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  Introduisons notre seconde partie par ce que François Cusset appelle un « florilège de qu’en dira-t-on, montés en épingle pour qu’on croit bel et bien menacés d’extinction la liberté d’expression, la licence poétique, le débat public et la coexistence harmonieuse de toutes et de tous ». Parmi les exemples cités par Cusset, passons rapidement sur Les dix petits nègres comme « fait tronqué », puisque tout le monde sait, à l’exception de quelques ignorants, que ce roman à été « retitré » et non « retiré de la vente ». Même chose en ce qui concerne les palinodies de l’Université de Bordeaux, au sujet de l’annulation de la conférence de la conférence de la philosophe Sylviane Agacinski, où l’on interprètera différemment de l’auteur « un communiqué d’associations étudiantes opposées à sa venue ». En revanche, je m’attarderai davantage sur le jésuitisme de Cusset relativisant la suppression, cette même année 2019, de la représentation des Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne, au prétexte que « l’action d’un groupe isolé » n’est pas véritablement représentative (et le soutien du CRAN, alors, ça compte pour rien !). En ajoutant qu’il s’agit de « questions complexes d’art et de politique », Cusset s’abstient de donner son avis sur l’essentiel : le boycott de la pratique du Blackface était-il ou non justifié, une fois rappelé le contexte particulier de cette représentation (et les explications de Philippe Brunet, le metteur en scène) ? Et puis, comme à tant d’autres, je lui ferai remarquer que le titre « Nous défendons la liberté d’importuner, indispensable à la liberté », n’est pas celui choisi par les rédactrices de cette célèbre tribune (vilipendée par le ban et l’arrière-ban du néoféminisme), mais celui des responsables de la version numérique du Monde. Le titre originel, présent dans l’édition papier, étant « Cent femmes pour une autre parole ». Ce qui n’est pas la même chose. Comme l’indiquera plus tard le médiateur du quotidien, les lecteurs du Monde numérique se sont avérés plus critiques envers cette tribune que les lecteurs du Monde papier (qui y étaient majoritairement favorables). Sans parler de ces beaucoup plus nombreux internautes, qui n’ont eu accès qu’au début de la tribune, précédée de ce titre inexact et accrocheur. Enfin, dernier exemple cité par François Cusset, celui de Roman Polanski se trouve rapidement expédié. Partant du César décerné en 2002 à Polanski, et ce qui s’ensuivit, Cusset en conclut qu’une « « certaine exception sexuelle » maintenue en France continuait d’y faire passer les luttes contre l’oppression sexuelle pour des gesticulations tout à fait minoritaires - même quand pareilles révélations se multiplient, devenues un filon éditorial et médiatique ». A vrai dire, nous restons particulièrement sur notre faim. Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur ce « cas Polanski », exemplaire de notre point de vue. Je l’aborderai juste après. Ensuite il sera également question d’un autre cinéaste, Antonioni, puis nous aborderons la littérature, les arts plastiques, la musique, et l’invitée surprise de dernière heure, la bande dessinée, 




   LE CAS POLANSKI


  Nous sommes au moins d’accord sur un point, les accusateurs de Roman Polanski et moi : son cas s’avère exemplaire. Il va de soi que les raisons différent du tout au tout. Avant d’exposer les miennes, un rappel s’impose. Polanski a été tardivement (presque exclusivement en 2017) accusé de viols et d’agressions sexuelles pour des faits remontant aux années 1970. Selon toute vraisemblance, ces accusations que le cinéaste a toujours niées sont infondées. J’en donnerai plus loin le détail. Seule une première accusation, celle de « rapports sexuels illégaux avec une mineure de 13 ans » (Samantha Geimer), avait été reconnue par Polanski à l’époque, en 1977. La même année il était condamné à une peine d’emprisonnement de 90 jours (purgée en partie puisque Polanski était libéré au bout de 42 jours pour « conduite exemplaire ») dans une prison californienne. Une affaire judiciaire close au civil mais qui demeurait pendante, du moins partiellement, au pénal. L’année suivante le cinéaste s’installait en France pour échapper à de nouvelles poursuites sur le sol américain. Depuis 1997, Samantha Geimer intervient publiquement pour déclarer qu’elle a pardonné à Polanski et demander l’abandon des poursuites judiciaires visant le cinéaste : des poursuites faites en son nom, ce qu’elle dénonce comme étant abusif, voire même relever de l’acharnement judiciaire.

  Les associations féministes qui se sont élevées vent debout en octobre 2017 contre « la rétrospective Polanski », programmée par la Cinémathèque française, rappelant le passé « d’agresseur sexuel » du cinéaste et les accusations récentes dont il faisait l’objet, occultent de manière constante les déclarations de Samantha Geimer (régulièrement citée comme « victime de Polanski » sans plus de précision). J’imagine que les plus remontées contre Polanski estiment que Samantha Geimer bafoue la cause des femmes, qu’elle les a trahies, qu’elle est une renégate, etc. Pourtant ces déclarations, qui s’articulent autour de la notion « personne n’est en droit de dire à une victime ce qu’elle est en droit de penser », se signalent par leur pertinence, en particulier celles que Samantha Geimer tient sur la victimisation dont elle fait l’objet, et surtout ce qu’elle en retient sur un plan plus général.

  Roman Polanski, j’y reviens, a formellement nié les accusations de viols et d’agressions sexuelles qui se sont abattues sur lui en 2017 comme la grêle à Gravelotte (dix au total). Ces dépôts de plaintes enregistrées entre août et décembre 2017, ceci pour des viols présumés datant des années 1970, commis sur des « victimes »  - dont certaines avaient neuf et dix ans ! - laissent circonspect, sinon plus. Signalons, dans un souci de concordance des dates, que ces poursuites contre Polanski - sujettes à un viol, reconnu, commis 40 ans plus tôt ! - ont été relancées en août 2017 par le juge Gordon, malgré le témoignage devant ce juge de Samantha Geimer en faveur du cinéaste. De quoi faire appel d’offre, si l’on peut s’exprimer ainsi. Si l’on connaissait mieux le profil psychologique des dix plaignantes, dans la mesure ou « profil » rime ici avec « profit », on aurait sans doute une réponse à la question. Reste le cas de Valentine Monnier, la dernière accusatrice en date, arguant que la sortie du film J’accuse l’avait incité à sortir de son silence. Mais n’anticipons pas.

  Cette « Rétrospective Polanski », programmée de longue date à la Cinémathèque, ravivait le choeur des plaignants protestant contre l’impunité dont bénéficierait le cinéaste polonais. D’où une manifestation de protestation devant le site de la Cinémathèque, à l’initiative d’associations féministes, le jour d’ouverture de la rétrospective. Il importe, c’est désolant de devoir le rappeler, de bien distinguer l’homme du cinéaste : le cinéma de Polanski ne saurait être réduit à ce dont on accuse l’homme Roman Polanski. On a le droit de ne pas aimer ce cinéma, de le critiquer sans ménagement, mais il est inadmissible de demander l’annulation d’une rétrospective au prétexte que l’homme fait l’objet d’accusations qui relèvent uniquement du judiciaire. Ce principe, qui vaut également pour la littérature, les arts plastiques, la musique, etc, se trouve cependant remis en cause comme on le verra plus loin.

  Venons en à J’accuse. Pour des raisons entre autres biographiques (père juif, une partie de sa famille décédée dans les camps de la mort), la légitimité de Polanski à vouloir réaliser un film sur l’affaire Dreyfus ne se discute pas. Même si l’on reprend les propos du cinéaste se rapportant à ce projet, il sont plus nuancés que ce que prétendent les détracteurs de Polanski et madame Monnier. Le cinéaste a pu, le cas échéant, se référer à ses démêlés judiciaires outre-atlantique, mais ce qu’il a exprimé de façon constante tient dans la déclaration suivante : « Je ne parlerai pas d’une identification, ou alors dans un sens assez général. L’essentiel de cette affaire c’est quoi ? Le refus d’une institution, l’armée en l’occurrence, de reconnaître son erreur, et son obstination à s’enfoncer dans le déni en produisant des fausses preuves. Moi je connais ça, même se ce n’est pas l’armée ». Des propos inacceptables pour qui ne doute pas un seul instant de la véracité des accusations rapportées ci-dessus. En revanche, si le doute est permis, on pourrait juste reprocher à Polanski, non pas de s’identifier à Dreyfus comme le martèlent ses accusateurs, mais de s’être laissé aller, même dans un autre registre, à une comparaison n’ayant rien de scandaleux, ni de répréhensible, mais qui dans le contexte très particulier de la sortie de J’accuse pouvait paraître déplacé.

  Le fameux tweet (« C’est Polanski qu’il faut gazer »), soit la reprise d’un slogan entendu lors d’une manifestation de protestation contre Polanski, durant laquelle la police faisait usage de gaz lacrymogène, ne saurait être imputé à la grande majorité des accusateurs du cinéaste. Cela pourtant ne nous interdit pas de faire l’hypothèse que cette haine obsessionnelle envers Polanski n’en révèle pas moins quelque antisémitisme latent (chez des personnes qui évidement s’en défendraient). Et puis que penser, de façon plus subliminale, du tag « Polanski, bois nos règles », autrement dit, comme le suggère Sabine Prokhoris, l’évocation du « sang des femmes et des enfants pour le pain azyme du vampire-violeur-pédocriminel juif, à quoi s’ajoute la mémoire d’images de rabbins contraints de lécher le sol dans les rues de Vienne ». Ceci pour dire que les « C’est Polanski qu’il faut gazer » et tutti quanti, même s’ils ne représentent qu’une minorité des contempteurs du cinéaste, n’ont rien d’innocent et doivent être pris au sérieux.

  J’accuse sorti, nous n‘en sommes pas restés là. Alors que les demandes d’interdiction d’un film émanaient jusqu’à présent de municipalités de droite, ou d’associations catholiques proches de l’extrême droite, pour la première fois des élus de gauche (la maire, PS, de Bondy, et l’une de ses adjointes, PCF), demandaient au Président de l’établissement territorial Est Ensemble (regroupant plusieurs salles de cinéma de Seine-Saint-Denis) de déprogrammer J’accuse. Cet élu donnait son accord de principe, puis revenait sur sa décision devant les réactions négatives des programmateurs de salles, dont celle de Stéphane Goudet, le directeur du Meliès à Montreuil, déclarant excellemment : « Nous demandons dès à présent à nos élus la liste des cinéastes dont nous n’aurons plus le droit de programmer les films et la définition de leurs critères. Un comité de vérification de la moralité des artistes est-il prévu, puisque la liberté individuelle des spectateurs n’est pas suffisante ». Quand Sylvie Badoux, la maire-adjointe de Bondy, l’élue la plus en pointe pour interdire J’accuse, répond : « Ce n’est pas du contenu d’un film contre lequel nous nous insurgeons, mais de la personnalité d’un homme abject », elle ne sait pas à quel point elle aiguise les ciseaux de dame Anastasie, puisque le critère ici retenu pourrait s’appliquer à quelques autres cinéastes renommés, dont Chaplin, Clouzot, Allen, pour ce limiter à ces noms. Et comme l’abjection des uns n’est pas nécessairement celle des autres, cette liste devrait sensiblement s’élargir selon d’autres critères : dame Anastasie n’est pas prête de chômer !

  Comment qualifier la démarche, faite précédemment, « d’encadrer » J’accuse au Festival de la Roche-sur-Yon par un débat avant la projection ? Une demande acceptée par la programmation du festival faisant appel à Iris Brey pour en débattre. Cette chercheuse n’avait pourtant pas vu J’accuse et déclarait haut et fort qu’elle n’entendait pas voir le film. Nous entrons là dans quelque chose d’inédit, du moins pour l’hexagone, D’abord, ce n’est pas le contenu d’un film qui se trouve incriminé mais la personnalité du cinéaste. Ensuite, tout film mis à l’index - en regard de la personnalité d’un cinéaste - devrait donc être encadré, selon par exemple le protocole retenu à la Roche-sur-Yon. D’où cette situation ubuesque d’un débat sur « les violences faites aux femmes » avant la projection de J’accuse. Cet « encadrement », par delà l’aspect absurde du procédé, n’étant pas sans effets pervers. Puisqu’il tend à occulter le contenu du film incriminé (avec J’accuse l’antisémitisme) pour lui en substituer un autre, n’ayant pas le moindre rapport avec celui du film. Ce qui renvoie indirectement, par la bande, à une version non moins inédite de concurrence entre les victimes. Un tel « encadrement » n’entend pas censurer une oeuvre cinématographique mais se révèle plus pernicieux. Car les appels à censurer un film, ou toute oeuvre en général, ont le mérite d’appeler un chat un chat. Et l’on peut s’y opposer frontalement. Ici l’on se défend de toute accusation de censure tout en réduisant l’oeuvre incriminée à l’état de coquille vide (car l’on subodore que la très grande. majorité des personnes présentes lors du débat quitteraient ostensiblement la salle lors du début de la projection). On me répondra qu’il s’agit explicitement d’une tribune pour faire avancer la cause des femmes. A ce compte-là, n’importe quel groupe de pression peut procéder de même, et prendre tel film en otage au nom des personnes « racialisée », ou LGBT, ou handicapées, voire même de la « cause animale », parce que le réalisateur serait accusé d’être raciste, ou homophobe, ou transphobe, ou handicapophobe, ou coupable de mauvais traitements envers les animaux.

  L’exemple suivant, qui date de février 2020, est très peu connu. Il n’a pas été repris, que je sache, par des auteurs ayant écrit de manière critique sur le traitement de « l’affaire Polanski ». Nous disposons, pour en venir à cette péripétie universitaire, de deux versions. La première émane de l’historienne Pauline Peretz, maître de conférence à Paris 8 (co-auteure d’un ouvrage sur le dossier secret de l’affaire Dreyfus). Dans le cadre d’un enseignement (« L’histoire sous d’autres formes ») portant sur les usages publics de l’histoire, le cours du 11 février devait être consacré aux « représentations de l’affaire Dreyfus », et en particulier « à l’interprétation qui en a été proposée par le film J’accuse de Roman Polanski ». A l’automne, dès le premier cours de cet enseignement, deux étudiantes avaient émis des réserves. Une discussion collective s’en était ensuivie : Pauline Peretz justifiant son choix « par l’originalité du parti pris historiographique de ce film dans un champ où l’héroïsation de Dreyfus (ou non) pose encore question ». Il était également proposé aux étudiantes « qui ne voulaient pas discuter de ce film » (lequel ne serait pas projeté) « qu’elles n’étaient pas obligées d’être présentes le 11 février ».

  Ce jour-là, « un groupe de 12 à 15 jeunes femmes » étrangères au cours de Pauline Peretz (à une exception près) entraient dans la salle de cour en affirmant que « toutes étaient-là pour empêcher la discussion sur le film de Polanski (…) qu’elles ne quitteraient la salle » que sous cette condition. Ce que l’enseignante refusait en proposant que l’on débatte « des raisons pour lesquelles je souhaitais maintenir cette discussion et des enjeux de liberté académique qui y étaient associés ». Elle se heurtait bien évidemment à une fin de non-recevoir. L’un des membres du commando écrivit « au tableau noir le nom de chacune des victimes présumées de Polanski, puis accusa Pauline Peretz de complicité envers un violeur ». D’autres lurent un texte « dans lequel il était dit une nouvelle fois qu’étudier Polanski c’était être complice de ses crimes ». Il fut alors intimé à l’enseignante de se taire parce qu’elle était « dominante » en temps habituel. « Intimidée par la violence verbale et la présence physique de ces jeunes femmes » et « déstabilisée par l’impossibilité d’engager une discussion », Pauline Peretz décidait de quitter la salle de cours. Durant tout le temps qu’avait duré cet échange houleux, tous les étudiants présents, à l’exception d’une étudiante, étaient restés silencieux.

  La seconde version, un tract non signé, a été rédigée par les étudiantes (se disant « féministes ») venues perturber le cours de Pauline Peretz. Après un bref rappel des « crimes » de Polanski, les rédactrices affirment que « Étudier son oeuvre, c’est cautionner le réalisateur et cautionner l’impunité judiciaire et médiatique des hommes puissants dans une société patriarcale ». C’est là un discours souvent entendu durant cette interminable « affaire Polanski », articulé autour du refus de séparer l’homme de l’oeuvre. Ce qui est une façon jésuitique de poser le problème. De l’oeuvre en réalité il n’en est pas question, puisque pour les contempteurs de Polanski seules entrent en ligne de compte les considérations morales sur l’homme (pour ne pas dire moralisatrices). Ensuite il convient de rappeler que tout ce qui peut être reproché à l’homme Polanski relève du judiciaire. Quant au cinéaste, à condition de quitter l’anathème moralisateur pour rester dans le débat d’idées, il reste à prouver que son oeuvre serait explicitement, ou même implicitement une apologie du viol et de la prédation masculine. En empêchant manu militari toute discussion depuis J’accuse sur l’antisémitisme en général et le film de Polanski en particulier, les membres de ce commando, même si elles s’en défendraient, se situent de facto sur le terrain de la « concurrence des victimes ». A l’argument, réitéré, selon lequel Polanski avec J’accuse se défausserait à bon compte de ses accusations de viols, nous renvoyons une fois de plus à la biographie du cinéaste et celle de sa famille.

  Pour revenir à ce tract, le refus manifeste de débattre dans les termes explicités par Pauline Peretz ne se fait pas depuis le mode argumenté que je viens d’illustrer, mais depuis celui de l’intimidation. Curieusement, les rédactrices reconnaissent avoir « fait le choix de ne pas laisser parler la professeur (…) car elles connaissaient les arguments qui l’ont poussée à faire le choix (politique) d’étudier cette oeuvre ». Le lecteur du tract n’est pas censé les connaître, lui, et on le maintiendra dans cette ignorance : les rédactrices disant alors avoir privé de parole l’enseignante « car le rapport de domination professeurs / étudiants qui se joue dans l’université ne permettait pas une discussion d’égale à égale ». Pauline Peretz, avant qu’on lui retire définitivement la parole, aurait évoqué (précisent les rédactrices), les « méthodes fascisantes » de ces dernières. Ce à quoi celles-ci lui demandent de « relire ses cours d’histoire ». Sans pour autant reprendre la formulation de l’enseignante - qui s’explique certainement par le climat de tension généré par l’intrusion de ces « militantes féministes » - ses interlocutrices ignorent sans doute que les étudiants nazis intervenaient sur un mode comparable dans les universités avant la prise de pouvoir d’Adolf Hitler.

  Ensuite, dans une seconde partie, le tract répond à une motion émanant des personnels du département d’histoire de Paris 8. Les rédactrices persistent et signent en affirmant que « la seule « étude critique » qui vaille sur le pédocriminel Roman Polanski serait une étude sur les violences sexuelles et sexistes dans le monde du cinéma et leur impunité dans la société ». Elles s’élèvent aussi contre le qualificatif de « censure » concernant leur action. Les rédactrices n’ont pas tort d’ajouter que « la censure s’exerce d’un système et / ou d’un groupe dominant sur la production d’un groupe dominé ou dissident ». Mais ce n’est que la moitié de la question. Nos rédactrices oublient de mentionner que des associations proches de l’extrême droite, qui pourraient également revendiquer un statut de « dominé », s’efforcent de censurer des oeuvres au nom d‘une cause qu’elles estiment non moins justifiée que celle de nos « étudiantes féministes ». D’ailleurs les unes comme les autres - bien que situées a priori aux deux extrémités du spectre politique - entendent moraliser la société, plus explicitement certes pour les associations droitières. Enfin nous n‘échappons pas au refrain rituel ou au mantra selon lequel « la culture du viol structure la société », et que « la présence de Roman Polanski dans l’univers médiatique et culturel en est la preuve ». C’est beaucoup prêter à Polanski, et nous incite à dire un mot sur cette « culture du viol », structurante ou pas.

  Son usage devrait être principalement limité à ces « faits de guerre » par lesquels, depuis des temps immémoriaux, la soldatesque, plus ou moins encouragée par le poste de commandement, viole systématiquement les femmes se trouvant en terrain conquis. Et l’on sait que s’y greffent parfois des considérations raciales ayant pour objectif de polluer l’ethnicité d’une communauté. Sans remonter aux calendes grecques, la guerre à la fin du siècle dernier dans les pays de l’ex-Yougoslavie l’illustre par des exemples patents qui ont fait l’objet de condamnations par des juridictions internationales. Et aujourd’hui encore en Ukraine, certaines « unités spéciales » russes seraient impliquées. Ou alors, toute proportion gardée, en accusant fortement le trait, cette « culture du viol » pourrait s’appliquer à ce qui, dans les siècles passés, en terme de contrat de mariage relevait du « devoir conjugal ». La plupart des discours qui mentionnent cette « culture du viol » relèvent de l’intimidation ou de l’abus de langage : on entend ostraciser, voire criminaliser tout comportement jugé délictueux par ce qu’il faut bien appeler une morale néoféministe. Je ne saurais trop acquiescer au propos d’Hélène Merlin-Kajman, quand elle affirme, dans son ouvrage La littérature à l’oeuvre de #MeToo, que « si par « culture du viol » on entend que tous les hommes qui aiment séduire dans le registre d’un jeu érotique, actif, voire un peu « chasseur », sont des violeurs en puissance, et que les femmes qui aiment entrer dans ce jeu sont des violées en puissance, dans une configuration où pourtant les uns et les autres trouvent leur plaisir à ce jeu érotique fondé tendancieusement sur ces rôles, alors je ne comprends plus ce que désigne l’expression « culture du viol » ».

  Un lien peut être fait avec une autre affaire, puisque la riche idée « d’encadrer » la projection de J’accuse à la Roche-sur-Yon, selon les modalités exposées haut, émanait d’Adèle Haenel. Nous en venons, par association, à la cérémonie des Césars 2020 qui fit couler tant d’encre, et durant laquelle la jeune actrice s’illustra comme chacun le sait. Mais laissons-là Adèle Haenel pour commenter un propos du livre (Peut-on dissocier l’oeuvre de l’auteur ?, publié aux Éditions du Seuil) de Gisèle Sapiro. Cette sociologue laisse entendre que même si le film J’accuse « ne présente aucune apologie de la pédocriminalité et du viol » (merci de le préciser !), en revanche les récompenses attribuées à Polanski lors de la cérémonie des Césars pourraient, selon elle, « signifier la perpétuation de la méconnaissance d’abus de jeunes femmes dans les milieux du cinéma et donc l’octroi d’une forme d’impunité ». Cette argumentation serait recevable s’il y avait une relation de cause à effet entre le contenu de J’accuse et la nature des accusations portées contre Polanski. 

  Pourtant Sapiro reconnaît qu’il n’en est rien. Elle prolonge son propos sur cette impunité par l’affirmation que la « reconnaissance artistique », la consécration d’un artiste, « risquent d’occulter (…) voire de légitimer les violences faites aux femmes ». Tout d’abord, cette « reconnaissance artistique » envers Polanski ne date pas d’aujourd’hui, ni même d’hier, alors que les accusations portées contre lui datent très principalement de l’année 2017. Il se trouve que J’accuse (que je qualifierai de « film académique ») relève de la catégorie de films correspondant à des critères de césarisation. Ce que les « professionnels de la profession » avaliseront lors du vote. Et puis, cette année 2019 n’étant pas celle d’un « grand cru » dans le paysage du cinéma hexagonal, il n’y avait pas de quoi s’étonner de la sélection, puis du vote. Ensuite, est-ce la bonne cible ? Polanski n’est pas Weinstein que jeu sache. En quoi son nom doit-il être associé à des « abus de jeunes femmes dans les milieux du cinéma » ? On a l’impression que notre sociologue a en tête « l’affaire Haenel-Ruggia ». Doit-on rappeler que le viol commis sur Samantha Geimer remonte à l’année 1977, et que depuis, dans les milieux du cinéma très précisément, Polanski n’a jamais été accusé d’avoir abusé d’une jeune actrice sur ou en dehors d’un tournage.

  Retour sur la cérémonie des Césars du 21 février 2020. Un spectacle lamentable, orchestré par la soi-disant humoriste Florence Foresti, durant lequel les sorties remarquées d’Adèle Haenel et de Céline Sciamma seront immortalisées par le désormais proverbial « la révolte en talons hauts » de Virginie Despentes. Indiquons que le César du meilleur film n’avait pas été attribué ce soir-là, comme parfois on le croit, à J’accuse mais au film Les Misérables de Ladj Ly. Pierre Jourde dans La tyrannie vertueuse constate que nulle protestation féministe (en regard de l’impératif catégorique selon lequel, la preuve par Polanski, il ne fallait pas dissocier l’homme de l’oeuvre) n’a été émise à l’égard d’un cinéaste condamné huit ans plus tôt à deux ans de prison ferme pour l’aide apportée « à enlever et molester un homme ayant été l’amant de la soeur de l’un de ses amis sénégalais ». Même si la presse de droite en a fait des gorges chaudes, cette constatation mérite que l’on s’y attarde un instant. Il m’est indifférent que Ladj Ly ait obtenu cette récompense (Les Misérables est un bon film mais pas le chef d’oeuvre que l’on prétend). Ly a purgé sa peine et il importe dans son cas, comme pour tous les autres, d’effacer l’ardoise. Mais pourquoi ce dont on absout Ladj Ly n’a plus lieu d’être avec Jean-Claude Brisseau ou Bertrand Cantat ? Il y aurait-il une exception en ce qui concerne toute condamnation pénale, dans les seuls cas d’agressions sexuelles ou de violences envers les femmes (tu as purgé ta peine, soit, mais nous te condamnons à la « mort sociale ») ?Pourtant la condamnation de Ly relève indirectement du second chef d’accusation. Je serais beaucoup moins catégorique que Pierre Jourde (« Lady Ly est intouchable, car il est Noir et vient de banlieue »), ou plutôt je nuancerais ce qui dans ce propos prête le flanc à des considérations peu amènes sur cette double question. Parce que selon l’adage (« Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de Cour, etc »), on en déduit que ce qui est vrai dans ce cas précis avec le cinéaste fêté et célébré des Misérables, ne l’est nullement pour la très grande majorité des Noirs vivant dans une banlieue populaire (monde auquel appartenait Ladj Ly avant de « réussir » dans le cinéma).

  Virginie Despentes, dans sa désormais célèbre tribune (« On se lève et on se casse ») des lendemains des Césars 2020, a tenté de répondre à la question posée plus haut sur un mode particulièrement paradoxal. Avant d’y venir, reconnaissons que cette écrivaine ne manque pas d’habileté, puisque ce qu’elle dénonce (des puissants à la police, en passant par l’argent-roi, l’impunité du viol, de la pédophile, la réforme des retraites, etc) circonscrit le monde de tous ceux qui, selon elle, soutiennent Polanski. De surcroît le langage de Despentes se veut au diapason de ces accusations. Ces dénonciations, qui relèvent de l’amalgame, s’accompagnent pour faire bonne mesure de leur lot de « victimes ». Là, quand même, sous ce chapitre, il est permis de franchement rigoler devant le relevé qui nous est proposé. Ainsi une Florence Foresti qui, quittant la cérémonie des Césars avant la fin, « risque de se mettre la profession sur le dos » (mais Virginie Despentes ne lit pas la presse, ne dispose ni d’un poste de télévision ou de radio, ni d’un ordinateur ou d’un smartphone !) ; ainsi la fiction d’une Adèle Haenel que l’on refuse d’entendre (et Médiapart et consort, ça compte pour du beurre ! j’entends Plénel protester) ; ainsi la quasi absence au palmarès du film Portrait de la jeune fille en fleur, au prétexte que Adèle Haenel aurait parlé (une omerta alors ?). Dans le cas où notre actrice n’aurait pas « parlé » ce film, bien sûr, aurait été couvert de prix : élémentaire ma chère Despentes ! Et puis comment comprendre le sens de la phase suivante, énigmatique : « Vous savez très bien ce que vous faites quand vous défendez Polanski, vous exigez qu’on vous admire jusque dans votre délinquance ». Nous croyons comprendre, puisque Despentes se réfère maintenant aux Misérables, que les nombreux prix obtenus ce soir-là par le film de Ladj Ly pourraient paradoxalement contribuer à humilier les victimes. D’où ce subtil mélange des genres selon lequel, « quand vous convoquez sur la scène les corps les plus vulnérables de la salle, ceux dont on sait qu’ils risquent leur peau au moindre contrôle de police, et que si ça manque de meufs parmi eux, on voit bien que ça ne manque pas d’intelligence et on sait qu’ils savent à quel point le lien est direct entre  l’impunité du violeur célébré ce soir-là et la situation du quartier qu’îls vivent ». La réalité et le déni d’une certaine réalité sont tour à tour convoqués. Nous savons ce qu’il en est des contrôles de police dans ces quartiers-là, mais Virginie Despentes se garde bien de dire le moindre mot sur les aspects délétères du patriarcat, bien présent lui dans ces mêmes quartiers (en particulier dans les milieux musulmans intégristes) : ce qui nous renverrai par la bande à l’homme Ladj Ly, depuis l’impératif catégorique de non séparation entre la vie et l’oeuvre qui vaut pour Polanski. Un argument que Despentes, l’anticipant, balaie d’un revers de la main : « Vous pouvez la décliner sur tous les tons, votre imbécillité de séparation entre l’homme et l’artiste ». A croire, ceci et cela posé, que cette séparation n’a pas lieu d’être pour ce qui concerne les abuseurs sexuels ou prétendus tels, mais qu’en revanche elle s’avérerait pertinente dans tous les autres cas de figure.

  Cette diatribe émane d’une écrivaine qui pourtant appartient sans barguigner à ce monde qu’elle prétend dégueuler. Elle l’avoue à sa façon en reconnaissant qu’elle fait « partie du sérail ». Parce qu’on ne siège pas impunément aux jurys des prix Fémina, puis Goncourt, qu’on a été lauréate du prix Renaudot, membre de la Commission d’avance sur recettes, qu’on est représentée par un important agent du monde artistique, que l’on a accepté de se transformer - depuis un prétexte littéraire - en agent publicitaire de la malle Vuitton, et surtout que l’on est une écrivaine célébrée par la plus influente critique littéraire (le dernier roman en 2022 de Virginie Despentes étant présenté comme l’évènement de la rentrée littéraire), et j’en passe, sans cocher plusieurs des cases qui vous entraînent à faire un pas de deux avec le pouvoir. Si l’on me répond par la négative, en arguant pour Despentes d’une qualité de « femme puissante » contemptrice du patriarcat, je répondrai que détestant déjà les « hommes puissants » je ne vois pas pourquoi il n’en serait pas de même avec les « femmes puissantes ». S’il existe encore un lecteur qui l’ignore, je lui signale qu’un entretien de janvier 2015 accordé par Virginie Despentes aux Inrockuptibles n’était pas passé inaperçu, loin de là. En effet, dix jours après la tuerie de Charlie Hebdo, Despentes disait autant s’identifier aux tueurs, les frères Karachi, qu’aux victimes. Cette manière de renvoyer dos à dos les assassins et leurs victimes suffisant à la disqualifier sur les plans politique et moral. Du moins le pensais-je. Mais non ! Quand Despentes insiste lourdement sur l’impunité dont bénéficie Polanski (bénéficierait plutôt), nous pourrions lui renvoyer le compliment.


  

  

   ANTONIONI ET BLOW-UP


  Nous ne quittons pas le monde du cinéma puisque le cinéaste incriminé ci-dessous n’est autre que Michelangelo Antonioni. A la différence de Polanski, Antonioni l’est lui au sujet de l’un de ses films. La vengeance étant un plat qui se mange froid, l’historienne Laure Murat aura attendu de longues années pour régler son compte à Antonioni en général et le film Blow-up en particulier (sorti en 1966). Dans une tribune publiée en décembre 2017 dans Libération, donc en pleine « affaire Weinstein », Laure Murat se livre à une attaque en règle contre un film qui, selon elle, représente « de façon odieuse et continue (…) les rapports entre les hommes et les femmes ». Le personnage principal joué par David Hemmings, un photographe de mode, est décrit comme un « homme odieux », et à travers lui Blow-up fait « étalage d’une misogynie et d’un sexisme insupportables ». Le point culminant de cette description étant une scène où « le photographe se rue sur deux jeunes filles ». Cela débouchant, je reprends la parole, sur une joute de nature érotique. Ce que Laure Murat appelle « tout bonnement (…) un viol ». D’où un couplet final, en référence à « l’affaire Weinstein », appelant à « exercer son esprit critique sur la promotion du viol ». Ceci s’accompagnant d’une mise en garde contre « la sempiternelle reconduction des violences sexistes » et sur « l’indulgence pour la domination masculine sous prétexte qu’elle serait le reflet de la société ». On a compris que cette tribune n’a été publiée par Libération qu’en raison de ce contexte particulier d’émergence du mouvement #MeToo, Blow-up servant ici de prétexte. Cependant, il importe de revenir sur le contenu de cet article, instructif à bien des égards.

  Depuis une lecture biaisée, déformée, binaire, confusionniste et partisane de Blow-up, Laure Murat nous assène un discours hors sol, qui reprend une grille de lecture néoféministe ne pouvant satisfaire que celles et ceux pour qui de telles considérations idéologiques prennent le pas sur toute analyse, y compris critique d’une oeuvre d’art. D’abord notre historienne (pas du cinéma certes !) connaît bien mal Antonioni, un cinéaste auquel on doit quelques uns des plus beaux portraits de femmes dans le cinéma de la seconde moitié du XXe siècle. Ceci à l’aune du regard sans complaisance que le cinéaste porte souvent sur la gent masculine. Un exemple patent, parmi d’autres, se trouvant illustré par le dernier plan de L’Avventura, dans lequel la femme (Monica Vitti) se tient derrière le pitoyable personnage masculin, effondré sur un banc. La main qui se pose alors sur la nuque de l’homme nous apparaît à la fois comme consolatrice, et comme témoignant d’une commisération envers la duplicité, la lâcheté et la faiblesse de cette représentation peu glorieuse du sexe masculin.

  Mais revenons à Blow-up. Laure Murat reste floue sur les intentions d’Antonioni à l’égard de ce qu’elle appelle « l’étalage d’une misogynie et d’un sexisme insupportables », puisqu’elle ajoute curieusement « rien ne dit d’ailleurs qu’Antonioni le cautionne personnellement ». Faudrait savoir : il le cautionne ou pas ? Car c’est faire le grand écart sur ce qu’il convient de penser de Blow-up. S’il ne le cautionne pas l’argumentation de notre historienne s’avère sans objet. S’il le cautionne, cela ne peut que paraître contradictoire, comme je viens de le suggérer, aux yeux de qui connaît le cinéma d’Antonioni. A moins de laisser entendre, qu’avec ce film-là, qu’Antonioni aurait pour une fois succombé à la tentation misogyne et sexiste. Ce qui est absurde. Essayons de comprendre. Laure Murat évoque alors « un traitement », celui du photographe envers ses modèles, qui « vire à la complaisance ». Qu’en est-il ? Le regard que porte Antonioni sur ce photographe connu, recherché pour son côté « mode », apprécié croit-on savoir pour sa modernité, n’a rien de complaisant. Entre autres raisons parce qu’il filme sciemment un personnage arrogant. Encore faut-il aborder Blown-up par un autre biais pour mieux récuser dans le détail cette prétendue complaisance.

  Serge Kaganski dans Les Inrockuptibles (article « Faut-il brûler Blow-up, le chef d’oeuvre d’Antonioni ? »), répondant à la tribune de Laure Murat, rappelle cette règle élémentaire que « le sens général d’un film n’est pas réductible à la personnalité d’un de ses personnages ». Il l’étaye en précisant que la modernité d’Antonioni se trouve par exemple illustrée par le regard distancié du cinéaste envers ses personnages, ce qui « ne leur imprime pas une valeur morale absolue (…) Antonioni n’a jamais recours au sentimentalisme, au pathos, aux processus d’identification usuels du cinéma grand public et notamment hollywoodien ». Ceci devait être souligné pour mieux revenir à Blow-up. Laure Murat ne comprend pas, à l’évidence, le cinéma d’Antonioni lorsqu’elle avance que le cinéaste serait complaisant avec le personnage principal de son film. C’est tout le contraire. D’ailleurs, fait significatif, elle ne mentionne pas (un élément sans doute secondaire pour elle) que le photographe fait preuve de la même arrogance et de la même rudesse envers son assistant masculin qu’à l’égard de ses modèles féminins. En ce qui les concerne, il se comporte différemment selon leur notoriété. Le premier modèle, une actrice ou un mannequin connu, se prête complaisamment, professionnellement, à une manière de poser qui peut prendre l’aspect d’un « pas de deux » érotique. En revanche, avec le groupe de jeunes modèles qui se présente ensuite sous son objectif, du menu fretin, le photographe se montre particulièrement désagréable. En substance, Antonioni porte un regard distancié, et de fait critique sur ce milieu huppé de la mode londonienne, qui interdit au spectateur (à condition de voir ce qui se présente à l’écran sans lunettes déformantes) toute identification. Au sujet de la prétendue « scène de viol », dans laquelle le photographe et les deux apprenties modèle se livrent à un jeu érotique, parfois agressif de part et d’autre, mais qui reste dans les limites d’une activité ludique, les deux jeunes filles font preuve de la même détermination que leur partenaire masculin. Évoquer ici un « viol » relève d’un abus de langage consternant à l’égard des véritables victimes de viol. Laure Murat justifie ce qu’elle croit voir à l’écran en se référant à des « amies féministes » qui n’ont pu évidemment que confirmer pareil constat.

  Mais pourquoi, auparavant, de longues années plus tôt avec Blow-up, Laure Murat n’avait su voir, décrypter et comprendre ce qui lui apparaît de façon décisive en décembre 2017 ? Elle y répond en désignant et en accusant « l’esthétique » du film, laquelle ferait écran si l’on peut dire : « la perfection formelle de Blow-up écrase et étouffe le scandale qu’il recèle ». D’ailleurs, sur sa lancée, ne nous propose-t-elle pas de « désacraliser l’esthétisme ». C’est à dire de plaquer sur Blow-up une grille de lecture « féministe » qui entend récuser tout ce qui fait l’intérêt du film, sa complexité et sa subtilité (son formalisme contribuant à interroger le réel). Nous avons-là un exemple flagrant de ce révisionnisme auquel s’adonnent maintes néoféministes dans le domaine des arts et des Lettres. On sait ce que représente une « désacralisation de l’esthétisme » pour Laure Murat et ses « amis féministes » depuis pareille analyse de Blow-up : un cinéma, soit militant (reprenant des slogans féministes), soit d’une correction affichant des « bons sentiments ». Nous relevons que dans sa tribune notre historienne conspue le célèbre « on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments », pour dire que « cette scie a vécu ». Elle ajoute que « les mauvais sentiments ne garantissent en rien la bonne littérature ». Nous sommes d’accord, mais les « bons sentiments » encore moins.

  Force est de constater que le révisionnisme des Murat et consort (la conséquence de ce regard dévoyé), qui voit à profusion dans de nombreuse oeuvres artistiques, littéraires, et cinématographiques, ici du « viol », là des « agressions sexuelles », là encore du « sexisme » (quand ces oeuvres n’en font pas « la promotion », Murat dixit) là où ils n’existent pas, ou alors de façon très ténue, rejoint, à l’autre extrémité du spectre, le révisionnisme de ceux qui, en terme de « grand remplacement », prolonge une observation tronquée, fantasmatique, voire délirante de la réalité (celle d’une crise migratoire qui en l’occurrence n’en peut mais). Le diagnostic de « paranoïa » pouvait être posé pour ce qui concerne les plus ultras des deux camps.

  Dans sa tribune Laure Murat se réfère au « mâle gaze » théorisé par l’universitaire britannique Laura Mulvey. Ceci pour essayer de donner un semblant de contenu théorique à sa lecture spécieuse et partisane de Blow-up. Selon Iris Brey (dans Le regard féminin, une révolution à l’écran), « interroger le mâle gaze d’un film, c’est réfléchir à la manière dont un ou une cinéaste met en scène le corps féminin et l’imaginaire lié aux femmes ». Ce mâle gaze, d’après Mulvey, vient renforcer « une vision patriarcale où les femmes à l’écran (et dans la vie réelle) doivent être soumises au regard des hommes pour que ces derniers éprouvent du désir et du plaisir ». Il se trouve qu’Iris Brey, dans son livre, reprend et défend le discours que tient Laure Murat sur Blow-up. J’y ai déjà répondu. En revanche, sur l’ouvrage en question, je laisse volontiers la parole à Sabine Prokhoris qui, listant les « conditions impératives d’une oeuvre véritablement féministe au cinéma » selon Iris Brey, mais également « dans l’art en général », remarque que ce « catalogue prescriptif » ressemble à s’y méprendre à un « réalisme féministe » qui n’est pas sans évoquer celui du régime « qui a voulu mettre au pas l’art en le soumettant aux exigences de « l’art socialiste ». Comme quoi, plus de quarante ans après la parution de l’ouvrage Lâchez tout d’Annie le Brun, et celle de son article « Un stalinisme en jupon » (un double état des lieux du féminisme en 1978), l’histoire se répète, et sans balbutier. Enfin, pour faire le lien avec ce qui précède, le film Le miroir d’Andréï Tarkovsky, l’un des chefs d’oeuvre du cinéaste, avait été censuré en 1975 par le pouvoir soviétique pour son « esthétisme déliquescent ».




  DU CÔTÉ DE LA LITTÉRATURE


  Question littérature je passerai rapidement sur l’exemple, relativement connu, d’un poème de jeunesse d’André Chenier (L’Ouristys : lire à ce sujet le commentaire d’Hélène Merlin-Kajman dans son livre La littérature à l’oeuvre de #MeToo). Un poème du XVIIIe siècle qui dut rendre des comptes sur le mode #MeToo, puisqu’un collectif d’étudiantes féministes lyonnaises nous assurait en 2017 que ce poème, censé selon elles représenter une scène de viol, participait par conséquent de « la culture du viol » (au moins ce Chenier-là n’avait pas été guillotiné pour rien !). Nous remontons le temps, plus de deux siècles plus tôt, avec un poème extrait des Amours de Pierre Ronsard, également condamné en 2019 par des féministes agrégatives en lettres pour « apologie du viol » (ici l’étude du poème pouvant s’avérer « extrêmement violente » pour certaines étudiantes, et placer d’autres  « en situation d’insécurité »). En revanche, je consacrerai plus de place à un exemple de « révisionnisme » contemporain concernant le Lolita de Nabokov, puis la littérature ne constituera que le point de départ d’un commentaire critique sur deux interventions d’un historien des cultures visuelles (faisant écho à l’un des aspects de ma réponse, dans la première partie, à François Cusset).


  Dans son livre Le consentement (l’un des succès de librairie de l’année 2020), Vanessa Springora consacre deux pages au roman Lolita de Vladimir Nabokov. Elles n’ont pas à ma connaissance fait l’objet de commentaires particuliers. Avant de les commenter les précisions ci-dessous s’imposent. Lolita est un grand roman, l’une des oeuvres romanesques majeures du XXe siècle, et à ce titre ne peut que susciter de nombreuses interprétations, parfois contradictoire. Ce roman, nul ne l’ignore, a bénéficié ou pâti (c’est selon) d’un « succès de scandale », qui aujourd’hui encore, même en les révisant à la baisse, lui attire des commentaires peu amènes (du « dégueulasse » à « immonde » en passant par « dégoûtant »). Ces affirmations péremptoires, toutes négatives soient-elles, ont néanmoins le mérite de traduire sans fard un sentiment de lecteur. Une attitude que nous préférons à celles, sujettes à des interprétations a priori non rejetantes, dont nous soulignerons plus loin le caractère fallacieux. Mais pour tordre le bâton dans l’autre sens, citons une phrase du milieu du roman venant conclure l’une des scènes les plus importantes de Lolita : « Une ambition plus haut me guide ; fixer à jamais la magie périlleuse des nymphettes ». D’ailleurs, au début du roman, Nabokov à travers la « confession » du personnage Humbert Humbert, nous explique de manière brillantissime ce qu’il entend par nymphisme. Ce sont certainement ces pages, superbes (où Nabokov est au sommet de son art), qui suscitent le plus d’hostilité, manifeste ou latente, de lecteurs pour qui le louche Humbert Humbert exprimerait-là, de façon perverse et retorse, son désir de prédation. Même chose pour la scène signalée plus haut : c’est la petite Lolita, douze ans et six mois, qui prend l’initiative dans la chambre d’hôtel des Chasseurs enchantés. Une scène qui n’a pas échappé à l’attention de René Schérer et Guy Hocquenghem qui écrivaient en 1976 dans Coïre, album systématique de l’enfance : « Un des plus beaux passages de Lolita est celui justement où Nabokov décrit comment son héros s’approche de Lolita pendant son sommeil : on peut le lire comme une tentative qui échoue jusqu’au moment où Lolita, à son réveil, prend les choses en main. Mais on peut aussi penser qu’elle n’était pas dupe, et que le sommeil était une façon d’attirer et de faciliter la démarche du désir ». Ajoutons, pour qui n’aurait pas lu ce roman, que Humbert Humbert sera ainsi instruit de la nature des jeux que pratique Lolita en copulant avec Charles Holmes, treize ans. Ici Nabokov précise, en parlant de sa jeune héroïne : « A ses yeux l’acte sexuel était partie intégrante du monde furtif de l’enfance, et les adultes en ignoraient tout. Ce que les grandes personnes faisaient aux fins de procréation ne lui importait point ». Des lignes vertigineuses que nous proposons à la méditation des détracteurs de Lolita, et surtout de ses « faux amis ».

  Venons-en à ces derniers. Lors d’une conférence en 2008 de Pierre Fedida sur Lolita (recueillie après le décès du psychanalyste), parmi les échanges ensuite avec le conférencier, Martine Coppel-Batsch, psychiatre et psychanalyste, déclarait : « Par des touches très subtiles on perçoit, on ressent le drame que vit cette petite fille, alors que dans la première partie elle n’existe que de façon très extérieure, comme une fillette attirante. Dans la deuxième partie l’auteur se sépare du narrateur pour s’identifier à la fillette et je trouve cela très bien fait d’ailleurs - réellement Nabokov a compris, me semble-t-il, ce que peut vivre une jeune fille abusée sexuellement ». Nous sommes déjà en présence d’une manière d’interpréter préventivement Lolita avant #MeToo puisque, selon cet affligeant commentaire, la nymphette du roman se trouve réduite au statut de victime. La subtilité de Nabokov n’est aucunement dans ce que MCB croit percevoir - qui ne nous renseigne que sur les présupposés (et préjugés) de la lectrice - mais dans la nature changeante, indécise et réversible des relations entre Humbert Humbert et Lolita. En plus, prétendre que « l’auteur se sépare du narrateur » dans la seconde partie du roman « pour s’identifier à la fillette » relève, pour rester mesuré, d’un flagrant contre-sens de lecture. On peut être analyste et ne rien comprendre à un roman dont la subtilité, en substance, échappe à une telle lectrice ; ou plutôt, celle-ci n’est pas en mesure de comprendre littérairement parlant ce qui se joue ici dans Lolita, puisqu’elle élimine tout ce qui n’entre pas dans sa grille de lecture pour ne retenir que la fiction d’un Nabokov choisissant dans le milieu du roman de s’identifier à une prétendue victime. Je ne connais pas les travaux de Marthe Coppel-Batsch, « psychiatre et psychanalyste renommée » paraît-il, mais j’incline à penser que son nom restera dans les mémoires comme étant celui de la première victime mortelle du Velib.

  Nous relevons que depuis #MeToo l’on confond plus qu’auparavant les pouvoirs de la littérature avec les impératifs d’une bienséance propre à l’époque. En particulier, pour ne pas quitter le roman de Nabokov, dans cette université américaine où Anne Dwyer, professeure de littérature russe, rapporte que des étudiants lui ont demandé si « la lecture de Lolita était obligatoire » tout en se plaignant que ce roman, que pourtant ils n’avaient pas lu, « participait d’une culture du viol ». En Espagne, la romancière Laura Freixas déclare elle que « Lolita est écrit de telle manière qu’il réussit à nous faire oublier qu’il est mal de violer les petites filles ». Je pourrais citer d’autres exemples, tout autant caricaturaux, surfant sur les vagues #MeToo et #Balance ton porc. Pour rester dans ce dernier registre on dira, pour conclure, que lorsque, vers la fin du roman, Lolita balance le porc Humbert Humbert, c’est pour partir avec un autre porc, Quilty, pire peut-être. Décidément, ce roman de Nabokov est indéfendable !

  Mais revenons aux « faux amis » de l’écrivain. Ce que nous dit Vanessa Springora du roman de Nabokov s’ouvre sur cette affirmation, catégorique : « Lolita est tout sauf une apologie de la pédophilie ». Elle ajoute : « C’est au contraire la condamnation la plus forte, la plus efficace qu’on ait pu dire sur le sujet ». Franchement Vanessa ! Nabokov, nous le savons, l’a prétendu pour des raisons facilement compréhensives, liées au contexte américain, très puritain, du moment. Sa délectable préface à Lolita (signée John Ray jr, docteur en philosophie), « pathologise » autant que possible le cas Humbert Humbert, et en appelle à une « vigilance inflexible pour élever des générations meilleures dans un monde plus sûr ». Mais qui en est dupe ? Il y a une ambiguïté fondamentale chez Nabokov (on l’imagine félicitant Springora et consort pour « leur remarquable perspicacité », tout en riant sous cape) qui contribue au plaisir de la lecture de ce grand roman. L’écrivain a joué dans ce registre une partie de sa vie non sans une certaine délectation. La naïveté (à moins qu’elle soit simulée) de Vanessa Springora paraît confondante quand elle écrit avoir « toujours douté d’ailleurs que Nabokov ait pu avoir été pédophile ». C’est d’autant plus remarquable qu’il s’agit du propos d’une éditrice. Que retient-elle des manuscrits de romans adressés aux Éditions Julliard ? Voilà une éditrice à éviter pour des textes romanesques qui relèveraient d’une certaine complexité dans le domaine sexuel. Enfin, j’y reviens, comme si la question était là ! Nabokov n’a jamais été pédophile et l’on se fiche bien de savoir « s’il a lutté contre certains penchants ». Mais son imaginaire s’est plu à créer le personnage Lolita - une affriolante nymphette, nous comprenons Humbert Humbert - en la caractérisant de la sorte ; et plus tard celui d’Ada (Ada et l’ardeur, autre grand roman, autour de la thématique incestueuse). C’est ce qui dans Lolita nous intéresse et nous séduit (tout comme le portrait d’une Amérique au vitriol). Tout lecteur de Lolita, même le plus obtus, n’est pas sans comprendre que « jamais Nabokov n’essaie de faire passer Humbert Humbert pour un bienfaiteur et encore moins pour un type bien ». Comme si les mauvais lecteurs que nous sommes, selon les critères des Springora et consort, prétendaient le contraire ! Cette lecture révisionniste de Lolita, dans les termes mêmes qui viennent d’être mentionnés, s’explique par la volonté de nier « qu’un ouvrage comme celui de Nabokov, publié aujourd’hui, se heurterait nécessairement à la censure ». Encore faudrait-il pouvoir le lire, puisque de nos jours un tel livre ne trouverait pas d’éditeurs !


  Relevons au départ la polémique fin 2017, en Grande Bretagne, autour de l’un des contes de Charles Perrault les plus connus, La belle au bois dormant, accusé de justifier la prédation sexuelle, puisque, affirmait-on, le baiser donné par le prince, à l’insu de la princesse endormie, lui avait été en quelque sorte extorqué, sans son consentement. La plaignante, Sarah Hall, à l’origine de cette polémique n’avait pas lu le conte de Perrault, qui ne mentionne rien de tel, mais un ouvrage pour la jeunesse illustrant ce « baiser volé » (d’autres plaignants, ensuite, renchérirent en évoquant le même « baiser volé » dans le film des studios Disney, adapté du même conte de Perrault).

  La polémique va rebondir plus de quatre ans plus tard au sujet d’un film de Walt Disney datant pourtant de 1937, Blanche Beige et les sept nains. Cela à la suite d’un article de deux auteurs sur la réouverture post-pandémique du parc Disney. Un article banal et de peu d’intérêt, mais dont les auteurs, au détour d’une phrase sujette à ce film, estimaient que le baiser par lequel le prince réveille Blanche Neige s’avérait « problématique car non consenti ». Ce baiser n’étant pas plus présent dans le conte des frères Grimm (les auteurs de Blanche Neige) qu’il ne l’est dans celui de Perrault.

  La production de l’émission de France Culture « Affaire en cours » revenait le 7 mai 2021 sur cette polémique, en invitant le maître de conférence en histoire visuelle André Gunther. Celui-ci indique d’abord que cette « affaire Blanche Neige » a été amplifiée par Fox News : personne, insiste-t-il, n’a demandé de « retirer cette oeuvre » ni d’y « couper une scène (…) Il n’y a pas eu de censure ». C’est un faux problème, ajoute-t-il, « instrumenté par ceux qui critiquent l’américanéité du débat en France tout en utilisant une terminologie (cancel culture, woke) qui crée de l’intimidation depuis un problème sans consistance ». Gunther, sans se référer à l’épisode précédent (celui de La belle au bois dormant), ne retient de cette polémique que la volonté des partisans de l’autre camp de conserver des « modèles culturels » remis en cause par « le camp progressif ». D’où l’explication selon laquelle ces « modèles culturels » ont beaucoup évolué eu égard la reconnaissance des « droits fondamentaux de différentes minorités ». Ce qui entraîne leurs adversaires à réduire cette évolution en termes de « cancel culture », un épouvantail qui en amont masque « leur manque d’arguments véritables contre les changements de paradigmes moraux ».

  Nous avons là - clef en main, pourrait-on dire - le discours dominant de cette partie de l’intelligentsia qui en France, s’alignant sur l’exemple « progressiste » américain, dit vouloir se positionner en faveur de ce qu’elle appelle de « nouveaux modèles culturels ». Cependant Gunther n’en reste pas là. Ici la principale pièce à charge mise au dossier de « l’affaire Blanche Neige » est un dessin de Coco dans Libération : où l’on voit le prince, qui se penche sur Blanche Neige en lui demandant « Je peux t’embrasser ? », s’entend répondre : « Quel coincé… J’ai couché avec 7 nains, je te rappelle ». L’auditeur qui s’interrogeait encore sur la nature de ces « paradigmes moraux » sait de quoi il en retourne avec le commentaire de Gunther : « Coco rit avec Fox News (…) se moque d’une préoccupation tout à fait légitime et contre laquelle il n’a y a pas beaucoup d’arguments à opposer. alors on essaye de rendre ridicule et de placer sous la protection du patrimoine Blanche Neige. Toute discussion sur Blanche Neige devient impossible ! ».

  Allons donc ! Devant un tel propos, édifiant s’il en est, il y a de quoi discuter et plus encore d’argumenter. D’abord en amalgamant Coco et Fox News, Gunther s’efforce de nous persuader que toute critique de ces nouveaux « paradigmes moraux » nous jetterait de facto dans les bras des néoconservateurs, sinon pire. C’est, au choix, insultant ou stupide. Ensuite arguer de « préoccupation légitimes » (la légitimité a bon dos !) n’est pas, dans de nombreux cas, sans déboucher sur différentes formes de censure. Sur cette soi-disant absence d’arguments à opposer aux assertions des Gunther et consort, l’ouvrage Le sexe polémique (de l’universitaire américaine Laura Kipnis, située indiscutablement dans le camp de la gauche) la contredit explicitement. Ce livre (sous titré « Quand la paranoïa s’empare des campus américains ») mentionne maints exemples de ce que Gunther appelle benoîtement des « préoccupations légitimes » qui, sous le chapitre des « avances non désirées » (mais elle le sont généralement dans un second temps !) peut, dans le contexte des universités américaines, mettre un point final à des études, briser des carrières et ruiner des réputations. Enfin, pour revenir sur ce qu’à de grotesque l’attitude de Gunther, soulignons que ce dont Coco se moque - et comment ne pas reconnaître qu’elle touche juste ! - rend évidemment ridicule tout discours se référant ici à un consentement mis ainsi en conformité avec ces fameux nouveaux « paradigmes moraux ».

  André Gunther n’en a pas fini avec le dessin de Coco puisqu’il ajoute : « En essayant d’exagérer le phénomène, les partisans de la dénonciation de la « cancel culture » tombent facilement dans la caricature, et dans l’aveu de leurs préjugés. Faire dire à Blanche Neige que l’embrasser n’est pas très grave parce qu’elle a déjà couché avec les 7 nains, c’est problématique au niveau du consentement et de la culture du viol ». Enfin la messe est dite : le dessin de Coco renvoie à la culture du viol ! Là Gunther devient raccord avec ce que nous avons déjà lu ou entendu en provenance de certaines associations féministes : que tout « baiser volé » doit être considéré comme une agression sexuelle relevant de cette « culture du viol ». Et, il va sans dire, puni en conséquence (donc condamné pénalement). On imagine que de nos jours François Truffaut ne pourrait plus intituler l’un de ses films Baisers volés, ni Charles Trenet écrire le vers de Que reste-t-il de nos amours ? repris par Truffaut. 

  Nous avons compris qu’André Gunther, dans « Affaire en cours », ne traite de « l’affaire Blanche Neige » proprement dite, une tempête dans un verre d’eau, que pour mieux s’en prendre au dessin de Coco (reproduit sur la page internet de l’émission). Cet universitaire a indéniablement un problème avec la forme d’humour illustré par Coco (il n’est évidemment pas le seul !). Comme tout bon caricaturiste Coco accuse le trait, donc exagère mais à dessein, pour provoquer une réflexion qui pour le mieux se traduit par le rire. Gunther, en plus, semble ignorer qu’il existe une version érotique de Blanche Neige et les 7 nains à laquelle le dessin de Coco se réfère implicitement.

  Certes, pour conclure avec lui, « les princesses Disney ne véhiculent pas un modèle de société progressiste ». Nous le savions depuis quelques temps déjà. La suite, délectable, vaut pour confirmation. puisque Gunther, tançant les individus qui se moquent « de ceux qui essayent de réfléchir sur ce modèle », incrimine maintenant le dessin de Coco à l’aide du raccourci suivant : « En se moquant des progressistes et en abondant dans le sens des réactionnaires (sic), c’est qu’on préférerait ne rien changer et conserver le modèle patriarcal ». Comme quoi la messe n’avait pas été tout à fait dite. Sinon, c’est faire dire au dessin de Coco ce qu’il n’exprime nullement, le contraire presque, en invoquant un « modèle patriarcal » auquel la Blanche Neige du dessin pourrait répondre par la célèbre réponse de Zazie (celle de Queneau).

  Le lendemain, le 8 mai 2021, André Gunther récidivait en publiant un billet (« Cancel culture, mode d’emploi ») sur Médiapart, encore plus vindicatif envers Coco. On y apprenait en passant qu’il n’ignorait pas l’existence d’une version érotique de Blanche Neige. Citons juste les deux dernières phrases : « Coco ne se rend pas compte que l’émancipation ce n’est pas la libération sexuelle - qui a fait beaucoup de Pierre Menès - mais le respect du consentement ». Ici Gunther révise allègrement ce qui porte le nom de « libération sexuelle ». On se demande même ce qu’il y entend en mentionnant Pierre Menès, un parangon de la beaufitude. A croire que notre universitaire confond « libération sexuelle » et « libération du sexisme » ! Et faire passer « le respect du consentement » pour de l’émancipation représente une gageure. Nous y reviendront en temps voulu.



  LES ARTS PLASTIQUES


  Les arts plastiques, et en premier lieu la peinture, ne sont pas moins dans le viseur de nos nouveaux censeurs. Ce n’est pas d’aujourd’hui que Balthus déchaîne les passions (tristes). En 2017, une pétition recueillant 9000 signatures demandait que l’on retire la toile Thérèse rêvant (parmi les plus justement célèbres du peintre) d’une exposition du Metropolitan Muséum of art. L’une des pétitionnaires, l’entrepreneur new yorkaise Mia Merrel, se déclarait « choquée de voir un tableau dépeignant une très jeune fille dans une position sexuellement suggestive ». Elle l’est assurément, et alors ? Les responsables de l’exposition furent contraints de signaler à l’attention des visiteurs les tableaux qui seraient susceptibles de les perturber. Mais Thérèse rêvant resta heureusement accroché. Il est vrai que dans ce climat délétère Balthus devient, pour nos modernes puritains, l’un des agents diffuseurs de la pedocriminalité. Cela n’est pas encore dit explicitement, mais souvent suggéré.

  Ce qui est devenu une « affaire Gauguin » présente des caractéristiques communes avec l’exemple cité précédemment. Pourtant je m’attarderai davantage sur elle parce que les accusateurs du peintre breton jouent ici sur deux tableaux. Cela parce que la polémique concernant Gauguin se trouve alimentée par des féministes (sur le versant prétendument « pédophile »), et par des post-coloniaux (sur le versant qualifié par eux de « colonial » et de « raciste »). Plus en amont, dans la série « l’Amérique reste le laboratoire de l’aliénation », précisons que vers la fin du siècle dernier, dans certains campus américains, l’on soupçonnait déjà Gauguin de ce qu’on l’accusera explicitement une vingtaine d’années plus tard. Des soupçons relayés dans la douce France en 2003 par Jean-François Staszak dans son ouvrage Géographie de Gauguin, un auteur se faisant l’écho des cultural studies écrivant qu’il fallait replacer « la démarche du peintre dans le cadre d’une société indubitablement impérialiste et phallocratique, interprétant celle-ci comme une exploitation de la culture et des femmes tahitiennes, et mettant en cause sa légitimité comme sa réussite ».

  Donc, ceci exprimé dans les termes idoines, il n’y avait pas lieu de s’étonner que l’on passe ensuite à l’étape suivante. Le 21 novembre 2019, dans un article du New York Times, la question de l’interdiction d’une exposition consacrée à Paul Gauguin se trouvait par conséquent posée. Les biographes de Gauguin récusent pourtant cette vision partiale et caricaturale du peintre, visant à le discréditer, ou même à le déligitimer à travers la remise en cause de son oeuvre, puis la demande de la censurer (du moins la partie polynésienne). Revenons sur quelques vérités biographiques, en citant d’abord les lignes suivantes de Daniel Guérin (extraites de la préface consacrée aux Écrits de Gauguin) : « Toujours révolutionnaire pour notre temps », Paul Gauguin « aura combattu, au service des autochtones et des petits colons, non seulement gouverneurs, procureurs, sangsues capitalistes, mais les deux représentants « caractéristiques » aux Marquises d’une forme de société qui lui était intolérable : le curé et le gendarme ». Ou encore : « anticlérical et anticolonialistes, pacifiste, antimilitariste, anti-versaillais, chantre de l’amour libre et de l’émancipation féminine ».

  Pour qui trouverait la mariée trop belle avec Daniel Guérin, les biographes successifs du peintre confirment, dans le détail, chacun des éléments biographiques avancés par l’auteur de Ni dieu ni maître. En 1961, auparavant donc, Henri Perruchot indiquait dans La vie de Gauguin que ce dernier avait pris la défense des indigènes et s’était opposé de façon constante aux institutions coloniales, à la gendarmerie et à l’Église. Perruchot y précise également que le peintre avait été adopté par la population tahitienne et qu’il vivait pauvrement parmi elle. D’ailleurs, plus tard, aux Marquise, la dénonciation par Gauguin de la terreur exercée par les gendarmes lui vaudra une condamnation à trois mois de prison. L’anthropologue Bendt Danielsson rappelait lui, trois ans plus tard dans Gauguin à Tahiti et aux îles Marquise, de quelle manière le peintre avait pris fait et cause pour la culture polynésienne, exemples à l’appui. Pour lui aussi la position anticolonialiste de Gauguin est « très nette et claire et il n’y a aucune raison de douter de sa sincérité ». Ensuite, l’année 1995, sans doute en réaction à l’émergence des post colonial studies, David Sweetman (Les vies de Gauguin) s’inscrivait en faux devant les fictions d’un Gauguin colonialiste, patriarcal et touriste sexuel. Jean-Luc Coatelem (Sur les traces de Paul Gauguin) insistait lui sur les conviction anti-chrétiennes du peintre. Enfin, en 2016 (dans Gauguin aux Marquises), Laure-Dominique Agniel versait une pièce importante au dossier Gauguin, celle de l’absence de syphilis chez le peintre (comme on l’a longtemps prétendu). Elle confirmait également en l’étayant la vacuité de la thèse d’un « Gauguin pédophile », puisque « toutes les jeunes filles polynésiennes étaient en ménage dès la puberté ».

  Je ne reviendrai pas sur l’inanité des commentaires faisant de Gauguin un personnage raciste et colonialiste, l’idéologie de leurs auteurs prenant largement le pas sur la réalité des faits. En revanche, l’accusation de pédophilie - pourtant infondée - mérite qu’on y réponde puisqu’elle semble davantage alimenter l’argumentaire des censeurs. Relevons ici que trois des compagnes de Gauguin avaient treize et quatorze ans. Ce qui s’explique par la précocité des relations sexuelles en Polynésie, se traduisant par des unions et des mariages dès la puberté. Aux accusateurs de Paul Gauguin, répétant à l’envi que les relations entre une très jeune fille indigène et un homme blanc plus âgé (et même beaucoup plus âgé) figurent en bonne place dans la littérature coloniale et qu’à ce titre elles participent d’une vision occidentocentriste et colonialiste du monde, rappelons simplement à ces universitaires et journalistes nantis et bien lotis que Gauguin partageait la vie souvent misérable des indigènes, jusqu’à vers la fin de sa vie s’identifier à eux.

  En France, un film consacré en 2017 au peintre breton (Gauguin - Voyage de Tahiti), va susciter une polémique. Jeune Afrique ouvre le feu avec un court article de Léo Pajon qui sera repris, erreurs comprises, par tout le courant décolonial. Mentionnons l’assertion suivante, selon laquelle même du temps de la vie du peintre « l’âge de ses partenaires aurait valu la prison à Gauguin s’il avait été en métropole ». C’est déjà absurde de raisonner ainsi. Et puis, surtout, ce Pajon ne sait pas de quoi il parle : Gauguin ne se serait pas retrouvé emprisonné en métropole parce qu’en ce temps-là le Code pénal ne punissait que « les attentats à la pudeur sans violence en dessous de treize ans » (selon la terminologie de l’époque). Enfin cet article réduit Gauguin à une caricature de colonialiste que même un historien comme Pascal Blanchard n’a pas manqué d’avaliser sur un plateau de télévision (et sans être démenti).

  Parmi les commentateurs mi-figue mi-raisin, Philippe Dagen écrit dans Le Monde que l’attirance du peintre « pour les très jeunes femmes et les corps exotiques » doit être mise sur le compte de « la manifestation physique de l’obsession de l’innocence perdue qui domine sa pensée et sa création ». Pourtant, quand il ajoute, « On aurait préféré qu’elle ne s’exprime que dans son oeuvre, mais tel n’est pas le cas », un vertige nous saisit. Mais c’est justement parce que Gauguin - comme Van Gogh et tant d’autres ! - a mis ainsi sa vie dans son oeuvre que celle-ci nous enchante, nous captive et nous émeut à ce point (indépendamment de ce qui formellement nous intéresse sinon plus, chez lui, sur un autre plan). Ce critique d’art, qui a très bien compris dans quel sens soufflait le vent, tient malgré tout à sauver l’oeuvre. D’où ce regret emprunt de tartufferie. 

  Venons-en à l’automne 2019. Le National Gallery à Londres, en exposant Paul Gauguin, répondait en quelque sorte au souhait manifesté par l’article du New York Times à travers la mise en garde suivante : « L’artiste a eu de façon répétée des relations sexuelles avec de très jeunes filles, épousant deux d’entre elles et engendrant des enfants. Gauguin a de façon indubitable profité de sa situation d’occidental privilégié pour s’accorder une grande liberté sexuelle ». Cette seconde phrase va dès lors constituer le socle de l’argumentaire de ceux qui, dans les rangs néoféministes et décoloniaux, instruisent depuis cette date le procès de Paul Gauguin, en faisant fi de toutes les indications biographiques qui viendraient contredire ce discours, celui d’une fiction d’un Gauguin pédophile, colonialiste et raciste. Il y a de quoi s’étonner de l’absence, ou de la quasi absence de réactions contre un tel déni de réalité ! Il est vrai que notre peintre breton coche toutes les cases permettant à nos nouveaux catéchumènes d’intimider maints commentateurs. Seul, à ma connaissance, sur cette polémique, Philippe Lançon remarquait en janvier 2020 dans Charlie-Hebdo, que « la morale de l’oeuvre n’est pas dans sa vie, certes pas celle rêvée d’un ange, mais dans les formes qu’il crée. La censure - et l’imbécillité qu’inévitablement elle exige et produit - commence lorsqu’on se met à confondre les deux, au point de regarder celle-ci qu’à la lumière de celle-là ».

  

  Un ami qui enseigne le français dans un lycée de la banlieue parisienne m’a raconté l’anecdote suivante. En classe de première, lors d’un cours sur Apollinaire - illustré entre autres par Les demoiselles d’Avignon - une élève s’était insurgée en affirmant que Picasso pratiquait « le viol conjugal », puis, l’échange devenant tendu, elle ajoutait que l’on sentait le sexisme de Picasso jusque dans ses toiles « puisqu’il défigurait le corps des femmes » (en prenant l’exemple de La femme qui pleure). A ce moment-là, une autre élève, noire elle, avait parlé « d’appropriation culturelle », eu égard l’influence des arts premiers sur le travail de Picasso (une influence évoquée par l’enseignant lors de son commentaire sur Les demoiselles d’Avignon). Cette donnée concernant également Apollinaire (à travers la mention dans le poème Zone de « fétiches d’Océanie et de Guinée »). Ensuite, informant en salle des professeurs l’un de ses collègues de ces péripéties, cet ami avait été alors apostrophé par une autre collègue. Celle-ci, dans le prolongement d’un précédent échange conflictuel au sujet d’André Breton (qu’elle accusait d’être « colonialiste » !), en rajoutait une couche sur Breton qui, en tant que « collectionneur d’art nègre », se trouvait maintenant qualifié de « pilleur de l’Afrique », voire de « trafiquant d’art ».

  Cette anecdote est instructive à plusieurs égards. En ce qui concerne André Breton, je précise juste, à l’attention de qui aurait la mémoire un peu courte, que les surréalistes, anticolonialistes de la première heure, le furent de manière constante, conséquente et déterminée tout au long de la vie du groupe : y compris pour dénoncer dans un tract de 1947, « Liberté est un nom vietnamien », la tiédeur anticolonialiste du PCF, voire sa duplicité (le Comité central du parti se prononce en mars contre l’augmentation des crédits pour renforcer le corps expéditionnaire français en Indochine, mais les ministres communistes présents dans le gouvernement Ramadier s’abstiennent). Ensuite Picasso est depuis plusieurs années sous le feu de violentes critiques concernant principalement son comportement envers les femmes. Celui de Picasso ne fut certes pas irréprochable, mais après tout, à l’aune d’une telle réprobation morale, s’il fallait, en l’élargissant à d’autres critères, lister l’étendue des reproches envers tous les créateurs, certaines icônes féministes passeraient également à la question. Dans la chanson Comme Rimbaud, Brigitte Fontaine répond avec humour à cette sempiternelle pluie de reproches (c’était il est vrai en 1968, à des années-lumières de ce triste début de XXIe siècle). Car quand nous lisons que Picasso « n’aimait pas les femmes, mais qu’il les maltraitait : viols, séquestrations, voies de faits, actes pédophiles », qu’il était « le Weinstein de son époque », ou qu’il devrait aujourd’hui répondre de sa « pedocriminalité » (ceci parce que l’une de ses compagnes, Marie-Thérèse Walter, avait 17 ans lorsqu’ils se sont connus !), nous réalisons combien le poison du ressentiment se substitue à ce qui nous est présenté comme un exemplaire devoir d’inventaire biographique. Quand à l’oeuvre même de Picasso, prétendre qu’elle témoigne par excellence du sexisme du peintre, de sa vision patriarcale du monde, de sa propension au viol et à la prédation, et de ses violences envers les femmes, arrêtons-là,  participe du type de révisionnisme que j’ai plus haut illustré et commenté. Pour ne citer que l’exemple de La femme qui pleure, cette oeuvre qui date de 1937 (donc contemporaine de Guernica)a une toute autre signification que celle affichée par des ignorants qui semblent tout ignorer de ce contexte de guerre d’Espagne, mais connaissent bien en revanche la nature des relations tumultueuses entre Picasso et Dora Maar, sa compagne du moment. D’ailleurs un Portrait de Dora Maar, également daté de 1937, se distingue très sensiblement des différentes versions de La femme qui pleure (même si la jeune femme a servi ici de modèle).

  On pourrait, pour revenir à l’anecdote et finir là-dessus, estimer que cette jeunesse, dite inculte, l’est moins que ce que l’on prétend (la preuve, ici, par La femme qui pleure et « l’appropriation culturelle »). Cependant il nous faut relativiser ce constat. D’abord en remarquant que les attaques visant Picasso sont principalement diffusées depuis plusieurs années par les réseaux asociaux. C’est là qu’une majorité (ou forte minorité) de jeune internautes entendent - pour la première fois peut-être - parler de Picasso. Ceci dans les termes qui viennent d’être évoqués. Ensuite, pareille « reconnaissance » s’explique en grande partie par le succès (presque 500 000 écoutes à ce jour) de l’épisode « Picasso, séparer l’homme de l’artiste » du podcast Vénus s’épilait-elle la chatte ? de Julie Beauzac. Cette autrice charge plus la barque Picasso que tous les précédents contempteurs du peintre. On peut à ce stade émettre l’hypothèse que la première lycéenne (voire les deux) avait trouvé son argumentaire sur Picasso dans ce podcast, entrecoupé, dixit l’autrice, « des mots lumineux de Virginie Despentes, Alice Coffin, Vanessa Springora ». Je n’ai dans ce texte que cité fortuitement le nom de la deuxième, volontairement : son Génie lesbien étant trop caricatural pour qu’il y soit répondu. J’ai juste une question à poser à ses « camarades de parti » : comment, compte tenu du modèle de société qu’ils promeuvent, peuvent-ils accepter dans leurs rangs une Alice Coffin qui rejette pareillement la moitié de l’humanité ? J’aimerais qu’on m’explique…



  LA MUSIQUE


  La musique maintenant. En faisant d’abord un détour par l’art lyrique, Carmen en l’occurrence. Un opéra que l’on aurait pourtant pas imaginé figurer parmi les victimes collatérales de #MeToo. D’ailleurs l’on crut dans un premier temps qu’il s’agissait d’un gag. Mais non, ce n’était pas un fake, une réaction humoristique ou une mauvaise plaisanterie : l’Opéra de Florence montait une Carmen dans lequel l’héroïne ne succombait pas sous les coups de poignard donné par Don José, mais s’affranchissait de la lettre des sieurs Mérimée et Bizet pour révolvériser le jaloux. Ceci, nous expliquait-on d’un ton indigné, pour protester contre les violences faites aux femmes. D’autant plus, ajoutait-on, que Carmen mourrait de la main de Don José sur toutes les scènes du monde depuis 1875 et qu’il était enfin temps d’y mettre un terme. Ce n’était que réparation et justice en ces temps de libération de la parole des femmes : Carmen la prenait, et plus que la parole puisqu’elle n’acceptait plus sa condition de femme immolée en tuant ce salaud de Don José. Carmen était enfin vengée, et les femmes avec elle.

  Vous parliez plus tôt d’humour, pourrait-on me répondre, et cela ne vous fait pas rire ? C’est tout, dirais-je, ce qui sépare Alfred Jarry du Père Ubu. Pourtant ce metteur en scène florentin (Léo Muscato) paraissait plein de bonnes intentions : il était du côté du bien, de la justice, de la cause des femmes. Il pensait faire oeuvre de salubrité publique. Mais en réalité ce Muscato est bête comme son modèle. Il n’a rien compris à l’opéra de Bizet. Car ce n’est pas comprendre que Carmen est l’une des incarnations de l’insatiable désir, que cette bohémienne représente la femme libre par excellence (« Je suis née libre, et je mourrai libre », affirme Carmen en provoquant Don José). Muscato ignore que c’est la force de ce désir qui brûle les planches : ainsi Carmen peut mourir de la main de Don José, mais non - encore moins ! - ce désir que la musique de Bizet fait entendre dans le monde depuis sa création. Bête certes, ce Père Ubu florentin, mais également dangereux comme son modèle. Ce ne sont pas les palotins que Muscato balance dans la trappe mais l’opéra Carmen : à Florence, comme à Paris et Romorantin, ce correctif s’appelle censure. Ici on censure une fin « incorrecte » selon les critères du jour. Une correction portée fièrement à la boutonnière : « en raison des violences faites aux femmes ». Il est également dangereux ce Père Ubu florentin parce que son exemple peut faire appel d’offre. D’aucuns, mettant en avant les offenses que l’on ferait aux catholiques, aux musulmans, aux homosexuels, aux transexuels, à la police, aux animaux, ou que sais-je encore, pourraient être tentés, s’ils en ont la possibilité, de modifier telle fin, ou telle partie d’une oeuvre lyrique ou théâtrale. Ce précédent florentin doit donc être pris au sérieux. N’y voir qu’un coup de pub, ou encore, pour citer une historienne féministe, prétendre qu’il s’agit-là d’un « défi réjouissant » revient à ne pas s’interroger sur la signification d’une forme de censure pour le moins inédite, ou pire de la justifier.


  Le livret, plus que la musique (quoique…) se trouvait remis en cause à Florence avec Carmen. En dehors de ce support (celui d’un livret, du texte d’un lied ou d’une mélodie), que pourrait-on bien reprocher à la musique ? Que nenni ! La Special Music School de New York a supprimé de son répertoire deux pièces de piano de Debussy, le « Golliwog’s Cake-Walk » (qui clôt les Children’s Corner) et un morceau moins connu, « Le Petit Nègre » (une pièce de 1909 intégrée plus tard dans La Boite à joujoux, dont le titre lui seul explique la suppression), au prétexte que ces deux oeuvres « ne sont plus acceptables dans notre paysage culturel et artistique actuel » en raison de leurs « connotations racistes et obsolètes ». On est étonné que cette censure envers Debussy provienne d’une école de musique parce que tous les bons connaisseurs du compositeur, sans être pour autant des spécialistes de Debussy, ne sont pas sans savoir que le premier morceau « inacceptable », le « Golliwog’s Cake-Walk », est une danse d’esclaves noirs durant laquelle ceux-ci se moquent de la démarche de leurs maîtres blancs. Debussy avait eu l’occasion, lors de l’exposition universelle de 1900, de voir et d’entendre un Cake-Walk interprété par un ensemble américain. En rappelant que le Cake-Walk est une première forme de ragtime (lequel, parmi d’autres influences, donnera naissance au jazz), nous remarquons que Debussy, mais également Ravel (avec, pour ne citer que cet exemple, le « blues » de la Sonate pour violon et piano) tombent sous le coup de cette « appropriation culturelle » évoquée plus haut ; au sujet de laquelle Isabelle Barberis écrit dans L’art politiquement correct : « Aucune des récentes et foisonnantes polémiques de dénonciation qui ont fleuri sur le thème de « l’appropriation culturelle » ne se réfère directement au contenu objectif du travail artistique, systématiquement mis au second plan, voire simplement évacué. Les attaques se concentrent sur la race, le genre ou l’orientation sexuelle des interprètes ou de l’auteur : en somme des critères biologiques qui viennent se substituer à l’examen circonstancié de son propos ».

  

  Dans un registre équivalent, le musicologie Nate Sloan avait publié dans Vox en septembre 2020 un article que la citation ci-dessus, en la renversant, évoque éloquemment, puisqu’il écrit, en remettant en cause les interprétations canoniques de la Cinquième symphonie de Beethoven, que « c’est depuis longtemps la lecture populaire parmi les personnes au pouvoir, en particulier les hommes blancs riches qui ont embrassé Beethoven et ont fait de sa symphonie un symbole de leur supériorité et de leur indépendance. Pour certains membres d’autres groupes - femmes, personnes LGBTQT, personnes de couleur - la symphonie de Beethoven peut être principalement un rappel de l’histoire de l’exclusion, et de l’élitisme de la musique classique ». Sans indiquer en quoi ce « constat » devrait être revu, et surtout corrigé en des temps où les nouvelles classes supérieures privilégient l’écoute du jazz et des pop et world music à celle de la musique classique, nous avons comme un concentré de tout ce qui « grouille, grenouille et scribouille » de l’autre côté de l’Amérique dans ce registre, avec en plus ici une tonalité populiste. Pour aggraver son cas, Nate Sloan illustre son propos par l’exemple d’un « fan de musique classique de New York » écrivant dans les années 1840 qu’il souhaitait que « toutes les femmes soient bâillonnées par des officiers (…) avant d’être autorisées à entrer dans une salle de concert ». On a plutôt l’impression que ce pauvre Sloan prend au pied de la lettre les préconisations d’un humoriste qu’Alphonse Allais aurait compté parmi ses devanciers. Nous sommes quand même obligés de prendre au sérieux ce galimatias qui, s’affichant en pleine page dans Vox, a ainsi pu franchir l’Amérique. Et qui par delà son aspect régressif, voire grotesque, reprend l’un des poncifs ayant court depuis des lustres en matière de musique classique.

  Mais laissons-là cet article qui ensuite nous laisse totalement sur notre faim d’un point de vue musicologique, puisque le lecteur est juste incité à retenir que le comportement des habitués des salles de concert avait changé du tout au tout au début du XXe siècle (le public n’applaudissait plus pendant les morceaux et restait passif), à cause de ce Beethoven de malheur qui, en plus de cultiver divers handicaps rédhibitoires (homme, blanc, âgé), de surcroît était sourd comme un pot !


 



  « L’AFFAIRE BASTIEN VIVÈS »


  Ce qui est devenu une « affaire Bastien Vivès », du nom de ce dessinateur de bande dessinée dont une partie de l’oeuvre devait faire l’objet d’une exposition lors de l’édition 2023 du Festival de la Bande Dessinée d’Angoulême, renvoie à d’autres exemples, cités précédemment, tout en s’en distinguant depuis des données précises sur lesquelles je m’attarderai. Plusieurs pétitions demandaient le retrait de cette exposition, en raison de « l’apologie de la pédocriminalité et de l’inceste » que cette oeuvre, selon elles, véhiculait. Elles obtenaient satisfaction alors que l’exposition, soulignons-le, ne devait concerner que l’importante production non pornographique de l’oeuvre du dessinateur. Donc ce n’était pas tant l’exposition par elle-même qui était visée que la personnalité de l’exposant. Les organisateurs indiquant que les menaces adressées à Bastien Vivès, ainsi qu’à eux, étaient à l’origine de cette déprogrammation. La polémique ne perdait pas en intensité, bien au contraire. Deux associations portaient plainte pour « diffusion d’images pédopornographiques » contre Vivès et les éditeurs de trois de ses ouvrages (Les melons de la colère, Petit Paul, La décharge mentale). Cela prenant même des aspects insolites sur la liberté de création qui dépassaient le cas de ce dessinateur. Il se trouve que contrairement à toutes les oeuvres commentées précédemment, toutes disciplines confondues, je ne connaissais pas celle de Bastien Vivès avant qu’éclate cette « affaire » dont le retentissement n’a été éclipsé que par la phase finale de la Coupe du monde de football. Par conséquent, concernant l’oeuvre proprement dite de ce dessinateur, je vais m’appuyer dans un premier temps sur un article informé et pertinent de Vivian Petit (« De la fiction au réel / Bastien Vivès auteur de bande dessinée ») avant de prolonger ma réflexion depuis les données signalées plus haut. Cet article de Vivian Petit ayant d’autant plus attiré mon attention qu’il avait été publié précédemment sur le site Lundi matin, puis dé-publié (sans qu’on sache pourquoi).

  Bastien Vivès s’était retrouvé quelques années plus tôt associé à une polémique qui avait opposé plusieurs dessinateurs, dont lui, à Emma Clit, autrice féministe qui en 2017 « publiait sur sa page Facebook une série de dessins visant à populariser le concept de charge mentale », selon lequel « l’organisation du travail domestique est essentiellement portée par les femmes, y compris lorsque l’exécution des tâches ménagères semble également répartie » : cette BD rencontrant un certain succès. Sans me prononcer sur la validité de ce concept de « charge mentale », du moins j’estime, dans le cas présent, qu’il faudrait le doter d’une forme qui puisse quelque peu accréditer le contenu. Ce qui n’est pas le cas quand on prend connaissance de ce que l’on appellera « le simplisme désarmant » des dessins d’Emma Clit ; qui d’ailleurs se définit comme « dessinatrice de trucs moches ». Quand elle ajoute, « mais qui veulent dire des choses », encore faudrait-il s’entendre sur ce que sont ces « choses ». Le côté pédagogique de l’exercice se signale par son absence d’humour, et Emma Clit reconnaît faire « de la propagande ». Là nous sommes bien d’accord. Celles et ceux qui ont défendu cette dessinatrice, artistiquement parlant, reprennent sans le savoir un discours comparable à celui que tenaient jadis les zélotes du « réalisme-socialiste ». Emma Clit l’alimentant en déclarant qu’elle pourrait, si elle le voulait, « mieux dessiner » : le misérabilisme de la forme justifiant alors la valeur du contenu. Si Bastien Vivès s’était retrouvé au coeur de cette polémique, c’est en raison de « plusieurs commentaires orduriers et scabreux concernant Emma Clit et même son fils » postés sur sa page Facebook. Ce qui n’est évidemment pas défendable. En revanche, comment ne pas évoquer la réponse du berger à la bergère, puisque l’année suivante Bastien Vivès publiait une BD intitulée La décharge mentale qui, d’après Vivian Petit, « met en scène une famille incestueuse, dont la mère organise l’abus de ses filles. La situation est vue à travers les yeux d’un homme invité par la famille ». Un autre commentateur, Jacques Schraûwen, rapproche lui La décharge mentale de l’ouvrage Trois filles de leur mère de Pierre Louÿs.

  Après avoir précisé que « l’intégralité des oeuvres pornographiques » de Bastien Vivès, contrairement à l’autre partie de cette oeuvre graphique, « relève d’un style extrêmement différent, proche du cartoon, et d’une narration reprenant les codes de la farce et du burlesque », Vivian Petit ajoute : « Dans chacune de ces oeuvres pornographiques, il est explicite que les personnages ne renvoient à rien de réel, qu’ils ne peuvent pas exister en dehors du fantasme et de la fiction. Petit Paul, personnage enfantin présent dans deux bandes dessinées, est doté d’un sexe de 80 centimètres, et subit, au gré de situations plus absurdes les unes que les autres, les assauts de jeunes filles ou de femmes dont la poitrine est plus imposante que le reste de leur corps. Souvent l’effet comique repose sur l’absence de crédibilité des situations et des dialogues ». Un autre commentateur a pu associer cette BD à Mémoires d’un jeune Don Juan d’Apollinaire. Il importe également de relever avec Vivian Petit que « l’assentiment que nous apportons ou non à une narration est souvent affaire de distanciation ». Sans pour autant remonter à Aristote (qui « déjà opposais la poièsis (…) à la mimesis »), le XXe siècle l’illustre plus particulièrement : depuis l’exemple principiel du théâtre brechtien jusqu’au cinéma de la Nouvelle vague. Tout comme « les procédés utilisés ont varié, qu’il s’agisse de la présence d’un narrateur extérieur, du grossissement des traits des personnages, du caractère invraisemblable de l’histoire, ou de l’usage de la métalepse ». Ceci et cela s’inscrivant en faux contre toute velléité apologiste. C’est bien pourquoi Vivian Petit souligne ici, en revenant à Bastien Vivès, que « pour peu que l’on prenne en compte la trame narrative, son caractère à la fois peu crédible et scandaleux, l’argument de « l’apologie » semble relever du littéralisme le plus étroit ». 

  Cet argument revient pourtant presque obsessionnellement chez ceux pour qui - par ignorance, aveuglement ou calcul - tout questionnement sur l’art devient superflu, voire même spécieux et condamnable quand il se rapporte à des oeuvres censées tomber sous le coup de la loi. Charlotte Caubel, secrétaire d’État chargée de l’enfance (ministre dont nous avons à l’occasion découvert l’existence), qui s’étonne que « cette bande dessinée soit toujours en vente », ajoute que « le Code pénal est très clair. Une représentation ou une image d’un mineur en situation pornographique est punie par la loi. Il m’apparait qu’un certain nombre de dessins de cet humoriste (sic) relèvent de la loi. C’est à la justice de se prononcer pour qualifier les faits ». D’où sa question : « Que va faire la justice, qui a d’ailleurs été saisie d’une plainte, de cette situation-là ? ». En septembre 2018 déjà, un « bon citoyen » scandalisé par la lecture de Petit Paul (livre pourtant vendu sous lister, avec avertissement et interdiction aux mineurs), signalait dans un courrier adressé au Procureur de la République (Paris) que cette BD correspondait « à la définition donnée par l’article 227-23 du Code pénal ». L’auteur de ce courrier disait « avoir connu personnellement des victimes d’inceste » et réduisait la BD à l’état de « matériel pédopornographique ». Ce signalement était classé sans suite en février 2019, au motif « d’absence d’infraction » par le parquet de Nanterre. On remarque que cet article 227-23 peut être interprété différemment d’une juridiction à une autre, dès lors que l’on tient compte de la façon dont « fictionne » une oeuvre et des intentions de l’auteur, mais aussi, facteur aggravant, de la capacité de certains groupes de pression à influer sur les décisions de justice. Il n’est pas inutile de rappeler que l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme protège la liberté d’expression.

  Pourquoi Bastien Vivès - qui encore en 2017 se retrouvait au sommaire du média féministe Madmoizelle dans le cadre d’un entretien portant sur sa dernière BD parue, Une soeur (laquelle a fait l’objet d’une adaptation cinématographique en 2022 par Charlotte le Bon sous le titre Falcon Lake), dont une plainte l’année suivante (concernant un autre ouvrage graphique) se trouvait classée sans suite, a-t-il suscité vers la fin de l’année 2022 des propos d’une telle intensité haineuse sur les réseaux asociaux, menaces de mort comprises (sans même en dresser un florilège il suffit de prendre connaissance des commentaires se rapportant au texte de l’une des pétitions demandant l’interdiction à Angoulême de l’exposition consacrée à Vivès pour s’en, faire quelque idée) ? Comment s’était-il retrouvé au coeur d’une tourmente médiatique qui n’est pas sans compromettre sa carrière de dessinateur ? Donc pourquoi, en si peu de temps, nous en étions arrivés-là ? Affirmer que #MeToo est passé par là ne répond qu’en partie à la question. Avançons que les accusations portées contre Bastien Vivès, en termes d’apologie de la pédocriminalité d’un côté, de l’inceste de l’autre, n’auraient sans doute pas pris une telle ampleur si auparavant deux « affaires », fort médiatisées, n’étaient venues alimenter la machine accusatoire : « l’affaire Matzneff-Springora » sous l’angle de la pédocriminalité, « l’affaire Kouchner-Duhamel » sous celui de l’inceste.

  Cette seconde affaire, entre autres incidences, remettait en selle des discours et des intervenants marginalisés depuis le second des procès d’Outreau (et revenus sur le devant de la scène avec Vivès). Ici je passerai rapidement sur le débat autour de la demande « d’imprescriptibilité des crimes et délits sexuels » qui en a résulté, en permettant à l’inénarrable Muriel Salmona (alias « la femme du ressentiment ») de squatter les plateaux de télévision en réclamant que cette imprescriptibilité-là soit alignée sur celle des crimes contre l’humanité (ce qui relativise, minore ou banalise l’importance et la portée de ces derniers !). Pour revenir à Bastien Vivès, il faut faire la distinction entre des propos tenus par le dessinateur en faveur de l’inceste, ou supposés tels, et ce qu’il est possible et loisible de relever et commenter sous ce chapitre dans l’oeuvre du dessinateur. Nous y avons en grande partie répondu sous l’angle factuel en reprenant des arguments présents dans l’article de Vivian Petit, qui par ailleurs signale que, lors de l’entretien accordé à Madmoizelle, Vivès « s’interrogeait sur la place du fantasme incestueux dans la structuration du désir sans que personne n’y trouve à redire à l’époque ». Il importe de rappeler ici que l’auteur était interrogé sur la BD Une soeur : l’histoire, entre autres péripéties, de l’initiation sexuelle d’un adolescent de 13 ans par une jeune fille de 16 ans qui n’est pas sa soeur. Donc Une soeur n’est nullement « le récit d’une relation incestueuse ». Mais ce sont les propos tenus à l’époque par Bastien Vivès (en particulier dans Madmoiezlle) sur cette BD qui ont été repris, amplifiés, voire déformés jusqu’à devenir la preuve même de l’apologie de l’inceste dans l’oeuvre du dessinateur.

  J’en viens à l’une des données évoquées au début de ce chapitre. Un discours, parmi d’autres, a émergé durant cette « affaire Bastien Vivès ». On a pu entendre et lire (en particulier sur les réseaux asociaux) que la dangerosité, la nocivité et l’impéritie de ce dessinateur - à savoir « son apologie de la pédocriminalité et de l’inceste » - devaient être d’autant plus dénoncées et condamnées qu’elles valaient comme encouragement auprès du public lisant et appréciant les bandes dessinées pornographiques de Bastien Vivès. Certes d’autres intervenants, dans les médias, la sphère gouvernementale comprise, le laissaient entendre sans pour autant le formuler explicitement. Il suffisait, pour ce faire, d’avancer que cette « apologie » tombait sous le coup de la loi, que ces ouvrages « délictueux » devaient par conséquent donc être interdits pour protéger notre belle jeunesse.

  Cela renvoie, je reviens sur ces « encouragements », à de fausses évidences, à l’ignorance de certains mécanismes psychiques, ou encore à la volonté de ne pas tenir compte de ces derniers par souci « de ne pas chercher des excuses ». Car l’observation et la clinique nous apprennent que cela fonctionne sur un autre mode. Les fantasmes des lecteurs de ces BD pornographiques ne sont pas a priori différents de ceux de leurs auteurs. Car l’activité fantasmatique du lecteur, nous le soulignons expressément, est justement ce qui permet de ne pas de passer à l’acte. On pourrait ajouter, en exagérant juste un peu, que les Bastien Vivès et compagnie font au contraire preuve de salubrité publique en neutralisant ainsi, par le biais de leurs fictions pornographiques, d’éventuels passages à l’acte. Tout comme, parallèlement, nous vérifions que les adultes qui abusent des enfants, y compris dans la sphère familiale, ne le font pas parce qu’ils auraient été incités et encouragés à le faire par tel livre, tel film ou elle BD. Sade et Fourier, pour des raisons différentes, accordent une place conséquente à l’inceste, que le premier promeut, et que le second justifie en déclarant qu’il n’est « ni crime naturel, puisqu’il est très généralement conseillé par la nature, ni crime social puisqu’il est un objet d’accommodement avec les lois humaines ». Georges Bataille, dans le roman Ma mère, décrit, sous une forme fantasmée ou pas, les relations incestueuses d’une mère et de son fils. Aucun des textes, en substance, de ces trois auteurs n’a suscité que je sache de « vocations incestueuses ». Tout comme il appert qu’aucune des personnes condamnées ces dernières années sous ce chapitre ne possédait dans sa bibliothèque La décharge mentale, ou tout ouvrage  promouvant ou justifiant l’inceste.

  On pourrait m’objecter, en élargissant ce cadre, que de tels passages à l’acte existent. Certes, mais faut-il savoir de quoi l’on parle. D’ailleurs peut-on encore évoquer une quelconque activité fantasmatique dans ces passages à l’acte-là ? Je vais prendre l’exemple, significatif, du film de Michael Haneke, Benny’s vidéo. Benny, un adolescent a priori ordinaire, se distingue cependant de ses camarades par sa plus grande propension à s’isoler du monde extérieur et de la sphère familiale. Son monde, pour ainsi dire, se circonscrit à sa chambre, lieu où il passe son temps à visionner des images (celles de la télévision et de cassettes vidéo, dont certaine témoignent d’une activité de vidéaste chez Benny). Un rideau, posé presque en permanence sur la fenêtre de la chambre de l’adolescent, accentue ce phénomène s’isolement, tandis qu’une caméra filme en permanence la rue (images que Benny reçoit sur un canal de son poste de télévision). Une vidéo, plus particulièrement, fascine Benny : celle de l’abattage d’un cochon filmé par l’adolescent, qu’il repasse en boucle en s’arrêtant chaque fois sur le moment où l’on tue le porc à l’aide d’un pistolet d’abattage. C’est ce même pistolet (il l’a dérobé) que Benny appliquera presque par jeu sur la tempe d’Éva, une fille de son âge, afin de lui faire subir le même sort que le cochon. Ceci après lui avoir montré la vidéo sur l’abattage (la jeune fille ne réagissant pas comme l’aurait souhaité Benny).

  Passons sur ce que le spectateur croit comprendre de cet acte meurtrier. Ce qui importe avant tout, qui correspond aux intentions du réalisateur (que plusieurs critiques avaient d’ailleurs relevé lors de la sortie du film en 1997), étant que Benny, qui comme de nombreux adolescents consomme de façon massive des vidéos empruntées, de préférence celles de films violents, n’est plus en capacité ceci posé de faire la différence entre la réalité et la fiction. C’est aussi dire que l’isolement, sur lequel vient se greffer la dépendance que j’ai évoquée, entraîne Benny à vivre dans un monde virtuel. Mais pas n’importe lequel : celui au sein duquel l’adolescent se déplace, comme s’il s’agissait d’un jeu vidéo, prend les contours de ces films violents que Benny et plusieurs de ses camarades consomment à hautes doses.

  C’est toute la différence, conséquente, entre ce qui vient d’être rapporté ici avec Benny’s vidéo, que le regard critique d’un cinéaste autant talentueux que Haneke rend exemplaire, et les oeuvres graphiques mises à l’index de Bastien Vivès (cela s’élargissant à toutes les productions artistiques dont les thématiques contiendraient peu ou prou des éléments se rapportant à la sexualité - ceux en premier lieu de l’inceste et de la pédophilie, rebaptisée pédocriminalité - susceptibles d’alerter nos modernes censeurs). Rappelons qu’une oeuvre littéraire ou artistique, du moins correspondant à des critères auxquels répondent les BD de Bastien Vivès, possède cette capacité de susciter diverses interprétations. C’est dire que l’imaginaire nous travaille tous différemment, y compris depuis ces zones d’ombre que la morale - qui « est toujours celle des autres » comme le chante Léo Ferré - réprouverait. En conclusion de son article, Vivian Petit insiste sur la protection « d’un droit à l’imaginaire, et la possibilité de se projeter dans tout type de situations. En effet, si à l’avenir les artistes n’osaient plus s’inspirer de leurs fantasmes, ou s’ils devaient s’autocensurer, alors la diversité des productions artistiques seraient en danger ». 

  A vrai dire cette argumentation, dès lors que ces oeuvres sont mises à l’index, est généralement contournée ou récusée, puisque l’accent se trouve souvent mis sur ce que d’aucuns appellent « une nouvelle demande de justice des victimes ». Ce qui signifie que les auteurs incriminés se comporteraient comme des apprentis sorciers, insoucieux des effets que leurs oeuvres produisent auprès de certaines personnes, voire qu’ils ne respecteraient pas les victimes. C’est d’ailleurs devenu l’un des pont-aux-ânes de ce « populisme pénal » que les plus ignorants reprennent sans trop de discernement, et qui pour les autres relève de l’intimidation. A croire, devant cette déferlante victimaire amplifiée par #MeToo, que les victimes d’agressions sexuelles, pour paraphraser Orwell, seraient plus « victimes » que les autres. Par ailleurs l’élargir à toutes les formes ordinaires de sexisme tend à relativiser le viol, le harcèlement sexuel, ou les violences conjugales caractérisées. Cela devient même franchement grotesque quand le terme « victime » se rapporte aux femmes qui se font siffler dans la rue (ce qui devient d’ailleurs rarissime). On aurait presque envie de le réserver à celles pour qui, malheureusement ou pas, cela n’arrive jamais. Et puis, surtout, il y a quelque indécence à s’exprimer ainsi en regard de véritables victimes. A savoir les victimes d’accidents du travail, de maladies professionnelles, ou de ces sévices au quotidien dans des institutions maltraitantes. Les victimes d’attentats terroristes et celles de l’industrie pharmaceutiques faisant elles, contrairement aux précédentes, l’objet d’un traitement privilégié dans les médias.

  Autre pièce à verser au dossier de « l’affaire Bastien Vivès », signalons la publication, à la date du 17 décembre 2022, d’un article « Les raisons de la colère » (dans le cadre des « Invités de Médiapart ») contresigné par « plus de 500 autrices et auteurs, éditrices et éditeurs, des libraires, des militant-es, des organisations et des personnalités politiques ». Ces signataires demandant que le Festival d’Angoulême « rédige et établisse une charte d’engagement, afin que les futures sélections et programmations du festival soient réalisées dans le respect du droit des personnes minimisées ainsi que dans l’égalité de leurs représentations » (ceci étant précédé de la mention : « (La) mise à l’honneur de (Bastien Vivès) au Festival d’Angoulême est symptomatique d’un contexte global où les luttes contre le sexisme et les violences sexuelles peinent toujours à être entendues et reconnues ». Pareille demande n’avait pas manqué de faire réagir Pierre Jourde qui, dans une tribune (« L’affaire Bastien Vivès : « Assez fantasmé » »), publiée le 30 décembre 2022 dans L’Obs, écrit, en paraphrasant les termes de la demande : « Plus de fantasmes douteux, de cochonneries qui mettent mal à l’aise, de la morale, de la morale, de la morale. Et pour que la morale soit respectée, que fleurissent ces comités, ces dénonciations, ces inspections, ces censures, ces délations. Il nous faut des commissaires politiques ». 

  Au sujet du passage suivant, sur lequel je reviendrai (« Nous interpellons les magazines, les journaux, les éditeurs, les institutions qui ont lu les bandes dessinées de Bastien Vivès et qui n’ont pas relevé le problème. Ne devraient-ils pas être en mesure de voir et de saisir la violence la violence qui réside dans ces bandes dessinées ? Ont-ils si bien intégrées la pensée réactionnaire d’extrême-droite qu’ils n’hésitent même plus à s’attaquer aux féministes qui luttent pour les droits des enfants ? ») Jourde répond : « Poser la question, c’est y répondre. Parler de Vivès, c’est être raciste, transphobe et islamophobe (…) Tout cela est décidément nauséabond, et nous rappelle les heures les plus sombres de notre histoire. Le regretté Vichinsky savait parler de ce genre de réactionnaires stipendiés, valets de l’impérialisme américain, petits bourgeois inféodés à la ploutocratie cosmopolite ». Jourde encourage les censeurs de Vivès à être un peu plus conséquents en matière de BD avec leurs préconisations. Ainsi, « il serait bon, d’abord, d’assainir le passé. Il y a des choses répugnantes chez Gotlib, notamment un Hamster jovial franchement louche avec les louveteaux et une Blanche Neige qui masturbe et suce les sept nains. Villemin est immonde par moments. Corben, Liberatore, Manara donnent une image dégradante des femmes. Il y a dans « Astérix » un pirate noir dont le langage est caricaturé. La liste est infinie. Tous ensemble pour nettoyer la BD du passé de tout ce qui pourrait choquer les âmes candides ! ».

  Un ami, bon connaisseur de la BD des années 1970, Patrick-Pierre Dhombres, me signale, pour expliquer la place longtemps prépondérante des dessinateurs hommes dans le monde de la BD, que préalablement « les périodiques pour les filles, dans l’après guerre, tels Lisette ou Line (les auteurs y collaborant relevant du sexe masculin) étaient de qualité nettement inférieure à ceux destinés aux garçons, comme Spirou, Vaillant et Tintin. Les petits garçons des années d’après guerre ont donc pu se forger une culture en BD que leurs soeurs ignoraient la plupart du temps, faute d’y avoir été intéressées par de bonnes histoires à destination des petites filles. De là, pour certains jeunes lecteurs, à devenir plus tard dessinateurs et scénaristes, il n’y eut qu’un pas forgé par le désir. Il a fallu attendre la période soixante-huitarde, et l’avènement de la BD pour adultes, initiée notamment par Pilote, pour découvrir de véritables créations féminines avec des auteures d’importance comme Claire Bretécher, Annie Goetzinger, Laurence Harlé, Florence Cestac, et quelques autres, au demeurant minoritaires, je le concède. Ces dernières, ayant en commun un véritable talent, ont légitimement pu se faire un nom et une carrière dans un univers de mecs. Pour autant, ces véritables autrices n’ont jamais été en lutte contre leurs collègues masculins, ni en butte à une exclusion de leur part. Bien au contraire, Bretécher a conjointement créé L’écho des savanes avec Gotlib, qui dans quelques uns de ses dessins y allait de ses provocations libertines. Laurence Harlé a notamment assuré le scénario de la série western Jonathan Cartland avec le dessinateur « couillu » Michel Blanc-Dumont. Quand à Annie Goetzinger, elle a dessiné plusieurs albums sur des scénarios de Pierre Christin ».

  Voilà ce qu’on ne risque pas de lire sur Médiapart ! Le journal en ligne (et ce sera encore plus flagrant avec un second article, cité plus loin) ne répercute que les déclarations d’autrices de BD (agrémentées le cas échéant de celles d’un « idiot utile » de sexe masculin) pour qui le monde commence, n’existe, ou ne prend sens qu’à travers #MeToo. D’où une ignorance de l’histoire de la BD, de ses enjeux, de ses lignes de force et de fuite, que l’on comble en se focalisant sur le sexisme (ou prétendu tel) de l’univers masculin de la BD. L’on constate, ceci se trouvant documenté par les deux tribunes de Médiapart, que la langue de bois s’est sensiblement enrichie depuis le moment #MeToo à travers l’utilisation réitérée, fétichisée, des terminologies « sexisme », « patriarcat », « culture du viol », « panique morale », et j’en passe.

  Pierre Jourde, en conclusion, s’étonne « de constater que cette remarquable tribune fasse l’impasse sur la violence. Que de meurtres, de massacres, de tortures, d’exécutions dans la BD ! Serait-il moins grave d’assassiner que d’avoir des relations sexuelles avec un enfant ? ». Pourtant - mais qui s‘en souvient ? - il s’est trouvé dans l’histoire récente un moment, le tout début du XXIe siècle (au plus fort de l’hystérie anti-pédophile consécutive à « l’affaire Dutroux »), où les tribunaux en étaient venus à parfois davantage condamner les personnes accusées de viol sur mineur que celles ayant commis des crimes de sang. De quoi faire l’hypothèse d’une révolution anthropologique dont on ne mesurait pas toutes les conséquences. Ces lourdes peines se trouvant d’autant plus justifiées que l’on se focalisait sur le traumatisme des victimes : ces dernières, prétendait-on, ayant plus de chance de s’en sortir sur le plan psychologique si leur agresseur était lourdement condamné. Une argumentation, cela ressort de l’évidence, qui ne pouvait pas être reprise dans les cas d’homicides. L’onde de choc provoqué par le second des procès d’Outreau remettra quelque peu les idées en place. Cependant, ne s’en prendre qu’au juge Burgaud et aux autres magistrats impliqués dans ce fiasco d’Outreau, revenait à diluer, plus en amont, les responsabilités plus générales de la justice, et plus encore celles des médias, du pouvoir politique, et d’une certaine catégorie de thérapeutes.

  Mais nous n’en avons pas terminé avec cette tribune des « invités de Médiapart ». Une notion aussi discutable, globalisante et confusionnante que la « culture du viol » se trouve   reprise avec Bastien Vivès comme étant la cause « des mécanismes de silenciation des minorités opprimées ». C’est vouloir placer un discours idéologique sur une réalité qui n’en peut mais. L’argument selon lequel les rôles seraient dans ce cas d’espèce inversés, puisque, lisons-nous, « les personnes détenant le pouvoir (ici un artiste, des éditeurs et des institutions) se placent en martyrs (sic) face à celles et ceux qui soulèvent des problèmes et celles et ceux qui en sont les réelles victimes » ne peut abuser que  ceux qui avalisent le doigt sur la couture du pantalon la « réalité » qui nous est présentée ici. Pour celles et ceux qui trouveraient malgré tout la ficelle un peu trop grosse, ces « invités » ajoutent pour les convaincre cet argument décisif : à savoir que ces « récriminations répètent mot par mot celles des détracteurs du mouvement #MeToo ». Je passe sur la figure honnie de Polanski, sur les ravages causés par « l’inceste et la pédocriminalié », sur les luttes des minorités genrées, et tutti quanti, qui ne sont là que pour souligner l’assertion selon laquelle « il n’est plus acceptable de mettre à l’honneur des artistes faisant la promotion de la culture du viol ». D’où, dans ce registre caricatural et partiel de l’oeuvre du dessinateur, l’indication que l’auteur « souhaite provoquer l’excitation de son lecteur à travers l’expression de ses propres fantasmes ». Voilà qui aurait mérité un plus ample développement. Cela vaut-il pour condamnation de toute pornographie, ou bien - plus problématique encore - ce sont « les propres fantasmes » de tout créateur qui poseraient problème ? 

  On s’arrêtera maintenant sur l’extrait de cette tribune au sujet duquel je me promettais de revenir. C’est à dire l’interpellation des « magazines », « journaux », éditeurs », « institutions », qui n’ont su voir ce ces ces perspicaces « invités » ont vu eux sous une lumière crue. A croire selon eux que les premiers, par aveuglement et complicité, ont « si bien intégré la pensée réactionnaire d’extrême droite qu’ils n’hésitent plus à s’attaquer aux féministes qui luttent pour le droit des enfants ». On pourrait me répondre que nous sommes en présence, formulé de la sorte, de l’argument le plus faiblard de cette tribune. Pourtant, je prends le lecteur à témoin, il s’agit d’un invariant ou d’un mantra auquel nous avons déjà été confronté à plusieurs reprises. Avec André Gunther, Laure Murat, et même François Cusset, tous universitaires, qui reprennent en la modulant la même antienne. Nos « invités de Médiapart », plus maladroitement, qui cochent vraisemblablement la case « militance », ne font que reprendre ce qui se trouve cautionné par ces intellectuels. Pareil renvoi à l’extrême droite n’a évidemment pas la moindre pertinence. Cette chimère, par delà le côté fédérateur de l’exercice, prouve si besoin était combien le progressisme invoqué se révèle peu fiable, puisqu’il a recours à cette sempiternelle fiction de l’extrême droite pour tenter, pas toujours consciemment, de masquer ses insuffisances. Car ce progressisme contient maints aspects régressifs, que nous avons documentés, principalement illustrés à travers la volonté de moraliser les arts et les Lettres. D’ailleurs, cette « moralisation » est implicitement demandée par ces « invités » dans leur conclusion, du moins pour ce qui concerne le Festival d’Angoulême de la BD, sous la forme d’une « charte d’engagement » prenant compte « du droit des personnes minorisées ainsi que dans l’égalité de leurs représentations ». Ceci, donc, pour extirper la BD de tout ce qui porterait ombrage à l’expression présumée de ces « personnes ». Si l’on fait le lien entre ces « préconisations » et ce qui, à travers le cas Vivès, vaut comme condamnation plus en amont d’une bande dessinée majoritairement masculine et dite sexiste, on avancera que la BD ainsi expurgée risquerait d’être incolore, inodore et insipide. Quant à la mention, ensuite, des « changements systémiques nécessaires dans le milieu de la culture tout entier », cela passe, s’il faut le décoder, par des interdictions, de la censure, et plus insidieusement de l’autocensure.

  Enfin on apprenait, au tout début de l’année 2023, qu’une « enquête pour diffusion d’images pédopornographiques » avait été ouverte à l’encontre de Bastien Vivès et deux de ses éditeurs, après une plainte déposée par deux associations de protection de l’enfance, la Fondation pour l’enfance et Innocence en danger. Cette information était reprise et commentée par Médiapart qui, pour ce faire, donnait la parole à une « dizaine de personnes », dont la grande majorité était membre du « collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme ». On ne s’étonne donc pas d’y entendre un son de cloche comparable à la tribune « Les raisons de la colère ». L’auteure de l’article, Ellen Salvi, affirme que pour ces « personnalités interrogées (…) il ne s’agit pas de censurer ou d’effacer les productions passées mais de proposer de nouvelles formes d’imaginaire et de récit ». A prendre au pied de la lettre les déclarations de ces « personnalités » le doute subsiste, sinon plus. On y entend bien, en revanche, le ressentiment de ces « autrices de BD » dans un milieu encore majoritairement masculin et qualifié de « sexiste ». Tout comme on peut s’interroger sur la nature de ces « nouvelles formes d’imaginaire et de récit ». Autant que j’aie pu l’illustrer jusqu’à présent, arts et Lettres confondus, cette nouveauté-là tend à purger ceux-ci de tout ce que cette nouveauté-là ne saurait tolérer. Et le monde qui se dessine à travers de pareilles « formes de l’imaginaire et du récit » n’a rien de commun avec celui, émancipé, que nous convoquons.

  Par ailleurs, avec d’autres intervenants, l’accent se trouve principalement mis sous l’angle judiciaire. Par exemple, en ce qui concerne l’une des BD incriminées (Petit Paul), l’avocate de l’association Innocence en danger, pour justifier le recours à l’article 227-23 du Code pénal, va partout répétant que dans cette BD « Petit Paul exhibe ses parties intimes ». Ce jésuitisme entend occulter ce qui fait la spécificité du héros de cette oeuvre graphique : Petit Paul est doté d’un sexe long de 80 cm, ce sexe monstrueux attire la convoitise de femmes dotées de poitrine du même acabit. Ce qui signifie, au risque de se répéter, que de tels personnages ne peuvent bien entendu pas exister dans la réalité. Nous sommes dans un univers totalement imaginaire, délirant dans le meilleur sens du terme, qui renvoie à une forme d’humour que Bastien Vivès illustre après de nombreux autres dessinateurs. Et l’on pourrait reprendre cette analyse avec les deux autres BD de Vivès incriminées. C’est là une donnée fondamentale au sujet de laquelle j’aurais aimé que nos « autrices de BD » s’expriment, plutôt que de l’éluder en évoquant cette sempiternelle « culture du viol » présente selon elles dans ces oeuvres graphiques. Si, comme je le crains, elles abondent dans le sens de la très réactionnaire Innocence en danger, cela vaudrait pour confirmation en France, parmi plusieurs autres exemples, de ce que Laura Kipnis soulignait dans Le sexe polémique, en relevant une collusion entre le féminisme le plus en pointe et les courants les plus conservateurs de la société américaine.

  Dans cette « affaire » il manquait un personnage comique. Enfin Claude Askolovitch vint. Prenant prétexte du soutien (conditionnel) d’Enki Bilal à Bastien Vivès, le journaliste (sur Arte, l’émission 20 minutes) s’en prenait au premier pour mieux accuser le second. Pour en venir au caractère bouffon de l’exercice, Askolovitch nous gratifiait d’un numéro de démagogie jeuniste propre à ajouter un couplet supplément au Temps ne fait rien à l’affaire de Brassens : où ce « vieux con des neiges d’antan » ferait l’apologie des « petits cons d'la dernière averse ». La dernière phrase de cette diatribe (« Mais qu’ont donc les vieux, qui n’aiment pas leur époque, contre le présent ? ») le résume parfaitement. Une intervention de nature à inspirer un Boris Vian contemporain : le J’suis woke se substituant au J’suis snob. Parallèlement, l’ouverture du salon d’Angoulême se profilant, la police des moeurs qui sévit sur les réseaux asociaux se déchainait contre Zep, à qui l’on reprochait d’avoir reproduit un dessin de Bastien Vivès (lequel représentait, drôlement, Titeuf, Manu et Hugo levant les yeux vers une plantureuse créature). Riad Satouf n’était pas plus épargné par cette même police qui exhumait des dessins datant de 2005 (la BD Retour au collège), représentant des adolescentes en sous-vêtements, voire nues (lors d’un rêve du narrateur). Indiquons que lors d’un débat tronqué à Angoulême (faute de débatteurs), Coco défendit « la liberté de création pour tous », en ajoutant qu’il » faut des gens plus irresponsables que d’autres ». Ce qui nous agrée tout à fait.

  Plus récemment, la municipalité communiste de Dieppe s’illustrait à la fin du mois de juin en demandant que l’affiche du Festival de BD de la ville, due au dessinateur Jim (invité d’honneur de cette manifestation), soit remplacée par une autre dans laquelle se trouvait caché sous une pile de livres le modeste décolleté de Marie, l’héroïne de Jim. L’adjointe au maire, Laëtitia Legrand, le justifiait en affirmant que « pour annoncer un événement qui touche tous les publics nous avons pensé que la représentation d’une jeune femme en pose lascive (sic), avec un décolleté certes léger, n’entrait pas dans la vision que nous nous nous faisons de la lutte contre les discriminations ». On pouvait vérifier, en confrontant les deux affiches, que cette « pose » n’était en rien « lascive ». Cette tartufferie, pour résumer, se réfugiait derrière « la lutte contre les discriminations », pour mieux masquer la pudibonderie et le puritanisme à la mode de ce temps des élus dieppois. Finalement le Maire de la ville, confronté à des protestations et quolibets de tous genres, s’est résolu à reprendre la première affiche pour éteindre la polémique. 




SÉPARER L’OEUVRE DE L’AUTEUR ?


  Dans l’avant dernière page de l’ouvrage, déjà cité, de Gisèle Sapiro, Peut-on dissocier l’oeuvre de l’auteur ?, l’auteure écrit que « s’il ne faut pas censurer les oeuvres de l’esprit, j’émettrais une réserve, en raison de leur caractère performatif, pour celles qui incitent à la haine raciale et au sexisme, qui stigmatisent les populations vulnérables et qui font l’apologie du viol et de la pédocriminalité, à condition de distinguer apologie et représentation «. Je lui répondrai qu’il ne faut en aucun cas censurer les oeuvres de l’esprit, y compris celles qui seraient les plus répréhensibles, inadmissibles ou condamnables selon ces critères-là, et d’autres.  A condition, sur le plan littéraire, en reprenant le sempiternel exemple des pamphlets antisémites de Céline, de doter toute éventuelle édition d’une introduction et d’un appareil critique ad’hoc. Nous induisons, d’après ce qu’écrit Sapiro, qu’il conviendrait malgré tout, eu égard ce qu’elle appelle « leur caractère performatif », de censurer toutes les oeuvres faisant « l’apologie du viol et de la pédocriminalité ». Sade doit-il être rangé dans cette catégorie d’apologistes ? Si l’on répond affirmativement, c’est presque toute l‘oeuvre du divin marquis qu’il conviendrait de censurer. C’est dommage que dans son livre Gisèle Sapiro ne se soit pas exprimé sur ce cas d’école. Pourtant Sade est régulièrement cité dans ses ouvrages précédents. En prenant, dans le dernier en date, comme seul exemple celui de Gabriel Matzneff notre sociologue ne prenait pas trop de risques. L’absence criante de Sade dans un ouvrage traitant des relations entre la vie et l’oeuvre d’un auteur s’avère significative. 

  Également, pour revenir sur cette euphémiste « réserve », je m’étonne dans la liste proposée de trouver la notion de « sexisme » (aux côtés de la « haine raciale », et de « l’apologie du viol et de la pédocriminalité »). Que vient-elle faire dans cette galère ? Gisèle Sapiro n’est pourtant pas sans savoir que le délit de sexisme (l’outrage sexiste est aujourd’hui sanctionné par une contravention) ne saurait être confondu avec le harcèlement sexuel, l’agression sexuelle, et plus encore le viol. Je lui ferai juste remarquer que cette censure, qu’elle réclamerait également pour des oeuvres dites sexistes, risquerait de nous priver, pour se limiter à ces seuls exemples, de l’écoute de deux trois chansons de Jacques Brel, voire de Georges Brassens. Ce qui serait très regrettable. Ne lui est-il pas possible, comme le demandait expressément Stephane Goudet aux censeurs de J’accuse en Seine-Saint-Denis, de faire tout simplement appel dans ce cas d’espèce à l’intelligence du spectateur, mais aussi, pour ce que la concerne, à celle du lecteur, de l’auditeur, ou du regardeur ?

  Juste auparavant, Gisèle Sapiro répondait à la question - peut on séparer l’oeuvre de l’auteur ? - par la négative. Nous pourrions répondre de même d’un point de vue libertaire : mettre en accord, dans la mesure du possible, sa vie avec ses idées, et par extension avec son oeuvre. Mais ce n’est pas ce en quoi entend souscrire la sociologue qui, une dernière fois, convoque « les associations féministes et celles contre le racisme et la racialisation » comme garantes d’une règle non écrite, dont les linéaments ont été exposés plus haut à travers la « réserve » émise par l’auteure (la nécessité de censurer des oeuvres de l’esprit mises à l’index par ces associations). Ce que Sapiro traduit très euphémiquement par « sensibiliser à des problématiques encore trop occultées ». D’où il ressort, comme l’indiquait Jean-Louis Jeannelle dans sa recension de ce livre du Monde des livres, qu’un « certain arbitraire s’immisce ». Il ajoutait : « Les agissement privés sont ainsi dénoncés de manière plus tranchée que les positions idéologiques, signe que l’intérêt contemporain pour les questions de genre et de sexualité a rendu plus fragile l’autonomie longtemps revendiquée dans le champ artistique ». Pour un ouvrage qui a l’ambition de « mettre en perspective historique, philosophique et sociologique » la question posée par le titre de ce livre, c’est plutôt raté. Mais il paraît possible que « les riches commentaires » de la lectrice Laure Murat, remerciée à la fin de l’ouvrage, ne soient pas étrangers à ce « ratage ».











  

CONCLUSION



  Revoir un film comme Themrock de Claude Faraldo (1973) permet de mesurer l’écart - un demi siècle déjà - qui nous sépare de ces années-là. Ce film jubilatoire, ce brûlot libertaire, avait principalement retenu l’attention par l’absence pour le moins inédite de langage parlé, articulé, dicible dans les dialogues : les personnages du film s’exprimant par des grognements, des grommellements et des onomatopées. On en oubliait presque que Themrock illustrait sur un mode ludique les deux principaux interdits de nos sociétés occidentales : l’inceste et l’anthropophagie. Le premier à travers la relation entre le personnage Themrock et sa jeune soeur ; le second dans le spectacle, réjouissant, de flics passés à la broche avant d’être consommés par Themrock et ses émules. Tout comme le précédent film de Faraldo, Bof… Anatomie d’un livreur (une illustration du droit à la paresse en milieu prolétarien), Themrock s’inscrivait, toujours en campant des personnages de prolétaires, dans le droit fil de ces films de rupture avec le capitalisme et la société bourgeoise. Même si le côté « fable subversive » prenait ici le dessus, ceci dans l’esprit du Charlie-Hebdo de l’époque.

  Il se trouvera peut-être des lecteurs pour penser que ce film a vieilli. C’est un argument qui souvent dispense d’exposer les raisons pour lesquelles ce film, ce livre ou ce tableau  suscite pareille incompréhension ou hostilité. L’anthropophagie dans Themrock n’a qu’un caractère métaphorique : elle ne pouvait, en 1973, qu’indigner les syndicats de policiers. Et aujourd’hui presque personne. En revanche, comme nous l’avons vu précédemment, de l’eau a coulé sous les ponts pour ce qui concerne l’inceste entre 1973 et 2023. Ceci pour dire qu’un film comme Themrock ne pourrait de nos jours être envisagé, ni par surcroît produit, tourné et diffusé. Et même, dans le cas très improbable où un tel projet se réaliserait, les Fondation pour l’enfance et autre Innocence en danger, voire des collectifs féministes se mobiliseraient pour obtenir sa condamnation et son retrait des écrans. Certes, pour s’en tenir à l’année 1973, des films comme La maman et la putain, La grande bouffe et Tous les autres s’appellent Ali peuvent être préférés à Themrock, mais ce film de Claude Faraldo traduisait, en la radicalisant, une tendance présente dans les productions artistiques de l’après 68, que pour le mieux nous appellerons libertaire.

  Deux années séparent Themrock de Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles. Ce second film était remarqué en 1975 pour de toutes autres raisons que le premier. Il ne s’agit pas ici de nier les qualités du film de Chantal Akerman, ni celles de l’oeuvre de cette cinéaste, mais à qui fera-t-on croire que l’élection en 2022 de Jeanne Dielman… (par la revue du British Film Institut) au rang de « meilleur film de tous les temps » s’explique pour des raisons essentiellement cinématographiques (succédant à Citizen Cane, cinq fois lauréat, et à Vertigo lors de la précédente consultation en 2012) ? D’autant plus que Jeanne Dielman… était apparu, dans ce classement portant sur cent titres, à la trente-cinquième place en 2012. C’était avant #MeToo, me répondra-t-on. Ce sacre de 2022 doit être mis en relation avec l’absence, pour la première fois dans ce classement, de tout film de Roman Polanski et de Woody Allen. Tout comme disparaissent également en 2022 des films comme La partie de campagne, Fanny et Alexandre, La maman et la putain, Gertrud, Pickpocket, La grande illusion, Les enfants du paradis, Un chien andalou, Le septième sceau, et j’en passe. Cette liste de cent films, de surcroît, ne comporte aucun Bunuel, Resnais, Demy, Oshima, Cassavetes, Pialat, Wenders, Oliveira et Haneke : excusez du peu ! Il serait fastidieux, parallèlement, de citer les noms de cinéastes qui y figurent, dont la présence, faut-il le rappeler, s’explique pour des raisons plus liées à l’air du temps qu’à leur qualités purement cinématographes. Ce qui n’est pas le cas - divine surpris ! - des Petites marguerites de Vera Chytilova, ni bien entendu des deux films d’Agnès Varda. Relativisons ces données, qui n’ont qu’une valeur d’indication. Ce n’est après tout que la partie la plus visible de l’iceberg. Il s’agit là de l’un de ces modes au travers desquels ce qui tient lieu de doxa a en partie absorbé les discours néoféministes et « racialistes ». Ou encore, de l’une de ces vitrines du « monde nouveau » que #MeToo et Black Lives Matter auraient dit-on engendré.

  Au tout début des années 1960, Hans Magnus Enzensberger remarquait (le texte « Les apories de l’avant-garde » repris dans Culture ou mise en condition ?), au sujet des « catégories de progrès et de réaction », que la position à l’égard du doute distinguait « l’attitude progressiste de toute attitude réactionnaire ». Cela étant même « le caractère constitutif de toute critique progressiste ». Alors que « la critique réactionnaire se croit par nature et à tout coup dans le vrai ». Cette tendance, une soixantaine d’années plus tard, ne s’est-elle pas inversée ? Du moins en ce qui concerne ce qui s’affiche de nos jours  comme progressiste (délesté il est vrai de tout contenu « social »), pour qui le doute n’est plus permis, qui se situe dans le camp du vrai. On sait ce que signifie ce surcroît de certitude. Plusieurs exemples, cités dans notre texte, sont venus l’illustrer. A ce point que le progressisme revendiqué, campant sur ses certitudes, n’en contient pas moins maints aspects régressifs (plus que « réactionnaires »). La démonstration de Enzensberger pourrait être reprise depuis cette inversion, en soulignant ce qu’elle met en branle. Il est un domaine où cela entre également en résonance lorsque Enzensberger relève chez « la critique réactionnaire » sa propension à considérer et recommander ce qui est « sain ». Cette terminologie n’est pas reprise telle quelle de nos jours dans le camp dit progressiste, mais, comme nous l’avons observé plus précisément dans le domaine sexuel, ces considérations et recommandations font écho à ce qui en découlerait en termes de « moralisation de la société ». Plus loin, le parallèle que fait Enzensberger entre « l’esprit petit bourgeois » réactionnaire et son illustration dans les pays communistes, staliniens (sous couvert ici, il va de soi, de « progressisme ») a été aussi souligné précédemment dans notre texte, à travers plusieurs comparaisons entre le réalisme socialiste et cette « mise en condition de la culture » qui nous parvient de l’autre côté de l’Atlantique sous les étiquetages « cancel » et « woke ».

  Peut-on pour autant parler de fatalité ? Il parait utile d’indiquer qu’en 1998, la féministe québécoise Louise Turcotte (dans Amazones d’hier, Lesbiennes d’aujourd’hui), anticipait pertinemment le genre de réprobation que nous adressons aujourd’hui, sous l’angle requis, au néoféminisme (voire au-delà), en s’interrogeant de manière critique sur l’aspect « réformiste » de luttes et de revendications homosexuelles, alignées sur celles des hétérosexuelles, qui ne débouchent sur « aucun changement social véritable ». Cet article s’achevait sur une réflexion concernant « l’identité sexuelle » que Louise Turcotte disait être « l’un des trompe-l’oeil les plus efficaces pour masquer la matérialié des rapports sociaux ». Elle ajoutait : « L’identité rassure non seulement chaque individu, mais aussi la société tout entière qui semble afficher une supposée diversité. En somme, le repli sur l’individualisme identitaire est l’une des stratégies les plus efficaces pour nous empêcher de penser à des transformations sociales à long terme ». On ne saurait mieux dire.

  A la fin du XXe siècle, donc, le féminisme aurait pu, ceci posé, évoluer dans une tout autre direction que celle illustrée dans de nombreuses pages de notre texte. Bien au contraire, il s’est efforcé de démentir toute réflexion - dans la lignée par exemple de celle de Louise Turcotte - débouchant in fine sur la nécessité d’une véritable et conséquente transformation sociale. Et l’on pourrait élargir ce raisonnement au « racialisme », lequel cultive les mêmes apories. Parmi toutes les raisons qui expliquent que nous en sommes arrivés-là - que la lutte pour la reconnaissances de droits, d’un particularisme à l’autre, chacun dans sa sphère identitaire, s’inscrit objectivement en faux contre cette nécessité - sans doute n’ai-je pas suffisamment mis l’accent sur l’une d’entre elles, le ressentiment. Il n’est d’ailleurs pas l’apanage des seuls néoféminisme et « racialisme », puisque, comme je l’indique dans le chapitre « extrême droite, populisme, identitarisme » de la première partie, quelque chose de cet ordre-là, dans une tonalité populiste, est apparu dans la sphère sociale lors du mouvement des Gilets jaunes, et plus encore lors de la crise sanitaire. Avec, entre autres conséquences, l’affaiblissement, ou encore le dévoiement de ce que l’on appelle depuis le XIXe siècle la « question sociale », devant l’expression d’un « dégagisme » bien éloigné de toute volonté émancipatrice (pouvant, le cas échéant, devenir le cheval de Troie de l’extrême droite). Cela ne signifie pas, pour dissiper un éventuel malentendu, que toute violence sociale serait à exclure, bien au contraire. La paralysie de l’économie, dans un contexte de grève générale sur lequel viendrait se greffer le contrôle des sources d’énergie, de l’approvisionnement, de l’information, des services, l’induit plus ou moins en fonction du rapport de force avec le pouvoir en place. Encore faut-il préciser que cette « question sociale » englobe aujourd’hui toutes les autres (depuis celle posée par la destruction des bases biologiques de la vie jusqu’à la question raciale, en passant par l’égalité entre les sexes, l’opposition aux manipulations technologiques, à la déculturation généralisée, au crétinisme médiatique et publicitaire, à la marchandisation du monde, sans oublier celle se rapportant aux replis identitaires et populistes). C’est tout ce qui sépare une critique unitaire de l’un de ces ersatz qui, pour ne prendre que l’exemple d’un universitaire épinglé dans notre seconde partie, réduit cette « question sociale » - appelée par lui « nouvelle » il va de soi - aux seules « violences sexuelles sur des mineurs ». Une façon comme une autre de nier ce qu’elle représente fondamentalement. D’ailleurs, la très grande majorité des universitaires et militants « identitaires » mentionnés dans notre texte n’ont, comme modèle de société qui correspondrait à leurs voeux, que celui d’une Amérique idéale,  communautariste, débarrassée du trumpisme et de ses pesanteurs conservatrices : l’Amérique des cultural studies en quelque sorte. Et nous pensons que ce petit monde, du moins pour les premiers, y souscrit également dans le souci bien dosé du maintien de ses pouvoirs et privilèges. Mais ceci est une autre histoire qu’il nous faudrait reprendre ailleurs.

Max Vincent

août 2023
















INDEX


AKERMAN Chantal  65

ALLEN Woody  27 - 66

ANTONIONI Michelangelo  5 - 25 - 34 à 37

APOLLINAIRE Guillaume  47 - 53

ASKOLOVITCH  Claude  62

BALTHUS Balthasar  5 - 44

BARBERIS Isabelle  50

BARD Christine  22

BATAILLE Georges  55

BEAUZAC Julie  48

BEETHOVEN Ludwig von  5 - 50 - 51

BIZET Georges  5 - 49

BRASSENS  Georges  20 - 62 - 64

BRETECHER Claire  59

BRETON André  47

BREY Iris  28 - 37

CHENIER André  38

CLIT Emma  52

COCO  42 - 43 - 62

COFFIN Alice  16 - 48

COPPEL-BATSCH Marthe  39 - 40

CUSSET François  7 à 9 - 15 à 21 - 24 - 25 - 38 - 60

DAGEN Philippe  46

DEBUSSY Claude  5 - 50

DESPENTES Virginie  6 - 32 à 34 - 48

DHOMBRES Patrick-Pierre  58

ENZENSBERGER Hans Magnus  66 - 67

FARALDO Claude  65

FERRÉ Léo  57

FORESTI Florence  32 - 33

FOURIER Charles  55

GAUGUIN Paul  5 - 44 à 46

GEIMER Samantha  25 - 26

GOETZINGER Anne  59

GOTLIB Marcel  58 - 59

GOUDET Stéphane  27 - 64

GUÉRIN Daniel  45

GUNTHER André  41 à 43 - 60

HAENEL Adèle  6 - 31 à 33

HANEKE Michael  56 - 66

HARLÉ Laurence  59

JIM  62

JOURDE Pierre  19 - 32 - 58 - 59

KIPNIS Laura  42 - 62

LANÇON Philippe  47

LEGRAND Laëtitia  62

LE PEN Marine  10 à 14

LY Ladj  32 - 33

MACRON Emmanuel  10 à 14

MATZNEFF Gabriel  54 - 63

MELENCHON Jean-Luc  11 - 12

MERLIN-KAJMAN Hélène  31 - 38

MONNIER Valentine  26

MULVEY Laura  37

MURAT Laure  17 - 22 - 23 - 34 à 37 - 60 - 64

MUSCATO Léo  49

NABOKOV Vladimir  38 à 41

ONFRAY Michel  16

PAJON Léo  46

PERETZ Pauline  28 à 30

PERRUCHOT Henri  45

PETIT Vivian 52 - 53 - 55 - 57

PINARD Ernest  5

POLANSKI Roman  5 - 25 à 34 - 60 - 66

PROKHORIS Sabine  23 - 27 - 37

ROUDINESCO Élisabeth  20

SADE Donatien-Alphonse-François de  55 - 63

SALMONA Murielle  54

SAPIRO Gisèle  31 - 32 - 63 - 64

SATOUF Riad  62

SLOAN Nate  50 - 52

SPRINGORA Vanessa  6 - 38 - 40 - 41 - 48 - 54

TURCOTTE Louise  67

VIAN Boris  62

VIVÈS Bastien  5 - 51 à 62

WAJNSZTEJN Jacques 20 - 21 - 23

ZEMMOUR Éric  9 - 11

ZEP 62