“Une élite qui veut s’imposer doit proclamer son allégeance la plus résolue à la
foule inconstante. Elle doit revendiquer la plus grande “proximité” avec les
problèmes du peuple et savoir anticiper les mouvements de l’opinion
publique. En bref, elle doit sembler la moins “élitiste” possible”.
Christopher HITCHENS




Une critique se voulant radicale aurait tort d’occulter ou de négliger ce que recouvre aujourd’hui la notion de populisme ; mais également les querelles sémantiques ou idéologiques que l’emploi de cette terminologie suscite dans l’espace public : depuis son instrumentalisation par les uns jusqu’aux fortes réticences de la reconnaître telle par les autres. Il importe donc de clarifier ce que l’on désigne sous le nom “populisme” et l’adjectif “populiste” quand ceux qui se veulent critiques sinon plus envers le populisme ne le font pas toujours à bon escient, ni pour de bonnes raisons, ou en élargissant cette notion risquent d’en diluer le sens ; alors que leurs adversaires, contempteurs de cette même notion, n’ont pas tort de relever le caractère parfois manipulateur de ce type de discours, mais en s’arrêtant là s’interdisent de penser par cela même la réalité du populisme.
Pourtant, plus fondamentalement, si cette critique du populisme doit être dans un premier temps traitée de manière autonome, il convient de la replacer ensuite dans le procès fait ici au “monde tel qu’il va” en la mettant en relation avec ce que recouvre par ailleurs une notion moins polémique, mais plus diffuse, voire plus insidieuse quant à ses effets délétères en ce début de XXIe siècle - et ceci ne fait que commencer : je veux parler de la postmodernité. Ce qui signifie que penser l’une et l’autre, mais plus encore les penser dans leur réciprocité devrait être l’un des axes d’une “critique radicale” digne de ce nom.
J’ajoute que si l’un, le populisme, sera plus loin défini dans des termes qui peuvent être discutés, mais qui néanmoins font suffisamment le tour de la question pour répondre à celles que pourrait se poser le lecteur, qu’il soit d’accord ou pas ; l’autre, ce vaste chantier de la postmodernité, ne saurait en raison de sa complexité et de son “caractère double” être traité sur le même mode. Je me contenterai pour l’instant de poser quelques jalons.
Un lien reste encore à établir entre “populisme” et “postmodernité”. On ne pourra pas faire l’économie, pour prolonger le premier et introduire la seconde, d’une réflexion sur ce que mettent en jeu dans ce même procès “culture populaire” d’un côté, et “culture de masse” de l’autre. C’est dire en quoi le populisme, parmi d’autres effets, prospère sur les ruines des cultures populaires, tandis que la culture de masse est l’une des portes d’accès à la postmodernité.

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Qui reconnaît être populiste ? Pas grand monde semble-t-il. Pourtant Jean-Luc Mélenchon veut bien endosser la tunique populiste : “Je n’ai pas du tout envie de me défendre de l’accusation de populisme (...) Populiste, moi ? J’assume”. Marine le Pen lui répond : “Moi je suis populiste avec le peuple, lui populiste sans le peuple”. Ce à quoi Mélenchon pourrait rétorquer : “Non, c’est moi !”. Etc., etc. Un tel “pas de deux” ne permet certes pas de distinguer un “populisme de gauche” d’un “populisme de droite”. Et puis, y-a-t-il lieu de faire ici une distinction ? Je laisse la question pour l’instant en suspens.
Donc, comme on vient de le voir sur le strict échiquier politique, quelques-uns de ceux que les médias appellent des “extrêmistes” acceptent volontiers de reprendre à leur compte l’appellation populiste. Il n’en va pas exactement de même dans le domaine de la pensée et des idées où les candidats ne se bousculent pas. A la notable exception d’un Jean-Claude Michéa qui, de livre en livre, se plaint d’un détournement de sens et dénonce à travers lui une manipulation des contempteurs du populisme. Allant même jusqu’à entonner l’air de la théorie du complot quand il écrit (dans Orwell éducateur ) que le mot populisme aurait été “intégralement falsifié sur ordre par les politologues et néojournalistes de l’ordre établi”. A ce jour Michéa ne nous a toujours pas dévoilé les identités de ces ordonnateurs si puissants. Il semblerait pourtant que parmi ceux-ci figurent les “néojournalistes” à qui Michéa accorde généreusement un entretien lors de la sortie de l’un ou l’autre de ses ouvrages.
Par-delà ce propos caricatural (ridicule ou un rien paranoïaque, c’est selon), Michéa pose une question récurrente, liée à la capacité qu’ont certaines notions d’évoluer ou pas dans des conditions historiques qui restent à préciser, et aux détournements de sens qui en résultent. Michéa, sans le dire (voire en l’ignorant), défend ici une position cratylique : à savoir que les mots disent quelque chose de préférence une fois pour toute contre la tendance contemporaine d’en émietter le sens, à ce point qu’on peut parfois leur faire signifier le contraire de ce qu’ils voudraient dire. Ou, pour simplifier, le mot étant lié intrinsèquement à la chose, on peut en déduire que son sens est immuable. Cette question, toute légitime soit-elle, dans le cas précis du populisme ne se pose plus en 2014.
Populisme, du moins en France, a désigné au début des années 1930 une école ou un courant littéraire qui, selon la définition du Robert, “cherche dans les romans à dépeindre avec réalisme la vie du peuple”. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de relever que ce courant littéraire défendait une littérature indifférente, voire hostile à la politique. Cette école populiste, écartelée entre les partisans de la littérature prolétarienne d’un côté, et les tenants du réalisme socialiste de l’autre, ne passera pas le cap des années 30.
Dans les pays de langue anglaise populism se rapporte au mouvement populaire apparu aux États-Unis vers 1880. D’abord impulsé par des petits fermiers, ce mouvement ensuite élargit sa base sociale et tente (la création du “People’s Party”) de devenir une force électorale susceptible de concurrencer Démocrates et Républicains. Il ne survivra pas à l’élection présidentielle de 1896. Parallèlement, on désigne également “populistes” les mouvements révolutionnaires russes opposés violemment au Tsar durant le XIXe siècle et exaltant les valeurs paysannes d’une “Petite Mère Russe” hostile à la modernisation de la société.
C’est bien entendu à ces deux courants, russe et américain, que Michéa entend se référer. Sous sa plume, d’ailleurs, le populisme devient une notion extensible puisqu’il croit découvrir dans le western “quelque chose encore des valeurs de ce fier populisme américain” alors que la conquête de l’Ouest était quasiment achevée en 1880. Il est vrai que Michéa n’est pas à un télescopage historique près dés-lors qu’il s’agit de sauver les meubles, le sens d’un mot en l’occurrence. Car le populisme n’a pas été vers la fin du XXe siècle “intégralement falsifié sur ordre” mais subi le sort de ces notions ou concepts forgés par des spécialistes (historiens dans le cas présent) : notions qui à la faveur d’un processus historique précis changent de signification pour venir combler un vide sémantique. Nous passons en quelque sorte du particulier, un phénomène historique limité dans le temps comme dans l’espace, au général : cette vague de fond n’épargnant aucun des pays du monde occidental aujourd’hui. L’aspect péjoratif en découlant n’a rien d’un tour de passe-passe : ce n’est que la conséquence d’une “nouvelle donne” au sujet de laquelle quelques rappels s’imposent.
Pour ce faire, je reprends ci-dessous la définition du populisme proposée dans Cours plus vite Orphée, Michéa est derrière toi ! (1)J’indiquais tout d’abord que celle-ci avait changé de signification, progressivement il va sans dire, depuis une trentaine d’années. J’ajoutais que le populisme désigne aujourd’hui des courants de pensée ou des forces politiques apparus vers la fin du XXe siècle dans un climat de mondialisation accélérée, qui, disant parler au nom du peuple ou affirmant vouloir en défendre les valeurs, excipent des légitimes inquiétudes des classes populaires devant pareille évolution pour leur proposer une médecine et des remèdes pires que la maladie. Le populisme, d’une part, participe de la liquidation du prolétariat comme sujet émancipateur visant à l’abolition des classes sociales (car reposant sur l’hypothèse que le peuple étant unifié le populisme entend ignorer la division de classe : l’ennemi devenant ici l’étranger ou là les forces qui incarneraient un “parti de l’étranger”) ; d’autre part, le mentionner ad nauseam sert de repoussoir (et exerce par cela même un chantage éthique) aux élites converties à la mondialisation, lesquelles brandissent le cas échéant cet épouvantail pour fustiger la défense très légitime des avantages acquis par les salariés. Cette dernière précision s’avère nécessaire pour dire en quoi nos gouvernants, et plus encore les experts qui les inspirent, par-delà la perniciosité bien réelle du populisme, ont recours au vocable “populiste” pour déligitimer des formes de dissensus qui remettraient en cause le consensus dominant (ou décrit comme tel) en ce qui concerne l’expression démocratique des salariés d’abord, voire en l’élargissant aux questions religieuses et raciales. Ceci ne délégitimant d’aucune manière, faut-il le rappeler, le qualificatif de populiste appliqué aux partis, courants de pensée et mouvements répondant de la définition ci-dessus.
Pourtant, ceci posé (et exposé sous toutes ses occurrences), le malentendu qui persiste autour de la notion de populisme n’est-il pas dû en amont aux difficultés déjà de s’entendre sur la terminologie “peuple” ? Un petit livre (Qu’est-ce que le peuple ? ) l’illustre à sa façon. Les Éditions de la Fabrique expliquent “le projet de ce livre” par “leur inquiétude (...) de voir le mot peuple rejoindre sans espoir le groupe des mots tels que république ou laïcité dont le sens a évolué pour servir au maintien de l’ordre”. Je ferai juste remarquer que le mot “peuple” dés-l’origine “recouvre une notion vague qui recoupe parfois celle de “nation”, “pays”, “population”, “ethnie” et dont le contenu est fortement marqué par ceux qui l’utilisent” (Le Robert : dictionnaire historique de la langue française ). Quand les Éditions de la Fabrique ajoutent que cet ouvrage, malgré la diversité des points de vue et des contributeurs, serait censé “montrer ce que le peuple garde de solidement ancré du côté de l’émancipation”, je me demande dans quelle mesure elles ne confondent pas ici “peuple” et “prolétariat”. Serait-ce parce qu’il devient difficile de conserver le concept de prolétariat quand l’industrie dans un pays comme la France occupe de nos jours moins du quart de la population active ? Et puis là où il est convenu de parler de “l’émancipation des prolétaires” peut-on le traduire en terme équivalent avec la terminologie “peuple” ? N’y a-t-il pas dans cette substitution un forçage sémantique ?
Le premier de ces contributeurs, Alain Badiou, se livre d’ailleurs à une série de variations sur les usages du mot “peuple”. Badiou distingue d’abord deux sens négatifs du mot : l’un “le type racial ou national”, de sinistre mémoire ; l’autre étant subordonné à l’existence d’un État supposé “légitime et bienfaisant” au sein duquel la classe moyenne généralisée prend le nom de peuple. Ensuite Badiou dégage deux sens positifs du même mot : le premier renvoie à une existence niée par “la domination coloniale ou coloniale, ou par celle des envahisseurs”, configurant “un nouveau peuple, tel qu’il se constitue en marge du peuple officiel pour lui arracher le mot “peuple en tant que mot politique” ; le second, plus classique, “est l’existence d’un peuple qui se déclare comme tel (...) affirmant politiquement son existence dans la visée stratégique d’une abolition de l’État existant”.
Est-on plus avancé pour autant ? Cette démonstration nous renseigne davantage sur l’un des invariants de la pensée de Badiou qu’elle ne répond aux questions posées dans l’introduction de l’ouvrage. N’y a-t-il pas alors quelque abus à reprendre sempiternellement le “mot peuple” là où il serait plus avisé de parler de “plèbe”, ici de “classes moyennes”, là encore de “populations immigrées”, ici encore de “prolétariat”. On a comme l’impression que le sauvetage du mot “peuple” par Badiou serait le préalable à “l’objectif suprême de toute politique révolutionnaire : le dépérissement de l’État”.
Georges Didi-Huberman, dans le même livre, répond plus à la question “Qu’est ce que le peuple ?” quand il écrit “on peut dire que le peuple tout simplement, “le peuple” comme unité, identité, totalité ou généralité, cela n’existe tout simplement pas (...) il n’y a pas un peuple, il n’y a que des peuples coexistants, non seulement d’une population à l’autre, mais encore à l’intérieur d’une même population aussi cohérente qu’on voudrait l’imaginer, ce qui, d’ailleurs, n’est jamais le cas”. Par conséquent, “le peuple”, notion floue, indéterminée, polysémique, n’existerait pas, ou sinon de manière plurielle (donc restrictive pour l’opposer aux sectateurs du “peuple un”), en précisant bien chaque fois ce dont il est question. Mais alors de quel peuple nous entretiennent ceux qui lui prêtent toutes les qualités du monde ? C’est là que nous retrouvons le populisme. Comme le précise Raphaël Liogier : “On peut donc définir d’emblée le populisme comme l’appel à la fiction du Peuple comme porteur de toutes les vertus et de toutes les vérités qui vont de soi (sans que l’on ait à les définir précisément)”.
Et même lorsque l’on tente, à l’instar de Michéa, de le doter d’un contenu en se référant à la common decency (“la décence des gens ordinaires”) : cette notion, que l’on pouvait déjà discuter chez Orwell (sachant qu’elle n’avait pas pour ce dernier l’importance que lui donnent ses thuriféraires), là, un demi-siècle plus tard, devient discutable pour ne pas dire plus. Cette common decency permet à Michéa de faire ressortir à contrario “l’indécence des intellectuels”. Une caricature en chasse une autre, mais il y aurait encore un public (parmi les déçus de la gauche, de l’extrême-gauche et de la radicalité d’un côté, et de ceux qui à droite voire à l’extrême droite commentent élogieusement les ouvrages de Michéa) pour accréditer ce genre de “pensée”.
Mais revenons au populisme. Parmi ceux qui s’y réfèrent, indépendamment de ceux qui le fustigent pour défendre le libéralisme et la mondialisation, d’aucuns ont tendance à appeler “populistes”, abusivement dirais-je, des mouvements, des courants ou groupements, par facilité de langage ou méconnaissance historique. Pour ne rester qu’en France, le boulangisme, par exemple, renvoie principalement au bonapartisme. Le poujadisme, lui, apparu brusquement sur la scène politique en 1956, qui est d’abord un mouvement corporatiste, tendantiellement situé à l’extrême-droite, sera deux ans plus tard en grande partie absorbé par le gaullisme. Voire plus près de nous le maoïsme version Gauche Prolétarienne, qui se signale avant tout par son aspect messianique révolutionnaire. On peut toujours à posteriori relever une rhétorique populiste chez les uns et les autres, mais cela devient secondaire du point de vue de la compréhension que nous devrions avoir du populisme aujourd’hui : du moins tel qu’il convient de l’analyser pour savoir de quoi l’on parle.
A l’inverse des commentateurs n’y entendent que des effets de discours au service d’une idéologie dite dominante. Jacques Rancière (toujours dans l’ouvrage Qu’est ce qu’un peuple ? ) argumente en ce sens dans un article dont le titre (“L’introuvable populisme”) annonce la couleur. Certes Rancière a en partie raison de souligner que l’utilisation du mot populiste par “nos élites gouvernementales et leurs idéologues” vise, d’une part à amalgamer extrême-gauche et extrême-droite, d’autre part à stigmatiser toute expression de mécontentement des salariés qui remettraient en cause les impératifs - nécessaires prétend-on en haut lieu - de la mondialisation, voire à agiter le spectre de “la foule dangereuse” devant des manifestations populaires forcément irrationnelles. D’où, comme l’écrit Rancière, force serait “d’en tirer la conclusion que nous devrions nous en remettre à ceux qui nous gouvernent et que toute contestation de leur légitimité et de leur intégrité est la porte ouverte aux totalitarismes”. Faire ressortir les bénéfices secondaires que nos gouvernants, leurs experts, les médias retirent de la dénonciation réitérée du populisme est une chose. Mais en rester là, en se contentant d’énoncer ce type de critique sans aller plus loin, revient à occulter la réalité du populisme : c’est en quelque sorte lâcher la proie pour l’ombre.
Rancière termine son article par : “Le battage actuel sur les dangers mortels du populisme vise à fonder en théorie l’idée que nous n’avons pas d’autre choix”. Je constate que même un esprit pourtant averti comme Rancière peut faire preuve de cécité des lors que l’on aborde ce type de question. Non, le choix bien entendu se pose à ceux qui pensent à la fois le populisme dans sa spécificité, sa nocivité s’il faut le préciser, et à travers également la manière dont nos élites l’instrumentent aux fins que l’on sait. C’est ce que l’on appelait, en des temps de moindre confusion, “penser dialectiquement”. Rancière qui dans ce même texte précise lui aussi (comme Didi-Huberman) que “le peuple n’existe pas”, en l’explicitant par “les figures diverses, voire antagoniques du peuple”, bute sur le fait que “la notion de populisme construit, elle, un peuple caractérisé par l’alliance redoutable d’une capacité - la puissance brute du grand nombre - et d’une incapacité - l’ignorance attribuée à ce même nombre”. Il ne s’agit pas d’une invention maligne de nos gouvernants et consorts, qui savent en revanche trouver dans le libre-service populiste ce qui pourrait éventuellement les intéresser et les servir, que des effets pernicieux d’une idéologie revendiquant en son nom des mesures politiques certes différentes, selon que ces populismes s’affichent à gauche ou à droite, mais qui tous deux ont en commun de reposer sur la fiction d’un peuple vertueux par son essence même.
La perniciosité du populisme peut même produire des aspects inusités en ce début de XXIe siècle. Le phénomène de “gentrification” - analysé par les sociologues dans les grandes villes du monde occidental - se traduit, pour prendre l’exemple de Paris, par la présence allant s’accroissant des nouvelles classes moyennes et classes moyennes supérieures dans les quartiers de l’est parisien (voire de la petite couronne attenante), où résidaient encore en grand nombre vers le milieu du XXe siècle les classes populaires : ceci et cela se cristallisant autour d’une trouvaille journalistique appelée à faire fortune, celle de “bobos”. Cette terminologie, qui dans un premier temps voulait traduire sous une forme familière quoique caricaturale ce phénomène de gentrification, se trouve de plus en plus utilisée, en raison de son succès justement, comme marqueur populiste. Et à ce jeu-là (de Marine le Pen à Copé) on constate que le “populisme de droite” recueille plus d’écho que le “populisme de gauche”. On ajoutera que le populisme de droite qui oppose le peuple aux dits “bobos”, mais également à la finance internationale et aux médias “bien-pensants”, se garde bien d’ajouter à cette liste les entrepreneurs et actionnaires français.
Ce qui, pour boucler la boucle, nous ramène à la passe d’arme évoquée plus haut entre Marine le Pen et Mélenchon. Les renvoyer ainsi dos à dos ne signifie pas pour autant que l’on mette dans le même panier de linge sale la gauche et la droite. Je reprendrai ici un propos de Serge Quadruppani (2) mettant en garde, à travers l’emploi du mot “populisme” (lequel, selon lui, relaierait le point de vue de l’idéologie dominante), contre le risque d’amalgame. Quadruppani précise que cette “manière de refuser de distinguer entre gauche et droite pourrait rejoindre notre désintérêt pour les catégories parlementaires”. Puis il ajoute : “Sauf, comme dit l’autre, il y a deux manières de n’être ni de gauche ni de droite, une manière de gauche et une manière de droite”. Ce qui est bien vu, et renvoie comme le fait Quadruppani aux “luttes ouvrières de ces deux derniers siècles” quelque-que soient les critiques que l’on puisse par ailleurs leur adresser. Pourtant, l’autre exemple, Staline et Hitler comme seconde illustration, paraît mal choisi. Les catégories de gauche et de droite (y compris à travers la mention chez le second de “la persécution des Juifs”) deviennent moins pertinentes. Ce n’est pas tant en terme de “gauche” et de “droite” qu’il faut penser stalinisme et nazisme mais en terme de totalitarisme. Même s’il y a - nous sommes bien d’accord - façon et façon de n’être ni de gauche ni de droite pour le reste Quadruppani reste à quai en demeurant prisonnier de “préjugés” qui ne lui permettent pas de penser, comme Rancière et d’autres, le populisme dans sa globalité. On pourrait l’illustrer par un célèbre proverbe chinois (moins l’ironie : sans confondre les derniers noms cités avec un Michéa, par exemple) : regardons la lune, et non le doigt qui la montre !
Les penseurs et les médias qui dénoncent le populisme le font au nom d’une conception du monde (qu’on l’appelle néolibérale, globaliste, ou postmoderne) et de catégories (celles de la démocratie représentative, du parlementarisme, et de l’intérêt bien dosé des classes dirigeantes) évidemment critiquables et condamnables. Cela ne suffit pas pour autant à invalider, du moins en grande partie, toute critique du populisme sous prétexte que ces penseurs et médias défendraient là le point de vue de “l’idéologie dominante”; C’est ici que nous retrouvons le doigt du proverbe chinois. L’un des effets de cette erreur de perspective, si l’on pousse cette logique jusqu’au bout, étant qu’il n’y aurait pas d’autre choix qu’entre le Front National et le Front de gauche. D’aucuns se récrirons, arguant d’un positionnement politique qui s’inscrirait délibérément en faux contre pareille obligation de choix. Certes, mais ont-ils pris toute la mesure de ce qu’implique le refus de se situer soi-disant sur le terrain de l’adversaire ? Mais je ne vais pas reprendre ma démonstration depuis le début. Sinon pour rappeler que l’utilisation a bon escient du mot populisme n’est nullement une manière de stigmatiser les classes populaires, pas plus qu’elle ne vise à confondre ce que recouvrent les notions de gauche et de droite (du moins dans l’idée que l’on s’en fait plus que dans la réalité), ni qu’elle serait la dernière ruse du pouvoir pour nous persuader du bien-fondé de la mondialisation et du néolibéralisme.
Concluons provisoirement. On ne peut combattre en toute connaissance de cause les extrême-droite et autre “droite populaire” sans s’appuyer pour ce faire sur une critique sans appel du discours populiste. Tout comme on ne peut dissiper les illusions portées par le Front de gauche (3) sans critiquer résolument le populisme de ses cadres et dirigeants.

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Dans un luxueux supplément du Monde daté du 7 octobre 2010 (“offert” par Das Auto, Air France, Giorgio Armani, Gérard Darel, MaxMara, Lancôme, Longchamp, Lancia, Van Cleef et Arpel, Serge Lutens, Elmo, Louis Vuitton, tous grands amis de la culture) figure un article de Pascal Ory, “Non au pessimisme culturel !”, dont le chapeau (peut-être rédigé par la rédaction du Monde’) vaut valeur de programme : “Les élites nostalgiques ne cessent de déplorer la “culture de masse” et le prétendu nivellement intellectuel qu’elle induit, or loin d’aliéner ou d’abêtir, les produits de l’industrie culturelle permettent aux individus de s’affirmer et de reconquérir le réel”.
En une seule phrase la messe est dite. L’article de Pascal Ory a le mérite de rassembler et synthétiser quelques-uns des thèmes dominants ayant cours en matière de culture et d’industrie culturelle dans les milieux universitaire et médiatique. Il reprend ici des arguments qui, derrière l’affichage (le leurre) “’élites nostalgiques”, s’en prennent en réalité à une théorie critique de la culture. Celle-ci, faute d’autres références, étant représentée par Adorno et l’École de Francfort : en première ligne, selon Ory, dans l’analyse critique des nouvelles formes culturelles marquée selon lui par la condescendance, l’élitisme ou la cécité de leurs auteurs. Pour faire bonne mesure, Ory ajoute que “l’esprit critique” est un “esprit partisan” (sic), et enfonce le clou d’une prétendue “défense des élites”, lesquelles sont “toujours portées à la délectation morose” et abonnées ad vitam aeternan au “pessimisme culturel”.
Ce discours n’a rien de vraiment original. Il émane de milieux intellectuels qui depuis une trentaine d’années s’efforcent, non sans succès, d’établir des contre-feux devant l’émergence d’une “pensée critique” apparue dans les années 60, et réactualisée après mai 68. La riposte en quelque sorte résidant dans la défense d’une “culture de masse” ou “culture populaire” (je reviendrai sur cette indécision) par des intellectuels qui sans barguigner appartiennent à ces “élites” que par ailleurs ils dénoncent ou brocardent. Pascal Ory, par exemple, enseigne à la Sorbonne, à Sciences-Po et à l’École des hautes études en sciences-sociales (4) (“c’est l’hôpital qui se fout de la charité”, comme on dit dans le langage populaire). Sans trop s’attarder sur la part de mauvaise conscience qui entre dans cette attitude on est cependant tenté de penser qu’un tel “renversement de signe” lave nos universitaires et médiatiques de ce péché originel d’appartenance aux élites : (“Je suis peut-être malade mais je me soigne : je lis des bandes dessinées, je regarde des séries américaines, et j’écoute en boucle le dernier disque de Katerine”).
Par delà les aspects polémiques que nous venons de relever, Pascal Ory entend défendre une expression culturelle qui reste à préciser. Il y a comme un flou chez lui (et cela vaut pour de nombreux autres commentateurs) entre les notions de “culture de masse” et “culture populaire”. Ory devient plus disert quand il s’en prend à ces fameuses “élites” (les seuls noms cités dans l’article sont ceux de Benjamin, Kracauer, et bien entendu Adorno). Ici le regard surplombant de ces mêmes élites devient selon lui “aveugle”; Pourquoi ? Une première explication : “Le pessimisme culturel - puisqu’il s’agit de cela - méconnaît le tropisme de toute culture à chercher la circulation maximale de ses valeurs et l’adhésion optimale de ses membres”. Le propos ne se signale pas par sa clarté. Quand Ory ajoute “Seul l’état de la technologie de la communication à chaque époque freine ce double mouvement”, la lumière ne se fait pas davantage. La suite, cependant, “seule l’autonomie des sujets - que le pessimisme culturel, par préjugé aristocratique, refuse de voir - lui résiste”, devient plus compréhensible. Paradoxalement, pour l’illustrer, Ory évoque la mobilisation par les “grandes religions du salut” des “fameuses masses” lors des pèlerinages. Il veut ici prouver qu’il n’y a nulle “accélération du mouvement”, en terme de “changement qualitatif” depuis des siècles dans ce processus. On se demande qui est “myope” (pour citer Ory) ? Quid de l’avènement de la société industrielle, de l’évolution du capitalisme, des facteurs de marchandisation culturelle ? A qui s’adresse Pascal Ory ? A vrai dire sous le vocable “pessimisme culturel” nous avons comme l’impression que notre historien désigne des penseurs qui n’auraient pas grand-chose en commun. D’où les lignes plutôt confuses que nous venons de citer.
Non sans culot Ory conclut ce paragraphe par “L’observation est donc myope. Mais elle est grossière aussi, en prétendant délimiter nettement les deux camps qu’elle oppose”. Certes Ory n’a pas tort lorsqu‘il insiste ensuite sur la porosité des cultures, les emprunts faits ici ou là, ou le changement de statut de genres apparentés aujourd’hui à la culture savante. On le sent plus à l’aise dans ce registre sociologique (mieux balisé). La discussion devient possible dés-lors que notre historien aborde le point essentiel (pour lui comme pour moi) de “l’accélération de la massification” (même si je m’exprimerais différemment), que Pascal Ory considère “indéniable” (ce dont nous lui savons gré) mais “pas exclusive”. Et il pose une question recevable : en quoi cette accélération “se traduirait-elle uniquement par la perte (nivellement par le bas, marchandisation, aliénation...) et non aussi par du gain (diffusion, appropriation variées, diversification des choix)” ? Pour ma part je ne vois nullement dans “la reproductibilité et la consommation” un “principe d’individuation”. Je souscrirais plutôt à un “principe de nivellement” (moins exclusif cependant que ne le prête généreusement Pascal Ory aux dits pessimistes). L’exemple donné, Internet, apporte une réponse sur la forme mais ne change fondamentalement rien quant au contenu.
Pour résumer, Pascal Ory reproche surtout au “pessimisme culturel” de ne voir que les “cercles vicieux” au détriment des “cercles vertueux” (qui d’après lui existent tout autant). Il y aurait selon Ory une “sorte de loi de compensation qui, par exemple, face à l’actuelle généralisation du virtuel, entraîne par contrecoup, la multiplication des pratiques individuelles de reconquête du réel, du concret, du sensuel”. C’est prendre une partie du tout pour le tout. Mais cela permet surtout de noyer le poisson. On aimerait davantage de précisions sur ces “pratiques individuelles de reconquête”. Quelques exemples choisis auraient éclairé notre lanterne. A vrai dire mon désaccord avec Pascal Ory porte, plus en amont, principalement sur “l’autonomie des sujets”. Là où Ory et consorts célèbrent à travers la “culture de masse” cette dite autonomie, je n’y vois pour ce qui me concerne, en forçant volontairement le trait, que nivellement par le bas, marchandisation et aliénation. On constate que sans s’y référer explicitement Pascal Ory reprend ici ou là un discours, celui des cultural studies, très présent aux USA durant les années 1990. Enfin, pour en finir avec cet article, comment ne pas conclure que la montagne, celle du chapeau (“loin d’aliéner ou d’abêtir, les produits de l’industrie culturelle permettent aux individus de s’affirmer et de reconquérir le réel”), a accouché d’une souris. Mais pouvait-on attendre mieux d’un historien pour qui “l’esprit critique” est un “esprit partisan” ?
Quelques-uns des arguments de Pascal Ory étaient déjà présents dans un Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine publié en janvier 2010. A lire pour notre gouverne les entrées “culture populaire”, “culture médiatique”, “culture de masse”, ou encore “culture des élites”, on réalise que l’exercice s’avère difficile. Le concept de “culture populaire”, par exemple, n’a cessé d’évoluer depuis les années 1960. Au découpage entre savant et populaire, initié par Robert Mandrou, une nouvelle génération d’historiens apparue après 68 “récuse cette partition de la culture en deux entités autonomes”. La culture populaire n’est pas tant la marque de l’authentique, argumentent-ils, que le “produit du regard, d’une assignation, d’une disqualification opposée par les élites sur des pratiques ou des objets jugés indignes”. Un peu plus tard Pierre Bourdieu dans l’article “Vous avez dit populaire” précise que cette notion “doit ses vertus dans la production savante au fait que chacun peut, comme dans un test projectif, en manipuler inconsciemment l’extension pour l’ajuster à ses intérêts”.
Ces débats, ces discussions ou ces querelles (qu’ils viennent des disciplines historienne ou sociologique) nous renseignent plus sur l’évolution du concept de “culture populaire” (Jacques Revel évoque une notion “précocement usée”) qu’ils nous informent sur ce qui subsisterait encore aujourd’hui sous ce nom. Car cette “culture populaire” a pratiquement disparu en ce début de XXIe siècle, ou ne persiste que sous des modes qui la tirent du côté du populisme quand ils ne servent pas de cache-sexe symbolique à l’une ou l’autre expression de la “culture de masse”. On remarque que ce processus d’érosion, de disparition ou de liquidation de la “culture populaire” est concomitant de celui que nous venons d’évoquer en termes de recherches historique ou sociologique. C’est dire que la “culture populaire” tend à disparaître alors que parallèlement celle-ci se trouve érigée en “objet d’histoire et de recherche” et que les études sur le sujet se multiplient. Il va de soi que les historiens ne sont pas directement responsables de cette “quasi disparition” : ils n’ont fait qu’accompagner le mouvement. Cependant leurs travaux trouvaient d’autant plus d’écho que l’objet traité relevait de moins en moins du présent. Là encore le développement dans ce cas de figure du capitalisme, sa relation avec la montée des totalitarismes, relevés auparavant aux États-Unis par l’École de Francfort dans les années 1940, en porte la responsabilité même si d’autres facteurs, plus conjoncturels, viennent s’y greffer dans l’hexagone. Pour un début d’analyse il faudrait se référer parmi de nombreux ouvrages au premier en date, à La dialectique de la raison de Horkheimer et Adorno (publié en 1944 aux USA, et 1947 en langue allemande, mais qui devra attendre 1974 pour l’édition française !), et surtout à l’important chapitre “La production industrielle de bien culturels”. Mais n’anticipons pas.
La difficulté de s’entendre sur la notion de “culture populaire” vient en partie de la pluralité de sens de l’adjectif “populaire” (tout comme le mot “peuple”, comme nous l’avons indiqué précédemment). On constate, lisant l’entrée “populaire” du dictionnaire le Petit Robert, que cet adjectif signifie d’une part “ce qui vient du peuple”, d’autre part “ce qui vise le peuple”, et encore “ce qui est aimé du peuple”. Comme le précise Jacques Migozzi (5), il faut “se méfier de la polysémie et de la surcharge idéologique du mot-racine “peuple”, véritable talisman discursif dont la définition est saturée d’enjeux politiques” (6). Il y eut en France dans les années 1930 un cinéma populaire qui, pour le meilleur, s’attachait aux noms de Carné, Renoir et Vigo, voire Duvivier et Grémillon (Hôtel du Nord, Quai des brumes, Le jour se lève, Le crime de Monsieur Lange, La chienne, L’Atalante, La belle équipe, Remorques... ). Des films réalisés par des cinéastes s’adressant prioritairement à un public populaire, et à travers lesquels ce même public pouvait se reconnaître :y compris quand les thèmes, situations, et personnages pouvaient renvoyer à la littérature dite populiste, ou à l’univers de la chanson réaliste. Auparavant les surréalistes avaient su découvrir dans la lignée de Rimbaud (“J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires “) et d’Apollinaire (“moderne” en ce sens où le “monde” et le “quotidien” sont logés à la même enseigne) une poésie débusquée au gré de leurs déambulations urbaines. En même temps Breton et ses amis “anoblissaient” des genres qui, de Melmoth à Fantomas, appartenaient à la littérature populaire. Là aussi il s’agissait de retrouver une poésie non reconnue par les “gardiens du temple”. Dranem, dont le répertoire jouait sur les premier, second, voire troisième degré, était à la fois prisé par le public populaire qui avait fait son succès, et par les surréalistes. La chanson du XXe siècle illustre bien l’évolution du concept de “culture populaire”. Des auteurs-compositeurs-interprètes de la trempe des Ferré, Brassens, Brel, Nougaro, appréciés d’un large public, en raison de la qualité de leurs chansons témoignent par cela même de l’émancipation du genre (du registre populaire vers un art majeur). A contrario l’opérette a longtemps été prisée par un public populaire (en l’élargissant à la petite bourgeoisie) avant de s’effacer progressivement devant la comédie musicale qui, depuis les années 1970, a définitivement basculé dans la “culture de masse”.
Cette terminologie (“culture de masse”) serait paradoxalement plus pertinente que celle (“culture médiatique”) pour dire en quoi le concept de “culture populaire” est entré très progressivement dans un processus d’invalidation avec l’apparition durant le XXe siècle de certains médias : de la radio aux nouvelles technologies en passant par la télévision. Je n’irai pas jusqu’à dire que là où la “culture de masse” passe, la “culture populaire “ trépasse. Ces deux occurrences ne sont pas exactement concomitantes. D’ailleurs des historiens font remonter le surgissement de cette “culture de masse” au XIXe siècle, du moins pour les grands pays industriels. Cela déjà parait très discutable, mais permet surtout d’occulter la dimension critique des analyses faisant le lien, même indirect, entre la montée des totalitarismes du XXe siècle et l’apparition d’une “culture de masse” dans les pays développés du monde occidental.
Ce flottement est perceptible dans ce Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine plus haut mentionné. L’entrée “culture des élites” de ce Dictionnaire... nous donne l’occasion de revenir à l’article de Pascal Ory. Le rédacteur, après avoir justement précisé que cette notion eût été autrefois redondante, se livre à un balayage historique (depuis Flaubert) pour l’expliciter, puis finit par reconnaître qu’il y aurait quand même quelque différence entre “le cinéma d’art et d’essai” et “les films à succès populaires des de Funès et Belmondo, entre le festival d’Avignon et le spectacle du Puy-du-Fou”, etc. Il ajoute, pour conclure, que la culture (qualifiée par le rédacteur de “classique un peu rétro”, “intello-branchée”, ou” tout simplement snob”) se définit par son “caractère sélectif et par le fait qu’elle est plus que jamais signe de reconnaissance de ce qui se veut aujourd’hui une élite”. Cela n’est pas fondamentalement faux sur un plan sociologique (d’autant plus que les qualificatifs ci-dessus l’induisent), mais en l’occurrence le rédacteur prend l’écume produite par la chose pour la chose même. Cette sempiternelle “preuve par l’élite” vise à disqualifier toute proposition critique selon laquelle, parmi d’autres incidences, l’art le plus exigeant instruit le procès du monde tel qu’il va.

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Pascal Ory comme les rédacteurs du Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine tournent autour d’une notion sans se décider à l’utiliser (par méconnaissance ou méfiance, cela importe peu), celle de postmodernisme (ou postmodernité). Pourtant elle permettrait de mieux comprendre les enjeux culturels et artistiques de notre temps, et d’affiner un tant soit peu ce concept fourre-tout de “culture de masse”.
Le livre de Fredric Jameson, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, représente, parmi la pléthore d’ouvrages publiés depuis 1990 sur les relations qu’entretiennent l’art (ou ce qui est donné comme tel) et la société (dite ici du “capitalisme tardif”), un très utile état des lieux d’un monde entre autre défini par cette “logique culturelle”, et une salutaire réflexion sur les relations, interactions et contradictions du couple modernisme / postmodernisme. C’est d’ailleurs le principal intérêt de ce livre : il entend redonner du sens à une histoire que la chape de plomb postmoderne aurait occultée. Jameson l’exprime ainsi : “Le modernisme constituait encore, au minimum et tendanciellement, une critique de la marchandise. Le postmodernisme est la consommation de la pure marchandise comme processus”. Néanmoins ce livre, dans le choix des termes exprimés, n’est pas sans provoquer des interrogations chez le lecteur de langue française ne disposant pas du texte en anglais (ou ne lisant pas cette dernière langue). Jameson passe sans trop de difficulté de postmodernisme à postmodernité comme de modernisme à modernité. Il ne s’agit pas exactement de la même chose (surtout dans le second cas). Le plus souvent certes le contexte du livre de Jameson l’induit mais la lecture n’en est pas pour autant facilitée. Cependant il serait dommage, compte tenu de la richesse du contenu de l’ouvrage, d’en mesurer l’intérêt à l’aune de cette question sémantique. Refermons la parenthèse.
Ceci posé que faut-il entendre par modernisme ? Et là, autre retournement dialectique, Jameson avance que “si le modernisme se caractérise par une situation de modernisation incomplète”, le postmoderne serait alors “plus moderne que le modernisme lui-même”. D’où cette constatation, essentielle : “Ce que l’on aurait également perdu avec le postmoderne, c’est la modernité en tant que telle, dans le sens où l’on peut prendre ce mot pour viser une chose spécifique et distincte du modernisme comme de la modernisation”. Autre différence fondamentale : la modernité, à l’inverse du postmoderne, n’a jamais été hégémonique et ne représente nullement une dominante culturelle. Elle incarne (ou incarnait) dans le meilleur des cas l’utopie d’un monde libéré ou émancipé.
Si l’on admet que le postmodernisme accompagne “la fin de l’art”, il n’y aurait plus à proprement parler d’oeuvre d’art autonome : cette “vieille chose, l’oeuvre, qui n’est plus censée exister dans le postmodernisme”, précise Jameson. A contrario, la modernité reste associée à l’idée de Révolution. Elle ne se confond pas objectivement et nécessairement avec les révolutions sociales du XIXe siècle mais participe de ce mouvement d’émancipation que Rimbaud, par exemple, traduit par “changer la vie”. Afin de prolonger le propos de Jameson il conviendrait donc d’ajouter, pour conclure provisoirement : les idées et pratiques liées à l’émancipation du genre humain (des révolutions sociales aux utopies), d’un côté ; celles associées aux différentes expressions de la modernité, de l’autre, constituent (ou constituaient) les deux faces de la même pièce. Sans toujours vouloir parier sur la qualité du métal, les unes ne vont (ou n’allaient pas) sans les autres. C’est aussi dire que la modernité appartient à des temps que d’aucuns s’évertuent à considérer révolus. Il serait vain, pour l’instant, à ce stade de notre démonstration, de prétendre, le contraire.
Le postmodernisme est par conséquent ce que l’on obtient quand le processus de modernisation est achevé. C’est un monde dans lequel la culture devient une “véritable seconde nature”. D’où cette indication fondamentale sur le postmodernisme : il a à ce point absorbé la sphère culturelle que tout devient plus ou moins culture dans ce monde de l’équivalence généralisée. Là où la modernité, par delà les opinions et les positionnements des écrivains et artistes, posait dans les termes du conflit (du dissensus) les questions de “l’être” et du “vivre” en société, et plus encore celle des formes l’exprimant dans un monde dont on aurait, pour parler comme Musil, “aboli la réalité”, le postmoderne, lui, cultive le dissensus à la mode de l’époque (celle des impertinences télévisées, des petites subversions et des rebelles médiatiques). D’après ses thuriféraires il s’agirait de la version pacifiée et réconciliée d’une modernité qui aurait rendu les armes devant le tribunal de l’histoire. Le postmodernisme a partie liée avec la reprise idéologique qui accompagne les années 1980 (et poursuivie dans la décennie suivante), déclinant sur le mode de “la fin de...”, celle de l’art, des luttes de classe, de l’histoire, des “grands récits”, de l’idéologie, etc. C’est l’un des aspects d’une “guerre” dépassant la question proprement dite des relations entre modernité et postmodernité, mais au sujet de laquelle il faudra bien fourbir des armes si l’on ne veut pas prendre cette postmodernité pour une fatalité. D’ailleurs les partisans du “monde tel qu’il va” entendent (entendaient) bien en recueillir quelques bénéfices secondaires : entre autres en délégitimant à jamais l’idée de Révolution (et ce partant toute volonté d’autonomisation de l’art qui puisse l’accréditer).
Revenons à Jameson. Il dégage “quatre grandes positions” sur le postmodernisme. En premier, le point de vue essentiellement antimoderniste : défendu par les partisans d’une “nouvelle contre-révolution conservatrice” restée en phase avec les attitudes de rejet des contemporains de Joyce, Picasso, Le Corbusier ou Schoenberg ; ou entendant liquider ce qui reste de “l’héritage des années 60”. Secondement, Jameson renverse cette position : le postmodernisme faisant ici l’objet d’un rejet par les défenseurs d’une certaine modernité. C’est par exemple le point de vue du “premier Habermas” (s’inscrivant encore dans la tradition de l’École de Francfort). Ces deux positions témoignent d’une franche rupture entre modernité et postmodernité. La troisième position recoupe les thèses de Lyotard. C’est la désignation sous le terme de postmoderne d’un processus appartenant à la tradition du haut modernisme. Un propos pour le moins paradoxal : “le postmodernisme ne suit pas le haut modernisme proprement dit, comme un déchet industriel de ce dernier, mais au contraire, très exactement, le précède et le prépare, afin que les postmodernismes contemporains qui nous entourent puissent apparaître comme une promesse de retour, de réinvention, de triomphale réapparition d’un nouveau haut modernisme investi de tout son ancien pouvoir et d’une vie nouvelle”. La quatrième et dernière position renverse également la précédente. Pas tant pour affirmer une nouvelle culture postmoderne que pour envisager celle-ci “comme une simple dégénérescence des élans d’ores et dejà stigmatisés du haut modernisme proprement dit”.
L’exposition de ces quatre positions nous permet-elle de mieux comprendre le postmodernisme ? Pas vraiment. Au contraire même, le concept devient flou. C’est certainement pourquoi, en conclusion de son introduction, Jameson prenait le soin d’ajouter la précision suivante : “Quant au mot postmodernisme, je n’ai pas tenté d’en systématiser un usage ou d’en imposer une quelconque signification concise commodément cohérente, car le concept n’est pas seulement contesté, il est aussi en conflit et en contradiction à l’intérieur de lui-même. Je soutiendrai que, pour le meilleur ou pour le pire, nous ne pouvons pas ne pas l’utiliser. Mais ma thèse implique également que, chaque fois que l’on emploie ce mot, on est dans l’obligation de reprendre ses contradictions internes et de présenter ses incohérences et ses dilemmes représentationnels ; il faut chaque fois assumer tout cela. Le postmodernisme n’est pas quelque chose que l’on peut fixer une bonne fois pour toute pour l’utiliser ensuite la conscience tranquille. Ce concept, s’il y en a un, doit arriver à la fin, et non au début de nos discussions à son sujet”.
Il fallait citer entièrement ce paragraphe pour remettre en perspective autant que possible toute référence au postmodernisme (ou à la postmodernité). Pour ce faire reprenons quelques-unes des propositions de Jameson afin de les commenter, les discuter ou les critiquer. L’auteur décrit, partant de ces “fins de...” évoquées plus haut, cette émergence, celle du postmodernisme en terme de rupture ou de coupure radicale, en la faisant “remonter à la fin des années cinquante ou au début des années soixante” : une rupture selon lui liée aux “idées de déclin ou d’extinction d’un mouvement moderne déjà centenaire” ou à “sa répudiation idéologique ou esthétique”. Jameson cite “l’expressionnisme abstrait en peinture, l’existentialisme en philosophie, les formes ultimes de la représentation dans le roman, les films des grands auteurs, l’école moderniste en poésie” comme, j’insiste, l’expression ultime d’un haut modernisme passant, entre autres, par Warhol, l’hyperréalisme, John Cage, Glass, Riley, Godard, Burroughs; Pynchon, le nouveau roman, etc. ; ou encore les Beatles et les Stones. Une énumération qualifiée par l’auteur de “chaotique, hétérogène ou empirique” : ce dont on conviendra.
A condition de bien distinguer l’une et l’autre, modernité et postmodernité, l’idée d’une rupture s’impose. Mais faut-il pour autant conserver la périodisation avancée par Jameson ? Cette rupture intervient-elle au même moment pour l’architecture, les arts plastiques, la musique, la littérature, le cinéma ? Je n’en suis nullement certain. D’ailleurs Jameson reconnaît que les lignes peuvent bouger. C’est davantage sur le phénomène de structuration du postmodernisme que l’apport de Jameson s’avère essentiel pour en comprendre les enjeux et les finalités. Alors que les partisans de la modernité entendent (entendaient) distinguer (voire distinguer fondamentalement comme Adorno) l’art d’un côté, et la culture (celle produite par l’industrie culturelle) de l’autre, le postmodernisme efface cette différence “à travers l’émergence de nouveaux types de textes imprégnés des formes, catégories et contenus de cette industrie culturelle dénoncée avec tant de passion par tous les idéologues du moderne”. C’est dire, poursuit Jameson, que “les postmodernismes ont précisément été fascinés par ce paysage “dégradé” de la pacotille et du kitsch ; la culture des séries T.V. et du Reader Digest, la publicité et les motels, les spectacles de second ordre et les films hollywoodiens de série B, la soi-disant paralittérature avec ses romans de gare en format poche et ses genres spécifiques - policier, science-fiction, fantasy, gothique, roman d’amour ou biographie populaire -, matériaux que les postmodernes ne se contentent plus de “citer”, comme un Joyce et un Mahler ont pu le faire, mais qu’ils incorporent à la substance même”.
On dira que le concept de postmodernité renouvelle ou prolonge les analyses faites depuis 50 ans sur la “culture de masse”. Dans ce monde postmoderne tout ce qui procède d’un affichage culturel, ou presque tout (7) participe de cette “culture de masse”. Ce “presque tout” traduisant symboliquement ce qui encore résiste ou résisterait à la chape de plomb postmoderne.
Il y aurait donc deux manières d’aborder la postmodernité. La première, dans le prolongement des analyses de Jameson, pour ce qui concerne l’art et les différentes formes d’expressions artistiques, ne sera pas traitée ci-dessous : “l’herbe entre les pavés” se réservant néanmoins la possibilité de poursuivre ultérieurement cette réflexion dans les domaines de la musique et du cinéma, voire de la littérature. Quant à la seconde, qui désigne plutôt un certain état de nos sociétés contemporaines que des commentateurs appellent improprement “modernité”, elle ne saurait faire l’objet de longs développements en raison de l’ampleur de la tâche et de la complexité du sujet. Je me contenterai de mettre l’accent sur quelques exemples choisis, caractéristiques de ce postmodernisme (ou postmodernité). En évoquant d’abord la place prise par les séries télévisées en ce début de XXIe siècle, le plus souvent américaines (pour faire le lien entre les “deux manières” relevées plus haut) ; puis dans un second temps par celle du téléphone portable dans la vie quotidienne (incontestable fétiche de notre monde postmoderne) ; enfin de commenter succinctement la pensée d’un philosophe que je classe parmi les postmodernes (alors que ce penseur ne se réfère nullement à une quelconque postmodernité).
Ce que nombre de commentateurs rapportent d’une passion de nos contemporains pour les séries télévisées contamine même le mot “série” qui finit par qualifier tout film (ou téléfilm) dépassant une durée habituelle et divisé en au moins deux ou trois parties. Comme si le label “série” devenait l’argument décisif pour “vendre” telle fiction télévisée ainsi requalifiée. Par ailleurs il importe de bien distinguer la “série” du “serial” de l’époque du cinéma muet. Au second s’attache plus particulièrement le nom de Louis Feuillade, lequel a donné des lettres de noblesse à ce genre : les épisodes de Fantomas, Tih Minh, Barrabas, et plus encore Les Vampires (dont le pouvoir poétique ne se dément pas un siècle plus tard) l’illustrent pour le mieux. Le serial a pratiquement disparu avec l’avènement du parlant, puis est reparu en quelque sorte durant les années 50 sur le petit écran sous l’appellation “feuilleton”. Il suffit de citer quelques uns des titres des années 50 et 60 pour prouver si besoin est le succès alors remporté par ces feuilletons sur les écrans télévisuels. Ceci culmine en 1965 avec l’engouement (se transformant en phénomène de société) autour du feuilleton Belphégor. Il est vrai que l’on retrouvait en partie le charme sinon le style du serial : Belphégor s’avèrant en cela plutôt atypique dans le paysage feuilletonesque de ces années-là (8). Auparavant déjà, le télévision diffusait ce que l’on appelait pas encore des séries sans que le téléspectateur ne les distingue véritablement des feuilletons (9). Donc l’intérêt sinon plus du public de la télévision pour les feuilletons et séries ne date pas d’aujourd’hui. Mais ceux-ci et celles-là se trouvaient encore logés à l’enseigne du divertissement. Ce qui ne leur permettait pas (en se limitant à la production hexagonale) de rivaliser qualitativement parlant avec les “dramatiques” représentatives de l’âge d’or de la R.T.F. (et des tout débuts de l’ORTF) : illustrées, pour ne citer le réalisateur Jean Prat, par Hauteclaire, Les célibataires, L’Espagnol, et surtout Les Perses d’Eschyle sur une partition de musique contemporaine (10).
Ce paysage télévisuel s’est très sensiblement modifié durant les années 80, puis 90 en raison de la création de nombreuses chaînes, leur concurrence (provoquant des effets de nivellement par le bas), l’apparition du câble (avec l’importance prise par Canal +), et sur le réseau hertzien le lancement d’Arte (alibi ou ghetto culturel, selon les points de vue). Parallèlement le cinéma hollywoodien reprenait du poil de la bête et opérait une mue significative pour, d’une part, inonder plus que jamais la planète de produits made in USA ; d’autre part concurrencer sur un plan symbolique les cinémas de la “dernière modernité” (surtout européens, mais également nippons ou sud-américains) à travers les linéaments d’un cinéma postmoderne. Par conséquent les conditions étaient réunies pour une large diffusion des séries américaines.
A vrai dire il n’y aurait pas lieu de tant s’attarder sur le sujet, en soulignant une fois de plus la capacité de l’industrie culturelle américaine de vendre ses films et séries partout dans le monde, si par ailleurs pour revenir en France (mais la situation n’est pas très différente dans les autres pays européens) il fallait ici évoquer un changement de paradigme dans une grande partie du monde intellectuel pour ce qui concerne la réception des séries télévisées (le constat pouvant être élargi de manière plus sociologique aux nouvelles classes moyennes). Alors que les feuilletons et séries d’une époque révolue ne provoquaient dans les milieux intellectuels que mépris et indifférence, ou passaient par le tamis d’un décryptage sociologique critique, aujourd’hui le genre série (qui reste à dominante américaine) dans les mêmes milieux - certes renouvelés - fait à ce point partie de l’habitus d’un grand nombre de ces intellectuels que les cartes sont complètement redistribués.
France Culture représente un bon indicateur de ce “changement de paradigme” : les séries sont souvent évoquées par la nouvelle génération de producteurs de la chaîne qui s’y réfèrent de façon souvent louangeuse, y compris pour les décrypter depuis un sujet d’actualité ou l’analyse d’une institution (comme au printemps 2014 à l’émission “La Grande Table” en demandant à des médecins de commenter l’évolution de leur discipline à travers le prisme des “séries médicales”). Ces commentaires-là, et d’autres, tenus par des philosophes, sociologues, anthropologues, critiques de cinéma, journalistes culturels, se signalent généralement par leur absence d’esprit critique.
Ces commentateurs en revanche ne s’attardent pas trop sur la manière dont sont fabriquées ces séries. On rappelle ici que les productions font appel à des bataillons de scénaristes censés répondre aux attentes du public, ou plutôt des publics parce que là réside la véritable nouveauté. En effet le public de la télévision s’avère aujourd’hui suffisamment diversifié pour que soient pris spécifiquement en compte les goûts et bagages culturels des classes moyennes. Par exemple le néo-public “éduqué” par Canal + et le monde tel qu’il va n’entend pas qu’on lui propose des fictions comparables à ces feuilletons et séries d’un autre âge, dont il se gausse et moque (ce qui n’est pas incompatible pour les plus âgés de ces téléspectateurs avec un regard nostalgique, celui porté sur leur jeunesse) et qui lui paraissent bien conformistes. C’est à son intention que l’on scénarise, met en boite, puis diffuse la série qu’il plébiscitera : laquelle confortera, selon les cas, sa propension à l’impertinence, ou au cynisme, ou au second degré, ou sa préférence pour les fictions mettant en scène des minorités sexuelles ou visibles, sans oublier son goût pour les avatars de la tradition fantastique (en particulier les genres “gore” et “vampires”). C’est là que nos intellectuels à la mode de ce temps, lesquels, faut-il le préciser, sont par définition de moins en moins en phase avec le moindre projet de transformation de la société, accompagnent cette dernière en posant un regard valorisant ou apologétique sur ces séries. Et même, pour ceux qui auraient conservé un vernis critique, en les dotant parfois de qualités empruntées aux registres de la contestation et du subversif. Un discours qui toute proportion gardée recoupe celui que d’aucuns tenaient durant les années 90 dans certains milieux gauchistes ou post-gauchistes en faisant l’éloge du polar, de sa capacité à défendre et illustrer un point de vue critique sur la société, voire contestataire, et donc d’occuper un terrain déserté selon eux par les “ennemis de la société”. Un discours en quelque sorte contemporain de ceux qui se plaignaient de l’abandon des perspectives révolutionnaires. Et puis pour ces commentateurs, sur le plan littéraire précisément, seul le polar paraissait en mesure d’exprimer un point de vue critique sur le monde dans la littérature contemporaine.
Certes ceci doit être révisé aujourd’hui sensiblement à la baisse, mais force est de constater que ce type d’argumentation peut se retrouver sur un tout autre terrain. Dans un article du numéro 2 de la revue L’autre côté (intitulé “Les séries télévisées : du mépris au plébiscite”), Séverine Denieul, au milieu de constatations pertinentes et d’exemples bien choisis, reconnaît au moins un mérite - et pas des moindres ! - à ces séries télévisées : celui de faire “appel à l’imaginaire” dans un monde qui ne l’a jamais autant nié. Pareil constat s’expliquant par la médiocrité de spectacles télévisuels “censés nous dire comment les gens vivent” et par la présence “d’une certaine sorte de littérature qui nie, purement et simplement, le recours à la fiction” (celle d’une “tradition formelle héritée du nouveau roman” et la littérature dite d’auto-fiction). Par contre, “en regard du paysage désolé, quasi désertique, que forme la littérature française contemporaine de type romanesque”, poursuit Séverine Denieul, “les ressources offertes par le roman policier semblent en effet inépuisables”. Dans l’hexagone, aujourd’hui ? Là aussi on pourrait parler d’un essoufflement avec le néopolar français en regard des ressources offertes par le roman policier scandinave qui semblent effectivement inépuisables à l’instar du saumon norvégien. Mais après tout cela reste secondaire quand on lit ensuite : “Ainsi de la même manière que le roman policier offre une alternative à ces différentes incarnations du misérabilisme littéraire, la série télévisée (et en particulier celle du genre fantastique) se distingue des émissions de “télé-réalité” en proposant d’explorer d’autres mondes possibles”.
C’est beaucoup prêter à cet imaginaire de pacotille. Et puis de quel autre monde pourrait-il être possible quand les “séries télévisées” et la “téléréalité” sont les deux faces de la même pièce ! L’amateur de séries télévisées peut le cas échéant se gausser des émissions de la téléréalité ou en déplorer le principe racoleur sans s’apercevoir qu’il est lui aussi captif du spectacle télévisuel : sa fascination pour ses séries préférées le rend non moins dépendant, plus même, que le téléspectateur représentatif du “public populaire” qui recherche dans les shows de la téléréalité quelque antidote à son ennui. Un téléspectateur moins dupe qu’on ne le croit de la médiocrité qui s’affiche à l’écran. Les constatations critiques d’Adorno en 1948 sur le cinéma hollywoodien (le chapitre “La production industrielle de biens culturels” dans La dialectique de la raison ) traduisent encore plus pertinemment de la manière dont les séries télévisées fictionnent : “Les développements doivent autant que possible résulter de situation immédiatement précédente et surtout pas d’une vue d’ensemble. Il n’y a pas d’intrigue qui résisterait au zèle des scénaristes s’appliquant à tirer d’une scène tout ce qu’on peut en tirer. Pour finir, même la trame semble dangereuse dans la mesure où elle a fourni un contexte - si misérable fut-il - alors que seul le manque de signification est acceptable. Souvent on refuse malignement à l’intrigue le développement que les caractères et le sujet même exigeaient suivant l’ancienne trame. Au lieu de cela, on choisit pour la prochaine étape l’effet apparemment le plus efficace qu’imaginent les scénaristes pour la situation du moment. On imagine un banal effet de surprise qui fera irruption dans l’intrigue du film”.
Un aspect, juste suggéré, n’a pas été développé : l’américanisation croissante dans le domaine culturel de nos élites intellectuelles. Une fois de plus France Culture représente un bon indicateur pour mesurer la place prise par la culture anglo-saxonne auprès de la nouvelle génération des producteurs de la chaîne. A ce point, en l’élargissant à l’ensemble du monde intellectuel, qu’un livre de Philippe Roger fort remarqué lors de sa parution en 2002 (L’ennemi américain : généalogie de l’antiaméricanisme français ), défendant la thèse d’une permanence de l’antiaméricanisme en France, est devenu douze ans plus tard obsolète, du moins pour ce qui concerne la vie culturelle dans l’hexagone et les positionnements intellectuels qui en résultent. Ce qui nous ramène par la bande à la postmodernité qui, selon Jameson, “représente le premier style mondial spécifiquement nord-américain”.
Venons-en sans transition au téléphone portable (ou mobile ou cellulaire). Quand, vers la fin du XXIe siècle des historiens se pencheront, via la “révolution numérique”, sur l’émergence d’un “monde numérique” un siècle plus tôt, nul doute qu’ils s’accorderont pour associer ce basculement à l’explosion du téléphone portable (et de ses succédanés : smartphone, etc.) devenu en l’espace de deux trois décennies l’objet roi et le fétiche des temps postmodernes. On ne saurait cependant entrer dans le vif du sujet sans apporter tout d’abord les précisions suivantes, indispensables sur les plans écologique, sanitaire et policier. Premièrement : l’industrie du téléphone portable est l’une des plus polluantes et plus grande consommatrice d’énergie électrique et de ressources en eau. Deuxièmement : son utilisation régulière et prolongée provoque à plus ou moins long terme des désordres fonctionnels et des maladies chroniques (11). Troisièmement : on n’a rien trouvé de mieux pour contrôler policièrement parlant les itinéraires, l’emploi du temps et le réseau de relations des utilisateurs (12).
Ceci précisé on ajoute que la question du choix (en avoir ou pas) se pose de moins en moins puisque posséder un téléphone portable devient quasiment obligatoire pour de nombreux actes de la vie quotidienne (sans parler de la disparition programmée à moyen terme des cabines téléphoniques, ou d’un équipement juste limité à quelques rares lieux publics) avec, comme conséquence parmi d’autres, que persister à vivre sans cette laisse électronique vous classe pour le mieux comme “asocial”, ou pour le pire comme un “ennemi de la société”, voire comme une anomalie qui dépasse l’entendement même des plus dépendants. Parce que nous sommes bien confrontés à une dépendance, et même à une addiction si l’on observe les attitudes et comportements de nombre de nos contemporains dans la vie quotidienne : dépendance et addiction comparables à celles qui sont habituellement relevées et souvent stigmatisées (drogue, tabac, alcool, voire plus récemment l’Internet et les jeux vidéo). Sauf que dans le cas du téléphone portable le déni est de rigueur en raison des intérêts financiers qui y sont liés (encore plus importants ici), mais surtout puisque tout le monde (ou presque : à l’exception des plus âgés, ou de “réfractaires” ou “résistants” comme l’auteur de ces lignes) dispose d’un téléphone portable.
Cette dépendance induit en retour des comportements et des modes de relation au monde qui nous replongent au cœur de la problématique postmoderne. Celui, par exemple, de se trouver en situation d’être joignable en tous lieux et à tout moment ; et réciproquement. On sait que les cadres du secteur privé y sont pour la plupart assujettis depuis déjà un certain temps. Ce qui représente à la fois une forme de contrôle entrepreneurial et une intrusion dans la vie privée des salariés équipés de ce type de prothèse. En dehors du monde salarial cela devient non moins préjudiciable quand la très grande majorité de nos contemporains y souscrivent, dirais-je, de leur plein gré. Cela n’est pas sans reposer la question fondamentale de la liberté : n’est-elle pas réduite aux acquêts des lors que l’on tient pour indispensable et nécessaire le fait de pouvoir être joint en tous lieux et à tout moment, et de pouvoir disposer de même avec quiconque. Certains des utilisateurs ont à ce point intégré cette “obligation” que l’impossibilité de joindre un correspondant crée une frustration qui peut le cas échéant prendre des aspects bruyants ou pathologiques selon les intéressés. Dans ce registre, en l’élargissant à la plupart des utilisateurs, les dommages collatéraux doivent être mentionnés. En particulier l’attente d’un appel, et par définition toute communication téléphonique limitent et réduisent dans l’espace public les capacités d’attention, d’écoute et de disponibilité (on pourrait également le dire de la lecture mais celle-ci reste tributaire de conditions particulières et l’on ne saurait entrer ceci dit dans des comparaisons déplacées). Ceci s’aggravant dans les transports en commun, lieux privilégiés pour converser avec d’autres utilisateurs ou pour envoyer des SMS. Un phénomène qui s’élargit même à la salle de cinéma quand les spectateurs consultent plus ou moins fréquemment durant une projection l’écran de leur portable. On ne saurait oublier les nuisances sonores que provoque l’utilisation du téléphone portable dans l’espace public, laquelle génère des comportements irrespectueux, voire grossiers envers les personnes environnantes. Ceci et cela n’étant pas sans fortement influer sur l’indistinction entre les sphères publique et privé. On la retrouve ailleurs dans les médias et le monde politique mais elle prend ici un caractère flagrant, auquel chacun se trouve confronté.
Toutes les personnes en possession d’un téléphone portable ne peuvent certes être confondues avec celles qui s’en servent de manière régulière et intensive, ou encore compulsive. Les premières, qui en font un usage limité ou volontairement restreint à quelques actes de la vie quotidienne, tout en critiquant généralement les types de comportements qui viennent d’être relevés ci-dessus, n’en insistent pas moins sur l’aspect pratique de la chose, le seul susceptible de justifier la possession d’un téléphone portable. Ceci parfois assorti d’une volonté d’en prouver le bien fondé. On vous citera par exemple le cas d’un individu dont on a sauvé la vie parce qu’il disposait d’un téléphone cellulaire. Je ne saurais nier cet aspect “pratique” mais il y aurait beaucoup à dire sur ce qu’on entend défendre et valoriser à travers cet adjectif passe-partout. Ceci pose une question plus globale, philosophique même, qui dépasse le cadre proprement dit de cette réflexion. En revanche on ne la quittera pas en concluant sur un aspect négligé de la critique du téléphone portable, mais abordé plus haut avec les séries télévisé, celui de l’imaginaire. Car de quel imaginaire peut-il encore être question quand l’inconscient devient ainsi colonisé ou parasité pour toutes les raisons qui concourent à faire du téléphone portable (et de ses succédanés) le fétiche des temps postmodernes !
Il est inutile de s’attarder sur les Lipovetsky, Maffesoli (la tête de nœud papillon) et consorts qui célèbrent à l’envi nos sociétés postmodernes (ou hypermodernes, comme les appelle le premier). En revanche, et à titre d’exemple paradoxal, je mentionnerai la pensée d’un philosophe encore peu connu, Francesco Masci, qui ne fait lui nullement référence ou allégeance dans l’un ou l’autre de ses ouvrages à un quelconque ancrage postmoderne. Masci entend travailler “à construire une nouvelle lecture de la modernité et de son évolution (13)”. Ses analyses prennent plus particulièrement en compte la culture qui, dit-il, “participe à la mise en ordre du monde” et s’avère être “une force de conservation plus qu’une force révolutionnaire”. Ceci passant par une volonté de “rompre avec l’illusion bicentenaire d’abord romantique, puis avant-gardiste, et enfin adornienne et aussi debordienne d’un pouvoir exorbitant d’ordre presque religieux attribué aux images et aux événements, le pouvoir de sauver un monde à priori mauvais”. On voit mieux de quelle “modernité” Masci veut nous entretenir. Relevons, cela n’est pas anodin, que lors de la parution de son premier ouvrage Francesco Masci reconnaissait être lui aussi passé par cette “tradition de pensée” vouée en ce début de XXIe siècle aux gémonies, mais qu’il en était heureusement sorti après un long apprentissage de la déception.
Une telle critique de la modernité n’est certes pas sans précédent. Ici Masci veut bien admettre “des proximités” avec des auteurs appartenant à la tradition conservatrice. Et parmi eux Hobbes, Carl Schmitt, Gehler, le premier Jünger, Luhmann : lectures qui, on le subodore, ont contribué à dessiller les yeux de notre philosophe durant ce “long apprentissage de la déception”. Masci dit se servir des “concepts élaborés” par ces différents auteurs sans que cela veuille induire “une proximité idéologique ou même simplement théorique avec ces auteurs”. Étonnant, non ? Parce que, ajoute Masci dans la foulée, ces mêmes auteurs “offrent toute une série d’outils conceptuellement neutres”. On regrette que la pensée mascienne reste relativement confidentielle car ce “conceptuellement neutre” pouvait devenir la scie philosophique de la saison. Il est quand même étrange d’apprendre que chez des auteurs éminemment conservateurs pour quelques-uns, ou ayant eu des sympathies nazies voire un engagement national-socialiste chez d’autres, soit ainsi préservée pareille neutralité, alors que Masci refuse cette même “neutralité du concept” pour toute pensée qui serait peu ou prou marxiste ou poststructuraliste.
Alors en quoi, pour y revenir, Francesco Masci peut être considéré comme un auteur postmoderne ? Cinq traits, principalement, y concourent : l’évolution de la domination, la disparition de l’individu, l’émergence d’une culture absolue, l’obsolescence du nouveau, et l’innocuité des promesses d’émancipation.
1) Pour Masci la domination jadis “était politique”, ou du moins “avait un rapport positif au pouvoir”. Tandis qu’aujourd’hui “les conflits utilisent un processus de déréalisation, les gestes politiques ne sont plus que des jugements moraux sous forme de fiction”.
2) Ce qui entraîne “la disparition de l’individu” comme “unité significative et sa réappropriation (...) comme subjectivité fictive, comme un agrégat d’images interchangeables”.
3) Ceci dans un contexte de “culture absolue”, laquelle “est justement née comme réaction à la disparition de l’individu de la société” : Masci appelant culture absolue “la machine de reproduction d’évènements ou d’images auto-référentielles qui forment l’unique milieu où les individus sont capables de se connaître et de se reconnaître”.
4) Jusqu’au milieu du siècle dernier l’événement, qui succédait à un autre, entrait dans le champ du nouveau. Puis “l’accélération de ce processus a rendu caduque l’idée de nouveauté (...) désormais il suffit que quelque chose de différent se passe mais cette différence n’est plus connectée à l’idée de nouveauté”.
5) Masci, qui se défend de vouloir porter un jugement critique sur ce monde, entend seulement établir le constat de ce qui advient et perdure. Il précise que ce “champ de bataille” par lui observé, s’effectue “du point de vue du pouvoir”. De ce poste d’observation donc, notre philosophe constate que les promesses politiques d’émancipation ne sont plus tenues que sur le plan imaginaire et relèvent de ces fameuses “subjectivités fictives”. D’où l’aversion réitérée de Masci à l’égard d’une “pensée critique” (représentée par Adorno et Debord) coupable de “redoubler l’emphase de cette promesse” et de reproduire “une sorte de division ontologique entre des images bonnes et donc capables de sauver le monde et la culture elle-même de sa compromission avec celui-ci et les images mauvaises et corrompues”.
Ces analyses, malgré les faiblesses ou l’aspect hors sujet des commentaires concernant la “pensée critique”, possèdent néanmoins plus de séduction que les observations sociologiques des Maffesoli et compagnie, du moins dans les secteurs de la branchitude intellectuelle et culturelle aquis au postmodernisme. Cependant, dés-lors que l’événement devient fiction, l’individu disparu, le conflit déréalisé, et que l’on ne cesse de nous entretenir de livre en entretien de “subjectivités fictives”, tout ce patient assemblage théorique ne risque-t-il pas de subir le sort d’un château de cartes ? Et puis, au lecteur qui se demanderait pourquoi tel penseur n’est jamais cité, en raison d’une autre proximité, éloignée celle-ci de la tradition conservatrice, Masci prend la peine de distinguer sa pensée de celle d’un Baudrillard en arguant que “le devenir fictif du monde” auquel il se réfère “n’a rien à voir avec cette lecture (...) où le simulacre aurait pris le dessus sur le réel”.
En 2007, interrogé lors de la parution de son premier livre, Superstition, Francesco Masci précisait que “le destin des deux derniers siècles de la culture, et donc de la production symbolique, semble être marquée par l’émergence d’une injonction : abolir la réalité”. Ce propos fait curieusement écho à celui que tiennent Diotime et Ulrich dans le paragraphe 69 de L’homme sans qualités : irritée par le discours que lui tient le second, la première lui demande (“Et que feriez-vous donc, si vous aviez pour un jour, le gouvernement du monde ? ”), ce à quoi Ulrich répond (‘”Sans doute ne me resterait-il plus qu’à abolir la réalité”). Pourtant tout sépare, vertigineusement même, ce qu’implique pour Masci pareille injonction, et pour Musil pareille proposition. Là où le premier se livre in fine, de manière paradoxale certes, à une “apologie de la domination” (le sous-titre de son second ouvrage, Entertainment ! ), le second, sans expliquer ensuite précisément ce qu’entend Ulrich par “abolir la réalité”, implicitement il va sans dire s’y réfère dans de nombreuses pages de L’homme sans qualités, lesquelles sous des angles très divers font le procès de cette même domination sur un mode qui reste d’actualité pour le lecteur de ce début de XXIe siècle. La marque des grands livres en quelque sorte.

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L’ouvrage de Thomas Frank, Le marché de droit divin : capitalisme sauvage et populisme de marché, dresse un tableau exhaustif et pertinent de la manière dont le monde des affaires, aux États-Unis dans les années 1990, a non seulement consolidé ses positions sur le plan économique mais également gagné l’une des “bataille des idées” en entretenant l’illusion d’être en phase avec les intérêts des classes populaires. Comme l’écrit Frank : “A mesure que, en théorie, les chefs d’entreprise se fondaient dans le peuple, ils découvraient des armes nouvelles et efficaces qui leur permettaient de remporter le “grand débat” contre ceux qui cherchaient à réglementer et à contrôler tous les aspects de l’entreprise privée. puisque les marchés étaient l’expression de la volonté populaire, la grosse totalité des critiques portées à l’encontre des milieux d’affaire pouvaient être présentées comme l’expression d’un mépris condamnable à l’homme du commun”. Pour expliquer pareil escamotage Frank s’appuie sur la notion de “populisme de marché” qu’il définit ainsi : “Le populisme de marché critique “l’élitisme” tout en transformant la classe des dirigeants d’entreprise en une des élites les plus riches de tous les temps. Il s’en prend à la hiérarchie mais il fait de l’entreprise la plus puissante institution du monde. Il célèbre l’autonomisation accrue de l’individu mais il considère pourtant ceux qui en usent pour défier les marchés comme des automates. Il acclame la liberté des choix tout en proclamant que le triomphe des marchés est inévitable”.
Encore fallait-il pour vanter les mérites du consumérisme (présenté comme le “produit collectif légitime du peuple en personne” par les idéologues du populisme de marché) changer en quelque sorte de peuple : non pas dans l’esprit de la fameuse boutade de Brecht, mais tout bonnement en cessant d’identifier le dit peuple aux “travailleurs” (comme cela avait toujours été le cas depuis la naissance du mouvement ouvrier) pour lui substituer le terme de “consommateurs”. James Twitchell, dans un ouvrage faisant l’apologie du consumérisme (Lead Us Into Temptation ) affirme que les consommateurs ont déjà le pouvoir et qu’ils le doivent bien évidemment à l’économie de marché. L’une de ses remarques, précisant que les consommateurs produisent eux-mêmes la culture de masse, représente une bonne transition pour en venir aux cultural studies.
Un lien, encore, peut être fait entre le consumérisme et les cultural studies (courant de recherches universitaires que l’on présentera pour simplifier comme une approche transversale des cultures populaires, ou minoritaires, voire contestataires) quand selon l’un des penseurs des cultural studies, Machael Bérubé, celles-ci ont pour principal objet de décrire “comment les consommateurs déforment et transforment les produits qu’ils utilisent pour construire leurs vies propres”. Plus fondamentalement, les cultural studies se positionnent délibérément contre une “conception élitiste de la culture” (l’École de Francfort, vilipendée, se trouvant en première ligne) et ainsi entendent célébrer tout ce que les “élitistes” considèrent comme étant des résidus culturels. Comme le remarque malicieusement Thomas Frank, le terme “élitiste” (au sujet duquel un collaborateur du Times écrivait en 1992 qu’il “avait fini par rivaliser (avec), voire remplacer celui de “raciste” au rand d’insulte la plus banale de notre époque” au pays de l’Oncle Sam) ne qualifie nullement “les dirigeants des studios hollywoodiens”, ni “les producteurs de la télé”, et pas davantage les responsables de l’une ou l’autre des industries et institutions culturelles, mais les “arrogants professeurs” de l’École de Francfort et leurs disciples. Contre ces sempiternels adversaires de l’industrie du divertissement, marxistes de surcroît, “la communauté des cultural studies, poursuit Frank, s’émerveillait inlassablement devant ces lieux de “résistance” que constituent les débats télévisés, les sites pour science-fiction, les vidéos rock, les magazines de mode; les galeries commerciales, les bandes dessinées, etc.” : cette liste pouvant être élargie aux sitcoms, à l’esthétique publicitaire, aux danses en monôme, à la culture des marques, aux réunions tuperware, aux parades de rollers, et, etc.
Comment ne pas faire à nouveau un rapprochement entre le “populisme de marché” et ce “populisme culturel” illustré ci-dessus par les cultural studies. Le premier comme le second invitent à bousculer les hiérarchies, dénoncent l’élitisme (d’un côté celui de ceux qui proposent de réguler et réglementer le marché, de l’autre celui des contempteurs de la culture de masse), et mettent en avant l’autonomie du grand public (en terme de consommateurs, ici et là). Ce “populisme culturel”, on l’aura sans doute compris, étant l’un des principaux agents de transformation du monde dans son acception postmoderne.

Max Vincent
mai 2014

  

  

(1) A consulter sur “l’herbe entre les pavés” (dans la version pdf) : http://www.lherbentrelespaves.fr/public/michea.pdf

(2) Dans le n° 42 de la revue Lignes.

(3)  Le populisme se porterait encore mieux au Parti de Gauche qu’au Parti Communiste (pour se limiter aux deux principales composantes du Front de Gauche). Cela, toute proportion gardée, doit être mis en parallèle avec un discours antisocialiste plus virulent chez les dirigeants du Parti de Gauche que ceux du Parti Communiste. Ceci pour des raisons très objectives : le premier étant majoritairement un parti de militants quand le second compte encore de nombreux élus dans ses rangs (ce qui nécessite des “alliances à gauche”, et  prioritairement avec le P.S.). Même au sein du Pari de Gauche cette différence apparaît aussi entre le pôle Mélenchon-Delapierre, et celui représenté par Martine Billard. Il est vrai que les deux premiers (32 ans de P.S. chez Mélenchon, 22 ans pour Delapierre) ont des comptes à régler avec le P.S. mais également avec leur passé socialiste. J’ajoute que le maximalisme mélenchonien en l’occurrence s’explique aussi - l’intéressé l’a reconnu - par des humiliations subies à l’intérieur du P.S., du temps où Hollande en était le premier secrétaire. Autre paradoxe : le succès des prestations médiatiques de Mélenchon est dû en partie à une posture empruntée à feu Georges Marchais. 

  L’une des dernières manifestations de ce populisme étant le bruyant soutien apporté par Mélenchon et le Parti de Gauche à Jérôme Kerviel (également soutenu par les souverainistes de Debout la République et une partie de l’épiscopat catholique). Mélenchon allant jusqu’à comparer Kerviel à Dreyfus ! Si le capitaine Dreyfus n’avait que le tort d’être juif, le trader Kerviel a en toute connaissance de cause largement utilisé et profité d’un système qui lui a  finalement fait payer ce qu’il s’autorise lui en toute légalité. Cette comparaison qui s’avère autant déplacée que grotesque témoigne aussi de l’inculture historique de Mélenchon quand il déclare : “A gauche on est comme ça depuis l’affaire Dreyfus, Dreyfus n’était pas des nôtre et on l’a soutenu”. On rappellera à Melenchon que les socialistes étaient alors divisés, et comptaient dans leurs rangs nombre d’anti-dreyfusards (lesquels l’étaient pour des raisons qui ne se confondaient pas avec celles des anti-dreyfusards de droite). Si l’on essaye de trouver un équivalent parmi les courants socialistes de la fin du XIXe siècle à l’actuel Parti de Gauche il n’est pas certain qu’on le trouverait parmi les dreyfusards. En citant ce que Mélenchon déclarait en 2010 (“Cet homme est un voleur (...) et par conséquent il est juste qu’il soit puni”) on se demande si l’effet “repenti”, illustré par l’audience accordée par le pape François à Jérôme Kerviel, n’a pas en fin de compte déteint sur Mélenchon. On pourrait me rétorquer que tout est bon dans le cochon : ce soutien à Kerviel étant un opportun et excellent moyen de s’en prendre à la finance. Sans doute, mais les “communicants” qui ont durant ce printemps 2014 pris en charge Jérôme Kerviel afin de médiatiser ce chemin de repentance, et lui donner le plus large écho possible auprès de l’opinion publique, avaient tout lieu de prendre pour du “pain béni” les dernières déclarations de Mélenchon. Qui a joué le rôle d’idiot utile, en définitive, dans cette histoire ?

 

(4) Pascal Ory est à ma connaissance le seul collaborateur du “Panorama de France-Culture” (longtemps “l’émission-phare” de la chaîne) encore présent dans la dernière des émissions en date sur cette même tranche horaire. Cela ayant perduré avec ensuite avec “Tout arrive” et “La Grande table”. Cette présence exceptionnelle doit être soulignée. Ceci pour dire aussi que de l’eau a coulé sous les ponts de France Culture depuis la suppression du Panorama. Les thèses défendues dans notre texte pouvaient encore être exposées dans le Panorama (discutées, critiquées ou éreintées). Aujourd’hui, à l’enseigne de “La grande table”, il n’en est ou serait même plus question.

(5) Dans un article (“Roman populaire, du mauvais genre à la reconnaissance”) d’un numéro spécial de la Quinzaine littéraire  sorti l’été 2008 et intitulé “Du roman populaire au roman grand public”.

(6) Il existe cependant une façon de contourner l’obstacle en revendiquant haut et fort ce que la Culture (avec un grand C) serait censée mépriser : telle l’émission “Mauvais genre” sur France Culture, crée il y a une vingtaine d’années, qui illustre et défend mordicus sous cette  appellation les “littératures mineures”, la BD et le cinéma de genre. Sauf qu’à l’usage, et en raison de son succès, la terminologie “mauvais genre” n’a plus en 2014 la même pertinence quand de larges secteurs de la scène culturelle la revendiquent ou la reprennent. Nous conseillons à l’excellent François Angelier (le producteur de “Mauvais genre”), s’il veut revenir aux sources mêmes de l’émission (et retrouver ainsi la force du concept de “mauvais genre”) d’accorder une large place à Richard Millet, Renaud Camus, Marc-Édouard Nabe, pour ce citer qu’eux, qui remplissent à ravir ce “cahier des charges” si l’on en croit les professionnels de la profession.

(7)  D’un point de vue général et quantitatif, il va de soi. Pour ne citer qu’un seul exemple en terme d’emballage, relevons, dans certains cas, le hiatus entre la bande annonce d’un film (destinée à vendre un produit selon les méthodes éprouvées de la publicité), et les formes et contenus mêmes du film.

(8! Au lieu des Janique Aimée, Temps des copains, Chevalier de Maison Rouge, et autre Compagnons de Jéhu.

(9)  Tels Rintintin, Destination danger, L’homme invisible, Les hommes volants, Commandant X, Les incorruptibles, et autre Bonanza.

(10)  Un moment inouï, à l’aune de ce qu’est devenue la télévision, de l’histoire de ce média à une époque, on le rappelle, où le téléspectateur ne disposait que d’une seule chaîne. Autant la télévision française était corsetée  sur le plan de l’information politique, autant elle remplissait à l’instar des Perses  une fonction culturelle et “pédagogique” pas toujours revendiquée qui pouvait s’apparenter à une forme d’éducation populaire.

(11)  Comme le rappelle une fois de plus une étude publiée en mai 2014 par l'Institut de santé publique et d’épidémiologie et de développement de l’Université de Bordeaux qui établit un lien entre l’utilisation régulière et intensive du téléphone portable pendant plusieurs années et un risque accru de développer une tumeur au cerveau par rapport à des utilisateurs non réguliers.

(12) L’argument selon lequel cela a permis de révéler les pressions qu’exerçait Sarkozy dans les domaines de la justice et du contre-espionnage, et justifierait donc en l’occurrence ce type de contrôle est nul et non avenu. Sarkozy est suffisamment impliqué dans cette affaire-ci ou d’autres pour que l’on puisse raisonnablement penser qu’il sera mis en examen (si le justice fait son travail). Et puis cela  concerne tout justiciable, qu’il soit ancien président de la république ou pas. Enfin ceci coupe l’herbe sous le pied d’un Plenel qui fait un distinguo entre les bonnes écoutes, celles par exemple installées par un particulier dans l’appartement de Liliane Bettencourt ou à la demande d’un juge pour le téléphone portable de Sarkozy, et les mauvaises, celles dont l’intéressé a fait l’objet du temps de la présidence Mitterrand.

(13) Toutes les citations qui suivent sont extraites, sauf indication contraire, de l’un ou l’autre des entretiens donné par Masci à l’occasion de la sortie de l’un de ses trois livres. Francesco Masci fait partie de ces philosophes dont la pensée présente plus de clarté lors d’un entretien que dans ses ouvrages (en cela, semble-t-il, Masci s’inspire de l’une de ses références, Niklas Luhmann, qui choisit délibérément de s’exprimer de manière complexe, voire énigmatique ou contournée, pour protéger sa pensée de compréhensions trop rapides risquant de produire des incompréhensions réductrices.