SUR L’AIR DU TEMPS : DE L’AFFAIRE DE MAZAN À TRISTE TIGRE


















« Et un point à l’envers / Et un point à l’endroit / Un point pour sainte Godrèche / Un point pour saint Durand »

Jacques Brel (La dame Patronnesse : version actualisée en 2024)



  Que l’extrême droite (flanquée de la droite de droite) instrumentalise un crime comme celui de Philippine n’est pas nouveau. C’est là l’un de ses fonds de commerce : ici l’immigration honnie se trouve associée à la criminalité sexuelle. C’est inutile d’entrer dans un débat sur les OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français) opposant, selon les termes rapportés, le RN à la droite parlementaire (de l’ancienne et la nouvelle « majorité »). Parallèlement, à contrario de cette instrumentalisation-là, un tel assassinat ne fait pas moins l’objet d’une récupération, toute proportion gardée, sur un tout autre plan. Parce qu’affirmer, à l’instar de l’historienne Christelle Taraud, que Philippine a été violée et assassinée en regard, identitairement parlant, « à sa qualité de femme », n’est pas sans renvoyer de manière analogique, si les mots ont un sens, à l’expression « en raison de sa qualité de juif ». Deux remarques. D’abord, même si nous restons dans l’implicite, on ne saurait comparer la volonté d’exterminer que l’on sait, et qui a connu un prolongement inattendu le 7 octobre 2023, aux féminicides. C’est nullement minimiser ces derniers que de trouver malséante une telle analogie. Ensuite, si pour Vladimir Jankélévitch c’est - exprimé de la sorte - « l’une des marques de l’antisémitisme de considérer le juif comme juif et de ne vouloir le considérer que comme tel », je laisse le soin au lecteur de trouver en quoi « à sa qualité de femme » serait la marque.

  Que l’on puisse en 2024 s’exprimer ainsi sans susciter de démentis, s’explique, entre autres raisons de moindre importance, par la prévalence d’un certain « air du temps » auquel cette même année 2024 aura plus que d’autres contribué. Avec comme figures de proue Judith Godrèche et le juge Édouard Durand. Dans la continuité de De quoi le « moment Godrèche » est-il le nom ?, les deux textes suivants, d’abord « Remarques sur l’affaire dite de Mazan », puis « Une lecture critique d’un succès de librairie : l’ouvrage Triste tigre de Neige Sinno », entendent, chacun dans son registre, cerner de plus près cet « air du temps » qui, pour l’auteur de ces lignes, s’avère plus régressif que progressif. 


 




REMARQUES SUR L’AFFAIRE DITE DE MAZAN


  La sordide affaire des « viols de Mazan » suscite très généralement l’indignation. Néanmoins, par delà les sentiments divers, condamnant le comportement d’un homme, Dominique Pelicot, qui aura pendant dix ans drogué son épouse pour permettre à une cinquantaine d’hommes (du moins ceux identifiés) de la violer en toute impunité - cette condamnation s’élargissant à tous ceux-là qui, s’y prêtant, étaient devenus ses complices -, il convient de s’interroger sur les discours que de nombreux commentateurs, depuis l’ouverture du procès, tiennent sur cette affaire, en particulier ceux s’efforçant de l’instrumentaliser. Si ce procès suscite un tel intérêt passionné, également en dehors de l’hexagone, c’est principalement en raison de son caractère exceptionnel. Mes remarques portent sur trois points. Le premier d’ordre général, le deuxième et le troisième s’articulent autour de deux données distinctes. 

  D’abord, il y a quelque abus à parler ici ou là de « comble de l’horreur » au sujet de cette affaire de Mazan. Cela parait déplacé, inconvenant ou indécent si on la compare à ce que vivent les Ukrainiens depuis deux ans et demi, les Gazaouis depuis un an, et les Libanais plus récemment ; sans oublier le pogrom du 7 octobre 2023. Je m’arrête là. Par delà la versatilité d’un traitement médiatique, c’est là d’évidence l’un des exemples patents de l’importance aujourd’hui accordée aux violences sexuelles.

  Ensuite, l’exceptionnalité relevée plus haut se trouve niée dans certains milieux, majoritairement féministes - ceci repris par maints médias et les réseaux asociaux - pour qui ce « procès Pelicot » serait d’abord celui de « Monsieur tout le monde », donc des hommes en général (les inculpés de Mazan constitueraient, selon cette assertion, un échantillon représentatif de la population masculine de ce pays). Pourtant une recension, même rapide, du profil de la grande majorité des 49 accusés s’inscrit délibérément en faux contre cette volonté d’en faire des « hommes ordinaires », puisque nombre d’entre eux ont déjà été condamnés pour des viols ou des violences conjugales, quand d’autres (ou les mêmes) détenaient des images pédopornographiques dans leurs ordinateurs (sans parler de ceux condamnés pour conduite en état d’ivresse, infractions routières diverses, trafics de stupéfiants, etc). Ce « profil », celui des « clients » de Dominique Pelicot, circonscrit majoritairement un type de « délinquant sexuel », nullement représentatif de la population masculine de la société française. Ceci acté, il y aurait quelque légitimité à parler dans ce cas d’espèce de « culture du viol ». A condition d’ajouter que l’exceptionnalité de cette « affaire de Mazan » rend caduque les interprétations qui, depuis une analyse tronquée du profil des inculpés, prétendent que le « procès Pelicot » serait d’abord celui d’un monde masculin agréant uniment cette « culture du viol ». C’est, pour résumer, vouloir plaquer un discours sur une réalité qui n’en peut mais. 

  D’ailleurs cette terminologie de « culture du viol » se trouve reprise ici ou là sans trop de discernement, ou pas toujours à bon escient. Son usage s’avère incontestable pour rapporter ces « faits de guerre » par lesquels la soldatesque, plus ou moins encouragée par le poste de commandement, viole systématiquement les femmes se trouvant en terrain conquis. Et l’on sait que s’y greffent des considérations raciales ayant pour objectif de polluer l’ethnicité d’une communauté. Cette « culture du viol », en accusant le trait, pourrait aussi s’appliquer à ce qui dans les siècles passés, relevait du « devoir conjugal ». Ceci pour dire que l’emploi de cette terminologie est très souvent sujet à caution. Elle n’est en rien « systémique » comme le soutiennent les courants les plus maximalistes du féminisme et le public des « hommes déconstruits ».

  On pourrait tenir un discours équivalent avec le patriarcat. Il n’est plus ce qu’il était par exemple en France dans les années 1950. En tout état de cause, il n’avait déjà au début de ce XXIe siècle plus rien de « systémique ». Plusieurs raisons l’expliquent : le processus de marginalisation  de « la femme au foyer » (parallèlement à la presque équivalence comptable des femmes aux hommes dans le domaine salarial), les combats féministes des décennies 70 et 80, l’évolution de la législation (favorisant l’autonomie des femmes). Ceci et cela contribuant à un changement des mentalités. Aujourd’hui le patriarcat ne subsiste que dans les secteurs les plus rétrogrades de la société, et s’avère largement minoritaire auprès des jeunes générations. Sa dénonciation relève plus de l’exercice obligé, sous une forme incantatoire, qu’elle ne traduit dans les faits un état de la société. Il y a par conséquent un usage dévoyé dans l’emploi du terme patriarcat. Les femmes iraniennes et afghanes pourraient légitimement s’étonner d’apprendre que les femmes, dans la douce France, sont ainsi soumises comme d’aucuns le prétendent à la loi patriarcale.

  Enfin ma troisième remarque en recoupe d’autres, plus anciennes, qui se rapportent à la notion de culpabilité (laquelle débusque celle de la honte). A la différence de Mazan - j’y reviendrai plus loin - cette référence se trouve principalement reprise dans les milieux décoloniaux. D’où l’existence d’une littérature portant sur la culpabilité du colonisateur ou la honte d’être « blanc ». Comme antidote je citerai les exemples suivants. D’abord celui du groupe surréaliste, anticolonialiste dès la première heure et qui l’est resté de manière constante et efficiente durant un demi siècle, un modèle donc, pour ajouter qu’il n’y a pas de quoi se sentir coupable de ce que cette société serait - ici encore colonialiste - dans la mesure où on s’oppose conséquemment à elle. Dans un autre registre citons Franz Fanon, écrivant dans Peau noire, masque blanc : « Vais-je demander à l’homme blanc d’aujourd’hui  d’être responsable des négriers du XVIIe siècle ? ». En le complétant par un propos de Pierre Bourdieu, qui en 1985 identifiait « une sorte de complaisance à base de culpabilité qui, autant que l’essentialisme raciste, enferme et enfonce les colonisés ou les dominés en portant à tout trouver parfait, à tout accepter de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font ». Cette injonction, qui incite maints suivistes à battre leur coulpe, le doigt sur la couture du pantalon, en se repentant d’être un « blanc », voire un « colonisateur » se fait de nos jours entendre en référence aux « violences sexuelles ». Ce qui nous ramène au procès de Mazan. 

  Retenons, parmi d’autres contributions, celle de Camille Froidevaux-Metterie, dans une tribune du Monde du 20 septembre dernier, précédée du chapeau suivant : « Ceux qui clament haut et fort ne ressentir « aucune honte » ne font pas la démarche de comprendre la réalité historique et culturelle qu’est l’enracinement du système patriarcal ». C’est, sans revenir sur le patriarcat, vouloir plaquer sur cette sordide affaire de Mazan une grille de lecture peu opérante. Sinon CFM reprend l’argument discutable selon lequel (à l’instar du proverbe « qui vole un oeuf vole un boeuf ») il y aurait un continuum entre « la banale réflexion sexiste » et « le viol ». D’ailleurs, dans cette continuité, elle prétend plus loin que « Oui, tous les hommes sont coupables : coupables de refuser de s’éduquer pour comprendre la dimension systémique des violences sexuelles ». Ce type de discours, par excellence de culpabilisation, renvoie à l’un des invariants du christianisme : « C’est ma faute, c’est ma très grande faute ». Ici l’on demande à la gent masculine de clamer haut et fort sa honte d’être un homme pour se racheter du péché originel patriarcal. De bon auteurs nous ont pourtant mis particulièrement en garde contre ce type de mortification, bien éloignée de toute idée d’émancipation. On ne peut rien construire politiquement parlant sur de la honte. Ériger en valeur cardinale « la honte d’être un homme » est autant l’expression d’une démission de la pensée critique, que le dernier avatar d’une idéologie victimaire s’efforçant de confondre ce particulier-là avec le général. Ce genre de discours, pour conclure, ne peut que contribuer à occulter ou modérer toute véritable transformation sociale en limitant ainsi les « luttes » aux seules violences sexuelles et sexistes.






  UNE LECTURE CRITIQUE D’UN SUCCÈS DE LIBRAIRIE : L’OUVRAGE TRISTE TIGRE DE NEIGE SINNO.


  Ce qui en premier lieu étonne, plus d’un an après la parution de Triste tigre, est l’unanimisme critique ayant accompagné la publication de l’ouvrage de Neige Sinno : la critique littéraire rivalisant dans l’éloge et le dithyrambe. Ce récit, parfois qualifié de « roman », l’un des plus remarqués, sinon le plus remarqué de la rentrée littéraire 2023, a été dans un second temps couvert de prix (dont le Fémina). Triste tigre a également trouvé de nombreux lecteurs, les ventes l’accréditant. Et il paraîtrait qu’il s’agit de l’ouvrage le plus demandé par le lectorat des bibliothèques publiques parisiennes durant les trois premiers trimestres de 2024.  

  Un succès qui peut rappeler celui du Consentement de Vanessa Springora. Du point de vue de l’unanimisme d’abord, de deux livres au statut comparable, qui s’avèrent être à la fois des témoignages et quelque chose d’autre, proche de l’essai (littéraire ou pas). Avec Le Consentement aucune voix discordante n’était venue troubler ce concert d’éloges, dont la critique, tous genres confondus, s’est montrée prodigue en 2020 comme en 2023. Au point même, je reste avec Triste tigre, d’infléchir parfois le propos de Neige Sinno pour lui faire dire ce que l’écrivaine n’affirmait pas, ou exprimait sous une forme interrogative. Par conséquent, compte tenu de ce qui suit, mes remarques sur cet ouvrage, résolument critiques, le seront aussi en ce qui concerne la somme de commentaires élogieux évoqués. Ceci dit, je n’ai aucune antipathie envers Neige Sinno. Je ne m’exprimerais pas ainsi avec, par exemple, une Judith Godrèche ou une Laure Murat. Mais, j’y reviens, un tel unanimismene peut qu’interroger, puisque le moindre écart ou pas de côté critique, même partiel, ne semblait pas de mise avec Triste tigre. Certes, en langage marketing, l’inceste se révèle être un thème porteur aujourd’hui dans le monde des Lettres. Ce n’est cependant qu’une partie de la réponse à la question posée plus haut, puisque Christine Angot, qui est revenu plusieurs fois sur le sujet (au point de s’entendre reprocher non sans raison qu’elle en faisait « son fonds de commerce ») n’a pas que des admirateurs, y compris sur le plan strictement littéraire. 

  Mais revenons à Triste tigre. La comparaison avec Le Consentement s’impose davantage. En raison du statut évoqué ci-dessus. Donc de dispositifs qui, dans l’un ou l’autre cas, possèdent des points communs. Cela à l’évidence fonctionne. Comme si sur le sujet - particulièrement sensible des relations amoureuses et sexuelles entre, d’un côté, un adulte et une adolescente, voire de l’autre une enfant (relation de surcroît qualifiée incestueuse) - toute remarque critique devenait déplacée, discutable, dispensable, au point même d’être perçue comme un camouflet adressé aux victimes de viols et d’agressions sexuelles, ne servant que la cause des prédateurs et autres agresseurs sexuels. J’exagère volontairement (ou peut-être pas après tout !) afin de mieux traduire la tendance à l’oeuvre pour ce qui nous occupe ici. Afin de revenir une dernière fois sur cet unanimisme, je m’étonne, en ne citant que ce seul exemple, que personne (à l’exception d’une plume féministe, par ailleurs nullement hostile à Neige Sinno) n’ait mentionné la phrase suivante de l’autrice sur son livre: « Je veux qu’il existe cependant, mais je ne souhaite pas qu’il ait beaucoup de lecteurs ». Pour ce faire, il fallait refuser toute sollicitation médiatique, en particulier celles télévisées, voire toute attribution de prix littéraire (quoique…). Cela n’aurait rien changé ? C’est à voir. En tout état de cause, ce souhait relève de l’argument rhétorique. S’exprimer ainsi, textuellement, dans un tel ouvrage, c’est dire sans le dire qu’en réalité on souhaite être démentie. Neige Sinno l’a été effectivement, au delà même de ce qu’elle pouvait imaginer. Mais, ces généralités faites, il est temps d’aborder notre « lecture critique » de Triste tigre.

  Elle porte principalement sur deux des angles morts de cet ouvrage : celui d’une absence en premier lieu, et d’une insistance dans un second temps. Ceci précédé d’un commentaire sur le traitement par Neige Sinno du roman Lolita, et suivi de remarques sur des notions pour le moins problématiques. Comme avant elle Vanessa Springora dans Le Consentement, Neige Sinno consacre plusieurs pages au roman Lolita de Vladimir Nabokov. Ce qu’elle exprime s’avère cependant moins catégorique que sa consoeur, et son point de vue paraît nuancé comparé à d’autres exégèses récentes sur Lolita, révisant le roman de Nabokov pour privilégier une lecture univoque, relevant de cet « air du temps » décliné précédemment. J’ai en janvier 2024 écrit et mis en ligne un texte critique sur cette question (Lolita pris en otage par les « faux amis » de Nabokov). J’y renvoie le lecteur. 

  Pour revenir à Triste tigre, Neige Sinno tend à identifier le personnage Humbert Humbert à son beau père violeur lorsqu’elle avance que le texte de Nabokov « se charge de vous rappeler, à des moments choisis, que cette empathie fait de nous des complices du monstre ». C’est beaucoup prêter à Humbert Humbert. Il est en partie cela mais également bien autre chose. Sinon Lolita ne serait pas - pour des raisons littéraires que je ne peux développer ici (mais dont, l’une, qui renvoie à la complexité des deux personnages principaux, n’est pas la moindre) - l’un des romans les plus importants du XXe siècle. La lecture en l’occurrence de Neige Sinno n’est pas en capacité de prendre de la distance à l’égard de son histoire personnelle. Ce qui l’entraîne à récuser dans la fiction, celle de Lolita, tout ce qui viendrait heurter de plein fouet ce vécu. Tel le fameux « Ce fut elle qui me séduisit » de l’épisode central du roman, celui de la nuit d’hôtel des Chasseurs enchantées, où la subtilité, la délicatesse et le sens de la litote chez Nabokov font merveille. Neige Sinno ne veut également pas reconnaître que lors de la cavale des deux amants à travers l’Amérique, de presque deux ans, Lolita s’accommode tant bien que mal de la prison dorée que lui propose ou impose Humbert Humbert. Leur existence à tous deux est faite de compromis. Notre lectrice n’y retient que ce qui dans la « plainte » de Lolita entre en résonance avec ce que lui a infligé son beau-père durant plusieurs années. Au point de s’insurger contre ces « grands lecteurs » de Nabokov qui « pensent que Lolita est quand même une histoire d’amour ». C’est peut-être excessif de parler ici d’amour, mais la volonté d’évacuer dans ce roman tout désir, toute séduction, et toute sensualité l’est davantage quand des lectures révisionnistes réduisent cette oeuvre romanesque en un roman à clef pré-#MeToo (ne mettant en présence qu’un prédateur et sa victime).

  Voilà pour Lolita. Passons maintenant aux plats de résistance. J’avoue (page 64) être revenu sur une phrase en me demandant si je l’avais bien lue. Je la cite : « D’habitude (un viol d’enfant), c’est plutôt dans les cinq ans ». L’ayant vérifié, je ne me trompais pas : il s’agissait bien (la date du procès du beau-père) de la fin de l’année 2001. Et donc la mention de ces « cinq ans » d’emprisonnement devenait alors inexplicable. Pourquoi ? Ici Triste tigre n’évoque pas le contexte particulier de ces années-là. Presque 100 pages plus loin, l’autrice revient pourtant précisément sur les faits en question (le dépôt de plainte, l’incarcération du beau-père, puis sa condamnation lors du procès) sans davantage les remettre en perspective, c’est-à-dire les replacer dans un contexte qui aurait mérité quelques explications. Ce qui interroge, pour ne pas dire plus. 

  Nous avions appris (page 64) que le beau-père avait été condamné à « une peine de neuf ans sur les vingt ans qu’il encourt ». Soulignons ce qu’elle ajoute : « C’est déjà beaucoup, par rapport à ce qu’on prend d’habitude pour viol d’enfant, d’habitude c’est plutôt dans les cinq ans ». C’est bien évidemment faux, ce « d’habitude » jouant le rôle d’un leurre. Je ne sais pas s’il faut incriminer une coupable ignorance (à l’époque peut-être, mais pas aujourd’hui : ce retour sur le passé se trouvant documenté dans Triste tigre) ; ou quelque chose d’autre, difficilement identifiable, qui exagèrerait à dessein une (prétendue) mansuétude de la justice à l’égard des violeurs d’enfants. Neige Sinno peut alors ajouter : « mais là c’est normal qu’on lui donne plus (par rapport aux « cinq ans »), il y avait du contentement, peut-être du plaisir à voir la victime souffrir, et l’affaire a duré longtemps, les abus ont été nombreux ». Ce qui est une façon de réécrire l’histoire depuis la négation du dit contexte. En réalité, Neige Sinno aurait dû écrire : « mais là c’est normal qu’on lui donne moins (par rapport au « 20 ans encourus »). En l’expliquant, ce qu’alors elle ne fait pas, par l’indication suivante, indispensable : lors de l’instruction, puis du procès le « beau-père avait avoué et reconnu les faits ». Mais il faut attendre la page 150 pour le savoir, et sans que cela soit pour autant recontextualisé. Comment se fait-il qu’aucun commentateur, parmi la pléthore d’articles écrits sur Triste tigre, n’ait signalé cet escamotage ? Si l’on me répond qu’il s’agit là de pinaillage, et qu’il importe avant tout de dénoncer les violences faites aux enfants, je crains que nous retombions dans ce vieux dilemme de la fin et des moyens. 

  Pour revenir si besoin était sur ce que j’appelle « le contexte de l’époque », j’ajoute qu’il faut impérativement replacer le dépôt de plainte, puis le procès dans un moment bien particulier de notre histoire contemporaine, celui des lendemains de « l’affaire Dutroux », c’est-à-dire une époque où les affaires de pédophilie faisaient la une de l’actualité. Ce qui se traduisait sur le plan judiciaire par des condamnations plus lourdes, voire beaucoup plus lourdes que « d’habitude » (pour parler comme Neige Sinno). Pour ne prendre qu’un exemple, le libraire Antoine Soriano avait été condamné en 1998 à une peine de dix ans d’emprisonnement pour des viols supposés sur son beau-fils. Soriano les avait toujours niés (à l’origine, d’ailleurs, il s’agissait d’attouchements, qui s’étaient transformés en « viols » après la prise en charge du jeune plaignant par une certaine catégorie de « thérapeutes »). Il n’existait aucune preuve de ces viols : c’était la parole de l’un contre la parole de l’autre, avait reconnu l’avocate générale. Dans cet ordre d’idée, Neige Sinno prétend que si son beau-père n’avait pas « avoué et reconnu les faits (…) ma parole contre la sienne, je suis sûre que je n’aurais pas été crue ». L’exemple cité plus haut l’invalide dans, j’y reviens encore, le contexte de ces années-là ; qui n’est pas plus évoqué dans les pages où elle mentionne les propos de son avocate, sollicitée de longues années plus tard pour confronter leurs souvenirs respectifs. Le cas d’Antoine Soriano n’étant bien entendu pas isolé, comment ne pas faire l’hypothèse que la recontextualisation de son « affaire » durant ces années-là risquait de relativiser ce qu’avait de personnel le cas de Neige Sinno, d’en réduire la portée ou l’unicité. Parce qu’il importe de rappeler que durant cette même période de référence (grosso modo entre l’onde de choc Dutroux et les procès d’Outreau), certaines condamnations de viols (toutes victimes confondues) se sont avérées supérieures à celles de condamnations pour « crimes de sang » (meurtres). Ce qui sur le plan anthropologique n’est pas sans remettre en cause certaines certitudes pourtant bien ancrées, d’ordre civilisationnel.

  Lors du procès, Neige Sinno demanda que son beau-père soit « soumis à une obligation de soin ». Ce que le tribunal ne retiendra pas, comprend-on. C’est d’autant plus curieux que le beau-père avait accepté de rencontrer un psychiatre avant même le dépôt de plainte (lorsque Neige Sinno avait averti sa mère de ce qui s’était passé entre eux des années plus tôt). Je remarque que le beau-père s’est trouvé incarcéré à la prison des Baumettes, à Marseille, qui est l’un des deux seuls établissements de peines (avec la prison de Fresnes) à disposer d’une Unité Psychiatrique d’Hospitalisation (UPH). Ensuite il a été transféré dans un établissement de peines corse, une « prison modèle » accueillant principalement des délinquants sexuels. Comment imaginer que ce « prisonnier modèle » n’ait pas été pris en charge sur le plan thérapeutique durant cette double détention, dans la mesure où pareil suivi représente un élément d’importance dans le cadre d’une demande de libération conditionnelle ? C’est là également l’un des points aveugles de la lecture de Triste tigre.

  Lorsque Neige Sinno, puis sa mère, portent plainte contre leur beau père, puis leur mari, toutes deux précisent, dans leurs courriers respectifs au Procureur de la République, qu’il s’agit aussi, écrit la première, de « mettre hors de danger mon frère et ma soeur ». Ce sont en réalité son demi frère et sa demi soeur. J’en profite pour indiquer que sur la soeur cadette de Neige Sinno, peu présente dans le récit, le beau-père s’était livré à des attouchements. Sans que cela débouche sur un éventuel dépôt de plainte. Ceci expliquant peut-être la discrétion de l’autrice à l’égard de sa soeur cadette. C’est, revenons à ces deux courriers, l’argument qui a entraîné la police à faire diligence puisque, rapidement, « les policiers sont venus chercher mon beau-père à la maison ». Après sa garde à vue, ce dernier sera « transféré dans un centre de détention provisoire ». Il y restera deux ans avant le procès. Auparavant, cela doit être rapporté, après l’aveu fait à sa mère (en indiquant que plusieurs années s’étaient écoulées entre le départ de Neige Sinno de sa famille, et cette déclaration), notre autrice - qui alors ne souhaite pas porter plainte, étant contre l’incarcération - incite sa mère à éloigner les deux enfants du domicile familial. Celle-ci propose alors à son mari le recours à un psy. Le beau-père est d’accord, et sera pris en charge par un psychiatre briançonnais « qui a déterminé que cet homme n’était pas dangereux pour ses enfants, il nous a rassuré ma mère et moi en disant qu’il n’y avait aucun risque de récidiver, que porter plainte n’était pas une solution ». D’ailleurs, dans un courrier adressé à son épouse alors qu’il venait d’être incarcéré, le prévenu indiquait qu’il est « absolument impossible qu’il touche à l’un de ses enfants, ce serait une ignominie ». Un discours tenu en permanence, en particulier lors du procès, auquel on ne peut qu’accorder du crédit. Longtemps après, lors d’une discussion avec sa demi-soeur, celle-ci revenait sur le fait, regrettable, « qu’elle ait dû grandir sans père, et pire encore, avec un père en prison ». Alors que Neige Sinno l’expliquait, en insistant, par les risques de viol (envers elle et son frère), sa demi-soeur lui répondait par la négative, l’assurant avec certitude du contraire. Ceci « parce qu’ils étaient ses enfants, ils étaient de son sang, jamais il n’aurait touché à eux ».

  L’insistance de Neige Sinno - elle revient plusieurs fois dans Triste tigre sur le sujet - n’est pas sans interroger. Comme si, pour rendre l’abjection encore plus abjecte, le risque de récidive s’avérait patent envers les propres enfants de l’odieux personnage. De longues années plus tard, elle en veut encore à ce psychiatre de Briançon qu’elle tient pour « responsable ». Mais responsable de quoi ? De ce que la réalité ne s’accorde pas avec l’idée que notre autrice s’en fait ? Pour Neige Sinno, déterminer que « cet homme n’était pas dangereux pour ses enfants » était alors inacceptable. Sur le moment, soit. Mais un quart de siècle plus tard ! Nous avons un début d’explication en signalant que  dans Triste tigre Neige Sinno n’évoque les deux enfants de ce second lit qu’en les appelant sa jeune soeur (pour la distinguer de la cadette du premier lit), et son jeune frère  : mais jamais comme sa demi-soeur et son demi-frère ! Ce qui, sémantiquement parlant, donnerait plus de poids à la suspicion encore présente au moment de la rédaction de l’ouvrage. Et puis, dans un autre registre, Triste tigre aurait-il eu un pareil écho si la Familia grande de Camille Kouchner ne l’avait précédé ? Ceci parce qu’il était avant tout question d’inceste dans une relation de même nature : beau-père et beau-fils. C’est certes dans la loi, mais, d’un point de vue anthropologique disons, la notion d’inceste devrait être réservée aux liens de sang (parents, enfants, grands-parents, oncles et tantes). Un père, en ce sens, ne saurait être confondu avec un beau-père (ou une mère avec une belle-mère). Lorsque, pour conclure là-dessus, Neige Sinno nous apprend que son beau-père a refait sa vie, qu’il s’est remarié avec une femme de « vingt ans sa cadette » (l’âge de notre autrice), que quatre enfants sont nés de ce second mariage, et que (je paraphrase) tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, on relève, malgré tout, comme l’expression d’un certain dépit dans la manière qu’a Neige Sinno de le constater. Et de l’incompréhension envers cette femme  ayant « choisi un type qui a violé un enfant ». 

  Sinon on retrouve ici ou là un argumentaire que l’on a déjà relevé sous d’autres plumes, dans les ouvrages de Vanessa Springora et Camille Kouchner, parmi d’autres intervenants (cités à la fin du livre), ou que l’on retrouvera trois mois plus tard dans le rapport de la CIIVISE (Neige Sinno étant l’un des plus fermes soutiens du juge Durand), ou plus tard encore dans les nombreuses déclarations de Judith Godrèche. Citons, dans Triste tigre, même si la position de Neige Sinno s’avère plus nuancée que d’autres, « L’imprescriptibilité des crimes sexuels sur les enfants ». Ou la mention réitérée de la terminologie « survivante » (« survivant ») appliquée à son cas et à tous ceux qui s’y rapporteraient : abusive dans la mesure où ce qualificatif ne peut être comparé à celui que s’étaient donnés les rescapés des camps de la mort. Tout comme la récusation de la notion de « résilience » qui, pour Neige Sinno, induit « une idéalisation nocive, parce qu’elle condamne à encore plus de désespoir ceux qui savent qu’ils ne s’en remettent pas ». Ce qui est spécieux : comment, dans l’histoire d’un sujet, faire preuve d’une telle certitude ? 

  A vrai dire, cette manière de s’en prendre au concept de résilience peut paraître paradoxale quand Neige Sinno avance : « Ce qu’il y a d’insupportable dans la résilience, c’est l’idée que toute cette souffrance ne conduise finalement qu’à être normal ». Voilà qui retient l’attention. Ainsi les personnes résilientes vaquent à leurs obligations quotidiennes sans qu’autour d’elles « on puisse deviner à aucun signe ce qui nous est arrivé ». C’était très certainement le cas de Neige Sinno avant la parution de Triste tigre. Notre autrice préférerait que ladite résilience « permette aussi de surpasser le normal comme supplément d’être ». Qu’entend-elle nous dire ? Qu’elle serait l’exemple même d’une personne résiliente (sa réussite sur les plans familiaux, affectifs, professionnels, et autres), alors que la notion l’insupporte ? Cependant le surpassement de ce « normal », dont la finalité serait « devenir fou, devenir une voyante, ou une sainte », séduit plus qu’il ne convainc. A moins d’y reconnaître, par anticipation, sainte Judith Godrèche.

  Un lien ici peut être fait avec le long chapitre intitulé « Parce que j’ai été violée ». Soit la description par Neige Sinno de ce que cela signifie ensuite dans la vie, le rapport aux autres, ou en regard de l’image de soi. Là encore n’est ce pas façon, sans le dire, d’être résiliente ? Comment expliquer, sinon, ce qui est ainsi décrit : les capacités de l’autrice à s’être forgée « une vie intérieure », à faire preuve « d’intelligence », ses aptitudes de « concentration », de tolérance envers « la douleur », ou son « absence de foi ». On pourrait croire - mais je m’abstiendrai d’aller dans ce sens - que le fait d’avoir été violé, confère à certaines personnes, de sexe féminin principalement, ce qui dans ce chapitre pourrait s’apparenter au « supplément d’être » cité plus haut. Enfin, dans un registre non résilient, signalons ce pouvoir que Neige Sinno détenait, enfant, vis-à-vis de sa famille (ce qui lui fait « peur » et la rend « fière ») : l’aveu alors du viol aurait complètement dézingué et désintégré la cellule familiale.

Max Vincent

octobre 2024