SUR LA GUERRE EN UKRAINE : VÉRITÉS ET LÉGENDES














  « Le Comité exécutif central panrusse de Russie et d’Ukraine m’a chargé de rétablir l’ordre sur le front dans le bassin du Donetz et sur ses arrières immédiats. Je proclame que l’ordre sera rétabli par une main de fer. Ennemis de l’armée rouge ouvrière et paysanne, profiteurs, koulaks, émeutiers, suppôts de Makhno ou de Grigoriev seront impitoyablement éliminés par les unités régulières sûres et fermes ».

Léon Trotsky : juin 1919


  « L’intérêt du pays et des travailleurs mêmes d’Ukraine est de ne pas laisser dévaster complètement le pays par ces nouveaux et indésirables maîtres-seigneurs ; il ne doit pas y avoir de place en Ukraine ni pour eux ni pour leurs tueurs rouges qui tyrannisent le peuple (…) Le peuple d’Ukraine doit déclarer au monde entier et le traduire en actes : hors d’ici les assassins et les bourreaux blancs et rouges ! « .

L’État-Major de l’armée insurrectionnelle d’Ukraine (makhnoviste) : avril 1920



  Dans un article publié le 3 mars 2022 sur le site Palim-Psao (« Une paranoïa de masse »), Sandrine Aumercier s’interrogeait en ces termes : « Comment se peut-il qu’une identité de gauche puisse signifier pour beaucoup encore, de facto, la reprise du discours de propagande de l’autocrate Poutine lui-même, reprise qui semble se passer d’une contre-expertise ? ». Ou, pour le dire autrement : comment des personnes se situant à gauche, à l’extrême-gauche ou à l’ultra-gauche, voire dans les camps libertaires et « radicaux » ont pu, même s’ils condamnaient l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, assortir cette condamnation d’un « Oui mais… » dont le contenu relativise sensiblement la dite condamnation. Ce qui se rapporte à ce « mais… » reprenant plus ou moins l’argumentaire poutinien.

  L’essentiel de ce qu’il faut retenir en quelques mots de la catastrophe en cours a été formulé par Noam Chomsky dans un entretien à la revue Ballast, daté du 4 mars 2022. Il y déclare, d’emblée : « Avant d’aborder la question, il convient de régler quelques faits incontestables. Le plus crucial est que l’invasion russe de l’Ukraine est un crime de guerre majeur, au même titre que l’invasion américaine de l’Irak et l’invasion de la Pologne par Hitler et Staline en septembre 1939, pour ne prendre que deux exemples marquants. Il est toujours judicieux de chercher des explications mais il n’y a aucune justification, aucune circonstance atténuante ». J’ajoute que nous sommes encore loin de mesurer toutes les conséquences d’une guerre qui va durablement affecter les populations du monde entier. Comme c’est déjà le cas, en termes de pertes de vies humaines, de destructions massives et de déplacements de populations sans commune mesure depuis la Seconde guerre mondiale, avec celle ukrainienne : dont chacun sait, à l’exception des soutiens déclarés ou objectifs de Poutine et de leurs affidés complotistes, de quoi il retourne.

  Une première digression, par association, sur l’extrême droite française. Celle-ci admire Poutine parce qu’il incarne pour elle par excellence le dirigeant « fort », « autoritaire », « viril », donc une figure de « chef », mais aussi parce qu’il défend les valeurs traditionnelles, s’oppose à l’Union européenne, aux USA et à l’OTAN, dénonce la décadence de l’Occident, et représenterait le meilleur rempart contre l’islamisme. Les deux candidats d’extrême-droite à l’élection présidentielle ont dû, contraints et forcés, condamner l’invasion russe de l’Ukraine sans pour autant le tenir pour le seul responsable de la guerre en cours. En cela, d’ailleurs, ils ne se distinguent pas des représentants de la gauche souverainiste. Zemmour pâtit cependant plus que le Pen de cette reculade, puisque sa candidature a pris du plomb dans l’aile depuis le 24 février. Sans doute ses déclarations frileuses sur les réfugiés ukrainiens ont détourné de lui une partie des électeurs votant habituellement pour la droite dite républicaine. Marine le Pen s’en sort mieux. Pourtant son admiration réitérée depuis dix ans pour Poutine, l’important prêt financier en 2014 par une banque russe au FN, son adoubement par le chef du Kremlin avant les élections de 2007, et son poutinisme plus fervent que la plupart des dirigeants européens d’extrême-droite mériteraient que ce qualificatif de « pute à Poutine », qui lui a été adressé, reste de saison.

  Si Zemmour et le Pen ne peuvent dire tout haut, élection oblige, ce qu’ils pensent tout bas, leurs relais russophiles ne se sont pas privés d’inonder la toile de fake news et de contenus complotistes dont beaucoup reprennent la propagande du Kremlin. A ce sujet signalons la reconversion depuis le 24 février de maints antivax ou covido-sceptiques qui désormais dénoncent le « nazisme ukrainien », la plus grande responsabilité des américains et de l’OTAN dans le conflit, quand ils ne nient pas celle de l’armée russe dans la destruction d’objectifs civils et ce qu’il faut bien appeler des crimes de guerre, pour ne pas dire plus. Pour les plus délirants l’Ukraine serait la base arrière d’un important réseau de pédophiles et accueillerait sur son territoire des laboratoires secrets américains préparant une nouvelle vague épidémique. 

  Deux mots sur le principal acteur de cette tragédie ukrainienne. Toute focalisation sur l’état de santé mentale de Poutine tend à occulter la dimension proprement politique de l’évolution de la Russie poutinienne. Il y a certes de la perversité chez le personnage (l’épisode du chien de Poutine en présence de Merkel l’illustre), mais la paranoïa dont on le gratifie renvoie plus à l’exercice d’un pouvoir de plus en plus personnel qu’elle ne saurait constituer un diagnostic satisfaisant. A ce titre, la scène hallucinante de la retransmission à la télévision russe du Conseil de Sécurité actant la reconnaissance par la Russie de l’indépendance des territoires séparatistes du Donbass - où l’on voit un Poutine en majesté humilier publiquement le responsable des services de renseignement - vaut de longs discours.

  Poutine n’est pas devenu de pied en cap le dictateur qui règne en maître incontesté sur la Russie de 2022. Il lui a fallu du temps, en se débarrassant progressivement de toute opposition, aujourd’hui plus criminalisée que réduite à l’état de coquille vide, pour arriver à ces fins. Poutine, qui fit ses armes au KGB, reste nostalgique de la grandeur de l’Union soviétique. D’où sa propension à récuser la partition consécutive à la dislocation de l’URSS pour tenir le discours révisionniste selon lequel l’Ukraine n’existerait pas, ou plutôt qu’elle serait une « partie indéniable de l’histoire de la Russie » (oubliant au passage que la principauté de Kiev est antérieure à celle de Moscou), de sa « culture », de son « espace spirituel ». En faisant ici porter la responsabilité de la création de « l’Ukraine contemporaine » à Lénine et aux bolcheviks.

  J’en viens aux objections qui, à droite comme à gauche, laissent entendre que malgré tout les responsabilités de l’invasion de l’Ukraine et de la guerre qui s’ensuit seraient en partie partagées. Une assertion souvent indexée sur l’argumentaire « deux poids deux mesures ». N’a-t-on pas par exemple relevé que lorsque le Kremlin envoyait en janvier 2022 des chars au Kazakhstan, pour y réprimer les manifestations populaires contre le régime, les opinions publiques, principalement occidentales, ne semblaient pas y accorder véritablement de l’importance. Ceci, ajoutent-ils, se révélant surtout flagrant par comparaison avec la manière dont ces mêmes opinions publiques réagiront plus d’un mois plus tard devant l’occupation par l’armée russe de l’Ukraine. Mais l’on ne saurait comparer la première intervention, déjà limitée sur le plan militaire (et auxquelles ont participé d’autres pays de la région) avec la seconde. Ensuite cette demande s’est faite dans le cadre de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) : une organisation créée en 2002 à l’initiative de la Russie, la Biélorussie, l’Arménie, et des trois républiques de l’Asie centrale (une sorte de surgeon du Pacte de Varsovie). Indiquons que pour justifier pareille demande d’intervention, qui remettait en cause le principe fondateur de l’OTSC (assurer la protection des pays membres contre des agressions étrangères), le pouvoir kazakhstanais évoquera des actions menées par des terroristes téléguidés par des puissances évidemment étrangères. Nous verrons plus loin que ce « deux poids deux mesures » se trouve illustré par d’autres exemples.

  Cependant la principale objection porte sur le rôle de l’OTAN, véritable serpent de mer pour ceux qui peu ou prou entendent « excuser » Poutine. Une objection autant entendue à l’extrême-droite que dans la gauche souverainiste ou une partie de l’extrême-gauche (voire au-delà). D’où le discours selon lequel certes l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe doit être condamnée mais l’OTAN (et à travers elle les anglo-américains et dans une certaine mesure l’UE) en porte en partie la responsabilité. Certains commentateurs renvoient même dos à dos l’agresseur et ceux qui, selon eux, l’ont contraint à intervenir en ce sens. Sandrine Aumercier relève justement que « parler de propagande russe ou de propagande occidentale sans mentionner la différence essentielle que constitue, d’un seul des deux côtés, l’accès à une information multiple et contradictoire constitue - comme le dénoncent du reste certains russes eux-mêmes - une obscénité pour tous ceux qui risquent de finir en prison s’ils défendent un autre point de vue que le point de vue officiel ». C’est également la position de Temps critiques (l’article « Guerre du capital et antennes anti-impérialistes : l’Ukraine ») qui depuis la critique du même constat (« la propagande ukrainienne vaut bien la propagande russe ») précise : « C’est un coup de poignard contre tous les manifestants et les personnes, qui mènent aujourd’hui une lutte certes minoritaire contre la guerre en Russie (…). Parler en terme de pure propagande de la part des protagonistes et des deux côtés, c’est faire comme si cette propagande effaçait la mémoire des faits passés ». Quand on sait que l’opposition en Russie depuis le 24 février se trouve à ce point criminalisée que même la mention des mots « guerre » et « invasion » relève d’une peine de prison, cela disqualifie encore plus les « bonnes âmes » qui diluent ainsi les responsabilités.

  Revenons à l’OTAN, puisque beaucoup s’accordent à dire qu’en réalité, par delà le discours propagandiste de la Russie à usage interne ou à destination de ses soutiens extérieurs (la fiction d’une Ukraine nazifiée, et génocidaire à l’égard des populations du Donbass) pour justifier l’invasion de l’Ukraine, Poutine ne supportait pas - il n’en a jamais fait mystère - l’idée que l’Ukraine puisse un jour ou l’autre adhérer à l’OTAN. Il convient de prendre du recul pour tracer les grandes lignes d’une histoire dont nous ferons remonter les prémices à l’éclatement de l’URSS. Avant d’entrer dans ce détail deux données doivent être soulignées : d’abord la Russie, y compris avec Eltsine, s’est régulièrement opposée à l’élargissement de l’OTAN vers l’Est ; ensuite l’OTAN n’a jamais promis à la Russie qu’elle ne s’élargirait pas. On peut toujours regretter que la dissolution du Pacte de Varsovie n’ait pas entraîné celle de l’OTAN. Le passif de l’Alliance Atlantique est surtout à mettre sur le compte de son intervention en 1999 au Kosovo (dont on rappelle qu’elle n’avait pas obtenu l’approbation du Conseil de sécurité), et plus tard en Afghanistan. En revanche, la création en 1997 du Conseil OTAN-Russie avait pour objectif de favoriser des relations de coopération et de sécurité mutuelle entre les deux parties. De 1999 date l’intégration de la Pologne, la Hongrie et la Tchécoslovaquie à l’OTAN, suivie en 2004 par la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie et les Pays Baltes. D’autres adhésions suivront, toujours en Europe. Sinon la Russie a signé, entre 1990 et 2009, de nombreux accords internationaux au travers desquels elle s’engageait à respecter les frontières de l’Ukraine ainsi que sa souveraineté.

  En 2014, suite à l’invasion de la Crimée par l’armée russe et le rattachement de cette province ukrainienne à la Russie (en réaction au mouvement Maïdan), l’OTAN suspend sa coopération avec la Russie. Une année également marquée par l’émergence de mouvements séparatistes pro-russes dans la province du Donbass, frontalière de la Russie. D’où un conflit armé entre l’armée ukrainienne et les forces séparatistes, aidées par la Russie, qui n’a pas cessé malgré des périodes de rémission (celles consécutives aux deux accords de Minsk). 

  C’est dans un contexte tendu sur le plan international (provoqué en partie par la présence de 100 000 soldats russes à la frontière ukrainienne), que la Russie adresse le 15 décembre 2021 deux projets de traités, l’un aux États-Unis, l’autre à l’Otan et aux pays de l’Alliance Atlantique, ceux de dispositions censées assurer la sécurité de la Russie. Dans ces propositions se trouve réitérées la renonciation de l’OTAN à l’adhésion de l’Ukraine et de la Georgie, ainsi que celle de l’élargissement de l’Alliance Atlantique vers l’Est de l’Europe. Y figurent trois autres exigences : l’arrêt de la coopération militaire de l’OTAN avec les pays postsoviétiques, le retrait des armes nucléaires étasuniennes de l’Europe et le retrait des forces armées de l’OTAN aux frontières de 1997. Ces trois dernières demandes étant évidemment irrecevables. D’où ensuite cette partie de poker menteur entre la Russie et les occidentaux au sujet des projets d’invasion de l’Ukraine par l’armée russe. La seule certitude étant, ceci rappelé haut et fort par Biden, que l’Ukraine ne faisant pas partie de l’OTAN (cette adhésion n’étant pas de surcroît à l’ordre du jour) cette dernière n’interviendrait pas en cas d’agression russe. Pour ceux, la majorité, comme l’auteur de ces lignes, qui malgré tout doutaient que la Russie franchisse ce pas, la reconnaissance par Poutine le 22 février de la souveraineté des séparatistes sur les deux provinces du Donbass venait dissiper cette illusion. Les séparatistes, c’était le but recherché, pouvaient ainsi « légitimement » faire appel à l’armée russe. 

  Ces précisions s’avèrent nécessaires pour prolonger notre analyse sur ceux qui, en France, font figure en quelque sorte d’alliés objectifs de Poutine en défendant une position « campiste » (dans le sens où l’ennemi est d’abord ou exclusivement l’impérialisme américain). Une position qu’un camarade libertaire qualifie « d’une atrophie mentale de type hémiplégique qui consiste à considérer que seuls les États-Unis peuvent être impérialistes et qu’il faut donc soutenir n’importe quel État ou mouvement politique sur la planète du moment qu’il s’oppose aux États-Unis et au camp occidental ». C’est pourtant le point de vue que défend Jacques Fradin (son texte « Le grand retour des guerres interimpérialistes », disponible sur Lundi Matin) qui nous apprend que le projet d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN « est une déclaration de guerre. A laquelle la Russie a répondu inévitablement ; le projet d’inclusion de l’Ukraine dans l’OTAN ne laissait aucun choix à la Russie, sauf de manière rampante ». Ce projet qui déjà datait du début de ce siècle (lors de la « révolution orange ») n’était pourtant pas à l’ordre du jour en février 2022, comme je viens de le rappeler. Jacques Fradin invente le concept de la guerre par anticipation. Heureusement que ce concept est resté pour ainsi dire à l’état lettre morte parce que l’humanité n’y aurait pas survécu. Autre exemple de ce poutinisme impénitent, Fradin fait écho au propos cité plus haut de Poutine quand, depuis une référence au « peuple ukrainien », il se demande benoîtement : « Un tel peuple existe-t-il ? ».

  Nous poursuivons cet inventaire avec Branco Marcetic (article sur le site LVSL : dont le titre, « L’invasion de l’Ukraine renforce la fraction militariste des élites américaines », résume bien ce que ces commentateurs retiennent de la guerre en Ukraine). Cet auteur admet comme « probable que le Kremlin ait réellement projeté d’envahir l’Ukraine depuis des mois, comme responsables occidentaux l’affirment ». C’est même plus que probable, et nous en aurons la confirmation tôt ou tard. Cependant Marcetic, ceci posé, se demande si les mêmes ont « contribué à déclencher ce qu’ils prétendaient vouloir éviter ». Une seconde interrogation (« En refusant toute négociation et en conduisant à un accroissement des tensions dans la région n’ont-ils pas mis en place un terreau favorable que Poutine a su exploiter ? ») vaut également comme affirmation. Si en terme de tensions les torts sont partagés, Marcetic s’abstient de mentionner tout ce qui viendrait contredire l’aspect unilatéral de son raisonnement. La Russie poutinienne avançait ses pions sur un échiquier en se dotant d’une stratégie qui devrait, en cas de victoire, faire revenir l’Ukraine dans le giron russe (ou grand-russe en l’occurrence). Plus loin, Marcetic, en se référant à « l’enlisement du conflit en cours » évoque alors la Syrie : une comparaison qui ne manque pas de sel puisque, à lire l’auteur, ce sont « les livraisons d’avions américaines en Syrie » qui auraient alimenté « le phénomène djihadiste ». Une curieuse relecture de l’histoire, qui en plus se garde bien de dire un mot sur le déluge de feu russe, visant bâtiments et populations civiles, qui s’était abattu en 2016 sur Alep : prolongeant Grosny et anticipant Marioupol. Ceci pour conclure, nous revenons à l’invasion russe de l’Ukraine et ses conséquences, que « c’est l’extrême-droite ukrainienne, y compris sa frange néo-nazie - qui risque de bénéficier de cette ingérence ». Alors que Poutine entendait dénazifier l’Ukraine, la résistance ukrainienne et l’aide apportée à celle-ci par les américains et les européens, renversent la perspective. Comment ne pas condamner impérativement pareille ingérence ! On comprend que Branco Marcetic soit mécontent. Si nous ne vivions pas en direct la pire catastrophe géo-politique depuis la Seconde guerre mondiale il y aurait de quoi rire.

  Ce Marcetic nous donne l’occasion, avant de répondre au troisième commentateur, de faire le point sur cette fiction d’une « Ukraine nazifiée ». C’est particulièrement désolant de constater que des intellectuels et militants que l’on croyait pourtant avertis (nous en aurons un autre exemple juste après) reprennent sans barguigner la propagande du Kremlin en la matière. On pourrait se contenter de signaler que le candidat d’extrême-droite - du parti Svoboda - aux dernières élections présidentielles ukrainiennes de 2019 n’a pas dépassé 2%, et que les élections législatives qui s’ensuivaient (où deux autres partis d’extrême-droite s’étaient joints à Svoboda) n’ont envoyé nul candidat de cette tendance au parlement ukrainien (cette liste n’ayant même pas atteint 3%). Si l’on prend en considération cette donnée chiffrée, en regard d’une Ukraine soi-disant « nazie », Poutine aurait été plus avisé de venir bombarder la France (où l’extrême-droite dépasserait 30% dans les deux cas de figure). Et en plus ce peuple nazi élit un président Juif ! C’est à n’y rien comprendre : Hitler doit se retourner dans sa tombe !

  Il est vrai que cet exemple, pourtant plus que parlant, est totalement absent de la propagande russe et de ses relais français. Alors, qu’est-ce qui lui permet de répéter sur tous les tons que l’Ukraine serait nazie et de trouver dans l’hexagone des idiots utiles pour l’accréditer ? Les prémices de cette fiction d’une « Ukraine nazifiée » datent des années 2004 et 2005, des lendemains de la « révolution orange », donc d’un rapprochement de l’Ukraine avec l’Europe occidentale. D’où, sous la présidence Iouchtchenko, la volonté de faire appel à un « mémorial ukrainien » corollaire d’une « désoviétisation » de la société. La présidence suivante, pro-russe, bloque ce processus mais le mouvement Maïdan l’inverse. Poutine qualifie Maïdan de « coup d’État organisé par des fascistes et des nazis ». Ce qui reste la ligne officielle du Kremlin jusqu’à ce jour. Nous n’avons pas pour autant répondu dans le détail à la question posée plus haut. D’abord, durant la Seconde guerre mondiale, les nationalistes ukrainiens de l’UPA ont dans un premier temps (avant de s’y opposer) collaboré avec les nazis qui occupaient le pays en pensant que l’Allemagne victorieuse accorderait l’indépendance à l’Ukraine. Signalons aussi que le nombre de soldats incorporés à la Wermarcht s’avère dix fois inférieur à celui de ceux ayant combattu dans l’armée rouge. Ensuite le fameux groupe paramilitaire ultra nationaliste Azoz (ainsi que d’autres groupes de cet acabit), qui s’était illustré l’année 2014 en reprenant Mariopol, que venaient d’occuper les forces pro-russes du Donbass, a rapidement été intégré dans l’armée ukrainienne après les premiers accords de Minsk. Il ne comporte plus aujourd’hui dans ses rangs le noyau dur extrême-droitier de ses débuts. 

  Enfin, la propagande du Kremlin met l’accent sur le fait que l’Ukraine a été en 2021 le seul pays, avec les États-Unis (tous les pays européens et ceux du monde occidental s’étant abstenus) à s’opposer à un projet de résolution présenté par la Russie, visant à « condamner la glorification du nazisme et du néo-nazisme » et des « pratiques de discrimination raciales ». En réalité, ce texte proposé régulièrement depuis 2005 au vote de l’ONU,  « est une manoeuvre politique qui prend appui sur des faits réels - l’existence de sites racistes, antisémites, révisionnistes, dans pratiquement tous les pays du monde - pour viser des États, notamment les États Baltes et l’Ukraine qui apparaissent aux yeux de Moscou comme étant les continuateurs des mouvements collaborationnistes », précise Jean-Yves Camus. C’est même une manoeuvre grossière parce que cette résolution, si on sait lire, a principalement été rédigée pour incriminer l’Ukraine, et accessoirement les pays Baltes ou les anciens États membres du Pacte de Varsovie. 

  Notre dernier commentateur, Yvan Segré (l’article « Le trio infernal : Poutine, l’OTAN et les néonazis », disponible sur Lundi matin) reprend explicitement la vision poutinienne d’une « Ukraine nazifiée » en s’appuyant sur les exemples que nous venons de citer. Comme Branko Marcetic il pense que la guerre que mène la Russie va « faire basculer l’Ukraine corps et âme dans le giron des néonazis et non d’éteindre l’incendie ». Sur un autre plan Segré emboite le pas à Jacques Fradin pour se plaindre d’un traitement disproportionné entre l’intervention militaire en Ukraine (au sujet de laquelle il a l’impudence, ou l’imprudence, d’avancer que seule une « centaine de victimes » a décidé d’un « embargo sur le gaz et le pétrole russe » !) et l’intervention des pétromonarchies au Yemen. Cela n’empêche nullement de dénoncer le rôle de l’Arabie Saoudite et des Émirat arabes unis (voire en face celui de l’Iran, dont Segré ne dit mot) dans le conflit yéménite mais l’on ne saurait comparer ce qui est incomparable. Entre autres raisons, toutes les rappeler serait fastidieux, parce que le risque de voir la Russie faire appel à l’arme nucléaire, qui semble moins d’actualité depuis plusieurs semaines, ne reste pas tout à fait exclu au moment où nous écrivons ces lignes (nous avons frôlé le pire lors du bombardement, puis de l’occupation par l’armée russe du site de Tchernobyl). 

  Dans un article (« L’Empire est un chaos, l’Empire est parano »), disponible sur Lundi matin), Serge Quadruppani nous livre des éléments d’analyse critique sur Poutine, le complotisme, le campisme, l’anti-impérialisme autant pertinents que bienvenus. Nous le suivons également  quand il indique qu’un « sentiment positif comme la solidarité pour ceux et celles qu’agressent les puissances devrait être un réflexe minimal ». C’est pourquoi, vers la fin de l’article, le lecteur, qui déjà s’interroge d’apprendre que confronté à une situation comme l’est celle de l’Ukraine aujourd’hui « il faut savoir accepter la réalité, c’est à dire qu’on ne compte pour rien. Et prendre du temps pour redevenir quelque chose », ne s’attend peut-être pas à découvrir juste après, sous la plume d’un auteur comme Quadruppani, l’assertion selon laquelle « on peut trouver particulièrement insupportable l’adoption-réflexe, trop fréquence encore en milieu radical, d’une posture arrogante qui nous a déjà joué bien des tours ». On subodore alors, compte tenu du contenu de l’article, de l’orientation indiquée, que Quadruppani va se retourner contre  quelques uns de ceux qui sont intervenus récemment sur l’Ukraine, en des termes comparable à cet « ami, traducteur et poète délicat » pour qui soutenir les ukrainiens participe d’un exercice de propagande. Mais non ! Quadruppani se rapporte ici au « ton hautain », au « goût de la provocation et du scandale, vieille tradition française héritée des surréalistes et des situs ». La surprise est complète. C’est comme si l’auteur d’un roman policier ne livrait pas le nom du véritable coupable dans les dernières pages de son récit. On sait que Serge Quadruppani n’en finit pas de régler des comptes avec Guy Debord, mais quel rapport entre les tribulations de Debord dans l’Italie des années 70 et ce dont il est question dans cet article ? Si au tout début de la guerre froide, lors de l’implosion en France du Rassemblement Démocratique Révolutionnaire, les surréalistes, implicitement sommés de se prononcer en faveur de l’un ou l’autre bloc, refusaient à juste titre de choisir entre l’impérialisme américain et l’impérialisme soviétique, nul doute qu’aujourd’hui leur soutien à l’Ukraine serait dicté par des considérations comparables aux nôtres (et à celle de Quadruppani !).

  Je trouve regrettable que cette « actualité » n’ait pas incité, ou pas suffisamment,  historiens concernés ou auteurs libertaires à nous remettre en mémoire l’épopée de la Makhnovtchina, dont les combats, qui les opposèrent aux armées Blanche et Rouge (voire aux nationalistes ukrainiens) dressent une cartographie de l’Ukraine qui est presque le décalque de l’actuel terrain des opérations de guerre. On me répondra, non sans raison, que l’on ne saurait comparer la société - « sans maîtres ni esclaves, sans riches ni pauvres », celle de « soviets libres » basés sur la démocratie directe - à laquelle aspiraient Makhno et ses camarades de l’armée insurrectionnelle, avec ce que notre soutien à la résistance ukrainienne indique et signifie. C’est d’abord en réaction à l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, à l’occupation du pays et à ce qu’elle génère, ceci étant pour toutes les raisons plus haut mentionnées éminemment condamnable, que nous soutenons le peuple ukrainien. Cela n’a rien de révolutionnaire, ni ne constitue un blanc seing en faveur du pouvoir ukrainien. Mais sinon ce serait, d’une part insulter ceux qui en Russie prennent les risques que l’on sait pour dénoncer et combattre le pouvoir poutinien ; d’autre part, mettre l’indignation dans sa poche, ou adopter l’attitude du renard de la fable, reviendrait à s’aligner peu ou prou sur ceux qui, dans le monde occidental, en renvoyant plus ou moins certes les belligérants dos à dos, se comportent dans des proportions variables comme des alliés objectifs du maître du Kremlin.

  Dans un tout autre domaine, au sujet de la situation des artistes russes en activité dans le monde occidental, soutiens de Poutine ou pas, toute question portant sur leur responsabilité reste posée, mais ne saurait se transformer en règle punitive à l’aune de ce que signifie pour un grand nombre de ces artistes l’obligation de prendre parti à la demande d’une institution culturelle. En revanche, vis à vis de défenseurs trop zélés  de l’Ukraine, ou de transfuges des cultures woke et cancel, il importe de s’opposer aux responsables culturels qui font également porter la responsabilité de ce que commet l’armée russe en Ukraine sur Dostoïevski, Tchekhov, Tchaikovsky, Moussorgski, etc. Ici la « solidarité avec l’Ukraine » se situe au niveau de « la solidarité avec les femmes » (la Carmen florentine revue et surtout corrigée par #meetoo) ou de la « solidarité envers les peuples polynésiens » qui vise à interdire ou à encadrer toute exposition sur Gauguin.

  Pourtant, en regard de cette tragédie ukrainienne, comment ne pas évoquer Dimitri Chostakovitch et ses deux symphonie de guerre (la Septième et la Huitième), au sujet desquelles Laurent Sagalovitsch écrit : « Les écoutant aujourd’hui, il suffit de fermer les yeux pour se retrouver quelque part en Ukraine. On y entend le vrombissement des chars, le vacarme désordonné des bombardements, le sifflement des canonnades,  le désarroi des populations civiles, l’angoisse, la peur des combattants, la terreur au quotidien, la fuite, le bruit, les mutilations des corps broyés, l’affreuse musique de la guerre qui broie et mutile ce qui reste de l’espérance humaine ». Ceci dans la Huitième, principalement, dont le premier mouvement qui, après un thème de « musique de glaciation », devient paroxystique (jamais peut-être pareil cri de révolte de s’est fait entendre en musique) : il s’agit certes d’une dénonciation de la guerre et de son cortège d’horreurs, mais il n’est pas interdit d’y entendre également celle de toute oppression. Et puis les bombardements russes ont remis d’actualité la Treizième symphonie (Babi Yar), la dernière passe d’armes entre Chostakovitch et le pouvoir soviétique. Une oeuvre chorale qui tout en dénonçant, depuis les vers d’Evtouchenko, l’exécution par les nazis en 1941 de milliers de Juifs, n’évoque pas moins l’antisémitisme latent dans l’Union soviétique de l’après guerre. Alors, écoutons, réécoutons Chostakovitch !


Max Vincent

avril 2022