RÉPONSE À UN ARTICLE DE CHARLES REEVE SUR LA GUERRE EN UKRAINE















« Zelensky fait valoir cet argument : comment le nazisme peut-il être présent (en Ukraine) s’il est lui-même juif. Je peux me tromper, mais Hitler avait aussi du sang juif ».

Sergueï Lavrov



  Certains textes, dirais-je, nous préférerions ne pas devoir les écrire. C’est le cas de cette « réponse » adressée à Charles Reeve. Ceci en raison de la personnalité du destinataire, envers qui je ne pensais pas qu’un jour je m’exprimerais dans les termes de cette « réponse ». Je la rends publique parce que certains des points de vue défendus par Charles Reeve dans son article (« Contre le collectif mortifère du nationalisme. La guerre et le capitalisme » : mis en ligne en avril 2022 sur Lundi matin : https://lundi.am/Contre-le-collectif-mortifère-du-nationalisme-La-guerre-et-le-capitalisme) me semblent, quatre mois après l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, relativement partagés (du moins plus qu’auparavant), dans le « milieu » que les qualificatifs « libertaire », « ultra gauchiste », « radical », tentent de circonscrire. J’ajoute qu’ayant écrit et publié précédemment, en avril 2022 également, le texte « La guerre en Ukraine : vérités et légendes » , je n’imaginais pas me trouver dans l’obligation d’en « remettre une couche » deux mois plus tard.

  Je ne saurais trop insister, avec Charles Reeve (citant judicieusement Viktor Klemperer), sur la manipulation par le langage que représente la formule poutinienne « d’opération spéciale », d’autant plus qu’elle a déjà servi lors « de la guerre d’Algérie » ou « des guerres coloniales portugaises ». Ou encore, dans un autre registre, sur le recours à des « propos faciles sur l’état mental de Poutine, même si l’on ne saurait nier ce que ce type de pouvoir entretient avec la paranoïa ». Je ne m’exprimais pas différemment deux mois plus tôt. Tout comme je partage la difficulté qu’il y a dans le cas présent de s’abstraire de l’affect qui nous domine devant le spectacle de désolation, de souffrance, de barbarie engendré par la guerre en Ukraine. D’où, nous sommes bien d’accord, la nécessité alors « de prendre de la hauteur ». Ici Charles Reeve se réfère à Rosa Luxembourg, écrivant depuis sa prison le 26 janvier 1917, que celui qui entend résister à la barbarie de la guerre « doit chercher à se placer au-dessus des choses, sinon il s’embourbe jusque par-dessus les oreilles dans le premier gâchis venu ». J’en conviens de même, mais encore faut-il s’entendre sur cette mise à distance, ainsi que sur la nature des « choses » en question. 

  Il y a déjà un hiatus, à comparer ce qui n’est pas vraiment comparable, dans la mesure où l’on ne saurait établir ici quelque équivalent entre la boucherie de la Première guerre mondiale et cette guerre en Ukraine, puisque dans le premier cas deux impérialismes, celui d’un côté des « Alliés » et de l’autre celui  des « Empire centraux », s’opposaient, tandis que dans le second cas seule la Russie, de surcroît le pays envahisseur, doit être qualifiée d’impérialiste (la responsabilité de l’autre impérialisme, américain et consort, n’étant que secondairement et indirectement engagée). Noam Chomsky a parfaitement résumé ce qu’il en résulte, en déclarant le 4 mars 2022 que face à l’invasion russe en Ukraine « il est toujours judicieux de chercher des explications mais il n’y a aucune justification, aucune circonstance atténuante ». C’est là un point fondamental, le reste pour l’essentiel en découle.

  J’en viens à la partie critique de ma « réponse ». Elle porte d’abord sur l’aspect le plus problématique (le plus singulier aussi) de l’article de Charles Reeve : pour qui seule « l’économie politique » (et non la géopolitique) nous permet de définir ce qu’il conviendrait de penser de la guerre en Ukraine. J’aborderai ensuite une donnée traitée rapidement par Reeve, la question des réfugiés. Enfin celle sur l’extrême droite (ou « le néo-nazisme ») précèdera des considérations plus développées sur le nationalisme. Certainement la partie la plus discutable de l’article de Reeve.

  Venons en donc aux « causes profondes de la guerre ». Le chapeau de Lundi matin (« Contre la géopolitique…, etc) avait déjà de quoi intriguer le lecteur. Charles Reeve à ce sujet précise : « On sait que la « géopolitique », la géographie des rapports de force entre les nations, a remplacé à l’avantage des classes dirigeantes les analyses fondées sur la concurrence entre les forces capitalistes et les forces impérialistes du système ». Cet élément d’analyse, je le souligne, étant que je sache absent, du moins sous cette forme-là, des commentaires sur la guerre en Ukraine. Reeve ajoute : « Les théories de la géopolitique séparant économie et politique, ont gagné droit de cité après la Première guerre mondiale, elles ont épousé parfaitement les idées nazies de la lutte pour les « espaces vitaux » ». En cela Charles Reeve se réfère aux analyses faites par Karl Korsch dans Notes sur l’histoire écrit et publié en 1942 (en particulier l’article « The World Historians »). Korsch s’en prend par exemple à Friedrich Ratzel, qualifié de « précurseur de l’actuelle géopolitique nazie », laquelle insiste « avec force sur les lois des processus externes de l’histoire (lois de l’espace, de la situation, des mouvements physiques, « le sang et le sol ») ». Plus loin Korsch indique que « brisant carrément avec l’universalisme aux larges vues comme avec un nationalisme à l’horizon borné, la géopolitique totalitaire a opté pour une position a mi-chemin entre le monde, par trop étendu apparemment pour convenir à la force de subrogation plus poussée qu’on cherche maintenant à instituer, et la nation, par trop exiguë ». 

  Certes Charles Reeve mentionne que « la question est brièvement abordée » dans ces Notes sur l’histoire, mais le bât blesse moins en raison de cette brièveté que sur l’usage par Reeve de la terminologie « géopolitique », quand bien même la pertinence du propos de Karl Korsch ne saurait être discutée. Ce dernier renvoie ici à une « géopolitique nazie », là à une « géopolitique totalitaire », et son texte porte la marque précise de l’époque durant lequel il a été écrit. Car nous ignorons si par la suite Korsch a « révisé » cette manière d’aborder la question géopolitique qui ne pouvait en 1942 s’abstraire de l’hypothèque nazie. Et puis Ratzel n’est ni l’inventeur, ni le vulgarisateur d’une discipline, la géopolitique, qui ne saurait évidemment tout expliquer, pas plus qu’il ne faudrait la rejeter au prétexte qu’elle occulterait, minorerait ou limiterait « l’explication des mouvements de conquête du capitalisme concurrentiel ».

  Charles Reeve n’évoque à aucun moment l’OTAN dans son article, même sous une forme indirecte. Ce qui est remarquable en regard de la littérature produite depuis des mois sur la guerre en Ukraine. Je fais ici l’hypothèse que cette absence ne peut s’expliquer que par le positionnement de Reeve vis à vis de la géopolitique. C’est d’ailleurs l’un des intérêts, pour ne pas dire la singularité de son article : ne pas s’aventurer sur un terrain largement balisé par le « campisme » (que l’on reprenne ou pas son argumentation). J’ai suffisamment dit en quoi je m’inscrivais en faux contre cet argumentaire dans « La guerre en Ukraine : vérités et légendes », pour ne pas y revenir.

  Cependant - je reprends le fil de ma démonstration - après avoir déploré les discours qui vont répétant « que les vieux schémas ne permettent plus de comprendre la guerre, ses causes », Charles Reeve indique que « c’est dans les fondements de l’économie politique que l’on peut trouver les repères d’analyse permettant de comprendre les causes de la guerre ». Dans le chapeau de Lundi matin évoqué plus haut (« Contre la géopolitique…) le rédacteur s’interrogeait ainsi : « Est-ce le seul ? ». Assurément non. Le tableau que brosse en l’occurrence Charles Reeve, en restant sur le strict terrain de l’économie politique, ne saurait sur un plan général être récusé. A la fois sur la situation de relative arriération de l’agriculture ukrainienne, le rôle du FMI, l’endettement de l’Ukraine envers la Russie, etc. Mais le raisonnement achoppe, c’est dire que l’analyse dans les termes de l’économie politique ne saurait ici suffire, quand Reeve, abordant « le tournant Maïdan », avance que celui-ci « avait mis en relief la faiblesse économique de la Russie face aux forces capitalistes de l’Ouest. Dans ce cas il annonçait la guerre à venir ». C’est tout ce que lui inspire le « tournant Maïdan » ? Lorsque, ensuite, Reeve entend remettre en cause la thèse d’un « affrontement entre deux impérialismes » en prétendant qu’il s’agit plutôt là « d’un combat de défense d’une puissance militaire qui n’a pas les moyens économiques de son objectif, la défense de ses intérêts menacés par le capitalisme occidental », on réalise que Charles Reeve reprend les analyses campistes par un autre biais. Ce qui, sans passer par la case géopolitique (la référence à l’OTAN) justifie malgré tout l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, et donc les horreurs de la guerre et les destructions, désolations et criminalisations qui en résultent : la faute en incombant in fine au « capitalisme occidental ». Se focaliser pareillement sur « la faiblesse économique » de la Russie revient à passer par perte et profit que la Russie figure au second rang dans le monde comme puissance militaire. En ajoutant que depuis l’ère poutinienne la Russie n’a remporté que des « victoires » (les guillemets s’imposent) dans les guerres qui l’ont vu intervenir. Cet engagement armé, cela n’est pas indifférent, a permis que seul Bachar El Assad, parmi les dirigeant arabes mis en cause lors des « printemps arabes », conserve le pouvoir. 

  Et puis, « la défense des intérêts de la Russie » c’est quoi ? Cela signifie-t-il que l’Ukraine appartient de facto à la zone d’influence du Kremlin ? Enfin, quand je lis que « le peuple ukrainien et le peuple russe seront les vrais perdants, face aux intérêts des bourgeois et des capitalistes présents », il est déjà largement acquis que le peuple ukrainien paye un tribut beaucoup plus lourd : toute comparaison paraît ici déplacée (ce qui ne minimise pas les effets délétères de la dictature poutinienne en Russie, surtout depuis une dizaine d’années). J’aurai l’occasion d’y revenir mais c’est à se demander, à lire ce qui précède, si l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et les responsabilités de Poutine en l’espèce, ne sont pas tout simplement passées à la trappe !

  L’interrogation, « Quoi de plus indécent que le traitement à géométrie variable que les États occidentaux réservent, ou plutôt promettent aux réfugiés arrivés d’Ukraine ? », concentre la plupart des griefs qui, même à travers la mention de l’implication directe des « États occidentaux », sont adressés indirectement aux ukrainiens. La question est certes légitime mais encore faut-il pour y répondre apporter les précisions suivantes. Car en regard de ces réfugiés dont l’accueil par les États européens « cache mal leur intérêt économique », il importe d’ajouter que ces réfugiés sont très majoritairement composés de femmes, d’enfants et de personnes âgées. Ce qui déjà limite cette exploitation économique. Et que, cela dépend de la durée de la guerre, seule une plus ou moins grande minorité de ces réfugiés s’installera définitivement dans l’un ou l’autre de ces pays d’accueil. Également, pour prendre l’exemple de la Pologne, c’est la société civile principalement (compte tenu de l’importante communauté ukrainienne déjà présente en Pologne) qui prend en charge cet accueil massif, plus que l’État polonais. Enfin il faut mettre en parallèle l’empathie des populations de l’ancienne Europe de l’Est envers les réfugiés ukrainiens et le fait que ces pays ont été pendant plus de 40 ans vassalisés par l’URSS : ces populations redoutant que la Russie élargisse son rayon d’action militaire dans leur direction. Des craintes davantage fondées en février et mars 2022 que maintenant : la résistance ukrainienne d’abord, puis le soutien en termes logistiques et militaires des occidentaux éloignant la perspective d’une intervention militaire russe en dehors de l’Ukraine.

  Les millions de réfugiés qui ont dû quitter l’Ukraine en raison de la guerre sont appelés à retourner dans leur pays un jour ou l’autre. C’est toute la différence, conséquente, entre ces réfugiés-là et ceux, venus des autres continents, qui « survivent dans les rues, dorment sous les ponts ou dans la boue des campements de fortune », que Charles Reeve appelle par prétérition des « mauvais réfugiés », qui eux demandent à pouvoir s’installer et vivre dans un pays européen. Pareille discussion, étayée par la distinction à faire (ou pas) entre réfugiés et migrants, par les politiques européennes sur le droit d’asile, ou encore la pression exercée par les partis d’extrême droite pour limiter drastiquement l’immigration (voire favoriser la remigration) dépasse bien évidemment le cas des réfugiés ukrainiens. En passant, je signale à Charles Reeve que ces « mauvais réfugiés » ne sont pas tous les victimes « des guerres menées par les pouvoirs occidentaux ». Et la Syrie (où nous retrouvons Poutine) ? Et l’État Islamique ? 

  En revanche, pour aborder la question récurrente, pour ne pas dire obsessionnelle sous la plume de plusieurs commentateurs « de gauche », celle de la présence de l’extrême droite en Ukraine, Charles Reeve fait preuve de plus de discrétion. D’ailleurs la terminologie « extrême droite » est absente de son article. Par contre Reeve, dans la lignée de commentateurs épinglés dans mon texte précédent sur l’Ukraine, reprend celle de « néo-nazis ». Quand il évoque ce qu’il appelle les « idées réactionnaires, xénophobes, des groupes néo-nazis, à l’oeuvre de façon dominante » (c’est moi qui souligne), le lecteur ignore si cette « qualité » était antérieure à l’invasion russe ou si la guerre lui a permis de prospérer. Charles Reeve se réfère sur cette question « néo nazie » à un article d’Yvan Segré (« Le trio infernal : Poutine, l’OTAN et les néo-nazis », publié précédemment sur Lundi matin), lequel le dispense d’en dire davantage. Il ne cite que l’assertion, selon Segré, que ceux « les mêmes qui ne manquaient jamais de souligner hier les propos de bistrot antisémite de tel ou tel Gilet jaune, se montrent aujourd’hui fort tolérants envers les néo-nazis ukrainiens ». On pourrait ici retourner à Segré son argument : certains de ceux qui, à l’instar des nains de la version érotique du conte, voient des néo-nazis partout en Ukraine, minimisaient, occultaient, voire niaient la présence de l’extrême droite au sein des Gilets jaunes. J’avais dans « La guerre en Ukraine : vérités et légendes », critiqué l’article de Segré en lui reprochant de reprendre « explicitement la vision poutinienne d’une Ukraine nazifiée ». Je précisais par ailleurs que les prémices de cette fiction d’une « Ukraine nazifiée » dataient des années 2005 et 2006, des lendemains de la « Révolution orange », donc d’un rapprochement de l‘Ukraine avec l’Europe occidentale. C’est lors des journées de Maïdan que la propagande poutinienne a commencé à marteler le discours selon lequel l’Ukraine était nazifiée. Alors que les listes d’extrême droite ont obtenu aux élections présidentielles et législatives de 2014, puis de 2018 des scores dérisoires, très largement inférieurs à ceux de l’extrême droite française durant la même période. Ce qui pour un pays « nazifié » tient de la gageure ! 

  Quant au patriotisme, en dehors des guerres, il ne s’alimente que dans les enceintes des stades, parmi les groupes de supporters. Il existe en France un parti appelé « les Patriotes », dont le chef, Florian Philippot, figure aux côtés de Zemmour et de Marine le Pen parmi les admirateurs de Poutine. Durant la Seconde guerre mondiale, le patriotisme des résistants en France ou ailleurs se justifiait dans la mesure où il importait de libérer le territoire d’un envahisseur, de surcroît national-socialiste. Donc l’on peut, sans se focaliser là-dessus, établir quelque équivalence entre le patriotisme de la résistance ukrainienne et celui de la résistance française. Ceci dit, l’auteur de ces lignes se retrouve davantage dans l’attitude d’un Arthur Cravan, « déserteur de dix-sept nations », ou de Benjamin Péret fustigeant dans Le déshonneur des poètes tout patriotisme poétique. 

  Mais revenons au nationalisme. D’abord, en regard de la question posée  par Charles Reeve en amont : « Est-ce le nationalisme qui est la cause de la guerre ou bien, et le cas ukrainien semble le corroborer, la guerre est-elle l’activité barbare qui permet d’engendrer et de fonder l’idée nationale et le patriotisme qui en découle ? », je constate que seul se trouve évoqué « le cas ukrainien ». Et il en va de même pour le reste de l’article. Comment peut-on discuter pertinemment de nationalisme dans ce cas d’espèce si l’un des deux belligérants figure aux abonnés absents ? Quid de nationalisme russe alors ? De l’impérialisme russe, plutôt. 

  Plus en aval, lorsque Charles Reeve revient sur « la renaissance du nationalisme » en Ukraine, il l’associe à la période dite de Maïdan (hiver 2014) en évoquant de nouveau « un tournant décisif ». A savoir, indique-t-il, que « ces événements ont permis aux forces réactionnaires nationalistes et xénophobes, aux groupes minoritaires néo-nazis, de prendre une place importante dans la vie politique, probablement sans commune mesure avec leur force dans la société ». Le propos manque de clarté. Ces groupes néo-nazis n’ont pris une place importante que dans l’imaginaire de commentateurs qui ne seraient cependant pas tout à fait dupes de ce qu’ils avancent puisque cette « importance » ne serait pas corroborée par sa » force dans la société ». Reeve indique ici dans une note de bas de page que « peu à peu des reportages, témoignages et analyses confirment ce fait ». Je ne sais pas à quelles sources il se réfère puisqu’il ne les cite pas. Les miennes proviennent des travaux de chercheurs et d’historiens de l’Ukraine et de la Russie. Et, pour ne citer qu’eux, Alexandra Goujon, Adrien Nonjon, Anne de Tinguy ne confirment rien de tel. Sans nier l’activité de groupes ultra-nationalistes lors des journées de  Maïdan, encore faut-il remettre leur activité et leur influence dans de plus justes proportions. D’ailleurs, je ne le répèterai jamais trop, l’extrême droite s’est révélée inexistante dans les consultations électorales de l’après Maïdan, et les groupes néo-nazis sont restés très minoritaires. 

  Charles Reeve ne cite pas de noms, mais pour beaucoup de contempteurs du « nationalisme ukrainien » celui-ci s’incarne à travers Stephan Bandera : allié dans un premier temps aux nazis, puis arrêté par eux en juillet 1941, il sera ensuite incarcéré à Berlin, puis déporté dans un camp de concentration. Libéré en septembre 1944, Bandera refuse de collaborer avec les nazis mais n’en appelle pas moins à résister à l’armée rouge. Il sera assassiné en 1959 à Munich. Cette figure controversée a été réactivée sur le versant nationaliste lors des « politiques mémorielles » de la présidence Iouchtchenko entre 2005 et 2010. Le parti d’extrême droite Svoboda, davantage implanté dans l’ouest de l’Ukraine, se réclame de Bandera. Mais il faut relativiser l’importance que d’aucuns en France, dans les milieux campistes principalement, lui accordent : soit en essentialisant un peuple ukrainien toujours soupçonné de sympathies envers le banderisme, soit en surestimant les capacités de nuisance de groupes nationalistes minoritaires. Là aussi l’invasion de l’armée russe en Ukraine a rebattu les cartes, puisque le pouvoir poutinien se trouve rejeté, condamné et haï par la quasi totalité de la population ; y compris celles, russophones, les plus étrangères au discours des nationalistes galiciens.

  Dans la même note de bas de page citée plus haut Charles Reeve ajoute : « Il va sans dire que le reconnaître ne signifie nullement cautionner les propos propagandistes du régime tout autant totalitaire de Poutine » (c’est moi qui souligne). Procédons par ordre. D’abord ce que Reeve dit reconnaître renvoie à une interprétation on ne peut plus tendancieuse des faits, ou du moins devrait être très fortement nuancé. C’est vouloir reprendre implicitement des éléments de langage poutiniens ou ceux des idiots utiles qui vont les répétant. Ensuite la Russie est aujourd’hui devenue une dictature (ce qu’elle n’était pas lors de l’avènement au pouvoir de Poutine). Par contre, même si elle évolue en ce sens, l’on ne saurait à ce jour la qualifier de « régime totalitaire ». Une longue analyse serait nécessaire pour l’étayer. En face, ni l’Ukraine de 2014, ni celle de 2022, ne peut être qualifiée de dictature, et encore moins de « régime totalitaire » ! D’autres analystes, sans évoquer un quelconque totalitarisme, insistent sur la corruption sévissant en Ukraine. Mais en quoi ce que l’on peut ici mentionner se distingue-t-il de ce que l’on relève par ailleurs sous ce chapitre dans plusieurs pays de l’ancienne Europe de l’Est, aujourd’hui membres de l’Union Européenne ?

  L’analyse de Charles Reeve recoupe, depuis un autre argumentaire, celle de ceux qui renvoient dos à dos la Russie et l’Ukraine, leurs propagandes étant selon eux « à toutes choses égales ». Lors de tout conflit débouchant sur une guerre, chaque État utilise des moyens de propagande qui ne peuvent être confondus dans des situations bien définies : la Seconde guerre mondiale l’illustre éloquemment (entre l’activité propagandiste des États dits démocratiques et celle des États totalitaires). Cette grille de lecture vaut pour la guerre en Ukraine. En plus, mettre sur le même plan la propagande du Kremlin et celle de Kiev, s’avère également préjudiciable envers tous ceux qui en Russie résistent autant que faire se peut au pouvoir poutinien (avec les risques que l’on sait).

  Vers la fin de son article Charles Reeve revient sur le nationalisme. Il force quelque peu le trait en affirmant que « le nationalisme a toujours été engendré par le capitalisme ». D’autres causes y concourent et le développement du capitalisme peut produire des effets inverses. C’est même devenu une tendance dominante depuis la fin du siècle dernier avec le phénomène de mondialisation ou de globalisation. Ce que Reeve ajoute ensuite, d’un point de vue général, ne saurait être contesté. Mais lorsqu’il en vient au particulier, à la guerre qui « en Europe domine les esprits », le nationalisme convoqué correspond moins à la situation présente qu’il ne permet à l’auteur de renverser la perspective au point de nous asséner, eu égard le facteur déterminant de « la mobilisation nationaliste » (sans jamais évoquer la résistance du peuple et de l’armée ukrainienne) que « l’armée russe en Ukraine en fait les frais » ! Chez d’autres, pareil propos ne surprendrait pas. Mais venant d’un penseur et militant du calibre de Charles Reeve c’est renversant !  Tout ce qui concerne la responsabilité de la Russie est complètement évacué. Seul se trouve pris en considération ce nationalisme ukrainien dont la « victoire » supposée incite Charles Reeve à tenir ensuite un propos pessimiste sur « l’état des choses du monde », puisque dans cette projection « la pauvreté des exploités ne sera que plus vaste ». Cet escamotage tient du prodige durant le paragraphe conclusif si l’on ajoute que ce « nationalisme mortifère » ne se rapporte qu’à un seul pays, et qu’il n’est nullement question de la Russie ni de Poutine ! 


  Un rappel. Il importe de ne pas répondre à l’obligation qui nous serait faite de choisir entre deux impératifs dans la mesure où toute réponse, dans un sens comme dans un autre, reviendrait à nier d’autres choix, plus fondamentaux. Je reprendrai l’exemple, principiel, de la fin des années quarante, dans le contexte du début de la « guerre froide », où l’on sommait chacun de choisir son camp, celui du « communisme » ou du monde dit « libre » : les surréalistes (et la plupart des anarchistes) refusant eux de répondre à cette injonction en en donnant les raisons. Je l’avais par exemple illustré dans les lendemains des attentats islamistes de janvier 2015 en renvoyant dos à dos ceux qui, d’un côté dénonçaient « l’islamophobie », et de l’autre « l’islamo-gauchisme ». Ceci pour souligner, a contrario de ces deux postures, la nécessité de ne rien céder sur la critique de la religion - mais de toutes les religions ! - qui ne saurait être ni amendée, ni revue à la baisse. En revanche, dans certaines circonstances, il importe de bien choisir son camp, ou du moins d’apporter toutes les clarifications nécessaires qui président à l’établissement d’une prise de position. Par exemple la condamnation sans appel des guerres coloniales que la France menait en Indochine et en Algérie, ne signifiait pas pour autant que l’on devait accorder un blanc-seing au Vietminh et au FLN. Cela porte le nom de soutien conditionnel. Comme c’est de nouveau le cas pour l’auteur de ces lignes avec l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe : ce choix assumé relève du même type de condamnation. Ce qui suit, entend l’expliciter en prolongeant  « Réponse à un article de Charles Reeve sur la guerre en Ukraine » depuis un argumentaire qui entend faire le lien avec notre texte précédent sur la guerre en Ukraine.

  Bien que privilégiant une analyse en terme « d’économie politique » qui, à l’en croire, serait seule capable, a contrario des analyses de type géopolitique, de nous instruire sur la question ukrainienne et les causes de la guerre se déroulant en ce moment, Charles Reeve n’en rejoint pas moins in fine, comme nous l’avons vu, ceux qualifiés de « campistes », parangons de « la preuve par l’OTAN », qui reprennent une fois de plus du service comme si l’histoire n’en finissait pas de se répéter depuis des considérants rarement interrogés. Ce qui ne signifie nullement qu’il faille réviser les causes et la nature des guerres qui depuis les années 1960 (du Vietnam aux deux guerres du Golfe) sont indéfectiblement imputables à l’impérialisme américain. Il n’y a pas lieu de revenir là-dessus. Pourtant rien n’est jamais écrit ad vitam aeternam. Les deux administrations Obama sont celles d’un changement de doctrine dans le domaine de la politique étrangère. Mais surtout, par delà les errements sous son mandat de la diplomatie américaine, Donald Trump envisageait un moment de quitter l’OTAN ! En rompant ainsi avec le positionnement de type « faucon » du Parti Républicain. Les parlementaires républicains préférant avaler ce genre de couleuvre plutôt que de se mettre à dos un électorat (plus trumpiste que républicain), qui avait bien compris le message adressé par Trump : tout ça coûte trop cher dans la mesure, principalement, où les autres nations adhérentes à l’OTAN ne mettent pas suffisamment la main à la poche. Dans un domaine équivalent, même si les raisons diffèrent, Macron déclarait que l’OTAN était « en état de mort cérébrale ». Enfin vint Poutine ! La Russie, en envahissant l’Ukraine, réveillait la « belle endormie » et redistribuait les cartes à l’avantage indiscutable de l’Alliance Atlantique. Qui aurait pu imaginer, à la fin de l’année dernière, que plusieurs mois plus tard la Suède et la Finlande demanderaient à adhérer à l’OTAN ! Et je passe sur les bouleversements géopolitiques que l’apprenti sorcier Poutine a provoqué dans le monde, et en premier lieu en Europe.

  A travers l’évocation maintenant de cette gauche mélenchonienne, qui a brusquement changé de discours le 24 février dernier parce qu’il ne lui était plus possible, y compris mezzo piano, de soutenir la politique du Kremlin (quand bien même, pour le distinguer de celui de l’extrême droite, ce « soutien » relevait du tropisme géopolitique que nous venons d’évoquer et non d’un satisfecit à l’égard de la politique intérieure russe), je n’en constate pas moins que des passerelles existent entre le courant souverainiste de gauche et les « milieux » auxquels cette « réponse » entend s’adresser. On sait, pour rester avec Mélenchon, que son positionnement lors du bombardement intensif d’Alep par l’armée russe (le leader du Parti de Gauche refusant de le condamner) avait provoqué des remous à l’intérieur même du Front de gauche. On connaît moins le détail de quelques unes de ses prises de position à l’égard de l’Ukraine. Par exemple, en 2014 : « La Crimée est perdue par l’OTAN. Bonne nouvelle ». Ceci en incriminant ce que Mélenchon appelle « la politique aventurisme et irresponsable provoquée de fait par les autorités ukrainiennes ». Alors que, se retournant vers l’autre partie, Mélenchon s’insurgeait contre « la diabolisation de la Russie ». L’année suivante, il s’indignera du refus de Hollande de « vendre deux navires Mistral à la Russie, pour cause de conflit ukrainien ». 

  Enfin les deux exemples qui suivent sont accablants. En 2015 encore, Mélenchon dénonce lors de l’assassinat de l’opposant russe Boris Nemtsov « une ambiance de « sadamisation » contre Poutine (…) première victime politique » (sic). J’ajoute que Nemtsov fut très probablement assassiné parce qu’il était en train de constituer un dossier sur l’implication de Poutine et de son entourage au sujet de l’intervention militaire dans le Donbass. Des proches de l’opposant assassinés ont rédigé, en se basant sur les notes laissées par Boris Nemtsov, un rapport (présenté en mai 2015) dont l’importance semble avoir échappé à la grande majorité des commentateurs. Car ce rapport est le premier document en date étayant la thèse d’un projet poutinien de main mise sur l’Ukraine. Le second exemple, s’avère plus pernicieux encore. Toujours en 2015, Mélenchon entend faire la promotion d’un « paquet où seraient examinées toutes les anciennes frontières de l’URSS et peut-être aussi celles des pays de l’ancien camp soviétique ». Ce qui signifie que l’actuel dirigeant de LFI était prêt à rediscuter les frontières datant de la Seconde guerre mondiale, reprenant en ce sens des revendications  nationalistes en Russie ou dans l’Europe de l’Est. Ce type de discours pouvant être repris de même dans des secteurs de l’ultra-droite.

  Les mois passent et les opinions publiques finissent par s’habituer à une guerre dont on ne voit pas la fin. Ce qui tend à banaliser les informations en provenance de l’Ukraine, voire occulter des données pourtant importantes sur la guerre en cours. Pour se limiter à cet exemple, la sur-médiatisation de l’épisode ayant accompagné la finale de la Coupe d’Europe des clubs de football (où tout fut évoqué, sauf l’essentiel : que le football, ce qu’il représente, le fric qu’il met en jeu, génère ce genre de situation, de comportements, de gabegie) a presque passé à la trappe l’information selon laquelle les membres du bataillon Azoz, faits prisonniers par l’armée russe à Marioupol (déjà qualifiés de « néo-nazis » par le pouvoir poutinien, re-qualifiés de « terroristes » et de « criminels de guerre » pour l’occasion), seraient jugés en Russie où ils risquaient d’être condamnés à mort. Ce fameux « bataillon Azoz », à qui l’on doit la reprise de Marioupol en 2014 (ceci le désignait à l’attention particulière du Kremlin) était certes à l’origine composé d’ultra nationalistes. Ensuite les accords de Minsk de septembre 2014 ont intégré le bataillon Azoz dans la Garde Nationale. Ce qui signifie que les actions de ce qui restait un « bataillon d’élite » étaient depuis encadré par un statut disciplinaire. D’ailleurs les éléments les plus droitiers de ce corps d’armée l’avaient quitté à l’automne 2014 pour fonder le parti Corps National (l’un des trois éléments constitutifs de l’extrême droite ukrainienne qui, aux élections législatives de 2018, avec Svoboda et Section Droit, se signalera par son score dérisoire). Tout ceci, cependant bien documenté par des historiens de l’Ukraine, n’est pas sans provoquer des « accès de fixation » chez des personnes que l’on pensait pourtant dûment averties, certaines reprenant sans barguigner des éléments de langage poutiniens. Depuis un registre comparable - ceci dans la lignée des discours qui, au lendemain des attentats islamistes de janvier 2015 les condamnaient tout en laissant entendre, au sujet des victimes, qu’elles l’avaient bien cherché - l’on finit par se demander, devant des expressions équivalentes concernant l’invasion russe de l’Ukraine, si quelques uns de ces commentateurs n’auraient pas (en toute discrétion) préféré que Poutine réunisse dans son entreprise initiale pour, bien évidemment nous répondraient-ils, faire l’économie de tant de vies humaines et de toutes ces destructions ? 

  Laissons là cette interrogation, mais conservons nos commentateurs pour mettre en avant la donnée suivante. Cette façon, pensent-ils, de ne pas céder devant les diktats de l’impérialisme américain, de représenter une sorte de « pôle de résistance » aux USA, à l’OTAN, à l’Union Européenne (comme Poutine, dans son bunker du Kremlin, leur résiste malgré « la faiblesse de l’économie russe ») prend d’autant plus des accents maximalistes qu’elle occulte, néglige ou minimise cette donnée pourtant fondamentale : cela fait déjà un certain temps que l’Amérique, du moins son mode de vie, a colonisé la plus grande partie de la planète (y compris la Russie d’Eltsine, puis de Poutine). Et l’on ne saurait dissocier la puissance économique américaine de sa capacité à produire et diffuser partout dans le monde blockbusters, séries et produits culturels du « nouvel Hollywood » (comme autrefois ceux de l’ancienne « machine à rêves »), voire cette culture postmoderne en provenance des campus américains qui, à l’autre extrémité du spectre, tend à devenir dominante dans plusieurs universités françaises depuis ses versions « woke » et « cancel ».

  Devant, pour conclure, l’attitude de ceux qui, malgré les conséquences catastrophiques de la guerre en Ukraine, adoptent l’attitude du renard de la fable et tendent même à la renforcer, comment ne pas souligner que ce qui nous constitue sous ce chapitre en tant qu’êtres humains - du moins d’un point de vue libertaire - se trouve battu en brèche. Contre cette « tendance mortifère » qui fait bon ménage avec un certain cynisme politique (par exemple en circonscrivant ce conflit entre la maffia ukrainienne et le despotisme russe) quand elle ne s’efforce pas de débusquer quelque lièvre nazi depuis une réalité contemporaine ukrainienne qui n’en peut mais, il importe de toujours s’indigner devant ce qui même en temps de guerre relève de l’indignité, et de manifester notre solidarité pleine et entière envers le peuple ukrainien (ainsi que, selon d’autres modalités, cette partie du peuple russe opposée à la dictature poutinienne), C’est là bien sûr un choix a minima si on le compare avec d’autres exemples historiques (l’Espagne de 1937, la Hongrie de 1956, la Pologne de 1981…), mais il n’existe pas d’autre solution pour qui n’entend pas ajouter encore plus de confusion à celle déjà bien trop présente.

  Max Vincent

juin 2022