médiatique, l’enjeu échappe, ainsi pour une part, aux seules logiques universitaires et judiciaires ». Herve le Bras se trouve ainsi immolé pour une noble cause. A condition de ne pas trop chipoter sur les moyens mis ici en oeuvre pour tenter de mettre fin au harcèlement sexuel à l’Université. L’important ce sont les outrages que subissent les femmes sur leur lieu de travail et à l’Université, sans toujours avoir le courage ou l’audace de les révéler. Que les accusations contre Le Bras soient fondées ou pas n’est qu’un détail.

 Certes, mais le tableau comporte une part d’ombre. L’avocat d’Hervé Le Bras, Francis Terquem, lève une partie du voile (dans une tribune en réponse à celle de Fassin : Le Monde ne pouvant pas se permettre de la refuser, pour ensuite la retrouver dans un autre journal ce refus spécifié). Terquem rappelle tout d’abord que la doctorante avait adressé à la presse un courrier anonyme faisant état d’une plainte pour harcèlement sexuel contre Hervé Le Bras (le pli d’une dizaine de pages évoqué plus haut). Il ajoute que Éric Fassin « conseillait » la doctorante et future plaignante dés novembre 2001. On apprendra par une autre source que Fassin, en prenant connaissance des courriels échangés entre le démographe et la jeune femme (sélectionnés par cette dernière) en avait conclu à un harcèlement sexuel. En même temps il incitait la doctorante à solliciter les médias pour donner toute la publicité voulue à sa plainte. Si Fassin s’était donné la peine d’élargir son « expertise » en se renseignant auprès de tiers (des collègues de Le Bras et de la doctorante, par exemple), il aurait été certainement plus prudent, moins catégorique sur la nature des relations entre le démographe et la jeune femme (certes problématiques, compliquées, ambigües, empruntes de malentendus). L’article cité plus haut de Libération fait état de quelques uns de ces témoignages. L’un de leurs collègues reconnaissait la réalité du harcèlement sexuel à l’Université tout en précisant que la plaignante « n’était pas la bonne cause pour ce combat ». Un autre  indiquait que les deux protagonistes s’étaient « retrouvés instrumentalisés dans un combat idéologique dont les arbitres ne sont pas les juges mais les médias ». Enfin, pour revenir sur les courriels mis sous les yeux d’Éric Fassin (alors que Le Bras de son côté en exhumait d’autres, contradictoires), lui aurait-on demandé d’expertiser le contenu d‘écoutes téléphoniques, soigneusement sélectionnées par exemple par Gilles Ménage, que Fassin aurait certainement conclu avec la même conviction qu’Edwy Plenel était un agent de la CIA.

 Le 20 mars, deux mois après le lancement de l’affaire, Hervé Le Bras peut enfin s’exprimer dans Le Monde. Sa tribune (intitulée « Chasse à l’homme ») s’articule autour de deux points. Il précise d’abord que la doctorante et plaignante n’avait pas signé la pétition du 28 janvier, celle du CLASCHES (ce qui interroge : l’avait-t-on conseillé en ce sens, cela faisait-il partie de la stratégie mise en place ?) : Le Bras indique : « Le procédé qui consiste à faire signer de bonne foi des étudiants et des universitaires pour une pétition qui se présente comme générale, alors qu’en fait elle est utilisée pour traîner dans la boue une personne précise est manipulatrice et indigne. Pourquoi Le Monde s’est-il livré à une telle manœuvre ? ». Ensuite, rappelant à bon escient que la Cour de Cassation avait six mois plus tôt « autorisé la publication de plaintes en justice dès leur dépôt » (alors qu’auparavant l’autorisation ne s’appliquait qu’aux mise en examen), Le Bras met en garde contre ce que signifie pareille « avancée de la liberté de la presse » (diraient certains) : « N’importe quelle plainte, aussi peu fondée soit-elle, prenant par cela même un caractère calomniateur et diffamatoire en raison de sa médiatisation ».

 La plainte contre Hervé Le Bras débouchera sur un non lieu au mois de novembre de la même année. Le Monde, instigateur de « l’affaire Le Bras »,avait en deux occasions donné la parole à la défense. Mais pour la première il agissait d’un « droit de réponse » à la tribune d’Éric Fassin. Ensuite, l’affaire se dégonflant, il paraissait difficile de ne pas permettre à Hervé Le Bras de s’expliquer. C’est d’une certaine façon contraint et forcé, et non pour des raisons d’équité, que le quotidien du soir a ouvert ses colonnes au démographe. Un troisième point, qui aurait particulièrement intéressé les lecteurs du Monde, ne figure pas dans la tribune « Chasse à l’homme » : Le Bras l’avait retiré à la demande de la rédaction du quotidien, sinon son article n’aurait pas été publié. Dans ce passage censuré (ou retiré selon le point de vue où l’on se place) Le Bras troquait sa casquette de chercheur contre celle d’un journaliste d’investigation. Il y révélait l’existence de liens amicaux entre les parents de la doctorante et le couple Plenel. De quoi dissiper les dernières zones d’ombre de « l’affaire Le Bras ». C’est opportun ici de rappeler que parmi les nombreux journaux ayant reçu un courrier anonyme d’une dizaine de pages (le jour où Libération publiait la pétition du CLASCHES), seul Le Monde avait jugé utile de répondre de la façon que l’on sait. Un courrier anonyme certes, mais pas pour tout le monde. Pas en tout cas pour le directeur de la rédaction d’un certain quotidien de référence.

 Un fait, essentiel pour la compréhension de « l’affaire Le Bras », et même bien au-delà, n’a pas été signalé. Il faut revenir quelques mois plus tôt, le 2 octobre 2002 précisément, date d’un éditorial du Monde non signé (mais qui ne pouvait qu’avoir été écrit par Edwy Plenel.) Cet éditorial qui revenait sur le dénouement de la première affaire DSK (appelée également « affaire de la MNEF »), prenait acte du « préjudice grave » subi par Strauss-Kahn « qui conduit à s’interroger sur le pouvoir des juges et son impact public ». Ce qui ne manque pas de sel puisque Le Monde avait deux ans plus tôt fait pression sur le gouvernement Jospin pour que celui-ci applique envers son ministre de l’Économie et des Finances la « jurisprudence Balladur » (DSK avait alors démissionné). Mais l’importance de cet éditorial réside dans ce qui suit : « Après tout la presse, en informant le public, a rempli sa mission ; et la justice, en relaxant l’ancien ministre, a montré qu’elle était capable de reconnaître ses erreurs. Le temps de la presse n’est pas celui de la justice ni celui de la politique (…) C’est celui de l’immédiateté (c’est moi qui souligne) qui ne permet pas d’estimer la valeur des charges retenues contre un accusé ». A travers ce manifeste plenelien, la presse s’exonère ainsi de ce que l’on ne saurait dispenser juges et politiques. C’est ce qu’appelle Jacques Bouveresse dans son indispensable Schmock ou le triomphe du journalisme (en se référant explicitement à la presse), « une capacité exceptionnelle dans l’art de diluer la responsabilité et de la rendre complètement diffuse, insaisissable et anonyme ». C’est là qu’il convient de mettre en relation l’éditorial de Plenel et le troisième point de la tribune de Fassin au Monde cinq mois plus tard (le collectif, le CLASCHES en l’occurence, et la plainte rencontrant « un écho médiatique, l’enjeu échappe, pour ainsi dire, aux seules logiques universitaires et judiciaires ». L’un des modes d’emploi en quelque sorte de ce qui, initié par Plenel, va par la suite tendre à devenir cette « vérité du journalisme » propre à notre époque.

 Enfin, transition oblige, on ne sera pas surpris de retrouver nos deux protagonistes de « l’affaire Hervé Le Bras », même à un échelon subalterne, en janvier 2018. L’un, Edwy Plenel, grand puritain devant l’éternel, tranchant catégoriquement en terme de « révolution » et de « contre-révolution » pour désigner, comme on l’a vu, les mouvements « me too » et « balance ton porc » d’un côté, et la tribune des « cent femmes » du Monde de l’autre. Éric Fassin, interrogé par le quotidien du soir sur cette même tribune, déplorant lui qu’on « rejoue éternellement la même chose, avec les mêmes arguments ». Tu l’as dit bouffi !





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 Comment qualifier cette séquence, celle de « l’affaire Weinstein » et de ses conséquences, d’un déferlement médiatique auquel les réseaux sociaux ont largement contribué, sinon par le mot sidération ? Car en retour il paraissait sidérant que nulle opinion discordante, mais en mesure de penser pareille séquence (ce qui éliminait tout crétin sexiste et réactionnaire du genre Zemmour), ne se fasse entendre ; ou plutôt, c’est déjà le début d’une réponse, n’ait la possibilité de se faire entendre. Il y eut ici ou là des voix pour s’élever contre quelques uns des effets des mouvements « me too » et « balance ton porc », cependant elles paraissaient peu audibles, négligeables, voire déplacées dans la mesure où, nous affirmait-on, la cause défendue s’avérait fondamentalement juste. Cela n’avait que trop tardé, ajoutait-on.

 Et dire que tout cela venait d’Hollywood ! Comme si la Mecque du cinéma, qui inonde la planète de ses produits cinématographiques et de ses séries télévisées, devait également donner le ton dans la lutte contre les agressions sexuelles. Ce qu’ont bien compris nos médias hexagonaux pour qui les révélations des Asia Argento, Natassia Maïthe, Rose McGowan, Mira Sorvino, Ashley Judd, pour ne citer qu’elles, prenaient un caractère plus sexy et plus vendeur dès lors que l’agresseur et ses victimes appartenaient au gotha hollywoodien. N’a-t-on pas dit et répété que pareille focalisation sur « l’affaire Weinstein », devenu un événement planétaire à partir du moment où des actrices célèbres avouaient avoir été violées ou agressées sexuellement par ce producteur tout puissant, avait ensuite permis d’étendre par l’exemple cette « parole libérée » à celle de toutes les femmes ayant subi des viols et des agressions sexuelles un peu partout dans le monde. L’exemple venait par le haut, et l’on ajoutait que cette « parole libérée » n’avait rencontré un tel succès, ne s’était pareillement répandue dans tous les secteurs de la société que parce qu’à l’origine elle avait été tenue par des actrices connues d’un large public, des femmes privilégiées parmi les privilégiés du monde du spectacle. Un discours se transformant progressivement en doxa.

 Curieusement cette argumentation ressemble à celle qui, en France quelques mois plus tôt, venant du pouvoir macronien, entendait justifier la suppression de l’ISF. Et là en l’occurence c’étaient les plus privilégiés de nos compatriotes, du moins sous l’angle de la richesse, qui délestés de ce trop plein d’imposition (parce que sinon ces « excellents français » à la mode 2017 risquaient de quitter le navire France pour s’installer dans l’un de ces pays de cocagne où les riches sont peu ou pas taxés) allaient contribuer à la relance de l’économie, en la dopant pour ainsi dire. C’était également reconnaître le rôle moteur ou pilote de nos élites fortunées (les fameux « premiers de cordée » macroniens), qui ainsi libérées de ces misérables entraves seraient alors en mesure de donner ce coup d’accélérateur indispensable au redressement du pays.

 Mais on peut aussi, pour revenir à « l’affaire Weinstein », retourner la question. Pourquoi les stars victimes de ce prédateur ne s’étaient pas exprimées auparavant (et cette liste comporterait plus de 90 noms !) ? Pourquoi n’avoir pas fait connaître sur le moment la gravité de tels actes ? Pourquoi aucun dépôt de plainte devant la justice avant octobre 2017 (à une exception près, mais il s’agissait d’un modèle et non d’une star) ? Ces actrices, certaines étant célèbres, avaient-elles consenti ou pas ? Et comment interpréter le dédommagement par Weinstein de huit d’entre elles pour acheter leur silence ? Ces actrices, qu’elles aient eu des relations sexuelles ou pas avec ce puissant producteur, avaient fait le choix de se taire. C’est dire, pour les premières qu’elles ont consenti sur le mode bartlebyen (« j’aimerais mieux pas »). Une façon de consentir sans consentir, dont on ne discute pas qu’elle ait pu être éprouvante et pénible, voire traumatisante pour certaines. Mais en se taisant, parlons clair, ces actrices faisait un choix, celui de leur carrière (de l’accès à un rôle en l’occurence, et par n’importe lequel). Eussent-elles parlé elles se seraient comportées en « femmes libres », qui ne se soumet pas, dussent-elle en pâtir pour ce qui concerne la poursuite d’un plan de carrière. Une femme libre ne consent pas à devenir la partenaire sexuelle d’un homme qu’elle compare à un porc. Sauf que ce porc-là leur ouvrait les portes du paradis. Paris vaut bien une messe, n’est ce pas ; et Hollywood vaut bien un désagréable moment de sexualité en compagnie d’Harvey Weinstein. Ces stars, en raison de leur silence, sont en partie responsables de cette omerta. Pour le reste c’est tout un système qui s’accommodait autant que faire se peut de cette « loi du silence ».

 Mais ce n’est pas tout. On a pu vérifier combien, de retour dans l’hexagone, des journalistes des deux sexes renchérissaient sur des plateaux de télévision sur le traumatisme de l’une ou l’autre des stars abusées par Weinstein. Je suis porté à croire que ces journalistes s’identifiaient ici à ces actrices pas tant pour les raisons invoquées que du point de vue plus trivial d’un plan de carrière. L’important, pour les unes comme pour les autres, étant de réussir  : ces journalistes « comprenaient », sans pour autant le formuler explicitement, que des stars aient pu ainsi faire le choix de se taire. Pareilles considérations incitent à penser que les éléments déclencheurs de « l’affaire Weinstein » ne sont pas si exemplaires qu’on a pu le prétendre. Il y avait en quelque sorte un ver dans le fruit. C’est bien ce qu’a compris Michèle Riot-Sarcey (l’une des protagonistes de janvier 2018), qui le 13 février sur les ondes de France Culture préférera situer l’origine d’un tel mouvement contre les violences faites aux femmes dans l’Inde de ces dernières années. Ceci contre l’évidence, s’il est besoin de l’ajouter.

 Parmi les premières conséquences de « l’affaire Weinstein », la plus spectaculaire est certainement celle de « l’effacement » de l’acteur Kevin Spacey du film Tout l’argent du monde à l’automne 2017 : acteur qui accusé d’agressions sexuelles, et les ayant reconnues, a proprement disparu du film qu’il venait de tourner (pour être remplacé au pied levé et à l’image par Christopher Plumer). Le camarade Staline doit jubiler dans sa tombe. N’avait-il pas jadis donné l’exemple en matière d’effacement, et sans avoir recours au numérique ! Quelle revanche - puisque Hollywood l’avait finalement emporté sur le cinéma soviétique - de voir ce « meilleur ennemi » reprendre le procédé qui lui avait permis d’éliminer Trotsky, Kamenev, Boukharine et compagnie de la photo de famille. A la différence que ce dont on accablait à juste titre le camarade Staline suscite beaucoup moins de réprobations avec « l’effacement » de Spacey, une disparition qui semble même faire l’objet d’un consensus.

 C’est l’occasion maintenant, pour ne pas quitter le cinéma, d’évoquer la situation de Roman Polanski. La rétrospective Polanski, programmée de longue date à la Cinémathèque française, a ravivé le choeur des plaignants qui depuis plusieurs décennies protestent contre l’impunité dont bénéficierait le cinéaste polonais. Non sans succès récemment, puisque Polanski a du renoncer à venir présider la cérémonie des Césars en 2017. La Cinémathèque a heureusement maintenue cette rétrospective, et le jour de l’ouverture, comme c’est habituellement l’usage, le cinéaste était présent. D’où cette manifestation de protestation devant le site de la Cinémathèque à l’initiative d’associations néoféministes. Pour la petite histoire j’ai été ce soir là traité de « complice d’un violeur » par les manifestants des deux sexes alors que je venais voir dans une autre salle, presque à la même heure, un film de propagande soviétique datant des années trente. lI importe, c’est désolant de devoir le rappeler, de bien distinguer l’homme du cinéaste : le cinéma de Polanski ne peut être réduit à ce dont on accuse l’homme Roman Polanski. On a le droit de ne pas aimer ce cinéma, de le critiquer sans ménagement, mais il est inadmissible de demander l’annulation d’une rétrospective au prétexte que l’homme fait l’objet d’accusations qui relèvent uniquement du judiciaire. Il s’agit là d’un acte délibéré de censure.

 Un rappel s’impose. Polanski a été tardivement (presque exclusivement en 2017) accusé de viols et d’agressions sexuelles pour des faits remontant aux années 70. Selon toute vraisemblance, j’en donnerai plus loin le détail, ces accusations que le cinéaste a nié sont infondées dans les termes rapportées. Seule la première accusation, celle « de rapports sexuels illégaux avec une mineure de 13 ans », Samantha Geimer, avait été reconnue par Polanski à l’époque, en 1977. La même année il était condamné à une peine d’emprisonnement de 90 jours purgée (du moins 42 jours, le cinéaste sera libéré pour « conduite exemplaire ») dans une prison californienne. En 1978 il s’installe en France pour échapper à de nouvelles poursuites sur le sol américain. Depuis 1997 Samantha Geimer intervient publiquement pour déclarer qu’elle a pardonné à Polanski et demander l’abandon des poursuites visant le cinéaste faites en son nom, ce qu’elle dénonce comme étant abusif. Enfin je reviendrai plus loin sur « l’affaire Polanski » pour l’aborder depuis un angle différent.

 Il est désolant que sous les pressions d’associations néoféministes ait été déprogrammée la rétrospective Brisseau prévue en 2018 à la Cinémathèque. Jean-Claude Brisseau a été condamné en 2005 pour harcèlement sexuel et l’année suivante pour agression sexuelle. Ici il parait plus difficile de séparer l’homme du cinéaste puisque les deux, depuis Choses secrètes, tendent à se confondre (c’est d’ailleurs ce qui fait l’intérêt du cinéma de ce « second Brisseau »). On a rapproché son cas de celui de Bertrand Cantat, également condamné (mais lui pour meurtre), qui est sorti de prison en 2011 et a donc purgé sa peine. Lors de la campagne de presse déclenchée l’automne dernier par la présence du chanteur (couverture et entretien) dans un numéro des Inrockuptibles, des voix se sont élevées contre « l’impunité Cantat » (d’aucuns se plaignant même que la justice n’ait pas plus lourdement condamné l’ancien chanteur de Noir Désir). Comme si Polanski et Brisseau (pour les agressions sexuelles) et Cantat (devenu le parangon des violences faites aux femmes) relevaient d’une exception (celle de la criminalité sexuelle) alors que l’on accable nullement les Tapie, Carignon, Le Floch-Prigent et consort, passés également par la case prison.

 Qui eut dit que Carmen s’inviterait à ce banquet ? On crut d’abord à un gag. En se disant qu’il fallait bien qu’à un moment ou un autre la logique de la campagne « me too » suscitât sur le mode dérisoire cette forme d’humour proche de l’absurde. Mais non, ce n’était pas un fake, une réaction humoristique ou une mauvaise plaisanterie : l’Opéra de Florence montait un Carmen dans lequel l’héroïne ne succombait pas sous le coup du poignard donné par Don José, mais s’affranchissait de la lettre des sieurs Mérimée et Bizet pour révolvériser le jaloux. Ceci, nous expliquait-on benoîtement, pour protester contre les violences faites aux femmes. D’autant plus, ajoutait-on, que Carmen mourait de la main de Don José sur toutes les scènes du monde depuis 1875 et qu’il était temps d’y mettre un terme ! Ce n’était que justice en ces temps de libération de la parole des femmes : Carmen la prenait, et plus que la parole puisqu’elle n’acceptait plus sa condition de femme immolée en tuant ce salaud de Don José. Carmen était enfin vengée, et les femmes avec elle.

 Vous parliez plus haut d’humour, pourrait-on me répondre, et maintenant cela ne vous fait plus rire ? C’est tout ce qui sépare Alfred Jarry du Père Ubu. Pourtant ce Père Ubu florentin (Léo Muscato) parait plein de bonnes intentions : il est du côté du bien, de la justice, de la cause des femmes. Il pense faire oeuvre de salubrité publique. Mais il est bête comme son modèle. Il n’a rien compris à l’opéra de Bizet. Il ne doit rien comprendre à l’art lyrique généralement. Il ne comprend pas que Carmen est l’une des incarnations de cet insatiable désir, que cette bohémienne représente la femme libre par excellence (« Je suis née libre, et je mourrai libre », affirme Carmen en provoquant Don José). Il ignore que c’est la force de ce désir qui brûle les planches, que Carmen peut mourir de la main de Don José mais non ce désir que la musique de Bizet fait entendre partout dans le monde depuis sa création. Bête certes ce Père Ubu florentin, mais également dangereux comme son modèle. Ce ne sont pas les palotins que Muscato balance dans la trappe mais l’opéra Carmen : à Florence, comme à Paris ou à Remorantin cela s’appelle de la censure. On censure une fin incorrecte. Et  ici cette « correction » se porte fièrement à la boutonnière : « En raison des violences faites aux femmes ».  Dangereux aussi parce que cet exemple florentin peut faire appel d’offre. D’aucuns, au nom des homosexuels, des handicapés, des catholiques, des musulmans, de la grande muette, des amis des animaux, et que sais-je encore, pourraient être tentés, s’ils en ont la possibilité, de modifier telle fin ou telle partie d’un opéra, d’une pièce de théâtre, de de toute expression ressortant du spectacle vivant. Ce précédent florentin doit donc être pris au sérieux. N’y voir qu’un coup de pub, ou encore, pour citer une historienne féministe, prétendre qu’il s’agit là d’un « défi réjouissant », revient à ne pas s’interroger sur la signification de cette forme de censure pour le moins inédite, ou pire de la justifier.

 Quel bilan faire au début de l’année 2018 ? D’abord, comme corollaire de l’extrême médiatisation de « l’affaire Weinstein », soulignons que les cas d’agression sexuelles relevés proviennent des lieux de pouvoir : pouvoir exercé par des hommes influents, y compris en matière de satisfactions sexuelles, dans les sphères artistiques, politiques, médiatiques, sportives. Ensuite l’écho donné aux violences faites aux femmes, à travers la focalisation autour de personnalités connues, n’a pas été sans jouer le rôle de l’arbre cachant la forêt des violences conjugales. C’est dire aussi que cette manière de mettre en spectacle cette « parole libérée » a pu parfois pervertir ou brouiller la réalité de ces violences sexuelles, toutes catégories confondues.  Enfin si ce mouvement s’avérait positif dans la mesure où se trouvait justement dénoncé à une grande échelle le pouvoir que des hommes exercent sur des femmes, en l’occurence dans le domaine sexuel, y compris à travers toute la gamme des comportements sexistes, on pouvait en revanche déplorer que les formes prises par ces mouvement (de « me too » en « balance ton porc ») contribuent à ouvrir la boite de Pandore : cette « libération de la parole » pouvant ici s’apparenter à de la délation, là relever de règlements de compte ou d’actes de vengeance, et surtout avoir des effets délétères dans le domaine de la création.

 Venons en à cette fameuse tribune du Monde du 10 janvier 2018, signée par cent femmes. Une tribune largement commentée, souvent critiquée, et à laquelle le Médiateur du quotidien du soir (Franck Nouchi) consacrera quelques jours plus tard un article dont le titre (« L’instant Deneuve : retour sur une polémique ») a valeur de programme. Cet article instructif à mains égards revient sur la genèse de cette tribune. Dans un premier temps Catherine Millet informe Nicolas Truong, le responsable des pages « Débats » du Monde, de l’existence d’un texte, dont elle est l’une des rédactrices, écrit « en réaction au climat idéologique qui s’est installé dans la mouvance # me too ». Nicolas Truong lui fait part de son « intérêt de principe » avant de recevoir quelques jours plus tard le texte dans sa version définitive (accompagné d’un nombre indéterminé de signatures féminines). Cette tribune, comme on l’apprendra plus tard, a été rédigée par Catherine Millet, Sarah Chiche,  Abnousse Shalmani, Peguy Sastre et Catherine Robbe-Grillet. Il est alors convenu en conférence de rédaction de publier cette tribune à coté de celles de Belinda Cannone et d’Olivier Roy. Le lendemain Catherine Millet téléphone au quotidien pour compléter la liste des signataires et indiquer que parmi celles-ci figurent Catherine Deneuve. Le Monde ne doute plus alors de l’impact de la tribune et décide de la diffuser préalablement sur son site informatique. Cependant Franck Nouchi ne signale pas que le titre proposé ici par Le Monde (« Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle ») n’est pas celui qu’ont choisi les rédactrices de la tribune (qui est « Cent femmes pour une autre parole »). Cela n’a pourtant rien d’anodin, bien au contraire.

 Ce sont ces deux éléments, ce titre accrocheur (et inexact) et la focalisation sur le nom Deneuve, qui vont contribuer au succès polémique de cette tribune en France et à l’étranger, mais qui sont également responsables des malentendus autour d’une lecture biaisée de la dite tribune (quand lecture il y avait) : la version mise en ligne n’étant accessible qu’aux abonnés numérique du Monde, la grande majorité des internautes ne prit connaissance que du titre « provocateur » et du début du texte de la tribune. Le Médiateur mentionne par ailleurs que les abonnés du Monde « étaient plutôt favorables à la tribune » (ceci confirmé sinon plus par les courriers reçus ensuite par les lecteurs du journal papier), alors que sur les réseaux sociaux les critiques, parfois virulentes, abondaient. Nouchi relate la présence de débats au sein de la rédaction du Monde. Il indique que « plusieurs jeunes rédacteurs et rédactrices » s’interrogeaient sur l’opportunité de publier une rubrique allant à l’encontre des « valeurs défendues par le journal ». Ce qui  suscite l’interrogation, tout lecteur même occasionnel du Monde sait que les pages « Débats » n’engagent pas la rédaction du journal. Doit-on en déduire que, contrairement à l’habitude, une quelconque ligne jaune avait été franchie cette fois-ci, mettant en cause les « valeurs défendues » par le quotidien (qui par ailleurs accueille des tribunes qui pourtant semblent plus éloignées encore de ce que seraient ces « valeurs ») ? Enfin le tir sera rectifié le lendemain, puisque Le Monde publiera dans ses pages « Débats » trois contribution très critiques sur cette tribune (plus le point de vue de l’une de ses rédactrices, Sarah Chiche). Dans une autre page du journal, donc engageant la rédaction, l’article « Au nom de la liberté sexuelle, le féminisme critiqué », signé par deux journalistes femmes, donnait une large place aux protestations et critiques adressées à cette tribune.

 Il est temps d’en venir au contenu de ce texte polémique. Malgré ses insuffisances, ses maladresses, voire ses limites cette tribune, véritable pavé dans une mare de bons sentiments, méritait un tout autre traitement critique que celui dont je donnerai ci-dessous les grandes lignes. Et puis, sans que les rédactrices de « Cent femmes pour une autre parole » le mettent au premier plan, ce qu’elles dénonçaient avec le plus de pertinence n’était autre que cet ordre moral traité dans la partie précédente dans ce texte. Enfin, plus généralement, cette tribune avait le mérite de s’inscrire en faux contre le climat idéologique initié par « l’affaire Weinstein ». D’ailleurs les réactions, la violence et la rapidité des réactions plutôt, étaient au diapason du contenu d’un texte manifeste, qui prenait délibérément et non sans raison le contrepied des vagues « me too » et « balance ton porc ». Le texte de cette tribune, je le répète, n’était pas parfait, pêchait par endroits, s’avèrerait maladroit dans d’autres, et comptait parmi ses signataires deux noms que j’aurais préféré ne pas trouver (Élisabeth Levy et Sophie de Menthon), mais il avait le mérite d’exister dans cet unanimisme de façade.

 Avant d’en venir à l’argumentation proprement dite des unes et des autres, je relève que les contemptrices des « cent », du moins les plus virulentes d’entre elles, se sont efforcées de dévaloriser, délégitimer, déprécier et disqualifier les cent signataires, traitées soit de « bourgeoises », ou de « vieilles », ou de « blanches », ou encore de « membres des élites », de « défenseuses du lobby des clients de la prostitution » (d’aucunes leur ont même reproché d’ignorer l’écriture inclusive !). La palme revenant à Caroline de Haas (et aux intellectuelles et militantes ayant contresigné son texte) pour qui les signataires de la tribune du Monde « sont pour la plupart des récidivistes en matière de défense des pédocriminels ou d’apologie du viol ». Bien entendu Caroline de Haas ne cite personne en particulier. Elle connait la musique et sait que dans ce cas d’espèce elle serait condamnée pour diffamation devant n’importe quel tribunal. C’est néanmoins significatif de lire de tels propos sous la plume de la figure la plus connue, voire la plus emblématique du néoféminisme. (et cheffe d’entreprise). Cela prouve, si besoin était, combien cette séquence-là s’inscrit dans la continuité de celle dont j’ai tracé quelques lignes de force auparavant. Très généralement les interventions hostiles à « Cent femmes pour une autre parole » ont dénoncé l’antiféminisme des cent signataires, lequel reviendrait de façon récurrente lors de chaque « avancée » du féminisme dans l’histoire contemporaine.

 Plutôt que justifier ici, discuter là, ou encore contester les arguments échangés de part et d’autre, je préfère traiter séparément quelques uns des thèmes abordés durant ce court mais intense moment polémique. Ceci pour la clarté de l’expression mais plus encore pour prolonger ce qu’il m’importait de souligner dans la partie précédente de ce texte. D’abord à travers la triade consentement - victimisation - traumatisme, ensuite en traitant du viol et de la misère sexuelle, enfin en mettant en relation ordre moral et puritanisme.

 Consentement. La question du consentement est revenue à plusieurs reprises durant cette séquence. « Quand c‘est non, c’est non ! » a le mérite d’être clair et direct. Mais s’en contenter parait insuffisant. Puisqu’il s’agit de désir et de sexualité nous entrons dans un domaine où quelques unes des certitudes établies peuvent être mises à mal. Je reprendrai cette discussion un peu plus loin depuis d’autres données. Pas plus que je ne vais reprendre ce que j’ai écrit plus haut au sujet de l’ambivalence de la notion de consentement en ce qui concerne les actrices abusées par Weinstein, cet exemple ne pouvant être généralisé.

 Victimisation. En ce qui concerne la notion de victimisationles unes (les cent), comme les autres récusent le terme de « femmes victimes » mais pour des raisons différentes pour ne pas dire opposées. Disons que la position des premières aurait gagné à être étayée quand les secondes éludent toute explication sur la place et l’importance accrue de la victimisation dans le monde contemporain. Pourtant le mot « victime » est revenu à maintes reprises durant cette séquence. Le doute n’est évidemment pas permis avec le viol, le harcèlement sexuel, ou des violences sexuelles caractérisées. Mais doit-on appeler « victimes » les femmes qui dans une rame bondée aux heures de pointe se trouvent confrontées entre deux stations à l’un des « frotteurs du métro » ? Les avis divergent sensiblement, comme on a pu l’observer durant la polémique. Cela devient même franchement grotesque quand le terme « victimes » se rapporte aux femmes qui se font siffler dans la rue. On aurait presque envie de le réserver à celles pour qui malheureusement cela n’arrive jamais. Il y a quelque indécence depuis ces deux exemples, et d’autres, à s’exprimer ainsi en regard de véritables victimes. J’entends là les victimes d’accident du travail au quotidien, de maladies professionnelles, de ces sévices ordinaires en institutions que l’on tait, à l’exception des épisodes de « révélations scandaleuses ». Les attentats terroristes et l’industrie pharmaceutique ne sont pas en dehors de ce cadre mais les victimes des uns et de l’autre font l’objet d’un traitement privilégié dans les médias. Non, je parle de toutes ces victimes pas trop sexy, sans véritable statut, en bas de l’échelle sociale, que le caractère peu spectaculaire ou méconnu de leur handicap ne prédispose pas à venir occuper le devant de la scène. Des victimes appartenant à un monde où l’on ignorerait jusqu’à l’existence de twitter et facebook. C’est ce qui différencie ces populations-là des victimes reconnues, légitimées, statufiées, qui elles créent des associations dans lesquelles se retrouvent des personnes d’un statut social plutôt élevé (voire très élevé pour ce qui est des responsables), qui se donnent les moyens de se faire entendre, et de constituer le cas échéant des groupes de pression non négligeables. Des associations de victimes dont la capacité à venir occuper le devant de la scène médiatique leur donne une large publicité. Chaque victime, je précise, est respectable parce qu’elle a subi un préjudice, et je lui reconnais tous les droits de demander réparation. Pourtant force est de constater qu’il existe trop souvent un poids deux mesures entre ces victimes au quotidien dont personne ne parle, et celles qui bénéficient d’un traitement de faveur médiatique.

 Traumatisme. La question du traumatismerecoupe celle de la victimisation. Du moins telle qu’elle a été évoquée plus haut depuis la réalité de l’état de victime et son caractère un tant soit peu abusif dans des situations précises. Nous entrons dans une sphère d’indécidabilité où deux femmes, confrontées par exemple à une même main baladeuse, peuvent vivre cette « atteinte » différemment, d’une manière qualifiée de traumatique pour l’une, et comme un événement sans grande importance pour l’autre. J’ajoute que pour le premier cas, dans le contexte de ce moment « me too », il parait difficile de ne pas prendre en compte la pression de la société. Une argumentation inaudible ou sans objet pour les néoféministes et leurs alliés puisque les unes et les autres préfèrent mettre l’accent sur la juridiciarisation de la moindre atteinte sexuelle : « Un délit c’est un délit ! ». Ce qui permet d’évacuer tous les autres aspects de la question.

 Viol. Rappelons tout d’abord que « le viol est un crime » est la première phrase de la tribune « Cent femmes pour autre parole ». Quelques jours plus tard, lors d’un débat télévisé,  face à Caroline de Haas, l’une des signataires de cette tribune, Brigitte Lahaie, répondait à l’un des arguments de son interlocutrice par « mais on peut jouir lors d’un viol ». Ce qui provoquait un tollé : chacun y allant de sa protestation indignée. Plusieurs signataires de la tribune se désolidarisaient publiquement du propos de Brigitte Lahaie. Il s’agissait d’une maladresse, de surcroît tenu devant une femme qui avait été victime d’un viol et sur un plateau de télévision. Pourtant les littératures psychanalytique et psychiatrique ne sont pas sans accréditer dans certains cas la réalité de la malencontreuse phrase de l’ancienne actrice du cinéma X. Il n’est évidemment pas question de dédramatiser le viol, et par cela même de déresponsabiliser les auteurs de viols. D’ailleurs le Code pénal se charge de le rappeler.

 En revanche, ceci précisé, pour qui n’entend pas transiger sur l’expression d’une sexualité libre, comprise à travers toutes les manifestations de sa diversité, cet extrait du Livre du ça de l’excellent George Groddeck vaut comme adresse : « Les relations sexuelles doivent apporter du plaisir et dans tous les hymens, si pudiques que soient les hommes et chastes les femmes, on les pratique sous toutes les formes imaginables : masturbation mutuelle, exhibitionnisme, jeux sadiques, séduction et viol, baisers et succions aux zones érogènes, sodomie, échange des rôles - en sorte que la femme chevauche l’homme - couché, debout, assis et aussi more feratum. Seules quelques personnes n’en ont pas le courage ; en revanche elles en rêvent. Mais je n’ai pas remarqué qu’elles fussent meilleures que celles qui ne renient point leur enfantillage devant l’aimé ». Cette longue citation d’un ouvrage écrit en 1921 comprend le mot « viol ». On aura j’espère compris que Groddeck, quoi qu’il pense par ailleurs du viol, comme vous et moi, intègre néanmoins cette violence-là parmi les multiples manifestations d’une sexualité indéfectiblement liée à la notion de plaisir. Même si cela peut paraître paradoxal puisque par définition le viol ne peut être consenti.

 Dans un autre registre, pour prendre un exemple lié à l’actualité de ces derniers mois, je reviens comme promis sur Roman Polanski. Les néoféministes qui se sont élevées vent debout contre la rétrospective Polanski, rappelant le passé « d’agresseur sexuel » du cinéaste et les accusations récentes dont il fait l’objet, omettent de signaler que Samantha Geimer (violée à 13 ans par Polanski, ce que celui-ci a reconnu et qui a entrainé son incarcération en 1977) a depuis 1997 pardonné au cinéaste, et intervient régulièrement pour demander l’abandon de toutes les poursuites visant Polanski en son nom. Ce qu’elle dénonce comme étant un abus, voire même un acharnement judiciaire. Mais il se trouvera certainement quelques bonnes âmes pour en conclure que Samantha Geimer bafoue la cause des femmes, qu’elle les a trahies, qu’elle est une renégate, etc. Passons. Et puis Polanski, j’y viens, a formellement nié les accusations de viols et d’agressions sexuelles qui se sont abattues récemment sur lui comme la grêle à Gravelotte (dix au total, dont neuf pour la seule année 2017). Ces dépôts de plainte, lesquels ont été enregistrés entre août et décembre 2017, ceci pour des viols présumés datant des années 70, commis sur des « victimes » dont certaines avaient 9 et 10 ans, laissent circonspect sinon plus. On remarque que le cinéaste se trouvait de nouveau en 2017 sous les projecteurs eu égard cette sempiternelle affaire de viol pourtant vieille de 40 ans ! Une affaire relancée par le juge Gordon qui décidait en août 2017 de ne pas mettre fin aux poursuites contre Polanski, malgré le témoignage devant le même juge de Samantha Geimer en faveur du cinéaste. Il y a comme une concordance de date, n’est ce pas. De quoi faire appel d’offre, si l’on peut s’exprimer ainsi. Si l’on connaissait mieux le profil psychologique des plaignantes, dans la mesure où « profil » ici rime avec « profit », on aurait sans doute une partie de la réponse à la question. Ceci au conditionnel évidemment.

 Misère sexuelle. L’absence chez les néoféministes de toute analyse sur l’inégalité sexuelle dans notre monde contemporain doit être corrélée avec leur propension à nier, minorer ou occulter l’existence d’une misère sexuelle (masculine il va de soi). La tribune « Cent femmes pour une autre parole » n’exclut pas que les agissements des « frotteurs du métro » puissent être considérées comme « l’expression d’une grande misère sexuelle ». Par contre cette « misère sexuelle » est remarquablement absente des très nombreuses interventions critiques adressées à cette tribune. Pourtant certaines d’entre elles émanent d’universitaires émargeant dans le domaine des sciences sociales. Il n’y a pas si longtemps des travaux à caractère sociologique s’y référaient. Cette « misère sexuelle » aurait-elle disparu comme par enchantement, serait-elle dernière nous ? Pas la réalité de la chose certes. J’en viens à l’un des invariants du néoféminisme : cette « misère sexuelle » n’a pas lieu d’être invoquée dans un monde où les hommes se partagent entre les « agresseurs sexuels » et les autres (je laisse de côté la proposition « tous les hommes sont des agresseurs (sexuels) potentiels, en puissance », cela nous mènerait trop loin). Il s’agit d’une position morale, éthique diraient certaines, idéologique de mon point de vue, qui refuse de prendre en compte la signification d’un acte ou d’une attitude dans sa globalité, et dans son contexte particulier, pour ne conserver que l’aspect « agression » de la chose. Cela, comme je l’ai évoqué plus haut, à des fins de judiciarisation. Ensuite, ceci n’est pas dit explicitement, du moins pas à ma connaissance, mais j’entends là de manière implicite dans ce type de discours comme un refus de cette « culture de l’excuse » qui fait aujourd’hui florès de Manuel Vals à l’extrême droite, en passant par les représentants de la « génération Michéa » et consort, rapportée aux jeunes délinquants ou aux contrevenants de tous genres.

 C’est l’occasion de revenir sur ces fameux « frotteurs du métro », particulièrement vilipendés sur les réseaux sociaux. Un reportage cet hiver, sur une chaîne de télévision, était consacré à la brigade chargée d’intervenir dans ce cadre délictueux (les policiers encourageant les femmes « victimes » de l’un ou l’autre de ces « frotteurs » à porter plainte). On voyait des scènes de « frottage » filmées dans le métro, puis la caméra s’attardait sur deux trois « frotteurs » pris en flagrant délit et interrogés au poste de police (avant une éventuelle confrontation avec la »victime ») il faudrait être d’une parfaite mauvaise foi pour ne pas évoquer là quelque expression d’une misère sexuelle. Il reste à savoir si les hommes interpelés, en majorité immigrés dans ce reportage, sont représentatifs de l’ensemble des « frotteurs du métro ». Ce que l’observation démentirait en partie. Cependant on en disconviendra pas : l’immigration, à forte dominante masculine, fournit un fort contingent d’agresseurs et de harceleurs sexuels. Mais en quoi pourrait-il en être autrement ? Ce qui renvoie à l’inégalité sexuelle évoquée plus haut. Autre question : sommes-nous confrontés à une recrudescence des atteintes sexuelles ? Pour ne pas quitter les « frotteurs du métro » les témoignages sur les réseaux sociaux l’accréditeraient. Cela reste encore à prouver. On rappellera que ces « frottages » étaient déjà évoqués dans une chanson datant du milieu des années 60. Dans les wagons de première classe, Henri Tachan évoquait déjà les « pinces culs prolétariens » des wagons de seconde classe. Les auteurs de ces « pinces culs » faisaient alors l’objet de plus de tolérance. Ou, pour le dire autrement, l’effet produit par ces « mains baladeuses » était moins dramatisé qu’aujourd’hui.

 Ordre moral. Comme l’indique l’une des rédactrices de la tribune « Cent femmes pour une autre parole » , Sarah Chiche : « Tout est parti d’une discussion édifiante avec mon éditrice. Elle estimait notamment qu’on aurait sans doute du mal, de nos jours, à publier La vie sexuelle de Catherine M. et trouvait que mes personnages féminins n’étaient pas assez marqués par leurs traumatismes. Pour moi il y a un parallèle flagrant entre cette censure artistique et le vent de panique moral auquel on assiste, tout cela participe d’un même mouvement ». Ceci se trouvant corroboré dans le texte de la tribune. Ce lien est fondamental, essentiel pour la compréhension de la séquence introduite par « l’affaire Weinstein ». Beaucoup, parmi celles et ceux qui se sont exprimés de manière critique ou indignée au lendemain de cette tribune, ont préféré contourner l’obstacle pour se focaliser sur d’autres thèmes, plus problématiques. Laurence Rossignol, que l’on interrogeait sur une éventuelle dérive, a d’abord reconnu que « l’art est le lieu dans lequel la morale ne peut rentrer », non sans ajouter que « c’était une manipulation de leur part d’établir un lien entre la libération de la parole, l’écoute de cette parole, et le retour de l’ordre moral ». Pourquoi donc ? On ne le saura pas puisque Laurence Rossignol préfère retourner l’argument : « Elles incarnent l’ordre moral traditionnel ! Celui de l’homme conquérant et de la femme soumise et disponible ». C’est ce qu’on appelle se défiler, ou répondre à côté. Ou encore noyer le poisson, puisque l’ordre moral, comme cela a été dit et répété dans la partie précédente, ne correspond nullement à cette définition caricaturale.  On aurait aimé que l’ancienne ministre des Droits des femmes nous instruise sur ce qu’est un ordre moral non traditionnel. On comprend qu’elle ait préféré en rester là.

 Léa Clermont-Dion (dans l’article « La troisième vague du féminisme est tout sauf puritaine », publié par Le Monde en réponse à la tribune) parait plus conséquente que Laurence Rossignol, ou prend davantage le taureau par les cornes. Cette féministe québécoise n’évoque pas une manipulation mais un sophisme : « Voilà encore un sophisme évident, un lien causal douteux ». Ce qui suit mérite d’être cité intégralement. « Parce que les femmes auraient dénoncé des agressions sexuelles, il y aurait un impact sur les choix scénaristiques. Il y a généralisation hâtive, en plus d’un lien corrélatif plutôt ridicule. En quoi le fait que des femmes aient portées plainte pour agressions sexuelles influence-t-il directement le choix éditorial d’un scénariste ? Peut-être est ce plutôt la culture globale qui amène le scénariste à se poser des questions éthiques ? Après tout, une culture se définit par des critères sociaux nombreux et complexes. Et n’est-il pas intéressant que des scénaristes se posent des questions éthiques et politiques avant de créer ? Le reploiement n’est-il pas une composante fondamentale dans l’acte de création ? Ainsi l’argument que le mouvement « Moi aussi » aurait donné lieu à une autocensure relève d’un sens d’analyse piètre et sommaire ».

 Il fallait citer longuement Léa Clermont-Dion dont le propos, lui, ne contourne pas l’obstacle. C’est même un petit chef d’oeuvre dans le genre. Cette doctorante en sciences politiques fait la fine bouche devant ce qui lui parait relever d’une argumentation hâtive, ridicule ou sommaire. Tout bonnement il n’y a nullement pour elle de relation de cause à effet. Curieusement elle utilise à plusieurs reprises le mot « scénariste » et l’un de ses dérivés comme si la littérature et la peinture (pourtant évoquées dans la tribune des « cent ») étaient disciplines dépassées ou obsolètes : la question ne concernant plus que le cinéma, mais à lire Clermont-Dion on subodore qu’il s’agit principalement des séries télévisées. On ne sait pas bien ce qu’il faut entendre par « choix éditorial d’un scénariste ». Est-ce un oxymore ou un américanisme ? Corrigeons ce que l’on croit comprendre : ce ne sont pas les multiples plaintes déposées contre des agresseurs sexuels qui rendent votre fille muette, mais les effets pernicieux des mouvements « me too » et « balance ton porc » dans le domaine de la création. En fin de compte les cent femmes signataires n’ont pas compris, selon Clermont-Dion, que la culture évoluait, que c’était misère de s’attarder sur ce que ces signataires appelaient une « vague purificatoire ». Parce que la culture ça bouge, comme la poste. Les scénaristes, hein, ils ont quand même le droit, le devoir même, de s’interroger en termes « éthiques et politiques avant de créer ». Et si la société pour une fois tourne dans le bon sens avec « me too », comment ne pas comprendre le désir de ces scénaristes d’accompagner le mouvement ? Clermont-Dion parle alors de « déploiement », artifice délicieux pour ne pas utiliser le mot tabou, celui de l’adversaire. Mot qu’elle balance pour aussitôt le rejeter, celui d’autocensure, avec un effet boomerang garanti en terme « d’analyse piètre et sommaire ».

 On remarque, pour terminer, que Léa Clermont-Dion ne répond pas directement à ce que Sarah Chiche et les rédactrices de la tribune expriment clairement : le fait que des éditeurs, davantage qu’auparavant et dans ce contexte précis, devenaient plus  regardants, voire plus interventionnistes sur le contenu des manuscrits leur étant adressés, du moins pour ce qui relève de la sexualité, de ce qu’elle induit des relations entre les sexes. Ce qui ne date pas exactement d’aujourd’hui mais l’actualité de ces derniers mois n’a pas été sans accélérer sensiblement le mouvement vers des formes d’autocensure. Nous sommes moins loin qu’on ne pourrait le croire d’une forme de totalitarisme insidieux : d’un droit d’inventaire dans le domaine de la création afin de correspondre à certains des désidératas de l’époque, en l’occurence ceux d’un cahier des charges néoféministe. Il va de soi que l’édition n’est pas seule en cause puisque cette nouvelle vague d’ordre moral atteint les arts plastiques, le cinéma et même l’art lyrique  Là il convient de parler de censure avec la Carmen florentine. Un exemple jamais cité par les contemptrices de la tribune des « cent », ou alors de façon désinvolte par Michèle Perrot pour qui c’est « un défi réjouissant » et qu’il n’y a pas lieu d’en faire tant d’histoires. L’historienne que l’on avait connue plus sourcilleuse en matière de censure n’y trouve apparemment rien à redire.

 Auparavant, le 3 janvier, Libération publiait une tribune de l’Observatoire de la liberté de création. Après un bref rappel des raisons pour lesquelles cet Observatoire avait vu le jour quinze ans plus tôt (une réponse « aux attaques portées contre des livres, des films, des pièces de théâtre, ou des expositions d’art contemporain par des associations qui prétendent défendre une certaine idée de l’enfance, de la famille, de la personne, de la religion »), l’Observatoire en vient à ce qui motive son intervention en ce début d’année 2018. Retour sur le principe intangible selon lequel « la liberté artistique a pour corollaire l’entière liberté de la critique, des jugements pluriels et du débat contradictoire », pour ajouter que ce débat ne peut avoir lieu que si l’oeuvre a « droit de cité, de diffusion et d’exposition, et que toutes les opinions soient émises », de surcroît dans un contexte de « crispations identitaires et de batailles culturelles où les représentations sont devenues un enjeu militant » et où ce débat ne « saurait céder la place à la censure ». Autre rappel, qui ne passera pas inaperçu : « Le débat artistique, moral, politique autour des oeuvres d’art est nécessaire à condition qu’il soit libre. Vouloir rendre invisibles des oeuvres d’art, quel que soit le motif, c’est ouvrir la porte aux associations d’extrême droite en valorisant leurs méthodes réactionnaires ». Enfin, pour faire le lien avec l’intervention suivante, l’Observatoire précise d’abord que l’artiste n’est nullement « au-dessus  des lois » et reste « comptable de ses actes » dans ses oeuvres, pour ajouter qu’il « doit pouvoir représenter le racisme, le machisme, la domination masculine ou le colonialisme sans qu’on le lui reproche ».

 Cette tribune n’a pas manqué de provoquer quelques réactions, dont celle du collectif Les Mots Sont Importants (LMSI). Précisons, pour mieux comprendre ce qui suit, que la réponse de LMSI date du 28 janvier, et donc qu’elle répond également mais indirectement à la tribune « Cent femmes pour une autre parole ». D’ailleurs le chapeau de l’article du LMSI y fait explicitement référence sur le mode indigné. LMSI reproche à l’Observatoire de la liberté de création de ne pas avoir donné des exemples concrets dans le registre « ne pas céder à la censure ». Et le collectif de citer « la pièce de théâtre Exhibit B, la rétrospective consacrée à Roman Polanski, les chansons d’Orelsan, ou encore l’écho donné au retour de Bertrand Cantat sur la scène musicale ». Ce sont des « rappels instructifs », nous sommes bien d’accord. Voyons maintenant les enseignements qu’en tire LMSI. D’abord, plus haut, le collectif indiquait que « la vision d’un monde de l’art à part, protégé par un statut d’exception, pose problème ». LMSI précise alors que « ce que créé l’artiste et ce qu’il fait dans sa vie sont deux réalités séparées », par conséquent « les délits et les crimes sont jugés par la justice, qui ne s’en prend plus aux personnes condamnées quand elles ont purgé leur peine ». Bien, mais quel est le problème ? Pour y venir LMSI déforme quelque peu le propos de l’Observatoire en affirmant que celui-ci pose « une séparation absolue entre les « oeuvres » auxquelles on ne saurait s’attaquer et les « blocages de la société » ». La séparation n’est pas « si absolue » que le prétend LMSI puisque l’Observatoire indiquait que « dans le cas où, sortant de la fiction », l’artiste utilisait « un dispositif artistique pour diffuser un message raciste, sexiste ou, de façon générale, interdit par la loi » il était alors « passible des tribunaux ». Je relève aussi que le membre de phrase « les blocages de la société », est d’abord qualifié par LMSI de « charmant euphémisme pour parler des discriminations » qui ajoute : « l’Observatoire laisse voir son ignorance des logiques matérielles et symboliques qui produisent des inégalités ». Pas de chance, car pour qui sait lire ces « blocages de la société » auxquels « il faut s’en prendre » ne renvoient nullement aux discriminations mais à tout ce qui empêcherait ou limiterait « la pluralité et l’égalité dans le monde des arts ». D’ailleurs, dés la phrase suivante, l’Observatoire indique que « la nécessaire lutte contre les discriminations de tous ordres doit être politique ».

 Venons en avec LMSI à ce qui motive principalement son intervention : « Épouvantés sans doute par la reconnaissance nouvelle des violences faites aux femmes dans la culture (sic), l’Observatoire revendique pour les artistes un « statut exceptionnel », un « espace particulier ». Il y a quelque ridicule à vouloir s’exprimer ainsi. Dans la culture, quels exemples ? Carmen n’est pas mentionné. Si le seul Polanski, cité plus haut par le collectif, y correspond il y aurait fallu écrire « dans le monde de la culture » et non « la culture » (à moins de prouver que dans ses films Polanski exprime ce genre de violence-là) : les mots sont importants, nom de dieu ! Et puis le terme « espace particulier » une fois de plus se rapporte à un tout autre contexte. Quant au « statut exceptionnel » il n’existe que dans l’imagination des rédacteurs de l’LMSI, la tribune de l’Observatoire disant grosso modo le contraire.

 Ce terrain balisé, le collectif avance qu’il y aurait une censure condamnable, celles « des gouvernements, des mairies, des groupes de pression d’extrême droite, des intermédiaires et des institutions culturelles », de tous ceux qui ont un pouvoir et qui l’exercent, mais refuse que l’on ajoute à cette liste « des associations, qui non seulement n’ont pas ce pouvoir, mais ne le recherchent pas ». Mais après tout ne pourrait-on pas dire la même chose des « groupes de pression d’extrême droite » qui s’expriment par le canal associatif ? Curieuse façon de se défausser quand on lit ensuite que les féministes ne demandaient pas » l’interdiction de diffuser les films de Roman Polanski, mais l’annulation d’une rétrospective le célébrant alors que plusieurs femmes révélaient qu’il les avaient violées quand elles étaient mineures ». Cela ne revient-il pas au même, non ? L’annulation de la rétrospective n’entrainait-elle pas de facto l’interdiction de diffusion des films du cinéaste ! En bon français, si les mots sont importants, cela s’appelle de la censure. Cela n’a pas marché avec Polanski, mais en revanche avec Brisseau : banco !

 On n’est pas étonné de voir LMSI se focaliser sur le verbe « choquer », l’un des nombreux qualificatifs attribués à l’action de l’artiste par l’Observatoire. Ceci, on s’en doutait, pour s’élever contre les oeuvres portant préjudice à ceux et à celles qui « subissent le sexisme et le racisme ». Le collectif, je termine là-dessus, depuis le débat posé par le statut de l’art (« en partie protégé des logiques de marché par les subventions publiques et de la censure politique par le droit ») ajoute « la tribune publiée par Libération l’admet, mais en passant, et en opposant « critique » et « censure » sans qu’on sache comment on passe de l’un à l’autre, et qui le fait ». Ce qui vaut pour aveu. Parce que le collectif LMSI sait pertinemment lui comment on passe de l’un à l’autre : Polanski, n’est ce pas ?

 Ne quittons pas LMSI avec Pierre Tévanian, l’une des têtes pensantes (pour ne pas dire le théoricien) du collectif. Ce professeur de philosophie avait dénoncé il y a quelques années l’un des sketch de Pierre Desproges, parmi les plus connus (« On me dit que des Juifs se sont glissés dans la salle… »), un chef d’oeuvre d’humour noir, en prétendant que ce sketch relayait « un morceau d’abjection » témoignant d’une méconnaissance « de la réalité des rapports d’oppression, lorsqu’il définit le racisme comme simple sentiment d’hostilité et que de fait on renvoie dos à dos les oppresseurs et les opprimés » (Tévanian ajoutant plus loin que Desproges était l’un des représentants de cette fâcheuse tendance « qu’ont les dominants d’expliquer aux dominés qu’ils ont raison de se révolter mais qu’ils doivent le faire d’une manière plus polie, patiente, civilisée »). On se demande d’abord s’il n’y a pas maldonne sur l’auteur et le sketch. Mais non. On sent Tévanian très énervé, particulièrement remonté contre Desproges, mais dans l’incapacité de mettre des mots pertinents sur ce qui provoque son énervement. Rien dans le sketch en question n’autorise à tenir ce discours complètement hors sujet, un poil paranoïaque. A croire que Tévanian, qui sait au moins ce que signifie le second degré, ne peut se permettre de traiter Desproges d’antisémite (et pourtant ça le démange !). Alors il tourne autour du pot en convoquant l’habituelle rhétorique antiraciste, préjugeant que les ignorants abonderont dans son sens. C’est pathétique, et cela caricature la cause même que Tévanian entend défendre. Dois-je ajouter que ceux qui font les frais de l’humour de Desproges sont les nazis et les antisémites. Et tout le monde, que je sache (sauf ceux-ci) s’accordait la-dessus.

 Passons du particulier au général, la réaction de Tévanian ayant ici valeur de symptôme. Il semblerait que depuis une dizaine d’années, dans certaines sphères antiracistes (et cela vaut aussi pour les néoféministes), on n’entende plus de la même oreille ce « second degré », ou toute expression un tant soit peu complexe dans les domaines de la littérature, de l’art, de la création généralement. Un tel déni légitime des formes d’autocensure, voire de censure. C’est l’un des visages de l’ordre moral en ce XXIe siècle, et pas des moins présents. On en conclut qu’aujourd’hui, d’aucuns, des militants et partisans des causes évoquées, ont à ce point intégré le raisonnement induit par un certain mode d’indignation « brut de décoffrage » (antiraciste et féministe principalement, mais la « cause animale » frappe à la porte) qu’ils ne sont plus en mesure, dans leurs champs respectifs, de faire preuve d’un minimum d’esprit critique, et même de discernement en matière artistique. C’est peut-être exagéré, mais cela traduit une tendance forte qu’exprime « exemplairement » la réponse du collectif Les Mots Sont Importants à la tribune de l’Observatoire de la liberté de création.

 Puritanisme. Les néoféministes, parmi les critiques qui leur sont adressées, dont celle en dernier lieu de la tribune « Cent femmes pour une autre parole », se défendent de l’accusation de puritanisme. Cela a été particulièrement le cas en janvier 2018. C’est ce qu’exprime par exemple Laurence Rossignol qui entend retourner l’argument contre les signataires de la tribune. Pour Rossignol celles-ci défendent « un ordre classique, traditionnel dans la sexualité », fondé sur une représentation différenciée des « sexualités masculine et féminines », chacune dans son rôle particulier. Ce qu’elle traduit par « l’homme est le conquérant, la femme la proie » pour les cent signataires. D’où, depuis cette vision caricaturale, la certitude que les femmes ne peuvent « accéder à l’égalité tant qu’elles sont vues comme des objets sexuels ». Il entre certainement de la méconnaissance dans ce discours réducteur, un brin grotesque (qui se trompe de cible). Laurence Rossignol doit ignorer que l’une des rédactrices de la tribune, Catherine Robbe-Grillet, plus connue pour ce qui nous occupe ici sous le nom de Jeanne de Berg, est l’auteure d’ouvrages dans lesquels elle évoque des cérémonies sadomasochistes où elle officie en tant que maîtresse, jouant donc un rôle de dominatrice (« femme sujet », « maîtresse de jeu », dans le cadre de « pratiques encadrées (…) reprises dans une dramaturgie assumée »). Nous sommes aux antipodes de la vision burlesque de l’ancienne ministre dans un texte comme La chasse à l’homme, une chasse évoquée depuis le point de vue de l’organisatrice (Catherine Robbe-Grillet), des participantes, et du… gibier.

 Plus sérieusement, et plus fondamentalement Laurence Rossignol occulte ce qui dans les discours néoféministes tend à séparer une bonne sexualité d’une mauvaise (que l’on entend criminaliser). Je l’ai plus haut évoqué dans les paragraphes sur le viol et la misère sexuelle. D’ailleurs un renfort de poids à la cause néoféministe, celui d’Edwy « plus puritain que lui tu meurs » Plenel «, me permet par association de faire la transition suivante. Un autre déni de tout puritanisme a été exprimé dans la tribune « Les femmes peuvent-elles parler ? » publiée par Mediapart. Ici l’argumentation consiste à renvoyer les signataires de la tribune du Monde dans une tradition française d’antiféminisme récurrent. Ce qu’elle traduisent par : « les féministes s’opposeraient (alors) aux hommes et à la liberté sexuelle comme des mères la vertu ». D’où cette interrogation sur la réalité de cette « liberté sexuelle » ainsi confondue avec ce que nos néoféministes appellent sans barguigner « l’impériosité du désir masculin » (pour l’opposer au « désir » et au « plaisir des femmes »). Une ritournelle bien connue, un peu trop même. Déjà, dans les années 70, des féministes avaient remis en cause une « libération sexuelle » qui selon elles ne libérait que les hommes. Plus intéressante est la qualification du puritanisme comme « invention prétendument américaine ». C’est d’ailleurs le principal cheval de bataille de ces néoféministes : la vérité, la justesse et l’excellence du combat féministe vient des États-Unis. Contre ce qui est appelé « un certain arrangement des sexes à la française » nos zélotes de Columbia lui opposent l’attitude responsable aux USA (c’est moi qui souligne ce qui suit) « des femmes de pouvoir dans les institutions culturelles, la recherche et les nouvelles technologies (qui) mettent leurs privilèges au service des femmes les plus précaires (…) en lançant la campagne « Time’s Up » » (« alors que les femmes, en France, choisissent de faire front contre la justice sociale « (sic)).

 Comme ces choses-là sont dites ! Cet exemple étasunien vient d’en haut certes, mais vient des femmes me répondra-t-on. La révolution par les élites, en quelque sorte. Ce pauvre Marx, et tant d’autres avec lui, après lui, n’avaient décidément rien compris. On croirait entendre comme en un écho la forte parole de Houria Bouteldja (« Un banquier noir c’est d’abord un noir ») : une banquière femme c’est d’abord une femme. D’ailleurs les rédactrices de « Les femmes peuvent-elles parler ? » font le lien entre ce qu’elles nomment « mode de délégitimation classique de groupes minoritaires » (les néoféministes et leurs allés qui squattent l’espace public depuis octobre 2017 sont bien entendu des minoritaires), et les groupes « racisés » également disqualifiés. Dans le droit fil de ce raisonnement, le discours des femmes de la tribune du Monde « fait porter le tort sur les personnes qui les subissent ». Pourtant il n’en est nullement question dans la tribune des « cent » : qui veut accuser son chien…, n’est ce pas. Nos néoféministes ont beau ajouter que les mêmes contribuent « à détourner le regard des logiques d’inégalité qui structurent la vie sociale » cela ressort du procès d’intention. C'est un tout autre sujet qui n’était pas abordé dans la tribune du Monde dont le caractère dénonciateur portait, comme on l’a vu, sur d’autres thématiques. Pas en tout cas sous l’angle social (et l’on subodore chez les cent signataires des sensibilités différentes sur la question). Je n’ai évidemment rien contre le discours tenu ici par « Les féministes peuvent-elles parler ? », bien au contraire. Mais, je le répète, il est complètement hors sujet. Il a pour fonction de rallier, ostensiblement ou subliminalement, celles et ceux qui, dans le camp progressif, de la gauche, des luttes contre les inégalités, un tant soit peu critiques ou réservés devant l’évolution des campagnes « me too » et « balance ton porc », trouveraient là des arguments susceptibles de les faire pencher du bon côté. La force de la conviction contre la réalité des faits, en quelque sorte.

 J’en viens à une donnée essentielle, soulignée d’ailleurs par les rédactrices de « Les féministes peuvent-elles parler ? », qui explique en grande partie le succès remporté par cette campagne en réaction « aux violences faites contre les femmes » : l’importance des réseaux sociaux. C’est par ce canal, insistent les invitées de Mediapart, que les femmes ont pu répercuter ces multiples témoignages leur permettant  de « sortir de l’état de victime silencieuse et isolée auquel elles étaient assignées jusqu'alors pour participer à un soulèvement collectif et international ». A l’instar d’un Janus Bifrons cette libération de la parole présente un côté positif, en termes proches de ceux qui viennent d’être rapportés, et un côté négatif, celui d’une « libération de la parole » pouvant le cas échéant s’apparenter à de la délation, relever de règlements de comptes ou de vengeances, voire participer d’une « chasse à l’homme » moins virtuelle que celle proposée par Catherine Robbe-Grillet. Sans parler des effets que l’on sait  dans le domaine de la création.

 Un cap semble être franchi en février 2018 avec les accusations portées contre Nicolas Hulot qui relèvent de « faits » datant de 1997 (n’ayant pas entrainé de plainte à l’époque, mais relevant d’une dénonciation de la plaignante en gendarmerie onze ans plus tard : ces « faits » non établis, et d’ailleurs prescrits, faisant l’objet d’un « classement sans suite »). Ceci révélé par un néo-journal davantage proche des méthodes de la presse à scandale que du « devoir d’informer », faisant plus le buzz pour se faire connaître (avec les bénéfices afférents au retentissement de l’affaire) qu’il n’apporterait sa pierre au combat contre les violences faites aux femmes (comme il le prétend cyniquement). Il faut être candide ou naïf, ou particulièrement soumis à l’idéologie néoféministe pour penser que cette libération là s’exprime uniquement dans le sens plus haut indiqué, contre le sexisme, et au nom de l’émancipation de la femme. Tout comme, en inversant les rôles, on trouvera non moins naïves les déclarations de celles et ceux qui en plein Pénélope Gate dénonçaient l’acharnement médiatique contre Pénélope Fillon au prétexte qu’il s’agissait d’une femme. La potiche existe, c’est même l’envers du mâle arrogant. Tout comme le disait un bon auteur : « Le jobard vaut bien la dissimulatrice ».

 Enfin Oprah Winfrey vint ! Ce cri relayé par Laure Adler et d’autres, étaient également repris par les rédactrices de la tribune « Les féministes peuvent-elles parler ? ». Là aussi se trouvent mises au premier plan (avec Laure Adler) « la solidarité des actrices stars avec les anonymes » et leur aide (à travers Time’s Up) aux « plus défavorisées ». Les dames patronnesses d’aujourd’hui ne sont plus celles de jadis, ni même celles d’hier (comme Annie Le Brun les appelait en 1977). A la différence des dames patronnesses brocardées vers la fin des années cinquante par Jacques Brel leurs « pauvres » appartiennent exclusivement au sexe féminin : (« travailleuses pauvres, femmes racistes, femmes en situation de handicap »), comme l’indiquent les invitées de Mediapart. Le sexe prime sur la classe, nous y sommes habitué. Mais pas seulement, quand par exemple Laure Adler juge les cent pétitionnaires de la tribune du Monde « trop occidentales et beaucoup trop blanches ».

 Ce qui n’est pas le cas Oprah Winfrey, du moins pour le dernier membre de phrase. De surcroît, elle figure parmi les plus grosses fortunes des USA (la seconde dans l’industrie du divertissement). Ne dit-on pas des deux côtés de l’Atlantique qu’Oprah Winfrey serait la meilleure des candidates que pourrait proposer le Parti Démocrate lors des prochaines élections américaines. Deux milliardaires pourraient ainsi se disputer la magistrature suprême. A l’intention de qui ferait la fine bouche devant l’authenticité du soutien de cette milliardaire à la cause des femmes humiliées, rappelons qu’en 2005 Oprah Winfrey, qui se présentait à Paris rue du Faubourg Saint-Honoré devant la boutique Hermès dix minutes après la fermeture du magasin, trouva porte close. Cette porte resta fermée malgré les protestations de la femme d’affaires américaine et des personnes l’accompagnant (porte close pour les entrants, mais laissée ouverte pour les sortants comme il se doit). Donc, question humiliation, Oprah Winfrey sait de quoi il en retourne. On laissera en suspens la question de savoir si, comme le proclame notre milliardaire, l’accès de la boutique Hermès lui était refusé en raison de la couleur de sa peau. Pourtant que je sache, à Hermès ou ailleurs, quand c’est fermé c’est fermé ! Pour ne rien oublier ajoutons que Oprah Winfrey a pu dépasser le traumatisme causé par cette porte close en annulant par voie de représailles la commande d’un sac Birkin (dont un exemplaire a atteint la coquette somme de 202 000 euros). Enfin la même année, pour finir sur une note positive, le représentant d’Hermès aux USA vint présenter ses excuses sur le plateau du Oprah Winfrey Show : happy end, happy end !





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 Ce qu’il y a d’admirable avec Charles Fourier c’est la constance qui fut la sienne tout au long de sa vie. Malgré les critiques, parfois virulentes (certaines venant du camp socialiste), malgré le mépris, les quolibets et les sarcasmes, et même l’incompréhension parfois de ses disciples, Fourier n’a cessé de mettre l’une des imaginations les plus fertiles qu’ait pu produire l’histoire des hommes au service de ce qui n’est nullement un système clos, comme on le prétend parfois, mais la somme illimitée des possibles se présentant à une humanité délivrée des préjugés qui la maintiennent dans ce servage du « monde civilisé ». D’emblée, dans son premier ouvrage (Théorie des quatre mouvements et des destinées générales), Fourier met l’accent d’un côté sur « le doute absolu sur tous les préjugés », de l’autre sur « l’écart absolu de toutes les théories connues ». C’est depuis cette double postulation, cette exigence que Fourier entend réaliser ce qui se présente à nos yeux comme une gigantesque utopie, dont André Breton avait pressenti le caractère dynamique en relevant que ce qu’il y avait de particulièrement séduisant dans cette « manière de voir » propre à Fourier était « qu’à perte de vue elle est récréative de désir ».

 L’un de ces préjugés nous le retrouvons chez Proudhon (La création de l’ordre dans l’humanité) pour qui « la femme jusqu’à ce qu’elle soit épouse, est apprentie, tout au plus sous-maîtresse : à l’atelier, comme dans la famille, elle reste mineure, et ne fait point partie de la cité. La femme n’est pas comme on l’a dit vulgairement la moitié ni l’égale de l’homme, mais le complément vivant et sympathique qui achève de faire de lui une personne : là est le principe de la famille et la loi de la monogamie ». Ailleurs Proudhon évoque « l’infériorité physique, intellectuelle et morale » de la femme dont la place ne peut être qu’au foyer. C’est là qu’il faut citer Fourier pour bien souligner tout ce qui le sépare de Proudhon : « Les progrès sociaux et changements de période s’opèrent en raison du progrès des femmes vers la liberté, et les décadences d’ordre social s’opèrent en raison du décroissement de la liberté des femmes ». En rappelant aussi que Flora Tristan avait placé en épigraphe de son livre L’émancipation de la femme ou le testament de la paria cette phrase de Fourier : « L’extension des privilèges des femmes est le principe général de tous les progrès sociaux ». Tout comme il n’est pas sans intérêt de signaler l’analogie faite par Fourier dans Le nouveau monde industriel et sociétaire entre la situation des femmes et celle des indigènes antillais : « Ainsi les philosophes qui veulent tyranniquement exclure un sexe de quelque emploi, sont comparables à ces méchants colons des Antilles qui, après avoir abruti par les supplices leurs nègres déjà abrutis par l’éducation barbare, prétendent que ces nègres ne sont pas au niveau de l’espèce humaine. L’opinion des philosophes sur les femmes est aussi juste que celle des colons sur les nègres ».

 Par quel bout que l’on prenne l’oeuvre de Charles Fourier c’est l’enchantement qui prend le dessus. L’étonnement saisit le lecteur le plus endurci dans des pages faussement souriantes, où la part du rêve se trouve à ce point matérialisée que l’on arriverait à douter de nos certitudes les plus établies. Une idée force traverse Le Nouveau monde amoureux : « Chacun a raison en amour puisqu’il est passion de la déraison ». Une proposition simple, l’évidence même… Et pourtant ! En Civilisation (pour parler comme Fourier, qui l’oppose à l’Harmonie) nous sommes loin de nous y conformer, bien au contraire. Quand notre philosophe écrit, « En amour, comme en toutes choses, tout civilisé voudrait généraliser ses goûts dominants », serait-ce contradictoire ? Non, pas véritablement. La différence sans plus entre l’usage de la liberté chez chacun, et la volonté de partager cette « licence » avec le plus grand nombre. Cela parait insurmontable ? Pas avec Fourier. Ceux que le mot « liberté » gêneraient dans ce contexte peuvent le remplacer sans dommage (l’auteur les y invite) par celui de « manie ». Ce sont d’ailleurs ces manies qui au premier chef intéressent Fourier. Chacun trouve sa place dans le monde harmonien décrit, y compris ceux qui feraient preuve d’extravagance sexuelle ou se livreraient dans ce registre à des pratiques illicites, condamnées par la loi et les bonnes moeurs. Fourier renverse ou détourne ce qui en Civilisation parait aberrant, monstrueux, bizarre, pervers pour doter chacun de ces adjectifs de contenus positifs. Comme l’écrit Simone Debout, dans sa belle et indispensable présentation des Oeuvres complètes de Charles Fourier : « En Harmonie, les manies amoureuses les plus décriés sont licites, voire appréciées, et Fourier les décrit complaisamment. Plus elles sont étranges et rares, plus elles sont précieuses (…) D’ailleurs, si la sexualité est l’expression du plus particulier et suscite toujours entre les amants comme une société secrète, les manies en sont le moment ultime. La norme, en ce domaine, est une abstraction vide et elle implique une restriction conventionnelle des possibilités érotiques du corps. Dans le nouvel ordre, plus aucune exclusive. Les Harmoniens ont le droit d’être des pervers polymorphes, de retrouver, au delà de l’enfance, une intégrité une intégrité sexuelle qui apparit plus intimement les sexes opposés ; en effet, si plus rien n’est interdit ni refoulé, il y aura passage de l’un à l’autre sexe, transition dit Fourier, nécessaire à l’Harmonie ».

 Les critiques faites à Fourier portent sur le caractère systématique de son oeuvre. Il s’agit d’un système pour qui ne retient que la lettre (au détriment de l’esprit), ou pire une utopie figée. Assurément il est bien ici question d’utopie, mais celle-ci n’a rien de contraignant, encore moins de totalitaire. C’est tout le possible de l’homme qui se trouve mis à l’épreuve avec Fourier. La notion de sexualité prend une autre signification en Harmonie. L’art de la combinatoire fait imploser les modes de représentations qui ont cours en Civilisation, et cela est encore plus vrai en amour. Il y a toujours chez Fourier une dialectique subtile entre les critiques portées sur le monde civilisé et la mise en perspective des différents projets harmoniens. Rien n’exclut rien. Les perspectives sont constamment renversées. Ce qui peut provoquer l’incompréhension de certains lecteurs. D’autres encore traiteront Fourier de fou. A ceux là Simone Debout a déjà joliment répondu : « Une telle folie est le plus haut défi au malheur ». C’est ce qu’il faudrait avoir en permanence à l’esprit en lisant Fourier. Le malheur des hommes vient, entre autres raisons, de leur impossibilité à projeter leur imagination au-delà des limites que ce monde nous assigne. Fourier s’inscrit en faux contre cette « fatalité ». Il nous répète, comme Sade d’ailleurs, qu’il ne faut pas croire la nature limitée aux moyens connus.

 Il reste à établir un lien avec ce qui précède. Je pense, pour ne prendre que cet exemple, que Fourier aurait été intéressé par ceux que l’on appelle « les frotteurs du métro », particulièrement décriés dans l’espace public et les réseaux sociaux ces derniers mois : une hostilité ravivée au lendemain de la tribune « Cent femmes pour une autre parole ». Dans un monde harmonien ces « frotteurs du métro » ne feraient l’objet de nulle réprobation, de nul rejet, de nul mépris, de nulle condamnation, mais au contraire deviendraient des agents de satisfaction sexuelle entre Bercy et Madeleine, ou du Châtelet à la Porte des Lilas, etc. Chaque usager du métropolitain (de préférence féminin, mais également masculin en partie) pourrait ainsi agrémenter ses déplacements au contact de ces « frotteurs » en réagissant de différentes manières : depuis celles du contentement, de l’amusement, de la surprise simulée, jusqu’à l’attitude faussement offusquée (il faut bien varier les plaisirs). Chaque ligne de métro, qui aurait ses « frotteurs » attitrés,  pouvant le cas échéant se spécialiser dans le domaine du frottage : entre les « frotteurs » proprement dits, la majorité, les adeptes du pince-cul (et de la main au panier), ou les préposés aux baisers dans le cou.

 Certes, pour revenir au texte de Fourier, et prévenir une objection sur l’impossibilité de définir ce que serait le consentement dans un monde harmonien (ou pour qui l’absence d’interdits favoriserait immanquablement dérégulation et chaos), notre philosophe y répond indirectement en émettant la réserve suivante : tous les goûts, écrit-il,  « ont un emploi précieux dans l’état sociétaire et y deviennent utiles » à condition qu’ils ne soient « pas nuisibles ou vexatoires pour autrui ». Fourier inclut d’ailleurs l’inceste dans cet « emploi précieux » puisque pour lui l’inceste n’est « ni crime naturel, puisqu’il est très généralement conseillé par la nature, ni crime social puisqu’il est un objet d’accommodement avec les lois humaines ». Si son monde harmonien met fin à la prohibition de l’inceste, Fourier reste cependant conscient de l’importance de ce tabou lorsqu’il dit vouloir procéder par étapes : d’abord en privilégiant l’innovation sur les « coutumes d’ambition, d’économie domestique, industrielle », l’organisation de la vie en société donc, pour ensuite avancer « par degrés » avec les » innovations morales qui heurteraient les consciences ». Ici Fourier cite l’inceste, mais n’en justifie pas moins sa présence en Harmonie parce qu’il convient « d’autoriser tout ce qui multiplie les liens et fait le bien de plusieurs personnes sans faire le mal d’aucune ». Je ne saurais trop associer, pour conclure, les lignes précédentes à celles qui suivent, qui ont trait à l’émancipation de la femme dans le « nouveau monde amoureux » de Fourier : « Une femme peut avoir à la fois un époux dont elle a deux enfants, un géniteur dont elle n’a qu’un enfant, un favori qui a vécu avec elle et conserve le titre, plus de multiples possesseurs qui ne sont rien devant la loi ». Ce qui n’est pas fondamentalement différent, je peux en témoigner, de ce que certaines femmes ont pu vivre en des temps plus favorables il est vrai à l’expérimentation amoureuse. Et je ne crois pas me souvenir que ces « femmes libres », des libertaires je précise, se disaient féministes.


Max Vincent

février 2018