APORIES DE L’ÉMANCIPATION : FÉMINISME, ARTS ET LETTRES, SEXUALITÉ





  « Ici encore, rien que de très banal. Le professeur était accusé de porter atteinte par ses écrits à la dignité féminine, de sorte que ce libelle (le condamnant) rallia à la cause des plaignantes la frange extrémiste des mouvements féministes qu’on pouvait s’étonner de voir ainsi se ranger sous le mot d’ordre des vraies valeurs, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’annonce pas un programme novateur ».

Jacques Abeille (La vie de l’explorateur perdu, roman publié en  2020)

  Ce texte - nous verrons dans l’introduction ce qui l’a motivé - s’inscrit dans un projet plus global, questionnant les apories qui contribuent à pervertir l’idée d’émancipation, ou du moins de la présenter de manière fallacieuse. L’une de ces perversions ou, pour l’atténuer, l’un de ces leurres, consiste à amalgamer des éléments, qui pourtant nécessiteraient d’être analysés séparément. L’exemple le plus flagrant, au sujet duquel ce texte consacre le plus de place, se rapporte à la « question féministe ». Parce qu’il importe de bien distinguer ce qui relève d’un côté de l’émancipation, d’une totale égalité entre les sexes dans tous les registres du social, mais également comme remise en cause de l’assignation faite à la femme dans les sociétés patriarcales (comme épouse, mère et femme au foyer) ; de ce qui, de l’autre côté, sous couvert « de violences et d’offenses faites aux femmes », entend condamner, proscrire, voire censurer toute expression artistique censée l’illustrer ou s’y rapporter. Ce qui, entre autres conséquences, détermine de nouveaux critères de moralité (indexés sur des « modèles culturels » en provenance des USA), rarement revendiqués en tant que tels. Ou encore, dans une moindre mesure, en invoquant l’impératif de ne pas séparer l’oeuvre de l’auteur, de jeter ainsi le discrédit sur un créateur quand bien même l’oeuvre, reconnaissent-ils, ne serait pas condamnable. Cette propension à l’amalgame, cette forme d’abus, se retrouvent dans d’autres domaines, à explorer ultérieurement, qui n’en noient pas moins la question de l’émancipation dans les eaux saumâtres de l’identitarisme. Mais, sous le chapitre que nous avons prioritairement choisi de traiter, celui des Arts et des Lettres, la « question féministe » prend davantage valeur d’exemple. Ceci, comme nous le verrons, parce que derrière l’affichage des « violences et offenses faites aux femmes », le discours qui principalement entend le corroborer s’inscrit délibérément en faux contre ce qu’à tort ou à raison on a appelé du nom de « libération sexuelle » durant la seconde moitié du siècle dernier.

  

  INTRODUCTION

  Apories de l’émancipation (féminisme, arts et lettres, sexualité) est né du constat que davantage, d’année en année, depuis le début du XXIe siècle, la « question sociale » s’est trouvée soit réduite, soit occultée, voire même niée devant la montée de ce qu’on a pu appeler des « particularismes », c’est à dire un large spectre de communautés d’intérêts différents (interclassiques, postmodernes, et surtout identitaires) qui tous ont en commun de se présenter comme des mouvements, groupes ou factions « discriminés » selon des critères variables d’un champ identitaire à l’autre. Ce qui signifie que « la lutte contre les discriminations » prend le pas sur toute critique globale de ce monde, donc en premier lieu d’un capitalisme dont on sait qu’il perdure dans une certaine mesure en absorbant le tout venant des revendications d’ordre sociétal. A l’opposition - fondamentale - dans la société, au sein de laquelle « les habitants se sont divisés en deux partis, dont l’un veut qu’elle (cette société) disparaisse » (Debord), la tendance relevée ci-dessus tend à lui substituer des oppositions parcellaires, secondaires, voire factices : comme celles, par exemple, opposant les femmes aux hommes, les « racisés » aux Blancs, les homosexuels aux hétérosexuels, les antispécistes aux spécistes, les handicapés aux valides, les obèses à tous les autres, etc, etc. De surcroît, les premiers tiennent un discours d’une tonalité plus ou moins victimaire s’efforçant de culpabiliser ceux qui, comme le disait l’excellent Benjamin Péret, ne mangeraient pas de ce pain-là. C’est par ailleurs l’une des données au travers de laquelle ces mouvements, groupes et factions, chacun l’exprimant depuis son idéologie propre, entendent moraliser la société.

  Je ferai juste une parenthèse, pour ne plus y revenir, avec l’un de ces particularismes, l’animalisme (ce mixte d’antispécisme et de véganisme), dans la mesure où, sur le plan théorique, des contre-feux, c’est à dire plusieurs ouvrages critiques parus ces dernières années (les réponses à une importante production éditoriale et journalistique en faveur de la « cause animale » ou dénonçant « l’exploitation animale »), n’ont pas été sans contribuer à limiter et marginaliser les « avancées » de l’animalisme. Citons, parmi ces ouvrages : Trois utopies contemporaines (Francis Wolff), Vegan order (Marianne Celka), L’animalisme est un anti-humanisme (Jean-Pierre Digard), et les livres de Jocelyne Porcher. et de Paul Ariès. J’y contribuais également avec deux textes publiés sur L’herbe entre les pavés. Je résumerai mon propos de la façon suivante : « Un jour, peut-être, les hommes des temps futurs s’étonneront de l’étrange folie qui avait saisi une partie de l’humanité à la fin du XXe siècle et durant une partie du siècle suivant. Cette folie, localisée dans le monde occidental, leur semblera d’autant plus étrange que ceux qui en présentaient les signes manifestes, par delà le relevé d’aspects positifs en terme de « protection animale », disaient vouloir « libérer » les animaux, mettre fin à leur « exploitation », et leur octroyer des droits semblables à ceux des êtres humains : ce qui dessinait, ceci posé, les contours d’un monde animaliste qui, d’un point de vue strictement antispéciste, et depuis l’obligation pour tous de devenir végans ressemblait furieusement à un songe totalitaire ».

  Donc, par souci de ne pas trop me disperser, et surtout pour mieux pointer le coeur de la cible, je ne conserverai que les deux principales expressions, parmi celles mentionnées plus haut : le néoféminisme d’une part (ce qui le distingue du féminisme peut être résumé à travers la formule d’une « féministe historique » : « quand on parle d’identité on oublie l’égalité »), le « racialisme » (ou racialo-identitarisme) de l’autre. Toutes deux, chacune dans son registre, disent vouloir remettre en cause des modèles culturels obsolètes ou dépassés, ou dénoncer une culture, taxée de « patriarcale » pour les premiers, de « blanche » pour les seconds ; ou encore rapporter les doléances de tous les « offensés » (y compris sur le plan religieux). Ceci et cela relevant d’une assignation identitaire que l’on a pu traduire sur le plan culturel en termes de « cancel culture » ou de « culture woke ». Cependant le succès, certes paradoxal, remporté par ces deux notions, autant chez ceux qui les combattent que chez ceux qui s’y réfèrent positivement, tend à se transformer en un affrontement que les seconds, à dessein, circonscrivent en terme d’opposition entre les progressistes, la gauche, les défenseurs des minorités, c’est à dire eux, aux conservateurs, réactionnaires, ou la droite, les autres. Ceux qui se reconnaîtraient explicitement dans ces derniers qualificatifs n’étant pas en reste pour dénoncer à travers le wokisme et la cancel culture l’adversaire (le progressisme, la gauche, etc). Les uns accusant les autres, et réciproquement, depuis le même schéma binaire. La convocation de l’une ou l’autre de ces deux notions s’avère donc piégeuse, sujette à des malentendus, confusionnante, et parfois déconnectée de la réalité. C’est pourquoi je n’y aurai pas recours, sinon pour en critiquer l’utilisation à des fins partisanes (ou encore dans le cadre d’une citation).

  Mais on ne saurait en rester là. C’est à ce stade qu’il importe d’analyser les effets de ce qu’on appelait au siècle dernier la « récupération ». D’où l’obligation de reprendre la critique de ces « assignations identitaires » sous un angle plus politique. Pourtant le renversement de perspective que cela induit - ce en quoi le progressisme affiché contient maints aspects régressifs - ne saurait être opéré, risquerait de rester à l’état de lettre morte, ou de pêcher par abstraction si, plus en amont, nous ne nous étions évertué à décrypter cette « moralisation de la société » évoquée plus haut depuis des exemples concrets : ceux - pour citer des exemples puisés dans les disciplines littéraire, cinématographique, plastique et musical, déjà traités dans L’herbe entre les pavés - de Polanski, Nabokov, Balthus, Gauguin, Bizet, en y ajoutant ceux de Beethoven, Antonioni, Picasso, Debussy et Vivès. Nous remarquons que le néoféminisme se taille, si l’on peut dire, « la part du lion », puisque la manière dont ses représentants patentés convoquent ce qu’on identifie comme étant « le côté sombre de la sexualité » (sur le mode du condamnable, de l’inadmissible, de l’insupportable) n’est pas sans provoquer des effets d’intimidation, d’effacement, de censure, dans le domaine des Arts et des Lettres ; et sans doute, sans que l’on puisse à ce stade véritablement l’évaluer, d’autocensure. En distinguant, depuis ces diverses postulations (néoféministe, « racialiste », et consort) l’aspect manifeste illustré jusqu’à présent, et celui plus latent que j’appellerai doxa : la caisse de résonance du premier à travers ses différentes traductions médiatiques.

  C’est par un détour que l’on aurait peu soupçonné, trente ans ou même vingt ans plus tôt, qu’il convient de reprendre la sempiternelle question de l’art à l’aune de cet état des choses que je vais m’efforcer d’identifier et de documenter. En établissant un relevé de ce qui renverrait, ceci dit, à de l’interdit dans quelques unes des représentations artistiques et littéraires. Et à ce compte, comme je l’ai précédemment souligné, celles qui ont trait à la sexualité - en l’élargissant aux relations entre les sexes - mobilisent plus que les autres nos modernes censeurs. A se demander même, depuis un questionnement qui aurait été inapproprié durant le siècle précédent, si Ernest Pinard, le fameux procureur ayant instruit le procès des Fleurs du mal et de Madame Bovary, ne prend pas une sorte de revanche posthume ? Ce que l’on retient, en laissant la question posée, étant que ce ne sont pas ceux qui, à l’instar du procureur Pinard, sa postérité pour ainsi dire, se sont évertués depuis plus d’un demi siècle à incriminer toute oeuvre jugée par eux immorale, obscène, pornographique, ou relevant d’un prétendu mauvais goût, ou encore jugée offensante selon des critères religieux (ceux du christianisme, très majoritairement), donc tous ceux que l’on qualifiait de « réactionnaires », identifiés peu ou prou à la « droite », à la « calotte », au « conservatisme », à « l’obscurantisme ». Non pas tout ceux là, car ce sont aujourd’hui d’autres protagonistes qu’il nous faut retenir, lesquels, tout en prétendant se situer dans la descendance de ceux qui dénonçaient au siècle dernier ces « réactionnaires », se montrent suspicieux, sinon plus envers des oeuvres de l’esprit qui ne répondraient pas aux exigences d’un cahier des charges qualifié par eux de « progressiste ». Dès lors que nous entrons dans le détail de ce qui motive leurs mises en garde, mises en demeure, ou dénonciations, ces divers relevés ne sont pas sans présenter de nombreux points communs avec ce dont on accusait précédemment les « réactionnaires » : par exemple depuis un puritanisme s’avançant masqué, qui de façon plus générale s’inscrit dans le cadre d’un « ordre moral » (que les intéressés récusent, il va de soi).

  Dois-je ajouter que malgré tout, malgré les malentendus qui peuvent en résulter, le point de vue défendu tout au long de ce texte se veut libertaire ? Nos héroïnes ne s’appellent pas Adèle Haenel, Sandra Muller, Vanessa Springora ou Virginie Despentes, mais restent indéfectiblement Germaine Berton, Bonnie Parker, Violette Nozières, les soeurs Papin et Gudrun Ensslin.






















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   L’ÉMANCIPATION SELON FRANÇOIS CUSSET

  Le court essai de François Cusset, La haine de l’émancipation (publié dans « Tracts Gallimard »), ne prête pas le flanc à ce que j’associais aux « exigences d’un cahier des charges », puisque l’auteur se garde bien de se situer dans le camp dit « progressiste ». Cusset a du moins compris - ce qui n’est pas le cas de la grande majorité des intellectuels qui interviennent sur ce créneau-là - qu’il paraissait préférable de se référer positivement à d’autres notions, dès lors que celle de « progrès » battait sensiblement de l’aile en ces temps de dérèglement climatique. Néanmoins, La haine de l’émancipation suscite plus le commentaire, y compris critique, que d’autres essais comparables en raison de l’ambition affichée par l’auteur sur la question de l’émancipation. Nous verrons plus loin ce qu’il en est. Auparavant tentons de circonscrire le lectorat, ou plutôt les couches de lectorats auxquels s’adresse Cusset. Nous en distinguons trois. D’abord celle, déjà acquise aux thèses de l’auteur, mais pour qui le ton, la formulation et la verve de La haine de l’émancipation ne sont pas de surcroît sans exercer une certaine séduction ; ensuite celle, dont l’aspect « résolument à gauche » du contenu de l’ouvrage, du moins à leurs yeux, emporterait la conviction ; enfin, une fois cité le sous-titre de ce petit livre, (« Debout la jeunesse du monde »), celle qui se reconnaitrait dans le miroir que leur tend Cusset : à savoir cette jeunesse qui se bat « pour la justice sexuelle, raciale, sociale, climatique », en faisant preuve « d’intelligence critique » dans sa « quête d’une civilité nouvelle et d’un horizon d’émancipation commun ».

  Comment, ceci posé, tout en reconnaissant que l’auteur ne manque pas de talent, ni de savoir-faire, ne pas trouver la mariée trop belle ? Ce dont l’auteur, implicitement, conviendrait vers la fin de l’ouvrage. Tout n’est pas rejetable, ni même discutable dans La haine de l’émancipation, mais ce petit livre procède par amalgames, élude les aspects les moins défendables d’une culture présentée comme celle des minorités, et construit une figure d’adversaire ou d’ennemi à bon compte (correspondant au « programme » de la quatrième de couverture). Quand, dans la dernière partie de l’ouvrage, François Cusset se retourne contre ce qu’il vient d’écrire - en concédant que « l’obsession moralisatrice », comme corollaire d’un « manichéisme du bien et du mal », s’avère incompatible avec la composante tactique du combat politique » ; ou que « les formes verbales de la souffrance » risquent « d’enfermer les intéressés » dans le dolorisme (ou le misérabilisme, ajouterais-je) ; ou encore que « sacraliser sa condition de victime revient aussi à s’en déguiser » ; ou, pour conclure ici, que cette « fixation langagière » ici et là n’est pas sans déboucher sur un « perfectionnisme moral qui tend vers une logique de secte, une logique religieuse » (on ne saurait mieux dire) - comment ne pas alors totalement abonder dans ce sens ? En relevant que ces différentes assertions ne sont pas sans remettre en cause le discours tenu précédemment dans les deux premiers tiers de La haine de l’émancipation, qui pourtant adoptait le ton de la certitude. 

  Tout comme, dans un autre registre, je ne peux que partager la critique que Cusset adresse à « l’outil numérique », à « la diffusion en ligne », aux « réseaux sociaux », et aux « algorithmes invisibles » qui, entre autres incidences, débouchent sur des « polémiques inutiles et des surenchères frénétiques dans l’unique but d’optimiser le trafic, donc le profit ». Cusset va même jusqu’à concéder, s’inscrivant toujours en faux contre ce qu’il écrivait précédemment, que ce qui oppose s’avère plus important que ce qui réunit. « Car la transition de genre parle peu aux réfugiés. Car l’antiracisme culturel éloigne souvent du combat anticapitaliste. Car endiguer l’islamophobie n’a que peu de chose à voir avec la catastrophe écologique ». Sans même vouloir évoquer « le port du voile, la prostitution, la transidentité, la question du consentement au rapport sexuel », etc. 

  On se demande, devant un tel tableau, si on a bien lu tout ce qui précède. Ne faudrait-il pas, le relisant, corriger Cusset par Cusset ? Et comment parler d’émancipation, alors ? J’admets certes, avec l’auteur, que le capitalisme contemporain est à l’origine de tous ces maux. Cependant l’admirable jeunesse, décrite dans un premier temps, ne serait pas en mesure, reconnait-on plus loin, de se colleter avec l’infrastructure financière de la violence mondiale puisque celle-ci « est moins visible que l’injure raciste ou le harcèlement sexuel ». Même l’intersectionnalité, convoquée dans les dernières pages, n’emporte que du bout des lèvres la conviction de l’auteur. Donc il y a un monde entre le ton de certitude des deux premiers tiers de La haine de l’émancipation, et plus encore de la quatrième de couverture, et celui incertain, réservé, critique, qui introduit comme un doute, correspondant aux pages que nous venons de citer. Risquons une hypothèse. Comme il ne s’agissait pas jadis de désespérer Billancourt, il ne s’agit pas ici de désespérer la jeunesse qui « se lève aux quatre coins du globe face à une adversité ravivée ». Qu’en est-il réellement ? Il me faut pour cela revenir au début du petit livre de François Cusset. De reprendre, en les étayant, en les développant, les données critiques que je mentionnais plus haut.

  D’abord, pour emporter la conviction d’un lectorat « résolument de gauche », il importe à Cusset de construire une figure d’adversaire, d’ennemi, qui puisse jouer le rôle d’un repoussoir. D’un côté nous avons « une jeunesse désireuse de reprendre le travail d’émancipation, de la prolonger et de la renouveler » ; de l’autre « une droite de peurs et de haines (qui) se prépare à occuper l’espace public et à prendre le pouvoir », c’est à dire, compte tenu des références qui s’ensuivent, l’extrême droite. C’est là de l’habilité ou de le rouerie, pour  ne pas dire du manichéisme, au choix. Car comment, l’ayant posé en ces termes, ne pas choisir son camp sans l’ombre d’une hésitation ! Ceci depuis un tableau de la situation trop beau pour être honnête, inexact donc. C’est à dire la fiction, du moins en grande partie, d’une « hégémonie culturelle et intellectuelle des droites dures, qui ont réussi à imposer  leurs thèmes et leur vocabulaire dans l’espace public ». Ce postulat étant le socle depuis lequel notre auteur peut argumenter tout à loisir. Pareille « hégémonie », pourtant, n’empêche pas François Cusset d’être régulièrement invité dans telle émission d’Arte, ni sur les ondes de France Culture. 

  Et puis, plus fondamentalement, si l’on met sur l’un des plateaux de la balance les deux médias qui viennent d’être cités, en y ajoutant Le Monde, Télérama, Libération, L’Obs, Les Inrocks, France Inter, et j’en passe ; et de l’autre, Valeurs actuelles, Le Figaro vox, Causeur, CNews (en considérant que le reste des médias oscille entre ces deux positionnements), comment ne pas reconnaître que la balance penche sensiblement du premier côté ! Le postulat cussettien se révèle également discutable lorsque son auteur prétend que « chaque fois, c’est l’avancée qui déclenche le recul ». Cela n’est certes pas sans incidences dans les secteurs les plus conservateurs de la société, jusqu’à provoquer des raidissements, mais affirmer que « la Gay Pride (…) alimente l’homophobie », que « le féminisme (…) pousse certains hommes vers un masculinisme rétrograde », que « l’antiracisme de magazine (…) relance la xénophobie », consiste à prendre une partie du tout pour le tout. A se demander, même, si Cusset ne s’évertue pas à scier délibérément la branche émancipatrice sur laquelle il dit s’être installé ! Toujours dans cette logique, Cusset surestime la place prise par les « thèses ultra-droitières de la nouvelle droite française », qui selon lui « sont passées en contrebande ». Ce n’est cependant pas sur le terrain culturel (malgré les gesticulations de Zemmour) que l’extrême droite et le RN prospèrent. François Cusset nous donne ici l’occasion de reprendre cette thématique depuis des éléments absents de sa démonstration.

  EXTRÊME-DROITE, POPULISME, IDENTITARISME

  Cette prétendue hégémonie de l’extrême droite, sur les plans culturel et intellectuel, joue le rôle d’un leurre ou d’un rideau de fumée, Ceci pour masquer ou relativiser le danger représenté en réalité par l’extrême droite en 2023, qui est principalement de nature politique : le Rassemblement National comptant prendre le pouvoir à la faveur de l’élection présidentielle. On se demandera ici : qu’est-ce qui fait ainsi monter l’extrême droite et le RN ? Une longue et patiente analyse semble nécessaire pour l’expliquer. Un sondage en avril 2023, relatif à la présidentielle de 2027, est venu confirmer les prémices de celle que nous faisions un an plus tôt en avril 2022. A savoir que d’aucuns, à gauche, à l’extrême gauche, et même au-delà, par facilité, conviction idéologique, calcul électoral, ou pour se défausser de leurs responsabilités, mettent la montée de l’extrême droite sur le compte du seul Macron. L’hostilité et la haine, qui ont été s’accentuant durant le mouvement contre la réforme des retraites, envers un président indiscutablement « de droite » (constat fait durant un premier quinquennat où se sont renforcées les inégalités sociales, d’un bilan social désastreux, et excessivement timoré sur le plan climatique) l’expliquent en partie. 

  Pourtant ce sentiment très partagé ne saurait remplacer une analyse plus en profondeur du phénomène observé. En premier lieu, parce que cette partie de la gauche - que l’on qualifiera de « populiste » ou « souverainiste », ou même « identitaire » - éprouve de moins en moins la nécessité d’établir un cordon sanitaire envers le RN lors d’une consultation électorale (le sondage cité plus haut indiquait qu’une partie non négligeable des électeurs LFI s’apprêterait à voter Marine le Pen au second tour de la présidentielle de 2027 si le candidat de la NUPES n’y figurait pas). Certes les responsabilités paraissent diluées, mais celles que je vais m’efforcer de mettre en avant sont le plus souvent dommageablement absentes des discours d’une certaine gauche. Et puis, normalement, en toute logique, compte tenu de ce qui vient d’être avancé, Macron devrait faire monter les gauches, et plus particulièrement la gauche de la gauche. Pourquoi n’en est-il pas ainsi ? Également, davantage que la montée de l’extrême droite durant ces six années de présidentialisme, la responsabilité du candidat, puis du président Macron s’avère plus décisive dans la quasi disparition de la social-démocratie. En ajoutant qu’il la partage avec Hollande et LFI, les raisons varient dans les trois cas de figure. On insistera jamais trop sur le fait que l’étiage du FN, puis du RN, n’a pas sensiblement évolué depuis le début de ce siècle. Ce qui en revanche a changé étant la perception que beaucoup de nos concitoyens, plus qu’auparavant, ont du RN, y compris à gauche. Il n’y a pas lieu de s’attarder sur l’entreprise de dé-diabolisation entreprise par Marine le Pen après l’éviction de son père. Ni sur ce qu’il en résulte : l’image devenue lisse, respectable et acceptable de la dirigeante du RN. Ce fait indiscutable, sur lequel tous s’accordent, ne saurait cependant représenter la seule explication à la question posée plus haut. Pour tenter d’y répondre je reprendrai des éléments d’analyse déjà présents dans plusieurs contributions de L’herbe entre les pavés depuis une dizaine d’années. Ils portent sur l’extrême droite, sa signification : le populisme auquel le RN, plus que Reconquête doit être associé ; puis de manière plus conjoncturelle sur le mouvement des Gilets Jaunes et la crise sanitaire de ces dernières années.

  Il convient d’abord d’indiquer que le FN de Jean-Marie Le Pen n’était pas un parti fasciste (même si certains de ses membres y souscrivaient), contrairement à ce qu’affirmait une certaine doxa gauchiste. Je le souligne d’autant plus que quelques uns de ceux qui scandaient dans les manifs, « F comme fasciste, N comme nazi », seraient aujourd’hui enclins à ne même plus considérer le RN comme un parti d’extrême droite (ou à déclarer que « Macron c’est pire que Marine le Pen », ce qui revient au même). Redisons que lutter efficacement contre l’extrême droite passe par une bonne compréhension des raisons pour lesquelles le RN, Reconquête et leurs supplétifs occupent une telle place sur l’échiquier politique. Cela passe également par le renouvellement des analyses qui depuis les années 1980 se rapportent presque exclusivement au seul RN. A l’analyse, classique, qui définit l’extrême droite à travers les traits suivants (nationalisme, autoritarisme, traditionalisme, familialisme, inégalitarisme, décadentisme, sans oublier la collaboration de classe et surtout la xénophobie), il importe d’ajouter deux facteurs qui, parallèlement et concomitamment, renouvellent l’analyse depuis des données apparues à la fin du XXe siècle : le populisme et l’identitarisme (ou repli identitaire). D’ailleurs les deux candidats d’extrême droite aux élections présidentielles de 2022, un temps au coude à coude dans les sondages, relèvent pour l’un, Zemmour, de la rubrique « identitariste » ; de l’autre, le Pen, de celle « populiste ». Ce qui n’empêche pas Le RN d’être traversé par des courants identitaires, mais ceux-ci sont moins déterminants qu’à Reconquête. En constatant que l’un des deux l’a nettement emporté sur l’autre, le 10 avril 2022, cela prouverait, par-delà l’efficace recours au « vote utile », que la grille de lecture populiste se révèle plus efficace, électoralement parlant, que celle identitariste. On pourrait ici faire l’hypothèse que le cordon dit sanitaire fonctionne davantage avec Zemmour, autant pour des questions de forme (les outrances du personnage) que de contenu.

  Ce populisme a souvent été revendiqué par Marine le Pen qui, lors d’une polémique l’opposant au Mélenchon du Parti de Gauche, déclarait : « Je suis populiste avec le peuple, lui populiste sans le peuple ». Là aussi on insistera jamais trop sur la « fortune » d’une terminologie (le mot « peuple ») qui permet de rester dans le flou, l’indéterminé, le polysémique. D’où la fiction du peuple comme porteur de toutes les vertus, et de toutes les vérités qui vont de soi, sans qu’on éprouve le besoin de les définir précisément. D’ailleurs, en amont, cela relève presque de l’histoire ancienne, la substitution du mot « peuple » à celui de « prolétariat » (illustrée entre autres par la lente érosion de toute conscience de classe), a eu comme principal effet de liquider le prolétariat comme sujet émancipateur. Ceci accréditant l’idée que le peuple étant unifié, la question de classe n’a plus besoin d’être posée : l’ennemi devenant l’étranger (du moins les plus étrangers de ceux-ci), ou les forces qui à l’intérieur incarneraient le « parti de l’étranger ». Ce qui renvoie pour l’essentiel au populisme de droite. Quant au populisme de gauche, présent au sein de LFI et de secteurs gauchistes ou gauchisant (en y ajoutant les pesanteurs souverainistes), là où la tonalité populiste prend davantage le pas, même subliminalement, sur celle de gauche, nous retrouvons ce contingent d’électeurs qui bon an mal an finissent par « accepter » le RN, certains allant même jusqu’à déposer le 24 avril 2022 un bulletin de vote le Pen « pour faire barrage à Macron ». Et qui, plus nombreux encore, dans l’hypothèse que j’ai indiquée,  envisagent de faire de même au second tour des présidentielles de 2027. Ajoutons, pour finir là-dessus, que Mélenchon et LFI n’ont pas été sans contribuer, par la bande, à la banalisation du RN en orchestrant leur vrai/faux refus de prendre part au vote du 24 avril 2022. Une opération qui par avance entendait occulter ce que des sondages précédemment indiquaient : à savoir qu’un tiers des électeurs de Mélenchon du premier tour envisageait de voter Le Pen au second.

  Une première explication, à cette plus ou moins banalisation de l’extrême droite, se rapporte au mouvement des Gilets Jaunes. Ce mouvement hétérogène, soutenu par une large majorité de français dans un premier temps, l’a été de manière plus active d’un coté par l’extrême droite et les souverainistes de droite, de l’autre par la gauche populiste et  de larges secteurs de l’extrême gauche (même si il y a eu ici retard à l’allumage). Cependant, côté gauche, de nombreux commentateurs, eu égard selon eux l’homogénéité du mouvement (ce qui est déjà un contresens), se sont efforcés de relativiser, minorer ou minimiser la présence de l’extrême droite au sein des collectifs de Gilets Jaunes. Ce mouvement étant qualifié de « authentiquement populaire », il ne convenait pas de désespérer le peuple des ronds points. Pourtant un sondage, réalisé fin novembre 2018 auprès de Gilets jaunes déclarés, indiquait que 42 % avaient voté pour Marine le Pen au premier tour des présidentielles de 2017 (loin devant Mélenchon 20 %, pour ne rien dire du score inexistant de Macron). Ensuite des figures marquantes des GJ (comme Drouet, Nicolle, Cauchy, Charançon…) appartenaient à la nébuleuse extrême droitière et souverainiste. Certes les propos et attitudes relevant du racisme, de l’homophobie, du sexisme, voire de l’antisémitisme restaient minoritaires dans ce mouvement (tout comme les « On est chez nous ! », entendus dans les cortèges de manifestants). En revanche divers éléments, en particulier l’omniprésence d’une rhétorique populiste dans les discours, et dans un registre plus patriotique la reprise des Marseillaise et la présence de nombreux drapeaux français, indiquaient si besoin était, sans trop s’attarder sur la fiction d’une référence à la Révolution française, qu’à ce jeu-là du moins le RN prenait le pas sur LFI. Le « peuple » invoqué se trouvant évidemment opposé aux élites (celles-ci délestées cependant des petits et grands patrons, des stars du monde sportif et du spectacle, d’un quarteron d’exilés fiscaux, de Stéphane Bern) : le peuple, lui, se trouvant amputé de cette partie de la population (les assistés, appelés péjorativement des « cassos », les immigrés et migrants) qui « profitaient » de la redistribution effectuée par l’État, et se trouvaient de facto exclue du « peuple «  breveté, certifié et confirmé par le port du gilet jaune. Cette volonté de défendre, « malgré tout » les GJ incitait ses commentateurs les plus zélés sur le côté gauche, à reprendre le discours interclassique selon lequel, entre autres incidences, la grève générale appartiendrait au passé. On ne saurait, à contrario, s’abstenir de mentionner que la répression féroce envers les GJ figure parmi les principaux passifs de ce quinquennat. 

  Un an plus tard, la crise sanitaire n’a pas été sans reprendre et prolonger certaines thématiques apparues lors du mouvement des gilets jaunes, en particulier ce « dégagisme » propre au cas Macron. Car « dégager » tel chef d’État, ou chef du gouvernement, revient à se débarrasser de ce qui apparait comme étant la cause du problème tout en conservant ce dernier. Le dégagisme crée l’illusion d’un changement. Il relève, pour prendre l’exemple des « printemps arabes », du registre de la contre-révolution. Il y a une différence, incommensurable, entre la volonté de dégager un pouvoir qualifié de « pourri », « corrompu », « dépravé », en se focalisant sur une figure honnie, et la volonté de transformer le monde. Et pour remplacer le « dégagé » en l’espèce par qui ? Ici, compte tenu du discrédit de la classe politique, en fonction aussi de la virginité dont peut se prévaloir le RN, et parce que le pire n’est jamais à exclure, l’extrême droite, en l’absence de tout mouvement social véritablement émancipateur, ne peut que tirer les marrons du feu de ce genre de situation. On mesure d’ailleurs les limites du mouvement social contre les retraites de l’hiver et du printemps 2023, si l’on constate, comme nous l’indiquions plus haut, que seule en avril 2023 Marine le Pen était en capacité d’en recueillir un bénéfice sur le plan électoral.

  C’est vouloir dire aussi que, sous un autre aspect, le ressenti (propre à se transformer en ressentiment) prend le pas sur l’analyse proprement dite. Ou alors celle-ci, en terme de critique sociale, se trouve réduite à la portion congrue quand elle ne se rapporte qu’au néo-libéralisme (l’extrême droite évoque elle « l’ultra-libéralisme »). Philippe Corcuff, dans l’article (« En plein confusionnisme, au bord du précipice politique », publié sur AOC), indique que le recours à cette terminologie, « dès lors associée à Macron, en incarnation du mal », n’est pas sans limiter le contenu critique « des orientations de la politique économique et sociale liée au moment post-fordisme du capitalisme ». Plus haut, relevant comme nous venons de le faire « l’affaissement de la critique sociale structurelle au profit d’une personnalisation de la critique », Corcuff mentionnait que cela favorise « la diabolisation du titulaire de la fonction présidentielle ». Nous serions donc confronté à un aspect paradoxal de type vases communicants : la dé-diabolisation de Marine le Pen renforçant la diabolisation de Macron.

  Sur un autre plan la crise sanitaire a amplifié le rôle des réseaux sociaux, que nous appellerons désormais « réseaux asociaux ». On sait que l’extrême droite a très tôt compris les avantages qu’elle pourrait tirer de ce genre de communication. D’ailleurs les réseaux asociaux ont largement contribué aux élections de Trump et de Bolsonaro. Tout comme, par médias interposés, ils sont l’une des armes de guerre du système poutinien. Covido-septiques, puis anti-vax ont relayé sur les réseaux asociaux des discours complotistes sur la pandémie en cours. Ces pseudo-résistants à une prétendue « dictature sanitaire » (les Philippot et autres extrême-droitiers, qui le clamaient sur tous les tons, étant par ailleurs des admirateurs de Poutine) ont rempilé dès l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe en reprenant, sur le mode complotiste, des éléments de langage de la propagande poutinienne. 

  On répètera que le processus de dé-diabolisation du RN, initié par sa présidente, tend à banaliser les thématiques qui arriment pourtant sans aucune contestation possible ce parti à l’extrême droite. Ces médias que le FN dénonçait, en soulignant leur hostilité à son égard, font aujourd’hui preuve d’une certaine mansuétude envers le RN. Il est devenu aujourd’hui pour la majorité d’entre eux un parti comme les autres. Ce qui les aincité, par exemple, à prendre au sérieux la proposition mise en avant par Marine le Pen, celles de relever dans cette période inflationniste le pouvoir d’achat des français. Ce qui joue le rôle d’un écran de fumée. D’ailleurs le message est bien reçu puisqu’on nous apprend, par sondage interposé, que Marine le Pen serait « proche des préoccupations des français ». D’une partie des français peut-être, mais pas des personnes vivant dans l’hexagone que la « priorité nationale » (manière euphorisante de rendre la « préférence nationale » plus acceptable) exclurait des aides sociales, voire de l’accès à un emploi ou à un logement social. Des dispositions qui devraient passer par une modification de la constitution (actant la maîtrise de l’immigration) pour être appliquées. Ce qui entrainerait la fin du regroupement familial, l’expulsion des étrangers sans activité professionnelle depuis un an, et celle de ceux fichés S. En ajoutant la suppression du droit du sol, et la naturalisation uniquement sur des critères de mérite et d’assimilation. Enfin les demandes de droit d’asile ne pourraient être effectuées que depuis les ambassades et consulats à l’étranger. Ce qui mettrait le pays des droits de l’homme au niveau des États les plus illibéraux et xénophobes de la planète. Ou ne trouverait quelque équivalent dans l’histoire de France qu’avec l’État Français vichyssois (le rétablissement du délit de séjour irrégulier obligerait les fonctionnaires, en vertu de l’article 40 du code de procédure pénale, de dénoncer la présence de clandestins). Voilà pour le programme du RN sur le seul chapitre de la « priorité nationale ».

  L’ÉMANCIPATION SELON FRANÇOIS CUSSET, LA SUITE

  Revenons à La haine de l’émancipation de François Cusset. Lorsqu’il estime qu’en « ce début de XXIe siècle, la rébellion est bel et bien passée à droite avec l’esprit critique et l’audace transgressive », le lecteur s’’étonne, après la mention ensuite de « jusqu’à l’idée de révolution ou le courage du basculement insurrectionnel », de trouver comme exemple censé illustrer ce tout « l’assaut du 6 janvier 2021 sur le Capitole ». Pour l’esprit critique, l’audace transgressive, et plus encore l’idée de révolution on repassera ! Là encore le postulat infondé de Cusset sur l’hégémonie et la proéminence des droites (plutôt extrêmes) sur les plans intellectuel et culturel, ne peut que le conduire dans cette sorte d’impasse théorique, pour rester mesuré. On ne saurait trop ici conseiller à  Cusset la lecture de l’ouvrage Le piège identitaire de Daniel Barnabé, qui analyse pareille situation de manière plus pertinente en se basant sur une notion absente des pages de La haine de l’émancipation, le « politiquement correct ». Il y précise que le « politiquement incorrect en est venu à passer pour subversif ». Ce qui ne peut qu’apporter de l’eau au moulin de la droite qui ainsi se targue de ce « politiquement incorrect » pour se draper dans le combat en faveur de « la liberté d’expression ». Plus loin Bernabé indique que, de nos jours, « celui qui veut apparaître comme rebelle et différent - puisque tel est le lot des identités en concurrence sur le marché - se présente avec délectation comme incorrect, et convertit fatalement le racisme, le machisme, et l’homophobie en signes extérieurs de distinction ». 

  François Cusset, par ailleurs reprend, à la suite des intellectuels qui l’ont précédé dans ce genre de thématique, l’assertion selon laquelle l’extrême droite brandit l’épouvantail woke pour s’en prendre aux différents combats de la jeunesse : féministe, racial, vegan et même climatique. Ce dernier terme s’apparente à une pièce rapportée, car la question écologique ne saurait s’inviter dans ce que circonscrit cette problématique woke. Rien de ce qu’écrit Cusset sur le « climatique » dans son essai ne saurait être démenti, mais la question se révèle ici complètement hors sujet. Le mot « haine », d’emblée, selon notre auteur, caractérise tous ceux qui s’en prennent à ceux « qui revendiquent leur différence ». Une haine ordinaire, souvent alimentée par la « haine extraordinaire » de « pamphlétaires cupides et de d’idéologues des réseaux sociaux ». On ne le contredira pas. Cette haine pourtant, Cusset s’abstient de le mentionner, s’avère très partagée. Car on pourrait lui rétorquer que pareille haine, pour rester avec les réseaux asociaux, n’est pas moins présente chez quelques uns de ceux dont Cusset défendrait le positionnement. Par association, en se limitant à ces trois noms, ignore-t-il l’existence d’Alice Coffin, de Nick Conrad ou de Solweig Halloin ?

  Depuis un lot, qualifié de « seul monolithe effrayant, monstre idéologique qui menacerait l’ordre du monde », comprenant les appellations « wokisme, islamo-gauchisme, communautarisme, extrémisme minoritaire ou passion identitaire », Cusset nous propose, pour illustrer « l’aversion » et « la haine » que ce « monolithe » susciterait, un échantillonnage de sept noms censés l’exprimer. Je suis plus ou moins d’accord avec lui (sans trop entrer dans les détails sur la nature de l’aversion) en ce qui concerne six de ces sept noms : Brice Couturier, Philippe Val, Pascal Bruckner, Michel Onfray, Mathieu Block-Côté et Anne Toulouse. D’ailleurs certains d’entre eux, plus particulièrement Michel Onfray, ont déjà fait l’objet de critiques plus ou moins virulentes dans L’herbe entre les pavés. Je ferai juste une exception avec le septième nom cité, Pierre Jourde. Cusset reproche à Jourde (l’ouvrage La tyrannie vertueuse) de comparer cette « tyrannie » à celle des « régimes totalitaires d’hier ». Cela se discute, mais ce livre, qui propose au lecteur une information presque exhaustive sur le sujet, correctement traitée, ne saurait se limiter à ce seul aspect. 

  Venons-en aux composantes de ce « lot » afin de confronter nos analyses respectives. Tous (les sept noms cités), indique Cusset, nous mettent en garde contre « la fureur wokisme (…) sans que personne ne comprenne le terme ». Mais lui-même n’éclaire pas notre lanterne sur ce que signifierait la « culture woke ». L’incompréhension relevée, d’ailleurs, à lire d’autres commentateurs, s’élargit à des noms que l’on n’associerait pas au « clan des sept ». Faut-il comprendre, c’est du moins implicite, que seuls ceux que l’on accuserait de promouvoir et défendre le wokisme seraient susceptible de comprendre ce que cela signifie ? Même chose avec la terminologie « cancel culture » que Cusset reprend plus parcimonieusement sans que l’on sache ce qui la différentie du wokisme. Je veux bien admettre, en ce qui concerne la tendance ciblée par Cusset, que des universitaires, des journalistes, des auteurs se focalisent sur la chose au point de fétichiser le mot. Mais après tout, en face, la réponse du berger à la bergère ne se distingue guère, sur le plan des anathèmes, de ceux que François Cusset appelle des « croisés ». Notre professeur d’études américaines, de surcroît, invalide ces derniers parce qu’ils ne sauraient pas de quoi ils parlent. En tout cas le lecteur de La haine de l’émancipation est invité à penser que la mention du terme « woke » contribue à dévaloriser ou dénoncer « les luttes minoritaires d’aujourd’hui » : le mot « woke » n’étant plus qu’un « fantasme réactionnaire », de droite, qu’il convient de laisser à cette dernière.

  Dans le camp de ceux qui, a priori, seraient en accord avec la plupart des thèses de La haine de l’émancipation, sur cette question-là très précisément l’historienne Laure Murat (dans l’entrée « cancel culture » de l’ouvrage collectif Les mots qui fâchent) soutient, à l’instar de Cusset, que l’emploi de la terminologie « cancel culture » s’avère discutable, falsificatrice, péjorative et réactionnaire quand ce sont ses adversaires auto-proclamés qui la mentionnent. En revanche, elle indique (ce dont Cusset se garde bien lui d’évoquer), que la « cancel culture » devient positive, interpellatrice, dénonciatrice quand ce sont les Laure Murat et consort qui s’y réfèrent. Ce positionnement, de l’ordre de la géométrie variable, se retrouve chez d’autres plumes intellectuelles, également montées au créneau, soit pour dénoncer, ou soit pour défendre les culture « woke » ou « cancel ». C’est bien pourquoi, comme je le relevais dans l’introduction de ce texte, toute mention, positive ou négative de la « cancel culture » ou de la « culture woke », s’avère piégeuse, confusionnante et sujette à des malentendus. Il parait donc préférable de ne pas y avoir recours. Sinon, comme je viens de le faire, pour en critiquer l’utilisation à des fins partisanes, chez les uns comme chez les autres. Plus loin je reviendrai sur des éléments de cette « culture en procès », certains présents dans La haine de l’émancipation, et d’autre plus nombreux absents, en soulignant ce qu’ont de significatives pareilles  absences.   

  Après le wokisme, autre « monstre qui menacerait l’ordre du monde », l’islamo-gauchisme. Là aussi, comme pour le wokisme, je renverrai dos à dos partisans et adversaires de l’islamo-gauchisme. Cette question, se rapportant à la religion, doit être introduite par l’indispensable précision suivante. Il importe de ne pas répondre à l’obligation qui nous serait faite de choisir entre deux impératifs dans la mesure ou toute réponse, dans un sens comme dans un autre, reviendrait à nier d’autres choix, plus fondamentaux. Je reprendrai l’exemple, principiel, dans la fin des années quarante, dans le contexte du début de la « guerre froide », où l’on sommait chacun de choisir son camp : celui du communisme, ou du monde dit « libre ». Les surréalistes, et la plupart des anarchistes refusaient eux de répondre à cette injonction en en donnant les raisons. Un refus plus tard illustré en janvier 2015, dans le prolongement des attentats islamistes, où je renvoyais dos à dos ceux qui d’un côté dénonçaient l’islamo-gauchisme, et de l’autre l’islamophobie. Le premier positionnement, mais également le second construisent tous deux une figure de « musulman » caricaturale et abusive, voire imaginaire, antinomique il va sans dire dans les deux cas, qui chez les premiers contribuerait à saper les fondements de la société occidentale (pour l’extrême droite et ses alliés, y compris à travers le fantasme d’un « grand remplacement » : le musulman étant considéré comme inassimilable par la société et prié de faire ses valises), ou pour d’autres, plus nuancés, qui avancent que cet  état des choses met à mal le modèle républicain (le musulman étant ici sommé de faire le ménage au sein de sa communauté) ; alors que les seconds déforment une réalité (il n’est pas ici question de nier celle des menaces islamistes) en assujettissant caricaturalement les musulmans à un groupe uniment discriminé, privé de parole et d’expression (l’assignation à une identité victimaire étant le corollaire de ce pathos misérabilisme et un rien condescendant). Je souligne ici, a contrario de ces deux postulations, la nécessité d’une critique de la religion (de toutes les religions), qui ne saurait être amendée, ni revue à la baisse. En revanche, dans certaines circonstances, il importe de bien choisir son camp, ou du moins d’apporter toutes les clarifications nécessaires à l’établissement d’une ferme prise de position. Comme c’était le cas en 2022 pour l’auteur de ces lignes avec l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe.

  La religion, aujourd’hui comme hier, ne doit pas être exemptée de toute critique sur les plans philosophique, politique, existentiel, quand bien même de tels énoncés critiques risquent, ou risqueraient de froisser la susceptibilité des croyants, de les offenser pour parler clair. Entrer dans ce genre de considération est autant une intolérable démission qu’une défaite de la pensée critique. L’Islam n’a pas lieu d’être plus ménagé (ni moins) que le christianisme et le judaïsme. Même si l’on met en avant le fait que les musulmans seraient plus stigmatisés pour des raisons religieuses et raciales (mais également sociales). D’ailleurs il y a un abus à ne parler de l’Islam qu’en terme de « religion des pauvres », comme d’aucuns le proclament haut et fort. C’est le même type de raisonnement qui a conduit des militants, plutôt critiques hier envers les religions (mais qui le sont de moins en moins dès lors qu’ils adoptent un discours anti-islamophobe), à soutenir le Hamas ou le Hezbollah, ou toute autre officine islamiste présentée comme « révolutionnaire ».

  Cette critique sans appel de la religion, de toutes les religions, ne signifie pas pour autant que ceux qui la revendiquent et en font usage, ou qui n’entendent pas transiger sur la question, rejettent sur le même mode toute expression artistique considérée à tort ou à raison comme religieuse. Cela n’empêche pas, par exemple, l’auteur de ces lignes d’être un lecteur de Léon Bloy, Joseph Delteil, et surtout de Georges Bernanos ; d’apprécier l’art roman et l’architecture omeyyade ; d’écouter les « passions » de Jean-Sébastien Bach, l’oeuvre d’Olivier Messiaen et la musique juive liturgique ; ou de considérer que Robert Bresson est l’un des plus grands cinéastes du XXe siècle, etc. Mais après tout le mot « spiritualité » vient plus naturellement sous la plume pour traduire ce qu’il en serait ici sur le plan artistique.

  Pour revenir à la religion, et s’en tenir au seul christianisme, il y a une incompatibilité totale, incommensurable, insurmontable, entre la « philosophie » abjecte selon laquelle le dénommé Jésus Christ, prétendu fils de Dieu, a été crucifié pour racheter les péchés des hommes, et l’idée d’émancipation. On ne répètera jamais trop que seule une profonde et décisive transformation sociale et politique (dans laquelle femmes et hommes prendraient leur destin en main), peut raisonnablement mettre à mal ce pourquoi une grande partie de l’humanité reste prisonnière de l’illusion religieuse.

  Troisième et quatrième « monstre idéologique qui menacerait l’ordre du monde » : le communautarisme et la passion identitaire. Sur la question de l’identité, François Cusset avance que les dits « croisés » accusent leurs adversaires de l’imposer « contre le bel universel (…) pour mieux masquer le ressort identitaire de leur propre logique - qui est, au mieux, occidentale ou eurocentrée et, au pire, nationale et raciale ». Et il ajoute, sans sourcilier : « Qui cherche une critique forte de l’identité la trouvera dans cette génération : « on ne nous laisse pas d’être multiples », répètent-ils ». Soit une énième variation sur le propos « C’est celui qui dit qui l’est », des cours de récréation. Mais qu’en est-il, véritablement ?

  D’abord, ce « bel universel » provoque des crispations eu égard, disent certains, « ses promesses non tenues ». D’où des assertions selon lesquelles l’universalisme ignore les différences de genre et de race, par conséquent fait fi de l’altérité, ce qui induit ou plutôt induirait des comportements racistes. Jacques Wajnsztejn, dans ouvrage Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût (un livre paru en 2001 chez l’Harmattan, qui anticipe quelques uns des aspects évoqué dans notre texte), entend délibérément partir de l’universalité pour opposer « universalité et particularité ». Sans pour autant dénier à toute lutte particulière ou catégorielle « la possibilité d’atteindre l’universalité », il indique que « sans une certaine idée abstraite de l’unité et de l’humain, il n’y a pas d’universalité possible (…) L’universalité est ce qui permet de saisir la dimension de la communauté, même si historiquement l’universalisme a représenté une idéologie de la bourgeoisie dominante, l’internationalisme (jusqu’en 1914) représentant son pendant du côté prolétarien ». Wajnsztejn ajoute que « Partir de l’universalité, c’est aussi partir de l’égalité, alors que partir des déterminations particulières et des particularités, c’est affirmer immédiatement une différence qui est en dehors du champ de l’intervention politique ».

  Ensuite, ce que Cusset appelle « passion identitaire » (qui inclut la question du communautarisme), nécessite de plus longs développements. Comme l’écrit Pierre Jourde, « On enferme les gens dans leur identité », en expliquant par exemple « à un blanc qui se dit antiraciste qu’il le croit peut-être, mais qu’il est raciste quand même. Sa pensée est conditionnées par son identité blanche ». Il suffit de prendre connaissance des whitehness studies pour en avoir si besoin était la confirmation. A leur sujet Élisabeth Roudinesco relève dans Soi-même comme un roi que « de telles études stigmatisent les Blancs « en tant que blancs » (…) afin de mieux refouler leurs subjectivité forcément raciste. L’état de blanchité a donc pour objectif de faire avouer à chaque Blanc son racisme inconscient ».

  Comment en est-on arrivé-là ? Il s’agit bien d’un « monstre idéologique », mais pas de celui que prétend Cusset. D’abord l’accent se trouve principalement mis sur ce qu’on est, identitairement parlant, depuis son sexe, ou sa religion, ou sa « race » (sa couleur de peau, si l’on préfère), ou même son village (« les imbéciles heureux qui sont nés quelque part » de Brassens). Ceci au détriment de ce que l’on fait. Ensuite, ce « repli identitaire » peut se trouver décrit depuis un double mouvement contradictoire : celui d’une part de revendications identitaires (d’ordre religieuse, culturelle, nationale, voire locale) qui entrent en concurrence et peuvent donc s’exclure ; d’autre part ce qui les rassemble prendrait le pas sur ce qui les divise. Cela parce que, malgré leurs différences, les uns comme les autres remplissent le cahier des charges d’un même « schéma identitaire », selon Christian Ferrié, qui ajoute « car ces groupes opposés sont au fond d’accord sur le principe identitaire des communautés en lutte pour l’hégémonie au sein de la société ». Un principe défini par le même auteur « comme un repli sur les valeurs et les coutumes d’une société qui réagit à une menace venue de l’extérieur, ou plus exactement, au vif sentiment d’une telle menace ».

  Encore faut-il savoir sur quel terrain l’on se situe lorsque l’on critique l’une ou l’autre de ces identités. Par exemple celle du communautarisme se fait souvent depuis un « principe républicain » non moins critiquable, mais pour de toutes autres raisons. Ce risque on le retrouve également avec les mouvements antifascistes pour des raisons ici d’inadéquation entre le contenu critique et l’objet critiqué. D’où la nécessité de ne pas se définir de prime abord depuis l’adversaire ou l’ennemi (cela vaut également pour l’antiracisme). Ce qui revient à dire, pour prolonger l’analyse faite précédemment, que toute critique du « principe identitaire », puis celle de l’extrême droite plus généralement (et cela s’élargit au monde tel qu’il va) ne peut s’inscrire en dehors d’un projet d’émancipation en lutte contre toutes les formes d’exploitation et de domination : ceci dans une perspective d’autonomie et de prise en charge par chacun de tous les aspects de la vie.

  Pour être encore plus précis sur ces « identités spécifiques » indiquons, avec Jacques Wajnsztejn, que « c’est via le droit que s’effectue cette institutionnalisation des différences ». Ou plutôt, dans le cas qui nous occupe, « les droits remplacent alors le droit ». Le même auteur ajoute que « la lutte contre les inégalités remplace alors la lutte contre l’inégalité. Le combat pour l’égalité identitaire remplace le combat pour l’Égalité ». Par ailleurs, nonobstant ce qui depuis une « identité personnelle » relève d’une « simple affaire de goûts, de choix et d’intérêt personnel », Wajnsztejn indique que « ces identités ne peuvent constituer des éléments de critique politique, surtout si l’on en fait des absolus dictant comportements sociaux et action politique ». L’occasion ici pour moi de rappeler à François Cusset que ces « identités spécifique » ne sont aucunement émancipatrices - déjà par définition - et qu’elles participent d’un phénomène de régression sur lequel je reviendrai.



  BANALITÉS DE BASE SUR LA QUESTION FÉMINISTE


  Cette première partie se conclut par les « banalités de base » suivantes. Comme je le précisais dans l’avant propos, il importe de bien distinguer ce qui a trait d’un côté à l’émancipation de la femme, de ce qui relève de l’autre, dans le domaine des Arts et des Lettres, depuis un affichage féministe, d’une moralisation de la société et d’un puritanisme new look. Il va sans dire, préalablement à la question proprement dite, que les violences exercées contre les femmes sont intolérables, inacceptables et condamnables, comme le sont toutes les violences exercées contre des êtres humains. Sachant que l’on ne saurait se contenter d’une société pacifiée, en termes de relations entre les deux sexes, quand une violence parfois plus diffuse s’exerce uniment contre les femmes et les hommes, la violence d’un pouvoir qu’il convient de combattre dès lors qu’on se situe dans le camp de ceux qui veulent qu’une telle société, inégalitaire, liberticide et répressive disparaisse. Tout comme l’on ne saurait transiger sur l’indispensable égalité des droits, des fonctions et des salaires entre les deux sexes, et sur la remise en cause de la « domination masculine » eu égard au sexisme ambiant, mais également parce qu’elle bafoue ce principe égalitaire. Une fois précisé que toute femme doit pouvoir disposer de son corps comme bon lui semble, il n’y a pas lieu de distinguer fondamentalement l’émancipation de l’homme de celle de la femme. Ceci, je le répète, parce que l’égalité en l’espèce entre les deux sexes (celle des revenus, des fonctions, des places) n’est que le corolaire de l’inégalité sociale. Seule une profonde transformation politique et sociale, traduisant en acte l’égalité entre les sexes, permettrait d’y répondre.

  Ensuite il paraît difficile de ne pas associer cette inégalité-là à l’assignation faite à la femme (son rôle d’épouse, de mère, de femme au foyer) depuis l’avènement de la civilisation judéo-chrétienne, pour rester dans la sphère occidentale. Le mouvement des femmes apparu durant les années 1970 en France l’a en grande partie remis en cause sur le plan collectif en obligeant le pouvoir à légiférer dans la direction souhaitée (la loi sur l’IVG en étant l’exemple le plus emblématique), mais aussi sur le plan individuel (dans les relations de couple, ou entre les sexes).

  Cependant, ceci et cela posé, j’ajoute que la parité ne représente qu’une réponse inadaptée, autant fallacieuse qu’illusoire : ce que l’on vous octroie étant par définition le contraire de l’émancipation. En vérité peu me chaut que dans les sphères du pouvoir l’on distribue à part égale les places et les prébendes aux deux sexes. On comprendra que je suis indifférent à ce que les gouvernements, conseils d’administration, directions de partis ou instances dirigeantes de toutes farines soient composés égalitairement de femmes et d’hommes. Il y aurait dans certains milieux intellectuels ou « progressifs » comme un interdit, chez les représentants de sexe masculin, à se positionner contre la parité, du moins de la manière dont je l’exprime, pour ne pas être soupçonnés de sexisme. 

  Sur le féminisme maintenant. Je reprendrai grosso modo la grille de lecture de l’historienne du féminisme Christine Bard, qui évoque une « Première vague » (de 1860 à 1960, représentative d’une « priorité à l’accès des femmes dans l’espace public »), de « Deuxième vague » (les années 1968 à la fin du XXe siècle ») qui avait mis au coeur de son combat (…) la sexualité et le droit de pouvoir disposer de son corps ». Dire de la « Troisième vague » du féminisme, ce début de XXIe siècle, qu’elle « a mis au premier plan les violence faites aux femmes », ne signifie pas pour autant que ces violences se sont multipliées, du moins dans les pays occidentaux, mais que le projecteur éclaire d’une lumière plus crue cet aspect de la question (qui relève plus de l’intolérable que précédemment). Le retentissement de « l’affaire DSK » l’a traduit expressément tout en étant l’arbre qui cache la forêt des violences conjugales et intra familiales. Celles-ci n’ont d’ailleurs pas été mises par #MeToo au poste de commandement. Cependant elles sont davantage prises en compte depuis la crise sanitaire de ces dernières année (le premier confinement témoignant de la recrudescence de ces notions) avec une attention accrue aux cas de féminicides.

  Je reviens sur l’évolution du féminisme pour relever l’apparition en France, au tout début du XXIe siècle, d’associations féministes (les Chiennes de garde, Ni putes ni soumises, la Barbe, Osez le féminisme !) représentatives d’un féminisme plus proche que par le passé des courants féministes américains (et dans cet ordre d’idée prenant davantage en compte les revendications des gender studies). Au féminisme, longtemps incarné par le MLF, en position hégémonique au siècle dernier, s’est progressivement substitué un féminisme impulsé par des militantes d’autres générations. Ce qui, pour revenir à #MeToo, peut prendre un aspect insolite quand on lit sous la plume de l’historienne Laure Murat (pourtant pas « un perdreau de la veille ») que « MeToo est la première remise en cause sérieuse du patriarcat ». Cela tient de l’article de foi et occulte allègrement les combats féministes des années 1970, puisque, à lire la même autrice, comme le rapporte Sabine Prokhoris dans Le mirage #MeToo (ouvrage publié en 2021 aux Éditions du Cherche-Midi), la citant, « les acquis de ces années-là, gages pourtant de la liberté sexuelle des femmes, auraient aveuglé les féministes ». Prises au piège de « la libre circulation des désirs » rendue possible par la maîtrise de la fécondité, elles ne pouvaient en quelque sorte qu’encourager les « prédateurs ». Ainsi pareille focalisation sur la contraception, puis l’avortement, ceci et cela garantissant leur « liberté sexuelle », les incitait à négliger machisme et sexisme, et donc à baisser la garde du côté des soi-disant prédateurs. Ce discours révisionniste s’avère de surcroît bien ingrat envers celles qui ne pontifiaient pas dans une université américaine, mais luttaient concrètement contre le patriarcat sans dissocier égalité et liberté sexuelle. Des combats, faut-il l’ajouter, auxquels ont participé les deux sexes.

  D’ailleurs le patriarcat, n’en déplaise à Laure Murat et consort, n’est plus exactement ce qu’il était durant les années de « seconde vague du féminisme ». Sa dénonciation, aujourd’hui, relève plus de « l’exercice obligé » sous une forme incantatoire, qu’elle ne traduit dans les faits un état de la société qui, de nos jours dans l’hexagone, ne concerne plus que ses secteurs les plus rétrogrades, et s’avère largement minoritaire chez les jeunes générations. Ou, pour le dire autrement, on évoquera quelque impératif néoféministe se focalisant sur le mot au détriment de la chose. En 2001 déjà, Jacques Wajnsztejn précisait : « Nous ne nions pas l’existence historique du patriarcat, mais outre le fait qu’il n’existe plus en tant que système, il est tout à fait différent de parler, d’une part, de rapports sociaux de sexe, d’autre part de rapports sociaux en général qui incluent, entre autres, des discriminations et inégalités entre les sexes ». C’est vouloir dire, et nous le répétons une fois de plus, pour conclure la première partie, que l’inégalité qui perdure entre les sexes relève d’une inégalité plus générale, de nature sociale et politique, à laquelle seule une profonde transformation de la société peut mettre fin.