LE CAS WAGNER, DITES- VOUS ?



A la mémoire de Francis Pagnon



« Je désire avec passion la révolution, et le seul espoir d’en être encore le témoin et d’y prendre part me donne à la vérité le courage de vivre «  

Richard Wagner : lettre du 2 juillet 1851 à Ernst-Benedikt Kietz



Il y a comme un paradoxe pour qui, comme l’auteur de ces lignes, entend concilier dans la mesure du possible sa vie et ses idées - et donc par voie de conséquence le « vivre » et le « créer » (de l‘oeuvre proprement dite à toute production intellectuelle) - de le voir défendre Richard Wagner qui, sur les plans humain, personnel, relationnel, n’a pas été de manière constante à la hauteur d’une oeuvre lyrique qui reste, malgré la renommée de ce compositeur (sur lequel on a plus écrit que n’importe quel autre de ses pairs), très controversée pour des raisons autant musicales qu’extra-musicales (les deux s’entremêlant parfois : par contamination, diraient d’aucuns, du premier par le second).

Ceci est également vrai pour d’autres (écrivains, plasticiens, cinéastes, etc) mais ce hiatus, pour ne pas quitter le domaine musical, prend peut-être plus d’importance avec Wagner si l’on ajoute qu’il écrivait également les livrets de ses opéras (sans parler de ses écrits théoriques, nombreux et variés). Sans doute, pour revenir à ce paradoxe, la contradiction qui en résulte parait insurmontable. C’est dire qu’il faut tenir bon d’un côté, pour soi comme pour ceux qui excipent de la cohérence relevée ci-dessus pour garantir l’efficience de l’idée, de la création, d’une production intellectuelle, afin de les mettre à l’épreuve d’une vie, et réciproquement. Et de l’autre côté, il importe de faire la part des choses, d’une oeuvre à l’autre, entre celles qui « résistent » parce qu’elles contiennent, y compris contre ce que nous savons de la vie de l’auteur ou d’idées défendues à un moment donné, cet aspect émancipateur sans lequel l’art ne serait que pur divertissement, décoration, illusion ou consolation. Ce qui signifie qu’il existe une ligne de partage des eaux que les limites de ce court essai ne permettent pas de relever sur toute la carte. J’ajoute cependant, pour ne citer que des auteurs ayant précédemment attiré l’attention de « L’herbe entre les pavés », que le massif sur lequel prend naissance le fleuve Wagner (voire celui qui s’attache au nom de Céline) est rigoureusement différent de celui où l’on relève par exemple la présence d’un Heidegger ou d’un Aragon. Mais ceci est une autre histoire que nous envisageons de reprendre un jour ou l’autre.

Il n’est pas question d’occulter les raisons pour lesquelles Wagner, hier comme aujourd’hui, suscite la controverse. Dans ce registre la question de l’antisémitisme prend encore plus d’importance depuis une trentaine d’années. Mais après tout ce n’est pas cet aspect-là qui se trouve le plus mis sous le boisseau. Avant de rencontrer la pensée de Schopenhauer Wagner a embrassé la cause de la révolution. Ce qui lui valut, après l’insurrection de Dresde en 1849 à laquelle il participa, d’être interdit de séjour en Allemagne durant onze ans. Wagner se réfugia d’abord à Paris, puis s’installa à Zurich. Eût-il été arrêté il aurait été lourdement condamné (à l’instar de ses amis Röckel et Bakounine, condamnés à mort dans un premier temps). Le proscrit ne s’amenda pas pour autant : disant vouloir « faire la révolution où que je me présente », ou pratiquer « le terrorisme dans l’art », ou rêver de représentations théâtrales à l’issue desquelles « le théâtre serait abattu et la partition brûlée ». C’est dans ce contexte que Wagner écrit les livrets des quatre opéras de la Tétralogie (L’Anneau du Nibelung ). La suite, la découverte de Schopenhauer, le retour en grâce de Wagner, l’épisode Louis II de Bavière, le soutien du compositeur à la « Grande Allemagne », est connue. On sait moins, en revanche, que Wagner vers la fin de sa vie retrouva quelques unes de ses convictions révolutionnaires.

On peut distinguer quatre séquences dans la vie de Richard Wagner. D’abord celle des « années de jeunesse », durant lesquelles le compositeur, nullement enfant prodige, se cherche. Cette période se clôt avec l’opéra Rienzi. Lui succède celle de la « première maturité » : où Wagner devient Wagner (en composant Le Vaisseau fantôme, Tannhäuser, Lohengrin). Qui comprend également les « années révolutionnaires » (avec le corpus des textes théoriques leur étant associé, puis de rédaction de la Tétralogie). La période de la « seconde maturité » qui suit, plus longue et davantage connue, celle de l’émergence du wagnérisme, a été rapidement évoqué ci-dessus. Enfin la dernière période correspond aux années de composition de Parsifal et à celles précédant la mort du compositeur.

Sans Wagner nous n’aurions pas eu ensuite Mahler, Schoenberg, Berg (le meilleur de la musique à venir), et même le Pelléas de Debussy (là l’influence se limite à Parsifal ). Parsifal justement, le dernier opus de Wagner, dans lequel plus qu’ailleurs se dessine la postérité du compositeur, apporte le témoignage d’une contradiction sans équivalent dans le domaine de l’art lyrique. A partir d’un livret discutable, pour ne pas dire plus, Wagner a écrit une musique sublime, peut-être la plus sublime jamais écrite dans l’histoire de la musique occidentale. En témoigner depuis la contradiction relevée ci-dessus n’est pas une mince affaire. C’est vouloir faire le choix, voire le pari de l’émancipation musicale ici en l’occurrence contre ceux qui, de manière générale, occultent cet aspect émancipateur (et aussi novateur, comme on le retrouve par ailleurs dans la Tétralogie et Tristan ) en réduisant Wagner à l’imagerie transmise par un siècle de wagnérisme, ou à son antisémitisme, voire pire en en faisant un précurseur du nazisme. Mais également, depuis Parsifal toujours, c’est vouloir renverser la perspective pour dire en quoi cette musique annonce la tragédie du siècle à venir.

La première partie de ce texte (« Wagner et sa postérité ») a été écrite il y a quinze ans. Elle doit beaucoup à l’ouvrage de Francis Pagnon, En évoquant Wagner, publié en 1981 aux Éditions Champ Libre : un livre scandaleusement ignoré lors de sa parution. Ce texte lui est dédié. La seconde partie (« Retour sur la Tétralogie ») a été rédigée en 2010. Les troisième et quatrième parties (« Wagner et l’antisémitisme ») et (« Parsifal pour conclure ») datent de ce printemps 2016. Tout comme les notes de bas de page (toutes écrites en mai 2016). Celles-ci sont largement redevables à la lecture de la Correspondance entre Richard Wagner et Franz Liszt dans la nouvelle édition Gallimard présentée et annotée en 2013 par Georges Liébert. Le témoignage, parmi d’autres, d’un compositeur décisif dans l’évolution de l’art musical, mais qu’il importe ici de souligner parce que ces pages nous confrontent au Wagner qui, plus qu’aucun musicien toutes époques confondues, entendait mettre en relation sa révolte devant les conditions d’existence, la révolution à laquelle il aspirait, et la musique (ou l’art lyrique) qui devait en advenir. Celui dont le poète et révolutionnaire Georg Herwegh écrivait dans une lettre à Ludwig Feuerbach, datant de décembre 1851 (qui reprend l’information erronée selon laquelle Bakounine serait décédé sur son lieu d’emprisonnement ) : « Depuis que mon ami Bakounine est mort je ne connais aucun homme qui, tant au point de vue des sentiments que sous le rapport de l’intelligence, soit de nature réellement révolutionnaire, en dehors de toi et de Wagner ».


WAGNER ET SA POSTÉRITÉ


« Mais vint un homme qui fit tout sauter avec violence : Richard Wagner « 

Anton Webern : Le Chemin vers la nouvelle musique

On n’en finira jamais avec Richard Wagner. De longues années après ma découverte de ce compositeur, les raisons qui m’incitent à écrire sur ce musicien allemand n’ont qu’un rapport lointain avec l’intérêt que je portais autrefois à cette musique. Par exemple, pour ne retenir à ce stade que les deux critères suivants, je n’associais pas particulièrement l’oeuvre de Wagner à la modernité, et je réservais l’adjectif « tragique » à d’autres compositeurs. J’ajoute que l’écoute des seuls ouvertures et préludes, comme c’était le cas tout d’abord, ne plaidait pas en faveur de l’approfondissement d’un tel univers musical. J’avais alors il est vrai des réticences à l’égard de l’art lyrique qui s’expliquaient par le statut du genre opéra dans nos sociétés contemporaines, du caractère « bourgeois » donc de son public. Cependant la musique, en l’occurence, finit par avoir le dernier mot. Et pas que la musique puisque le livret, la dramaturgie plus précisément y contribua certainement de manière autant décisive par un détour plutôt singulier. Je veux dire qu’Il me fallut passer par les deux grands opéras d’Alban Berg pour mieux revenir aux ouvrages lyriques de Wagner. Enfin la lecture de En évoquant Wagner, de Francis Pagnon, me confrontait à un Wagner que je méconnaissais : le révolutionnaire des journées de Dresde et de l’exil zurichois (la rédaction des livrets de L’Anneau du Nibelungen en étant le prolongement dramaturgique).

Charles Baudelaire, pour revenir à cette « modernité » évoquée plus haut, n’est pas l’exact contemporain de Richard Wagner puisque ce dernier survécut seize ans à l’auteur des Fleurs du mal. Mais leurs noms se trouvent associés à travers l’un des textes critiques les plus connus du premier, Richard Wagner et Tannhäuser à Paris. Autant qu’une défense et illustration de l’opéra du musicien allemand, ce long article brosse un portrait musical de Wagner qui par certains côtés ressemble étrangement à Baudelaire. Pourtant il paraît difficile de se référer à l’opéra Tannhäuser pour traduire en quoi Wagner représentait alors, à l’instar de Baudelaire dans son domaine, le parangon de la modernité musicale du XIXe siècle. Il s’agit d’une longue conquête en ce qui concerne Wagner : Tristan en sera l’aboutissement, puis Parsifal donnera quelques clefs pour l’avenir. Cependant, pour prendre la mesure du chemin parcouru, il convient auparavant de remettre en perspective Richard Wagner dans son époque.

Ce musicien et dramaturge allemandreste le compositeur le plus controversé de l’histoire de la musique occidentale, mais il l’est souvent pour des raisons extra-musicales. C’est vouloir dire que celles-ci interfèrent à ce point sur l’oeuvre musicale qu’elles la réduisent souvent à l’idéologie réelle ou supposée de l’auteur. D’où ce premier constat : la musique de Wagner n’a rien de consensuel comme peut l’être, par exemple, celle de Mozart. On le tempèrera en ajoutant que les opéras de Wagner n’ont pas ou peu connu le purgatoire durant le XXe siècle : ils ont toujours été représentés sur la plupart des scènes lyriques du monde entier. Cette défaveur, plus haut indiquée, vise davantage la réception critique qu’elle ne s’explique par une désaffection du public de l’opéra, ou de celui qui aujourd’hui écoute ces oeuvres lyriques sur une chaîne hi-fi ou les visionne en DVD. Longtemps, du moins en France, les contempteurs de Wagner le rejetaient sur des critères à caractère xénophobe : la « légèreté française » étant généralement opposée à la « lourdeur germanique ». Plus tard, la récupération nazie vint renforcer ce sentiment en y mêlant des considérations politiques. Aujourd’hui les détracteurs de Wagner renversent pour ainsi dire la perspective : c’est son nationalisme qui lui est d’abord reproché. Ici on se réclamera d’une « européanité » ou des « Lumières » pour les opposer à la germanophilie rétrograde de Wagner. N’oublions pas que les sentiments anti-français du compositeur, exacerbés en 1870 lors de la guerre franco-prussienne, remontaient à l’accueil plutôt mitigé de Tannhäuser à Paris, et auparavant à la première moitié des années 1840 quand le compositeur, encore méconnu, essayait de faire représenter ses premières oeuvres lyriques : Wagner tenait alors l’Opéra de Paris comme le premier d’Europe et le plus capable de forcer la reconnaissance du public. D’où ce ressentiment. Mais on verra plus loin que l’Allemagne n’échappera pas ensuite, dans le courant des années 1870-1880 (voire durant les décennies précédentes), au courroux de Wagner.

Richard Wagner n’est pas seulement l’auteur des opéras que l’on connait. Le compositeur de Tristan a beaucoup écrit. Cette activité ressort des domaines philosophique, esthétique, ou même politique autant qu’elle précède, accompagne ou justifie l’oeuvre musicale proprement dite. Et puis Wagner fut au mitan de sa vie un révolutionnaire. Cette qualité ne s’exerça pas uniquement durant les journées insurrectionnelles de Dresde, comme on le croit généralement (rappelons que Wagner, alors proche de Bakounine, joua un rôle non négligeable à Dresde : de par les articles « incendiaires » publiés dans les Volksblätter et en raison de sa participation à l’insurrection de mai 1849). Wagner maintiendra ce cap pendant la décennie suivante, du moins durant les années précédant la découverte de Schopenhauer (1). Après l’échec de Dresde, le proscrit écrit L’art et la révolution, L’oeuvre d’art de l’avenir (2), Opéra et drames, enfin Une communication à mes amis (3): ouvrages dont on conseillera la lecture à qui entend toujours s’intéresser aux relations entre l’art et la vie d’un côté, et à toute « perspective révolutionnaire » de l’autre.

Juste après, Wagner rédigeait L’Anneau du Nibelungen. Même si par la suite, durant la composition de ce cycle, le texte sera parfois modifié, principalement sous l’influence de Schopenhauer, cette Tétralogie traduit, selon Francis Pagnon, “ la volonté de Wagner de rendre compte de la totalité sociale historique ”. La question sociale reste au coeur du projet de Wagner quand, en 1851, il écrit au sujet de L’Anneau : « Je ne puis songer à une représentation qu’après la révolution ; seule la révolution peut m’amener les artistes et les auditeurs ; la prochaine révolution devra nécessairement entraîner la fin de tout notre régime théâtral : les théâtres doivent tous s’écrouler et cela se produira inévitablement. A partir de ces ruines, je rassemblerai ce dont j’ai besoin ; ce qui m’est nécessaire, je le trouverai alors ».

Voilà pour qui persiste à voir ou entendre dans les quatre épisodes de L’Anneau « brumes germaniques », « fatras mythologique » ou « épopée mystique ». La Tétralogie traite de l’éternel conflit qui oppose une partie de l’humanité à une autre, du pouvoir et de la destruction du « vieux monde ». Ceci ayant été occulté par un siècle de wagnérisme. Encore faut-il, par delà la lecture du livret, entendre la musique. Et ne pas prendre par facilité les leitmotive pour des poteaux indicateurs ! Dans ce registre, comme dans d’autres, Wagner précédait son temps. J’en veux pour preuve cette relation du texte à la musique recoupant les notions de conscient et d’inconscient : porteuse d’un sens à la mesure de l’oeuvre d’art totale réclamée par Wagner. D’autres musiciens, avant lui, avaient déjà posé quelques jalons. Mais Wagner, le premier, a su en tirer tous les conséquences dans L’Anneau, puis Tristan, c’est à dire dialectiquement parlant.

Aucun artiste, dans l’histoire de la musique, n’a été autant détesté que Richard Wagner. S’il faut d’abord l’expliquer comme réaction à l’adulation dont il fut aussi l’objet vers la fin de sa vie (et aux excès de ses admirateurs, ensuite, qui sont sans équivalent dans cette même histoire), cette détestation s’adresse davantage à la personnalité de Wagner qu’au compositeur. Les reconstitutions cinématographiques nous restituent immanquablement le Wagner de l’âge mur sous les traits d’un bourgeois cuistre ou d’un artiste mégalomane, voire d’un arriviste. Cela n’est pas complètement faux mais reste le plus souvent caricatural. L’intéressé, en 1851, écrivait dans Une communication à mes amis : “ Mais je ne puis tenir pour tels (pour mes amis) ceux qui prétendent m’aimer comme artiste tout en croyant devoir me refuser leur sympathie en tant qu’homme. Séparer l’artiste de l’homme est aussi vide de sens que couper l’âme du corps ”. Il est vrai que par la suite Wagner ne s’exprimera plus vraiment de cette manière.

Restons avec l’homme. L’une de ces « détestations », plus légitime, porte sur l’antisémitisme de Wagner. Circonstance aggravante, le trop célèbre article Le Judaïsme dans la musique (publié sous un pseudonyme, soulignons-le), fut écrit durant la période révolutionnaire du compositeur. Des lecteurs, j’imagine, se plairont d’associer ceci et cela. Et à en tirer des conclusions dont je leur laisserai l’entière responsabilité. L’aversion de Wagner envers Meyerbeer et Mendelssohn, compositeurs juifs reconnus et célébrés, explique en grande partie pareil pamphlet. Plus tard Wagner se prendra au jeu, et rationalisera en quelque sorte une attitude principalement dictée par la jalousie et le ressentiment. Citons ici une anecdote. En 1878, alors que Wagner manifestait un fort mécontentement à l’égard de Bismarck et de « la nouvelle Allemagne », certains, parmi les plus fidèles wagnériens, dont des Juifs comme les Prinheim, qui ne s’étaient jamais formalisés des écrits antisémites de Wagner, se détachèrent de lui, blessés dans leur orgueil national. On rappelle aussi que Wagner confia la création de Parsifal - ce qui n’est pas rien ! - à la baguette du chef d’orchestre Hermann Levi. Autre indication, plus décisive, Wagner n’entretint pas de relations avec les mouvements antisémites de son temps : les témoignages d’hostilité et de mépris du compositeur envers ces groupements ne manquent pas. Bien que relativisant l’antisémitisme de Wagner, ces précisions ne l’en excusent pas ni ne l’amendent pour autant. Je ne veux pas nier la « responsabilité historique » de Richard Wagner à ce sujet. Cependant j’ajoute que cette « responsabilité » est bien en deçà de celle que d’aucuns lui prêtent généreusement. S’en prévaloir pour rejeter en bloc l’oeuvre de Wagner relève de surcroît, par delà la partialité voire l’absurdité d’un tel propos, d’une méconnaissance de la musique de Wagner en particulier, mais également d’une surdité envers la musique dite classique plus généralement. Mais ceci nous entraînerait bien au-delà de Richard Wagner.

D’autres aspects de la personnalité du compositeur méritent d’être soulignés. On sait qu’il ne fut en rien un enfant prodige. Wagner composa plusieurs opéras médiocres avant de trouver sa voie (ou sa voix) et d’écrire une musique correspondant à ses moyens et ambitions. Avant les “ années de consécration ”, durant l’exil, il connut la solitude, la pauvreté, parfois l’incompréhension de ses contemporains. Liszt l’aida financièrement, d’autres amis également. Une fois le livret de la Tétralogie écrit, fin 1852, Wagner connut des mois difficiles sur le plan psychologique (4). Presque un an s’écoula avant qu’il ne se décide à entamer la composition de L’Or du Rhin (5). Sa « conversion » ensuite à la pensée de Schopenhauer s’effectua depuis un terrain favorable : Wagner se déprenait peu à peu de ses idées révolutionnaires et de son appétence pour les questions théoriques (6). Il avait alors retrouvé des certitudes : pas celles d’autrefois certes. Cette « intelligence » qui subjugua le jeune Nietzsche n’était pas exempte d’un certain confusionnisme. Wagner resta cohérent sur le plan des idées tant que sa pensée rencontra celle de la Révolution, ou se trouva justifiée par les perspectives qu’offrait cette dernière. Plus tard, après les années d’exil, celles de la consécration (avec la « reconnaissance » qui va avec, pour ne rien dire de l’aisance matérielle !) donneront naissance au wagnérisme, cette idéologie « ramasse tout ». Malgré tout, a contrario même, ce confusionnisme n’a pas contaminé le dramaturge, et encore moins le compositeur.

On croit généralement que Richard Wagner évolua à partir de 1860 vers le conservatisme et qu’il défendit des positions “ réactionnaires ” jusqu’à sa mort. Sans nier son évolution dans un sens régressif, xénophobe, voire antidémocratique (qu’accentua la guerre franco-prussienne), nul n’était moins conservateur que Wagner. Cet homme excessif ne s’est pas amendé quoi que cet excès se soit déplacé sur des causes pour le moins discutables. Et puis, à partir de la composition de Parsifal, « l’enchanteur » amorce une dernière évolution. Cette « Grande Allemagne » et ses promoteurs le déçoivent, le nationalisme lui fait de nouveau horreur, et le monde redevient le monde qu’il abhorrait trente ans plus tôt. Comme le rapporte Cosima dans son Journal en mai 1879, Wagner « comme autrefois attend le socialisme, avec cette différence qu’il n’en attend pas l’instauration pour un moment déterminé ». Deux ans plus tard la politique répressive de Bismarck à l’égard des sociaux-démocrates provoque son indignation. Wagner éprouve alors de la sympathie pour les nihilistes russes : « Je suis toujours du côté des rebelles » affirme-t-il à Cosima (7)

Quelques mois avant de mourir, dans La création de Parsifal à Bayreuth, Wagner écrit : « Des gens de théâtre expérimentés me demandant quel était le gouvernement dont la puissance, organisée sans doute jusque dans le plus petit détail et capable de répondre aux moindres exigences, guidait l’exécution si étonnante de précision de toute cette vie scénique, musicale et dramatique sur, sous, derrière, devant la scène, je répondis avec bonne humeur que c’était l’effet de l’anarchie, qui permettait à chacun de faire ce qu’il voulait, c’est à dire ce qu’il devait » (rappelons au passage que Wagner toute sa vie témoigna de son admiration pour Bakounine). Des lignes à mettre en perspective avec les suivantes, dans le même texte, qui évoquent le dernier Chateaubriand, dans ce constat désabusé, mais si lucide : « Qui peut, sa vie durant, observer avec un esprit ouvert et une âme libre, ce monde du meurtre et du vol organisé et légalisé par le mensonge, l’imposture et l’hypocrisie sans être contraint de s’en détourner, dans une nausée d’horreur ? Vers où tourne-t-il alors son regard ? Fréquemment sans doute, vers les profondeurs de la mort ». On retrouve d’une certaine façon le révolutionnaire de 1849 qui écrivait : « Je veux détruire toute trace et jusqu’au souvenir de ces conditions démentielles fondées sur la violence, le mensonge, le souci, l’hypocrisie, le besoin, la misère, la souffrance, les larmes, la tromperie et le crime (...) Que soit détruit tout ce qui vous opprime et vous fait souffrir, et que des ruines de ce vieux monde naisse un nouveau monde, plein de bonheur jamais encore imaginé ». A la différence près que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts, un Styx en quelque sorte, entre les « lendemains qui pourraient chanter » de 1849 et le propos désabusé de 1882. Il n’en est pas moins vrai qu’ici et là le constat, celui du « monde tel qu’il va », reste le même.

Parsifal, le dernier opéra écrit par Wagner, tient une place particulière dans son oeuvre. Je ne peux qu’émettre des réserves devant un livret se référant à la fois au christianisme et à la pensée de Schopenhauer, voire au celtisme, au bouddhisme ou à la franc-maçonnerie ; qui fait l’éloge du « renoncement ascétique » et réduit la femme au rôle de sorcière, de tentatrice ou de Marie-Madeleine ; qui prend des accents liturgiques dans la dernière partie des premier et troisième actes. Et pourtant jamais musique n’a autant mérité d’être qualifiée de sublime. Les premier et troisième actes illustrent plus particulièrement cette contradiction. Le second acte échappe à cette torsion. Car la musique devait s’accorder au texte pour traduire la sensualité des filles-fleurs, chargée d’érotisme ; mais plus encore celle, sauvage, âpre, dévastatrice de Kundry.

Il me faut faire ici un rapide détour par le genre « art lyrique » pour mieux revenir au cas particulier de Parsifal. La démocratisation par le disque (permettant à beaucoup d’accéder à un genre musical encore réservé à une élite sociale), a quelque peu changé la donne en matière d’art lyrique. Même si aujourd’hui à l’opéra comme au théâtre on tend, via la critique, à se focaliser sur la mise en scène, il n’en est pas moins vrai que les oeuvres d’art lyriques s’écoutent autant qu’elles ne se voient (si l’on peut dire !). Ceci pour relativiser l’importance du livret, du moins ceux que l’on pourrait qualifier de médiocres ou de conventionnels.

En outre la création de Parsifal date de 1882. La compréhension de l’oeuvre s’est par la suite trouvée enrichie par la confrontation entre de nombreux enregistrements ou représentations (surtout dans les années cinquante et soixante pour les premiers), mais également par la dette compositionnelle de musiciens pour qui Parsifal était l’un des « passages obligés » de l’histoire de la musique. C’est aussi vouloir dire que Parsifal est une oeuvre plus « ouverte » qu’il n’y paraitrait. Si l’on prend son argument au pied de la lettre, c’est bien évidemment un opéra empreint de « religiosité », un « drame sacré » ou une glorification du « renoncement ascétique ». Nous sommes alors bien loin de l’aspiration à l’amour libre qui imprègne maintes pages de L’Anneau et surtout de Tristan. Mais pour qui ne confond pas obligatoirement le contenu avec l’argument, Parsifal se présente tout différemment. Car ici la musique excède la sanctification de la souffrance, l’initiation par la douleur ou encore l’appétence au renoncement. C’est d’ailleurs le conflit qui traverse toute l’oeuvre de Wagner que nous retrouvons là : entre l’aspiration à une vie libérée des contingences qui la limitent ou l’annihilent, et le mouvement de balancier pouvant en résulter dans le sens contraire. Par delà l’argument, encore, la musique de Parsifal devient protestation. Elle proteste justement contre la souffrance accumulée par des siècles de servitude. D’où ces pages d’une noirceur absolue qui parsèment la partition dans les premier et troisième actes. On se demande dans quelle mesure Wagner n’a pas été effrayé par ce qu’il composait et découvrait au point de faire se succéder à ces pages paroxystiques ou de totale désolation la suavité désincarnée de la fin du premier acte et le happy end vite expédié qui conclut l’oeuvre.

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Vincent d’Indy, dans Richard Wagner et son influence sur l’art musical français, a bien résumé le principal apport de Wagner à la musique de son temps - sa modernité donc (qui s’explique aussi par sa volonté de concevoir le « progrès esthétique » en fonction des générations à venir) - à travers les quatre caractéristiques suivantes. D’abord « l’intervention systématique du chromatisme », particulièrement illustrée dans Tristan, qui trouvera chez Alban Berg son prolongement le plus significatif (sachant, comme le précise Adorno, que Berg « renchérit si aventureusement sur les conséquences structurelles que Wagner tire dans cette oeuvre du chromatisme que le résultat obtenu est tout à fait nouveau »). Ensuite par l’apparition de « la modulation transitoire » (là encore Berg l’appliquera à partir de paramètres différents). En troisième lieu d’Indy évoque la « rupture de la cadence » distinguant Wagner de ses prédécesseurs : au lieu de résoudre un accord le compositeur relance le discours musical vers une direction improbable (du point de vue, bien évidemment, du « style classique” »). Enfin  « l’atténuation des fonctions tonales » (souvent évoquée à travers le célèbre « accord de Tristan ») traduit plus décisivement l’apport de Wagner à la modernité musicale.

Dans l’article Vers une musique informelle, Adorno, partant du « processus de subjectivation de la musique présente » (nous sommes en 1961) fait remonter à Tristan l’origine de ce processus non sans préciser que Wagner a su dans cet opéra « avec un génie incomparable, amener à ce point d’indifférence, autant qu’on pouvait le faire, la création subjective - la performance spécifique du compositeur - et cette objectivité propre au langage musical, au chromatisme ». Cette dialectique se cherche, il est vrai, dans la Tétralogie sans pouvoir toujours se trouver. Parsifal, après Tristan, réintroduit une autre dimension subjective, que je traduirais ici sous le nom du « tragique en musique ». Celui-ci - du moins à travers l’idée que nous en avons aujourd’hui (nous qui entre temps avons longuement écouté Mahler, Berg, et Chostakovitch) - ne vient-il pas du prélude du troisième acte de Parsifal, articulé autour du « thème du désert » ? Car cette musique, qui semble venir des souffrances accumulées par l’humanité depuis que les hommes les traduisent et les transmettent au moyen de l’art et de la poésie, ne retourne-t-elle pas cette souffrance contre les causes de celles-ci ? Dans le même acte, plus loin, le choeur des chevalier du Graal (le « commentaire » de ce prélude) - un moment musicalement inouï, où les voix, celles de deux cortèges, reprennent in fine le thème du désert dans un dialogue presque halluciné - n’anticipe pas en quelque sorte les tragédies du siècle à venir ? C’est, je le reconnais, prendre des risques que d’associer pareil questionnement à Richard Wagner, même celui de Parsifal. La musique que l’on entend - et il faudra bien finir par l’entendre ! - ne balaie-t-elle pas pourtant l’objection ?

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Après 1945, plusieurs compositeurs porteront l’écho de cette tragédie. Tel Arnold Schoenberg dans Le survivant de Varsovie, ou Karl-Amadeus Hartmann avec son bouleversant Concerto « funèbre » pour violon (composé en 1939, mais retravaillé en 1959), ou Chostakovitch pour l’autre tragédie. Gustav Mahler, dans cette histoire, joue le rôle d’un passeur. Sa musique (du moins pour ce qui concerne les mouvements lents de ses symphonies) vient principalement du second acte de Parsifal, de ce moment de transition entre l’épisode des filles fleurs et le fameux baiser de Kundry (8). Et Berg, via Mahler. C’est dire que ce dernier - dans les symphonies de la seconde époque, celles de « l’après Wunderhorn », et surtout l’impressionnante Neuvième symphonie - préparait un terrain que la Seconde école de Vienne investira après la mort de l’auteur du Chant de la terre. Il y a cependant une dimension dans l’oeuvre de Mahler que l’on ne trouve pas auparavant chez Wagner, ni auprès des compositeurs allemands et autrichiens du XIXe siècle (à l’exception, peut-être, de Schubert), celle de la compassion sociale. Un lied comme Revelge en apporte le témoignage (il figure parmi le cycle Des Knaben Wunderhorn ). Ce lied (indispensable dans sa version orchestrale) appartient à la thématique des « chants de soldats » présente dans ce cycle. Ce qu’il y a de remarquable dans Revelge c’est la manière dont Mahler détourne l’aspect martial et codé de la musique militaire pour le transformer en un cri de révolte contre la condition faite aux soldats (la piétaille), et ce partant à la plus grande partie de l’humanité. Dans un autre lied de soldat, Der Tamboursg’sell, la sentinelle morte continue de battre le tambour !

On retrouve là cette « basse continue » qui, selon les époques, s’insurge contre ce qui est plus ou moins mis sous le boisseau par la norme esthétique, à savoir l’identification avec les victimes. Cela pourtant reste insuffisant. Cette « identification » prend avec Revelge l’aspect d’une protestation : la musique de Mahler prend parti pour ceux qui se retrouvent dans les marges de la société ou qui en sont les victimes. A ce sujet Adorno précise : « Ses symphonies et ses marches, loin de soumettre triomphalement à leur discipline toute individualité et tous les individus, les rassemblent au contraire au sein d’un cortège de libérés, qui, en l’absence de toute liberté, ne peut prendre la forme que d’un cortège de fantômes. Toute la musique de Mahler est, ainsi que l’étymologie populaire du titre d’un de ses lieder nomme ce qui éveille, une « Revelge » ». Ce n’est pas l’effet d’un hasard si Revelge est l’une des matrices de la Sixième symphonie, dite « tragique ». Quant au « cortège de fantômes », le premier mouvement de la Neuvième symphonie en apporte l’illustration dans une page « terrifiante » qui fait écho aux « chants de soldats » du Des Knaben Wunderhorn.

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De Revelge à Wozzeck il n’y a qu’un pas. Pouvait-on imaginer que parmi les oeuvres dramatiques du XIXe siècle, celle qui brillait d’un plus vif éclat - un diamant noir en quelque sorte, le Wozzeck de Georg Büchner - trouverait sous sa forme lyrique, avec la musique de Berg, un plus grand accomplissement ! On retrouve le « soldat » du cycle mahlerien mais avec cette dimension supplémentaire que confère le livret. Le personnage Wozzeck devient la double victime d’une société qu’incarnent à des titres divers le capitaine, le docteur, ou le tambour major : il est à la fois la victime d’un ordre social et celle de la raison mentale. Davantage que dans la pièce de Büchner, l’adaptation musicale de Berg fonde cette double aliénation au point de faire de ce personnage la personnification du malheur universel. Aucune oeuvre lyrique ne nous avait encore, si justement, si tragiquement parlé de la condition humaine. Vingt ans plus tard, Lulu, dans un tout autre registre, pourrait lui être comparé (voire Lady Macbeth de Gdensk de Chostakovitch). Francis Pagnon, commentant le second opéra de Berg, écrit : « Dans la scène de la mansarde de Londres, la musique parvient à ce dont toute littérature est incapable : plongé dans la pire dégradation et crapulerie, s’élève cet adagio final, pure musique d’amour d’une compassion sans fond, qui célèbre la détresse de ce qui s’oppose à la séparation, réprimé et vaincu par un monde sordide ». J’ajoute que le personnage de Lulu traduit l’idée d’un « bonheur sans limites » ne pouvant exister dans une société aliénée. Figure de la séduction et de l’excès (les hommes qui l’aiment se détruisent), Lulu représente paradoxalement l’innocence même. Elle incarne l’utopie d’un monde dans lequel l’amour ne s’achète pas, ni n’est l’objet d’une appropriation, pas plus qu’il ne relève d’une conjugalité apaisée ou de l’effeuillage de la marguerite dans le pot-au-feu.

Mais Lulu ne serait pas cette oeuvre unique sans cette musique qui, venant du dernier Mahler, retrouve, tout en ayant intégré la technique dodécaphonique, des « procédés d’écriture qui sont plus proches de l’intention première de l’atonalité, celle d’une musique informelle, que tout ce que l’atonalité a ensuite rationalisé » (Adorno). C’est dire que Berg continue d’explorer un territoire musical que Schoenberg, auparavant, entre la Première symphonie de chambre et l’inachèvement de L’échelle de Jacob illustre plus particulièrement avec les essentielles Livre des jardins suspendus, Cinq pièces pour orchestre, Erwartung, Pierrot lunaire : oeuvres toutes écrites durant sa période « expressionniste », la plus significative d’un art comme point de rencontre entre l’expérimentation et l’excès, qui s’apaisera ensuite avec la rationalisation dodécaphonique (une période expressionniste à laquelle on peut associer les Alterberg Lieder, Pièces pour orchestre, Wozzeck de Berg, Passacaille et les premiers numéro d’opus d’Anton Webern).


RETOUR SUR LA TÉTRALOGIE


« Oh, ne nous mutilons pas ainsi nous-mêmes ; ne considérons le monde qu’avec mépris ! Voilà tout ce qu’il mérite ; mais ne mettons aucun espoir en lui, ne lui demandons aucune illusion pour notre coeur ! Il est mauvais, mauvais, foncièrement mauvais ; seul le coeur d’un ami, seule une larme d’une femme peut le sauver de la malédiction qui pèse sur lui. Mais au moins ne le respectons pas non plus, ne le respectons en rien de ce qui ressemble à l’honneur, à la gloire ou de quelque nom qu’on appelle ordinairement ces balivernes. Il appartient à Alberich, à personne d’autre ! Au diable ce monde ! « 

Richard Wagner : lettre à Franz Liszt du 7 octobre 1854

La parution en 2010 de deux ouvrages consacrés à Richard Wagner, Variations Wagner de Slavov Zizeck, et Cinq leçons sur le “cas” Wagner d’Alain Badiou, ne peut laisser indifférent quiconque s’intéresse, positivement ou négativement, au musicien allemand. Ces deux livres se complètent et creusent le même sillon, celui d’une « reconnaissance malgré tout » envers leur sujet. Le premier témoigne de l’actualité de Wagner, encore aujourd’hui, à travers une lecture enrichie par le renouvellement de la mise en scène dans les opéras du compositeur : un art lyrique qui n’en finit pas de rappeler la présence d’une oeuvre unique et insurpassable que Zizeck compare aux tragédies grecques et à Shakespeare. L’ouvrage de Badiou représente lui à ce jour la meilleure des réponses aux détracteurs de Wagner (9) (je le dis d’autant plus que ce philosophe ne fait pas vraiment parti des amis de « l’herbe entre les pavés », comme je l’ai exprimé plusieurs fois) : du moins tant que Badiou commente Wagner sans extrapoler depuis une lecture (faire surgir la possibilité d’une « nouvelle cérémonie ») qui renvoie plus à l’un des invariants de Badiou qu’à Wagner.

L’occasion m’est ainsi donnée de reprendre quelques aspects de l’oeuvre de Richard Wagner laissés volontairement de coté : le texte précédent, écrit une dizaine d’années plus tôt, privilégiait Parsifal en raison de la postérité du dernier opéra de Wagner. Je distingue trois grands blocs : L’anneau de Nibelungen, Tristan, Parsifal. Car Le Vaisseau fantôme, Tannhäuser, Lohengrin, composés auparavant, possèdent chacun des qualités propres mais ne peuvent rivaliser avec les opéras qui suivront. Cela est aussi le cas des Maîtres chanteurs de Nuremberg pour d’autres raisons. L’Anneau de Nibelungen (L’Or du Rhin, La Walkyrie, Siegfried, Le Crépuscule des dieux) figure parmi les projets les plus ambitieux de l’art lyrique, voire de l’art tout court. La comparaison avec la tragédie grecque et Shakespeare s’impose plus qu’ailleurs mais on pourrait également citer La Recherche du temps perdu ou L’homme sans qualité pour le XXe siècle. L’Anneau attire plus le commentaire que Tristan (opéra représentatif de la maturité du compositeur, d’une lecture plus aisée, moins sujette à controverse) en raison de l’ambition affichée de cette Tétralogie. Et puis, pour établir une première comparaison avec Parsifal, sa complexité (celle des thèmes, des personnages, de la relation du texte à la musique à travers une utilisation des leitmotive sans équivalent dans l’histoire de l’art lyrique) diffère très sensiblement de celle de Parsifal (où la complexité renvoie au hiatus texte / musique). Il paraît a priori plus facile de s’entendre sur L’Anneau que Parsifal. A priori certes parce que le livret de la Tétralogie se prêterait moins aux sollicitations que celui de Parsifal (problématique on en conviendra). Cependant le texte de L’Anneau n’est pas exempt d’interprétations plus ou moins abusives, en particulier sur la signification de quelques uns des personnages. Il va de soi que les grandes oeuvres ne sont pas sans susciter de nombreuses interprétations. Et l’on est pas prêt d’épuiser de ce point de vue là la richesse de L’Anneau.

Pourtant entre 1976 et 1980 à Bayreuth, la copie rendue par Chéreau, Boulez et compagnie se rapprochait autant que possible d’une représentation « idéale » de cette Tétralogie. Une pareille réussite à tous les niveaux (ou presque) s’avère rarissime : mise en scène, direction d’orchestre, décors, costumes, éclairages. Et même la distribution : les interprètes dans l’ensemble ne valent sans doute pas sur le plan vocal quelques uns de leurs glorieux devanciers mais leur présence sur scène, leur jeu, leur abattage touchent souvent à la perfection (merveilleuse Gwyneth Jones !). Et puis, surtout dirais-je, Chéreau donne à voir L’Anneau que nous avions toujours rêvé. Le choix de situer l’action au XIXe siècle (voire au XXe pour Le Crépuscule des dieux ) devient parfaitement justifié dés lors que cette Tétralogie raconte une histoire, certes inspirée de la mythologie germanique mais écrite au milieu du XIXe siècle par un compositeur et dramaturge qui entendait également témoigner sur son temps. Une telle transposition était bien évidemment pas le moins du monde envisageable du vivant de Wagner. Tout comme pour Debussy, plus tard, ou Puccini, ou même Richard Strauss.

Lors de la réouverture de Bayreuth, en 1951, Wieland Wagner, le petit fils du compositeur, ouvrait une première brèche. Après les récupération, confiscation et falsification dont Wagner avait été l’objet par les nazis, il convenait de représenter l’opéra wagnérien en le débarrassant de ses oripeaux nationalistes ou par trop mythologiques. Les représentations associées au tandem Chéreau-Boulez s’inscrivent dans ce mouvement en le radicalisant. Sans pour autant, comme l’illustre une certaine vulgate postmodernisme, renchérir sur la décontextualisation au risque de contresens. La mise en scène de Chéreau conserve explicitement des éléments mythologiques (les lances de Wotan et Hagen, l’épée de Siegfried, le géant transformé en dragon, le rocher des Walkyries, etc.) mais ceux-ci s’intègrent parfaitement dans le dispositif scénique. Certainement parce que Chéreau a su trouver la bonne distance avec son sujet.

Pourtant ce qui distingue plus fondamentalement cette mise en scène, par delà les aspects relevés ci-dessus, réside dans la capacité de Chéreau de traduire sous une forme poétique plusieurs scènes essentielles de L’Anneau, du moins celles dont on dirait qu’elles font davantage sens qu’ailleurs, ou rendent particulièrement justice aux intentions du compositeur. Je ne choisirai que deux exemples : le final, de L’Or du Rhin d’abord, du Crépuscule des dieux ensuite. Le premier annonçant d’ailleurs le second. A la fin de L’Or du Rhin Wotan entraîne les dieux se tenant par la main en direction de la gloire du Walhallah. Ce que dément le cortège des dieux enchaînés, lesquels semblent aller vers leur perte. Loge le traduit textuellement, puis après avoir feint de se joindre au cortège des dieux il le laisse disparaître dans les hauteurs du Walhallah. Dans la version de Chéreau, Loge, resté seul en scène, ferme alors le rideau et clôt ainsi le prologue de L’Anneau. Cette indication ne figure pas dans le livret de Wagner mais pareil geste poétique, celui pour le dieu du feu du « mot de la fin », anticipe le final de La Walkyrie et de Siegfried (où Loge, revenu à sa forme originelle, exprime orchestralement parlant les enjeux conclusifs des deux opéras). Même chose pour Le Crépuscule des dieux quand les flammes embrassent le Walhallah et consument les dieux. Wagner indique dans le livret : « Épouvantés, les hommes et les femmes se pressent sur le devant de la scène » (Brünnhilde vient de se jeter dans le brasier et les flammes emplissent tout l’espace), puis « Les hommes et les femmes, saisis d’une profonde émotion, regardent l’incendie qui se propage dans le ciel ». Entre ces deux indications les filles du Rhin ont récupéré l’anneau que n’a pu leur disputer le sinistre Hagen.

Nous constatons que dans la mise en scène de Chéreau le peuple assiste à ce spectacle sans être pour autant passif : l’illustrent les mouvements de foule qui cessent tandis que résonnent les dernières mesures de l’orchestre. Une femme se retourne alors du côté du public, puis les personnes composant cette foule l’imitent progressivement. L’orchestre s’est tut mais le peuple, debout, regarde encore les spectateurs. A vous de réaliser l’humanité, semble-t-il leur dire. Le texte de Wagner n’est nullement sollicité : le révolutionnaire de 1849 ne pensait pas autrement en rédigeant peu de temps après le livret de L’Anneau. En tout cas ce final, dans les représentations de Bayreuth, entre 1976 et 1980, s’avère autant convaincant, juste, évident, qu’il rend grâce aux intentions de Wagner au moment où celui-ci écrivait ce livret. On me répondra, j’en conviens, que s’adresser ainsi au public de l’opéra, celui de Bayreuth de surcroît, ne manque pas de sel ou parait bien vain (donner de la confiture aux cochons, n’est ce pas). Certes, mais ce sont des représentations de ce tonneau-là, à l’époque de la reproductivité technique de l’oeuvre d’art (quand la cassette vidéo, puis le DVD mettent l’opéra à la portée du plus grand nombre) qui permettent dans le domaine des idées, de l’art, du grand art en l’occurrence, sinon de renverser la perspective comme l’incitait Wagner en ce milieu du XIXe siècle, du moins d’en conserver la possibilité aujourd’hui encore. Je ne peux, ceci précisé, que partager le point de vue de Badiou écrivant (au sujet de ce final) : « A la place c’est vraiment l’humanité, dépouillée de toute transcendance et réduite à ses propres moyens qui va devoir prendre en charge son propre destin (…) La foule des hommes et des femmes qui se trouvent sur la scène se lèvent lentement, se tournent face au public, et demandent en gros : « Qu’en est-il de vous ? Voilà où nous en sommes, vous et nous ».

Alain Badiou, toujours dans Cinq leçons sur le « cas » Wagner, remarque que l’excellence de cette production Chéreau-Boulez n’a nullement empêché par la suite que cessent les attaques contre Wagner (certaines s’avérant violentes), et encore moins que soient mises entre parenthèse les sempiternelles remises en cause sur une oeuvre controversée. L’époque l’explique en partie si l’on s’accorde sur le fait que les années 80 renversent pour ainsi dire la donne : l’accent se trouvant mis sur le discrédit des idées révolutionnaires. J’ai dit rapidement dans le texte précédent en quoi l’antisémitisme de l’individu Wagner avait été instrumenté contre le compositeur. Principalement à travers des lectures de L’Anneau présentant certains des personnages (Mime, Alberich) comme des caricatures de « juifs ». D’où il en ressort que Wagner aurait en quelque sorte préparé le terrain pour les nazis. A l’inverse, si l’on peut dire, Hagen (le fils d’Alberich) est parfois décrit comme un personnage pré-nazi. Ce qui se défend davantage. Même si l’on comprend très difficilement pourquoi un « juif », pour se venger, aurait engendré un « nazi ».

On remarque également que la dénonciation de « l’antisémitisme » de L’Anneau ne pouvait que contribuer à occulter la portée critique, voire révolutionnaire de cette Tétralogie. A l’explication relevée ci-dessus (les sinistres années 80) il faut en ajouter une autre. C’est également l’époque où ce que recouvre le mot Shoah (qui s’impose pour désigner l’extermination par les nazis des Juifs d’Europe) prend dans les discours, voire la conscience collective une place et une importance qu’elles n’avaient pas eu depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Sans qu’il s’agisse à proprement parler d’une relation de cause à effet il importe cependant de mettre cette « prise en considération » en relation avec l’apparition d’un négationnisme niant la réalité de cette extermination.

Badiou relève aussi que Wagner, qui durant une période de sa vie erra, contraint et forcé certes, mais dont la personnalité complexe révèle quelque « compulsion à l’errance », a créé dans ses opéras des figures de personnages errants (le Hollandais du Vaisseau fantôme évidemment, Tannhäuser, et même Wotan, appelé « le Voyageur » dans Siegfried ). D’où l’association faite entre la propension à l’errance de ces personnages et la figure du Juif errant. Il n’y aurait pas lieu de s’attarder sur cette association si par ailleurs d’aucuns n’entendaient débusquer, ceci posé, l’antisémitisme du Vaisseau fantôme. Pour ceux-ci le « visage blême » (qui caractérise dans le livret de Wagner le Hollandais et les membres de son équipage) renvoie à l’un des stéréotypes de l’antisémitisme au XIXe siècle. C’est curieux mais je pensais que cette « blêmité » s’accordait avec l’état de fantôme. Une explication trop simple, sans doute, ou trop évidente.

Concluons sur l’Anneau. Wagner, qui sans doute s’identifiait en partie au personnage de Wotan, repose à travers les tribulations du « Dieu des dieux » la question du pouvoir, et de manière plus précise celle de la Loi. Tout découle de ce que Wotan (dans la Walkyrie ) exprime par « Moi qui par ces traités suis le maître, c’est par ces traités que je suis asservi ». Wotan, son épouse Fricka se charge de le lui rappeler, constate qu’il n’est pas libre puisque les traités gravés sur sa lance le contraignent et l’obligent à respecter la loi. Comme le commente Badiou : « La Loi, au sens où nous l’entendons ici, à savoir les traités, les contrats, est un monde asservi, dans lequel le désir est sans force créatrice authentique ». Comment alors créer, comme Wotan l’imaginait tout d’abord, « un héros entièrement libre, un qui ne serait ni lié par la loi, ni dépendant de lui » ? C’est la question que pose la Tétralogie à partir du second acte de La Walkyrie. Wotan qui regimbe (confronté dans un premier temps à la désobéissance de sa fille Brünnhilde, qui ne fait qu’obéir au désir contrarié de son père ; puis de manière plus décisive lors de sa rencontre avec Siegfried, dont l’épée brise la lance de Wotan ) devra se résoudre à retourner au Walhalla pour y attendre la fin du monde des dieux.


WAGNER ET L’ANTISÉMITISME


« Il n’est nullement surprenant que deux juifs, Mahler et Schoenberg, soient les héritiers les plus illustres de la pensée musicale de l’antisémite le plus obtus ; car son héritage reste le privilège de ceux qui savent le comprendre, le saisir et l’assumer « 

Pierre Boulez

On a sans doute mésestimé en France l’importante littérature critique consacrée depuis une trentaine d’années à l’antisémitisme de Richard Wagner (dans les pays anglo-saxons principalement). Le substantiel ouvrage de Jean-Jacques Nattiez, Wagner antisémite, quireprésente à ce jour le dernier état d’un « genre dans le genre » n’en recense pas moins l’essentiel des contributions qui l’ont précédé. Avant d’aborder dans le détail le livre de Nattiez, je ferai deux remarques d’ordre général.

Cette manière d’aborder Wagner, par son antisémitisme soit, lequel contaminerait l’oeuvre même du compositeur, tend à déprécier bien évidemment sinon plus cette dernière, voire engagerait la responsabilité de son auteur dans l’extermination des Juifs d’Europe (dès lors que cette oeuvre lyrique serait considérée comme « pré-nazie »). La seconde constatation découle de la première. Pour les contempteurs de Wagner (musicologues, historiens, ou même politologues), la critique de l’antisémitisme prend implicitement le pas sur toute autre considération (car cela est rarement dit explicitement) avec toutes les conséquences qui en découlent : Wagner étant d’abord pour eux un antisémite, et accessoirement un compositeur et dramaturge.

Jean-Jacques Nattiez, qui consacre 600 pages à prouver le bien fondé du titre de son ouvrage (on imagine sans peine les longues années de recherches, puis de rédaction du livre, même s’il s’agit d’une « version révisée et largement augmentée d’une série de conférences » datant de 2006), nous certifie par ailleurs admirer plus que tout Tristan dans l’histoire de la musique. Il entre assurément du masochisme dans une telle attitude. Celle-ci doit cependant être remise en perspective eu égard à la biographie de l’auteur. Nattiez, qui s’est fait connaître en 1970 en publiant un ouvrage sur Che Guevara, semble avoir évolué comme nombre d’anciens gauchistes puisque dans Wagner antisémite les noms de Pierre-André Taguieff et de Bernard-Henri Lévy sont à créditer parmi les références positives. Il s’agit moins là d’un argument polémique que d’une manière de replacer par surcroît le propos de Nattiez dans un courant intellectuel apparu au détour des années 80 (dont j’ai précisé dans le chapitre précédent qu’il se trouvait articulé autour d’un discours donnant à la Shoah une importance qu’elle n’avait pas eu sur le plan symbolique auparavant).

Nattiez insiste particulièrement sur le fait que la signification en quelque sorte des opéras de Wagner après 1850 doit être recherchée dans les textes antisémites (ou contenant des passages antisémites) écrits avant et après la Tétralogie, ou Les Maîtres chanteurs, ou Parsifal, voire Tristan. Par conséquent Le Judaïsme dans la musique (ou La Judéité dans la musique, pour reprendre le titre retenu par Nattiez), rédigé en 1850, serait l’explication de texte de la Tétralogie. Rappelons que ce pamphlet, antisémite il va sans dire, a été écrit dans la continuité de L’Art et la révolution et L’Oeuvre d’art de l’avenir, et précède Opéra et drame et Une communication à mes amis. Ces ouvrages ont tous été signés par Wagner lors de son exil zurichois à l’exception de La Judéité dans la musique, publié sous un pseudonyme. A Zurich cependant rien ne l’empêchait d’en revendiquer la paternité. Nattiez le mentionne mais n’en tirer aucun enseignement. Cela signifie pourtant qu’en 1850, encore, Wagner sépare ostensiblement parmi ses écrits ceux qui entrent en relation avec son oeuvre lyrique, ou entreprennent de l’expliciter, ou en rappellent les enjeux (y compris celle à venir, davantage même : cette Tétralogie qu’il écrit, puis compose en partie durant les années zurichoises), de celui, le pamphlet antisémite, qui témoigne de son alacrité à l’égard des Juifs et ne saurait leur être associé.

On relève que cette volonté chez Nattiez de prouver la contamination antisémite de la Tétralogie par l’existence de La Judéité dans la musique se révèle tardive. En 1983, dans Tétralogies (Wagner, Boulez, Chéreau), un commentaire de presque 300 pages sur les représentations de Bayreuth entre 1976 et 1980, Jean-Jacques Nattiez n’avait nullement perçu ce qu’il présente comme une évidence en 2015. Disons qu’il mentionnait le caractère « juif » d’Alberich et de Mime sans trop s’y attarder. En revanche il insistait pertinemment sur l’inflexion donnée dans un premier temps par la pensée de Feuerbach sur les conception et rédaction de L’Anneau, puis sur l’interprétation qu’en donnait ensuite Wagner sous l’influence de Schopenhauer.

Pour revenir à Wagner antisémite Nattiez a trouvé dans un texte datant de 1881, Connais-toi toi même, la preuve par Wagner de l’antisémitisme de la Tétralogie. Les deux phrases censées le démontrer, (je cite Nattiez citant Wagner : « Si l’or y est présenté (…) comme un démon étouffant l’innocence de l’humanité, notre plus grand poète va jusqu’à faire de l’invention du papier-monnaie une machination diabolique. Le fatal anneau du Nibelung, sous la forme d’un portefeuille boursier, complète l’image de l’horrible spectre qui domine le monde »), nous renseignent davantage sur le reliquat anticapitaliste que Wagner, malgré tout, avait conservé dans un pli de sa pensée. Dans une époque de sa vie, je le rappelle, où l’on retrouvait par la bande le révolutionnaire de la période 1848-1854. Certes Connais-toi toi même contient des passages antisémites mais pas celui auquel l’on pouvait s’attendre à en croire Nattiez. Car Wagner, quelques lignes loin après la mention du « fatal anneau du Nibelung », incrimine « notre civilisation qui a inventé l’art de faire de l’argent à partir de rien ».

Ce Connais-toi toi même est significatif d’un certain état de confusion chez Wagner dés lors qu’il aborde des questions qui ne ressortent pas de l’art musical ou de la dramaturgie. Nattiez sollicite ici le texte de Wagner pour lui faire dire ce qu’il croit y trouver. Cette recherche à tout prix de l’antisémitisme du compositeur prend déjà un aspect obsessionnel comme on le vérifiera un peu plus loin. Au moins reconnaissons que Nattiez fait preuve d’honnêteté intellectuelle (voire de naïveté) puisque Connais-toi toi même figure parmi les annexes de Wagner antisémite (qui toutes se rapportent aux écrits dits « antisémites » de Wagner), permettant ainsi au lecteur de vérifier ce qu’il en est en réalité de cette prétendue preuve de l’antisémitisme de l’Anneau par son auteur même.

Mais encore, comment cet antisémitisme se manifesterait-t-il dans la Tétralogie ? Nattiez tient pour acquis que Mime, Alberich et Hagen sont des allégories de Juifs. Constatant que Wagner, contrairement au Shylock de Shakespeare , « n’a désigné explicitement aucun comme Juif », Nattiez ajoute que cela va de soi puisque le compositeur « avait recours à des stéréotypes suffisamment vivaces à cette époque pour ne pas avoir, afin de le faire comprendre, besoin d’être plus explicite ». Ceci pour « mettre en garde contre la menace de domination universelle que représentent les Juifs ». Un propos pourtant absent chez Nattiez en 1983 comme je l’ai plus haut indiqué. Et qui réduit en 2015 la Tétralogie à ce seul aspect, déjà discutable pris isolément. Entre temps, il est vrai, Nattiez a lu des auteurs comme Gray qui traite de « culturellement sourd » qui ne saurait pas détecter dans l’attitude de Siegfried à l’égard de Mime (10) celle de Wagner à l’égard des Juifs. Quand bien même l’intention de Wagner était telle, le Nattiez 1983 au moins savait à quoi s’en tenir en indiquant : « peu importent les intentions, il n’y a que le résultat qui compte ». Et sur ce « résultat » je ne vais pas reprendre ce que j’ai écrit dans le chapitre précédent.

Les Maîtres chanteurs de Nuremberg représente presque une pause entre la composition de Tristan et l’achèvement du Crépuscule des dieux :cet opéra ne pouvant se mesurer aux deux autres. Contrairement à ce qu’on a pu lire quelquefois ici ou là, Les Maîtres chanteurs n’est pas la contribution de Wagner au nationalisme allemand. Le discours de Sachs qui clôt cette oeuvre lyrique est pourtant explicite : même s’il n’y avait plus de Saint Empire romain l’art allemand lui demeurerait. Comme le précise Alain Badiou, en comparant ce propos conclusif avec celui du Crépuscule des dieux : « Dans Les Maîtres chanteurs, en revanche, l’hypothèse c’est que l’art peut être une essence spécifique, comme c’est le cas pour l’Allemagne, dont l’universalité n’a en dernière analyse aucun espoir de se réaliser de manière politique ou impériale ; elle réside et subsiste dans l’art allemand ».

Selon Nattiez, commentant Les Maîtres chanteurs, : « C’est bien la vie culturelle de l’Allemagne menacée par les Juifs qui est en cause ». Où donc l’a-t-il trouvé ? Un tel propos ne figure pourtant pas même de manière allusive dans cet opéra, et nullement dans le discours conclusif de Sachs qui évoque, comme danger menaçant « le peuple et l’empire allemand (n’oublions pas que l’action se situe au XVIe siècle) (…) les brumes et futilités des welches ». Le terme  welche peut être traduit par « étranger aux langues germaniques », ce qui correspond plutôt aux langues romanes dans l’Europe du XVIe siècle (Wagner, à travers Sachs, se réfère sans doute aux Habsbourg espagnols qui règnent alors sur le Saint Empire allemand). Nattiez ne va quand même pas jusqu’à associer « welches » et « juifs ». Son argumentation s’articule principalement autour de la « judéité » du personnage Beckmesser, j’y reviendrai un peu plus loin. Nattiez réitère l’assertion selon laquelle Les Maîtres chanteurs est un opéra antisémite en se référant aux pages d’un journal tenu par Wagner en 1865, contemporaines de la composition de l’oeuvre lyrique (journal rédigé à l’attention de Louis II de Bavière, non destiné à la publication), qui recèleraient des passages antisémites. Ce qui est vrai mais ne peut être à l’évidence rapporté aux Maîtres chanteurs.

Nattiez consacre tout un chapitre aux Maîtres chanteurs. Il tient pour acquis que Wagner, à travers le personnage de Beckmesser, visait le critique Eduard Hanslick qui s’en était pris à Wagner en 1854 dans son essai Le Beau musical. Ce qui est du moins avéré dans un premier temps. Mais à travers Hanslick, ce qui importe davantage, Wagner entendait répondre à la critique académique qui depuis Le Vaisseau fantôme fustigeait ses oeuvres lyriques. En ajoutant que Wagner avait encore plus de raisons de se plaindre de cet « accueil » après la création de Tristan. Hier comme aujourd’hui Beckemesser représente le type même d’un certain pédantisme académique, puriste, traditionnel, dont le ridicule se trouve souligné dans Les Maîtres chanteurs. D’ailleurs cette critique, principalement dirigée contre Beckemesser, s’adresse également aux « Maîtres » qui, à l’exception de Sachs et Pogner, ne « comprennent » pas le chant de Walther au premier acte (cet air chanté remettant en cause la tradition en vigueur). Nattiez se focalise sur une supposée judéité de Hanslick par Wagner (suggérée dans les suppléments de 1869 à LaJudéité dans la musique ) pour accréditer du caractère juif de Beckemesser. Là encore il se réfère à l’abondante littérature sur le sujet. L’argument décisif, selon lui, serait la « sérénade de Beckemesser » du second acte, que Nattiez, s’appuyant sur Barry Milligton, nous assure être la caricature d’une musique de synagogue. Ce à quoi ferait écho cet extrait du Journal de Cosima selon laquelle à Mannheim « les juifs ont sifflé la quatrième représentation des Maîtres chanteurs « » . La presse de l’époque, il est vrai, apporte le témoignage de réactions hostiles durant les représentations de l’opéra, à Vienne et ailleurs, sans qu’on puisse véritablement savoir à quoi s’en tenir sur l’identité des perturbateurs à travers les exemples donnés par Nattiez (en raison du climat antisémite de l’époque certains journaux avaient tendance à mettre sur le compte des « juifs » ce genre de perturbation). Quant à l’éventualité de manifestations d’hostilité provenant de « milieux juifs » elles ne pourraient s’expliquer que par la position rendue publique en 1869 par Wagner et nullement à l’égard d’un prétendu contenu antisémite des Maîtres chanteurs.

Deux remarques. La première, une objection d’ailleurs relevée par Nattiez, a été formulée par Dieter Borchmeyer : « Les employés municipaux - dont Beckemesser est membre - et les juifs ne peuvent rien avoir de commun dans le Nuremberg de l’époque ». Et puis si notre oreille reconnaît sans difficulté des thèmes de musique juive dans, par exemple, plusieurs compositions du Chostakovitch des années 40 (musique de chambre principalement), en revanche elle est incapable de débusquer de la « musique de synagogue », de surcroît caricaturale, dans la sérénade de Beckemesser. A croire que celle-ci est uniquement décryptée par des oreilles déjà convaincues par avance que pareille mélodie ne vise qu’à ridiculiser les Juifs. Si l’on replace cette sérénade dans le contexte de la sixième scène du second acte, elle représente en quelque sorte l’inverse du chant de Walther du premier acte : là où celui-ci échouait pour sa non conformité aux règles des Maîtres chanteurs, Beckemesser échoue lui pour avoir voulu accorder une totale confiance en ces mêmes règles. Dans le troisième acte le chant de Walther dépassera ce dilemme. C’est là l’essentiel : le propos de Millington (la preuve par la partition du caractère « musique de synagogue » de la sérénade de Beckemesser), repris par Nattiez, étant pour le mieux une indication secondaire, pour le pire de la diversion. Dois-je ajouter que les nazis, pourtant très fort pour débusquer sur tous les terrains l’appartenance juive, la judéité et le judaïsme, ont été incapable de reconnaître pareille « qualité » à l’écoute de cette fameuse sérénade.

On pensait que pour Tristan la question de l’antisémitisme ne se posait pas. Mais non, un dénommé Paul Lawrence Rose exhume une lettre de Wagner à Röckel datant de 1855, traitant du judaïsme et de Schopenhauer (mais non de Tristan !) pour prétendre que, puisque Wagner avait commencé cette année-là à concevoir cet opéra« on peut aisément décrypter le contenu antisémite de Tristan « (sic). Cet « aisément » est délicieux ! Je n’irai pas plus loin parce que l’analyse de Rose est à ce point spécieuse et tordue que même Nattiez se croit obligé de la réfuter.

Parsifal, selon Nattiez, serait plus raciste qu’antisémite. Cet opéra s’avère trop complexe, trop problématique, trop rétif à toute interprétation univoque pour qu’une réponse satisfaisante puisse être pour l’instant donnée. Cependant, sachant que l’un des critiques les plus virulents de Wagner, Hartmut Zelinsky, prétend que Wagner, avec Parsifal plus particulièrement, « est à la source de la Shoah hitlérienne », disons deux mots de l’argumentation de cet impitoyable critique. Pour Zelinsky Parsifal doit être considéré comme la célébration d’une « nouvelle religion » au sein de laquelle la « rédemption » devient possible avec la « destruction » des Juifs. Encore, pour l’illustrer, faudrait-il admettre la judéité de Kundry, ce qui n’est pas évident. D’ailleurs Nattiez coupe la poire en deux : Kundry est arabe pendant le second acte, et juive au troisième (la preuve étant qu’elle meurt tout à la fin, exterminée par conséquent : élémentaire mon cher Nattiez !). Et pourquoi pas aryenne au premier acte ?

Zelinsky, j’y reviens, cite le Journal de Cosima rapportant l’enthousiasme de Wagner jouant à son épouse « l’onction de Parsifal par Titurel » (il s’agit de Gurnemanz en réalité) « avec le merveilleux canon et le baptême de Kundry avec la sonorité d’anéantissement de la timbale (…) « anéantissement de l’être tout entier, de tout désir terrestre » dit Richard ». Le vigilant Zelinsky ne veut retenir que le mot « anéantissement ». De là à nous certifier qu’il faut entendre dans le son de cette timbale l’anéantissement de la juive Kundry, il n’y a qu’un pas. Ce qu’il fait allègrement. Et à travers Kundry, n’est ce pas… Reconnaissons ici que Nattiez, au terme d’une double analyse, lexicale et musicologique, récuse dans le détail ce qui tient lieu d’argumentation chez Zelinsky Ce qui ne l’empêche pas, citant une mauvaise plaisanterie de Wagner sur les Juifs (rapportée par Cosima, alors que Parsifal vient d’être terminé), de prendre cette boutade de fort mauvais goût (11) au pied de la lettre comme significative de ce qu’exprime Parsifal, et d’en conclure que « c’est bien à une extermination raciale » que Wagner pensait en composant cet opéra !

Dans l’avant dernier chapitre de son livre (« L’ombre d’Hitler »), Nattiez, qui admet que Hitler ne cite jamais dans ses « écrits théoriques » les « déclarations antisémites de Wagner » (dans Mein Kampf Hitler ne fait nullement référence à Wagner de ce point de vue là), laisse entendre que cela ne signifie pas qu’il les ignorait. Sans doute, mais la principale référence pour les nazis restait Houston Stewart Chamberlain (un antisémite d’un autre calibre que Wagner). Et Chamberlain ne cite pas Wagner dans Genèse du XIXe siècle que prisaient tant Hitler, Goebbels, et compagnie. Nattiez n’en disconvient pas et ajoute que tout « lien de causalité directe » entre l’oeuvre (de Wagner) et la Shoah parait exclu. En cela il se distingue des anti-wagnériens les plus ultras : reconnaissant que Wagner ne « peut pas être tenu pour responsable, transitivement, des événements et des situations sociales qui ont conduit à l’éclosion de l’hitlérisme ». Nous lui en savons grée.

Malgré tout Nattiez accrédite l’idée d’un lien de causalité indirect (ou d’un lien non transitif) entre Wagner et la Shoah lorsqu’il s’interroge (tenant compte des « hésitations » de Wagner à la fin de sa vie qui écrit en 1878 : « Mais pourquoi nous en prendre aux Juifs, c’est nous (les Allemands) qui n’avons aucun honneur » ou « Si j’écrivais encore une fois sur les Juifs, je dirais qu’il n’y a rien à objecter à leur encontre, seulement qu’ils nous ont rejoints trop tôt, nous autres les Allemands, que nous ne sommes pas suffisamment solides pour recevoir en nous cet élément ») en ces termes : « Mais comment, dans ses oeuvres, envisageait-il d’abolir les différences raciales ? ». La réponse : « Par la destruction » (Nattiez réitère son analyse de Parsifal ) devient lourde de conséquences : l’oeuvre wagnérienne devenant in fine plus suspecte que l’individu Wagner (antisémite quelque peu repenti à la fin de sa vie).

Wagner antisémite refermé, le lecteur n’est pas sans éprouver un sentiment proche de la sidération. Son auteur ressemble à l’adepte d’une cause longtemps embrassée contre laquelle il se retournerait sur le tard (avec la foi du nouveau converti) ou à la putain qui au soir de sa vie surenchérit dans le genre vertueux. Même si Nattiez récuse en deux occasions (Ross pour Tristan, Zelinsky pour Parsifal ) des hypothèses hasardeuses, indéfendables, délirantes, comment ne pas relever que la manièreobsessionnelle, chez lui et ceux qui l’ont précédé, de vouloir ici ou là, d’un opéra à l’autre, apporter la preuve de l’antisémitisme de Wagner, ressemble à s’y méprendre à l’attitude de ces négationnistes qui cherchent par tous les moyens, de manière non moins obsessionnelle, à prouver l’excellence de leurs thèses, à savoir la négation de l’extermination des Juifs d’Europe par les nazis (et par conséquent de l’existence des chambres à gaz). Il y a quelque chose de vertigineux dans un tel parallèle : pour les premiers l’oeuvre de Wagner s’avère sans barguigner antisémite depuis Le Vaisseau fantôme jusqu’à Parsifal (ce qui relie, directement ou indirectement, Wagner à Hitler), quand pour les seconds « le mythe du génocide des Juifs d’Europe » s’expliquerait par l’existence d’un « complot juif ». Ce propos peut paraître excessif. Mais force est de constater, en retenant l’apport personnel de Nattiez à la « connaissance de l’antisémitisme de Wagner », que la montagne accouche d’une souris. Cela ressort de l’évidence pour le prétendu aveu par Wagner de l’antisémitisme de l’Anneau dans Connais-toi toi même. A croire que l’auteur ne s’est pas relu. Ou qu’on lui a aveuglement accordé toute confiance sans éprouver le besoin de vérifier le bien fondé de cette assertion dans l’une des annexes du livre. Ce qui n’était pourtant pas difficile. Pour le reste, je pense plus particulièrement à ce qui vient d’être dit sur Parsifal, Nattiez va chercher dans un propos privé (rapporté par Cosima) la « véritable » signification de cet opéra.

Ce qui chez d’autres ne mériterait qu’un haussement d’épaule étonne sinon plus chez un musicologue que l’on croyait pourtant averti. En 1983, en annexe à son livre sur la Tétralogie, Nattiez avait judicieusement publié une lettre de Wagner à Roeckel dans laquelle le premier entendait répondre à une remarque de son correspondant sur l’Anneau. Wagner y disait, après avoir mis en garde Roeckel contre toute « compréhension » limitée aux « intentions » : « L’important dans le drame - comme en général dans l’oeuvre d’art - est d’agir non pas par l’exposé des intentions, mais par la représentation d’événements involontaires. C’est cela justement qui distingue mon sujet poétique des sujets politiques que l’on traite presque exclusivement aujourd’hui ». Il parait certain que le Nattiez 2015 n’y entend plus grand chose : il s’agit pourtant d’une donnée fondamentale chez Wagner.

Chez le même éditeur, Jean-Jacques Nattiez avait dix ans plus tôt réuni et présenté (avec Sophie Galaise) les écrits de Pierre Boulez se rapportant aux compositeurs que le chef d’orchestre avait été amené à diriger en concert ou lors d’un enregistrement (sous le titre Regards sur autrui ). Richard Wagner figure en bonne place : pas moins de 150 pages lui sont consacrées. Là aussi le lecteur qui connaît l’attention que Nattiez porte de longue date à la carrière de Boulez (jusqu’à devenir son éditeur), voire sa proximité avec lui, ne peut que s’étonner de l’écart entre les commentaires de Boulez sur Wagner (ceux sur « La Tétralogie » sont particulièrement pertinents) et celui, univoque, de Nattiez en 2015 (que reste-t-il, malgré les déclarations d’intention de Nattiez, du musicien Wagner quand l’antisémitisme, réel ou supposé, devient un critère dominant pour apprécier ou pas une oeuvre musicale). Nattiez 2015 élude ce fait, important, rappelé pourtant par Boulez selon lequel « le dramaturge, le musicien Wagner donnent un perpétuel démenti à l’idéologue Wagner ; sur ce plan, il est, il reste absolument sans rival, absolument subversif ». Boulez précise alors (précision absente chez Nattiez, ou alors il lui aurait fallu écrire un autre livre) : « Il n’est nullement surprenant que deux juifs, Mahler et Schoenberg, soient les héritiers les plus illustres de la pensée musicale de l’antisémitisme le plus obtus ; car son héritage musical reste le privilège de ceux qui savent le comprendre, le saisir et l’assumer, alors que son héritage idéologique ira à Wolzogen et Chamberlain - et par delà leur insipidité, sera adopté par un pouvoir politique, non insipide lui, qui se sert de l’évidence de la musique mais aussi de l’ambiguité idéologique pour camoufler sa brutalité dominatrice ».

Également la volonté chez Nattiez et consort de ne traiter la question Wagner que sous l’angle de l’antisémitisme les entraîne à éluder, occulter ou passer par pertes et profits les « années révolutionnaires » du compositeur, ou à transformer le Wagner de cette période-là en un vil opportuniste. Pour ne citer qu’un exemple, on lui retire la paternité de deux articles « L’homme et la société établie » et « De la révolution » (dont l’ai cité un extrait dans la première partie) publiés en février et avril 1849 dans les Volksblätter de son ami Röckel. Ces articles n’ont pas été signés : ce que l’on comprend aisément en raison de leur contenu. Dans une note de bas de page Nattiez indique que « la paternité wagnérienne de ces deux textes est contestée » (par Stewart Spencer dans l’ouvrage, Wagner guide raisonné, coordonné par Barry Millington). Cependant 200 pages plus loin il nous assure « on sait aujourd’hui que ces deux articles ne sont pas de Wagner mais de Röckel » (et de renvoyer une seconde fois le lecteur à la même contribution de Spencer). Qu’écrit donc précisément Spencer à ce sujet ? Je le cite : « des témoignages circonstanciés semblent indiquer que c’est August Röckel, et non Wagner qui est l’auteur » (des deux articles). C’est tout. Faute de savoir ce qu’il en est réellement de ces « témoignages circonstanciés » on en restera là. Pourtant, même en ne disposant que du large extrait de l’article « De la révolution » publié dans En écoutant Wagner de Francis Pagnon, la parenté entre ce texte et la correspondance alors de Wagner, ou celle à venir (ou encore avec certaines pages de L’art et la révolution ) est évidente. Avec en plus cette dimension insurrectionnelle qui sans doute s’explique par la proximité ce printemps-là de Wagner avec Bakounine. Donc, pour résumer, la preuve n’est pas faite que Wagner ne serait pas l’auteur de ces deux articles. En revanche tout porte à croire que des « témoignages circonstanciés » dont on ne dit mot ne sont que pure invention.

Enfin la lecture de l’excellente et très érudite édition de la Correspondance entre Liszt et Wagner (revue, présentée et annotée par Georges Liébert : édition qui cite de nombreux extraits de lettres adressées ou reçues par Wagner à d’autres correspondants entre 1841 et 1883, ainsi que des documents s’y rapportant) apporte la preuve de la marginalité de la « question antisémite » chez Wagner, surtout par rapport à celles ayant trait à la création chez lui (en y incluant la question récurrente de la « représentation » de ses oeuvres), mais également aux rapports entre l’art et la vie, ou à la situation de l’art lyrique en Allemagne et ailleurs, ou encore à l’amitié. A considérer le contenu de l’abondante littérature anti-wagnérienne d’hier et d’aujourd’hui (Wagner antisémite compris, même si son auteur s’avère être l’un des « spécialistes » du compositeur), cette lecture faite, comment ne pas citer ce propos de Wagner (dans une lettre du 8 octobre 1855 à Hans von Bülow) : « Si cela t’amuse beaucoup d’écrire dans les journaux, fais le : au total, pourtant, on se compromet trop par là, car on est mêlé aux plus misérables vauriens que notre société produise, à savoir les écrivailleurs et les journalistes. Pour ma part, il ne m’est plus possible de rien faire qui évoquerait chez moi l’idée d’un semblant de respect pour cette stupide et abjecte engeance. Crois moi, les victoires apparentes que nous remportons sur ce terrain constituent en somme les plus déplorables déceptions ; de cette engeance, ne prétendra nous connaître que celui qui y trouvera son intérêt personnel : nul d’entre eux ne nous comprendra vraiment, du moins je l’ai constaté par moi-même ». Wagner parlait en connaissance de cause, vu l’accueil fait généralement par la presse à ses oeuvres lyriques (sans parler du conservatisme des milieux musicaux). Liébert ajoute : « A l’égard des critiques musicaux, sauf rares exceptions, Wagner nourrissait un mépris documenté - et justifié ».

Signalons que le critique musical le plus influent de l’époque, Eduard Hanslick, écrivait en 1881 au sujet de la Sonate en si mineur de Liszt (plus de quinze ans après la création de cette oeuvre pour piano !) « Il est impossible de donner avec des mots une idée de cette monstruosité musicale. Jamais encore je n’avais subi un assemblage plus artificiel et insolent d’éléments aussi disparates, une rage plus furieuse, un assaut plus sanglant contre tout ce qui est musical (…) Qui a entendu ça et le trouve beau est un cas désespéré ». On donnera le dernier mot à Franz Liszt. A Hanslick, qui venait de publier un article dans lequel il estimait que Wagner était « atteint d’une monomanie très connue - l’orgueil de soi-même », Liszt répondit indirectement : « Ne serait-ce pas un souhaitable contrepoint à une autre monomanie plus répandue encore et fort accréditée - l’orgueil de sa bêtise ? ».


PARSIFAL, POUR CONCLURE


« Tout ce fatras catholique me répugne au plus profond de mon âme. Quiconque s’y réfugie doit avoir beaucoup de choses à expier « 

Richard Wagner : Cahier brun du 1er septembre 1865

Malgré Tristan (auquel les veilleurs d’avril 2016 ont rendu très implicitement hommage en écrivant sur les murs de Paris : VIVRE DEBOUT LA NUIT ET NON LE JOUR À GENOUX), malgré à l’échelon inférieur Le Vaisseau fantôme, Tannhäuser, Lohengrin, Les Maîtres chanteurs de Nuremberg (qui rivalisent au XIXe siècle avec Fidelio, Le Freischütz, Boris Godounov, Carmen, et le meilleur de Verdi), la Tétralogie et Parsifal dominent la production wagnérienne. Ici s’arrête la comparaison. En ce qui concerne la Tétralogie chacun s’accorde généralement pour souligner l’osmose entre le texte et la musique, alors que pour Parsifal on soutiendra ici a contrario que la musique entre en conflit avec le livret. Il y a un sens, celui du texte, auquel par moments la musique ne peut se résoudre. De là un opéra qui se prête à diverses interprétations, y compris les plus contradictoires, les pires mêmes (comme on l’a vu au chapitre précédent). Toute représentation, ceci posé, s’apparente à une gageure. De là cette question : Parsifal est-il représentable sur une scène lyrique ?

Nietzsche l’exprime à sa façon quand on relève chez lui la contradiction suivante. Il se répand en sarcasmes à l’égard du livret de Parsifal (des sarcasmes justifiés), alors que se décidant (non sans hésitation semble-t-il) à venir écouter en concert à Monte Carlo le prélude de Parsifal il en rend compte ensuite à son ami Peter Gast dans les termes suivants : « Wagner a-t-il jamais fait mieux ? La suprême lucidité psychologique et l’exactitude au sujet de ce qui doit être dit, exprimé, communiqué, avec la forme adéquate la plus brève et la plus directe, chaque nuance du sentiment étant développée jusqu’à l’épigramme ; une netteté de la musique, comme un art descriptif, qui fait penser à un bouclier d’une facture achevée et pour finir, un sentiment sublime et extraordinaire, une expérience, une sensation de l’âme dans le fond même de la musique, qui fait le plus grand honneur à Wagner ; une synthèse d’états qui, à beaucoup d’hommes, même à des hommes « supérieurs », sembleront inconciliables, synthèse d’une rigueur implacable, d’une « élévation » au sens redoutable du mot, avec une connaissance et une pénétration qui transpercent l’âme, tels des couteaux - et avec une compassion pour ce qui est vu ici et jugé. Ces choses se retrouvent chez Dante, pas ailleurs. Jamais peintre a-t-il peint un regard aussi chargé de la mélancolie de l’amour, que Wagner aux derniers accents de son Prélude ? ».

Il fallait citer entièrement ces lignes inspirées, vibrantes, d’une pertinence confondante. N’est ce pas le plus bel hommage que l’on pouvait rendre à la musique de Wagner ? Il est vrai que Nietzsche avait attendu presque un mois avant de communiquer cette forte impression à Gast (le concert date du 24 décembre 1886 et la lettre du 21 janvier 1887 : entre temps, dans deux courriers adressés à son ami, Nietzsche ne disait mot du concert). Mais après tout son propos sur le prélude de Parsifal avait été médité, repensé, réfléchi. A regretter que Nietzsche, par la suite, n’ait pas assisté à une représentation de cet opéra. Certes, mais tout porte à croire - l’exemple ci-dessus est parlant - qu’il préférait s’en abstenir. Sinon aurait-il écrit Le Cas Wagner dans la formulation que nous connaissons ? On peut en douter (12).

Parsifal, j’y reviens, témoigne d’un conflit entre l’idéologie, celle du livret, du texte donc, et ce qui dans la musique lui résiste, ne s’en laisse pas imposer ou accroire. Francis Pagnon suggère que le principal enjeu de ce conflit serait la souffrance : d’un côté « une infecte sanctification de la souffrance, cette initiation par la douleur qui ne mène qu’au renoncement », de l’autre une musique émergeant « de l’abime du déchirement, exposant à nu la douleur des êtres livrés sans recours à la souffrance ». Cette souffrance-là ne vient-elle pas de très loin, du temps où le jeune Wagner disait reconnaître « l’immense connexion de la souffrance du monde à travers sa propre souffrance ». Comme l’indique Pagnon : « La musique a pris le parti d’interpeler la société et de lui jeter en face la souffrance accumulée » (un propos dans lequel, ajoute-t-il, Nietzsche ne pouvait se reconnaître).

Ce conflit traverse plus les premier et troisième actes que le second (qui lui, à l’instar de celui qui déjà traversait Tannhäuser, de manière cependant moins schématique, oppose érotisme et renoncement ascétique). Les premier et troisième actes comportent deux interludes musicaux dont l’importance doit être soulignée. Le premier se trouve précédé de la fameuse phrase de Gurnemanz (« Ici le temps devient espace », souvent commentée). Cet extraordinaire interlude musical fait en quelque sorte figure de climax de l’oeuvre entière : la musique semble vouloir traduire les souffrances accumulées dans l’histoire des hommes, mais elle les convoque sur le mode de la protestation, d’une protestation sans commune mesure. D’où cette page autant bouleversante que sublime, l’un des sommets de la musique dite classique de tous les temps, dont on retrouvera plus tard quelque écho dans l’interlude du troisième acte de Wozzeck, l’adagio final de Lulu, ou précédemment chez Mahler (l’adagio de la Dixième symphonie par exemple).

Dans les deux interludes de Parsifal Gurnemanz et Parsifal marchent depuis la forêt en direction de la salle du Graal. A la différence que durant le deuxième (nous sommes dans la seconde moitié du troisième acte) la musique qui provient en partie du prélude du même acte (le thème du désert et ceux venant se greffer sur lui) évoque un au-delà de la souffrance qui confine à la désolation. Le contraste est d’autant plus saisissant qu’auparavant le thème bucolique de « l’enchantement du vendredi saint » apportait une note impressionniste : celle de la douceur d’un clair matin d’avril. Cet interlude se prolonge par le choeur des deux cortèges des chevaliers du Graal (où la déréliction atteint son paroxysme).

C’est pourquoi, réitérant l’hypothèse faite quinze ans plus tôt (dans la partie « Wagner et sa postérité »), je serais porté à croire que cette thématique (prélude, interlude, choeur des chevaliers) préfigure en quelque sorte, avec toutes les précautions d’usage que l’on voudra, les catastrophes à venir du XXe siècle, et plus particulièrement celle auquel le nom Wagner se trouve malencontreusement associé. C’est bien sûr s’inscrire délibérément en faux contre les commentateurs qui font de Wagner un précurseur du nazisme, en renversant ici la perspective : cette musique-là, plus que d’autres en cette fin de XIXe siècle et de début du suivant, a perçu intuitivement la tragédie du XXe siècle, y compris à travers des conséquences qui aujourd’hui encore - et peut-être même plus qu’auparavant - incitent d’aucuns à refaire indéfiniment le procès de Richard Wagner et de sa musique.

Max Vincent

juin 2016

(1) En décembre 1849 Wagner écrit à son ami Théodor Uhlig : « Et s’il s’agit de déblayer résolument le fumier et de laver à grandes eaux, c’est mon affaire, car mon but est de faire la Révolution, où que je me présente. Si je succombe, eh bien ! la défaite sera plus honorable qu’un triomphe dans la direction opposée : même sans une victoire personnelle je sers, en tout cas, la Cause ».

(2) Alors qu’il écrit L’oeuvre d’art et l’avenir Wagner, dans une lettre à sa soeur Klara, en précise les enjeux : « Et réfléchir sur tout ceci signifie se révolter contre l’état de chose existant : plus fort est mon enthousiasme artistique, plus impérative et plus intransigeante est ma rébellion contre tout ce qui est commun, philistin, éhonté et pitoyable dans le bienheureux état des choses. au lieu d’écrire des opéras et encore plus d’opéras, dont personne ne se souciera, il me parait plus important d’exprimer publiquement mes vues sur l’état de l’art. Je m’adresse à l’artiste qui pense. Celui qui est un artiste et qui est capable de penser me comprendra. Le fait que les tâcherons littéraires me mettront en pièces ne m’inquiète pas car il faut s’y attendre, étant donné que c’est contre eux que je prends les armes ».

(3) Dans Une communication à mes amis Wagner fait le parallèle suivant entre musique et révolte : « Sur la musique (…) je ne veux ici que la saluer comme mon bon ange, qui a gardé en moi l’artiste, et même en vérité a fait de moi un artiste du jour où mon indignation, prenant des formes toujours plus précises, devint révolte contre l’ensemble des conditions qui sont aujourd’hui faites à l’art. Que cette révolte n’ait pas eu lieu hors du domaine de l’art, qu’elle n’ait pas été celle d’un critique littéraire, ni d’un de ces mathématiciens de la politique comme on en voit de nos jours, de ces socialistes calculateurs et négateurs de l’art, que mon humeur révolutionnaire ait éveillé chez moi directement le besoin et la capacité d’agir en artiste, cela je le dois, comme je l’ai dit, à la musique ».

(4) Pris, était-il, entre deux positions contradictoires : entre d’un côté le souci de voir ses opéras représentés sur les scènes d’Allemagne, et de l’autre celui de n’accepter que des représentations selon ses voeux (ne dénaturant pas ses oeuvres). Ce qu’il traduit par le constat suivant dans une lettre à Hans von Bûlow) : « Je ne tolérerais aucune des représentations auxquelles je consens aujourd’hui si j’avais les moyens de vivre de mes oeuvres et non de leur prostitution ». Il est vrai que s’il transigeait avec ce principe c’était d’abord pour des raisons financières. Comme ses opéras commençaient à être représentés sur les scène allemandes cela occasionnait quelques rentrées d’argent. Longtemps privé de tout, Wagner se lance alors dans des dépenses d’ameublement qui l’obligent à s’endetter. Dans une lettre d’octobre 1854 adressée à Liszt, Wagner ne fait pas mystère de ses mouvements contradictoires, de sa souffrance même : « Comme je pouvais être heureux et fier il y a trois ans, lorsque je n’avais encore rien fait qui fut en contradiction avec mon sentiment intérieur et la connaissance exacte de la situation où je me trouve contraint et forcé vis à vis de notre public, du public qui prononce chez nous sur les questions d’art ! (…) Mais le démon s’est emparé de moi ; dans ma vie si horriblement déserte, j’ai eu de nouveau la velléité de mettre au moins un peu d’agrément dans mon existence : la séduction a pris corps, j’ai livré mes partitions, j’ai été surpris de leur succès, et j’ai espéré. Je maudis maintenant cette espérance. Je sens que je suis tombé si bas à mes propres yeux que j’en suis encore à chercher le moyen d’échapper au supplice de ne pas m’accuser moi-même ». Ce qui n’empêchait pas Wagner de tenter par ailleurs de rationaliser cette attitude, d’avancer par exemple que son épouse « ne pourrait plus supporter une pareille extrémité », celle de « la pauvreté de leur ménage ». Également, comme l’indique Georges Liébert : « Doté d’une organisation anormalement sensible aux influence extérieures - au point de ne presque pas pouvoir composer l’hiver - il avait besoin pour être dans des conditions propices à son travail, d’un cadre confortable et élégant ; et les rideaux épais, les tentures, les portières qu’il affectionnait devaient en outre lui donner une heureuse impression d’isolement. Aussi chaque fois qu’il allait entrer dans une période d’intense création, se lançait-il dans des dépenses domestiques au-dessus de ses moyens ». Ce que Wagner traduit dans une lettre par Uhlig par : « C’est seulement dans un somptueux confort que cet être artificiel que je suis peut encore exister ».

(5) Cette difficulté à composer s’explique - autre contradiction - par le fait que Wagner se trouve dans l’obligation pour « gagner sa vie » de s’emparer de temps à autre la baguette du chef d’orchestre. Ce qui finira par l’indisposer sinon plus dans la mesure où cette activité lui prenait du temps et surtout de l’énergie : ce qui s’avérait préjudiciable à la composition proprement dite. Wagner avait accepté de diriger l’orchestre de la Nouvelle Philharmonie de Londres entre février et juin 1855. Il le regrettera amèrement étant dans l’incapacité de poursuivre durant cet épisode londonien la composition de La Walkyrie. Une lettre à Liszt en mars illustre bien l’état d’esprit dans lequel se trouvait alors Wagner : « Maintenant je suis esclave, je suis réduit à l’impuissance absolue. Une inconséquence en entraîne une autre ; je n’arrive à m’étourdir sur le sentiment de ma dégradation qu’en devenant encore plus fier et plus méprisant ». Cette situation étant rapportée deux mois plus tard en des termes moins excessifs (mais qui vont plus au coeur du dilemme qui se pose alors au compositeur) à Otto Wesendonck : « Si je n’étais qu’un musicien tout serait bien en ordre : mais par malheur, je suis encore autre chose, et c’est là ce qui me rend si difficile à caser dans ce monde que j’y suis nécessairement condamné à mille tribulations. Il n’est pas commode de faire quelque chose pour moi ; un point est certain en tout cas, c’est que je ne suis pas sur la terre pour gagner de l’argent, mais bien pour créer ; et je ne serai en état de me livrer à cette vocation sans être interrompu que si le monde voulait bien se charger de m’en donner les moyens ».

(6) Une lettre d’août 1853 à Liszt est significative : « De même que c’était pour moi, il y a quelque temps, un besoin impérieux de crier mes révoltes dans leur enchaînement logique complet et sur le terrain de l’art et celui de la vie, de même, et précisément pour cela, je n’ai absolument plus rien qui me pousse à des démonstrations qui ont cessé d’être un besoin pour moi ». Comme Wagner le dira à un autre correspondant : il n’avait plus de gout pour la théorie.

(7) Les sentiments de Wagner envers l’Allemagne et les Allemands s’avèrent en réalité plus souvent négatifs que positifs. Six mois avant l’échec des représentations de Tannhäuser à Paris (qui par contrecoup inciteront de nombreux théâtres allemand à reprogrammer cet opéra ainsi que Lohengrin, et à « relancer » la carrière du compositeur outre-Rhin), Wagner écrivait à Liszt les lignes suivantes (que lui inspiraient la levée de l’interdit qui depuis 11 ans lui interdisait de fouler le sol allemand) : « Il me prend des frissons d’épouvante quand je pense à l’Allemagne et à l’avenir réservé à ce que je rêve d’entreprendre. Dieu me pardonne, je ne vois là-bas que petitesse et mesquinerie, faux mérites et suffisance, absence totale de réelle valeur. Tout est façade, la médiocrité est à l’ordre du jour (…) Aussi je t’avouerai qu’en remettant les pieds sur le sol germanique je n’ai pas éprouvé la moindre émotion, à part la surprise que m’a causée le langage stupide et grossier que j’ai entendu autour de moi. Crois moi, nous n’avons pas de patrie ! Et, si je suis « Allemand », je porte certainement mon Allemagne en moi-même ».

Des lignes à mettre en parallèle avec d’autres, adressées la même année à Mathilde Wesendonck : « On peut en penser et dire ce qu’on veut, il n’en est pas moins indéniable que les Français sont présentement le véritable prototype de la civilisation européenne, et faire sur eux un effet décisif, c’est agir sur l’Europe tout entière ». On constate la même ambivalence chez Wagner envers la France (et Paris, dont le compositeur au paroxysme de ses sentiments francophobes souhaitera la destruction en 1871).

Wagner avec le recul éprouvera « un sentiment de honte » en se remémorant cette période de soutien au Reich. Comme il l’exprimera devant Cosima en 1878 (honte renforcée par celle de savoir que « tant de gens avaient eu raison contre (lui) »). L’article publié la même année, Art allemand et politique allemande, témoigne sans équivoque de ce rejet. A la fin de sa vie Wagner privilégiera l’Italie, ceci pour des raisons climatiques surtout (ou en raison du « calme » qu’offrait Venise).

(8) Disons que cela parait plus évident pour la seconde partie de l’oeuvre de Mahler. En tout cas cette influence n’est pas décelable dans la première oeuvre de jeunesse importante du compositeur, le trop méconnu Das Klagende Lied, où l’on retrouve celles de Weber, des balades chorales de Schubert et Schumann, ou du jeune Wagner

(9) En écoutant Wagner mis à part : mais qui a lu l’ouvrage de Francis Pagnon ? Et en y ajoutant la Correspondance entre Liszt et Wagner parue chez Gallimard en 2013.

(10) Là encore on se réfèrera à une lettre de Wagner du 17 décembre 1853 adressée à Liszt, se référant à la composition de la troisième scène de L’Or du Rhin : « En ce moment j’en suis au « Nibelheim » : aujourd’hui Mime m’a crié sa détresse ». Ce propos qui traduit la compassion de Wagner à l’égard de son personnage parait peu compatible avec ce que Nattiez et consort persistent à dire, voir ou entendre en terme de « caricature de juif ». Certes le Mime de Siegfried ne suscite pas l’empathie mais après tout n’est-il pas comme d’autres sous l’emprise du « fatal anneau du Nibelung ».

(11) En décembre 1881, lors d’une discussion chez les Wagner à laquelle aurait participé Joseph Rubinstein, portant sur la pièce de Lessing Nathan le Sage, Wagner en avait critiqué une « récente représentation » tout en gardant par devers lui (rapporte Cosima) « la plaisanterie un peu vive que tous les Juifs devraient périr au cours d’une représentation de Nathan le Sage « : une plaisanterie donc réservée à l’intimité du couple. C’est du moins ce qu’on croit comprendre à la lecture d’un paragraphe plutôt confus. Nattiez entend là prouver que cette mention (dans le Journal de Cosima du 18 décembre) étant grosso modo contemporaine de l’achèvement de Parsifal, Wagner a par conséquent « tout à fait en tête ce qu’il vient de mettre en musique : l’anéantissement des sémites à la fin du deuxième acte (!!!) et la mort de Kundry à la fin du troisième ».

Signalons au lecteur que l’humour de Wagner, du moins dans certaines circonstances, pouvait choquer ou indisposer son auditoire. Dans une lettre du 29 janvier 1859 à Marie Sayn-Wittgenstein (en réalité destinée à Liszt qui ne lui répondait pas), Wagner s’explique à ce sujet de manière significative : « Il y a quelque chose de plébéien en moi, et je ne suis fin et élégant que lorsque je peux être d’une humeur magnifique. Cependant, dés que j’en suis empêché, ce qu’engendre précisément mon misérable état, je deviens farouche et violent, et alors seul l’humour est susceptible de me redonner une contenance. Mais cet humour, justement, peut être dangereux pour ceux pour qui il est par nature étranger ». Wagner terminait ce paragraphe en précisant (il le répètera toute sa vie) : « Vous voyez combien il est difficile de s’exprimer pour un homme d’une nature telle que la mienne, et d’admettre qu’il ne peut être parfaitement compris qu’à travers ses oeuvres d’art ».

(12) On relève, pour aller dans le même sens, que dans l’ouvrage posthume Nietzsche contre Wagner (élaboré en 1888)Nietzsche choisit d’ouvrir ce livre par la rubrique « Où j’admire ». Pour ce faire il reproduit l’aphorisme 87 du Gai savoir qui fait l’éloge d’un musicien dont le nom n’est pas précisé. Le philosophe reprend entièrement le passage, « Voici un musicien qui, supérieur à tous les autres, est passé maître dans l’art de trouver des accents pour exprimer les souffrances, les oppressions et les tortures de l’âme » jusqu’à « alors seulement il est supérieur, absolument grand et parfait », en y ajoutant : « Wagner est un de ceux qui ont profondément souffert - sa supériorité propre sur les autres musiciens - J’admire Wagner partout où il se met en musique ».