LIRE DEBORD

« Il faut envisager le pire, et combattre pour le meilleur « 

Guy Debord



Trois parties composent ce petit essai sur Guy Debord. La première l’aborde sous l’angle biographique, celui critique de la dernière biographie en date consacrée à Debord, laquelle présenterait au moins un intérêt : l’exhumation d’archives encore inédites. Le conditionnel est ici de rigueur : le biographe manipulant le cas échéant ses « découvertes » pour que le résultat puisse correspondre au Debord revu et corrigé par ses soins. La seconde partie, une série de variations sur le thème « comment ne pas lire Debord », le traite depuis quelques exemples choisis. Elle se clôt par un « essai dans l’essai » (où le Chancel de service serait tenté de poser la question : « Et Debord dans tout ça ? »). La troisième partie entend aborder le « continent Debord » par des chemins de traverse, ou d’autres volontairement laissés de côté durant les deux parties précédentes.


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« Quand ils sont morts, on fouille dans leur vie, de préférence avec un groin de cochon «  

Léo Ferré



La biographie que Jean-Marie Apostolidès consacre à Guy Debord, Debord le naufrageur, relève de ce que l’on pourrait appeler « le portrait à charge » (Apostolidès étant de ce point de vue-là le Fabrice Burgaud du genre biographique), ou de la « biographie à l’américaine » dans l’acception la plus péjorative du terme. Il aurait été plus justifié, plus opportun et plus honnête de faire suivre Debord le naufrageur de l’indication « roman » en couverture (en lieu et place de celle de « grandes biographies »). Vers la fin de l’introduction, l’auteur évoque sans rire la « neutralité bienveillante » de son « approche ». Cette biographie lue, le lecteur un peu informé ne peut mettre pareille assertion que sur le compte d’un culot sans commune mesure (ou d’une rare impudence). Au cas où, je n’y crois guère, Apostolidès serait sincère, soit c’est un parfait imbécile, soit il ne sait pas ce qu’il écrit. Sinon, pour le dire autrement, qu’en aurait-il alors été de ce portrait sans cette « neutralité bienveillante » puisque Guy Debord nous est présenté d’une page à l’autre comme un personnage autoritaire, truqueur, manipulateur, tyrannique, destructeur, terroriste, mégalomane, calculateur, sadique, voire cupide, totalement irréaliste et d’une ingratitude crasse ! Un dément peut-être, ou un Napoléon au petit pied ? Mais ceci et cela n’est-il pas suggéré, aussi ? Enfin on peut se faire tout au long des 600 pages de cette copieuse biographie quelque idée de cette prétendue « neutralité bienveillante » à travers la manière dont Apostolidès qualifie Debord, le style du biographe l’illustrant éloquemment.

D’ailleurs les mots pour le dire contribuent chaque fois, d’une séquence à l’autre, à déprécier Debord, à le rabaisser ou à le caricaturer grossièrement. Par exemple, pour se mettre en bouche, l’adverbe « pompeusement » vient qualifier à la fois le nom donné au film Hurlements en faveur de Sade et celui se rapportant à la Conférence d’Aubervilliers qui donne naissance à l’Internationale Lettriste (I.L.) : dans le second cas il ne pouvait en être autrement dans une réunion où « échauffés par l’alcool (sic) les quatre compères discutent de la meilleure façon d’exécuter leur ex-mentor, Isidore Isou ». Pour en revenir au seul Debord, celui-ci à la même époque « se cherche une nouvelle structure du côté des fainéants et des voyous de St Germain des prés ». Comme ces choses là sont dites ! Dans les débuts de l’Internationale Situationniste (I.S.), Apostolidès souligne chez Debord « sa satisfaction à faire souffrir les autres ». C’est l’un des leitmotivs de cette biographie : le sadisme de Debord dépassant tout ce qu’on peut concevoir. Dans un autre registre on ignorait que le même avait du temps de l’I.S. « lancé une fatwa contre Nasch ». Voilà qui permet de faire le lien entre le terroriste de 1963 et ceux qui depuis la parution des Versets sataniques défrayent la chronique de ces quinze dernières années.

Arrêtons nous un instant sur l’un des aspects de la méthode d’Apostolidès : cet exemple vaut pour d’autres mais s’avère particulièrement significatif. Le mot « identification » revient souvent sous la plume du biographe. Ici l’identification concerne le Debord de l’époque de l’I.L. que notre auteur décrit comme s’identifiant à Louis II de Bavière. Le lecteur de Potlatch sait que dans le n° 2 de ce bulletin, Guy Debord, à l’instar d’André Breton dans le Premier Manifeste du surréalisme, écrit que « Louis II de Bavière est psychogéographique dans la royauté ». Le même lecteur n’ignorant pas que dans le N° 4 de Potlatch Debord consacre un article (« Prochaine planète ») au Facteur Cheval et à Louis II de Bavière. Apostolidès part du fait que l’on a retrouvé dans les archives de Debord un document de 4 pages sur le roi fou datant de la période de l’I.L.. Il s’agit d’un extrait d’une publication reprenant un article du Daily Télégraph du 12 avril 1912 : Apostolidès se contente d’indiquer que « cette brochure met en lumière des aspects peu romantiques de la conduite du roi, qu’il s’agisse de la manière dont il maltraitait ses serviteurs ou de ses relations avec les femmes ». Apostolidès, qui a donc eu accès dans ces mêmes archives au brouillon de « Prochaine planète » a constaté que le manuscrit original comporte une phrase barrée, non reprise dans l’article de Potlatch.

Citons d’abord l’extrait publié : « Ébloui du même désir, Louis II de Bavière élève à grands frais dans les montagnes boisées de son royaume quelques délirants châteaux factices - avant de disparaître dans des eaux peu profondes. La rivière souterraine qui était son théâtre ou les statues de plâtre dans ses jardins signalent cette entreprise absolutiste et son drame ». Voilà ce que le lecteur de Potlatch avait sous les yeux en juillet 1954 (et celui de la réédition du bulletin en 1985, et de l’édition des Oeuvres en 2006). Mentionnons maintenant la partie du brouillon non reprise dans l’article (dont Apostolidès nous certifie qu’elle est « rayée (…) mais parfaitement lisible ») : « avant de disparaître dans l’internement agencé par sa cour, puis dans une noyade inexpliquée. Roi seul, et fou, retranché dans ses forteresses de rêveur éveillé ; à la poursuite d’une pureté inconnaissable ». D’emblée, en comparant ces deux versions, on se rend compte que l’expression y gagne (y compris au détriment du lyrisme), du point de vue de la concision, de la précision. Et il en va de même, j’imagine, avec d’autres brouillons retrouvés dans ces archives. Tout cela relève de l’évidence : en retravaillant un texte a priori on l’améliore. Même un Apostolidès est susceptible de le comprendre. Ceci resterait secondaire, anecdotique, superficiel, si par ailleurs notre biographe ne tirait de cette analyse de texte des enseignements bien différents. D’abord il signale que Straram et Chtcheglov (deux autres membres de l’I.L.) « se rappellent l’un et l’autre avoir entendu Debord revendiquer sa royauté imaginaire lors de beuveries au Tonnal ». D’où l’interprétation suivante, depuis le manuscrit de « Prochaine planète » : « Conscient de s’être abandonné à un aveu, Guy raye cette phrase et la remplace par des considérations plus objectives ». Le biographe ajoute (le lecteur a en mémoire le résumé, quelques lignes plus haut, de l’article du Daily Télégraph ) : « L’identification à la figure du roi ou du tyran lui permet à la fois de structurer le noyau fragile de sa personnalité et d’assurer, à l’extérieur, son contrôle sur les groupes qu’il dirige, etc., etc. ».

Premièrement. Apostolidès confond ce qu’il appelle « identification » avec de la fascination. Cela vaut pour tous les autres cas de prétendue identification. J’y reviendrai. Et il oublie de mentionner que l’intérêt de Debord pour le roi fou vient principalement d’Apollinaire, certainement son poète préféré (plus particulièrement à travers deux quatrains bien connus de La Chanson du mal aimé ).

Deuxièmement. Apostolidès sollicite le passage rayé pour lui faire dire ce que ces deux phrases n’expriment nullement. Cette « interprétation », falsification plutôt (car il faut être d’une parfaite mauvaise foi, ou ne pas savoir lire pour y souscrire) entraîne le biographe à tenir un propos qui renseigne davantage sur ses obsessions envers son sujet que sur les intentions « dissimulées » du jeune Debord.

Troisièmement. Sur ce propos vient s’en greffer un autre, d’ordre psychopathologique, que l’on retrouve tout au long de cette biographie. Je m’y attarderai un peu plus loin.

Quatrièmement. Apostolidès se livre ici à un travail de faussaire, mais il le fait sans talent en raison du caractère grossier, téléphoné, de sa démonstration.

Cet exemple, parlant, vaut pour le reste : Apostolidès, d’un paragraphe à l’autre, soit travesti, soit déforme, soit falsifie un épisode la vie de Debord, afin que ce qu’il en rapporte puisse parfaire son portrait à charge, celui, je le répète, d’un tyran, truqueur, manipulateur, destructeur, terroriste, mégalomane, calculateur, sadique, etc., etc.

Pour en venir à la lecture de type  psychopathologique évoquée plus haut, cette psychologisation outrancière de Debord constitue certainement pour Apostolidès le principal apport de sa biographie (en mettant de côté les documents exhumés des archives) si l’on compare Debord le naufrageur à celles qui l’on précédée. L’exercice, cela étant, n’est pas nouveau (souvenons-nous des deux psychanalystes publiant en 1969 L’univers contestationnaire sous le nom d’André Stéphane, même si cet ouvrage ne s’était intéressé pour les situationnistes qu’au seul Vaneigem). Il tend chaque fois à réduire un auteur, à travers son oeuvre, à la seule dimension psychopathologique de celle-ci, au détriment il va de soi de toutes les autres. Donc de délester, plus prou que peu, telle oeuvre (et l’auteur par surcroît) de toute dimension critique. Enfin, pour revenir à Debord le naufrageur, Apostolidès entend prouver qu’ici en l’occurrence la question de l’ego, celui démesuré de Guy Debord, prime sur le reste, vaut comme explication principale.

Debord est un violent, répète le biographe. Une violence qu’il explique par le fait que Debord, durant la petite enfance, « n’avait guère besoin de se mettre en colère puisqu’il obtenait tout ce qu’il voulait ». Tous les enfants très tôt gâtés deviennent des violents, c’est bien connu. En même temps Apostolidès avance que Debord ne serait jamais sorti de l’enfance. D’où sa propension, devenu adulte, « à imposer chaque fois à ses proches une relation qui rappellerait celle qu’il entretenait enfant avec un entourage adulte, celle d’un petit roi adulé et protégé, dont on satisfait les exigences et les caprices pour prévenir les colères ». Et notre Freud en herbe de soupirer : « A la suite de quelle blessure, de quel sentiment d’échec, s’est-il lui même condamner à répéter cette enfance, plutôt que de s’en éloigner ? « . Apostolidès va jusqu’à débusquer, dans plusieurs photographies de Debord remontant à la petite enfance, un enfant « très tôt conscient de son statut » arborant « une étonnante posture faite de sureté et de satisfaction de sa petite personne ». Le biographe aurait pu ajouter que l’enfant Guy, en se débarbouillant chaque matin devant sa glace, se disait en son for intérieur : « Un jour, j’écrirai La Société du spectacle «. D’ailleurs, archive à l’appui, notre fin limier a eu entre les mains « une photographie prise dans les premiers mois (…) avec sur la tête un chapeau de papier évoquant le couvre-chef de Napoléon ». Malheureusement cette photo n’est pas reproduite dans le pourtant substantiel album photographique inséré vers le milieu de l’ouvrage. Et le lecteur ne peut vérifier si le bébé Guy mettait de surcroît sa main droite dans l’échancrure de son gilet.

Debord, on le sait, n’a pour ainsi dire pas connu son père. « L’absence de père, prétend Apostolidès, a pour conséquence l’absence d’interdits. Tout lui semble permis ». Nous retrouvons là la violence évoquée plus haut. A la différence que celle-ci, liée par conséquence à l’absence de père, prend ici une composante « sadique à l’égard des plus jeunes, trait qu’il conservera toute sa vie ». Le lecteur aimerait des exemples, mais patientons. Cette figure de « père absent » obsède Apostolidès puisqu’il y revient à plusieurs reprises. Vers la fin de sa vie (selon l’analyse que le biographe fait d’un texte exhumé dans le catalogue d’exposition Guy Debord, un art de la guerre : Les erreurs et les échecs de M. Guy Debord par un Suisse impartial « ), cette « statue de commandeur qui se dresse devant Guy Debord » serait « la figure même du père qui revient pour condamner les entreprises d’un fils qui a préféré le naufrage à l’héritage ». Tout ceci peut sembler amusant, burlesque à souhait, mais de quel héritage nous entretient-on ici puisque le père n’a sur tous les plans rien laissé ? Décidément celui-ci perd en crédibilité si l’on ajoute que précédemment, dans la biographie, après la mort tragique de Gérard Lebovici, Apostolidès nous livrait une information de la plus haute importance. Selon lui, Debord, vis-à-vis de Floriana Lebovici, la veuve, se trouve envers elle « dans une position de fils en dépit de la différence d’âge entre eux » (elle a deux ans de moins que lui). Damned ! On s’y père (comme dirait Lacan). Du « Freud sans peine » on est arrivé à un « Freud pour les nuls », voire un mauvais pastiche du médecin viennois.

Quelques pages plus loin Apostolidès parachève ce tableau en indiquant que dans sa grille d’interprétation Gérard Lebovici (l’ancien « frère privilégié » de son vivant) tient le rôle de Charles Labaste (le beau père de Debord ), donc celui d’un père de substitution : élémentaire, puisque Floriana est devenue après la mort de son mari la mère de Debord. Donc c’est très logique d’avancer que cette dernière remplace Paulette, la véritable mère de Guy. Mais toute oedipianisation se trouve ici écartée puisque l’une et l’autre, nous apprend le biographe, « sont des femmes interdites, des femmes intouchables ». Et puis, restons avec Oedipe, cela tord le cou à l’hypothèse, formulée par certains médias, que Debord porterait la responsabilité du meurtre de Lebovici. Futé le Jean-Marie ! L’épouse Alice, cerise sur le gâteau, prend la place de Manou (la grand-mère maternelle de Debord, l’ayant protégé). On pourrait en sourire et s’arrêter là si Apostolidès, in fine, ne nous susurrait que pour Debord, Lebovici (identifié donc à Charles Labaste) devient « le bourgeois qui a réussi, qu’on aime bien mais dont il faut tirer profit ». Tout ça pour ça ! Que de circonvolutions prétendument psychanalytiques pour en arriver là ! Était-ce la peine de se livrer à cet exercice grotesque pour finalement en arriver à un constat déjà dressé par quelques plumitifs du vivant de Debord !

On ne quitte pas ce registre psychopathologique avec la mention (sur laquelle le biographe s’attarde complaisamment) d’une relation incestueuse entre Guy Debord et sa demi-soeur Michèle Labaste (décédée en 1976). Debord, en ce domaine, n’avait pas plus de tabou que Sade et Fourier par exemple, pour citer deux auteurs qu’il appréciait : cette « absence » s’étendant, autant qu’on peut le vérifier, du moins sur le plan des idées, à l’ensemble des membres de l’I.S. Apostolidès associe chez Debord, de manière abusive, « l’acte incestueux et l’intérêt pour les petites filles » (précisons que le terme « petites filles » joue le rôle d’une métaphore : celles dont il est question sous la plume de Debord n’étant nullement impubères). Les deux romans de Michèle Bernstein, la première épouse de Debord, se réfèrent à leur vie amoureuse en la transposant. Il s’agit ni plus ni moins d’une forme de libertinage illustrée par la « théorie du marsupial », exposée dans la correspondance de Debord : qui n’est pas sans renvoyer à l’univers de Laclos ou de quelques autres auteurs libertins des siècles passés. Il n’y aurait pas lieu d’épiloguer sur cette question, ou de toutes celles qui en l’élargissant ressortent du domaine de la sexualité et des échanges amoureux, si par ailleurs Apostolidès n’affirmait péremptoirement que « pour Debord la vie quotidienne est placée sous le signe du secret hier comme aujourd’hui ». Ce que dément sa correspondance sous l’angle qui vient d’être évoqué. Plus précisément le biographe reproche à Debord de ne pas se référer concrètement à sa vie privée « à l’aide de thèmes comme la division du travail à l’intérieur de la famille, la balance du pouvoir entre le masculin et le féminin, la relation entre les générations ».

Quelle famille ? Quelle balance ? Quelles générations ? La formulation, s’agissant de Debord, confine au ridicule. A vrai dire on s’en fiche. Apostolidès reprend ici une thématique chère au gauchisme (et au féminisme) des années 70. C’est également limiter la vie quotidienne à l’un de ses aspects au détriment des autres. Et puis la critique de la vie quotidienne, initiée par les situationnistes au début des années 60 (justement contre des groupes se disant ou se prétendant révolutionnaires), d’une part ne manquera pas d’influencer par la suite une partie du gauchisme, d’autre part ce type de critique portait déjà en germe celle du « quotidiennisme » illustré par ce que l’on pourrait appeler le « gauchisme diffus » des mêmes années 70. Enfin, pour revenir à Debord le naufrageur, nous pouvons dévoiler la nature du « secret » que le biographe plus haut évoquait : Debord, selon Apostolidès, ne participait pas dans la vie quotidienne aux tâches ménagères (ce salaud ne faisait même pas la vaisselle !).

Pour clore ce chapitre revenons sur la fortune dans cette biographie du mot « identification ». Certes cette notion n’a pas grand chose à voir ici avec ce qu’en dit Freud. Pourtant, la volonté, l’obstination même du biographe à vouloir, comme on l’a vu avec Louis II de Bavière, parler d’identification en lieu et place de fascination (ou tout simplement d’intérêt) ne nous éloigne pas véritablement du domaine psychopathologique. Apostolidès nous assure que « Debord a non seulement accepté sa position de chef de la horde mais qu’il a de plus réalisé son être de tyran à l’égal de Néron et de Louis II de Bavière, figures qui le hantent depuis sa prime jeunesse ». Sans oublier Napoléon au berceau. Néron, j’y viens, se taille si j’ose dire la part du lion dans cette biographie, compte tenu du nombre de références. Cependant, malgré ce qui est prétendu, l’identification de Debord à l’empereur romain ne présente pas vraiment un caractère d’évidence. Mais justement, insiste Apostolidès, c’est parce que Debord l’a longtemps dissimulée, tenue secrète, qu’il faut la prendre au sérieux. Là notre Dupin en herbe débusque cette identification dès 1950, lorsque Debord relate à son ami Falcou un spectacle qui l’a fasciné, celui d’un incendie au-dessus de Cannes (« spectacle néronien », en conclut le biographe) ; ou l’année suivante, à travers la citation dans la correspondance du jeune Debord de l’expression « A MORT ! Livrez les chrétiens aux bêtes ! ». Chaque fois que Debord durant sa période lettriste évoque le feu destructeur et purificateur Apostolidès nous jure que l’identification de Debord à Néron s’avère patente. Tout cela reste malgré tout très allusif, pas convaincant. Que nenni, répond le biographe ! Debord n’a-t-il pas écrit dans le texte Manifeste pour la création de situations de 1953 qu’il « s’agit de suivre jusqu’au bout, selon l’expression d’un surréaliste, « le rêve néronien de se donner toujours de belles fêtes à soi-même » ». Et d‘évoquer dans la foulée plusieurs films de type péplum sortis ces années-là, dans lesquels figure Néron (sans qu’on sache si Debord les a vus ou pas).

Vous n’êtes toujours pas convaincu ? Alors Apostolidès, pour enlever le morceau, livre un dernier indice, décisif à l’en croire. Notre biographe a retrouvé dans les archives Debord de la BNF (dossier « Réserve générale des notes de lecture, à la feuille 88, qui se trouve dans la troisième chemise du dossier, sous chemise 15 » : ne riez pas !), un fragment détaché de Mémoires de Debord (ouvrage datant de 1956) qui se révèle être un passage de Petites poèmes en prose dans lequel Baudelaire se réfère à Néron. Par conséquent, puisque Debord l’a retiré, n’est-ce pas la preuve, triomphe Apostolidès, qu’il « y pensait mais qu’il a préféré le dissimuler ». Fortiche, ce Jean-Marie, hein ! Là nous sommes ébranlé, sans voix, et prêt à recevoir le coup de grâce. Celui-ci est donné en deux temps. Notre biographe cite un extrait de Im girum imus nocte et consumimur igni dans lequel Debord évoque « la figure du feu » : « c’est Néron, s’exclame Apostolidès, sa présence affleure ». Il ajoute : « Ce film est l’oeuvre où l’auteur revendique pleinement la pulsion pyromane qui est à la base de son action ». Néron, pardi ! Et puis Suétone, l’écrivain latin le plus prisé par Debord (avec Horace), n’est-il par l’auteur de Vies des douze Césars, un ouvrage dont Debord a coché certains passages concernant Néron. Notre Freud en herbe reprend du service quand il croit découvrir, dans des lignes concernant Agrippine, toujours soulignées par Debord, la « référence à un désir incestueux à l’égard de sa propre mère ». Celle de Debord, pas de Suétone ! Une pierre deux coups, pourrait-on dire (même si notre biographe, très satisfait de sa dernière interprétation, contredit ce qu’il affirme par ailleurs dans Debord le naufrageur, comme cela a été indiqué plus haut). J’en reste là. Je me suis peut-être un peu trop attardé sur le « sujet Néron » mais celui-ci illustre bien la manière dont Apostolidès pratique l’exercice biographique : ici, pour ne retenir que cela, en montant en épingle ses découvertes, ou pseudo découvertes dans les archives.

Les autres cas d’identification de Debord à untel, après ce morceau de bravoure, paraissent d’un moindre intérêt. Signalons cependant, au sujet du film La Société du spectacle, celle au personnage de Monsieur Arkadin (du film d’Orson Welles de ce nom) : ceci depuis la célèbre anecdote du scorpion pour bien entendu prétendre que Debord « ne peut s’empêcher de détruire ceux dont il a besoin, quitte à sombrer lui-même » ; ou encore à Johnny Logan (Johnny guitare ) ; ou plus encore au docteur Omar (Shanghaï gesture ), occasion pour le biographe de nous concocter un petit roman familial. Sans oublier, dans Im girum, la figure du diable des Visiteurs du soir, tellement évidente ; et de l’associer à Néron dans la scène où Jules Berry se rapproche du feu.

Après le cinéma, la littérature : pour expliquer l’identification de Debord à Don Quichotte Apostolidès nous certifie que le premier, à l’instar du second, confond la réalité et l’imaginaire. Fichtre ! Par ailleurs la Dulcinée de Debord s’appelle Antonia Lopez-Pintor, dite l’Andalouse (il n’y avait personne en magasin du côté de la Mancha). Sancho Pança n’est autre que Jean-François Martos (à travers lequel, dixit le biographe, « Guy a sans doute en tête tous les comparses qui se sont mis à son service »). La servante étant Alice, son épouse ; Lebovici incarne à lui seul tous les amis « qui prennent en pitié » le chevalier errant. Là on ne comprend plus rien. Pourtant il manque l’indispensable Rossinante : sans Rossinante pas de Don Quichotte ! Élève Apostolidès reprenez votre copie. Et trouvez nous l’équivalent de Rossinante pour une éventuelle seconde édition. Le biographe s’est certainement amusé en écrivant ce paragraphe potache, sans assurément se douter que l’on pouvait en retour se divertir à ses dépens.

On redevient plus sérieux en abordant l’itinéraire politique de Debord. Façon de parler, puisque dès l’introduction Apostolidès entend minimiser le rôle de l’I.S. tout en prétendant que Debord « plus qu’aucun autre penseur de sa date, a besoin des autres pour devenir lui-même ». Il s’agit d’une dialectique, nous assure le biographe. Si l’on comprend bien, celle-ci s’expliquerait par le « passage du groupe familial à la bande », puis de la bande au mouvement (l’I.S.), avant de donner naissance après la dissolution de l’I.S. à « une nouvelle entité à laquelle nous donnerons le nom de horde ». Il faut surtout retenir, c’est l’une des scies du livre, qu’en « 1962 le mouvement situationniste prend l’apparence d’une secte religieuse, avec ses dogmes et sa discipline ». L’accusation va revenir de manière récurrente : d’abord par l’affirmation d’une « mutation structurelle de l’I.S., au moment où elle se défait des artistes qui la composaient pour se changer en secte religieuse » ; voire, plus caricatural encore : « L’I.S. prendra entre 1964 et 1968 de plus en plus l’apparence d’un mouvement religieux par le refus du dialogue avec les autres et la certitude de détenir seule la vérité ». Du point de vue d’un strict raisonnement Apostolidès confond religiosité et sectarisme. Il ne lui a pourtant pas échappé que l’I.S., plus que n’importe quel groupe révolutionnaire de cette époque, tenait un discours particulièrement anti-religieux. Qu’à cela ne tienne : pour lui, plus ce discours s’avère violemment critique envers la religion plus il porte la marque d’une structure religieuse, parce que apocalyptique. Ce qu’on pourrait interpréter de la façon suivante, en retournant l’argument contre le biographe : les critiques acerbes, impitoyables, tous azimuts qu’il adresse à Debord et à l’I.S illustrent par excellence le debordisme impénitent d’Apostolidès.

Ce dénigrement-là a déjà une longue postérité. Il a servi avec d’autres groupes d’avant-garde avant de s’appliquer aux situationnistes. Les raisons selon lesquelles, d’après notre biographe, l’I.L. doit être qualifiée de « secte » et l’I.S. de « secte religieuse » se rapportent au seul Debord. Lequel en 1956, soucieux d’être « davantage pris au sérieux par les membres de l’avant-garde parisienne qui constitue son horizon d’attente (…) est prudent, dévoile rarement ses projets et sait utiliser les gens à leur insu ». Un Debord dissimulateur, sournois, manipulateur et machiavélique, celui des derniers temps de l’I.L : toutes qualités qui lui permettront, l’année suivante, d’asseoir « sa position dominante » lors de la création de l’I.S. Les autres membres sont pour le mieux qualifiés de comparses. Apostolidès peut alors dérouler le tapis. L’I.S., selon lui, devient un laboratoire où le gourou Guy Debord se livre à des expériences in vitro : « la situation se présente pour ceux qui y participeront comme un laboratoire expérimental dans lequel ils joueront le rôle de rats » (sic).

Quand le biographe mentionne l’existence d’un Conseil central de l’I.S (lors de la Conférence de Göteborg en 1961), composé de 6 membres dont Debord, il nous certifie qu’il s’agit en réalité d’un « nouvel instrument entre les mains de Guy, lui permettant de contrôler totalement le mouvement situationniste ». Dans ce scénario, la Conférence de Göteborg vient ponctuer la période durant laquelle « les exclusions successives renforcent l’autorité de Debord au sein du groupe, en même temps qu’elles installent la terreur à la racine du lien qui tient ensemble les membres de l’I.S. ». Ce n’est plus Debord mais Robespierre demandant chaque jour une nouvelle tête au bourreau ! Ce qui nous est ici rapporté de l’histoire de l’I.S. ressemble à s’y méprendre à une histoire de la Révolution française revue et corrigée par un historien révisionniste (et nostalgique de l’Ancien régime le cas échéant).

Sans atteindre ce niveau caricatural, ce type d’argumentation revient régulièrement chez les contempteurs de l’I.S : cette dernière étant, selon l’expression reprise par Apostolidès, « une machine à exclure ». Il en avait été de même auparavant avec Breton et le surréalisme : cette « propension à l’exclusion » prêtée jadis à Breton accréditant l’idée, chez d’autres contempteurs (ou parfois les mêmes), d’une certaine forme de terreur dans les arts, les Lettres, et accessoirement la politique. Un discours qui reprit du service avec les situationnistes à travers la fiction réitérée de luttes d’influences, d’intérêts et de pouvoir initiées en leur temps par les conventionnels de l’an II (dont les « chefs charismatiques » Breton et Debord seraient chaque fois les vainqueurs). C’est vouloir dire que ces contempteurs n’hésitent pas, pour mieux accuser surréalistes et situationnistes, à amalgamer cette soi-disant « propension à l’exclusion » avec les modalités d’exclusions propres aux partis communistes. Même si le mot épuration convient davantage ici : Staline ne disait-il pas « le parti se renforce en s’épurant ».

Amalgame principalement parce que chez les staliniens, ou encore les marxistes-léninistes la « force d’épuration » se confond avec l’appareil d’État ou les forces qui auraient pour vocation à le devenir. Ce qui n’est pas du tout le cas, et s’avère même antinomique pour ce qui concerne surréalistes et situationnistes. Proposons la définition minimale suivante, valable dans les deux cas de figure. Ces groupes sont composés d’amis qui se donnent les moyens, par l’existence d’un collectif, de réaliser des objectifs communs. Ces amis discutent, confrontent des points de vue, prennent acte de désaccords, et peuvent le cas échéant entrer en conflit. Leur activité, au sein du groupe, étant tributaire de règles non écrites qui fondent l’appartenance de chacun au groupe en apportant ainsi la preuve de sa cohésion. En cas de « manquement » de l’un des membres, le groupe peut prendre, après une discussion où chacun est appelé à se prononcer, la décision de se séparer de ce membre. C’est ni plus ni moins l’exercice à pareille échelle de la démocratie directe. Tout amalgame, ici en l’occurrence, avec l’épuration de type appareil d’État (ou en devenir de celui-ci) ne peut que provenir de commentateurs ignorants ou malveillants.

J’ai en 2005 consacré un petit essai au surréalisme (Le Surréalisme mis à mal par ses « propriétaires » mêmes et autres considérations à l’avenant (1)) dans lequel, entre autres considérations, je re-visitais l’histoire du groupe surréaliste en prenant comme fil conducteur le rappel chronologique des exclusions. Ce n’était pas anodin de vérifier que généralement ces exclusions, du moins les plus marquantes d’entre elles, l’avaient été durant des périodes de crise du mouvement surréaliste. Force était de constater que ces exclusions, d’un cas à l’autre, plus ou moins certes, correspondaient chaque fois à une nécessité : celle de ne pas transiger du point de vue de l’exigence commune, de conserver la cohésion du groupe, de se débarrasser des carriéristes. Donc, pour résumer, toutes les exclusions dans l’histoire du groupe surréaliste se trouvaient justifiées (certaines plus que d’autres, je le répète) ; à l’exception de la dernière, celle de Jehan Mayoux en 1967 (ce n’était pas par hasard si elle avait été prononcée quelques mois après la mort d’André Breton).

Je ne me livrerai pas au même exercice avec l’I.S. (ou sinon par la bande, ensuite) mais je suis porté à croire que j’arriverais au même résultat. En mettant entre parenthèse, comme je l’expliquerai plus loin, la dernière des exclusions au sein de l’I.S. Cette question récurrente, celle des exclusions, a été à maintes reprises questionnée, discutée, traitée par les situationnistes comme en témoigne la correspondance de Debord. Déjà, du temps de l’I.L., Wolman et Debord dans Potlatch N° 22 s’interrogeaient sur l’appartenance à l’organisation à travers la nature de l’accord liant les membres de l’I.L Ils ajoutaient : « Tout autre mode de l’amitié, des relations mondaines ou même des rapports de politesse nous indiffère ou nous dégoûte. Le manquement objectif à ce genre d’accord ne peut être sanctionné que par la rupture. Il faut mieux changer d’amis que d’idées ». Une dernière phrase restée célèbre.

Dans une lettre d’août 1962 à Asger Jorn, Debord écrit qu’on « peut relever superficiellement beaucoup de traits « d’autorité » de ma part (en oubliant que j’ai tout de même été tout le temps dur avec le monde extérieur, et quelquefois seulement à l’intérieur du mouvement) ». Ce qui l’entraîne à retourner la sempiternelle argumentation des contempteurs des avant-gardes en ajoutant : « La pratique de l’exclusion me paraît absolument contraire à l’utilisation des gens : c’est bien plutôt les obliger à être libres seuls - en le restant soi-même - si on ne peut s’employer dans une liberté commune ». La même année, à Rodolphe Gashé (membre du groupe Spur) Debord précise au nom de l’I.S. : « Nous n’avons pas de l’exclusion une conception métaphysique. La rupture avec l’I.S. signifie un désaccord objectif avec un point central, mais évidemment ne signifie pas aussi obligatoirement que ceux qui se sont trouvés amenés avaient des motifs déshonorants, ni qu’ils sont condamnés à aller ensuite, par eux-mêmes, vers des positions toujours plus mauvaises ». Ce qui n’empêche pas la discussion de se poursuivre au sein de l’I.S. comme l’indique une lettre de Debord à Alexandre Trocchi (lequel avait été abusé par un tract anonyme, sur l’exclusion d’Attila Kotànyi, se révélant être un faux). Debord rappelle qu’il « n’a jamais été dans la pratique de l’I.S. d’exclure quelqu’un sans longues délibérations, sans motifs connus de tout le monde. En un mot nous savons que ceci est une arme sérieuse sans laquelle nous n’aurions pas pu maintenir et développer notre base. Nous ne plaisantons pas stupidement avec cette idée d’exclusion ». Plus loin Debord précise que « personnellement j’ai toujours lutté contre les exclusions en soutenant une politique de la « porte fermée ». Mais là où fut pratiquée une politique de la « porte ouverte » les exclusions ont été plus nombreuses ».

Il faut surtout retenir la lettre du 27-11-1965 adressée à Branko Vucicovic, historien pragois en art moderne, qui prouve si besoin était que Debord pouvait répondre de façon détaillée, circonstanciée, non polémique à un universitaire désireux de mieux connaître l’I.S. Ceci dans la mesure - certes ! - où son correspondant vivait de l’autre côté du rideau de fer (« On ne peut confondre, indique-t-il, les conditions pratiques d’une pensée libre ici et à l’Est (…) Là où rien ne peut être exprimé, il faut évidemment soutenir le droit pour tous de s’exprimer »). Debord, ce rappel fait, expose à Vucicovic les linéaments d’une « critique du spectacle » à l’échelle planétaire, et poursuit ainsi : « Ce que tolèrent fondamentalement les gens tolérants qui ont la parole, c’est le pouvoir établi partout » ; que par conséquent à Paris « les intellectuels de gauche sont finalement incertains, compréhensifs et tolérants aussi devant les conditions établies à Prague ou à Pékin ».

Plus haut, Debord entendait répondre à un reproche formulé par son correspondant (suite à la lecture par ce dernier des 9 premiers numéro de l’Internationale situationniste ), non sans préciser que « l’intolérance » prêtée par Vucicovic à l’I.S. « n’est certainement pas bien posée en ces termes ». D’où l’importance pour Debord de bien vouloir prendre en considération le fait que pour l’I.S. « nos « exclusions » ne signifient que notre propre liberté de nous distinguer du confusionnisme autour de nous et même parmi nous ». Pour répondre plus directement au « reproche » il ajoute : « Notre « intolérance » n’est jamais qu’une réponse - bien limitée - à l’intolérance et l’exclusion pratiquement très solides que nous rencontrons partout dans l’intelligentsia installée (considérablement plus forte que celle dont le surréalisme a pu pâtir) ». On se doute que le reproche de l’historien pragois s’étendait également au surréalisme puisque Debord, tout en reconnaissant partager une partie de ces critiques, n’en précise pas moins, plus fondamentalement : « La différence est tout de même que Breton n’a pas exercé son « pouvoir terroriste » avec les armes de la répression sociale ». Il fallait s’attarder sur cette lettre que Debord transmettra à Mustapha Khayati : « Ci-joint une copie de ma réponse à un intellectuel de Prague, qui approuve beaucoup de nos recherches, mais s’inquiétait de notre sévérité (exclusions, doctrine fortement soutenue comme celle de Breton, etc.). Ne devrait-on pas en publier une partie dans I.S. n° 10 sur la question de l’exclusion, qu’il serait utile de clarifier au moment où nos contacts s’élargissent ? ». Ce qui sera effectivement le cas.

Après 1968, alors que se pose au sein de l’I.S. la question de l’autonomie des groupes nationaux, Debord, dans une lettre de février 1969 adressée à Yvon Chotard, rappelle une fois de plus que la tendance qui a été celle de l’I.S. jusqu’à présent, de ne pas recruter toute personne se déclarant d’accord avec elle, a permis d’écarter de nombreuses exclusions. Il distingue en cela l’I.S. de groupes comme Noir et Rouge et Socialisme ou Barbarie dont le fonctionnement n’est pas fondamentalement différent d’un groupe gauchiste. En novembre 1969, dans une lettre à Gianfranco Sanguinetti, Debord précise à son correspondant : « Il est en effet absurde, comme vous le dites au point 12, de craindre de subir « une exclusion injuste ». Je peux vous assurer qu’il n’y en a jamais eu dans l’I.S., et je ne pense pas que l’I.S. puisse durer après une seule exclusion injuste «  (c’est moi qui souligne). Ce qui fait écho à ce que je soutenais plus haut sur le groupe surréaliste.

L’un des très rares mérites de Debord le naufrageur est que son auteur a pu consulter le fonds Sanguinetti. Par conséquent, pour en venir aux tous derniers moments de l’I.S., à la partie manquante de l’échange Debord-Riesel (et accessoirement Debord-Loiseau et Debord-Sanguinetti de 1971) : puisque nous ne connaissons que ce que Debord et Sanguinetti en disent dans La Véritable Scission, cette version étant étayée 32 ans plus tard par les lettres de Debord. Il ressort de la consultation de ce « fonds » que Riesel répond sur le même ton à Debord. Et que ce différend s’avère plus personnel que ne l’affirmait Debord dans La Véritable Scission (mais déjà on le subodorait à la lecture du tome 4 de sa correspondance).

Il faut revenir un peu en arrière pour remettre cet épisode en perspective. A partir de l’été 1970 la crise au sein de l’I.S. devient patente. Entre autres raisons par les problèmes que pose alors la section italienne, et les difficultés que rencontre le nouveau comité de rédaction de l’I.S. (Vienet, Riesel, Sébastiani, Beaulieu) pour réaliser le n° 13 (qui ne verra jamais le jour). La Déclaration du 11 novembre 1970 (signée par Debord, Riesel, Vienet), selon laquelle les signataires disent vouloir constituer une tendance au sein de la section française (comme le prévoyaient les statuts de l’organisation depuis la Conférence de Venise de septembre 1969), se conclut par « nous nous réservons dès maintenant le droit de faire connaître nos positions en dehors de l’I.S. ». Étant donné que seule la section française représente alors effectivement l’I.S. (les deux membres de la section américaine scissionnent en décembre 1970), cette « Déclaration » entraîne de facto le processus d’auto-dissolution de l’I.S.

Rapidement Vaneigem, Sébastiani, puis un peu plus tard Viénet démissionnent : l’I.S. est devenue une coquille vide. L’exclusion de Riesel en septembre 1970 (par Debord et Sanguinetti) en témoigne. Donc on ne saurait affirmer que cette exclusion, la dernière en date, doit être justifiée ou pas dans la mesure où l’I.S., réduite aux seuls Debord, Sanguinetti, Riesel, n’était plus qu’une fiction. On trouve dans la Déclaration du 11 novembre la phrase suivante : « Nous voulons une critique radicale, c’est-à-dire ad hominem «. On constatera que presque un an plus tard l’aspect « ad hominem » avait pris définitivement le dessus, mais à la manière d’un effet boomerang. La dernière lettre adressée par Riesel à Debord se conclut par : « Je prouverai, par mes actes, que ce que tu as avancé contre moi relève du mensonge et de la calomnie. J’engage naturellement dans cette affaire toute l’honnêteté et la rigueur révolutionnaire que tu as pu me reconnaître en d’autres circonstances ».

On ne peut nier que beaucoup plus tard, dans des circonstances très différentes, Riesel s’y engagera de nouveau. Ce n’est pas non plus le fait du hasard si Riesel rejoint ensuite le groupe constitué autour des Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, qui avait pris alors des distances sinon plus avec le modèle représenté quinze ans plus tôt par l’I.S, et qui s’apprêtait à faire de même avec Debord. Cette même EdN étant depuis ses débuts redevable de ce que Debord écrivait en 1972 dans La Véritable scission (la partie « Thèses sur l’Internationale Situationniste et son temps », les thèses 14; 15, 16, 17) : à savoir le même ouvrage dans lequel Riesel se trouvait particulièrement maltraité (la partie « Notes pour servir à l’histoire de l’I.S. »).

On en oublierait Jean-Marie Apostolidès. Sur ce chapitre des exclusions notre biographe se distingue. Faisant fi des différends qui, sur les plans programmatique, politique, artistique et existentiel opposent Debord et Wolman (et accessoirement le premier à Fillon) dans les derniers temps de l’I.L., Apostolidès extrapole comme à son habitude depuis le petit bout de sa lorgnette. C’est parce qu’ils « ont une vie en dehors de lui, qu’ils font des enfants et s’en occupent » que Wolman et Fillon ont été exclu. Durant les premiers temps de l’I.S,, selon notre biographe, Debord « incarne l’essence de l’I.S. comme Saint-Just incarnait celle de la Révolution, et peut exclure qui il veut à sa guise ». A la fois Saint-Just, Robespierre, Couthon, Fouquier-Tinville, et qui sais-je encore ! D’ailleurs ce chapitre peut être résumé ainsi : les exclusions « renforcent l’autorité de Debord (…) et installent la terreur » au sein du groupe.

Dans son introduction, Apostolidès étant bien obligé de relever l’absence de témoignages qui confirmeraient la véracité de ce terrorisme, y compris dans les archives, ne pouvait ceci précisé qu’émettre des hypothèses. Pourtant, comme par enchantement, celles-ci se transforment plus loin en autant de certitudes que le lecteur a le loisir de détailler dans l’exposé du roman biographique. A ces hypothèses, qui tournent autour de l’emprise que Debord aurait consciemment ou inconsciemment exercé sur ceux qui l’ont approché, principalement à l’intérieur de l’I.S, au point de leur interdire même après 1994 d’en évoquer les raisons (ceci redoublé par le fait que l’oeuvre de Debord, en tant que telle, accentue selon le biographe ce phénomène d’intimidation), il en manque une. Peut-être Apostolidès la retiendra-t-il lors d’une éventuelle réédition. Pourquoi ne pas ajouter, cela ne serait pas plus extravagant que ce qui vient d’être rapporté depuis plusieurs pages, que les « survivants », ceux revenus de l’enfer situationniste, donc de la terreur exercée par Debord, se sont retrouvés dans l’impossibilité de parler, à l’instar des survivants des camps d’extermination, une fois revenus dans le monde des vivants.

Un lecteur qui jusqu’alors aurait abondé dans mon sens, plus ou moins dirais-je, pourrait me répondre que malgré tout, malgré le côté majoritairement caricatural de l’exercice biographique, certains aspects de la vie ou de l’activité de Debord, sur lesquels s’attarde Apostolidès, mériteraient néanmoins d’être pris en considération. Même si le biographe noircit complaisamment le tableau, ajouterait-il, celui-ci à maints égards n’est pas si clair et net que d’aucuns parmi les épigones l’ont prétendu, en se contentant de reprendre ce que Debord voulait bien en dire sans s’interroger sur la véracité de cette parole. Certes, mais cette discussion-là nous ne l’aurons pas avec Apostolidès. Nous la reprendrons plus loin, une fois débarrassé de ce Debord le naufrageur. En attendant repartons du début et reprenons le cours du temps, afin de s’arrêter ici ou là sur ce qui, pour satisfaire ce lecteur, mériterait un examen plus attentif.

Ce n’est pas avec Hurlements en faveur de Sade, au sujet duquel le biographe évoque « l’échec retentissant » de Debord eu égard à ses prétentions démesurées. Et d’en faire la matrice (ce qu’il traduit par « l’échec se trouve remplacé par son contraire ») de ce qui s’ensuivra. Debord, selon notre folliculaire, « reproduira cette inversion à plusieurs reprises, dans sa vie future, de manière convulsive ». En revanche, parmi les épisodes ayant entraîné la création de l’I.S. (Debord, décrit dans un premier temps comme un dissimulateur, se targue ensuite d’une « clairvoyance qui ferait défaut aux autres », avant de devenir ce manipulateur expérimentant des situations dans lesquelles les participants « joueront le rôle de rats » : propos grotesques qui n’ont pas besoin d’être commentés), la séquence appelée « affaire de Bruxelles » demande quelques explications.

Apostolidès consacre plusieurs pages (l’hiver 1957) à cette « affaire » qui aurait pu remettre en cause la création six mois plus tard de l’I.S. « L’affaire de Bruxelles » paraît d’autant plus exemplaire que le lecteur peut suivre son déroulement de manière précise à travers la correspondance de Debord durant cette période (les nombreuses lettres que Debord adresse à Piero Simondo, et d’autres signées collectivement). C’est d’autant plus étonnant d’en lire ce que rapporte le biographe que le lecteur disposant du tome 1 de la Correspondance Fayard peut vérifier à quel point Apostolidès déforme les faits. A se demander même, devant pareil déni de réalité (cet exemple-là parmi d’autres), dans quelle mesure le diagnostic de paranoïa ne mériterait pas d’être posé (plutôt que de s’en tenir à l’aspect « faussaire » ou « falsificateur » de la chose). Mais laissons cette question en suspens.

En tout cas, pour venir aux enseignements de cette « affaire de Bruxelles », notre biographe entend prouver que « la prééminence de Debord va se trouver sérieusement mise en question par Jorn, à l’occasion d’une exposition en Belgique ». Il lui importe donc de mettre en scène une rivalité entre Debord et Jorn qui expliquerait tout. En réalité il s’agit d’un différend doublé d’un malentendu (ou réciproquement), au sujet duquel Debord et Jorn n’ont pas été les seuls acteurs. J’ajoute aussi, précision importante, que le biographe n’a eu dans ce cas précis nul accès à des documents inédits qui viendraient corroborer son point de vue.

Ainsi, pour entrer dans le détail de cette « affaire de Bruxelles », un rendez-vous manqué entre Debord et Simondo, gare du Nord, avec Asger Jorn (imputable à Jorn), devient sous la plume du folliculaire : « un refus de Debord de se rendre au dernier moment à Bruxelles ». Pourtant une lettre de Debord-Simondo-Bernstein à Ralph Rumney s’avère très précise et très explicite sur ce rendez-vous manqué. Allons donc ! Puisqu’il s’agit d’une lettre collective, c’est bien la preuve, pour Apostolidès, que « Guy cherche à isoler Jorn ». Le biographe, en plus, s’abstient de citer un télégramme maladroit de Rumney et Jorn qui transforme le malentendu en différend, pour, depuis la réponse de Debord et Simondo, en conclure : « Faute de pouvoir exclure Jorn (sic), Debord menace de rompre sauf si Jorn se livre à une confession publique et montre sa soumission devant tous ses camarades ». Là le folliculaire va plus vite que la musique, puisqu’à cette date Debord ne pouvait exclure Jorn d’une organisation qui n’existait pas. Comme à son habitude Apostolidès sollicite les textes et déforme les faits. La lettre en question (rédigée par Debord et Simondo et exprimant le point de vue « de tous nos amis «), qui est la réponse au télégramme dont le biographe ne dit mot, situe bien la nature de ce qui est devenu un différend entre Jorn et les autres (les parisiens, les italiens, et même Rumney dans un second temps). Faute de pouvoir s’expliquer de visu les protagonistes en restent momentanément là.

Cependant, un peu plus tard, ce que le biographe traduit par « quelque simple bonne volonté » chez Jorn se révèle être en réalité l’aveu par ce dernier, auprès de Michèle Bernstein d’abord (Debord étant alors à Cannes), puis directement auprès de ce dernier d’un comportement qu’il paraît difficile de justifier ou même d’expliquer (« pour faire avancer un groupe » il faut « y semer la désorganisation et voir s’il ne va pas en sortir quelque chose de bon », selon Jorn). Apostolidès s’abstient de dire ce qu’il en est de la « confession » de Jorn (tout comme il tait que Rumney a été « abusé » dans cette « affaire ») et se contente de relever : « en signe de soumission, Jorn a fait savoir qu’il était un « spécialiste de l’autocritique » ». Ceci pour ajouter qu’il fallait entendre là « comme une remarque ironique de Jorn, visant à rappeler à Guy ses anciennes pratiques staliniennes ». Mais lesquelles ? Décidément le papier peut tout supporter !

Asper Jorn ayant ainsi reconnu le bien fondé des critiques qui lui étaient adressées, « l’affaire de Bruxelles » devient réglée pour tout le monde. A ce sujet, le biographe ne s’attarde pas sur la lettre du 2 avril 1957, rédigée par Jorn, Debord et Bernstein (adressée à toutes les personnes concernées) qui clôt définitivement cette « affaire ». Il se révèle par contre plus loquace sur la « question boisson » en montant en épingle un propos de Debord extrait d’une lettre à Simondo. Debord (qui séjourne à Cannes) précisant à son correspondant que ses projets d’écriture n’avancent guère, puisqu’il « boit plutôt », Apostolidès en conclut : « Tout cela s’accompagne chez Debord d’une dose d’anxiété qui ne peut être supportée que par l’absorption d’alcool » (dans une autre page, ce séjour cannois inspire au biographe le commentaire people suivant : « En découvrant cet étalage de luxe, Guy ne peut s’empêcher de comparer sa situation avec celle de Michèle et Patrick (…) Il imagine que cette fortune, qu’il évalue mal, et qu’il croit plus solide qu’elle ne fut en réalité, reviendra à sa soeur et à son frère, alors que lui n’aura rien »).  Mais pas un mot sur ce projet d’écriture. C’est pourtant à Cannes, ce mois-là, que Debord rédige Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale dont l’importance, celle de la plate-forme de la future I.S., a sans doute échappé à la sagacité d’Apostolidès.

Les relations entre Jorn et Debord reprennent leur cours habituel, et leur amitié malgré tout ne semble pas être affectée par les péripéties de l’hiver 1957. D’ailleurs Debord se rendra un peu plus tard au Danemark pour y retrouver Jorn qui l’hébergera durant trois semaines (tous deux y réaliseront Fin de Copenhague, et mettront en chantier plusieurs projets communs). Avant d’en venir à ce qu’en rapporte Apostolidès, précisons que plus haut, parmi les réflexions inspirées par « l’affaire de Bruxelles », le biographe revenait une fois de plus sur l’opposition Jorn-Debord en avançant que le futur mouvement qui se dessine devait avoir « un chef et un seul » : alors que Jorn, plus âgé, « a une longue pratique des mouvements d’avant-garde (…) Debord veut un mouvement bien à lui, comme Breton, Sartre et Isou ». Apostolidès se permet même d’écrire un peu imprudemment que cet odieux Debord « va donc montrer à ses camarades que la réputation de Jorn repose sur du bluff et que ses écritures ne valent pas tripette ». Comment alors expliquer leur fructueuse collaboration, juste après, au Danemark ? Le biographe préfère répondre indirectement, de manière autant mesquine que puérile. D’abord il relève que dans une lettre du 21 avril 1957 à Simondo Debord ne « mentionne pas son projet de séjour au Danemark ». Dissimulation ? Debord ne le mentionne pas pour la bonne raison que celui-ci n’a pas encore été programmé ! Ensuite, lorsque Apostolidès renchérit en ajoutant que Debord, plus dissimulateur que jamais, dans une lettre également adressée à Simondo du 18 juin, ne fait pas plus « allusion au séjour de trois semaines à Copenhague, ni aux différents avantages qu’il a escompté », je ferai juste remarquer au folliculaire que la mention « ta lettre m’a suivi à Paris » indique que le courrier, adressée par Simondo, l’avait été auparavant à Copenhague ! Pauvre Apostolidès ! Il croit soulever un lièvre et il reçoit en retour une charge de chevrotine ! Ce qui confirmerait, si l’on relève plusieurs autres interprétations du même tonneau, que cet universitaire est en définitive plus bête que méchant.

Je pourrais me livrer au même exercice (à l’instar de cette « affaire de Bruxelles ») avec d’autres morceaux de bravoure apostolidèsiens. Ce qui serait fastidieux. Relevons cependant, pour ne rien oublier, que dans l’épisode Champ Libre Apostolidès reprend à son compte les ragots ayant à l’époque circulé sur Debord en y rajoutant sa touche. Non content de prendre « le contrôle de cette maison d’édition », Debord « va en faire son instrument de conquête du milieu intellectuel français ». Vraiment ? Pour quelqu’un comme Debord qui, le répète le biographe, va d’échec en échec c’est plutôt surprenant. Cette « conquête » n’existe que dans l’imagination du biographe. D’ailleurs les Éditions Champ Libre ni Debord n’ont jamais rien prétendu de tel.

Puisque nous citons Champ Libre, un mot sur la Correspondance en deux tomes publiée par ces éditions. Apostolidès écrit sans sourciller qu’elle a permis à Debord de régler des comptes « avec toute personne qu’il a connue dans les années précédentes et qui ne lui a pas marqué assez de déférence, ne serait-ce qu’en l’ignorant ». On sait pourtant que ces lettres ont pour la plupart été écrites par Lebovici, y compris pour une part non négligeable en dehors de Debord. Mais passons. Le folliculaire évoque « un pacte secret entre Debord et Lebovici » : une sorte de pacte faustien dans lequel il va de soi le premier jouerait le rôle du diable. A ce jeu-là tout le monde est perdant : « Désormais ils seront inséparables, enchaînés au même rang d’infamie ». Une suite à laquelle Goethe n’avait pas pensée. On rit un peu moins quand Apostolidès prétend que Debord, après l’assassinat de Lebovici, « est littéralement effondré » parce que « depuis quelques années, il a pris des habitudes de luxe, que la générosité de son mécène lui a permis de satisfaire ». Ici le roman apostolidèsien retrouve le ton de Closer.

Les « analyses », par le biographe, des trois principaux ouvrages de Guy Debord, ne sont pas moins indigentes que le reste. On peut juger du niveau avec Panégyrique : « Chaque paragraphe est émaillé d’affirmations qui constituent le nouveau credo auquel doivent adhérer ceux qui s’intéressent à lui ». Et Apostolidès enseigne la littérature française dans une université américaine ! On ne leur envoie donc que des billes aux amerloques !Je m’abstiendrai, en comparaison, par charité, de citer le moindre passage de Panégyrique.

Pour résumer, presque à chaque page, le biographe déforme un fait, le travestit, le falsifie, ou psychologise outrancièrement un propos ou une attitude, ou encore assène des « vérités » qui valent leur pesant de facticité ou de fatuité. Il faudrait confectionner un bêtisier à nul autre pareil pour venir à bout de ce relevé. Citons juste quelques perles. Selon Apostolidès, Debord « d’un côté (…) ne cesse de critiquer les deux revues Socialisme ou barbarie et Arguments « , de l’autre « il entretient avec elles un rapport mimétique que nous tenterons d’expliquer ». L’explication ne viendra pas : ce « rapport mimétique » n’existant que dans la fertile imagination du biographe. Pour ne pas quitter Arguments, Apostolidès croit déceler un changement d’attitude chez Debord lorsqu’il écrit, droit dans ses bottes : « Quant aux argumentistes qui n’ont pas saisi la main tendue, la vengeance de Guy s’abattra sur eux ». On ne sait d’où le biographe sort cette main tendue : on peut en revanche se faire une idée du style de mauvais feuilleton de l’éminent professeur de littérature..

Quand Apostolidès constate que Debord et l’I.S. s’intéressent à la pollution cela s’explique, bien sûr, parce que c’est « un thème à la mode ». La suite est délectable lorsqu’on apprend qu’à travers la lutte contre toutes les pollutions (le sujet de La Planète malade ) Debord entend « ramener l’état de société à l’état de nature ». Debord primitiviste, allons donc ! Déjà notre biographe ne savait pas toujours ce qu’il dit, en plus il comprend de travers ce qu’il lit. Ou encore, l’humour de l’expression « Orléanville (…) la ville la plus lettriste du monde », perceptible par toute personne sachant lire, ne l’est assurément pas pour Apostolidès. En citant la phrase suivante (« L’individualisme à outrance que Debord exhibe dans ses textes est interprété par ses lecteurs comme une tentative pour sauver l’individu en exagérant ses traits »), je me demande bien quelle sorte de lecteur peut y entendre quoi que ce soit d’intelligible.

Deux autres exemples peuvent être associés. Quand le biographe, se référant au conflit opposant Lebovici à Guégan et compagnie au sujet de Champ Libre, prétend que « la victoire totale n’empêchera pas Debord de poursuivre Guégan par sa haine », il suffit d’inverser les deux noms pour savoir de quoi il en retourne (et cela perdure depuis la mort de Debord). Pire même : à partir de quoi Apostolidès s’autorise à écrire, au sujet de Sollers, que « peu à peu Guy se laisse séduire par ce personnage qui jouit d’un grand pouvoir dans le monde médiatique », puisque maints exemples prouvent le contraire (dans la Correspondance et Cette Mauvaise réputation ) ! C’est prendre ses lecteurs pour de fieffés ignorants, ou pire encore !

Je traiterai juste de ridicule la volonté, chez le biographe, de rétablir la « vérité » sur Champot, lieu d’habitation de Debord, en réponse à ce que ce dernier écrit sur ce hameau auvergnat dans Panégyrique (je renvoie aux deux pages superbes, 1674 et 1675, de Oeuvres ). Non, proteste l’imbécile, Champot c’est pas comme Debord le décrit, d’abord c’est pas isolé, et puis la réalité est plus triviale, etc., etc.

Signalons, pour finir, que cette biographie de 600 pages élude certaines péripéties de la vie de Debord (la période 1986-1988) qui ne sont pas sans importance. Encore aurait-il fallu, pour les relater, entrer dans le détail de Correspondance avec Guy Debord de Jean-François Martos, qui comporte des lettres de Debord absentes de la Correspondance Fayard, et des documents s’y rapportant : absence éminemment préjudiciable pour toute biographie de Guy Debord digne de ce nom. Il est vrai que cette Correspondance éditée par Martos (publiée en septembre 1998), fera rapidement l’objet d’une demande d’interdiction par Alice Debord et les Éditions Fayard (lesquelles s’apprêtaient à publier la correspondance générale de Debord) : un jugement de la Cour d’Appel de Paris donnant raison, encore plus rapidement, aux deux plaignants. Alors que par ailleurs, comme je l’ai indiqué, le biographe s’attarde sur des broutilles, ou se focalise sur des épisodes de la vie de Debord sans grand intérêt (à la manière d’un journaliste people). Ce qui prouve que cette biographie, déjà très discutable pour ne pas dire plus, s’avère de surcroît lacunaire (ici on pourrait dire de la même chose de la Correspondance Fayard). On me répondra, peut-être, qu’il n’était nullement question pour Apostolidès et les Éditions Flammarion, d’évoquer le contenu d’un ouvrage interdit à la suite d’une décision de justice. Certes, certes…

Tout lecteur un peu pointu est également étonné de la discrétion du biographe - une fois n’est coutume ! - dans le paragraphe où se trouvent évoquées les relations entre Guy Debord et Annie Le Brun (cette dernière étant pourtant le principal protagoniste du tome VII de la Correspondance Fayard). Annie Le Brun fait partie de la liste des 42 personnes qui ont à des titres divers aidé et encouragé le biographe (à découvrir certains noms, j’imagine que certaines de ces personnes auraient préféré de pas y figurer, la biographie lue : il est vrai que la plupart de celles auxquels je pense sont aujourd’hui décédées). Apostolidès aurait-il reçu la consigne de ne pas trop en dire ?

Dans un entretien à Libération Jean-Marie Apostolidès affirme que Debord « n’a sans doute pas grand chose à dire de la société contemporaine à laquelle il a tourné le dos, sauf à entretenir chez certains la nostalgie d’une improbable révolution. Ses films risquent aussi d’être vite oubliés. Debord restera peut-être dans notre panthéon littéraire comme un moraliste du XXe siècle, un penseur anti-moderne jouant un rôle équivalent à ce que fut La Rochefaucauld au XVIe siècle par exemple : ce serait déjà très honorable ».

Nous savons encore mieux à quoi nous en tenir. Ce Debord le naufrageur vient rejoindre la liste déjà longue des ouvrages qui entendent démystifier, discréditer, dénoncer toutes idées et toute activité révolutionnaires, et plus encore ceux qui, à l’instar de Guy Debord, en inspirant celles-ci et celle-là s’efforcent d’agir en ce sens sur le monde pour le transformer, cette opprobre s’étendant même à toute critique conséquente de nos sociétés contemporaines. On le savait certes dès l’introduction du biographe, mais au moins dans cet entretien les choses sont dites sans fard.

Compte tenu de ce qui a été dit auparavant, longuement, sur Debord le naufrageur, toute mention favorable de cette biographie, même partiellement, ne peut qu’accréditer ou justifier le point de vue exprimé in fine par Apostolidès, ceci au-delà du cas particulier de Debord. On ne peut à la fois défendre malgré tout ce roman biographique et soutenir par ailleurs que l’on partagerait l’exigence exprimée dans le paragraphe précédent. C’est rigoureusement impossible.

2


« Que dire à ces gens qui, croyant posséder une clef, n’ont de cesse qu’ils aient disposé votre oeuvre en forme de serrure « 

Julien Gracq



A lire certains des commentateurs qui depuis la mort de Guy Debord s’attachent à l’un ou l’autre aspect de son oeuvre pour y trouver des défauts dans la cuirasse, ou qui plus bienveillants n’en passent pas moins à côté du sujet, voire qui se réclameraient de Debord sans que cela porte à discussion, on mesure à quel point l’aversion, le malentendu, la récupération abusive, ou encore le confusionnisme peuvent donner libre cours à des polémiques et controverses de tout genre. L’inventaire ci-dessous n’est nullement exhaustif et se limite à des exemples dont l’exposé, dans deux premières séquences, se rapporte à des manières de (ne pas) lire Debord, avant de revenir dans une troisième sur l’un des livres les plus sous-estimés de Debord (à tort et à raison) : Cette mauvaise réputation. Il sera ensuite temps d’évoquer le second volet de cette investigation : rapidement, avec l’auteur d’un ouvrage sur le mouvement situationniste ; plus longuement pour ce qui concerne « le cas Michel Bounan », traité depuis un seul de ses livres.

En 2003 Jean-Marc Mandosio publie aux Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances Dans le chaudron du négatif, un pamphlet anti-situationniste. Ce qualificatif l’auteur le récusera cinq ans plus tard dans unouvrage publié par le même éditeur, d’Or et de sable : Mandosio prétendant que son livre était tout autre chose qu’un « éreintement de l’I.S. » (ce que personne à vrai dire n’avait remarqué). Jean-Marc Mandosio, la précision n’est pas inutile, est maître de conférences à l’École Pratique des Hautes Études (ses thèmes de recherches concernent l’histoire des sciences et de la philosophie, l’alchimie et la magie).

Dans un court prologue du Chaudron du négatif Mandosio rapproche la première page des Commentaires sur la société du spectacle d’un texte alchimique du XVIIe siècle (ce que notre universitaire appelle « dispersion de la science » en se référant au même procédé d’écriture). Ce procédé rhétorique, bien évidemment antérieur à ce texte alchimique, peut être résumé ainsi : ne pas trop en dire pour ne pas instruire n’importe qui, tout en le disant. Debord certes ne dit pas autre chose. Mais il l’assortit de l’obligation qui lui est faite d’écrire « de façon nouvelle ». Ceci par rapport à La Société du spectacle, écrit plus de 20 ans plus tôt. Debord, je le rappelle, est revenu à plusieurs reprises sur les détournements effectués dans l’une ou l’autre de ses oeuvres. Il n’a pourtant pas cru bon de le faire avec Commentaires sur la société du spectacle lors de la réédition Gallimard. L’explication du « procédé » en réalité est donnée par Debord dans les premières pages de son livre. Est-il besoin également de rappeler que les textes alchimiques ne sont pas les seuls à utiliser ce procédé dit de « dispersion de la science ». Debord a certainement eu sous les yeux d’autres exemples de ce type (dans des textes de la Renaissance ou de l’Age classique). Enfin, pour revenir à la remarque précédente de Mandosio, ce rapprochement ou raccourci entendait d’emblée évoquer quelque parenté « secrète » entre Debord de l’alchimie.

Même en confirmant l’intérêt de Guy Debord pour l’alchimie, l’assertion selon laquelle « Debord n’a fait d’autre, finalement, que pratiquer une sorte d’alchimie, dont l’une des fonctions traditionnelles est « l’art de séparer le pur de l’impur » », pourrait paraître plaisante dans le genre désinvolte, mais elle s’avère surtout gratuite et sans grande conséquence. Toute l’érudition du monde (et Mandosio, nous ne le contestons pas, est un parfait érudit dans le domaine alchimique) n’y changerait rien. « L’art » de cet universitaire, pour ne citer qu’un exemple, est d’une tout autre nature. J’en veux pour preuve le propos selon lequel « Voir tout le bien dans l’inconscient et tout le mal dans la raison, comme le faisaient les surréalistes, revient à s’interdire toute réconciliation de ces deux instances ». C’est stupide : il existe suffisamment de textes dans la littérature surréaliste, et chez Breton en particulier qui s’inscrivent en faux contre ce genre d’affirmation. Dans le même ordre d’idée, Breton, selon Mandosio, approuverait le principe énoncé par Guenon selon lequel « les faits historiques ne valent qu’en tant que symboles de réalités spirituelles ». Pas sous cette forme-là, certes : il suffit là encore de relire Breton. Le plus drôle, si l’on peut dire, résidant dans le fait que Mandioso a trouvé ici ces références chez Raoul Vaneigem (auteur, sous le pseudonyme de Jean-François Dupuis, d’une discutable Histoire désinvolte du surréalisme ) : Vaneigem étant par ailleurs l’auteur le plus maltraité du Chaudron du négatif !Voilà un bon aperçu de « l’art » de Jean-Marc Mandosio. Comme le disait Degas : « Ils nous fusillent, mais ils nous font les poches ».

D’or et de sable, j’y reviens, entend répondre dans la première partie (« Dispute autour d’un chaudron ») aux critiques adressées quelques années plus tôt au Chaudron du négatif, dont la mienne (l’un des paragraphes de Du temps que les situationnistes avaient raison (2)), en les déclarant à quelques exceptions près nulles et non avenues. Dans son avant-propos Mandosio affirme que les textes qui composent son livre, traitant de sujets différents, ont au moins en commun « l’exercice scrupuleux de l’esprit critique », lequel « mérite (…) d’être instamment réhabilité ». Pour mieux apprécier la saveur de cet « instamment réhabilité », et plus encore celle quelques lignes plus loin de la mention « l’esprit critique n’est pas une invention nouvelle », je précise qu’en 2004, lors la création du site « L’herbe entre les pavés », le lecteur qui prenait connaissance de la courte déclaration liminaire ne pouvait que remarquer l’importance accordée à « l’esprit critique ». Je faisais en ce sens référence à ceux (auteurs et groupes) qui, aux XIXe et XXe siècles, exprimaient pour le mieux cet esprit critique. Il eut été alors saugrenu, inutile, voire ridicule d’ajouter que « l’esprit critique n’est pas une invention récente ». Mais que Mandosio se soit cru obligé de le mentionner incite à faire ici un rapprochement avec notre déclaration liminaire. Et donc relever que l’auteur d’Or et de sable devait la connaître puisque dans son ouvrage il cite le lien du texte (Du temps que les situationnistes avaient raison) publié dans « l’herbe entre les pavés ».

Absolument pas, répondrait-il. Il est vrai que mon nom n’est pas cité dans D’or et de sable (Mandosio m’appelle « l’anonyme ») pour la bonne raison que ce texte a été mis en ligne sans nom d’auteur, le rectificatif ayant été effectué plusieurs mois plus tard pour réparer cet oubli. Par conséquent, ceci précisé, la bonne foi de Mandosio pourrait a priori être prouvée (on lui a communiqué ce texte, il n’en a pas pris connaissance en effectuant une recherche sur le net). Mais comme d’autres lecteurs, appartenant au courant anti-industriel, ont su eux retrouver le site de l’auteur de Du temps que les situationnistes avaient raison (ce n’était pas difficile) pour m’adresser des mails très peu aimables, j’incline finalement à penser, même si le doute reste permis, que Mandioso ne l’ignorait pas. Pour éviter, comme je l’ai suggéré, que des lecteurs puissent éventuellement se livrer au rapprochement évoqué plus haut au sujet de « l’esprit critique ». Comme le disait Degas… ?

Mandosio, après avoir tenté de définir ce qu’il entend par esprit critique (j’y reviendrai), en formule ensuite les exigences de la façon suivante : elles « vont à contre-courant de la tendance générale au journalisme intellectuel, où l’on oublie le lendemain ce que l’on disait la veille dans le tourbillon du fast-thinking, avec la valorisation concomitante de certaines figures plus sévères évoquant les rigueurs d’un autre temps, intimidantes statues du commandeur que l’’on exhume de temps à autre, souvent à l’occasion de quelque publication posthume, comme « celui (ou celle) qui avait eu raison avant tout le monde », excellent motif pour ne plus y prêter la moindre attention une fois la minute de commémoration écoulée ». Cela ne vous rappelle rien ? Ce passage ressemble à s’y méprendre, en y ajoutant une Mandosio-touch plus épaisse, plus verbeuse, plus « tendance », au propos des Commentaires sur la société du spectacle selon lequel « la construction d’un présent (…) est obtenue par l’incessant passage circulaire de l’information, revenant à tout instant sur une liste très succincte des mêmes vétilles, annoncées passionnément comme d’importantes nouvelles ; alors que ne passent que rarement, et par brèves saccades, les nouvelles véritablement importantes, sur ce qui change effectivement ». Une formulation plus précise et plus concise chez Debord, moins redondante. Comme le disait Degas… n’est-ce pas.

Par ailleurs la dizaine de lignes qui entendent dans le second paragraphe de l’avant-propos de D’or et de sable définir l’esprit critique s’apparentent davantage à ce que devrait être « un minimum de rigueur universitaire » qu’elles ne sont à proprement parler une définition de cet esprit critique. Non sans ironie, pour conclure, on relèvera que le professeur Mandosio, très critique sinon plus envers Michel Foucault (pour de bonnes et de mauvaises raisons) ne doit pas pour autant être exempté de ce que le Foucault de 1971 appelait dans un article « Les monstruosités de la critique ». Foucault les définit à travers « quatre méthodes traditionnelles de transformation (la falsification du texte, le découpage ou la citation hors contexte, l’interpolation et l’omission ». Ces méthodes obéissant « aux trois mêmes lois (l’ignorance du livre, l’ignorance de ce dont ils parlent, l’ignorance des faits et des textes qu’ils réfutent »). On laissera de côté le fait que Foucault, après 1975, aura tendance à passer par perte et profit ce qu’il écrivait pertinemment quelques années plus tôt (citons comme seul exemple sa défense des indéfendables « nouveaux philosophes »).

En 2015, dans un article de Ni patrie ni frontières consacré au « Social chauvinisme », Guy Debord se trouve curieusement inclus dans cette classification en raison du texte Notes sur « la question des immigrés, datant de 1985 : Yves Coleman y relève que ce texte « mêle des considérations radicales sur l’aliénation, la mondialisation (…) à des propos que pourrait tenir n’importe quel social-chauvin sur la « décadence de la culture » et la « perte de l’identité nationale » des « autochtones » ». Cet article s’attirait la réponse d’un lecteur que l’animateur de Ni patrie ne frontières mettait en ligne : Coleman précisant qu’il se réservait la possibilité d’infirmer éventuellement son propos sur Debord si après vérification des données ici communiquées celui-ci s’avérait erroné. Je reproduis tout d’abord la lettre de ce lecteur.

« … rattacher Debord à ce courant « social chauvin » (même si c’est « comme ça en passant »), est absurde, pour ne pas dire grotesque. Il paraît possible que dans le cas présent vous ayez été abusé, comme d’autres avant vous. Je vais m’expliquer. Mais auparavant deux mots sur Mezioud Ouldamer, puisque ce texte de Debord (repris dans ses oeuvres complètes avec la mention « notes pour Mezioud »), lui est destiné. Ce militant politique algérien, emprisonné par le régime Bendjedid, s’est réfugié en France dès sa sortie de prison en 1984. Il adresse alors un manuscrit (Offense à Président ) aux Éditions Gérard Lebovici. Celles-ci le transmettent à Debord pour lecture. Son avis est favorable et l’ouvrage paraîtra l’année suivante. Debord et Ouldamer se rencontrent en octobre 1984 et sympathisent. Durant l’automne 85 Ouldamer lui envoie le plan détaillé d’un projet de livre (Le Cauchemar immigré, qui paraitra un an plus tard aux Éditions Lebovici), projet ayant fait auparavant l’objet de discussions entre eux. Debord lui répond le 22 novembre et joint à son courrier ces fameuses « Notes pour Mezioud ». On ne peut comprendre ces « notes » sans avoir préalablement pris connaissance de cette lettre. Debord conseille à son correspondant d’écrire son livre dans « le style de ce que d’aucuns pourraient appeler le cynisme », et l’incite pour ce faire à relire le Rapport de Censor (livre qui a eu d’importantes répercussions une décennie plus tôt en Italie et auquel Debord a collaboré). L’écrire comme s’il s’agissait d’un auteur au-dessus de la mêlée, « au ton impassible », qui n’en transmet pas moins quelques vérités difficiles à entendre. Ainsi pour l’intégration des immigrés (« Il n’y aura pas d’intégration »). Les « notes pour Mezioud » illustrent dans le détail, en l’argumentant, le contenu de la lettre de Debord. Ce qui signifie pour résumer que le propos de Debord ne peut en aucun cas être pris au pied de la lettre. Il s’agit d’un procédé auquel a déjà eu recours Machiavel (pour ne citer que lui). Ni auparavant, ni par la suite Debord ne s’est exprimé de cette manière. Donc citer ces « notes » sans dire un mot et plus sur le contexte dans lequel elles ont été rédigées est fautif. Si vous avez eu entre les mains l’édition complète des Oeuvres de Debord (qui inclut ces « Notes sur « la question des immigrés » » sans les faire précéder de la lettre de Debord à Ouldamer, ou sans apporter les précisions que je viens d’évoquer), vous avez en toute bonne foi été abusé par ce texte (puisque l’édition se révèle ici fautive). Mais si vous connaissez le tome 6 de la correspondance de Debord (publié quelque mois après les OC de Debord), la dite correspondance comprenant aussi ces « notes », alors cela devient incompréhensible. (…) ».

Je partage le point de vue de ce lecteur : ce texte sur « la question des immigrés » doit être mis à l’épreuve du dispositif dans lequel la lettre d’accompagnement l’inscrit. Avant de procéder à cette analyse, il importe de souligner l’absence éminemment regrettable, dans Oeuvres, de cette lettre de Debord à Ouldamer,alors que cette édition comporte de nombreux extraits de courriers adressés par Debord, et même quelques lettres intégrales. Il serait souhaitable que dans l’éventualité d’une réédition cette lettre puisse y être inclue (comme c’est le cas dans le tome 6 de la Correspondance Fayard parue neuf plus tard). Parce que l’une ne va pas sans l’autre : lire ces « notes » sans en avoir le mode d’emploi (la lettre d’accompagnement) peut donner lieu à des malentendus comme cela vient d’être évoqué ci-dessus.

La lettre de Guy Debord à Mezioud Ouldamer du 22 novembre 1985 (et les »notes » qui l’accompagnent) précédait et préparait une rencontre prévue le 21 décembre entre eux. Debord ayant reçu le premier état du manuscrit de Cauchemar immigré ses conseils, par la voie épistolaire, portent d’abord sur l’aspect formel : ce livre « doit être sur ce sujet faussement « passionné », écrit dans un ton parfaitement impassible (Thucydide, Machiavel, plus récemment Bolloten) en évitant si possible tout mot de jugement valoratif, comme s’il s’agissait de géologie ». Ensuite Debord aborde la question de « la thèse générale » (développée dans « Notes pour Mezioud ») : c’est-à-dire : « il n’y aura pas d’intégration : il est aussi tard pour elle que pour l’expulsion ». Et il ajoute : « La France ne pourra intégrer personne, non pas parce qu’ils sont trop, mais parce qu’elle est devenue trop peu. Il n’y a plus de France. Il n’y a plus de culture française, certes. Il n’y a plus de « mode de vie français » (Nous sommes devenus l’Amérique du pauvre). Il n’y a plus de peuple français. Il n’y a du reste même plus de chrétiens, de sorte qu’il ne s’agit plus de savoir si les autres sont musulmans : « L’infidèle » suppose la fidélité, et les Français ont été infidèles à leur destin, à leur histoire, à leur vieille réputation ; ils ont même perdu leurs vieux défauts ! Ce sont des spectateurs, des veaux médiatiques. Si les immigrés peuvent être une « chance » pour la France, et aussi pour instruire d’autres pays, c’est en leur montrant par l’expérience l’étendue du désastre qui a emporté tous ces pays, la perfection de leur dépossession «. Debord concluant cette lettre par ces mots : « Pour étudier le style de ce que d’autres pourraient appeler le « cynisme », relis le Rapport de Censor et de certains passages de ma Préface italienne ». Il fallait citer presque entièrement cette lettre pour savoir de quoi il retourne plus précisément avec pareille « question immigrée ». On réalise que ce type de critique dépassant largement le cadre français (le « désastre » s’étend à l’ensemble du monde occidental, voire au-delà), le qualificatif « social-chauvin » devient alors sans objet. Et puis la référence à Censor, le style « cynique » préconisé par Debord, indiquent que cette « question des immigrés » ne devrait pas être prise au pied de la lettre. Ce qui n’empêche pas, sous cette forme justement, de pouvoir énoncer quelques vérités « dérangeantes » sur la nature de cette question. Debord ne l’évoque pas, mais à le lire une autre référence vient à l’esprit : celle du persan de Montesquieu.

A la différence du Rapport de Censor, cette « question des immigrés » s’adresse moins ici aux classes dirigeantes de ce pays (quoique…) qu’à ceux qui à droite, et il va de soi à gauche circonscrivent cette « question » à celle de l’intégration. La « thèse » de ces « notes » est la suivante : vouloir intégrer les immigrés est un leurre dans une société en voie de décomposition. C’est bien entendu intolérable pour un certain misérabilisme gauchiste, et cela ne peut qu’heurter les convictions bien ancrées de ceux qui font de l’intégration une profession de foi (sans parler des professionnels de la profession). Cette thèse se trouvant redoublée par une autre : cette société ne peut de surcroît intégrer les immigrés puisqu’elle n’est déjà pas capable d’intégrer de larges secteurs de la population française. Donc, ceci précisé, la première thèse parait déjà moins scandaleuse. Bien évidemment Debord exagère à dessein (à l’instar de Censor ; ou de Marx et Bauer, dans le pamphlet anonyme Les Trompettes du jugement dernier contre Hegel, l’Athée et l’Antéchrist ) quand il évoque le langage publicitaire de l’expression « diversités culturelles » en répondant : « Quelle culture ? Il n’y en a plus « . Ce n’est même plus tout à fait de l’exagération de constater la « dégradation spectaculaire mondiale (américaine) de toute culture «. Debord relève sur le même mode d’autres « évidences », sur les « Français qui sont électeurs et ne sont plus rien «  ou sur « la perte de tout langage articulé et de tout raisonnement ». Et ce n’est pas que je sache une exagération d’affirmer en 1985 : « Nous sommes faits américains. Il est normal que nous trouvions ici tous les misérables problèmes des USA, de la drogue à la Maffia, du fast-food à la prolifération des ethnies ». Un assujettissement que Debord indique « beaucoup moins superficiel que celui que voudraient détruire ou modérer les critiques habituels de « l’impérialisme » ». Ce qui est bien vu. En ajoutant « c’est une rare fierté pour leurs rares jours de fête, quand les purs esclaves s’indignent que les métèques menacent leur indépendance » est-ce faire preuve de cynisme ? N’est-ce pas plutôt l’expression d’une vérité que l’on peut malheureusement constater plus encore trente ans plus tard !

Debord, plus loin, évoque le « risque d’apartheid, voire sa fatalité ». Comment ne pas reconnaître que l’évolution de la société depuis 1985 le confirme également. D’où les lignes suivants, qui s’y rapportent : « Une société qui se décompose entièrement est évidemment moins apte à accueillir sans trop de heurts une grande quantité d’immigrés que pourrait l’être une société cohérente et relativement humaine ». J’en viens au passage le plus problématique de ce texte. Ceci pas tant en raison du contenu que de la clarté de l’expression. C’est plutôt contradictoire d’affirmer dans un même paragraphe que « les responsables (y compris les leaders du Front National) s’emploient à minimiser la gravité du problème immigré » » et, plus loin, que « tous collaborent pour considérer cette question comme si elle était la plus brûlante, presque la seule, parmi tous les effrayants problèmes qu’une société ne surmontera pas «. Debord n’en relève pas moins, entre l’une et l’autre affirmation, que les « uns feignent de croire que ce n’est qu’une affaire de « bonne volonté anti-raciste » à imposer, et les autres qu’il s’agit de faire reconnaître les droits modérés d’une « juste xénophobie ». C’est là l’essentiel et il aurait été préférable de s’en tenir à cette pertinente constatation.

En revanche, dans le paragraphe suivant, où se trouve posée la question : « qu’est ce qui caractérise maintenant un Français ? », Debord grossit volontairement le trait. Affirmer par exemple que « les Français ne peuvent plus supporter leurs enfants » est représentatif d’un certain état du monde dans la France de 1985 en matière d’éducation et de mode de vie. Soulignons aussi que Debord (sans se croire obligé de s’appesantir sur la différence intégration / assimilation) répond à ceux qui se plaignent que les immigrés sont par surcroît déculturalisés en leur faisant remarquer que « les Français sont dans le même cas ». De là ce constat que les Français n’ont aucune raison de se plaindre qu’ils « ne sont plus chez eux à cause des immigrés «  puisqu’il « n’y a plus personne d’autre, dans cet horrible monde de l’aliénation, que des immigrés «. C’est ce qu’on appelle un paradoxe qui vise à faire penser. Comment ne pas reprendre à son compte l’une des conclusions de Debord, qui vaut pour ce texte mais également pour tout le reste : « Il faut envisager le pire, et combattre pour le meilleur ».

Par conséquent, cette double lecture faite, la question du statut de texte (ces « Notes pour Mezioud ») doit être reposée. Debord ne l’a jamais publié de son vivant : il n’y avait nullement lieu de le faire puisqu’il s’agissait de proposer à Ouldamer une grille d’interprétation des questions se trouvant être au coeur du projet de Cauchemar immigré. Ce texte n’aurait pas dû être publié dans les Oeuvres de Debord sans l’indispensable lettre l’accompagnant (et en donnant le mode d’emploi).

Enfin, pour terminer sur Mezioud Ouldamer, lorsque Debord et lui se retrouvent comme convenu en décembre 1985, pour reparler du manuscrit de Cauchemar immigré, la rencontre cette fois-ci se révèle moins fructueuse que prévu : une lettre de Debord à Floriana Lebovici le suggère quelques jours plus tard. Rien se sera plus comme avant entre eux deux désormais. Debord reproche à Ouldamer son manque de discrétion, et d’être un mauvais buveur. Au second, disant que le vin l’entraînait à « dire n’importe quoi », le premier objectant « que le vin ne fait jamais dire n’importe quoi, mais qu’au pire il fait dire n’importe comment ce que l’on a sur le coeur : ce qu’exprime bien la formule in vino veritas. Et c’est pourquoi il se trouve parfois des gens qui feraient mieux de se méfier du vin : si bon par ailleurs ». Lors de la parution de Le Cauchemar immigré Debord écrit à Ouldamer pour le féliciter. Un an et demi plus tard, Mezioud Ouldamer est cité une dernière fois dans la Correspondance de Debord : la rupture est consommée. Ouldamer venait d’adresser une lettre à Floriana Lebovici que celle-ci avait ensuite transmise à Debord. Dans ce courrier Ouldamer prenait fait et cause, dans une querelle opposant des proches de Debord, pour l’un des deux camps en des termes qui inspiraient à ce dernier les lignes suivantes : « Elle (cette lettre) ressemble de si près à l’ignoble lettre que lui avaient adressée naguère quelques jeunes bureaucrates algériens que l’on peut maintenant se demander s’il ne l’avait pas en fait écrite lui-même pour se rendre intéressant ? (…) On y entend « argumenter » l’Inquisition d’une religion inconnue… ».

Cette mauvaise réputation ne jouit pas trop d’une « bonne réputation » dans l’oeuvre de Debord. Il est vrai que venant après Commentaires sur la société du spectacle et Panégyrique ce livre publié en 1993 ne pouvait que décevoir. Il ne figure pas parmi ceux que l’on cite volontiers de Debord, ou qui susciterait » l’intérêt » des commentateurs de tout genre (Apostolidès se contente juste de le mentionner). Pourtant Cette mauvaise réputation, si l’on prend la peine de s’y arrêter, n’est pas qu’un autoportrait complaisant, ou un exercice de style narcissique, ou encore l’ouvrage « de trop » d’un auteur qui n’aurait plus rien à dire. Ce livre, principalement, prolonge Panégyrique sur le plan biographique, en corrigeant le plus souvent des intentions prêtées à Debord, en peaufinant donc l’autoportrait ébauché quatre ans plus tôt. Mais sous d’autres aspects, moins remarqués, Debord s’abstrait des raisons pour lesquelles ce livre a été écrit (établir les preuves de la « mauvaise réputation » de l’auteur à travers la recension, d’un article ou livre à l’autre, de ses « sottes erreurs, détestables talents, grandes infamies, mauvaises intentions ») pour ici reprendre sur des points précis des éléments théoriques déjà abordés précédemment.

Par exemple un article de Michel Crépu (La Croix ) dans lequel le journaliste écrit qu’il « y a une histoire de la démocratie, via Tocqueville, qui manque à Monsieur Debord », s’attire la réponse suivante (exemplaire dans sa concision) : « L’histoire réelle de la démocratie, qui est en effet très fragile, ne passe pas par Tocqueville. Elle passe par les républiques d’Athènes et de Florence, par les moments de révolution des trois derniers siècles. C’est la victoire de la contre-révolution totalitaire en Russie, et certaines des intentions apparentes de la combattre, qui ont pu rassembler autour de l’héritage intellectuel de Tocqueville la pensée de la recherche ostensible d’une défense de la liberté. Tocqueville ne garantissait pas, de son vivant, que la liberté aurait réellement sa place dans les futures sociétés libérales ». Debord, sur un autre plan, répondait plus haut à Crépu (lequel prétendait que la théorie du spectacle évacuait « toute expérience véritable de pensée, l’incertitude, le questionnement infini « ) que c’était ainsi faire bon marché de la « conduite effective du spectacle (…) désastreuse et sans retour ; de la production économique et de sa transformation totale ; de la pollution planétaire et du désastre de la santé publique ; du remplacement du langage par les ordinateurs mieux contrôlables ; et finalement de l’espèce humaine par une autre espèce mieux adaptée ; bref dans tout ce qui se décide et s’exécute maintenant ».

Sinon, comment ne pas se réjouir de la façon dont Guy Debord dans ces trente séquences (correspondant au nombre d’articles et de livres concernés) traite médiatiques et consort : seuls un certain Joseph Mouton, Arnaud Viviant et Morgan Sportès bénéficient d’un régime de faveur. Dans ce registre où le mépris n’est jamais loin de l’ironie (ou réciproquement), Debord s’attarde sur certains protagonistes, en expédie d’autres (six lignes suffisent pour Sollers), ou croit utile de revenir sur ce qui lui parait le plus important. Ainsi les lignes suivantes : « En fait, j’ai cherché à connaître, durant ma vie, bon nombre de situations poétiques, et aussi la satisfaction de quelques uns de mes vices, annexe mais importants. Le pouvoir n’y figurait pas. J’aime la liberté, mais sûrement pas l’argent. Comme disait l’autre : « L’argent n’était pas un désir de l’enfance » ».

Parfois Debord termine l’un ou l’autre des paragraphes par une formule assassine. Il reproduit par exemple ce qu’écrit Laurent Jenny (dans Critique ), pour qui la « conspiration comploteuse » de Debord évoque « le monde du Rivage des Syrtes de Julien Gracq, sa somptuosité poussiéreuse et vide ». Debord cite donc assez longuement Jenny pour finalement relever que « pour son malheur le critique n’avait pas su lire non plus le roman de Gracq ». Et d’expliquer pourquoi (deux oublis qui plombent la démonstration de Jenny). « Mais peut-être, conclut Debord, a-t-on négligé de faire informer l’ordinateur de ces deux fugitifs détails ? Il fallait avoir lu Gracq dans l’original ». Claude Roy, qui dans L’étonnement du voyageur, tout en reconnaissant à Debord d’être « une forte tête », le tance vertement d’avoir écrit un paragraphe de La Société du spectacle en charabia. Debord qui consent « joyeusement à être traité de vieil imbécile à la Boileau », indiquait plus haut au sujet de Roy ( en référence à la « forte tête ») : « on sait combien lui, et la totalité de son entourage, n’ont jamais cessé de prouver qu’ils étaient de faibles têtes ». Ce qui l’entraîne à conclure par une formule qui fait mouche : « qui aurait l’injustice de traiter Claude Roy de « vieil imbécile » ? Le temps ne fait rien à l’affaire ». Même envers Joseph Mouton, en qui Debord ne peut contester (…) une grande lucidité, une bonne connaissance du sujet, une vraie maîtrise de son métier », la séquence qui lui est consacrée se clôt par cette formule lapidaire (« Je pense que M. Mouton n’aime pas la liberté »), laquelle vient opportunément conclure un savoureux commentaire sur ce que Joseph Mouton appelle « l’intelligence paranoïaque » de Debord (et accessoirement son « abandon de la dialectique » dans les Commentaires sur la société du spectacle).

Curieusement, à un moment donné, Debord se contente de citer un large extrait du n° 12 du bulletin Les mauvais jours finiront de Guy Fargette sans faire le moindre commentaire. Nous en avons l’explication plus loin en prenant connaissance des pages (79 à 84) se rapportant au n° 15 de la revue L’Encyclopédie des Nuisances : à savoir des « considérations amères » sur l’I.S. et Guy Debord. Le lecteur (bien informé certes), alors averti de la « qualité » de l’auteur du bulletin plus haut cité, pourra relire la longue citation extraite des Mauvais jours finiront en toute connaissance de cause (3).

Passons sur ceux qui, à l’instar de Roger-Paul-Droit, Gérard Guégan, Jean-Marie Benoist, ou des rédacteurs d’Actuel reçoivent le même traitement, pour terminer cette recension avec Charles Dantzig. Car là, il ne s’agit pas seulement de souligner l’inintelligence ou au mieux l’incompréhension d’un tel, mais de dire en quoi, par surcroît, le collaborateur de L’Idiot International se révèle être un falsificateur au petit pied. Dantzig estime que « La Société du spectacle, ne veut rien dire ». Il en veut pour preuve que Debord « ne donne jamais de définition de ce fameux spectacle, il en donne cinquante ». Et Dantzig de citer trois définitions extraites du livre, dont l’une, constate Debord, « est falsifiée comme pour prouver tout le contradictoire qui se trouverait parmi les cinquante » ». Plus loin Dantzig accuse Debord (la Société du spectacle, toujours) d’écrire en mauvais français, et de ne pas être logique. Sauf que le collaborateur de L’Idiot International, comme le relève Debord, n’a pas reconnu dans l’extrait cité « un détournement d’un célèbre argument du jeune Marx », et ensuite « d’exactes citations de Freud ». Dantzig, pour s’arrêter là, citant l’une des phrases d’ouverture de Commentaires sur la société du spectacle (« Je vais écrire de façon nouvelle »), en conclut que « ce n’est pas une phrase d’écrivain ». Mais la phase en question est de Dantzig, non de Debord qui lui a écrit : « Le malheur des temps m’obligera donc à écrire encore une fois de façon nouvelle ». Ce qui n’est pas la même chose. Sinon Debord veut bien admettre qu’il « n’est pas écrivain ».

Dans son copieux Dictionnaire égoïste de la littérature française (publié en 2005) on constate l’absence d’entrée au nom Debord (alors que figurent ceux de plusieurs philosophes). Cette absence, finalement, confirmerait le propos de Debord (lui-même confirmant celui du journaliste). Peut-être. Mais on peut aussi penser que ce Dantzig, tout ignorant, loustic, bouffon et faussaire soit-il, n’en est pas moins prudent. Il paraissait préférable de ne pas reparler de ce Debord, n’est-ce-pas ?

Je ne m’attarderai pas sur Patrick Marcolini, auteur d’un très discutable Le Mouvement situationniste : une histoire intellectuelle, lui ayant consacré plusieurs pages dans D’un certain usage du catastrophisme (4). Pour rester avec Debord, quand Marcolini écrit que « La Planète malade ou certaines thèses de La Véritable scission s’émancipent des aspects les plus positivistes du marxisme » on le renverra à quelques unes des thèses de La Société du spectacle qui allaient déjà dans ce sens. Et lorsqu’il croit voir « une manière d’autocritique » dans les deux textes cités je n’y trouve pour ma part rien de tel. Ce n’est que la conséquence d’une prise de conscience écologique - absente auparavant il est vrai dans l’I.S., mais également de tout le courant révolutionnaire - apparue au lendemain de mai 68. Rappelons que La Planète malade devait figurer dans le n° 13 de l’I.S. (qui ne vit jamais le jour), et que les «  certaines thèses » de LaVéritable scission prolongent pour qui sait lire celles de La Société du spectacle évoquées un peu plus haut, plus quelques autres. Mais le plus surprenant est à venir. Debord, selon Marcolini, devient « surtout après Commentaires sur la société du spectacle en 1988 un auteur anti-industriel au sens plein du terme ». Voilà une manière de récupération, franchement, à laquelle on ne s’attendait pas ! Mais qui a donc soufflé à Marcolini pareille absurdité ? Une constatation faite « surtout après Commentaires sur la société du spectacle « ! Mais où : dans Panégyrique,Cette mauvaise réputation ? Essayons de comprendre. Serait-ce parce en 1989 L’Encyclopédie des Nuisances avait commenté favorablement l’ouvrage de Debord ? Si cela est, Marcolini assurément ne connaît pas la suite (ou ne veut pas la connaître). Il parait en tout cas certain, dans le camp anti-industriel justement, qu’aujourd’hui on ne l’entende pas exactement de cette oreille. Enfin pour Marcolini il y aurait un mauvais Debord, celui de l’I.S., et un bon, celui de la fin. A qui serait tenté de se livrer à ce genre d’exercice, Debord pourtant y avait répondu dans Panégyrique. Il y a bien évidemment un seul Debord, mais celui-ci, comme la société de son temps, comme vous et moi, a évolué. Mais évidemment pas comme voudrait le croire Marcolini. Cette terminologie « d’auteur anti-industriel au sens plein du terme » eût sans doute fait sourire Debord. Ce qui l’aurait moins diverti, me semble-t-il, étant que l’on veuille sauver le soldat Debord de la faillite situationniste.

Le dernier exemple, celui de Michel Bounan, concerne un auteur souvent associé à Debord, dont les livres, du moins sous certains aspects, se situent dans la filiation situationniste. Je me contenterai de commenter un seul de ces ouvrages, L’art de Céline en son temps.

Bounan a été le médecin de Debord. Mais également son ami : les nombreuses lettres adressées par le second au premier en apportent le témoignage. Tout comme il est indéniable que Debord a reçu très favorablement les deux ouvrages de Bounan publiés au début des années 1990 (Le Temps du Sida et La Vie innommable, ainsi que sa préface au pamphlet de Maurice Joly, Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu ). Cependant cette correspondance initiée par Debord le 13 décembre 1990 se termine le 15 mai 1993 (c’est à dire dix-huit mois avant sa mort). Compte tenu de la fréquence durant ce laps de temps de cette correspondance, on s’étonne de ne trouver aucune lettre de Debord après mai 1993. Serait-ce une lacune de la Correspondance Fayard ? Debord a-t-il changé de médecin ? Les deux correspondants se sont-ils brouillés ? Ou alors Debord s’est-il finalement lassé d’un échange pourtant fructueux, comme on peut le vérifier avec d’autres correspondants ? Le tome 7 de cette Correspondance ne nous permet pas de trancher dans un sens ou dans un autre ; à l’exception, peut-être, d’une lettre du 22 juin de Debord à Jean-Jacques Pauvert. Le premier y mentionne (le second venant de lui apprendre) le projet par les Édition Allia (l’éditeur de Bounan) de publier une suite à Documents relatifs à la fondation de l’I.S., en l’assortissant de propos peu amènes envers Gérard Berréby, l’éditeur. Ce n’est qu’une hypothèse mais elle pourrait expliquer, si l’on compare ici l’attitude de Debord avec d’autres situations de ce type, ce silence plutôt incompréhensif en regard des lettres précédentes de Debord.

Bounan ne cite pas Debord dans L’art de Céline et son temps (même s’il évoque l’I.S. dans son avant dernier chapitre). Pourtant, à la fin du livre, la phrase « A REPRENDRE AU COMMENCEMENT » vaut toutes les citations du monde. Pour résumer, Bounan entend dans cet ouvrage démontrer que Céline n’est que l’un des dispositifs au travers desquels la mention d’un « complot juif » (ou la construction d’un antisémitisme) permet à la domination de désarmer la violence sociale ou de la neutraliser par le biais de cette fiction. Céline étant ici le second maillon d’une histoire inaugurée au début du XXe siècle par le Protocole des sages de Sion (document exemplaire parce qu’il s’agit du détournement du pamphlet de Maurice Joly cité plus haut, dirigé contre Napoléon III), se terminant vers la fin du siècle avec l’opération révisionniste initiée par Faurisson (et à laquelle ont participé des ultra-gauchistes). Bounan consacre un chapitre (« Révision ») à ce dernier thème. Partant de considérations sur l’apparition, « au cours des années cinquante et soixante (…) d’une nouvelle critique sociale », Bounan s’attarde ensuite sur la Vieille Taupe des années 60 et 70 (groupe d’ultra-gauche qui reprendra au début des années 80 les thèses négationnistes de Faurisson et cie), pour finalement revenir là où il avait laissé le lecteur durant le chapitre précédent (« Histoire d’une reconquête »).

Revenons donc en arrière. Dans cette « histoire d’une reconquête » le lecteur découvre non sans étonnement, voire plus, que pour Bounan « l’aventure nazie a eu pour cause historique unique (c’est moi qui souligne) l’engagement massif des puissances financières et industrielles au côté d’un de ces groupuscules dont elles firent massacrer les éléments les moins contrôlables ». On l’a déjà lu ailleurs certes, mais on ne s’attendait pas à retrouver pareille « analyse » sous la plume de Bounan ! C’est prendre une partie du tout (comme l’indique justement plus loin Bounan, ce ne sont pas les seuls Krupp et Farben qui ont soutenu et financé le mouvement national-socialiste) pour le tout. Car réduire « l’aventure nazie » à cette seule donnée occulte fâcheusement tout ce qui a pu concourir, depuis la situation de l’Allemagne au lendemain de la Première guerre mondiale, le traité de Versailles, ses lourdes conséquences, etc, etc, à l’émergence du nazisme. C’est faire preuve d’une cécité historique qui prend même des aspects burlesques quand Bounan sous-entend que Hitler et les SS, liquidant les SA, n’ont été que les instruments de ces « puissances financières et industrielles ». Il y a une logique à l’oeuvre qui dans ce type d’exposé entraîne l’auteur à affirmer sans barguigner que les mêmes « puissances », qui « ont financé l’aventure hitlérienne » dans un premier temps, ont également financé la « construction d’Auschwitz ». Puis, la guerre terminée, les même toujours « financent ainsi les calomnies contre le peuple allemand » : calomnies « surtout préventives », précise Bounan, « destinées à interdire toute évocation future d’une conspiration de gestionnaires du monde actuel pour la protection de la machine économique qu’ils servent ».

Depuis cette logique, nous y revenons, les nazis n’ayant été que les instruments de ces « puissances » dans toute cette histoire, par conséquent « la tuerie méticuleuse de millions d’hommes, de femmes et d’enfants » (le génocide nazi, s’il faut traduire) a été en réalité « organisé » par les mêmes puissances « en toute connaissance de cause » pour sauvegarder leurs intérêts et annihiler ainsi « une extension à l’Europe de la révolution allemande ». D’où, pour faire le lien avec notre époque : « « Les criminels de guerre » sont donc toujours au pouvoir aujourd’hui et le vrai procès du nazisme n’a jamais été ouvert « (c’est moi qui souligne). Ce qui exonère le nazisme de ce qu’il est fondamentalement, de son idéologie raciale, des conséquences de celle-ci, et plus particulièrement de celles de l’extermination des Juifs d’Europe. Cela, en définitive, n’est que poudre aux yeux pour Bounan : pour qui les vrais responsables (de tout ce qu’on a pu imputer au nazisme) détenaient hier le pouvoir et le détiennent toujours aujourd’hui. C’est dire que ceux, en leur temps, qui « avaient équipé les sectes nazies (…) se sont auto-proclamés, après avoir abandonné et détruit leurs propres mercenaires, libérateurs du genre humain ». Le fait, je le répète, que d’importants intérêts économiques ont joué sur les deux tableaux durant la période hitlérienne ne peut à lui seul servir d’explication finale. En faisant porter la responsabilité des crimes commis par les nazis (juste des mercenaires, à l’en croire) sur leurs « bailleurs de fonds » (ou prétendus tels). Bounan élude de facto la réalité du système politique mis en place par le parti national-socialiste : à savoir la transformation des classes en masse, le contrôle de tous par une police omniprésente, la mise en place d’une politique étrangère ayant pour finalité la domination du monde, la mise au pas puis l’extermination de tous les sujets racialement indésirables, c’est à dire l’émergence d’une société totalitaire tendant à la destruction de l’individu. Pour dire les choses clairement, l’analyse de Bounan, inspirée par le marxisme le plus économiste, se révèle plus complotiste que révisionniste. Sachant qu’avec Bounan nous avons affaire à un autre type de révisionnisme que celui dont il sera question plus loin (selon l’analyse d’Enzo Traverso, à laquelle je souscris, il existe trois types de « révision » : fécond, discutable et néfaste (le lecteur comprendra que j’élimine ici le premier et le troisième))

Dans le chapitre « révision », j’y reviens, Bounan reprend la même antienne. Il évoque le sort des anciens nazis, ou de ceux qui s’étaient compromis avec eux, tous désormais mis « au ban de l’humanité, pour des crimes inouïs dont ils n’avaient été au pire que les instruments «  (c’est moi qui souligne). Ce qui leur « interdisait d’accuser leurs juges des crimes qu’ils leur faisaient porter » (ceux qui les jugeaient étant, comme cela a déjà été évoqué, les véritables coupables). D’où, confrontés à ces accusations, l’obligation pour eux, selon Bounan, de « nier le génocide juif qui les condamnait, eux seuls, à l’enfer ». Ceux-là, poursuit-il, se donnaient le nom de « révisionnistes ». Bounan, toujours selon la même logique, suggère que les « révisionnistes n’ont pas eu tort dans un premier temps de disculper le peuple allemand d’une responsabilité collective qui est « principalement imputable aux gestionnaires internationaux de la machine froide ». Mais il ajoute qu’ils ont eu tort d’affirmer dans un second temps que cette « prétendue invention de l’holocauste » avait profité « aux Juifs, et à leurs exigences usuraires d’indemnités abusives ». Ainsi l’opération dite « révisionniste a permis de relancer quelques temps le mythe du complot juif après la crise de 1968 et malgré les crimes nazis qui semblaient en interdire la résurgence ».

Bounan accepte volontiers les explications des historiens sur les « trucages » de Faurisson mais, tempère-t-il, « aucun d’eux n’a révélé le sens de la manoeuvre ». Ce qui signifie que le public n’a d’autre choix qu’entre le soutien au « mensonge officiel du crime allemand » ou celui, dissident, des « révisionnistes ». Il s’agit bien évidemment du « crime nazi » mais passons. Ce type de raisonnement a pu, j’imagine, abuser des esprits portés à croire que, tout comme il n’y a pas de fumée sans feu, les explications de Bounan, malgré tout, méritaient d’être prises en considération dans ce monde du « mensonge généralisé ». Nous sommes au coeur de la question. Pour paraphraser quelques lignes extraites de La Société du spectacle, je dirais que si Guy Debord a pu dans sa correspondance (ou à titre privé), se livrer à des raisonnements pouvant, toute proportion gardée, s’apparenter à ceux qu’exprime Bounan durant deux chapitres de L’art de Céline et son temps, dans ses différents ouvrages en revanche il n’y a pas succombé personnellement. A ce sujet Bounan aurait été mieux inspiré de lire ce que Debord a écrit sur « le côté déterminisme scientifique dans la pensée de Marx » comme « brèche dans laquelle pénétra le processus d’idéologisation », et plus encore sur « les bases intellectuelles des illusions de l’économisme ».

Le reste devient secondaire. Bounan retombe sur ses pieds quand il décrit les revirements successifs de cette ultra gauche-là, d’abord exprimant une « variété d’antisémitisme » durant les années 80 ; puis, une décennie plus tard, renversant la perspective pour exciper d’un « fantasme des manoeuvres machiavéliques de l’État » qui aurait « aboutit à la théorie funeste du complot juif ». Bounan peut enfin conclure (citant le dernier état d’une « pensée » qui veut en finir avec « les délires résiduels de mai 68 ») que tout projet véritablement révolutionnaire « sera désormais assimilable aux crimes nazis » par la dite pensée.

La troisième édition revue et corrigée de L’art de Céline et son temps revient dans les notes de bas de page 20 et 21 sur quelques unes des critiques adressées 14 mois plus tôt à son ouvrage. Par exemple que « L’art de Céline et son temps ignorait « le rôle de la volonté exterminatrice dans l‘idéologie nationale-socialiste » ». Ce qui doit être mis en relation avec le fait que Bounan n’utilise jamais le mot négationnisme. Dans le même article des Inrockuptibles les trois signataires remarquent non moins justement que « le même déterminisme économique présidait aux textes qui ont servi de fondation aux théories négationnistes ». Ce n’est pas, comme répond Bounan, « accuser de complicité « révisionniste » toute référence au rôle de l’économie dans l’histoire ». Comme je l’ai déjà laissé entendre plus haut, Bounan de ce point de vue-là ne se différencie pas fondamentalement de la Vieille Taupe des années 70.

On en oublierait Céline dans cette histoire. Avant de poursuivre la lecture du livre de Bounan, ouvrons une parenthèse. Quelle opinion Guy Debord avait-il de Céline ? La Correspondance Fayard apporte quelques éléments de réponse. Signalons d’abord que Debord, en 1990 et 1991, a fréquenté Alain Ajax, un grand lecteur de Céline. En novembre 1988, cela s’avère plus déterminant, Debord adresse une première lettre à Nicole Debrie (psychanalyste et écrivain). Sa correspondante lui transmet à la fin de la même année le manuscrit d’une thèse qu’elle vient de consacrer à Céline (Il était une fois… Céline. Les intuitions psychanalytiques de l’oeuvre célinienne ) que Debord lui dira avoir lu « avec un grand intérêt ». Il précise dans sa réponse : « Je comprends en tout cas ce qu’un personnage déjà plutôt sombre a vu partout autour de lui, et non sans raison, une époque vraiment très sombre ». Plus loin Debord évoque « la suffisance haineuse de tous les imbéciles avec qui vous polémiquez » pour la faire suivre de cette citation de Céline : « C’est toute la civilisation du monde qui est condamnée par le côté raisonnable de la vie ». Debord ajoute être parfaitement d’accord avec Nicole Debrie écrivant : « Tout porte à croire que l’auteur cherchait la poésie secrète de toute prose » (plutôt que de vouloir « faire descendre la parole dans la rue »). Debord et Debrie vont se rencontrer et correspondre jusqu’au début de l’année 1991. On y apprend que Nicole Debrie lui a demandé de préfacer sa thèse (qu’un éditeur projetait de publier). Debord, comme on pouvait s’y attendre, avait refusé. Ce qui ne l’empêchait pas, ensuite, de la conseiller en lui suggérant d’écrire, pour la quatrième de couverture de son livre : « Il y a une longue conspiration. On a dit n’importe quoi. Même le talent, souvent concédé à regret à cet auteur, n’est pas celui qu’il a eu dans la réalité. Voilà, exposée pour la première fois, toute la vérité sur l’homme et l’oeuvre, et l’époque ». Voilà de quoi se faire une opinion sur ce que Debord, sans trop s’approfondir sur le sujet, pensait de Céline.

Cette parenthèse refermée revenons à L’art de Céline et son temps. On doit ici remercier l’auteur qui, dans la troisième édition revue et augmentée de son ouvrage, facilite le travail du commentateur en résumant ce qu’il faut d’après lui retenir de Céline en trois pages, celles d’une précieuse « Lettre à un universitaire » ajoutée en annexe. Michel Bounan dans cette lettre répond à Philippe Alméras, auteur de plusieurs ouvrages critiques sur Céline, qui avait écrit à l’auteur et l’éditeur de L’art de Céline et son temps pour se plaindre de pas être référencé. Bounan, qui selon toute vraisemblance a puisé une bonne partie de son argumentation anti-célinienne dans Les idées de Céline d’Alméras, lui répond vertement qu’on n’avait pas attendu ce livre et son auteur pour savoir à quoi s’en tenir sur le Céline « raciste, collaborateur et nazi ». Auparavant, à l’adresse du lecteur, Bounan précisait que la mise au point qui suit, la lettre à Alméras donc, « illustre plus généralement ce que L’art de Céline et son temps prétendait exposer ». Sans doute, mais malheureusement pas pour Bounan de la manière dont il l’entend. Ce dernier reproche à Améras de vouloir dissimuler trois points pour lui fondamentaux concernant, dans l’ordre, les choix politiques, policiers et artistiques de Céline

Passons sur le troisième (« Les cyniques déclarations de Céline lui-même à propos de son « art » (…) qui n’est qu’une vulgaire machine à décerveler (Entretiens avec le Professeur Y )) : cela prête à sourire si l’on prend connaissance du passage en question. A priori le second point, sur les choix « policiers » de Céline (« L’aveu de Céline que l’antisémitisme dont il s’est fait le propagandiste « n’était qu’une provocation politique et policière » ») paraît plus sérieux. Ce membre de phrase figure dans une lettre adressée par Céline à Albert Naud, son avocat, le 18 juin 1947. Bounan relève par ailleurs, dans L’art de Céline et son temps, que dans cette même lettre à Naud Céline « montre du doigt ses anciens complices en les accusant » (Bounan cite maintenant Céline) : « d’avoir dressé ce panneau électoral en parfaite connaissance de l’escroquerie qu’ils commettaient (…) J’en ai long à raconter sur ce sujet, vous pouvez le croire ! ». On ignore généralement que Céline, dans les années 1947, 1948, 1949, entretenait ses correspondants de considérations anti-antisémites (ou philosémites). Donc la phrase de Céline citée par Bounan à Alméras (« L’antisémitisme comme provocation politique et policière ») doit être replacée dans ce contexte. Mais elle-même, que signifie-t-elle ? Bounan dans son livre l’associe à juste titre à un passage d’une lettre antérieure (adressée elle le 21 juillet 1939 à Je suis partout ) dans laquelle Céline écrit : « Je ne suis pas né d’hier, j’ai beaucoup vécu, en de très curieux endroits, en d’autant plus curieuses circonstances. Je sais de science certaine que tous les complots, toutes les « associations » plus ou moins secrètes, sont montés de A jusqu’à Z par la police. Ce sont autant de nids à bourrique, de pièges à couillons excités ».

Cependant Bounan omet de signaler que le propos ci-dessus de Céline, cette argumentation très précisément, était à l’origine destiné à L’Humanité ! L’écrivain entendait protester contre un article du quotidien communiste le mettant en cause (comme auteur d’un « plan d’action antisémite » adressé aux ligues anti-juives et supervisé par les nazis : L’Humanité, sous la plume de Lucien Sampaix, citant des extraits de ce « plan » sans pour autant apporter la preuve que l’auteur en était Céline). Sa lettre de protestation n’étant pas publiée dans L’Humanité (qui ne citait pas son nom dans l’article de Sampaix mais ses seules initiales, procédé se préservant de tout droit de réponse), Céline avait alors rédigé une autre lettre explicative, adressée à trois journaux susceptibles de la reproduire afin que sa protestation puisse être portée à la connaissance du public. Pour en revenir au début de la lettre à Je suis partout, Céline indiquait que la provocation policière en question provenait du camp communiste ! Donc l’association faite par Bounan entre les deux lettres (la provocation policière étant mise par lui sur le compte de Céline et de ses amis) est sans objet. Je constate aussi, en relisant le long passage cité par Bounan de l’importante lettre adressée en 1947 par Céline à Albert Naud, que le mot « Allemand » a disparu comme par enchantement (ce sont eux à qui Céline reproche vivement « d’avoir dressé ce panneau électoral, etc., etc., » et non les « anciens amis » de l’époque des pamphlets antisémites !). Ce double « oubli » chez l’auteur de L’art de Céline et son temps interroge, sinon plus : pourquoi diable s’est-il livré à ce tour de passe-passe, voire manipulation (pour ne pas dire maspérisation) ? Selon Bounan, Céline « savait assurément à quoi s’en tenir sur le terrifiant complot juif » : une provocation policière, on l’a compris. Reste cependant à faire la preuve de l’implication de Céline dans celle-ci.

Pour l’expliquer Bounan part du fait que Milton Hindus (l’un des « protecteurs » de Céline ces années-là), lors de sa rencontre avec l’écrivain au Danemark , « notait ainsi dans son journal : « Une seule chose vraiment l’intéresse, et c’est l’argent » ». On voit peut-être où Bounan veut en venir. Le propos suivant de Céline, qu’il cite ensuite, vaudrait pour aveu : « Quand je pense qu’on a tout perdu pour sauvegarder les intérêts de la bourgeoisie européenne, merde alors ! ». Donc, ceci posé, des mobiles financiers expliqueraient le pourquoi et le comment de la chose. Pourtant dans la lettre de Céline à Maître Naud (que Bounan connait bien) Céline ne dit rien de tel. Rien ne l’empêchait, si l’on en croit le contenu de ce courrier, d’évoquer même à mots couverts ces mobiles. Le rapport de Céline à l’argent, selon Bounan, d’un bout à l’autre de sa carrière d’écrivain, depuis les droits d’auteur de Voyage au bout de la nuit (« seul intérêt qui compte ») jusqu’aux querelles des années 50 avec son éditeur (« à propos enfin de l’argent de Gallimard, unique raison avouée de ses dernières publications ») expliquerait tout. Et Bounan de conclure sur le sujet : « Et l’argent a décidé, comme toujours, selon ses seuls intérêts de « machine froide ». On veut bien : mais encore ?

Revenons au journal de Milton Hindus, point de départ de la démonstration de Bounan. Durant le court séjour de l’universitaire au Danemark, Céline se révèle d’une humeur exécrable. Il se montre sous un jour propre à indisposer son admirateur américain, en particulier sur son rapport à l’argent. Il entre du cynisme dans la manière dont Céline, tout au long de sa vie d’écrivain, s’est exprimé sur cette question, surtout lorsqu’il s’agissait de ses droits d’auteur. Par provocation, et comme corolaire du discours tenu sur son travail d’écrivain : besogneux, fastidieux, rébarbatif à l’entendre. Ses récriminations envers Gallimard après 1953, répétitives mais qui ont le mérite d’être drôles, traduisent son insatisfaction de constater que le montant de la rente versée par les Éditions Gallimard s’avère supérieur à celui de ses droits d’auteur. Mais l’essentiel n’est pas là : Céline peut se montrer intraitable dans ses relations avec ses éditeurs sur le plan financier (il les accuse tous de vouloir l’exploiter), et cynique dans sa manière d’en rendre compte sans pour autant que ces trait particuliers puissent être rapportés à tous les aspects de sa vie. L’indépendance farouche, revendiquée par Céline d’un bout à l’autre de sa correspondance, l’a toujours conduit à n’accepter en aucune façon toute rémunération ou gratification qui viendrait mettre à mal cette indépendance. Le propos qui a le plus indigné Céline étant l’une des conclusions d’un article de Sartre (« Céline antisémite ») publié dans Les Temps modernes : « Si Céline a pu soutenir les thèses socialistes nazies, c’est qu’il était payé ». Bounan ne dit pas autre chose. Mais payé par qui ?

Ce dernier, pour retourner à L’art de Céline et son temps, a certes raison d‘évoquer un « faux complot » et une « véritable conjuration » au sujet de Protocole des sages de Sion : là je partage son analyse. Je me suis attardé plus haut sur les fortes réserves que m’inspire son troisième maillon, celui « révisionniste », je n’y reviendrai pas. Enfin au milieu, l’exemple de Céline parait mal choisi pour illustrer la thèse de Bounan durant les année 30 et 40. Un mauvais choix puisque, comme on l’a vu, Bounan prend des libertés avec les faits et la vérité pour nous livrer clef en main un Céline selon ses voeux. Et puis, par-delà le cas Céline, il passe à côté de ce qu’est fondamentalement l’antisémitisme pour ne retenir de la question que sa version policière.

Mais nous n’en avons pas encore terminé avec Michel Bounan. Le premier point relevé dans sa « Lettre à un universitaire », le « Céline politique » (première en date des « dissimulations » de Philippe Alméras, indique-t-il) concerne davantage le docteur Destouches que l’écrivain Céline (« L’engagement de Céline, dès 1928, en faveur de l’intérêt patronal opposé à l’intérêt populaire, engagement qui explique amplement ses choix politiques ultérieurs »). Ce n’est pas « dès 1928 » que Bounan aurait du écrire mais « encore en 1928 ». La différence, comme on le verra, n’est pas sans importance. Pour éclairer la lanterne du lecteur faisons un rapide rappel, absent du livre de Bounan, des tribulations du docteur Destouches. Ce dernier figure parmi les acteurs du mouvement qui entend dans les années 20 rationaliser la médecine en préconisant des méthodes (le taylorisme, le fordisme) importées du monde l’industrie. Ceci pour contribuer à l’établissement d’une médecine sociale, hygiénique, standardisée de santé publique. La carrière du docteur Destouches, inaugurée en 1924 au sein de la SDN, se poursuit après un bref épisode libéral dans le cadre de la médecine de dispensaire (celui de Clichy en 1928, où Céline travaillera huit ans).

Les écrits médicaux du docteur Destouches durant les années 20 (et le tout début des années 30) le classent parmi l’un des experts de la santé publique et de la médecine hygiénique. Bounan se réfère à deux de ces articles dans son ouvrage : « L’organisation sanitaire aux usines Ford » et « Les assurances sociales et une politique de santé publique ». Effectivement, pour aller dans le sens de Bounan, ces deux articles s’inscrivent dans une finalité économique qui correspond bien davantage aux intérêts du Capital qu’à ceux du Travail. Comme l’écrit Destouches au sujet de la santé publique : « C’est à son rendement maximum et aussi aux économies possibles qu’il faut songer sans retard ». Il y a cependant dans le second de ces articles une ironie, voire un cynisme qui semblent avoir échappé à Bounan. Nonobstant des considérations corporatistes, il ressort de ce texte que « le malade doit travailler » et par conséquent qu’il convient de mieux le soigner à l’usine ou au bureau (et pour qu’il puisse conserver son salaire intégral). Destouches préconise en quelque sorte l’institution d’une « vaste police médicale et sanitaire » étendue du domicile de l’assuré à son lieu de travail. Pour résumer, à l’instar de Trotsky et de sa « militarisation du travail », Destouches suggère lui de militariser la médecine.

A lire Bounan, le lecteur serait porté à croire que la pensée du docteur Destouches s’est fixée en 1928 et ne changera plus. Il n’en est rien. Cela resterait secondaire si Bounan, lui aussi, en était resté là. Mais comme par ailleurs, dans la continuité de ce qui vient d’être dit, il établit un parallèle lourd de conséquences entre le second article cité (publié en novembre 1928) et « le moment où (Céline) écrivait Voyage au bout de la nuit «, faisant donc de cet article la « véritable préface à l’oeuvre de Céline, et à celle de son siècle » (rien moins que ça !), il convient de ne pas laisser passer une telle contre-vérité. Et là, puisque Bounan n’a pu prendre connaissance des deux articles cités qu’en consultant le troisième des Cahiers Céline (consacré aux « écrits médicaux » du docteur Destouches, y compris ceux ultérieurs à 1928 dont Bounan ne dit mot), c’est l’honnêteté intellectuelle de l’auteur de L’art de Céline et son temps qui est en jeu.

Contrairement à l’écrivain Céline, le docteur Destouches, à lire ses textes médicaux jusqu’en 1928, n’a rien inventé. Ses écrits sur la santé publique participent, comme cela a été avancé, d’une tendance forte à l’époque, apparue aux USA à la fin de la Première guerre mondiale, qui n’est pas sans présenter des points communs avec la notion de « militarisation du travail » (héritée du communisme de guerre, reprenant ici des méthodes ayant fait leur preuve pour les appliquer à la grande industrie). D’ailleurs la médecine hygiénique et de dispensaire, chère au docteur Destouches, inspirée en partie du fordisme, avait en URSS une certaine avance sur ce qui dans l’hexagone se mettait progressivement en place. Et puis ce progrès-là n’était pas alors dénoncé par grand monde (en mettant de côté les défenseurs de la médecine libérale et leurs intérêts corporatifs), seuls les surréalistes et des marxistes anti-autoritaires n’y souscrivaient pas.

Bounan, j’y viens, s’abstient de préciser que les idées du docteur Destouches ont très sensiblement évolué après 1928. La crise mondiale de 1929 n’y est pas étrangère. Elle explique, du moins en partie, l’échec des politiques sanitaires, hygiéniques et médicales encore défendues mordicus par Destouches en 1928. L’une des conséquences étant la marginalisation, puis la disparition en 1934 de l’Office national d’hygiène (créé en 1924). Egalement, confronté à un travail de terrain, à l’exercice de la médecine de dispensaire au quotidien, le docteur Destouches prend conscience d’une réalité parfois triviale que l’expert de la SDN méconnaissait ou occultait. Un article de 1930 publié par Monde (le journal d’Henri Barbusse), intitulé « La santé publique en France », apporte un premier témoignage sur ce changement de perspective : le docteur Destouches imputant l’échec, voire l’absence d’une politique d’hygiène et de santé publique à l’influence de « la doctrine catholique », ainsi qu’à « l’organisation anarchique de la médecine » qui contribue à l’ignorance chez les médecins des « ensembles sociaux ». Destouches insiste aussi sur le retard des augmentations de salaire par rapport aux gains de production » et la situation désastreuses des classes défavorisées. Il écrit notamment : « Bien qu’on essaie de faire croire au peuple que la mort est égale pour tous, il n’en est rien. Le cauchemar de vivre ne commence guère qu’avec la pauvreté. A proportion égale, il meurt deux fois plus d’ouvriers que de patrons. Le travail et l’incessante inquiétude matérielle tuent parfaitement bien (…) Nous savons en effet parfaitement ce qui crée le tuberculeux dans un pays d’alcoolisme, de budgets militaires pléthoriques, de surmenage et de taudis. On sait aussi que le nombre de ces malades diminue automatiquement et devient presque infime lorsque les causes de misère sont supprimées ».

Il en sera de même deux ans plus tard avec le dernier texte signé par le docteur Louis Destouches (avant que ce dernier devienne la même année Louis-Ferdinand Céline). Cette contribution, jamais publiée, s’intitule Mémoire pour le cours des hautes études : il s’agit du plus long et du plus important des écrits médicaux de Destouches (après sa thèse de 1924 sur Semmelweis) mais également du plus surprenant. Car il existe un monde entre le médecin de la SDN formaté pour produire des expertises illustrant la tendance la plus dynamique du capitalisme, et le praticien qui constate que « l’utopie capitaliste » hier défendue a fait faillite, et qui pratiquant la médecine au sein du dispensaire d’une banlieue populaire repose les questions d’hygiène et de santé publique en des termes qui ne peuvent recevoir de réponses que sur le plan social et politique. Le docteur Destouches admet explicitement que l’on ne peut concrètement se colleter avec la maladie si l’on n’intervient pas préalablement sur les conditions de travail et de logement, et plus généralement sur les rapports sociaux et de production. En même temps Destouches n’est pas sans dresser un constat plus pessimiste que dans son article de Monde. Il réalise que « tout véritable progrès sanitaire à partir d’un certain point facilement atteint (les grandes épidémies) est entravé presque définitivement par toutes les forces économiques, commerciales, traditionnelles qui dominent et régissent le communauté ». D’où ces lignes éclairantes : « On sait bien pourquoi la vie est malade, on pourrait peut-être dans une autre société modifier radicalement les conditions qui créent et entretiennent la maladie mais ces conditions sont actuellement si bien défendues par des intérêts si solides et impitoyables, par une inertie populaire si crasseuse, que ce serait faire preuve actuellement d’une grande hypocrisie ou d’une énorme sottise que de s’attaquer à de telles forteresses ». Il s’agit d’un constat d’échec, finalement.

Mais celui-ci prend en compte des facteurs bien différents de ceux qui se rapportaient à l’échec de « l’utopie capitaliste » des années 20 dans le domaine sanitaire. Ici c’est « la vie qui est malade ». Destouches, qui comprend maintenant que seule une profonde transformation sociale et politique permettrait de « guérir » cette même vie, n’en constate pas moins parallèlement qu’une telle perspective parait difficilement réalisable compte tenu de la puissance des forces ayant intérêt à ce que rien ne change. Dans ce texte de 1932, Destouches se demande aussi si la santé n’est pas exceptionnelle dans un monde dont la maladie serait l’état normal des individus vivant en société. Ce qui l’entraîne à constater que « la grande majorité des malades aiment leur maladie, qu’ils la choient et s’en font une auto-punition permanente qui correspond exactement à un instinct social profond bien découvert et mis en valeur par la psychanalyse. Nous citons ce fait pour mieux nous demander ce que devient en face de cette tendance la propagande d’hygiène à laquelle nous avons hélas personnellement participé ». Et Destouches d’ajouter, après avoir donné des exemples concrets de cette « propagande » : « Ces curieux à-côtés nous font comprendre que l’empoisonnement du malade par le médecin correspond non seulement à une nécessité commerciale mais à l’immense désir du subconscient de mutilations et de mort du malade ». Par un détour que l’on jugera peu ordinaire le docteur Louis Destouches rejoignait in fine un certain Sigmund Freud, voire même le dépassait à travers l’ébauche d’une critique radicale de la médecine que l’on retrouvera au lendemain de 1968 !

Au même moment Destouches adressait le manuscrit du roman, sur lequel il travaillait depuis trois ans, à un éditeur. On remarque que le temps de rédaction de Voyage au bout de la nuit correspond à la période durant laquelle le docteurs Destouches s’est progressivement dépris de ses idées en faveur d’une médecine efficace et standardisée, répondant aux exigences de l’organisation industrielle du moment, d’un capitalisme new look et de sa « propagande », pour changer radicalement de fusil d’épaule et reposer les questions d’hygiène et de santé publique en des termes politiques et sociaux. Ceci débouchant sur des considérations pessimistes proches de quelques unes du Freud des années 20, anticipant même certains propos parmi les plus critiques formulés à l’encontre de la médecine après 68. Il y a une relation de cause à effet, voire de réciprocité entre le médecin Destouches et l’écrivain Céline. Les écrits du bon docteur en 1930 et 1932 ne sont-ils pas la basse continue du roman que le futur Céline rédige alors ? Le pessimisme de Voyage au bout de la nuit ne fait-il pas écho à celui de Mémoires pour le cours des hautes études, et réciproquement ? Quand le docteur Destouches écrit au début de ce dernier texte les lignes suivantes (« L’hygiène actuelle est en vérité propre à dégoûter l’orgueil intellectuel le plus indulgent, tellement tout y est, respire, transpire, suppure l’immonde bêtise, hommes et choses. Même une critique élémentaire touche le grotesque à tous les coups, c’est un véritable jeu de massacre, une anarchie miteuse, une réserve pour gâteux, âgés ou précoces ») comment ne pas évoquer quelques unes des pages de Voyage au bout de la nuit !

On a presque oublié Bounan. Il reproche à Philippe Alméras d’avoir durant 25 ans dissimulé le contenu de deux articles de Destouches datant de 1928, alors que lui se garde bien de signaler qu’en 1930 et 1932 le bon docteur a rédigé deux autres textes qui viennent s’inscrire totalement en faux contre l’idéologie (la « propagande ») présente dans les précédents. De surcroît Bounan associe ces deux articles de 1928 (qui sont certes à replacer du côté de « l’intérêt patronal ») à la rédaction de Voyage au bout de la nuit. Pourtant il était facile de vérifier que le roman n’avait été mis en chantier seulement l’année suivante. Ce que Bounan a sans doute fait. Mais n’était-il pas tentant de faire coïncider la rédaction de Voyage avec celle des articles anti-sociaux et réactionnaires de Destouches qui avaient eux l’avantage faire le lien et d’anticiper sur ce qui s’ensuivrait ? Il ne s’agit pas là d’une fâcheuse erreur de date, mais bel et bien de dissimulation : le plus grave étant qu’elle permet à Bounan d’exposer l’une des thèses de son livre depuis une réalité falsifiée.

Bounan, semble-t-il, limitait les risques avec L’art de Céline et son temps : son lecteur, s’il s’interdisait de lire Céline, ou du moins s’il excluait toute lecture de l’écrivain en dehors de ses romans n’irait pas vérifier ce qui semblait relever de l’évidence avec un personnage comme Céline. A ce sujet les articles médicaux de 1928 correspondaient, à travers ce qu’en rapportait Bounan, à l’idée que l’on pouvait généralement se faire du futur écrivain : déjà Céline perçait sous Destouches. Donc la démonstration de Bounan ne pouvait que conforter ceux, lecteurs de Céline ou pas, pour qui les pamphlets antisémites, parmi d’autres facteurs aggravants, déconsidéraient à jamais l’homme ou l’écrivain, selon les cas de figure. Et puis Bounan apportait un argument décisif : le ver était déjà dans le fruit en 1928.

Comment alors justifier le propos de Bounan (compte tenu de ce qui vient d’être précisé précédemment, avec force détails) : serait-ce qu’avec une « ordure » comme Céline tous les coups sont permis ? « Avoir pour but la vérité pratique » lisait-on en 1967 dans la revue d’une organisation que Bounan connaît assurément, au sujet de laquelle il a écrit des lignes pertinentes dans l’avant dernier chapitre de L’art de Céline et son temps. Il semblerait malheureusement que Michel Bounan a dans cet ouvrage oublié ce qu’était la « vérité » pour ne retenir que le côté « pratique » de la chose.

3


« Dans les années où Guy Debord écrivait ces lignes comme la critique des images de son film In girum imus nocte et consimimur igni, je ne sais personne pour avoir mieux mené le projet même de la poésie de redonner à la parole sa grande efficience « 

Annie Le Brun



J’ai lu La Société du spectacle le second trimestre 1969, me semble-t-il. Cette lecture avait été précédée par celle, un mois plus tôt, de Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations qui s’était révélée alors davantage déterminante que l’ouvrage de Guy Debord ce dernier se révélant plus austère et plus difficile d’accès (à l’exception du quatrième chapitre, « Le prolétariat comme sujet et comme représentation », décisive à l’égard de nombreux points de vue sur le plan politique). Quelques années plus tard, lors d’une relecture des deux livres situationnistes, cet intérêt s’inversera. Mais auparavant, à l’instar de plusieurs jeunes anarchistes fréquentés ces années-là, Le traité de savoir vivre parlait plus directement à nos consciences révoltées, à notre subjectivité, et représentait la meilleure des portes d’accès à la connaissance d’auteurs (de Nietzsche à Sade, en passant par Gombrowicz, Joyce, Carroll, Brecht, Fourier, Kierkegaard, parmi d’autres) qui sans pourtant appartenir à la tradition révolutionnaire n’en contribuaient pas moins, sous l’éclairage de Vaneigem, à s’inscrire délibérément en faux contre les valeurs dominantes, ou à élargir le champ de la subversion. Il y avait d’autres références dans ce Traité de savoir vivre (Lautréamont, Vaché, Artaud surtout : qui comptait plus que tout pour moi en ce temps-là), lesquelles venaient du surréalisme ou se trouvaient associées à ce mouvement. D’ailleurs, en même temps presque que les ouvrages situationnistes (auxquels s’ajoutait le gros volume des 12 numéros de l’Internationale situationniste ), j’avais découvert les textes fondateurs du surréalisme, en particulier les trois Manifeste d’André Breton, ceux de la période Dada, et quelques autres des années 20 (plus Georges Bataille).

Je serais porté à croire,aujourd’hui, que l’intérêt égal, quoique de nature différente, que je portais aux situationnistes d’un côté, aux surréalistes de l’autre (en ajoutant Bataille), qui perdure, m’a en quelque sorte préservé de ce qui, en terme de choix exclusif, depuis un bloc de certitudes évidemment structurantes, peut le cas échéant transformer l’expression d’une forte conviction en attitude sectaire. Il y avait aussi, chez ceux qui reprenaient le flambeau situationniste, la question (exposée et théorisée par Debord dans La Véritable scission sous l’appellation « pro-situs » ) d’un risque de fétichisation de la littérature situationniste, des textes de Debord principalement. Une question qui, d’un groupe et d’un collectif à l’autre, voire à titre plus individuel, devenait paradoxale dans la mesure où (je force volontairement le trait) l’argumentation critique de Debord étant reprise uniment nul ne revendiquait cette appartenance : le pro-situ c’était toujours l’autre. Il faudrait nuancer et distinguer ce qui mérite de l’être. J’y reviendrai par la bande, un peu plus tard.

En tout cas je tentais de concilier ce qui m’importait de défendre chez les situationnistes (mieux que d’autres, ils avaient su durant les années 60 décrire de manière critique « le monde tel qu’il va » et se doter des moyens de le combattre : mai 68 étant pour le mieux l’aboutissement, certes entre autres raisons, de l’activité souterraine des situationnistes) et les surréalistes (là il fallait revenir plus en arrière, aux années 20, pour dire combien ce mouvement s’était révélé décisif pour moi au carrefour du poétique et du politique : à savoir l’exigence d’un « comment vivre poétiquement dans le monde », malgré tout) tout en me revendiquant libertaire. Comme j’ai pu le formuler, sous forme de boutade : j’avais un pied chez les anars, un pied chez les situs, et la tête dans la poésie moderne.

C’est maintenant dire, ceci précisé, que mon principal désaccord avec les situationnistes que je fréquentais (ou croisais) dans la seconde moitié des années 70, ou encore les années 80, concernait la question de l’art. Encore faut-il la replacer dans de justes proportions. L’une des raisons pour lesquelles l’I.S. s’était révélée novatrice, dès le début, compte tenu de l’appartenance de la grande majorité de ses membres aux avant-gardes artistiques, s’expliquait par le fait que, venant justement de l’art le plus expérimental, les situationnistes entendaient le dépasser pour le réaliser dans la vie, ou pour le dire autrement aller jusqu’au bout des promesses de la poésie moderne. C’est depuis de telles bases théoriques que l’I.S. va se radicaliser sur le plan politique : intégrant bien évidemment d’autres apports, principalement ceux de l’histoire des mouvements révolutionnaires, mais également depuis une critique actualisée de la vie quotidienne.

Force était de constater, au lendemain de 68, que la « question de l’art » ne se trouvait plus au centre des préoccupations de l’I.S. (ceci d’ailleurs depuis plusieurs années). Mais il y avait manière et manière de l’analyser. Durant la seconde moitié des années 70, le progressif reflux des perspectives révolutionnaires changeait la donne. La promesse évoquée plus haut, celle de « l’art se fondant dans la vie », devenait lettre morte puisque seule la révolution pouvait réaliser cet ambitieux programme. Debord se taisant désormais sur le sujet laissait entendre (ou penser) que la question avait été définitivement réglée. Mais il n’était pas certain, pas du tout même qu’elle l’eût été dans le sens indiqué 20 ans plus tôt.

Si désaccord il y avait durant ces années-là il portait surtout sur l’oukase selon lequel, Debord dixit, « il n’y avait plus d’artistes dignes de ce nom depuis le milieu des années 50 » (ce que d’aucuns systématisaient en disant que l’art étant mort, ceux qui prétendaient poursuivre dans cette voie avaient leur place toute trouvée dans les poubelles de l’histoire). Ce qui se révélait faux dans le domaine littéraire, et pas toujours vrai dans le domaine pictural (qui ne pouvait se réduire au pop art). C’est cependant avec le cinéma que le désaccord devenait plus patent en regard de la riche décennie 60 sur le plan cinématographe. Quant à la musique, donc contemporaine, elle était à de rares exceptions près absente de la discussion.

En 1978, de manière paradoxale il est vrai, In girum redistribuait les cartes. Ce texte, puisqu’il précédait de plus de deux ans la projection du film, illustrait certaines des thèses de LaVéritable scission (là nous étions en terrain connu),mais déjà dans la manière dont Debord re-visitait par ailleurs son passé l’auteur prenait acte à sa façon du reflux propre à cette fin de décennie. Le mot alors n’a pas été prononcé, ou alors du bout des lèvres, pourtant avec le recul comment ne pas évoquer une certaine mélancolie dans le propos de Debord, du moins à travers le regard porté sur sa « belle jeunesse ». Une mélancolie que je serais tenté de rapprocher, même si les enjeux n’étaient pas les mêmes, même si la comparaison s’arrête là, de celle du Godard des décennies 80 et 90 (pour qui le cinéma aurait pu être tout autre chose que ce qu’il était en train de devenir durant les sinistres années 80). Une comparaison qui aurait pu paraître scandaleuse pour certains lors de la sortie de In girum. Il est vrai que ce sentiment de mélancolie je l’avais éprouvé en découvrant le film, surtout dirais-je durant les plans tournés à Venise. Mais il était encore trop tôt pour tenir ce genre de propos, moins désabusé qu’il n’y parait, ou plutôt qu’il n’y paraissait puisque l’essentiel, en 1978 comme en 1981, nous donnait à entendre le nec plus ultra d’un discours d’autant plus radical, celui de tous les refus, que la subjectivité de l’auteur (absentes des pages de La Société du spectacle ) reprenait ici tous ses droits. Ce qui signifie que par-delà ce discours Debord transmettait quelque chose d’une expérience éminemment singulière. La poésie, que l’on avait cru immolée sur l’autel du théoricisme, revenait in fine donner le ton. Comme le disait Debord : « De même que les théories doivent être remplacées parce que leurs victoires décisives, plus que leurs défaites partielles, produisent leur usure, de même aucune époque vivante n’est partie d’une théorie : c’était d’abord un jeu, un conflit, un voyage ».

In girum, du moins le temps de sa rédaction, sépare les épisodes italien et espagnol. Ce dernier a été diversement commenté. Un voyage l’été 1979 à Barcelone l’inaugure. Alice et Guy Debord traduisent Protestation devant les libertaires du présent et du futur sur les capitulations de 1937 par un « Incontrôlé » de la Colonne de Fer, puis Debord propose sa traduction de Stances sur la mort de son père de Jorge Manrique, et enfin rédige Aux Libertaires (inclus dans le recueil Appels de la prison de Ségovie ) : tous ces ouvrages étant publiés par Champ Libre. Un second voyage à Barcelone, à l’automne 1980, vient ponctuer cet épisode espagnol.

Il parait difficile, faute d’avoir accès à tous les documents et lettres échangés durant cette période par « les personnes concernées », d’apprécier véritablement les conséquences du rôle et de l’implication de Debord en Espagne. Des critiques émanant principalement de cercles libertaires lui ont été adressées par la suite, et cela perdurerait. Certaines d’entre elles, outrancières, veulent faire porter à Debord un chapeau un peu trop grand pour lui ou lui faire endosser une responsabilité qui n’est pas la sienne (sans parler du rôle machiavélique que d’aucuns lui prêtent). Certaines critiques paraissent justifiées, mais d’autres pêchent par ignorance ou ressortent de la calomnie. Durant ces années-là, la correspondance relative à cette « affaire d’Espagne », plus volumineuse que d’autres épisodes de la vie de Debord qui pourraient lui être comparés, se révèle suffisamment précise pour le laver de certaines accusations. Ce qui n’épuise pas la discussion de fond sur le plan politique : Debord a-t-il failli ou pas (du moins en partie) ?

Pour revenir à des considérations plus biographiques, les lettres adressées par notre épistolier en 1979, 1980, 1981, témoignent de sentiments (envers la situation politique en Espagne, voire de l’Espagne de manière générale) qui vont sensiblement évoluer : à la satisfaction, et même l’enthousiasme des débuts succède une période plus circonspecte, puis les réserves finissent par l’emporter, l’aspect dépréciatif prenant finalement le dessus. Debord en arrive à tenir, vers la fin de cette séquence, des propos peu amènes sur l’Espagne et les espagnols (ce qui d’ailleurs explique en partie la nature des attaques qui lui seront adressées longtemps après, sa correspondance parue).

Cette tendance chez Debord, en la replaçant dans le cadre des relations proprement dites, on avait déjà pu l’observer en d’autres occasions depuis l’auto-dissolution de l’I.S., et on la retrouvera après cet épisode espagnol. A savoir que Debord, lors de rencontres (pas toutes certes, du moins certaines), séduit par telle personne (ou couple), s’investit dans une relation et lui demande de se situer implicitement à un niveau d’exigence, auquel à un moment donné l’autre (ou les autres) ne répond pas, ou pas suffisamment, cela pouvant déboucher sur une rupture, ou une mise à distance plus ou moins définitive. Il va de soi qu’on peut toujours discuter de la validité ou pas de ce « niveau d’exigence » (qui dans certains cas, durant les années 70, et sans doute auparavant, fait difficilement la part des choses entre les aspects « politique » et « libertin »).

Pareille tendance chez Debord suscite deux types de commentaires. En premier lieu elle peut être mise sur le compte d’une certaine complexion psychologique : être, depuis une rencontre, séduit par untel, et depuis ce que l’on projette sur l’autre lui demander plus qu’il ne veut ou ne peut vous donner ; ce qui occasionne tôt ou tard un rejet pouvant, d’une personne à l’autre, se transformer en mépris ou provoquer une rupture. Ce qui ne veut pas dire que Debord, j’insiste, était séduit par quiconque l’approchait, du moins doté de « qualités » propres à le satisfaire. Non, mais celle de « prolétaire » par exemple, comme on peut le vérifier dans sa correspondance, se révélait de ce point de vue plus déterminante que d’autres. L’amitié, réelle, entre Debord et Lebovici était d’une tout autre nature (comme celle de Debord et Pauvert, en se situant à l’étage en dessous). Debord ne s’est jamais leurré sur les raisons objectives de leurs relations, mais celles-ci n’ont jamais donné lieu à ces manquements qu’il a pu relever chez d’autres, auxquels il n’était pas moins lié de matière amicale (quoiqu’on puisse penser, là aussi, de la véracité ou pas de ces « manquements »).

Mais on peut, en changeant radicalement d’angle, relativiser tout cela, et estimer que ces considérations biographiques et psychologiques s’avèrent secondaires avec Debord : l’important étant son activité au sein de l’I.S. et après, et plus encore l’oeuvre qui est la sienne, laquelle de toute façon restera. Tout comme on peut, ceci et cela exposé, en tirer l’enseignement que Debord, en définitive, sur le plan personnel n’est qu’un individu comme tous les autres, comme vous et moi, avec ses qualités et ses défauts, et qu’il parait préférable qu’il en soit ainsi, qu’il y gagne même si l’on considère que la construction d’un « mythe Debord » n’a pas été, pour le pire, sans contribuer à l’engendrement d’une prose de type apostolidèsien et consort.

Sans doute. Mais encore faut-il auparavant aller jusqu’au bout de notre inventaire. C’est, pour compléter le tableau esquissé ci-dessus, relever chez le « dernier Debord » (celui, disons, des huit dernières années de sa vie) une tendance au clivage dans ses relations. On constate que Debord, depuis fin des années 80 surtout, fréquentait des personnes qui, du moins pour certaines, pouvaient difficilement être mises en relations les unes avec les autres. On relève donc une hétérogénéité dans ses relations, ce qui n’avait pas été exactement le cas auparavant. C’est le mouvement de la vie, me répondra-t-on. Et il n’y aurait pas de quoi épiloguer sur le sujet. A moins de porter l’interrogation sur ce monde, son évolution plutôt, qui parcellarise ainsi les relations, Debord n’en étant pas indemne.

Cela reste cependant insuffisant. Si l’on revient un peu en arrière, l’épisode dont je constatais l’absence plus haut (vers la fin de la première partie) mérite d’être maintenant évoqué compte tenu des conséquences qui en ont résulté. Je m’y réfère durant plusieurs pages dans Du temps que les situationnistes avaient raison.Je me contenterai ici de résumer ces péripéties. Debord, lors de la présentation du projet de la revue L’Encyclopédie des Nuisances, puis ensuite à la lecture des premiers numérosavait manifesté de l’intérêt sinon plus envers cette entreprise éditoriale, au point même d’y collaborer sous la forme de deux articles (non signés comme c’était l’usage, et « réécrits » par le comité de rédaction). A l’automne 1986, lors du mouvement lycéen et étudiant contre la loi Devaquet, des échanges ont lieu entre des proches de Debord (Jean-Pierre Baudet et Jean-François Martos) et les encyclopédistes : Jaime Semprun et Christian Sébastiani, entre autres (plus Guy Fargette, alors proche de ces derniers). Des échanges qui vont progressivement tourner au différend après la parution dans le bulletin Les Mauvais jours finiront d’un article critique de Fargette. Ce différend se trouve d’abord exposé dans la brochure L’Encyclopédie des Puissances (sous-titrée : « Circulaire publique relative à quelques nuisances théoriques vérifiées par les grèves de l’hiver 1986-1987 ») signée Baudet et Martos ; ensuite, du point de vue encyclopédique, dans le n° 12 de l’EdN consacré presque entièrement à cette querelle. En tout état de cause la rupture est consommée, sinon plus entre les uns et les autres. Debord, lui, s’abstient d’intervenir publiquement. D’ailleurs il rédige durant cette période Commentaires sur la société du spectacle : ouvrage qui lors de sa parution sera favorablement accueilli par les encyclopédistes dans le n° 14 de leur revue. Signalons que le n° 15, sorti un an et demi plus tard, se livrera pour la première fois à une analyse critique de l’I.S. : Debord se trouvant tout juste épargné.

En 1998, quatre ans après la mort de Debord, Jean-François Martos publie Correspondance avec Guy Debord. On y apprend que Debord a très largement inspiré le texte de L’Encyclopédie des Puissances (dans une substantielle lettre adressée à Baudet et Martos, non reproduite dans la Correspondance Fayard (5)). Comme épilogue à cet épisode, je reproduis ci-dessous la note de bas de page 3 de Du temps que les situationnistes avaient raison : « La parution du sixième volume de la Correspondance de Guy Debord apporte un éclairage plutôt inattendu sur les relations entre Debord et Semprun durant les années 1984, 1985, 1986. Jaime Semprun et Christian Sébastiani prennent de nouveau contact avec Debord après l’assassinat de Gérard Lebovici. Plusieurs lettres seront échangées de part et d’autre jusqu’en août 1986. Des rencontres sont projetées sans qu’on sache véritablement si toutes ont eu lieu. Debord accueille favorablement la « Déclaration liminaire » de L’EdN et conserve un ton bienveillant pour les numéros suivants. On savait que Debord avait écrit deux articles, « Abat-faim » et « Abolition » qui paraîtront dans les n° 5 et 11 de la revue. Plus troublant, on apprend que Debord a proposé à Semprun (lettre du 13-2-1986) de prendre la direction de la revue L’EdN. Dans un autre courrier (du 4-4-1986), Debord, en accusant réception de Pourquoi je prends la direction de L’Encyclopédie des Nuisances, propose à son correspondant des ajouts et des modifications à ce texte. La différence de ton entre les lettres adressées par Debord à Semprun, et celle du 9-9-1987 à Baudet et Martos (critique, pour ne pas dire plus à l’égard de L’EdN ) donne le vertige. Comme si, quelque part entre les derniers mois de l’année 1986 et ceux du début de l’année suivante il manquait un important élément d’information. A moins que la mention « d’une sorte de piège qui risquait de capter, jusqu’à un certain point, bien du monde (moi compris) », comme Debord le précise à l’un de ses correspondants, suffise à l’expliquer ».

C’est cette dernière indication (« sorte de piège qui risquait… ») que je retiens principalement. Elle renvoie à ce que j’avançais plus haut. Debord dans un premier temps s’est « entiché » de cette encyclopédie (ses lettres à Semprun indiquent par ailleurs une proximité de nature différente que celle, parallèlement, il témoigne dans les courriers adressés à Martos). Sauf que lors du différend de 1987 il lui devient difficile de se tenir à égale distance entre les deux camps. Il lui faut choisir, même si ce choix ne sera pas rendu public. Le contenu des différentes lettres échangées de part et d’autre durant l’hiver et le printemps 1987 lui dessillera en quelque sorte les yeux, comme il l’exprimera ensuite dans le fragment de lettre cité plus haut.

Dans Réflexions partielles et apparemment partiales sur l’époque et le monde tel qu’il va (dans la partie « État des lieux » le chapitre « De l’éthique » (6)) je consacre deux pages aux relations que Guy Debord et Annie Le Brun ont entretenu entre septembre 1988 et juin 1993 : d’abord épistolaires, elles se transforment en amitié quand les deux correspondants décident de se rencontrer. Je reproduis ci-dessous un large extrait de cette séquence : « Enfin, dans une importante lettre adressée à Jean-Jacques Pauvert le 27 mai 1993 (relatant une rencontre avec Antoine Gallimard, et demandant à son destinataire d’en communiquer une copie à Annie Le Brun), Debord écrit ceci : « J’admire et j’aime grandement Annie Le Brun. Il me répond que lui aussi. Je précise que ce n’est pas de la justesse d’un tel goût que je prétendais avoir besoin de le convaincre. Le détail pratique brut est que j’ai une fois, il y a peu, demandé à Annie si elle voulait bien un jour écrire un livre sur l’ensemble de mes ouvrages, quand elle en aurait le temps, et pour lequel je lui procurerais les documents. Elle m’a fait l’honneur d’accepter. Et je n’en souhaite donc de personne d’autre, aussi longtemps que ce sera possible de l’empêcher, étant clair que je n’ai confiance qu’en elle. Antoine répond qu’il en prend acte. J’ajoute pour vous que la chose est vraie, bien sûr, mais c’est un projet de principe, encore très vague et général, et dont Annie ne m’avait pas explicitement autorisé à faire état. J’ai pensé que c’était précisément l’homme et l’heure où cette sorte d’indiscrétion, en somme, s’imposait ».

« Le même jour Debord envoie une courte lettre à Annie Le Brun pour l’informer de la rencontre mentionnée ci-dessus. On apprendra dans un courrier du 10 juin à Pauvert : « Alice a réussi à joindre par téléphone Annie, qui nous avait donné l’impression qu’elle souhaitait venir au plus tôt, mais qui depuis, sans dissiper positivement et à l’instant même l’ensemble des mystères, nous a donné à conclure que plus rien ne la pressait avant l’automne à ce sujet ». Pour la dernière fois le nom d’Annie Le Brun se trouve cité dans cette correspondance. On ne sait ce qui s’est passé entre les deux correspondants. Faute de disposer des lettres d’Annie Le Brun (qui de toute façon ne nous apprendraient rien sur ce point précis avant juin 1993), nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses sur ce qui ne manque pas d’apparaître comme une brouille, voire un conflit. Il s’agit aussi de l’exemple unique chez Debord, du moins d’après les documents dont nous disposons à ce jour, d’une absence d’information par l’intéressé des raisons d’une « rupture ». Un silence d’autant plus étrange que les nombreuses lettres adressées ensuite par Debord à Pauvert, dont on connait la proximité avec Annie Le Brun, ne font nullement référence à celle-ci. Quant aux raisons de la brouille, la fameuse lettre du 27 mai 1993 à Jean-Jacques Pauvert permet d’avancer l’hypothèse suivante. Dans le courant du printemps 1993, lors d’une rencontre, Debord propose à Annie Le Brun « d’écrire un livre sur l’ensemble de ses ouvrages ». Son interlocutrice en accepte le principe. Nous savons qu’il s’agit d’un projet général, peu précis, sur lequel Annie Le Brun n’a pas autorisé Debord à explicitement en faire état, de surcroît à un éditeur. On suppose que cette « indiscrétion » n’a pas été appréciée, et qu’elle a même pu provoquer une réaction de défiance et plus encore de rejet. De là à remettre en question un projet « encore très vague », il n’y a qu’un pas. Et ce partant la relation avec Debord ».

« Ceci dans un « contexte Gallimard » particulier. L’expression « crétinisme crémisiste contre Annie », utilisée par Debord dans sa correspondance (lettre du 14 mars 1993), traduit très certainement l’hostilité du bras droit d’Antoine Gallimard, Theresa Cremisi, envers Annie Le Brun. Le 26 mai, lors de sa rencontre avec Antoine Gallimard (qui était accompagné de Theresa Crémisi), Debord a obligé en quelque sorte son interlocuteur à se prononcer dans un premier temps sur Annie Le Brun (devant sa collaboratrice), puis sur l’inopportunité de tout projet éditorial le concernant qui ne serait pas associé à celle-ci. La mention ensuite de Jean-Jacques Pauvert prend un caractère autant suggestif : un tel livre pourrait être publié chez Gallimard par l’intermédiaire de Pauvert. Antoine Gallimard répondra d’abord qu’il partage l’admiration de Debord pour Annie Le Brun, puis qu’il ne songe nullement à séparer cette dernière de Pauvert. Là aussi ce « forçage » a pu indisposer Annie le Brun ».

Celle-ci d’ailleurs ne manquera pas, à partir de 2000, de critiquer ouvertement Debord, allant jusqu’à dire le contraire ou presque de ce qu’elle affirmait dix à quinze ans plus tôt. Il est quand même fâcheux que la même, dans un entretien en 2003 à la revue Histoirelittéraire, ait repris l’une des scies d’un journalisme se voulant impertinent : Debord aurait été, selon elle, « récupéré par le monde de la publicité » et celui du « tout radical chic ». Qu’est ce qui est récupéré : un nom, un fétiche, une posture ? Tous les penseurs importants des deux derniers siècles ont été « récupérés » à ce compte. Une récupération, ajoutait-elle dans le même entretien, « vraisemblablement liée au refus situationniste de l’inconscient et de toute dimension sensible ». Refus de l’inconscient ? Où donc ? Freud est certes peu cité, mais toujours à bon escient. Même chose quand il est détourné (comme je l’ai plus haut indiqué pour La Mauvaise réputation ). Rien à voir ici, j’aurais préféré ne pas le rappeler, avec ces maoïstes des années 70 pour qui « l’inconscient était une invention de la bourgeoisie ». Quant à la « dimension sensible » encore faut-il s’entendre sur sa formulation. Comment ne pas la retrouver, si les mots ont un sens, dans In girum par exemple. Ce que d’ailleurs reconnaissait Annie le Brun dans Appel d’air et Qui vive ! Je crains que sa mémoire se soit avérée défaillante en 2003. Guy Debord ne lui écrivait-il pas une dizaine d’années plus tôt, certainement pour prolonger une précédente discussion de vive voix : « Je dois préciser que je n’oppose d’aucune façon l’émerveillement à la lucidité. En fait j’ai passé presque tout mon temps à m’émerveiller. J’ai peu écrit là-dessus, voilà tout ».

A vrai dire, d’un contempteur à l’autre, ce qu’on a le plus reproché à Debord n’est jamais formulé de manière directe ou frontale (excepté par quelques plumitifs exprimant par ailleurs leur satisfaction de vivre dans une telle société). Debord n’a jamais accordé d’entretien à un journaliste, ni ne s’est exprimé dans un quelconque média, y compris radiophonique (et télévisé). On ne trouve pas d’équivalent chez un penseur de sa notoriété (venue sur le tard, il est vrai, sans que cela change grand chose). La sourde hostilité dont il est en butte de longue date vient principalement de là. C’est pourquoi, ceci posé, parler de récupération au sujet de Debord tout en taisant son refus de cautionner de quelle façon que ce soit le système médiatique, c’est à dire en refusant d’y paraître, ressemble fort à une manière d’exorcisme.

On ajoutera pour compléter le tableau, que Debord, ceci expliquant cela, n’a jamais caché le mépris que lui inspiraient journalistes et médiatiques, il va de soi, mais également la quasi totalité des universitaires et la grande majorité des intellectuels (« Tout ce que respectent les intellectuels mesure leur propre réalité méprisable »). Cependant, du vivant de Debord, d’aucuns parmi ces derniers ne se croyaient pas encore obligés de défendre cette « culture de masse » au sujet de laquelle Adorno, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, s’était prononcé de manière critique en des termes qui sont toujours à reprendre, qui n’ont nullement vieilli si l’on veut bien se donner la peine de les adapter à l’époque présente. Aujourd’hui des digues ont sauté. Des intellectuels intervenant dans le champ des sciences sociales et humaines, de l’art et de la culture, voire de la philosophie, sont devenus furieusement post-modernes.

C’est dire combien les « progrès de l’aliénation » ont été constants depuis une vingtaine d’années. Sachant que ce progrès-là s’est généralisé un peu partout dans tous les domaines : depuis le processus de déculturation généralisé jusqu’à la destruction des bases biologiques de la vie, en passant par les crétinismes médiatique et publicitaire, les manipulations technologiques, la montée des populismes, et la marchandisation du monde). Il est cependant un domaine où ce progrès dans l’aliénation s’est encore plus accéléré, le repli identitaire : dans la manière de traiter la « question raciale », et celles liées au « sexe », au « genre », à la « nation », au « terroir », sans oublier bien entendu la « religion ». D’ailleurs n’entendez-vous pas le dernier des slogans du Big Brother contemporain : « Ne vous donnez plus la peine de penser : votre identité pense pour vous ! ».

Les hommes qui n’entendent pas manger de ce pain-là trouveront toujours chez Guy Debord, plus que n’importe quel autre penseur de son époque (et de la nôtre), le meilleure antidote à cette dépossession, cette négation de la vie, cet esclavage consenti. Mais encore faut-il le lire… dans le texte !

Max Vincent

mars 2016

  1. www.lherbentrelespaves.fr/ (rubrique « essais littéraires »)

  2. www.lherbentrelespaves.fr/ (rubrique « critique sociale ») : mise en ligne du texte définitif en mars 2016.

  3. Je consacre plusieurs pages, dans la seconde partie de De certains usages du catastrophisme, www.lherbentrelespaves.fr/ (rubrique « critique sociale »), à l’étrange Guy Fargette, aujourd’hui animateur du bulletin Le Crépuscule du XXe siècle.

  4. Dans la première partie de ce texte : www.lherbentrelespaves.fr/ (rubrique « critique sociale »)

  5. Au sujet de la Correspondance Fayard lire l’article « Signé x » sur le site des Amis de Némésis : www.amisdenemesis.com/

  6. www.lherbentrelespaves.fr/ (rubrique : « critique sociale »)