Il existe bien entendu plus d'une façon d'aborder le surréalisme. Il semble toutefois que la légende dorée qui prévaut ici ou là, même rapportée avec un souci d'exactitude, finisse par masquer ce pourquoi le surréalisme reste un projet émancipateur. Mais, pour ce faire, prendre le parti de la subversion poétique dans les termes choisis n'est pas une mince affaire. Et puis, contrairement à ce que l'on croit généralement, des pans de cette histoire restent plus ou moins occultés.

Plus, en tout cas, à l'aune du crédit que des historiens patentés accordent encore à la version de ceux qui se voulurent en dernier lieu (et même après) les "propriétaires" du mouvement. Ici comme ailleurs nous ne ferons pas d'exception à la règle, surtout quand elle nous est soufflée par l'excellent Père Duchesne : "Si tu veux être heureux / Nom de dieu / Pends ton propriétaire ! » Moins certes, s'il s'agit du surréalisme des premières années de l'après guerre. Mais n'est ce pas la gloire et la grandeur de ce mouvement d'avoir refusé de s'aligner (dans tous les sens du terme) comme on le faisait très majoritairement alors. Le surréalisme y perdit sur le plan de la visibilité. Mais l'essentiel, la part de refus, se trouvait préservée. D'autres s'y référeront, s'en prévaudront même, jusqu'à reprendre un flambeau que les surréalistes, les premiers, avaient arraché au brasier.

Encore faut-il, pour ne rien oublier, dresser "l'état des lieux" d'un genre encore florissant de nos jours : l'antisurréalisme. La polémique parait nécessaire avec les ennemis déclarés du mouvement, soit. Il n'en irait pas de même quand d'aucuns avancent que le surréalisme - dont ils furent un temps partie prenante - est resté bien en deçà des exigences de la "révolution" qu'il annonçait. Il s'agit là d'une question d'appréciation. C'est aussi sous estimer les facultés qu'à ce monde de se transformer dans une perspective opposée à ce qu'en attendait Marx, ou de proposer des ersatz de "changer la vie" au sujet desquels Rimbaud eut volontiers exercé sa salive. Cette "infortune continue" là n'est pas uniquement celle du surréalisme. Il convient de rendre à chacun ce qui lui revient. Si la marge parait plus étroite, elle n'en existe pas moins. Parler de radicalité, pour le surréalisme, c'est continuer à parier sur la subversion poétique - toujours dans des termes choisis - quand bien même de bons apôtres affirmeraient qu'elle ne saurait remplacer la lutte des classes ou tout projet politique non moins émancipateur ou radical. On ne saurait prétendre le contraire. Pourtant pareille restriction limite les possibilités que l'on se donnerait d'en finir avec un "état des choses" que la revendication politique ne saurait à elle seule épuiser.

Il faut continuer d'affirmer, aujourd'hui comme hier, notre franche hostilité aux valeurs contenues dans les mots abjects de travail, famille, patrie ou religion. Et celle, non moins déterminée, à l'égard d'un capitalisme qui, par euphémisation, se trouve désigné sous l'appellation commode et rassurante "d'économie de marché". Il ne s'agit là que d'un "programme minimum". Le reste, comme nous invitaient les surréalistes, est à réinventer.

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LE SURRÉALISME MIS À MAL PAR SES « PROPRIÉTAIRES » MÊMES .

Que n'a-t-on écrit sur les surréalistes et les situationnistes (plus particulièrement au sujet d'André Breton et de Guy Debord) et leur "propension à exclure" ! Le rappel offusqué des exclusions qui émaillent les histoires mouvementées du mouvement surréaliste ou de l'internationale Situationniste accréditent l'idée, chez maints journalistes ou commentateurs, d'une certaine forme de terreur dans les lettres ou la politique. Cette argumentation (qui peut servir le cas échéant pour tout groupe "d'avant garde" ou considéré comme tel), ici, avec les surréalistes et les situationnistes, vise davantage à discréditer ceux-ci et ceux-là à travers la fiction réitérée de "luttes d'intérêt et de pouvoir" (dont les deux "chefs charismatiques" sont chaque fois les vainqueurs) initiées par les conventionnels de l'an II.

Alain Badiou, dans Le Siècle, consacre un chapitre à cette question en globalisant le propos en terme de "parti". Il fait là aussi remonter cette généalogie à la Révolution française. Badiou s'appuie sur Hegel (celui de La Phénoménologie de l'esprit ) pour relativiser le concept de "liberté absolue" dans ce contexte révolutionnaire. Le mot épuration est lâché. C'est d'ailleurs celui qu'il faut retenir pour reprendre la tumultueuse histoire des partis communistes. Comme le disait Staline : "Le parti ne se renforce qu'en s'épurant". Badiou ajoute que "l'épuration, par exemple, a été tout aussi bien un mot d'ordre essentiel de l'activité artistique".

Pourtant, au sujet de cette "activité artistique", le mot épuration passe difficilement en l'écrivant. Pas véritablement pour des raisons de terminologie puisque le dictionnaire Robert définit "épuration" par : "Élimination des membres qu'on juge indésirables d'une association, un parti, une société". Non sans préciser, sous la rubrique "spécialement" : "Élimination des collaborateurs à la Libération". Quelle serait donc cette distinction, fondamentale, entre les exemples ci-dessus (Partis communistes, France de la Libération, voire France de Vichy), et les surréalistes et situationnistes ? Dans le premier cas de figure, la "force d'épuration" se confond avec "l'appareil d'état" (ou ce qui aurait pour vocation de le devenir), et tend à le renforcer de part cette épuration. Dans le second cas, en revanche, il s'agit d'amis qui se donnent les moyens, par l'existence d'un collectif, de réaliser des objectifs communs. Ces amis discutent, affirment des désaccords, et mêmes peuvent entrer en conflit. Cependant il existe des règles non écrites qui tout en fondant l'appartenance de chacun au groupe apportent la preuve de sa cohésion. En cas de "manquement" le groupe peut prendre, après une discussion où chacun est appelé à se prononcer, la décision de se séparer de l'un ou l'autre de ses membres. C'est ni plus ni moins une façon d'exercer à pareille échelle la démocratie directe. Tout amalgame (avec l'épuration de type "appareil d'état") ne peut provenir que de commentateurs ignorants ou malveillants (pour les plus avertis).

Vouloir, pour les surréalistes, ouvrir ce chantier par cette entrée improbable, le rappel des exclusions (1) dans l'histoire du mouvement (c'est à dire ce pourquoi ils sont le plus fréquemment décriés), peut paraître paradoxal. Ce n'est qu'apparent, car cette histoire là recoupe généralement quelques unes des périodes de crise ou de remise en cause de l'existence du groupe (en ajoutant que les surréalistes qui prirent congé du groupe sans être pour autant exclus s'avèrèrent plus nombreux que les seconds). Les exclusions dans la vie du mouvement correspondent à une nécessité : celle de ne pas transiger quant à l'exigence commune, de conserver la cohésion du groupe, de se débarrasser des carriéristes. Il y aurait cependant une exception à cette règle. J'aurai l'occasion d'y revenir longuement.

Les trois premiers exclus du groupe surréaliste s'appellent Philippe Soupault, Antonin Artaud et Roger Vitrac. Les deux premiers sont à des titres divers deux figures marquantes ou emblématiques du premier surréalisme. Tous trois seront accusés de poursuivre isolément une activité littéraire. Ou, pour le dire autrement, se trouvait posée la question de la compatibilité d'une telle activité vers l'extérieur avec le devenir révolutionnaire du groupe à ce moment précis de son histoire. Soupault et Vitrac, effectivement, continueront dans la direction prise. Il est vrai que leur moindre participation aux activités du mouvement, depuis la parution de la revue La Révolution surréaliste, les mettait d'une certaine façon en "congé du groupe".

Il n'en va pas de même avec Artaud. Ce dernier, deux ans plus tôt, en animant un "Bureau de recherches surréalistes" contribue à la réalisation de textes surréalistes collectifs d'une rare violence. On sait aujourd'hui que ces Déclarations insurrectionnelles (des adresses "au Pape", au "Dalaï-lama", ou des lettres adressées, entre autres, aux "Médecins chefs des asiles de fous") étaient pour la plupart presque entièrement rédigées par Artaud. Ceci pour insister sur l'importance de l'auteur de L'Ombilic des limbes dans ce moment fondateur de l'histoire du surréalisme.

André Breton reconnaîtra plus tard dans les Entretiens la part active prise alors par Antonin Artaud au sein du mouvement et la singularité de sa démarche. Non sans revenir sur le sentiment ambivalent qui l'habitait (et que partageaient d'autres membres du groupe) devant l'aspect paroxystique de ces Déclarations : "Je voyais bien comment la machine fonctionnait à toute vapeur, je ne voyais plus comment elle pouvait continuer à s'alimenter". Contrairement à Soupault et à Vitrac, Artaud réagit à son exclusion par la publication d'un texte intitulé A la grande nuit ou le bluff surréaliste (bouleversante réponse à la brochure Au grand jour du groupe). Il y énonce ce qui le sépare fondamentalement du Mouvement surréaliste en 1927 sur le plan politique ("Y'a-t-il d'ailleurs encore une aventure surréaliste et le surréalisme n'est-il pas mort du jour où Breton et ses adeptes ont cru devoir se rallier au communisme et chercher dans le domaine des faits et de la matière immédiate l'aboutissement d'une action qui ne pouvait normalement se dérouler que dans les cadres intimes du cerveau") ou existentiel ("Ce qui me sépare des surréalistes c'est qu'ils aiment autant la vie que je la méprise") ou métaphysique ("Je place au-dessus de toute nécessité réelle les exigences logiques de ma propre réalité"). Il conclut en affirmant haut et fort son "pessimisme intégral". A coté de ces pages habitées, que l'on relit de longues années après avec la même émotion, la brochure surréaliste Au grand jour brille d'un moindre éclat. Pourtant cet échange apporte la preuve que l'aventure surréaliste en 1927 pouvait difficilement se poursuivre avec Antonin Artaud.

Avant d'aborder la première crise sérieuse qu'ait connu le surréalisme (et la plus grave de son histoire à l'aune des nombreuses défections, plus que des exclusions provoquées par le Second manifeste du surréalisme) revenons un peu en arrière. Le 11 mars 1929, une trentaine de personnes (dont la majorité des surréalistes, les membres du groupe Le Grand Jeu, et d'autres) se retrouvent au 53 de la rue du Château. Une lettre-circulaire, adressée par les surréalistes un mois plus tôt, posant la question d'une activité commune à des revues et des individus proches de la Révolution surréaliste, a provoqué cette réunion. Le thème de discussion choisi (la proposition émane d'André Delons, membre du Grand Jeu) est "l'examen critique du sort fait récemment à Léon Trotsky". Encore aujourd'hui les avis divergent sur la signification de cette réunion. On peut raisonnablement penser que plusieurs des surréalistes présents ne comptaient pas limiter la discussion au seul cas de Trotsky. D'ailleurs la lecture, dans un premier temps, des réponses à cette lettre-circulaire interdisait en quelque sorte que l'on veuille faire l'économie des divergences exprimées ici ou là quant à la question centrale, celle d'une activité commune. D'autant plus que plusieurs des personnes présentes rue du Château affirmaient dans leurs réponses n'avoir rien en commun avec Le Grand Jeu. André Breton intervient alors en demandant que soient définis un certain nombre de concepts fondamentaux, dont ceux impliquant une position révolutionnaire. Peut-on, s'interroge Breton, s'en réclamer sans se prononcer préalablement sur le degré de qualification, morale ou autre, de chacun des participants ? De là s'ensuit, partant d'exemples concrets, lesquels font débat, une mise en cause du Grand Jeu généralement, et de Roger Vaillant en particulier (Ce dernier venant d'écrire dans Paris Midi un article très bienveillantsur le préfet de police du moment, le sinistre Georges Chiappe). Quoiqu'on puisse penser des conditions dans lesquelles s'est tenue cette réunion, particulièrement houleuse, force est de reconnaître que des questions essentielles, traitant plus particulièrement de la signification d'une "attitude révolutionnaire" pour tout membre d'un groupe dit "d'avant garde", ont été posées. Ces questions et leurs réponses vont rester au premier plan dans les discussions, durant les décennies suivantes, de ceux qui peu ou prou, même en dehors du groupe surréaliste, adoptent une attitude "révolutionnaire" ou "radicale". Dans l'immédiat, cependant, André Breton va en tirer quelques enseignements lors de la rédaction du Second manifeste.

Rejetant d'un coté les littérateurs, leur "abstentionnisme social", la trop grande complaisance de certains d'entre eux envers leur personne, et de l'autre ceux qui, de part leur "passage inconditionnel à l'activité politique", tendent à délaisser "la revendication surréaliste", ceci et cela en des termes d'une violence soutenue, Breton s'attire des réactions indignées, non moins violentes, (sinon plus pour les signataires du pamphlet dirigé contre Breton, Un cadavre). En cette année 1930, Leiris, Morise, Prévert, Queneau, Baron, Desnos et Limbour quittent le groupe surréaliste. Dans un texte écrit en 1954 (destiné à la revue Le Pont de l'Épée), Georges Bataille, l'un des contributeurs de Un cadavre, revient sur ces péripéties en donnant d'une certaine façon raison à Breton : "Je suis aujourd'hui enclin à croire que les exigences de Breton, qui ont abouti à cette rupture généralisée des années 1928-1929, étaient au fond justifiées, il y avait chez Breton un désir de consécration commune à une même vérité souveraine, une haine de toute concession dés qu'il s'agissait de cette vérité dont il voulait que ses amis soient l'expression, à moins de ne plus être ses amis, auxquels je m'accorde encore". Toutefois Bataille ajoute : "Mais Breton eut le tort de s'attacher étroitement aux formes extérieures de cette fidélité. Il en résulte un malaise d'autant plus grand qu'ayant une sorte de prestige hypnotique - une autorité immédiate exceptionnelle - il en usa sans grande réserve, sans une véritable prudence".

A la veille de la Seconde guerre mondiale sont exclus Salvador Dali et Georges Hugnet pour des raisons opposées. La participation du premier aux activités du groupe depuis cinq ans se limitait aux expositions surréalistes (il avait échappé de peu à l'exclusion en 1934 lors d'une séance mémorable) et ses prises de position en faveur de Franco l'excluaient de fait du mouvement. C'est en revanche un différend au sujet de la F.I.A.R.I (Fédération Internationale de l'Art Révolutionnaire Indépendant), sur lequel venait se greffer le soutien apporté par Hugnet à Éluard (lequel venait de se rapprocher des staliniens), qui provoque l'exclusion d'Hugnet.

Il faut attendre l'année 1948 (deux ans après la reformation du groupe autour d'André Breton, lors du retour de ce dernier des USA) pour que soit prononcée l'exclusion de Matta pour "disqualification intellectuelle et ignominie morale" (Matta étant accusé d'avoir indirectement provoqué le suicide de Arshile Gorky). La même année Victor Brauner est exclu pour "travail fractionnel" (tout comme Alexandrian, Bouvet, Jouffroy, Rodanski et Tarnaud, comme membres de la fraction constituée par Brauner). L'un (Matta) et l'autre (Brauner) seront "réhabilités" quinze ans plus tard. En 1954, Max Ernst reçoit le grand prix de peinture à la biennale de Venise : il est exclu du groupe en janvier 1955 (André Breton argumente contre dans un premier temps, puis se rallie à l'avis de la majorité).

C'est cependant cinq ans plus tôt, lors de "l'affaire Carrouges-Pastoureau", que se situe l'épisode lié à la crise la plus sérieuse que connaît le mouvement surréaliste dans l'après guerre. Pastoureau et Waldberg sont exclus. Plusieurs surréalistes quittent alors le groupe (Acker, Marcel Jean, Maurice Henry, Hérold). Tous (Waldberg excepté) ont rejoint le groupe dans les années 30. Les nombreux documents diffusés lors de cette "affaire Carrouges- Pastoureau" ont été publiés dans le second tome de Tracts surréalistes et déclarations collectives (présenté et commenté par José Pierre en 1982). Leur lecture devient à la longue fastidieuse. Ces documents n'ont ni l'intérêt, ni la pertinence, ni le tranchant de ceux qui précédaient ou accompagnaient la crise de 1930. Durant cette année 1951, en tout état de cause, le groupe surréaliste traverse une période difficile. Si Henri Pastoureau, dans son document intérieur intitulé « Aide mémoire relatif à l'affaire Carrouges », se plaint à juste titre de l'attitude conciliante d'André Breton à l'égard de Michel Carrouges (auteur d'ouvrages sur le surréalisme, mais catholique), celle-ci ajoute-t-il n'est que le symptôme d'un mal plus général. Pastoureau dénonce l'affadissement idéologique du mouvement surréaliste, en particulier dans le combat révolutionnaire et la lutte antireligieuse. Une déclaration de guerre à laquelle Breton et Péret répondent. Une assemblée générale convoquée à la date du 19 mars 1951 tranche en faveur des deux derniers et réaffirme dans un communiqué "la position révolutionnaire du surréalisme". En voulant donner un coup de pied dans la fourmilière, Pastoureau, paradoxalement, avait permis aux surréalistes de resserrer les rangs autour de Breton et de Péret. Les "vieux surréalistes" quittent le navire, mais d'autres, la génération de l'après guerre, les remplacent.

On ne relève plus d'exclusion chez les surréalistes avant 1967. Mais, à vrai dire, Jehan Mayoux a-t-il véritablement été exclu du mouvement au printemps de cette année-là ? Les péripéties accompagnant "l'exclusion" de Mayoux ont été rapportées par Alain Joubert dans son indispensable Le mouvement des surréalistes ou le fin mot de l'histoire (sous-titré : « mort d'un groupe - naissance d'un mythe » : publié aux éditions Maurice Nadeau). Il s'agit d'un éclairage inédit, détaillé et circonstancié sur les tribulations du mouvement surréaliste durant ses dix dernières années d'existence. Joubert publie toutes les pièces d'un dossier, celles de la dissolution du groupe, non sans remonter jusqu'en 1960, date de la diffusion du manifeste dit des 121, c'est à dire la « Déclaration pour le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie ».

La genèse de ce manifeste est aujourd'hui bien connue. On sait que cette Déclaration fut d'abord écrite par Dionys Mascolo et Jean Schuster. André Breton et Gérard Legrand apportent ensuite des modifications de détail, puis Maurice Blanchot la réécrit en partie. Une rencontre entre Breton, Schuster, Mascolo et Blanchot permet de mettre au point la version définitive. Celle-ci est alors adressée dans un premier temps à Sartre, Nadeau, et aux autres surréalistes. La Déclaration sera rendue publique en septembre 1960, contresignée par 121 écrivains, universitaires ou artistes. Encore que le terme "rendue publique" soit impropre, puisque aucun journal ni revue ne prend le risque de la publier. Cette Déclaration est diffusée à l'étranger - en Belgique et aux USA. Elle circule clandestinement en France, principalement à l'initiative du Parti Communiste International (trotskiste).

En octobre 1961 parait le premier numéro de la revue Sédition. Elle est animée par Louis Janover et Bernard Pêcheur (le premier a fait partie du groupe surréaliste entre 1955 et 1958). Tous deux entretiennent des relations avec des membres du mouvement. On relève d'ailleurs le nom de Gérard Legrand parmi ceux figurant au Comité de rédaction, et plusieurs surréalistes collaborent à ce premier numéro. Auparavant, au mois de juillet, le texte éditorial de la revue rédigé par ses deux animateurs (intitulé « La trahison permanente » ) a été communiqué aux surréalistes présents à Paris. Ce texte suscite des réactions pour le moins contradictoires dans le groupe. José Pierre, dans ses commentaires de Tracts surréalistes..., note que "les réactions sont assez violentes pour qu'il soit question à ce moment là d'un "rectificatif" précisant la pensée des auteurs". Sédition sortira sans la moindre modification. Un dossier faisant état des différentes positions exprimées par les surréalistes est publié dans le numéro 2 de La Brêche, la revue du mouvement. José Pierre distingue dans ses "commentaires" les trois points de vue suivants :

"1) Il s'agit d'une attaque contre la « Déclaration des 121 », qui met en cause l'adhésion des Surréalistes aux raisons comme aux principes qui en ont déterminé la teneur.

2) C'est une mise en cause parfaitement légitime de la Déclaration, en raison de la signification particulière que Sartre lui a donnée par la suite.

3) L'adhésion des Surréalistes à la « Déclaration des 121 » n'est pas mise en cause par cet article, mais l'émotion soulevée à l'intérieur du Surréalisme prouve l'importance du problème posé".

Il faut encore revenir en arrière pour tenter d'expliquer les raisons de cette polémique autour de Sédition. Cette "Déclaration des 121" se situait en quelque sorte dans le prolongement de 14 Juillet: une revue crée à l'initiative de Dionys Mascolo et Jean Schuster à laquelle, entre autres, vont collaborer André Breton et Maurice Blanchot. Nous sommes en juillet 1958, et il importe de s'opposer fermement et conséquemment à la prise de pouvoir par de Gaulle. D'ailleurs l'éditorial signé par les deux animateurs de la revue prend pour titre "Résistances" (il y est question, entre autres considérations, de "la tâche révolutionnaire (est) à reprendre sans cesse à nouveau, et d'abord à réinventer"). Le numéro 2 de 14 Juillet ne compte qu'un seul article, co-écrit par Mascolo et Schuster, "Projet pour un jugement populaire", qui préfigure d'une certaine façon la Déclaration à venir. Un troisième et dernier numéro sortira en juin 1959.

Cette "Déclaration des 121" donc (nous sommes revenus en 1960) va se trouver dans les médias plus particulièrement associée au nom de Sartre en raison de la notoriété du philosophe. On doit légitimement parler d'un "détournement de sens" si l'on compare le contenu de la Déclaration aux interventions de Sartre (soutenant le F.L.N. et sa politique nationaliste) durant les mois suivants. Car il ne s'agit pas exactement de la même chose. C'est de ce "hiatus" (pour employer un euphémisme) dont il sera question dans l'éditorial de Sédition. Ceci étant diversement apprécié, on l'a vu, au sein du mouvement surréaliste. On peut dater de ce numéro 2 de La Brêche une première fracture, laquelle ira s'élargissant (en dépit des apparences) jusqu'à entraîner la dissolution du groupe surréaliste.

Avant toute autre explication, il faut auparavant rapidement présenter Jean Schuster. Ce dernier est membre du groupe surréaliste depuis 1948. Il appartient à cette vague de "jeunes surréalistes" (en compagnie de Bédoin, Legrand et Benayoun) qui se sont retrouvés sur le devant de la scène lors de "l'affaire Carrouges-Pastoureau". Schuster, contrairement à la majorité des surréalistes, n'est pas à proprement parler un poète. Des poèmes de Schuster, cependant, ont été publiés en plusieurs occasions dans les revues du groupe. Sans doute leur auteur ne se considérait-il pas poète dans l'acception généralement admise. Et d'aucuns, parmi les surréalistes, semblaient corroborer cette opinion. Ceci n'a rien d'anodin. Car Schuster va peu à peu affirmer sa personnalité, durant les années cinquante, au sein du mouvement, dans le "registre politique". L'homme est actif, volontaire, méthodique. Toutes qualités qui lui permettront, plus tard, de jouer un rôle d'animateur dans le groupe. Sans jamais directement le formuler (mais les lectures croisées de Tracts surréalistes... et du Mouvement des surréalistes ne laissent pas de place au doute), les préoccupations de Jean Schuster tournent autour du positionnement en terme de "ligne politique" dont devrait se doter le mouvement. On verra plus loin laquelle. Joubert dépeint Schuster comme un "personnage sensibilisé par le doute de lui-même, mais faisant tout pour le dissimuler au regard des autres". Des précisions (ou appréciations) qui confirment plus qu'elles n'infirment le portrait ébauché plus haut.

Schuster est le principal rédacteur en 1956 du tract Au nom des livrées sanglantes, certainement le plus représentatif depuis le Rupture inaugurale de 1947 quant aux relations qu'entretiennent les surréalistes avec la Révolution. Il en va de même pour Hongrie, soleil levant publié la même année. On relève déjà son souci (réitéré onze ans plus tard) de sortir les surréalistes de leur "isolement". Ici (nous sommes en 1956) à travers leur participation à un "Comité d'action des intellectuels contre la guerre en Afrique du Nord" (Schuster y remplace d'ailleurs Legrand au printemps 1957). C'est au sein de ce Comité que Schuster rencontre Mascolo et que naîtra le projet d'une revue "de combat" au lendemain du coup d'état gaulliste du 13 mai 1958.

Enfin, pour revenir à la querelle suscitée par Sédition, Alain Joubert écrit ceci : "Jean Schuster (...) se considéra comme personnellement mis en cause par le texte de Sédition : de plus la présence au sommaire de cette revue de certains surréalistes lui sembla injustifiable, dans cette mesure même. Il exigea des explications, des rectificatifs, lança des accusations, bref, mit "le feu à la baraque !"". De là s'ensuit cette correspondance entre Jehan Mayoux et Louis Janover. Elle figure partiellement dans le dossier du numéro 2 de La Brêche déjà évoqué. Cette correspondance a le mérite de mettre en présence deux points de vue "affirmés" : l'un trotskiste (celui de Janover), l'autre disons libertaire (celui de Mayoux). Si la position doctrinale de Janover ne nous apprend rien que nous ne sachions d'une orthodoxie trotskiste sur fond de guerre d'Algérie, celle de Mayoux n'entend pas transiger sur les principes énoncés quinze ans plus tôt dans Rupture inaugurale (ceux de "la fin et des moyens" recontextualisés ici). Le risque d'un "dialogue de sourds" est patent. Mayoux, dans un second temps cependant, entend expliquer, exemples personnels à l'appui, l'utilité du "Manifeste des 121". Janover y consent mais relève que la question centrale, celle de Sartre, n'a pas été traitée.

La Brêche publie à coté de cette correspondance trois interventions (résumées par José Pierre dans Tracts surréalistes... et reproduites plus haut). La première, celle de Gérard Legrand (un temps membre du comité de rédaction de Sédition) limite la portée du "Manifeste des 121" à "une intervention collective des intellectuels les plus à gauche". Legrand constate que cette Déclaration n'a pas été sans perturber les relations entre le P.C.F. et les intellectuels qui se définissent par rapport à lui. Mais il ne voit là "qu'un résultat politique mineur, éphémère et équivoque". Legrand reste sceptique sur le qualificatif de "révolutionnaire" décerné à l'insurrection algérienne en général et au F.L.N. en particulier : "On applique après coup à une guerre juste l'épithète exaltante de "révolutionnaire" alors que la guerre révolutionnaire ne doit être que la Révolution en armes". Enfin, "d'une manière plus générale", Legrand met "radicalement en doute le caractère révolutionnaire de tous les soulèvements des pays qu'on désigne sous le nom de Tiers monde". Il n'y voit pas l'expression d'une forme "concevable de la Révolution" : ni la jacobine, ni la bolchevique, et encore moins la bakouninienne. Legrand conclut que, "en l'absence de toute formation politique par rapport à laquelle le Surréalisme pourrait définir une position globale "non partisane" (cf. Rupture inaugurale), il tient "l'expérience révolutionnaire dans les pays du Tiers monde" pour "un acte de foi, non de raison, ou si l'on préfère un pari". Un pari que Legrand ne peut tenir.

Jean Schuster, lui répondant, ne comprend pas pourquoi les surréalistes seraient "fascinés par l'engagement pro-F.L.N. de Sartre au point de prendre vis à vis de l'insurrection algérienne une distance compensatrice". Affirmant, du point de vue révolutionnaire, que "la constante confrontation des principes et des faits doit conditionner toute démarche", Schuster en "soumettant au principe de l'internationalisme prolétarien le soulèvement du peuple algérien", constate "les limites de ce soulèvement sur le plan révolutionnaire". Cependant, insiste-t-il, "ce n'est pas la Révolution, mais c'est une Révolution". Retour sur le "Manifeste des 121" pour préciser que l'équivoque (relevée par Legrand) s'explique par la publicité donnée par la presse "à la lettre de Sartre au tribunal du procès Jeanson". Schuster ajoute : "Il suffit de relire la Déclaration pour admettre que l'équivoque n'existe pas dans le texte". Schuster termine par : "Sans tenir la Déclaration pour un document définitif échappant à toute critique j'avoue ne pas comprendre la nécessité des réserves destinées à en limiter la portée et à rendre difficile que l'on s'en serve aujourd'hui, si besoin est, comme texte de référence. Je ne m'associe absolument pas à ces réserves".

D'un coté Gérard Legrand tend à séparer deux problèmes. Pour lui "la véritable importance de la Déclaration se situe au delà des polémiques sur l'approbation partielle ou totale de la ligne de conduite du F.L.N." (F.L.N. qu'il critique au même titre que les autres "partis dits révolutionnaires" tiers-mondistes) : "en raison de sa force d'impact, des discussions qu'elle a provoqués, de sa valeur d'événement en un mot, elle mérite de susciter encore des critiques idéologiques, que celles-ci viennent d'entre nous, ou ailleurs". De l'autre Jean Schuster, sans faire allégeance à Sartre, reste ambigu vis à vis du F.L.N.. Il relève à juste titre le rôle joué par la presse dans ce jeu des équivoques, mais laisse planer un doute sur ce qu'il entend par "Révolution".

Auparavant, André Breton était intervenu en insistant sur la nécessité de publier un dossier faisant état "dans toutes leurs diversités (des) différents points de vue qui s'étaient affrontés". Pour Breton, "la formulation maladroite" de l'éditorial de Sédition avait pu laisser supposer que leurs "auteurs avaient dessein d'attaquer les surréalistes signataires de la « Déclaration des 121". Les animateurs de Sédition, selon Breton, se situent dans une tradition trotskiste bien connue. Il ajoute : "On peut convenir que c'est faute d'un minimum de précautions pour nous situer dans l'internationalisme révolutionnaire que la Déclaration s'est trouvée si fortement teintée par les positions de Sartre et que nous avons pu encourir le grief de soutenir le nationalisme algérien". Breton concluait son intervention par : "Sur le plan, disons des sentiments, je pouvais croire ne rien révéler de nouveau quand j'ai été amené à dire que je me refusais à voir des ennemis dans les trotskistes non plus que dans les libertaires. Cela ne m'empêche nullement de reconnaître ce qu'il faut bien appeler les "tics" des uns chaque fois que ces tics s'accusent (ce n'est pas rare) et déplorer l'inertie qui menace les autres pris dans leur ensemble. Je suis ainsi fait que les persécutions qu'ils ont subies m'ont disposé une fois pour toutes en leur faveur et que je leur accorde jusqu'au droit de se tromper".

Breton, jusqu'à sa mort, s'évertuera à maintenir une sorte d'équilibre entre, sur le plan politique, les positions défendues par Schuster et ses proches, et celles, mêmes diversifiées, de surréalistes liés par d'amicales relations (parmi lesquels figure Alain Joubert). Cet équilibre sera compromis après la disparition d'André Breton. La "reprise en main" que d'aucuns souhaitaient s'appelle Pour un demain joueur. Il s'agit d'une "résolution intérieure" (datée du 10 mai 1967), "destinée à enrayer la formation des poncifs et à interdire la formation des dogmes dans le surréalisme". Ce document est signé par les membres du Comité de rédaction de la revue L'Archibras (Audoin, Bounoure, Courtot, Legrand, Pierre, Schuster, Silbermann, Simon, plus Élisa Breton et Joyce Mansour). Pour un demain joueur a cependant été publié par José Pierre dans Tracts surréalistes... (exceptionnellement, précise-t-il, "car ce texte pose en fait la question de la survie - ou non - du Mouvement surréaliste après la mort de Breton"). Alain Joubert le reproduit en annexe dans son ouvrage. Il y consacre également de nombreuses pages. Pour José Pierre, "c'est de n'avoir pas pu - ou pas su - "enrayer la formation de poncifs" ni "interdire la formation des dogmes dans le Surréalisme", que le surréalisme en tant que Mouvement est mort en France, environ deux ans après la rédaction de Pour un demain joueur ».

Il importe de s'attarder sur ce texte écrit par Bounoure (principalement), Schuster et Legrand. Sans reprendre dans le détail tous les points développés par Pour un demain joueur venons en à l'essentiel, à savoir, dans la seconde partie de cette résolution, l'affirmation que "dans le domaine politique, on peut constater que les interventions surréalistes sont à peu près nulles depuis trois ans environ". Un premier commentaire. Durant cette période, l'intervention politique la plus remarquée, la plus convaincante, et la plus représentative sur le plan des principes n'est autre que Le Rappel de Stockholm. Dans ce tract, concernant le refus par Jean Paul Sartre du prix Nobel, se trouvait justement dénoncée la duplicité du philosophe. Sartre réhabilitait en quelque sorte l'intelligentsia stalinienne en se portant "garant de sa continuité idéologique à travers les virages de la dernière décade". Ainsi, en les soutenant à travers "leur position de nobélisables", se trouvaient dédouanés des Aragon et Neruda de leurs saloperies passées, et renforcé par cela même l'ordre littéraire que Sartre faisait "mine de combattre". Ce tract se concluait par : "Il ne suffit pas de refuser un prix, encore faut-il que les justifications éventuelles de ce geste n'en constituent pas la négation. Sartre, par sa déclaration, a gravement empoisonné la notion même de refus. La littérature à l'estomac continue". Il reste à préciser que ce tract signé (pour le mouvement surréaliste par Benayoun, Bounoure, Breton, Joubert, Legrand, Pierre, Schuster) avait été rédigé par... Alain Joubert.

Suivent ensuite, dans Pour un demain joueur, les lignes suivantes : "Sans doute, un certain nombre de causes extérieures excusent en partie ce silence. Mais là encore le refus d'analyser les situations autrement qu'à travers les schémas conduit à une abstention hautaine et à un culte de l'impuissance que ne saurait masquer la phraséologie révolutionnaire. Pour qui nous prenons-nous, à juger au nom de notre pureté morale du bien-fondé de la lutte des guérilleros péruviens ou des partisans du Viêt-cong, les uns comme les autres systématiquement réprimés par le gouvernement américain ou ses complices ? Qui sommes-nous, pour assister en silence aux pluies de bombes sur Haïphong ou aux fusillades de Saint-Domingue ? Quelle Vérité nous autorise à mettre dans un même sac le policier du Guepeou et le militant du Viêt-cong, le bureaucrate maoïste et le maquisard d'Amérique du Sud ?". Sont ensuite mis en épingle le "copinage", chez certains, susceptible de conduire "à l'activité fractionnelle lorsqu'il n'en était pas le substitut". Il est demandé "que ceux qui, sur un sujet donné, librement débattu, se trouvent minoritaires, s'abstiennent de contrecarrer ou de freiner la ligne générale, notamment en rouvrant des discussions closes". Enfin, Pour un demain joueur entend définir "la direction principale du Mouvement pour la période présente et l'avenir immédiat. C'est dans un souci démocratique (sic) que nous avons tenu à la rendre aussi explicite que possible. L'accord définitif sur ce texte sera exigé par signature sur le présent document, à usage rigoureusement interne, de tous ceux qui entendent souscrire aux conditions actuelles de l'activité collective".

Pour un demain joueur constitue une "première" dans l'histoire du mouvement surréaliste. Pour la première fois, en effet, une minorité de surréalistes, même s'il s'agit ici des membres du Comité de rédaction de L'Archibras et du Secrétariat (plus Élisa Breton et Joyce Mansour pour faire bonne mesure) prennent position, indiquent la ligne à suivre, définissent la direction du mouvement sans qu'aucune discussion préalable (soit informelle au café, ou formelle dans la cadre d'une assemblée générale) ait eu lieu sur des sujets essentiels, donc engageant le mouvement surréaliste en entier. Des surréalistes auxquels il est demandé de souscrire ou pas à cette "mise en demeure" sans en avoir auparavant discuté tous ensemble. Exit la démocratie directe ! Vive le bureau politique (ou comité central, ou que sais-je) !

Breton disparu tout devenait possible. Il fallait en rajouter sur les difficultés que rencontrait le mouvement surréaliste en 1967 (personne ne les niait) pour administrer autoritairement le remède susceptible de remettre le patient d'aplomb. Et puis, à bien lire ce document interne, on retrouvait cette déjà vieille idée schustérienne : celle de défendre, au coté d'intellectuels de gauche (non staliniens), les mouvements auto proclamés révolutionnaires apparus dans la sphère tiers-mondiste sur la planète depuis plusieurs années. Schuster avait patiemment attendu depuis 1962 (voir plus haut le débat dans les colonnes du numéro 2 de La Brêche), et là, de part l'opération Pour un demain joueur, lui et ses partisans se trouvaient en mesure d'imposer leurs visées stratégiques et leurs projets d'alliance, leur idéologie soit. Entendons nous bien. Il convenait d'être délibérément et fermement opposé à la politique coloniale de la France en Algérie (ce qui ne voulait pas dire pour autant soutenir le nationalisme du F.L.N.). Ou, dans le même registre, être non moins délibérément et fermement opposé à la politique américaine au Vietnam ou à Cuba (sans pour autant soutenir de la même façon le Viêt-cong ou Castro). Si certains défendaient au sein du groupe surréaliste le point de vue que j'exprime ici, soit ils se pensaient minoritaires, soit (plus grave) il leur paraissait difficile (dans les termes du diktat posé par Pour un demain joueur) de s'exprimer en toute liberté sur le sujet. Il parait vain d'épiloguer là-dessus en raison de l'absence de réactions connues de la plupart des intéressés. On sait en revanche, par Alain Joubert, que celui-ci, Nicole Espagnol et Robert Lagarde choisirent une "voie intermédiaire" en assortissant leur accord de nombreuses réserves par écrit. Y étaient discutés à la fois le contenu (en ce qui concerne les points abordés précédemment) et la forme (l'ultimatum).

Seul Jehan Mayoux signifia son refus. On lui répondit que pour ne pas avoir contresigné Pour un demain joueur il cessait "de fait" de participer au mouvement surréaliste. Et pourtant il s'agissait, de loin, du plus ancien membre du groupe ! Une partie de la correspondance que cette "exclusion" provoqua (entre Mayoux et plusieurs surréalistes) est reproduite dans l'ouvrage d'Alain Joubert. D'une part, elle éclaire bien les enjeux du "coup de force" de Pour un demain joueur ; d'autre part, elle retrace une belle figure, celle de Mayoux, homme intègre, refusant les compromis, emprisonné pour ses "idées libertaires" et son refus de répondre à l'ordre de mobilisation en 1939 (Mayoux que l'on retrouvera un an après en mai 68 sur les barricades, à l'age de 64 ans !). Un Mayoux qui demande, dans cette correspondance, qu'on lui explique pourquoi il se trouve exclu "selon le principe que la majorité a le droit de clore une discussion et par conséquent de taire la minorité", alors qu'auparavant, deux ans plus tôt, dans un article publié par La Brêche, il avait eu tout loisir d'affirmer le contraire (sans que nul ne s'en émeuve ou trouve à redire) : à savoir que la majorité, en aucun cas, n'avait le droit de faire taire la minorité. Mais s'agissait-il d'une majorité à proprement parler puisque les dix signataires de Pour un demain joueurreprésentaient de fait, quantitativement parlant, une minorité au sein du mouvement ? Et une véritable discussion au sein du groupe surréaliste présentait le risque, pour nos signataires, de conforter cet état de fait.

Dans l'immédiat, ce document contresigné (Mayoux excepté), même avec des réserves chez certains, plus rien n'empêchait Schuster et ses amis de dire à pleins poumons tout le bien qu'ils pensaient de la "révolution castriste". Cependant, ce n'était pas faute d'avoir été informés sur les dérives autoritaires du régime castriste. Nicole Espagnol, auparavant, s'en était faite l'écho dans le groupe. On savait pourtant à quoi s'en tenir dans les milieux révolutionnaires radicaux ou antiautoritaires : il s'agissait en réalité d'un secret de polichinelle. Mais fi ! Castro devient à la mode dans une partie de l'intelligentsia de gauche française. Et puis, surtout même, le gouvernement de La Havane compte organiser une vaste opération internationale d'autopromotion en invitant des artistes et des intellectuels à l'occasion du Salon de Mai, prévu à Cuba en juillet 1967. Jean Schuster, José Pierre, Michel Zimbacca (plus Jorge Camacho et Agustin Cardenas, cubains d'origine) se joignent à la délégation française (qui comprend Jorge Semprun, Alain Jouffroy, Marguerite Duras, Michel Leiris, et d'autres, mais aussi les peintre Aillaud, Arroyo et Recalcati, particulièrement maltraités deux ans plus tôt dans le tract surréaliste Le « troisième degré » de la peinture). On promènera ces touristes d'un "genre nouveau" quelques semaines dans l'île, leur montrant ce qu'il convient de voir (comme savaient si bien le faire les dirigeants soviétiques à l'attention des "idiots utiles" occidentaux). Nos surréalistes reviendront enchantés et convaincus du bien fondé de "la révolution castriste". Une convention suivra, puis une résolution sera adoptée (et publiée dans le numéro 3 de L'Archibras) saluant la "Révolution cubaine".

Mai 68 maintenant. Si les surréalistes sortent un numéro spécial de L'Archibras en juin 68 (ils étaient dés le 5 mai intervenus en diffusant le tract Pas de pasteurs pour cette rage), la contribution de chacun au mouvement de mai s'exprime plus à titre individuel que collectif. Ce numéro de L'Archibras est saisi par la police, et les surréalistes font l'objet de trois inculpations (pour offense au Président de la République, apologie du crime, et diffamation envers la police). Autre événement d'importance en cette riche année 1968 : l'invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie. Et Castro pour parachever le tout qui justifie cette intervention ! Dans cet après 68 rien ne pouvait être comme avant. La donne a changé depuis le printemps dernier. Des divergences apparaissent de nouveau chez les surréalistes. C'est l'avenir du mouvement qui est en jeu.

Un premier incident, fin janvier 69, lors d'une discussion sur la préparation du prochain numéro de L'Archibras, rouvre les hostilités. Une proposition de Jean Schuster, concernant un choix de couverture, provoque de vives critiques (entre autres celles de Bounoure, Joubert et Sebbag). Schuster quitte alors La promenade de Vénus en déclarant qu'il ne "remettrait plus les pieds au café". Lors d'une réunion houleuse, le 8 février, les participants présents décident de suspendre les réunions quotidiennes. La crise est ouverte. Un tract, Aux grands oublieurs, salut ! signé par Audoin, Courtot, Legrand, Pierre et Silbermann, donne acte du retrait des cinq signataires du mouvement surréaliste. José Pierre et Jean Claude Silbermann ayant ensuite donné une interview à La galerie des arts comme si de rien n'était, les surréalistes réunis en assemblée générale (moins Schuster, Bounoure et les cinq signataires) rédigent Sas. Ce texte, contresigné par 27 personnes, précise que le groupe surréaliste organiquement constitué a cessé d'exister.

Deux mois plus tard, Jean Schuster adresse une lettre "à tous ceux qui, après la mort d'André Breton (...) ont poursuivi, en France, l'aventure surréaliste". Schuster cependant en exclut les surréalistes qui avaient cessé de participer progressivement aux activités du groupe (soit, sans les nommer, Robert Benayoun et Joyce Mansour) ; d'autres, des personnes qui depuis mai 68 fréquentaient La promenade de Vénus sans pourtant être connues de Schuster ; "d'autres encore : "des personnes qui ont tenté systématiquement (et dans une certaine mesure réussis) de bloquer l'activité surréaliste de longue date, du vivant même d'André Breton" (soit, sans les nommer, Robert Lagarde, Nicole Espagnol, Alain Joubert) ; enfin un surréaliste auteur d'une lettre d'injure aux "cinq" (soit, sans le nommer, Jean Terrosian). Dans cette lettre-circulaire, Schuster propose à ses 39 correspondants (il en a auparavant donné lecture à huit autres) de poursuivre une activité "surréaliste" sans pour autant se parer d'une telle étiquette ("c'est en renonçant à ce mot que nous ferons vivre l'idée"). Cette activité s'articulant autour d'une "publication collective périodique". Sans comité de rédaction, cette revue "sera dirigée par G. Legrand, J. Pierre, et moi-même". La direction "décidera en toute autorité, de ce qui sera ou ne sera pas publié", sans "fournir d'explications" sur le rejet d'un texte, dessin, tableau, ou autre proposition. "Elle décidera, sans avoir à référer à quiconque, de l'appel à telle ou telle collaboration extérieure, de la publication de tel document, et plus généralement de l'économie du numéro". Proposition est également faite de reprendre "les réunions de café", mais à raison d'une fois par semaine. "A ces réunions seront conviés tous les destinataires de la présente lettre qui m'auront fait connaître leur accord sur le principe - et eux seuls". Ensuite, pour éclairer ceux qui ne verraient là que "rigidité qui brise toute spontanéité" Schuster évoque des "mesures d'urgence". La situation étant grave, il convient de prendre des mesures adaptées à la gravité de la situation : autoritaires et discrétionnaires, donc. Enfin Schuster met en garde ceux "que je crois tenir à l'écart", dans l'hypothèse où ceux-ci développeraient "une activité dirigée tant soit peu contre nous". A lire ce morceau d'anthologie, on hésite entre la franche rigolade ou la consternation. Et pourtant il se trouvera néanmoins des surréalistes (sans parler du clan schusterien), dont huit signataires de Sas, pour répondre favorablement à cette lettre inacceptable ! (Guy Cabanel dira à juste titre : "il n'y a pas d'essor sous la botte").

En octobre 1969, Jean Schuster publie dans Le Monde un texte, Le Quatrième chant, où prenant acte de l'abandon des uns et des autres du label surréaliste, il lui importe de différencier un surréalisme "historique" et un surréalisme "éternel". Le premier ayant failli, Schuster déclare vouloir poursuivre l'aventure à travers la revue Coupure, dont le premier numéro sort le même mois. Coupure prendra le train gauchiste en marche. Son numéro 4 reproduit entièrement des articles de La Cause du peuple (suite à l'interdiction du journal). Ceci sans se démarquer autant que faire se peut de l'idéologie maoïste et de la Gauche Prolétarienne. Deux numéros sortent encore, puis Coupuremet la clef sous la porte. Des surréalistes qui, au sein de Coupure, représentaient une tendance opposée à la Direction créent les Éditions Maintenant. Quelques lignes de leur déclaration inaugurale, Le 17 mars, brosse un rapide portrait de la dite Direction : "Non, un critique d'art en mal d'arrivisme, divers polygraphes, un agent de publicité, plusieurs professeurs un peu agréés, deux ou trois femmes du monde, quelques collectionneurs ne nous parleront pas de poésie" (Goldfayn, Ivsic, Le Brun, Legrand, Peuchmaurd, Toyen).

Et Schuster ? Son évolution ensuite parait logique. Lors de la réédition des trois numéros de 14 Juilletpar la revue Lignesen 1990 (à coté d'une préface de Dionys Mascolo de belle tenue), Schuster déclare laconiquement que l'histoire n'avait pas avalisé la thèse de 14 Juillet Il conclut par cette profession de foi (gaullienne ? républicaine ?) : "De Gaulle a sauvé deux fois la République : contre la ganache de Vichy et contre les factieux d'Alger. Il a maintenu notre idéal de 89, Liberté, Égalité, Fraternité, contre les "valeurs" pourries que sont le Travail, la Famille et la Patrie". Deux ans plus tard, Jean Schuster, José Pierre et Jean Claude Silbermann adressaient au Président de la République une lettre au nom de l'association ACTUAL (cette Association pour la Culture, la Technologie, l'Urbanisme les Arts et les Lettres (sic) étant le dernier acte de propriété par lequel Schuster et consort entendaient gérer la boutique surréaliste au mieux de leurs intérêts). Dans ce courrier les susnommés faisaient appel, au prétexte de doter le surréalisme d'un cadre institutionnel, à la générosité de l'État afin que puissent être conservées les nombreuses archives accumulées depuis de longues années. J'ajoute que cette grotesque ACTUAL ne se remettra pas de la fin de non recevoir de cette requête.

Cet itinéraire n'a en vérité rien de très remarquable. D'autres, dont les états d'armes valent bien ceux de l'intéresse - quoique... - ont ensuite acquis une renommée largement supérieure à Jean Schuster. L'animateur d'ACTUAL, il est vrai, tentait de prolonger sa carrière à travers le "surréalisme institutionnel" dont il était devenu le dépositaire. En tout état de cause la comparaison devient malaisée si l'on met Schuster en concurrence avec ceux qui occupaient, et occupent encore de fortes positions dans la presse quotidienne, l'édition, la haute administration ou le Parti Socialiste. Le théoricien du "surréalisme éternel" l'avait retrouvée à sa façon, l'éternité. Sauf qu'elle était dépourvue d'accent rimbaldien et ressemblait furieusement à une sinécure. On n'a pas toujours l'éternité que l'on veut (ou que l'on peut). Il ne faudrait pas cependant accabler Jean Schuster plus qu'il n'est nécessaire. Il ne fut pas le seul responsable de cette "fin de l'histoire" se terminant en farce. Ce serait sous-estimer José Pierre, par exemple, qui l'accompagna jusqu'au bout. Et quelques autres, plus en amont, embarqués un temps sur le rafiot schustérien. Mais qui surent le quitter en temps voulu.

Un éclairage, de nouveau, sur les années soixante. La période 1962-1966 se signale, il est vrai, par une moindre implication politique du mouvement surréaliste. Ceci toute proportion gardée. Le groupe intervient pour dénoncer la collusion entre les régimes franquistes et gaullistes à l'occasion d'une rencontre des ministres de l'Intérieur des deux pays. Lors du refus du prix Nobel par Sartre, sont rappelées quelques vérités sur les staliniens, leurs compagnons de route, les procès de Moscou, le massacre des anarchistes et des trotskistes, la répression des insurrections populaires de Berlin est, Poznan et Budapest, etc. Se trouve également rappelée la positon de principe des surréalistes lors de l'élection présidentielle de 1965, sur le "régime parlementaire et le suffrage universel", celle d'une "position libertaire" de refus de vote. Il est aussi question de la reconstitution ou pas d'une F.I.A.R.I avec le section française de la Quatrième Internationale : les enjeux politiques de 1966, selon les surréalistes, divergeant très sensiblement de ceux de la période 1933-1938.

Enfin, je l'ai déjà évoqué, Breton jouait d'une certaine façon un rôle d'arbitre, et garantissait ainsi un équilibre entre les uns et les autres. Il parait avéré que les différends précédemment exprimés au sein du mouvement perduraient. Ou, pour le dire autrement, un sourd affrontement politique pouvait à l'occasion s'affirmer en fonction de l'actualité du moment : sur la question de la réunification des tendances issues de la Quatrième Internationale, celle du communisme chinois, celle d'un positionnement envers Sartre, par exemple. Il faut s'inscrire en faux contre les interprétations à posteriori de José Pierre. En effet, celui-ci prétend (dans ses commentaires de Tracts surréalistes... ), en se référant au fameux dossier Sédition du numéro 2 de La Brêche, "que le souci d'une libre discussion s'y manifeste au point que le "travail fractionnel" qui, en 1948, avait entraîné l'exclusion de Brauner et de son "cercle" y devient désormais chose licite. Ce qui revient à dire que le Surréalisme est désormais beaucoup moins armé que par le passé pour se défendre de l'introduction en son sein d'exigences extérieures aux siennes propres. En effet, qu'il s'agisse de celles du P.C.F., à partir de 1927, de celles d'Aragon et de Sadoul de 1930 à 1932 ou plus récemment, de celles d'un "activisme" surréaliste du temps de "l'affaire Pastoureau", jusqu'alors le Groupe avait su défendre sa cohésion interne contre les sirènes de "l'efficacité" et de la "pureté révolutionnaire". A dater de 1961, on serait enclin à penser qu'il n'en a plus ainsi et qu'au nom de "principes" d'ailleurs en eux-mêmes parfaitement légitimes mais qui lui sont étrangers - c'est à dire qu'il n'a pas élaborés lui-même ou soumis à une opération de complète restructuration - certains de ses membres travaillent en fait à son discrédit et à sa ruine...".

Une dernière phrase et des points de suspension lourds de sous-entendus ! Mais il convenait de citer ce long passage après avoir étalé toutes les cartes sur la table. Ceci date, il est vrai, de 1982. Monsieur Pierre réécrivait l'histoire. Il paraît dommageable et plus que cette "version officielle" ait prévalu si longtemps. Enfin le propos de José Pierre éclaire davantage, avec le recul, les mobiles de ceux qui confisquèrent abusivement le surréalisme à partir de 1967. Évidemment Breton n'est plus là pour préciser qu'il sollicita plusieurs fois les prétendus "fractionnistes", plutôt discrètement certes, pour ne pas laisser aux seuls Schuster et consort l'exclusivité de "l'approche politique" (secteur où Schuster, c'est bien le problème, se pensait le plus compétent du groupe). Cette ligne de fracture apparaît en plein chez Alain Joubert, et en creux chez José Pierre. Schuster incarne le courant gauchiste. Cette ligne devenue dominante, voire exclusive, va pleinement s'exprimer à partir de 1967 : d'abord par le soutien inconditionnel au régime castriste, avant de connaître divers aléas (lors de mai 68, de l'occupation de la Tchécoslovaquie...).

Auparavant, entre 1962 et 1967, qu'en est-il des "forces en présence" ? (en forçant le trait). D'un coté nous trouvons Jean Schuster et quelques autres, dont le fidèle José Pierre, et Gérard Legrand (passé armes et bagages dans le clan schustérien), dont les positions politiques ne sont pas fondamentalement éloignées de celles exprimées par des intellectuels de gauche antistaliniens (situées disons entre les membres de la revue Arguments et des compagnons de route du trotskisme). C'est à dire une "vision du monde" qui, tout en combattant sans barguigner la politique française en Algérie hier, et celle des américains au Vietnam ou à Cuba aujourd'hui, soutient de facto les partis (communistes ou pas) de libération nationale, auto proclamés ou appelés "révolutionnaires". D'un "ordre révolutionnaire" plutôt, dans la ligne de celui qui règne à Moscou, voire à Pékin, comme on l'explique et le théorise dans les revues situationnistes, conseillistes ou libertaires.

Il ne faut cependant pas imaginer que les positions des uns et des autres provoquaient une guerre de tranchée au sein du mouvement surréaliste. Les questions politiques, toutes importantes soient-elles, ne représentaient pas l'essentiel de la réflexion et de l'activité surréaliste. Sur d'autres sujets, les uns et les autres pouvaient se retrouver ou affirmer quelque accord. Mais je reviens sur cette "ligne de fracture". En 1963, par exemple, dans un article de La Brêche intitulé Réflexions du creux de la vague qui laissait entendre (sans toutefois le dire ouvertement) que la Chine (non nommée) pouvait constituer un pôle de référence dans "l'état actuel de la réflexion", Schuster lançait un ballon d'essai. Car verbalement, selon Joubert, il s'exprimait sans trop de détours. Ce dernier, d'une certaine manière, lui répond dans le numéro suivant de La Brêche. Dans cet article, Détournement de valeurs, très polémique à l'égard de deux revues récemment apparues (l'une, Renaissance, de part ses visées d'embrigadement de la "jeunesse au service d'un nouveau patriotisme très "libéral" destiné à assurer la mutation économique de notre société" ; l'autre, Révolution, dont le maoïsme affiché "tente d'accréditer à tout prix l'idée selon laquelle la position chinoise actuelle recouperait, en fin de compte, la théorie de la Révolution permanente définie par Trotski"), Joubert rappelle au passage que Mao avait "liquidé la lutte des classes au profit de la guerre révolutionnaire". Cette fine analyse dépasse même le cadre strictement chinois pour proposer un "état des lieux" du monde en décembre 1963. Citons les dernière lignes de Détournement de valeurs à l'attention de ceux qui prétendent que le surréalisme dans le milieu des années soixante n'avait plus rien à dire de foncièrement nouveau en matière de subversion ou d'analyse politique. (Non sans regretter que la "promesse" contenue dans cet article, à savoir les prémices d'un renouvellement théorique en regard des acquis fondamentaux du surréalisme, n'ait pas été suivie des effets que l'on pouvait en attendre. Mais ceci est une autre histoire que le lecteur connaît maintenant dans ses grandes lignes).

"En 1964, le surréalisme n'a d'autre ambition que d'être le "mauvais exemple " pour les forces qui s'accordent objectivement sur tous les problèmes essentiels afin de mieux escamoter la seule solution digne d'être envisagée. Si le terrain par lui libéré, dans les différentes zones de l'esprit qu'il a explorées, n'est pas à remettre en question, la conquête régulière de nouvelles possessions, qu'il s'efforcera de livrer comme par le passé à tous ceux qui sont susceptibles de les utiliser contre l'aliénation de l'Homme, demeure à l'ordre du jour. Il ne saurait, en conséquence, admettre sans réagir que l'on s'attaque ouvertement à deux des éléments primordiaux sur lesquels il a toujours fondé son devenir, la Jeunesse (2) et la Révolution ".

Une dernière précision. C'est Breton qui suggéra à Joubert, après avoir lu le brouillon de cet article, d'inclure une note précisant que Natalia Trotski trois ans plus tôt avait déclaré rejeter formellement toute filiation entre Trotski et Mao-tsé-toung (ce dernier étant qualifié de "stalinien").

Passons au numéro 7 de La Brêche. Le message des surréalistes aux écrivains et artistes cubains apparaît comme un texte de compromis. D'ailleurs, contrairement à son habitude, José Pierre évoque une "Déclaration collective" sans l'attribuer à quiconque. Là encore la présence de Breton permettait la cohabitation du clan schustérien, et des soi-disant "fractionnistes" (Mayoux, Joubert, et leurs amis, des "libertaires", en forçant sur les guillemets).

Je ne reviendrai pas dans cette chronologie sur Pour un demain joueur. Sinon pour citer quelques extraits, très significatifs, de la correspondance échangée après son "exclusion" par Jehan Mayoux avec Vincent Bounoure. A "la nécessité d'une médication sinapisée" du second, le premier répond justement : "Si je reprends ta métaphore du vaisseau démâté, deux solutions (au moins !) sont possibles. Un groupe, qui a vu le danger, appelle tout le monde sur le pont et dit : il n'est plus temps de s'acagnarder ou de jouer aux cartes sur le gaillard d'avant, il faut aviser les gars ! ; Ou encore, le même groupe, après s'être réuni dans un coin du navire, placarde un texte sur le pont et annonce : voici la nouvelle charte ; ceux qui ne sont pas d'accord peuvent sauter par-dessus le bastingage !".

J'ai déjà précisé que l'objectif à demi avoué de l'opération c'est Cuba. Il fallait verrouiller dans le mouvement toute expression défavorable ou hostile à la "révolution cubaine" sachant que les autorités cubaines invitaient des intellectuels et des artistes français (dont les surréalistes !) à l'occasion de ce Salon de mai. Enfin, objectif déjà ancien celui-là, les schustériens voulaient se débarrasser à moindre frais de ceux dont Schuster dira, un peu plus tard, qu'ils "ont tenté systématiquement (...) de bloquer l'activité surréalisme de longue date, du vivant même d'André Breton" (on aura reconnu Alain Joubert, Nicole Espagnol et Robert Lagarde). Les extraits de correspondances publiés par Joubert dans son Mouvement des surréalistes ne laissent planer aucun doute à ce sujet.

Le lecteur peut à juste titre nous interroger : le rôle que vous faites jouer à ce Schuster, quand même, vous n'exagérez pas ? Comment a-t-il ainsi pu faire la pluie (à vous lire) plutôt que le beau temps ? J'ai plus haut évoqué la place prise au fil des ans par Jean Schuster dans le groupe surréaliste. Nul doute que dans les contacts avec "l'extérieur", il se révélait l'homme de la situation. Schuster, de ce fait, sut se rendre indispensable (tout en nouant durablement des relations parmi les "intellectuels de gauche"). Cependant, à partir de 1962, après la "crise" (toute proportion gardée) exprimée dans le second numéro de La Brêche (et même avant d'une certaine façon), le groupe surréaliste limite ces échanges - conjoncturels (la guerre d'Algérie, le coup d'état gaulliste) - pour retrouver son "autonomie" (ou son "isolement", selon d'autres). C'était d'une certaine façon couper l'herbe sous les pieds de Schuster sans pour autant remettre en cause sa "légitimité", celle d'un incontestable animateur (comme le reconnaît Joubert). Il parait certain que Jean Schuster, à la mort d'André Breton, s'est cru en droit de prendre la place du père fondateur du surréalisme. Sauf que Schuster n'était pas Breton. A l'autorité "naturelle" de Breton (au sujet de laquelle je pense avoir indiqué, et j'y reviendrai autant qu'il faudra, qu'il n'en usait pas comme on le prétend trop souvent), l'autorité dont pouvait se prévaloir Schuster n'était pas sans prendre un caractère discrétionnaire. Certains, au sein du mouvement, l'acceptèrent (pour des raisons diverses) ; d'autres, de part leur "inertie", y consentirent. Quand à ceux qui ne "mangeaient pas de ce pain là", l'opération Pour un demain joueurdevait en quelque sorte les mettre au pas (sinon provoquer leur départ). Ceci au nom de la plus légitime des raisons : celle de la survie du groupe, évidemment.

On ne peut pas passer sous silence le fait suivant. Au lendemain des obsèques de Breton, lors de la réunion au café qui s'ensuivit, Élisa Breton lut (à "l'instigation pesante de Schuster", nous dit Joubert) un extrait du testament laissé par André Breton stipulant : "En ce qui concerne la gestion des archives du surréalisme en ma possession, je demande à mes héritières de consulter avant toute décision M. Jean Schuster et de se conformer à son avis". Il s'agissait là des archives personnelles de Breton (précision plus qu'utile). Mais dans un tel contexte...

Si l'on s'accorde à dater l'acte de décès officiel du groupe surréaliste parisien au 23 mars 1969 (le tract Sas), deux coups fatals lui furent auparavant portés. L'un en 1967 : ce Pour un demain joueur que Jehan Mayoux refusa de contresigner. Et dans la mesure où, pour la première fois dans l'histoire du mouvement, un surréaliste avait raison contre ceux, une prétendue direction, qui venaient de l'exclure, n'est ce pas plutôt ce jour là, un 14 juin 1967, qu'il faudrait signer cet acte de décès ?

Le second de ces "coups fatals", mai 68, relève du paradoxe si l'on admet que les "événements" ont porté au plus haut niveau quelques unes des exigences historiques des surréalistes. D'ailleurs, parmi leurs ennemis, des commentateurs surent reconnaître l'empreinte du surréalisme dans la "Révolution de mai". Le tract Pas de pasteurs pour cette rage, et le numéro de juin de L'Archibrastémoignent par ailleurs de l'implication directe du groupe. De surcroît, un important document, La plate forme de Prague, rédigé en avril 1968 avec le concours du groupe tchèque (mais diffusé en septembre) permettait d'évoquer une reprise de l'activité surréaliste à l'échelon international. Cependant mai 68 marquait la fin d'une époque. On peut émettre l'hypothèse que de nouveaux venus, justement à la faveur du "joli mois de mai" (ceux dont Schuster dira un an plus tard : "Ils avaient pris l'habitude d'assister à nos réunions sans que, pour ma part, j'aie pu avoir la moindre idée quant à ce qui les attirait rue de Louvre"), auraient pu donner une impulsion nouvelle au mouvement surréaliste. On sait qu'il n'en fut rien.

C'est peut-être un événement en apparence anodin qui, de fait, hâta le processus d'autodissolution du groupe. L'opposition décidée de Vincent Bounoure, durant l'automne 68, à un projet d'exposition internationale en Suède (celle-ci subordonnée à une invitation officielle par le roi de Suède), entraîna celle d'autres surréalistes, en fit douter quelques autres, et provoqua ainsi l'abandon à l'échelle du groupe de ce projet suédois (sur lequel se grefferont ensuite des "surréalistes parisiens" à titre personnel). Et nous avons tout lieu de penser que l'esprit de "mai 68" n'était pas étranger à ce refus. Du moins pour de nombreux surréalistes...

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UNE PÉRIODE RELATIVEMENT OCCULTÉE DE L'HISTOIRE DU MOUVEMENT SURRÉALISTE : LA FIN DES ANNÉES QUARANTE.

Mieux connue, la situation du surréalisme dans l'immédiate après Seconde guerre mondiale suscite cependant moins l'intérêt des exégètes que celle des années trente (et ceci est encore plus vrai de l'époque située entre les deux manifestes du surréalisme). C'est certainement justifié si l'on se replace dans l'histoire globale du surréalisme, mais mérite d'être discuté, sinon démenti quand des commentateurs avalisent par cela même la thèse d'un déclin irréversible du surréalisme. Un déclin, par conséquent, qu'ils datent des années d'après guerre. De "bonnes âmes", il est vrai, auraient préféré que le surréalisme en resta là. On le disait fini ou moribond, dépassé, déphasé ou même déplacé. Maurice Nadeau, dans son Histoire du surréalisme paru en 1945, évoque "un mouvement surréaliste, dont la naissance coïncide, en gros, avec la fin de la première guerre mondiale, la fin avec le déclenchement de la deuxième".

Cependant, paradoxalement, cet ouvrage redonnait de l'actualité au surréalisme. Un long article la même année de Maurice Blanchot, Réflexions sur le surréalisme, resitue entre autres considérations les enjeux "intellectuels" de l'après guerre, et se conclut par : "la liberté la plus dégagée est en même temps la plus engagée, dans la mesure où elle sait que se prétendre libre dans une société qui ne l'est pas, c'est prendre à son compte les servitudes de cette société et surtout accepter le sens mystificateur du mot liberté par lequel cette société dissimule ses prétentions. En somme, la littérature doit avoir une efficace et un sens extra-littéraire, c'est à dire ne pas renoncer à ses moyens littéraires, et elle doit être libre, c'est à dire engagée. Peut-être, en considérant la valeur de ces paradoxes, comprendra-t-on pourquoi le surréalisme est toujours de notre temps". Même si cet article essentiel (le plus important, peut-être, jamais écrit "de l'extérieur" sur le mouvement surréaliste) ne recueille alors qu'un écho limité, il ne va pas rester isolé. Georges Bataille l'avait d'ailleurs précédé de quelques mois dans un article de Combat. Celui-ci, La Révolution surréaliste, précisait "que le surréalisme a donné le premier quelque consistance à une "morale de la révolte", et que son apport le plus conséquent - conséquent même peut-être en politique - est de demeurer en matière de morale une révolution". Bataille revient plus longuement sur le surréalisme dans Critique, l'année suivante. Son article, Le surréalisme et sa différence avec l'existentialisme, partant d'une recension du dernier livre paru d'André Breton (Arcane 17), reprend une thématique qui, de fait, situe Bataille "aux cotés" du surréalisme. Cette lecture bataillienne anticipe, en quelque sorte, sans pour autant polémiquer, la querelle qui va opposer Sartre au surréalisme un peu plus tard (et à laquelle Bataille prendra partie).

Breton venait juste de retrouver le sol français. Son retour permet une reprise de l'activité surréaliste. Celle-ci va culminer avec la parution de deux tracts, Liberté est un mot vietnamien, et surtout Rupture inaugurale (qui tous deux redonnent au mouvement une "ligne politique" dans le cadre particulier de ces années d'après guerre). La seconde de ces parutions précède de quelques jours l'ouverture à la galerie Maegh de l'exposition « Le surréalisme en 1947 ». Cette reprise d'activité (du moins les prémices, puisque Rupture inaugurale n'a pas encore été publié) provoque une série de manifestations ou de publications hostiles au surréalisme. La première attaque vient de Tristan Tzara (stalinien de fraîche date), lors d'une conférence le 11 avril 1947 intitulée « Le surréalisme et l'après guerre » (un peu plus tôt, suite au soutien apporté par Breton à une protestation collective contre les accusations calomnieuses portées par Aragon et Lefebvre envers Nizan, L'Humanité informait ses lecteurs que Breton, en 1938, avait été l'hôte du "plus grand serviteur de la police politique internationale contre le mouvement ouvrier", c'est à dire Trotski). Breton et ses amis tentent d'interrompre violemment cette conférence. Partant d'une soi-disant "absence des surréalistes dans les combats de la Résistance", Tzara ne comprend pas pourquoi le surréalisme serait fondé de reprendre son "rôle dans le circuit des idées au point où il le laissa comme si cette guerre et ce qui s'ensuivit ne fût qu'un rêve vite oublié". Tzara s'en prend aussi personnellement à André Breton qu'il accuse d'avoir passé la période de l'Occupation bien au chaud à New York. Ce dernier argument resservira un peu plus tard avec Roger Vaillant.

Deux rappels. La situation de Breton et de Péret, par exemple, entre juillet 1940 et le début 1942 dans la France de Vichy, s'avérait particulièrement critique et précaire. On peut émettre l'hypothèse que, quelques mois plus tard, André Breton et Victor Serge (ce dernier l'hôte à Marseille, comme Breton, du Comité américain de secours aux intellectuels) eurent certainement été arrêtés et déportés en Allemagne. Ce qui n'était pas le cas (je parle de cette situation) des anciens surréalistes passés au P.C.F. qui collaboraient à des revues et des journaux encore tolérés par le régime vichyste. Ensuite Tzara ne semble plus se souvenir qu'il transmit à ce même Comité une demande de visa. Une démarche qu'il demanda à Breton d'appuyer : ce que fit ce dernier (comme il le lui rappela plus tard), "avec insistance et bon coeur".

Le mois suivant, dans un long texte intitulé Qu'est ce que la littérature, Jean-Paul Sartre prend principalement pour cible les surréalistes qu'il traite "d'écrivains bourgeois" ("Ces jeunes bourgeois turbulents veulent ruiner la culture parce qu'on les a cultivés"). Sartre, citant Breton ("Transformer le monde, a dit Marx. Changer la vie, a dit Rimbaud. Ces deux mots d'ordre n'en font qu'un"), le commente ainsi : "Cela suffirait à dénoncer l'intellectuel bourgeois" (sic). On entend Kanapa applaudir en coulisses. Pour Sartre, "l'abolition totale dont rêve le surréalisme (...) est un absolu situé en dehors de l'histoire, une fiction poétique". Enfin Sartre accuse les surréalistes de vouloir détruire la subjectivité d'abord, et l'objectivité ensuite (rien que ça !). Il y a comme un coté "prof" chez Sartre qui n'arrête pas de réclamer : "Et la synthèse, nom de dieu !".

Sartre revient un peu plus tard, dans une longue note, sur le surréalisme (en raison des réactions que son article a provoqué). CertesSartre ne manque pas de brio par moment. Mais il est le plus souvent "hors sujet". Et quelquefois carrément ridicule : les surréalistes formeraient "une aristocratie de purs consommateurs dont la fonction est de brûler sans relâche les biens d'une société laborieuse et productive" (resic). A vrai dire Sartre parle du surréalisme sur un mode emprunté à son discutable Baudelaire : Marguerite Bonnet relevant justement que "le philosophe cherche non pas à rendre compte de ce qu'a d'unique la poésie de Baudelaire, mais à montrer que son destin de victime du "Guignon" a été voulu par lui". Sartre admet cependant dans sa note que "le surréalisme est le seul mouvement poétique de la première moitié du XXe siècle ; je reconnais même qu'il contribue, par un certain coté à la libération de l'homme". Ceci s'accompagnant d'une restriction : "Mais ce qu'il libère ce n'est pas le désir, ni la totalité humaine, c'est l'imagination pure".

L'article de Sartre ne passe pas inaperçu. Les surréalistes lui répondent dans le tract Rupture inaugurale (entre autres considérations) en ironisant sur les à-peu-près, les a priori et les contradictions de Sartre dés lors qu'est abordée la question du P.C.F. : "Mais ce n'est pas encore avec toutes ses contradictions que M. Sartre fondera une dialectique et si demain l'existentialisme parisien devait se lier d'alliance avec le Parti Communiste - par delà la mauvaise humeur de La Pravda- ce serait pour mieux nous prouver que deux idéologies déviées ne font pas une idée juste". La réponse de Georges Bataille se situe dans un tout autre registre. S'il prend la défense des surréalistes ("Jean-Paul Sartre a donné du surréalisme une analyse sommaire qui ne fait pas honneur à ses méthodes de travail (...) La lucidité de certaines vues ne change rien : elle donne un brillant à des développements dont une seule vérité ressort, que l'auteur s'embrouille et s'enferre. Des arguments justes, employés en tournant court, ont leur place en politique : ils sont déplacés venant de Sartre. Que penseriez-vous de moi si j'arguais maintenant du fait qu'entre les littérateurs-parasites de la bourgeoisie, il est le plus gras que j'ai connu ? J'en parle pour montrer la vanité des courtes vues"), Bataille a pu par ailleurs se reconnaître, même indirectement, dans certaines attaques de Sartre (la référence à L'impossible, par exemple). Tout ceci étant précisé dans une lettre adressée à Merleau-Ponty où Bataille indique à son correspondant ne pas vouloir donner suite à un projet d'articles sur Nietzsche dans Les temps modernes (Bataille met d'ailleurs en parallèle "les accusations en porte à faux dont Nietzsche est l'objet" et celles "pas moins en porte à faux" de Sartre à l'égard du surréalisme".

Ce sont les "Surréalistes révolutionnaires" (proches du P.C.F., "seule instance révolutionnaire" selon eux) qui entrent alors en scène. Ce groupe constitué peu de temps auparavant (avec comme membres fondateurs deux transfuges de « La Main à plume » ) aura une existence éphémère. Il se dissoudra en janvier 1948. Leur activité durant ces quelques mois se trouve presque entièrement dirigée contre le groupe surréaliste. En particulier lors de l'exposition Le surréalisme en 1947 : il y dénoncent l'intérêt pour le mythe et l'ésotérisme de Breton et de ses amis. L'un de leurs tracts invite à "déséquilibrer le surréalisme français".

Une autre salve lui succède en juillet 1947. Celle-ci vient plus directement du P.C.F. puisque le pamphlet de Roger Vaillant, Le Surréalisme contre la Révolution, est publié par les Éditions Sociales. Vaillant n'a pas encore pris sa carte (il le fera un peu plus tard) mais il s'est rapproché des communistes durant la Résistance jusqu'à devenir l'un de leurs principaux "compagnons de route". En tout cas on lui fait confiance pour "taper sur les surréalistes". Vaillant n'est pas inconnu du lecteur. On l'a déjà évoqué au sujet du « Grand jeu ». Roger Vaillant avait depuis conservé une haine tenace à l'égard d'André Breton. D'ailleurs son ouvrage vise plus Breton qu'il ne traite des relations entre le surréalisme et le révolution. C'est surtout ce que l'on retient de cette lecture un demi siècle plus tard. Vaillant reprend les accusations, tenues par Tzara quelques mois plus tôt, sur un Breton "planqué" aux USA pendant la guerre. Rien de bien nouveau (après Tzara, Sartre et le "surréalistes-révolutionnaires") donc, sinon que les surréalistes sont ici traités de "petits bourgeois". Enfin, pour ceux que cette prose intéresseraient, il s'agirait, nous dit-on aujourd'hui, d'un document "pathétique" sur un écrivain voulant encore se justifier, vingt ans après, de ses compromissions journalistiques passées (cette "nécessité de gagner sa vie" à travers, on le rappelle parmi d'autres exemples, l'écriture d'un article très complaisant sur le préfet Chiappe, le fameux « épurateur de la capitale"). Tout "pathétique" soit-il, Vaillant adressera ensuite des menaces de mort à Breton (lequel, interrogé sur Le surréalisme contre la Révolution, s'était juste contenté de rappeler le "glorieux passé" de Vaillant).

Cette tension retombe à la fin de l'année. En janvier 1948 sort Néon, la première des revues surréalistes de l'après guerre. Un tract, A la niche les glapisseurs de dieu ! ,réaffirme la position des surréalistes envers la "question religieuse". Il s'agit également de réagir devant les tentatives de récupération de Sade, Lautréamont ou du surréalisme dans certains cercles catholiques. Cette même année Breton écrit plusieurs textes importants (Signe ascendant, La lampe dans l'horloge, Fronton virage ). Les surréalistes vont soutenir le "citoyen du monde" Garry Davies avant de prendre leurs distances l'année suivante.

Voilà pour les grandes lignes. Il importe de revenir maintenant sur quelques uns des faits ou contributions relevés plus haut. Une précision, tout d'abord, sur la France de l'après guerre (3). L'histoire du surréalisme de Maurice Nadeau parait à l'automne 1945. Existentialistes et staliniens occupent quasiment à eux seuls tout l'espace intellectuel. Cette situation perdure jusqu'au retour de Breton, et même après. Ne disait-on pas alors, dans un contexte fortement marqué par la Résistance (à laquelle plusieurs surréalistes avaient participé à titre individuel), l'épuration, les récits des rescapés des camps de concentration (on parlera de camps d'extermination après), que le surréalisme n'avait plus sa place, ou plus de raison d'être. L'absence d' André Breton et de Benjamin Péret, la dispersion du groupe, la conversion au stalinisme de Paul Éluard, et le peu d'écho que rencontraient les jeunes gens (de « la Main à plume » en particulier) qui se réclamaient encore du surréalisme, l'accréditaient. Je l'ai dit plus haut, le livre de Nadeau remettait les projecteurs sur le mouvement surréaliste. Bataille et Blanchot lui emboîtèrent le pas. On en reparla donc : pas toujours dans les meilleurs termes (Bataille et Blanchot exceptés). Des commentateurs cependant mirent tant d'empressement à répercuter cette mort annoncée, celle du surréalisme, que l'on peut raisonnablement penser qu'un constat pareillement réitéré mettait la puce à l'oreille de ceux, parmi les plus jeunes, qui ne se sentaient pas véritablement à l'aise dans un monde où il fallait choisir entre les existentialistes et les communistes, ou entre les USA et l'URSS, ou encore faire profession de foi d'humanisme selon des modalités définies par les camps en présence. Il est également permis de penser que ces jeunes gens, mêmes révolutionnaires, furent surtout sensibles aux "échos révoltés" du surréalisme. On doit aussi remarquer que les premières réactions, après la parution du livre de Nadeau (voire le retour de Breton), vinrent presque exclusivement des milieux littéraires.

C'est certainement la signature, donnée par André Breton en avril 1947, à un communiqué de presse protestant contre les accusations portées par Aragon contre Paul Nizan, qui donne le signal des hostilités dans le camp stalinien. La presse communiste, au lendemain de la conférence de Tzara perturbée par Breton et ses amis, évoque un "mage de bistrot", un "vieux chef de bande déchu", ou "la pègre fasciste du quartier latin". Deux mois plus tard, Rupture inaugurale (sous titré "Déclaration adoptée le 21 juin 1947 par le groupe en France pour définir son attitude préjudicielle à l'égard de toute politique partisane") se trouve introduit par : "Le surréalisme a généralement défini sa position politique par rapport à celle du Parti Communiste". Dans la lignée de Position politique du surréalisme cette déclaration proclame haut et fort l'attachement des surréalistes à la "tradition révolutionnaire du mouvement ouvrier, tradition dont le Parti Communiste s'écarte chaque jour davantage". Après avoir stigmatisé le chauvinisme du P.C.F. à travers "la condition faite actuellement au peuple allemand", Rupture inaugurale affirme (ceci précédé d'un extrait des statuts du Comité provisoire pour l'Association Internationale des travailleurs précisant en 1864 " que toutes les sociétés et tous les individus y adhérant reconnaîtront comme devant être la base de leur conduite envers tous les hommes... la Vérité, la Justice, la Morale ") "nous sommes séparés du Parti Communiste par toute la distance qui sépare la morale à l'édification de laquelle nous oeuvrons révolutionnairement d'un art politique réactionnaire et périmé". C'est l'occasion pour les surréalistes de rappeler que la Révolution prolétarienne n'est qu'un moyen mais aucunement une fin. Sachant que les communistes s'accommodent relativement bien de "la doctrine chrétienne sur la moralité", les surréalistes disent privilégier Sade et Freud pour en finir avec le christianisme. Rupture inaugurale reprend au passage une autre revendication quelque peu délaissée par le P.C.F., celui de la libération des peuples coloniaux. Ceci nous amène aux trotskistes et aux anarchistes (eux aussi partie prenante de la lutte anticolonialiste). Tout en se situant aux cotés des uns et des autres (non sans préciser : "Il est probable que du coté de l'anarchie les scrupules moraux du Surréalisme trouveraient plus d'apaisement qu'ailleurs"), les surréalistes n'entendent lier "d'union durable à l'action politique d'un parti que dans la mesure où cette action ne se laissera pas enfermer dans le dilemme que l'on retrouve à trop de coin de rues de notre temps, celui de l'inefficacité ou de la compromission ".

Ceci posé, un retour sur l'activité spécifique du surréalisme s'impose. D'où l'affirmation, après l'exposition de quelques motifs, que la libération de l'homme n'est pas limitée au cadre strictement social que d'aucuns assignent à la Révolution, mais englobe toutes les potentialités relevées par les surréalistes depuis 25 ans "d'irradiation ininterrompue". Encore une fois" la clameur de Rimbaud à l'égard de la vie" et "le mot d'ordre de Marx à l'égard de ce monde" sont plus que jamais les porte-drapeaux des surréalistes. "Il est l'heure, conclut Rupture inaugurale, de promouvoir un mythe nouveau propre à entraîner l'homme vers l'étape ultérieure de sa destination finale. Cette entreprise est spécifiquement celle du Surréalisme. Elle est son grand rendez-vous avec l'histoire. Le rêve et la révolution sont faits pour pactiser non pour s'exclure. Rêver la Révolution, ce n'est pas y renoncer, mais la faire doublement et sans réserves mentales. Déjouer l'invivable, ce n'est pas fuir la vie, mais s'y précipiter totalement et sans retour".

On n'insistera jamais trop sur l'importance en 1947 de pareille déclaration. Face aux hégémonies staliniennes et sartriennes (en restant sur le plan intellectuel), Rupture inauguralemaintient le cap de la "révolution surréaliste". Elle n'innove pas fondamentalement par rapport à Position politique du surréalisme mais elle réintroduit la singularité surréaliste dans ce contexte d'après guerre. C'est ce qui doit être souligné. Car, à la lumière d'enjeux plus directement liés à l'actualité du moment, Rupture inaugurale recueille peu d'échos. Son "importance" reste souterraine. D'ailleurs Breton en prend acte à sa façon : "Je veux continuer à voir l'avenir de l'homme en clair et non dans la gigantesque ombre portée de cette casquette de bagne. Que, de ce fait, l'action politique me soit momentanément barrée, je m'en affecte et en même temps je m'y résigne n'étant pas de ceux dont la vue est étroitement bornée par l'actualité".

La diffusion de ce tract précède l'ouverture de l'exposition "Le surréalisme en 1947". André Breton y consacre deux textes, Devant le rideauet Comète surréaliste (tous deux reproduits plus tard dans La clef des champs). Breton y affirme, contre la tendance dominante de l'époque ("On entend dire aujourd'hui que les préoccupations esthétiques qui, bon gré mal gré, ont subjugué les esprits entre les années 1920 et 1940 vont céder le pas aux préoccupations éthiques. Mais ce n'est peut-être là que l'expression d'un voeu"), la nécessité d'une permanence de la dimension esthétique au sein du surréalisme. Ce qui nous vaut dans Comète surréaliste une analyse critique sur la situation des arts plastiques aux lendemains de la guerre. Par delà le phénomène de reconnaissance d'artistes autrefois "maudits" et maintenant célébrés, Breton estime que le "discernement et le goût n'ont aucunement progressé. L'apparition d'une classe intermédiaire, jouant sur les tableaux et sculptures comme d'autres sur les chevaux ou les timbres, ne parvient qu'à aggraver cette contradiction en opérant sur elle un renversement de signe". Un trompe l'oeil en quelque sorte. André Breton ébauche ensuite une critique de la marchandisation dans l'art que l'on passe généralement sous silence. Peut-être, pour l'expliquer en partie, Breton ne s'engouffrant pas véritablement ensuite dans cette brèche - ou sinon par incidence - la question ne sera pas reposée dans les termes choisis de Comète surréaliste. Mais laissons lui la parole : "La plus grave conséquence de cette situation est qu'en art le rapport de la production et de la consommation est entièrement faussé : l'oeuvre d'art , à de rares exceptions près, échappe à ceux qui lui portent un amour désintéressé pour se faire, auprès d'indifférents et de cyniques, simple prétexte à l'investissement de capitaux. De valeur émancipante qu'elle devrait être, elle se transforme en instrument d'oppression dans la mesure où elle contribue, et cela pour une part appréciable, à l'accroissement de la propriété privée. On peut déplorer que les grands artistes contemporains - hors Marcel Duchamp et Francis Picabia - ne se soient, sur ce point, montrés plus scrupuleux".

C'est bien pourquoi Breton tient à préciser : "Le compte à régler du surréalisme avec son temps, sur le plan plastique comme ailleurs, était d'abord d'ordre social". Le mouvement était et reste délibérément opposé "aux forces conservatrices" d'où qu'elles viennent. Quand Breton affirme, avec force, "le surréalisme n'a pas failli au premier article de son programme qui est de maintenir l'expression plastique en puissance de se recréer sans cesse pour traduire dans sa continuelle fluctuation le désir humain", il associe la poésie à cette exigence. Le surréalisme, seul, a volontairement confondu cette double "force d'aimantation". Sachant, par ailleurs (c'est un rappel utile), que le critère qui permet de savoir si une oeuvre est surréaliste ou pas ne relève pas de la problématique esthétique. Breton l'illustre par : "Avant tout, ce qui qualifie l'oeuvre surréaliste c'est l'esprit dans laquelle elle a été conçue". De quoi décourager l'historien d'art ou l'esthéticien quand bien même ils associeraient cet esprit à "l'automatisme (seul mode d'expression graphique qui satisfasse pleinement l'oeil en réalisant l'unité rythmique".

Mais nous sommes en 1947. Entre ceux qui pensent que la guerre et ses conséquences "conditionnent une vue radicalement différente de celle qu'on pouvait avoir alors de l'univers", et ceux qui refusent de voir là un phénomène susceptible de "remettre en cause les idées acquises", André Breton ne veut pas choisir. Ceci doit être dépassé, dit-il. Un dépassement que Breton subordonne à la création d'un mythe nouveau. On le lui a reproché. Déjà, lors de la parution d'Arcane 17, l'intérêt porté par Breton à la "tradition initiatique" lui avait valu des accusations de "mysticisme". L'auteur des Vases communiquant ne l'ignore pas et va s'efforcer de préciser ce qu'il entend par "dépassement". Les surréalistes, dit-il, "n'ont pas cessé de se réclamer de la libre pensée intégrale". De là un rappel des recherches entamées depuis l'origine du mouvement dans des domaines où la raison achoppe. Les surréalistes, insiste Breton, ne se sont jamais départis "d'une attitude de doute éclairé". Ceci valant pour toutes les démarches d'ordre initiatique : celles-ci n'ayant qu'une "valeur d'indication". Certes, mais essentielle dans une époque où l'on demande à l'art et à la poésie de servir ou d'être utile. Contre cette assignation, qui met l'art et la poésie au service de causes qui asservissent les hommes, André Breton lui oppose cette exploration de l'esprit dont le surréalisme a donné de multiples gages. Dépassement encore, quand Breton entend ne pas hiérarchiser les trois impératifs de ce qu'il appelle "le pacte surréaliste" : à savoir "aider, dans toute la mesure du possible, à la libération sociale de l'homme, travailler sans répit au désencroûtement intégral des moeurs, refaire l'entendement humain". Des impératifs, conclut Breton, "qui doivent être menés de front".

Si Signe ascendant(publié dans le premier numéro de Médium en janvier 1948) continue de creuser le sillon ouvert par le premier Manifeste du surréalisme (sur l'analogie, les relations entre poésie et mystique, la fonction de l'image), La lampe dans l'horloge, écrit dans la foulée, revient sur cette "fin du monde" auquel le premier surréalisme a pu autrefois donner quelque assurance ou subir la tentation. De l'eau depuis a coulé sous les ponts. La "parenthèse" nazie, le conflit mondial, les déportations, le stalinisme (présent plus que jamais en 1948) rendent caducs celle (de fin du monde) qui se dessine dans ce monde de l'après guerre de "syncope universelle". De cette "fin du monde là", "surgie d'un faux pas de l'homme", André Breton n'en veut pas. "Tant que son éventualité subsiste, ajoute-t-il, nous ne voyons aucun obstacle à marquer à ce sujet un revirement total, à procéder délibérément à un renversement de signe".

Ce qui n'est pas rien. Breton, pour couper court aux interprétations rapides ou malveillantes, précise bien qu'il ne s'agit en aucune mesure de reniement. Ce "renversement de signe", auxquels les Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont ont apporté leur contribution (ce "fait sensible pur grâce à quoi peut être surmonté le principe de contradiction"), Breton l'illustre à travers l'attitude de Sade, durant la Terreur, se prononçant contre la peine de mort "au prix de sa liberté" (et, le cas échéant, "au grand désarroi de ses exégètes futurs", compte tenu de la place du crime dans l'oeuvre du divin marquis). Ce qui ne signifie nullement le rejet de "l'héritage de l'art noir" ou celui de la poésie maudite. Au contraire même, il importe de s'en réclamer dans une époque servile, subordonnée en partie aux mots d'ordre du "réalisme socialiste" ou de "l'antiformalisme" : Breton fait le pari que "le rétablissement de l'homme s'opérera fatalement sur le monceau de tout ce qui l'a fait". Là encore, une fois de plus, André Breton insiste pour rendre compatibles "l'attitude spirituelle" et "l'attitude sociale énergique et concertée qui tende avant tout au regroupement de tous ceux qui, non obnubilés par les consignes de haine, ont conscience d'un péril immédiat menaçant l'espèce humaine dans son ensemble et entendent, dés maintenant, tout mettre en oeuvre pour le conjurer". Quand Breton, ensuite, cite à l'appui de sa démonstration le mouvement Front humain (et son animateur Robert Sarrazac), aujourd'hui bien oublié, le lecteur de ce début de XXIe siècle peut s'en étonner. Nous y reviendrons.

Cependant, en dépit du sombre tableau brossé dans La lampe dans l'horloge, André Breton entend ne pas succomber au pessimisme ou à la résignation. Même s'ils se font rares, il faut accorder une particulière attention, dit-il, aux "grands messages isolés", surtout à leur "valeur d'indice". C'est aussi répondre en terme de "changement de signe" : de part "la convertibilité d'un certain nombre de signes dont nous n'apercevons que trop en ce moment la prédominance néfaste en un autre qui marque la pérennité et la reprise de la vie". Et Breton termine la première partie de La lampe dans l'horloge par : "Il s'agit, de toute nécessité et de toute urgence, de passer ".

Fronton-Virage date du mois suivant (mai 1948). Partant d'une réflexion sur l'oeuvre de Raymond Roussel (en s'appuyant sur l'étude de Jean Ferry consacrée à cet écrivain), Breton reprend la fameuse anecdote des "haricots sauteurs" (résumons : après un moment de stupeur, le premier (Caillois) demandant "qu'on fendit immédiatement le haricot sauteur", le second (Lacan) "qu'on s'en dispensât à tout jamais", le troisième (Breton) "à ce qu'on ne le fit que lorsque entre nous trois aurait été épuisée la discussion portant sur la cause probable des mouvements enregistrés") pour rappeler l'un des postulats fondamentaux du surréalisme. A savoir que les oeuvres poétiques ou assimilées, celles qui comptent tout au moins, "valent essentiellement par le pouvoir qu'elles ont d'en appeler à une faculté autre que l'intelligence". C'est dire que le "jouir", le plus souvent, précède le comprendre. Et sans l'exclure, bien évidemment. La beauté (ou ce qu'on nomme telle) ne se rebelle pas "contre toute élucidation mais elle ne supporte cette élucidation qu'à posteriori et comme en dehors d'elle. Rien ne saurait lui être plus fatal que, sur le champ, de prendre une conscience nette des éléments intellectuels et sensibles qu'elle met en oeuvre et de vouloir, en se manifestant, rendre également manifestes toutes ses ressources". Ceci avait déjà été dit, d'une autre façon, par Breton et les surréalistes (et on entendra encore pareil "son de cloche" par la suite, il va de soi) mais jamais avec ce tranchant et cette netteté. De surcroît, dans la perspective ouverte par l'oeuvre de Roussel ("Oeuvre pure de toute concession, qui ne consent à fournir quelques éclaircissements sur ses moyens que lorsqu'elle est arrivée au terme de son développement, soit à la veille du jour que son auteur a choisi pour disparaître"), Hegel n'avait-il pas préparé le terrain en affirmant que le plaisir esthétique dépendait exclusivement "de la manière dont l'imagination se met en scène et dont elle ne se met en scène qu'elle même".

Toujours en 1948, le 30 avril, André Breton intervient publiquement en faveur du mouvement Front humain (le texte de cette conférence sera joint en annexe à La lampe dans l'horloge : cet ajout peut constituer l'une des réponses aux questions posées dans ce dernier texteà travers le "renversement de signe" mentionné plus haut). Comment aujourd'hui apprécier le soutien des surréalistes (et plus particulièrement de Breton) au mouvement des Citoyens du monde ? On s'en étonne tout d'abord. Cependant, pour le comprendre, il faut s'immerger dans ces passionnantes (et décevantes) années d'après guerre. Non sans faire un rapide retour en arrière. En octobre 1946, André Breton (répondant à Jean Duché lors de son retour dans l'hexagone) s'inquiétait, en des termes qu'il reprendra et développera les années suivantes, des menaces que faisait peser sur le monde les conséquences de l'explosion d'Hiroshima. Les prémices de la "guerre froide" entraînent donc Breton et ses amis à se rapprocher de Front humain, un mouvement issu de la Résistance et se voulant à la fois "pacifiste et révolutionnaire". Ses membres, dans un premier temps, se diront "citoyens de monde" (dont il est permis encore aujourd'hui de se réclamer : français certes, mais encore ? européen certes, mais encore ? citoyen du monde, soit) avant de privilégier l'appellation "mondialiste". Breton mentionne tout d'abord Front humain dans La lampe dans l'horloge, puis il prononce une allocution à la salle des Horticulteurs, lors de la première réunion publique du mouvement. Une intervention durant laquelle Breton, non sans lyrisme, fustige autant les forces de mort et de coercition qui oeuvrent dans le monde - celles de la menace atomique, des camps d'hier et d'aujourd'hui, de la presse totalitaire - qu'il refuse de céder à l'injonction, très dominante alors, qui veut que le peuple allemand porte la responsabilité des crimes nazis. Breton oppose à cette "sommation" l'antagonisme, valable ailleurs, des gouvernants et des gouvernés. Une autre façon de mettre en avant l'antagonisme de classe sans vouloir "parler stalinien".

C'est dans ce "voisinage" ou "compagnonnage" qu'il convient de situer l'engagement des surréalistes aux cotés de Garry Davies, le "citoyen du monde". Plusieurs articles de Breton et un texte collectif (Les surréalistes à Gary Davies) apportent le témoignage de ce soutien. On ne saurait trop insister sur la volonté des surréalistes de réaffirmer à cette occasion ("Ces mêmes nationalismes que nous avons toujours vomis, et dont nous avons dénoncé l'abjection meurtrière en toute circonstance") leur internationalisme en regard du nationalisme affiché alors par le P.C.F.. Ce compagnonnage durera un an. C'est lors d'une rencontre le 21 octobre1949 à la Mutualité, organisée pour défendre des objecteurs de conscience emprisonnés, que les surréalistes (par un discours de Breton publié par Le Libertaire) prennent leurs distances avec Garry Davies. Sans vouloir se désolidariser du "mouvement mondialiste", Breton critique en premier lieu le comportement spectaculaire de Davies. Une attitude qu'il juge aussi "gravement confusionnelle " dans la mesure où Davies s'entoure de plus en plus de militants chrétiens. André Breton distingue l'aspect révolutionnaire que revêtait dans un premier temps l'action de Gary Davies, de celle, qualifiée de "réformiste", qu'elle est devenue en sollicitant un "statut légal" de l'objection de conscience. On regrette cependant que Breton et les surréalistes n'aient pas pris d'emblée leurs distances avec la personne de Garry Davies. Il convenait en revanche de soutenir le mouvement des "citoyens du monde" à travers l'appui apporté aux objecteurs de conscience et la volonté de réaffirmer un véritable internationalisme (le mondialisme) devant l'hégémonie stalinienne.

Parallèlement, mais avec une moindre implication, les surréalistes soutiennent un temps les efforts du Rassemblement Démocratique Révolutionnaire (fondé par Rousset, Sartre, Rosenthal, etc.). André Breton est l'un des intervenants de la première des réunions publiques organisées par le R.D.R., le 13 décembre 1948. A partir du thème choisi, celui de "l'internationale de l'esprit", Breton avait tout loisir d'évoquer la déjà lointaine antériorité du surréalisme (depuis le tract Ouvrez les prisons, licenciez l'armée jusqu'à la Déclaration pour un art indépendant en passant par les protestations contre la guerre du Rif et la dénonciation des procès de Moscou). Ce qu'il fit. En allant même au delà de ces nécessaires rappels historiques. Car il parait certain que la référence suivante, "l'énoncé des moyens qui devaient permettre à chacun et en toutes langues de pratiquer l'écriture automatique ", était entendue diversement dans la salle. Et la mention, par Breton, d'un texte du jeune Marx disant en substance que la liberté de la presse est d'abord subordonnée au fait que ceux qui y écrivent n'en fassent pas un métier, ne provoquait pas de réactions enthousiastes chez les sympathisants du R.D.R. exerçant la profession de journaliste. D'ailleurs Breton ne fut applaudit que dans la dernière partie de son discours : à travers des rappels plus consensuels et plus liés à l'actualité immédiate (condamnation du racisme, de la politique coloniale française en Indochine ou à Madagascar, et de la volonté de ne pas tenir le peuple allemand responsable des crimes commis par ses dirigeants). A vrai dire ce discours de Breton (appelé Ce grain de merveilleux dans l'édition de la Pléiade) excédait quelque peu les objectifs et le cadre fixés par les promoteurs du R.D.R.. Il fut publié par La Gauche (organe du R.D.R.) dans une version à ce point défectueuse qu'elle en devenait presque illisible.

Lors de la seconde réunion publique, celle du 30 avril 1949, l'intervention du physicien américain Carl Compton en faveur de ce que l'on n'appelle pas encore la "dissuasion nucléaire" provoque de forts remous dans la salle. Les trotskistes et les anarchistes protestent ; d'autres, partisans d'un Pacte Atlantique, leur répondent sur le même ton. La confusion devient telle que les organisateurs suspendent cette réunion publique. André Breton (prévu parmi les derniers intervenants) ne parlera pas. C'est fort dommage. Car Breton, tout en consacrant l'essentiel de son intervention à la corruption par d'aucuns du sens des mots (un remarquable portrait à charge contre ceux, les staliniens plus particulièrement, qui prostituent les mots démocratie, socialisme, liberté, conscience humaine), ne choisit pas, comme le font alors David Rousset et plusieurs autres dirigeants du R.D.R., le camp américain contre le camp soviétique. Breton refuse de choisir. Il faut insister sur l'importance et l'exemplarité de ce refus au tout début de la "guerre froide". Seuls les surréalistes, les anarchistes bien sûr, et quelques rares intellectuels (la position des trotskistes se révélant plus ambiguë) ne se rallieront pas à l'un ou l'autre camp. Des années de "traversée du désert" s'ensuivront. Cette situation perdurera jusqu'en 1956. Une époque durant laquelle les surréalistes se rapprochent de la Fédération Anarchistes et collaborent au Libertaire (de la Déclaration préalable publié dans ce journal jusqu'au début 1953).

Pour revenir à l'intervention non prononcée du 30 avril 1949, André Breton, dans la seconde partie de son discours, dit combien il hait "la manière dont les USA se comportent avec mes amis les Noirs et plus encore, si possible, la manière dont ils se sont comportés avec mes amis les Indiens". Il fait part ensuite de son "horreur de l'hypocrisie sexuelle qui règne aux USA et de la licence honteuse d'elle-même qui s'ensuit". Aversion également pour "leur pragmatisme de pacotille", leur main mise sur les continents américains, leur arrogance, la "stupidité de Coca-Cola de ses dirigeants et de ses banquiers" etc. Enfin Breton conclut ce discours (publié en 1999 dans le tome 3 de l'édition de la Pléiade) par une fervente et bienvenue évocation de Georges Bernanos (à travers un extrait des Enfants humiliés).

Dans L'ennemi américain (sous titré : "Généalogie de l'antiaméricanisme français") Philippe Roger revient sur cette intervention d'André Breton. Non sans faire sien tout d'abord un commentaire de Jean Clair (on ne peut pas plus mal choisir !), Roger cite (ce qui le "laisse rêveur") le passage suivant : "Contre les USA chacun de ceux qui me connaissent sait que j'entretiens les pires griefs moins personnels qu'extra-personnels au point que durant cinq ans de séjour je n'y ai contracté nulle amitié". Ceci ne me laisse pour ma part nullement rêveur, j'entends parfaitement ce propos. A condition de ne pas le prendre au pied de la lettre, comme le fait Roger (ou comme il feint de le croire). J'ai dit au début de ce texte un mot et plus sur les "amis" (ceux du groupe surréaliste, ou encore de l'Internationale Situationniste). Mais là encore, pour le comprendre, faut-il défendre une "conception du monde" étrangère à qui ferait profession de foi proaméricaine (au sens où l'entendent Philippe Roger et les "nouveaux croisés" des lendemains du 11 septembre). Ceci vaut pour qui, restons en 1949, afficherait pareillement son amour pour l'URSS. Breton l'affirme avec force : ni l'un ni l'autre. Restent que les mots, les arguments pour dénoncer l'un, puis l'autre, ne sont pas les mêmes assurément. Serait-ce trop demander aux Roger et consort de bien vouloir en tenir compte ?

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DES CONTEMPTEURS DU SURRÉALISME.

Les reproches, critiques ou condamnations adressées au surréalisme peuvent être classés en quatre catégories. Tout d'abord passons rapidement sur les lieux communs journalistiques qui d'ailleurs s'adressent principalement à André Breton : "le pape du surréalisme", "l'autoritarisme d'un chef de bande", "le gourou du mouvement", et j'en passe. Un journaliste du Nouvel Observateur, chroniqueur d'une "émission culturelle" sur une grande chaîne de télévision, se croyant même obligé, alors que personne ne lui demandait quoi que ce soit, de dire combien il détestait André Breton. J'ajoute que le principal reproche, depuis plusieurs années, vise "l'homophobie" (comme on ne disait pas alors) de Breton. Celui-ci, on le sait, avait un problème avec l'homosexualité (nul n'est parfait). On s'est maintes fois référé au document appelé "Recherches sur la sexualité" (publié dans le numéro 11 de La Révolution surréaliste) pour y rapporter les propos contre la pédérastie tenus par Breton. Dans les années vingt ou trente l'homosexualité n'était pas admise comme elle l'est aujourd'hui, y compris dans des milieux d'avant garde. André Breton, dans ses livres ou ses articles, n'a jamais écrit une seule ligne contre la pédérastie ou les homosexuels. Les propos des surréalistes participant à cette "Recherche sur la sexualité" (sachant qu'il s'agissait de discussions d'une totale liberté et parfaitement scandaleuses à l'époque), que l'on ne qualifiera pas de "privés" puisqu'ils furent publiés, ne peuvent cependant être confondus avec des prises de positions publiques. Et l'on remarque, non sans ironie, que les bonnes âmes qui se focalisent sur "l'homophobie" de Breton amendent généralement Aragon de ses calomnies, dénonciations ou diffamations.

D'autres, seconde catégorie, jouent en quelque sorte au yoyo. C'est selon : en fonction de la mode du jour ou de l'actualité du moment. Tel jour on vantera les mérites du surréalisme, le lendemain on le dénigrera. Ou le contraire. Dans un article favorable à Breton, publié lors de la parution du premier tome de ses oeuvres complètes en Pléiade, ne lisait-on pas, dans les colonnes d'un grand quotidien, après une citation extraite du Premier manifeste : "Qui a dit que le surréalisme a vieilli ? Qu'il est seulement la proie des collectionneurs et des érudits ?". Ne répondait-on pas ainsi à la conclusion d'un autre article, servant celui-là d'introduction à un dossier du Magazine littéraire consacré à Jacques Lacan : "Grâce à Lacan nous en avons terminé avec la vieillerie surréaliste" ? Et si je vous disais que ces articles sont tous deux signés Philippe Sollers (4). Vous me répondrez que cela n'a pas d'importance. Et vous aurez raison.

D'autres encore, que l'on classe parmi les spécialistes, se veulent plus exhaustifs, plus argumentés, ou plus démonstratifs. Ils vont même jusqu'à écrire des livres sur la question, comme Jean Clair avec son Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes. Ce critique d'art, actuel directeur du musée Picasso (5), est l'une des victimes, dites collatérales, des attentats du 11 septembre. Depuis lors Clair ne cesse de répéter que le surréalisme constitue une menace pour notre civilisation occidentale. En louant, dans le milieu des années vingt, cet Orient "détestable", le surréalisme aurait ouvert la boite à Pandore, celle des forces de "démoralisation de l'occident". Pourtant nul n'avait encore affirmé que ceci constituait, quatre-vingt ans auparavant, la justification des attentats du 11 septembre. Et bien Clair l'a fait ! Notre critique d'art oublie au passage de mentionner que les continents africain et océanien tiennent davantage de place dans l'histoire du mouvement surréaliste. Mais passons.

Jean Clair, pour justifier par avance certaines de ses outrances, dit d'emblée vouloir se placer sous le patronage de Breton écrivant en 1922 : "Une vérité gagnera toujours à prendre pour s'exprimer un ton outrageant". Sauf qu'ici nulle "vérité" n'émerge tout au long des 215 pages de ce pensum. Selon Clair le surréalisme, naguère critiqué, triomphe aujourd'hui sur tous les plans. A lui les hommages, les colloques, et les expositions pour le grand public. Il inspire même les politiques culturelles et la pédagogie de l'Éducation nationale. C'est lui enfin, ceci étant, qui porte la responsabilité de la "régression du goût" et de la "défaite du savoir". Pas moins que cela ! Seul, ou presque seul, dans sa citadelle assiégée du Musée Picasso Jean Clair résiste. Mais ce n'est pas "d'un pays qui s'appelle la France" que notre résistant nous dit tout le mal qu'il faut penser du surréalisme. Non, le sien s'appelle "réaction". Ses propos sont tout bonnement ceux d'un bon réactionnaire. On le savait de longue date, à vrai dire. D'ailleurs le surréalisme ne constitue pas dans ce livre la seule détestation de notre critique d'art. Clair égratigne au passage Deleuze et Guattari, Vaneighem, et surtout Baudrillard, sa bête noire depuis ce sempiternel 11 septembre. Des proches du surréalisme ne sont pas épargnés : Bataille se trouve renvoyé dans le camp de l'extrême-droite, et Artaud traité d'antisémite. Ce dernier, de surcroît, à travers son plaidoyer pour les fous et l'utilisation faite de ce type d'écrit par "les partisans de l'anti-psychiatrie" (en terme de "désinstitutionnalisation de l'asile", précise Clair), porte en quelque sorte la responsabilité de la situation catastrophique de la psychiatrie contemporaine.

Jean Clair reprend le plus souvent, pour en revenir au surréalisme, des propos qui ont déjà traîné dans diverses gazettes. Les erreurs factuelles, également, ne manquent pas. Plus grave cependant, Clair se permet d'écrire que le groupe surréaliste, à l'instar des partis communistes, calque son fonctionnement sur celui d'un groupe autoritaire. La suite en découle : "Il obéissait à des conditions qui étaient celles des totalitarismes : une idéologie officielle, un parti unique, dirigé par un chef, un contrôle avec ses purges régulières, son système de propagande. Sa violence, son sectarisme, son intransigeance, ses procès, son apologie du meurtre, mais aussi son attrait pour l'irrationnel et la mystique des masses, reproduisaient à l'échelle du groupuscule, le programme et les modes d'action des mouvements totalitaires du temps".

Dans ce délire marqué par le ressentiment (n'oublions pas que dans l'esprit brumeux de Jean Clair le surréalisme doit être tenu pour responsable de tout ce qui ne va pas dans ce monde), j'extrais "apologie du meurtre". Ce clou, Clair l'enfonce dans de nombreuses pages. Les déclarations surréalistes, leurs traités et manifestes ne diffèrent pas, dit-il, de ceux tenus par tous les "pousse-au-crime du temps". Dans ce registre, la fameuse phrase de Breton du Second manifestesur le "l'acte surréaliste le plus simple... " devient une ritournelle. On relève même, à travers ce que Clair en induit des relations du surréalisme au terrorisme, le propos suivant : "Remarquons cependant, pour éviter les confusions, que les attentats des Brigades rouges en Italie furent toujours dirigés vers des personnes désignées. Les attentats aveugles, comme les bombes jetées dans la foule, ou comme l'attentat de la gare Bologne, étaient la marque au contraire des groupes anarchistes ou d'extrême droite. On voit que Breton, avec son "au hasard" appliqué au tir, s'inscrit spontanément dans une idéologie précise". Jean Clair peut s'estimer heureux de vivre dans une époque tolérante, indulgente, ou tout simplement indifférente et oublieuse de l'histoire. Car ses calomnies, en d'autres temps, lui eussent values une paire de gifles bien méritées de la part des intéressés. Comment passer sous silence l'amalgame fait entre les anarchistes et l'extrême-droite ! C'est faire injure à la pensée libertaire (à moins d'être complètement ignorant, mais d'une ignorance crasse en l'occurrence). Depuis l'avènement du surréalisme, Clair serait bien incapable de citer un seul exemple confirmant l'assertion relevée ci-dessus. On sait en revanche qu'il s'agit de l'une des stratégies par excellence des groupes fascistes. Quant à savoir si M. Clair est un imbécile ou s'il fait l'idiot pour les besoins de sa démonstration, on comprendra sans peine que la question à mes yeux n'a que peu d'intérêt.

Autre registre. Claude Arnaud, dans sa biographie consacrée à Jean Cocteau, décoche quelques flèches fielleuses en direction d'André Breton. Ce dernier, il est vrai, n'a jamais caché le mépris dans lequel il tenait Cocteau. Celui-ci, certainement l'écrivain le plus surfait du XXe siècle, se situe aux antipodes des positions défendues par Breton et les surréalistes. Le coté mondain du personnage, m'as-tu-vu, littérateur, futile, inconstant, inconsistant, et puis (ceci expliquant d'une certaine façon cela), le Cocteau collaborateur et familier de quelques uns des dignitaires nazis durant l'Occupation ne pouvait qu'indisposer les surréalistes. Ces "défauts", aux yeux de Breton et des ses amis, deviennent autant de "qualités" dans la "presse ordinaire d'accompagnement culturelle", comme l'appelle Philippe Lançon. Et ce dernier d'ajouter, dans un article intitulé « Breton contre Cocteau : l'or du temps contre l'air du temps » : "Dans les jugements portés aujourd'hui sur Breton, on flaire cependant autre chose qu'une simple réaction à sa dureté : une vengeance de la machine social-molle contre celui qui incarne, mieux que tout autre, la figure réfractaire. Figure conquérante, perpétuellement en révolte, irrécupérable à force d'être saillante jusque dans ses pires défauts, fixée selon des formes qu'elle invente, maintient, prêche à temps et à contretemps. Bref, insoumise à l'air du temps, quel qu'il soit. De cette figure la société culturelle contemporaine ne veut plus. Ou la voudrait domestiquée. Tendant le museau à n'importe qui. Nettoyée comme une image de grande audience. Prête au commerce des valeurs en cours et à une promotion de plus en plus mal déguisée en journalisme. Breton est le négatif parfait de ces valeurs ambiantes. Il affiche son absence de compromis et s'y tient (...) Enfin et surtout, Breton ne cesse de produire cette chose impardonnable : le fantasme actif d'une littérature absolue, échappant au pontificat social, ses discours et ses maîtres. Il pense que l'homme ne revient des eaux mortes que par la grâce du mot à mot. Discréditer un homme aussi infréquentable sera toujours, pour un certain genre de notables, à l'ordre du jour. Comment ? Apparemment au nom de la littérature. En réalité, au nom de la société et des valeurs qu'elle porte".

A lire Arnaud, et Clair plus encore, n'y aurait-il pas quelque précédent dans le genre ? Dans Les aventures de la liberté, Bernard-Henri Levy, entres autres foucades, approximations, stupidités et propos fallacieux relevés lors de la sortie de l'ouvrage, s'en prend au surréalisme. C'était logique, compte tenu du parcours et des idées de ce publiciste (ou cette "nullité philosophique", si l'on préfère). Annie Le Brun, dans Qui vive, y consacre plusieurs pages. Les surréalistes sont principalement coupables, lit-on dans ces Aventures, d'avoir nourrit l'ignoble "préjugé (...) selon lequel il faudrait vivre conformément à ce que l'on pense, dit ou écrit". On le comprend d'autant plus quand l'auteur de ces lignes s'appelle Bernard-Henri Levy. Et de ce point de vue là, bien entendu, l'attitude d'un Aragon ou d'un Cocteau semble très préférable face "à la doctrine, le système surréaliste - ce cauchemar des lettres, cette police de la pensée". Car, ajoute l'ami des Lagardère, "C'est vrai que face à la terreur des surréalistes, face à leurs âmes de plomb, je serais presque tenté de défendre l'insoutenable légèreté de Jean Cocteau". Ensuite, toujours enfonçant ce clou, en associant les "coupeurs de tête" surréalistes et les khmers rouges, BHL pouvait difficilement aller plus loin dans, au choix, l'abjection ou le grotesque le plus achevé. Même Jean Clair, que l'on imagine frétillant d'aise, n'a pas ensuite repris pareil argument dans son ouvrage. Je n'ai pas lu Les aventures de la liberté (et n'ai nullement l'intention de le lire). Je renvoie le lecteur à la longue note d'Annie Le Brun dans Qui vive.

Encore plus en amont, il faut citer un essai fort lu en son temps (et justement oublié aujourd'hui), qui, à sa façon (certes plus digne), anticipait les commentaires des sieurs Levy, Clair et consort. Ce livre c'est L'homme révolté d'Albert Camus. Je ne voudrais surtout pas confondre l'oeuvre d'un homme estimable, quoique penseur surestimé, avec les deux autres, des personnages méprisables. Cependant, dans les pages que Camus consacre au surréalisme (mais aussi à Lautréamont, Rimbaud ou Sade (6)), l'essayiste ouvre une brèche à travers laquelle certains, pour des raisons diverses, s'engouffreront. Une postérité bien ingrate toutefois : Albert Camus est pillé mais rarement cité.

Où classer la discutable biographie de Mark Polizzoti, André Breton ? Pourtant l'auteur de cette "biographie à l'américaine" a eu la possibilité de consulter la correspondance inédite de Breton. Ce qui ne représente pas un mince avantage par rapport à ses devanciers. La quatrième de couverture nous apprend que cette biographie est le premier livre de Polizzoti. Je serais tenté de faire un rapprochement avec le juge Burgaud, le fameux magistrat de "l'affaire d'Outreau" : ici et là l'instruction s'avérant "à charge". On me répondra que le dommage est moindre dans le cas qui nous occupe. Cependant comment passer sous silence d'une part des erreurs factuelles (ce qui n'est pas encore le plus grave), mais surtout la volonté du biographe de tracer un portrait psychologique qui, dans de nombreuses pages, confine au grotesque. Breton devient alors un personnage insupportable, voire odieux ou ridicule, alors que les exemples tirés de sa correspondance, à quelques rares exceptions près, ne confirment nullement les partis pris de Polizzoti. Pour résumer, ce dernier nous donne à lire une biographie conforme à l'idée rapportée par les échotiers de la première catégorie : le portrait d'un Breton irascible, autoritaire et tyrannique. Caricatural à souhait.

Enfin, quatrième et dernière catégorie, le "dessus du panier". Ceci recoupe les critiques adressées au mouvement surréaliste au nom d'une "certaine idée" du surréalisme : celle d'une "pureté révolutionnaire", ou d'un "radicalisme", ou d'une "volonté de rupture" que les surréalistes, au fil des ans et des générations, auraient désertée ou trahie. Le constat d'un échec ou d'une faillite devient alors patent. Je retiens ici principalement celles (de critiques) venant de Louis Janover, auteur de six ou sept ouvrages sur le surréalisme reprenant peu ou prou la même antienne. J'avais lu lors de sa publication en poche (1995) La révolution surréaliste. Pourtant je me référerai tout d'abord ci-dessous aux deux derniers livres de Janover parus sur la question : Le surréalisme de jadis et naguère, publié en 2002 aux éditions Paris, Paris-Méditerranée, et Surréalisme, le surréalisme introuvable, chez Sens &Tonka en 2003.

Louis Janover n'est pas inconnu du lecteur. Nous avons fait sa connaissance lors de la querelle autour de la revue Sédition (dont il était l'un des deux animateurs). Janover, on le sait, a appartenu au groupe surréaliste dans la seconde moitié des années cinquante. D'ailleurs notre auteur, dans Le Surréalisme de jadis et de naguère, revient sur sa participation à l'épisode Sédition et ses conséquences. Louis Janover n'a pas dix-sept ans en 1954 lorsqu'il adresse une lettre à André Breton. Celui-ci le reçoit et l'invite à venir au café Le Musset, lieu de rencontre alors des surréalistes. Janover se décrit comme un "surréaliste silencieux", peu sûr de lui. Il explique qu'il n'a pas signé tous les tracts ou manifestes diffusés par les surréalistes ces années-là. Il refuse de mettre sa signature au bas de textes auquel il n'a pas participé lors de l'élaboration ou la rédaction. Janover écrit un article dans Le Surréalisme même en octobre 1956 sur Georg Büchner. Il ne dit pas pourquoi il s'éloigne ensuite du groupe surréaliste. Certainement, semble-t-il, en raison de ses obligations militaires.

En tout cas nous le retrouvons en 1961 présidant aux destinées de la revue Sédition, devenu trotskiste sans pour autant avoir rompu les ponts avec les surréalistes (puisque certains d'entre eux vont collaborer au premier numéro de la revue). En raison des remous que provoque l'éditorial co-écrit par Janover et Pêcheur (« La trahison permanente ») au sein du groupe surréaliste, Breton invite Janover à venir s'expliquer chez lui (en présence de Schuster). C'est à la suite de cette rencontre que Breton propose la confection d'un dossier dans La Brêche, donnant les différents points de vue en présence, plus de larges extraits d'une correspondance entre Jehan Mayoux et Louis Janover. J'ai plus haut évoqué dans le détail ce qu'il en était et ce qu'il s'en ensuivit.

Janover écrit cette même année 1962 (en collaboration avec Bernard Pêcheur, certainement) une "Lettre ouverte au groupe surréaliste" prenant acte du différend qui l'oppose à certains surréalistes. Il y serait question "de la haine qu'ils nous témoignent". En 2002 Janover précise que "la haine ne s'est pas démentie, à ceci près qu'elle me concerne seul". Je n'en ai trouvé nulle trace dans les six numéros de La Brêche s'étalant de 1962 à 1965 (ni dans L'Archibras). Et pas davantage dans les ouvrages écrits après "l'acte de dissolution" par d'anciens membres du groupe surréaliste (lecture non exhaustive certes). A croire que cette "haine" ne s'exerçait et ne s'exercerait encore aujourd'hui qu'à titre privé.

Janover participe aux lendemains de cette "rupture" à la création de la revue Front noir. C'est dans les pages des différents numéros de cette revue qu'il évolue du trotskisme vers l'ultra-gauche. Une évolution relativement classique dont le précédent le plus célèbre concerne les animateurs de Socialisme ou barbarie (7).Cette adhésion à l'ultra-gauchisme, et plus particulièrement aux thèses du Communisme de conseils, se trouve facilitée par la rencontre, essentielle pour Janover, de Maximilien Rubel (collaborateur des confidentiels Cahiers de discussion pour le communisme de conseil, mais surtout connu comme l'éditeur de Karl Marx dans l'édition de la Pléiade). Il existe de plus fâcheuses rencontres car Rubel s'avère l'un des bons connaisseurs de l'oeuvre de Marx. La lecture qu'il en fait est en tout état de cause opposée au "marxisme", et plus encore au "marxisme-léninisme" et à l'althussérisme décliné dans les rangs du P.C.F. ou d'une certaine extrême-gauche.

Si les surréalistes ignorent (ou veulent ignorer) Janover et Front noir, il n'en va pas de même avec les situationnistes. Ceux-ci épinglent la revuedans le numéro 10 (mars 1966) de l'Internationale Situationniste. Dans la notule "L'armée de réserve du spectacle" les situationnistes reprochent à Front noir d'adopter "le langage même du pouvoir actuel, qui dénonce ses adversaires sans dire exactement qui ils sont, et naturellement sans préciser leurs véritables positions". De là ce constat : de part "leur inactivité passée ou présente", Front noiret consort "finiront eux mêmes par accepter n'importe quoi si un jour l'occasion leur en est offerte. Non seulement le manque total d'intérêt que ces gens ont présenté pour tout le monde a empêché que leur rigueur soit jamais mise à l'épreuve ; mais encore le style qu'ils affichent déjà dans leur aigre solitude apporte toutes les assurances qu'ils sauraient éventuellement tenir leur place, comme leurs concurrents plus heureux, dans ce spectacle culturel qui les a jusqu'ici laissés pour compte".

Dans le numéro suivant (octobre 1967), les situationnistes s'en prennent directement à Louis Janover, traité de "moraliste". Lequel Janover, en réponse aux attaques précédentes des situs, venait de sélectionner des phrases principalement extraites du premier numéro de l'I.S. pour "confondre" ses accusateurs. Les situationnistes, tout en donnant raison à Janover sur l'emploi "non-critique" des extraits cités (au sujet de points à connotation culturelle ou ressortissant de "la vieille ultra-gauche"), ajoutent : "Nous croyons qu'il n'échappe à personne que les recherches théorique de l'I.S. constituent - heureusement - un mouvement qui s'est approfondi et unifié en corrigeant un bon nombre de ses premières présuppositions : nous l'avons écrit notamment dans l'I.S.9 pages 3 et 4. Les citations de Janover sont choisies, comme par hasard, dans le premier numéro de l'I.S., et même surtout dans un texte de l'un d'entre nous avant la formation de l'I.S., et dans ce cas elles datent de dix ans. Mais l'intègre Janover voulait faire croire que nous voltigeons par opportunisme, et sur toute la ligne, entre les positions incompatibles, au gré de la mode, et du jour au lendemain".

Justement, "l'un d'entre nous" s'appelle Guy Debord, et le texte antérieur à la formation de l'I.S. est le fameux Rapport sur la création des situations. En 2002 Janover reprend, comme si de rien n'était, les critiques déjà formulées en 1967 à l'égard de ce texte. Pourquoi pas, dans cette logique, comparer le Janover de 1962 (d'un trotskisme orthodoxe autant que nous pouvons le vérifier dans sa correspondance avec Mayoux) et les textes de Debord et des situs de la même année (d'un tout autre niveau de réflexion théorique). Certes Janover veut prouver que le ver se trouvait déjà dans le fruit en 1957. Mais il sollicite à ce point les textes que le lecteur le plus indulgent finit par se demander si Janover n'entend pas régler ad vitam aeternam des comptes maintenant vieux de presque quarante ans. Cela n'est pas sans nous donner quelque indication sur les intentions et la méthode utilisée par notre auteur dans ses différents ouvrages.

Ceci nous ramène au surréalisme. Dans Surréalisme, le surréalisme introuvable, dés le chapitre introductif, Janover écrit les lignes suivantes (j'en viens à la méthode) : "Dans ses "Dix thèses sur le marxisme aujourd'hui" (1950), Karl Korsch, au mépris des interdits édictés par les dévots de toute espèce, n'hésitait pas à replonger Marx dans le courant de l'histoire pour mesurer son oeuvre au temps qui passe, et rendre justice à ceux de ses rivaux ou ennemis qu'il a si longtemps noyés dans son ombre. On pourrait égrener à cet exemple des "Thèses sur le surréalisme aujourd'hui" tant certains points paraissent interchangeables, et mettre Breton à la place de Marx, le surréalisme à la place du marxisme pour avoir une équivalence, à quelques retouches près !". Sauf que les uns et les autres ne peuvent se confondre, j'y reviendrai. Et puis l'exemple parait bien mal choisi. On sait (et Janover mieux que quiconque) que Marx disait (mi sérieusement mi plaisantant) : "Je ne suis pas marxiste". Boutade peut-être en son temps (et encore !) mais cruelle vérité si l'on se réfère aux héritiers auto-proclamés de l'auteur du Capital. Marx n'est pas marxiste, bien entendu. Mais rien de tel entre Breton et le surréalisme. Nul n'a encore parlé de "bretonnisme" en lieu et place du surréalisme. Breton n'a jamais dit, par exemple : "Je ne suis pas surréaliste". Ce qui serait complètement absurde. Enfin on ne peut pas plaquer ainsi une histoire sur une autre. Les deux en l'occurrence ne se confondent pas. Le moindre lecteur un tant soit peu informé sait ce qu'il en est. A vrai dire, on le saura plus tard, Janover entend "rendre justice" à Pierre Naville et Antonin Artaud. J'aurai plus loin l'occasion de lui répondre.

Cependant, ceci posé, je donne volontiers raison à Janover sur de nombreux points de détail. C'est la perspective d'ensemble qui me semble discutable. La "thèse" de Janover, celle qu'il reprend de livre en livre, peut être résumée ainsi : le surréalisme étant resté bien en deçà des exigences de la "Révolution surréaliste" on ne peut que dresser le constat d'un échec ou d'une faillite du mouvement surréaliste. La thèse se défend. Pourtant, à le lire, Janover n'idéalise-t-il pas ce qu'il appelle "Révolution surréaliste" ? Cette dernière, tout d'abord, se confond-elle avec la revue du même nom ? On en doute. Pas plus Le surréalisme de jadis et naguère que Surréalisme, le surréalisme introuvable ne permettent d'y répondre précisément. Mais l'on sait que Janover a écrit auparavant La révolution surréaliste. Allons y voir de plus près.

Ce dernier ouvrage apporte les réponses que l'on cherchait vainement dans les deux derniers livres de Janover. Mais retirer, en quelque sorte, la paternité de cette "révolution" à Breton, Desnos, Péret, Éluard, Aragon, Leiris, et les autres, pour l'attribuer dans ses grandes lignes aux seuls Artaud et Naville ne manque pas de surprendre le lecteur quelque peu averti. Artaud, tout le monde s'accorde là-dessus, a été l'une des figures de proue du premier surréalisme. Je l'ai déjà évoqué. Naville, lui, est le codirecteur (avec Péret) des trois premiers numéros de La Révolution surréaliste, la revue. Il adhère rapidement au P.C.F. (le premier d'entre tous les surréalistes). A ce titre, comme on le souligne habituellement, il représente le pôle le plus "politique" du groupe. Sa contribution à la revue, contrairement à Artaud, reste modeste : un petit article dans le numéro 3 (Beaux artsdans lequel il affirme : "il n'y a pas de peinture surréaliste" ), et un autre, plus long, dans le numéro 9 (Mieux et moins bien). C'est, entre autres considérations, pour répondre à la brochure de Naville, La révolution et les intellectuels, que Breton dans Légitime défense s'efforce de préciser la nature des relations du surréalisme au P.C.F., et à la révolution plus généralement.

Ce qui étonne, pour en revenir à Janover, c'est de l'entendre confondre cette "révolution surréaliste", la sienne en l'occurrence, avec les deux personnalités les plus opposées du premier surréalisme. En effet Artaud incarne l'aspect paroxystique du mouvement, celui de l'insurrection de l'esprit et de la révolte absolue, "mi libertaire mi mystique"; tandis que Naville, à l'autre extrémité, défend des positions matérialistes, celles de la rigueur marxiste et de l'engagement communiste. Une curieuse "révolution surréaliste" selon Janover, qui, de part un tel "attelage", marche de guingois quand elle ne fait pas le grand écart (mais pas "l'écart absolu", la référence à Fourrier serait ici malvenue). A l'appui de sa démonstration Janover cite le Pierre Naville de 1975 : ce dernier insistant sur l'importance d'Artaud au sein du premier surréalisme. Mais il s'agit d'un témoignage pour le moins tardif qui entend prolonger pour l'essentiel la discussion amorcée cinquante ans plus tôt avec André Breton : "En peu de semaines, nous convînmes tous qu'Artaud apportait beaucoup de ce qui manquait assez gravement aux ouvertures du Manifeste du surréalisme que Breton venait d'écrire et de publier : l'attaque furieuse des institutions où la société cristallise ses contraintes maudites (...) il allait signer l'irruption d'une menace intransigeante contre n'importe quelle entrave à la liberté de l'esprit. Bref, il était le premier à désigner l'adversaire ". Vraiment ? Je ne sais pas s'il faut incriminer la mémoire de Naville ou son hostilité (toujours présente) envers Breton. "L'adversaire" en question était bel et bien désigné dans le Manifeste ou dans d'autres textes surréalistes de l'époque. Est-ce trop demander à Naville, également, de se souvenir qu'en 1926 il bataillait ferme contre le "courant" représenté par Artaud et quelques autres. Janover n'est pas sans le savoir pourtant. A vrai dire les textes signés par Artaud ou ceux qui portent son empreinte (les fameuses "adresses" du numéro 3 de la revue) renvoient plus à Antonin Artaud - pour le lecteur de 2005 - qu'au surréalisme. Ce sont aussi, bien évidemment, des textes surréalistes, du surréalisme des années fondatrices. Cependant, comparés à ceux écrits par Desnos, Éluard, Péret, Aragon, Leiris, ou Breton publiés dans la Révolution surréaliste, les textes d'Artaud s'inscrivent moins que ceux-ci dans la démarche collective du groupe à ce moment-là. On parlera davantage ici de leur singularité.

A l'appui de sa thèse ("il fallait que meure la révolution surréaliste pour que vive l'art surréaliste"), Janover cite Naville affirmant "il n'y a pas de peinture surréaliste" pour l'opposer à un Breton "à court d'arguments" (sic) dans Le Surréalisme et la peinture. C'est accorder une importance excessive à la phrase de Naville. Le surréalisme et la peinture devait dans l'esprit de Breton prolonger un Manifeste du surréalisme peu disert sur l'expression picturale. Dans le numéro 1 de la revue Max Morise s'était interrogé sur le sujet. Naville lui avait répondu sur un mode péremptoire dans Beaux arts. André Breton, d'une certaine manière, donnait raison à Naville en distinguant l'un (le surréalisme) et l'autre (la peinture). Il lui importait également de ne pas apporter de l'eau au moulin d'une critique ou d'un "marché de l'art" qui utilisait déjà l'adjectif "surréaliste" sans grand discernement. Enfin réduire le texte de Breton, comme le fait Janover, à une défense et illustration d'un "art surréaliste", fossoyeur à ses yeux de la "révolution surréaliste", ne rend pas justice à ces belles pages, particulièrement inspirées. C'est aussi (surtout même) passer à coté de propositions que Breton développera par la suite, et qui excèdent l'aspect strictement esthétique dans lequel Janover voudrait ranger ou limiter Breton.

Quant à la question posée par Pierre Naville dans La révolution et les intellectuels sommant les surréalistes de choisir entre anarchie et marxisme, ou entre le monde de l'esprit et celui des faits, Breton répond dans Légitime défense en des termes qui témoignent de la spécificité du surréalisme et de son irréductibilité aux tentatives contradictoires qui voudraient le tirer à hue ou à dia. Il s'agit d'une "ligne de crête" sur laquelle le surréalisme se tiendra plus ou moins bien selon les époques ou les aléas de son existence. Dans cette histoire, celle du premier surréalisme, l'éditorial d'André Breton dans le numéro 4 de la revue, Pourquoi je prends la direction de la Révolution surréaliste, prend acte d'une situation qui, sans être appelée "crise", rend compte des hésitations, des contradictions, voire des atermoiements du mouvement. Cet éditorial, souvent commenté, peut passer pour "elliptique". Il faut revenir en arrière pour en mesurer tous les enjeux. Breton n'avait pas ménagé ses critiques aux deux premiers numéros de la Révolution surréaliste. Il reprochait au numéro 1 de ne pas reproduire des témoignages d'une "vie extra-littéraire réelle", de trop sacrifier à l'esprit artistique, et de ne pas accorder suffisamment de place aux contributions anonymes. Ce numéro, selon Breton, s'avérait également déficitaire sur l'activité du Bureau de recherches surréalistes (la création de ce Bureau précédait le premier numéro de la revue). C'est d'ailleurs sur une proposition d'André Breton que le groupe confie alors à Antonin Artaud la direction de ce Bureau de recherches surréalistes. Si Breton s'avère moins critique avec le numéro 2 de la revue, il en déplore néanmoins les insuffisances (il en excepte les textes d'Artaud et de Leiris). Quant au fameux numéro 3, Breton se montre pour le moins ambivalent.

Mais avant d'en venir au numéro 4, signalons deux événements marquants dans l'histoire récente du groupe. Le 2 juillet 1925 les surréalistes diffusent une Lettre ouverte à M. Paul Claudel, ambassadeur de France au Japon (qui se termine par : "Écrivez, priez et bavez ; nous réclamons le déshonneur de vous avoir traité une fois pour toutes de cuistre et de canaille"). Ce tract est distribué lors du banquet Saint Pol Roux. L'intervention des surréalistes provoque une bagarre générale (Leiris qui crie "Vive l'Allemagne" à la fenêtre échappe de peu au lynchage de la foule). C'est toujours ce 2 juillet que paraît dans L'Humanité la déclaration collective Appel aux travailleurs intellectuels (condamnant la guerre au Maroc et la politique française dans ce pays) à laquelle s'associent les surréalistes.

Il fallait repréciser le contexte du moment avant de revenir à l'éditorial du numéro 4 de la Révolution surréaliste. Contrairement à certaines explications avancées ici ou là (auxquelles Janover fait écho), il ne s'agissait pas seulement "d'arrêter l'expérience dont Artaud venait d'être le responsable". Breton la reconnaît comme partie intégrante du surréalisme mais pas de tout le surréalisme. C'est dire que l'esprit de fureur, la dimension paroxystique et le mysticisme incandescent dont témoignent les textes d'Artaud, quoique bienvenus, même légitimes, participent d'un climat qui à la longue risque de déboucher sur une impasse. Celle de la pensée brûlant par tous les bouts et finissant par se consumer sur place sans espoir de retour. Cet éditorial évoque ensuite la "spontanéité" ou le "laisser aller à la grâce des événements" comme autres raisons ayant "eu pour effet de nous dérober le bien fondé de la cause surréaliste". Ceci prolonge les critiques de Breton déjà exprimées sur les deux premiers numéros de la revue, et parait s'adresser, parmi d'autres, à l'article de Crevel Révolution surréaliste, spontanéité. Breton laisse entendre que quelques unes des particularités qui fondent cette cause surréaliste n'ont pas été suffisamment prises en compte dans la revue. Entre autres, l'aptitude au merveilleux et l'action révolutionnaire. Les péripéties récentes rapportées plus haut (le banquet Saint Pol Roux et l'Appel aux travailleurs intellectuels) en représentent le meilleur correctif. Enfin Breton en demandant que la Révolution surréalistene reste ouverte qu'à des personnes "qui ne soient pas à la recherche d'un alibi littéraire" réaffirme le préjugé des surréalistes à l'égard de la littérature depuis les "années dada" (ceci en écho à la Lettre ouverte à Paul Claudel diffusée deux semaine plus tôt).

Avec leur intervention au banquet Saint Pol Roux les surréalistes se rappellent au souvenir de la "bonne société". Ce "scandale" se situe dans la lignée de ceux inaugurés lors de l'époque dada. Janover peut là dessus faire la fine bouche. N'empêche ! Ces "scandales" visaient à discréditer les idées de patrie, de religion, de famille. Et qui, sinon les surréalistes, s'y adonnaient avec constance et détermination, violence et ludisme. Quoiqu'on puisse en dire aujourd'hui, installé dans un fauteuil de marxologue ou ailleurs, à l'heure de la mondialisation, de la déliquescence de la famille et de la perte d'influence de l'église catholique (même si les seconde et troisième reprendraient du poil de la bête en ce début de XXIe siècle), c'est l'honneur des surréalistes d'avoir les premiers collectivement défendu, sur ce ton qui n'appartient qu'à eux, une conception du monde où se trouvaient pareillement ruinées les idées de patrie, de famille et de religion. Sans oublier le travail, aussi. On peut toujours relever "les effets bénéfiques" de ces scandales, "à la longue" ; et ajouter, par ailleurs, que "nombre de ces morceaux de bravoure ont fait long feu, (et) leur lecture n'apporte aujourd'hui qu'un maigre encouragement à qui brûle de combattre l'expression d'un mal dont le surréalisme dénonçait les symptômes déjà visibles en son temps". On peut à la fois prétendre comme Janover que le surréalisme s'est servi de ces scandales pour asseoir sa notoriété, et affirmer en même temps qu'il n'y avait vraiment pas de quoi fouetter un chat. On peut dire une chose et son contraire.

On l'a vu avec Jean Clair : le critique d'art et les habituels contempteurs du surréalisme ressortent à tous les coups la fameuse phrase extraite du Second manifeste pour apporter la preuve du terrorisme de Breton et de ses amis. Tous, réactionnaires ou modérés, se contentent de relever la phrase en question ("l'acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu'on peut, dans la foule") sans jamais citer celle qui suit, indispensable cependant pour savoir de quoi il en retourne ("Qui n'a pas eu, au moins une fois, envie d'en finir de la sorte avec le petit système d'avilissement et de crétinisation en vigueur à sa place toute marquée dans cette foule, ventre à hauteur du canon"). C'est pourtant l'expression même de la révolte, par le biais de cette métaphore, que Breton traduit ainsi. Tant que ce monde va comme il va, ces deux phrases restent d'actualité. Et c'est superbement dit. Janover ne déroge pas à la règle ("Le scandale pour le scandale, écrit-il, prend dans le Second manifeste sa forme terroriste pure"). Le club s'agrandit par conséquent. Janover possède au moins un point commun avec les Clair, Levy, et autres. Nous savons maintenant lequel.

Janover, quand il évoque les relations des surréalistes avec le P.C.F., et l'opposition des premiers au stalinisme, ne change pas de registre. Là aussi nous restons dans le domaine des bénéfices secondaires. La belle affaire, grogne Janover, "cette critique, qui se déploie essentiellement dans le ciel de l'indignation morale, ne gène en rien l'accommodement aux pratiques terrestres d'intégration auxquelles s'adonnent couramment, et avec les meilleures intentions du monde, les avants gardes artistiques et littéraires". Et alors ? Je serai prêt à engager une discussion sur ces avants gardes mais pas en procédant de la sorte. La dénonciation (pour le moins intéressée du stalinisme, selon Janover) jouerait ici le rôle d'un écran de fumée (ou d'un "paravent politique", pour parler comme l'auteur) ? Il y a-t-il une vie après le stalinisme pour ces mêmes avants gardes artistiques ? C'est peu dire que celles-ci obsèdent Janover au point de lui faire perdre le fil de sa pensée. Et puis tout ceci ne nous dit rien sur la nature du conflit (entre surréalistes et staliniens).

Dans cette histoire, les surréalistes eurent un train de retard (en terme de prise de conscience à part entière du phénomène stalinien) avec, par exemple, les marxistes hétérodoxes de la Critique sociale. C'est en 1935, seulement, qu'ils coupèrent définitivement les ponts avec le P.C.F.. Une date que l'on associe généralement à l'installation du stalinisme pur et dur en URSS, illustré dans un premier temps par les "Procès de Moscou" dont les surréalistes furent en revanche parmi les premiers à en dénoncer les mécanismes. C'est lors de l'un de ces meeting de protestation, le 26 juin 1937, que Breton tirait l'une des leçons de ces procès en prédisant (malheureusement l'avenir le confirmera) que la répression stalinienne allait maintenant s'exercer en Espagne au dépend des trotskistes du POUM et des anarchistes.

Dans la France de l'après guerre, marquée par l'hégémonie du P.C.F., y compris sur le plan culturel, les surréalistes (on l'a évoqué) auront des difficultés à se faire entendre. Du moins se distingueront-ils par la radicalité de leurs prises de position. L'exposition "Le surréalisme en 1947" ne facilitait nullement une quelconque reconnaissance dans le monde de l'art officiel ou dominant. Bien au contraire ! Ce furent également les surréalistes qui s'élevèrent avec la plus grande détermination contre l'idéologie réaliste-socialiste. Mais seul Le libertaire accueille à l'époque (nous entrons dans les années cinquante) les contributions en l'espèce des surréalistes (à l'exception d'André Breton qui publie dans Arts, Du « réalisme-socialiste » comme moyen d'extermination). Et l'on passe sur Budapest, etc.. Les surréalistes, autant que les marxistes critiques, les trotskistes, ou les anarchistes, ont contribué à forger des armes critiques contre le stalinisme en général, et le P.C.F. en particulier. Cependant, dans le domaine culturel, leur dénonciation du "réalisme-socialiste" et de l'académisme stalinien les portent en première ligne. Et qu'on ne croit pas qu'en face on recevait des coups sans répondre. Il suffit de lire la presse communiste de ces années là pour s'en faire quelque idée. Cette situation évoluera avec l'ère kroutchevienne quand le P.C.F. (avec un temps de retard sur le grand parti frère) reconnaîtra quelques unes de ses erreurs passées. Les surréalistes en prendront acte sans toutefois opérer le moindre rapprochement avec les "intellectuels communistes".

Il ne sera pas dit que nous en avions terminé avec le "Manifeste des 121". Et à ce sujet il faut bien reconnaître à Janover un certaine constance. Quarante ans plus tard il persiste : "Le rappel aux valeurs morales et l'anticolonialisme de principe qui étaient au coeur de ce "Manifeste pour l'insoumission" n'avait rien qui puisse faire craindre aux autorités une contagion révolutionnaire quelconque". Premièrement. Si parmi les centaines de pétitions circulant depuis, disons la Libération, il fallait en signer une c'était bien celle-ci, dite du "Manifeste des 121". Pourtant, dans la correspondance déjà citée avec Jehan Mayoux, alors que celui-ci expliquait à travers des exemples concrets en quoi le "Manifeste des 121" lui avait été utile pour argumenter devant des auditoires contre la guerre d'Algérie, le colonialisme et le racisme, Janover paraissait entendre le point de vue de son correspondant.

En second lieu, dans le registre "une pierre, deux coups" Janover relève que les situationnistes, nonobstant "ces remarques critiques dont ils ne furent jamais avares", signèrent également ce manifeste "qui eût dû susciter leur défiance". On renverra Janover au numéro 5 de l'Internationale Situationniste (décembre 1960) et à l'article La minute de vérité. C'est la meilleure réponse que l'on puisse faire encore aujourd'hui à Janover. Les situationnistes ne nient nullement que des intellectuels "assez éloignés de tout radicalisme politique" ont signé également cette pétition. Ils rappellent à juste titre les poursuites engagées par le pouvoir gaulliste contre les signataires et la répression qui s'ensuivit. Ils mentionnent également que ce Manifeste suscita en réaction deux autres pétitions, l'une de la droite colonialiste (un morceau d'anthologie), l'autre "d'intellectuels de gauche" pris entre deux feux (non signataires des "121" par modérantisme, manque de courage politique ou carriérisme : Lefort, Barthes, Merleau-Ponty, Morin, Prévert (oui Prévert !), entre autres). Les situationnistes enfin reconnaissaient au "Manifeste des 121" les deux mérites suivants :

1) D'avoir fait ressortir une nette ligne de séparation entre ceux, dans la "couche intellectuelle", qui sans aucunement représenter une "politique d'avant garde", en défendant cependant de part leur attitude la cause du peuple algérien défendaient la cause de tous les hommes libres, et ceux qui ne voulant par prendre parti pour "la cause indivise et la liberté des algériens et des intellectuels français poursuivis "ne méritent que "le rire et le mépris".

2) Sur un plan plus directement politique, cette Déclaration permettait de réveiller l'opinion française : la manifestation du 27 octobre 1960 (malgré le "sabotage des communistes et le frein de toutes les bureaucratie syndicales") témoignent d'une "certaine prise de conscience (...) après des années de mystification et de démissions".

Restons avec les intellectuels. Ce n'est pas parce que les "intellectuels" (comme on ne les appelait pas encore au XIXe siècle) ne furent pas légion pour défendre les insurgés de juin 1848, et moins encore les communards qu'il faut pour autant dédaigner l'engagement dreyfusard de certains d'entre eux comme Janover nous y invite. Notre marxologue reste dans la lignée des positionnements décrits plus haut au sujet du "Manifeste des 121". Pourtant, ici et là, il importait de défendre Dreyfus et de signer ce Manifeste. Les ambiguïtés du camp dreyfusard ou les interprétations tendancieuses de type sartrien sont une autre histoire. Elles n'invalident d'aucune manière l'une et l'autre de ces "prises de position". Quand nous lisons, sous la plume de Janover ("Du plus loin que je me souvienne, je n'ai jamais pu éprouver la moindre sympathie pour ses hérauts et ses martyrs. Cette purge républicaine, bien nommée Affaire, clôt en quelque sorte l'ère de la Sociale et lève le rideau sur la scène de la politique, et c'est pourquoi elle n'a cessé d'avoir bonne presse. Elle a permis d'aérer la vie de l'État et de toutes les activités sociales en mettant à jour les forces agissantes et progressistes que n'avaient pas su accueillir les républicains de la vieille école. Le parti des intellectuels y trouvera des rôles et des interprètes à sa mesure"), nous avons envie de répondre oui et non. Ce n'est pas faux, même si Janover force le trait, dans la mesure où "l'affaire Dreyfus" signe l'avènement des intellectuels. Tous les historiens semblent s'accorder là dessus. Mais parler de "purge républicaine" parait bien hasardeux. Et ajouter que "l'affaire" met un terme à "l'ère de la Sociale" relève de la plus grande fantaisie. On remarque que Janover reprend ici l'un des poncifs d'une certaine ultra-gauche. On rappellera que - malheureusement ! - pour de larges secteurs du mouvement ouvrier "l'affaire Dreyfus" résultait uniquement d'une lutte entre deux factions rivales de la classe bourgeoise détournant les socialistes (et le peuple) du vrai combat contre le système capitaliste. Une campagne de réhabilitation (en faveur de Dreyfus) que l'on disait financée par des capitalistes juifs pour faire passer par perte et profit les méfaits de ces derniers. N'est ce pas la même logique qui a conduit La vieille taupe, moins d'un siècle plus tard, à reprendre les thèses de Faurisson ? Je parle ici de logique sans vouloir pour autant confondre Janover avec La vieille taupe (sur laquelle il ne s'est jamais aligné, que je sache). Enfin, pour conclure là-dessus, rien n'exclut rien. Il fallait à la fois défendre Dreyfus et poursuivre le combat pour la Sociale. Des anarchistes comme Bernard Lazare l'avaient parfaitement compris. Bien avant Jaurès, il convient de le souligner.

L'intelligentsia, encore. Au sujet d'un "retour à Fourier", sensible après mai 68, auquel André Breton avant tout le monde avait contribué avec L'Ode à Charles Fourier, Janover enfourche l'un de ses chevaux de bataille quand il estime que cette redécouverte "anticipe les aspirations d'une intelligentsia qui cherchera bientôt des voies de dégagement pour se porter au-delà du marxisme". Cette Ode, pour rester avec Breton, suscita peu de commentaires lors de sa parution en 1948. On cite cependant Georges Bataille (une fois de plus !) qui conclut sa recension de Critique par : "André Breton n'exprime que poétiquement l'espoir qu'a suscité en lui le grand utopiste. Mais s'il est possible de regretter des conséquences plus positives, comment ne pas apercevoir que la poésie seule en pouvait être l'initiation". Les situationnistes seuls (ou presque seuls) s'y référeront avant mai 68. Si Fourier retrouve quelque crédit après cette date ce n'est pas au détriment de Marx. Les intellectuels, durant la décennie 70 (et après), qui virèrent leur cuti marxiste tombèrent dans les bras de Tocqueville, de Raymond Aron, ou de libéraux de tout poil, mais nullement dans ceux de Fourier. D'ailleurs les rares penseurs ou philosophes, à l'instar de René Schérer, qui se réclament le cas échéant du penseur utopiste n'ont jamais à proprement parler été "marxistes".

Puisque nous venons d'évoquer mai 68, restons y. On peut avancer sans trop se tromper que les dits événements n'ont pas représenté pour Schuster et Janover, les frères ennemis, la "divine surprise" que beaucoup espéraient sans pour autant y croire. Le second d'ailleurs, de longues années après, reprend l'antienne ultra-gauchiste pour n'y voir qu'une "idéologie" qui "place l'Intellectuel aux postes de commande et s'éloigne de la conception matérialiste et critique de l'histoire". Les historiens ou sociologues révisant mai 68 d'un point de vue réformiste ou consensuel entretiennent le même type de relativité. La référence marxiste en moins, évidemment.

Curieusement, Janover qui l'a pourtant lu (une note de bas de page de Surréalisme, le surréalisme introuvable en témoigne) ne dit mot de l'ouvrage d'Alain Joubert. Il est vrai que Le mouvement des surréalistes dément quelque peu la version univoque de Janover sur la fin du surréalisme. Mais il est permis de penser que dans un prochain ouvrage, peut-être... C'est plutôt Annie Le Brun que Janover tient en ligne de mire : "Quant à Annie Le Brun, signataire aussi de "Pour Cuba", son rôle se mesure à ce passé, et en fait le prolonge : recycler à l'intention des élites du nouvel âge de la contestation, un peu perdues dans la recherche des anciens produits nécessaires pour alimenter la révolte institutionnalisée, les auteurs et les idées imprégnées du parfum surréaliste de scandale, version Sade mon prochain des années trente". Janover n'est pourtant pas sans savoir dans quelles conditions s'effectua ce soutien (le livre de Joubert donne tous les détails). Ensuite cette erreur ne peut être éternellement reprochée à Annie Le Brun quand on connaît l'attitude et les prises de position ultérieures de l'intéressée. Janover signerait-il encore aujourd'hui les textes d'un trotskisme orthodoxe qu'il a autrefois écrits (amendables et corrigeables à l'aune du Janover de "troisième type"). S'il répond oui, à le lire depuis on parlera de schizophrénie. S'il répond non, le propos tenu plus haut sur Annie Le Brun s'avère nul et non avenu (8)

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LE SURRÉALISME, ENCORE

S'en prendre plus particulièrement à Annie Le Brun n'a rien d'un hasard. Les écrits de cette dernière ne sont pas sans contredire l'une des thèses que Janover assène de livre en livre. Annie Le Brun, on le sait, a participé aux activités du mouvement surréaliste dans les années soixante. Dans plusieurs de ses ouvrages (Qui viveplus particulièrement) elle s'inscrit délibérément en faux contre les tentatives de "reconnaissance culturelle" dont fait l'objet le surréalisme ; lesquelles visent à occulter ce qui faisait la grandeur, la spécificité et la radicalité de ce mouvement : "d'avoir été au XXe siècle la seule tentative de repenser tout l'homme" . Annie Le Brun s'est d'abord fait connaître durant la décennie soixante-dix par un pamphlet salutaire contre le féminisme (ou le néo-féminisme). Il parait également difficile d'ignorer son apport à la compréhension de l'oeuvre de Sade, voire de Roussel. Enfin il s'agit de l'une des plumes les plus critiques de ce temps. Non pas à la façon d'un Janover "droit dans ses bottes" mais par sa capacité et son obstination – plutôt rares en ces temps de disette - à dire en quoi et pourquoi la "subversion poétique" instruit le procès par excellence de ce monde. C'est vouloir préciser qu'Annie Le Brun ne serait pas la personne et l'écrivain que nous connaissons sans le surréalisme. Certes, celui dont elle continue de se réclamer n'a rien en commun avec les avatars des propriétaires du "dernier surréalisme". N'écrivait-elle pas dans Appel d'air en 1988 : "Pourtant d'avoir été et de rester le seul projet d'envergure à compter avec l'imprescriptible inconvénient d'exister, le surréalisme n'a pas fini d'importer à tous ceux qui ne s'accommoderont jamais du monde comme il va".

Dans l'un de ses derniers ouvrages, Du trop de réalité (certainement le plus ambitieux), Annie Le Brun revient sur la question : "Ainsi aurons-nous vu linguistes, sémiologues, sociologues, psychanalystes...; s'emparer, avec la suffisance des spécialistes, de ce qui dans la peinture ou la poésie des XIXe et XXe siècles avait hautement attenté à l'ordre des choses. Et il est loin d'être indifférent que le surréalisme et ses choix en aient électivement fait les frais. Non plus pour être occultés comme ce fut longtemps le cas mais au contraire pour devenir matière à la fabrication d'une esthétique surréaliste qui n'a jamais existé, à la seule fin de faire oublier quelle révolte fondamentale est à l'origine de ce qui aura été au XXe siècle la plus large tentative pour repenser tout l'homme, et qui plus est en donnant la prérogative à la sensibilité. D'où l'urgence d'en finir avec son projet de "repassionner la vie", en ce qu'il justifie toutes les formes d'insoumission sensibles, passées ou à venir, comme autant de réponses inventées à la seule question qui vaille et qui est de savoir comment vivre. Inassignable à quelque programme théorique qui soit, c'est précisément d'avoir misé, à l'encontre de toute préoccupation culturelle, sur la violence passionnelle dont un être est capable ou non, que le surréalisme est encore susceptible de déranger plus que n'importe quelle autre démarche radicale".

C'est bien parce que je souscris entièrement au contenu des lignes précédentes, parmi les plus éclairantes jamais écrites sur le surréalisme et ce monde, que je me permets de faire la restriction suivante au sujet d'un propos (toujours dans le même livre) d'Annie Le Brun concernant les relations entre poésie et publicité. J'ai pour ma part toutes les préventions du monde à l'égard de la publicité. Tout en réduisant les individus à la seule dimension de la consommation la publicité célèbre l'horizon indépassable de l'économie de marché. Elle offre au public l'image d'un monde consensuel, juste pimenté de ces impertinences qui sont devenus la marque de fabrique de ses concepteurs. Comment ne pas souscrire au propos de Peter Handke écrivant : « Lire dans une publicité que la vie est belle : je la ressens comme une insolence dirigée contre moi ». La publicité réclame de surcroît les bénéfices secondaires de la reconnaissance esthétique en arguant de ses prétentions artistiques. Comme le remarquait Adorno dés 1944 : « La publicité devient l'art par excellence avec lequel Goebbels l'avait déjà identifiée, l'art pour l'art, la publicité pour elle-même, pur représentation du pouvoir social. ». Après le policier, le prêtre, et l'étudiant, pour paraphraser les situationnistes, le publicitaire prend assurément place parmi les personnages les plus méprisables de notre époque.

Je laisse donc à Annie Le Brun la responsabilité d'affirmer : "Non qu'il y ait quelque sacrilège à faire se côtoyer un poème et une publicité, comme voudraient justement nous en persuader nos défenseurs de la tradition. Il faut laisser ces inconsolables de la culture académique croire à un art supérieur qui n'aurait rien à voir avec la vie courante et qui ne devrait en aucun cas donner matière à comparaison avec des modes d'expression populaires, voire la publicité". En revanche, comme elle l'écrit un peu plus loin : "Des "peintures idiotes" vantées par Rimbaud à l'utilisation des réclames par les surréalistes, en passant par Apollinaire et ses collages de conversations en bribes dans Lundi rue Christine ou les cubistes avec leurs inclusions de morceaux de journaux ou d'emballage, nous savons combien la poésie s'est nourrie de la rue. Mais sans oublier que ce qui y a été trouvé a toujours fait l'objet d'une transmutation, ne serait-ce qu'en étant retiré du circuit de l'usage pour acquérir un tout autre sens, dans un tout autre espace".

Bien entendu, il ne s'agit pas de confondre la quête poétique d'Apollinaire ou les déambulations urbaines des surréalistes avec un quelconque discours de justification par l'esthétique de nos modernes publicitaires. Cependant, pour changer d'époque, en quittant celle où l'on parlait encore de "réclame", les surréalistes, contrairement aux situationnistes, n'ont pas suffisamment pris la mesure de ce "changement de paradigme" qui transmue la réclame en publicité (le passage de l'artisanat à la grande industrie, d'une certaine façon). Ceci à l'aune, bien évidemment, de l'évolution de nos sociétés occidentales, dites d'abondance, dont les situationnistes ont su mieux que quiconque tracer les enjeux et les lignes de force.

Dans le numéro 6 de La Brêche, par exemple, Robert Benayoun, illustrations à l'appui, écrit ceci : "Nous connaissons déjà, dans leur baroque délirant, les publicités oniriques de Maidenform ("J'ai rêvé que j'étais une boucanière dans ma brassière Maidenform"), mais nous devons féliciter Hartog pour son extrémisme rafraîchissant : dans sa campagne de vente fort illogique, cette marque de chemisier fait fi de tout support, dénude inexplicablement (et pour notre satisfaction) ses modèles aérés". Certes, certes, certes... mais l'absence de toute distance critique vaut comme satisfecit du "monde comme il va".

D'où l'importance, j'insiste, de bien faire la différence entre "mode d'expression populaire" et publicité. Ceci posé un nom me vient à l'esprit, celui de Léo Ferré. Je le cite à bon escient, car on peut parler d'un "rendez vous manqué" entre Ferré et les surréalistes. Ce serait cependant excéder les limites de cet essai que de raconter ce qu'il en fut dans le détail. René Belleret, l'excellent biographe de Ferré,apporte toutes les précisions nécessaires dans son livre. Trois rappels, néanmoins : Léo Ferré a été un temps l'ami d'André Breton, le texte de sa chanson L'amourfigure dans l'Anthologie de l'amour sublime de Benjamin Péret (accompagné des seuls Breton et Perse pour les contemporains !), et Georges Goldfayn écrit un article enthousiaste sur le chanteur dans le premier numéro de Surréalisme, même. Breton ne voulant pas (ou plus) préfacer le recueil Poète... vos papiers ! de Ferré, une brouille s'ensuivit. On retrouve des échos de cette rupture dans le numéro 2 de Surréalisme, même, et encore en 1959 et 1962 (dans le numéro 6 de Bief et le numéro 2 de La Brêche). J'ai plus haut évoqué un "rendez-vous manqué" dans la mesure où la production strictement poétique de Léo Ferré évoluera après ce conflit dans une direction à laquelle le surréalisme n'est pas étranger. J'en veut pour preuve ces longs poèmes écrits entre 1960 et 1963, Les chants de la fureur, d'où plus tard Ferré extraira ce joyau appelé La mémoire et la mer. Il faudra donc attendre l'après 68 et la mise en musique de quelques uns de ces poèmes pour voir les chansons écrites dans la décennie soixante-dix subir une sorte de contamination par l'image (surréaliste s'entend). En définitive nul, parmi les "grands" de la chanson française, n'a été plus proche ou plus influencé par le surréalisme que Léo Ferré.

Mais ce qui importe ici (afin de reprendre notre démonstration là où nous l'avions laissée), c'est l'existence dans le répertoire de Léo Ferré de Vitrineset Vise la réclame (1953 pour la première, et 1955 la seconde). Ces deux chansons inaugurent un "genre" que, toute proportion gardée, les contributions critiques des situationnistes, un peu plus tard, ou d'un philosophe comme Marcuse, ou encore celles des sociologues "radicaux" du début de la décennie suivante viendront étayer dans leurs domaines respectifs. Vitrines et Vise la réclame innovent dans le monde de la chanson (voire au-delà) si l'on veut bien y entendre, prémonitoirement parlant, une critique de la marchandise et de la société de consommation, mais aussi de la publicité (dans Vise la réclame, plus particulièrement : Ferré, avant tout le monde, introduit sous une forme poétique la critique "moderne" de la publicité). Il se trouve aussi que Vitrines (magnifique Vitrines!) s'avère la première des "grandes" chansons de Léo Ferré. Ce qui confirme (à l'instar des surréalistes et des situationnistes) que les textes les plus "radicaux" ou les plus "critiques" sont souvent les mieux écrits. Pas dans le sens de la "belle ouvrage" ou d'une perfection esthétique, mais "mieux écrits" dans la mesure où la forme épouse particulièrement le contenu.

Ceci précisé, la question du sens, plus fondamentalement, n'épuise nullement celle du langage. Le projet surréaliste, tout d'abord, aborde délibérément cette dernière à travers la brèche ouverte au siècle précédent par Rimbaud et Lautréamont. Car est-il de projet plus ambitieux que celui qui prend pour nom "écriture automatique" ? En relevant que cette ambition, comme le souligne Vincent Kaufmann, l'est également au titre d'une aventure collective : "L'écriture automatique, fondée collectivement, est ce qui doit permettre au sujet de se dissoudre dans un processus de communication authentique, de s'effacer pour faire émerger, au-delà de toutes les aliénations sociales, une communauté véritable, qui se trouve par conséquent en position à la fois de fin et de moyen du surréalisme. Tout, dans le monde surréaliste commence avec une mise en commun de la pensée, et tout existe pour y aboutir".

André Breton, on le sait, dans un célèbre passage du Message automatique parle d'une "infortune continue de l'histoire de l'écriture automatique". C'est certainement, parmi toutes les conquêtes du surréalisme, celle dont on s'est le plus souvent gaussé. En particulier chez ceux, praticiens ou spécialistes de la "chose littéraire", qui tiennent avant tout à leur place dans ce monde. "Nous l'avons échappé belle", disent en substance ces messieurs. N'est ce pas surtout en terme d'écriture automatique, ajoutent-ils, que l'échec du surréalisme s'avère le plus patent. Les mêmes, d'ailleurs, sont prêts à reconnaître au surréalisme toutes les qualités possibles dés lors que l'on enferme ce mouvement dans un musée ou qu'on le loge dans les pages d'une histoire révolue. Mais qu'importe : cette histoire serait à refaire nous la referions de même. Il fallait, pour en finir avec une certaine idée de la littérature - dans le prolongement de l'injonction ducassienne : "La poésie doit être faite par tous" -, en apporter la démonstration par la pratique de l'écriture automatique. Le surréalisme ainsi proclamait "l'égalité totale de tous les êtres humains" en donnant à chacun la possibilité de revendiquer une part que d'aucuns s'arrogeaient. Tous les hommes, toutes les femmes, précise Breton dans Le message automatique, "méritent de se convaincre de l'absolue possibilité pour eux-mêmes de recourir à volonté à ce langage qui n'a rien de surnaturel et qui est le véhicule même, pour tous et pour chacun, de la révélation". Un propos, en définitive, plus "scandaleux" que les pages polémiques du Second manifeste.

Il ne s'agit pas certes d'une technique (ce qui en limiterait la portée) mais d'une donnée fondamentale du surréalisme au même titre que le "merveilleux" ou le "hasard objectif". Cette volonté de "repassionner la vie" que le surréalisme exprime ici n'a bien entendu rien à voir avec le ravalement d'une quelconque façade, pas plus qu'elle n'entend s'adresser à des "consommateurs culturels" en quête d'insolite. Les premiers, partant du quotidien, les surréalistes assignent à la poésie comme but celui d'une "vérité pratique" (précédant ainsi les situationnistes qui le moduleront différemment). Encore, si l'on revient sur le "hasard objectif", faut-il faire preuve d'une disponibilité de tous les instants (moins "les moments nuls de la vie", évidemment). Et la désignation de tout ce qui tend à limiter cette disponibilité renvoie au procès que les surréalistes firent à "ce monde là" (en plus de celui instruit au siècle précédent par les partisans de la "sociale"). En premier lieu le travail, l'obligation salariale, celle de "gagner sa vie pour mieux la perdre" ; mais aussi la prudence esclave, le scepticisme borné, le rationalisme étroit, la peur de l'imprévu, la raison domestique. La haine de la poésie, si l'on préfère. Non pas du poème pris isolément dans un recueil (dont beaucoup de nos contemporains n'ont que faire), mais celle que les surréalistes appelaient de leurs voeux, et dont ils écrivaient le programme dans leurs textes ou manifestations. Poésie également à travers leur façon de se déplacer dans l'existence : de refuser la vie cloisonnée et étriquée promise à "tout un chacun", et de redonner au rêve une place essentielle.

C'est pourquoi les exégètes les plus savants, les mieux documentés, et même les mieux disposés ne peuvent épuiser pareil sujet, le surréalisme (alors que dans de nombreux autres domaines ils remplissent parfaitement leur rôle et leur fonction). Il leur manquera toujours cette dimension subjective que seuls des "acteurs privilégiés" s'accordent à loger dans les plis d'un quotidien soumis aux vents du grand large, ceux de la vie "désirée et rêvée". Faute d'avoir expérimenté dans la vie quotidienne ce pourquoi, encore aujourd'hui, le surréalisme nous invite à "transformer le monde" et à "changer la vie", les tenants des plaidoiries les plus justes, les mieux argumentées, et les plus favorables risquent de manquer le coeur de la cible ou de rester en deçà de "l'exigence surréaliste".

N'est ce pas également ce que dit Maurice Blanchot, d'une autre manière, quand il écrit dans Réflexions sur le surréalisme que la poésie, pour les surréalistes, est "une activité qui intéresse l'homme tout entier". Et Blanchot ajoute, en complément : "La réalité de l'homme n'est pas de la nature des choses qui sont ; elle n'est pas donnée elle est à conquérir, elle est toujours en dehors d'elle même". De là s'ensuit : "La poésie qui est à la fois la prise de conscience de ce dépassement sans fin et aussi son moyen et ce dépassement même, elle non plus n'est jamais donnée : elle n'a rien à faire avec le monde où nous vivons, qui est, du moins en apparence, un monde de choses toutes faites". Ceci peut être avancé pour toute démarche poétique excédant l'idée s'attachant au "genre littéraire" proprement dit. Cependant, pour les surréalistes, cet affranchissement dépassait les catégories de l'individuel (de type rimbaldien) pour explorer collectivement des univers mentaux dont les découvertes serviront de fil conducteur au premier surréalisme. Il parait plus difficile de s'exprimer ainsi avec le second surréalisme (celui de l'après guerre, voire du milieu des années trente). Pourtant, une fois levée l'hypothèque communiste (sachant que les formes qu'a pu prendre le refus des surréalistes aux diktats staliniens n'a pas été sans incidence, plus tard, quant à l'émergence d'une "radicalité politique"), l'exploration se poursuivait dans des domaines nullement négligés auparavant par le surréalisme. Ceux-ci, il est vrai, étant restés au second plan en raison de priorités liées à la fois au combat révolutionnaire et à la volonté en même temps de défendre la spécificité du surréalisme contre toute réduction de type politique. Il n'en reste pas moins que la "conservation des acquis", toute légitime soit-elle, ici comme ailleurs, n'est pas de nature à exalter. Je ne voudrais cependant pas réduire le "second surréalisme" à cela. La mise à l'épreuve de quelques uns de ces "acquis", par les ennemis du mouvement - parallèlement à des recherches surréalistes que les mêmes appelaient péjorativement "occultes" ou "mystiques" - permettaient aux surréalistes de réaffirmer périodiquement les raisons d'être et de devenir du mouvement. Du moins l'exigence restait préservée quand bien même les surréalistes laissaient à d'autres le soin d'ébaucher les linéaments d'une nouvelle "radicalité politique".

Enfin, un surréalisme à qui l'on reproche tout et son contraire ; de succomber aux sirènes du communisme ou de se complaire dans un extrémisme anarchiste ; de privilégier la voie trotskiste ou celle d'un humanisme libertaire ; de vouloir détruire la littérature ou de ne laisser à la postérité que quelques grands livres ; de se réfugier dans la négation ou de recourir trop souvent au mode affirmatif ; d'être sectaire ou soumis à maintes influences extérieures ; de cultiver une "solitude dédaigneuse" en art ou de ne pas avoir suffisamment su se protéger du marché de l'art ; de défendre "l'amour fou" ou d'accorder un intérêt démesuré à l'érotisme ; de surestimer l'inconscient ou de sous-estimer les postulats fondamentaux de la psychanalyse ; de vouloir créer une nouvelle religion ou d'être fanatiquement contempteur de Dieu ; d'être révolutionnaire ou trop porté sur la tradition ésotérique ; un tel mouvement, franchement, n'est ce pas, ne peut être mauvais.

Max VINCENT

juillet 2005



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(1) Il ne sera pas question ci-dessous d'aborder l'exclusion du point des vue des situationnistes, mais je signale que dans sa Correspondance Guy Debord revient plusieurs fois sur ce thème. En 1962, dans une lettre à Asger Jorn, il écrit à son correspondant : « La pratique de l'exclusion me paraît absolument contraire à l'utilisation des gens : c'est bien plutôt les obliger à être libres seuls – en le restant soi-même – si on ne peut s'employer dans une liberté commune. Et j'ai refusé d'emblée un bon nombre de « fidèles disciples » sans leur laisser la possibilité d'entrer dans l'I.S., ni par conséquent d'en être exclu ». Sept ans plus tard, après avoir précisé à Gianfranco Sanguinetti qu'il n'y a jamais eu dans l'I.S. « d'exclusion injuste » et d'ailleurs qu'il n'imaginait pas que l'Internationale Situationniste « puisse durer après une seule exclusion injuste », Debord ajoutait ceci : « Cependant l'exclusion est aussi une conséquence du niveau, variable, des exigences qu'une organisation se fixe – librement à elle-même dans un moment donné. Ce que la collectivité a fixé en pleine conscience doit être défini avec une conscience vraie de ce qu'on peut faire objectivement ».


(2) La jeunesse (hélas) est devenue depuis les sinistres années quatre-vingt une "classe d'âge" comme les autres. Et même, s'il faut évoquer un certain progrès dans l'aliénation généralisée, c'est dans les rangs de cette jeunesse que l'on trouve aujourd'hui le plus de candidats au décervelage. Quatre ans avant 68, en revanche, il paraissait admis de parler de la jeunesse dans les termes d'Alain Joubert.


(3) On ne saurait trop conseiller la lecture de La révolution rêvée de Michel Surya : la meilleure contribution à ce jour sur les "enjeux intellectuels" de l'après guerre.


(4) Le premier de ces textes, reconnaissons le, n'a jamais été repris dans l'un des nombreux volumes d'articles publiés depuis presque trente ans par Philippe Sollers, pas plus qu'il ne figure dans un récent petit volume reprenant des interventions consacrées à Jacques Lacan. Donc acte ?


(5) Il ne l'est plus en 2008


(6) On lira ou relira avec intérêt les pièces du dossier de la polémique Camus-Breton lors de la parution de L'homme révolté dans le troisième tome de l'édition de la Pléiade des Oeuvres complètes d'André Breton.


(7) Avant la "révision" due à Cardan-Castoriadis dans le courant des années soixante.


(8) Les querelles qui durant les années soixante opposèrent l'Internationale Lettriste, puis l'Internationale Situationniste au groupe surréaliste appartiennent à l'histoire. Elles n'ont pas de raison d'être déclinées dans ce paragraphe témoignant de la persistance de diverses formes d'hostilité au surréalisme depuis une dizaine d'années. Les jeunes lettristes, puis les situationnistes se sont affirmés, entre autres (et sur un mode apparenté dans un premier temps au « meurtre du père »), contre les surréalistes. Longtemps après, selon le témoignage de Jean-Jacques Pauvert, Debord « avait pour Breton une admiration démesurée ». Durant ces mêmes années, le début de la décennie 90, Guy Debord aurait entretenu des liens amicaux avec Annie Le Brun et Radovan Isic.