LA « BOUSSOLE », SON « ROI SECRET », ET LE « COCHON DE FRANCFORT »

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ARENDT, HEIDEGGER, ADORNO

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Dans le paysage intellectuel de ce début de XXIe siècle, Hannah Arendt est devenue une sorte d’icône. Du moins en France, son lectorat couvre une large étendue du spectre philosophico-politique : de Chantal Delsol à Barbara Cassin, ou de Finkielkraut à Badiou, en passant par Esprit et Le Débat tout le monde (ou presque) se réclamerait peu ou prou d’Hannah Arendt. La quasi totalité de son oeuvre a été publiée en France et est régulièrement rééditée (le plus souvent dans des collections de poche). Sans parler des nombreux volumes de « Correspondances » (avec Heidegger, Jaspers, Scholem, Blücher, McCarthy…), et de l’existence de six biographies (un record dans le genre !). Même le grand public connait Hannah Arendt, : « l’ayant vue » au cinéma ou à la télévision. Et il ne doit pas rester grand monde pour encore ignorer son « grand roman d’amour » avec Heidegger.

En face Adorno fait pâle figure. Son oeuvre, contrairement à celle d’Arendt, nous est parvenue tardivement et dans le désordre. Pour des ouvrages de l’importance du Jargon de l’authenticité, de Minima Moralia, et de La Dialectique de la raison, il faudra attendre 25, 29 et 30 ans pour qu’ils soient publiés en français ! Sans parler des autres. Théorie esthétique n’a attendu que neuf ans mais la traduction de cet ouvrage s’étant avérée défectueuse seule l’édition de 1989 (dix ans plus tard chez le même éditeur) doit être prise en considération. Il y a eu durant les années 80 un intérêt certain pour l’oeuvre d’Adorno (ceci à la mesure de cette « découverte ») : le catalogue des éditions Payot et Gallimard en porte le témoignage. Ensuite des controverses, sur lesquelles j’aurai l’occasion de revenir, ont rendu plus problématiques la réception d’Adorno.

Si celle-ci repose sur des malentendus, ou pour citer Miguel Abensour s’apparente à un « malheur » (et nous reconnaissons que l’éditeur de la collection « Critique de la politique » chez Payot a contribué plus que n’importe qui en France à faire connaître Adorno : publiant à ce jour douze ouvrages du philosophe dans cette collection), de quel nom alors qualifier l’édition française du Jargon de l’authenticité ? Abensour, en 1989 publiait cet ouvrage en le faisant préfacer par la traductrice Éliane Escoubas (laquelle, selon Rainer Rochlitz et Marc Jimenez, aurait heideggerisé le texte d’Adorno !) et postfacer par Guy Petitdemange : ce qui représente la moitié des pages de l’ouvrage proprement dit. Il s’avère que cette préface, et plus encore la postface entendent neutraliser la critique adornienne envers Heidegger (pour le postfacier « la mauvaise humeur frise la mauvaise foi », « Adorno est comme incapable de lire Heidegger », et devient un « raisonneur déraciné et polyglotte », etc, etc). Ce traitement est celui que l’on réserve habituellement aux auteurs négationnistes, fascistes ou nazis publiés dans le cadre d’une édition critique. Ce qui pouvait encore à l’extrême limite s’expliquer en 1989, dans le contexte heideggerolâtre du moment, devient totalement incompréhensif 20 ans plus tard lors de la réédition en poche du Jargon de l’authenticité. C’était apporter un élément supplémentaire au « malheur » de la réception en France d’Adorno. Il est donc très souhaitable que cet ouvrage reparaisse en France dans une nouvelle traduction, plus fidèle au texte d’Adorno (édition dans laquelle serait évidemment supprimée les préfaces et postfaces de 1989)

Cet essai comporte trois parties. La première, la plus courte, une lettre que j’adressais en 2009 à Bruno Teckels, qui venait de publier une biographie de Walter Benjamin, fait le lien entre les deux parties suivantes, lesquelles n’ont pas de relations entre elles (une longue note de bas de page apporte des précisions nécessaires sur le contenu de cette lettre) ; la seconde, la plus développée, consacrée à Hannah Arendt, comporte deux séquences (l’une est un commentaire depuis l’ouvrage d’Emmanuel Faye Arendt et Heidegger, l’autre une substantielle étude critique de De la révolution), voire trois avec la séquence conclusive ; la troisième partie traite elle de quelques aspects particuliers de l’oeuvre d’Adorno, ou en relation avec celle-ci.

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Monsieur,

Je ne vous reprocherai pas votre empathie envers Walter Benjamin, le sujet s’y prête plus que d’autres. Cependant le portrait d’un Benjamin persécuté, trahi ou abandonné par ses « amis » (du moins certains) laisse dubitatif. Et dés lors que nous entrons dans les détails il y a de quoi être d’abord agacé, puis franchement irrité.

Votre malhonnêteté, puisqu’il faut l’appeler ainsi, consiste à reprendre une querelle allemande vieille de quarante ans, pourtant éteinte, en laissant volontairement dans l’ombre toute information qui viendrait s’inscrire en faux contre votre procès à charge (celui de l’Institut de la recherche sociale en général, et d’Adorno en particulier). Car vous ne me ferez pas croire que vous êtes dans l’ignorance des faits suivants.

Premièrement. En 1967 et 1968 Adorno fit l’objet de violentes attaques dans des revues et journaux allemands (entre autres d’Hannah Arendt), l’accusant, d’une part d’avoir exercé des pressions sur Benjamin durant les années d’exil à Paris de ce dernier, d’autre part d’avoir procédé par sélection (l’édition des Écrits de Benjamin, 1955, puis de ses Lettres, 1966) pour camoufler l’adhésion de Benjamin au marxisme. Accusations autant absurdes que mensongères mais l’opération visait à travers la personne d’Adorno la « théorie critique ». Adorno répondit dans un article intitulé « Mise au point intérimaire ». En même temps il adressait un courrier à l’un de ses accusateurs, H. Heissenbrittel, en apportant toutes les précisions nécessaires sur les relations (complexes il est vrai) de Benjamin au marxisme, et de Benjamin à l’Institut.

Secondement. Le manuscrit des thèses sur « Le concept d’histoire » était en possession d’Adorno dés 1941. Il s’est d’emblée soucié de le publier. La revue de l’Institut étant suspendue pour des raisons financières, Adorno a conçu une sorte d’édition spéciale de la revue qui est parue début 1942 à Los Angeles sous une forme polycopiée : y étaient incluses ces fameuses thèses et une notice biographique des écrits de Benjamin.

Troisièmement. Dés son retour en Allemagne Adorno s’est mis en quête d’un éditeur pour Benjamin. C’est ainsi que Enfance berlinoise a été publiée par Suhrkamp en 1950. En même temps était mis en chantier ce double projet des Écrits et des Lettres.

Ces précisions s’avèrent indispensables. Tout « spécialiste » ou même bon connaisseur de Walter Benjamin connait ces faits. Dans le cas, très improbable, où vous les ignoreriez cela ne plaide vraiment pas en faveur du sérieux de votre travail biographique.

Je reviens au premier épisode. Il y eut à ce sujet en 1968 un échange de lettres entre Adorno et Gershom Scholem. Adorno avait eu un temps l’intention d’écrire un second article, plus développé et plus polémique sur cette « affaire ». Il semble que Scholem l’en ai finalement dissuadé. En tout cas ces courriers montrent combien Adorno était blessé par ces accusations sans fondement. J’ajoute, et j’insiste, que cette controverse disparut de la scène intellectuelle allemande avec la parution de la correspondance entre Benjamin et Adorno : en définitive la meilleure des réponses aux calomnies des ennemis d’Adorno. Je constate également que dans votre biographie vous minimisez les efforts d’Adorno pour aider matériellement Benjamin. Leur correspondance donne pourtant toutes les informations nécessaires.

Scholem s’était lors de cette « affaire » plaint auprès de la direction du Merkur des propos pour une part « honteux, pour ne pas dire ignobles » tenus par Hannah Arendt sur Adorno. Il s’indignait aussi que les affirmations d’Arendt « procédaient de ses propres inexactitudes » tout en ayant le sentiment « qu’éclatait contre Adorno une fureur accumulée au coeur des années et qui doit sans doute avoir des motifs plus profonds ».

J’ai en ce qui me concerne une petite idée sur ces « motifs ». Hannah Arendt détestait Adorno depuis leur première rencontre (1929). L’amitié ensuite entre Benjamin et Adorno n’avait rien arrangé, bien au contraire. Il parait difficile, compte tenu de la profonde antipathie qu’Arendt manifestait à l’égard du second, de ne pas évoquer quelque sentiment de jalousie chez elle. Cette animosité s’est même amplifiée après la Seconde guerre mondiale malgré des points de convergence avec Adorno sur l’appréciation de la réalité allemande du moment. La « fureur », évoquée plus tard par Scholem, d’autant plus furieuse qu’elle n’est pas avouée, renvoie à un nom : Heidegger. A se demander même si Benjamin ne constituait pas un prétexte pour vider cette querelle. Car, que je sache, Arendt n’était pas intervenue en 1955 dans le débat public lors de la publication des Écrits de Benjamin. En revanche elle fit plus tard courir le bruit que « la clique à Wiesengrund-Adorno » (comme elle disait) avait inspiré un article contre Heidegger publié dans Der Spiegel. Une rumeur bien entendu sans fondement. La parution en Allemagne (1964) du Jargon de l’authenticité est très certainement la principale cause des articles accusateurs d’Arendt. Mais on déplaçait la question sur Benjamin (au sujet duquel il restait des comptes à régler).

Sans quitter Hannah Arendt, et pour revenir à votre biographie, les extraits des phrases suivantes (« selon la belle formule d’Hannah Arendt dans le magnifique portrait qu’elle consacre à Benjamin », « H.A reprend l’image d’une incroyable justesse », « Dans le portrait qu’elle lui consacre H.A voit juste », « si bien décrite par H.A », « H.A avait vu clair dans le comportement de Benjamin », « H.A repère très habilement », « H.A a parfaitement raison », « Comme l’avait si bien remarqué H.A », « la seule personne qui s’intéresse vraiment à lui (Benjamin), au point de vouloir le sauver de lui-même n’est autre qu’H.A », « il fait de cette femme (H.A), qui aura été jusqu’au bout sa boussole, et parfois même sa bouée, sa messagère ») méritent d’être mises en regard avec les épithètes dont vous gratifiez Horkheimer et Adorno. Je ne cite pas ces dernières, elles sont trop nombreuses. D’un côté nous avons la très bonne, très gentille et très dévouée Hannah Arendt, de l’autre les « cochons de Francfort » (comme elle les appelait). C’est ridicule. En définitive vous reprenez dans votre biographie le seul point de vue d’Arendt. Dans les termes presque inchangés d’un conflit qui a pourtant fait long feu : le propos d’Hannah Arendt étant invalidé. Vos extrapolations sur la fameuse valise de Benjamin font diversion quant à l’essentiel. Cela devient même un mauvais polar puisque le lecteur sait trop rapidement qui est le coupable.

Brecht n’est pas trop maltraité dans votre livre. On sait qu’il appréciait très modérément Adorno. Quant à Scholem, dans un premier temps le bon Scholem mettant en garde Benjamin contre l’Institut, il déçoit lors de sa rencontre à New York avec Adorno (contre toute attente un rapprochement se produit), et passe carrément dans l’autre camp en soutenant Adorno dans la seconde moitié des années 60.

Vous (et d’autres), encore aujourd’hui, vous ne digérez toujours pas la désignation par Benjamin à la veille de sa mort d’Adorno comme administrateur de sa succession intellectuelle (à la place de sa « boussole » ou sa « bouée », par exemple pour vous). Benjamin savait très bien ce qu’il faisait et pourquoi ce choix s’imposait à lui. L’avenir a prouvé qu’il avait raison (sans taire les difficultés liées à la publication des oeuvres de Benjamin qui ne sont pas imputables à Adorno). Mais pour se faire quelque idée sur la question encore faudrait-il avoir tous les éléments en main. Ce qui n’est nullement le cas dans votre biographie. Ceci étant aggravé par le fait que cette information, si l’on veut bien la rechercher, s’avère aujourd’hui disponible en français.

Votre vision caricaturale, voire manichéenne plombe le crédit que l’on pourrait vous accorder en raison de la masse d’informations brassées (à l’exception de ce qui vient d’être rapporté) par cette recherche biographique. Je parlais d’empathie au début de cette lettre, mais c’est une idée fixe qui vous tient la plume vers la fin de la biographie proprement dite. Enfin vos efforts à vouloir défendre un « Benjamin et compagnie » revu er corrigé par Hannah Arendt ne vaudra pas à votre livre de figurer parmi les ouvrages de référence.

PS : vous pouvez communiquer cette lettre à Laure Adler puisque ce Walter Benjamin étant une « édition préparée sous sa direction » sa responsabilité parait engagée.

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Le contenu de cette lettre demande quelques explications supplémentaires.

Il semblerait qu’Adorno et Hannah Arendt ne se soient rencontrés qu’en une ou deux occasions. La première je l’ai rapidement évoquée : il s’agissait d’un dîner auquel était présent Gunther Anders (alors marié à Hannah Arendt) ; la seconde aurait eu lieu à NewYork en 1941 (dans la mesure où Arendt a remis personnellement à Adorno le manuscrit de Sur le concept d’histoire de Benjamin). On ne connait pas le témoignage d’Adorno (qui par ailleurs ne cite jamais Arendt dans ses écrits) sur la rencontre de 1929, alors qu’Arendt aurait déclaré, rapporte-t-on, qu’à l’avenir Adorno ne remettrait plus les pieds chez eux.

L’hostilité d’Arendt envers Adorno et l’Institut de recherches sociales, déjà présente dans sa correspondance avec Gershom Scholem durant la guerre, devient plus manifeste 20 ans plus tard dans les lettres adressées à Karl Jaspers. Elle se rapporte explicitement comme je l’ai souligné aux relations entre Benjamin et Adorno (et accessoirement l’Institut). Dans sa correspondance avec Sholem (qui est le plus vieil ami de Benjamin), l’aversion d’Arendt est tempérée par le fait que son correspondant considère comme authentique l’amitié d’Adorno envers Benjamin (en mettant de côté ses réserves à l’égard du premier et de l’Institut). Mentionnons qu’Arendt refuse la proposition faite par Scholem de collaborer à l’édition des oeuvres de Benjamin. Lui répondant (nous sommes en 1947) qu’elle n’était pas la mieux placée pour réaliser ce travail, n’ayant connu Benjamin que les dernières années de sa vie, et ne fréquentant pas les cercles auxquels il appartenait : « Je sais très peu de choses sur lui », avoue-t-elle. Un aveu qui semble avoir échappé à la sagacité de ses biographes.

Une première fois le nom « Adorno » apparaît dans la correspondance d’Arendt avec Jaspers le 13 avril 1965. Après une citation de Karl Kraus elle ajoute : « Il y a bien sûr des juifs qui se seraient laissés mettre au pas si on les avait autorisés (…) Kart Kraus, bien sûr, ne se serait pas laissé mettre au pas, même s’il n’avait pas été Juif. Mais Adorno l’aurait surement fait - d’ailleurs il a essayé en tant que demi-juif mais cela n’a malheureusement pas marché ». Dans ce propos, pour le moins elliptique, la mention d’Adorno comme « demi-juif » étonne, sinon plus. Je rappelle que le père du philosophe était Juif et sa mère, d’origine corse, catholique. Le plus troublant étant qu’Arendt dans Eichmann à Jérusalem évoque également Heydrich (bras droit d’Himmler et l’un des maîtres d’oeuvre de la « solution finale ») comme « demi-juif ». Est-il besoin d’ajouter que cette terminologie de demi-juif (qui n’a aucune pertinence du point de vue de la loi juive : on est juif ou en ne l’est pas) appartient au langage nazi, ceux-ci l’ayant inclue dans la classification des lois raciales de Nuremberg. Force est de constater que ceci renvoie sous la plume d’Hannah Arendt à celui qu’elle persiste le plus souvent appeler Wiesengrund dans sa correspondance.

Presque un an plus tard, Arendt revient sur Adorno dans une lettre à Jaspers. Elle subodore qu’un article du Spiegel concernant Heidegger (« qu’on devrait laisser tranquille », écrit-elle) émane de ceux qu’elle appelle « les cochons de Francfort » : « Je ne peux pas le prouver il est vrai, mais je suis convaincue que c’est le clan Adorno de Francfort qui tire les ficelles derrière tout cela. Et c’est grotesque, d’autant plus qu’on m’a appris (les étudiants ont découvert cela) que Wiesengrund (demi-juif, et l’un des individus les plus abjects que je connaisse) a tenté de s’arranger avec les nazis. Pendant des années, lui et Horkheimer ont accusé d’antisémitisme quiconque se mettait en travers de leur route, ou menaçait de le faire. Un milieu vraiment répugnant, et il faut dire que Wiesengrund ne manque pas de talent ». Ou encore, le 4 juin 1966 : « Sa vaine tentative (Adorno) pour s’aligner sur les nazis en 1933 a été révélée par Diskus, le journal des étudiants de Francfort. Il a répondu dans une lettre incroyablement lamentable, qui a pourtant profondément impressionné les Allemands. La véritable infamie consistant naturellement à entreprendre cette démarche sans en informer ses amis. Il espérait s’en tirer avec le nom de sa mère, d’origine italienne ».

Ces extraits de correspondance nécessitent les mises au point suivantes. Tout d’abord Adorno était quasiment inconnu en Allemagne en 1933 : à l’époque sa réputation ne dépassait pas certains cercles musicaux. Cela peut paraître étonnant mais il n’avait pas alors d’idées politiques bien affirmées malgré la suspension de son activité d’enseignant par l’administration nazie (la politique ne tient pratiquement aucune place dans sa correspondance du moment avec Benjamin, Berg et Krenek). De là une appréciation erronée du phénomène nazi, et surtout de sa dangerosité. Adorno, comme une partie de la communauté juive (mais également des intellectuels restés en Allemagne peu suspects de sympathies nationales-socialistes), était persuadé que le régime hitlérien s’effondrerait rapidement. A vrai dire il ne prenait pas véritablement au sérieux t’État nazi qu’il décrivait comme un mixte « de King Kong et de coiffeur de banlieue ». Ses yeux commencèrent à sa dessiller à la fin de l’année 1933 mais il crut alors à la possibilité d’une révolte. C’est dans ce contexte qu’il publia sous un pseudonyme dans Die Musik (pas encore mise au pas par les nazis) un article sur les chœurs d’homme du compositeur Herbert Müntzel (qui, facteur aggravant, l’étaient sur des poèmes de Baldur von Schirach, l’un des responsables des jeunesses hitlériennes) : article dans lequel l’auteur de surcroît citait malencontreusement Goebbels. Adorno, qui l’envisage depuis l’automne 1933, prend finalement la décision de quitter l’Allemagne pour s’installer en Angleterre au printemps 1934. Non sans difficulté en raison de la politique de restriction de la Grande Bretagne en matière d’asile politique. Paradoxalement c‘est à Oxford, où il enseigne, qu’Adorno en 1934 prend pleinement conscience de ce que représente véritablement le régime national-socialiste et des conséquences que cela entraîne sur le plan mondial.

C’est donc cet article de Die Musik qu’en 1963 Diskus exhume. Il est demandé à Adorno de s’expliquer puisque, précise le rédacteur, le philosophe avait « rétrospectivement condamné tous ceux qui, en 1934 et dans les années suivantes, avaient contribué à l’évolution politique de l’Allemagne », à l’instar par exemple d’un Heidegger. Pourquoi pareil silence ? Adorno, dans sa réponse, regrettait « infiniment d’avoir écrit cet article », puis il s’expliquait. Il avait cru pouvoir ainsi défendre la « musique nouvelle » (ce en quoi il se trompait). Sa « véritable erreur », résumait-il, résidant dans une « appréciation fausse de la situation ». Sa conclusion (« J’aimerais tout de même demander qu’on apprécie avec justice si les phrases incriminées pèsent dans la balance de mon oeuvre et de ma vie (…) Celui qui observe la continuité de mon oeuvre ne devrait pas me comparer à Heidegger, dont la philosophie est fasciste jusqu’au plus profond d’elle-même ») ne pouvait qu’insupporter Arendt. Elle n’en dira rien à Jaspers, tout comme elle se gardera d’évoquer Le jargon de l’authenticité (paru en 1964 en Allemagne) : certainement la véritable cause de la haine ici d’Arendt envers Adorno.

Toutes les biographies consacrées à Hannah Arendt reproduisent généralement les remarques acerbes, haineuses ou injustes de celle-ci envers Adorno quand elles ne les amplifient pas. La palme dans le genre revenant à Laure Adler qui n’a en réalité pas écrit une biographie mais une hagiographie (laquelle a d’ailleurs inspiré le Benjamin de Teckels). Selon une autre biographe d’Arendt, Michelle-Irène Brudny, l’ouvrage de Laure Adler marque « une étape inédite de la réception, celle de la « peopolisation » d’Hannah Arendt ». Ce pas avait été déjà franchi auparavant quand un grand journal féminin invitait ses lectrices à passer « une journée avec Hannah Arendt ». Les responsables des différentes « Correspondances » d’Arendt ne le cédant en rien (en particulier les deux maîtres d’oeuvres de Correspondance entre Karl Jaspers et Hannah Arendt) : les propos en l’occurrence tenus par celle-ci étant parole d’évangile.

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La question de savoir si le dernier ouvrage d’Emanuel Faye, Arendt et Heidegger, fera date comme cela avait été le cas en 2005 avec Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie (voire l’ouvrage collectif Heidegger : le sol, la communauté, la race, coordonné et dirigé par lui) reste posée. Ce n’est pas parce que Arendt et Heidegger ne serait pas convaincant (il l’est assurément, du moins je vais m’efforcer de dire en quoi il emporte ma conviction), mais l’exercice critique s’avère sensiblement différent ici et là puisqu’en 2005 Faye nous donnait à lire un Heidegger encore occulté (celui de plusieurs séminaires de l’époque nazis) en apportant la preuve que la philosophie même d’Heidegger avait été affectée par le nazisme, alors qu’avec Arendt sa critique porte sur un corpus d’ouvrages bien connus. De surcroît, pour rester avec Heidegger, la thèse d’Emmanuel Faye était pour ainsi dire validée dix ans plus tard par le contenu de la première livraison des Cahiers noirs (commencés à être publiés en 2014 en Allemagne). D’où la remarque suivante : l’heideggerisme n’a plus aujourd’hui le vent en poupe comme cela avait été longtemps le cas, surtout en France, depuis 1960. Et l’avenir s’obscurcit sur ce qui se révèle maintenant être la principale imposture intellectuelle du XXe siècle. On peut déjà, sans trop anticiper, évoquer son devenir de secte. Celle composée des irréductibles partisans d’une religion philosophique ayant pour dieu Heidegger : l’occultation étant alors préférable pour préserver ce qui pourrait encore l’être, le cas Heidegger ne faisant plus débat.

Avec Hannah Arendt la situation n’a rien de comparable. Ici c’est le statut iconique de l’auteure des Origines du totalitarisme que mettent à mal les analyses critiques de Faye. Il parait plus difficile de préjuger de leur avenir. Une difficulté redoublée par le fait que ce livre d’Emmanuel Faye est le premier ouvrage véritablement critique publié en France sur Arendt. Il en existe certes deux aux États-Unis, Hannah Arendt on Holocaust. A Study of the Suppression of Truth, de Jules Steinberg (2000), et Hannah Arendt and the Negro Question, de Kathryn T. Gines (2014). Le premier n’a pas vraiment eu d’échos malgré (ou à cause de) l’acuité de son propos, et le second traite d’un aspect très particulier mais tout autant problématique (et peu connu) sur lequel je reviendrai plus loin. Tout laisse supposer que ces deux livres ne seront jamais publiés en France. Donc, pour résumer, le même problème, à quelques nuances près, se pose aux USA, en Grande Bretagne, en Allemagne, et en France avec Hannah Arendt : circulez, il n’y a rien à voir !

Avant d’en venir à ce qui fait principalement l’intérêt de Arendt et Heidegger, ce que l’on pourrait reprocher à Faye parait secondaire eu égard l’apport décisif de cet ouvrage. En effet l’auteur, parmi une liste d’adjectifs qualifiant Arendt, qui pour la plupart sont justifiés, en utilise deux qui en revanche paraissent discutables : « aristocratique » et « fascisant ». Le premier ne porte pas vraiment à conséquence mais le second assurément oui. Encore faudrait-il chaque fois évoquer le contexte dans lequel Faye utilise le terme « fascisant », pour le relativiser ou le remettre en perspective. Il n’en est pas moins vrai que cette terminologie risque d’être montée en épingle par les détracteurs de Faye pour, j’imagine, ne retenir qu’elle, et se débarrasser ainsi à bon compte d’un ouvrage stimulant, rigoureux et documenté.

Si Arendt et Heidegger était un roman policier je serais tenté, en dépit de toutes les règles de lecture qui s’attachent à ce genre, de donner d’emblée au lecteur le nom du coupable ; ou plutôt celui du fin mot de l’histoire, ou de la résolution de l’énigme si l’on préfère. Je veux parler ici d’un texte, capital, pour comprendre ce qui précède (et qui s’ensuivra, y compris après la mort d’Arendt). Il s’agit du cadeau d’anniversaire offert par Arendt à Heidegger pour ses 80 ans. Ce texte, Martin Heidegger a quatre-vingts ans, est paru dans Merkur au mois d’octobre 1971. Une première remarque. Karl Jaspers, dont on connait ses liens d’amitiés avec Hannah Arendt (une substantielle correspondance en témoigne entre 1926 et 1969) venait de décéder deux ans et demi plus tôt. Cette correspondance prouve, du moins après les retrouvailles de l’hiver 1950 entre les deux anciens amants, qu’Arendt se bridait dés lors qu’il s’agissait de Heidegger : ne disant pas le fond de sa pensée à Jaspers (ce qui aurait pu contrarier ce dernier et affecter leurs relations) qui, rappelons-le, intervenant à la demande de la commission d’épuration chargée après guerre de statuer sur le « cas Heidegger » avait proposé que l’on suspende l’ancien recteur nazi de toutes ses fonctions d’enseignement sans pour autant l’empêcher de publier, d’écrie donc, ou d’avoir une activité de conférencier (une proposition acceptée). C’est important de souligner qu’Arendt n’aurait jamais écrit un tel hommage du vivant de Jaspers.

Martin Heidegger à quatre-vingts ans (recueilli dans Vies politiques) fait figure de texte exemplaire pour principalement deux raisons. La première, qui se rapporte à l’ensemble de ce long article, est l’un des témoignages parmi d’autres (mais il a d’autant plus de valeur qu’il est signé Hannah Arendt) de ce que l’on pourrait appeler « entrer dans la pensée de Heidegger comme on entre en religion ». Tous les canons de la religion heideggerienne nous sont offerts sur un plateau d’argent, en premier lieu ce fameux « le penser », ce sésame qui vous dispense pour le coup de penser par vous-même. Comme l’écrit Arendt : « il y a un maître, on peut peut-être apprendre à penser ». C’est d’ailleurs dans ce texte que nous retrouvons cette formulation non moins fameuse du « roi secret », Heidegger donc, lequel règne sur le « royaume du penser qui, entièrement de ce monde, est pourtant caché en lui de telle sorte qu’on ne peut savoir avec certitude s’il existe, mais dont les habitants sont pourtant plus nombreux qu’on le croit ». Un propos plutôt obscur, mimétisme oblige. Pourtant, si nous essayons de le décrypter, ne renvoie-t-il pas à Heidegger réécrivant en 1945 son passé (et dissimulant, à l’exception de l’épisode du rectorat, ce qui pourrait se retourner contre lui), pour ensuite, une fois absout, distiller juste ce qu’il convenait de faire savoir en terme de « vérité interne du national-socialisme » de son vivant, tout en programmant pour la postérité ses oeuvres complètes qui, ainsi mises sur orbite après sa mort donneraient au fil des publications de plus en plus de gages de reconnaissance envers cette « vérité interne » jusqu’au bouquet final des Cahiers noirs ? Heidegger pensait que les temps à venir au moins le comprendraient. Ce en quoi il se trompait. Le « roi secret » est nu : le monde évoqué par Arendt cache moins un « royaume du penser » qu’une vulgaire croix gammée.

Ce n’est pas ce que Hannah Arendt voulait dire, me répondra-t-on. Peut-être, mais ventriloquer Heidegger comme elle le fait favorise pareille interprétation. D’ailleurs, pour en venir à la seconde de nos raisons (sur l’exemplarité de ce texte) les trois derniers paragraphes de cet hommage se rapportent à l’explication précédente sur le mode du déni. Ce dont il est question ici attire d’autant plus notre attention que le propos d’Arendt sera repris, sinon la lettre, du moins l’esprit par les heideggeriens de tout poil ou de toute obédience pour relativiser le passé nazi d’Heidegger. Si l’on s’en tient à la lettre, celle-ci s’avère accablante. Arendt appelle l’engagement nazi de Heidegger en 1933 une « escapade » et l’année du rectorat « dix courts mois de fièvre ». Pour elle tous les « grands penseurs » depuis Platon (auprès de Denys de Syracuse) ont eu un « penchant au tyrannique », Heidegger figurant comme dernier de la liste (dont seul Kant se trouve exclu). Une démonstration peu convaincante pour ne pas dire déplacée (Denys n’étant pas Hitler). Et puis Arendt n’est pas sans savoir que la « tempête » évoquée à la fin de son texte (celle « qui fait lever le penser d’Heidegger » : en ajoutant qu’elle « vient de l’immémorial » et « fait retour » à lui en s’accomplissant) vient tout droit du Discours du rectorat : « Tout ce qui est grand se tient dans la tempête ». On aura compris qu’Heidegger évoquait là le national-socialisme. Et pour l’accomplissement, n’est ce pas ! Complétons le en précisant que l’on retrouve le mot Sturm (tempête) dans l’appellation des S.A, abréviation pour « section d’assaut ». Pour l’inénarrable Laure Adler ce Martin Heidegger a 80 ans « est pour l’essentiel un texte philosophique d’une grande ampleur et d’une limpidité empreinte de grâce et d’ardeur ». Comme quoi on peut écrire des lignes dont l’aspect lénifiant confine à la bêtise et se retrouver « conseiller culturel » d’un président de la République ou directrice de France-Culture. Mais c’était avant, me rétorquera-t-on.

Une première fois le nom Heidegger était apparu sous la plume d’Hannah Arendt dans un article (« La philosophie de l’existence ») publié aux USA en janvier 1946 et traduit en français l’année suivante. Notons préalablement que cet article, d’abord rédigé en allemand en 1945, sera traduit par William Barrett qui à cette occasion nouera des liens d’amitiés avec Arendt. En 1982, dans un essai à caractère biographique, Barrett évoquera son « amie » en des termes qui méritent d’être retenus : entre autres « l’arrogance de Arendt, particulièrement à l’égard des américains, son mépris des Juifs français si inférieurs à ses yeux à ceux des Juifs allemands, et sa difficulté à admettre l’idée que les pires persécutions des Juifs dans l’histoire moderne (aient) éclaté en Allemagne ». La correspondance d’Arendt confirme ces constatations. J’ajoute que dans une lettre adressée depuis Paris à la fin des années quarante à Henrich Blücher Arendt fait preuve d’une curieuse agressivité envers Éric Weil (marié à sa meilleure amie, Annchen). Une animosité d’autant plus surprenante qu’on n’en comprend pas bien les motifs. Il est fort probable que Heidegger en était la cause : Éric Weil ayant publié en 1947 dans Les Temps modernes la première étude véritablement critique sur le philosophe allemand.

Cet article de 1946, j’y reviens, ne ménage pas pourtant Heidegger sous certains aspects biographiques. Par exemple, dans une note de bas de page Arendt n’hésite pas à écrire que Heidegger « a interdit à Husserl, son professeur et ami, dont il avait hérité de la charge universitaire, de pénétrer dans l’université parce qu’il était juif », puis, qu’après guerre « la rumeur a couru qu’il s’était mis à la disposition des forces françaises d’occupation pour rééduquer le peuple allemand ». Cependant elle désamorce cette charge (non fondée dans le second cas de figure) en évoquant « le comique réel de cette évolution ». Il lui semble préférable qu’on « laisse tomber toute cette histoire », Heidegger et le nazisme, qui relève selon elle d’une tendance lourde du romantisme allemand (Heidegger est décrit comme « le dernier romantique » !!!) : les brillantes individualités de ce romantisme (comme Schlegel et Müller) se comportant par ailleurs de manière irresponsable. Comme quoi le nazisme de Heidegger se trouve prestement évacué au profit d’une interprétation de type « filiation romantique » pour le moins fantaisiste. Il parait certain que Arendt s’inspire (sans le citer : l’intéressé se trouvant alors emprisonné) de la thèse défendue par Carl Schmitt dans Le romantisme politique.

Le lecture en 1949 par Hannah Arendt de La lettre de l’humanisme (le premier ouvrage de Heidegger publié après la guerre) n’est pas sans incidence sur son évolution concernant la philosophie de l’ancien recteur de Fribourg. Une lettre qu’elle adresse alors à Dolf Sternberger (qui lui avait proposé de réagir de manière critique au dernier livre de Heidegger) en porte le témoignage. Cet ouvrage l’a impressionnée et il n’est pas question pour elle de répondre à la demande de son interlocuteur et encore ami. Seule la conduite « inqualifiable » de Heidegger envers Husserl lui semble condamnable, et non, insiste-t-elle, de s’être « collé comme un âne aux nazis ». Donc, le « tournant » repéré chez Arendt (celui d’un « retour à Heidegger ») ne s’est pas produit comme on l’écrit généralement lors des « retrouvailles » de 1950 entre les deux anciens amants, mais auparavant. Juste une incidence : les lettres que Heidegger adresse à Arendt après ces « retrouvailles » apportent le témoignage d’une forte excitation, comparable à celle éprouvée lors de la prise de pouvoir par les nazis en mars 1933, ou de son adhésion le 1er mai au NSDAP, ou encore de la victoire éclair de l’Allemagne sur la France en juin 1940.

Une seconde fois Arendt évoque publiquement Heidegger dans une conférence de 1954, intitulée « L’intérêt pour la politique dans la pensée philosophique européenne aujourd’hui » (traduite et publiée en France en 1987). A cette date le nom Hannah Arendt n’est plus inconnu. Le succès du livre Les origines du totalitarisme vaut à son auteure d’être connue au-delà des cercles universitaires et académiques : aux USA d’abord, mais également en Grande-Bretagne, voire en Allemagne et en France où l’ouvrage n’a pas encore été traduit. Parallèlement, Heidegger rétabli dans ses fonctions d’enseignement depuis 1950 redevient une référence philosophique et les critiques à son sujet se font plus rares ; quand bien même la publication en 1953 d’un cours remontant à 1935 mentionne « la vérité interne et la grandeur du national-socialisme ».

Emmanuel Faye souligne l’importance de cette conférence de 1954 qui « marque l’une des toutes premières tentatives publiques d’Arendt de transposer dans les sciences politiques quelque chose des existentiaux de Heidegger ». Une conférence, précisons-le, non publiée du vivant d’Arendt. Ce texte réévalue favorablement Etre et temps (contrairement à l’article de 1946), et résume la philosophie contemporaine allemande aux seuls noms de Jaspers et d’Heidegger (le rapprochement de ces deux noms l’obligeant à préciser que « les convictions politiques » ne jouent « aucun rôle dans l’affaire », ce qui permet de mettre sous le boisseau le passé du second) : Heidegger étant de surcroît le penseur qui permet de sortir des impasses de la philosophie politique.

Un retour en arrière s’impose. Entre temps Hannah Arendt avait écrit Les origines du totalitarisme. Ce livre qui reste le plus connu de l’auteure (à juste titre, dirais-je) contient trois parties : l’antisémitisme, l’impérialiste, le totalitarisme. Dans la première partie son propos s’avère parfois ambigu quand elle évoque une « responsabilité spécifique » des Juifs dans la formation de l’antisémitisme moderne. Une ambiguité partiellement dissipée lors la préface de l’édition de 1971, mais là le propos devient problématique puisque Arendt impute aux Juifs la responsabilité d’avoir « sans aucune intervention extérieure » formé les premiers, vers la fin du XVIe siècle, une conception raciale du judaïsme « qui ne devait se généraliser chez les non-Juifs que beaucoup plus tard, à l’époque des Lumières ». Pour elle « la seule conséquence directe et sans mélange des mouvements antisémites du XIX siècle n’est pas le nazisme mais le sionisme ». Ce qui est en partie vrai mais devient discutable si on reste là. C’est l’occasion de mentionner l’un des points aveugles de la démonstration d’Arendt : l’importance accordée à des questions périphériques quant à la compréhension du nazisme (ici dans ses relations avec l’antisémitisme) la conduit à passer à la trappe les penseurs qui, dans l’Allemagne de Weimar, n’ont pas été sans contribuer aux fondations de la maison nazie, voire ensuite à sa construction en y apportant tout leur savoir-faire. Également, ceci renvoyant à cela, son analyse de « l’affaire Dreyfus » reste partielle : Arendt ne retient que ce qui viendrait confirmer sa thèse, celle d’une « explosion de violence » reproduite ensuite en Allemagne et en Autriche juste après la Première guerre mondiale. Ce qui n’est pourtant pas comparable.

Dans la seconde partie (« L’impérialisme »), en écrivant que « les tributs sauvages (…) vivent et meurent sans laisser aucune trace, sans avoir contribué d’aucune manière à un monde commun » Hannah Arendt apporte le témoignage d’un occidotalocentrisme certes bien partagé par la plupart de ses contemporains. Plus troublant, quand nous lisons ensuite que « ces gens sans-droits (…) apparaissent comme les premiers signes d’une possible régression par rapport à la civilisation » (même si elle le précède par « dans un monde qui a pratiquement éliminé la sauvagerie ») ne sommes nous pas en présence d’un invariant arendtien que l’on retrouvera plus tard sous une autre forme (ce clou occidotalocentriste toujours enfoncé) ? J’y reviendrai.

Avec la troisième partie (« le totalitarisme » : la plus importante), à côté de ce qui en fait principalement l’intérêt (et qui par certains aspects est devenu une doxa), d’autres pages en revanche tombent sous le coup des critiques déjà formulées dans la première partie. Citons la phrase suivante : « Il faut être juste envers les membres de l’élite qui, à un moment ou un autre, se sont laissés séduire par les mouvements totalitaires, et qui, à cause de leurs capacités intellectuelles, sont même qualifiés d’avoir inspiré le totalitarisme : ce que ces désespérés du XXe siècle (sic) ont fait ou nom n’eut absolument aucune influence sur le totalitarisme ». Il paraît étonnant que de telles lignes, pourtant édifiantes, aient pu ainsi passer comme une lettre à poste. Arendt entend ici dédouaner Heidegger (sans prononcer son nom, le moment n’est pas encore venu), Carl Schmitt, (dont elle loue « les ingénieuses théories sur la fin de la démocratie et du gouvernement », lesquelles, dit-elle, « se lisent encore avec profit »), Walter Franck, « homme de grande valeur » (précisons, comme le rapporte l’historien allemand Bernard Wasserstein, qu’en prenant Walter Franck et d’autres historiens nazis comme sources, Arendt « a intériorisé une bonne partie de ce que les historiens nazis avaient à dire des Juifs, du parasitisme de la haute finance juive au « cosmopolitisme » de Rathenau ») de leurs responsabilités au sein du monde national-socialiste. Là nous retrouvons l’une des thèses de la première partie : les véritables responsables en l’occurrence pour Arendt sont les membres de cette « populace » (appelée également « déclassés » ou « plèbe ») mais nullement les penseurs que je viens de citer, l’élite donc. Une analyse du nazisme faisant abstraction de l’apport représenté par le gratin des intellectuels nazis (de Heidegger à Rosenberg, en passant par Schmitt, Gehlen, les deux Franck et consort) s’avère incomplète. S’il est vrai que la dimension plébéienne (représentée par les SA) doit être prise en compte pour comprendre de quelle manière la propagande nazie a pu convaincre les » masses » de l’excellence de sa politique (en Allemagne et ailleurs), il n’est pas moins vrai, indique Emmanuel Faye, que « c’est par la pénétration systématique et réfléchie de la vision du monde national-socialiste dans tous les champs de la culture et de la vie universitaire, intellectuelle, sociale et spirituelle «  que cette conquête s’est également effectuée : « non seulement la médecine, le droit, l’histoire, la philosophie, mais aussi la religion, la poésie et l’art » expliquent que le nazisme ait pu avoir cette dimension, laquelle nous ramène au totalitarisme. Faye d’ailleurs ajoute, au sujet de quelques uns de ces penseurs nazis : « Leur responsabilité s’accroit en outre considérablement lorsque, dans le cas de Heidegger et Gehlen, leur réputation a survécu à la défaite de 1945, ce qui permet à leur pensée de contribuer à agir sur les esprits ».

Douze ans plus tard, les conditions dans lesquelles Hannah Arendt est amenée à écrire Eichmann à Jérusalem sont bien connues. Aujourd’hui la principale thèse de ce livre, celle d’une « absence de pensée » chez Eichmann, liée à la « banalité du mal » (qu’inspirent le personnage et son « oeuvre ») est presque devenue un lieu commun. Évoquer maintenant Eichmann à Jérusalem suppose quelque continuité entre Les origines du totalitarisme et cet ouvrage publié en 1963 (1965 pour la traduction française). L’autre thèse qui parcourt ce livre, certes moins consensuelle, - les Juifs, soit par passivité, soit par leur collaboration avec les nazis, ont facilité la tâche exterminatrice de ces derniers, - renvoie à la première partie (« l’antisémitisme ») des Origines du totalitarisme. On peut toujours avancer que les nazis, en imposant la création de « conseils juifs » dans les ghettos, ont contraint leurs habitants à participer à leur corps défendant au processus conduisant à leur extermination. C’est, malgré tout, une façon spécieuse de déplacer le problème, de faire des victimes leurs propres bourreaux. C’est également vouloir minimiser les révoltes qui ont éclaté dans de nombreux camps durant la Seconde guerre mondiale. C’est surtout atténuer la responsabilité des nazis dans l’extermination des Juifs d’Europe. Enfin tout cela avait déjà été dit et redit après la publication de Eichmann à Jérusalem.

Expliquer la fortune de l’expression « la banalité du mal » (liée à « l’absence de pensée ») par quelque doxa journalistique parait insuffisant. A l’explication d’Isabelle Delpla (selon laquelle Arendt entendait disculper la pensée : « Si Eichmann ne pense pas, la pensée est sauvée »), Emmanuel Faye répond (en faisant lui le lien entre Eichmann à Jérusalem et Martin Heidegger a 80 ans) que ce qui est à sauver c’est la figure antagonique de celle d’Eichmann, celle du penseur (…) à savoir Martin Heidegger ». Encore faut-il remettre en perspective cette opposition, celle du « penseur » et de « l’homme sans pensée », en ajoutant que le premier s’en sortit sans trop de mal (juste interdit d’enseignement durant six ans) tandis que le second sera pendu à l’issu de son procès.

C’est là qu’il faut revenir à l’éloge de 1969. Hannah Arendt, je le rappelle, y soutient que presque tous les grands penseurs ont été attiré par les tyrans : de Platon à Heidegger. Elle écrit, en se référant à ces « grands penseurs » : « Pour ce petit nombre, peu importe finalement où peuvent les jeter les tempêtes de ce siècle » (bien au contraire cela nous importe !). N’est-ce pas en substance ce qu’affirme Heidegger dans Expérience de la pensée en 1947 à travers cette formule (promise elle aussi à une certaine postérité) : « qui pense grandement doit se tromper grandement ». Ce que Faye traduit par : « L’hitlérisme du recteur de Fribourg viendrait en quelque sorte confirmer historiquement sa supposée grandeur ». Certains heideggeriens s’en sont d’ailleurs fait l’écho. Daniel Bougnoux, l’un des exégètes d’Aragon, ne dit pas autre chose quand il laisse entendre que c’est justement parce qu’Aragon a été le stalinien que l’on sait que son oeuvre revêt une telle grandeur. Il entre certes une part de cynisme dans cette façon de commenter ici Heidegger, là Aragon. Mais, de manière plus décisive, c’est vouloir reconnaitre malgré tout, quoi qu’on puisse ailleurs en dire, quelque légitimité d’un côté au nazisme, de l’autre au stalinisme, puisque de telles fleurs poussent sur ces fumiers.

Sans pour autant accuser Hannah Arendt d’avoir entre 1950 (« le mal absolu ») et le milieu des années 60 (« la banalité du mal ») évolué dans le sens d’une banalisation du nazisme, le succès de la seconde formule n’en ouvre pas moins la boite de pandore de la réévaluation du phénomène national-socialiste. Pour ne pas quitter Heidegger, mentionnons que Faye, dans la seconde partie de son ouvrage (« Heidegger ou la métapolitique de l’extermination ») s’attarde sur certains aspects insuffisamment traités chez le « berger de l’être » dans ses livres précédents. Le terme « métapolitique » par exemple se trouve associé avant 1945 à la « fin de la philosophie » : cette dernière terminologie devenant plus explicite après le Seconde guerre mondiale (c’est ainsi que Heidegger conclut cette Lettre sur l’humanisme qui aura une telle importance pour Arendt). Ce qui apparaissait de manière encore cryptée dans l’oeuvre philosophique de Heidegger ne l’est plus depuis la première livraison des Cahiers noirs. En 1941 il y écrit : « Le genre le plus haut et l’acte le plus haut de la politique contribuent à impliquer l’ennemi dans une situation où il se trouve contraint de procéder à sa propre extermination ». Cela est dit sans fard, et non de matière contournée. Pour qui n’aurait pas compris de quel ennemi il est question ici (ou ne voudrait pas comprendre), Heidegger y revient l’année suivante plus explicitement : « l’élément juif » devient « le summum de l’auto-extermination dans l’histoire ». On le vérifie à la lecture de ces Cahiers noirs : Heidegger exprime sur un plan « philosophique » ce que Hitler ne pouvait reconnaître explicitement et publiquement, tout en le suggérant (puisque dans ses discours il ne cesse d’imputer les causes de la guerre aux Juifs : une explication d’ailleurs reprise par les antisémites de toute obédience). En 1945, obligé de s’adapter à la nouvelle situation, Heidegger initie ce qui portera plus tard le nom de négationnisme en décrivant le peuple allemand comme étant la victime d’une dévastation pire que les chambres à gaz nazie. Une lettre de la même année à son frère Fritz (correspondance publiée en Allemagne en 2016) le confirme si besoin était : elle nous apprend que pour Heidegger l’expulsion des Allemands des régions de l’est a atteint un summum en « atrocités criminelles organisées ».

Mais revenons à Hannah Arendt. On pourrait dire qu’il existe une pensée arendtienne qui ne doit rien à Heidegger. Celle qui se déploie dans La condition de l’homme moderne par exemple, l’autre « grand livre » de la philosophe. Rappelons que dans la conférence déjà citée de 1954 (« L’intérêt pour la politique dans la pensée philosophique »), Arendt se réfère explicitement à la notion de « science politique ». Ceci pour la distinguer de la « philosophie politique » dont elle récuse ce qui dans cette discipline conforte une attitude négative ou hostile envers la cité. C’est le fil qui nous conduit à La condition de l’homme moderne. Il s’agit d’un livre complexe que des commentateurs rangent parmi les ouvrages « d’anthropologie politique », et d’autres comme l’un des textes fondateurs de la « science politique » ; ou encore, dans un autre registre, certains soulignent l’humanisme de l’auteure, et d’autres son conservatisme (dans la lignée de certains textes philosophiques datant de la république de Weimar). Si l’on ajoute que d’autres encore rangent ce livre parmi les contributions à la critique de la technique on conviendra que La condition de l’homme moderne finit par ressembler à une auberge espagnole. Pour essayer de dégager quelques unes des lignes de force de cet ouvrage faisons un détour par un texte contemporain de la rédaction de ce livre, Réflexions sur la révolution hongroise.

Ces « réflexions », qui figuraient dans la seconde édition des Origines du totalitarisme, 1958, avant d’être retirées des éditions suivantes, figurent néanmoins dans le Quarto Gallimard parmi les « textes complémentaires » aux Origines du totalitarisme. Il s’agit d’une description précise, exhaustive, bien informée, pertinente du déroulement de cette révolution à travers ses épisodes successifs. Cependant, lorsque Arendt entend analyser l’événement sa démonstration plombe tout le crédit lui accorder. Citons là (tout ce paragraphe serait à souligner) : « Nous devrons laisser sans réponse la question de savoir si les conseils peuvent exercer des fonctions économiques pour autant qu’elles diffèrent des fonctions politiques, s’il est possible, en d’autres termes, de faire marcher des usines dont les ouvriers seraient les dirigeants et les propriétaires. (En réalité, il n’est pas sûr du tout que les principes politiques d’égalité et d’autonomie puissent s’appliquer à la sphère de la vie économique. Après tout la théorie politique des Anciens n’avait peut-être pas tort lorsqu’elle affirmait que l’économie, liée comme elle aux nécessités de la vie, requérait pour bien fonctionner la domination des maîtres. Elle trouve d’ailleurs d’une certaine manière sa confirmation à l’ère moderne, même si cette confirmation est paradoxale : chaque fois qu’à l’ère moderne on a cru que l’histoire est principalement la résultante des forces économiques, on a acquis la conviction que l’homme n’est pas libre et que l’histoire est soumise à la nécessité) ».

Évidemment, la « républicaine » Arendt est par définition éloignée des traditions marxienne des conseils ouvriers (celle de Pannekoek, de Mattick, etc) ou anarcho-syndicaliste. Ceci on le savait. En réalité cet extrait nous renseigne davantage sur la pensée d’Hannah Arendt que sur la révolution hongroise. Une telle analyse, ensuite, l’entraîne à faire une distinction pour le moins problématique entre « conseils révolutionnaires » et « conseils ouvriers » : les premiers étant « avant tout une réponse à la tyrannie politique », et les seconds « dans le cas de la révolution hongroise, une réaction contre les syndicats qui ne représentaient pas les ouvriers, mais le contrôle que le parti exerçait sur eux ». Cette distinction n’est qu’une fiction. En conclusion Arendt renchérit sur les lignes citées plus haut : la révolution hongroise l’intéresse prioritairement dans la mesure où l’analyse faite de l’événement lui permet in fine de défendre ce qu’elle appelle « le monde libre ». On a compris que l’économie (qu’Arendt confond souvent avec le social), c’est à dire ici la capacité de « faire marcher des usines », était chose trop sérieuse pour être confiée à ceux (les ouvriers donc) qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nécessité, laquelle « économie » doit par conséquent pour bien fonctionner relever de « la domination des maîtres ». Arendt défend implicitement ce qui ne porte pas encore le nom d’expertise mais que l’on retrouvera plus tard d’une certaine manière revendiquée dans des cercles intellectuels se référant à Hannah Arendt.

Nous pouvons ainsi revenir à La condition de l’homme moderne en meilleure connaissance de cause. Cette séparation du politique et du social dans les termes exprimées ci-dessus vient de Carl Schmitt (Le concept de politique). Dans le second chapitre de La condition de l’homme moderne (« Le domaine public et le domaine privé »), Arendt, comme le précise Faye, ne reprend pas explicitement « la distinction schmittienne » mais l’historicise « et l’inscrit dans une perspective herméneutique tacitement empruntée à Heidegger ». Ce qu’elle traduit par la perte de la « conception originellement grecque de la politique », à savoir « la substitution du social au politique ». Selon cette conception, précise-t-elle « l’égalité (…) supposait l’existence d’hommes « inégaux » qui constituaient toujours la majorité de la population de la Cité ». Mais il y a manière et manière de l’interpréter. Ce n’est pas celle, dialectique, que choisit Arendt. Ce qui nous ramène à l’un des invariants arendtiens : la survalorisation de la sphère publique (celle pour elle du politique) au détriment de la sphère privée (qu’elle associe au social). Que signifie pour Arendt une séparation nette (schmirrienne) du politique et du social (confondu souvent avec l’économique, voire le juridique) ?

Ce qu’elle appelle le « monde des Anciens » ne pouvait que bien fonctionner selon le principe suivant : l’égalité des uns (les citoyens) garantissait l’inégalité des autres (les esclaves). Aux premiers les prérogatives politiques, celle d’un « bien commun » dispensé à ceux relevant de ce principe d’égalité, c’est à dire les hommes libres ; aux seconds (la majorité) tout ce qui relève du domaine de la nécessité, lequel selon ce même principe exclut l’existence d’hommes libres. Arendt transpose ce schéma inégalitaire (les lignes extraites plus haut de La révolution hongroise sont édifiantes) : les esclaves deviennent ceux qui sont directement soumis aux rapports de production, de domination et de sujétion (c’est dire les prolétaires, pour utiliser une terminologie volontairement absente chez Arendt, qui sont par conséquent les esclaves de la nécessité, celle du travail). Le social ne peut rien, le politique tout. Emmanuel Faye le commente ainsi : « Toute politique d’émancipation sociale se trouve ainsi disqualifiée comme un mirage qui ne ferait qu’étendre le domaine de la nécessité au détriment de l’espace politique ».

Cette « primauté du politique » a pu à l’usage prendre le cas échéant des formes particulièrement pernicieuses. Hannah Arendt a eu l’occasion de mettre à l’épreuve des faits cette séparation plus que problématique entre le politique et le social lors du mouvement pour les droits civiques aux USA. Cette séquence peu connue en France (sinon dans l’article « Réflexions sur Little Rock «, qui date de 1957) est traitée dans l’ouvrage de Kathryn T. Gines, Hannah Arendt and the Negro Question, qui malheureusement, malgré les efforts d’Emmanuel Faye, n’a pas été traduit en français. Et l’on peut craindre, compte tenu de la frilosité éditoriale hexagonale dans ce cas d’espèce, qu’il ne reste accessible qu’à des lecteurs lisant couramment l’anglais. Donc je ne peux que me référer ici à ce que Faye en rapporte sans avoir la possibilité de me faire une opinion personnelle sur cet ouvrage.

« Réflexions sur Little Rock » avait en son temps suscité des controverses aux États-Unis. Hourya Bentouhami (dans l’article « Hannah Arendt et Ralph Ellison sur la question noire » publié en 2005 dans la revue Tumultes) en relève les trois « impairs » : « le premier tient à se situer sur le mode de la psychologie pour dépolitiser le social, le second tient à la confusion entre la question noire et la question juive, le troisième rient à faire de la question noire une question « américaine » ». C’est le moins qu’on puisse dire d’un texte dans lequel on peut lire que « la question n’est pas de savoir comment abolir la discrimination mais comment la maintenir dans la sphère sociale où elle est légitime, et l’empêcher d’empiéter dans la sphère politique où elle est destructrice ». Ou encore : « Non seulement l’égalité tire son origine du corps politique mais sa validité est clairement restreinte au champs politique ». Dans cette logique, selon Arendt, tout gouvernement n’est pas en mesure d’agir contre les discriminations parce que son action ne peut s’exercer qu’au nom de l’égalité, « principe qui n’a pas cours dans la sphère sociale ». Et donc que seules les églises, selon elle, peuvent combattre ce qu’elle appelle euphémiquement des « préjugés sociaux ». Dans ce texte Arendt dévoile plus qu’ailleurs la véritable nature de sa pensée : sous sa plume le mot « politique » est pour le mieux un fétiche, sinon une fiction. De surcroît elle élude l’aspect pourtant éminemment politique que représente l’émergence d’un Mouvement pour les droits civiques (sans parler de l’analyse qui pourrait en être faite). Pour résumer « Réflexions sur Little Rock » n’est nullement une réflexion sur l’événement en question : depuis une projection subjective (les sentiments qu’inspirent à Hannah Arendt une photographie), l’auteure ne retient de cet événement que ce qui lui permet de le faire entrer dans une grille de lecture (l’opposition selon ses termes entre politique et social) qui en dénature le sens. Même un commentateur aussi bienveillant que Philippe Raynaud est obligé d’admettre que « les « Réflexions sur Little Rock » expriment une position qui n’est plus guère audible aujourd’hui (…) surtout parce que Hannah Arendt semble y défendre une philosophie libérale classique qui n’a plus guère de défenseurs, du fait de la séparation rigide qu’elle établit entre le « privé » et le « public » ou entre le « social » et le « politique ».

Gines, pour revenir à son ouvrage, qui a eu accès à des documents non publiés en France (dont un entretien de 1964), indique que confrontée aux revendications de familles noires, demandant que leurs enfants soient scolarisés dans des écoles jusqu’alors réservées aux enfants blancs, Arendt les traduit par une ambition d’ascension sociale et non la revendication légitime à l’égalité des droits civiques. Il ne faut pas croire qu’Arendt, sous la pression des événements, modifie ses positions dans la seconde moitié des années 60. Elle reste toujours critique vis à vis des droits civiques, allant jusqu’à écrire dans une lettre à Marie McCarthy que l’intégration croissante des Noirs dan la vie académique représentait « une menace bien plus grande pour nos institutions universitaires que les manifestations d’étudiants ». Donc ceci et cela n’infirme nullement ce que Arendt soutenait déjà dans « Réflexions sur Little Rock ». Dans la même lettre (qui date de décembre 1968), reconnaissons qu’Arendt souligne également ce qu’on pourrait appeler de nos jours « une dérive communautariste ». Cependant elle n’en continue pas moins d’enfoncer le clou de 1957, remettant en cause « l’enthousiasme général pour les Droits civiques » (une hyperbole) « Tout s’est bien passé aussi longtemps, écrit-t-elle, que l’intégration s’est réduite (…) à celle d’un pourcentage relativement petit de Noirs qu’on pouvait intégrer sans menace pour les normes d’admission ». Emmanuel Faye résume ainsi cette séquence : « Les Noirs américains sont en effet écartés à priori de l’espace commun du politique le seul où une revendication d’égalité est reconnue par elle comme légitime - et cantonnés dans celui, privé, du social, régi par des rapports d’inégalité, de domination et de violence ». J’ajoute que les insuffisances ici en l’occurrence d’Hannah Arendt ne doivent nous empêcher par ailleurs de mettre l’accent sur les limites du Mouvement pour les droits civiques. C’est vouloir traiter de la question d’un point de vue totalement absent dans la pensée d’Arendt. Comme l’expriment par exemple les situationnistes dans Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire marchande en analysant les émeutes de Watt en 1965 : la « question noire » étant d’abord une « question sociale ».

Dans quelle mesure, Hannah Arendt, fervente lectrice de Tocqueville, ne partageait-elle pas (avec toutes les nuances et réserves que l’on voudra) l’assertion selon laquelle « le plus redoutable de tous les maux qui menacent l’avenir des États-Unis naît de la présence des Noirs sur leur sol » ? Le chapitre « Position qu’occupe la race noire aux États-Unis : dangers que sa présence fait courir aux Blancs » de De la démocratie en Amérique attire beaucoup moins le commentaire que d’autres chez nos modernes tocquevilliens. Pourtant son propos général pourrait nous éclairer sur quelques unes des apories du discours arendtien sur la « question noire ».

Dans sa correspondance avec Henrich Blücher (la plus significative du point de vue de l’expression même d’Hannah Arendt, les choses étant dites pour ce qu’elles sont : alors que l’intérêt est d’un ordre différent avec Jaspers, Scholem, Heidegger, voire McCarthy) les différents voyages d’Arendt nous renseignent sur ses sentiments à l’égard des peuples des pays où elle réside. Allemand, Français, Italiens s’en sortent bien généralement, mais Grecs, Turcs, Portugais et Juifs orientaux en prennent pour leur grade : les remarques désobligeantes ne manquent pas. Ce qui confirme la propension chez Arendt de vouloir classer les peuples depuis des critères qui ne la distinguent pas véritablement dans ce cas de figure d’une forme de racisme soft. Hannah Arendt n’a jamais rien exprimé de tel dans aucun texte publié de son vivant mais ces extraits de correspondance permettent de mieux comprendre l’aspect problématique des positionnements de notre philosophe à l’égard des revendications des Noirs américains. Dans un autre registre, les lignes suivantes, écrites en 1955 à Berkeley, ne sont pas isolées dans cette correspondance (« Il ne faudrait pas tolérer le manque de tenue des étudiants. Il y a aussi une règle très simple : tout le monde doit être habillé correctement, pas de jeans, les cheveux coiffés, etc. Ça aide beaucoup. Ils sont aussi correctement assis sur leurs chaises, et ne s’étirent pas dans tous les sens »). On subodore que l’arendtisme d’un Finkielkraut s’est abreuvé à ce genre de source. Enfin, lors de ses passages en France, Arendt lit Le Figaro.

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On quitte Emmanuel Faye avec De la révolution, un ouvrage qui ne doit pas grand chose à Heidegger (du moins pas directement). Ce qui ne veut pas dire pour autant que ce livre ne serait pas discutable : il l’est assurément, et pour des raisons qui n’ont pas encore été exposées ci-dessus. Ce serait cependant une erreur de ne retenir de De la révolution qu’un comparatif entre les Révolutions américaine et française (ou, comme une minorité de lecteurs, se limiter aux pages consacrées au « système des conseils »). Dans cet ouvrage publié en 1963, Hannah Arendt y prolonge quelques unes de ses analyses antérieures, celles de La condition de l’homme moderne principalement. Cette re-fondation s’effectue depuis un relevé (ce que l’auteure rapporte du contenu de l’une et l’autres des deux révolutions, de leurs analyses distinctes et des conséquences qui en résultent) censé corroborer le bien fondé de ces analyses, du moins à travers quelques uns des fondamentaux de sa pensée. L’une des raisons pour lesquelles ce livre a été écrit se trouve clairement exprimée par Arendt lorsqu’elle souligne, tout en s’en désolant, le jugement de la postérité : « la Révolution française a façonné l’histoire du monde, alors que la Révolution américaine (…) est à peu de chose demeurée un événement de portée régionale ». Une « triste vérité » selon Arendt, puisque la première s’est achevée en « désastre », alors que la seconde a pourtant été « une réussite triomphale ». Arendt va donc s’efforcer d’opposer l’une et l’autre des deux révolutions sur un mode souvent manichéen : l’une cumulant les défauts, l’autre les qualités. Pour étayer cette excellence américaine Arendt l’explique d’abord par une différence significative entre l’Amérique de 1776 et la France de 1789 : la première, contrairement à la seconde, n’étant « pas submergée par la pauvreté ». Là également le vocabulaire n’est pas innocent. Mais laissons pour l’instant ce qu’induit pour Arendt cette focalisation sur la pauvreté, il en sera largement question avec la Révolution française. Autre explication : « La bonne fortune de la Révolution américaine tint au fait que les habitants des colonies, avant le conflit avec l’Angleterre, étaient organisés en entités auto-gouvernées, et que la révolution (…) ne les jeta pas dans un état de nature et jamais on ne remit sérieusement en question le pouvoir constituant de ceux qui rédigèrent les Constitutions des États et finalement celle des États-Unis ». Cette « organisation » est en partie une fiction. Arendt force ici le trait (comme elle le forçait plus haut) pour que la réalité puisse correspondre à ses analyses. Enfin les historiens corrigeront. En revanche on peut retenir l’importance de l’enseignement biblique (celui de l’Ancien testament) dans l’émergence d’un puritanisme, donc d’un certain rapport à la richesse.

On relève dans les nombreuses pages consacrées à l’histoire de l’Amérique deux absences : celles de l’esclavage (quasiment) et du peuple indien. Un détail qui a pourtant son importance. On s’étonne de ne pas trouver le moindre mot sur la question indienne alors que Tocqueville, souvent cité par Arendt de manière positive, y consacre un chapitre dans De la démocratie en Amérique. Citons sa phrase introductive : « On n’avait jamais vu parmi les nations un développement si prestigieux, ni une destruction si rapide ». Ce qui signifie, comme Tocqueville l’étaye ensuite, que parmi les raisons qui expliquent ce « développement si prodigieux » figure en bonne place l’extermination ou la déportation (ce qui revient pratiquement au même) des tribus indiennes. Il me plait de citer ici le propos d’un autre exilé, contraint de quitter la France à la même époque (hiver 1941) qu’Arendt, qui a ensuite résidé à New York (tout comme elle) durant son exil américain (sans toutefois, lui, vouloir s’y « intégrer »), puis qui revenu en France, lors d’une allocution prononcée lors d’un meeting du Rassemblement Démocratique Révolutionnaire, revenant sur ses « années américaines » déclarait : « Je hais autant que quiconque et qu’eux même peuvent le haïr, la manière dont les USA se comportent avec mes amis les Noirs et plus encore, si possible, la manière dont ils se sont comportés avec mes amis les Indiens ». Il s’agit d’André Breton, dont la vie, la pensée, l’action donnent des gages à pareille déclaration. Tout sépare évidemment, ici surtout, Breton d’Arendt. Si l’on me rétorque que tout cela n‘a rien à voir avec De la révolution, que je fais ici un procès d’intention à Hannah Arendt, je réponds que bien au contraire nous tenons là l’un des fils qui plus en amont, comme je l’ai plus haut indiqué (la partie « Impérialisme » des Origines du totalitarisme), renvoie à ce que peuvent représenter pour Arendt les « sociétés primitives » ou « peuples sauvages ». Sauf que dans De la révolution elle préfère les exclure d’une histoire de l’Amérique puisque des « peuples sans histoire » ne peuvent prétendre y prendre place. Une autre raison, plus explicite, se rapporte à la violence, consubstantielle selon elle à la Révolution française (car émanant d’une société inégalitaire, non pacifiée) et absente de la Révolution américaine (l’explication s’inversant) : pour Arendt cette dernière cherchait « à préserver les conditions d’une vie civilisée » et ne prétendait pas « faire de la violence l’instrument de la providence ». Que faire de la violence (un génocide selon certains) exercée contre les indiens, alors ? Certes Arendt évoque à mots couverts les premiers temps de l’histoire américaine (l’euphémique « les premières pistes sillonnent la sauvagerie sans histoire » du continent : ou l’art de savoir noyer le poisson indien) mais elle met la violence sur le compte de « pires éléments » commettant des « actions individuelles ». Ceci étant bien sûr étranger à ce qui fait « nécessité » dans l’histoire américaine. Pourtant Tocqueville donne maints exemples qui s’inscrivent en faux contre les assertions arendtiennes, significatifs eux d’une toute autre nécessité.

Venons en maintenant à la Révolution française. Je précise d’emblée que je n’entends pas défendre cette révolution, mais souligner ce que mettent en jeu les analyses critiques d’Hannah Arendt pour lui rendre, si l’on peut dire, la monnaie de sa pièce. On subodorait que les Lumières allemandes l’emportaient chez Arendt sur celles françaises, nous en avons avec De la révolution la confirmation. Selon elle, l’impact de la philosophie française du XVIIIe siècle « sur l’histoire de la philosophie est négligeable et leur contribution à l’histoire de la pensée politique n’égale pas l’originalité de leurs grands prédécesseurs du XVIIe et du début du XVIIIe siècle » : après Montesquieu circulez, il n’y rien à voir ! Il est dans le lot un philosophe qu’Arendt déteste particulièrement : Jean-Jacques Rousseau. Une cible commode, puisqu'elle permet de l’associer à Robespierre, son disciple en quelque sorte, et autre détestation. J’en viens à l’un des principaux échecs de la Révolution française (selon l’auteure) : l’existence en France de la « masse de pauvres » rapidement évoquée plus haut. Ce qui n’a pas été ensuite sans incidences en Amérique. Citons Arendt regrettant que « sous l’impact d’un flux migratoire massif et ininterrompu venu d’Europe, la lutte pour l’abolition de la pauvreté tomba de plus en plus sous la coupe des pauvres eux-mêmes et finit ainsi sous la gouverne des idéaux issus de la pauvreté, distincts de ces principes qui avaient inspiré la fondation de la liberté ».

Salauds de pauvres ! Hannah Arendt ignorait certainement l’existence de La traversée de Paris, mais la célèbre interjection de Jean Gabin dans le film d’Autant-Lara illustre bien un propos décliné dans de nombreuses pages de De la révolution. Il ne s’agit pas à proprement parler de condamnation morale : Arendt entend fortement souligner que tout ce qui met en mouvement cette fameuse nécessité « était totalement absent des expériences aussi bien de la Révolution américaine que de la société égalitaire américaine » contrairement à la Révolution française toute entière soumise au « diktat absolu de la nécessité ». Ainsi : « C’est sous l’empire de cette nécessité que la masse se rua pour prêter main-forte à la Révolution française, l’inspira, la poussa et finit par la conduire à sa perte, car cette masse était celle des pauvres ». C’est là qu’il faut citer cette phrase, fondamentale pour savoir de quoi il en retourne : « Depuis le XVIIIe siècle, nous avons pris l’habitude d’appeler la question sociale ce qu’il vaudrait mieux plus simplement appeler l’existence de la pauvreté ». Ce propos exemplaire est un concentré d’arendtisme. Il y a quelque anachronisme à dater du XVIIIe siècle une « question sociale » (sinon pour l’associer de manière négative à la Révolution française) qui a attendu le milieu du XIXe siècle pour être ainsi posée au sein du mouvement ouvrier naissant (par les « communistes » comme par les anarchistes).

Avant d’y revenir plus dans le détail essayons de comprendre ce que signifie cette focalisation très arendtienne sur la pauvreté. Celle-ci pourtant, malgré le ton catégorique de l’auteure, ne saurait tout expliquer. Arendt indique que la notion de « peuple » (qualifié de « concept français » !) s’est répandue à travers le monde telle une trainée de poudre « puisqu’elle paraissait tout à fait plausible dans des conditions d’extrême pauvreté ». Ah bon ! C’est faire très bon marché de ce qu’a pu représenter la Révolution française du point de vue de la liberté, et donc de la libération des peuples en Europe, et en Allemagne plus particulièrement (y compris chez Kant, qui figure dans le panthéon philosophique d’Arendt aux côtés de Platon et d’Heidegger). C’est sans doute un détail de l’histoire pour Arendt. Passons. Elle avance ensuite que la « misère du peuple » favorise des attitudes qui peuvent ressembler à de la « solidarité », mais surtout susciter la pitié et ce partant de la compassion. Peuple = compassion, dit Arendt. Par conséquent les révolutionnaires ont eu « la volonté d’ériger la compassion en rang de passion politique suprême, la plus haute des vertus politiques ». Pas tous les révolutionnaires certes, comme on pouvait s’y attendre Arendt en excepte les girondins. Vient un temps cependant, poursuit-elle, où « les malheureux se transforment en enragés », dés lors, ajoute Arendt, que « Robespierre commença à glorifier cette souffrance ». Mais finalement cette maudite révolution les abandonna à leur sort pour « les laisser retomber dans l’état de misérables ». Et c’est ainsi que votre fille est muette ! (et que la plume du père Hugo devint prolixe).

Nous sommes en présence d’une version caricaturale, orientée, et passablement révisionniste de la Révolution française. Vouloir répondre point par point à Arendt nous éloignerait de notre sujet, son livre. Si Arendt reconnait du bout des lèvres que la Révolution française à l’origine « visait la liberté », la puissance de « la nécessité et de la misère » vient ensuite remplacer cette visée par celle du « bonheur du peuple ». Ce qu’elle traduit par « la lutte de la république pour sa survie face à la pression des sans-culottes, c’est à dire le combat pour la liberté publique contre la menace toute puissante de la misère ». Une fois de plus la misère expliquerait tout au détriment d’une vérité historique moins univoque et plus complexe que ce qu’elle en retient en terme de conflit. Il lui importe, comme pour la Révolution américaine, de solliciter les faits, voire de les travestir pour qu’ils puissent justifier ses analyses.

Il est temps d’en venir à la notion de révolution, plus généralement. Il faut repartir de Tocqueville, la principale référence d’Hannah Arendt, dont elle cite le propos bien connu : l’égalité serait fréquemment un danger pour la liberté. S’ensuivent des considérations sur l’égalité dans l’Antiquité que l’on ne discutera pas. Par contre cette relation liberté-égalité, écrit Arendt, devient à l’époque moderne « l’un des problèmes les plus épineux de toute la politique moderne ». Parce qu’il ne s’agit pas (c’est moi qui souligne) « de concilier liberté et égalité mais de concilier égalité et autorité ». C’est là l’un des invariants arendtiens. Il doit être associé à cet autre invariant selon lequel, comme on l’a relevé plus haut : depuis la Révolution française « au lieu de la liberté, c’est la nécessité qui est devenue la catégorie principale de la pensée politique et révolutionnaire ». Une nécessité sur laquelle vient se greffer la violence (tiens voilà Hegel !). Bon, mais la « question sociale » dans tout ça ? La caricaturant au possible (réduite à l’état « d’existence de la pauvreté », comme on l’a vu), Arendt lui retire toute « portée pratique » et l’associe à « la plus dévastatrice des passions qui motivaient les révolutionnaires, l’amour passionné de la compassion ». Autre association (attendue celle-là), celle de la « question sociale » (revue et corrigée par l’auteure) et de la terreur : les révolutionnaires du XIXe siècle « à tout jamais obsédés par l’urgence de la « question sociale »(…) se focalisaient invariablement, inévitablement peut-être, sur les épisodes les plus violents de la Révolution française », la terreur donc, « espéraient contre tout espoir que la violence permettrait de vaincre la misère ». D’où l’argument, répété à satiété : nulle révolution « n’est possible là où les masses ploient sous la misère ». On aurait presque envie de paraphraser Brecht : en ajoutant que pour faire une bonne révolution il convient tout d’abord de dissoudre le peuple miséreux.

Pourquoi cette fatalité ? La réponse réjouira les lecteurs qui y ont cru (à la révolution) mais qui n’y croient plus, parce que, comme l’explique Arendt, « l’abondance et la consommation sans fin sont l’idéal dont rêvent les pauvres ». Une autre variation sur le thème « salauds de pauvres ! ». Certes, partant d’un constat peu différent sur la capacité du capitalisme moderne de faire accroire au plus nombre que le bonheur réside dans la consommation, on pourrait en tirer d’autres enseignements. De moins depuis une analyse politique radicalement différente de celle d’Arendt, car cette dernière, soulignons le, ne fait nullement référence au capitalisme dans De la révolution. Ce qui réduit très sensiblement la portée de ses analyses dés lors que l’on aborde ce genre de question. A ce point que la notion de « liberté », constamment invoquée, finit par devenir abstraite quand l’auteure affirme que « c’était l’abondance et non la liberté qui devenait maintenant le but de la révolution ». Ceci dans la mesure où ce qui serait la cause de pareille abondance n’est jamais explicité.

Cette relation contrariée entre liberté et révolution est l’un des leitmotivs de De la révolution. Nous sommes quand même surpris d’apprendre « que l’on a mieux préservé la liberté dans les pays ou aucune révolution n’a jamais éclaté ». Lesquels ? La question reste sans réponse. On se demande, là encore, de quelle liberté l’auteure nous entretient. S’il s’agit de « liberté politique » on se contentera de l’explication suivante : « Car, en règle générale, la liberté politique signifie le droit de participer au gouvernement, ou ne signifie rien ». Un « rien » lourd de conséquence dés lors que ce droit se trouve indexé sur la démocratie représentative. Une fois de plus, s’appuyant sur Tocqueville (« En Amérique on a des idées et des passions démocratiques ; en Europe nous avons encore des passions et des idées révolutionnaire »), Arendt avance que « ces passions et ces idées n’ont pas réussi non plus à maintenir l’esprit révolutionnaire pour la simple raison qu’ils ne l’ont jamais représenté ». Fi donc ! Où souffle donc cet esprit, alors ? L’explication, qui suit, parait un peu courte. Si l’on comprend bien, cet « esprit révolutionnaire » doit être associé « aux principes de liberté publique, de bonheur public et de sens civique ». A cet esprit qui soufflait malgré tout en 1789 s’est substitué un déchaînement (conduisant à la Terreur), et cela vaut pour toutes les révolutions à venir inspiré du modèle français. Les limites de ce genre d’analyse ont sans doute incité Arendt à vouloir affiner un peu plus loin son propos. Ainsi « l’esprit révolutionnaire recèle des éléments (…) inconciliables, voire contradictoires » qui sont « le souci de stabilité et l’esprit novateur ». La présence du premier étonne. Arendt ajoute que pareille antinomie permet l’identification, ici au conservatisme, là au progressisme. Pareillement équipé, « l’esprit révolutionnaire » est certes assuré de faire du surplace . Ceci, c’est là où Arendt veut en venir, « s’inscrit parmi les symptômes de notre perte ». La démonstration ne se signale pas par sa clarté, ni parait pertinente. On ne sait plus bien ce qu’est cet « esprit révolutionnaire » soumis à tant de vents contraires, ou relevant d’une telle géométrie variable.

Du moins cet exercice laborieux permet à Hannah Arendt d’affirmer que ce « débat fécond » (celui du point de départ) se trouve en 1963 parasité par « ces réflexes intellectuels conditionnés par les sentiers battus de toutes les idéologies nées dans le sillage et dans les suites de la révolution ». Et de se plaindre de l’existence d’un « vocabulaire moderne révolutionnaire » qui ne s’exprime que par « paires de contraires : droite-gauche, réactionnaires-progressifs, conservatisme-libéralisme ». Là nous touchons à quelque chose d’essentiel de la « pensée Arendt », l’une de ses ambiguïtés fondamentales. Les arendtiens se récrieront. En particulier ceux qui louent à Arendt d’avoir, avant tout le monde, remis en cause des oppositions devenues selon eux stériles, des survivances d’un monde ancien tributaires de la lutte de classe, ou de tout ce qui pourrait s’y rapporter en terme de conflit ou de dissensus. Pourtant, que je sache (pour ne reprendre que la première « paire de contraires »), il existe une façon de n’être ni de droite ni de gauche : une façon de droite et une façon de gauche.

Ceci posé, la remarque selon laquelle « avant les révolutions l’antinomie entre démocrates et aristocrates n’existait pas » vaut comme aveu : Arendt rejoint ici Talleyrand. Elle retourne cependant à son point de départ pour déclarer que ces antinomies ne s’excluent pas « dans l’acte de fondation d’une révolution », mais qu’ensuite, etc, etc. Et bien entendu la Révolution française, une fois de plus, est la matrice de ce qui s’ensuivra. Un principe énoncé sans l’étayer par des exemples concrets (sinon une incidence concernant le bolchevisme). Cet ouvrage intitulé De la révolution se révèle par ailleurs peu disert sur les révolutions de 1848, la Commune de Paris (sinon pour relever les hésitations de Marx à son sujet). Ici signalons que Arendt, comme tant d’autres commentateurs, met sur le compte de Marx une « dictature du prolétariat » jamais reprise comme modèle dans ses écrits (mais pas chez Lénine assurément). Quant à la Révolution espagnole, elle n’existe pas pour Arendt puisqu’elle ne se trouve même pas mentionnée ! Car faisant la part trop belle à la « multitude » sans doute, ou trop libertaire, ou hors contexte (totalitaire s’entend). Même si l’on nous assure que De la révolution serait plus un ouvrage de « philosophie politique » et de « science politique » qu’historique, pareilles absences confirment si besoin était que toutes les révolutions ne sont pas logées à la même enseigne auprès de la « maison Arendt » : il en est de bonnes, de mauvaises ou de négligeables selon des critères propres aux intérêts de la firme. Nous ne pouvons que répéter ce que nous disions en introduction : De la révolution est davantage le prolongement de La condition de l’homme moderne (voire des Origines du totalitarisme) qu’un essai argumenté sur les révolutions. Arendt met à l’épreuve de cette thématique quelques unes de ses thèses précédentes, dont celle (fondamentale pour elle) de la séparation du politique et du social. Le côté problématique de l’exercice étant qu’elle s’y exerce depuis une comparaison, entre les révolutions américaine et française, le plus souvent nulle et non avenue (la première étant valorisée et la seconde dévalorisée sur le même mode de l’exagération).

De surcroît cet ouvrage s’avère parfois confus ou contradictoire : il est par exemple difficile de suivre Arendt lorsqu’elle évoque un « esprit révolutionnaire » soufflant dans des directions à ce point opposées. Nous en avons une indication quand, opposant « une élite dirigeante » et « le peuple », c’est à dire « entre la minorité qui constitue à soi-seul un « espace public », et la majorité, dont la vie s’écoule à l’extérieur et dans l’obscurité », Arendt en déduit que « du point de vue de la révolution et de la survivance de l’esprit révolutionnaire, l’inconvénient ne réside pas dans l’émergence de fait d’une nouvelle élite : ce n’est pas l’esprit révolutionnaire, mais la mentalité démocratique d’une société égalitariste qui tend à nier l’évidente incapacité et le manque d’intérêt manifeste pour la politique en tant que telle dont témoignent de larges couches de la population ». Donc on ne peut imputer à « l’esprit révolutionnaire » ce travers là puisque la cause de l’échec de ce qui pour Arendt s’avère essentiel, à savoir la constitution d’un « espace public » par une « nouvelle élite », doit être mise sur le compte d’une funeste passion pour l’égalitarisme. Ce qui entre en parfaite résonance avec le discours dominant d’aujourd’hui auprès de la grande majorité des intellectuels. En revanche, dans d’autres pages, Arendt tient le gouvernail d’une main ferme lorsqu’elle pointe « l’incapacité de la révolution de se doter d’une institution durable ». Mais même quand elle l’évoque généralement elle garde en tête le modèle particulier de la Révolution française qui, déjà, dans la description faite, s’avérait lacunaire, tronqué, partiel et orienté. Les limites de ce texte ne me permettant pas d’en faire le relevé.

Arendt campe sur ses positions quand, prétendant que « corruption et perversion sont plus pernicieux et en même temps plus problématique dans une République égalitaire que dans toute autre forme de régime », elle l’explique par le surgissement « des intérêts privés envahissant l’espace public, autrement dit dés qu’ils émanent d’en bas et non d’en haut » (c’est moi qui souligne). Nous avons La condition de l’homme moderne et le leitmotiv de « salauds de pauvres » pour le même prix (plus l’aveu indirect d’une méfiance à l’égard de la démocratie). Il en résulte des considérations plutôt oiseuses sur la corruption que nous ramènent à un autre invariant arendtien : « la tendance des pouvoirs à s’étendre et à envahir la sphère des intérêts privés ». Une seule solution… Non pas la révolution, mais « contre ce danger le remède traditionnel consiste à respecter la propriété privée » (sic). Que ne l’a-t-elle pas dit plus tôt ! Cela nous aurait épargné bien des pages inutiles. Enfin tout rentre dans l’ordre avec la « Constitution américaine », dont la « Déclaration des droits constitue le dernier rempart légal et le plus complet de la sphère privée contre la puissance publique ». Eux ont eu Jefferson, nous Robespierre : comment voulez-vous que nous nous en sortions !

Reconnaissons au moins une certaine constance ici chez Hannah Arendt. Dans une série de conférences prononcées en 1948 à la Rand School (l’ébauche en quelque sorte des Origines du totalitarisme), Arendt demandait aux intellectuels américains (du moins ceux qui reprenaient une rhétorique anti-stalinienne) de plutôt privilégier leur adhésion au régime constitutif américain. Citons Élisabeth Young-Bruehl : « Il lui faut maintenir les principes républicains du XVIIIe siècle pendant qu’on combat toutes les forces intérieures qui les menacent, toutes les forces du XIXe et du XXe siècle contraires à la liberté politique, ainsi que les menaces de la société de masse ». C’est dire, pour parler clair, combattre les révolutions héritées de la Révolution française.

Ce sont dans les dernières pages de son livre qu’Arendt aborde la question de « l’élite » : le terme la fâche, mais comme par ailleurs elle « doute que la vie politique ait jamais été ou ne sera jamais la vie de la multitude », alors. Elle en conclut, et résume ainsi pour notre gouverne De la révolution : « Le fait que les « élites politiques » aient toujours déterminé le destin politique de la multitude et que dans la plupart des cas, elles aient exercé une domination sur elle, signale d’une part l’exigence impérieuses où elles sont de se protéger de la multitude, ou plutôt de protéger l’ilot de liberté qu’elles ont fini par occuper contre l’océan de la nécessité qui l’entoure ». Qu’ajouter de plus ? De quoi frustrer le commentateur qui là ne se plaindra pas d’un manque de clarté dans l’expression.

J’ai gardé pour la fin quatre thématiques de De la révolution insuffisamment développées ou volontairement laissée de côté pour la dernière (la plus développée). La première est indirectement liée au paragraphe précédent, et à aux lignes se rapportant à la rubrique « salauds de pauvres ! ». Même si dans cet ordre d’idée le constat n’a pas à ma connaissance été fait, d’aucuns pourtant seraient tentés ici de relever qu’Arendt, par anticipation, entendait se livrer à une critique en règle du populisme. Je m’inscris d’avance en faux contre une telle éventualité. Le populisme, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, doit être strictement circonscrit dans les limites de son assignation : comme phénomène apparu à la toute fin du XXe siècle dans un contexte de mondialisation accélérée. Ce que décrit Arendt ne peut s’y prêter. Cela n’est pas contradictoire avec le fait que des commentateurs critiques du populiste (depuis précisément le point de vue des « élites ») puissent se retrouver en parfaite connivence avec l’argumentation d’Arendt sur le destin de la multitude. Paradoxalement, les pages où l’auteure évoque celle-ci (les pauvres, les miséreux, voire les incapables) renvoient à la notion forgée par Louis Chevalier de « classe dangereuse » dans l’indispensable Classes laborieuses et classes dangereuses. A s’étonner même que l’association n’ait pas encore été faite. Sans doute parce que De la révolution n’a pas le statut des Origines du totalitarisme ou de La condition de l’homme moderne (et puis la « science politique » ne saurait en faire usage). Un paradoxe dans la mesure où le propos d’Arendt ne rejoint nullement celui de Chevalier, bien au contraire : cela fonctionne à flux renversé.

Deuxièmement. Cette partie de nos élites intellectuelles pour qui le « modèle anglo-américain » s’avère supérieur à tous les autres en en été certainement convaincue par Hannah Arendt (ou en a trouvé la confirmation en la lisant). J’en excepte ceux qui y souscrivent à travers la défense d’un « modèle communautaire » opposé au « modèle républicain » : le premier n’étant pas exactement la tasse de thé de miss Arendt comme je l’ai plus haut indiqué. Celle-ci, généralement, mais plus particulièrement dans De la révolution défend l’excellence des régimes américains et britanniques, donc le « système bipartite » de ces deux pays. Elle le différencie fondamentalement du « système multipartite des États-nations de l’Europe occidentale » par ce qu’elle appelle « une conception radicalement différente du pouvoir qui pénètre le corps politique tout entier ». Ce qui les protégerait de toute aventure totalitaire. Dans les lendemains de la guerre, déjà, Arendt débusquait curieusement « des potentialités totalitaires indéniables et les convictions autoritaires du gouvernement de Gaulle » (parce que des ministres communistes faisaient partie de ce gouvernement ?). Par conséquent le « système bipartite » représente la panacée universelle pour Arendt. D’ailleurs elle écrit sans trembler que la différence entre les gouvernements anglo-américains et ceux de l’Europe de l’ouest (depuis la relation gouvernants-gouvernés) réside dans le fait que les premiers « aspirent à gouverner » tandis que les seconds  « consentent à se laisser gouverner ». La preuve par Trump, en quelque sorte.

Troisièmement. La principale raison pour laquelle les commentaires sur De la révolution paraissent contrastés, contradictoires, ou semblent ménager la chèvre et le choux doit être mise sur le compte des ambiguïtés (volontaires ou involontaires) relevées dans de nombreuses pages de l’ouvrage. Parallèlement l’auteure se plaint que le « débat politique » soit confisqué par ceux, d’un côté les « radicaux, qui reconnaissaient le fait révolutionnaire sans en comprendre les problèmes » (sic) et de l’autre les   « conservateurs, qui se cramponnaient à la tradition et au passé comme avec des talismans avec lesquels se prémunir contre l’avenir ». Donc quelque chose comme l’expression d’un juste milieu, ou la traduction d’un modérantisme, ou la volonté de se tenir à distance des extrêmes, ou de s’arrimer à la seule position raisonnable qui ne peut qu’entrer en résonance avec l’une des tendances lourdes de nos sociétés contemporaines.

Le quatrième point concerne les « conseils », ou plutôt le « système des conseils » pour parler comme Hannah Arendt (l’adjectif « ouvrier » accolé à « conseil », rarement utilisé par l’auteure, l’étant comme on le verra pour en déprécier le contenu). La bonne réputation dont jouit Arendt dans des cercles ultra-gauchistes, radicaux ou libertaires est due à l’intérêt qu’elle a manifesté pour ce « système des conseils ». Pourtant, comme on l’a observé avec Réflexions sur la révolution hongroise, ses analyses s’avèrent pour le moins problématiques. Arendt, dans De la révolution, énumère les situations historiques (la Commune de Paris, 1905 et 1917 en Russie, 1918 et 1919 en Allemagne, Budapest 1956) qui rendent compte des « conseils » pour relever que « l’absence de continuité, et traditions d’influence organisée » s’oppose à la conception révolutionnaire traditionnelle « organisée d’avance, préparée, exécutée avec une exactitude presque scientifique par des révolutionnaires professionnels ». Les seconds l’emportant toujours sur les premiers, quelquefois violemment. Jusqu’ici je ne peux que partager cette analyse ; y compris lorsque Arendt cite, pour ne pas s’y accorder, des « témoins » pour qui la révolution par les conseils « se trouvait malheureusement condamnée d’avance », eu égard son romantisme, son aspect utopique, son manque de réalisme. Cependant, progressivement, Arendt va intégrer ce propos spécifique sur les « conseils » dans le propos plus général de son livre (et de son mode de pensée). Une première occurrence nous est donnée : « Partout les conseils, contrairement aux partis révolutionnaires, étaient infiniment plus intéressés par l’aspect politique que par l’aspect social de la révolution ». Donc elle rectifie un tant soit peu ce qu’elle affirmait dans Réflexions sur la révolution hongroise. Pourtant, autant que l’on puisse le vérifier, le politique et le social se trouvent étroitement imbriqués dans les expériences conseillistes (comme dans la plupart des situations révolutionnaires). Je relève qu’Arendt ne se hasarde pas, sa formulation l’induisant, à reprendre la distinction quelque peu arbitraire entre « conseils révolutionnaires » et « conseils ouvriers ». Certes, à l’appui de sa démonstration l’auteure cite le communard Odyssée Barrot distinguant « révolution sociale » (1871 procédant « directement de 1793 qu’il continue et qu’il doit achever ») et « révolution politique » (où « au contraire 1871 est une réaction contre 1793 et un retour à 1789 »). Mais on peut discuter ce propos d’un communard inconnu de nos services, ou le traduire par ce qui renvoie à l’ancien et au nouveau dans toute révolution. Enfin comme chacun le sait la Révolution française était d’abord une « révolution bourgeoise » et la Commune de Paris une « révolution sociale » (ou « prolétarienne », pour reprendre un gros mot totalement absent chez la délicate Hannah Arendt). Le mot « politique », comme souvent chez Arendt, joue ici le rôle d’un leurre.

J’aurais aimé en savoir davantage sur ce précurseur arendtien, le dénommé Odyssée Barrot (qui serait un publiciste proudhonien), dont une note de bas de page indique qu’Arendt a trouvé l’extrait cité plus haut dans un ouvrage de Heinrich Kœchlin sur la Commune de Paris, non traduit en français. Malheureusement, malgré mes recherches, je n’ai trouvé nulle trace d’Odyssée Barrot (le « Maitron » l’ignore !). L’existence d’Heinrich Kœchlin est attestée par Jean Tinguely (qui a fréquenté entre 1945 et 1954 la librairie de cet anarchiste bâlois). Un lecteur, qui comme l’auteur de ces lignes serait porté à croire que le propos de Barrot rapporté par Kœchlin lui semble « presque trop beau pour être vrai », pourrait également se demander si ce Barrot existe réellement. Arendt, c’est indéniable, a bien trouvé cette citation dans un ouvrage intitulé Die Pariser Commune con 1871 im Bewusstsein ihrer Anhänger mais cela n’interdit pas de s’interroger sur l’existence par Kœchlin de cet Odyssée Barrot. Dans le cas, disons improbable, où ce dernier serait l’invention d’un historien facétieux (ou imputable à une erreur de transcription), il y aurait tout lieu d’interpeler les gardiens du temple arendtien pour qu’ils révisent leurs tables de loi.

Revenons à des considérations moins hypothétiques. A travers une énième comparaison entre « les partis révolutionnaires » et les « conseils », Arendt affirme « que tous les partis, de la gauche à la droite, ont bien plus de points communs que les groupes révolutionnaires n’en ont jamais eus avec les conseils ». L’indication est intéressante mais elle parait exagérée (d’autant plus tous les « groupes révolutionnaires » se trouvent logés à la même enseigne). Jusqu’à présent Arendt qui avait souligné le rôle prépondérant des « partis révolutionnaires » dans la destruction des « conseils » tient à le relativiser en indiquant que « l’erreur fatale des conseils a toujours été qu’ils n’établissaient pas eux-mêmes clairement la distinction entre la participation aux affaires publiques et l’administration ou la gestion des affaires relevant de l’intérêt public ». Ce qui change la donne. C’est ici qu’Arendt mentionne exceptionnellement les « conseils ouvriers » pour en conclure au fiasco (celui « de prendre en main la direction des usines »). Là nous retrouvons la thèse de Réflexions sue la révolution hongroise : les conseils sont chose trop sérieuse pour être confiés à des ouvriers (ou à la « multitude » pour parler en arendtien). Reconnaissons que contrairement au texte de 1958 cela n’est pas dit explicitement. En revanche Arendt réitère le point de vue selon lequel « les conseils ont toujours été essentiellement politiques, les revendications sociales et économiques n’y jouaient qu’un rôle annexe, et c’est précisément ce manque d’intérêt pour les problèmes économiques et sociaux qui, du point de vue du parti révolutionnaire, constituait le signe indubitable de leur mentalité « petite bourgeoise », abstraite et libérale ». Il s’agit plus d’une construction destinée, une fois de plus, à légitimer la séparation arendtienne entre le politique et le social qu’une manière de rendre compte d’une réalité plus complexe que l’auteure ne le prétend. On aimerait, là également, que cette affirmation soit étayé par des exemples concrets. Car l’auteure renvoie-t-elle aux conseils en général, ou à Budapest en particulier ? Nulle réponse, mais par contre l’explication selon laquelle « En réalité, c‘était un signe de leur maturité politique, tandis que la volonté des travailleurs de diriger eux-mêmes les usines était un signe du désir des individus, compréhensible mais politiquement inopportun, d’accéder à des postes jusqu’alors accessibles aux seules classes moyennes ». On constate, le fait est remarquable, qu’Arendt presque à la même époque tient un discours comparable sur les Noirs américains dont les revendications (à caractère social, il va de soi) témoignent d’un souci « d’ascension sociale ». Il faut également signaler qu’Arendt reprend ici en substance un point de vue qu’elle récusait plusieurs pages plus haut parce qu’émanant de « témoins » avec qui elle se trouvait en désaccord. Rangeons le dans la rubrique « ambiguités volontaires » : l’une des marques de fabrique de l’auteure.

Encore une fois de plus cette séparation du « politique » et du « social » (le fondamental chez Hannah Arendt) se révèle pernicieuse puisque notre auteure reconnaît malgré tout les « talents de gestionnaire chez des individus issus de la classe ouvrière » tout en affirmant que « les conseils ouvriers représentaient certainement les pires organes qui soient pour les détecter ». On a l’impression, à lire Arendt, que tout l’aspect collectif, solidaire, communautaire (dans l’argumentation et la représentation) lié à l’expression des conseils s’efface (dés lors qu’il s’agit de « conseils ouvriers ») devant des considérations individuelles sur la capacité de devenir un bon gestionnaire, un bon administrateur, voire un bon dirigeant. L’on retrouve ensuite cette dichotomie très arendtienne entre « liberté et « nécessité » dans la sphère des relations humaines. D’où, cette séparation n’étant pas respectée : « Les conseils d’usines introduisirent un élément d’action dans la gestion des choses, ce qui de facto ne pouvait qu’engendrer le chaos ». Ce qui, poursuit logiquement Arendt, a « valu sa mauvaise réputation au système des conseils ». La faute à qui, hein ? Quand Arendt établit un parallèle entre l’échec des conseils (leur incapacité à « reconstruire le système économique » : échec qu’elle impute paradoxalement à « leurs qualités politiques ») et la réussite de « l’appareil de parti » (s’expliquant par sa « structure originelle, oligarchique et même autocratique, qui le rendait peu fiable dans toutes les affaires politiques ») la terminologie « politique » confine à l’absurde. Ou alors un tel usage permet d’affirmer une chose et son contraire.

Enfin ces pages sur « le système des conseils » constituent moins un texte dans le texte qu’une manière de passer les conseils à la moulinette de la pensée Arendt. L’auteure, une dernière fois, reprend l’opposition plusieurs fois signalée pour affirmer sans autre forme de procès que « cette forme de gouvernement (celle des conseils), si elle s’était pleinement développée, aurait elle aussi pris la forme d’une pyramide qui, bien sûr, est celle d’un gouvernement d’essence autoritaire ». A la différence que « dans ce cas ci, l’autorité ne serait générée ni par le sommet ni par la base, mais à chaque niveau de la pyramide ». Vous n’êtes pas convaincu ? Moi non plus. Arendt sans doute aussi, parce qu’elle préfère conclure De la révolution une page plus loin sur l’évocation de deux poètes : René Char et Sophocle. J’ai d’abord cru que Char se retrouvait là au titre de seul écrivain français digne de ce nom ayant rencontré Heidegger. Mais en relisant le dernier fragment cité plus haut de De la révolution j’ai réalisé qu’un recueil de poèmes de Char (publié en 1955) s’intitule Recherche de la base et du sommet. Comme quoi on peut se prendre au piège de ses propres contradictions avec le « système des conseils » et néanmoins s’en sortir d’une manière inattendue, sous la forme d’une pirouette ou d’un clin d’œil à l’usage des happy few. Il faut savoir terminer une grève, disait Thorez. Ou un livre dans le cas d’Arendt : on reconnaitra que sa sortie s’avère réussie, même si elle emprunte l’issue de secours.

Résumons De la révolution. Il n’existe qu’une seule forme de bon gouvernement, viable et durable (puisque les révolutions, y compris sous les formes les plus acceptables, sont dans l’incapacité de « trouver l’institution appropriée »), celui, on l’aura compris, qui partant de la « réussite triomphale » de la Révolution américaine, s’avère être le seul capable de garantir constitutionnellement les libertés et droits civils. Tout le reste n’étant que littérature (même si une distinction pourrait être faite entre une la « bonne », le système des conseils, et la « mauvaise », la Révolution française et compagnie).

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Où en sommes nous avec Hannah Arendt aujourd’hui ? Sans vouloir épuiser le sujet les quatre remarques suivantes tentent d’y répondre. Une cinquième valant comme conclusion.

1) Une donnée qui parait pourtant essentielle pour comprendre quelques uns des soubassements de la « pensée Arendt » n’a pas, ou trop peu été pris en compte par ses commentateurs. Il est vrai qu‘elle sort du champ balisé du classique débat d’idées pour mettre en relation différents aspects de cette pensée avec la manière dont ceux-ci ont pu se constituer depuis des éléments biographiques attestés. Il s’agit d’une relation de la vie à l’oeuvre (voire réciproquement), non moins classique, sauf qu’ici avec Arendt quelques uns des « invariants » ou « fondamentaux » arendtiens relevés durant notre lecture critique de De la révolution s’expliquent plus que d’autres (sur lesquels il n’y aurait pas lieu de s’interroger ainsi) par des traits de caractère ou psychologiques pouvant prendre la forme du ressentiment. Il n’est pas question d’allonger Hannah Arendt sur un divan mais de prendre en considération cette « part d’ombre » absentes des commentaires relevant des disciplines philosophique, politiste, anthropologique, ou que les biographies éludent ou travestissent le cas échéant. Un exégète vigilant comme Philippe Raynaud en dit un mot à sa façon de manière négative lorsque dans sa longue préface à l’édition Quarto Gallimard de L’Humaine condition, tout en accréditant la thèse arendtienne sur le contenu des révolutions américaine et française, il traite de « malveillants » les lecteurs qui affirment que « cette invention de la Révolution américaine est le prix à payer pour l’assimilation à la nation américaine d’une intellectuelle juive ». Raynaud, préventivement, invalide une constatation pourtant difficilement contestable, j’y reviendrai plus loin. Abordons cette « donnée » de manière concrète à travers les trois exemples suivants.

Le premier concerne l’ouvrage le plus controversé d’Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Certaines thèses du livre ont pu même indisposer, sinon plus, des proches de la philosophe (comme Scholem). Entre la fin des années 40 et le début de la décennie 60 le rapport d’Arendt à la judéité et plus encore au sionisme évolue : ce qui explique en grande partie cette controverse. Les réactions les plus indignées de la « communauté juive » se rapportent à ce qu’Arendt écrit sur Léo Baeck (représentant d’un judaïsme progressif, ancien déporté et personnalité respectée) : le portrait qu’en fait notre auteure conditionnant dans une certaine mesure les thèses les plus discutables du livre. Il n’est pas indifférent de savoir que ce ressentiment envers Baeck datait de l’époque de leur première rencontre (1932). Une seconde rencontre à New York après la guerre ne changeant en rien les sentiments d’Arendt.

Le second exemple porte sur les relations très contrastées d’Arendt avec la France (ce qui ne l’empêchait pas d’aimer Paris mais c’est une autre histoire). Ici on peut faire l’hypothèse que les internements de mai et juin 1940 (au Vel' d’Hiv d’abord, puis à Gurs) par les autorités françaises sont principalement la cause de l’aversion envers un pays où les époux Blücher ont vécu entre 1933 et 1941 (durant une discussion houleuse avec Mary McCarthy, dont Arendt venait de faire le connaissance, cette dernière évoque même un internement en « camp de concentration », ce dont elle s’excusera plus tard auprès de son amie). Sinon comment comprendre ses attaques en règle contre la Troisième république française (Les origines du totalitarisme), et surtout contre les Lumières et la Révolution française (De la révolution), voire contre la civilisation française. Il y a donc chez Arendt de ce point de vue là un continuum depuis les Lumières (c’est la faute à Rousseau !) jusqu’au désastre et à l’effondrement de la République française en 1940. Ensuite il parait difficile de savoir si la haine qu’Arendt éprouve à l’égard de De Gaulle relève d’une aversion personnelle ou si elle s’inscrit dans le tableau brossé ci-dessus.

Le troisième exemple a été rapidement évoqué un peu plus haut. Parmi les artistes et intellectuels qui contraints de quitter l’Europe s’installent aux États-Unis avant et pendant le second conflit mondial, on pourrait distinguer ceux qui ne se résolvent pas à s’ y intégrer (à l’instar de Breton), ceux qui s’y intègrent plus ou moins avant de revenir en Europe, et ceux qui font le choix d’y rester et donc de s’assimiler (comme Arendt). Bien entendu son éloge de la Révolution américaine, de la constitution des États-Unis et tutti quanti n’était nullement étranger au fait d’avoir été ainsi assimilée à la nation américaine (juive ou pas). Arendt avait une dette à l’égard des USA et elle s’en est acquittée d’un ouvrage à l’autre. Tout ralliement ne va pas aussi sans quelques reniements : le lecteur aura compris lesquels. Élémentaire mon cher Raynaud ! L’hostilité d’Arendt envers Horkheimer et plus encore Adorno (les deux « cochons de Francfort »), par delà les raisons déjà évoquées dans la première partie de ce texte, s’expliquait également par le fait que tous deux avaient choisis de rentrer en Allemagne après guerre, mais surtout (on reste avec le seul Adorno) parce que l’existence d’un livre comme Minima Moralia (qui s’en prenait au monde tel qu’il va depuis une description au vitriol d’un modèle américain confondu à juste titre avec le devenir du capitalisme à l’échelle mondiale) ne pouvait qu’indisposer sinon plus Arendt. Parce que Adorno et consort crachaient dans la bonne soupe américaine : même pas la reconnaissance du ventre !

2) Jacques Rancière est l’un des rares philosophes français à avoir tenu des propos véritablement critiques sur Hannah Arendt. Dans un entretien (« Politique et esthétique ») recueilli dans Et tant pis pour les gens fatigués, Rancière souligne ce qui l’oppose à Arendt. En particulier le fait que chez elle « la scène politique serait comme brouillée, encombrée par les revendications du social ». Rancière l’illustre par ce qu’Arendt rapporte de la Révolution française où l’irruption de la multitude « vient brouiller la pureté de la scène politique » (d’où l’arbitraire d’une opposition entre « une vie capable de jouer le jeu politique de l’apparence et une vie vouée à la seule reproduction de la vie »). Autre illustration : la manière dont Arendt « fait fonctionner l’opposition du politique et du social renvoie aux vieilles oppositions de la philosophie grecque entre les hommes de la nécessité - qui sont hors apparence donc hors politique - et les hommes du loisir ». Rancière entend cependant distinguer ce qui relève de la pensée d’Arendt de celle de ceux qui se réclament d’elle. Partant de son « différend théorique » avec Arendt (pour lui la politique « commence précisément quand ceux qui « ne peuvent pas faire une chose, montrent par le fait qu’ils le peuvent »), Rancière constate que cette « distinction arendtienne du social et du politique a été massivement utilisée, par exemple lors des mouvements de 1995, pour justifier la politique gouvernementale, « Libéraux » et « républicains » ne cessent d’ânonner du Hannah Arendt pour montrer que la politique - c’est à dire en fait l’État et le gouvernement - est au-dessus de la mesquinerie sociale, qu’elle est la sphère des intérêts communs collectifs s’élevant au-dessus des égoïsmes corporatifs ».

3) Sans pourtant partir des mêmes présupposés, Emmanuel Faye, mettant en garde contre « ce que l’on peut appeler le double langage arendtien et sa conception à deux niveaux où l’affirmation de l’égalité politique a pour contrepartie la récusation radicale de l’aspiration à l’égalité économique et sociale », rejoint sous cet angle là le propos de Rancière. On n’a sans doute pas suffisamment mis l’accent sur l’aspect postmoderne de la pensée d’Arendt. C’est là qu’il faut revenir à Heidegger dans la mesure où Arendt, à l’instar de son mentor, a su capter un auditoire à l’aide de notions qui font figure de mantra sous la plume de maints commentateurs, arendtiens ou s’ignorant tels : par exemple « natalité », « pluralité », et plus encore le célèbre « vivre ensemble » (emprunté à Etre et temps),ce pont-aux-ânes contemporain. Sans oublier « le droit d’avoir des doits », devenu chez les thuriféraires d’Arendt l’un de ses marqueurs idéologiques (laquelle notion, selon Philippe Raynaud, témoignerait des limites et impasses de la notion de « droits de l’homme et du citoyens » héritée de la Révolution française et remettrait en cause celle d’États-nations). Pourtant à l’usage ce « droit d’avoir des droits » se révèle particulièrement extensible (ou pernicieux dans l’utilisation faite). Les Palestiniens de Cisjordanie peuvent l’invoquer, mais les colons Israéliens aussi. Alors, comme disait Jean Renoir, « tout le monde a ses raisons » ? Sauf qu’en l’occurence c’est le droit du plus fort qui prime ici. Donald Trump ne le démentira pas, bien au contraire.

4) Le statut iconique d’Hannah Arendt est tel qu’il la protégerait des risques d’idéologisation que confère le suffixe « isme » : nul commentateur n’évoque par exemple l’arendtisme. Quel nom donner à cette pensée qui, selon Enzo Traverso, ne serait « ni de droite, ni de gauche, ni marxiste, ni libérale, ni progressiste, ni conservatrice selon les schémas classiques », qui trouverait « refuge dans la tradition du républicanisme, fondé sur une vision de la politique comme participation et comme vertu civique » ? D’ailleurs Arendt ne disait pas le contraire quand dans un entretien de 1972 elle affirmait : « Vous savez que la gauche pense que je suis conservatrice, et que les conservateurs pensent parfois que je suis de gauche, ou une indépendante, ou Dieu sait quoi. Et je dois dire que je ne m’en soucie pas plus. Je ne pense pas que les vraies question de ce siècle puisse être d’aucune façon éclairantes par des choses de ce genre «.

On tient là l’une des raisons que expliquent le succès d’Arendt aujourd’hui. Dans un monde de moindres certitudes, dont on nous répète qu’il serait celui « du déclin des idéologies », cette manière de ne pas se positionner, de ne pas se prêter au jeu des appartenances, de se situer au dessus de la mêlée ou en dehors, ou ailleurs) ne peut que rencontrer l’assentiment d’anciens « croyants » en politique (ou conforter l’adhésion de ceux qui déjà renvoyaient dos à dos les « extrêmes »). Ce qui peut se traduire par le refus d’une quelconque assignation (venant corroborer en quelque sorte cet assentiment). Il y a certes quelque légitimité à refuser d’être vouloir assigné sur le mode de l’anathème. Mais en même temps il convient d’appeler un chat un chat pour ne pas apporter de la confusion à la confusion. C’est même une obligation politique dans une telle époque de nommer les choses pour ce qu’elles sont. Ce qui demande évidemment, régulièrement, patiemment, un effort de clarification. Et puis comment échapper au processus d’idéologisation si l’on n’est pas en mesure de définir de manière critique, adaptée et circonstanciée, ce qu’est l’idéologie ? Ou de celle qui dans le cas présent refuserait d’être prise comme telle ?

Un parallèle doit être fait avec le constat par Philippe Raynaud d’un « charme puissant » de la pensée Arendt, puisqu’elle peut rassembler des catégories de lecteurs sur une grande partie des échiquiers politique, philosophique, voire au-delà. Ce qui témoignerait, nous lui laissons la responsabilité d’une telle assertion,  de « la cohérence interne de ce ce qu’il faut bien appeler la « philosophie politique » de Hannah Arendt ». Raynaud ajoute que ce charme agit sur des lecteurs qui « peuvent par ailleurs avoir des sentiments politiques très divers » et cite pour appuyer sa démonstration deux grandes catégories de ces lecteurs. D’abord ceux, « les » démocrates » les plus radicaux » qui « y trouveront un bel éloge de la liberté politique qui va au-delà de la simple « liberté négative » des libéraux pour s’épanouir dans ce qui peut apparaitre comme un « humanisme civique » de bon aloi », depuis la « démocratie participative » héritée des Grecs à la « tradition plus récente des conseils ». Ensuite « les conservateurs y trouveront aussi de quoi alimenter leur scepticisme sur les possibilités laissées à la politique pour « transformer le monde » ou pour changer la condition humaine, car les distinctions proposées par Hannah Arendt - entre le « social » et le « politique » ou entre « l’action », » l’oeuvre » et le « travail » - ont évidemment pour effet de ruiner toute idée de continuité entre l’exercice de la liberté politique et le progrès » social » », ce domaine du social relevant de « la sphère de la nécessité auquel seul l’esclavage permettait aux hommes libres d’échapper ».

« Cohérence interne » ? Mon cul, dirait Zazie ! Comment appeler du nom de cohérence deux manières de penser à ce point antinomiques ! Le « charme puissant » s’avère tel que Raynaud et consort peuvent dire une chose et son contraire sans trop craindre d’être démentis. Nous retrouvons là ce que j’évoquais plus haut en terme de « confusion ». Et l’on comprend encore mieux en quoi la pensée Arendt fascine une partie du monde intellectuel. D’ailleurs, entre autres raisons, cette fascination n’est-elle pas le corollaire d’une désaffection de ce même monde à l’égard des professionnels et des praticiens de la politique ? Ces « déçus » ne trouvent-ils pas dans la pensée Arendt matière à prérogatives vis à vis d’un personnel politique de plus en plus dévalorisé ?

5) Pour conclure on dira que la philosophie arendtienne (ou science politique, ou anthropologie) n’est pas une pensée sur la domination mais l’une des pensées de la domination. L’un de ses fondements, fondamental chez Arendt, la nette distinction entre le « politique » et le « social », s’origine depuis le principe selon lequel l’esclavage serait le prix à payer pour que les hommes soient libres. D’où, pour en venir au monde moderne, la valorisation d’une « liberté » (celle du politique : de « l’espace public », du « droit d’avoir des droits », des « intérêts communs »), et la dévalorisation de tout ce qui renverrait à la nécessité (le social, ou les diverses expressions d’une multitude, celle des « pauvres », arrimée à cette nécessité). Cette pensée s’avère incompatible avec toute perspective véritablement révolutionnaire et d’émancipation, et ne peut que conforter ceux qui veulent conserver ce monde en l’état, ou du moins qui n’entendent pas que celui-ci se transforme depuis la perspective qui vient d’être évoquée. Le succès de la pensée Arendt s’explique aussi, à côté d’un « charme puissant » fascinant des lecteurs en tous points opposés, par son vernis postmoderne (autre élément de séduction). Il n’est pas interdit de penser que dans des temps de moindre confusion la part des choses pourrait être faite entre ce qui relève véritablement de la pensée Arendt, et ce qui s’est dégradée chez elle sous le nom d’arendtisme. Mais il ne parait pas possible de l’envisager sans avoir brisé préalablement l’icône Hannah Arendt.

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On pourrait séparer, plutôt arbitrairement, le Theodor Adorno théoricien de la musique et musicologue, du philosophe et du sociologue (arbitraire dans la mesure où l’esthéticien les réunit). Ceci pour dire que les ouvrages musicaux d’Adorno m’importent davantage que les autres pour des raisons liées à ma plus grande proximité avec la musique et l’intérêt que j’éprouve à l’égard de celle que défend Adorno. Pour ne citer qu’un exemple son Mahler reste incomparable à mes yeux. Cependant il ne sera pas question de cet Adorno-là ci-dessous : me réservant la possibilité de le commenter à l’avenir dans un tout autre contexte (et de manière autonome). Je me contenterai ici d’évoquer l’oeuvre d’Adorno à travers trois aspects particuliers : le premier concerne la célèbre phrase sur « Auschwitz et la poésie », le second commente et surtout actualise le chapitre « La production des biens culturels » de La dialectique de la raison, le troisième est une courte variation depuis le « dernier Adorno ».

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Dans un passage de sa Théorie esthétique, Adorno n’exclut pas, après Hegel, l’hypothèse de la « mort de l’art » sans pour autant pourtant le vérifier ou le justifier sur le plan esthétique. Il s’agit pour lui de préserver « la teneur substantielle de l’art du passé » d’une possible disparition, ou d’une poursuite « dans le désespoir d’un art réduit à l’état de culture ». Comme il l’indique : « Elle pourrait survivre à l’art dans une société qui aurait été libérée de la barbarie de sa culture ».

Adorno, parallèlement, ne nie pas pour autant que l’art, autre hypothèse, puisse disparaitre, c’est à dire ici se réaliser dans une société émancipée, libérée : l’art intégré dans la vie ou la vie devenant oeuvre d’art. Cependant il ne l’envisage pas sur un mode programmatique, ni n’en décrit pour ce faire les différentes étapes. D’ailleurs Théorie esthétique se conclut par le rappel d’une « société pacifiée » à laquelle échoirait « à nouveau l’art du passé ». Non sans préciser qu’il refuse « d’esquisser même la forme de l’art dans une société transformée ». Pourtant, par delà ce qui pourrait apparaître comme une réticence à se projeter dans une société dite « pacifiée » ou « transformée », Adorno déplace la question vers « une troisième chose par rapport à l’art passé et présent ». Il ajoute alors : « Mais il vaudrait mieux souhaiter qu’un jour meilleur l’art disparaisse plutôt qu’il oublie la souffrance qui est son expression et dans laquelle sa forme puise sa substance ».

La Théorie esthétique parut plusieurs mois après la mort d’Adorno. Les dernières phrases de l’ouvrage (je viens de relever l’une d’elles) font écho à d’autres - souvent citées, parfois déformées - du philosophe sur l’impossibilité d’écrire des poèmes après Auschwitz. Une « célébrité » sujette à caution puisque Adorno se trouve encore souvent réduit à ce qui est devenu une « petite phrase » de grande conséquence : que l’on s’en serve contre Adorno ou pas. Cette fameuse phrase figure originellement dans Critique de la culture et société : un texte écrit en 1949 et publié en 1951, puis repris quatre ans plus tard dans Prismes (pour l’édition allemande, cet ouvrage étant publié en France en 1986). Partant de la « critique de la culture » sur un plan historique, Adorno renvoie dos à dos, si l’on peut dire, cette critique sous ses formes « transcendante » et « immanente ». Enfin presque, puisque la méthode immanente, si elle « s’expose au reproche de passer sous silence l’essentiel, le rôle de l’idéologie dans les conflits sociaux, risque moins de contribuer au rétablissement officiel de la culture «. Ici « l’oeuvre réussie » devient « celle qui exprime négativement l’idée d’harmonie en donnant forme aux contradictions de façon pure et intransigeante jusqu’au cœur de sa structure » (au lieu de réconcilier les « contradictions objectives dans une harmonie illusoire »). Plus loin Adorno ajoute : « Aucune théorie (…) n’est à l’abri de la perversion qui la change en délire, des lors qu’elle a perdu le rapport spontané avec l’objet. La dialectique doit se garantir tout autant contre une telle perversion que contre le risque de rester prisonnière de l’objet culturel. Elle doit éviter à la fois le culte de l’esprit et l’anti-intellectualisme. Le critique dialectique doit à la fois participer er ne pas participer à la culture. C’est le seul moyen de rendre justice à lui-même et à son objet ». Une dernière fois, dans ce texte, Adorno revient sur cette double faillite : « pour l’une (la critique transcendante), « étant donné qu’il n’y a plus d’idéologie au sens propre de fausse conscience, mais seulement de la publicité pour le monde sous la forme de redoublement et un mensonge provocateur qui ne cherche pas à tromper mais impose le silence » ; pour l’autre (la critique immanente), « son objet l’entraîne dans l’abîme ». De là ce constat, pour finir : « Plus la société devient totalitaire, plus l’esprit y est réifié et plus paradoxale sa tentative de s’arracher à la réification par ses propres forces. Même la conscience la plus radicale du désastre risque de dégénérer en bavardage. La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes. L’esprit critique n’est pas en mesure de tenir tête à la réification absolue, laquelle présupposait, comme l’un de ses éléments, le progrès de l’esprit qu’elle s’apprête aujourd’hui à faire disparaître, tant il s’enferme dans une contemplation qui se suffit à elle-même ».

Ces dernières lignes peuvent paraître inacceptables, d’un pessimisme outrancier, voire pour parler contemporain « contre-productives ». Il convient de revenir sur la période décisive dans l’itinéraire d’Adorno de la rédaction de Minima Moralia (1944-1947) pour essayer de comprendre, depuis cette phrase si commentée et si controversée, ce qui dans la pensée du philosophe allemand se trouve alors mis pareillement à l’épreuve et quelles causes avaient produit de tels effets. Revenons donc quelques années en arrière. L’expérience douloureuse de l’exil conduit Adorno à écrire ces « Réflexions sur la vie mutilée » (pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage). Une investigation qui lui permet de saisir avec une particulière acuité l’état présent de la domination sous la forme du capitalisme le plus avancé (tel que le philosophe doublé d’un sociologue l’observe, l’analyse et le dissèque dans l’Amérique des années 40), mais aussi le naufrage de la raison eu égard la révélation de l’existence des camps d’extermination (justifiant à postériori, en forçant le trait, quelques unes des thèses de La Dialectique de la raison défendues plusieurs années plus tôt avec Horkheimer).

Il n’y a plus rien d’innocent, constate Adorno, Le regard qui se voudrait consolateur dans une vie inconsolable doit être démenti vigoureusement. « « Que c’est joli ! », même cette exclamation innocente revient à justifier les infamies de l’existence, qui est tout autre que belle ; et il n’y a plus maintenant de beauté et de consolation que dans le regard qui se tourne vers l’horrible, s’y confronte et maintient, avec une conscience entière de la négativité, la possibilité d’un monde meilleur ». C‘est dire, il faut insister là-dessus, que malgré son pessimisme, exprimé dans de nombreuses pages de Minima Moralia, Adorno ne se résigne pas pour autant. Sa pensée, d’un thème à l’autre, se confronte à l’horrible, l’ordure, la brutalité, la déréliction, l’arrogance, la bêtise, l’oppression, l’aliénation sans cesser de maintenir, le négatif en figure de proue, la possibilité en ce qu’advienne « un monde meilleur ». Qu’il traite de « la négation des rapports de classe », de « la brutalité de la technique », du « pouvoir de la connaissance », de « l’escamotage de la personnalité », de « l’aversion pour la pensée », du « caractère double du progrès », de « la morale de l’esclave », du « conformisme intellectuel », ou de « l’augmentation graduelle de l’horreur » la noirceur du tableau s’accompagne du relevé, au plus intime de la vie individuelle, des processus d’oppression et de domination. En tout état de cause la lecture de Minima Moralia est l’une de celles qui contribuent ce rendre ce monde encore plus inacceptable. Ceci posé, Adorno, comme je viens de le suggérer, n’est pas sans armer, théoriquement parlant, le lecteur qui n’entendrait pas accepter pareil état des choses. Sans cependant faire des concessions du genre « ne pas désespérer Billancourt ». Ici au contraire il s’agit de désespérer Billancourt dans le sens où l’exprimait Benjamin disant que l’espoir nous serait donné par les plus désespérés. Ou, pour le dire autrement, il n’y a pas d’autre réponse possible que celle de défendre malgré tout une position radicale (en dépit de ce que le mot « radicalité » a de contusionnant aujourd’hui : le dernier avatar en étant Fillon, qui qualifiait à l’automne 2016 son programme de « radical »)

Dans un fragment de Minima Moralia Adorno revient sur une question qui, par anticipation, replace la fameuse phrase dans son contexte : celui de l’horreur propre à Auschwitz mais pas seulement. Il s’agit d’une thématique que Critique de la culture et société laisse de côté, qu’Adorno n’a pas jugé utile de reprendre. L’auteur donc, partant d’un certain relativisme (exprimé par la formule « il en a toujours été ainsi »), le dénonce comme relevant d’une « pseudo objectivité scientifique » ou de l’illusion d’une « histoire inchangée ». Adorno ajoute, paradoxalement, que cette affirmation, « fausse dans son immédiateté (…) ne devient vraie qu’à travers la dynamique de la totalité ». C’est vouloir dire que le refus « de reconnaître l’augmentation de l’horreur » s’accompagne d’une cécité à l’égard de ce qui « différencie spécifiquement les évènements les plus récents d’évènements passés et passe du même coup à côté de ce qui constitue la véritable identité du tout, cette horreur qui n’en finit jamais ».

En réponse aux commentaires et critiques que la dite phrase de Culture et société suscite durant la seconde parties des années 50 (en Allemagne alors exclusivement), Adorno reviendra plusieurs fois sur ce qu’il conviendrait d’entendre par « ne plus écrire de poèmes après Auschwitz ». Il faut cependant attendre 1962, et l’article Les fameuses années 20 (reproduit dans Modèles critiques) pour voir Adorno apporter la précision suivante. Tout en ne cédant rien quant à « l’idée d’une culture ressuscitée » (qui pour lui relève d’un leurre ou d’une absurdité), Adorno reconnaît que le monde « a néanmoins besoin de l’art en tant qu’écriture inconsciente de son histoire. Les artistes authentiques du présent sont ceux dont les oeuvres font écho à l’horreur extrême ». La même année (dans l’article Engagement, repris dans Notes sur la littérature), Adorno revient plus directement sur la fameuse phrase en affirmant ne pas vouloir la minimiser. Il pose alors la question de savoir si l’art est encore possible en faisant suivre cette interrogation d’une autre sur « la régression intellectuelle dans la notion de littérature engagée ». La réponse sera dialectique : « la conscience du malheur, comme le dit Hegel, tout en interdisant que l’art continue d’exister, exige en même temps qu’il le fasse ». C’est dire que l’intransigeance absolue des oeuvres des plus grands esprits de ce temps « leur confère la force effrayante que n’ont pas les poèmes parfaitement inutiles sur les victimes ». Évitons les méprises. Adorno se réfère ici à la propension qu’aurait la « littérature engagé » d’inscrire le génocide dans son « patrimoine culturel ». Car bien entendu, en référence aux éclairantes pages consacrées par Adorno au Revelge de Mahler ou au Wozzeck de Berg, notre philosophe et musicologue se place sur un tout autre plan, compassionnel dirais-je (dans la mesure où cette compassion est le corolaire d’une critique sans appel du monde qui produit ces victimes).

Quatre ans plus tard, Dialectique négative apporte un correctif en déplaçant dans un premier temps la question de l’impossibilité d’écrire des poèmes après Auschwitz depuis des considérations moins culturelles qu’existentielles. Quelques pages plus loin, Adorno y revient en affirmant que « Auschwitz a prouvé de façon irréfutable l’échec de la culture ». Plus loin encore, il faut citer entièrement un passage reprenant sur un autre mode le questionnement, devenu pour le moins contradictoire, d’Adorno sur Auschwitz et la poésie. Et là nous touchons au cœur d’une question que le philosophe expose admirablement : « Quelqu’un qui avec une force qu’il convient d’admirer avait supporté Auschwitz et autres camps, disait avec une immense émotion contre Beckett : si celui-ci avait été à Auschwitz, il écrirait autrement à savoir plus positivement, avec la religion de tranchée du rescapé. Le rescapé a raison autrement qu’il le pense ; Beckett et quiconque encore resterait maître de soi y aurait été brisé et probablement contraint d’embrasser cette religion de tranchée que le rescapé revêtit de mots par lesquels il exprimait qu’il voulait donner du courage aux hommes : comme si cela dépendait d’une quelconque configuration spirituelle ; comme si le projet qui s’adresse aux hommes et s’organise en fonction d’eux ne les frustrait pas de ce qu’ils revendiquent, même s’ils croient le contraire. C’est ce en quoi on en était arrivé avec la métaphysique ».

Une dernière fois Adorno retourne sur ce motif dans L’art est-il gai (article de 1967 repris dans Notes sur la littérature). Là aussi, dans la continuité de ce qu’il écrivait l’année précédente, le philosophe précise : La phrase selon laquelle on ne plus écrire de poèmes après Auschwitz n’est pas à prendre telle quelle ». Il ajoute cependant qu’après Auschwitz « on ne peut plus présenter un art qui soit gai », sauf à dégénérer en cynisme. La référence à Beckett permet de sortir de cette impasse : ici « la catégorie du tragique se laisse aller au rire ». Il s’agit bien d’une issue même si ce « minimum de ce qui reste de la vie » (selon la réduction artistique opérée par Beckett) « escompte la catastrophe historique, peut-être afin de pouvoir lui survivre ».

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Le lecteur qui aujourd’hui lit (ou relit) dans La dialectique de la raison de Max Horkheimer et Theodor Adornol’important chapitre « Le production industrielle des biens culturels »(sous titré : « Raison et mystification des masses) est certainement confronté au caractère d’évidence de la plupart de ces pages. Ne le savait-il pas déjà ? Pourtant, dans un second temps, s’il prend la peine de s’interroger sur ce que signifie pareille « évidence », il pourrait à bon droit s’étonner de l’époque durant laquelle cet ouvrage a été rédigé : les dernières années de la Seconde guerre mondiale. Adorno (dont l’apport pour ce chapitre s’avère plus décisif que celui d’Horkheimer) dresse là un constat sans appel de la manière dont le capitalisme le plus avancé (celui des USA) avait progressivement investi la sphère artistico-culturelle pour produire et promouvoir une culture de masse censée répondre aux besoins des consommateurs. Adorno s’avère également critique envers l’art des siècles précédents mais il le formule différemment (et là n’est pas principalement son sujet). Ce qu’il dit par exemple de l’évolution du style s’inscrit en faux contre un certain idéalisme (« Ls grands artistes n’ont jamais été ceux qui incarnaient le style le plus pur et le plus parfait, mais ceux qui, dans leurs oeuvres, utilisèrent le style pour se durcir eux-mêmes contre l’expression chaotique de la souffrance comme vérité négative. Le style de leurs oeuvres donnaient à ce qu’elles exprimaient la force sans laquelle la vie s’en va sans qu’on l’entende »). Alors que dans « l’industrie culturelle le concept de vie authentique apparait comme un équivalent esthétique de la domination ». Ce type de comparaison culmine dans l’aphorisme « les oeuvres d’art sont ascétiques et sans pudeur, l’industrie culturelle est pornographique et prude ».

On retient principalement, pour entrer dans le vif du sujet, que le principal objectif de l’industrie culturelle est de « faire l’apologie de la société ». De là une série de variations sur la capacité qu’à cette industrie de divertir, d’amuser, de faire rêver : c’est à dire « ne penser à rien, oublier la souffrance même là où elle est montrée ». Ce qui n’est pas, insiste Adorno, « comme on le prétend une fuite devant la triste réalité, c’est au contraire une fuite devant la dernière volonté de résistance que cette réalité peut encore avoir laissé substituer en chacun ». J’entends une buse me poser la sempiternelle question : que croyez vous que les gens réclament ? A reprendre donc depuis le début avec d’autres éléments et arguments.

Il en est un auquel Adorno consacre plusieurs pages : la fonction de la publicité dans l’industrie culturelle. Je ferai ici une incidence en relevant (cité par Adorno) l’un des slogans publicitaires de cette même industrie devant l’étalage des marchandises : il y en a vraiment pour tous les goûts ! Cette même phrase se retrouve dans Vitrines (une chanson de Léo Ferré datant de 1953) qui se révèle être, même si Ferré l’exprime sous une forme poétique, en phase avec le propos d’Adorno, et représente par anticipation une critique de ce qu’on appelait pas encore du nom de « société de consommation ». Un hasard objectif en quelque sorte. Sinon les pages qu’Adorno consacre à la publicité ne nous apprennent rien que nous ne sachions déjà. Mais nul avant La dialectique de la raison ne s’était livré à un exercice critique à ce point exhaustif, percutant et pertinent de la publicité (ceci depuis la critique de la marchandise marxienne). Y compris dans la prétention de la publicité, revendication pourtant plus récente, de vouloir relever d’une expression artistique ; y compris dans ce qui » rattache la publicité au mot d’ordre totalitaire » ; y compris encore à travers la dégradation du langage que cela induit. L’une des conclusions d’Adorno (« Mais la liberté dans le choix de l’idéologie, qui reflète toujours la coercition économique, apparait dans tous les secteurs comme la liberté de choisir ce qui est toujours semblable ».) sera plus tard reprise et développée par les situationnistes dans leur mise en procès de la société du spectacle.

Dans la préface à l’édition de 1969 de La dialectique de la raison, Horkheimer et Adorno indiquent qu’ils ne maintiendraient « pas nécessairement tel quel tout ce qui est dit dans ce livre : une telle attitude serait inconciliable avec une théorie qui affirme que le cœur de la vérité est lié au cours du temps au lieu de l’opposer telle une constance immuable au mouvement de l’histoire ». Une constatation qui s’adresse moins (c’est moi qui le précise) à « La production industrielle des biens culturels » que d’autres chapitres du livre pour des raisons qui excèdent notre propos. Il va de soi que la place et le rôle de la télévision, par exemple, dans ce processus de « dressage » ne pouvaient être évoqués dans un contexte où très peu de foyers américains possédaient un poste de télévision. Et puis, par delà la pertinence d’une critique forgée depuis la réalité étasunienne, dans les domaines cinématographique ou de la « variété » l’analyse, rétrospectivement, peut parfois s’avérer lacunaire si on perd en considération tout ce qui n’est pas américain. Le cinéma dominant, celui confectionné à Hollywood, donne le ton d’un point de vue idéologique. Ce que Adorno décrypte de façon convaincante, en se référant le cas échéant à la psychanalyse. D’autant plus à la fin de la Seconde guerre mondiale où Hollywood se trouvait en position de force comme jamais auparavant puisque « l’usine à rêves » en élargissant conséquemment son champ d’influence à l’Allemagne, l’Italie et la France (pays privés de productions américaines pendant la guerre). Par la suite, en Italie d’abord, puis en France et au Japon, les cinématographies de ces trois pays, du moins sous l’angle du renouvellement, représentèrent une exception dans ce processus d’idéologisation, voire en limitèrent la portée. Sur le cinéma d’ailleurs, ce qui vient d’être rapporté n’est pas sans contredire le constat fait par Adorno dans le milieu des années 40 sur son analyse de la « fonction cinéma ». Pas tant par rapport au cinéma hollywoodien (il n’y a pas lieu d’infirmer sa critique) que vis à vis des moments marquants de l’évolution ensuite du cinéma qu’Adorno ne pouvait pas prévoir. Mais on aurait tort de considérer ses analyses « dépassées ». Elles ne le sont que si l’on se réfère à un cinéma de la modernité, encore à venir. A ce sujet il est permis de regretter qu’Adorno, par la suite, n’ait pas ressenti le besoin de se confronter avec le devenir du cinéma des année 50 et 60, contrairement à la musique (voire à la littérature et aux arts plastiques). Cependant, par delà ces constats et regrets, il faut souligner - fait remarquable et exemplaire - que les analyses d’Adorno, ici et là, sautent la case de la modernité pour se rapporter à ce que l’on appellera plus tard du nom de postmodernité. D’où le paradoxe de constater que de ce point de vue là Adorno s’adresse plus au lecteur de ce début de XXIe siècle qu’à celui de la fin des années 40. Mais avant d’y revenir faisons un long détour pour mieux retrouver notre sujet.

Nous sommes en 2010. J’ai sous les yeux un luxueux supplément du Monde daté du 7 octobre (« offert » par Das Auto, Air France, Giorgio Armani, Gérard Darel, MaxMara, Lancôme, Longchamp, Lancia, Van Cleef et Arpel, Serge Lutens, Elmo, Louis Vuitton, tous grands amis de la culture) dans lequel figure un article de Pascal Ory, « Non au pessimisme culturel ! ». dont le chapeau (peut-être rédigé par la rédaction du Monde) vaut valeur de programme : « Les élites nostalgiques ne cessent de déplorer la « culture de masse » et le prétendu nivellement intellectuel qu’elle induit, or loin d’aliéner et d’abêtir les produits de l’industrie culturelle permettent aux individus de s’affirmer et de reconquérir le réel ».

En une seule phrase la messe est dite. On ne saurait mieux résumer en terme de « contraire absolu » les thèses d’Adorno. L’article de Pascal Ory a le mérite de rassembler et de synthétiser quelques uns des thèmes dominants ayant cours en matière de culture et d’industrie culturelle dans les milieux universitaire et médiatique. Il reprend des arguments qui, derrière l’affichage (le leurre plutôt) « d’élites nostalgiques », s’en prennent en réalité à une théorie critique de la culture. Celle-ci faute d’autres références étant représentée par l’École de Francfort et Adorno : en première ligne, indique Ory, dans l’analyse critique des nouvelles formes culturelles marquée selon lui par la condescendance, l’élitisme ou la cécité de leurs auteurs. Ory ajoute que « l’esprit critique » est « un esprit partisan » (une phrase qui devrait valoir à son auteur de figurer en bonne place dans l’universel bêtisier), et revient une fois de plus sur ces sempiternelles élites, lesquelles sont « toujours portées à la délectation morose » et abonnées ad vitam aeternam au « pessimisme culturel ».

Ce discours n’a rien de vraiment original. Il émane de milieux intellectuels qui depuis une trentaine d’années s’efforcent, non sans succès, d’établir des contre-feux devant l’émergence d’une « pensée critique » apparue durant les années 60, et réactualisée après mai 68. La riposte se traduisant par la défense d’une culture appelée « de masse » ou « populaire » (je reviendrai sur cette indécision) par des intellectuels appartenant incontestablement à ces « élites » que par ailleurs ils dénoncent. Pascal Ory, par exemple, enseigne en 2010 à la Sorbonne, à Sciences-Po, et à l’École des hautes études en sciences sociales. Par ailleurs il a son rond de serviette à France-Culture, et est à ma connaissance le seul intellectuel figurant de manière continue parmi les collaborateurs réguliers des émissions culturelles de la tranche du déjeuner (du « Panorama » à « la Grande table »). Donc, comme dit le proverbe populaire, c’est l’hôpital qui se fout de la charité. On ne s’attardera pas trop sur la part de mauvaise conscience qui entre dans cette attitude. On est cependant tenté de penser qu’un tel « renversement de signe » lave nos universitaires et médiatiques de ce péché originel d’appartenance à l‘élite culturelle : (« Je suis peut-être malade mais je me soigne : je lis des bandes dessinées, je suis scotché devant les séries américaines, et j’écoute en boucle le dernier disque de Katerine »).

Par delà les aspects polémiques qui viennent d’être relevés, Pascal Ory entend défendre une expression culturelle qui reste à préciser. Il y a comme un flou chez lui, comme pour tant d’autres, entre les notions de « culture de masse » et « culture populaire ». Ory devient plus disert lorsqu'il s’en prend à ces fameuses « élites » (on s’en tiendra, pour les identifier, aux seuls noms cités dans cet article : ceux de Benjamin, de Kracauer, et bien entendu d’Adorno). Ici le regard surplombant de ces élites devient selon Ory « aveugle ». Pourquoi ? Première explication : « Le pessimisme culturel - puisqu’il s’agit de cela - méconnait le tropisme de toute culture à chercher la circulation maximale de ses valeurs et l’adhésion optimale de ses membres ». Le propos ne se signale pas par sa clarté. Quand Ory ajoute « Seul l’état de la technologie de la communication à chaque époque freine ce double mouvement », la lumière ne se fait pas davantage. La suite cependant (« seule l’autonomie des sujets - que le pessimisme culturel, par préjugé aristocratique, refuse de voir - lui résiste ») devient plus compréhensive. Paradoxalement, pour l’illustrer, Ory évoque la mobilisation par « les grandes religions du salut » des « fameuses masses » lors des pèlerinages. Il veut ici prouver qu’il n’y a « nulle accélération du mouvement » en terme de « changement qualitatif » depuis des siècles dans ce processus. C’est un peu court comme explication. On se demande qui est « myope » (pour citer Ory) ? Quid de l’avènement de la société industrielle, de l’évolution du capitalisme, des facteurs de marchandisation culturelle ? A qui s’adresse Pascal Ory ? A vrai dire, sous le vocable « pessimisme culturel » nous avons comme l’impression que notre historien désigne des penseurs qui n’auraient pas grand chose en commun. D’où les lignes plutôt confuses qui viennent d’être citées.

Non sans culot Ory conclut ce paragraphe par : « L’observation est donc myope. Mais elle est grossière aussi, en prétendant délimiter nettement les deux camps qu’elle oppose ». Certes Ory n’a pas tort quand il insiste ensuite sur la porosité des cultures, les emprunts fais ici ou là, ou le changement de statut de genres apparentés aujourd’hui à la culture savante. On le sent plus à l’aise dans ce registre sociologique. La discussion devient possible dés lors qu’il aborde le point essentiel de « l’accélération de la massification » que notre historien considère « indéniable » mais pas « exclusive ». Et il pose une question recevable : en quoi cette accélération se traduirait-elle uniquement par la perte (nivellement par le bas, marchandisation, aliénation…) et non aussi par du gain (diffusion, appropriations variées, diversification des choix) » ? Pour ce qui me concerne je ne vois nullement dans la reproductibilité et la consommation » un « principe d’individuation ». Je souscrirais plus volontiers à un « principe de nivellement » (moins exclusif cependant que ne le prétend Ory en se référant aux dits « pessimistes »). L’exemple donné, Internet, apporte une réponse sur la forme mais ne change fondamentalement rien quant au contenu.

Pour résumer, Pascal Ory reproche au « pessimisme culturel » de ne voir que les « cercles vicieux » au détriment des « cercles vertueux ». Il y aurait selon lui une « sorte de loi de compensation qui, par exemple, face à l’actuelle généralisation du virtuel, entraîne par contrecoup, la multiplication des pratiques individuelles de reconquête du réel, du concret, du sensuel ». C’est prendre une partie du tout pour le tout. Mais cela permet surtout de noyer le poisson. On aimerait avoir plus de précisions sur ces « pratiques individuelles de reconquête ». Quelques exemples choisis auraient éclairé notre lanterne. A vrai dire mon désaccord avec Pascal Ory porte, plus en amont, principalement sur « l’autonome des sujets ». Là ou Ory et consort célèbrent à travers la « culture de masse » cette dite autonomie je n’y vois pour ma part, en forçant volontairement le trait, que nivellement par le bas, marchandisation et aliénation. On constate que sans s’y référer explicitement Ory reprend ici ou là un discours, celui des cultural studies, très présent aux États-Unis durant les années 90. Enfin, pour en finir avec cet article, comment ne pas conclure que la montagne, celle du chapeau (« loin d’aliéner ou d’abêtir, les produits de l’industrie culturelle permettent aux individus de s’affirmer et de conquérir le réel »), a accouché d’une souris. Mais pouvait-on attendre mieux d’un historien pour qui l’esprit critique est un esprit partisan.

Quelques uns des arguments de Pascal Ory étaient déjà présents dans un Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine publié en janvier 2010. A lire les entrées « culture de masse », « culture populaire », ou « culture médiatique » on réalise que l’exercice s’avère difficile. Le concept de « culture populaire », par exemple, n’a cessé d’évoluer depuis les années 1960. Au découpage entre savant et populaire, initié par Robert Mandrou, une nouvelle génération d’historiens apparue après 1968 « récuse cette partition de la culture en deux entités autonomes ». La culture populaire n’est pas tant la marque de l’authentique, argument-ils, que le « produit du regard, d’une assignation, d’une disqualification opposée par les élites sur des pratiques ou des objets jugés indignes ». Un peu plus tard Pierre Bourdieu, dans l’article « Vous avez dit populaire », précise que cette notion doit ses vertus dans la production savante au fait que chacun peut, comme dans un test projectif, en manipuler inconsciemment l’extension pour l’ajuster à ses intérêts ». Ces débats, ces discussion ou ces querelles (qu’ils viennent des disciplines historienne et sociologique) nous renseignent plus sur l’évolution du concept de « culture populaire » (Jacques Revel évoque une notion « précocement usée ») qu’ils nous informent sur ce qui substituerait encore aujourd’hui sous ce nom. Car cette « culture populaire » a pratiquement disparu en ce début de XXIe siècle, ou ne persiste que sous des modes qui la tirent du côté du populisme quand ils ne servent pas de cache-sexe symbolique à l’une ou l’autre expression de la « culture de masse ». On remarque que ce processus d’érosion, de disparition, ou de liquidation de la « culture populaire » est concomitant de celui que nous venons d’évoquer en terme de recherches historiques et sociologiques. C’est dire que la « culture populaire » tend à disparaitre alors que parallèlement celle-ci se trouve érigée en « objet d’histoire et de recherches » (les études sur le sujet abondant). Sans évidemment rendre ces chercheurs responsable de cette quasi disparition (ils ont juste accompagné ce mouvement), on constate cependant que leurs travaux trouvaient plus d’autant plus d’écho que l’objet traité relevait de moins en moins du présent. Là encore le développement du capitalisme, de la manière dont Adorno l’a exposé dans l’Amérique des années 40, en porte la responsabilité même si d’autres facteurs, plus conjoncturels, viennent s’y greffer.

La difficulté de s’entendre sur la notion de « culture populaire » vient en partie de la pluralité de sens de l’adjectif « populaire » (tout comme le mot « peuple », il va de soi). On constate, lisant l’entrée « populaire » du dictionnaire le Petit Robert, que cet adjectif signifie d’une part « ce qui vient du peuple », d’autre part « ce qui vise le peuple », et encore « ce qui est aimé du peuple ». Ce qui n’est pas exactement la même chose. Il y eut en France dans les années 1930 un cinéma populaire qui, pour le meilleur, s’attachait aux noms de Carné, Renoir et Vigo, voire Duvivier et Grémillon : ces cinéastes s’adressaient prioritairement à un public populaire, lequel public pouvait se reconnaître dans les personnages de ces films. Un équivalent pourrait être donné avec la chanson réaliste (Fréhel surtout) Auparavant les surréalistes avaient su découvrir dans la lignée de Rimbaud (« J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanque, enseignes, enluminures populaires ») et d’Apollinaire (les ressources poétiques du quotidien) une poésie débusquée au grée de leurs déambulations urbaines. En même temps ils « anoblissaient » des genres qui, de Melmoth à Fantomas, appartenaient à la littérature populaire. Là aussi il s’agissait de retrouver une poésie non reconnue par les gardiens du temple. Dranem, dont le répertoire jouait sur les premier, deuxième, voire troisième degrés, était à la fois prisé par le public populaire qui avait fait son succès, et par les surréalistes. La chanson du XXe siècle illustre bien l’évolution « vers le haut » du concept de « culture populaire ». Des auteurs-compositeurs interprètes de la trempe des Ferré, Brassens, Brel, Nougaro, sont appréciés d’un large public en raison de la qualité de leurs chansons : une conjonction relativement inédite pour ne pas dire exceptionnelle (cette même qualité témoignant parallèlement de l’émancipation du genre, du registre populaire vers un art majeur). A contrario l’opérette a longtemps été prisée par un public majoritairement populaire (en l’élargissant à la petite bourgeoisie) avant de s’effacer progressivement devant la comédie musicale qui, depuis les années 70, a définitivement basculé dans le camp de la « culture de masse ».

Cette terminologie (« culture de masse ») serait paradoxalement plus pertinente que celle (de « culture médiatique ») pour dire en quoi le concept de « culture populaire » est entré très progressivement dans un processus d’invalidation avec l’apparition durant le XXe siècle de certains médias : de la radio aux nouvelles technologies en passant par la télévision. Je n’irai pas jusqu’à dire que là où la « culture de masse passe » la « culture populaire » trépasse. Ces deux occurrences ne sont pas exactement concomitantes. D’ailleurs des historiens font remonter le surgissement de cette « culture de masse » au XIXe siècle, du moins pour les grands pays industriels.

Ce flottement est perceptible dans ce Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine plus haut mentionné. L’entrée « culture des élites » de ce dictionnaire nous donne l’occasion de revenir sur l’article de Pascal Ory. Le rédacteur de cette entrée, après avoir justement précisé que cette notion aurait été autrefois qualifiée de redondante, se livre à un balayage historique (depuis Flaubert) pour l’expliciter, puis finit par reconnaître qu’il y aurait quand même quelque différence entre « le cinéma d’art et d’essai » et les films à succès populaire de de Funès et Belmondo, entre le festival d’Avignon et le spectacle du Puy-du-Fou », etc. Il ajoute, pour conclure, que la culture (qualifiée par le rédacteur de « classique un peu rétro », « intello-branchée », ou tout simplement snob » : les mots pour le dire ne sont pas innocents) se définit par son « caractère sélectif et par le fait qu’elle est plus que jamais signe de reconnaissance de ce qui se veut aujourd’hui une élite ». Cela n’est pas fondamentalement faux sur un plan sociologique (d’autant plus que les qualificatifs ci-dessus l’induisent), mais en l’occurrence le rédacteur prend l’écume produite par la chose pour la chose même. Cette sempiternelle « preuve par l’élite » vise à disqualifier la proposition critique selon laquelle, parmi d’autres incidences, l’art le plus exigeant induit le procès du monde tel qu’il va. Nous retrouvons là Adorno.

Pascal Ory et les rédacteurs de ce Dictionnaire… tournent autour d’une notion sans se décider à l’utiliser (par méconnaissance ou méfiance) : celle de postmodernisme (ou mieux encore celle de postmodernité). Pourtant elle permettrait de mieux comprendre les enjeux culturels et artistiques de notre temps, et d’affiner un tant soit peu le concept de « culture de masse ». Fredric Jameson (Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif ») se situe dans la filiation d’Adorno lorsqu’il écrit : « Le modernisme constituait encore, au minimum et tendanciellement une critique de la marchandise. Le postmodernisme est le consommation de la pure marchandise comme processus ». Autre différence, essentielle, celle que la modernité, à l’inverse de la postmodernité, n’a jamais été hégémonique et ne représente (représentait) nullement une dominante culturelle. Elle incarne (incarnait) dans le meilleur des cas l’utopie d’un monde libéré ou émancipé. Si l’on admet que le postmodernisme accompagne « la fin de l’art « , il n’y aurait plus à proprement parler d’oeuvre d’art autonome : cette « vieille chose, l’oeuvre, qui n’est plus censée exister dans le postmodernisme », précise Jameson. A contrario, la modernité reste associée à l’idée de Révolution. Elle ne se confond pas objectivement et nécessairement avec les révolutions sociales du XIXe siècle mais participe de ce mouvement d’émancipation que Ribaud, par exemple, traduit par « changer la vie ». Il conviendrait donc d’ajouter pour conclure provisoirement : les idées et les pratiques liées à l’émancipation du genre humain (des révolutions sociales aux utopies), d’un côté ; celles associées aux différentes expressions de la modernité, de l’autre, constituent (constituaient) les deux faces de la même pièce. Sans vouloir toujours parier sur la qualité du métal, les unes de vont pas (n’allaient as) sans les autres. C’est aussi dire que la modernité appartient à des temps que d’aucuns s’évertuent à considérer révolus. Il serai vain pour l’instant, à ce stade de ma démonstration, de prétendre le contraire.

Le postmodernisme est par conséquent ce que l’on obtient quand le processus de modernisation est achevé. Il dessine les contours d’un monde dans lequel la culture devient une « véritable seconde nature ». D’où cette indication fondamentale sur la postmodernité : elle a à ce point absorbé la sphère culturelle que tout devient plus ou moins culture dans ce monde de l’équivalence généralisée. Là où la modernité, par delà les opinions et les positionnements des écrivains et artistes, posait dans les termes du conflit (du dissensus) la récurrente question de la remise en cause par l’art de la société, la postmodernité elle cultive le dissensus à la mode d’aujourd’hui (celle des impertinences télévisées, des petites subversions et des rebelles médiatiques). D’après ses thuriféraires il s’agirait de la version pacifiée et réconciliée d’une modernité qui aurait rendu les armes devant le tribunal de l’histoire. Le postmodernisme a partie liée avec la reprise idéologique qui accompagne les années 1980 (et poursuivie durant la décennie suivante), déclinant sur le mode de « la fin de… (celle de l’art, de l’histoire, des luttes de classe, des « grands récits », de l’idéologie, etc). C’est l’un des aspects d’une « guerre » dépassant la question des relations entre modernité et postmodernité, et au sujet de laquelle il convient de fourbir des armes si on ne veut pas prendre cette postmodernité pour une fatalité.

Alors que les partisans de la modernité entendent (entendaient) distinguer, ou comme Adorno distinguer fondamentalement l’art d’un côté, la culture (celle formatée par l’industrie culturelle) de l’autre, le postmodernisme efface cette différence en produisant une culture dégradée qui néanmoins aspire à être reconnue d’un point de vue artistique : c’est le règne du kitch, de la pacotille, de la publicité, des séries TV, de la paralittérature, voire des reality show. Dans ce monde postmoderne tout ce qui se revendique peu ou prou culturel participe de la « culture de masse ».

Je m’arrêterai là. Je sortirais du cadre de ce sujet si j’envisageais traiter de la postmodernité sous toutes ses occurrences. D’aucuns ont pu (nous revenons à « La production industrielles des biens culturels ») tancer Adorno sur sa façon d’aborder et d’analyser le cinéma (confondu avec le cinéma hollywoodien). J’en ai déjà dit un mot plus haut. Pourtant, au moment de conclure, versons une dernière pièce au dossier. Les lignes qui suivent (datant du milieu des années 1940) ne traduisent-elles pas avec pertinence la manière dont les séries télévisées aujourd’hui fictionnent et fonctionnent ? Citons Adorno : « Les résultats doivent autant que possible résulter de situation immédiatement précédente et surtout pas d’une vue d’ensemble. Il n’a a pas d’intrigue qui résisterait au zèle de scénaristes s’appliquant à tirer d’une scène tout ce qu’on peut en tirer. Pour finir, même la trame semble dangereuse dans la mesure où elle fournit un contexte - si misérable soit-il - alors que seul le manque de signification est acceptable. Souvent on refuse malignement à l’intrigue le développement que les caractères et le sujet même exigeaient suivant l’ancienne trame. Au lieu de cela, on choisit pour la prochaine étape l’effet apparemment le plus efficace qu’imaginent les scénaristes pour la situation du moment. On imagine un banal effet de surprise qui fera irruption dans l’intrigue du film ». On ajoutera qu’ici en l’occurrence les analyses critiques d’Adorno ne sont nullement « à côté de la plaque » ou « dépassées » - comme beaucoup l’ont prétendu à travers leur défense et illustration du cinéma hollywoodien : ces analyses illustrent en ce début de XXIe siècle ce que l’on pourrait attendre d’un travail critique sur les séries télévisées (travail que personne ne fait : l’esprit critique étant, n’est ce pas, un esprit partisan).

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Adorno n’échappe certes pas à la critique. Mais c’est surtout le personnage institutionnel qu’il était devenu dans l’Allemagne des années 60 qui mérite d’être logé à l’enseigne du critiquable. D’ailleurs Adorno se trouva remis en question par les étudiants de Francfort en 1968 et 1969. Durant le premier semestre 1969, lors d’un cours (l’épisode est aujourd’hui bien connu), des étudiantes montent sur l’estrade en exhibant leur poitrine dénudée. Le paradoxe étant que nombre de ces contestataires interpellaient leur professeur, et le contestaient depuis les acquis d’une « théorie critique » qu’ils tenaient d’Adorno. Ce dernier, j’en conviens, n’a pas eu en 1968 et 1969 l’attitude qu’on pouvait attendre de lui, et son analyse de la contestation étudiante s’avère trop partielle pour ne pas dire partiale. En même temps il n’en est pas moins légitime de se demander ce que sont ensuite devenus les « contestataires » d’Adorno. En Allemagne, comme en France, la plupart ont tourné casaque. Ce qui n’excuse pas Adorno mais il est toujours bon de le rappeler. Ceci aussi pour citer ici une phrase d’Adorno (au sujet des Lukâcs et consort, qui s’étaient « rangés ») : « Ce qu’ils détestent chez Beckett, c’est ce qu’ils ont trahi ». L’indication parait essentielle. Si le professeur Adorno ne fut pas à la hauteur de l’événement en 1968, le philosophe, penseur, esthéticien n’a lui nullement « trahi ». Sa Théorie esthétique, restée malheureusement inachevée (le philosophe décède en août 1969) en apporte la preuve.

Je ne citerai qu’un exemple (pour apporter une touche supplémentaire au tableau esquissé ci-dessus, qui serait à reprendre ultérieurement). Dans un fragment de cette même Théorie esthétique, Adorno distingue ce qu’il appelle « les hommes non libres, conventionnels, au caractère agressif et réactionnaire », pour avancer que leur hostilité globale envers l’art, et plus particulièrement contre la modernité procède préalablement d’une tendance à refuser l’introspection, la réflexion sur soi et l’expression en tant que telle. Adorno reprend alors l’analyse freudienne classique pour expliquer que « ces mêmes individus (…) obéissent psychologiquement aux mécanismes de défense par lesquels un moi faiblement formé repousse de lui-même ce qui pourrait ébranler sa pénible capacité fonctionnelle, et nuire avant tout à son narcissisme ». Cependant, de manière plus décisive, pour établir une relation entre ces « mécanismes de défense » et les conséquences de la tendance indiquée plus haut, Adorno ajoute que cette attitude est celle de « l’intolérance à l’ambiguité », ou « envers l’ambivalent », et finalement « intolérance contre ce qui est ouvert, ce qui n’est pas préalablement décidé par aucune instance, contre l’expérience elle-même ». Ces individus, je tiens à le préciser, se retrouvent dans toutes les classes de la société.

Ce qui sépare les hommes du point de vue de l’art, quelle que soit la nature et la spécificité de cette séparation, se trouve donc bien illustré par Adorno ; y compris pourquoi pareille séparation - parmi d’autres incidences, mais j’insiste sur celle-ci - tend à reproduire le monde tel qu’il va. Cependant, nous constatons par ailleurs que des hommes « libres », non conventionnels, et dont le caractère ne serait ni agressif, ni réactionnaire, ne sont pas sans faire preuve d’hostilité (pout le pire), ou d’une souveraine indifférence (pour le mieux) envers l’art. Ce qui signifierait, à condition de le formuler, qu’ils considéreraient en définitive cette question obsolète ou définitivement réglée ? Ce qui nous entraîne sur un autre terrain, celui de la fin ou du dépassement de l’art, nous éloignant du propos initial d’Adorno. Reprenons donc le train en marche. Plus problématique serait (le conditionnel s’impose) de se retrouver loin du compte chez ces mêmes personnes en terme d’introspection, de réflexion sur soi, et expression en tant que telle. Dans le cas où nous retrouverions ce schéma, il y aurait tout lieu de croire que des explications se voulant rationnelles (quant à la fin ou au dépassement de l’art) masqueraient en réalité une hostilité envers l’art et la modernité selon les critères avancés par Adorno. Tout comme, dans un certain temps, elles laisseraient planer un doute sur les postulations relevées plus haut en matière de liberté, de non convention, ou d’absence de caractère agressif et réactionnaire. Il ne s’agit bien entendu que d’une hypothèse. Elle peut se trouver validée ou pas selon les cas, les situations, les circonstances. J’admets même que l’on puisse discuter sa formulation. Le serpent se mord-il la queue ? Restons-en là. A reprendre une prochaine fois.

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Max Vincent

Janvier 2017