POUR BLANCHOT

RÉPONSE À “L’AUTRE BLANCHOT” DE M. SURYA

SUIVI DE

LETTRE À UNE ÉCRIVAINE SUR MAURICE BLANCHOT




Réponse de Maurice Blanchot à une enquête japonaise sur le roman policier.

- Est-ce que vous vous intéressez au roman policier ?

- Non.

- Pour quelle raison ?

- Il y a déjà trop de police dans notre société.





Le contenu du numéro de mars 2014 de Lignes, intitulé “Les politiques de Maurice Blanchot, 1930 - 1993”, a de quoi déconcerter le lecteur resté sur l’impression des deux précédentes livraisons de la revue consacrées en totalité (le n° 11), ou en partie (le n° 33) à Blanchot. Un étonnement à la mesure de l’intérêt, sinon plus que Lignes avait jusqu’à présent porté à la personne et à l’oeuvre de Maurice Blanchot. Parler de compagnonnage serait excessif. Pourtant, comme le rappelle la première phrase de présentation de ce numéro 43, Lignes figure parmi les revues amies de Blanchot. Plus que d’autres, ajouterais-je. Cette dernière livraison, qui comprend deux parties bien distinctes, se présente à la fois comme un dossier “à charge” (la première partie), et “à décharge” (la seconde). En précisant que les auteurs des textes de la première partie (Michel Surya excepté) ne sont nullement des collaborateurs de la revue, alors que la seconde partie comporte des articles signés de membres du comité de rédaction de Lignes (plus Jean-Luc Nancy, un ami de la revue).

Le texte de présentation évoque quelque chose de l’ordre d’une nécessité (laquelle incomberait aux amis de Maurice Blanchot) : celle de se livrer à “l’important travail” qui resterait à faire sur l’écrivain (travail consistant à “mettre à jour, articuler, et penser la totalité de sa trajectoire politique”). Une façon déjà biaisée d’aborder le cas particulier de Blanchot. J’aurai longuement l’occasion d’y revenir. Ce travail, d’après Lignes, “a été mal perçu les rares fois qu’il a été entrepris”. Ceci pour trois raisons. D’abord “le temps n’en était pas encore tout à fait venu”, ensuite car ce travail avait été trop “parcellaire et personnel”, enfin “parce qu’il n’est pas rare qu’il ait été malintentionné” (chez des personnes hostiles à Blanchot). Ce texte de présentation conclut que “ce travail peut sembler déplaisant, il l’est“. Sans doute, mais pas exactement pour les raisons auxquelles semble ici penser Lignes.

Avant d’en venir dans le détail à la longue contribution de Michel Surya “L’autre Blanchot”, souvent discutable, quelquefois irritante, mais d’une densité telle qu’il convient de non moins longuement argumenter contre elle (et qui pose des questions recevables, parfois pertinentes, dépassant le cas même de Blanchot), l’étonnement que j’évoquais plus haut se trouve redoublé par la présence écrasante dans ce numéro 43 de ce texte de Surya (à ce point “écrasante” que je ne me référerai qu’à lui). Car, malgré tout, et en dépit du fait que le lecteur est d’emblée prévenu dans le court texte de présentation du côté “déplaisant” de l’exercice, il prend ici sous la plume de Michel Surya des aspects auxquels on ne s’attendait pas, de rancœurs et de ressentiment presque, problématiques en tout cas. D’ailleurs cet article a pu apparaître aux yeux de quelques-uns de ceux qui ne figurent pas parmi les “amis de Blanchot” comme une “divine surprise” ou la marque d’une “honnêteté intellectuelle” chez Surya. Mon désaccord, fondamental, avec “L’autre Blanchot” porte sur la mise en équivalence par Surya des “deux Blanchot”, comme si en 2014 la balance devait s’équilibrer entre l’un et l’autre au nom d’un devoir d’inventaire que Lignes, plus que d’autres, serait en mesure de mener à bien. Vue spécieuse, voire dangereuse parce qu’on ne peut absolument pas mettre sur le même plan le premier Blanchot, le journaliste écrivant dans la presse d’extrême-droite durant les années 30, un second couteau pour tout dire ; et le deuxième, celui qui s’est fait connaître pendant l’Occupation à travers les publications de Thomas l’imposteur, Aminadab, Faux pas, et qui après la Libération a acquis la réputation que l’on sait en publiant plusieurs essais littéraires (et en ayant parallèlement écrit des textes d’intervention politique à partir de 1958).

Toute la démonstration de Surya s’en trouve biaisée, affectée, dévaluée. Je le précise maintenant pour ne pas être obligé d’y revenir chaque fois. Le passé de Blanchot ne passe assurément pas pour Surya qui y revient de manière obsessionnelle. Cela porterait moins à conséquence si par ailleurs, eu égard à ce que Surya retient aujourd’hui de ce passé, un soupçon ne se trouvait reporté sur le “second Blanchot”. Michel Surya ne va pas jusqu’à affirmer explicitement, comme on a pu le lire ici ou là, que le “second Blanchot” (du moins celui associé à la revue 14 juillet, au Manifeste des 121, à la Revue Internationale, et surtout à mai 68), reprend, ceci sur l’air des “extrêmes qui se rejoignent”, des thématiques ou le vocabulaire du premier Blanchot, le journaliste des années 30. Pas exactement, mais il laisse parfois planer le doute (sur le vocabulaire justement). Les différents aspects de la critique que Surya adresse à Blanchot peuvent être résumés ainsi : 1) le silence de Blanchot, 2) la question Heidegger, 3) l’antisémitisme, 4) les justifications de Blanchot, 5) l’ère du soupçon. Ces thématiques traversent “L’autre Blanchot” d’un bout à l’autre, mais par un souci de clarification je les reprendrai dans cet ordre.

Auparavant cependant, une question terminologique doit être posée. Le “second Blanchot” se trouve le plus souvent chez Surya associé ou réduit au Blanchot politique (de 1958 à 1969). Pour véritablement, objectivement, l’opposer au premier (quoiqu’on puisse par ailleurs penser de la légitimité de cette opposition) encore aurait-il fallu prendre le second dans sa totalité. La perspective choisie par Surya s’en trouve faussée. Et puis cette différenciation entre “textes politiques” et “textes littéraires” de Blanchot n’est pas toujours pertinente. Ou alors, j’y reviendrai, elle tend à circonscrire les premiers dans la seule (ou majoritairement) opposition au gaullisme. Ce qui est réducteur. Les documents auquel se réfère Surya (14 juillet, Manifeste des 121, Revue Internationale, le Comité ) sont principalement des textes d’intervention politique. On y débusque dans quelques-uns d’entre eux ce que l’on pourrait appeler une “mystique révolutionnaire”. Surya n’en disant mot, j’en resterai là. Parallèlement, de nombreux “textes littéraires” écrits par Blanchot ne sont pas étrangers à tout ce que la notion de politique met en branle. J’en veux pour preuve, pour ne citer que cet exemple, l’important article que Blanchot consacre en 1946 au surréalisme (“Réflexions sur le surréalisme”). Ces oublis et raccourcis (lacunes ou occultation délibérée, je ne sais) ne plaident guère en faveur de la validité de ce “travail qui esterait à faire sur Maurice Blanchot”. Mais revenons dans le détail à “L’autre Blanchot”.

1) Ce n’est pas tant la découverte du passé extrême-droitier de Maurice Blanchot qui représenterait un problème pour Surya que le silence de l’écrivain sur ce passé : Blanchot, selon lui, ne l’ayant pas reconnu, “ou si peu ou si mal”. Le reproche ne porte donc pas a priori sur le contenu des articles publiés dans la presse d’extrême-droite mais sur le fait que Blanchot se soit en quelque sorte interdit ensuite de le mentionner, et plus encore de le penser. Qu’aurait voulu Surya : que Blanchot fasse son autocritique ? 20 ans, ou 30 ans, ou 40 ans plus tard ? En quoi ce que Surya dit être la “pensée de Blanchot” s’est-elle montrée incapable de penser ce passé ? Elle s’est régulièrement inscrite en faux avec une rare constante contre les idées, la représentation du monde, l’idéologie qui avaient été celles du “premier Blanchot”. Le second n’a t-il pas répondu, certes pas sur le mode de l’autocritique (heureusement !), indirectement, en écrivant depuis 1941 cette oeuvre-là, ces textes-là, ces livres-là. La meilleure réponse qui soit. La seule qui compte véritablement. La seule qui devrait compter.

Surya se situe sur le terrain des habituels contempteurs de Blanchot en associant le concept d’effacement chez l’écrivain, qu’on ne lui fera pas l’injure de méconnaître, à l’effacement délibéré par le “second Blanchot” des années d’extrême-droite. La ficelle parait un peu grosse pour qui sait que ce “concept” désigne tout autre chose : l’effacement du nom de l’auteur (à l’instar des textes non signés de 1968 publiés par Comité ), ou l’effacement du corps de l’écrivain (ici le refus d’être photographié), ou l’effacement de l’oeuvre, etc. Certains aspects de la pensée de Blanchot, cette notion d’effacement par exemple, ou celle de “désœuvrement” laissent certainement Surya circonspect, soit ; mais de là s’en servir à de telles fins ! Autre grief, dans le même registre : Blanchot aurait dissimulé à Bataille, Antelme, Nadeau, Mascolo, Laporte, ““l’autre” qu’il avait longtemps été” (et cette dissimulation concerne aussi une autre génération : Nancy, Lacoue-Labarthe, Derrida). Mais dissimuler quoi ? C’est ridicule. Tous savaient que Blanchot avaient écrit durant les années 30 dans la presse d’extrême-droite.

Surya laisse entendre que Lignes, durant un certain temps, du vivant de Blanchot semble-t-il, “n’aurait pas voulu tomber d’accord avec les “ennemis” de Blanchot, quand bien même ceux-ci eussent-ils en cela eu raison”. Mais raison en quoi ? Et que désigne en cela ? On subodore qu’il s’agit de ce passé qui ne passe toujours pas. D’ailleurs le reproche de dissimulation vient de suite après. Surya avance ici que, Lignes compris, tous (les amis de Maurice Blanchot) ont alors repris cette “vieille antienne” d’inspiration stalinienne du “front contre front”. Et il ajoute, je souligne, “qu’on a trop longtemps protégé ce qui n’aurait pas dû l’être”. Ce qui signifie que l’on défendait Blanchot parce qu’il était d’extrême-gauche, de surcroît quand l’écrivain se trouvait attaqué par des “gens entre temps passés à droite”. Ceci n’est pas faux, mais en se référant à un caricatural “front contre front” Surya occulte l’essentiel. En défendant Blanchot se trouvaient également défendus un mode de pensée, une relation au monde et une expression critique auxquels Lignes, parmi d’autres, entendait témoigner. Ce que Surya élude en renvoyant benoîtement dos à dos les deux Blanchot. Je cite : “Qu’en est-il d’une pensée d’extrême-gauche qui a longtemps été, avant, d’extrême-droite ? Comment penser tel passage d’un extrême à l’autre ? D’un traditionalisme obséquieux à un progressisme rhétorique ? D’une passion fébrile de la France à sa récusation nauséeuse ? D’un anticommunisme obsessionnel à un communisme “révisionniste” ? D’un antisémitisme modéré (...) à un philosémitisme ardent (...)”. Des questions qui, selon Surya, auraient dû être posées avant, quand bien même ce questionnement provenait des ennemis de Blanchot. Ces questions, formulées ainsi, surtout à travers l’expression qu’en donne Surya, vocabulaire compris, n’avaient évidemment pas lieu d’être posées dans les termes mêmes de ceux qui entendaient discréditer Blanchot pour des raisons auxquelles, me semblait-il, du moins jusqu’à ce numéro 43, Surya ne pouvait raisonnablement souscrire. Et auxquelles la revue Lignes avait donné de nombreux gages depuis sa création.

Entendons nous. Il n’y a pas de questions que l’on s’interdirait de poser sur Blanchot ou quiconque. Si le questionnement est légitime la formulation laisse néanmoins à désirer. Et même le contenu quand on lit “longtemps été, avant, d’extrême droite”. En tout cas l’étonnement prévaut : pourquoi Surya emprunte-t-il maintenant le pas de ceux contre lesquels Lignes se positionnait (encore après la mort de Blanchot), voire même polémiquait ? Une note de bas de page apporte une explication d’ordre subjective. Surya y indique que dans la première version de son essai biographique Georges Bataille, la mort à l’oeuvre (sorti en 1987), figurent des passages d’articles alors inédits de Blanchotdatant de 1937 : lesquels extraits avaient été retirés lors de la réédition de l’ouvrage cinq ans plus tard chez Gallimard. Surya le justifiant parce qu’il “en disait trop, ou pas assez ; en réalité ce n’était pas le sujet de ce livre. Me promettant d’y revenir”. Disposant de l’édition Seguier de 1987, je relève que ces extraits d’articles de L’insurgé sont moins nombreux qu’on ne pourrait le penser. Et qu’ils sont suffisamment significatifs pour bien situer le Blanchot de ces années là. Ceci pour dire que Surya a eu tort de retrancher ces passages de la seconde édition de son ouvrage. Et que le “me promettant d’y revenir”, longtemps contenu ou repoussé, devait un jour ou l’autre permettre à Surya de se livrer à un “devoir d’inventaire” sur Blanchot qui puisse en même temps engager Lignes (entre les deux dates d’édition de la biographie sur Bataille, cela n’est pas anodin, vient s’intercaler l’important et remarqué numéro 11 de Lignes, entièrement consacré à Blanchot, qui ne s’interrogeait nullement sur le passé extrême droitier de Blanchot). Mais de là à s’attendre à pareil retour du refoulé !

Surya conclut la longue série d’interrogations relevées plus haut par la phrase suivante : “Une certaine trajectoire française y est engagée qui engage toute généalogie”. Propos obscur. Le terme “trajectoire” paraît bien mal choisi quand on sait qu’en France, et ailleurs, les trajectoires politiques à quelques rares exceptions près vont dans l’autre sens. Que l’on ne peut généraliser ce qui se présente comme un cas particulier, pour ne pas dire très particulier avec Blanchot. Et que serait cette “généalogie” ? Surya y répond sur un mode interrogatif. Là encore il laisse entendre que qui se réclamerait de Blanchot doit impérativement se colleter avec une “histoire, politique, intellectuelle, par exemple française, à laquelle de fait, la pensée appartient parfois sans savoir comment”. Sans savoir comment, vraiment ? D’où ce soupçon “d’un extrême à l’autre” n’est ce pas, que répètent à l’envi les modérés de tout poil. On reconnaîtra, comme dirait Monsieur Teste, que la modération n’était pas le fort de Blanchot. Ni n’est celui de l’auteur de ces lignes, d’ailleurs.

2) Michel Surya extrait d’un article de Blanchot datant de 1984 (“Les intellectuels en question”) la phrase suivante : “Plus on accorde d’importance à la pensée d’Heidegger, plus il est nécessaire de chercher à élucider le sens de l’engagement politique de 1933 - 1934”, pour ajouter que la dite phrase pourrait également s’appliquer à Blanchot et doit même s’y appliquer. Surya cite également, toujours de Blanchot à l’égard d’Heidegger : “Il y a eu corruption d’écriture, abus, travestissement, et détournement du langage. Sur lui pèsera dorénavant un soupçon”. Un soupçon que Surya estime en retour peser sur Blanchot “d’autant plus pesant que l’importance qu’on accorde à sa pensée est réelle et considérable que celui que lui même accordait à la pensée de Heidegger”. Ce qui se discute. Blanchot a reconnu qu’il avait été particulièrement impressionné en 1930 par la lecture de Être et temps. Mais en regard des pages qu’il consacre à Kafka, Sade, Bataille, Mallarmé, pour ne citer qu’eux, la référence à Heidegger parait dérisoire. Reconnaître, comme Blanchot, l’importance de Heidegger dans le monde philosophique du XXe siècle est une chose, le reconnaître pour ce qui le concerne personnellement en est une autre. Là, pour revenir au propos de Surya, ce dernier apporte un argument qu’il pense décisif à sa démonstration en citant l’extrait d’une lettre de Mascolo à Lacoue-Labarthe (concernant toujours l’article “Les intellectuels en question”) : c’est “très certainement en pensant à lui même” (que Blanchot pensait en écrivant sur Heidegger).

Commençons par la fin. Mascolo peut se tromper. Et il n’est pas indifférent de souligner que le destinataire de cette lettre s’appelle Lacoue-Labarthe. A vrai dire cela paraît secondaire. L’association Blanchot - Heidegger serait pertinente si l’on pouvait comparer en termes équivalents les trajectoires respectives de l’un et de l’autre. Mais elles ne sont en rien comparables ! Blanchot n’était connu durant les années trente que du lectorat de la presse d’extrême droite. Et encore ! Sous l’Occupation d’abord (les trois livres qu’il publie n’ont plus rien en commun avec une pensée d’extrême droite), puis après la Libération ensuite, avec le Blanchot “critique littéraire” et la place qu’il prend alors progressivement dans le monde intellectuel. Alors que Heidegger, avant son ralliement officiel en 1933 au nazisme, était déjà considéré comme l’un des philosophes les plus importants de son époque : n’était-il pas l’auteur de Être et temps (encore aujourd'hui considéré par ses thuriféraires comme le maître-livre du philosophe). Donc mettre sur le même plan d’équivalence le “sens de l’engagement politique” chez le Blanchot des années 30, et le Heidegger de la période 1933 - 1934, n’a pas la moindre pertinence. D’autant plus, pour rester avec le second, que son engagement nazi ne s’est pas arrêté en 1934 (ce qu’ignorait Blanchot en 1984). Cet engagement prend même un aspect encore plus compromettant que le fameux discours du rectorat puisque Heidegger démissionne certes de son poste de recteur en 1934, mais pour ensuite, aux côtés entre autres de Carl Schmitt et Rosenberg, siéger à la “Commission pour la philosophie du droit de l’Académie pour le droit allemand” qui a élaboré les lois racistes et antisémites de Nuremberg. Heidegger étant présent et actif dans cette commission jusqu’en 1936. A côté, franchement, l’activité journalistique du jeune Maurice Blanchot ne pèse pas grand chose ! On s’excuse presque de devoir l’écrire.

Surya oublie également de mentionner que la référence négative de Blanchot sur Heidegger n’apparaît pas qu’en 1984. Elle est beaucoup plus ancienne puisque Blanchot, dans un document datant du début des années 60, destiné à Revue Internationale, commente Heidegger en des termes qui resteront pratiquement inchangés ensuite, lorsqu’il s’exprimera en 1984 et 1987 sur “l’engagement politique” du philosophe. Il écrit : “Dans ces textes, ce qui apparaît essentiel, ce n’est pas que Heidegger ait pu se prononcer en faveur du parti nazi à deux ou trois reprises, c’est qu’il l’ait fait dans la langue même de sa philosophie, qu’il ait pu “parler nazi” avec la gravité, la beauté et la profondeur de son langage. De sorte que c’est vraiment ce langage qu’il a compromis et peut être perverti. S’il s’était fait platement le propagandiste du nazisme dans la langue vulgaire des nazis, ce serait à mon sens bien moins grave, sa responsabilité ne dépasserait pas celle d’une défaillance de caractère, d’une aberration d’esprit”. de son langage”. Des lignes écrites, faut-il le préciser, bien avant la parution des ouvrages de Victor Farias et Rüdiger Safranski, ou les “révélations” sur le passé de Blanchot.

Parallèlement, si l’on en croit Surya, de quelle “corruption d’écriture” chez le Blanchot des années 30 l’oeuvre de l’écrivain ensuite porterait le témoignage ? On ne peut que répéter, une fois de plus, à lire les lignes suivantes, irrecevables (“C’est longtemps que Blanchot a été ce que Heidegger fut au même moment (un temps long sans aucun doute, mais dont tout le monde dispute de la longueur) ; et c’est longtemps que l’un et l’autre le dissimulèrent (autant que chacun le put, Heidegger moins que Blanchot) ou ne le reconnurent pas (ou sans réticences ni atténuations)”) : que mettre sur le même plan la prose d’un second couteau de la presse d’extrême droite dans la France des années 30, et la caution prestigieuse donnée par le célèbre philosophe Heidegger au régime nazi (mettant tout le poids de sa philosophie à le soutenir) relèverait d’un procédé trop grossier, ou d’une étrange cécité politique si l’auteur de ces lignes ne s’appelait Michel Surya. Et puis, plus grave encore, Surya prolonge cette comparaison en rabattant la manière dont Heidegger dut s’expliquer à la Libération sur Blanchot, lequel n’a nullement été inquiété puisqu’il n’avait pas collaboré (à moins d’appeler “collaboration” la présence de Maurice Blanchot au sommaire du maréchaliste Journal des débats, dans laquelle Blanchot n’a écrit que des articles de stricte “critique littéraire”). Comment le traduire ? Ce serait une mince excuse d’avancer que Surya fait ainsi payer à Blanchot le fait, rapporté plus haut : l’écrivain ayant soi-disant dissimulé son passé devant ses amis (qui sont aussi ou étaient les amis de Surya, je le souligne). Surya porte la responsabilité de ce qui pourrait à l’avenir s’écrire sur Blanchot à travers ce mode de discrédit pour le moins inédit (autant que je sache). Ceci repris et prolongé par d’aucuns qui pourraient également y trouver de quoi discréditer toute forme de pensée qui entendrait témoigner de l’un ou l’autre des aspects de la “radicalité” propre à Blanchot.

Et puis cette façon de mettre Heidegger et Blanchot sur le même plan minimise la responsabilité du premier, écrasante pourtant. Il importe donc, devant le côté abstrait de la démonstration de Surya, sa manière de décontextualiser cette histoire, de rappeler que Heidegger dut rendre les comptes que l’on sait à la Libération sans véritablement s’en acquitter. Blanchot n’a pas écrit sous l’Occupation d’articles susceptibles de le mettre à l’index après 1944, même s’il les publiait, je le rappelle, dans le Journal des débats. Sa notoriété, récente, et très relative en 1944 ne peut être comparée à celle des poids lourds de la littérature française, collaborateurs à part entière, qui connurent des infortunes diverses à la Libération. C’est par conséquent hors sujet, ou pour le moins complètement disproportionné de rapprocher, en terme de “pensée”, les Blanchot et Heidegger des années 30. Il n’y a pas véritablement de pensée chez le Blanchot de ces années là : mais de l’indignation, de l’imprécation, des diatribes. De pensée point ! Du journalisme oui ! On aimerait savoir comment Surya se situe vis à vis d’Heidegger. Rien ne nous permet de le savoir, ni même de se faire une vague idée. Soupçon pour soupçon le lecteur finit par se demander dans quelle mesure cette façon de se retourner contre Blanchot en le comparant à Heidegger (voire même en accusant le premier d’avoir été plus “dissimulateur” que le second !) n’entend pas déplacer ou éluder la question de l’heideggerianisme des Lacoue-Labarthe, Nancy et Derrida.

3) Curieusement Surya écrit que “l’on a d’abord nié que cette pensée (celle de Blanchot) avait pu être d’extrême droite, avant de le reconnaître”. Qui l’a nié ? Ce “on” désigne qui ? Serait-ce les seuls amis de Blanchot ? Même questionnement pour l’antisémitisme, ajoute Surya. Sauf que pour lui la question n’est pas tranchée. Ce que l’on sait en l’occurrence du “premier Blanchot” Surya le résume en quelques lignes : “Il y a dans ce Blanchot là (...) des énoncés antisémites, mais ils sont rares, mais ils doivent à l’époque, ils paient leur tribut de ce que l’époque voulait”. A droite de préférence. Pour ne rien oublier j’ajoute que Blanchot publiait ses articles dans une presse plus ou moins ouvertement antisémite (mais qui l’était moins que Je suis partout et L’ami du peuple , journaux dans lesquels Blanchot n’a jamais écrit)

Longtemps plus tard, confronté aux soupçons, voire aux accusations d’antisémitisme, Blanchot, s’est défendu en évoquant Raoul Levy et Georges Mandel, ses amis juifs des années 30. Je concède à Surya que cette défense maladroite dessert plus Blanchot qu’elle ne le sert. Plus discutable est l’enseignement que Surya tire d’un courrier adressé en 1995 par Maurice Blanchot à l’éditeur de Fata Morgana, Bruno Roy : lettre dans laquelle Blanchot se désolidarise de cette maison d’édition en raison de la parution récente d’un ouvrage d’Alain de Benoist chez Fata Morgana, et demandant que l’on retire ses livres du catalogue de cet éditeur, dont l’essentiel et bouleversant L’instant de ma mort paru l’année précédente. Si Blanchot s’était tu nul doute que d’aucuns auraient souligné la présence dans ce catalogue du philosémite Blanchot et de l’animateur de la revue Éléments, tout en s’étonnant ou en s’offusquant du silence coupable de Blanchot. Il aurait été certes préférable que Blanchot élargisse son propos en associant sa décision de quitter Fata Morgana du rejet de tout ce que pouvait représenter de Benoist, et pas seulement sous le rapport à l’antisémitisme. Mais pouvait-il en être autrement en regard des rares textes publiés par Blanchot après 1985, principalement axés sur des questions traitant du judaïsme ? Surya, qui n’est pas sans le savoir, mieux que d’autres même, reprend ici une antienne comparable à l’association Blanchot - Heidegger lorsqu’il prétend que Blanchot rejette d’autant plus Alain de Benoist qu’il reconnaît à travers ce dernier le jeune homme qu’il fut dans les années 30. Une comparaison autant déplacée qu’inexacte puisque, quitte à me répéter, Blanchot n’a été qu’un journaliste parmi d’autres dans la presse d’extrême droite des années 30, alors que de Benoist s’avère être dans les années 90 le principal animateur, et l’idéologue en titre du courant dit “la nouvelle droite”. Il y a un monde entre les articles publiés par Blanchot dans Combat et L’insurgé, et ceux d’Alain de Benoist soixante ans plus tard (significatifs du renouveau d’une pensées de droite et d’extrême droite qui n’hésite pas le cas échéant à aller faire son marché chez l’adversaire). C’est pourquoi “l’hypothèse” chez Surya “d’une identification autocritique, mêlant l’aveu à l’inaveu (l’avouable à l’inavouable)” ne peut qu’être invalidée. A partir du moment où l’on entre dans ce genre de discussion il faut se montrer précis et savoir de quoi l’on parle. C’est aussi une question de méthode : le cheminement de la pensée de Surya s’appuie sur des raisonnements dont je ne conteste pas le brio, mais les prémices de sa démonstration se révélant le plus souvent biaisés ou lacunaires celle-ci débouche sur des amalgames qui ne font pas honneur ici précisément à Surya. Sans parler de ce freudisme sommaire qui voudrait que Blanchot se reconnaisse dans quelques uns de ceux qu’il critique sans ménagement.

4) Il y a une thématique, succinctement abordée ci-dessus, avec laquelle on peut se trouver en partie d’accord avec Surya : la défense, ou ce que l’on pourrait appeler avec force guillemets “le mode de défense” adopté par Maurice Blanchot à partir de la fin des années 70 devant certaines attaques. Encore faut-il une fois de plus recontextualiser ce dont il s’agit ici. Préciser, par exemple, que le passé de Blanchot resurgit comme par hasard après 1968. Et que ce déballage, visant parfois à discréditer Blanchot, n’a pas cessé jusqu’à la mort de l’écrivain. Et aujourd’hui encore. Blanchot il est vrai s’est rarement exprimé sur son passé d’extrême droite. Cela lui a été reproché, j’insiste, à partir du moment où les espoirs nés de mai 68 refluaient. D’un côté on reprochait à Blanchot son silence, et de l’autre on le tançait les rares fois où il tentait de s’expliquer. J’ai plus haut reconnu que, sommé de s’expliquer, Blanchot s’est défendu de manière souvent maladroite, ou insatisfaisante comme il en va généralement de quiconque dans pareille situation. La marge de manœuvre s’avère particulièrement étroite : se taire c’est renforcer le soupçon, et parler les malentendus. Alors parler de façon parcimonieuse ne satisfait personne. Donc, de toute façon, qu’il s’exprime ou pas, ou peu, Blanchot ne peut qu’avoir tort. On connaît la chanson. Mais on ne s’attendait pas à la voir reprise par Lignes.

Certes Surya laisse la porte ouverte à d’autres interprétations. Et émet des doutes sur la validité de certaines de ses hypothèses. Pourtant cette porte se referme lorsque qu’il s’agit de commenter les rares explications de Blanchot sur son passé extrême droitier. Ici Surya entre plus dans le détail. Cependant il ne remet pas suffisamment en perspective les deux lettres de Blanchot qu’il commente longuement, l’une de 1979, l’autre de 1984, toutes deux concernant le passé de l’écrivain.

Signalons qu’auparavant, en 1969, était paru l’ouvrage de Loubet del Bayle, Les non conformistes des années 30, lequel “révélait” pour la première fois le passé de Blanchot (révélation il va de soi pour ceux qui l’ignoraient). Le mouvement social de 68 refluant, la fin des années 70 donc, le procès de Blanchot pouvait s’ouvrir. Ce n’est pas tout à fait par hasard, comme dirait Sollers, que la première salve ou la première minute de ce procès soit parvenue de Tel Quel qui, a priori pourtant, se situait grosso modo dans le même camp que Blanchot. Ici on mentionnera que les articles, les livres, la pensée de Blanchot n’étaient pas toujours bien reçus par la “critique littéraire” (Tel Quel compris). Certaines de ces “critiques” se montraient même franchement hostiles, à droite de préférence. Ce qui ne veut pas dire que dans des secteurs situés à gauche ou à l’extrême gauche, voire d’avant-garde, le travail critique de Blanchot ne suscitait pas des réactions négatives. Pour des raisons qui dépassent le cadre de ce texte, liées à des enjeux littéraires, Blanchot ne figurait pas parmi les références de Tel Quel. De surcroît les itinéraires politiques de Blanchot et des animateurs de Tel Quel ne se confondaient pas : la revue ayant été proche du P.C.F. en 1968, ensuite le compagnonnage maoïste de Sollers et compagnie ne les éloignait pas moins de Blanchot et de ses amis. Vers la fin des années 70 Tel Quel vire sa cuti maoïste. La revue évolue alors sensiblement dans une tout autre direction, en soutenant par exemple l’opération dite des “nouveaux philosophes”.

En 1978 Jeffrey Mehlman publie dans Tel Quel le premier texte “à charge” de l’interminable procès fait à Blanchot sur son passé d’extrême droite. Une lettre de Blanchot, répondant à Mehlman, publiée par Tel Quel, ne revient pas sur ce qui avait déjà été publié sur le sujet à cette date (présenté abusivement comme des “révélations”), mais rectifie Mehlman sur un point précis. Il ne s’agit à vrai dire que d’un détail secondaire : le rectificatif porte sur le fait que Blanchot a mieux connu Paulhan que Drieu la Rochelle. Une réponse que Surya juge maladroite et qu’il va monter en épingle en la trouvant également sujette à caution. Et de citer une phrase extraite d’une lettre de janvier 1942 adressée par Paulhan à Drieu, qui selon lui infirmerait le propos de Blanchot. C’est là vouloir chercher la petite bête car Blanchot entre 1942 et 1944 a incontestablement mieux connu Paulhan que Drieu. Cela n’aurait pas vraiment d’importance, et ne mériterait pas d’être mentionné si Surya ne consacrait pas moins de trois pages à une péripétie mineure, celle de l’éventuelle implication de Blanchot à un poste de responsabilité au sein de la NRF dirigée par Drieu. Ceci pour souligner, dixit Surya, que Blanchot, en 1942 encore, se trouvait dans “une situation à haut risque”. La collaboration de Blanchot à la NRF durant la première moitié de l’Occupation (Blanchot n’y a écrit que des articles de “critique littéraire”, faut-il le préciser) relativise certes la rupture de fin 1939, début 1940, avancée par Christophe Bident, le biographe de Blanchot. Mais est ce véritablement important puisque même Surya décrit Blanchot comme “encore inconnu à peu près de toute le monde” au début de l’Occupation !

Surya se comporte en faux candide lorsqu’il revient sur le passé de Blanchot à travers les deux lettres adressées par Blanchot à Mehlman d’abord, Laporte ensuite. A quoi s’attendait-il donc dés lors que l’on savait que Blanchot avait durant les années 30 écrit dans la presse d’extrême droite ? Il ne va pas jusqu’à traiter Blanchot de “fasciste”, comme n’ont pas manqué de le faire d’aucuns. D’ailleurs Surya précise que “Blanchot a été antinazi, sans doute, autant du moins qu’on pouvait l’être en France dans les années 30, quand on était d’extrême droite”. Ce qui est incontestable. Plus fondamentalement, le problème selon Surya n’est pas tant que Blanchot ait été d’extrême droite (quoi que... à le lire), mais qu’il ne se soit pas ou peu ou mal expliqué sur ce passé. Il n’y a pas de questions que l’on ne puisse se poser sur Blanchot ou quiconque dans cet ordre d’idée. Pourtant, comme dirait Desproges, tout dépend avec qui.

Prenons du recul. Il y a sans doute une difficulté, voire des réticences chez Blanchot à devoir s’expliquer à partir de 1979 sur ce sempiternel passé. A le faire quarante ans plus tard. Et dans des temps de régression sociale, politique, intellectuelle. A une époque où Marx était accusé d’avoir permis le Goulag, et la révolution française le totalitarisme. Plus tard on imputera à mai 68 la régénération du capitalisme. Le cas Blanchot devient alors exemplaire pour nombre de folliculaires, puisque cet écrivain qui incarne “une certaine idée de la radicalité” sur les plans littéraires, politique, personnel avait - divine surprise ! - durant les années 30 écrit dans la presse d’extrême droite. Haro sur Blanchot, par conséquent ! Une occasion rêvée de le discréditer en exhumant ce passé. Se trouver ainsi interpellé, sommé de s’expliquer, ou accusé, quarante et même cinquante ans plus tard, alors que la meilleure réponse, la seule qui compte, la seule qui devrait pourtant compter résidait dans l’oeuvre de Blanchot, son activité, tous textes confondus. Pareil “retour du refoulé” donc, débouchant sur un procès public - instrumenté par tous ceux qui à travers Blanchot, entendaient régler des comptes, qui avec l’idée de révolution, qui celle de radicalité, qui mai 68, qui encore un mode de critique littéraire (associé évidemment à la “terreur”) - avait de quoi laisser interdit pour ne pas dire plus.

Pour faire ici une première comparaison avec Bernanos la rupture de ce dernier avec son milieu (une certaine extrême droite) date de la rédaction des Grands cimetières sous la lune. Pour Blanchot cela paraît plus difficile à apprécier. Cette rupture s’est faite progressivement durant l’Occupation. En tout cas la rencontre avec Bataille, vers la fin de l’année 1941, parait essentielle dans ce processus. Il y a tout un faisceau de raisons qui concourent à expliquer ce “retournement” de Blanchot. Je renvoie le lecteur à la biographie de Bident, lequel consacre plusieurs chapitres aux années d’Occupation. Mais s’en expliquer quarante ans plus tard, compte tenu du cheminement de Blanchot depuis la Libération, tient de la gageure.

Blanchot, dans cette fameuse lettre à Laporte (qui, je le rappelle, est l’un de ses plus proches amis), évoque “une sorte de conversion à moi-même”. Ce dont Surya le tance jugeant le mot “conversion” inapproprié. Là encore Surya se focalise sur la terminologie “sorte de conversion”, floue, imprécise, pour ne retenir que “conversion” ; tout en ajoutant qu’une conversion est généralement “soudaine, brutale, quand elle n’est pas violente”. En soi certes, mais la question n’est pas là. Tout lecteur de bonne foi avait compris que “sorte de conversion” signifiait autre chose. Cette focalisation sur “conversion” permet à Surya d’enchaîner sur un mode que l’on croyait réservé aux ennemis de Blanchot. Ainsi ce dernier “montrera certes plus tard le zèle démonstratif du converti, emphatisant successivement un communisme et une judéophilie soudains et tardifs ; il ne montrera pour autant aucun repentir. Le repentir, chez le converti, c’est pourtant le moyen de se délecter de l’ancien état fautif, tout en se prévalant de la grâce métamorphique d’une conversion”. Tout cela ne manque pas de brio mais repose sur une interprétation tronquée d’un propos de Blanchot. Surya touche le coeur de sa cible sauf qu’il ne s’agit pas de la bonne cible. Le mot “converti” sert ici de sésame : on ne peut dans pareil cas qu’euphémiser (avec le renforcement des adjectifs “soudains” et “tardifs”) le communisme et la judéophilie (et faire porter le soupçon sur l’authenticité de ces deux démarches). Pourtant Blanchot, toujours selon Surya, contrairement à la grande masse des convertis, ne manifestera aucun repentir. Heureusement dirais-je. Je ne vais pas m’en expliquer : cette logorrhée chrétienne commençant à m’échauffer les oreilles.

Toute conversion politique comporte une connotation religieuse, poursuite Surya. On ne comprend pas bien pourquoi Surya retient ensuite le mot “grâce” (“grâce métamorphique de la conversion”, écrit-il). Quelle grâce a donc touché Blanchot ? On finit par comprendre que le mot sert de repoussoir pour indiquer que cette grâce n’a nullement touché Blanchot lors de sa rencontre avec Bataille. C’est là, ce mot évacué, l’un des points aveugles de sa démonstration : préserver autant que faire se peut Bataille de la contamination Blanchot. Puisque plusieurs témoins, digne de foi, ayant fréquenté Bataille et Blanchot durant l’Occupation, n’ont pas manqué de signaler une influence réciproque entre les deux. Ceci posé, le lecteur qui voudrait savoir dans le détail en quoi et pourquoi Blanchot, durant la Seconde guerre mondiale, a progressivement évolué de l’extrême droite vers des positions antagonistes, se reportera avec plus de profit à la biographie de Christophe Bident, Maurice Blanchot, partenaire invisible .

5) Maurice Blanchot, je l’ai précisé, s’est peu expliqué sur ce qu’il vivait, ressentait, aspirait avant la Seconde guerre mondiale, mais le peu qu’il en dit (une “dichotomie” entre deux types d’écriture, celle d’un journalisme politique le jour, et de l’écriture à part entière la nuit (la rédaction de Thomas l’obscur entre autres récits)) ne satisfait pas Surya. Pourquoi, s’interroge-t-il, Blanchot s’est-il de nouveau intéressé à la politique en 1953 sans craindre cette fois-ci “que sa littérature en pâtit même se déshonorât” ? Alors que Surya souligne par ailleurs que Blanchot en 1945 insistera auprès de Bataille pour que figure dans la revue Actualité, consacrée à l’Espagne, “un article témoignant de la question communiste “. Tout comme je passe sur le fait que la dimension politique n’était nullement absente dans plusieurs articles écrits avant 1953. L’argument est spécieux. Il ne s’agit pas de la même politique, c’est même l’exact contraire. Sur le plan littéraire Blanchot creuse le sillon tracé depuis les années 1941 : un travail critique qui s’enrichit au fil des ans d’une vision du monde n’étant pas sans entrer en résonance, de manière certes latente, avec une expression qui deviendra manifeste sur le plan politique à partir de 1958. Surya est impardonnable de ne pas le mentionner. Pourtant, au détour d’une phrase il reconnaît que “Blanchot n’a jamais sérieusement séparé (...) la politique de la littérature”. Sans en tirer la moindre conséquence.

La lettre de 1984 de Blanchot à Laporte (pièce essentielle du procès) témoigne selon Surya d’une cécité récurrente chez le premier : Blanchot ne voit pas “que la littérature (de pensée) instaure un partage que la politique ne contient pas, ne délimite pas”. Ce que l’on comprend mieux, ensuite, lorsque Surya entend se référer ici à Bataille qui, ajoute-t-il, “de ce point de vue là n’a pas convaincu Blanchot. Et en 1958”. Bataille, je le rappelle, n’avait pas participé à 14 juillet et s’en était alors expliqué (à savoir, dixit Surya, “la littérature, la pensée sont suréminentes et souveraines, quand la politique n’est que subordonnée”). Pourtant en 1935, en animant avec André Breton et d’autres le groupe Contre Attaque, il pensait différemment. Et nul n’accable Bataille de penser différemment en 1958. Analysant l’article (“Le refus”) par lequel en 1958 Blanchot “signe son retour en politique” (article estimé à juste titre “admirable” par l’animateur de Lignes), Surya indique cependant que la première phrase de ce texte (“A un certain moment, face aux événements publics, nous savons que nous devons refuser”) aurait pu être écrite dix-huit ans plus tôt, en 1940. Ceci pour avancer que cet article (“Le refus” donc) aurait “pesé d’un poids plus considérable si, par impossible, il avait été donné à Blanchot de l’écrire deux fois “. Ce qui est pour le moins absurde ! Avec de pareils “si” on réécrit l’histoire indéfiniment. Décidément, par un détour que l’on était loin d’imaginer, Surya revient obsessionnellement à 1940.

Un propos désarmant de naïveté ? Pas tant que cela puisque Surya entend souligner, en 1940 déjà, en 1958 ensuite, que le refus blanchotien s’adresse à de Gaulle : la première fois à tort, la seconde fois à raison. Une comparaison improbable parce qu’en premier lieu Blanchot n’évoque pas de Gaulle (à moins que son soutien à Pétain en juillet 1940 l’induise implicitement) ; tandis qu’en second lieu Blanchot ne s’adresse pas au seul de Gaulle : sinon en quoi ce texte serait-il “admirable” ? S’ensuivent des considérations sur la relation qu’entretiendrait Blanchot avec de Gaulle : Surya décrivant le premier comme fasciné par le second. Cette soi-disant fascination pourrait s’expliquer par le fait que dans ses deux articles de 14 juillet l’écrivain Blanchot n’est jamais loin. Par delà l’intérêt principal des deux articles de Blanchot (l’irréductible refus) on observe que dans certains registres d’écriture Blanchot ne s’exprime pas très différemment des écrivains qui s’opposaient à ce moment là à de Gaulle, en des termes donc qui ne relèvent pas du strict langage politique. Surya excipe alors d’un prétendu romanesque ici chez Blanchot pour affirmer que celui-ci “n’a pas tant que cela changé de langage” depuis les années 30. Tous ces détours pour en arriver là ! Mais le mieux (ou le pire) reste à venir.

Quand Surya constate que les textes du Blanchot des années 60 “sont, a priori,, aussi admirables sans doute que ceux des années 30 sont, eux, haïssables” il assortit cette constatation d’une restriction : “c’est là question d’opinion davantage que de pensée”. D’où ce soupçon : “les premiers disent certes exactement le contraire des seconds, ils n’en sont pas constitutivement différents”. En terme de langage, alors ? Ce qui serait culotté, une rapide comparaison suffit. Si Surya, ensuite, range les textes du Blanchot des années 60 dans un registre de “pensée”, la “passion” cependant (dit-il) finit par l’emporter. Ce qui lui permet d’affirmer que le Blanchot des années 30 comme celui des années 60 partagent la “même passion politique”. Et c’est ainsi que votre fille est muette ! Ceci évidemment tempéré par la conviction, très partagée, que la politique ne peut être “vécue que passionnément”. Cependant, insiste Surya, “certaines des phrases nouvelles ressemblent à s’y méprendre aux anciennes”. A la différence que les “anciennes étaient obsessionnellement nationalistes et les nouvelles (...) internationalistes”. D’où, on se doutait que Surya voulait en venir là, qu’il “suffit d’avoir une fois abusé, travesti, corrompu le langage pour que pèse sur lui, “dorénavant “, un soupçon”. Donc, conclut ici Surya, on a toujours de bonnes raisons de “soupçonner le langage d’être toujours tenté d’abuser, se travestir, corrompre, sitôt qu’il se porte vers la politique”. Du point de vue même de Surya, celui-ci pourrait alors, parmi tant d’autres, très légitimement faire porter le soupçon sur Alain Badiou. Il n’en n’est rien puisque Badiou figure parmi les auteurs récemment publiés par les Éditions Lignes.

Vaste question qui, comme je viens de le suggérer, dépasse le cas particulier de Maurice Blanchot. Et encore, pour tenter d’y répondre, faudrait-il préalablement demander à Surya ce qu’il entend par “politique”. Ceci posé il me paraiî difficile de ne pas revenir un peu plus haut sur ce fâcheux “dorénavant” (à la mesure de l’importance qu’y accorde l’animateur de Lignes, lequel le souligne doublement). Surya, tout en reconnaissant que Blanchot “est certainement l’un de ceux que 68 a le mieux inspiré”, n’en affirme pas moins qu’il écrit comme “il avait, avant, écrit la même chose à l’envers “. Surya ajoute ici, pour relativiser ce propos autant outrancier que contradictoire, que n’est pas tant en cause Blanchot que “la politique elle-même”. Et plus loin, également : “Il n’a su faire que son langage se portât à la hauteur de ce qu’il soutenait si fort ; pis, qu’il n’empruntât pas au langage dont il avait surabondamment usé longtemps avant”. Surya laisse entendre que Blanchot aurait en quelque sorte abusé les autres membres du Comité en taisant ses compromissions avec Vichy (c’est à dire sa collaboration au Journal des débats et sa participation à l’association Jeune France”). Il retombe en quelque sorte sur ses pieds, par ce détour d’un Blanchot mis à nu par la politique même, en reprenant l’antienne d’un Blanchot dissimulant à ses amis un autre pan de son passé (ici vichyssois et non plus uniquement d’extrême droite).

S’il y a abus ici en l’occurrence, et dissimulation de fait, Surya en porte la responsabilité puisque qu’il s’abstient de préciser une donnée élémentaire, indispensable pour comprendre de quelle nature était en mai 68 l’implication de Blanchot au sein du Comité (à moins que Surya ne pense que le lecteur ayant lu auparavant dans Lignes tout ce qui se rapportait peu ou prou à Blanchot n’avait pas besoin d’être mis au parfum sur cette même question). Il a fallu attendre la parution du numéro 33 de Lignes (consacré en 1999 à Dyonis Mascolo) pour connaître l’identité des auteurs des textes anonymes publiés par le Comité d’action étudiants-écrivains en mai-juin 68, mais aussi ceux qui se trouveront regroupés en octobre 1968 dans la brochure Comité (la très grande majorité de ces textes étant écrits par Mascolo ou Blanchot). J’ajoute l’important article écrit en décembre 68 par Blanchot (“Sur le mouvement”), resté inédit. Ces contributions ont été par la suite rassemblées sous le titre Écrits politiques dans un ensemble regroupant des textes couvrant la période 1953 - 1993. Il importe, pour revenir à 1968, de bien distinguer les courts articles écrits “à chaud” en mai-juin 68, qui sont des textes d’intervention politique, des tracts ; de ceux bénéficiant d’un certain recul (octobre 68), donc plus portés sur l’analyse des dits “événements”, ou se livrant (en particulier “Sur le mouvement”) à un premier bilan de ce beau mois de mai.

Ceci devait être impérativement rappelé. Cette focalisation chez Surya sur le langage (qui serait corrompu dés lors qu’il se porte vers la politique) prend même parfois des aspects insolites. Cela resterait anecdotique si Surya ne s’y référait pour mieux confondre les “deux Blanchot”. Entre autres rapprochements, Surya évoque “un goût immodéré pour la violence” en 1937 comme en 1968. Il se demande même si ont circulé des textes aussi violents que ceux de Blanchot en 1968 ! En évoquant quelque “surenchère” chez l’écrivain. D’où une lecture par Surya des “événements” qui parait s’en ressentir. Il cite un extrait de “Sur le mouvement”, certainement l’un des textes les plus inspirés et les plus lucides écrit sur mai 68, pour qualifier de “protestation puérile”, comme un vulgaire philistin, un propos affirmant haut et fort la nécessité encore et toujours de la révolution ! Blanchot n’était certes pas le seul à penser ainsi au lendemain de mai 68, mais il avait trouvé l’expression la plus à même de traduire pareille nécessité. Et il n’y a aucune raison de penser le contraire en 2014. Le mot “irresponsable” n’est pas ici prononcé mais l’on relève que d’une certaine manière les critiques de Surya envers Blanchot recoupent celles que le P.C.F. adressait aux “contestataires” en 68 (et après). Même si le mot “communiste” au sujet duquel Surya s’interroge (en se demandant dans quelle mesure Blanchot l’aurait été dans les années 60) parait davantage appartenir à l’univers d’Alain Badiou qu’à celui de Georges Marchais. Surya, citant Blanchot (“Le communisme ne se laisse pas désigner par ce qui le nomme”), assortit cette restriction générale (qui vaut pour définition, nous y souscrivons) d’une restriction toute personnelle. Il serait plutôt d’accord si “le mot lui même” s’en trouvait “du coup dévitalisé”. Et des décennies de stalinisme, alors, ça compte pour du beurre ! Comme quoi à se focaliser ainsi sur le langage corrompu par la politique on en arrive à ne plus savoir ce qu’il en résulte de la politique corrompue par le langage des partis dits communistes.

Michel Surya évoque à la fin de son texte ‘”l’irrésolution théorique” de Blanchot en 1958. Le second, selon le premier, hésitait à cette époque entre “engagement et solitude” d’un côté, et “subordination et souveraineté” de l’autre. Cette fiction théorique signifiant que Blanchot oscillait entre le positionnement de ses amis de 14 juillet et celui de Bataille. Ceci pour avancer que Blanchot résout ce problème en 1968 de la manière suivante : “une autre littérature, selon lui, naissait des événements dont c’était le livre qui serait cette fois l’ennemi” : Blanchot, dans le texte “Tracts, affiches, bulletins”, oppose il est vrai les formes d’expressions écrites nées du moment révolutionnaire à la clôture du livre. Mais c’est regarder mai 68 avec la lorgnette de ceux qui se sont exclamés ensuite “nous l’avons échappé belle” ! Car c’est aussi quelque chose de l’ordre d’une utopie que Blanchot exprime aussi. Et qui n’est pas sans entrer en résonance avec la réflexion théorique, sur un plan littéraire, qu’il poursuit durant les années 60 (en particulier le thème de “l’absence de livre” décliné dans les pages de L’entretien infini ). Ce que Surya ne mentionne pas. Ce qu’il sait pourtant mieux que d’autres. Cet “oubli” le conduit à caricaturer ce propos de Blanchot en mai 68 en le qualifiant de “jdanovisme inattendu” (sic). Pour le coup l’inattendu étant de trouver pareille formule, autant burlesque que dérisoire, sous la plume de l’animateur de Lignes !

A se demander, vers la fin de “l’autre Blanchot”, dans quelle mesure le type de critique que Surya adresse au Blanchot du Comité ne recoupe pas celles que d’aucuns adressaient (et cela perdure) à mai 68 en dénonçant les excès, les outrances ou le caractère “aventuriste” de nombreux aspects du mouvement : en clair sa radicalité. On aimerait bien savoir comment Surya se positionne là-dessus. Sur la prise de l’Odéon, par exemple, il adopte le point de vue d’une bonne conscience de gauche en regrettant que l’on puisse, comme Blanchot à l’époque, y souscrire alors que dans ce théâtre y “avait été créé, deux ans auparavant, Les Paravents de Jean Genet”. Sans taire certaines contradictions liées à la prise et occupation de l’Odéon, en particulier “l’injustice” faite au travail et à l’activité de Jean-Louis Barrault (secondaires si l’on se replace dans le contexte de mai 68), cette occupation n’en était pas moins exemplaire. Même si cette exemplarité s’avérait paradoxale comme cela vient d’être indiqué. Dans le texte que critique Surya (“Des actions exemplaires” justement, excellent), Blanchot n’élude nullement ce genre de contradiction et pose la question, plus générale, du sens de “la culture bourgeoise”, de sa décomposition plutôt, en des termes qui nous confrontent à l’un des principaux enjeux de mai 68.

Enfin, “L’autre Blanchot” achevé, sachant que Enzo Traverso figure au sommaire du comité de rédaction de Lignes, j’aimerais me référer à sa précieuse distinction dans Le passé, mode d’emploi entre différentes formes de révisionnisme : qualifiées par Traverso de fécondes, discutables ou néfastes. On dira pour conclure que Surya révise Blanchot à l’aune de ce qui avait précédemment été écrit dans Lignes sur l’auteur de L’écriture du désastre. Une “révision” que je trouve discutable, pour ne pas dire plus. Mais j’imagine que des lecteurs mal intentionnés envers Blanchot, ou le connaissant mal, voire abusés par “L’autre Blanchot” l’auront trouvé féconde.

Je signale, à toutes fins utiles, que ce texte devait primitivemen figurer dans un essai traitant de la “responsabilité” des écrivains (voire des intellectuels). Mais ce projet restant hypothétique je préfère mettre en ligne sans plus tarder ce Pour Blanchot. La lecture, dans un second temps, d’un Cahier de l’Herne consacré à l’écrivain m’ayant permis d’aborder Blanchot sous un tout autre angle à travers la “Lettre à une écrivaine” qui suit.

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LETTRE À UNE ÉCRIVAINE SUR MAURICE BLANCHOT.

Vous nous dites, madame, dans ce Cahier de l’Herne consacré à Maurice Blanchot, avoir lu assidûment cet écrivain durant quelques mois de votre vie d’étudiante (ou de jeune professeur de lettres, on ne sait pas trop). Des mois que vous associez à une “période blafarde”, dépressive, liée à votre “impuissance” du moment. Vous évoquez même, je vous cite, “la mort en moi”. Et vous affirmez que vous vous en êtes sortie parce que, entre autres raisons, mais celle-ci serait déterminante, un pitre, un professeur “de droite”, avait devant vous “cruellement” pastiché Blanchot. Cela ne m’aurait pas incité à vous répondre si vous n’ajoutiez, après un couplet convenu sur les relations entre optimisme et pessimisme : “Moi j’avais envie de danser. D’aimer, d’écrire, de vivre. Le bonheur me semblait requérir une grande force d’âme. Se rend-on à quel point Blanchot empêche d’écrire ?”.

Vous n’étiez pas encore née en 1962, l’année où l’on passait et repassait sur les ondes des radios la chanson Laissez nous twister, l’adaptation d’un succès américain repris par Hallyday, les Chats Sauvages, Billy Bridge, etc. Les paroles ne brillent guère par leur originalité mais traduisent, mieux que d’autres refrains yé yé de l’époque, les linéaments d’une protestation juvénile, générationnelle, un peu bêtasse (“laissez-nous vivre, quoi !”), adressée aux adultes, aux croulants, aux rabat-joie, aux dénigreurs, aux ennemis du bonheur et de la jeunesse, aux empêcheurs de s’amuser comme on en a envie. Je l’ai souvent entendu depuis 1962 ce “laissez-nous twister !”, déclamé tel un leitmotiv, à la manière d’un gimmick, sur tous les tons et tous les modes, voire même tous âges confondus en ces temps de jeunisme. Et je l’entends de nouveau à travers votre propos.

Ce regard porté sur votre jeunesse studieuse, estudiantine, marquée par cet “esprit de sérieux” qui, les mots “vénération” et “terreur” y participant, passait par l’obligation de “révérer Blanchot”, ne mériterait qu’un haussement d’épaules si par ailleurs, lors de cet exercice rétrospectif, n’y entrait de la complaisance, voire une certaine rouerie. L’attitude dirais-je satisfaite d’une écrivaine “arrivée” qui vient vous susurrer à l’oreille : “Voyez comme je l’ai échappée belle”.

L’année qui suit cette période blafarde, blanchotienne, laquelle ne dura que quatre mois (“de janvier à avril” précisez-vous), vous publiez votre premier roman. Précédé d’une excellente critique, ce roman rencontre le succès. Il faut même parler d’un gros succès si l’on se réfère aux ventes de votre livre. Vous pouvez remercier le pitre, le professeur “de droite”, celui qui vous “avait fait du bien” en singeant Blanchot, qui vous “avait libérée” de l’emprise blanchotienne. C’est bien entendu moi qui le traite de “pitre”. Et ce sont les étudiants qui le rangeaient à “droite”. Enfin c’est vous qui nous racontez à votre façon l’histoire du vilain petit canard se transformant en cygne majestueux. Un tableau presque trop beau pour être vrai.

J’avais lu votre roman à l’époque. En l’empruntant dans une bibliothèque parisienne. Si j’en crois mon souvenir cette lecture m’avait laissé mi figue mi raisin. J’ai eu la curiosité, ces dernières lignes écrites, de relire l’article d’un critique, repris plus tard dans un ouvrage dont j’avais fait l’acquisition. Contre l’avis général, ou presque, ce critique s’en était pris plutôt méchamment, sur un mode jubilatoire, à votre roman. L’adjectif “complaisant” le qualifiant parmi d’autres. Je laisse là pour l’instant cet article.

La lecture de ce roman, le vôtre, ne m’avait pas ensuite incité à prendre connaissance des suivants. Si j’ai les années suivantes entendu parler de vous, ou lu des articles vous concernant, c’était au sujet des accusations de plagiat dont vous avez fait l’objet en deux occasions. Je n’ai aucune opinion là dessus. Pour en avoir une il faudrait avoir lu vos ouvrages “incriminés” et ceux de vos deux accusatrices. Je crois savoir que vous vous en êtes tirée à votre avantage. Votre éditeur ayant pris votre parti contre celui de la seconde accusatrice, l’un de ses auteurs également Et vous avez ensuite publié un essai sur le plagiat, plus précisément sur les accusations de plagiat dans l’histoire de la littérature. La meilleure des réponses en quelque sorte. On ne dira pas que vous manquez de répondant.

Je reviens à votre premier roman. Nous sommes évidemment très loin de Blanchot. Quelle métamorphose pour quelqu’un qui comme vous traversait quelques mois plus tôt une “crise de Blanchot” particulièrement aiguë ! On évoquera une capacité en tous points remarquable à se remettre d’une grave crise, de cette maladie diagnostiquée sous le nom de “blanchotisme”. Pourtant quand vous écrivez que “Blanchot empêche d’écrire” parce que, ajoutez-vous, “il empêche l’audace, l’invention, la liberté, la joie, la puissance, l’aplomb de l’écriture” - rien que ça ! -, comment ne pas se retourner vers votre roman pour y rechercher cette audace, cette invention, cette liberté, et tutti quanti. Voyez où cela nous mène !

Je ne vais pas relire votre roman pour vous prendre en défaut. Le “méchant” critique, j’y reviens, parle dans son article de bêtise, de caricature, d’affectation, de “lyrisme négligé”, de “littérature pour fête de la bière”, de “sens du chromo et de la formule pour cartes postales”, et j’en passe. Je pense qu’il exagère. Enfin juste un peu. Juste ce qu’il faut pour accuser le trait. Pourtant je m’y retrouve davantage, si j’en crois toujours mon souvenir, bien davantage même, excusez, que dans ce que la plupart de ses confrères ont pu écrire sur votre roman. Beaucoup ont été épaté. On les prendra au mot en évoquant à juste titre une “littérature de l’épate”.

Malgré tout, estimant sans doute que vous en rajoutiez avec Blanchot, plus particulièrement dans la manière dont vous nous dites avoir exorcisé cet empêchement d’écrire, vous prenez plus loin la précaution de préciser qu’il ne faut pas voir dans cette “séquence temporelle” un “rapport de cause à effet”. C’est bien inutile puisque vous ajoutez dans la foulée, pour résumer votre propos, que vous avez une fois ce roman écrit “basculé du côté de la vie, de son excès, du corps exultant, de la couleur, de la colère aussi”. Et pourquoi pas de la joie pure, des cœurs ardents, des pas légers, des roses trémières, et du chant de l’alouette pendant que vous y êtes !

Vous êtes donc passée de la “mort”, de Blanchot par conséquent (vous écrivez “passé Blanchot, je n’étais plus obligée d’adhérer au cadavre, à l’infernale gravité de cette écriture là”), à la vie. Blanchot ne vous “tendait pas le miroir”, dites vous. J’ai pourtant cru comprendre que “la mort en moi” s’y rapportait. D’ailleurs, comme auparavant vous précisiez que Blanchot vous “tenait la tête sous l’eau”, comment voulez vous que dans ces conditions-là il puisse vous tendre quoi que ce soit, tout Blanchot qu’il fût ! Enfin son œuvre vous excluait : Il fallait, “pour vivre”, la “rejeter”.

Votre prose, cette reconstitution, voire cette mise en scène participent d’un procédé rhétorique ayant fait ses preuves Vos lecteurs, les contempteurs de Blanchot, s’y retrouveront, applaudiront peut-être. Il y a cependant une idée-force dans votre démonstration. Il y aurait un “côté de la mort”, celui de Blanchot (on l’a bien compris) ; et le “côté de la vie”, celui que vous revendiquez impudemment, imprudemment aussi.

Commençons par le premier. En 1994 Maurice Blanchot publiait L’instant de ma mort (juste avant, je le signale, votre “période blafarde”). Dans ce petit livre Blanchot revient sur un épisode de l’été 1944 (que seules quelques rares personnes, parmi ses amis, connaissaient) ayant pour théâtre la maison familiale de l’écrivain, en Saône-et-Loire. Il y raconte comment il avait échappé de peu, miraculeusement, à la mort, alors que des soldats allemands, commandés par un “lieutenant nazi” (s’exprimant “dans un français honteusement normal”), s’apprêtaient à le fusiller. Blanchot conclut l’avant-dernier paragraphe de ce très court récit par la phrase suivante : “Comme si la mort hors de lui ne pouvait désormais que se heurter à la mort en lui. “Je suis vivant. Non, tu es mort””.

On dira, avec toutes les précautions d’usage, que c’est en quelque sorte un “rescapé” qui ensuite a pris la plume pour écrire. Jusqu’à ce texte ultime : L’instant de ma mort. Un commentateur de Blanchot, se référant à quelques uns des articles et récits écrits par l’écrivain dans les lendemains de la Seconde guerre mondiale, soutiendra que ces textes sont implicitement une réponse à Auschwitz. Et qu’ils tournent autour de cette question : comment rendre la littérature possible après Auschwitz ? Une interrogation proche de celle d’Adorno, que Blanchot ne pouvait connaître à cette époque-là. Ce commentateur relève aussi que chez Blanchot, très singulièrement, la mort se trouve redoublée, ou renversée en une impossibilité de la mort créant l’espace littéraire.

Cette première indication vaut comme rappel. La seconde, en référence à un important et décisif article de Blanchot durant cette même période, “La littérature et le droit à la mort”, tout en s’inscrivant en faux contre votre interprétation réductrice et caricaturale (de la mort chez Blanchot), n’en souligne pas moins secondairement le caractère désinvolte, voire l’inanité de “votre côté de la vie”. Blanchot y écrit, dans un paragraphe vertigineux traitant de “l’absence” et de la “puissance” du langage : “Elle est cette vie qui porte la mort et se maintient en elle, la mort, le pouvoir prodigieux du négatif, ou encore de la liberté, pour le travail de quoi l’existence est détachée d’elle-même et rendue significative”. Blanchot se réfère à Mallarmé dans cet article. Et à Sade dont il dit qu’il est “l’écrivain par excellence”, celui réunissant “toutes les contradictions”, le plus seul de tous les hommes (parce qu’écrivant une “œuvre immense” qui “n’existe pour personne”), mais également un personnage public, engagé dans la Révolution, et “théoricien et symbole de la liberté absolue”. Cet homme “est la négation même”, poussée au paroxysme, niant “les autres”, “Dieu”, “la nature”, jouant de sa personne “comme de l’absolue souveraineté”. Et l’on sait, pour y venir, que cette mort avec laquelle Sade prend toutes les libertés dans ses romans, ne saurait, pour le révolutionnaire de 1793, le membre de la section des Piques, être prescrite et perpétuée par l’État, la loi, la justice en tant que peine capitale.

Voilà, très partiellement, sans trop épiloguer, ce que la mort chez Blanchot met en jeu. Ce qui parait bien éloigné de la morbidité - même si vous n’utilisez pas ce mot - que vous inspire son œuvre. Ne lui faites vous pas payer “la mort en moi” associée, s’il faut vous croire, à votre période blafarde, blanchotienne ? Ce n’est pas moi qui irait vous expliquer, à vous qui êtes me dit-on devenue psychanalyste, ce qu’il faut entendre par “mécanisme de défense”. Si néanmoins le tableau que vous brossez de cette courte période s’avérait exact, et que votre sincérité ne puisse être mise en doute, je serais rétrospectivement parlant tenté de vous répondre que certains auteurs ne sont pas à recommander à tout le monde. Et donc Blanchot pour vous. Un peu comme on pourrait le dire de certains alcools forts pour des buveurs pourtant patentés.

On en oublierait “le côté de la vie”, le vôtre. Est-ce la peine d’en parler ? Ce n’est certes pas en ce qui vous concerne “le pouvoir prodigieux du négatif” ! Ni de toute littérature qui s’y confronterait. Non, votre protestation du type “laissez moi vivre !” se situe dans un tout autre registre. Et là je suis entièrement d’accord avec vous : elle n’a absolument rien de commun avec Blanchot. Je veux pouvoir répondre aux sollicitations des journalistes, protestez-vous ! J’ai le droit de voir ma photo affichée dans les journaux, de passer sur un plateau de télévision lors de la publication d’un roman, d’accepter un prix littéraire ! Comment font les autres, hein ? Et merde !

Je caricature ? C’est plutôt la réponse du berger à la bergère. Brisons là, madame. Je vous laisse twister. Enfin, comme dirait Beckett, vous n’êtes peut-être après tout bonne qu’à ça.

Max Vincent

décembre 2014