LÉO FERRÉ (1916-1993), TRENTE ANS PLUS TARD










S’il faut en croire la critique spécialisée, Léo Ferré n’aurait plus la cote : certains l’estiment démodé, d’autres pensent qu’il n’est pas resté populaire (ou qu’il ne l’a jamais été), d’autres encore affirment que le public contemporain se serait dépris de ce type de répertoire. Mais le plus souvent le silence est de rigueur. Son nom ne revient plus, ou rarement, dans les florilèges, bilans, ou palmarès que la profession dresse de temps à autre. D’ailleurs l’appellation « chanson » se trouve quasiment remplacée par celle de « variétés », plus appropriée : ces « variétés » que Ferré raillait et brocardait en son temps. Mais doit-on prendre au pied de la lettre le bilan relevé plus haut, établi par des prescripteurs, des critiques influents ou les rédactions en chef des magazines ? Car un contre-exemple, bien que daté de 2012, l’infirmerait. Il n’a pas été médiatisé mais correspond davantage à ce qu’on pouvait attendre d’un choix des professionnels de la profession dans ce cas d’espèce. Il s’agissait d’une vaste enquête établie auprès de 345 personnes (chanteurs, chanteuses, auteurs-compositeurs, critiques et spécialistes de la chanson française) à qui l’on demandait de citer, dans l’ordre, leurs dix chansons préférées. Le classement final (présent dans l’ouvrage Le top des cent chansons que l’on devrait tous connaître par coeur, par Baptiste Vignol) a pu dérouter, voire indisposer ce journalisme prescripteur qui ne jure que par les « talents » du jour (ou qui s’attarde le cas échéant sur quelques « vaches sacrées » des variétés). D’où ce relatif silence autour de la parution de l’ouvrage qui s’en faisait l’écho. Dans cette liste de cent chansons, pour ne s’en tenir qu’à lui, on trouvait sept chansons interprétées par Léo Ferré (n° 65 : Ton style ; n° 57 : L’affiche rouge ; n° 50 : Est-ce ainsi que les hommes vivent ? ; n° 39 : Comme à Ostende ; n° 33 : La vie d’artiste : n° 7 : La mémoire et la mer : n° 1 : Avec le temps). Pour un chanteur auteur-compositeur, dont une partie de la caste journalistique aurait oublié l’existence, il y avait là comme un démenti réjouissant.

Mais après tout, ce choix n’étant pas celui du public la question reste posée. Et puis cet oubli, de notre point de vue, a au moins un avantage. En 2016, l’année du centenaire de la naissance de Léo Ferré, les chaînes de télévision s’étaient bien gardées - heureusement ! - de nous infliger l’un de ces spectacles lénifiants et consensuels que l’on réserve à « nos grands disparus » à des fins commémoratives. Également le trentième anniversaire de la mort de Ferré (2023) est passé presque inaperçu. Cependant, si l’on tente d’expliquer cette « désaffection » envers l’auteur de Avec le temps, plusieurs raisons doivent être mises en avant.

La première se rapporte à la poésie, devenue au fil des ans la « parente pauvre » de la littérature. Ce qui n’est pas sans incidence sur la manière de recevoir les chansons (parmi d’autres, mais plus que d’autres) de Léo Ferré en ce début de XXIe siècle). C’est l’occasion de rappeler que Ferré fut le premier chanteur auteur-compositeur à figurer dans la prestigieuse collection « Poètes d’aujourd’hui », chez Seghers. Et puis il n’est pas donné à tout le monde d’écrire La mémoire et la mer, Poète vos papiers ou L’amour fou (pour se limiter à ces trois titres). Cette déprise, confinant à l’ostracisation de la poésie (jamais avouée il va sans dire), ou encore cette incompréhension d’époque expliquent partiellement ce rejet de Ferré, ou du moins d’une partie de son répertoire (trop élitiste, diront les jocrisses). Il n’est pas inutile d’ajouter que Ferré s’est révélé par ailleurs être un incomparable passeur dans ce domaine, en mettant de la musique sur les vers de Baudelaire, Apollinaire, Verlaine et Rimbaud (et de quelle manière !), permettant ainsi à ceux qui n’avaient pas accès à la poésie (ou qui disaient la refuser sans toutefois la connaître) de découvrir ces quatre poètes majeurs.

En second lieu, de façon plus directe, les reproches, voire les accusations portent sur le contenu d’une autre partie du répertoire de Léo Ferré : à savoir l’aspect caustique, la dimension contestataire, ou encore la tonalité anarchisante de nombreuses chansons (associés à la virulence de l’interprétation). D’aucuns se rassurent à bon compte en estimant que ce côté « soixante-huitard » s’avère dépassé. En oubliant que Ferré, dès ses débuts, fustigeait les pouvoirs, l’autorité, l’armée, l’Église, toutes les oppressions. D’ailleurs l’engagement libertaire du chanteur remontait à l’époque où Ferré, qui n’avait pas encore enregistré le moindre disque, chantait dans les cabarets de la rive gauche, et répondait à l’appel du journal Le libertaire lors de l’une des fêtes antimilitaristes que programmaient les anarchistes tous les 11 novembre (auxquelles André Breton et Jacques Prévert parfois se joignaient). Léo Ferré fut le premier en 1953 à faire preuve d’une verve critique envers ce qu’on n’appelait pas encore « la société de consommation » (Vitrines, qui ne le cède en rien d’un point de vue poétique), ou la publicité brocardée dans Vise la réclame. Nul comme Ferré n’a célébré « l’Espagne des camarades » (dans Franco la muerte, plus particulièrement), ou plus tard le joli mois de mai. Quand il crée en janvier 1969, sur la scène de Bobino, Madame la misère (« Ce sont des enragés qui dérangent l’histoire »), qui savait que le texte de cette chanson datait du milieu des années 1950 ! Ajoutons, revers de la médaille, que Ferré fut l’auteur-composteur le plus censuré des années soixante, celles du gaullisme (nombreuses étant ses chansons interdites sur les ondes des radios nationales).

En troisième lieu, les reproches adressés au musicien Léo Ferré sont en partie justifiés si l’on se réfère à certaines de ses orchestrations, parfois redondantes, des quinze dernières années (à la tête d’un orchestre symphonique). Mais que pèse cette restriction par rapport à la diversité des genres musicaux que Ferré, non sans bonheur, a emprunté : depuis la « musique de guinche » des années 1950 jusqu’à la pop-music de l’après 68, en passant par la gageure de transformer La chanson du mal aimé d’Apollinaire en oratorio (sans oublier l’apport, durant la plus grande partie des « années Barclay », de l’excellent arrangeur Jean-Michel Defaye). Les réussites abondent, y compris quand Ferré entreprend d’écrire ses orchestrations (Ton style).

Enfin Léo Ferré, sur qui maintes légendes ont été colportées, serait un personnage détestable, outrancier, odieux, cabotin. Le conditionnel s’impose, sinon plus. Ferré était d’abord un écorché vif, d’une sensibilité exacerbée, un homme d’indignation. En reconnaissant que le « personnage public «  a pu, dans une certaine mesure, interférer défavorablement sur l’opinion d’une partie du public envers Ferré durant les années 1970, j’ajoute que les aléas et les servitudes du métier de chanteur ne sont pas sans faire apparaître des contradictions chez un artiste de la notoriété de Léo Ferré (en raison du contenu de ses chansons, ou de ses déclarations publiques). Ce que ses détracteurs n‘ont pas manqué de souligner. A ceux, dans un autre registre, qui lui demandaient si cela ne le gênait pas de gagner de l’argent avec ses idées, Ferré répondit dans « Et… basta ! « que cela ne le gênait pas non plus de n’en pas gagner autrefois avec ses idées, restées les mêmes.

Il est vrai que le Ferré de ces années post-soixanthuitarde, compte tenu de son répertoire, et de son ascendant auprès de la « jeunesse contestataire », jouait parfois avec le feu. D’aucuns, dans les rangs de cette jeunesse-là, le prirent pour un « gourou politique » (un fâcheux contresens), et cela étant lui réclamèrent des comptes. Ceci bien entendu à l’aune de la célébrité alors de Léo Ferré. Des incidents pendant plusieurs années émaillèrent quelques uns de ses concerts. Certains spectateurs refusaient de payer alors que les prix des places de ces « concerts Ferré » étaient généralement plus bas que ceux habituellement pratiqués par les « têtes d’affiche » de la chanson. On ne peut passer sous silence la campagne d’incitation à la haine, voire au meurtre, déclenchée par L’idiot International et son directeur, Jean-Edern Hallier (l’un des personnages abjects de cette seconde moitié de XXe siècle). Dont l’évolution ensuite vers une idéologie « rouge-brun » paraissait déjà prévisible.

En 1955, André Breton évoquait « la ramée qu’est de nos jours la chanson de Léo Ferré en tant que parfaite fusion organique de tous les dons de poète, de musicien, d’interprète », puis l’illustrait par des titres représentatifs des volets « lyrique » et « séditieux » de ce répertoire (plus ceux qui prolongeaient « le Paris de Baudelaire et d’Apollinaire » à l’instar de Paris canaille). Pourtant l’arbre Ferré n’avait pas encore donné tous ses fruits, de très nombreux autres fruits - parmi les plus beaux ! - restaient encore à cueillir. La postérité prend des allures de garce quelquefois. C’est pourquoi on ne saurait trop rappeler que Léo Ferré, pour conclure sur cette donnée essentielle, reste indissociablement lié à Georges Brassens et Jacques Brel pour désigner le meilleur de la chanson française au XXe siècle.

Ce petit essai sur Léo Ferré privilégie l’oeuvre, conséquente, de l’auteur-compositeur-interprète en s’attardant, le cas échéant, sur les périodes les plus significatives ou les plus représentatives d’une carrière débutée dans les lendemains de la Libération et achevée en 1993, date de la mort du chanteur. L’élément biographique n’est ici pris en compte que dans la mesure où il se retrouve en chanson. Indépendamment de ce que l’exercice requiert en terme d’exhaustivité, le projecteur sera mis sur plusieurs chansons qui, pour des raisons diverses, n’ont pas la notoriété de celles qui figurent dans ce que l’on retiendrait aujourd’hui du répertoire de Léo Ferré.


LE CHANT DU MONDE


Léo Ferré, qui chante depuis 1946 dans les cabarets parisiens (et dont trois chansons (Elle tourne la terre, La chambre, Les amants de Paris, se trouvent inscrites dans les répertoires respectivement de Renée Lebas, d’Yvette Giraud et d’Édith Piaf) enregistre une série de 78 t pour le Chant du Monde. Les douze chansons enregistrées vont se retrouver ensuite, à une exception près, sur un disque 25 cm (33 t donc). Plusieurs d’entre elles sont depuis devenues des « classiques » chers aux féréens de la première heure. Nous sommes en 1950 : c’est déjà du Léo Ferré mais il ne s’agit pas tout à fait encore de celui qui nous deviendra familier, par la suite. Ce répertoire illustre, parmi d’autres, ce renouveau de la chanson française de l’après guerre. En particulier à travers l’apparition d'une génération d’auteurs-compositeurs dont Ferré serait la tête de proue. Cependant, si l’on peut se permettre une première comparaison, ces chansons gravées dans la cire du Chant du Monde n’ont pas ce caractère de « totalement inédit » ou de « singularité absolue » des premiers Brassens, enregistrés deux ans plus tard. Ce disque 25 cm représente néanmoins une date importante dans l’histoire de la chanson de ces année-là, et apporte un témoignage précieux sur un mode d’expression, celui du cabaret (signalons que Ferré s’accompagne seul au piano) qui disparaîtra progressivement dans la seconde partie des années 1950. En effet, cette manière qu’à Ferré, du moins dans certaines chansons, de pousser sa voix sur un mode déclamatoire ne peut que renvoyer à ce qui dans cette expression, liée au cabaret, a le plus vieilli.

Au-delà de l’interprétation proprement dite, ces chansons sont empreintes d’un certain classicisme. Cette terminologie ne vient pas naturellement sous la plume avec Léo Ferré. Pourtant, j’y reviendrai avec L’étang chimérique et quelques autres titres, nous pourrions évoquer quelque tradition. A vrai dire ce sont plusieurs traditions qu’il faudrait convoquer : celle d’abord de la chanson dite « traditionnelle », mais aussi de « la chanson réaliste », voire du registre « diseur ». Cependant, si l’on se replace dans le contexte de l’après guerre, il n’est pas interdit d’entendre dans ce disque Chant du monde comme un écho d’une modernité propre à l’époque. Cela vaut surtout pour les textes. Enfin parler à la fois de classicisme et de modernité signifie que Ferré, alors à la croisée des chemins, n’a pas encore tout à fait trouvé sa voix (et sa voie).

Le fait que Léo Ferré s’accompagne au piano n’est pas sans donner une couleur particulière à ces chansons de la première heure. Le bateau espagnol, de ce point de vue-là, n’est rien moins qu’emblématique. D’emblée on prend la mesure des qualités du compositeur. De surcroit l’accompagnement pianistique s’avère remarquable : on y entend des réminiscences espagnoles mais aussi quelque chose d’implacable qui n’est pas sans évoquer certaines oeuvres de Janacek. Le classicisme du texte (« J’étais un grand bateau descendant la Garonne / Farci de contrebande et bourré d’espagnols / Les gens qui regardaient saluaient la madone / Que j’avais attaché en poupe par le col ») explique la longévité d’une chanson qui trouvait naturellement sa place dans les derniers récitals de Ferré.

L’Espagne se retrouve également au programme du Flamenco de Paris (l’accompagnement au piano l’illustre particulièrement), et pas n’importe laquelle ! Celle dont Ferré nous entretient réapparaîtra plusieurs fois sous sa plume. Ici elle n’est encore que suggérée : la violence du propos et les références explicitement libertaires viendront plus tard. On pourrait dire la même chose de Monsieur Tout-Blanc. Il s’agit d’un « adresse au Pape » version Léo Ferré. René Belleret, dans son ouvrage biographique Léo Ferré, rappelle justement que Monsieur Tout-Blanc « était, et reste sans doute, la seule chanson à dénoncer, par une allusion explicite, l’impardonnable silence du pape Pie XII face à la déportation massive des Juifs par les nazis et aux camps d’extermination de la Seconde guerre mondiale » : (« Monsieur Tout-Blanc entre nous dites / Rappelez-vous / Y’a pas longtemps / Vous vous taisiez »). Pour la première fois Ferré monte au créneau pour fustiger le personnage principal de la chrétienté. Après, il s’en prendra directement à Dieu.

Les textes de deux chansons de ce 25 cm ont été écrits en collaboration avec Francis Claude : La vie d’artiste et L’île saint-Louis. La première est le seul exemple (avec La chanson triste et Les copains d’la neuille) d’un titre enregistré trois fois dans la carrière du chanteur. Je reviendrai plus longuement sur La vie d’artiste lors de sa troisième version. L’île Saint-Louis nous paraît appartenir à un temps où les chansons savaient raconter des histoires. Les tribulations de cette île, qui largue ses amarres pour s’en aller vivre loin de son « vieux Paris », nous rendent l’île Saint-Louis plus attachante que sa voisine de la Cité. Il est vrai que Ferré y met toute sa conviction, même si l’on peut trouver son interprétation quelque peu affectée.

La chanson la plus diffusée alors à la radio, La chanson du scaphandrier (également dans la version d’Henri Salvador) flirte, l’air de rien, avec le surréalisme. C’est l’un des deux textes de René Baert (l’autre étant La chambre, d’une autre envergure), mis en musique par Léo Ferré. Dans A Saint-Germain des Prés (aussi interprétée par Henri Salvador), Ferré évoque - et encore en direct - ses années de galères dans le Paris de l’immédiate après guerre, celles des courses au cacheton dans les cabarets de la rive gauche. Ferré, cependant, personnalise moins sa situation qu’il ne convoque poètes connus et moins connus pour en témoigner : « Regardez-les tous ces voyous / Tous ces poètes de deux sous et leur teint blême / Regardez-les tous ces fauchés / Qui font semblant de ne jamais finir la s’maine ». Et il ajoute : « Ils sont riches à crever, d’ailleurs ils crèvent ». Tout est dit, et dans le ton convenu. Pus tard Ferré reviendra sur ces « années cabarets ». Sans trop de nostalgie cependant, l’heure sera plutôt celle des règlements de compte.

Parmi les autres chansons de ce 25 cm, Les forains et Barbarie se situent dans la tradition de « la chanson réaliste », tout en la renouvelant. Ce sont deux petits bijoux, chacun dans leur genre. Leur atmosphère évoque celui du cinéma dit « réaliste poétique » que Ferré ne pouvait ne pas connaître. On imagine, pour clore la liste, que les illustratives L’esprit de famille et L’inconnue de Londres faisaient un tabac dans certains cabarets, et un bide dans d’autres (cela dépendait du public). L’esprit chansonnier s’y fait entendre par la bande. D’ailleurs Ferré en rajoute, dans l’interprétation. C’est en ce sens que ces deux chansons datent plus que les autres, et resteront sans véritable descendance. On ne boudera néanmoins pas son plaisir en citant par exemple dans L’esprit de famille : « Ma mère avait alors un tic / C’était le complexe d’Oedipe / Ce n’est peut-être pas très chic / Mais j’avais déjà des principes ».

Seule, de toutes les chansons d’abord sorties en 78 t, Le temps des roses rouges ne figure pas sur ce 25 cm (elle se retrouvera plus tard sur le 33 t Barclay reprenant les chansons que nous venons de citer). Est-ce son contenu (« Mon couteau s’en ira / Faire de la poésie », ou « On éteindra le jour / De tous ces gens de cour ») qui a dissuadé Chant du monde de la reporter sur ce 25 cm ? L’interprétation de 1950 il est vrai dessert plutôt cette chanson. Il est préférable de l’entendre dans la version orchestrale de 1969. Sachant que Le temps des roses rouges est la plus ancienne des chansons de Léo Ferré enregistrées sur 78 t en 1950, comment ne pas reconnaître que ce coup d’essai se révélait être un coup de maître.


DE SAC ET DE CORDES


Du vivant de Léo Ferré fut diffusé sur France Culture une émission radiophonique (« De sac et de cordes ») datant du 12 janvier 1951. Il s’agit d’un document précieux, essentiel, sur le « premier Ferré ». Écrit par Léo et Madeleine Ferré, cet « oratorio radiophonique » nous permet d’entendre une dizaine de chansons, dont certaines (La chanson foraine, Le bateau espagnol, Barbarie, L’inconnu de Londres) avaient été enregistrées l’année précédente. On y entend également Frères humains (sur un poème de Villon), que Ferré reprendra en 1981 sur une musique différente, Vison l’éditeur (reprise elle encore plus tard sur l’album « Les vieux copains »), En amour (qui sera enregistrée deux ans plus tard pour Odéon), et plusieurs chansons restées inconnues du vivant de Ferré. Toutes ces chansons, précision utile (à l’exception de L’inconnue de Londres, chantée par l’auteur), sont interprétées par des chanteurs de l’Opéra Comique. Léo Ferré a orchestré tous les morceaux, et dirige l’Orchestre de la Radio diffusion française. C’est l’autre Ferré, le musicien, qui tient le devant de la scène. Ses orchestrations, et les interprétations de la troupe, dans l’esprit de l’opéra comique de ces années-là, portent indiscutablement la marque de l’époque. Le compositeur Léo Ferré se situe dans une postérité post-debussyste, ou post-ravelienne, La couleur musicale peut renvoyer par moments à une esthétique de type « musique de film », caractéristique du cinéma français de l’après guerre (d’ailleurs souvent écrire par des compositeurs de musique classique). Entre chaque chanson, ou chaque argument musical, un récitant dit un texte. Là nous retrouvons un Ferré davantage familier, auquel l’oeuvre à venir rendra justice. Il y est question d’une vie « plus belle que le Technicolor », d’une jeune bohémienne, des gens du voyage, de Londres vu de la Tamise, d’un bateau partant au grand large, de pirates, de l’amour d’une femme, de la prison, des « Judas d’Europe ou bien d’ailleurs », de « ce petit soldat qui deviendra grand », etc. Donc un avant-goût de l’univers du Ferré que l’on apprendra à découvrir disque par disque. Un dernier mot sur le nom du récitant : Jean Gabin. Comme si le comédien, alors plutôt au creux de la vague, renouait avec le Gabin d’avant guerre pour retrouver, le temps d’une émission radiophonique, le personnage des films de Carné, voire de Duvivier, Gremillon ou Renoir.


LES ANNÉES ODÉON EN 78 TOURS


En 1953 Léo Ferré retrouve le chemin des studios d’enregistrement. Il y inaugure ce que nous appelons « les années Odéon ». De 1953 à 1958 il y enregistrera sous ce label une cinquantaine de titres en studio, deux disques en public, le premier des albums consacrés à Baudelaire, et un oratorio d’après La chanson du mal aimé de Guillaume Apollinaire. Parmi les chansons créées durant cette période, une trentaine d’entre elles figuraient sur plusieurs albums de compilation disponibles depuis les années 1960. Le tiers de ces « chansons Odéon » était donc passé à la trappe. Il faudra attendre 1993 pour que paraisse l’indispensable coffret CD regroupant toutes les chansons enregistrées sous la firme Odéon. Ce qui signifie que durant la plus grande partie de la carrière de Léo Ferré, du moins depuis le début des « années Barclay », nous n’avions pas la possibilité d’entendre des chansons du calibre de Et des sous, Vise la réclame, L’été s’en fout, Tahiti et En amour : seul l’ouvrage de Charles Estienne sur Ferré les mentionnait dans sa discographie en fin de volume.

Durant ces cinq années Léo Ferré se fait connaître autant comme auteur-compositeur que comme l’interprète de ses chansons. Ferré, qui déjà « se trouve » en tant qu’auteur (quelques unes des chansons de cette époque font partie de ses « grands crus), continue à se chercher sur le plan de l’interprétation. Il suffit de comparer les enregistrement studio et publics pour le vérifier. Je distinguerai trois type de chansons dans ce « cycle Odéon » : celles chantées par le seul Léo Ferré, celles marquées par d’autres interprétations que la sienne, et celle composées sur des textes de Jean-Roger Caussimon (à qui je consacrerai un chapitre).

En 1953 Léo Ferré enregistre une série de 78 t, soit onze chansons. Deux d’entre elles connaissent le succès, Monsieur William et Paris Canaille, autant la première que la seconde dans d’autres interprétations, également. Sous le pont Mirabeau inaugure le cycle « Ferré chante les poètes ». La chambre (le second texte de René Baert a être mis en musique) est un inventaire au charme suranné, néanmoins transfiguré par le « miracle de l’art ». Passons sur Les cloches de Notre Dame (sur ce thème un brin populiste, Ferré fera mieux par la suite), pour en venir aux deux « curiosités » de cette première salve Odéon : Martha la mule et Les grandes vacances. Il y avait de quoi en 1993 s’interroger sur pareille découverte. Parce que c’est sans doute l’unique exemple dans cette longue carrière où nous n’avons pas l’impression d’entendre du Léo Ferré. Ces deux bluettes évoquent plutôt Trenet, voire (pour la seconde) le Brel « idéaliste » des tous premiers disques. Cette veine, on le comprend en connaissant la suite, restera sans lendemain. Ferré avait certainement conservé un faible pour En amour, puisqu’il reprendra cette chanson dans « Les vieux copains ». Plus significatives, Judas et Et des sous témoignent de l’évolution de Ferré depuis 1950. Ces deux chansons ouvrent de nouvelles perspectives, du moins musicales : c’est principalement le son que l’on entendra durant ces « années Odéon ».

Paris Canaille est indissociablement liée à Catherine Sauvage, l’exceptionnelle interprète de la plupart des succès de Léo Ferré dans les années 1950. Il faut dire que sa gouaille fait merveille dans ce répertoire. Certaines de ses versions s’avèrent même supérieures à celles de l’auteur, les arrangements musicaux du tout jeune Michel Legrand n’y étant pas étrangers. Mais il convient de s’arrêter sur Paris Canaille car Ferré créait là un style. Je veux parler de celui qui deviendra sa « marque de fabrique » pour les années à venir. Mettre de la musique sur de tels vers ne semblait pas à la portée de tout le monde. Il y avait de quoi être surpris par ce texte casse-gueule : mais inventif au possible dans ce registre populaire où Ferré excelle (« Hold up savants / Pour la chronique / Tractions avants / Pour la tactique / Un p’tit coup sec / Pour l’diapason / Rang’ tes kopecks allons ! / Sinon t’es bon ») et qui ne ressemble qu’à lui. Signalons que Catherine Sauvage créait à la même époque Les amoureux du Havre, une chanson que Léo Ferré n’a jamais enregistré.

Je reviendrai longuement plus loin sur la onzième chanson, Vitrines. Un an plus tard (1954), Léo Ferré enregistrait quatre chansons (toujours sur 78 t). Sa première adaptation d’un texte de Jean-René Caussimon (A la Seine), la négligeable Le parvenu) qui fait figure de « parent pauvre » dans un ensemble comprenant deux titres phares de ces « années Odéon » : L’homme et Le piano du pauvre. La première, un portrait à charge du « sexe fort » (« La chasse à courre chez Bertrand / Le dada au bois de Boulogne / Deux ou trois coups pour le faisan / Et le reste pour l’amazone / C’est l’homme ») l’est concomitamment d’une bourgeoisie brocardée avec bonheur. Tout est juste dans cette galerie de portraits, y compris sur la façon dont l’homme s’arrange avec le temps qui passe (« Les tempes grises sur la fin / Les souvenirs qu’on raccommode / Avec de vieux bouts de satin / Et des photos sur la commode »). Tout comme Paris Canaille on peut préférer la version de Catherine sauvage. Le piano du pauvre sera l’une des chansons les plus diffusées de Léo Ferré durant cette période Odéon puisque de nombreux interprètes l’inscriront dans leur tour de chant, dont Catherine Sauvage. Il s’agit de la première des chansons consacrées par Ferré au piano à bretelles. Ici le ton reste badin, bon enfant, populeux, et l’on y « joue sans façon / des javas perverses ». Tout le contraire, ou presque, de Mister Giorgina crée dix ans plus tard sur le même thème.

Six mois seulement séparent ces enregistrements des suivants (quatre autres 78 t). Ce n’est plus Jean Faustin qui tient la baguette de chef d’orchestre mais Léo Ferré en personne. Notre Dame de la mouise traite comme son titre l’indique des difficultés matérielles de l’existence, de la dèche donc. Un thème que Ferré déclinera dans d’autres chansons de cette période Odéon. Avec Notre Dame de la mouise la déploration se fait cependant discrète (« Allez, si les fleurs sont trop chères / Je tâcherai de m’en passer »). Dans un tout autre registre, la première référence explicite à l’anarchie, Graine d’ananar, promène ses couplets goguenards d’un gibet à une potence, certes : « Mais auparavant / J’aurais comm’ le vent / Semé quelque part / Ma grain’ d’ananar ». Merci mon dieu inaugure un genre, du moins sur le plan formel, Léo Ferré, ensuite, reprendra en d’autres occasions cette forme psalmodiée, proche de la prière. Celle-ci est adressée à Dieu, remercié en quelque sorte pour toutes les saloperies qui font la condition humaine. L’accompagnement musical, en s’amplifiant, renchérissant sur cette « ferveur négative ». Mon p’tit voyou, en revanche, est desservie par une orchestration rutilante, ravelienne, presque incongrue. Les mots se perdent dans ce malstrom musical. Il est préférable d’entendre ce P’tit voyou dans la version, sobrement accompagnée au piano, enregistrée en 1955 lors du récital de Ferré à l’Olympia.


LES ANNÉES ODÉON : LA CÉSURE


En janvier et février 1955, Léo Ferré enregistre une dernière série de 78 t. Ces huit titres ne figurent pas parmi les chansons les plus connues de ces années Odéon. Cela s’avère particulièrement regrettable pour Vise la réclame (commentée ci-dessous). Trois titres de ce cycle passés également à la trappe seront cependant repris en 1990 dans l’album « Les vieux copains ». En premier lieu La chanson triste (reprise également en 1958 dans une version différente de celle de la création), dont on souligne le caractère intemporel avec sa musique qui semble venue du fond des âges. Le texte (« Et disant mes vers à mes vers dociles / Qui m’auront rêvé autrement que moi ») relève de cette « veine classique » signalée précédemment. La seconde, En amour, représente un cas particulier. Cette chanson n’est-elle pas passée à côté de son destin ? Car elle possédait des qualités propres à la rendre populaire : une mélodie relativement simple, et des paroles qui viennent le plus naturellement du monde se greffer dessus. Son insuccès serait-il dû à l’accompagnement musical rudimentaire, voire austère. On aurait envie d’écrire une orchestration sur En amour, avec pourquoi pas la présence d’un choeur d’enfants pour le refrain. Avec Le fleuve des amants, plus anodine, indiquons que ces trois chansons sont accompagnées par une seule guitare.

Les autres titres de cette ultime série de 78 t sonnent différemment. Nous retrouvons à la tête de l’orchestre le toujours excellent Jean Faustin. La rue, L’âme du rouquin, La vie (« La vie / Un’ foutue peau / Mais comme c’est la mienne / Moi j’y tiens ») appartiennent à la veine populaire de Léo Ferré. Dans Monsieur mon passé, repassent les ombres de Chaplin, d’un vieux banjo et d’un guignol : « Où pour deux solos / On jouait des tas d’machins ». C’était l’année 1925, précise l’auteur, alors, n’est pas, « Monsieur mon passé, laissez-mois passer ».

Au mois de novembre de la même année sort le premier « vrai » 33 t de Léo Ferré : les précédents reprenaient des chansons déjà gravées sur 78 t. C’est sans doute l’un des plus singuliers de la carrière de notre chanteur : l’unique accompagnement à l’orgue étant assuré par Ferré (à l’exception de Ma vieille branche, accompagnée au piano). Dans ce lot, du point de vue de la notoriété se détache Pauvre Ruteboeuf. Les vers de Ruteboeuf, un poète méconnu du XIIIe siècle, reçoivent l’une des plus belles mélodies de Léo Ferré. Nous ne sommes pas près d’oublier ces « Que sont mes amis devenus / Que j’avais de si près tenus / Et tant aimés ». Pauvre Ruteboeuf à d’ailleurs été reprise par de nombreux interprètes, dont Joan Baez. Au sujet du vers suivant (« Et droit au cul quand bise vente »), une légende, pourtant reprise dans l’excellente biographie de Robert Belleret, impute à Cora Vaucaire sa transcription en « Et droit au coeur quand bise vente ». Ce qui paraissait étonnant de la part d’une interprète que Ferré appréciait (se reporter dans le détail à « Et… basta ! »), qu’il avait maintes fois croisée dans les cabarets de la rive gauche, et même dans l’un des galas du Monde libertaire. Dans la version en public de Pauvre Ruteboeuf, conservée par l’INA, Cora Vaucaire chante bien « Et droit au cul » et non « Et droit au coeur ». Ajoutons que Cora Vauraire enregistra cette chanson en 1957 mais qu’il fallut attendre 1999 pour la retrouver sur un album de la « dame blanche de St Germain des prés ». La responsable de ce ridicule escamotage n’est autre que Nana Mouskouri qui, en remplaçant « droit au cul » par « droit sur moi », provoqua la légitime colère de Ferré.

Deux autres titres de ce 25 cm méritent d’être distingués. Le temps du plastique et L’amour. Cette dernière chanson traite évidemment de l’amour, ou plutôt de l’amour fou (que Léo Ferré déclinera, littéralement parlant, quinze ans plus tard). Mais ici (« Quand y’a la mer et puis les ch’vaux / Qui font des tours comme au ciné / Mais qu’dans tes bras c’est bien plus beau / Quand y’a la mer et puis les ch’vaux »). L’interprétation de Ferré, et son subtil accompagnement à l’orgue ne sont pas pour rien dans la réussite de cette chanson. Il en sera également question dans la section suivante consacrée aux relations du chanteur avec le surréalisme. Le temps du plastique s’apparente à une pochade. L’ironie de Ferré fait merveille tout au long de ce petit chef d’oeuvre plus grave qu’il n’y paraît. L’accompagnement à l’orgue, dans un tout autre registre que dans L’amour, ne cède rien sur le plan de l’ironie à celle du texte. On ne trouve pas dans Le temps du plastique de référence directe à l’anarchie, mais le glissement sémantique de plastique à plastic nous ramène plus d’un demi-siècle en arrière, à la « belle époque » des attentats anarchistes.

Je n’en dirais pas de même, juste sur cet angle-là, avec Le guinche. La version enregistrée plus tard à Bobino, avec l’efficace soutien de l’accordéoniste Jean Cardon, déménage davantage. Le piano à bretelle c’est quand même mieux pour vous inviter à guincher ! La comparaison s’impose également avec La fortune (qui ouvrira ce concert Bobino de janvier 1958) : l’interprétation en public, avec un orchestre ad’hoc rend davantage justice à cette chanson de bonne confection, typique du Ferré de ces années-là. Huitième et dernière chanson de ce 25 cm, La grande vie prolonge d’une certaine façon Notre Dame de la mouise : les rêves certes des pauvres devant la « grande vie » des riches, mais sans en être tout à fait dupe cependant. Quelque chose d’une morale (ou d’un constat) étant délivré in fine : « Rentrer chez nous comm’ des moineaux / P’têt’ sans un sou mais comme il faut / Avec toujours dans un p’tit coin / Un coin d’amour qui valait bien / La grand’ vie, moi j’te dis / La grand’ vie ».


VITRINES ET VISE LA RÉCLAME


Revenons quelque peu en arrière avec deux chansons pas vraiment connue du grand public. En revanche, Vitrines ne l’était assurément pas des féréens toutes époques confondues, puisque Ferré l’a reprise tout au long de sa carrière en public où chaque fois elle faisait un tabac. N’étaient-elles pas prémonitoires ces Vitrines de 1953, de longues années avant ce qu’il conviendra d’appeler « la société de consommation », brocardée ici par Ferré avec des bonheurs d’écriture : « Les vitrines de l’avenue/ Font un vacarme dans les yeux / A rendre aveugles tous les gueux / Des fois qu’ils en auraient trop vu ». Sans oublier la musique, soutenue par une orchestration (entre Kurt Weill et Maurice Jaubert) qui s’accorde à la virulence du texte (« Le sang qui coul’ plein à la une / Et qui se caille aux mots croisés / « France Soir », « Le Monde » et la fortune / Devant des mecs qu’ont pas bouffé »). Et puis, pour ne rien oublier, ne lisait-on pas en mai 68 sur les murs de Paris « La vitrine appelle le pavé ». Il n’est pas interdit de trouver dans cette chanson, l’une des meilleures de Léo Ferré, une critique déjà avant la lettre de celle de la marchandise, avant ces sociologues « radicaux » qui la documenteront, et les situationnistes qui l’illustreront de manière plus décisive.

Sans atteindre ces sommets, Vise la réclame, un an plus tard, se situe néanmoins dans la continuité de Vitrines en s’en prenant directement à la publicité (« Ma pin-up faut pas t’gêner / Son corps est polycopié / Vis’ la réclame / Elle a des bas remaillés / Par les yeux à tricoter / Vis’ la réclame / Arrête toi client / Accroche bien tes voyants / A son corsage / Les murs ça fait bouger / Mais comm’ la môme est figée / Nib de ramage »). Ferré, là aussi, le premier (en même temps que Boris Vian qui avec La complainte du progrès traitait du même sujet sous un angle plus sociologique) brocardait la publicité appelée encore en 1955 « la réclame ». On regrette d’autant plus la disparition de cette chanson dans la discographie de Ferré après 1960. Ou qu’elle n’ait pas été reprise dans son tour de chant de l’après 68 : elle y aurait trouvé naturellement son public. Il faudra donc attendre la parution du coffret Odéon de 1993 pour la découvrir.


JEAN-RENÉ CAUSSIMON


Dès 1953, et même avant, si l’on en croit les bandes exhumées par le Chant de Monde pour ce qui concerne Monsieur William, Léo Ferré chantait Jean-René Caussimon, Ce sarcastique Monsieur William (repris par Catherine Sauvage, Philippe Clay, Les Frères Jacques, et d’autres) figure dans la première série des 78 t enregistrés sous le label Odéon. A la Seine, enregistrée un an plus tard, est moins connue. On ne peut que s’en plaindre. Le son, l’accompagnement à l’accordéon (de l’excellent Jean Faustin), rappellent le climat musical de certains films des années 1930. Le choix de ce poème de Caussimon, d’un abord plus difficile que d’autres textes de cet auteur, ne peut qu’étonner l’auditeur pour qui la mélodie de Ferré coule de source comme la Seine sous les ponts de Paris.

Cette collaboration se poursuit dans un second temps avec Mon Sébasto et Les indifférentes, puis Le temps du tango et Mon camarade. La nostalgique Mon Sébasto évoque la jeunesse de Caussimon. Le temps du tango y souscrit également, du temps où « la belle jeunesse » s’en allait danser le tango au Mikado, boulevard Rochechouart. Ce temps est déjà loin, mais la nostalgie ne s’accompagne pas nécessairement de regrets. Et Ferré signe là l’une de ses plus prégnantes mélodies. Un dernier mot sur Mon camarade, une belle chanson sur l’amitié.


FERRÉ, BRETON ET LES SURRÉALISTES : UN RENDEZ-VOUS MANQUÉ


Les relations entre Léo Ferré et le surréalisme revêtent des aspects paradoxaux, inspirent quelques regrets et le sentiment d’un rendez-vous manqué. Lors de la sortie du disque où figure L’amour, cette chanson attire l’attention des surréalistes et est reproduite (texte et partition manuscrits) dans le premier numéro du Surréalisme même. Un commentaire de Georges Goldfayn accompagne le texte de Ferré : « Pour avoir récemment écouté la magnifique chanson qu’est L’amour, pour l’avoir écouté plusieurs fois à la suite et l’avoir apprise sur le champ, je n’ai pu, de quelques jours, écrire à l’amie dont je suis momentanément éloigné, tant, me semblait-il, tout était dit de ce que je voulais dire (…) De tels éblouissements sont tout ce que j’attends de la vie ». Goldfayn ajoutant que, cette notule écrite, « j’ai eu la grande joie de faire la connaissance de Madeleine et Léo Ferré, désormais inséparables dans mon souvenir comme ils le sont dans la vie. Il me plait de noter, maintenant, combien leur présence humaine est irradiante, à la mesure de ces chansons encore inédites de Léo Ferré, L’opéra du ciel et Dieu est nègre, qui, si l’on m’en croit, sont parmi les plus véritablement beaux poèmes de ce temps ». Mais cela n’est encore rien à côté d’un texte non signé (mais écrit par André Breton), lequel présente le chanteur en ces termes : « De la ramée qu’est de nos jours la chanson de Léo Ferré en tant que parfaite fusion organique de tous les dons de poète, de musicien et d’interprète (depuis quand cela s’était-il vu ?). nous détachons ici cette étoile à l’abri de tout clignement, L’amour. Avec Ma vieille branche et Chanson triste elle appartient au volet purement lyrique du triptyque dont l’autre aile est de sédition (Monsieur tout blanc, Graine d’ananar, Merci mon Dieu), le panneau central rayonnant de ce qui, depuis Baudelaire et Apollinaire, a été élevé de plus neuf et d’impérissable à la gloire de Paris (La rue, Paris canaille, Monsieur mon passé, etc).

Il s’agit, en cette année 1955, du plus précieux et plus enthousiasme soutien reçu par Léo Ferré depuis le début de sa carrière (et même après ?). De surcroît il émane des membres du groupe surréaliste ! D’ailleurs, la même année, Benjamin Péret inclut L’amour dans son Anthologie de l’amour sublime (Ferré prenant place aux côtés des seuls Perse et Breton parmi les écrivains vivants !). C’est également le début d’une amitié entre Léo Ferré et André Breton. On en connaît un peu mieux le détail depuis que des documents provenant des archives André Breton ont été rendus publics en 2007. Parmi ces documents figurent des lettres adressées par Léo et Madeleine Ferré à Breton. Les Ferré invitent le couple Breton à dîner boulevard Pershing, au tout début de l’année 1956. Léo Ferré écrit dès le lendemain à André Breton. Dans cette lettre il mentionne qu’il désespérait « de trouver des amis », et ajoute « je suis votre ami et votre frère ». S’ensuivent plusieurs rencontres. Après l’une d’elles Ferré écrit : « André, vous êtes la première intelligence bonne que je rencontre ». Les uns et les autres s’invitent durant l’été. Ferré ne peut se déplacer dans le Lot à Saint-Cirq Lapopie parce qu’il travaille d’arrache-pied sur la partition de La Nuit. A l’automne, après l’insuccès critique du ballet La Nuit qui affecte Ferré, Madeleine écrit à Breton en lui demandant d’intervenir en faveur de son mari « selon la forme que vous jugerez utile ». Breton passe ensuite plusieurs week-end dans la petite maison que le couple Ferré vient d’acquérir en Normandie. Dans la chambre mansardée, tapissée de rouge (il dira à ses hôtes : « J’ai dormi dans une cerise »), André Breton porte la dédicace suivante sur un exemplaire de son Anthologie de l’humour noir : « A Léo Ferré, à qui l’on doit ces merveilles : L’amour, Chanson triste, Merci mon Dieu, L’homme… tant d’autres. Au poète de génie dont la rose m’embrase le coeur ». Léo Ferré évoquera cette époque et ses souvenirs sur Breton dans un long monologue jamais repris en disque, Dis donc Ferré. Son témoignage se cristallise dans la rencontre d’un « homme magique, capable d’une émotion fraternelle extraordinaire ».

Lors de la dernière de ces rencontres en Normandie, Léo Ferré informe André Breton de la prochaine parution du recueil Poète… vos papiers ! aux Éditons de la Table ronde. Madeleine lit quelques uns de ces poèmes. Breton dit les apprécier. Ferré, devant cet accueil favorable, propose à son interlocuteur d’écrire une introduction ou une préface à ce recueil. Breton donne un accord de principe, et monte dans sa « cerise », en fin de soirée, pour lire le manuscrit. Le lendemain, changeant complètement d’attitude, il revient sur la « décision » prise la vieille : il n’écrira pas cette préface (et déconseille même à Ferré de publier ce recueil).

Léo Ferré est revenu plusieurs fois sur ce petit matin chagrin. Nous ne connaissons pas la version de Breton. Ce refus d’abord le mortifie, puis le décide à écrire lui-même cette fameuse préface (dont un large extrait se retrouvera plus tard sur l’album « Il n’y a plus rien »). La parution de Poète.… vos papiers ! aggrave le différend : des lettres de rupture sont adressées de part et d’autre. De toute évidence, la préface de Ferré (et plus encore le poème Art poétique, qui selon toute vraisemblance a été ajouté au dernier moment) ne pouvait que fortement déplaire aux surréalistes. Une rupture consommée en quelque sorte par la parution, courant 1957, d’un numéro de Surréalisme même où figure un texte intitulé « Finie la chanson », consacré à Léo Ferré (« M. Ferré, jugeant sans doute que nous lui faisions trop d’honneur, n’a eu de cesse qu’il nous ait prouvé qu’il était, non pas un poète, mais un chansonnier dont la langue fourchait singulièrement dès qu’il s’évadait de son territoire propre »). Une dernière fois, Breton et Ferré se croisèrent lors des obsèques de Benjamin Péret.

Léo Ferré, plus tard, dira regretter cette brouille. Au début des années 1960, en tout cas, le souvenir d’André Breton demeurait vivace. Un texte publié dans La mauvaise graine y fait référence. Et Les Chants de la fureur également : « Nous irons sonner le Breton / Au quarante-deux rue Fontaine / Réveille toi Dédé façons / C’est Benjamin qui se ramène / Oui c’est Péret moi le filou / Le glob’trotteurs des Mayas tristes / Oui c’est Péret moi le filou / Ferme ton bistre et vient chez nous / A Guesclin je suis sur ta liste ». Après la parution du disque « Léo Ferré chante Louis Aragon », toute réconciliation devenait impossible. Deux articles, l’un publié en 1960 dans Bief (« Graine de coco »), et l’autre en 1962 dans La Brèche (« Le temps, c’est de l’argent ») l’illustrent éloquemment. Mais il n’est pas certain que Ferré en ait eu connaissance. En 1967 d’ailleurs, dans un Discorama, Léo Ferré disait à Denise Glaser avoir beaucoup aimé André Breton, et regrettait de ne pas l’avoir revu avant sa mort (survenue six mois plus tôt). De l’autre côté, en revanche, nulle réconciliation post mortem n’était envisageable. J’ai correspondu une quinzaine d’années avec l’un des anciens membres du groupe surréaliste (d’ailleurs auteur de l’un des articles qui s’en prenaient à Léo Ferré). Le principal désaccord entre nous, de très loin, se rapportait à ce différend entre Ferré et le groupe surréaliste. Aucun de mes arguments, s’évertuant à dépasser, relativiser et dépassionner cette « querelle », ne s’avéra recevable.

Le paradoxe étant, le différend acté, que la production strictement poétique de Léo Ferré écrite après ce conflit va évoluer dans une direction à laquelle le surréalisme n’était pas étranger, bien au contraire. J’en veux pour preuve ces longs poèmes écrits entre 1960 et 1963, soit ces Chants de la fureur (d’où Ferré extraira plus tard La mémoire et la mer, trois des chansons de l’album « La violence et l’ennui », plus deux autres titres), mais aussi ce poème sans titre dont quelques strophes constitueront Écoute moi. Ces poèmes vont rester dans les cartons de l’auteur durant des années. Léo Ferré, donc, continue d’écrire des chansons sur le mode habituel, celui que l’a fait connaître. Il faudra attendre 1969, et les adaptations de cette « poétique surréalisante », pour voir plusieurs des chansons écrites pendant la décennie 70 subir une sorte de contamination par l’image (surréaliste s’entend) : l’exemple le plus accompli étant Night in day.

Pour l’instant nous ne disposons pas des lettres d’André Breton adressées à Léo Ferré. Nous pensions qu’elles avaient vocation à figurer (en espérant qu’y soit incluses des lettres de son correspondant) dans la Correspondance Bretoninaugurée en 2016. Mais celle-ci, pourtant partie sur de bonnes bases les premières années, semble aujourd’hui sensiblement marquer le pas. Je referme ce dossier d’un malentendu, voire d’un ratage, regrettables de mon point de vue, en signalant que dans le dernier tome (2008) des Oeuvres complètes de Breton en Pléiade figure un texte inédit d’importance (« Quelle ma chambre au bout du voyage ») puisqu’il s’agit des dernières lignes écrites par Breton. Dans ce projet d’un livre destiné à prendre place dans la collection « Les sentiers de l’art » d’Albert Skira, André Breton entretient un ultime dialogue « avec les livres, les objets et les oeuvres qui composent et ont jadis composé le décor de son atelier ». Dans ce court brouillon (deux pages de l’édition Pléiade) apparait la mention : « Bouteille : scaphandrier (Léo Ferré) ». Étienne Alain Hubert apporte la précision suivante : « La bouteille de verre soufflé en forme de hublot appelle La chanson du scaphandrier de Léo Ferré ». Que ce nom puisse figurer - entre ceux de Fourier et d’Apollinaire ! - dans le dernier texte écrit par André Breton confirme, si besoin était, ce sentiment d’un « rendez-vous manqué ».

Un dernier mot, d’humeur, adressé aux commentateurs de Léo Ferré qui nous bassinent avec Aragon. C’est bien parce que Ferré s’était fâché avec Breton que ce rapprochement inattendu avec le stalinien Aragon a pu avoir lieu, et permettre l’existence d’un disque d’adaptation par Ferré de poèmes d’Aragon. Pour celui-ci, et son entourage, il s’agissait toutes proportion gardée d’une « prise de guerre ». Mais il n’y eut pas entre Ferré et Aragon de véritables liens d’amitiés. D’ailleurs Ferré n’a jamais rien prétendu de tel. Cela méritait d’être rappelé.


LES ANNÉES ODÉON, SUITE ET FIN


Après la parution du recueil Poètes vos papiers ! la firme Odéon sortait un curieux 33 t, intitulé de même, dans lequel Madeleine Ferré, qui lisait treize poèmes de ce recueil, était accompagnée par la guitare de Barthelemy Rosso. Sur ce disque figurent deux chansons interprétées par Léo Ferré (également extraites de Poètes vos papiers ! et soutenues par la guitare de l’ami Rosso, alias « Mimi la guitare ») : L’été s’en fout et les copains d’la neuille. La première fait partie de ces rares « chansons d’été » (avec Plein soleil de Bécaud) que l’on distinguera du tout venant, c’est à dire pour l’essentiel de ces ineptes rengaines aux clichés usés jusqu’à la corde que la plupart des producteurs de radio se croyaient - je parle du vivant de Léo Ferré - obligés de programmer pour renchérir sur la bêtise estivale ambiante. Ce qui n’est évidemment pas le cas de ces deux minutes cinquante de poésie qui s’ouvrent sur les vers suivants « De cette rose d’églantine / qui pleure sous la main câline / Et qui rosit d’un peu de sang / Le blé complice de Saint-Jean ». Mais « L’été s’en fout », n’est ce pas ! Les copains d’la neuille est l’une des cartes de visite du Ferré des années Odéon. Il existe trois versions de cette belle chanson sur l’amitié : celle-ci, une deuxième (plus connue) figurant sur le 30 cm à venir, plus une troisième beaucoup plus tard sur l’album « L’opéra du pauvre ». Les années passent, mais « les copains d’la neuille », comme les appelle Léo Ferré, restent présents : « Ceux qu’ont la vie brève / Comm’ la fleur des champs / Et qui vivent en rêve / Pour gagner du temps ».

Dernier disque enregistré chez Odéon, le 30 cm « Encore… du Léo Ferré » date du printemps 1958. Je reviendrai dans la section « Léo Ferré chante les poètes » sur le disque enregistré l’année précédente, consacré aux Fleurs du mal de Baudelaire. C’est certainement le disque le plus diversifié sur le plan musical de ces années Odéon. Ce 33 t avait été précédé d’un 45 t six mois plus tôt comprenant trois chansons reprises sur cet album : Mon Sébasto, Java partout et La zizique. On retrouve également sur ce dernier disque Odéon les deux chansons incluses dans l’album « Poète vos papiers », L’été s’en fout et Les copains d’la neuille, plus une rescapée de l’un des 78 t de 1955, La chanson triste (toutes trois étant réengistrées avec des arrangements différents). Deux titres sur des textes de Jean-Roger Caussimon, Le temps du tango et Mon camarade complètent la liste des chansons déjà commentées.

Quatre chansons de ce 30 cm se réfèrent explicitement à la musique et à des musiciens. Côté java, celle-ci se trouve représentée par Java partout (« A Paris y’a Mimi / Qui a r’mis son pinson / Dans l’commerce / Pour jouer d’la java »). Un ton doux amer dans lequel Ferré excelle. Côté jazz, le traitement s’avère différent d’une chanson à l’autre. Dans l’entraînante La zizique (» La zizique / Ça t’agrippe / Et te pique / Tout’s tes nippes ») on y entend un jazz de l’entre-deux guerre, plutôt bon enfant. Même si comme en contrepoint le texte laisse planer quelque ambiguïté sur la zizique en question. D’ailleurs dans Le jazz band Ferré s’exprime plus explicitement sur cette musique (« Le piano qu’était pas Chopin / S’donnait pourtant un mal de chien ») ou (« La guitare s’est arrangée / Pour planquer Bach à la Pitié »). En revanche, ce ton caustique n’est plus de saison avec la sobre et néanmoins émouvante Dieu est nègre (une incursion dans le domaine du blues tout à fait réussie). Il s’agit d’un hommage rendu aux musiciens de jazz à travers la figure du « Pauvre Jimmy » (« Y’avait dans la gorge à Jimmy / Tant de soleil à trois cent balles / Du blues du rêve et du whisky / Tout comm ‘ dans les bars à Pigalle »). C’est toute la différence entre une certaine mythologie du jazz (ou une martyrologie à laquelle Ferré s’avère sensible, toutes musiques confondues), et la perception d’un genre musical au sujet duquel Ferré reste ambivalent.

Rien par contre ne relie les trois dernières chansons de ce disque : L’étang chimérique, Tahiti, La vie moderne. La présence de L’étang chimérique étonne dans cet ensemble. Cette chanson semble avoir été écrite dix ans plus tôt. Elle relève d’un classicisme, musique et texte confondus (« Nos plus beaux souvenirs fleurissent sur l’étang / Dans le lointain château d’une lointaine Espagne ») que Léo Ferré avait abandonné depuis des années. Il est dommage que Tahiti soit restée méconnue. D’abord pour le texte (« J’mettrais la Tour Eiffel / Dans mon chapeau et d’en haut / Je confondrai les ciels / De Tahiti à Paris »), l’un des plus inspirés dans un genre qu’affectionne Ferré : une narration où l’imaginaire s’en vient buter contre le réel : (quoique là, en l’occurence, la poésie reprenne tous ses droits : « Quant la Seine ressemble / A Tahiti / Comme une amie / On est partout / Quand on est / A Paris, à Paris »). Et pour l’accompagnement musical : un piano et un orgue sonnant terriblement « moderne » en cette année 1958 (le son, ou presque, que l’on entendra en 1980 dans quelques unes des chansons de l’album « La violence et l’ennui »). Mais personne ne put le constater puisque Tahiti ne fut réédité qu’en 1993 dans l’intégrale Odéon. D’une longueur inhabituelle à l’époque pour le format chanson (sept minutes et plus), La vie moderne clôt cet excellent cru 1958. Ferré y brocarde une « vie moderne » débitée en tranche, et débinée dans un registre proche de l’esprit chansonnier (genre auquel se rattachera plus tard, entre autres exemples, le cycle des Temps difficiles). Ici les référence sont cependant moins politiques que branchées sur l’air du temps (« C’est comm’ les machin’s à laver / Ça vous lessiv’ tout un quartier / Et puis ça passe incognito / C’est pas comm’ cell’ du Portugal / Si ell’ lavaient… y’aurait pas d’mal / Mais elles repassent… à la radio / La vie moderne, vie moderne »). Une curieuse musique, à la fois désuète et sarcastique, vient redoubler le texte en y renforçant l’aspect ironique.

On ne quitte pas ces années Odéon sans mentionner les deux disques enregistrés en public. Le premier à l’Olympia en 1955, et le second à Bobino en janvier 1958 (donc avant la parution du dernier 30 cm). A l’Olympia un orchestre, celui de Gaston Lapeyronnie, reprend grosso modo les arrangements des disques studio. On peut lui préférer le concert Bobino (déjà évoqué), mieux capté. Il se trouve précédé de l’annonce (délicieuse) de la présentatrice : « Voici, accompagné par ses copains, Léo Ferré ». A part Les indifférentes (sur un texte de Jean-Roger Caussimon), et Comme dans la haute, toutes les chansons avaient déjà été enregistrées en studio. Un dernier mot sur Comme dans la haute, que l’on situera dans la lignée de La grande vie, chute comprise (« Pourtant y’m’manque un je n’sais quoi / Quand on s’regarde au fond d’la nuit / Tu m’dis plus rien alors j’m’ennuie / Comm’ dans la haute »).


LE DÉBUT DES ANNÉES BARCLAY


Deux années s’écoulent avant que ne paraisse un disque de Léo Ferré. C’est sous le label Barclay que sort en 1960 l’important 25 cm qui permet à Ferré de recevoir le meilleur des accueils critiques de sa carrière, et de rencontrer le grand public (tout comme Brassens quelques années plus tôt, et Brel plus récemment). Léo Ferré est désormais considéré comme un auteur-compositeur-interprète à part entière. Il ne va d’ailleurs plus écrire pour d’autres interprètes. Certains d’entre eux, Catherine Sauvage en premier lieu, reprendront quelques unes des chansons de la période à venir, cela pourtant ira en se raréfiant, sans pour autant concurrencer les interprétations de Ferré (à l’exception, remarquée, de Juliette Greco avec Jolie môme). Il est vrai que le répertoire de Léo Ferré se radicalisant, les candidats deviendront rares, voire rarissimes au fil des ans. Plus tard, à partir des années 1970, du temps s’écoulera entre la création d’une chanson par Ferré et sa reprise par un autre interprète (Avec le temps le plus souvent, et La mémoire et la mer). Mais cela s’apparentera davantage, les temps ayant changé, à de la « reconnaissance ». Pour revenir à ce premier 33 t de l’ère Barclay, ce disque se distingue des précédents, et plus particulièrement du dernier d’entre eux (« Encore… du Léo Ferré »), par le choix d’orchestrations plus homogènes, mais aussi plus traditionnelles, confiées à Paul Mauriat et Jean-Michel Defaye. Un choix, par conséquent, au détriment de celui, plus hétérogène, de la liberté de ton musicale relevée avec le dernier disque des années Odéon.

Ceci dit, indépendamment de cet aspect strictement musical, ce disque, à l’aune de la carrière de Léo Ferré, comprend des titres de l’importance de Jolie môme, Comme à Ostende, et l’archétypique Les poètes. Toute sa vie Ferré chantera les poètes, jouant par cela même un rôle de passeur auprès d’auditeurs qui, sans cette médiation, n’auraient sans doute pas pris connaissance, même fragmentairement, des oeuvres d’Apollinaire, de Baudelaire, de Verlaine et de Rimbaud. Ces poètes-là, et bien d’autres, hommage leur est donc rendu par Léo Ferré dans la chanson Les poètes. Un hommage « à la Ferré », il va sans dire, car pareille reconnaissance se situe dans la tradition verlainienne du « poète maudit ». Ici « Ce sont de drol’s de typ’s qui vivent de leur plume / Ou qui ne vivent pas c’est selon la saison / (…) / Leur âme est en carafe sous les ponts de la Seine / Leurs sous dans des bouquins qu’ils n’ont jamais vendus / (…) / Leurs bras tout déplumés se souviennent des ailes / Que la littérature accrochera plus tard / A leur spectre gelé au-dessus des poubelles / Où remourront leurs vers comme un effet de l’art ». Et puis cette chute que l’on aime tant, tellement féréenne : « Ils ont des paradis que l’on dit d’artifice / Et l’on met en prison leurs quatrains de dix sous / Comme si l’on mettait aux fers un édifice / Sous prétexte que les bourgeois sont dans l’égout… ».

On entendit davantage Panane en 1960, que Les poètes ou Comme à Ostende, deux chansons pourtant d’une autre étoffe (et que la postérité a retenu). Dans doute fallait-il une chanson de transition, entre le Ferré précédent et celui-ci : Paname (dans la lignée des Paris Canaille, L’homme, mais un ton en dessous) faisait l’affaire. La seconde chanson de ce disque à bénéficier de nombreux passages radio, Jolie môme, reste l’un des titres les plus connus de Léo Ferré. Parce que, dans cette veine populaire, comment mieux l’évoquer en quatre vers de trois pieds : « T’es tout’ nue / Sous ton pull / Y’a la rue qu’est maboule / Jolie même ». Même si nous avons comme une préférence pour « T’as qu’un’ source / Au milieu / Qu’éclabousse / Du bon dieu », Jolie môme avec Ferré s’habille en dévergondée, alors qu’avec Greco elle s’encanaille en talons hauts. Léo ou Juliette, qu’importe : nous ne cessons de la croquer cette jolie môme !

Trois chansons ont été composées sur des textes de René Rouzaud (Quand c’est fini ça recommence), de Pierre Seghers (Merde à Vauban), et de Jean-René Caussimon (Comme à Ostende). Les deux premiers titres s’intègrent parfaitement dans l’univers de Léo Ferré : la première raconte l’histoire toujours renouvelée de la rengaine, alors que la seconde sait trouver les mots les plus justes pour décrire la condition d’un bagnard (« On voit passer les nuages / Qui vont crevant / Moi j’vois s’faner la fleur de l’âge / Merde à Vauban »). Le troisième titre est le sommet de la collaboration entre Ferré et Caussimon. D’aucuns, à cause de cette chanson, se déplacèrent jusqu’à Ostende et s’en revinrent déçus. Mieux vaut découvrir une ville « en toute innocence » et laisser les chansons dans un coin de notre imaginaire. Mais cela est-il possible avec une chanson de ce tonneau-là ? A travers cette incomparable évocation du port belge, la voix de Ferré se souvient de tous les ports du monde, comme s’il fallait, pour rameuter tous ces souvenirs, les chanter dans le registre de l’opéra. : « Mais voilà qu’tout au bout d’la rue / Est arrivé un limonaire / Avec un vieil air du tonnerre / A vous fair’ chialer tant et plus ». Et nous, réécoutant Comme à Ostende, qui avons les larmes aux yeux une fois de plus.

Aucun titre n’est négligeable sur ce 25 cm. Les deux dernières chansons, Si tu t’en vas et La maffia ne déparent nullement dans cet ensemble relevé. Surtout la savoureuse Maffia, qui n’a pas été sans contribuer à la « mauvaise réputation » de Ferré dans le milieu de la chanson : « Tu vas traînant tes rengaines / Le long de la longue scène / En crachant sur ceux qui t’gênent / Et la maffia, elle aim’ pas ça ! ». Comment ne pas signer des deux mains, en laissant le dernier mot à Léo Ferré : « Si tu chant’ ma chansonnette / Pour fair’ ton métier d’vedette / T’as qu’à barrer c’qui t’embête / Avec des x avec des X / Ou bien chanter en angliche / Les conn’ries qui plaisent aux riches / Alors tu s’ras sur l’affiche / A Coquatrix à Coquatrix ».

Il s’agit bien d’une embellie que va amplifier le succès, plutôt inattendu, de l’album consacré à Aragon peu de temps après. Nous sommes en 1961. Du premier disque Barclay (courant 1960), à celui reprenant une bonne partie des chansons crées sur la scène de l’Alhambra (fin 1961), Léo Ferré grave quarante chansons dans la cire. On ne trouve pas d’équivalent dans sa carrière. Durant les deux années précédentes, Ferré, alors « libéré » par la firme Odéon, avait certes écrit de nombreuses chansons. Il importe maintenant de faire le point sur l’année 1961, importante à bien des égards.


ANNÉE 1961 : LE RÉCITAL DE L’ALHAMBRA


Léo Ferré devait sortir un nouveau 25 cm au printemps 1961. Nous savons par René Belleret que ce troisième opus Barclay sera gravé et pressé mais jamais distribué, pour finalement passer au pilori ! Il comptait huit titres qui, selon toute vraisemblance, auraient tous été censurés sur les ondes des radios nationales. En ces temps de gaullisme triomphant le ministre de l’Information, le sinistre Alain Peyrefitte, contrôle de très près cette même information : Anastasie ne chôme pas, y compris et surtout en matière de chansons. Des années durant, de nombreuses chansons de Ferré seront interdites d’antenne. Il nous faut citer les huit titres composant ce disque pilonné : Mon général, Regardez-les, La gueuse, Pacific blues, Les rupins, Miss guéguerre, Thank you Satan, Les quatre-cent coups. Cela promettait ! La première, Mon général, datait de 1947. Elle sera enregistrée un an et demi plus tard sur la scène de l’ABC : un enregistrement public au tirage restreint (donc rapidement indisponible et non repressé). La gueuse et Thank you Satan se retrouveront sur l’album public enregistré à l’Alhambra (sorti fin 1961). Regardez-les complètera, avec d’autres chansons créées à l’Alhambra (mais non reprises sur ce même disque), le 25 cm « Paname » pour passer à l’état de 30 cm. Autres chansons crées à l’Alhambra, Miss guéguerre, La gueuse, Les rupins, Thank you Satan, se retrouveront sur un curieux 45 t intitulé « Les chansons interdites de Léo Ferré ». Quant à l’excellente Pacific bues, l’album de l’année 1967 l’accueillera.

Un 45 t précède ce fameux concert à l’Alhambra. Il comporte l’une des chansons les plus connues de Léo Ferré, Vingt ans (qui sera la dernière de cette première époque Barclay à bénéficier de nombreux passages radios). Elle traite d’un thème cher à l’auteur : le passage du temps. Ici Ferré s’attarde sur ce que d’aucuns appellent « le plus bel âge de la vie », vingt ans soit. Comment ne pas être pris par la voix de Ferré et la justesse de ses images : « Quand on aim’ c’est jusqu’à la mort / On meurt souvent et puis l’on sort / On va griller un’ cigarette / L’amour ça s’prend et puis ça s’jette ». Et puis c’est l’occasion de dire combien l’orchestration de Jean-Michel Defaye - magnifiques cuivres ! - contribue à la réussite d’une chanson sur laquelle le temps n’aurait pas de prise. Sur ce même 45 t la collaboration entre Ferré et Caussimon se poursuit avec Nous deux. Et Les chéris témoigne, si besoin était, de l’amour de Ferré pour les chevaux.

La quatrième chanson de ce 45 t, Les temps difficiles, relève d'un traitement particulier. Là il est préférable d’écouter l’enregistrement de l’Alhambra en raison de la participation du public. Deux autres versions des Temps difficiles suivront : la deuxième lors du concert de l’ABC en 1962 plus haut évoqué, la troisième en 1966 au Casino de Trouville. Dans ce cycle des Temps difficiles Ferré cultive une veine chansonnière. On peut le préférer dans d’autres registres tout en reconnaissant l’efficacité de ces chansons sur le public en concert. Enfin il n’est nullement question de bouder son plaisir devant les saillies bienvenues du chanteur/pamphlétaire. Et puis, pour revenir à la version de 1961, qui se référait alors à la torture pendant la guerre d’Algérie dans une chanson ? (« Fil’ moi ta part, mon p’tit Youssef / Sinon j’te branche sur l’EDF ») ; personne, sinon Léo Ferré ! Le chanteur y brocarde l’époque, du Figaro à Vadim, en passant par Hallyday, BB et Aznavour (« Si d’Aznavour j’avais la voix / Je pourrais m’voir au cinéma / Mais la petite vague m’a laissé là / Moi moi moi qui m’voyait déjà »), les deux K, et les productions de Mille. Dans la seconde version des Temps difficiles, ce sont les référendums gaullistes, Gabin, la télé-censure, le Pape, Kennedy et Cuba (« A cuba y’a pas qu’du tabac / D’la canne à sucre et d’la rumba / Y’a du suspens et d’la terreur ») sur lequel s’exerce la verve de Ferré. Dans la dernière version,, il s’en prend à Malraux (censurant La religieuse), Courrège, Zitrone, Barrault, les Américains (« Johnson perçait sous Kennedy »), de Gaulle, la SFIO, Mireille Mathieu.

Quatre chansons créées sur la scène de l’Alhambra ne figurent pas sur disque en public sorti en décembre 1961. Elles se retrouveront sur l’album 30 cm qui rependra l’intégralité des titres du 25 cm de 1960. Trois de ces chansons, Chanson mécanisée, Le vent, Nous les filles, paraissent un ton en dessous dans le contexte de cette riche année 1961 (on en excepte Regardez-les, co-signée avec Francis Claude, une chanson antimilitariste qui de surcroît incite le soldat à retourner son fusil contre ceux qui l’ont armé). Ce qui n’est pas le cas des « chansons censurées » du printemps 1961, crées sur cette même scène, qui comme je l’ai, précisé se retrouveront sur le 45 t « Les chansons interdites de Léo Ferré ». Ce concert Alhambra contribue à ranger Léo Ferré parmi les « grands » de la scène hexagonale. Précédé d’un récital au Théâtre du Vieux Colombier, l’auteur de Jolie môme donne enfin la mesure de son talent scénique. Un nouveau public s’est déplacé en ce début de décennie pour venir entendre Léo Ferré. Les années Odéon semblent déjà loin.

On peut différencier dans ce récital à l’Alhambra les chansons contestataires, politiques, de critique sociale des autres. Ces dernières couvrent un large spectre et convoquent des thèmes déjà traités par l’auteur. Vingt ans mise à part, elles sont à classer dans la rubrique « bons Ferré », sans plus. Passons sur Les parisiens, Paris inspire davantage Ferré que ses habitants, pour davantage l’illustrer avec Ta parole (« Ta parole / Ma parle / Ça fera chanter ») et Les femmes. Léo Ferré, on s’en souvient, s’en était pris à la gent masculine (L’homme) dans l’une de ses meilleures chansons des années Odéon. On dira que Les femmes, sorte de pendant à la précédente, est une chanson « bien roulée », enlevée, qui souvent fait mouche, mais un tantinet misogyne. Et pourtant les auditrices, à l’époque, ne semblaient pas s’en offusquer. Chanson pour elle fait entendre un tout autre son de cloche. Citons les vers suivants : « Si ton astre noir où je m’illumine / Était le calice et si j’étais Dieu / J’y boirais la mort jusqu’à la racine / Et puis je m’en irais refaire les cieux »). On comprend difficilement que Ferré et la maison Barclay n’aient pas retenu Chanson pour elle sur l’album en 1972 consacré aux « Chansons d’amour de Léo Ferré ». La concurrence, il est vrai, étant rude.

Ce récital en tout état de cause installait Léo Ferré tête de proue d’une chanson plus contestataire que véritablement engagée. Cette dernière qualité n’a d’ailleurs jamais été revendiquée par un Ferré plutôt rétif sur la notion d’engagement. Encore faut-il préciser de quoi l’on parle. On peut aussi bien s’engager à gauche qu’à droite. Et puis un « engagement libertaire » (si ceci à un sens) ne saurait se confondre avec un « engagement communiste ». (qui rime encore avec staliniste en ce début des années soixante, et cela perdurera encore une bonne dizaine d’années). La contestation chez Ferré prend souvent la forme d’une satire politique, sociale, ou dans le domaine des moeurs. Dans Cannes la braguette (nous revenons à l’Alhambra 61), il brocarde la faune qui se retrouve à la belle saison sur la Côte d’Azur. Un genre à mi chemin de la critique sociale et d’une veine chansonnière. On pourrait dire la même chose de la sarcastique Les rupins, nonobstant le féroce dernier couplet (« On coupe une têt’ par ci par là / Vingt ans après vous r’voilà / Les rupins c’est comm’ la chienlit / Plus qu’on l’arrach’ plus ça s’produit »). Le programme des Quatre cent coups consiste à mettre la poésie dans la rue, et le cinéma dans la vie (« Aller au cinéma palace / Et s’engouffrer dedans l’écran / Prendre Bardot par la tignasse / Et la carrer dans nos divans »). Dans Miss guéguerre l’antimilitarisme de Ferré concilie violence et ironie.

Parmi ces chansons inédites, la ferveur du public se porta naturellement sur Thank you Satan. Régulièrement reprise sur la scène tout au long de la carrière de Léo Ferré (dommage que la version avec les Zoo, lors d’une série de concert à l’Olympia, n’ait pas été enregistrée), Thank you Satan figure parmi les chansons emblématiques de l’auteur. A croire que Léo, comme il l’annonce, avait reçu « une commande du diable ». Celle-ci ressemble à s’y méprendre à une profession de foi signée Léo Ferré : « Pour les étoiles que tu sèmes / Dans le remords des assassins / (…) / Pour les idées que tu maquilles / Dans la tête des citoyens / Pour la prise de la Bastille / Même si ça ne sert à rien (…) / Pour les poètes que tu glisses / Au chevet des adolescents / Quand poussent dans l’ombre complice / Des fleurs du mal de six sept ans / (…) / Pour le péché que tu fais naître / Au sein des plus rudes vertus »). L’anarchie, bien sûr, dans ces superbes quatre vers : « Pour l’anarchiste à qui tu donnes / Les deux couleurs de ton pays / Le roug’ pour naître à Barcelone / Le noir pour mourir à Paris / Thank you Satan »). Enfin, pour conclure : « Et qu’on ne me fasse point taire / Et que je chante pour ton bien / Dans ce monde où les muselières / Ne sont pas faites pour les chiens / Thank you Satan ! »). A chacun son diable, dirions nous. Celui chanté par les Rollingstones vers la fin des années 1960 paraît conventionnel en regard de celui de Léo Ferré, qui prend les traits du « grand subversif ». Un mot sur l’accompagnement musical, tout à fait en accord avec le texte, sarcastique à souhait.

Ce récital se termine par Y’en a marre, l’exemple même de ces chansons qui prennent une autre dimension en public. Nous sommes également dans un registre de type « profession de foi », celle-ci s’avérant cependant plus « brut de décoffrage » et moins ironique que Thank you Satan, sans pour autant que l’on nie son efficacité sur scène (« Un jour nous ferons notre pain / Dans vos pétrins / Avec nos armes »). Quelques années plus tard, Brassens reprendra dans le couplet final du Grand Pan une thématique proche de celle des derniers vers de Y’en à marre. Mais là où le Christ de Brassens descend du « calvaire en disant dans sa lippe / Merde je ne joue plus pour tous ces pauvres types / Je crois bien que la fin qui monde soit bien triste », celui de Ferré lâche là sa croix, ses épines et sa rédemption pour s’en aller gueuler « Y’en à marre ! ». N’est-ce pas significatif de ce qui, entre autres exemples, sépare Brassens et Ferré ?


ANNÉES 1962, 1963, 1964 : DÉBUT DE LA TRAVERSÉE DU DÉSERT


Léo Ferré reprend un an plus tard le chemin de la scène. Cette fois c’est à l’ABC qu’il se produit. Trois des chansons enregistrées sur la scène de l’ABC (dans un disque, je le rappelle, limité à la vente) ne figurent pas sur le 30 cm sorti la même année. La première, Mon général, faisait partie du disque « censuré » du début 1961. Crée en 1948 au cabaret (alors que de Gaulle venait de quitter ses fonctions de chef du gouvernement pour prendre la tête du RPF), elle réapparaît dans le tour de chant de Ferré lors du retour aux affaires du général. A vrai dire cette « adresse » n’a pas le côté irrespectueux qu’on s’attendrait à y trouver (présent, ici ou là, dans plusieurs chansons à venir des années 1960), eu égard l’ancienneté de Mon général. La censure n’a retenu que le titre de la chanson et le nom de l’interprète pour l’interdire ! Autre chanson non reprise de l’ABC, T’as payé s’inscrit dans la veine chansonnière des Temps difficiles (dont la seconde version vient compléter cette liste de trois chansons).

Deux trois mois plus tard Léo Ferré sort ce 33 t plus haut évoqué. On peut parler d’un disque inégal, tout comme le seront les deux suivants. La langue française est un brillant exercice de style sur les ravages du franglais. T’es chouette, ressemble à un remake de Jolie môme, un ton en-dessous cependant. Dans La vie est louche, cette vie s’avère d’autant plus louche que la rime est riche (« La nuit s’isole / et dégringole / la lune obscène / à l’avant-scène / fait la retape / et puis se tape / l’ombre qui rime / avec la frime »). Ferré reprend (Les tziganes)une figure familière de la chanson des années cinquante, voire soixante, celle du gitan : avec le rythme en plus (les violons décoiffent !) et les habituels clichés en moins. Une chanson d’ailleurs reprise par d’autres interprètes, dont Yves Montand.

Dans ce disque relativement « apaisé », après les coups de gueule de l’année précédente, trois chansons sortent du lot. On se souvient du Piano du pauvre et de ses « javas perverses ». Rien de tel avec Mister Giorgina : cette chanson nous entretient du métier d’accordéoniste qui ne nourrit pas toujours son musicien (« Car la musiq’ foutu métier / Ça chante ça gueul’ ça fait rêver / Et ça s’envol’ comm’ les paroles »). Le tragique n’est jamais loin quand la tristesse affleure (« Et dans la rue tes récitals / Ça nous fait un peu mal / Avec ton Pleyel en sautoir »). C’est sur un tango déchirant que Ferré nous raconte la vie d’un accordéoniste. Si cette pourtant belle chanson avait trouvé son public, celui-ci aurait pu constater que ce Mister Giorgina, et le Jimmy de Dieu est nègre étaient les deux faces d’une même pièce.

Ça t’va ensuite, ou l’amour magnifié par Léo Ferré. Nul autre que lui pouvait écrire les vers suivants : « Tes plats mijotés / tell’ ment qu’on dirait / manger d’la luxure ») ou (« Tu t’sape chez l’couturier d’ton cru / qu’a des harnais démocratiques ») ou encore (« et que j’te demand’ si t’es parée / tu m’dis avec ton air anar / moi j’ai l’soleil sur la façade »). D’aucuns objecteront : trop c’est trop, quand on connaît la suite. Il s’agit certes d’une toute autre chanson. Mais qu’importe ! La musique et l’orchestration jouent le jeu à fond, tout comme l’interprétation. Et c’est beau comme peut l’être l’excès chez Ferré. Suffisamment en tout cas pour mettre à distance - trois minutes durant - toute réserve sur l’amour conjugal.

Avec T’es rock coco ! Léo Ferré ne caressait nullement dans le sens du poil la nouvelle génération, celle qui découvrait le rock and roll en plébiscitant les pâles imitateurs de chanteurs, chanteuses et groupes made in USA. C’est le ton, la manière de déclamer qui attirent d’abord l’attention : la violence paraît de mise lorsqu’il s’agit de vitupérer la société (« Avec nos journaux pansements / Qui sèchent les plaies prolétaires / Et les cadavres de romans / Que les Goncourt vermifugèrent / Avec la société bidon / Qui n’anonyme et prospère / Et puis la rage au pantalon / Qui fait des soldats pour la guerre / T’es rock coco ! ». On regrette, tout comme pour Thank you Satan, que Ferré n’ait pas repris plus tard cette chanson durant la période où il était accompagné par les Zoo. T’es rock coco ! n’aurait rien perdu de sa virulence, bien au contraire.

Comme l’indique le titre de l’album qui suit (« Ferré 64 »), Léo Ferré sort un nouveau 30 cm en 1964. Dans ce disque où le meilleur côtoie le plus convenu, comme dans l’album précédent, une évolution cependant se fait sentir. L’aspect « apaisé » de certaines chansons du Ferré 62 évolue ici vers quelque chose qui ressemble à de la mélancolie (c’est d’ailleurs le titre de l’une des chansons de ce cru 64). On parlera d’un disque de transition, voire de « traversée du désert » (s’il faut évoquer un processus de désaffection du « grand public » qui perdurera jusqu’en 1968). Nous sommes en pleine vague yé yé et Ferré se trouve rarement programmé sur les chaînes de radio. A l’exception, toute relative, de C’est le printemps. Du Ferré cousu main, classieux, attendu, bien servi par l’interprétation. Dans un registre comparable, Titi de Paris égraine ses vers de quatre pieds entre la porte Maillot et celle de Vincennes. Plus ambitieuse, Le marché du poète réclame une oreille attentive. Moins désinvolte qu’il n’y parait cette chanson se révèle vacharde à souhait (« Au pays / de Descartes / les conn’ries / S’foutent en carte / ou au quai Conti »). Et que rapporte la femme du poète quand elle va faire le marché ? Mais « Un cigar’ de Mexico / Gros comm’ un cachalot » ou « Des crayons pour fair’ les yeux / Aux larmes du pot-au-feu ».

On change de tonalité avec La gitane. Ce n’est pas tant le texte qui attire ici l’attention que la musique. On retrouvera ensuite souvent chez Ferré un climat musical comparable à celui de La gitane. Cette ambiance douce-amère, ou mélancolique, est également présente dans Les retraités (« Y’a pas qu’au guignol / Qu’il y a des planches »). Une chanson à des années lumières des fringants seniors d’aujourd’hui, du moins de l’image qu’on en donne. La mélancolie, soit, restons y : « C’est revoir Charlot à l’âge de Chaplin / C’est un chimpanzé / Au zoo d’Anvers / Qui meurt à moitié / Qui meurt à l’envers / Qui donnerait ses pieds / Pour un revolver »). Et puis surtout : « C’est un désespoir / Qu’a pas les moyens »). Dans un tout autre genre, Mon piano séduit par sa concision. Dans ce petit joyau d’un peu plus d’une minute, les mots claquent comme des accords de piano. Il suffit d’une homonymie, faim et fin, pour dire l’essentiel (« En quarant’ cinq Bela Bartok / Est mort à New York / Mort de faim d’piano / Fin d’piano fin d’piano fin d’piano ». Le piano peut être reconnaissant.

Sans façons ne prend pas de gants avec le général (chanson évidemment censurée) : « Et pour c’qui est d’ta forc’ de frappe / On a nos poings et puis on frappe / Et ça nous coûte pas un radis / T’as pas compris ». Ou bien, prémonitoire : « Et dans les rues d’quatre-vingt-neuf / Où coul’ du sang qu’est encore frais / Si t’y allais pour t’faire cuire un oeuf / Ça f’rait d’l’effet / Vu qu’on machinait les pavés / Quand on faisait valser l’histoire / Dans l’drapeau noir »). Une bonne transition pour en venir à la « chanson phare » de ce cru 64 : Franco la muerte. Comment mieux concilier les expressions poétique et politique que dans cette chanson ! Cela doit même être entendu d’un point de vue littéral : « Vienne le temps des poésies / Qui te videront de ton lit / Quand nos couteaux feront leur nid / Au coeur de ta dernière nuit ». Cette chanson fut longtemps l’un des chevaux de bataille de Léo Ferré en public. Le tout sur une musique haletante, comme cédant à un sentiment d’urgence, où l’interprétation met en valeur chacun des mots. L’Espagne toujours, celle « des camarades ». Il faut entendre le sort fait par Ferré aux rimes en « arde » : « Tu t’es marié à la camarde / Pour mieux baiser les camarades / Les anarchistes qu’on moucharde / Pendant que l’Europe bavarde »). Et puis ces deux vers, superbes : « Toi tu fais pas d’littérature / T’es pas Lorca t’es sa rature ». Chapeau Léo !

Je laissais entendre plus haut que ce cru 64 signait en quelque sorte le divorce de Léo Ferré avec les médias (à l’aune principalement de la diffusion radiophonique, la plus importante ces années-là). Comment expliquer cette rapide désaffection ? Parce que le côté « grande gueule » de Ferré déplaisait ? Parce que l’intéressé ne se prêtait pas au jeu promotionnel ? Parce que la vague yè yè lui était préjudiciable (plus qu’à Brel et Brassens par exemple) ? A ce sujet nous disposons avec Épique époque d’un document précieux sur l’époque en question. Ferré dans cette chanson ne rate pas ses cibles, et ses formules assassines seront diversement appréciées (pour faire dans la litote) : « Et cet Europe Un / Et ce Luxembraque / Qui t’env’lopp’ les uns / Pendant qu’les autres claquent / C’est l’époque opaque / Yé yé / Lucien Morisse / C’est un très grand artiste / Et ce Filipachi / C’est l’un de mes amis / Salut les copains / Vous entendrez demain / De nouvelles salades / L’Europe est bien malade »). On comprend mieux pourquoi les nouvelles chansons de Ferré ne passaient plus sur les ondes de « Ces boit’s à radio / A ragoût pour idiots ». Et l’agacement, pour ne pas dire plus, de Ferré devant « Ces garçons qui chantent / Des chansons idiotes / Qui t’mettent sur la jante / En roulant d’la glotte »). Bien entendu, on a jamais entendu Léo Ferré dans l’émission « Salut les copains » (alors que Brassens quelquefois, et Brel plus rarement y ont été programmés). On referme ce « Ferré 64 » avec Quand j’étais môme, qui traite d’un thème comparable à celui de Épique époque, mais sur un tout autre mode. Plus mélancolique dirais-je : les jeunesses se suivent et se ressembleraient, quoique…


LÉO FERRE DANS « POÈTES D’AUJOURD’HUI »


On peut parler d’un évènement : celui à la toute fin de l’année 1962 de la parution dans la prestigieuse collection « Poètes d’aujourd’hui », chez Seghers, d’un Léo Ferré écrit par Charles Estienne. On rappelle que cette collection, crée en 1944 par Pierre Seghers, adoptait le principe d’une étude consacrée au poète choisi, suivie d’un choix de ses poèmes. Paul Éluard (par Louis Parrot) avait inauguré cette collection avec un ouvrage qui s’était vendu à 300 000 exemplaires ! Pour la première fois un chanteur-auteur-compositeur se retrouvait au sommaire de « Poètes d’aujourd’hui ». Il s’agissait du n° 93 de la collection (devant, en quatre-vingt-quatorzième position, Mallarmé !!!). Brassens (n° 99), puis Brel (n° 119) suivront. Il y avait de quoi s’étonner, sinon plus de trouver ensuite Aznavour (n° 121, précédant, excusez du peu, les Paz, Benn, Genet, Vian, Daumal, Round, Akhmatova, Crevel, Mandelstam, etc) dans cette collection (avant, pour rester dans la chanson, Leclerc, Trenet, Sylvestre, Barbara, Gainsbourg, et d’autres, Nougaro devant attendre 1974 et la trentième position pour y figurer !). C’est sans doute la raison pour laquelle Seghers créera en 1966 la collection « Poésie et chansons », en la confiant à Lucien Rioux, qui reprenait, dans l‘ordre, Ferré, Brassens, Brel… Ferré, à l’époque s’était insurgé contre cette nouvelle classification : il voulait rester le n° 93 de « Poètes d’aujourd’hui (« entre Dylan Thomas et Mallarmé ») et refusait d’être le n° 1 de « Poésie et chansons ».

L’étude de Charles Estienne, un critique d’art proche des surréalistes, ne manque pas d’intérêt. Son auteur se livre à des rapprochements pertinents, avec Bunuel, Perret et Breton par exemple, jamais retrouvés ensuite dans la copieuse littérature consacrée à Léo Ferré. Dans la partie « chanson » du « choix de texte », le lecteur de décembre 1962 découvrait La poésie fout l’camp Villon !, jamais enregistrée par Ferré, ainsi que La faim et L’art d’aimer (premier titre de On s’aimera) qui seront enregistrées en 1966. Mais également Où vont-ils (que Ferré reprenait parfois en public), finalement enregistrée en 1990 dans « Les vieux copains ». Dans la partie « poèmes » nous retrouvons non pas des poèmes présents dans le recueil Poète vos papiers ! (n’ayant pas été mis en musique par Ferré), mais un long poème (sans titre) dont la moitié des vers seront repris avec Écoute-moi, et un extrait de ces fameux Chant de la fureur sur lesquels je reviendrai plus loin. Enfin la partie « Proses » nous mettait sous les yeux trois textes (Le style, Lettre au miroir, A la folie) qui déjà anticipent les longs monologues des décennies 70 et 80.


ANNÉES 1965, 1966 : UNE PREMIÈRE INFLEXION


En 1965, sort un disque 45 t de Léo Ferré comportant quatre chansons nouvelles. Le recours à un tel format est inhabituel chez lui. Ce 45 t comporte l’un des titres les plus importants de l’oeuvre de Léo Ferré, Ni Dieu ni maître. Cette chanson, qui plus que d’autres se trouve liée à la personnalité de son interprète, s’est d’abord fait connaître par la scène. Quatre ans s’écouleront avant que les auditeurs d’une chaîne de radio (l’émission Campus de Michel Lancelot sur Europe N°1) puissent l’entendre. Entre temps, il est vrai, mai 68 était passé par là. Ni Dieu ni maître va rapidement devenir l’une des chansons emblématiques de Léo Ferré, même en dehors des milieux libertaires. Ferré l’a conservé toute sa vie dans son tour de chant et la reprendra sur le disque « Et… basta ! ». Le propos de cette chanson, un manifeste contre la peine de mort, s’élargit à la condamnation de toute oppression dans le sens de l’expression « Ni Dieu ni maître » (« Cette parole d’évangile / Qui fait plier les imbéciles / Et qui met dans l’horreur civile / De la noblesse et puis du style / Ce cri qui n’a pas la rosette / Cette parole de prophète / Je la revendique et vous souhaite / Ni Dieu ni maître »). L’orchestration de Jean-Michel Defaye et la force de conviction de l’interprète concourent à la réussite de cette « chanson manifeste » contre la peine de mort : « Cette procédure qui guette / Ceux que la société rejette / Sous prétexte qu’ils n’ont peut-être / Ni Dieu ni maître ».

On aurait tort de sous estimer les autres chansons de ce 45 t (excepté L’enfance, plus convenue). La chanson des amants déroule les « huit à seize mesures » d’une valse entraînante (« Ça s’envoie des promesses / Des promesses qui cessent / Dès que tourne le vent »). Dans un tout autre genre, la caustique Monsieur Barclay fait mouche. On ne sait si l’intéressé la prit (la mouche) mais dans cette saynète le deal consiste, citation d’Eddie Barclay (« j’suis pas salaud / et pour la peine / j’vendrai Rimbaud / avec Verlaine »), ceci contre la promesse, le couplet précédent (« Monsieur Barclay / m’a signifié / Léo Ferré / on met l’paquet / afin que j’puisse / bien matraquer / à Europe UN / et chez Fontaine / et chez Lourier / et chez Dufrêne / et moi pas fou / du tac au tac / j’ai dit « Mon loup / v’la ta matraque » / yes yes, boum by / tira me la gamba / sui tramways »). J’ajoute que cette chanson n’est jamais passée chez Fontaine, ni chez Lourier, ni chez Dufrêne, les « programmateurs chansons » respectivement de RTL, Europe n° 1 et France Inter (je ne suis pas certain de l’ordre, les érudits rectifieront). Il existe une version filmée (datant d’un Discorama de 1965) où Ferré chante Monsieur Barclay en s’accompagnant au piano, une interprétation savoureuse et vraiment désopilante. Ce petit chef d’oeuvre de dérision vacharde (tout comme un an plus tôt Épique époque) n’a pas d’équivalent dans la chanson de ces années-là, voire après.

Un an plus tard, en 1966, sort un album intitulé curieusement « Léo Ferré 1916 - 19…). Ce disque de transition, comme le précédent, comprend des chansons de bonne facture et deux incontestables réussites (L’âge d’or et On s’aimera). L’évolution, déjà perceptible avec le « Ferré 64 » vers un registre plus grave, voire une certaine mélancolie, se fait encore davantage entendre depuis l’habillage musical de plusieurs des chansons de ce 30 cm. Presque deux ans après la parution du double album « Ferré chante Verlaine et Rimbaud » (dont il sera longuement question dans la section suivante), Léo Ferré donne ici une définition de la poésie (une parmi d’autres, il y reviendra constamment) dans La poésie justement, en la déclinant depuis de nombreuses occurrences (« J’ai la blancheur du cygne / A blanchir tout Saint-Cyr / Et sur un de mes signes / On meurt pour le plaisir ». Est-elle pour autant là où l’on croit la trouver ? Pas sûr : « D’ailleurs ell’ n’est pas là / Mais dans la têt’ d’un fou / Ou bien chez des voyous »). Durant les années Odéon, Ferré était revenu plusieurs fois en chansons sur la période « de galère » durant laquelle il courrait après le cacheton. Néanmoins le côté gouailleur reprenait le dessus : le misérabilisme s’effaçant devant l’ébauche d’une critique sociale. Ici avec La faim, la gravité paraît de mise : l’auteur l’exprime dans des vers secs comme la trique (ou la misère) qui vont à l’essentiel : l’incertitude des lendemains dont on ne sait pas de quoi ils seront faits (« La faim / Quand ça m’prenait / Maintenant ça va / du moins j’le crois »). Soutenue par une orchestration idoine, La mort annonce la couleur tragique de quelques une des chansons à venir. Ceci « En mettant du noir sur les yeux / Et du sang frais sur les cailloux ». Ce sont les qualités musicales (bien servies par une somptueuse orchestration) qui priment dans ces Romantiques, version 1966. Autres temps, autres moeurs : « Ils regardaient la nuit dans un chagrin d’enfant / Ils regardent l’ennui sur un petit écran ». Après l’accordéon et le piano, Léo Ferré rend un hommage au saxophone (Beau saxo) : ce parent pauvre, un peu louche, parfois canaille (« T’es comme un rossignol / A la voix d’goéland / (…) / T’es comme un soprano / Qu’aurait vendu Callas / Et chant’rai comme un pot / le prologue de Paillasse ».

La verve de Léo Ferré reste cependant intacte. Il suffit d’écouter Le Paladium : une parodie pop/rock qui décrit à la manière d’un entomologiste la « belle jeunesse » qui fait alors le succès de l’établissement. On retrouve avec La complainte de la télé une autre cible du Ferré de l’époque : la télévision. Il y brocarde dans une veine chansonnière cette « montreuse à tout va (…) qu’on appelle la télé ». Le facétieux et presque exhaustif inventaire de la télé de ces années-là (« C’est leurs jeux interlopes qui me luxent les antennes ») ou (« Dans mon lit à colonnes j’peux leur montrer ma Une ») ou (« Moi pour prendre un coup d’air faut que j’me tap’ le rugby ») prêterait moins à conséquence si les deux derniers vers (« Des fois j’suis pas causeuse, c’est quand j’ai mes affaires / Alors je dis Barka ! et j’prends l’frais mon p’tit père ») ne nous remettaient en mémoire une actualité moins souriante. Le Ferré contestataire est plus explicitement représenté par C’est la vie (« La loi qui met les gens au trou / Et celle qui te prend tes sous / (…) / Les urnes de la connerie / Les plébiscites qui nous lient / Le Tyran qui mourra demain / Les pissenlits des lendemains / (…) : L’enfant que je je t’ai pas fait / Toujours un d’moins à s’emmerder / Dans la vie »). La contestation prend une tournure plus ironique avec La grève (« Mais faut jamais même en rêve / Faut jamais faire la grève »).

On en vient aux deux chansons les plus représentatives de ce cru 1966. Léo Ferré chante l’utopie dans L’âge d’or. La sienne appartient d’abord à celle des poètes (« Nous auront du pain / Doré comme des filles / Sous les soleils d’or / Nous aurons du vin / De celui qui pétille / même quand il dort »). C’est le « programme » de tous ceux qui « voient l’incroyable », et s’efforcent de vivre en accord avec leurs rêves plutôt que de subir passivement ce monde (« Nous aurons la mer / A deux pas de l’étoile / Les jours de grands vents »). Un monde qu’il faudrait transformer, cela va de soi, mais sans le pouvoir de l’imagination qu’en est-il ? En attendant, amis, reprenons en choeur : « Nous aurons l’hiver / Avec une cigale / Dans ses cheveux blancs / Nous aurons l’amour / Dedans tous nos problèmes / Et tous les discours / Finiront par « je t’aime » / Vienne et vienne alors / Vienne L’âge d’or ».

On s’aimera n’a pas la même notoriété. C’est pourtant l’une des plus belles chansons de Léo Ferré. Elle traite d’un thème éternel, celui du passage des saisons, décliné ici par Ferré au grée de son inspiration poétique. On y trouve des bonheurs d’expression, par exemple lors de l’annonce du printemps (« on s’aimera ce printemps / quand les soucis guignols / dansent le french cancan / au son du rossignol / quand le chignon d’hiver / de la terre endormie / se défait pour refaire / l’amour avec la vie »), ou celle de l’automne (« quand les oiseaux frileux / se prennent par la taille / et qu’il fait encore bleu / dans le ciel en bataille »). Mais ce sont les paroles de la chanson toute entière qu’il faudrait citer. Tout s’en va et tout renaît, les amours comme le reste. La musique le souligne en un contrepoint nostalgique. Les mots alors se tendent sous la caresse d’un violon (qui nous met presque les larmes aux yeux). Et l’on entend comme un murmure, celui de la mélancolie peut-être.


LÉO FERRÉ CHANTE LES POÈTES


Tout au long de sa carrière, Léo Ferré a mis en musique les textes de poèmes qu’il aimait : du Pont Mirabeau d’Apollinaire à Une saison en enfer de Rimbaud. Nous allons d’abord explorer le principal massif, entre 1953 et 1967, celui comportant deux albums consacrés à Baudelaire, et un double Verlaine/Rimbaud. Cela fut diversement apprécié. Les critiques, du moins certains d’entre eux, n’épargnèrent guère Ferré lors de la sortie de l’un ou l’autre de ces albums, et émirent parfois de fortes réserves, le plus souvent injustifiées pour des raisons où l’on distinguera le général du particulier.

En premier lieu il serait question d’un interdit. Comment, après Duparc, Fauré, Debussy, Ravel, Poulenc, et quelques autres, peut-on mettre de la musique sur les vers d’Apollinaire, de Baudelaire, et de Verlaine (sauf Rimbaud, non visité par ces compositeurs). Il faut un sacré culot, pour ne pas dire de la prétention. Comparons ce qui est comparable. En composant leurs mélodies, sur les vers d’untel, ces musiciens font d’abord du Fauré, du Debussy, ou du Ravel. Critiques et amateurs éclairés se sont toujours accordés pour privilégier dans l’une ou l’autre de ces mélodies la ligne du chant et le caractère de l’accompagnement pianistique (ou orchestral). La lisibilité et la compréhension du texte restant malgré tout secondaires. Gabriel Fauré, nous dit Vladimir Jankelevitch, voulait « un texte mou et qui cède sous les notes, et qui n’offre aucune résistance à la liberté de l’imagination musicale ». C’est ainsi que Fauré fera ses délices, et les nôtres musicalement parlant, des Silvestre, Samain, Mendès, et autres Bussine, bien oubliés aujourd’hui (ce qu’on comprend aisément), alors que ses trois rencontres avec Baudelaire n’ajouteront pas grand chose à son talent mélodique.

Il en va de même avec Claude Debussy, par exemple dans Le promenoir des deux amants : les vers de Tristan Lhermite ne brillent guère par leur originalité, mais en revanche ce cycle s’avère mélodiquement supérieur à celui des Cinq poèmes de Baudelaire. Et il ne faudrait pas croire pour autant que Baudelaire serait inadaptable. Il suffit d’écouter L’invitation au voyage et La vie antérieure mis en musique par Henri Duparc pour se persuader du contraire. Ajoutons que les poèmes de Tristan Klingsor du triptyque de Shéhérazade pêchent par leur exotisme de pacotille et paraissent aujourd’hui bien datés. Et pourtant, ce qu’en fait Ravel confine à l’enchantement. Des qualités mélodiques que l’on est loin de retrouver quand l’auteur du Boléro se confronte à la poésie de Verlaine.

Les exemples ci-dessus relèvent moins de l’évidence avec Francis Poulenc. Plus que ses prédécesseurs, Poulenc s’attache à mettre le texte en valeur, à le rendre audible. De surcroît les poètes convoqués par Poulenc, Apollinaire et Éluard étant les mieux représentés, témoignent du goût sûr de Francis Poulenc pour la poésie. En fait la chanson pointe parfois le bout de son nez chez Poulenc. On ne sait, à l’écoute du poème Le disparu de Desnos (où la musique se met totalement au service du texte), s’il faut encore parler de mélodie ou déjà évoquer la chanson. Et c’est remarquable !

Voilà qui permet de revenir à Léo Ferré. Vouloir comparer ses adaptations à celles de ses illustres devanciers relève de l’absurde. Il s’agit de deux domaines bien distincts. Ferré sert davantage le texte que ne le font Fauré, Debussy et Ravel. Il n’invente évidemment rien sur le plan musical en adaptant ses quatre poètes de chevet. Il les a d’abord choisis en fonction de sa sensibilité et de ses goûts esthétiques. Ceci avec les moyens qui sont les siens, ceux de l’un des meilleurs mélodistes de la chanson française, susceptible de trouver son miel dans la musique savante comme dans celle dite populaire. En fait, Ferré propose son interprétation d’un texte poétique. Elle me semble le plus souvent convaincante, et je l’expliquerai dans le détail. Chaque univers possède sa propre cohérence : celui de Baudelaire d’un côté, comme ceux, dissemblables, quoi qu’associés, de Verlaine et Rimbaud. Enfin, n’en alors déplaise aux gardiens du temple, la poésie ne pouvait qu’y gagner, quand bien même il ne s’agissait pas de celle qui s’écrivait durant les années cinquante et soixante. Je parle à l’imparfait parce que l’interdit évoqué plus haut (défense de mettre de la musique sur ses vers) n’est plus de saison depuis un bon moment. Et plus personne ne reproche à Léo Ferré, ou à quiconque, de transgresser ce qui n’a plus lieu d’être. Et puis, qui s’intéresse encore à la poésie en 2023 ? Pas grand monde.

Le premier album entièrement consacré à un poète, Baudelaire en l’occurence, date de 1957. Cela pouvait s’apparenter à une gageure en raison de la notoriété de certains des poèmes des Fleurs du mal mis ici en musique par Ferré, dont certains l’avaient déjà été au siècle précédent par l’un ou l’autre des compositeurs cités ci-dessus. Le résultat, ce disque intitulé « Les fleurs du mal chantées par Léo Ferré », est mitigé. Le côté « disparate » des mélodies, et des arrangement musicaux, l’expliquent en partie. On peut même parler de « contre-emploi » pour certaines orchestrations : celles là même qui habillent habituellement les chansons de Ferré, dans une veine populaire disons, paraissent quelque peu déplacées avec les poèmes de Baudelaire. Une perle cependant doit être signalée (dans un ensemble inégal où l’on distingue pour le mieux Le serpent qui danse, Le léthé, A celle qui est trop gaie) : cette Mort des amants que Ferré reprendra souvent en public.

De 1964 date le double album consacré à Verlaine et Rimbaud. Il semblerait que ce disque ait pris plus d’importance au fil des années. Je parlerais ici d’un chef d’oeuvre, auxquels Verlaine comme Rimbaud se trouvent associés. Les réserves exprimées ci-dessus sur le Baudelaire de 1957 sont balayées. Et bien évidemment les orchestrations de Jean-Michel Defaye l’expliquent principalement. Entrons dans le détail de ce riche inventaire.

Paul Verlaine d’abord. Jamais la voix du « pauvre Lélian » n’a été restituée avec autant de sensibilité et de justesse. Avec ce qu’il faut de mélancolie, de déchirement, et d’ironie aussi pour illustrer un univers poétique au sujet duquel, premier paradoxe, des générations de lecteurs se sont accordés sur la musicalité du vers de Verlaine. Pourquoi le mettre en musique alors ? Il n’est pourtant pas certain que tous l’entendent. Prenons l’exemple de Il patinait. Ne fallait-il pas rameuter ces violons, à la fin de chaque couplet, pour anticiper le dernier vers, essentiel quant à la compréhension du poème : « Que sera-t-il advenu de lui ». Sur l’ultime vers, célèbre celui-là, de Mon rêve familier, la voix de l’interprète s’en vient se briser (« L’unisson des voix chères qui se sont tues ») sur un rêve auparavant détaillé avec ce qu’il faut de passion retenue pour se souvenir d’un nom et d’un regard. Dans le même registre, celui d’un allègement de la palette, citons le délicieux Je vous vois encore : « Mais vous n’aviez plus l’humide gaité / Du plus délirant de tous vos tantots ». A l’opposé, le caractère mélancolique de O triste se trouve renforcé par le dramatisme de la ligne orchestrale des cordes. On aurait envie de citer le mot de Van Gogh (ou de Pialat) : « La tristesse durera toujours ». A l’opposé presque, quelques notes de saxophone en introduction aux Pensionnaires, qui reviennent sur un mode plus passionné pour illustrer ensuite les gestes de l’amour, restituent le climat de moiteur et d’érotisme propre au poème.

J’ai gardé pour la fin ce pur joyau, Âme te souvient-il ? D’emblée le ton est donné par une ritournelle au piano, envoutante, obsédante, bouleversante, qui reviendra après chaque couplet. Cela tient du vertige d’entendre pareille musique, la parfaite illustration de l’univers nostalgique et mélancolique du poème. A croire que la musique aurait été composée auparavant. Une merveille d’adaptation.

Arthur Rimbaud ensuite. Le changement de climat musical devient sensible. C’est sur un air de tango que la voix de Léo Ferré exhorte Les corbeaux avec les mots de Rimbaud, tandis que L’étoile a pleuré rose cherche ses couleurs du côté du blues. Le piano, seul, accompagne l’interprète dans La chanson de la plus haute tour. Un piano obsédant, fiévreux, impatient, véhément comme pouvait être l’auteur du poème. Les deux grandes réussites de ce cycle Rimbaud s’appellent Les assis et Les poètes de sept ans. Ici la dette de l’auteur de Ni Dieu ni maître envers l’adolescent révolté, le rebelle, le voleur de feu, l’homme aux semelles de vent,se passe de commentaire. Dans les deux cas l’interprétation de Ferré s’avère exemplaire il faut l’entendre chanter ces vers avec la force, la violence, la conviction que réclame le texte de Rimbaud. Cela aussi parce qu’on est pas près d’oublier cette montée progressive en puissance de la voix et de l’orchestre dans Les assis. Quant aux Poètes de sept ans les mots semblent d’un faible recours pour dire en quoi la musique, l’orchestration et l’interprétation « habitée » de Ferré nous laissent une énième fois sans voix.

Pour en terminer avec ce double album, j’ajoute que l’alternance des poèmes de Verlaine et de Rimbaud s’avère judicieuse. Par delà les différences de style et de propos, les deux poètes sont ici réunis pour le meilleur. Et Léo Ferré signe l’un de ses plus grands disques. Il reste à saluer les orchestrations de Jean-Michel Defaye. Trop peu cité, le nom de cet orchestrateur doit être associé à cette réussite. Il est vrai que les musiques composées par Ferré ne pouvaient tirer que vers le haut l’habillage orchestral de ces 24 poèmes.

En 1967, Léo Ferré remet le couvert avec un double album consacré à Baudelaire. Là, contrairement au sentiment mitigé du disque « Léo Ferré chante Les fleurs du mal »de 1957, il faut évoquer une réussite comparable à celle du « Verlaine Rimbaud ». D’ailleurs le climat musical de ce Baudelaire 67 se rapproche, sinon plus, de celui du précédent disque (sorti en 1964). Une couleur qui sied davantage à l’auteur des Fleurs du mal avec des tons passant de l’automnal au crépusculaire. Et puis Ferré, avouons-le, plus que les grands musiciens qui l’ont précédée dans ce genre d’exercice, rend exemplairement compte de la noirceur de l’univers baudelairien. D’emblée, dès le Spleen d’ouverture, nous y sommes confrontés. On a pu dire que Léo Ferré « en rajoutait » dans ce registre. Mais ne fallait-il pas renchérir sur le côté poisseux, angoissant, voire redondant du poème ? On ne pouvait retrouver Baudelaire qu’en forçant le trait. Et Ferré le fait admirablement. A une Malabranaise permet de mettre la focale ce qui sépare ce double album du Baudelaire 57 : la musique de Ferré et l’orchestration de Defaye soulignent parfaitement la sensualité ici des vers de Baudelaire.

A l’écoute de Tu mettrais l’univers on a plutôt envie de parler d’évidence. En raison de l’adéquation du texte et de la musique. A relire aujourd’hui ce poème (pas des plus visités de l’auteur certes), comment ne pas entendre la voix de Léo Ferré ! L’albatros, plus connu, illustre une thématique chère à l’auteur. Lui même écrira plus tard la musique de L’albatros, le film de Jean-Pierre Mocky (et inscrivait à la même époque la chanson Les albatros à son répertoire). Ferré met plus qu’ailleurs ses pas dans ceux de Baudelaire lorsqu’il chante cette figure de poète que « ses ailes de géant l’empêchent de marcher ». Dans le registre sarcastique, Le vin de l’assassin nous agréé (ah le rire diabolique de Ferré à la fin de la chanson !) qu’égale La charogne dans une tonalité plus morbide. Parmi les autres réussites de cet album citons L’étranger, A une passante, Le flacon, et Le vert paradis.

Je termine avec La servante au grand coeur dont j’ose affirmer qu’elle fut écrite par Baudelaire pour permettre à Léo Ferré, un siècle et quelques années plus tard, de mettre de la musique sur ces vers. Enfonçons le clou : ce poème devient bouleversant, plus que nous l’accorde sa lecture, quand cette voix, cette musique et cet accompagnement le font revivre ainsi, et lui donnent cette touche pathétique. En écoutant ce choeur « d’outre-tombe », cet admirable choeur d’hommes (merci monsieur Defaye !), n’entend-on pas les morts, les « pauvres morts » du poème ?

Aux lecteurs qui pourraient s’étonner de ne pas trouver mentionné dans cette section l’album de 1960 « Léo Ferré chante Louis Aragon », je conseille de se rapporter à l’entrée « Louis Aragon » de notre Dictionnaire « raisonné » de la chanson française au XXe siècle (www.dicochansons.fr). Il pourra ainsi vérifier qu’Aragon (dit « la gâteuse ») est mort en 1932 à Kharkov. Une information de date (1896-1932) qu’ils ne trouveront que dans les bons dictionnaires. Pour les lecteurs désireux d’en savoir davantage sur ce qualificatif de « gâteuse », mon texte, « Aragon, le bonimenteur du mentir vrai », est disponible sur le site de la revue en ligne d-fiction (https://d-fiction.fr).


ANNÉE 1967 : UN « GRAND FERRÉ » ALORS OCCULTÉ


La première partie des années Barclay se termine avec l’album paru en 1967. On ne remarqua pas tant cette parution, toute proportion gardée, en raison des qualités propres à ce 30 cm que pour un acte de censure : une chanson y avait été retirée in extremis avant le pressage du disque. Dédiée et consacrée à Édith Piaf, A une chanteuse morte s’en prenait dans le dernier couplet au margoulin qui « manageait » la carrière de Mireille Mathieu (alors le clone de Piaf). Monsieur Barclay eut le dernier mot devant un tribunal et le disque sorti amputé de ce titre. Il fallut attendre 2003, dans un coffret regroupant des enregistrements Barclay, pour prendre connaissance de cette chanson que Ferré n’a pas repris - que je sache - ultérieurement en public. Il s’agit surtout d’un hommage « version Ferré » à Piaf (« T’aurais chanté France Soir comme de l’Apollinaire »). Précisons que l’on entendit pas plus sur les chaînes de radio les autres chansons de ce disque que celles des trois 30 cm qui le précédaient. Cet album, plus que les précédents, trouva un nouveau public lors du « retour » de Léo Ferré après 1969. Ce cru 67 il est vrai s’avère de très bonne qualité : s’il clôt une époque, il annonce sous certains aspects celle qui lui succèdera.

Fin d’une époque en ce sens que l’aspect populaire, gouailleur, argotique, voire « rengaine » des chansons de Léo Ferré se fait une dernière fois entendre. Je force volontairement le trait : il s’agit d’une tendance, bien évidemment. Ce qui signifie par exemple que Ferré, sans complètement abandonner cet aspect-là, privilégiera ensuite d’autres formes dans ses expressions écrites et musicales. C’est en tout cas la fin d’un genre et de modèles qui avaient principalement marqué les années Odéon. En d’autres temps Cette chanson, le premier titre de cet album 67, aurait pu jouer le rôle encore dévolu à C’est le printemps en 1964. Les années 1970 ne la retiendront pas : « rengaine ta rengaine », comme le chantait Montand. La musique de Cette chanson avait d’ailleurs été composée une quinzaine d’années plus tôt. Il en reste d’ailleurs un témoignage (avec d’autres paroles, Moi j’vois tout en bleu étant le titre d’origine) avec une bande de travail reprise ultérieurement dans un disque posthume. Toujours dans cette « première manière » citons On est pas des saints et C’est un air. La première pourrait être le lieu de rencontre entre Les copains d’la neuille et l’âme du rouquin : une fois éclusés « Cin-zano » et « Notre Per’-Nod », « Monsieur le Curé / Entre deux vobiscomes / Ira s’rhabiller / A la façon des hommes ». C’est un air possède le charme de ces chansons que l’on fredonne comme ça, sans raison, avec des mots de tous les jours : « C’est un air qui court dans la rue / Qui fait l’tapin, qui fait la grue ».

Tout comme il existe une littérature de « second rayon » (qui parfois vaut largement certains des exemplaires du « premier rayon »), on pourrait parler de la chanson sur ce mode. J’en veux pour preuve trois titres de cet album. Le bonheur, pour commencer. Ceux qui se plaignent que « Ferré en fait trop » (le Ferré des années 1970), en auront ici un démenti. Quelques vers, où il n’y a rien à retrancher ni à ajouter, font le tour d’une vaste question. Et puis le bonheur, n’est ce pas « du chagrin qui se repose ». Vous connaissez une meilleure définition ? Les gares les ports avait les qualités requise pour devenir l’hymne de tous ceux qui préfèrent voyager dans les rayons de la NRF plutôt que dans les trains de la SNCF. Les livres n’ont pas d’horaire, nous dit Ferré. Un avantage appréciable. Et avec eux « on voyage en douce (…) ça coûte rien ». Le lit n’est pas exempte de réminiscences baudelairiennes (rappelons que la même année, Léo Ferré consacrait un double album à Baudelaire). A cet « antichambre du tombeau » fait écho « ce tabernacle du plaisir ». Ou réciproquement. Ou encore : « Ce frère de mes longues nuits / Et que l’on appelle l’ennui / Au fond du lit des solitaires ».

En procédant par strates, avant d’en venir à la couche la plus profonde, dégageons le trio Quartier latin, Salut beatnik, Ils ont voté. La dernière chanson illustre ce vieux et sempiternel débat opposant depuis des lustres les anarchistes d’un côté, et les différents courants de la gauche et de l’extrême gauche de l’autre sur le recours ou pas au suffrage universel. J’ajoute que les premiers, en refusant ce vote-là, sont de facto les dépositaires d’une exigence démocratique qui excède celle dont on nous rebat les oreilles, à savoir la « démocratie représentative » (rarement nommée en tant de telle). Il s’agit en quelque sorte d’un pis-aller puisque le suffrage universel, à de rares exceptions près, ne peut qu’avaliser un mode de fonctionnement démocratique a minima, qui perpétue le système capitaliste sous ses variantes de droite ou de gauche. Alors que la démocratie au sens plein (celui de la « démocratie directe ») devrait permettre aux citoyens de prendre collectivement en charge tout les aspects de leur existence, depuis leurs lieux de production jusqu’à la vie au quotidien. Mais revenons en 1967. Cette thématique, celle des mirages de l’électoralisme, Léo Ferré l’avait déjà évoquée dans des chansons antérieures, en nous laissant cependant quelque peu sur notre faim. Avec Ils ont voté nous sommes comblés. Cette chanson fait partie des titres qui ont contribué à camper le Ferré anar. Pour notre bonheur, il la reprenait en public lors de chaque consultation électorale. Notons cependant une modification en 1981 : la « France socialiste » du dernier couplet devenant une « France anarchiste ». Ceci pour éviter tout malentendu. « Ils ont voté… Et puis après ? », n’est ce pas.

Salut beatnik change de ton (en comparaison de l’ironie mordante des couplets de Ils ont voté) mais non de registre. Dans la lignée de Woody Guntrie et de Bob Dylan, la chanson folk, d’expression française, avait illustré (pour le mieux) ou caricaturé (pour le pire) quelques figures de beatniks. Avec Ferré nous entrons dans une autre dimension. Pour l’introduire le propos devient délibérément politique (« Et c’est la vie qui va et les politic-chiottes / Et d’la France et du monde et des ordures aussi / Y’a du rouge à Pékin et des môm’s qui font ça / Le fumier ça s’conjugue aussi dans ces coins-là ». On rappelle que la même année Guy Debord publiait dans L’Internationale situationniste un long article intitulé « Le point de vue de l’idéologie en Chine » qui expliquait avant tout le monde, ou du moins mieux que « tout le monde », l’essentiel de ce qu’il fallait savoir sur le régime maoïste. Là encore, seul Léo Ferré était bien le seul dans le monde de la chanson à exprimer publiquement son sentiment sur cette prétendue « révolution culturelle ». Chez le beatnik Ferré reconnaît d’abord le révolté, celui qui vit en marge et n’est pas « encore pourri ». Plus loin, le pamphlétaire politique reprend le dessus : « Beatnik fais toi anar et puis va boire un coup / Avec ceux qu’ont trinqué en Espagne et puis partout / Avec ceux qui dis’nt non toujours pour le principe / Avec ceux qui tout nus ont l’air d’avoir des nippes ») non sans oublier de fustiger au passage « Johnson », puis « les fidel les mao les charlot les apôtres » jusqu’à cette chute de « la tristesse parfois de vivre ». Cette tristesse n’est pas moins prémonitoire que le « La France s’ennuie » de Viansson-Ponté d’avril 1968. Elle pourrait d’ailleurs introduire Quartier latin. Ferré y évoque non sans nostalgie, sa belle mélodie y concourt, ce quartier latin dont il ne « r’trouve plus rien / Tellement c’est loin ». Comment, quand Ferré chante « Rue Soufflot / Les vitrines / Font la gueule », ne pas penser aux « événements » de l’année à venir ? Plus pour longtemps (« La vitrine appelle le pavé » certes !).

Deux chansons, plus encore, doivent être associées à l’excellence de ce cru 67 : La Marseillaise et Pacfic blues. Toutes deux, dans des genres différents, appartiennent à la veine antimilitariste de Léo Ferré. Cette superbe Marseillaise excède pourtant ce strict aspect-là, déjà illustré dans le répertoire de notre auteur. Elle se trouve de surcroît particulièrement mise en valeur par l’orchestration de Jean-Michel Defaye, et la puissance de l’interprétation de Ferré. On ne sait s’il faut d’abord mettre cette réussite sur le compte du talent poétique de Léo Ferré (« J’connais un’ grue dans ce pays / Avec des dents longu’s comm’ le bras / Et qui s’tapait tous les soldats / Qu’avaient la mort dans leur fusil ») ou de la force de l’évocation (« C’est dans les champ qu’ell’ train’ son cul / Ou y’a des croix comm’ des oiseaux / Des croix blanch’s plantées pour la peau / La peau des autr’s bien entendu »). C’est le recours le plus souvent à l’ellipse qui distingue cette Marseillaise des autres chansons de Ferré dans ce même registre (« Arrête un peu que j’vois / Si t’as d’la voix / Et si j’en aurais pour mes galons / Arrête un peu que j’vois / Et puis que j’abreuv’ tous vos sillons / Et j’vous dirais / Combien ça fait »). On ne risque pas de confondre cette Marseillaise avec la nationale, celle de Rouget de l’Isle, malheureusement plus connue.

Cet antimilitarisme Léo Ferré le décline sur un autre mode avec Pacific blues. Seule chanson du 25 cm « censuré » de 1961 à ne pas avoir été reprise dans l’un ou l’autre des albums suivants, Pacific blues serait plus ancienne encore. Dans l’émission radiophonique De sac et de cordes (1951), le récitant, Jean Gabin, déclame le refrain de la chanson (« Petit soldat deviendra grand / Pourvu que Dieu lui prête vie… »). En revanche la musique semble avoir été écrite plus tard. Le texte ne se réfère à aucune guerre précise mais devait sans doute à l’origine évoquer celle d’Indochine, puis en 1961 celle d’Algérie. Il raconte l’histoire d’un soldat qui, comme tant d’autres, « s’en ira les pieds devant ». Entre le refrain et les couplets, le contrepoint orchestral (on entend alors que les instruments à vent), lancinant, obsédant, résonne comme en un écho du destin tragique de ce pauvre soldat (l’arrangeur Jean-Michel Defaye est au sommet de son art). On apprenait en 2003 que Pacific bleues ne s'était retrouvée in fine sur ce disque que parce que A une chanteuse morte venait d’y être retirée. Ce qui paraît invraisemblable compte tenu de ce qui vient d’être précédemment dit en faveur de cette chanson. Et puis, lors de l’un de ses rares passages ces années-là à la télévision (mais à Discorama, certes), Léo Ferré, qui venait de sortir cet album de 1967, y avait chanté Pacific blues !


ANNÉES 1968, 1969 : LE RETOUR FRACASSANT DE LÉO FERRÉ


Mai 68 représente une date importante dans la carrière de Léo Ferré. Le soir du 10 mai 1968, Ferré est à l’affiche d’un gala de soutien au Monde libertaire, à la Mutualité. Plus tard Maurice Joyeux écrira : « C’est de la grande salle de la Mutualité, où ils étaient venus entendre Léo Ferré (…) que les anarchistes monteront vers la rue Gay Lussac pour participer à la nuit des barricades ». Cet événement dans la carrière du chanteur, celui de ce printemps 1968, prend d’autant plus de signification que la vie de Léo Ferré va se trouver bouleversée, juste avant, pour une tout autre raison. Ironie du calendrier, une grave dispute éclate le 22 mars entre Léo à sa femme Madeleine, sa seconde épouse. Il quitte le domicile conjugal le jour même, définitivement. Cette rupture se transforme en tragédie quand, trois semaines plus tard, Ferré apprend la mort de la guenon Pépée (que Madeleine a fait abattre). Cette tranche de la vie de Léo Ferré est bien connue, et les torts seraient partagés. Un épisode traumatique, c’est ce en quoi le biographique m’intéresse ici, qui va se retrouver en chanson.

Ce même mois d’avril 1968, Ferré écrit Pépée. Cette chanson se retrouve sur le 30 cm qui sort en janvier 1969. On constate d’abord que les plus grandes douleurs ne sont pas nécessairement dites avec les mots de la douleur. Il paraît parfois préférable de les aborder par le sarcasme (« T’avais les oreilles de Gainsbourg »), faire ensuite un détour par le port d’Anvers (« Quand les marins ont l’âme verte / Et qu’il leur faut des yeux d’rechange / Pour regarder la nuit des autres »), évoquer « Jésus machin / Souffler sur ses trent’ trois bougies », avant de remonter à la source du mal jusqu’à cette vérité nue et déchirante de « J’voudrais avoir les mains d’la mort / Pépée / Et puis les yeux et puis le coeur / Et m’en venir coucher chez toi / On couche toujours avec des morts / On couche toujours avec des morts / Pépée ». Là aussi l’interprétation, la musique, l’orchestration (on y entend pour la première fois, encore discrètement il est vrai, les accords de piano que l’on retrouvera avec des variantes dans La mémoire et la mer, Avec le temps, et quelques autres chansons de la décennie 70 : c’est à dire le « son Ferré » pour les années à venir, du moins dans cette tonalité-là). Il n’est pas besoin d’ajouter que Pépée prend place parmi les meilleurs titres de notre interprète.

Cet album signe le retour en force de Léo Ferré. Son passage sur la scène de Bobino amplifie le phénomène. Ferré y rencontre un nouveau public. Toute une génération découvre un chanteur de 53 ans (que d’aucuns considéraient « fini » ou « dépassé ») qui, mai 68 étant passé par là, devient le porte-drapeau de la jeunesse révoltée. Cet album de « la renaissance » en porte le témoignage. Plus qu’aucun autre « artiste de variétés », du moins de cette envergure, Ferré se trouve associé à l’agitation et à la contestation de l’après 68. Le beau mois de mai est d’ailleurs bien référencé dans ce tour de chant de Bobino. Le mouvement refluant partir du milieu des années 1970, Léo Ferré n’y reviendra qu’au détour d’un vers, de temps à autre. Dans cet album de janvier 1969, la chanson L’été 68 (qui évoque au passage 1789) prend date : « Comme les enfants du mois de mai / Qui reviendront cet automne ». Seconde référence directe au mouvement, Comme une fille chatouillait très désagréablement certaines oreilles : « facile, démagogique, outrancière », a-t-on pu entendre. C’est à voir. Cette chanson qui certes expose frontalement la chose (les pavés atterrissent sans coup férir dans la gueule des flics) n’en est pas moins écrite : « Comme une fille / Qu’a les yeux qui brillent / Et met ses grenades / Sur la barricade / La rue a ses charmes / Et les flics en armes / Les prennent dans la tronche »). Et puis cela faisait sacrément plaisir d’entendre Ferré chanter Comme une fille sur scène, à l’époque. Et encore aujourd’hui sur le pick up. N’en déplaise à ceux qui continuent d’agonir mai 68 plus de cinquante ans plus tard (ou de ceux qui reprennent le relais en tenant le discours du renard de la fable).

Les anarchistes, je l’ai indiqué, fut créée sur la scène de la Mutualité le 10 mai 1968. Par un hasard du calendrier, cette chanson, restée dans les cartons de Léo Ferré (son épouse Madeleine ne l’aimait pas), rencontrait l’histoire en marche. Plus connue que les deux chansons précédentes, Les anarchistes deviendra rapidement une sorte d’hymne, indissociablement associé au chanteur. Puis Ferré cessera de la chanter en public. Plus tard, les clameurs s’étant tues, il la reprendra dans son tour de chant. Paradoxalement Les anarchistes retrouvait une certaine fraîcheur, longtemps après sa création. Sans doute fallait la réentendre dans un climat dépassionné pour prendre avec ce recul la mesure du texte. Car il existe des réputations qui peuvent faire ombrage, même en matière de chanson. Mais ne boudons pas notre plaisir, les « professions de foi » libertaires se faisant rares (« Ils ont un drapeau noir / En berne sur l’espoir / Et la mélancolie / Pour traîner dans la vie / Des couteaux pour trancher / Le pain de l’amitié / Et des armes rouillées / Pour ne pas oublier »).

Ce disque représente également une césure dans la carrière de Léo Ferré, parce que pour la première fois celui-ci y inclut des textes qui figuraient dans le recueil Poètes… vos papiers !. Ferré y aura également recours dans le double album à venir. Ces textes mis en musique, devenus des chansons (Madame la misère, Le testament, A toi) ne jurent nullement dans ce cru 69. En particulier Madame la misère où l’on y entend « Ce sont des enragés qui dérangent l’histoire ». Qui pouvait se douter, la découvrant, que cette chanson avait été écrite treize ans auparavant, voire plus ! (« Madame la misère / Écoutez le silence / Qui entoure le lit défait des magistrats / Le code de la peur se rime avec potence / Il suffit de trouver quelques pendus d’avance / Et mon Dieu ça ne manque pas »). La voix puissante de Ferré couvre une orchestration pourtant haute en couleur, comme accordée au « tumulte qui monte des bas fonds ». Le testament permet à Ferré de brosser une sorte d’autoportrait à travers « l’inventaire / De ce que j’ai mis de côté ». On y trouve des objets divers, des noms (ceux de Van Gogh, Dante, Breton, Balzac, Verlaine), des références (l’anarchie, les bistrots, l’écriture, les animaux). C’est beaucoup mieux qu’un « maigre inventaire ». A toi clôt cette liste. Le poème proprement dit était déjà l’un des plus attachants du recueil de 1956 (« La forêt qui s’élance au ciel comme une verge / Les serments naufragés qui errent sur les berges / Les oiseaux dénoncés que le chasseur flamberge »). L’interprétation de Ferré lui donne cependant une dimension supplémentaire : il y a un souffle, une force dans l’expression que soulignent une mélodie et une orchestration pour le moins inspirées.

Malgré la reconnaissance publique de cet album, nous étions loin de nous douter que C’est extra deviendrait l’un des tubes de l’été 69 ! Certainement pas son interprète (qui d’ailleurs la retira rapidement de son tour de chant). Ce succès, C’est extra le devait principalement à l’arrangement musical, mitonné par le fidèle Defaye. On pouvait danser dans les boites sur C’est extra (une première pour Ferré, après 25 ans de carrière !). Sinon ce texte n’a rien d’indigne, bien au contraire. La « patte » de Léo Ferré y est reconnaissable tout au long de la chanson : « Un’ rob’ de cuir comme un oubli / Qu’aurait du chien sans l’faire exprès/ Et dedans comme un matin gris / Un’ fille qui tangue et qui se tait ») ou encore (« Et sous le voile à peine clos / Cette touffe de noir jésus / Qui ruisselle dans son berceau / Comme un nageur qu’on attend plus »). Dans un autre registre, mais en conservant cette veine mélodique, L’idole traite des servitudes du métier d’artiste, des malentendus qu’il engendre, et de la solitude « des matins civils quand je me prends pour moi ». Il y effleure comme en sourdine de l’auto-ironie, voire de l’humilité (« Regarde moi bien / J’suis qu’un artiste »). Avec La nuit nous retrouvons l’un des thèmes familiers de l’univers du chanteur (il en fera l’héroïne de L’Opéra du pauvre) : « C’est ma frangine en noir / Celle que j’appell’ bonsoir ». Celle qui cache, dérobe ou met à jour. La nuit de tous les possible, des affranchis, des amours furtifs (« C’est une copin’ qui vend / C’que d’habitude on prend / Et qui pour cent sous d’plus / Se met sens dessous d’sus »). Et puis, pour conclure cette chanson, un émouvant hommage est rendu à Paul Castanier, le pianiste aveugle, et accompagnateur de Léo Ferré depuis 1956 (« C’est cet homm’ qui s’promène / La nuit en plein midi / Et sa canne qui l’entraîne / Dans les autos d’Paris / C’est c’est homme qu’a pas vu / La pitié qui passait / Et qu’attend dans la rue / Des fois qu’on lui invent’rais / Le jour… le jour »).

Signalons la sortie, cette même année 1969, d’un double album enregistré à Bobino au tout début de l’année dans lequel figurent toutes les chansons de cet album studio. Plusieurs d’entre elles (Petite, Paris c’est une idée, Rotterdam) se retrouveront elle sur l’un des deux disques 30 cm de « Amour Anarchie ». La Révolution et Marizibill (sur un poème d’Apollinaire) n’ont jamais été ensuite enregistrées en studio. Les onze autres titres restant appartenaient déjà au répertoire de Léo Ferré.


LA MUTUALITÉ ET AUTRE CONCERTS DE LÉO FERRÉ


Ma première rencontre avec Léo Ferré, sur la scène, date de janvier 1970, lors de l’un de ces concerts mémorables de la Mutualité. Mémorable parce qu’il s’agissait du premier de ces rendez-vous pris avec un chanteur dont j’avais presque oublié l’existence avant mai 68, et qui s’était rappelé à mon bon souvenir, un an plus tôt, avec un album qui m’incitait, durant cette même année 1969, à découvrir, voire redécouvrir l’oeuvre déjà conséquente de Léo Ferré. Et puis Ferré, ce soir-là, chanta une partie des chansons que l’on retrouvera au printemps et à l’automne de la même année sur le double album « Amour-Anarchie ». Mémorable aussi parce la moyenne d’âge dans le public ne dépassait guère 20 ans. Un public d’ailleurs survolté et prêt à s’affronter physiquement après le concert avec les CRS. En effet, en sortant de la salle de la Mutualité, nous découvrions plusieurs cars de CRS, dont les occupants furent copieusement conspués. J’avais été auparavant impressionné par le tour de chant de Ferré : une prestation sans artifice (Madeleine n’étant plus là pour « mettre en scène » Léo), mais terriblement efficace, bien servie par le piano de Paul Castanier. Sans concession aussi vis à vis du public : Léo Ferré quittant la salle sans les salutations d’usage. C’est peu dire que l’esprit de mai 68 soufflait ce soir-là sur la scène de la Mutualité, et dans la salle. C’est certainement ce qui explique la réaction du plumitif du Figaro, un dénommé Paul Carrière, écrivant (l’une des perles d’un bêtisier qui prendra de l’ampleur les années suivantes) : « Cette fois Ferré a voulu se vêtir des couleurs de l’anarchie. Mais il n’a déniché que le pantalon garance des tourlourous et la chemise noire des balbas. Depuis que la clique de mai lui sert de claque, il possède un vrai public ni snob ni blasé trépignant à la moindre évocation des pavés ».

J’ai ensuite revu Léo Ferré dans d’autres salles, toutes différentes : Bobino, l’Olympia, l’Opéra comique, le Palais des congrès, le TLP Dejazet (deux fois). A la différence de la plupart de ses pairs (Brel, Brassens, Nougaro, par exemple), les tours de chant de Ferré étaient imprévisibles. Il ne se croyait pas obligé, lors de la sortie de l’un de ses disques, de reprendre la totalité ou presque des titres y figurant (comme le veulent l’usage et le métier). Indépendamment des « incontournables » qui constituaient l’ossature de son tour de chant, Ferré exhumait d’anciennes chansons, pas des plus connues et souvent oubliées. Ou bien il en interprétait d’autres, qui n’avaient jamais été enregistrées, que l’on retrouvait d’une scène à l’autre : dont on conserve parfois le témoignage dans un « album public », ou qui finiront pas être enregistrés en studio.

On se souvient également que durant une dizaine d’années (de 1975 à 1985, grosso modo), Léo Ferré « massacrait » le plus souvent Avec le temps en public. Un cas unique dans la profession. La preuve en tout cas que Ferré n’était pas dupe de ce malentendu qu’est le succès. Celui en l’occurrence de la chanson la plus connue (la plus populaire) de son répertoire. Cela a pu choquer des spectateurs qui estimaient à juste titre qu’Avec le temps était une belle chanson. Mais il ne faudrait pas voir-là une marque d’irrespect envers le public. C’est même le contraire. Léo Ferré n’a jamais eu l’attitude démagogique de ces chanteurs des deux sexes qui ne jurent que par « l’amour du public », tout en le caressant dans le sens du poil.


AMOUR ANARCHIE : LES DEUX VOLUMES


La parution de l’album « Amour Anarchie » au printemps 1970, suivie six mois plus tard de « Amour Anarchie N°2 », représente un moment important, voire essentiel dans la carrière de Léo Ferré. D’abord, bien entendu, pour la qualité des chansons qui y figurent, dont l’une, La mémoire et la mer, est régulièrement plébiscitée par les plus fervents supporters du chanteur. Ensuite en raison du fort symbole représenté par le titre. Enfin parce que Léo Ferré se trouve alors au sommet de sa carrière. On pourrait également ajouter la présence, pour la première fois d’un monologue, Le chien, encore relativement court par rapport à ceux encore à venir, sur d’autres disques. Sans oublier l’incursion, également une première, de Ferré dans l’univers de la pop music avec deux titres du premier album.

Le chien, justement, est l’un des deux titres où Léo Ferré se trouve accompagné par le groupe pop les Zoo. Il avait été créé lors des mémorables concerts « Léo Ferré chante à la mutualité » de janvier 1970, avec un accompagnement piano par Paul Castanier (version qui se retrouve sur un super 45 t intitulé « Un chien à la Mutualité » avec sur la face B Paris je ne t’aime plus et Le crachat). Sur la version présente dans « Amour Anarchie », l’accompagnement des Zoo, typique de la pop music de ces années-là (avec quelque chose en plus dans un registre expérimental) se substitue au piano de Castanier. Le résultat, d’abord surprenant, finit par séduire. Le texte même prend du relief sous cet éclairage électrique. Ce monologue, le premier d’une série qui perdurera jusqu’en 1982, représente une sorte de révolution dans le monde de la chanson. Léo Ferré, avec Le chien, fait éclater le cadre classique de la chanson (basée depuis des temps immémoriaux sur l’alternance du refrain et des couplets) et ouvre ainsi de nouvelles perspectives. L’époque, il est vrai, favorisait ce genre d’expérimentation sur les plans textuel et musical puisqu’en cette même année 1970 sortait l’album « Comme à la radio » de Brigitte Fontaine (« L’histoire de Melody Nelson » de Serge Gainsbourg sortant un an plus tard). Dans la brèche ouverte par Le chien, et plus encore Il n’a plus rien (dans le disque éponyme sorti trois ans plus tard), vont s’engouffrer plusieurs interprètes et non des moindres : de Catherine Ribeiro à Claude Nougaro, en passant par Henri Tachan, Lenny Escudero, Jean Vasca et Bernard Lavilliers. En attendant, Ferré criait en 1970 « Je suis un chien ! », dans un texte qu’il dédiait « A l’araignée la toile au vent / A bifteck baron du homard / (…) / A bec d’azur du pif comptant / (…) / Aux spécialistes de la scoumoune / etc.

Seconde chanson à être accompagnée par les Zoo, La the nana connut un sort analogue à C’est extra : elle se retrouva pareillement dans le hit parade. Même si, comme la précédente, son succès s’explique d’abord pour des raisons musicales, les paroles ne pouvaient avoir été écrites que par Léo Ferré. Il la chantera sur scène durant le temps de sa collaboration avec les Zoo, pour ne pas la reprendre ensuite. Paris je ne t’aime plus (dont il existe également une version publique sur le 45t « Un chien à la mutualité ») prolonge la thématique soixante-huitarde de plusieurs chansons du disque précédent. Il y a l’avant : « Entend le bruit que font les français à genoux / Dix ans qu’ils ont plié, dix ans de servitude ». Et l’après : le « Paris de Nanterre, Paris de Cohn-Bendit / Paris qui s’est levé avec l’intelligence ». Cependant Paris je ne t’aime plus laisse quelque peu désirer du point de vue de l’expression. On a connu Ferré davantage inspiré. Tout comme ce dernier titre, Le crachat avait été enregistré auparavant à la Mutualité. Cette chanson se situe presque à l’opposé de la précédente : depuis une veine entomologiste elle relève d’un exercice de style baudelairien. A sa décharge elle ne possède pas les qualités mélodiques de Paris je ne t’aime plus Deux chansons de cet album (Rotterdam et Petite) avaient été créées l’année précédente sur la scène de Bobino. La première s’en prend aux clichés qui parfois accompagnent l’évocation des Rotterdam et cie. (« Un port du nord ça plait / Surtout quand on n’y est pas / Ça fait qu’on voudrait y être / Ça fait qu’on n’sait pas bien / S’il faut s’taper l’poète / Ou s’taper la putain »). Cette remise en cause de l’image d’Épinal associée à cette ville débouche sur un constat plus universel : « Rotterdam / Où y’a pas qu’des putains / Où y’a pas qu’des marins » mais « Où y’a des malheureux / Qui donneraient leur cul / Si en donnant son cul / On était bienheureux ».

La version studio de Petite s’avère supérieure à l’enregistrement public en raison de l’orchestration (tendre, sensible, délicate, on y entend un merveilleux violon) de Jean-Michel Defaye. Plus de cinquante ans après la création de cette chanson, l’écoute de Petite se trouve chargée d’un sens qu’elle n’avait pas (ou moins) en 1970. Depuis de l’eau a coulé sous les ponts. Une eau plutôt trouble, généralement. Je me réfère ici à ces affaires de pédophilie qui ont défrayé la chronique vers la fin du siècle précédent et le début du notre. Et nous n’en serions pas encore sorti. Avec, entre autres conséquences, l’émergence d’un discours d’ordre moral disqualifiant toute production artistique accusée de complaisance envers la pédophile, ou éliminant de tout échange intellectuel quiconque s’aventurerait à émettre une opinion ou à tenir des propos qui s’inscriraient en faux contre ce discours-là. Ceci pour dire que Petite, une chanson qui évoque le désir d’un homme vieillissant pour une fillette (et non sans une certaine réciprocité) mérite plus qu’auparavant l’appellation de « chanson subversive ». Le nom dont est tiré ce dernier adjectif n’est-il pas défini par : « qui est susceptible de menacer les valeurs reçues ». Comment, ceci posé, ne pas reconnaître que Léo Ferré traite ce sujet « casse-gueule » avec délicatesse, mais sans pudeur excessive (« Ah ! petite, ah ! petite / Je t’apprendrai le verbe aimer / Qui se décline doucement / Loin des jaloux et des tourments / Comme le jour qui va baissant ») ou (« Tu as le buste des ouvrages / Et moi je me prends à rêver / Pour ne pas fendre ton corsage / Qui ne recouvre qu’une idée / Une idée qui va son chemin »). Que les « braves gens » qui seraient tentés de dénoncer l’auteur de cette chanson à la vindicte publique, se rassurent (« Ah ! petite, ah ! petite / Tu peux reprendre ton cerceau / Et t’en aller tout doucement / Loin de moi et de mes tourments »). Cependant, pour clore cette chanson en toute impunité, Ferré nous en livre les enjeux, avec la solennité qui convient : « Le jour où ça ne m’ira plus / Quand sous ta robe il n’y aura plus / LE CODE PÉNAL ».

Deuxième chanson à provenir du recueil « Poète… vos papiers ! », Poète vos papiers reprend le poème donnant le titre à ce recueil et y intègre un autre poème, Art poétique (les quatrains de ce second poème venant s’intercaler entre les strophes du premier). Il s’agit de l’un des sommets de l’oeuvre de Léo Ferré, même si elle moins connue que beaucoup d’autres chansons de Ferré, d’un rang inférieur. D’emblée les vers suivants (et quels vers !) donnent le ton (« Bipède volupteur de lyre / Époux châtré de Polymnie / Vérolé de lune à confire / Grand-duc bouillon des librairies / Maroufle à pendre à l’hexamètre / Voyou décliné chez les grecs / Albatros à chaîne et à guêtres / Cigale qui claque du bec / Poète, vos papiers ! ». Mais qui pourrait se douter que les huit quatrains de cet Art poétique (« J’ai bu du Waterman et j’ai bouffé Littré / Et je repousse du boulot de la syntaxe / A faire se pâmer les précieux à l’arrêt / La phrase m’a poussé au ventre comme un axe » ), inclus entre ces strophes incandescentes, proviennent d’un autre poème. Il y a comme une relation dialectique entre ces deux séries que viennent ponctuer de furieux « Poète, vos papiers ! ». Encore fallait-il sur un tel texte écrire une musique non moins incandescente, susceptible de retenir l’attention d’un auditoire peu féru de poésie. Avec cette fièvre dans l’expression, portée par la voix de Ferré, qui communique progressivement comme un sentiment d’urgence (« Citoyen qui sent de la tête / Papa gâteau de l’alphabet / Maquereau de la clarinette / Graine qui pousse des gibets / Chassis rouillés sous les démences / Corridor pourri de l’ennui / Hygiéniste de la romance / Rédempteur falot des lundis / Poète, vos papiers ! ».

Le second volet de « Amour - Anarchie » sort à l’automne de la même année. Sans atteindre les sommets de l’album précédent, toutes les chansons de ce disque méritent à des titres divers d’être mentionnées. En particulier Écoute moi (un poème écrit dix ans plus tôt) qui enrôle sous sa bannière deux grandes figures du « mal » (« Dans l’azur en prison vautré sur la mémoire / Maldoror d’une main et Sade dans le froc / Je suis en or galvanoplastie et je m’égare / Sous la tête diamant d’un phonographe toc »). Le texte, superbe (« Tant que j’aurais le souffle et l’encre dans ma rue / Et que le vent du nord ouvrira mes éponges / Il règnera chez moi comme une mer têtue / Qui me tiendra la main à la marée des songes »), et la musique, emportée par une orchestration frénétique, installent Écoute moi parmi les musts du chanteur (dans la rubrique « chansons méconnues » de Léo Ferré). L’interprétation, accordée à nos qualificatifs, parachevant le tout. C’est celle-ci que l’on retient principalement à l’écoute de Sur la scène : une chanson dans laquelle Ferré déballe dans le désordre, avec une sorte d’impatience, ce qu’il a présentement en tête ou sur le coeur (« Sur la scène y’a des mots qui n’demandent qu’à s’placer / Sur la scène y’a des airs qu’on l’air d’en pas avoir / Sur la scène y’a la guerre et parfois y’a la paix / Sur la scène y’a tout ça et y’a même un anar / Sur la scène y’a des gosses qui font le mois d’Marie / Et qui foutent des pavés dans le tronc des connards »). Tout n’est pas ici de la meilleure eau, mais que pèsent ces réticences quand la voix de Ferré, en les balayant, nous incite à penser que l’impatience peut être contagieuse.

Paris c’est une idée, chante Léo Ferré. Un idée frivole, fugace et fugitive selon l’auteur. Le piano cependant ne l’entendrait pas de cette oreille. C’est sur le mode « presto » qu’il nous invite à parcourir la capitale dans le sillage d’un taxi lâché la nuit dans les rues désertes. Paris, c’est quoi alors ? : « C’est un tapin tout en voilure / Qui fait du charme aux devantures / C’est une idée »). Georges Brassens et Léo Ferré ont tous deux chanté le sexe de la femme. Le premier écrira Le blason, le second Cette blessure. On pourrait en écoutant Ferré se contenter d’apprécier la belle façon dont il traite pareil sujet (« Cette blessure / Où va ma lèvre à l’aube de l’amour / Où bat ta porte un peu comme un tambour / D’où part ta vigne en y pressant des doigts / D’où vient ce cri le même chaque fois / Cette blessure d’où tu viens »). Pourtant, une dimension supplémentaire, proche d’un érotisme illustré par Georges Bataille, apporte dans le dernier couplet comme une touche de vertige et d’inquiétude : « ‘Cette blessure / Qu’on voudrait coudre au milieu du désir / Comme une couture sur le plaisir / Qu’on voudrait voir se fermer à jamais / Comme une porte ouverte sur la mort / Cette blessure dont je meurs »).

Une nouvelle fois Léo Ferré fait appel au recueil Poète… vos papiers ! pour deux titres. Psaume 151 est l’une des plus longues chansons de l’auteur. Durant les presque douze minutes de ce miserere, une musique de blues accompagne les vers fastueux des 19 quatrains (« La ville a dégrafé son corsage de mort / Les balles dans la rue ont la poudre nomade / Les pavés font la main aux yeux des barricades / Miserere Seigneur, du fond des thermidors »). Dans cette version discographique Ferré a eu la bonne idée d’ajouter le couplet suivant, pour conclure : (« Les condamnés jouent au poker leur appétit / Ils vous laissent, Seigneur, leur part de solitude / Le service est compris nous avons l’habitude / Descendez donc, Seigneur, de notre connerie ! »). Les passantes est composée de trois courts poèmes du recueil (Les passantes, Sous le banc, Das Kapital). Ici la musique devient mélancolique : la vie passe et l’oeil s’attarde sur quelques tableaux parisiens. C’est Baudelaire revu (et non corrigé) par Marx.

Les deux chansons (avec Écoute moi) qui se dégagent de ce second volet de « Amour - Anarchie ») sont de facture très différentes. La première, L’amour fou, écrite sur une musique « sage », est un petit chef d’oeuvre. Comment ne pas être séduit par ce passage du « vous » au « tu » (et réciproquement), dans cet écart où la passion vient se loger (« Je vous dirai que je t’aimais / Tu me diras que vous m’aimiez /Vous me ferez ce que tu peux / Je vous dirai ce que tu veux »). La gravité n’est jamais loin mais l’élégance, celle d’une perfection formelle, la maintient relativement à distance (« L’amour ça ne meurt que la nuit / Alors habille toi en moi / Avec un peu de rouge aussi / J’aurais ta mort entre mes bras / Lorsque vous me mettrez en croix / Dans votre forêt bien apprise / Et que je boirai tout en bas / La sève tant et tant promise / Je vous engouffrerai de sang / Pendant que vous serez charmée / Et je vous donnerai l’enfant / Que vous n’avez jamais été »). Moins écrite que L’amour fou, La folie appartient à la « veine tragique de Ferré ». Cette chanson évoque sur le mode approprié Van Gogh, sa folie, et la folie de ce monde : « L’oreille de ce mec qui ne t’écoute plus », et puis, par association : « les ouvriers (qui) changent de disque sans débrayer », « les pas de cet enfant dans l’enfer de la fac », la solitude. Les violons insistent, pareils à des « corbeaux dans le blé d’une toile perdue ». Ces mêmes violons accompagnent cette chute, brutale : « C’est à ce moments-là que je perds la folie / Et que je reste seul avec mes yeux de fou ».


LA MÉMOIRE ET LA MER


La mémoire et la mer, qui figure dans le premier des albums « Amour Anarchie », mérite d’être traitée à part. C’est très certainement la chanson préférée des amateurs de Léo Ferré (en tout cas celle de l’auteur de ces lignes). Beaucoup de ceux-là, en évoquant cette chanson, savent ce qu’ils ont en commun. Précisons que le texte fut écrit à l’état de poème au tout début des années 1960. Ferré extraira dix ans plus tard, de ce cycle poétique appelé Les chants de la fureur, ce fragment qui deviendra donc La mémoire et la mer une fois mis en musique. Le mot alchimie s’avère particulièrement approprié s’il faut évoquer ce texte magnifique, grandiose, bouleversant, le plus beau jamais écrit par Ferré, en regard d’une musique dont les mots manquent pour la traduire en des termes équivalents. Ces fameux accords de piano (déjà évoqués avec Pépée) sont soutenus par une ligne de violons « à vous faire chialer tant et plus ». Là encore, quels vers peut-on extraire de ce chef d’oeuvre absolu ? (« Les coquillages figurants sous les sunlights cassés liquides / Jouent de la castagnette tant qu’on dirait l’Espagne livide / Dieu des granits ayez pitié de leur vocation de parure / Quand le couteau vient s’immiscer dans leur castagnette figure / Et je voyais ce qu’on pressent quand on pressent l’entrevoyure / Entre les persiennes du sang et que les globules figurent / Une mathématique bleue dans cette mer jamais étale / D’où me remonte peu à peu cette mémoire des étoiles »). C’est toute la chanson qu’il faudrait citer !

J’avais été agréablement surpris de découvrir que cette chanson, peu connue du « grand public », figurait parmi les préférées de nombreux chanteurs, chanteuses, auteurs-compositeurs et spécialistes de la chanson lors de l’enquête de 2012 évoquée dans notre introduction. Au point de figurer en septième position dans ce classement comportant cent titres ! La mémoire et la mer a été reprise par une vingtaine d’interprètes, parmi lesquels Catherine Ribeiro, Morice Bénin, Bernard Lavilliers, Serge Utgé-Royo, Catherine Lara, Michel Maestro. Hubert-Félix Thiefaine a déclaré que « La mémoire et la mer c’est pour moi l’unique, c’est une révolution dans la chanson. C’est à dire c’est l’application directe de la poésie surréaliste et… dans ses meilleurs côtés quand elle est retravaillée, quand elle est onirique ».

Il semblerait que la dernière apparition de Léo Ferré sur le petit écran date d’une émission de télévision consacrée à Bernard Lavilliers. Ferré chanta La mémoire et la mer en s’accompagnant au piano. Il cria dans le micro, tout à la fin de la chanson : « Emporte moi la mer… que je n’emmerde plus personne ! ». Un an plus tard Léo Ferré décédait.


ANNÉES 1971, 1972 : AVEC LES ZOO


Au début de l’année 1971, Léo Ferré sort un 45 t simple (Avec le temps, et Adieu, cette dernière sur des vers d’Apollinaire). Avec le temps se retrouvera l’année suivante sur un album intitulé « Les chansons d’amour de Léo Ferré ». Tout a été dit et redit sur Avec le temps, la plus célèbre des chansons de Ferré. Un succès compréhensif. L’auteur exprime à la fois ce qui ressort de la sagesse des nations et du tragique de la condition humaine. Il fallait le faire, comme dit l’autre. Et trouver ce ton désenchanté, désillusionné, unique. Quelques pierres même se seraient émues, paraît-il (« Avec le temps va, tout s’en va / Et l’on se sent blanchi comme un cheval fourbu / Et l’on se sent glacé dans un lit de hasard / Et l’on se sent tout seul peut-être mais peinard / Et l’on se sent floué par les années perdues / Alors vraiment / Avec le temps on aime plus »).

L’album suivant (« La solitude ») date également de 1971. Fruit d’une collaboration, à l’exception de deux titres, avec les Zoo, la plupart des chansons enregistrées avec ce groupe pop résistent difficilement à l’épreuve du temps. Sans aller jusqu’à dire que la rencontre de Ferré avec la musique pop n’a pas été au rendez-vous (alors que Le chien et La the nana avaient inauguré pour le mieux cette collaboration), plusieurs des chansons de cet album pêchent par des facilités d’écriture, et une inflexion un rien démagogique à l’égard de la « culture pop ». Ce qui n’est absolument pas le cas de la chanson-titre, l’emblématique La solitude (soutenue par des cordes). Elle représente la quintessence d’un genre qui est en train de s’émanciper des codes de la chanson traditionnelle. Dans le prolongement du Chien, l’auteur nous entraîne dans un univers parallèle, la « planète Ferré ». Une chanson féréenne s’il en est, avec ses images surréalistes et cette fièvre dans l’expression qui n’appartient qu’à Ferré (« Le code civil nous en reparlerons plus tard. Pour le moment, je voudrais codifier l’incodifiable. Je voudrais mesurer vos danaïques démocraties. Je voudrais m’insérer dans le vide absolu et devenir le non-dit, le non avenu, le non vierge par manque de lucidité. La lucidité se tient dans mon froc »). Sur les murs de Paris, cette même année 1971, on pouvait lire « Le désespoir est une forme supérieure de la critique ». C’était tiré de La solitude.

Les pop s’avère particulièrement représentative de l’allégeance signalée ci-dessus. Ferré s’en sort pourtant avec les honneurs quand la métaphore devient musicale (« Les pops c’est des cheveux de pianos encordés / C’est l’Afrique blanchie sous l’électricité / Et c’est au beau milieu de l’amour entêté / Le rythme qui sangloté à tes reins exaucés »). Le conditionnel de variétés occupe une place à part dans la carrière de Léo Ferré. En réponse aux menaces que fait peser le régime pompidolien sur la presse d’extrême gauche (le journal La cause du peuple est interdit, et deux de ses directeurs sont emprisonnés), le soutien de Léo Ferré s’exprime à travers cette chanson. Même si Ferré s’en prend sans aménité à ce régime et à sa politique, et plus généralement au type de société que celui-ci génère, ces « Comme si je vous disais », qui reviennent incessamment tout au long de la chanson, ne rangent pas ce Conditionnel de variétés dans la case militante.

Que peuvent représenter les réserves que m’inspirent des chansons comme Faites l’amour ou Dans les « Night » à l’écoute de Tu ne dis jamais rien, et surtout Ton style, les deux titres de l’album a ne pas être accompagnés par les Zoo. Deux chansons orchestrées par Léo Ferré. Tu ne dis jamais rien ne figure pas dans la liste des chansons les plus abouties de Ferré, mais on peut difficilement rester insensible à l’écoute de cette musique émouvante, presque déchirante, sur laquelle viennent se greffer des paroles aux images douces amères « Je vois des tramways bleus sur des rails d’enfant triste / Des paravents chinois devant le vent du nord / Des objets sans objet des fenêtres d’artistes / D’où sortent le soleil le génie et la mort »). Si j’en crois plusieurs témoignages il existe peut-être une confrérie des amis de Tu ne dis jamais rien qui s’ignore. Jean-Luc Godard en ferait partie qui intégra des bribes de cette chanson dans Numéro 2, et qui plus tard citera dans plusieurs autres films les deux premiers vers de Tu ne dis jamais rien : « Je vois un peu le monde comme on voit l’incroyable / L’incroyable c’est ça c’est ce qu’on ne voit pas « 

Ton style figure incontestablement parmi les grandes chansons de Léo Ferré. On pourrait la décortiquer, dire tout le bien que l’on pense de cette exceptionnelle alchimie du texte, de la musique et de l’interprétation (sans parler de la géniale orchestration de Ferré). Mais serait-ce suffisant ? Ton style appartient à cette classe de chansons qui vous prennent aux tripes, qui vous bouleversent encore à la énième écoute. L’art et l’émotion dispensée ainsi c’est rare, très rare (« A tant vouloir connaître on ne connait plus rien / Ce qui me plait chez toi c’est ce j’imagine / A la pointe d’un geste au secours de ma main / A ta bouche inventée au-delà de l’indigne / Dans ces rues de la nuit avec mes yeux masqués / Quand tu ne reconnais de moi qu’un certain style / Quand je fais de moi-même un autre imaginé / Tous ces trucs imprudents tout cela c’est ton style »).

Comme précisé plus haut, en 1972 sort un album dit de compilation intitulé « Les chansons d’amour de Léo Ferré ». Avec la satisfaction d’y retrouver, outre Avec le temps, L’amour fou, Ça t’va, On s’aimera. Le seul nouvel enregistrement de ce disque n’est autre que La vie d’artiste, crée en 1950 avec un Ferré s’accompagnant au piano, puis la ré-enregistrant en 1969 (avec une orchestration de Jean-Michel Defaye). Il s’agit donc de la troisième version de La vie d’artiste (dont les paroles ont été écrites en collaboration avec Francis Claude), A la différence, très sensible, que Ferré choisit de lire le texte en s’accompagnant au piano. Ce qui accentue le dramatisme de cette chanson et lui donne une ampleur, un tranchant, une dimension absents des précédentes versions chantées. De surcroît, l’interprétation se trouve mise en valeur par un accompagnement piano particulièrement inspiré, qui devient presque atonal tout à la fin, alors que la voix s’est tue. Il transforme cette chanson, au texte d’une poésie minimale, en une tragédie que les accords rageurs du piano restituent derrière la vacuité des mots.


LA CHANSON DU MAL AIMÉ


Le premier poète à être mis musique par Ferré n’est autre que Guillaume Apollinaire (Le pont Mirabeau, qui date du début des années 1950). Cette adaptation paraît aujourd’hui vieillie, l’interprétation principalement. Vingt ans plus tard (1972) sort l’album La chanson du mal aimé, composé et chanté par Léo Ferré sur les vers de ce célèbre poème d’Apollinaire. Mais en avant d’y venir, les précisions suivantes s’imposent. L’écriture de cet oratorio date de la première moitié des années 1950. Ferré s’est plusieurs fois exprimé sur les difficultés qu’il rencontra pour faire connaître cette oeuvre. Dans le disque gravé en 1957 par Odéon (alors que la création de l’oratorio datait de 1954), Léo Ferré dirige quatre solistes, les choeurs et l’orchestre national de la Radio-diffusion française. Il s’agit d’une oeuvre classique dans un genre, l’oratorio, tombé depuis en désuétude.

L’insuccès de ce disque, rapidement introuvable (et que l’on ne redécouvrit qu’en 1993, lors de la réédition des disques Odéon), tant sur le plan critique que public, incitera plus tard l’auteur, dès qu’il sera en mesure de l’imposer à la maison Barclay, de renouveler l’expérience. En 1971 donc Ferré s’attelle à ce travail. Il conserve l’orchestration et le chant des parties solistes, ne modifie pas la moindre note à sa partition, mais s’octroie toutes les parties solistes (se transformant en récitant quand sa tessiture ne lui permet pas de chanter certains passages). La différence est flagrante. La distribution des rôles dans la version originale (le mal aimé, le double, l’ange, la femme) portait à discussion : son caractère artificiel l’éloignait de l’esprit du texte d’Apollinaire. En chantant La chanson du mal aimé d’un bout à l’autre, Ferré redonnait une unité à ce long poème. Les réticences liées au caractère « daté « du chant des solistes en 1957, imputables au genre oratorio, n’ont plus lieu d’être en regard de la manière dont Léo Ferré investit cette oeuvre. Les six quatrains sur les cosaques Zaporogues, pour ne citer que cet exemple, retrouvent cette truculence que le texte réclame : l’interprète fait merveille tout au long de ces quatrains escamotés dans la version originale. On ne peut guère en 1972 parler d’oratorio, voire d’une oeuvre classique. L’interprétation de Ferré redonne aux mots d’Apollinaire tout leur pouvoir de suggestion. Si l’on se réfère au « traditionalisme » de cette partition (à l’aune des enjeux qui agitaient les milieux musicaux dans les années 1950), la même appréciation pourrait s’appliquer au poème d’Apollinaire. L’auteur de cette très classique, mais virtuose et de haute tenue Chanson du mal aimé, deviendra dix ans plus tard le poète le plus novateur de son temps.


ANNÉE 1973 : IL N’Y A PLUS RIEN


1973 est l’année de la parution du disque « Il n’y a plus rien ». Du nom du morceau-titre, un maelström de seize minutes, le premier en date de ces longs monologues que Ferré va inscrire à son répertoire. On peut, avec le recul du temps, être partagé sur un mode d’expression que Léo Ferré a pour ainsi dire popularisé et incarné plus que d’autres, qui fera des émules sur le moment. Pourtant, malgré les limites qui seront plus perceptibles plus tard, durant la décennie 80, dans ce même genre, quelque chose ici avec Il n’y a plus rien, que l’on appellera faute d’autre mot de l’impatience, opère, alors que la voix de Ferré chante les révoltes et les désespoirs d’une époque troublée. Et l’utopie pour finir, celle, de « nous aurons tout » mais « dans dix mille ans ». Ferré, dans cette forme parlée, singulière autant que personnelle, n’en restera pas là, d’autres monologues plus tard lui succèderont. Mais aucun d’eux n’aura ce caractère torrentiel, fiévreux, excessif, insurgé de Il n’y a plus rien (ni les qualité mélodiques de la musique d’accompagnement). Plus chanson parlée que monologue, Préface reprend de larges extraits de la « préface » du recueil Poète… vos papiers ! Une préface écrite, comme on le sait, en remplacement de celle « promise » par André Breton. Ce texte ressemble davantage à un Manifeste qu’il n’introduit véritablement le recueil. Citons, par exemple : « Toute poésie destinée à n’être que lue et enfermée dans sa typographie n’est pas finie. Elle ne prend son sexe qu’avec la corde vocale tout comme le violon prend le sien avec l’archet qui le touche ». Et puis, sachant que les lignes suivantes furent écrites en 1956 (« La musique se vend comme du savons à barbe. Pour que le désespoir même se vende il ne reste qu’à trouver la formule. Tout est prêt : les capitaux, la publicité, la clientèle. Qui donc inventera le désespoir ? »), on constate une fois de plus combien Ferré, vis à vis de ses pairs, les précédait dans ce registre-là (à l’instar des Vitrines et autre Vise la réclame). Et dire que des plumitifs accuseront Ferré de récupérer mai 68 : imbéciles !

Ces deux « morceaux de bravoure » ne seront pas faire de l’ombre, sur le plan de la notoriété, aux autres chansons de ce disque (à l’exception de Richard). C’est surtout dommage pour L’oppression et Nigth and day. La seconde se signale par sa construction inhabituelle. Les couplets renvoient à une écriture de type automatique (« Et j’étais l’homme abstrait à cheval sur Neptune ») ou (« Je pensais des vagins et ne savais pas l’heure ») ou (« L’océan de ton cul déferle dans ma loge »). Chaque vers étant ponctué d’un « Nigth and day ». Le refrain, plus crié que parlé, jouant sur les assonances, évoque la préparation et la fabrication d’un journal (« Ça tape ça tape ça tape / Ça crie ça crie ça crie / Et puis ça rotative »). Ferré, après chaque refrain, exerce sa verve au dépend de la presse (« Et l’encre sèche vite dans les pattes des gens / Et le sang des nouvelles à rougi dans leurs mains / Des nouvelles à la con et puis dingue et mon cul / A vous donner l’envie de vous brancher en quatrième »). Et puis, pour finir : « Il paraît que la vérité est aux toilettes / Et qu’elle n’a pas tiré la chasse / La vérité c’est dégueulasse »). Nigth and day prouve, Léo Ferré dixit, que la chanson au début de la décennie 70 pouvait s’affranchir des codes habituels, s’émanciper du genre, sans pour autant cesser d’être une chanson à part entière. Ou, pour le dire autrement, la modernité ici incarnée par Nigth and day tirait alors la chanson vers le haut. Un « programme » revu ensuite à la baisse.

Plus classique dans la forme, L’oppression serait la réponse au climat nihiliste et désespéré de Il n’y a plus rien. Le mot « oppression » fait moins recette aujourd’hui, ou n’est pas toujours utilisé à bon escient. A l’évacuer ainsi c’est presque la réalité de la chose qui se trouve occultée. Il serait judicieux de reprendre ce que Ferré en disait (superbement) dans le courant de l’année 1973 (« Regarde là flâner dans l’oeil de tes copains / Sous le couvert joyeux de soleils fraternels / Regarde la glisser peu à peu de leurs mains / Qui fermeront des poings / Dés qu’ils auront atteint / L’âge de l’oppression / Ces yeux qui te regardent et la nuit et le jour / Et que l’on dit braqués sur les chiffres et la haine / Ces choses « défendues » vers lesquelles tu te traîne / Et qui seront à toi / Lorsque tu fermeras les yeux de l’oppression »).

On entendit surtout Richard sur ce disque. Il s’agit d’une variation sur un thème dont la matrice pourrait être Les copains d’la neuille (« Quand je nous y revois des fois je me demande / Si les copains de ce temps-là vivaient parfois »). Avec Richard, un bar, de la bière allemande et une machine à sous suffisent pour planter le décor. Nous ne sommes pas près d’oublier cette fraternelle adresse (« Les gens / Il conviendrait de ne les connaître que disponibles / A certaines heures pâles de la nuit / Près d’une machine à sous / Avec des problèmes d’homme, simplement / Des problèmes de mélancolie / Alors, on boit un verre / En regardant loin derrière la place du comptoir / Et l’on se dit qu’il est bien tard / Qu’il est bien tard »). Léo, ça va ? Ne chantez pas la mort signe les retrouvailles entre Léo Ferré et Jean-René Caussimon. Le ton est à la gravité : l’interprétation de Ferré n’étant pas en reste avec le dramatisme de l’orchestration.

Cette même année 1973 sort un album public enregistré à l’Olympia. Ce disque sera ensuite retiré du catalogue Barclay à la demande de Ferré (pour des raisons techniques, semble-t-il). Il comporte deux chansons inédites : Mister the wind et La fleur de l’âge, qui ne seront pas reprises dans un enregistrement studio. On le regrette pour La fleur de l’âge, que l’on aurait volontiers incluse dans l’album « Les chansons d’amour de Léo Ferré ». (« Les mots d’amour / C’est comm’ les fleurs / Ça ne cueille qu’une fois / Je t’aime un peu de tout mon coeur / Et je m’effeuille entre tes doigts / Dans mon jardin tout est coupé / Il ne reste rien pour demain / Qu’un peu de ma joie en allée / Dans ta bruyère de satin »). C’est même rageant de ne disposer que de cette version en public, pas trop bien captée !

Au mois de novembre Léo Ferré prolonge l’expérimentation initiée par Le chien, et prolongée par Il n’y a plus rien avec le monologue de « Et… basta ! », suffisamment long pour constituer à lui seul un album. Ici le commentateur devient interdit : quel est le statut de ce disque singulier ? A la différence des deux textes précités, et de ceux des monologues à venir, celui-ci présente un « service minimum » sur le plan musical : un piano le plus souvent, un orgue (Ferré étant aux claviers), et parfois des percussions (sans oublier, durant quelques minutes, les guitares de Paco Ibanez et Juan-Carlos Cedron). Sinon « Et… basta ! »ne ressemble qu’à du Léo Ferré. C’est même un « concentré de Ferré » : avec de fréquents retours sur le passé (du temps où le chanteur cachetonnait dans les cabarets de la rive gauche), une descente en règle du couple, et puis la musique, l’acte de création, etc.


1974 : FIN DES ANNÉES BARCLAY


Un dernier album clôt ces années Barclay. Il est précédé par un 45 t simple dont une face (Je t’aimais bien tu sais) va se retrouver sur ce 30 cm. Cette chanson d’atmosphère (il ne s’agit pas du canal Saint-Martin mais de la gare Saint-Lazare : « Je te vois comme une algue bleue dans l’autobus / A la marée du soir gare Saint-Lazare ») prend des allures de rengaine. On pourrait siffler le refrain dans la rue. Cependant quand nous entendons, dans un couplet, Ferré chanter, « Je me maquillerai ce soir sous l’arche de tes hanches », nous rengainons la rengaine. C’est cette curieuse alchimie, ces contrastes entre le texte et la musique, le refrain et les couplets, qui font le charme de Je t’aimais bien tu sais. Et l’on reste sur une forte impression, celle de la voix de Ferré, s’élevant, s’emportant : « Je t’imagine dans les soirs de Paris / Dans le ciel maculé des accumulateurs / J’accumule du vert de peur d’en être infirme / Le vert de ta prairie le long du quai aux Fleurs / Je l’ai mis de côté l’autre hiver pour t’abstraire / Ton figuré avec ses rides au point du jour ça me dégueule »).

Dans ce disque sorti en 1974, La damnation reprend l’antienne du mal (« On est damné, vient ! vient ! / Tout ce qui est mal c’est bon »). Une course à l’abîme s’ensuit : l’orchestre donne le tempo. Du coup la mort fait du rab (« C’est l’éternité qui dégorge / Et la mort qui tire son coup »). Avec le monologue Les amants tristes, Léo Ferré reprend sous une forme imagée des thèmes qui lui sont chers : sur la mer, les bateaux, les hiboux, « ces demoiselles qui en ont à revendre », « la fin du monde abstraite », « le supermarché où l’on vend de la mort ». On subodore le plaisir qu’a eu Ferré de composer une partition à caractère symphonique sur ce monologue haut en couleur. Et l’amour, encore : « Mais qui donc réparera l’âme des amants tristes ». Dans ce registre mélancolique Les oiseaux du malheur ne pouvait être écrite que par Léo Ferré (« C’est avec ça que nous dormons / Et c’est pour ça que nous crevons / En essayant de leur apprendre / Le doute et la misère »).

Dans des genres différents, les deux chansons suivantes ajoutent chacune une pierre de plus (et parmi les plus précieuses) au jardin de Léo Ferré : sur l’amitié et l’Espagne. Cette dernière se trouve une fois de plus convoquée avec L’espoir (qui donne son titre à l’album) à un moment de son histoire où le franquisme va bientôt passer la main (« Dans le ventre des espagnoles il y a des armes toutes prêtes / Et qui attendent »). L’espoir appartient à cette race de chansons qui annoncent crânement la couleur, leur ambition, et entrent dans l’arène en les arborant ostensiblement. Surtout quand « dans une rue de Madrid avec des fleurs fanées / Un fusil de trente-six revient s’y traîner ». Une ultime fois Ferré refait sa guerre d’Espagne avec ses mots : des images fulgurantes sur une orchestration rutilante (trop ?). Allons, encore un effort, généralissime Franco : la mort t’attend ! Ceux qui comme l’auteur de ces lignes ont découvert L’espoir sur la scène de l’Opéra-Comique gardent en mémoire cette formidable entrée en matière du premier couplet : mots, musique et orchestration confondus (« Des oiseaux finlandais vêtus de habanera / Des Vikings aux couteaux tranchant la manzanilla / Des flammèches de Suède brunes comme la cendre / Des guitares désencordrées et qui se pendent / Des amants exilés dans les cloches qui sonnent / La mort qui se promène au bras de Barcelone / Des taureaux traversés qui traversent l’histoire / Des soleils fatigués qui les regardent boire / Un orient de misère à la jota engloutie / Les parfums de l’Islam crevant d’Andalousie / Des pavés de flamenco aux gestes anarchiques / Les rythmes du jazz-band pour les paralytiques / Les tam-tams de l’Afrique à portée de guitare / De l’eau fraîche et de l’ombre à jurer pour y croire »).

L’amitié maintenant (Les étrangers), celle qui liait René Lochu, l’anarchiste breton, et Léo Ferré. Sont évoqués des souvenirs douloureux (la tragédie d’avril 68), la promesse de l’utopie (« Et c’est pas comme demain en l’an de l’An dix mille / Lochu tu t’en souviens c’était beau dans c’temps-là / La mer dans les soleils avec ou bien sans quille / Un bateau dans les dents des étoiles dans la voix ». Une belle chanson sur la mer, les marins, les bateaux. Et une autre amitié, celle d’Ivry Gitlis pour finir (dont le violon se fait entendre sur l’orchestration des Étrangers). Un violon à la mer ? Mais non, c’est M. Gitlis qui vient de rejoindre l’équipage. Tiens bon le gouvernail, Léo, Ivry joue sur le pont !


ANNÉES 1976 À 1979 : UN FERRÉ PLUS APAISÉ


Par commodité je rangerai sous la rubrique EPM les trois albums de cette section, le premier enregistré par la firme CBS, le deuxième RCA, puis Barclay pour le troisième : EPM, qui prendra ensuite le relai, ayant acquis les droits de ces trois albums.

Le disque paru en 1976 (deux ans après « L’espoir ») entérine la rupture de Léo Ferré avec la maison Barclay. Plusieurs chansons figurant sur ce « Je te donne » avaient été confiées l’année précédente à Pia Colombo et crées par cette interprète (appréciée de Ferré). Il s’agit d’un disque de transition. On y trouve encore certaines caractéristiques (du point de vue de la thématique et dans l’orchestration) qui peuvent rattacher ce cru 76 à la seconde époque Barclay. Mais c’est également le début d’une autre époque, plus apaisée, et pour tout dire moins riche dans la carrière du chanteur. D’ailleurs la chanson, Je te donne, qui donne son titre à l’album, peut difficilement rivaliser avec les chansons-titres des disques précédents. Une mention cependant à Requiem, qui se situe dans la lignée inaugurée par A toi, dont la seconde partie (sur un rythme plus enlevé, plus tendu, davantage en osmose avec le texte) emporte l’adhésion.

Deux chansons sortent nettement du lot : Muss es sein ? es muss sein et La mort des loups. Nous sommes avec la seconde en 1974. En ce temps là la peine de mort n’avait pas encore été abolie. Deux condamnés à la peine capitale, l’un s’appelait Buffet, l’autre Bontemps, furent exécutés au petit matin à « l’heure réglementaire » (« Mais on les fait dormir au bout d’un téléphone / Qu’on ne décroche pas pour arrêter la mort / Qui vient les visiter la cigarette aux lèvres /Et le rhum à la main tellement qu’elle est bonne »). Ferré les chante dans cette Mort des loups non sans tendresse, et sur un mode peu réglementaire puisqu’il s’en prend à cette bonne conscience généralisée qui sacrifie quelques loup galeux pour perpétuer la société des « loups endimanchés » et « bien habillés ». L’enfant qui se réveillait chaque matin « à l’heure où l’on tuait les loups », deviendra cet homme, ce chanteur qui une fois de plus s’insurge contre la peine de mort.

Muss es sein ? es muss sein séduit par sa tonicité et son engagement (en faveur de la musique, il va sans dire). Ici Beethoven et son célèbre « Cela doit-il être ? Cela est » sont convoqués par Ferré. Mais un Beethoven sans perruque et sans affectation (« Ludwig ! Ludwig ! T’es sourdingue ? / Ludwig la Joie Ludwig la Paix / Ludwig ! L’orthographe c’est con ! / Et puis c’est d’un très haut panache / Et ton vin rouge a fait des taches / Sur la portée des contrebasses / Ludwig ! Répond ! T’es sourdingue, ma parole ! »). C’est comme ça, sur ce mode-là que Léo Ferré aime Ludwig Van et sa musique : « Dans la rue la musique ! ». Même s’il se croit obligé d’en exclure Boulez !

Avec l’album « La frime » (1977) nous abordons la dernière partie de la carrière de Léo Ferré. On a dit, voire redit que le chanteur, à partir de cette date faisait du « sous Ferré ». C’est à la fois vrai et faux. Évidemment, les albums sortis entre 1977 et 1991 ne valent pas la série des « grands Ferré » des années Barclay. Cependant ils sont loin d’être si décevants que d’aucuns l’ont prétendu. D’ailleurs cette appréciation négative n’a pas été sans occulter un disque de la qualité de « La violence et l’ennui », ou laisser dans l’ombre des chansons dont je dirai plus loin deux trois mots. Certes, à l’écoute de « La frime » et de « Il est six heures ici et minuit à New York », le disque suivant, on relève moins de titres susceptibles de figurer dans une anthologie féréenne. L’inspiration de l’auteur n’atteint pas les sommets précédemment évoqués, et le ton davantage apaisé qui caractérise ces deux opus laisse entendre - nous le regrettons - qu’une page vient d’être tournée. On pourrait parler, toute proportion gardée, d’une évolution en phase avec le reflux des idées et perspectives révolutionnaires issues de mai 68.

Quelque chose, pour revenir à « La frime », comme une promesse de bonheur (jadis brocardée) affleure avec Peille (« On regarderait bien dans les yeux de Nana / Pour y lire amoureux la table des matières / Qu’elle apporte comme un bouquet de lilas / Mais de ceux qui se mangent et là elle exagère »). Ferré chantait déjà depuis plusieurs années sur scène Quand je fumerai autre chose que des celtiques avant de l’enregistrer. Cette chanson aurait gagné, orchestralement parlant, à être moins sapée (tout comme A vendre) : texte et interprétation s’en ressentent. C’est d’autant plus dommage qu’y est dit : « Je veux être drapé de noir et de raison / Battre de l’aile au bord de l’enfer démocrate / Et cracher sur Trotsky sur Lénine et Socrate / Et qu’on dise de moi « Mon dieu, qu’il était con »). Tu penses à quoi est un « bon Ferré ». Elle inspirerait cependant moins le commentaire sans les vers suivants, tout à la fin (« A la tête de mort qui pousse sous ta peau ? / À tes dents déjà mortes et qui rient dans ta tombe / À cette absurdité de vivre pour ta peau ? / À la peur qui te tient debout lorsque tout tombe ») qui font basculer cette chanson dans une autre dimension. La meilleure chanson de cet album, Allende, a peut-être paradoxalement éloigné Léo Ferré de quelques uns de ceux qui crurent que l’anar virait au socialiste (même accommodé à la manière chilienne). Il s’agissait pourtant de tout autre chose. Ferré imagine le monde qui pourrait (devrait) être le nôtre si la barbarie, le fascisme, la raison marchande, la connerie humaine, le misérabilisme, et cetera, et cetera… Il l’exprime en poète et non en ânonnant des slogans (« Quand les voteurs votant se mettront tous d’accord / Sur une idée sur rien pour que l’horreur se taise / Même si pour la rime on sort la Marseillaise / Avec un foulard rouge et des gants de chez Dior »). Pourquoi ne pas alors s’en aller réveiller Allende, et tant d’autres !

Le disque suivant (« Il est six heures ici et minuit à New York ») laisse dubitatif. C’est sans doute le seul album de Léo Ferré où le commentateur peine à distinguer une chanson qui sortirait du lot (contrairement aux Muss es sein ? es muss sein, La mort des loups et Allende, dansles deux disques précédents). Et pourtant, le réécoutant, les chansons de cet album sont toutes de « bonne facture » (ce qui n’était pas le cas de « Je te donne et « La frime »). La nostalgie prend acte, à sa façon, d’un mois de mai qui ne reviendra plus. Quant à la chanson titre, Il est six heures ici et minuit à New York, elle s’apparente à un exercice de style surréaliste sur les relations entre le temps et l’espace (« Dans une rue de Manhattan j’ai joui ce matin / Et Paris me lançait des mouchoirs de satin / Pour m’essorer (…) Il est cinq heures ici et cinq heures à Milan // La Joconde est entrée dans le poing de Vinci »). Les réserves portent sur la musique : une autre mélodie aurait été préférable sur de tel vers.

La passion de Ferré pour la musique s’entend de manière explicite dans Les musiciens, et plus en creux dans Ma vie est un slalom (« Au moins s’ils connaissaient Le sacre du printemps / Et moi qui meurt de froid devant ma page blanche ») et Porno song (« Ton coquillage je l’explique / En y mettant la musique »). Dans la continuité de « La frime », Léo Ferré, il est vrai, use et parfois abuse des possibilités offertes par un orchestre symphonique. On lui a alors reproché de noyer ses chansons dans une sorte de logorrhée musicale. Cette critique se trouve en partie justifiée quand le flux orchestral fait écran au texte. On peut parler de redondance et déplorer ces trop beaux atours pour des chansons qu’une robe de dix sous habille. Il y a cependant des exceptions telle Des mots : une chanson qui s’accommode pour le mieux des couleurs et des séductions d’un orchestre symphonique. Ce texte inspiré (« Quand les goélands sont jaloux / De l’architecte où s’extravaguent / Des maçons aux dents de velours / Et le ciment de leur salive / A te cimenter pour l’amour / Ton cul calculant la dérive »), et surtout l’habillage musical contribuent à la réussite de Des mots.


FERRÉ MUSICIEN


Si la qualité de poète accordé à Léo Ferré ne provoque pas de véritable objection (du moins depuis son entrée dans la prestigieuse collection « Poètes d’aujourd’hui »), celle de musicien, en revanche, était sujette à des controverses. Ce qui explique pourquoi Ferré, dès qu’il fut en mesure de diriger régulièrement des orchestres, mis principalement l’accent sur cette qualité de musicien. Seul, parmi ses pairs, à posséder une solide culture musicale classique acquise durant l’enfance (à travers l’apprentissage du piano, la participation à une chorale et celle d’un orchestre d’harmonie), Ferré s’est voulu très tôt musicien. Du temps où il chantait dans la maîtrise de la cathédrale de Monaco, le futur auteur de Thank you Satan compose un Ave Maia, suivi d’un Benedictus et d’un Agnus déi. Plus tard, en 1943, lors d’une période d’inactivité, Ferré se perfectionne sur le plan compositionnel en prenant des leçons d’art de la fugue et de contrepoint.

J’ai indiqué que Léo Ferré tint une première fois la baguette de chef de l’orchestre de la Radio-diffusion à l’occasion de l’émission De sac et de cordes, et qu’il récidiva en 1954 et 1957 lors des création et enregistrement de l’oratorio La chanson du mal aimé. Le Ferré « musicien classique » y est déjà présent. L’influence de Ravel, son compositeur préféré, se fait entendre (en particulier dans l’écriture des choeurs), mais également celle de Debussy. Un fait peu connu doit être rapporté. D’octobre 1953 à juillet 1954, Léo Ferré a produit et animé chaque semaine sur Paris-Inter une émission (Musique byzantine) consacrée à la musique classique. A suivre attentivement la carrière de Léo Ferré de manière chronologique, on constate que sa relation à la musique, celle qu’il compose sur ses propres vers ou ceux des autres, traduit moins qu’on ne pourrait le croire une sensible évolution musicale sur quarante ans, qu’elle s’explique par des choix de « production » variables d’une maison de disque à l’autre.

Avec le recul les années Odéon font paradoxalement figure de période expérimentale sur le plan musical. Ferré est le plus souvent accompagné par un orchestre, le meilleur y côtoie le plus convenu. Jean Faustin, l’orchestrateur des premiers disques Ferré chez Odéon, n’hésite pas à faire appel à une écriture jazz parfois. Un jazz qui certes aurait traversé l’Amérique pour s’acoquiner à un Kurt Weill, voire un Maurice Jaubert. En définitive, les orchestrations de Jean Faustin tiennent le coup. Ferré, durant la seconde séquence des années Odéon, fera davantage appel à de petites formations. Il y rencontre également le pianiste Paul,Castanier, qui va l’accompagner pendant presque 20 ans.

J’ai eu l’occasion de dire plus haut tout le bien que je pensais des orchestrations de Jean-Michel Defaye, pour la période Barclay. Sur l’intermède Zoo, on pouvait s’étonner que Ferré, qui brocardait la musique rock quelques années plus tôt, y fasse d’une certaine façon allégeante. En réalité il s’en prenait alors à la culture yé yé, à l’indigence des paroles des chansons, et aux aspects dégradés, édulcorés, marchands de ce type de musique. Un peu plus tard, l’évolution des Beatles sur le plan musical, l’apparition des Hendrix et autres Moodie blues changeaient la donne. Ferré en tiendra compte, puis il s’en dégagera en devenant son propre orchestrateur. Dés lors que Léo Ferré, à partir de « Je te donne », et plus encore « La frime », met son répertoire au service de ses ambitions musicales, quelques uns de ses choix musicaux deviennent alors discutables. Par exemple l’utilisation des choeurs, totalement justifiée dans La chanson du mal aimé, ou, pour en venir aux années de la précédente section, qui l’est encore dans des chansons comme Allende et Des mots, dans d’autres chansons pareille utilisation provoque des effets regrettables de type hollywoodien.

S’il faut évoquer quelque sommet du Léo Ferré compositeur, j’évoquerais la musique écrite pour le film de Jean-Pierre Mocky, L’albatros, dont le cinéaste n’avait finalement conservé qu’une partie de la partition communiquée par Ferré. Ce dernier en fut fâché mais comme rien ne perd l’un des fragments non retenu devint la musique de Ton style, un autre celle de Words…words… words…. Et puis, pour finir, Ferré repris la musique de L’albatros pour habiller les vers du Bateau ivre.


LA VIOLENCE ET L’ENNUI


Le cru 1980 (« La violence et l’ennui ») nous remet à l’oreille un Léo Ferré plus décapant. Le titre déjà, celui d’un long monologue qui ouvre le disque, donne une indication sur son contenu (« Ô ma soeur la violence nous sommes tes enfants / les pavés se retournent et poussent en dedans (…) Le sable des pavés n’a pas la mer à boire / Ça sent la marée calme dans les amplis troublés »). L’accompagnement musical de La violence et l’ennui évoque celui de « Et… basta ! ». Il s’agit d’ailleurs d’un album à tonalité piano, qu’illustre principalement une trilogie (Géométriquement tien, La mer noire, FLB), dont les textes des chansons proviennent de ces Chants de la fureur écrits au début des années 1960 en Bretagne (et auxquels Ferré a déjà eu recours pour y extraire déjà La mémoire et la mer, mais également Des mots du disque précédent). L’inspiration poétique ne fait jamais défaut à Léo Ferré dès lors que la mer, les marins, la faune marine et la Bretagne se trouvent évoqués. Si Géométriquement tien (un titre à la Ferré) l’exprime de manière abstraite (« J’y verrai des oiseaux de nuit / Et leurs géométriques ailles / Ne pourront dessiner l’ennui / Dont se meurent les parallèles »), les deux autres titres s'y réfèrent plus directement. La mer noire évoque par anticipation les futures « marées noires » (« Dans le port nagent des squelettes / Et sur la dune le destin / Vend du cadavre aux goélettes »), mais plus encore le drapeau noir des pirates et autres flibustiers (« Et si des fois le drapeau noir / Sur un voilier en voiles noires / Mettait la flibuste au pouvoir / Ça pourrait déranger l’histoire »). FLB, elle, raconte l’éternelle histoire de la mer et qui peuple marin. Il y a comme une osmose entre un texte « habité » par son sujet et un piano que l’on quitte à regret (« Entends le bruit qui vient d’en bas / C’est la mer qui ferme son livre »).

Paris excepté, évidemment hors concours, Léo Ferré a évoqué Marseille plus que toute autre ville. La cité phocéenne revient de temps en temps au détour d’un vers. Dans « La violence et l’ennui », Ferré lui consacre une chanson dans laquelle les mots et l’accent tressent à la ville comme une couronne de laurier. En d’autre temps Marseille eut été reçu comme Paname, voire Paris Canaille. Mais en 1980 la voix de Léo Ferré se faisait plus rare sur les chaînes de radio. Il n’est pas certain que les marseillais surent que Ferré redonnait en quelque sorte des lettres de noblesse à leur ville. Vers la fin de la chanson c’est Apollinaire qu’il convoque (« Anges frais débarqués à Marseille hier matin »), et non un quelconque Pagnol. Un dernier mot pour signaler l’épatante orchestration piano/orgue de Marseille.

Toutes les chansons sont accompagnées par l’orchestre symphonique de Milan (toujours dirigé par Ferré) : Frères humains, La tristesse et Words… words… words. Léo Ferré a mis en musique l’un des poèmes les plus connus de François Villon (comme auparavant Louis Bessières en 1968 sous le titre La balades des pendus et chanté par Serge Reggiani). Dans ce Frères humains viennent s’insérer entre les vers de Villon ceux d’une chanson de Ferré, L’amour n’a pas d’âge. Cela surprend dans un premier temps, puis finit pas convaincre. Ce sont les mots de Ferré, paradoxalement, qui semblent venir du fond des âges. Enfin terminons cet inventaire 1980 par la perle de l’album : Words… words… words… est l’un des plus beaux textes du répertoire de Léo Ferré. D’emblée le ton est donné : « Et qu’ont-ils à rentrer chaque année les artistes / J’avais sur le futur des mains des cordonnier / Chassant les astres de mes peaux ensemellées / La conscience dans le spider je mets les voiles »). Ce poème que Ferré déclame sur une de ces musiques qui vous prennent aux tripes (j’y reviendrai), nous transporte du Chili à Lisbonne, de Saint-Denis à Mexico. L’auteur y affirme que « Shakespeare aussi était un terroriste ». A la fin, sur un roulement de tambour significatif, les différentes significations du mot « Videla » nous sont données (revoilà nos « tripes ») : « En Argentine / Vas-y voir / De quoi dégueuler / Vraiment ! ».


ANNÉES 1982 À 1986 : DIVERSES ET VARIÉES


Comparé avec « La violence et l’ennui », le triple album de 1982 paraîtrait décevant s’il ne comportait une épatante version du Bateau ivre de Rimbaud (je l’évoquerai dans la section suivante). Sans doute aurait-il été plus judicieux de « comprimer » ces trois disques en deux exemplaires. Une déception, toute proportion gardée, qui concerne moins les textes que les mélodies, lesquelles provoquent parfois une impression de redite et de déjà entendu. On aurait préféré entendre sur La Sorgue, l’un des meilleurs poèmes du recueil Poète… vos papiers, une autre musique que celle dont Ferré habille ces vers (« Je suis la raison d’espérer / De l’anarchiste et du poète / Et je tiens leurs idées au frais / En attendant qu’on les arrête »). Certains choix orchestraux (ou d’enregistrement) paraissent également discutables : en particulier les percussions trop présentes dans Les ascenseurs camarade ou En faisant l’amour. Ce triple album comporte deux longs monologues : le premier, L’imaginaire, se situe dans la lignée de « Et… basta ! » ; le second, Ludwig, sur la musique de l’ouverture d’Egmont, de Beethoven, s’imposait-il ?

Au chapitre des réussites mentionnons Christie une chanson dédiée à Marie-Christine, la compagne de Ferré (« Christie ça sent le poivre doux / Quand ton crépuscule pommade / Et que j’enflamme l’amadou / Pour mieux brûler ta chair malade »). La vendetta reprend un procédé narratif cher à l’auteur : « C’est un papier perdu qui se souvient d’Homère / C’est la géographie qui change à Stalingrad / C’est un noeud de cravate au cou de la misère / C’est le rouge qui prend de l’âge camarade ! »). Enfin, surtout, il convient de mentionner L’amour meurt : une chanson malheureusement inconnue du répertoire de Léo Ferré. A ceux qui allaient, répétant, depuis la fin des années 1970, « Ferré n’est plus ce qu’il était, il a fait son temps », L’amour meurt et ses treize minutes (renversantes), s’inscrivait en faux contre ces jugements hâtifs : avec Léo Ferré au piano, Toti Soler à la guitare, et Taffy comme choriste. Ce Ferré désenchanté (L’amour meurt / J’en sais rien / Qu’est ce que tu veux que ça me foute ? / L’amour meurt / J’en sais rien j’en sais rien ») nous l’avions déjà entendu. C’est sur le plan musical qu’il faut reporter son attention. Il y a comme une osmose entre le piano de Ferré, la guitare de Soler et la voix de Taffy qui tient du prodige. Et quelle interprétation ! C’était quoi la modernité en chanson, l’année 1982 ? Mais L’amour meurt, et c’était signé Léo Ferré. Mais qui le sut ? Tout compte fait, un disque (même triple) qui comporte une telle chanson, et pareille adaptation du Bateau ivre ne peut être foncièrement mauvais.

L’opéra du pauvre, sorti l’année suivante, s’adresse au noyau dur des fééens. Ce coffret de quatre disques 30 cm n’a pas d’équivalent dans l’oeuvre de Léo Ferré. Cet Opéra… reprend l’argument du ballet La nuit, que Roland Petit avait commandé en 1956 à l’auteur de Paris canaille : un ballet massacré alors par la critique et retiré au bout de deux représentations. Une lettre adressée par Ferré au chorégraphe mettait un point final à leur collaboration : « Monsieur grâce à vous j’ai mis le pied gauche dans le Tout Paris. J’espère que cela me portera bonheur ». Il est vrai que le livret écrit par Léo Ferré (avec la complicité de Madeleine) témoigne de l’inexpérience de l’auteur dans un genre qu’il n’a pas pour ainsi dire pratiqué (sauf dans De sac et de cordes, plus convaincant) et le propos j’y reviens, de cet Opéra du pauvre peut dans un premier temps sembler exagérément naïf. Les chansons,quirelèvent de registres musicaux différents, peinent à relever un plat que l’on aurait préféré davantage épicé chez un auteur comme Léo Ferré. Reste son interprétation, jubilatoire et plus encore. Dans cette féérie (car il ne s’agit pas d’autre chose) qui voit la Nuit comparaître devant un tribunal présidé par le Corbeau, dont l’avocat général est le Coq, l’avocat de la défense le Hibou, et le greffier le Chat (plus quelques témoins : une religieuse, un bistrotier, deux prostituées, un enfant, un vers luisant, une baleine bleue, la Misère et la Mort), Ferré interprète tous les personnages avec un plaisir contagieux. Un coffret à ranger cependant dans le rayon « curiosités ».

Passons à l’année 1986, celle de la parution du double album « On est pas sérieux quand on a dix-sept ans ». J’y reviendrai dans la section suivante pour commenter les poèmes (de la bande des quatre, celle de Ferré !) mis en musique par Léo Ferré. L’autre moitié se compose de chansons de l’auteur. Sans vouloir parler de « recyclage », car cette terminologie n’a pas grand sens avec Ferré, l’auditeur attentif remarque que la musique de trois de ces chansons (les plus significatives) figuraient précédemment dans L’Opéra du pauvre, en habillant d’autres mots. C’est le cas de Gaby (Ferré fait un dernier retour sur ses « année de dèche » à Saint-Germain-des-Près, quand il chantait au cabaret L’Arlequin). Ce qui « marche » avec Gaby, se révèle moins judicieux à l’écoute de Visa pour l’Amérique, et le superbe Faux poète (deux textes figurant dans le recueil Poète… vos papiers !). Il aurait été préférable d’écrire une musique originale sur les vers, particulièrement inspirés, de ces deux poèmes. Un disque à classer de préférence dans la rubrique « Léo Ferré chante les poètes ».


LÉO FERRÉ CHANTE LES POÈTES, DEUX


Nous y venons justement. Il y avait de quoi s’interroger en apprenant que Léo Ferré venait de mettre en musique le poème sans doute le plus célèbre de Rimbaud, Le bateau ivre, dans le triple album de 1982. Le plus étonnant étant que cette incontestable réussite n’est en rien comparable à ce qui m’importait de relever et de souligner plus haut avec Les assis et Les poètes de sept ans. Parce qu’il n’y a aucune piété dans cette adaptation qui tient du collage : avec des passages répétés, réitérés, et une voix « en recording » qui fait écho à celle qui chante ou déclame les vers du poème. Ferré se fait plaisir et le communique dans cette version jubilatoire. Nous sommes à cent lieurs des lectures scolaire ou infatuées. Rimbaud y retrouve le son de sa voix : une voix souvent recouverte par les poncifs de la criticature. Désormais Le bateau ivre nous le voulons dériver ainsi : avec cette voix venue du pont, celle qui décrit et donne des nouvelles du rivage ; et l’autre, celles de la hune, plutôt rire après tout, celui de Rimbaud, contagieux.

Le double album « On est pas sérieux quand on a dix sept ans » contient autant de textes des poètes de prédilection de Léo Ferré (deux Baudelaire, deux Verlaine, un Rimbaud, deux Apollinaire) que de chansons originales. C’est Apollinaire qui retient le plus l’attention avec la fusion de deux poèmes d’Alcool (Les cloches et Les tziganes), mais surtout Marie. A vrai dire nous connaissions déjà cette adaptation puisque Marie s’était retrouvée en 1974 sur la face B du 45 t simple Je t’aimais bien tu sais, sans pourtant être reprise comme cette dernière chanson sur l’album « L’espoir ». Sur une belle mélodie, bien servie par l’orchestre, interviennent des instruments solistes qui reprennent, chacun leur tour, un thème empreint d’une douce nostalgie. Presque à la même époque, Pierre Perret adaptait Marie : sa version, très différente de celle de Ferré, n’est aucunement négligeable. Sans pour autant bouder ou faire la fine bouche devant les adaptations des deux poèmes de Baudelaire et de Verlaine, celles-ci ne peuvent être comparées avec l’excellence de celles des années soixante.

Je range dans cette section le disque que Léo Ferré consacrait un an plus tôt à Jean-René Caussimon. Les réserves viennent plutôt du côté de Caussimon. Car Ferré fait preuve d’une verve mélodique (moins présente dans ses propres albums de ces années-là !), en particulier dans Les spécialistes, Avant de te connaître, Les loubards, Comment ça marche). C’est vouloir dire que l’on ne retrouve pas toujours la « patte » de l’auteur, voire son univers (celui des décennies cinquante et soixante). En revanche, pour aller dans un autre sens, Caussimon se révèle plus critique envers la société que précédemment, entre autres dans les titres qui viennent d’être cités.

Deux curiosités pour refermer ce chapitre. Jamais diffusées sur les ondes françaises, deux adaptations par Léo Ferré de poèmes de Pavese (Verra la morte et L’uomo solo, enregistrées en Italie en I969) seront exhumées dans le dernier volume de l’intégrale Barclay. Ensuite, c’est lors de l’intégrale Odéon que l’on découvrit que Ferré avait durant la seconde moitié des années 1950 enregistrées deux adaptations de poèmes de Luc Bérimont : Soleil et Noel (la seconde étant bien connue par les versions de Catherine Sauvage, Jacques Douai, Francesca Solleville et Marc Ogeret). On se demande bien pourquoi ces deux enregistrements n’avaient pas fait l’objet d’un report sur disque.


LES VIEUX COPAINS


Quatre années vont s’écouler avant que ne paraisse un nouvel album de Léo Ferré (en mettant de côté les enregistrements publics). Il s’agit du dernier disque de chansons de l’auteur (sachant que l’année suivante, en 1991, Ferré mettra en musique Une saison en enfer). Cet ultime opus surprend, et pour tout dire émeut. La voix d’abord, semble lasse, fatiguée, fragilisée. Quant au contenu de ces « Vieux copains » on pourrait évoquer, en guise de résumé, une promenade nostalgique à travers une quarantaine d’années et plus consacrées à la chanson. Une promenade d’autant plus émouvante qu’elle prendra en 1993 un caractère testamentaire. Il s’agit, en partant des titres inédits, contemporains de l’année 1990, de remonter le temps jusqu’au milieu des années 1940.

La chanson Les vieux copains donne son titre à l’album. Dans un langage simple, dont la sobriété tranche avec le côté surréalisant de maintes chansons des deux dernières décennies, Ferré évoque « Les vieux copains /Tout ridés fatigués / Qui vous tendent la main / Après bien des années ». Ceux « Qui disent « comment vas-tu » / Et qui ne savent plus / Ni leur nom ni le tien ». Même si Ferré s’en défend (« J’suis pas d’ceux-là ») un certain désenchantement se fait ensuite entendre, dans le ton d’ailleurs de tout l’album. C’est une… décline sur le mode féeéen la femme sous différents aspects (la « femme du monde », la « belle frangine », la « fille lubrique », la » dévoreuse », etc. Quand le cap est mis sur un certaine partie du corps de la femme (que Ferré a moins chanté que d’autres), cela donne : « Les caps Fréhel / Les caps Martin / Poitrines de sel / Ou d’espérance / Ou vient mentir / La mer calmée / Où vient s’blottir / L’âme des noyés ». La mineure Cloclo la cloche clôturant cette liste de chansons inédites.

La Maline (sur des vers de Rimbaud), et L’automne s’ennuyait (sur ceux d’Apollinaire) paraissaient destinées à l’album précédent. Où vont-ils donc ? figure parmi les chansons que Ferré interprétait de temps à autre sur scène, sans avoir été enregistrées. Ce texte figure ailleurs dans l’ouvrage de Charles Estienne de la collection « Poètes d’aujourd’hui ». Léo Ferré revient une fois de plus sur son amour jamais démenti pour les chevaux. Une dernière fois il exhume avec L’Europe s’ennuyait l’un des poèmes de Poète… vos papiers ! Une excellente pioche car cette chanson se situe au sommet de ces « Vieux copains ». La voix met particulièrement en valeur la dimension épique du texte : un piano inspiré, flanqué de percussions, et c’est l’histoire qui déménage. A l’image de ce « beau Paris » qui « réinventait la liberté » (« Ceux qui changeaient à République / Avaient les sangs tout retournés / Y’a des mots qui font d’la musique / Et qui dérangent l’alphabet / Car le métro à Stalingrad / Roulait les souvenirs lyriques / Certains en prenaient pour leur grade / Au portillon automatique »). Il s’agit de l’une des plus anciennes chansons de Léo Ferré (appelée alors Paris, dans Poète… vos papiers !). C’est en tout cas la première à faire l’objet d’un contrat entre Ferré et les Éditions musicales du Chant du monde (le 3 mars 1947). On découvrira la version originale (qui ne figurait pas parmi les 78 t retenus par le Chant du monde) après la mort du chanteur. Une autre musique ayant été écrite pour la version de 1990.

Autres exhumations, celles de En amour, Notre amour et Le fleuve des amants, de l’époque Odéon, que seuls quelques féréens blanchis sous le harnais connaissaient. Si Le fleuve des amants, contrairement à l’austère version originale, se trouve ici habillée par les cordes de l’orchestre symphonique de Milan. En amour et Notre amour sont re-enregistrées dans l’esprit des versions de 1955 : une harpe pour la première, et un piano pour la seconde. La quatrième chanson des années Odéon à faire l’objet d’une reprise, La chanson triste, est elle ici chantée a cappella. Léo Ferré n’a jamais chantée La poisse (crée par Catherine Sauvage en 1959). L’accompagnement musical vient directement de L’Opéra du pauvre. L’une des curiosités de cet album a pour nom Vison l’éditeur. Cette chanson figure dans l’émission radiophonique De sac et de cordes diffusée en 1950 (sans être chantée par son créateur). Elle reprend un thème cher à Ferré : celui de l’artiste, confronté aux margoulins qui l’exploitent (« C’est au quartier de la bohème / Qu’on m’a signalé un auteur / (…) / Pour moduler sur tous ses thèmes / Prenez les clefs de sa douleur / Car c’est sur la peine que j’aime / Voir pousser mon blé d’éditeur / (…) / Imprimons cette fadaise / A des milliers de format / Et fermons la parenthèse / A ce qui fut le contrat / Et sur les ondes cosmiques / Que s’en aille incognito / Les paroles et la musique / Que m’a laissées cet idiot »).

Enfin, encore plus loin dans le temps, Y’a une étoile et Elle tourne la terre, complètent cet album. La premièreavait été créée en 1948 par Renée Lebas, et la seconde par Mouloudji. Dans les deux chansons la voix de Ferré est plus lasse que jamais. L’accompagnement musical se trouve réduit au minimum, ici une harpe, là un piano, pour habiller ces vers datant de la fin des années 1940. Un mot sur la première de ces chansons (« Salut ! ma vieille copine la terre / T’es fatiguée ? Ben… nous aussi »). La boucle est bouclée, semble dire Léo Ferré. Ceux qui l’aiment seront émus, les autres non : « Bonjour ! ma vieille copine la terre / Je te salue avec mes mains / Avec ma voix / Avec tout ce que je n’ai pas ».


DISQUE POSTHUME


En l’an 2000 paraissait un disque  « posthume » de Léo Ferré. Comme le précise l’éditeur (La mémoire et la mer) neuf titres - parmi les dix-sept composant cet album - auraient dû se retrouver sur le disque que Ferré projetait de sortir en 1993. Les neuf chansons en question étant celles « prévues dès l’origine avec un accompagnement piano ». Sont ainsi exhumées les bandes de travail (le plus souvent une première prise) réalisées, du moins certaines, au domicile de Léo Ferré. Ce disque écouté, on ne peut faire l’économie des éternelles questions qui se posent avec les parutions posthumes. Par ailleurs, nous ne connaissons pas les titres que Ferré comptait enregistrer avec l’orchestre symphoniques de Milan. Et puis des » bandes de travail » ne peuvent préjuger du traitement final (même si le choix d’un accompagnement confié au seul piano réduit ici la marge d’incertitude). Des interrogations donc, qui font que je n’inclus pas cet album (« Metamec ») dans le corpus discographique documenté ci-dessus.

Metamec, qui donne titre à l’album, est un long poème de 320 vers, écrit en 1983. Derrière la voix de Léo Ferré on entend le thème musical du film L’Albatros, repris en 1982 dans l’adaptation du Bateau ivre. Ferré envisageait d’écrire une musique originale sur ce texte (du meilleur Ferré il est vrai). Métamec se rapproche davantage des poèmes écrits durant les années 1950 que des monologues surréalisants des deux décennies suivantes. Cela vaut également pour Deah… Death… Death : ici l’accompagnement piano s’avère bienvenu. Un troisième texte, La méthode (vrai monologue celui-là), renvoie à l’une des chansons du triple album, La joyeuse visiteuse. On y retrouve le climat de « Et… basta ! ».

Côté chansons, Le vieux marin et Du coco figuraient dans L’opéra des rats, un spectacle de Richard Martin créé en 1983 à Marseille. Deux chansons que l’on peut classer entre Les étrangers et le triptyque marin de « La violence et l’ennui ». Mais c’est Zaza qui attire l’attention sur ce disque hybride. Il s’agit de l’autre guenon (avec Pépée), « assassinée » en avril 1968. Il est judicieux de comparer les chansons Zaza et Pépée car elles représentent deux faces opposées d’une même pièce. Pépée se situe sur le versant dramatique, pathétique, tragique de Ferré, tandis que Zaza appartient à sa veine gouailleuse. Ferré y continue de régler des comptes datant d’avril 68. Par delà cet aspect biographique (ou en raison de, c’est selon), Zaza témoigne d’une verve toujours présente chez Léo Ferré. Et le piano accompagne ce texte (murmuré parfois) de manière épatante.


POSTÉRITÉ DE LÉO FERRÉ


Peut-on parler, en citant des noms d’interprètes, d’une postérité de Léo Ferré ? Il paraît difficile de répondre compte tenu de ce qu’est devenue la chanson (d’ailleurs, est-ce encore de la chanson ?). Cette influence s’effectua plus directement et plus ostensiblement durant la décennie 70, voire la suivante. La liste serait longue s’il fallait citer tous les interprètes qui, peu ou prou, apportèrent leur pierre à un édifice dont les fondations incombaient à Léo Ferré. Citons cependant deux exemples : Bernard Lavilliers et Hubert-Félix Thiéphaine. Dans la première partie de la carrière de Lavilliers (en particulier le disque « Les poètes ») cette influence est indéniable. Ensuite Lavilliers su s’en affranchir tout en conservant une dette envers Ferré (du moins dans l’écriture des textes). Et l’on peut évoquer un compagnonnage entre les deux chanteurs. Quant à Thiéfaine, cette influence apparait ici ou là, tout au long de sa carrière. Thiéfaine ne l’a jamais caché, la revendiquant, même. Ce qui le distingue de Lavilliers étant sa préférence affichée pour le « versant mélancolique » de Ferré. J’aimerais ajouter un autre nom, celui de Jean Vasca (sans doute le chanteur auteur-compositeur le plus scandaleusement méconnu de ces dernières cinquante années). Ici la reconnaissance est juste suggérée. Dans l’album (excellent), « L’atelier de l’été », sorti en 1994, Vasca évoque discrètement la disparition de Ferré, Et l’on saisit, entre les lignes, ce qu’a pu représenter pour lui Léo Ferré.

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FLORILÈGE : CINQUANTE CHANSONS DE LÉO FERRÉ À ÉCOUTER PRÉFÉRENTIELLEMENT (ne sont pas comprises les adaptations des poèmes de Verlaine, Rimbaud, Baudelaire et Apollinaire)

1950 : Le bateau espagnol

1953 : Vitrines - Paris Canaille

1954 : L’homme - A la Seine (paroles de Jean-René Caussimon)

1955 : Vise la réclame - Le temps du plastique

1958 : Dieu est nègre

1960 : Les poètes - La maffia - Comme à Ostende (paroles de Jean-René Caussimon).

1961 : Vingt ans - Thank you Satan

1962 : Ca t’va - Mister Giorgina

1964 : Franco la muerte - Épique époque - Mon piano

1965 : Ni Dieu ni maître

1966 : On s’aimera - L’âge d’or

1967 : La Marseillaise - Pacific blues - Salut Beatnik - Quartier latin - Ils ont voté

1969 : Pépée - A toi - Les anarchistes - L’idole

1970 : Poètes vos papiers - La mémoire et la mer - Petite - Écoute moi - L’amour fou

1971 : Avec le temps

1972 : La solitude - Ton style - Tu ne dis jamais rien - La vie d’artiste (troisième version)

1973 : Il n’y a plus rien - L’oppression - Night and day

1974 : L’espoir - Les étrangers - Je t’aimais bien tu sais

1976 : Muss es sein ? es muss sein

1980 : Words… words… words…

1982 : L’amour meurt

1990 : L’Europe s’ennuyait

Max Vincent

décembre 2025