RETOUR SUR « JANVIER 2015 »



« J’écris ce qu’il y a à écrire »

                                                                  Salman Rushdie












  En 2012, dans la seconde partie de De certains usages du catastrophisme,  je confrontais deux positions antagonistes ; l’une, campant sur le terrain civilisationnel, opposait délibérément les civilisations occidentales et musulmanes (l’accent étant mis sur la dangerosité représentée par l’Islam, autant sur le plan extérieur qu’intérieur) ; l’autre, se positionnant contre la première (surtout sur la « question musulmane »), rassemblait des « communautaristes », des féministes minoritaires, et des antiracistes de second type (opposés à « l’État colonial » et aux « Blancs »). Si la première, ceci posé, légitimait en quelque sorte la seconde, d’une « légitimité » certes soumise à la critique, je renvoyais néanmoins dos à dos ces deux positions en évoquant un « jeu de dupes ».

  Presque trois ans plus tard, deux données, qui ne sont pas sans importance, viennent quelque peu compléter ce tableau : d’un côté l’existence d’un État islamique totalitaire, et d’embryons d’États qui s’en réclameraient (augmentant sensiblement le nombre de candidats au djihad « missionnés » pour se livrer à une activité terroriste dans leurs pays d’origine) ; de l’autre l’apparition d’un discours articulé autour de « la défense de la religion », venant renforcer et relégitimer celui dénonçant l’islamophobie. Donc il parait difficile d’expliquer les attentats djihadistes de janvier 2015 pour des raisons uniquement religieuses ; et pour cette partie du gauchisme qui se restructure autour de « la lutte contre l’islamophobie », la défense des « musulmans » passerait maintenant par celle de l’identité religieuse, et donc de toutes les identités religieuses.

  Les attentats de janvier 2015 contre Charlie-Hebdo  et les clients de l’hypermarché cacher, leurs conséquences plutôt, à l’aune des réactions qui s’ensuivirent et de l’unanimisme du moment, surtout au lendemain de la manifestation du 11 janvier organisée par le gouvernement français, ont davantage mis en confrontation, sur un mode encore plus conflictuel, les deux positionnements décrits ci-dessus. A la différence près que le « discours républicain », peu présent auparavant dans cette confrontation, venait relayer, compléter ou corriger celui dit de « conflit de civilisation ». Dans ce climat autant passionnel que confusionnel obligation était en quelque sorte faite de choisir son camp.

  D’abord, préalablement, en réponse à l’impératif qui vient d’être évoqué, il convient généralement de ne pas répondre à l’obligation qui nous est faite (ou nous serait faite) de choisir entre deux impératifs dans la mesure où toute réponse, dans un sens comme dans l’autre, reviendrait à nier d’autres choix, plus fondamentaux. Dans un climat international non moins troublé, celui de la fin des années 40, où l’on sommait chacun de choisir son camp, celui du communiste ou celui du monde dit « libre », les surréalistes (et la plupart des anarchistes) avaient refusé pareil choix en en donnant les raisons.

  En mai 2015, il faut dire et redire que les attentats de janvier 2015 étaient inacceptables, indéfendables et injustifiables, et ne peuvent, malgré le recul, les récupérations au plus haut niveau, les revirements observés ici ou là, en aucun cas faire l’objet d’un minimum de compréhension ou d’une ébauche de justification. Cela n’empêche pas de vouloir les expliquer, bien évidemment. Les manifestations spontanées qui ont eu lieu en France et dans le monde les 7, 8, 9 et 10 janvier témoignaient d’une émotion on ne peut plus légitime : des caricaturistes avaient été tués parce que « blasphémateurs » et des Juifs parce que Juifs. La manifestation du 11 janvier organisée par le gouvernement français est d’une tout autre nature. On ne pouvait décemment défiler derrière cet aréopage de chefs d’État comprenant un fort contingent de dictateurs et de crapules notoires, ni aux côtés des représentants d’une classe politique à ce point déconsidérée. 

  Ce 11 janvier le « peuple de gauche » et le « peuple de droite » sont descendus dans la rue (dans une manifestation délestée, il est vrai, d’une grande partie de la population vivant dans les banlieues populaires). Il n’y a donc pas lieu de s’étonner de la présence de scènes de fraternisation avec la police ce jour là eu égard l’hétérogénéité des manifestants (parmi lesquels figuraient certainement plus d’électeurs FN que les maigres troupes rassemblées à Beaucaire par Marine le Pen le même jour). Les flics sachant mieux que quiconque que cette lune de miel ne durerait pas, du moins jusqu’à la prochaine bavure.

  Plus étonnant, malgré tout, malgré ce que l’on sait de la rapidité de la communication numérique, étant la vitesse grand V de diffusion du slogan publicitaire « Je suis Charlie » et sa diffusion sur toute la planète ou presque. D’aucuns, par réaction, ont mis en avant le fait qu’ils n’entendaient pas céder à l’unanimisme ambiant, ni à la récupération par l’État français (et en cela ils avaient bien évidemment raison). Mais en substituant un « Je ne suis pas Charlie » à « Je suis Charlie », ils se plaçaient sur le terrain de l’adversaire, celui de la communication dévoyée et du réflexe pavlovien : l’un et l’autre étant les deux faces de la même pièce. Cela peut paraître excessif mais j’aurai l’occasion de revenir dans le détail sur les contenus de quelques uns de ces « Je ne suis pas Charlie ». Cependant, sans pour autant vouloir loger tous ces « Je ne suis pas Charlie » à la même enseigne, on relève que certains d’entre eux se prévaudront ensuite de cette qualité négative pour justifier même à minima les attentats de janvier 2015. En faisant alors plus ou moins porter à Charlie Hebdo  la responsabilité de ces massacres. Quant à ceux, plus nombreux, qui arboraient « Je suis Charlie » à la boutonnière, la plupart d’entre eux n’avaient jamais lu, ni même ouvert ce journal auparavant (l’on s’indignait certes, mais pas nécessairement pour les mêmes raisons). Et l’on sait que parmi les intellectuels, les personnages publics et les hommes politiques affichant leur soutien à Charlie Hebdo, pareil affichage n’avait pas grand chose à voir avec la défense d’un hebdomadaire dont ils pensaient pis que pendre avant le 7 janvier (et réciproquement pour ce qui concernait l’équipe de Charlie Hebdo ).

  Ce texte se livrera à une analyse critique des deux positionnements relevés au début de notre introduction. L’un comme l’autre construisent une figure de « musulman »  caricaturale et abusive, voire imaginaire, antinomique il va sans dire dans les deux cas, qui chez les premiers contribuerait à saper les fondements de la civilisation occidentale (pour l’extrême droite et ses alliés, y compris à travers le fantasme d’un « grand remplacement » : le « musulman » étant considéré comme inassimilable par la société française et prié de faire ses valises), ou, en le nuançant fortement, qui mettrait à mal le modèle républicain (le « musulman » étant sommé de faire le ménage au sein de sa communauté) ; alors que les seconds déforment une réalité (dont il n’est pas question de nier ce qu’elle est) en assujettissant caricaturalement les « musulmans » à un groupe faible et discriminé, privé de parole et d’expression (l’assignation à une « identité victimaire » étant le corollaire de ce pathos misérabiliste et un rien condescendant). 

  On remarque que les uns comme les autres en arrivent à des conclusions complètement opposées à partir d’un même abus sémantique. Toutes les personnes originaires du Maghreb ou de l’Afrique sahélienne, de nationalité française ou pas, sont appelées uniment « musulmanes » sans tenir compte de la plus ou moins grande proportion, variable d’un groupe à l’autre, de non croyants et d’athées. Ceci d’ailleurs correspond chez les uns comme chez les autres à une logique comme on le verra plus loin. C’est aussi rabattre une problématique « culture musulmane » sur des cultures arabes et africaines réduites à la portion congrue. Là aussi les bénéfices secondaires ne sont pas moindres.

  C’est ce dont il sera question dans les deux premières parties de ce texte. Il sera temps, Charlie Hebdo  oblige, de s’interroger dans la troisième partie sur l’évolution du statut de l’humour dans la France contemporaine. Enfin l’on conclura sur la nécessité, toujours d’actualité, d’une critique de la religion qui ne saurait être amendée ni revue à la baisse.

 

1

  Un écrivain, Pierre Jourde, a bien traduit ce qu’on appellera une « indémerdable question islamique » en écrivant au lendemain des attentats du 7 janvier : « Incontestablement les salopards qui ont tué à Charlie Hebdo  sont les meilleurs ennemis de l’Islam. Mais comment croire qu’ils lui sont complètement étrangers ». En deux phrases Jourde résume toute la difficulté de l’exercice. Des commentateurs se sont alors délibérément transformés en islamologue pour tenter de comprendre les raisons et motivations des tueurs des 7, 8 et 9 janvier. Je n’en ferai rien. Le Coran (comme la Bible auparavant) se prête à toutes les interprétations. On peut discuter à l’infini des versets coraniques comme du sexe des anges. Chacun a ses raisons, comme dirait Jean Renoir. 

  Cela prend même des aspects burlesques quand un psychanalyste de renom comme Daniel Sibony excipe d’une lecture du Coran pour se livrer à des comptes (des contes ?) d’apothicaire du genre : « S’il y a 6 millions de musulmans en France, il suffit que 2 % soient saisis de zèle pour qu’on ait 100 000 personnes décidées à agir. Or il suffirait de 10 000 personnes pour que l’auto-censure soit totale et que la mise au pas dans les écoles, les cités, etc, soit vigoureuse ».

  Que signifie d’abord « 6 millions de musulmans », alors que sous cette terminologie les non croyants et les athées représentent une forte minorité ? Doit-on être classé comme « catholique » parce qu’on a été baptisé et catéchisé ? Surement pas pour le plus grand nombre, athées déclarés ou pas, qui trouveraient saugrenue l’idée d’être qualifiés de la sorte. Et puis pourquoi 2 % ?  De quel chapeau Sibony tire ce chiffre ? Serait-ce le seuil de tolérance à partir duquel les « islamistes » (parmi les musulmans) deviennent dangereux ? Partir d’une lecture du Coran pour finalement tenir ce genre de raisonnement, autant ridicule qu’absurde !

  J’avoue également ne pas être très qualifié pour me prononcer sur la capacité qu’aurait un Islam dit « modéré » de répondre à un Islam dit « radical ». Le verre est-il à moitié plein ou à moitié vide ? Pourtant, pour revenir au propos initial, les attentats de janvier 2015, et plus précisément aux trois djihadistes il y aurait de l’abus à mettre ces attentats uniquement sur le compte de l’islamisme d’un côté, ou uniquement sur le compte du terrorisme de l’autre. L’explication, autant que nous puissions la connaître à travers le profit des trois djihadistes, leurs biographies, les documents recueillis à leurs domiciles, et le contexte géo-politique du moment, se situe certainement entre les deux. Ceci pour dire que la religion n’explique pas tout, mais vouloir en minimiser la portée parait tout autant insatisfaisant.

  Les frères Kouachi ont revendiqué leur appartenance à Al-Qaïda au Yemen, Amedy Coulibaly faisant de même avec l’État Islamique. L’E.I, mais également les embryons d’États qui s’en réclameraient (Boko Haram, etc), cumule la plupart des traits qui l’apparente à un État totalitaire. Sauf, s’il faut le comparer à l’État nazi, que ce qui apparait chez ces islamistes comme un substitut de « solution finale » (la liquidation des infidèles et des apostats) prend la forme d’une opération médiatique à l’échelle planétaire utilisant toutes les ressources des moyens de communication modernes. 

  Comme hier Al-Qaïda, l’E.I est l’une des conséquences (certes la plus destructrice pour les populations concernées) d’un phénomène de réislamisation apparu, du moins les prémices, en dehors du monde arabe : la « révolution iranienne » de 1979, et la première guerre d’Afghanistan. Cette « révolution islamique » a pu apparaître pour une partie des élites intellectuelles arabes comme une solution face aux problèmes posés par les contradictions du monde arabo-musulman (entre les modèles nationalistes, marxistes, libéraux). A cette époque, encore, la dimension chiite de cette « révolution » restait secondaire dans les pays arabes par rapport à la rhétorique anti-occidentale. 

  La première guerre d’Afghanistan (1980 - 1989) est le dernier conflit en date de la « guerre froide ». C’est peu dire que les États-Unis ont durant ce conflit soutenu et armé les factions islamiques et joué les apprentis sorciers (Ben Laden étant l’illustration la plus flagrante). Cette guerre constituant la meilleure des vitrines pour la cause islamiste sous l’oeil bienveillant des occidentaux. On peut faire l’hypothèse avec Georges Corm dans un ouvrage paru ce printemps (Pensée et politique dans le monde arabe  : Éditions de la Découverte), en regard de cette première d’Afghanistan, mais aussi du soutien sans faille apporté par les USA au régime wahhabite (fondamentaliste) de l’Arabie Saoudite, que dans ce contexte de « guerre froide, il s’agit de ranimer le vieux panislamisme de l’époque ottomane (…) disparu du paysage intellectuel arabe ». En s’appuyant donc « sur la vieille théorie identitaire de l’unité et de la solidarité des sociétés musulmanes, non plus pour en faire un barrage au colonialisme européen, mais pour lutter contre l’extension de l’idéologie communiste dans les rangs de la jeunesse arabe et ailleurs dans le monde musulman. Il conviendra, en conséquence de « réislamiser » les sociétés arabes et musulmanes pour les rendre imperméables à la doctrine marxiste anti-impérialiste ».

  Une hypothèse qui doit être reposée avec la fin de la guerre froide (la menace pour une partie des élites du monde occidental ne venant plus du monde communiste mais des civilisations étrangères à l’Occident). La perspective est donc renversée, d’un côté comme de l’autre. Le « repli islamiste » observé ensuite en terme « d’identité religieuse » est autant la cause que la conséquence de l’idéologie selon laquelle le monde arabe se serait fourvoyé depuis le début du XIXe siècle en s’occidentalisant ; d’abord contraint et forcé sous le joug colonial, et ensuite en s’inféodant à une culture laïque et matérialiste considérées comme étrangère au monde arabo-musulman. Cette idéologie s’avère encore plus pernicieuse dans sa volonté d’occulter tout ce qui fait depuis deux siècles l’intérêt et la spécificité des pensées et des cultures arabes. C’est aussi vouloir nier tout esprit critique derrière les accusations de marxisme ou de laïcisme. Ceci et cela n’étant pas sans conséquence sur la manière dont, en Occident, les professionnels de la profession ont volontiers troqué leur casquette de spécialistes du monde arabe contre celle d’islamologues, plus gratifiante médiatiquement parlant.

  Dans un autre registre, cette façon de rabattre l’Islam là où il n’en peut mais (ou de débusquer partout la main d’Allah) autorise un sociologue à prétendre que les jeunes émeutiers des banlieues de l’automne 2005 n’auraient nullement, quelques années plus tard, exprimé de solidarité avec le jeunesse marocaine, tunisienne et égyptienne des « printemps arabes » mais qu’ils se sont en revanche identifiés au pire de l’Islam, à savoir Al-Qaïda et l’État Islamique. Dans cette tribune du Monde  du 14 janvier  (« Osons voir les tares morales d’une minorité désocialisée »), Hugues Lagrange n’indique nulle part sur quels travaux, études ou sources il se fonde pour avancer pareilles assertions. Pour la bonne raison que pareils travaux n’existent pas. A moins de prendre pour argent comptant des enquêtes journalistiques à la petite semaine qui viendraient confirmer le propos ci-dessus. On aura compris que la sociologie de ce Lagrange n’est que le cache-sexe d’une idéologie à la Finkielkraut. L’important pour ce panier de crabes étant de faire l’association entre les émeutiers de l’automne 2005 et les djihadistes de janvier 2015.

  Dans « l’autre camp » des chercheurs en sciences sociales peuvent se livrer à des manipulations d’un genre différent. Dans un document édité en 2012 par Amnesty International (« La discrimination à l’égard des musulmans en Europe « ) on y apprend qu’une « étude réalisée en 2010 a mis en évidence le rôle spécifique de la religion dans les comportements discriminatoires à l’égard des français d’origine musulmane s’agissant de l’accès à l’emploi. Cette étude a constaté qu’un candidat français d’origine sénégalaise et de religion chrétienne avait deux fois et demi plus de chances de recevoir une réponse positive lorsqu’il postulait à un emploi qu’un candidat français d’origine sénégalaise et de religion musulmane ».

  J’ai eu la curiosité de consulter cette étude (Les français musulmans sont-ils discriminés dans leur propre pays  : par Claire Adida, David Leitin, Marie-Anne Valfort) pour m’apercevoir que ce résultat, contrairement à ce que prétend Amnistie International, ne provenait pas des conclusions de l’étude proprement dite mais se rapportait à un testing sur CV. Ce qui n’est pas la même chose. Une méthode que l’on peut déjà discuter sur le principe, et qui dans ce cas de figure ne porte que sur la probabilité de convocation à un entretien d’embauche et non sur l’embauche proprement dite. Plus discutable encore est la méthodologie utilisée puisqu’elle porte sur deux candidatures fictives (une troisième jouant le rôle d’un leurre) d’un même nom typiquement sénégalais, mais aux prénoms différents (Khalija pour l’une, Marie pour l’autre). Deux candidatures rigoureusement identiques se différenciant ainsi : Khadija ayant travaillé un certain temps au Secours islamique et Marie au Secours catholique, la première ayant été bénévole aux scouts musulmans de France et la seconde aux scouts et guides de France.

  C’est le même type de manipulation auquel se livrent des instituts de sondage qui rédigent les questions sous les formulations qui leur permettront d’obtenir les réponses désirées ou sollicitées. J’ajoute que les femmes « sénégalaises » de confession chrétienne (françaises ou pas) ne portent pas nécessairement un prénom chrétien. Ceci dans un pays où seule 5 % de la population est chrétienne. Les rédacteurs de l’enquête n’indiquent nul ordre de grandeur entre la population française d’origine sénégalaise et celle immigrée. Quant à la probabilité de trouver chez les « chrétiens » un ancien salarié du secours catholique, et plus encore chez les « musulmans » un salarié du secours musulman elle semble insignifiante. Le reste de l’enquête est à l’avenant. Si cette étude n’a rien de scientifique, en revanche son caractère idéologique est affirmé et ne laisse pas de place au doute lorsqu’on prend connaissance des CV des trois chercheurs en sciences sociales qui l’ont réalisée.

2

  Aucun de nos amis arabes n’était musulman. Cette qualité d’ami s’expliquait, entre autres raisons bien évidemment, par le fait qu’ils n’étaient pas musulmans. Cela allait de soi et il n’y avait pas lieu d’épiloguer sur le sujet. Ceci allait également de soi, il va sans dire, avec les deux autres religions monothéistes, principalement le christianisme. Je force ici  volontairement le trait, on l’aura peut-être compris. Le rejet de la religion, de toutes les religions, ne signifie pas pour autant que l’on rejette pareillement, catégoriquement, sur un plan individuel, celles et ceux qui revendiquent une appartenance religieuse. Nous verrons  plus loin de quoi il en retourne.

  D’ailleurs, d’une façon générale, même ceux qui ne partageaient pas nos sentiments anti-religieux n’identifiaient pas nécessairement les arabes aux musulmans. Alors que s’est-il passé pour que le mot « arabe » soit pareillement effacé pour laisser la place à celui de « musulman » ? J’ai dans la partie précédente donné des explications  historiques et géo-politiques, concernant l’ensemble du monde arabo-musulman. Reste que celles-ci n’épuisent pas toutes les questions que l’on peut se poser en regard de la situation française. En particulier autour des raisons qui ont contribué à cette « confusion dans les termes ».

  Je ne citerai qu’un seul exemple, mais il est parlant et correspond à un moment charnière de cette séquence : à savoir le roman Plateforme  de Michel Houellebecq, publié le 3 septembre 2001 (la date n’est pas anodine). Pourtant Plateforme  avait déjà fait l’événement, du moins dans l’hexagone, avant les attentats du 11 septembre. L’entretien dans lequel figure la phrase (« Et la religion la plus con, c’est quand même l’Islam ») date du 1er septembre. C’est d’ailleurs cette phrase, et quelques autres dans le même entretien qui vaudront à Houellebecq une comparution devant un tribunal correctionnel à l’initiative de quatre associations musulmanes (pour injures raciales et incitation à la haine religieuse). L’écrivain sera relaxé en octobre. Auparavant les Éditions Flammarion avaient présenté des excuses à la « communauté musulmane » et Houellebecq s’était défendu dans la presse d’être raciste.

  Tout cela cependant ne nous apprend rien sur la confusion évoquée plus haut. Il faut revenir au roman pour avoir un début d’explication. Houellebecq, en affirmant publiquement ne pas être raciste, ajoutait n’avoir « jamais fait d’amalgame entre arabes et musulmans » et se plaignait de la confusion entretenue par ses détracteurs entre les propos tenus par les personnages de son roman et ceux qu’il pouvait tenir par voie de presse. Qu’en est-il ? Pourtant la lecture du roman permet d’en douter, sinon plus. Parmi les nombreux exemples qui pourraient être cités, témoignant de cet amalgame, celui-ci vers la fin du roman suffit : « Les jours suivants, je m’appliquais à éprouver de la haine pour les musulmans. Chaque fois que j’apprenais qu’un terroriste palestinien, ou un enfant palestinien, ou une femme enceinte palestinienne avait été abattu par balles dans la région de Gaza, j’éprouvais un tressaillement d’enthousiasme à la pensée qu’il y avait un musulman de moins ».

  En 2001, au lendemain des attentats du 11 septembre, lesquels avaient provoqué aux États-Unis une chasse aux sorcières visant des ressortissants « arabes » américains, (j’insiste), il paraissait difficile de croire sur parole l’auteur de Plateforme.  Dans un temps, encore, où l’accusation de racisme ne concernait que le domaine ethnique et racial, Houellebecq, habilement, remplaçait le terme « arabe » par celui de « musulman » pour évider de porter le flanc à l’accusation de racisme. Quatorze ans plus tard, sans pour autant faire de Plateforme  la matrice de ce qui suivra, on vérifie combien Houellebecq anticipait à travers cet escamotage inédit, confusionnel, une situation à travers laquelle la notion d’islamophobie entend aujourd’hui rendre compte.

  Poser la question de savoir pourquoi une notion aussi floue, aussi problématique, aussi spécieuse que celle d’islamophobie a pu en l’espace d’une quinzaine d’années devenir l’un des mantras d’une extrême gauche en mal de repères et de certitudes, c‘est déjà y répondre en partie puisque ceux qui utilisent le mot pour dénoncer la chose sont partagés sur sa signification. En tout cas cette querelle sémantique peut paraître aujourd’hui secondaire si l’on observe que « la lutte contre l’islamophobie » permet indéniablement de restructurer une bonne partie du gauchisme sur cette nouvelle base. A la lutte de classes devenue selon eux inopérante, obsolète ou secondaire (en excipant du fait que les ouvriers voteraient majoritairement FN) se substitue la lutte contre les discriminations dont les « musulmans » sont (seraient) les principales victimes. Cela ne s’est pas fait du jour au lendemain. Auparavant, cela remonte aux années 80 et 90, un glissement avait déjà été observé en direction des « exclus » : la notion d’exclusion venant se substituer à celle d’exploitation. De surcroît, pour les plus anti-islamophobes du moins, l’ennemi devient l’État néocolonial et à travers lui le « Blanc », celui qui hérite d’une histoire coloniale dont les mêmes prétendent qu’elle se perpétue à l’identique (ou presque), l’islamophobie étant l’un de ses marqueurs.

  Quel que soit la démarche privilégiée (pour l’Islam étant « la religion des pauvres » la solidarité doit prioritairement s’exercer envers les musulmans), ou (tout islamophobe est un raciste et doit être traité en tant que tel), tous s’accordent pour mettre ces deux fers à leurs pieds. Le plus étrange, dans cette affaire, étant que des « libertaires » mangent de ce pain là. A lire L’appel des libertaires contre l’islamophobie  (qui date de septembre 2012 et a été rédigé par un membre de l’Alternative libertaire) on se demande ce qui rattache encore ces « libertaires » au courant anarchiste. Ce pensum, qui reprend grosso modo la prose gauchiste en matière d’islamophobie, a d’ailleurs principalement été paraphé par des intellectuels et des militants qui n’appartiennent pas au milieu libertaire. Cet « Appel » ne répond pas à toutes les questions que recouvre la notion d’islamophobie mais occulte fâcheusement des aspects auxquels tout libertaire conséquent ne saurait transiger. Relevons quelques unes de ces « absences » : rien sur la charia ; rien sur ces « islamophobes » qui dans de nombreux états musulmans tombent sous le coup de lois punissant à mort l’auteur d’un blasphème (ou qui sont liquidés par les islamistes dans les états les plus « tolérants ») ; rien sur les lapidations et autres amputations ; rien sur les persécutions dont sont victimes les juifs, les chrétiens, voire les boudhistes ; rien sur les « droits » des femmes ; rien sur le lobbying à grand échelle émanant de puissantes organisations islamique ou des États musulmans les plus en pointe pour s’efforcer de faire reconnaître le concept d’islamophobie auprès de toutes les instances internationale (avec la judiciarisation afférente).

  Ces « libertaires » se sont cependant arrêtés devant l’obstacle - quand même ! - que des penseurs, journalistes et militants n’ont pas manqué de franchir en associant « la lutte contre l’islamophobie » à une « défense de la religion » (sous entendu : de toutes les religions). J’aurais l’occasion d’y revenir plus dans le détail avec La haine de la religion  de Pierre Tevanian.

  Mona Cholet (ancienne journaliste de Charlie Hebdo ) a écrit dans la foulée du livre de Tevanian un long article au titre évocateur (« Oui mais, quand même, la religion c’est mal »). Elle part du fait que des commentateurs élargissent la critique adressée à l’Islam et aux Musulmans à celle de toutes les religions pour s’exonérer de toute accusation de racisme. Ce qui sous entend que critiquer l’Islam c’est raciste préalablement. Et que ce racisme reste de d’actualité quand bien même cette critique s’adresserait à toutes les religions. On retrouve au passage le sempiternel argument selon lequel critiquer catholiques et musulmans ce n’est pas la même chose, puisque les catholiques ont toujours été liés au pouvoir en France alors que les musulmans sont les descendants de ceux qui ont été colonisés par l’État français au XIXe siècle. Dans ce schéma simpliste, pour ne pas dire simplificateur, l’Islam échappe à toute critique puisqu’il s’agit par excellence de la « religion des pauvres ». Malgré les efforts de Mona Cholet pour imposer le concept de « religiophobie », elle en revient à l’argumentation plus classique selon laquelle la « laïcité dévoyée » de ces dix dernières années sert à « réprimer la foi religieuse » ou à stigmatiser « les femmes voilées dans l’espace public ».

  Le club s’est agrandi après les attentats de janvier 2015 avec le renfort remarqué d’Alain Badiou. On ne sait pourquoi Badiou situe Charlie Hebdo  dans une tradition qui remonterait à Voltaire. Où a-t-il trouvé ça ? En tout cas cela lui permet d’évoquer le Voltaire qui s’en prenait d’une façon obscène à Jeanne d’Arc : « sa Pucelle d’Orléans  est tout à fait digne de Charlie Hebdo « . Ce « Voltaire de bas étage » ayant le mauvais goût, sinon l’outrecuidance de tancer « une héroïne subliblement chrétienne » (sic). A se demander si Badiou, finalement, ne préfère pas les Jeanne d’Arc de Péguy, ou de Monseigneur Dupanloup, à celle transmise par une tradition républicaine à laquelle notre philosophe réserve ses flèches les plus acérées. Poursuivant le cours de l’histoire, Badiou évoque « la sagesse de Robespierre » condamnant ceux « qui font des violences antireligieuses le cours de la Révolution et n’obtiennent ainsi que désertion populaire et guerre civile ». Fi donc ! On avait déjà lu ce genre de raisonnement sous d’autres plumes, pas spécialement en odeur de sainteté semble-t-il dans les cercles badiousiens. « Il est de nôtres » chanteront certains ; qui abonderont dans ce sens, tout en faisant remarquer à l’impétrant qu’ils ont, eux, toujours tenu ce genre de discours. Dans la filiation (pourquoi pas) de Jeanne d’Arc, frère Badiou pourrait tout aussi bien célébrer la « sublimité » non moins chrétienne d’une autre héroïne, Charlotte Corday (car on subodore que Marat ne fait pas vraiment partie de ses amis).

  Dans ce même article (« Le rouge et le tricolore ») Badiou appelle « crimes de type fasciste » les meurtres commis par les frères Kouachi et Amedy Coulibaly. Il justifie cette terminologie par les trois caractéristiques suivantes. D’abord ce sont des attentats « ciblés » (Charlie Hebdo  d’un côté, des Juifs de l’autre) ; ensuite leur « violence extrême, assumée, spectaculaire (…) inclut de façon suicidaire la probabilité de la mort des meurtriers » ; enfin ces attentats visent par leur aspect « hors norme, à créer un état de terreur » alimentant  en retour, « du côté de l’État et de l’opinion, des réactions incontrôlées, entièrement closes sur une contre identité vengeresse » entraînant la justification des attentats par leurs commanditaires. 

  A cette analyse, pertinente, il manque cependant une quatrième caractéristique, qui n’a rien d’un détail. Ces crimes ont été commis au nom de l’Islam. Ce qui n’empêche pas la discussion, faut-il le redire, sur ce qui relève de la responsabilité ou pas ici de l’Islam. L’absence chez Badiou d’une telle donnée, essentielle pourtant, invalide en partie son analyse. Un terme reste à trouver (« crimes fascistes » étant insuffisant) pour désigner la nature des crimes commis en janvier 2015. 

  En occultant cette donnée Badiou passe donc à la trappe tout questionnement sur la responsabilité (ou pas) de l’Islam pour circonscrire l’affrontement entre « trois fascistes dévoyés » et l’État français (soutenu, lui, par les manifestants scandant « Je suis Charlie »). Cette analyse, reprise ici et là, va devenir le principal argumentaire de ceux qui s’afficheront « Je ne suis pas Charlie ». Et là Badiou peut très logiquement affirmer que les effets de cette mobilisation contribuaient à stigmatiser les absents du 11 janvier, à savoir « les jeunes prolétaires musulmans et les filles horriblement voilées ». Toute cette mécanique, bien huilée, fonctionne à merveille. S’étant débarrassé de l’Islam en catimini, Badiou déroule son discours sur la stigmatisation des « musulmans », discours selon lequel « l’émancipation » serait compatible avec ces « jeunes filles voilées ou pas ».

  Pour terminer, Badiou indique qu’il « y a en France, depuis bien longtemps, deux types de manifestations : celles sous drapeau rouge, et celles sous drapeau tricolore », afin de conclure à l’efficacité des premières sur les secondes pour « réduire à rien les petites bandes fascistes identitaires meurtrières » (associées aux « formes sectaires de la religion musulmane », mais également à « l’identité nationale française » et à « la supériorité occidentale »). Je veux bien croire qu’en terme d’efficacité le drapeau rouge fasse davantage l’affaire dans ce cas de figure et dans d’autres que le tricolore. Mais pour ce qui concerne « l’émancipation » à laquelle notre philosophe se référait, ceci en regard de la démission de l’esprit critique devant le fait religieux exprimée par les Badiou et consort, ce n’est pas le drapeau rouge qu’il faudrait « faire revenir » mais le drapeau noir !

  Je précise que pas une seule fois Badiou n’utilise le terme « islamophobie » dans cet article. Si ce concept, malgré tout, semble difficilement assimilable par la philosophie badiousienne, en revanche l’argumentation de l’article « Le rouge et le tricolore » rencontrera un certain succès  chez ceux qui, dans le camp gauchiste, se sont en quelque sorte refondus autour de la notion d’islamophobie. Il s’agit à proprement parler d’une nébuleuse où l’on retrouve des organisations politiques, des collectifs, des associations, des universitaires, des artistes et des écrivains.

  Parmi les nombreuses prises de position et tribunes relayées par la presse durant l’hiver dernier, l’une d’elles (« Qu’est ce que ça fait d’être un problème », signée par un collectif d’universitaires parmi lesquels Nacira Guénif, Abdellahi Hajjat, Marwan Mohammed) mérite plus d’attention que d’autres. Ce texte, en affirmant clairement que « la communauté musulmane n’existe pas », renvoie dos à dos ceux pour qui l’Islam et la  prétendue « communauté musulmane » représentent le principal problème en France et doivent donc être traités en tant que tels (y compris pour les plus droitiers par la « remigration »), et ceux qui tout en refusant l’association faite entre Islam et terrorisme, n’en appellent pas moins à une réforme de l’Islam au sein de la dite « communauté musulmane ».  Un constat permettant également aux signataires de souligner la vacuité de cette « injonction à la désolidarisation » à laquelle ont été soumis les « musulmans » après les attentats de janvier. 

  Ces universitaires, ensuite, n’ont pas tort de relever l’abus qu’il y a à faire porter la responsabilité de ces tueries sur « les militants et journalistes qui auparavant dénonçaient « l’islamophobiie » de Charlie Hebdo «  (alors, ajoutent-ils, qu’il faut aller la « chercher dans les écrits des cheiks de la nébuleuse d’Al Qaïda »). Pourtant les limites de la démonstration apparaissent quand les signataires affirment que « le raisonnement sous jacent à cette accusation relève du sophisme : défendre la ligne éditoriale du journal et attaquer ceux qui ont pu la critiquer, c’est prendre acte du fait que la tuerie pourrait éventuellement être justifiée par la nature de cette ligne éditoriale ». car parmi ces accusateurs certains n’avaient pas grand chose en commun avec Charlie Hebdo  et  profitaient-là de l’occasion pour régler des comptes avec, par exemple, le Parti des Indigènes de la République (PIR) et ses alliés. Mais, plus problématique encore, un qualificatif de même nature, ici « fait social majeur » (l’inexistence d’une communauté musulmane), et là « phénomène social qui existe réellement » (l’islamophobie) désigne pourtant deux choses bien différentes. Affirmer que la « communauté musulmane n’existe pas » suppose que l’on interroge, discute, déconstruise, ou récuse la notion d’islamophobie. Ce que ne font pas ces chercheurs en sciences sociales..

  A l’autre extrémité du spectre, le mouvement des Indigènes de la République (devenu ensuite le Parti des Indigènes de la République), a été créé en 2005 au lendemain de la loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux à l’école. Il s’est d’emblée distingué des autres organisations antiracistes par une référence anticoloniale constante, pour ne pas dire obsessionnelle : la France, disent-ils en substance, reste un état colonial. Une « qualité » étendue à tous les aspects de la vie publique dans une république qui discrimine plus particulièrement les descendants des « indigènes ». 

  J’avais en 2012 souligné le rapprochement entre le PIR et la féministe Christine Delphy ou le collectif « Les Mots Sont Importants » (LMSI), et l’influence que le premier exerçait sur les seconds. L’étonnant étant, en 2015, de constater qu’un parti défendant des thèses aussi outrancières et caricaturales que le Parti des Indigènes de la République se retrouve au centre d’un conglomérat qui agrège une partie du gauchisme, voire même des « libertaires ». Dans la représentation du monde du PIR, outre l’État français, le principal ennemi devient le « Blanc » : le conflit racial, communautaire, post colonial se substitue à la lutte des classes (« Un banquier noir c’est d’abord un Noir » déclarait en 2005 la porte parole du mouvement). Le PIR entend par conséquent lutter contre « toutes les formes de domination impériale, coloniale et sioniste qui fondent la suprématie blanche à l’échelle internationale (…), construire une force politique indigène autonome », et regrouper sur une « base décoloniale » tous ceux qui pourraient un jour contribuer à « la constitution d’un gouvernement décolonial » (sic). 

  La montre du PIR (comme celle de ceux qui reprennent ce genre de « thèse ») s’est arrêtée au début des années 60. Même si la France a eu un « retard à l’allumage » avec les pays anglo-saxons dans le domaine des études post-coloniales (le « traumatisme algérien » l’expliquant en partie), elle a en partie comblé ce retard depuis une quinzaine d’années si l’on veut bien prendre en compte la nature et le contenu de travaux d’historiens traitant de la « question coloniale ». Cela reste toujours insuffisant mais ne saurait en aucun cas correspondre à la version caricaturale, anachronique et orientée du PIR. Mais il se trouve, comme on le verra plus loin, des intellectuels pour confondre cette fiction avec la réalité.

  On remarque que la dimension religieuse (musulmane donc) a pris au fil des ans plus d’importance pour le PIR. La porte parole du parti, la délicieuse Houria Boutelja, le 28 janvier dernier, nous brossait le tableau idyllique d’un temps, dans le monde musulman, où n’existait pas de séparation entre les églises et l’État, ni « de distinction entre le profane et le sacré, la sphère publique et la sphère privée, la foi et la raison ». Plus qu’une arcadie, c’était le paradis sur terre ! Malheureusement, ajoute-elle, s’est imposée « par la force des armes et des baïonnettes (…) la modernité capitaliste occidentale et son narcissisme outrancier et arrogant », laquelle est venue « universaliser les processus historiques - la laïcité et les Lumières, le cartésianisme - géographiquement et historiquement situés en Europe de l’Ouest ». 

  Deux remarques. Houria Boutelja avait signé douze jours plus tôt dans Le Monde  le texte d’une tribune collective (« Plus que jamais il nous faut combattre l’islamophobie ») dans laquelle les signataires (Saïd Bouamama, Houria Bouteldja, Ismahane Chouder, Alain Gresh, Michèle Sibony, Denis Sieffert) affirmaient s’inscrire sans réserves « dans l’héritage de la laïcité telle qu’elle a été définie par les députés qui ont voté la loi de 1905, une séparation des Églises et de l’État, une neutralité de l’État (et non pas des citoyens), le droit de chacun d’affirmer sa religion dans l’espace public ou privé ». A lire une chose et son presque contraire on a des difficultés à trouver une cohérence dans les analyses du PIR. En s’adressant en ces termes-ci auprès des lecteurs du Monde,  et en ces termes-là auprès des adhérents et sympathisants du PIR, Houria Bouteldja fait indéniablement preuve d’un « sens politique » qui devrait immanquablement lui offrir un portefeuille ministériel dans un « gouvernement décolonial ».

  Ma seconde remarque, en forme d’interrogation, concerne l’État Islamique : n’est-il pas en train de reconstituer ce « paradis perdu » évoqué précédemment, quelque part entre la Syrie et l’Irak ?

  Ensuite, comme le proclame Houria Bouteldja la main sur le coeur : « L’une des rares figures qui nous réhabilitent et sur laquelle nous projetons notre « nous » positif et digne est celle du prophète. Il nous permet de rester debout car il est justice, droiture et bonté ». Merveilleuse Houria ! Elle simplifie amplement le travail du commentateur qui n’a plus besoin s’ajouter quoi que ce soit. On aimerait presque croire à l’existence de l’autre monde pour y entendre Mohammed Merah, Amedy Coulibaly et les frères Kouachi reprendre le refrain de Mme Bouteldja tous en choeur.

  Pour en revenir aux accusations de néocolonialisme portées contre l’État français et les « Blancs », le PIR représente dans ce qui apparait explicitement comme une surenchère victimaire, entre ici les « Indigènes » et là les « Juifs », un pôle acceptable pour de nombreux intellectuels de gauche. Alors que Dieudonné, qui ne tient pas en l’occurrence un discours sensiblement différent, campe lui sur le versant inacceptable (son antisémitisme assumé faisant il est vrai toute la différence). Une allocution d’Houria Bouteldja datant du 3 mars 2015 à Oslo (intitulée « Racisme(s) et philosémitisme d’État, ou comment politiser l’antiracisme en France ») l’illustre une fois de plus dans un registre inédit. Mme Bouteldja s’en prend tout d’abord à cette gauche qui, au lendemain des attentats de janvier, « va dénoncer dans le même mouvement ET l’islamophobie ET l’antisémitisme ». Ceci « pour éviter les questions qui fâchent, pour sauver la gauche blanche ». Prise la main dans le sac, la « gauche blanche » ! Les explications qui suivent, plutôt tortueuses (« Il faut comprendre l’existence du « salaire de la blanchité », assène Houria : mais encore ? serait-ce un remake du film de Clouzot scénarisé par le PIR ?), nous conduisent en terrain plus connu. 

  Parmi les insuffisances de cette « gauche blanche » la conférencière pointe sa difficulté « d’identifier le lieu de production de l’antisémitisme ». Quel est-il alors ? Pas l’État, nous répond-on (qui en revanche produit du racisme envers les Noirs, les Arabes, les Rooms). Ni l’extrême droite ajoute-t-on. Ce serait finalement la banlieue. Ce à quoi la gauche en question ne peut se résoudre. Parce qu’elle refuse « de combattre le philosémitisme d’État ». Et Houria Bouteldja de nous citer la phrase (discutable) de Sartre : « C’est l’antisémitisme qui fait le juif ». Puis d’acquiescer en ajoutant : mais aujourd’hui « sous sa forme philosémite ». Comprenne qui pourra mais l’association est ainsi faite, et la conférencière peut dérouler son argumentation: « L’État paye sa dette aux juifs » et « crée  une discrimination mémorielle, puisque tout en instrumentalisant la mémoire du génocide des Juifs, il occulte la mémoire de la traite négrière », celle de « la mémoire coloniale », et du « génocide des tziganes ». Il ne faut pas aller plus loin pour trouver « la première source de l’hostilité de la part des sujets post-coloniaux envers les juifs ». Et Houria Bouteldja peut alors conclure que les Juifs aujourd’hui « sont les boucliers, les tirailleurs de la politique impérialiste française et de sa politique islamophobe » (en référence aux tirailleurs sénégalais qui dans les rangs de l’armée française se sont rendus coupables d’atrocités, de viols et de massacres durant la colonisation au Maroc) en raison de « leur racialité positive ». Ce qui signifie qu’ils détournent ainsi « la colère des damnés de la terre sur eux et en même temps protègent l’infrastructure raciale de l’État nation. Ils protègent le corps blanc ». A côté de cette tirade, lourde de signification, la dernière phrase de l’allocution passerait pour modérée : « Qu’est ce qui empêche la gauche de la gauche de lutter contre le philosémtisme d’État ? (…) parce qu’elle « est elle même, à quelques exceptions près, peu ou prou philosémite ». A la gauche de la gauche de répondre si elle le croit utile. Pour ce qui me concerne j’avais déjà tiré la chaîne auparavant.

  Reste à distinguer, dans cette nébuleuse anti-islamophobe, le PIR et ses compagnons de route (le Front uni des immigrés et des quartiers populaires, le collectif des féministes pour l’égalité, le collectif « Les Mots Sont Importants »), de ceux qui défendent des thèses moins caricaturales (des Indivisibles à l’Union juive pour la paix, en passant par plusieurs organisations antiracistes), et des idiots utiles qui se sont mis à la remorque des uns et des autres après être passés par la case « Je ne suis pas Charlie ». 

  Je ne rangerai pourtant pas dans cette catégorie « d’idiots utiles » les signataires d’une tribune publiée le 16 janvier dans Le Monde  (dans le cadre d’un vaste dossier consacré à « ceux qui ne sont pas Charlie »), intitulée « Non à l’union sacrée ! » : un texte dans lequel les signataires (citons parmi eux Emmanuel Burdeau, François Cusset, Éric Hazan, Razmig Keucheyan, Marwan Mohammed, Enzo Traverso) disent être « solidaires de celles et ceux qui se sentent en danger, depuis que se multiplient les appels à la haine ». Sauf qu’il ne s’agit pas de « celles et ceux » auxquels on pourrait penser dans le droit fil des attentats de janvier 2015, caricaturistes et juifs faut-il le préciser. Les signataires, parmi d’autres raisons, expliquent cette haine par les cris de « mort aux arabes », les incendies de mosquée, ou l’obligation faite à l’ensemble des « musulmans » de se démarquer des assassins. Pour ce qui concerne les insultes et les incendies, précisons, quatre mois plus tard, qu’ils n’ont heureusement pas pris les proportions que l’on pouvait craindre à la mi-janvier (en se référant à la chasse aux sorcières étasunienne des lendemains du 11 septembre). Quand les signataires soulignent combien « les indignations sont sélectives » ils ne semblent pas réaliser à quel point cette affirmation peut se retourner contre eux. En effet, ils s’indignent plus de l’effet « Je suis Charlie » que des attentats des 7, 8 et 9 janvier (se contentant ici de relever qu’ils sont « attristés par la mort des dessinateurs et journalistes » de Charlie Hebdo ). Les signataires ne vont pas jusqu’à dire que ceux-ci « ne l’ont pas volé », mais la description un rien caricaturale de « l’obsession qui s’était enracinée dans le journal contre les musulmans, assimilés à des terroristes, des « cons », des assistés », relevant d’un « anticonformisme (…) qui stigmatise les plus stigmatisés », devient le corolaire de l’euphémique « attristés » relevé plus haut. Il y a dans cette tribune des fragments d’analyse que l’on partage mais néanmoins elle représente parmi d’autres interventions un « renversement complet des positions politiques » consécutif d’un souci, d’une volonté, voire d’une obligation de se démarquer de « Je suis Charlie », en déclarant haut et fort le contraire avec le risque d’échanger une simplification contre une autre. Même si le mot « islamophobie » n’est pas prononcé (sans doute eu égard l’hétérogénéité des signataires, et les difficultés pour eux de s’accorder sur sa signification), c’est quelque chose de cet ordre, ne pas porter le flanc à l’islamophobie, que l’on peut lire entre les lignes. En définitive cette tribune, moins critiquable que celles publiées le 16 janvier par Le Monde,  achoppe sur l’essentiel. Quand les signataires concluent : « Faisons en sorte que l’immense mobilisation se poursuive indépendamment des récupérations intéressées des États et des gouvernements (…) que cet élan collectif débouche sur une volonté, subversive, contestataire, révoltée inentamée, d’imaginer une autre société, comme Charlie  l’a longtemps souhaité », on ne peut qu’être d’accord ceci dit en ces termes. Mais de quelle « immense mobilisation » s’agit-il ? A lire ce qui précède on avait l’impression que celle-ci tournait au vinaigre. Cette contradiction, c’est celle d’une partie de la gauche, et plus encore de l’extrême gauche hexagonale. Il sera toujours temps d’y revenir.

  Ce qualificatif « d’idiots utiles » qui là pourrait paraître très exagéré, ne correspond pas non plus pour de toutes autres raisons au cas de Virginie Despentes, qui voulant dépasser l’opposition « Je suis Charlie », « Je ne suis pas Charlie », place sur le même plan les victimes et les bourreaux (« J’ai aimé aussi ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser au visage »). De la provocation ? Pas seulement. L’écrivaine Virginie Despentes dit tout haut ce que des intellectuels ou des responsables associatifs ou politiques ne peuvent décemment exprimer de manière si frontale. 

  Emmanuel Todd, qui s’est répandu tout au long du mois de mai dans les médias pour vendre un ouvrage que l’on peut s’abstenir de lire, mais qui a « fait le buzz » comme disent les médiatiques, serait plus à sa place dans un bêtisier. On citera juste (dans un entretien à Libération ) : « La simple exclusion du Front National de la manifestation (du 11 janvier) allait signer l’absence des ouvriers ». Mais les « ouvriers » n’étaient pas plus présents à Beaucaire ce jour là pour défiler avec Marine Le Pen. Ce Todd décidément confond le très regrettable vote d’une partie de l’électorat ouvrier en faveur du FN avec une projection datant des années 50 (du temps où le PCF était considéré comme « le parti des ouvriers »), traduite aujourd’hui par notre démographe en terme d’équivalence avec le FN. En dehors de cette réalité électorale toute comparaison devient difficile sinon déplacée. On sait par ailleurs que le FN s’affiche plus que par le passé comme étant « le parti des ouvriers ». Todd ne fait que reprendre le discours mariniste sur la question. « Idiot utile » certes Todd l’est, mais pas là où on pouvait l’attendre.

  Je consacrerai plus de place au texte « Les aventures de la liberté d’expression », du philosophe Alain Brossat. Un long article publié le 31 janvier sur le site « Le silence qui parle ». A vrai dire on ne s’attendait pas à ce que l’auteur d’un pamphlet remarqué en 2007 contre Sarkozy (Bouffon impérator ) s’en prenne avec une pareille violence à Charlie Hebdo.  Brossat dénonce « sous couvert d’une pratique débridée de la « satire » » (pour le coup c’est Sarkozy qui pourrait rigoler) une conception de la liberté (d’expression, de parole, de pensée) « rigoureusement homogène à celle que promeuvent les activistes du Front National » quand ceux-ci organisent un « apéro gros rouge et saucisson » à Barbès. Brossat met donc la barre très haut en postulant d’emblée que Charlie Hebdo  et le FN c’est, si j’ose dire, kif kif bourricot. Même les Indigènes de la République n’ont pas été si loin. Ce qui signifie, Brossat dixit, que pour l’hebdomadaire il s’agit de « la liberté de provoquer, d’outrager, d’humilier » la fraction de la population à qui l’on répète qu’elle n’est pas d’ici  mais bien d’ailleurs « . Tout parait simple, sinon simpliste avec Brossat : d’un côté nous avons les intégristes républicains, la xénophobie d’État, Charlie Hebdo et tutti quanti ; de l’autre ceux « qui n’admettent pas que l’on insulte leurs croyances, leur foi et leurs coutumes ». Les premiers étant fondés « à se moquer, à ridiculiser, à outrager » ceux « dont la vocation est d’encaisser ces sarcasmes et ces moqueries, du fait de leur origine déficitaire, de leurs moeurs et de leurs croyances du fait même qu’ils sont, fondamentalement, des en trop,  des intrus, des parasites, des outsiders quintessentiels ». 

  Reprenons notre souffle. A lire une telle charge contre la liberté d’expression, du moins exprimée en ces termes, le choix devient restreint : soit Brossat défend dans ce cas de figure la censure, soit il justifie malgré tout  les attentats du 7 janvier 2015. Mais ce n’était qu’une première salve. La liberté, pour Charlie Hebdo,  n’étant que « la liberté de nuire ». Et de tancer ceux qui s’autoriseraient de cette « liberté » pour en offenser d’autres, qui n’ont pas les moyens de leur rendre la pareille, ni même de faire entendre leurs voix à propos de l’outrage qui leur est fait ». Ah bon ! Et les frères Kouachi ? Et Coulibaly ? Brossat aurait-il la mémoire sélective au point d’oublier ce qui s’est passé les 7, 8 et 9 janvier ? Non pas, puisque plus loin le philosophe affirme que ceux dont se moquent Charlie Hebdo,  actuellement « hors champ », sont « contraints à revenir dans le champ par d’autres moyens, plus violents ». C’est clair : Charlie Hebdo l’a bien cherché !

  On y entend même un éloge inattendu des États-Unis : un pays, affirme Brossat, où l’on ne s’acharne pas « à attiser l’animosité entre les « communautés » ». Plus particulièrement à Ferguson hier, et à Baltimore aujourd’hui n’est ce pas : les « populations noires » apprécieront. C’est « inconcevable » aux États-Unis, renchérit Brossat, qui ajoute que « la grande presse de ce pays s’est montrée très réservée quant à la publication des caricatures qui avaient mis le feu au poudre ». S’ensuit l’assertion selon laquelle un journal comme Charlie Hebdo  n’existe pas, ne peut exister dans « aucun des pays voisins de la France ». Une exception française très regrettable, et parfaitement scandaleuse si l’on en croit Brossat.

  Notre philosophe reprend une argumentation proche de celle du PIR quand il suggère que l’extermination des juifs d’Europe et la criminalisation du négationnisme occulte tout « ce qui se rattache au colonialisme et aux crimes des colonisateurs ». Ceci pour avancer que « les obscénités de Charlie Hebdo  sur la religion musulmane et les femmes arabes ont le même statut exactement que les blagues sur les chambres à gaz et les caricatures antisémites ». Là le mot « amalgame » parait trop faible ! Au sujet de ces « obscénités » Brossat évoque des « délits » (« prospérant à l’ombre du pouvoir d’État et de la police ») qui « se transforment miraculeusement en joyaux de la liberté d’expression ». Critiquer l’Islam serait un délit ? Non pas (du moins pas encore). Pour le coup Brossat emboite le pas du Conseil français du culte musulman qui milite dans ce sens. Quand notre philosophe fait endosser à Charlie Hebdo  ce qu’il impute par ailleurs à une société française « encore et toujours une société coloniale, imprégnée par les crimes du colonialisme et saturée par un racisme d’origine colonial », on réalise qu’il connait bien mal un journal qui a, dés son origine, régulièrement tourné en dérision le colonialisme et les colonisateurs. J’y reviendrai plus loin. Enfin, on l’attendait, le mot fascisme est prononcé : d’un fascisme qui « a besoin d’énergumènes, de bouches à feu, de provocateurs et d’incendiaires ». De fourriers comme Charlie Hebdo,  donc.

  Brossat revient de nouveau obsessionnellement sur une page coloniale qu’il dit ne pas avoir été tournée, et va même jusqu’à se livrer à une comparaison pour le moins hardie entre la situation des « musulmans » vivant en France et celle des français durant l’Occupation allemande ! Dans ce rapport au colonialisme « Je suis Charlie » signifie « Je ne suis ni arabe, ni musulman ». Ainsi la manifestation du 11 janvier « donne droit de cité (…) au racisme institutionnel ». Signalons aussi la curieuse comparaison entre Céline et Charlie Hebdo.  Elle se rapporte à une même manière de « chauffer à blanc ses lecteurs » (Céline avec les Juifs, et Charlie Hebdo  les « musulmans ») « sans jamais s’exposer ». Brossat ajoute, bien imprudemment : « C’est un procédé retors, sournois, un procédé de lâche ». Nous aurions aimé interroger Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski pour savoir ce qu’ils pensaient de cette manière de se dérober, mais malheureusement sans doute en raison de leur « lâcheté » ils ne sont plus là pour nous répondre.

  La conclusion d’Alain Brossat s’avère vertigineuse. Il se demande ce qui distingue, finalement, les « trois exterminateurs du 7 janvier » (sic)  « et la multitude de ceux (…) qui, pour autant, ne prennent pas les armes pour en finir avec les insulteurs de l’Islam et autres provocateurs salariés ». Ce n’est pas parce que Brossat, par exemple, ne sait pas se servir d’une kalachnikov, non. Pour la première fois dans ce long article l’auteur consent à évoquer l’État Islamique pour renvoyer dos à dos deux terreurs, celle des djihadistes et celle (même si le mot n’est pas prononcé) de l’Occident. Un monde occidental curieusement délesté (l’horreur toujours) des deux séquences totalitaires du XXe siècle (la fasciste et la communiste), puisque Brossat, pour l’illustrer, ne cite que quatre noms : ceux de Hiroshima, Nagasaki, Dresde et Sétif. Il est vrai que Carl Schmitt auquel Brossat se réfère dans cette conclusion sert de fil conducteur à l’argumentation selon laquelle la « démocratie de guerre » met en place un « état d’exception » dont le « trait constitutif » est « de s’exercer en premier lieu au détriment  (…) des populations d’origine étrangère, singulièrement coloniale ». L’inverse presque exact de la théorie, non moins indigente, du choc des civilisations selon Huntington. A ce compte là les victimes (celles de Charlie Hebdo  et de l’hypermarché cacher) finissent pas devenir des bourreaux (ce qui était déjà implicite dans le reste de l’article, du moins pour les victimes du 7 janvier).

  Brossat aurait pu ici ajouter un nom (en l’associant à Carl Schmitt), celui de Martin Heidegger. On aurait mieux compris où le conduisait ce genre de démonstration. Car c’est le même type de raisonnement que défendait l’auteur de Être et temps au lendemain de la Seconde guerre mondiale, quand, dans sa manière de noyer le poisson à laquelle des esprits forts ont pu se laisser prendre, Heidegger  transformait les bourreaux en victimes. Brossat se livre au même type d’escamotage et, circonstance aggravante, sa conception de « l’horreur occidentale » ressort de la géométrie variable puisqu’elle fait l’impasse sur les deux totalitarismes du XXe siècle. J’imagine qu’à l’instar de Martin Heidegger, les victimes des camps d’extermination nazis et celles du Goulag ne sont pas pour Brossat des victimes à part entières. La différence étant que pour Heidegger seuls les allemands peuvent y prétendre, tandis que Brossat n’en disconvient pas (Dresde) mais l’élargit aux japonais (Hiroshima, Nagasaki) et aux algériens (Setif). Ou plutôt aux « musulmans » comme il ne cesse de le répéter tout au long de cet article (ici précisément au nom d’une analyse à laquelle Heidegger ne saurait souscrire).

  Une tribune publiée le 22 mai dans Libération  (« Pour un antiracisme politique » : signée parmi d’autres par Saïd Bouamama, Christine Delphy, Rokhaya Diallo, Eric Fassin, Nacira Guénif, Michèle Sibony, Louis-Georges Tin), vaut comme conclusion à ce chapitre. Elle aurait pu être écrite avant le 7 janvier 2015 (nonobstant l’introduction de ce texte qui vaut d’ailleurs plutôt comme rappel d’ordre général). Ce qui permet d’avancer, une fois précisé que l’un ou l’autre des signataires était déjà intervenu publiquement au sujet des tueries de janvier, qu’une page vient d’être tournée.  Cette tribune entend faire le bilan de l’après janvier 2015, et mettre l’antiracisme au centre des questions qui agitent la société française de ce début de ce second millénaire. A ce titre, pour se distinguer de toute position morale, les signataires insistent davantage sur le combat à mener « contre les politiques qui racialisent la société française » (qu’ils privilégient, implicitement, à la lutte « contre le FN » ou à la récusation des « stéréotype raciaux qui alimentent les discriminations systémiques »). On retrouve là, formulé différemment, le type de discours prônant le « modèle communautaire » pour mieux s’en prendre au « modèle républicain ». Deux modèles autant discutables l’un que l’autres pour des raisons bien évidemment différentes. Puisqu’il s’agit ici d’un antiracisme non pas ordinaire, classique, « blanc », mais politique,  les signataires retournent l’argumentation qu’on leur oppose généralement en s’inscrivant en faux contre ceux qui prétendent que « cet antiracisme (…) éloigne des problèmes de classe ». Et ils ajoutent : « comme si la « question raciale » occultait la « question sociale ». C’est un peu court. Comme si, dirais-je, le contenu que les signataires donnent à cet « antiracisme politique » suffisait (ce qui ne m’empêche pas par ailleurs de souscrire à l’analyse qui en est faite, y compris à travers la dénonciation de la « loi renseignement »).

  D’une part, le « meilleur des mondes communautariste » ne garantit nullement le règlement même de la « question raciale » (à Londres avant hier, Fergusson hier, Baltimore aujourd’hui). Plus fondamentalement, si l’on veut bien admettre que la « question sociale » englobe toutes les autres, le racisme n’est que l’une des nombreuses ignominies qui sont à mettre sur le compte du monde tel qu’il va. Ne pas reconnaître les autres (la déculturation généralisée, la destruction des bases biologiques de la vie, le crétinisme médiatique et publicitaire, les manipulations technologiques, les replis identitaires et populistes, la marchandisation du monde, et j’en passe) pour se focaliser sur celle-ci limite sérieusement la portée « politique » du combat que les signataires entendent mener. Ne considérer la société qu’en projetant sur elle des lunettes antiracistes réduit très sensiblement la perspective. Seule, j’abrège, une profonde transformation politique et sociale (une révolution donc, si les mots ont un sens, dans laquelle chacun prendrait en main son destin) serait en mesure de mettre fin à toutes ces ignominies, racisme compris. Quant à l’antiracisme « renouvelé, car politisé » des quinze signataires, il s’inscrit lui dans une stratégie réformiste. Ce dont ceux-ci ne disconviendraient pas, après tout

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  Tout, et son contraire, a été écrit sur Charlie Hebdo dés lors que l’État français, la plupart des médias et une partie du personnel politique récupéraient les événements de janvier 2015 à leur profit. L’hebdomadaire, encore victime au lendemain du 7 janvier, devra dans un second temps plus ou moins endosser la responsabilité d’une tuerie qu’il aurait rendu possible en s’en prenant à la religion des plus faibles et des plus offensés de nos compatriotes. Cela a été dit et redit dans ces termes mêmes, ou d’une façon plus nuancée ou plus outrancière encore après le 11 janvier, et durant les semaines et les mois suivants par des intellectuels, des journalistes et des militants politiques.

  Pour essayer de comprendre pourquoi un journal satirique, puisant ses racines dans un terreau libertaire, a pu devenir le torchon raciste, islamophobe, voire fasciste que d’aucuns prétendent (sachant que l’accusation d’islamophobie, par exemple, était antérieure au 7 janvier) il importe de revenir sur l’histoire de ce journal.

  Auparavant cependant une première rectification s’impose. Devant le déferlement de commentaires se focalisant sur la prétendue obsession de Charle Hebdo  envers l’Islam, deux sociologues (Céline Goffette et Jean-François Mignot) ont pris la peine de recenser les 523 « unes » de l’hebdomadaire entre 2005 et 2015 pour se livrer à une étude comparative des thèmes évoqués (supposant, à juste titre, que ceux qui accusaient Charlie Hebdo d’islamophobie, sans pour autant être des lecteurs du journal, se référaient certainement à l’affichage des couvertures en kiosque). De cette enquête il ressort que le thème religieux (toutes religions confondues) ne figure que dans 7 % des « unes » ! Le catholicisme étant d’ailleurs bien mieux représenté que l’Islam. Nous obtenons le chiffre ridicule de 1, 3 % de « unes » se moquant de l’Islam et des musulmans (soit 7 sur 523). Évidemment ce sont celles qui ont été les plus remarquées, et par conséquent les plus commentées (deux d’entre elles ayant occasionné des poursuites, à l’initiative d’associations musulmanes, débouchant sur des procès très médiatisés). 

  Si l’on reprend le détail de ces « unes » durant ces dix années, Charlie Hebdo  est d’abord un journal sarkophobe, puis lepenophobe, puis hollandophobe, etc, etc, (l’islamophobie, d’après nos pointages, vient en quatorzième position, loin derrière la catholicophobie). Les deux sociologues en concluent qu’il « apparait que Charlie Hebdo,  conformément à sa réputation, est un journal irrévérencieux de gauche, indéniablement antiraciste, mais intransigeant face à tous les obscurantismes religieux, musulman inclus. Ce qu’il faut expliquer, donc, ce n’est pas pourquoi Charlie Hebdo  était islamophobe, mais pourquoi, de nos jours, seuls des extrémistes se revendiquant de l’Islam cherchent à museler un journal qui se moque - entre beaucoup d’autres choses - de leur religion ». Et d’envoyer une pique à quelques chers collègues chercheurs en sciences sociales, signataires de tribunes en janvier et février dans la presse, dont la rigueur, c’est le moins qu’on puisse dire, a été particulièrement mise à mal durant toute cette période : « Il est nécessaire de ne pas travestir la réalité des faits et de poser les bonnes questions ». J’ajoute qu’à côté des ignorants (qui ont été abusés ou se sont laissés abusés), pour d’autres, en revanche, plus avertis, on parlera ici de malhonnêteté intellectuelle.

  Venons en donc à l’histoire de l’hebdomadaire. Il faut remonter à Hara-Kiri,  le mensuel, qui lors de sa parution en 1960 se signale dans la presse humoristique de l’époque par son absolue singularité. S’inscrivant dans une tradition rabelaisienne (et non pas voltairienne comme le croit Badiou), Hara-Kiri  cultive par ailleurs un certain humour noir, proche de l’absurde, et surtout invente une forme d’humour dont on était loin de se douter en 1960 de sa postérité, le genre « bête et méchant » (chaque numéro comporte la mention « journal bête et méchant »). Même un docteur en philosophie comme Alain Brossat devrait pouvoir comprendre que Hara-Kiri  revendique et endosse cette bêtise et cette méchanceté pour mieux les retourner contre le bon goût, l’hypocrisie sexuelle, la religion, l’armée, les corps constitués, et tout ce qui peu ou proue incarne les « valeurs » de cette société. La démarche consistant à adopter le point de vue de l’adversaire pour mieux le ridiculiser n’est pas nouvelle et avait déjà fait ses preuves, mais Hara-Kiri  la dote de contenus qui foulent allègrement du pied les valeurs les plus établies sur le mode du rabaissement. Ce qui vaudra au mensuel plusieurs interdiction durant les années 60.

  L’hebdo Hara-Kiri,  l’enfant d’Hara-Kiri  et de mai 68 (en ce sens il avait été précédé par L’Insurgé,  sorti le 24 mai 1968, auquel collaboraient plusieurs dessinateurs du « mensuel bête et méchant »), créé en février 1969, aura une courte existence puisque la célèbre couverture du 16 novembre 1970 (« Bal tragique à Colombey = 1 mort ») lui vaudra d’être interdit pour… pornographie ! La semaine suivante, la même équipe sort Charlie Hebdo.  Personne que je sache n’a rappelé les mois précédents que Charlie Hebdo  (et avant lui L’hebdo Hara-Kiri ) avait contribué, plus que n’importe quel journal ou organisation, à une prise de conscience écologique durant les années 1969, 1970, 1971 (en particulier à travers les articles de Pierre Fournier, le futur fondateur de La Gueule ouverte ). Charlie Hebdo  sera à l’initiative de la première manifestation de masse contre le nucléaire (Bugey Cobaye). Les « belles années » de Charlie Hebdo  correspondent à la première moitié des années 70 (celles durant lesquelles Le Monde  consacrait régulièrement une page entière à la rubrique « Agitation »), puis, la contestation refluant, l’hebdomadaire perdra progressivement ses lecteurs. Un autre élément, plus déterminant, explique cette relative désaffection : le type d’humour illustré par Charlie Hebdo  faisant des émules (on le retrouve par exemple, pour ne citer que lui, chez Coluche), se diluait pour ainsi dire : le journal perdait peu à peu de cette singularité qui le distinguait auparavant d’entre tous les titres de la presse française au début des années 70.

  Ensuite, pour aborder la seconde période (la republication de l’hebdomadaire en 1992, et de ce qui s’ensuit), précisons que Philippe Val, le nouveau directeur de la rédaction, n’a pas toujours été le crétin pédant qui pérorait sur les plateaux de télévision au début des années 2000. Son autorité, également, s’exerçait surtout sur les rédacteurs du journal (la plupart étant virés ou dans l’obligation de partir) et non sur les dessinateurs (aux historiques Cabu, Gébé, Willem, Wolinski, venant s’ajouter Charb, Honoré, Luz, Riss, Tignous). Enfin il suffisait de lire par exemple la rubrique de Charb pour se rendre compte que les positions de plus en plus ouvertement réactionnaires de Val ne reflétaient nullement, bien au contraire, le point de vue de nombreux collaborateurs de Charlie Hebdo.  

  A lire ce qui a pu être écrit sur Charlie Hebdo  après le 11 janvier 2015 dans les termes que j’ai plus haut rapportés, la question du statut de l’humour aujourd’hui doit être posée. Comme si tous ces folliculaires n’étaient plus capables de prendre certaines formes d’humour, les plus décapantes d’ailleurs, au second degré. Ou entendaient chaque fois les réduire à un premier degré leur permettant de dénoncer, ici le sexisme, là l’homophobie, là encore du racisme, de l’islamophobie et de l’antisémitisme. Ce premier degré existe bien évidemment dans les sketchs de nos humoristes patentés, les « petites phrases » du personnel politique, au travers des blagues qui circulent dans certains milieux (de préférence d’extrême droite), ou chez Dieudonné et compagnie. Et l’on ne saurait laisser passer ce qui d’ailleurs mérite rarement le qualificatif « humour ». Mais l’important n’est pas tant de renchérir sur ce genre d’évidence que de préciser ce qu’il en est d’une évolution (celle du statut de l’humour) qui fait bon marché de l’intelligence, et tend à nous confronter à des formes inédites de censure. 

  Ce qui rattache surtout Hara-Kiri  à la tradition rabelaisienne se rapporte à cette tendance au rabaissement qui transfert le domaine du « haut » (l’élévation, la spiritualité, l’idéalité, l’abstraction) à celui du « bas » (du bas corporel, de la mangeaille, du ventre, de la sphère génitale, de l’excrémentiel). La merde et l’urine sont très présentes dans l’oeuvre de François Rabelais, laquelle d’ailleurs se clôt dans le Quart livre  par une énumérations des synonymes de « matières fécales » (même si le dernier mot écrit par Rabelais, « Buvons », renvoie à un autre invariant rabelaisien).

  La dimension scatologique n’est pas moins présente dans les pages d’Hara-Kiri  (ou encore de celles de Charlie Hebdo  puisque le côté « scatologique » du journal dégoûte le délicat Michel Onfray) : celle-ci, plus encore que la volonté de tourner en dérision la religion, l’armée ou les bonnes moeurs, valait à Hara-Kiri  les qualificatifs de journal vulgaire, grossier ou ordurier, y compris chez des intellectuels qui plus tard (mai 68 étant passé par là) s’afficheront en tant que lecteurs de Charlie Hebdo.  

  Mikhaïl Bakhtine, dans son remarquable L’oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance,  indique que, déjà durant le XVIIe siècle (la seconde partie surtout), l’on « assiste à un processus de rétrécissement, d’abêtissement et d’appauvrissement progressif » des traditions carnavalesques héritées du Moyen Age portées à leur plus haut niveau d’expression par Rabelais. On reconnait à l’auteur de Pantagruel  du génie dans sa manière de décrire et représenter un monde qui puise ses références chez les auteurs de l’antiquité, mais on rejette par ailleurs l’écrivain inexcusable « d’avoir semé l’ordure dans ses écrits ». La Bruyère, qui écrit ceci, ajoute que l’oeuvre de Rabelais résulte d’un « monstrueux assemblage d’une morale fine et ingénieuse, et d’une sale corruption ». Durant le siècle suivant, Voltaire s’exprimera sur Rabelais en des termes équivalents.

  A lire aujourd’hui Alain Brossat, le seul mot « ordure » mérite d’être retenu avec Charlie Hebdo.  Selon lui, « les pages de Charlie  sont hantées par un motif obsessionnel, celui de la sodomie, ou plus exactement de l’enculage, conçu non pas comme une activité ou pratique sexuelle parmi d’autres, mais bien comme une métaphore générale et polyvalente ». Fichtre ! Brossat prend ici une partie du tout pour le tout (ou une partie du trou pour le trou, allez savoir) pour associer bien évidemment l’enculage chez Charlie Hebdo  à « l’arabe et au musulman ». Le reste coule de source. Charlie Hebdo  « remobilise ainsi une image raciste, coloniale classique, celle de l’Arabe enculeur de chèvres », et entend « faire revivre dans le présent tout un monde d’images et de fantasmes qui a accompagné la colonisation de l’Algérie et d’autres pays musulmans ».

  Qui fantasme en l’occurrence ? L’obsession n’est pas tant du côté de Charlie Hebdo  (que Brossat au passage confond avec l’Houellebecq de Plateforme) que dans la manière dont notre philosophe traite fantastiquement du sujet. Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage, et celle-ci prend chez Brossat le nom « d’arabe enculeur de chèvres ». A se demander même, compte tenu de la nature de l’obsession brossatienne, si l’adjudant Kronenbourg ne pourrait pas faire quelque chose pour Brossat. Malheureusement ce personnage a disparu le 7 janvier dernier avec Cabu. L’adjudant Kronenbourg n’est pas évoqué ici par hasard parce qu’il traduit un « rapport à l’enculage » bien différent, pour ne pas dire opposé à celui que Brossat prête très généreusement à Charlie Hebdo  (le personnage de Cabu pour qui l’ignorerait étant l’enculeur et l’arabe l’enculé).

  Ce qui n’empêche pas, ceci posé, de s’interroger sur la manière dont le type d’humour popularisé par Hara-Kiri,  puis ensuite Charlie Hebdo  est aujourd’hui perçu par nos contemporains. Ne passe-t-il pas plus difficilement pour des raisons que l’on peut parfois comprendre, mais qui le plus souvent ressortent d’une idéologie que j’ai commencé à expliciter. Prenons par exemple, pour répondre également à Brossat, un dessin de Reiser paru dans la première moitié des années 70 (Hara-Kiri  ou Charlie Hebdo,  je ne sais plus) représentant un Noir en train d’être sodomisé par un homme blanc âgé porteur d’un casque colonial. Le Noir regarde sa montre et dit, d’un air très mécontent : « Il est minuit, Docteur Schweitzer ! ». Ce à quoi le bon docteur répond : « Encore un petit coup ». 

  C’était hilarant, et cela le reste. D’autant plus que le trait, le coup de crayon unique de Reiser, le meilleur caricaturiste de sa génération, en rajoute question hilarité. Au début des années 70, tout esprit éveillé, connaissant un tant soit peu le sujet, était capable de voir dans ce dessin la satire d’un certain colonialisme. Du moins que je sache : car il est possible que le militant de la Ligue Communiste qu'était alors Alain Brossat durant cette période goûtait déjà peu ce genre d'humour, à l'instar de la plupart des trotskistes et plus encore des maoïstes. Et puis, pour qui l’aurait oublié, Il est minuit, Docteur Schweitzer  était le titre d’un roman, puis d’un film, tous deux autant médiocres que lénifiant (et faisant passer en contrebande leur colonialisme). Reiser jouait ainsi sur deux tableaux. Autre précision, Boris Vian, dont l’un des poèmes de Cantilènes en gelée  est consacré au docteur Schweitzer (« Qu’il soit midi, qu’il soit midi / Vous me faites chier Docteur Schweitzer »), envisageait juste avant sa mort d’écrire une bande dessinée sur le bon docteur dont les illustrations auraient été confiées à Siné. Voilà qui nous ramène à Hara-Kiri.  

  Pourtant je crains que mis sous les yeux des Brossat et consort, ceux-ci ne nous jurent leurs grands dieux que ce dessin est fondamentalement raciste et colonialiste. 

  Un exemple plus contemporain l’illustre différemment dans un registre où l’aveuglement confine à la bêtise. J’en veux pour preuve une diatribe de Pierre Tevanian contre un sketch bien connu de Pierre Desproges (« On ne m’ôtera pas de l’esprit que, pendant la Seconde guerre mondiale, de nombreux Juifs ont eu une attitude carrément hostile à l’égard du régime nazi. Les allemands de leur côté cachaient mal une certaine antipathie à l’égard des Juifs. Mais ce n’était pas une raison pour exacerber cette antipathie en arborant une étoile jaune sur sa veste pour bien montrer qu’on est pas n’importe qui »). En ce début de millénaire, tout cerveau normalement constitué parait pourtant encore capable de reconnaître là une expression de type « humour noir » qui ne déparerait pas dans une réactualisation de l’anthologie concoctée en 1940, 1950, 1966 par André Breton (que l’on apprécie ou pas cette forme d’humour). Il semble donc que tout le monde s’accorde sur le fait que Desproges - c’est une misère de devoir le rappeler ! - s’en prend ici aux nazis et à l’antisémitisme. Pas Tevanian assurément qui estime que ce sketch relaie « un niveau d’abjection » témoignant d’une méconnaissance de la « réalité des rapports d’oppression, lorsqu’il définit le racisme comme un simple sentiment d’hostilité et que de ce fait on renvoie dos à dos les oppresseurs et les opprimés ». L’imbécile ! Desproges a du se gondoler si d’aventure il a pris connaissance de ce commentaire indigné et à côté de la plaque où l’incompréhension frise le ridicule. 

  Tevanian en rajoute même une louche en indiquant que Desproges est l’un des représentants de cette tendance fâcheuse « qu’ont les dominants à expliquer aux dominés qu’ils ont raison de se révolter mais qu’ils doivent le faire d’une manière plus polie,  patiente, civilisée ». Quel rapport avec le sketch de Desproges ? A croire qu’il y a une bêtise intrinsèque à ce gauchisme-là qui prend tout au premier degré pour en tirer des enseignements qui, quand ils ne sont pas hors sujet, valent pour condamnation. On peut même se demander (puisque l’animateur de l’LMSI s’en prend également dans le même article aux « chiens de garde de l’ordre blanc ») dans quelle mesure Tevanian ne déteste-t-il pas ce type d’humour parce qu’on l’appelle… noir ? Allez savoir ce qui se passe sous un tel crâne. 

  Nous sommes dans un registre peu différent avec Charlie Hebdo.  Sans vouloir défendre la ligne et le contenu de l’hebdomadaire depuis la reparution de 1992 (ceci étant une autre histoire), ni préjuger de son avenir à la lumière des conflits qui traversent le journal depuis le mois de février, il faut souligner que les accusations de racisme qui ont été portées contre Charlie Hebdo  depuis une dizaine d’années participent de cette lecture au premier degré dont je viens de donner quelques exemples. 

  Pour ne pas quitter l’humour, un point de vue plus nuancé à été exprimé par Yves Coleman dans l’article « D’une authentique émotion de masse à la manipulation politico-médiatique » du numéro 48-49 (avril 2015) de Ni patrie ni frontière  : « Il est évident que cet humour a pu être perçu comme de la condescendance, du paternalisme, voire du racisme par des personnes qui ne sont pas franco-françaises. En tout cas cet humour est certainement totalement déconnecté de la réalité et de la diversité des origines de la population française aujourd’hui (…) Les comiques franco-français qui utilisent cette forme d’humour prétendent qu’ils ne font que « plaisanter », mais, en même temps, ils veulent souvent délivrer un message politique humaniste et combattre à leur façon le racisme. La coexistence de ces deux explications est assez déroutante pour celles et ceux qui ne sont pas familiers avec l’humour franco-français ». 

  Tout d’abord, qu’est ce que « l’humour franco-français » ? Existerait-il de même un humour anglo-anglais, germano-germanique, italo-italien, russo-russe, ou encore malo-malien, ou chino-chinois pour sortir de l’Europe ? Ou est-ce une spécificité française ? Faut-il comprendre que dans notre société contemporaine (comment l’appeler : multiraciale, multiculturelle ?) une certaine tradition humoristique française (qui reste à définir) ne serait plus de saison ? Ou qu’une personne d’origine étrangère ne peut avoir accès à des codes qui relèvent d’un esprit strictement français ? Mais encore faudrait-il savoir en quoi consiste-t-il. Je ne dois pas être le seul, sur le plan humoristique, à me sentir plus en moins en empathie avec des interlocuteurs pour des raisons qui n’ont strictement rien à voir avec l’origine de la personne. Comme Coleman semble limiter cet humour franco-français aux comiques médiatiques d’aujourd’hui (dont beaucoup, tous genres confondus, appartiennent à la catégorie des « comiques pas drôles » dont se moquait Charb), il me parait difficile de répondre sur de telles bases, trop étroites pour argumenter de façon satisfaisante.

  Il y a un point aveugle dans l’extrait d’article que je viens de citer : la religion. Coleman laisse entendre que cet humour-là (franco-français), même antiraciste, à pu susciter l’incompréhension des « Musulmans » en France. Cela pose une question plus générale, sur la dimension religieuse, à laquelle je répondrais dans la dernière partie de ce texte. Mais pour rester sur le plan de l’humour, par delà les comiques médiatiques d’aujourd’hui (qui ne sont que l’écume de la chose), je ne vois pas en quoi des personnes d’origine étrangères n’auraient pas la capacité de comprendre et d’apprécier par exemple la drôlerie ou l’esprit satirique de Rabelais, de Molière, de Queneau, de la musique de Satie, du cinéma de Tati. Qu’est ce qui les en empêcherait ? Des bases culturelles ? Mais de nombreux français en sont également dépourvus. Cette démonstration peut être reprise avec d’autres pays et d’autres noms, cela ne change rien. A moins d’avancer qu’il y aurait là également une « exception française » (lourde de sens alors). Encore faudrait-il le démontrer.

  Comme hier, et plus encore aujourd’hui il importe de défendre l’universalisme contre ce relativisme qui sous-entend que ce qui est drôle dans telle région du monde ne peut pas l’être dans telle autre, que l’on ne peut pas rire ni même doit rire de tout, et que par conséquent une certaine forme d’humour sous certaines latitudes devient une atteinte à l’ordre social, à l’autorité et à la religion (dans les « États démocratique » on mettra ici en avant la nécessité de ne pas heurter les convictions des croyants) : d’où le recours aux ciseaux de Dame Anastasie (ou la tête tranchée, en d’autres lieux).

  C’est ce qu’exprime Pascal Engel le 25 février dans une tribune du Monde  (« Les erreurs de la nouvelle censure »), précisant que « nous avons à présent à faire à un nouveau type de censeur : le censeur relativiste et post-moderne qui nous dit que les valeurs prétendues universelles et éternelles auxquelles fait référence la satire sont locales et contextuelles. La satire est tolérable au sein des cultures, mais elle ne peut s’exporter sans choquer les membres des autres cultures. Elle doit donc avoir des limites, et respecter des normes de décence, d’autant plus qu’Internet a créé un monde global, où tout passe très vite d’un continent à l’autre, et où les provocations s’exaspèrent ». Les plus habiles d’entre ces censeurs affirment « que cela ne remet pas en cause le droit à la liberté d’expression, mais l’usage qu’on peut en faire. Autrement dit, faites rire, mais pas trop, et surtout pas de la religion ».

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  Quelques uns de ceux qui estiment que critiquer la religion est certes légitime mais qu’il faut néanmoins se garder de tout excès pour ne pas favoriser en retour l’intégrisme et le sectarisme religieux, disent-ils, ont invoqué une « éthique de la responsabilité » (en l’opposant à une « éthique de conviction »). Une manière en quelque sorte de se référer à Max Weber pour justifier l’autocensure. Michel Onfray, pourtant athée auto-proclamé (et ancien collaborateur de Siné-Hebdo  !), l’exprime plus crûment en déclarant que « Charlie Hebdo  c’était la tyrannie de l’enfant-roi : je dessine ce que je veux, comme je veux, quand je veux, avec force scatologie. Mais si votre dessin met le feu à tous les pays musulmans de la planète, si à cause de lui on brûle les chrétiens et leurs églises faut-il continuer comme si de rien était ? Certains dessins et certains propos tuent. La responsabilité n’est pas un vain mot ». 

  Blasphémer ce n’est pas bien, nous dit en substance le Michel Onfray cuvée 2015. Revenons en 1988, l’année de la parution des Versets sataniques  de Salman Rushdie. En raison du « scandale »provoqué par la publication de ce roman, d’aucuns faisaient déjà porter la responsabilité de la situation sur l’écrivain. A lire les critiques alors adressées à Rushdie par des intellectuels de gauche anglais on retrouve la même tonalité, voire les mêmes arguments que quelques uns de leurs homologues français adresseront 27 ans plus tard à Charlie Hebdo.  Ainsi, comme le rappelle Jeanne Favret-Saada dans la réédition de Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins,  Rushdie est accusé « d’avoir blessé » les siens, « les immigrés du sous-continent indien ». Et l’on déplore que l’écrivain « ait ignoré que la tolérance a des limites ».

  22 ans plus tard, lors de l’affaire danoise des « dessins de Mahomet » (dont la grande majorité étaient très anodins), une partie de cette intelligentsia de gauche, au Danemark comme en France, s’était retournée contre le quotidien danois Jyllands-Posten  en lui reprochant sa « provocation raciste ». On y revient : est-ce la critique de la religion musulmane, de manière blasphématoire, qui vaut d’être traité de raciste ou bien cette « qualité » doit elle être élargie à ceux qui critiqueraient sur le même mode les autres religions ? Pourquoi pareille focalisation sur l’Islam ? 

  A vrai dire - qui l’a souligné à l’époque ? - l’affaire des caricatures danoises n’aurait pas eu cette importance, ce retentissement si le pouvoir égyptien, menacé par la montée en puissance des Frères Musulmans, n’avait monté cette « affaire » en épingle avec le succès que l’on sait : ceci à des fins d’abord électoralistes mais également pour se repositionner au sein du monde arabo-musulman. Le dossier communiqué par la délégation d’imams danois venus en décembre 2003 en Égypte comprenait, en plus des douze dessins incriminés, des documents invérifiables, dont trois dessins supplémentaires, en réalité trois faux grossiers (des dessins trouvés sur Internet comportant des légendes sorties toutes droit du cerveau de l’un des Imams). Ce sont ces dessins frauduleux qui ont provoqué une seconde vague de colère des Musulmans dans le monde. L’offensive diplomatique sans précédent qui s’ensuit (l’Organisation de la Conférence Islamique et la Ligue arabe réclamant à l’ONU l’élaboration de lois prohibant le blasphème, assorties de sanctions internationales) s’inscrit dans cette intrumentalisation de l’affaire des caricatures danoises. D’où une activité de lobbying qui depuis n’a pas cessée. En particulier pour faire adopter par l’ONU une « Déclaration des droits de l’homme » revue et corrigée par l’OCI dans laquelle l’égalité entre les hommes se traduit sur les plans de la dignité, du devoir et de la responsabilité, mais nullement du droit ! Et ou l’égalité entre les hommes et les femmes n’est pas explicitement mentionnée.

  Une dernière séquence, celle de l’incendie des locaux de Charlie Hebdo en novembre 2011(consécutif à un numéro spécial « Charia Hebdo » dans lequel l’hebdomadaire entendait réagir et protester contre l’installation de la charia en Libye et la victoire du parti Ennahda en Tunisie) met Mohamed Moussaoui, président du Conseil Français du Culte Musulman, sur le devant de la scène. Moussaoui condamne l’incendie des locaux du journal mais n’en affirme pas moins ici et là que l’islamophobie « n’est pas une opinion  mais un délit « . D’un côté les associations musulmanes voudraient que soit adoptée en France une loi contre le blasphème, de l’autre côté elles s’efforcent de faire pression sur le législateur pour que celui-ci reconnaisse le caractère délictuel de toute opinion considérée « islamophobe », qui serait ainsi sanctionnée par la loi. Il existe certes un accord implicite chez les représentants des trois religions monothéistes pour dénoncer des actes ou propos blasphématoire mais la question de leur judiciarisation ne fait pas l’objet d’un consensus. Et puis, ne nous leurrons pas, la « question du blasphème » ne représente qu’une partie de l’iceberg religieux. Se focaliser sur sa défense risque de réduire la portée d’une critique radicale des fondements de la religion (de toutes les religion). Sinon, pour évoquer la seconde revendication des associations musulmanes, celle-ci recueille l’oreille bienveillante, pour ne pas dire plus de cette partie du gauchisme qui se restructure autour de la « lutte contre l’islamophobie ».

  Dans cette catégorie, Pierre Tevanian a beau tenir des propos ridicules et burlesques  sur Pierre Desproges il a néanmoins compris que se situer sur le seul terrain « islamophobe » restait insuffisant dés lors que pour l’adversaire la « question musulmane » ne représente que l’un des éléments d’une critique plus générale de la religion. D’où ce livre, La haine de la religion,  sorti en février 2012, censé démontrer que l’athéisme et le combat anti-religieux sont aujourd’hui devenus l’opium du peuple de gauche. 

  Deux raisons m’inciteraient à ne pas répondre. D’abord Tevanian s’adresse à quelques uns de ses anciens amis, à cette gauche, et plus encore extrême-gauche qui s’avère, compte tenu des exemples choisis par l’auteur, plus « islamophobe » qu’anti-religieuse. Je reconnais ne pas me sentir très concerné par « l’affaire Ilham Moussaïd » (du nom de cette candidate voilée présentée par le NPA aux élections régionales de 2010) qui a plus que d’autres « événements » de ces dernières années incité Tevanian à écrire ce livre. Et puis en ce printemps 2015, le front « anti-islamophobe » semble être devenu majoritaire au sein du gauchisme. Ce qui rend moins crédible le propos de Tevanian (l’auteur peut toujours prétendre qu’il a contribué à favoriser cette évolution).

  La seconde raison relève davantage des domaines de l’éthique et du méthodologique. L’argumentation de Tevanian s’articule autour d’une interprétation, selon lui sujette à caution, de la célèbre phrase de Marx  « La religion est l’opium du peuple ». En fait, selon Tevanian, pour Marx et le mouvement socialiste du XIXe siècle « la religion n’est pas l’ennemi ». Mieux même, « le combat anti-religieux est explicitement dénoncé par Marx non seulement comme un combat vain (…) mais aussi comme un combat fautif ». Voilà de quoi surprendre ! Et Tevanian de nous citer preuve à l’appui deux pages de L’introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel  (où figure la célèbre phrase en question). Cette lecture faite, une question vient naturellement à l’esprit : sur quelle traduction s’appuie Tevanian, celle-ci étant étrangère à nos services ? Comme il ne l’indique nulle part (alors que la quasi totalité des citations du livre, Marx compris, sont référencées) on en conclut qu’il a lui-même traduit ces deux pages. Pourtant Tevanian n’est pas germaniste, semble-t-il.

  On doit à Germinal Pinalie le fin mot de l’histoire. En réalité Tevanian s’appuie sur une traduction tronquée de cet écrit de 1843. Les thèmes abordés dans La haine de la religion  font certes débat, mais celui-ci parait bien mal engagé quand le texte de Marx se trouve ainsi falsifié. Car il s’agit d’un montage effectué à partir de plusieurs traductions de L’introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel.  Le procédé, déjà discutable, s’apparente à une forfaiture lorsque le lecteur n’est pas informé du charcutage opéré par Tevanian (illustré par des « coupures significatives » et des « modifications de sens »). Le lecteur que cela intéresse peut le vérifier dans le détail, phrase par phrase, en consultant l’article de Germinal Pidalie (Consultable sur son blog Médiapart) : « Les mots de Marx sont importants »). Il ne sera pas déçu de ce voyage en Grande Tevanie.

  C’est donc ce Marx revu, corrigé et falsifié par Tevanian qui lui permet ensuite d’affirmer que l’auteur du Capital  n’est nullement l’ennemi mais bien au contraire l’ami de la religion, et que gauche et extrême gauche font fausse route en la rejetant pareillement. Dans l’histoire du marxisme ensuite, du marxisme-léninisme plutôt, Tevanian peut bien entendu trouver des exemples qui viendraient illustrer sa « thèse ». Nous les connaissions. Il est vrai qu’en limitant son propos au marxisme, voire à l’histoire du mouvement ouvrier, Tevanian réduit sensiblement cette critique anti-religieuse aux effets soulignés dans son livre, qui se rapportent généralement aux « musulmans ».

  Les limites de ce texte ne me permettent pas d’évoquer quelques uns des auteurs, philosophes ou écrivains, dont les écrits ont contribué à l’établissement de la critique la plus acérée de la religion. Quelques fondamentaux, avant de conclure.

  La religion, aujourd’hui comme hier, n’a pas lieu d’être exemptée de toute critique sur les plans philosophiques, politiques, existentiels, quand bien même certains énoncés risquent ou risqueraient de froisser la susceptibilité des croyants. Entrer dans ce genre de considération est autant une intolérable démission qu’une défaite de la pensée critique. L’Islam n’a pas lieu d’être plus (ni moins) ménagé que le christianisme et le judaïsme, même si l’on met en avant le fait que les musulmans sont plus stigmatisés (pour des raisons pas uniquement raciales mais aussi sociales). D’ailleurs il y a de l’abus à faire de l’Islam la « religion des pauvres » comme certains le proclament haut et fort. C’est le même type de raisonnement qui conduit une partie des « défenseurs des musulmans » à soutenir le Hamas ou le Hezbollah ou toute autre officine islamiste présentée comme « révolutionnaire ». 

  Cette critique sans appel de la religion, de toutes les religions, ne signifie pas pour autant que ceux qui la revendiquent et en font usage, ou n’entendent pas transiger sur la question, rejettent sur le même mode toute production humaine ou toute expression artistique considérée à tort ou à raison comme religieuses. Cela n’empêche pas, par exemple, l’auteur de ces lignes d’être un lecteur de Léon Bloy, de Joseph Delteil, et surtout de Georges Bernanos ; d’apprécier l’art roman et l’architecture omeyyade ; d’écouter les « passions » de Jean-Sébastien Bach, l’oeuvre d’Olivier Messiaen et la musique juive liturgique ; ou de considérer que Robert Bresson est l’un des plus grands cinéastes du XXe siècle, etc, etc. Mais après tout le mot « spiritualité » vient plus naturellement sous la plume pour traduire ce dont il serait question ici sur le plan artistique.

  Pour revenir à la religion, et s’en tenir au seul christianisme, il y a une incompatibilité totale, incommensurable, insurmontable entre la « philosophie » abjecte selon laquelle le dénommé Jésus Christ, prétendu fils de Dieu, a été crucifié pour racheter les péchés des hommes, et l’idée même d’émancipation. On ne répétera jamais trop que seule une profonde et décisive transformation sociale et politique (dans laquelle hommes et femmes prendraient en charge tous les aspects de leur vie) peut raisonnablement mettre à mal ce pourquoi une partie de l’humanité reste prisonnière de l’illusion religieuse. C’est cette face aliénée de l’homme - l’une parmi d’autres ! - qu’il faut combattre résolument même si, avec le christianisme hier, ou l’Islam aujourd’hui, les « plus pauvres » (ou soi-disant tels) y seraient attachés. Enfin, pour le dire crûment, l’humanité franchira un pas décisif vers ce qu’on peut attendre d’elle de meilleur, de plus libre, de plus fraternel, le jour où le dernier curé sera pendu avec les tripes du dernier imam, et les boyaux du dernier rabbin !

Max Vincent

juin 2015