Houellebecq raconté aux ignorants
La démocratie et la liberté, c’est le mal “
Michel Houellebecq, sur Canal +
Ce petit essai critique n’est pas à proprement parler une étude littéraire sur Michel Houellebecq. Traiter du “phénomène” ou du “cas” Houellebecq suppose néanmoins que l’on prenne en compte aux deux extrémités du spectre : d’une part les romans d’un écrivain somme toute moyen ; d’autre part la manière très publicitaire de vendre une œuvre romanesque en promotionnant des aspects “scandaleux”, ou prétendument tels censés dresser quelque état des lieux de notre société contemporaine. Entre l’arrogance (celle de l’écrivain) et l’abus (la statue de “grantécrivain” élevée à Houellebecq), il importait donc de dire deux trois choses bonnes à savoir sur les ouvrages de Michel Houellebecq, mais également sur l’époque qui célèbre pareil romancier.
Ce texte comporte deux parties : elles ont été écrites à dix ans d’intervalle (2001 pour la première, 2011 pour la seconde).
1
HOUELLEBECQ
OU L’ÉLOGE DE LA FORME PLATE : MISÈRE D’UNE
CERTAINE CRITIQUE LITTÉRAIRE
Après des incursions dans les domaines de l’essai et
de la poésie restées confidentielles, Michel
Houellebecq se fait connaître en 1994 par son premier ouvrage
romanesque, Extension du domaine de la lutte. Ce (bon) roman
traite du malaise des nouvelles classes moyennes, des illusions de la
réussite professionnelle et du vide affectif et existentiel
qui en découle. Ce premier roman était publié
chez Maurice Nadeau, une garantie de rigueur et de qualité
pour un jeune auteur.
Avec Les particules élémentaires,
son second roman, les choses se gâtent. Et pourtant le
romancier se veut plus ambitieux que dans Extension du domaine de
la lutte. On a pu lire ici ou là que Houellebecq
construisait une “fresque sociale et philosophique
d’envergure”, ou qu’il “marquait l’échec
de toute l’époque”, ou encore “racontait
l’histoire du monde réel depuis trente ans”.
Michel Houellebecq a-t-il cependant les moyens de cette ambition ?
Nullement, parce qu’il lui faudrait créer une forme
susceptible de donner plus de corps à ses considérations
philosophiques, sociologiques ou scientifiques, toutes discutables
soient-elles. Cela prend le nom pour le romancier de “style
faussement neutre”, selon un critique. Je préférerais
parler d’une écriture passe partout. Houellebecq recopie
des extraits d’articles scientifiques sans que ces passages
apparaissent pour des emprunts dans son roman. Certains n’ont-ils
pas ici reconnu la marque d’un “grand écrivain”
! On leur conseille de lire ce que Robert Musil écrit à
ce sujet dans L’homme sans qualité. Mais il est
vrai que chez Musil l’ironie s’exerce sur une tout autre
échelle. S’il faut, parmi d’autres, dégager
un enseignement sur la manière houellebecquienne de se
colleter avec l’époque, le lecteur retient d’abord
(via la révolution génétique à laquelle
l’auteur se réfère, à savoir “la
troisième mutation métaphysique, à bien des
égards la plus radicale, qui devrait ouvrir une période
nouvelle dans l’histoire du monde”) le penchant du
romancier pour l’eugénisme, et davantage encore le
clonage comme réponse aux maux dont souffre l’humanité.
A vrai dire, cela reste insuffisant pour expliquer le tapage
médiatique ayant accompagné la parution des Particules
élémentaires. Comment un roman moyen (ni meilleur
ni pire que d’autres), dans la tendance moyenne du roman
hexagonal, a-t-il pu devenir cet “événement”,
celui de la rentrée littéraire 1998 ? Et même au
delà, puisque Houellebecq devenait médiatiquement
parlant un “phénomène de société”.
Le marketing littéraire ne date certes pas d’aujourd’hui.
Généralement il permet la fabrication de best-sellers
selon des règles publicitaires éprouvées sans
que les auteurs de ces ouvrages ne deviennent pour autant des
“phénomènes de société” (du
moins à l’échelle de la réception du roman
de Michel Houellebecq). Les promesses contenues dans Extension du
domaine de la lutte, et l’ambition affichée de
Particules élémentaires donnaient l’occasion
à Flammarion et Raphaël Sorin (un vieux renard de
l’édition, qui connaît la musique) de mettre sur
pied la stratégie éditoriale suivante. Il s’agissait
de fabriquer un “scandale” autour d’un livre qui
s’y prêtait plus que d’autres : Houellebecq
prolongeant “l’onde de choc” de réception du
roman à travers des interviews qui relançaient la
polémique. Enfin l’important c’était d’en
parler ! Et on en a discouru au delà de ce que pouvaient
s’imaginer les maîtres d’oeuvre de cette campagne
promotionnelle, inédite à bien des égards dans
le milieu littéraire.
Plateforme ensuite : le
troisième roman de Michel Houellebecq parait en 2001. On
reprend les recettes qui ont concouru au succès du lancement
de Particules élémentaires. A la différence
près que le “scandale” se déplace sur
d’autres thèmes : le tourisme sexuel d’un coté,
les musulmans de l’autre. Les particules élémentaires,
je le répète, se situait dans une bonne moyenne.
C’était reconnaître quelque qualité à
ce roman : sa capacité, par exemple, à décrire
certains traits et caractéristiques de cette époque ou
quelques unes des postures de nos contemporains. Des qualités
d’ordre sociologique, si l’on préfère. Ce
qui ne voulait pas dire que la littérature, du moins la plus
exigeante, s’y retrouvait. Avec Plateforme on ne voit
pas bien ce que l’on pourrait sauver dans ce roman déplaisant
(dans tous les sens du terme). On sait que le succès
représente un risque pour les meilleurs. Et que dire des
autres ! Houellebecq, presque naïvement, nous entretient sans
trop le transposer (dans le roman il s’agit d’un héritage
familial) de sa nouvelle situation “d’homme riche”.
Nous sommes content pour lui. Cela peut paraître secondaire.
Pourtant l’indication s’avère intéressante,
et même significative. J’ajoute que quelques uns des
propos “remarqués” des personnages de Plateforme
ressemblent étrangement à ceux tenus par
Houellebecq ensuite dans les médias. J’aurai l’occasion
d’y revenir.
Les déclarations de l’écrivain
concernant l’islam (“la religion la plus con, c’est
quand même l’islam”) n’ont pas été
sans provoquer des réactions indignées chez les
représentants des institutions musulmanes de France.
Houellebecq, qui disait vouloir répondre “par le mépris
à ses attaquants”, a dû dans un second temps
démentir “être raciste” ; sans doute à
l’incitation de son éditeur (Flammarion ayant auparavant
présenté ses excuses à la communauté
musulmane). Dans cette réponse Houellebecq précisait
n’avoir “jamais fait l’amalgame entre arabes et
musulmans” et se plaignait des confusions faites par ses
contradicteurs entre ce que disent les personnages de ses romans et
des propos tenus par ailleurs dans les médias. A lire
Plateforme, j’y reviens, il est permis d’en
douter. Quand dans les premières pages du roman le narrateur
se trouve mis en présence de l’assassin de son père,
ce meurtrier se révèle être un arabe. C’est
le droit de l’auteur, nous sommes dans un roman. Pourtant
lorsque le romancier se croit obligé d’ajouter, au sujet
du meurtrier : “son système de défense était
clair et crédible, il s’en tirerait très bien
devant les tribunaux : quelques années avec sursis, pas plus”,
nous retrouvons une argumentation qui ne déparerait pas dans
un discours du Front National ou d’une certaine droite. A
l’autre bout de la chaîne, citons les lignes suivantes :
“Nous fîmes une pause rapide pour aller déjeuner.
Au même moment, à moins d’un kilomètre,
deux adolescents de la cité des Courtillères éclataient
la tête d’une sexagénaire à coups de balles
de base-ball. En entrée je pris des maquereaux au vin blanc”.
On imagine l’effet produit par cette lecture lors d’un
“dîner en ville” dans ce milieu très
parisien qui raffole de l’écrivain. Le frisson est
garanti : “Ce Houellebecq, quel talent !”.
C’est
un Égyptien (émigré en Angleterre) qui dans
Plateforme tient le fameux discours antimusulman. Entre autres
considérations, presque banales, que l’on peut
d’ailleurs partager (et qui méritent d’être
étendues à toutes les religions, principalement les
deux autres religions monothéistes)), ce sympathique Égyptien
précise : “L’islam ne pouvait naître que
dans un désert stupide, au milieu de bédouins crasseux
qui n’avaient rien d’autre à faire - pardonnez moi
- que d’enculer leurs chameaux” (qu’en aurait pensé
Flaubert ? qu’en pense Le Clézio ?). Mais cela peut
encore s’apparenter à un trait d’humour (même
si le mot de Pierre Desproges, “on peut rire de tout mais pas
avec n’importe qui”, mérite d’être
rappelé). Si l’on veut savoir ce que pense Houellebecq
sur le sujet, les lignes suivantes vers la fin du roman suffisent :
“Les jours suivants, je m’appliquais à éprouver
de la haine pour les musulmans. Chaque fois que j’apprenais
qu’un terroriste palestinien, ou un enfant palestinien, ou une
femme enceinte palestinienne, avait été abattu par
balles dans la région de Gaza, j’éprouvais un
tressaillement d’enthousiasme à la pensée qu’il
y avait un musulman de moins”. Et il ne faudrait pas lire
“arabe” à la place de “musulman” ?
Allons donc ! Et faire une distinction entre l’écrivain
et ses personnages dans ce registre là ? Vous plaisantez !
Le
propos précédent (celui de l’Égyptien)
renseigne sur l’une des composantes essentielles de
l’houellebecquisme : le mépris. Certes il y a mépris
et mépris. Celui de Chateaubriand (“Il y a des temps où
l’on ne doit dépenser le mépris qu’avec
économie, à cause du grand nombre de nécessiteux”),
nous agréée (Chateaubriand étant cité ici
par Guy Debord) ; ou encore de Céline (le romancier, bien
entendu, pas le pamphlétaire). Non, le mépris chez
Houellebecq c’est celui du beauf. L’interview évoquée
plus haut (de Lire ) représente un concentré de
“beaufisme” à la sauce Houellebecq. Sur les
victimes des massacres dans le tiers-monde, on ne citera que cet
exemple : “Si ça les amuse de s’étriper ces
pauvres cons, qu’on les laisse s’étriper”.
Depuis la parution de Interventions (l’article “Jacques
Prévert est un con”) jusqu’à l’entretien
de Lire, en passant par ses trois romans et de nombreux
entretiens, notre beauf clame : “les hippies sont des cons, les
soixante-huitards sont des cons, les libertaires sont des cons”.
Ces derniers constituaient d’ailleurs lors de la parution des
Particules élémentaires la principale
détestation. On comprend mieux la sympathie affichée
par l’écrivain pour Pétain dans une gazette.
Attitude politique ? On peut en douter, plutôt une provocation
de beauf.
On savait - mais on le sait encore mieux depuis le 11
septembre 2001 - qu’un américain pesait plus qu’un
ressortissant du tiers monde. Toute proportion gardée cette
comparaison vaut pour l’antisémitisme et le racisme
anti-arabe. Ce dernier soulève d’autant moins
d’indignation qu’il s’exprime derrière
l’euphémisme “antimusulman”. Je constate que
les musulmans insultés, agressés ou assassinés
sur le territoire des États-Unis depuis le 11 septembre sont
tous de “type arabe”. Nul africain, pakistanais ou
indonésien n’a fait l’objet de menaces, que je
sache. Cette ambiguïté (pour user également d’un
euphémisme) nous la retrouvons chez Houellebecq. L’intéressé
prétend le contraire. Je l’admets pour la déclaration
qui provoqua cette polémique : les propos recueillis par Lire
sont antimusulmans. En revanche, j’y reviens de nouveau, ce
racisme anti-arabe apparaît clairement dans Plateforme
derrière les diatribes antimusulmanes relevées plus
haut. Les réponses diffèrent selon que l’on
considère Houellebecq irresponsable ou conscient de ce qu’il
écrit. Dans le premier cas on parle de bêtise et dans le
second d’abjection. Cependant, seconde hypothèse, la
bêtise rejoint l’abjection quand des journalistes
refusent de reconnaître ce racisme-là chez Houellebecq
sous prétexte qu’il s’agit d’un roman. Je
trouve plutôt curieux que ces journalistes et médiatiques,
si chatouilleux à l’égard de l’antisémitisme
- jusqu’à porter parfois des accusations infondées
- fassent preuve d’une telle mansuétude dés lors
que cette même ignominie (cette autre forme de racisme) se
retrouve sous la plume de Michel Houellebecq (1).
A moins qu’on nous explique qu’il existe une hiérarchie
dans le racisme. Entre celui qui serait inadmissible, et un autre,
certes peu admissible (mais que l’on comprendrait, d’une
certaine manière).
Revenons à Plateforme et
aux polémiques autour du tourisme sexuel. On pourrait les
résumer par “beaucoup de bruit pour pas grand chose”.
Même Les Inrockuptibles sont obligés de
reconnaître que la première partie du livre, celle du
séjour en Thaïlande, “n’évite pas
toujours la démagogie”. Pourtant à lire ensuite
que Plateforme, “le premier roman français de la
mondialisation, saisit en effet l’alternative qui s’offre
aux hommes de ce millénaire : le tourisme ou la violence”,
on serait porté à croire que Houellebecq n’est
pas seulement le grand écrivain que d’aucuns prétendent
mais aussi une sorte de prophète. C’est peut être
lui, en définitive, le Grand Messie des lettres françaises
que beaucoup espèrent et attendent. De quoi rester pour notre
part le bec dans l’eau ! Redescendons sur terre. En contrepoint
à sa “réflexion” sur le tourisme sexuel,
Houellebecq nous assène quelques lieux communs sur les
relations entre les hommes et les femmes : “Elles restent très
attachées à la séduction ; alors que les hommes,
au fond, s’en foutent de séduire, ils veulent surtout
baiser”. De quoi caresser le beauf qui sommeille chez maints
lecteurs de Houellebecq. Pour revenir au tourisme, notre romancier se
situe bien en deçà dans ce roman très moyen de
la portée critique des lignes suivantes, de Serge Daney : “Le
tourisme va sans doute s’approprier la culture, laquelle a déjà
dévoré l’art (vers 1968). Et le tourisme c’est
une véritable industrie !”. Certes, Houellebecq rend
compte du tourisme (sexuel) comme d’une industrie. A sa manière
mi chèvre mi chou (c’est à dire mi réaliste
mi fable), il rate un sujet qu’un Balzac ou un Orwell (chacun
dans son registre) n’aurait pas renié. En définitive
la montagne du tourisme sexuel accouche de la souris Plateforme.
Il y a-t-il un critique pour sauver le soldat Houellebecq ?
Présent, répondent Les Inrockcuptibles.
L’alternative houellebecquienne sera donc ici la suivante :
“le tourisme ou la violence”. Barbarie ou barbarie,
répondrais-je (l’une étant plus douce que
l’autre, je le concède).
Cependant, à quelques
rares exceptions près (Libération, Télérama,
Charlie-Hebdo...), la presse est unanime. Des journaux qui
avaient auparavant raté le coche en rajoutent. Le Monde va
même jusqu’à proposer à ses lecteurs un
dossier sur le tourisme sexuel : un type de promotion inédit,
certainement appelé à rencontrer du succès à
l’avenir. La responsable des pages culturelles du quotidien se
rend en Irlande pour y rencontrer l’écrivain, nouvel
exilé fiscal depuis le jackpot des Particules élémentaires.
Elle l’interviewe dans l’île où
Houellebecq séjourne depuis quelque temps. Ce qui nous vaut la
description suivante : “Il est très apaisant de rendre
visite à ce drôle d’homme qui parle peu, mais joue
volontiers, en compagnie de son épouse Marie-Pierre, avec leur
jeune chien, un corgi affectueux”. Touchant, non ? Des
Inrockcuptibles à L’Humanité, de La
Croix au Nouvel-Observateur (où Jérôme
Garcin compare Houellebecq à Balzac, Stendhal ou Flaubert !
l’imbécile !), du Monde (un “nouveau voyage
au bout de la nuit” (sic)) au Figaro (qui enfin le tient
ce grand écrivain réactionnaire qu’il appelait de
ses vœux depuis des lustres), tout le monde aime Houellebecq.
Une sorte d’auberge espagnole, cet écrivain : chacun y
trouve ce qu’il a lui même apporté.
Dans cet
ensemble louangeur, où le conformisme le dispute au lénifiant,
le complaisant à l’insignifiant, l’article de Marc
Weitzmann, Houellebecq, aspects de la France, publié en
première page du Monde, mérite que l’on
s’y attarde. Weitzmann est journaliste aux Inrockcuptibles
et l’on sait que ce mensuel a grandement contribué à
faire connaître Houellebecq. Le mythe construit autour de
l’écrivain leur doit beaucoup : ils l’ont
“fabriqué” en quelque sorte. Cet article prend
Houellebecq comme l’un des symptômes de la France
d’aujourd’hui. Une première constatation
(pertinente) sur “l’évolution préparée
dans les années 1980 par le basculement des intellectuels vers
la communication” permet d’enchaîner sur la
disparition depuis vingt ans de la division traditionnelle entre une
littérature dite “sérieuse” et une
littérature “de masse”. Avec, entre autres
conséquences, un certain brouillage du coté d’une
notion d’avant-garde “désormais caduque”. On
pourrait en discuter. Cependant quand Weitzmann ajoute : “De
loft story à Plateforme, l’avant-garde
aujourd’hui c’est la culture de masse - avec, nul
n’échappe à l’histoire, son corollaire de
pétainisme doucereux et d’amnésie roublarde”,
il ne s’agit plus d’un paradoxe mais d’un illogisme
(pour ne pas dire une absurdité). La culture de masse ne peut,
par définition, se substituer à l’avant-garde. A
moins que ces définitions (celle de l’avant-garde comme
de la culture de masse) n’aient plus la même
signification (et Marc Weitzmann serait bien avisé de nous
instruire en ce sens, ce qu’il se garde bien de faire). Ce
genre de raisonnement impressionne sans doute les gogos ou les
ignorants, mais ne résiste pas devant un raisonnement un tant
soit peu logique. J’y reviendrai.
S’ensuivent des
considérations sur l’apparition de deux tendances durant
les années 90 : l’irruption d’un pôle de
“littérature de publicitaire” et celui représenté
par des auteurs qualifiés de “consommateurs”
(ceux-ci étant défendus par les Inrocks ). Il y
aurait une référence commune aux auteurs de ces deux
tendances : le succès médiatique. Houellebecq, poursuit
Weitzmann, quoique figure emblématique du second courant n’en
a pas moins été reconnu par le premier (celui des
néo-hussards) avant de l’être par tout le monde
(ou presque). Weitzmann affirme alors, ceci posé, que
Houellebecq fait de “cette évolution même le sujet
de ses livres”. Et il ajoute, sur l’oeuvre du romancier :
“c’est la seule à s’inscrire dans le paysage
mental et sociologique de la France contemporaine majoritaire, dont
il exprime la mentalité mieux que quiconque - et dont
l’implacable pouvoir de description fait toute la force de ses
livres”. La suite en découle : les romans de Houellebecq
seraient le miroir de notre époque. De ce monde “de
classes moyennes déracinées, sans culture et frustrées
depuis des décennies d’avoir vu l’Histoire leur
passer sous le nez”. Houellebecq dresserait donc “un
constat empoisonné” de livre en livre. Au prix de
sérieuses torsions historiques certes, reconnaît
Weitzmann. Mais l’inculture historique de Houellebecq est
connue, n’est ce pas. On ne va pas se formaliser pour si peu.
Venons-en au “succès médiatique” de notre
romancier : qu’en est-il ? C’est ne rien comprendre à
Houellebecq que d’expliquer ce succès par une opération
de type publicitaire, répond Weitzmann en haussant le ton. Là
nous retrouvons le raisonnement du paragraphe précédent
: celui d’une France médiocre, et même pire.
Weitzmann le traduit ainsi : “La plupart des français
sont racistes, mesquins, politiquement nihilistes et parfaitement
incultes quant à ce qui se passe au-delà des frontières
de leur confort”. C’est par conséquent le miroir
de cette France petite bourgeoise que Houellebecq nous tend. Ce
dernier estimant par ailleurs, “quand il est en forme, que
c’est très bien ainsi”. Vous êtes médiocres,
parfait ! continuez; J’en fais mon affaire, ma fortune, celle
de mon éditeur : vous êtes vraiment des cons !
Il y a
quelque vérité dans ce cynisme. Pourtant les
affirmations deviennent difficiles, la barre placée à
ce niveau. Weitzmann use alors d’une forme interrogative pour
avancer ses pions : “Un écrivain qui ne serait pas
intoxiqué par le monde aurait-il le moindre intérêt
? Houellebecq est-il un grand écrivain, ou, plus modestement,
l’un des symptômes de notre époque ? L’avenir
le dira”. Le présent pourtant suffit. Une dernière
fois Weitzmann revient sur la thèse défendue dans son
article : “Son encre (celle de Houellebecq) est trempée
dans le cyanure, sa littérature est dangereuse parce qu’elle
dit le pays dans lequel nous vivons. On peut regretter que le pays
soit celui-là, on peut le regretter d’y vivre, on peut
estimer qu’il mérite mieux et lutter pour l’améliorer,
mais on ne saurait reprocher à l’écrivain
l’honnêteté avec laquelle il dissèque et
prend part à notre enfer”.
Ceci ne manque pas de
talent ni de conviction. Mais ni l’un ni l’autre ne
suffisent à faire passer la pilule. Les Inrocks sont
par exemple bien obligé de reconnaître que le même
écrivain, dont ils louent “l’extraordinaire
puissance littéraire” d’un roman qui “risque
de s’imposer comme l’un des plus importants de l’époque”,
n’est pas sans proposer “certaines idées” ou
“une vision du monde” pour le moins nauséeuses.
Comment résoudre pareille contradiction ? Parce que Michel
Houellebecq pousse quand même un peu loin le bouchon lorsqu’il
tient des propos qui ne sont pas, que je sache, monnaie courante dans
les pages des Inrockcuptibles. Donc, pour les besoins de la
cause, Houellebecq devient chez Weitzmann l’exact rapporteur
d’une France pétainiste. Ce recours à une “France
pétainiste” n’est que pure fiction (Weitzmann l’a
d’ailleurs empruntée à Sollers). La France de ce
début de XXIe n’a pas grand chose à voir avec
celle des années vichystes. Elle est critiquable, pour
conserver cette formulation, pour de nombreuses autres raisons qui
d’ailleurs dépassent largement le cadre de l’hexagone.
Il faut tourner son regard vers l’extrême droite, ses
inspirateurs, ses relais, son électorat : vers cette France
frileuse, inquiète, xénophobe, repliée sur
elle-même pour trouver quelque équivalent pétainiste.
La France devient ici pétainiste pour justifier
l’injustifiable chez Houellebecq. Il s’agit d’un
habile tour de passe-passe mais les cartes étant truquées
on laissera Marc Weitzmann vaticiner sur l’avant-garde, la
culture de masse, la littérature, l’Histoire et le
pétainisme.
Sinon, cette question réglée
(peut-être pas définitivement, à l’occasion
d’un prochain roman Houellebecq, surenchère obligeant,
pourrait se radicaliser dans le sens du pire : Weitzmann se
référerait-il alors à une “France
fasciste” ?), que lit-on principalement sous la plume des
thuriféraires de Michel Houellebecq. Nul autre romancier
décrirait mieux que lui ce monde qui est le nôtre. Un
écrivain pour sociologues, alors ? Ou un Balzac au petit pied
? On reconnaîtra que les romans de Houellebecq donnent du grain
à moudre aux thématiques du genre “les grandes
tendances de la rentrée littéraire”, variables
d’une année à l’autre, que les médias
affectionnent. En quoi, de ce point de vue là, ses livres se
distinguent-ils de plusieurs romans publiés ces derniers temps
par quelques uns de ses confrères ? En quoi Plateforme
serait-il plus éclairant que le roman de x ou de y sur ces
“problèmes de société” ? Houellebecq
ne décrit pas mieux (ni moins bien) notre société
que l’un ou l’autre des romanciers ayant contribué
à vulgariser quelques uns de ces “problèmes”.
Quittons ce registre sociologisant et comparons, puisque
l’actualité nous le suggère, quelques pages de La
pianiste, le roman d’Elfriede Jelineck (par exemple celles
95 et 96 de l’édition de poche) à la prose
houellebecquienne. En deux pages, vertigineuses, Jelineck nous en dit
davantage (et mieux ) sur la pornographie que maints
ouvrages publiés sur le sujet. Cela parce que la romancière
autrichienne, compte tenu de ses moyens littéraires (qui ne
sont pas rien !), lui permettent de cristalliser ce dont 200 pages
traiteraient doctement (voire pertinemment) sans pour autant épuiser
le sujet. “Davantage” et “mieux” car il y a
là, sous la plume de Jelineck, quelque vérité
troublante, bouleversante, dérangeante, fondamentale sur la
pornographie. C’est le style de l’écrivain qui là
en l’occurrence fait la différence. Pas le “style
pour le style” mais la recherche de la forme que réclame
pareil contenu. Ce qui n’exclut nullement, ni ne frappe de
vacuité toute recherche (historique, sociologique,
anthropologique) sur ce sujet ou un autre. C’est juste vouloir
reconnaître que dans ces deux pages nul n’a mieux parlé
(ou plus justement) de la pornographie que Elfriede Jelineck. C’est
là que l’on reconnaît un “grand écrivain”
(les guillemets sont de rigueur). Je parlais de comparaison. Lisons
ensuite les “scènes de cul” dont Houellebecq
parsème Plateforme dans la seconde partie du roman. Ces
scènes répétitives, déjà lues
ailleurs, finissent par lasser. Le lecteur a presque envie de les
sauter.
Que l’on prenne Houellebecq par ce biais ou par un
autre on en revient toujours au même point. Ce romancier n’est
“grand” que pour ceux qui croient lire dans ses ouvrages
quelque “vérité indiscutable” sur notre
époque. Une vérité certes partielle, à
l’aune de cette classe moyenne décrite de roman en roman
: mais vérité partiale, pour ne pas dire caricature
lorsqu’on force le trait et la réalité, en se
référant par exemple à une “France
pétainiste” que Michel Houellebecq violerait à sa
façon en lui faisant les enfants que l’on sait.
Tout
ceci n’est pas indifférent au fait que l’écrivain
Michel Houellebecq relève de la catégorie “romancier”
(ne parlons pas du poète, médiocre, ni de l’essayiste,
insignifiant). Cette constatation n’a rien d’anodin dans
la mesure où de nos jours, en littérature, le roman
règne sans partage. En ce début de millénaire,
le genre romanesque bénéficie d’un statut qu’il
n’a pas toujours eu par le passé (sur le plan symbolique
du moins). Un écrivain qui n’écrit pas de romans
se trouve aujourd’hui rejeté dans les marges de la
littérature. Encore faut-il distinguer les romanciers qui
inventent un monde à la mesure de leurs moyens littéraires,
et les autres. Les premiers sont évidemment moins nombreux :
Elfriede Jelineck, comme je l’ai précisé, en fait
partie. On trouve parmi ceux-ci des “écrivains
modernes”, à l’instar de Jelineck, mais également
des écrivains que l’on pourrait classer parmi les
“classiques”, tel Milan Kundera. Ce dernier étant
l’un des représentants de l’une des plus anciennes
traditions littéraires, celle du conte philosophique hérité
du XVIIIe siècle. Que l’on soit d’accord ou pas
avec Kundera (on peut ne pas partager la “thèse”
de La vie est ailleurs ), c’est le point de vue exprimé
par l’écrivain dans le roman que l’on discute (il
va sans dire que les questions de forme s’invitent dans cette
discussion), et non les opinions personnelles de Kundera. Si l’on
est un tant soit peu exigeant avec le roman ceci n’est pas
réductible à cela. Les romans de Michel Houellebecq,
pour revenir à eux, ne sont pas sans entretenir l’ambiguïté
à ce sujet. J’ai précisé plus haut en
quoi. Nous sommes bien obligé de revenir sur cette
sempiternelle question de la forme. Quand elle se relâche
(c’est un phénomène que l’on observe des
Particules élémentaires à Plateforme
), le romancier peut tout affirmer (et son contraire) sans que
cela ait véritablement de l’importance. Sauf qu’ici,
en retour, c’est un tout autre son de cloche qui se fait
entendre en terme de commentaire. Il nous faut donc une fois de plus
nous retourner vers la “critique” pour tenter
d’approfondir plus en avant le “phénomène
Houellebecq”.
Dans le domaine littéraire, pour s’en
tenir aux romanciers, nul écrivain n’a pris la place
laissée vacante par les Mauriac, Bernanos, Giono, Queneau,
Gracq ou Céline (voire Yourcenar et Duras). Robbe-Grillet,
Simon et Sarraute restent marqués par le “nouveau
roman”, considéré comme trop élitiste.
Enfin Houellebecq vint. Après un premier galop d’essai
remarqué (Extension du domaine de la lutte ),
l’histoire que nous racontons commence en réalité
avec la parution des Particules élémentaires. On
connaît la suite. Un écrivain aujourd’hui ne peut
connaître le succès et la notoriété qui
sont ceux de Michel Houellebecq (avec en plus dans le cas présent
le capital symbolique que lui accorde la critique) qu’en
devenant de surcroît une “bête de scène
médiatique”. Et ce jeu, pourrait-on dire, Houellebecq le
joue à fond. Dans ce monde de “la société
du spectacle” les qualités strictement littéraires
deviennent secondaires. Houellebecq est l’écrivain dont
le “spectacle” rêvait. Certes il existe encore des
revues, voire même des journaux et magazines qui défendent
la littérature dans le sens où je l’entendrais
(celle, pour les plus connus, des Michon, Bergounioux, Reda, Pirotte,
Bon, Roubaud, Bailly, Richard Millet). Mais en terme de “surface”,
médiatiquement parlant, d’aucuns préciseront que
ces écrivains ne représentent pas grand chose (quand
ils ne servent pas d’alibi, ajouterais-je, pour mieux faire
passer le dispensable ou le médiocre).
Houellebecq fait
figure de client idéal pour le système médiatique
en place. Ses romans sont lisibles, peuvent être mis entre les
mains du plus grand nombre, et permettent aux lecteurs de discuter
ensuite à la cafétéria, sur la plage, ou au
bureau, de thèmes et de sujets au goût du jour.
Houellebecq est ici moderne dans le sens le plus restrictif : celui
de l’air du temps. Un air qui peut le cas échéant
s’avérer pestilentiel. Comme il le dit lui-même :
“Il me semble que j’aie une espèce de flair de
cochon pour déceler ce qui va faire mal à la société
autour de moi”. Encore, pour compléter le tableau,
faut-il se produire sur scène en mouillant sa chemise.
Houellebecq dans le rôle d’un show man, allons donc ! Il
en existe de plus percutants, ou de plus intelligibles. Pourtant
l’auteur de Plateforme dans son registre fait merveille.
C’est presque l’image idéale du romancier, entre
Modiano et Sollers (deux modèles qui commençaient à
s’user ces derniers temps) : l’air juste accablé
de celui qui vient assurer le système après vente. En
réalité, quoiqu’il prétende, Houellebecq
aime ce monde qui est le nôtre. Son “flair de cochon”
l’entraîne assurément à mettre le nez dans
de la merde, de temps à autre. Pas d’inquiètude :
l’intéressé enveloppe soigneusement le fruit de
ses découvertes. C’est avec cette merde bien emballée,
pressurée, formatée que sont fait les romans de Michel
Houellebecq. Ensuite, lors d’une interview, si un journaliste
le titille, Houellebecq ira jusqu’à reconnaître
que la merde sent. La belle affaire !
Il y aurait deux
façons principalement de concevoir la littérature.
Celle dont je n’ai parlé qu’incidemment (des
Michon et consort), pour mieux l’opposer à celle au dont
l’écrivain Houellebecq est parmi d’autres le nom.
Ou encore entre une “littérature de résistance”,
laquelle se confond plus ou moins avec la première contre
justement la tendance adverse, entre autre repérable à
travers sa volonté d’inscrire la “chose
littéraire” dans une logique spectaculaire (quitte à
créer l’événement par le recours au
“scandale”). Cette guerre là n’a pas
véritablement de nom, bien entendu. Ce serait déjà
un progrès de pouvoir la nommer. A reprendre sur d’autres
fronts.
2
HOUELLEBECQ EST-IL “LE ZARATHOUSTRA DES CLASSES
MOYENNES” OU L’UN DES ROMANCIERS MOYENS DE NOTRE
POSTMODERNITÉ ?
Avec La possibilité
d’une île les Éditions Fayard, le nouvel
éditeur de Michel Houellebecq, privilégient une autre
stratégie marketing pour lancer ce dernier roman. L’ouvrage
est adressé avant sa parution à quelques rares
critiques littéraires triés sur le volet. Plutôt
que de jouer la carte de la médiatisation tout azimut qui
avait accompagné la publication des Particules élémentaires
et de Plateforme Fayard joue ici celle de la discrétion
censée renforcer l’attente et la curiosité du
public. Houellebecq est devenu également plus prudent dans ses
relations avec la presse. Aucun de ses propos ne provoque de
réactions “indignées” ni ne suscite de
polémiques comparables à celles des lendemains de la
parution de Plateforme. La polémique portera sur
l’ouvrage lui-même sans véritablement représenter
une nouveauté du point de vue du traitement critique d’un
roman où chacun, dans le camp des admirateurs comme dans celui
des détracteurs, campe sur ses positions.
Sur le plan
strictement romanesque, Houellebecq élargit sa palette dans le
registre “science fiction” abordé avec Les
particules élémentaires. Pourtant les pages qui y
souscrivent (le thème du clonage en étant l’élément
moteur, et les pérégrinations de la secte des
Élohimites le morceau de bravoure) traduisent plus la capacité
du romancier à explorer un genre grand public qu’elles
ne renseignent sur la véritable spécificité du
roman, la Houellebecq touch en quelque sorte. On les comparera à
la sauce qui relève le plat (en reconnaissant qu’une
partie du lectorat de Houellebecq la trouve à son goût)
sans qu’elles ne prennent pour autant le pas sur les raisons
qui font que l’on apprécie (ou pas) cette cuisine. Cela
signifie qu’il existe indépendamment de l’enveloppe
romanesque un “noyau dur” chez l’écrivain
Houellebecq qui, par delà les prétentions
philosophiques ou scientifiques (ou plutôt pseudo
philosophiques ou pseudo scientifiques) de l’auteur, représente
le mode de pensée déjà repéré dans
les deux romans précédents, mais que La possibilité
d’une île rend encore plus patent pour des raisons
intrinsèques à ce dernier ouvrage.
Puisque nous
parlions de cuisine, restons y. Si l’on en croit certains
commentateurs, le personnage principal, Daniel 1, serait ici un peu
moins l’alter ego de Michel Houellebecq que les deux demi
frères des Particules élémentaires ou le
Michel de Plateforme. Il s’agit d’un comique ayant
connu une certaine notoriété à la fin du XXe
siècle (et qui la conserverait encore au début du
siècle suivant à travers d’autres activités,
plus cinématographiques). Le personnage idéal,
houellebecquement parlant, pour mieux faire passer les ingrédients
qui pimentent habituellement les plats concoctés par notre
écrivain cuisinier. A vrai dire cette mise à distance
romanesque (de Houellebecq par Daniel 1) se révèle vite
artificielle. Ce principe de précaution houellebecquien mis en
place l’écrivain peut se lâcher dans l’un ou
l’autre des numéros qui ont fait sa célébrité
(et que réclament les lecteurs pur jus, ceux du moins qui
savent de quoi il en retourne). Dans l’ordre des “entrées”
du roman citions : la blague sexiste (“Tu sais comment on
appelle le gras qu’il y a autour du vagin ? - Non - La femme”),
les piques adressées aux droits de l’homme (“Quant
aux droits de l’homme, bien évidemment, je n’en
avais rien à foutre ; c’est à peine si j’arrivais
à m’intéresser aux droits de ma queue”), la
misanthropie (“Il m’arrive de déverrouiller une
barrière pour porter secours à un lapin ou un chien
errant ; jamais pour porter secours à un homme”), la
palestinophobie (à travers des titres de spectacles ou de
films : BROUTE MOI LA BANDE DE GAZA, PARACHUTONS DES MINI JUPES SUR
LA PALESTINE, LES PALESTINIENS SONT RIDICULES, NIQUE LES BÉDOUINS,
ON PRÉFÈRE LES PARTOUZES PALESTINIENNES), sans oublier
les SDF, et les sempiternels sarcasmes sur l’action politique,
l’aspiration au changement, etc. Ces citations permettent
d’isoler, d’une page à l’autre, sur le mode
délibéré de l’outrance, les habituelles
cibles de Houellebecq (il en est également une autre que
j’aborderai un peu plus loin). Sachant que la tonalité
générale de ces propos est bien entendu le cynisme. Il
existe même chez Houellebecq comme un concentré de
cynisme qu’illustrent les deux phrases suivantes, à
l’une et l’autre extrémités de La
possibilité d’une île : “(“Finalement
le plus grand bénéfice du métier d’humoriste,
et plus généralement de l’attitude
humoristique dans la vie, c’est de pouvoir se comporter
comme un salaud en toute impunité, et même de pouvoir
grassement rentabiliser son abjection, en succès sexuels comme
en numéraire, le tout avec l’approbation générale”)
et (“Je ferais peut-être partie de ceux qui font chier
jusqu’au bout, d’autant plus qu’ayant
suffisamment de pognon je pouvais faire chier un nombre de gens
considérables”). Ne sommes nous pas au coeur du mode de
pensée évoqué un peu plus haut ?
Encore
faut-il replacer Houellebecq dans une déjà longue
histoire pour bien savoir de quoi l’on parle. Dans Critique
de la raison cynique Peter Sloterdïjk différencie le
cynisme antique (qu’il appelle kunisme) d’un cynisme
contemporain. D’après ce philosophe allemand nous sommes
passés d’une attitude individuelle (celle d’une
pratique du rire, de l’invective, de l’attaque),
prolongée en quelque sorte par Nietzsche (Sloterdïjk
évoque ici une manière de “dire la vérité”
sur un mode paradoxal : “rapport de stratégie et de
tactique, de suspicion et de désinhibition, de pragmatisme et
d’instrumentalisme”), à cette forme de cynisme
contemporain du “je ne suis pas dupe” (des pouvoirs,
dominations et idéologies), mais qui finalement s’en
satisferait : l’envers, plus que le contraire, d’une
prise de conscience critique et de ce que cette dernière
impliquerait et mettrait en jeu. Le cynisme de Michel Houellebecq,
celui d’un petit bourgeois conservateur, repose en partie sur
cette relation au fric et au monde illustrée à travers
les propos cités plus haut du Daniel 1 de La possibilité
d’une île (et confirmée, j’insiste - à
l’attention des critiques littéraires naïfs ou
roublards qui nous sommes de ne pas confondre l’écrivain
et ses personnages - par la correspondance houellebecquienne dont il
sera question plus tard). Ce qui revient à dire que si
Houellebecq n’est pas fondamentalement dupe des raisons de son
succès (“Au fond de moi je me rendais bien compte
qu’aucun de mes misérables sketches, aucun de mes
lamentables scénarios, mécaniquement ficelés,
avec l’habileté d’un professionnel retors, pour
divertir un public de salauds et de singes, ne méritait de me
survivre” : Daniel 1, toujours) il ne s’en fiche pas
moins comme de l’an quarante de ce que peuvent dire ou écrire
critiqueurs et contempteurs (je fais du fric avec ça et je
vous emmerde). On verra pourtant un peu plus loin qu’il existe
des limites à ce cynisme. Celui-ci n’épuise
cependant pas notre questionnement autour du “noyau dur”
d’une pensée dont j’ai précisé ce
qui la constituait majoritairement à travers des exemples
choisis. Nous allons l’aborder sous un angle différent
en revenant vingt ans en arrière.
En 1998 Michel
Houellebecq publie Interventions, un recueil de petits essais.
L’un d’eux, Jacques Prévert est un con avait
été publié six ans plus tôt dans Les
Lettres françaises. Dans ce texte Houellebecq s’en
prend par exemple au “répugnant réalisme
poétique” de Prévert. Mais sa charge concerne
davantage l’homme et le poète que le scénariste,
entre autres films, des Enfants du paradis. Houellebecq se
félicite de vivre dans un monde où, à l’en
croire, “nous sommes devenus beaucoup plus intelligents”.
C’est curieux, nous ne l’avions pas remarqué. A le
lire il s’agirait d’une question générationnelle.
Houellebecq ne comprend pas l’optimisme de la génération
des Vian, Brassens et Prévert. Mais quel optimisme ? De quoi
nous entretient-il ? Et puis l’on finit par comprendre que
notre imbécile générationnel appelle optimisme
l’esprit de révolte, la contestation de l’ordre
établi, les attaques contre la religion, et plus généralement
toute critique de la société. Comme témoins à
charge contre la “poésie” et la “vision du
monde” de Prévert, qualifiée l’une de
“médiocre” et l’autre de “plate,
superficielle et fausse”, Houellebecq n’hésite pas
à convoquer Baudelaire et Marx. Il ignore vraisemblablement
tout du second mais il a recopié une phrase de Marx censée
clouer le bec à Prévert. Enfin et surtout, (à
travers Jacques Prévert par conséquent) Houellebecq
déteste les libertaires. On l’avait compris.
On ne
reprochera pas à Houellebecq de ne pas avoir de la suite dans
les idées. J’en veux pour preuve le passage suivant de
La possibilité d’une île : “Il faut
dire que je passais à ce moment devant une affiche “poésie
RATP”, plus précisément devant celle qui
reproduisait L’amour libre, d’André Breton,
et que quelque soit le dégoût que puisse m’inspirer
la personnalité d’André Breton, quelle que soit
la sottise du titre, piteuse antinomie qui ne témoignait,
outre un certain ramollissement cérébral, que de
l’instinct publicitaire qui caractérise et finalement
résume le surréalisme, il fallait bien le reconnaître
: l’imbécile, en l’occurrence, avait écrit
un très beau poème”.
On s’en doutait :
avec Jacques Prévert André Breton représente
l’une des principales détestations de Michel
Houellebecq. Tout oppose notre romancier au surréalisme et à
la pensée libertaire. On pouvait le subodorer à travers
ses romans précédents ou en avoir la confirmation dans
des interviews (principalement après la parution des
Particules élémentaires ). D’autres
plumitifs l’ont bien entendu précédé dans
ce genre d’exercice mais, en raison de sa notoriété,
Houellebecq représente un modèle ou joue le rôle
d’un chef d’école pour cette fange néo-hussarde
qui porte les ouvrages du romancier aux nues. Houellebecq, donc,
détesterait plus particulièrement dans l’oeuvre
et la personne de Breton l’amour et la liberté (tous
deux brocardés dans La possibilité d’une île
). C’est en tout cas ce que suggère le titre du
poème L’amour libre (sic). Précisons que
Breton n’a jamais écrit de poème portant ce nom.
Est-ce un lapsus ? Est-ce délibéré ? Il s’agit
ici (involontairement ou volontairement) d’une contraction : le
lecteur un peu averti aura reconnu L’amour fou (le titre
d’un ouvrage) et L’union libre (le titre d’un
des poèmes les plus connus de Breton). Cet exemple devient
éminemment savoureux quand Houellebecq évoque au détour
d’une phrase, du passage plus haut cité, “la
sottise du titre”. Ce serait préférable pour lui
de penser qu’il a commis un lapsus (on l’imagine
facilement satisfait de l’effet produit) : la sottise de
Houellebecq étant ici en l’occurrence celle d’une
méconnaissance de l’oeuvre d’André Breton
(qui n’aurait rien de répréhensible en soi si
notre vindicatif romancier n’avait cru bon faire le malin avec
un effet boomerang garanti par nos services). En revanche, si
Houellebecq savait ce qu’il faisait en contractant ainsi
L’amour fou et L’union libre, là,
franchement, c’est prendre les lecteurs pour des cons ! (sans
s’oublier au passage). En tout état de cause le résultat
s’avère pitoyable. Même si nous retenons in fine
que Breton a “écrit un très beau poème”
(mais lequel ?). Un éloge paradoxal quand il émane
d’Houellebecq dont on répète qu’il était
assurément durant les années 90 l’un des plus
mauvais poètes de sa génération. Ceci expliquant
peut-être cela, allez savoir ! Houellebecq cette fois-ci ne met
pas les rieurs de son côté. Ne relit-on pas les
manuscrits chez Fayard ? Pourtant il semblerait d’après
certains témoignages qu’on les relise, voire mieux
qu’ailleurs. Le mot “sottise” parait alors bien
faible pour caractériser ce lamentable tour de passe passe
houellebecquien au sujet duquel la critique (du moins celle parvenu
jusqu’à nous) n’y a vu que du feu.
On laisse de
coté les pages de La possibilité d’une île
consacrées au capitalisme. Elles prolongent ce que
l’écrivain écrivait sur le sujet, dans ces romans
précédents. Si Houellebecq défend le capitalisme
pour ainsi dire par défaut, sur un autre terrain il fait
preuve d’une constante, d’une obstination, d’une
pugnacité qui installent le romancier dans le camp de ceux qui
n’ont de cesse de fustiger un “racisme antiblancs”.
Ce qui n’a rien de vraiment original de nos jours. Houellebecq
est-il plus arabophobe qu’islamophobe, ou le contraire ?
S’agit-il d’une vieille rancœur, amplifiée
par la première guerre du Golfe, ravivée en permanence
par le conflit israélo-palestinien ? On laissera ces questions
en suspens. Chez Houellebecq l’un exclut l’autre,
assurément. Quand notre écrivain souligne être
“depuis toujours exceptionnellement aimable avec les Juifs”,
cette amabilité se rapporte moins aux Russes, ajoute-t-il dans
la foulée. En encore moins aux Celtes et aux Corses. Il ne
cite pas les Arabes, c’est dire !
Ce dernier propos ne
figure pas dans La possibilité d’une île mais
se trouve exprimé dans Ennemis publics. J’aurais
volontiers passé sous silence la correspondance des deux
grands écrivains “maudits” de ce début de
XXIe siècle (à prendre au pied de la lettre celles que
se sont adressés de janvier à juillet 2008 les sieurs
Michel Houellebecq et Bernard-Henri Levy : l’ouvrage débute
par cette phrase de Houellebecq, “Tout, comme on a dit, nous
sépare (2) - à l’exception
d’un point, fondamental : nous sommes l’un comme l’autre
des individus assez méprisables”), si un événement
n’était venu troubler en avril 2008 ce complaisant pas
de deux. L’annonce de la parution d’un ouvrage
autobiographique de la mère de Michel Houellebecq (comportant
des pages très peu aimables sur son fils), relayée par
un entretien de la même accordé à Lire et
des articles dans des journaux divers et variés, déstabilise
alors Houellebecq.
Je rassure ici le lecteur. Il n’est pas
question de verser dans le people mais de reprendre l’analyse
ébauchée durant la première partie de ce texte
en apportant des précisions supplémentaires sur la
réception par les médias des romans de Michel
Houellebecq. Ce détour est trivial mais nécessaire.
Reprenons le fil de Ennemis publics. Notre écrivain
indigné a alors des mots très forts et très durs
(indépendamment de ceux qui dépeignent Lucie Ceccaldi,
sa mère, comme “une malfaisance plus radicale que les
mauvaises mères de la littérature moderne”) pour
désigner ceux, dans les médias, qui rendent
complaisamment compte de cette “bouse” (à savoir
l’ouvrage signé Lucie Ceccaldi). Houellebecq ne va-t-il
pas jusqu’à évoquer une “guerre
d’extermination totale dirigée contre moi “
(souligné par lui), et la “meute” qui
s’acharnerait sur sa personne au point de l’inciter à
se suicider ou, pire, à cesser d’écrire ! Il
serait dit-il “l’homme à abattre” depuis la
parution des Particules élémentaires.
Certes
tout ceci n’est pas très ragoûtant. Et le mot
“charognards”, utilisé par Houellebecq, s’applique
sans barguigner à une presse de caniveau ou assimilée
qui essaime au delà et en deçà du créneau
“people”. Cependant, dans le cas très particulier
de Lucie Ceccaldi, n’est ce pas la réponse de la bergère
au berger ? Cette vieille dame encore verte sait lire, assurément.
Elle n’a pas eu trop d’effort à faire pour se
reconnaître dans Les particules élémentaires
sous un aspect très peu flatteur. N’a-t-elle pas
également appris par voie de presse (un entretien accordé
auparavant par le fiston aux Inrockcuptibles ) l’annonce
de son décès ! Je laisse le soin à la
psychanalyse de démêler ce nœud de vipères
: Houellebecq est très tôt abandonné par sa mère
(il a été ensuite élevé par ses
grands-parents). Tout comme la conversion un temps de Lucie Ceccaldi
à la religion musulmane n’a certainement pas du
améliorer l’opinion de son fils sur l’islam.
Reprenons
cette démonstration là où nous l’avons
laissée un peu plus haut. Houellebecq le reconnaît dans
Ennemis publics : ”mon talon d’Achille, ça
été l’argent”. De là, explique-t-il,
cette volonté compulsive lors de la sortie des Particules
élémentaires de faire “tous les médias,
absolument tous”. Et Houellebecq se plaint dix ans plus tard
d’être l’objet de viles polémiques, non
littéraires ! Est-ce de la naïveté ou de
l’aveuglement ? N’a-t-il pas fait le nécessaire,
tout le nécessaire pour que d’aucuns le traitent non en
écrivain mais en pop star, ou star tout court (voire en
people) avec les dérives que l'on sait liées à
ce type de statut. Et puis ces médias, du moins ceux que
Houellebecq appelle “la meute” en soulignant par cela
même une relation bien misérable à l’humanité,
ne sont ils pas le pendant de ce mépris plus ou moins
goguenard que Michel Houellebecq voue à l’humanité
de livre en livre ? Indépendamment de l’importance que
l’on accorde ou pas aux romans de l’écrivain ce
mépris représente en quelque sorte la basse continue
de cette œuvre littéraire. On sait que Houellebecq
préfère la gent canine aux hommes. Même s’il
entre une part de provocation dans cette préférence
affichée, “l’amour des bêtes”, exprimé
ainsi, s’accompagne généralement de sentiments
contraires à l’égard de l’espèce
humaine. D’ailleurs les sympathies et plus de Houellebecq
envers le clonage ne sont-elles pas le corollaire de cette
“disparition de l’humanité”, la nôtre,
au sujet de laquelle l’écrivain pense que “ce
serait plutôt une bonne chose” ? Sans prendre Houellebecq
complètement au sérieux cette manière de
résoudre les problèmes par le clonage découle en
quelque sorte d’un mode de pensée repéré
dans les romans de l’écrivain. Par exemple la
“liberté individuelle” pour Houellebecq
s’apparente à une fiction. “Une fiction utile”,
précise-t-il. Mais il ne parait pas certain que poursuivre
cette discussion philosophique nous renseignerait davantage sur
l’oeuvre de Michel Houellebecq.
On en termine avec Ennemis
publics en citant une curieuse affirmation de Houellebecq : “le
roman (...) reste, par rapport à la poésie, un genre
mineur “. Elle est d’autant plus curieuse qu’elle
émane d’un écrivain dont les moyens romanesques,
personne de le contredira, s’avèrent largement
supérieurs à ceux disons poétiques (en se
référant aux médiocres recueils de poésie
publiés par Houellebecq durant les années 90). De
surcroît, toujours dans cette lettre traitant des relations
roman / poésie, Houellebecq ne cite aucun nom de poète
alors que Dostoïevski, Balzac et Proust illustrent pour le mieux
ce “genre mineur”. L’explication vient plus loin
lorsque Houellebecq, poursuivant sa réflexion, en vient à
s’insurger contre l’idée de style : “qu’on
arrête de me bassiner avec ces conneries”. Il avance
alors qu’on ne peut parler de style qu’en poésie :
“par rapport à la poésie aucun romancier n’a
de style, n’a jamais pu avoir de style”. Ce propos
forcément discutable, éminemment contestable, n’a
pas pour le genre roman valeur de diagnostic littéraire. On
laissera leur auteur penser ce qu’il veut. En revanche on
comprend mieux ce qui se joue ici pour Houellebecq le romancier.
Puisque vous m’accusez de ne pas avoir de style, d’être
le romancier de la forme plate, je décrète que les
romanciers, tous les romanciers sans exception sont dépourvus
de style, na ! Ainsi parlait le “Zarathoustra des classes
moyennes” (3).
La carte et le
territoire, le cinquième roman de Michel Houellebecq,
apporterait le témoignage d’une “réconciliation”
entre l’écrivain et l’establishement littéraire.
Le prix Goncourt, promis dés la parution du roman, lui est
accordé sans contestation possible (nulle Paule Constant, nul
François Weyergans n’étant venus lui barrer le
chemin cette fois-ci). Il était temps, lut-on dans certaines
gazettes, de récompenser enfin Michel Houellebecq après
les avanies des épisodes précédents, dues à
des accès d’humeur d’un jury qui ne voulait pas
qu’on lui force la main. Et puis en suscitant moins de
polémiques qu’à l’ordinaire La carte et
le territoire n’avait pas été sans favoriser
le choix de l’académie Goncourt. En revanche, une partie
du lectorat de Houellebecq pouvait regretter l’absence de
quelques unes des épices qui pimentaient les romans
précédents. Il faut par exemple attendre la page 396
(où le romancier évoque “l’ultra-gauche”
et “sa clientèle habituelle de masochistes hargneux”)
pour retrouver un “Houellebecq en forme” (comme dirait
Marc Weitzmann), ou l’écrivain dont les saillies font le
bonheur de la clique néo-hussarde. Enfin, se félicitaient
de nombreux critiques, il n’était question avec La
carte et le territoire que de littérature. On pouvait
ainsi, plus sereinement qu’à l’ordinaire, décliner
les thèmes structurant le roman (la carte et le territoire,
l’art contemporain, le vieillissement), relever l’intrusion
de Michel Houellebecq dans le récit, et la présence
pour la première fois d’une trame polar dans l’oeuvre
de l’écrivain.
L’énoncé “la
carte est plus importante que le territoire” ne manque pas de
séduction. Mais il faudrait à Houellebecq d’autres
moyens littéraires que ceux dont il dispose ici (on pense à
ce que pourrait écrire par exemple un Jean-Christophe Bailly
sur un tel sujet). Il en va de même avec l’art
contemporain, et le vieillissement. L’apparition de Michel
Houellebecq vers le milieu du récit vient quelque peu
bouleverser la trame narrative du roman. On tiendrait là le
morceau de bravoure du dernier opus houellebecquien. L’écrivain
nous livre clefs en main un “Michel Houellebecq”
cependant trop caricatural pour que nous le prenions véritablement
au sérieux. Cette présence “insolite” nous
parait être la réponse, certes paradoxale, de
Houellebecq à “la meute” évoquée
dans l’une des lettres de Ennemis publics. Là où
d’aucuns s’ébaudissent nous trouvons pour notre
part la ficelle un tantinet grossière. En revanche la critique
ne s’est pas trop attardée sur l’aspect jet set de
ce roman. Les lecteurs familiers des presses “people”
(dans le registre “tendance”) en ont pour leur argent :
pour 22 euros, outre Michel Houellebecq, Frédéric
Beigbeder, François Pinault, Jean-Pierre Pernaut, Carlos Slim
Helu, Julien Lepers, Pierre Bellemare, Patrick Le Lay, Claire Chazal,
Teresa Cremisi apparaissent en chair et en os dans les pages de La
carte et le territoire. Des présences ou des apparitions
plutôt complaisantes, malgré les apparences. Pour le
seul véritable “portrait à charge” (et
encore !) aucun nom n’est cité : Jean-Jacques Lefrère,
plus perspicace, ou moins soumis à la loi du milieu que ses
collègues critiques littéraires a reconnu Charles
Dantzig au détour de deux trois phrases pas vraiment
sympathiques (4). Sur un mode non moins
complaisant Houellebecq cite ostensiblement les noms de nombreuses
marques : nous nous abstiendrons de dire lesquelles, ce relevé
s’avèrerait fastidieux. Nous ignorons si La carte et
le territoire a été sponsorisé par l’une
ou l’autre de ces marques, voire toutes. S’il fallait
d’ailleurs comparer ici Houellebecq à un écrivain
vivant, ce genre d’exercice le rapprocherait de Bret Easton
Ellis, le plus surfait des écrivains américains
contemporains.
Il existe cependant un domaine où Michel
Houellebecq innove par rapport à ses romans précédents
: la troisième et dernière partie de La carte et le
territoire se rattache au genre polar. Même si nous sommes
ici dans un registre connu (et relativement convenu), ces pages,
moins ambitieuses que les précédentes (prétendument
ambitieuses, serait plus juste), n’en sont pas moins mieux
maîtrisées. Cela nous incite à penser que
Houellebecq pourrait poursuivre dans cette voie policière à
l’avenir. Je signale par association que les seuls
“remerciements” figurant dans l’un des ouvrages de
Michel Houellebecq s’adressent (après le point final de
La carte et le territoire ) à la police. Une
institution policière au sujet de laquelle l’écrivain,
peu disert en remerciements habituellement, tient à faire une
exception : “en l’occurrence j’étais
impressionné et intrigué par la police, et il m’a
semblé nécessaire d’en faire un peu plus”
(des responsables policiers ayant “accueilli avec amabilité”
l’écrivain au quai des Orfèvres, “et fourni
de bien utiles précisions sur leur difficile métier”).
Des “remerciements” sur lesquels la “critique”
a jeté un voile pudique (ou alors, tout simplement, elle n’y
trouverait rien à redire).
Si l’hypothèse
proposée plus haut (Houellebecq se reconvertissant dans le
roman policier) s’avérait confirmée, je serais
enclin à penser que la “donne polar”, qui
actuellement penche à gauche, et davantage encore sur le côté
gauchiste, risque avec la force de frappe d’un Houellebecq (en
y incluant les nombreuses légions qui soutiennent l’écrivain)
de basculer dans l’autre sens. Maintenant que le prix Goncourt
lui a été attribué, un tel challenge, devant
pareille éventualité, devrait nécessairement
intéresser Michel Houellebecq.
La carte et le
territoire refermé, la question, déjà posée
lors de la publication du second roman de Michel Houellebecq, reste
d’actualité : comment cet écrivain moyen a-t-il
pu obtenir la place qui est aujourd’hui la sienne ? Dans un
contexte littéraire qui pourtant semblait vouloir reléguer
pareille figure de “grantécrivain” dans les pages
d’une histoire de la littérature.
Deux phénomènes
principalement l’expliquent. Quoiqu’on puisse penser de
ce que l’on a appelé la “théorie
littéraire” (laquelle joua un rôle non négligeable
durant les années 60 et 70), elle permettait, du moins à
son échelle, de ne pas trop prendre des vessies pour des
lanternes. Par delà l’aspect “théoriciste”,
voire “terroriste” d’un corpus hétérogène
- qui, pour le pire, réduisait le texte littéraire à
un objet langagier clos et auto-référentiel, mais qui,
pour le mieux, mettait la “révolution du langage
poétique” à l’épreuve de la
littérature -, la “théorie littéraire”
en valorisant l’expérimentation et “l’autonomie
de la littérature” maintenait un minimum d’exigence
critique (5). Il s’agit bien entendu d’une
tendance. Cela n’empêchait pas parallèlement et
quantitativement l’existence d’une littérature
plus traditionnelle, héritière en grande partie du XIXe
siècle. Mais celle-ci commençait juste à faire
le deuil de la génération des romanciers qui tenaient
le haut du pavé depuis l’entre-deux-guerres sans pour
autant la remplacer sur le plan qualitatif. On ne saurait également
oublier l’existence de “francs-tireurs” non
réductibles à l’une ou l’autre de ces
tendances (surréalistes (6) et autres
inclassables).
Cette “théorie littéraire”
associée à tort ou à raison à la
“révolution” ou à la “subversion”
(dans son champ proprement dit, s’il faut le préciser)
n’a pas franchi le cap des sinistres années 80. En ce
début de XXIe siècle elle a rejoint ses devancières
dans les pages des histoires littéraire et avant-gardiste, non
sans se voir reprocher par quelques uns de ses historiens patentés
(issus parfois de ce sérail) d’avoir contribué au
dépérissement et à la dévalorisation de
la littérature, voire d’avoir ouvert la brèche au
sein de laquelle se serait engouffré le nihilisme contemporain
caractéristique d’une certaine tendance littéraire
aujourd’hui. Il y entre beaucoup d’exagération
dans ces reproches : les tribulations de cette “théorie
littéraire” ne sauraient à elles seules expliquer
une telle évolution ou un tel état de fait. Surtout
lorsque l’on constate qu’en lieu et place du champ de
ruines annoncé vient naturellement se loger une juteuse
sinécure.
Il faut donc en venir à la seconde de nos
explications. Elle peut être abordée sous différents
angles. En passant de “Lectures pour tous” à
“Apostrophe”, la télévision, pour prendre
cet exemple, redistribue les termes de l’échange
littéraire. Sa capacité à promouvoir des figures
diamétralement opposées d’écrivains
(l’aphasie d’un Modiano, et la volubilité d’un
Sollers), non indexées sur la qualité ou pas d’une
œuvre littéraire, ne représentait cependant qu’un
élément parmi d’autres d’un processus déjà
observé dans différentes disciplines artistiques avec
des effets encore plus pernicieux. C’est dire que la
littérature, d’une manière générale,
universelle, historique, a davantage conservé le cap - celui
auquel les noms des Hölderlin, Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont,
Mallarmé, Apollinaire, Kafka, Proust, Joyce, Musil, Céline,
Faulkner rendent le plus justice, un cap maintenu pour notre
contemporanéité par les Beckett, Gombrowicz, Perec,
Bernhard, Jelinek, pour ne citer qu’eux - que les autres formes
d’expression artistiques, plus soumises aux sirènes ou
aux diktats de la postmodernité. Mais pour combien de temps ?
J’avais relevé dans la première partie de ce
texte, pour l’hexagone, plusieurs noms d’écrivains
représentatifs à l’aube de ce XXIe siècle
de la littérature défendue par l’auteur de ces
lignes. Dix ans plus tard il faudrait juste ajouter un ou deux noms à
cette liste non exhaustive. En précisant qu’il s’agit
de la partie immergée de l’iceberg littéraire.
Pour l’autre partie, emergée, le mot “écume”
parait mieux choisi pour rendre compte de ce qui fait mousser la
littérature dans un système médiatico-journalistique
promotionnant des écrivains susceptibles de répondre
aux conditions d’un “cahier à charge” établi
par une “critique” en mal de repères ou
entretenant la confusion pour les brouiller davantage. C’est là
que nous retrouvons Michel Houellebecq.
Encore faut-il, pour
revenir à la spécificité de ce romancier, faire
un détour par une certaine tendance littéraire qui n’a
été évoquée qu’incidemment. Dans un
pamphlet écrit en 1997 à l’occasion du centenaire
de la naissance de Louis Aragon (Avez vous déjà
giflé Aragon ? (7)), j’avais
relevé l’existence d’un courant néo-hussard,
évidemment aragonâtre (venant prendre ici en
l’occurrence la place encore chaude laissée par les
staliniens) : de vieux jeunes gens impertinents, poussant même
l’impertinence jusqu’à s’afficher
délibérément “de droite”. Ce courant
n’a pas été sans jouer le rôle d’un
aiguillon dans la construction de l’houellebecquisme. Il
affectionne, je l’ai suggéré, les aspects les
plus ouvertement “réactionnaires” chez l’écrivain.
Mais on ne peut pour autant confondre l’oeuvre et la personne
de Houellebecq avec cette tendance néo-hussarde : une posture
de “grantécrivain” devant par nécessité
passer sous les fourches caudines du consensuel. On dira ici que
Houellebecq ménage la chèvre et le chou (8),
Les Inrockcuptibles et VSD (ou encore Paris-Match
pour citer trois journaux que l’écrivain évoque
sur un mode louangeur dans Ennemis publics ). Houellebecq,
dans le même registre, n’a pas été sans
avaler quelques couleuvres (on l’a vu après la parution
de Plateforme ) par souci de calmer le jeu.
J’écrivais
dans la première partie de ce texte que Michel Houellebecq
était l’écrivain que le spectacle rêvait.
Ce qui signifie aussi, dix ans plus tard, que nous sommes avec ce
romancier entré de plein pied dans le monde d’une
postmodernité littéraire. Quand d’aucuns
comparent Houellebecq à Balzac, Stendhal et Flaubert, cela
traduit d’abord l’insignifiance d’une telle
“critique”, mais également de manière plus
pernicieuse un processus selon lequel “les idées se
dégradent. Le sens des mots y participe”. Le “cas
Houellebecq”, on le voit, soulève bien d’autres
lièvres. Là aussi cela sera à reprendre sur
d’autres fronts.
Max Vincent
décembre 2011
(1) Personne, à ma
connaissance, lors de la sortie de Plateforme
et des polémiques qui s’ensuivirent,
n’a remarqué que les journaux et les critiques qui
louaient Plateforme et
défendaient le cas échéant son auteur, étaient
ceux là mêmes, à quelques rares exceptions près
qui, plus d’un an plus tôt, avaient instruit le procès
de Renaud Camus. Une constatation d’autant plus remarquable que
ces journaux et ces critiques exonéraient Houellebecq
d’accusations - de racisme en l’occurrence - proches de
celles dont Renaud Camus avait fait l’objet tout au long de la
célèbre affaire portant ce nom. Il est vrai que
celui-ci était accusé d’antisémitisme pour
principalement un propos “maladroit” extrait de son
dernier Journal (ou
d’autres, secondairement, dans cette même Campagne
de France, voire l’un ou l’autre
volumes du même Journal
) : propos qui pour tout lecteur de Camus (du moins sachant lire ou
de bonne foi) ne pouvaient en aucun cas être confondus avec
l’ignominie que d’aucuns disaient y trouver (une majorité
de ces derniers ayant d’ailleurs découvert la prose ou
l’existence de Renaud Camus ce printemps 2000). On pourrait
d’abord évoquer (indépendamment des critiques
adressées de longue date par Camus aux milieux journalistique
et médiatique, et de cette réponse du berger à
la bergère en quelque sorte de “l’affaire Renaud
Camus”) la versatilité d’une “critique
littéraire” en mal de repères. Mais cela serait
insuffisant et ne nous apprendrait rien sur le fond. Il y a comme un
paradoxe lorsqu’on remarque que le procès fait à
Renaud Camus était instruit par des journalistes et
médiatiques, dont le discours relevait d’une vision
morale du monde, de constater par ailleurs,
un an plus tard, que ces accusateurs ne s’offusquent en rien,
bien au contraire, de contenus et de propos chez Houellebecq que l’on
croyait pourtant condamnables de leur point de vue. Le roman
évidemment permet toutes les licences. Mais j’y ai déjà
répondu pour ce qui concerne Plateforme,
et j’y répondrai encore dans les pages suivantes.
(2)
C’est bien entendu faux, l’un et l’autre ont des
aversions communes (et pas n’importe lesquelles !) : le
surréalisme, les anarchistes, le radicalisme, et plus
généralement toute pensée véritablement
critique sur le monde tel qu’il va. Cela crée des liens,
quand même.
(3) Cette formule apparaît à
la page 403 de l’édition de poche de La
possibilité d’une île. Elle
a été reprise par des commentateurs et Wikipédia.
(4)
En ce qui concerne les accusations de plagiats qui ont un temps
mobilisé détracteurs et admirateurs de Houellebecq au
lendemain de la parution de La carte et le
territoire, Jean-Jacques Lefrère, dans
le même article (“Une saison en Houellebecquie”,
publié sur le blog de la Quinzaine
littéraire ), écrit les lignes
suivantes, que l’on aimerait définitives : “Cela
pour dire que M. Houellebecq et les responsables de Wikipédiane
ne sont pas du tout dans la situation du voleur et du volé,
mais bien davantage dans celles de deux cambrioleurs se rencontrant
fortuitement dans l’appartement que chacun s’est mis en
tête de “visiter” cette nuit-là”.
(5)
Les lignes précédentes font en partie référence
à l’ouvrage de Vincent Kaufmann, La
faute à Mallarmé, l’aventure de la théorie
littéraire.
(6) Le surréalisme
excède cette question strictement littéraire. Les
surréalistes, plus que d’autres (en terme d’appartenance
à un mouvement artistique ou d’avant-garde), se sont
efforcés, depuis le mode d’expression qui leur était
propre, de réaliser avec une constance qui n’a pas
d’égal le “programme” le plus ambitieux
qu’ait connu le XXe siècle : à savoir la capacité
pour chaque individu de vivre poétiquement dans l’ici et
maintenant.
(7) Sur le site “l’herbe entre les
pavés” : http://www.lherbentrelespaves.fr/
(8)
C’est toute la différence avec un écrivain comme
Richard Millet, très diversement apprécié par la
“critique” qui célèbre Houellebecq. Il est
vrai que Millet ne ménage personne dans des essais qui
aujourd’hui semblent vouloir prendre le pas sur sa production
romanesque. Au sujet de cette dernière, les cinq romans de
Houellebecq ne sauraient de loin rivaliser avec la tétralogie
constituée par La gloire des Pythres,
Ma vie parmi les ombres, Dévorations, La confession négative.
On peut, à la lecture du dernier essai
de Richard Millet, Arguments d’un
désespoir contemporain, ne pas
partager certaines des “idées” de l’auteur
tout en lui reconnaissant des qualités éminemment
littéraires. On connaît l’amour de Houellebecq
pour les chiens. Millet les déteste. La dernière partie
de son livre (“Chiens de Français”) en porte le
témoignage non sans évoquer pertinemment à
travers cette détestation le monde qui est le nôtre. Et
c’est réjouissant !
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