Il y a dans (la) manière d’écrire (d’André Dhôtel) une réserve qui ne

s’accommode pas de l’éclat des approbations trop vives, mais c’est

un fait que ses romans ont plus de qualités que beaucoup d’oeuvres

illustres, et plus qu’elles, sollicitent le souvenir, et l’assentiment”.
Maurice BLANCHOT

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“Où va-t-on si le monde auquel nous avons affaire se met, perfidement,

à récompenser d’autres que les flics, les médiocres, les ministres ? Je suis

sûr que cette insulte sociale que vous n’avez pas mérité (vous n’avez rien

      fait pour obtenir ce prix) ne vous changera pas”.

Armand ROBIN

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Lit-on encore André Dhôtel aujourdhui ? Il semblerait que le contingent de lecteurs qui, du vivant de l’écrivain, suivait fidèlement ce romancier prolifique d’une publication à l’autre, chaque année ou presque, se soit très sérieusement amenuisé en 2013. Ceci - Dhôtel étant décédé en 1991 - n’aurait à première vue rien de vraiment original puisque de nombreux écrivains, et non des moindres, traversent après leur disparition une période de purgatoire d'une durée variable, durant laquelle il parait difficile de se prononcer sur la possibilité qu’ils auraient d’en sortir à la faveur d’une redécouverte de leur œuvre. D’un écrivain à l’autre, l’absence ou pas d’une politique éditoriale peut, du moins en partie, expliquer tel oubli, telle désaffection, telle méconnaissance, ou au contraire favoriser cette redécouverte en remettant en circulation une œuvre censée répondre à l’attente de nouveaux lecteurs (ou se rappeler au souvenir des plus anciens). De ce point de vue là, Dhôtel se situe dans un “entre deux”. Plusieurs de ses romans ont été réédités en Folio (et un autre dans la collection Imaginaire) par les Éditions Gallimard, des choix généralement judicieux ; et les Éditions Phébus (la collection Libretto) avaient de leur côté republié une dizaine de romans avant le licenciement par le groupe Libella de Jean-Pierre Sicre (le créateur de Phébus). La dernière de ces publications date cependant de 2005, et rien ne laisse à ce jour supposer la reprise d’une activité éditoriale concernant André Dhôtel. D’où l’importance d’une “activité critique” à laquelle la présente contribution aimerait dans la mesure de ses moyens contribuer. Il y va de la singularité d’un écrivain qu’il conviendrait de mettre à l’épreuve de la manière dont une époque, la nôtre, reçoit une œuvre pareillement atypique. C’est vouloir évoquer là l’inactualité d’André Dhôtel.

Il y a deux façons d’en parler. D’abord, celle qui vient le plus naturellement à l’esprit, se rapporte à toute œuvre romanesque que l’on considérerait démodée, ou dépassée, ou archaïsante, ou passéiste, dés lors que le temps ferait son œuvre et distinguerait selon les critères du moment le bon grain de l’ivraie, ou les œuvres “qui restent” de celles “qui s’effacent”. Mais, seconde façon de l’entendre, cette “inactualité” n’est-elle pas une “chance” (pour parler comme Bataille) ? Ceci dans la mesure où les “critères du moment” méritent d’être discutés, voire plus. Du moins pour qui l’impératif de “vivre avec son temps” n’aurait pas grande signification. On pourrait me rétorquer que mon propos, d’abord littéraire, s’élargit à d’autres considérations, plus philosophiques apparemment. Nous n’avons pas pour autant quitté André Dhôtel car si “inactualité littéraire” il y a le concernant (même en le relativisant), cette inactualité devient plus flagrante lorsque l’on se place du point de vue de quelques unes des valeurs dominantes de cette époque. Ces “valeurs” ne recoupent pas exactement celles qui président à la reconnaissance ou pas des écrivains, ou au classement ou déclassement de telle ou telle œuvre littéraire - dans certains cas, même, la différence s’avère patente -, mais force est de constater qu’un Houellebecq, par exemple (pour citer un contraire de Dhôtel en quelque sorte), gagne sur les deux tableaux : autant via sa reconnaissance littéraire et publique que, diraient d’aucuns, “sa capacité à nous parler du monde dans lequel nous vivons” (mentionner ici que Michel Houellebecq compte parmi ses lecteurs de nombreux détracteurs ne changeant rien fondamentalement (1)).

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J’ai longtemps ignoré, ou plutôt méconnu André Dhôtel. Ce nom ne me disait pas grand chose. La question m’eut été posée, j’aurais pu évoquer un écrivain vaguement de terroir, vaguement spécialisé dans le roman pour la jeunesse, vaguement traditionnel. Et puis j’ignorais ce qu’un Philippe Jacottet, un Henri Thomas, un Jean-Claude Pirotte, pour citer des écrivains non méconnus eux, voire un Jean Paulhan, avaient pu dire et écrire sur Dhôtel (2). Enfin, il y a dix ans presque, l’une des chroniques d’Evelyne Pielier dans la Quinzaine littéraire, consacrée à une réédition en poche d’un ouvrage de l’écrivain, m’avait intrigué et m’incitait à lire l’un de ses romans. Je mis d’abord la main sur Des trottoirs et des fleurs (main heureuse, j’y reviendrai), dont la lecture des premiers chapitres me laissa d’abord perplexe, avant de ressentir très progressivement une sorte de fascination que je m’expliquais difficilement. Je lus dans la foulée L’honorable Monsieur Jacques et La tribu Bécaille, puis, finalement conquis, Bernard le paresseux, L’azur, Le train du matin, et d’autres encore, principalement dans des collections de poche (plus quelques livres épuisés figurant heureusement au catalogue des bibliothèques municipales parisiennes).

Venons en donc à l’oeuvre d’André Dhôtel. Certes ce dernier ne figure pas parmi les écrivains dont on dit qu’ils inventent une langue. Ce n’est pas spécifiquement sur le plan langagier ou même formel que cette œuvre mérite d’être prise en considération. S’il est vrai que les “grands livres” de la littérature mondiale semblent avoir été écrits dans une langue étrangère, ce constat parait loin d’épuiser toute discussion sur l’importance d’une œuvre littéraire. Dhôtel se sert d’une langue que l’on qualifiera de “classique”, pour écrire des romans qui relèvent plus difficilement de cette qualification. Et pourtant, en mettant pour l’instant de côté tout contenu, il y a un ton ou une petite musique chez Dhôtel qui vous prend sans en avoir l’air. Henri Thomas, très justement, mettait en garde contre “la redoutable simplicité de Dhôtel”. C’est sans doute faute de ne pas l’avoir suffisamment prise en compte que l’on peut évoquer un premier malentendu au sujet d’André Dhôtel : cette “redoutable simplicité” passant pour de la facilité. Dhôtel n’a-t-il pas aussi un temps - et ceci perdure d’une certaine manière - été considéré, après le seul véritable succès de sa vie d’écrivain (celui du roman Le pays où l’on arrive jamais ), comme un “écrivain pour adolescents”, ou relevant de la case “jeunesse”. Ce qui parait réducteur, non pas car on classerait Dhôtel dans cette rubrique (laquelle compte nombre d’ouvrages, de London, Stevenson, Cooper, et tant d’autres, qui continuent d’enchanter jeunes et moins jeunes), mais parce que Dhôtel, nonobstant Le pays où l’on arrive jamais et deux trois autres commandes d’éditeurs logées à l’enseigne “jeunesse”, fait partie des rares écrivains qui sont parvenus à créer un univers romanesque absolument singulier. C’est à ce titre qu’André Dhôtel nous intéresse au premier chef.

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Pourtant, ceci posé, André Dhôtel n’a pas surgi armé de pied en cap sur la scène littéraire, même la plus restreinte, à la manière d’un Rimbaud par exemple (pour citer l’écrivain et poète qui aura le plus compté pour Dhôtel et auquel il consacra trois livres). Il publie un premier roman (Campement ) la trentaine venue, et il lui fallut attendre encore treize années pour en publier un second. De surcroît Campement n’a rien de dhôtelien à proprement parler : il s’agit d’un “roman paysan” qui peut par certains aspects évoquer les premiers ouvrages romanesques de Jean Giono. Un second roman, David, refusé par Gallimard en 1937, attendra dix ans avant de se retrouver dans le catalogue des Éditions de Minuit. Là aussi Dhôtel n’est pas encore Dhôtel même si le personnage principal se rapproche davantage de ceux auquel l’écrivain s’attachera d’un roman à l’autre. David relate vers la fin du roman une ébauche d’utopie sociale et communautaire qui n’est pas sans évoquer le Giono des années du Contadour.

En 1943 (à l’âge de 43 ans), André Dhôtel publie chez Gallimard Le village pathétique (bientôt suivi de Nulle part ). Ici Dhôtel trouve véritablement sa voix (3), et la voie qui va l’entraîner à écrire une soixantaine d’ouvrages (dont les deux tiers de romans) jusqu’à sa mort quarante-huit ans plus tard. Cette donnée quantitative (Dhôtel publie un roman tous les ans, ou presque) est l’une des causes pour lesquelles cette œuvre souffre d’un certain discrédit. Sur le plan symbolique d’abord : nous sommes loin de la dure école de Flaubert, et d’une conception “absolutiste” de la littérature nécessitant la raréfaction. Autant que je sache Dhôtel était rarement confronté aux affres de la page blanche ou à l’impuissance créatrice, même s’il écrivait plus difficilement qu’on ne pourrait le croire (certains de ses manuscrits seraient surchargés de corrections). Mais pareille abondance suppose également que dans cette œuvre romanesque prolifique tout ne relève pas de la meilleure eau. C’est dire que certains romans peuvent être qualifiés de “mineurs” sans pour autant démériter dans un ensemble d’une rare cohérence (à quelques exceptions près, sur lesquelles je reviendrai). Cela a pu jouer contre Dhôtel dont certains n’ont pas manqué de dire qu’il écrivait toujours le même roman. Simple illusion d’optique, dirais-je. Encore faut-il chausser les bonnes lunettes pour ne pas s’y laisser prendre.

J’ajoute que les partisans d’un “réalisme romanesque”, ou ceux qui demanderaient au roman de les renseigner explicitement sur l’état de la société risquent avec Dhôtel de céder à l’injonction du “Circulez, il n’y a rien à voir !”. Et pourtant, malgré les apparences, notre écrivain d’un roman à l’autre, plus ou moins certes, n’est pas indifférent à ce qui fait (ou pas) société. Mais il parait temps d’entrer dans le détail d’une œuvre romanesque qualifiée plus haut d’absolument singulière.

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On ne saurait aborder pareil univers romanesque sans, tout d’abord, accorder une large place aux personnages des romans d’André Dhôtel. Toutes les thématiques représentatives et spécifiques de cette œuvre littéraire, la poésie même dont il sera question plus loin, découlent de la manière particulière qu’à Dhôtel de nous confronter à des personnages dont les tribulations se déroulent, pour de nombreux romans, à l’intérieur d’un “pays” autant réel qu’imaginaire : à savoir le “Dhôtelland” (pour reprendre l’expression forgée déjà au début des années cinquante par Maurice Nadeau).

Dans la plupart des romans de Dhôtel, les personnages principaux sont des jeunes gens (voire des adolescents) qui généralement se distinguent par leur très forte propension à vouloir emprunter des chemins de traverse : ce qui leur vaut “mauvaise réputation”, et les met plus ou moins au ban de la “bonne société”. En y ajoutant une dose d’illogisme, un goût pour le désordre et la paresse, un désir d’ensauvagement, des lubies poétiques, des dispositions à rêver leur vie, et une indifférence au “qu’en dira-t-on ”, il parait difficile de ne pas parler d’anarchisme. Dhôtel se défendait d’être anarchiste, rappelle Jean-Claude Pirotte (lequel l’a bien connu), qui précise : “mais il s’en défendait tellement qu’il devait l’être un peu (mais sans doctrine, bien entendu)”. Certes il n’y a pas à proprement parler d’anarchisme sur les plans politique, social, voire philosophique dans l’oeuvre de Dhôtel, mais les personnages de ses romans se meuvent le plus souvent selon un “principe d’anarchie” qui n’est pas sans renvoyer à une manière de “vivre poétiquement dans le monde”. Et puis, l’air de rien, le “poison libertaire” n’est-il pas insidieusement distillé ici ou là dans le tissus romanesque par l’auteur ? Mieux en tout cas qu’un discours qui pourrait indisposer certains lecteurs, et laisseraient d’autres indifférents. Sans parler de ceux qui comme l’auteur de ces lignes s’en félicitent.

J’en viens au détail. Dans la liste des “qualités” déclinées ci-dessus, l’une d’entre elles est très volontiers revendiquée par André Dhôtel, et sans la moindre affectation : la paresse. L’écrivain a même consacré à cette thématique l’un des chapitres de Retour : un précieux petit livre que l’auteur présente comme une “chronique buissonnière estivale” ardennaise, mais qui représente davantage à mes yeux une introduction à l’oeuvre romanesque proprement dite (doublée d’un mode d’emploi dhôtelien pour qui saurait s’en servir).

Sinon, dans le premier roman véritablement dhôtelien, Le village pathétique, une première dissension apparaît entre les deux principaux protagonistes du récit, Julien Bouleur et son épouse Odile, au sujet du manque d’ambition du premier (mis sur le compte de la paresse). Auparavant, sans que cela porte sur le moment à conséquence, Odile avait déclaré à Julien : “J’ai vu sur ton front la paresse la plus détestable”. Julien Bouleur inaugure la longue liste des personnages qui préfèrent “rêver leur vie” plutôt que vivre selon les lois et usages en vigueur. Dans Nulle part Armande Coeuret fait la remarque suivante à Jacques Brostier : “Tu te noies dans la paresse en compagnie de gens vulgaires”. Ici c’est surtout parce que Jacques “se laisse aller” que son amie lui adresse cette remontrance. Dans un registre équivalent, Léopold Peruvat (Des trottoirs et des fleurs ) répond non sans humour à ce genre de reproche : “Arriver où ? Comment ? Pourquoi ? Il parait qu’on raisonne comme des paresseux, mais ma chère Clémence, tu ne sais pas le mal qu’il faut se donner dans la société actuelle pour être paresseux”. Alain Surmat, l’adolescent apprenti couvreur des Mystères de Charlieu-sur-Bar, profite de ses séjours sur les toits pour de temps à autre piquer un roupillon. Son patron le licenciera sous ce prétexte : “Tout ça parce que monsieur, malgré ma défense, s’amuse à dormir en haut des toits”. D’ailleurs l’association est rapidement faite par la doxa villageoise : “C’est fainéant et anarchiste” (et “voyou” de surcroît). Dans ce roman Dhôtel annonce clairement la couleur dés la première page : “La paresse c’est la vie la plus haute qui soit”.

Dans Bernard le paresseux, l’un des meilleurs romans de Dhôtel, la paresse prend une autre tonalité. Bernard Casmin donne le change dans un premier temps : la “certaine politesse infuse” qu’il manifeste et son “don de paraître digne et courtois sans même y penser” le servent. Ces qualités deviennent, après le renvoi de Bernard de son emploi, et l’obligation qui lui est faite de quitter le domicile de ses cousins Garois (ceci et cela provoquant le rejet du jeune homme par la “bonne société” de Bautheuil), la marque par excellence de la paresse de Bernard. En vérité, dira-t-on de lui, “il se la coulait douce” sur son lieu de travail, et sa politesse affectée masquait une profonde paresse, voire “pire encore sans doute”. La paresse ici n’a pas qu’un aspect souriant, gentiment subversif, ou un tantinet contrariant, mais prend un caractère plus infamant qui débouche sur un rejet sans appel et la stigmatisation.

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Après cette mise en bouche, il est temps de faire connaissance avec quelques uns de ces personnages de “propres à rien” qui, non contents d’emprunter des chemins de traverse, marchent souvent “à côté de leurs pompes” : en s’adonnant à des occupations répréhensibles, ou en prenant un malin plaisir à faire échouer le moindre projet, ou en se livrant à de nombreuses excentricités, ou encore en faisant des choix qui s’avèrent hasardeux, irréalistes et incompréhensifs. J’ai déjà dit un mot de Julien Bouleur (Le village pathétique ), doté selon sa compagne d’un certain talent littéraire, mais qui a abandonné la littérature (quitte à écrire un poème de temps à autre) pour se consacrer à la réparation des vélos. Et encore ! Ne dit-on pas, en reprenant un propos d’Odile Bouleur, que Julien n’est “pas un mécanicien mais un poète”. Et donc “voué à des maladresses communes à certains intellectuels”. Dans La tribu Bécaille Victor Bécaille est accusé de se comporter “comme un voyou qui se prend pour un personnage de roman”. Plus tard, quand on présente devant Victor et Louis leur oncle Roger (qui autrefois a défrayé la chronique villageoise) “comme un homme dont on craindrait les dangereuses foutaises, et qui n’avait aucune idée des convenances”, les deux cousins reconnaissent : “Cela nous ressemble un peu”. La kleptomanie du jeune Antoine Marvaux (Un jour viendra ) met ce dernier à l’index de la société villageoise. Des années passent, et le temps semble effacer le souvenir de ces larcins quand un crime, dont l’auteur est inconnu, remet le projecteur sur Antoine qui devient alors le principal suspect. Il est vrai que celui-ci ne fait pas grand chose pour se disculper : “On me prend pour un imbécile, j’ai besoin de faire l’imbécile”, répond- il.

Le Léopold Peruvat de Des trottoirs et des fleurs, qui a des dons picturaux, refuse toute carrière dans les beaux-arts et préfère, quand cela lui chante, dessiner des fleurs sur les trottoirs ou les murs de la ville. Il s’intéresse à ce qui ne le regarde pas, affectionne les chemins sans issue, et préfère avant tout, en compagnie de son inséparable ami Cyrille, s’abandonner “mieux que jamais à des rêves” (chacun des deux jeunes gens “étant enchanté de trouver en l’autre un encouragement à la dissipation”). Quant au Florent Dormel de Histoire d’un fonctionnaire, personnage timide, rêveur, distrait et gaffeur, il finit par admettre qu’il ne “peut vivre que dans un conte tout à fait déraisonnable mais nécessaire”. A s’étonner même, devant les déconvenues, les rebuffades et les échecs, de se féliciter “d’être aujourd’hui réduit à la plus profonde nullité”. Alors que tous ces personnages sont des jeunes gens, le Sylvestre Baurand des Premiers temps fait exception. Il s’agit d’un homme d’âge mûr, jadis voleur et escroc (il a d’ailleurs purgé une peine de prison), qui n’hésite pas à rompre le cours d’une vie devenue tranquille depuis de longues années pour vivre une aventure autant déraisonnable que dictée par la nécessité, où les occasions d’enfreindre la loi ne sont que des péripéties parmi d’autres. Comme l’écrit Dhôtel : “Il y avait un Sylvestre merveilleusement hardi et insouciant, toujours prêt aux aventures et par surcroît patiemment attentif aux choses de la vie”.

Les “qualités” relevées ci-dessus chez quelques uns des personnages des romans d’André Dhôtel se trouvent encore plus exacerbées dans Le train du matin et Lumineux rentre chez lui. Gabriel Larfeuil, le “héros” du premier roman, figure parmi les plus improbables personnages imaginés par Dhôtel. Ce fils de garagiste ne supporte pas la vue d’un moteur. Il devient brocanteur à la petite semaine (ne comptant que sur le hasard et la chance) tout en poursuivant de vagues études universitaires. D’ailleurs Gabriel, pour aggraver son cas, affirme voir “tout à l’envers”. Lui demande-t-on s’il n’a “jamais d’idée derrière la tête”, qu’il répond : “Ni derrière, ni dedans, je regarde un peu partout pour tâcher d’en trouver une”. Quand son “rival” Gordique brosse devant Gabriel un portrait très peu flatteur de son interlocuteur (un “être dépourvu de toute capacité”, “complètement pusillanime”, un bricoleur qui “fait semblant d’étudier”, qui ment “à chacun comme il se ment à lui-même”, et “est encore plus insignifiant” qu’il ne le croit), le jeune homme ne sait que répondre. L’innocence de Gabriel, finalement, prendra le dessus sur l’arrogance de Gordique.

Bertrand Lumin (Lumineux rentre chez lui ) est sans doute le plus catastrophique des personnages du Dhôtelland. Le lecteur fait sa connaissance quand Bertrand, s’emparant des billets d’un tiroir-caisse, est pris la main dans le sac par son employeur, le libraire Garache. Bertrand cumule plusieurs handicaps (du moins aux yeux des donneurs de leçons et de ceux qui veulent régenter sa vie) : il est instable sur le plan professionnel (“Il fut marchand de pendules, secrétaire chez un négociant, étalagiste (...) employé de bureau”, parmi d’autres emplois) ; il ne sait pas s’occuper, se rendre utile, que faire de son temps ; il se contente de peu, considère que “la situation sociale ce n’est absolument rien”, n’a pas de dignité en se livrant “corps et âme au ridicule comme si de très loin il retrouvait une sorte de gloire de la même manière qu’on retrouve le soleil en faisant le tour du monde”. Bertrand accepte généralement ce qu’on lui propose mais s’arrange pour transformer la moindre proposition en fiasco.

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Moins nombreux dans l’oeuvre d’André Dhôtel, d’autres personnages masculins présentent des traits et caractères plus ambivalents. Cela mérite d’être analysé très précisément dans Les disparus, L’azur et L’honorable Monsieur Jacques (trois “grands” Dhôtel avec Bernard le paresseux et Des trottoirs et des fleurs ).

Le Maximin Bregant des Disparus, adolescent aimant les longues promenades en vélo (en compagnie de son ami Casimir, et parfois de sa soeur Jeanne, et de l’amie de celle-ci, Véronique), embrasse plus tard la profession de comptable et endosse, à l’échelle du village Someperce, un costume pas véritablement taillé sur mesure mais qui lui permet de devenir le gérant du camping municipal, l’entraîne à fréquenter les meilleures familles du bourg et à courtiser la fille de l’un des notables. Une position pourtant fragile eu égard le goût invétéré de Maximin à traîner un peu trop dans les rues, à se livrer à des commentaires parfois déplacés, ou à se lier avec des personnes dont la réputation serait douteuse. On peut parler d’ambivalence dans la mesure où Maximin défend une sorte de paix sociale, celle des notables du cru, tout en entretenant des relations avec un couple qui entend mettre en cause deux conseillers municipaux influents. A ce jeu là Maximin perdra sur les deux tableaux, et sera finalement accusé d’être le complice de Véronique Leverdier (traitée de saboteuse et d’incendiaire), avant que tous deux échappent à un lynchage. J’indiquerai plus loin en quoi la forêt proche de Someperce joue un rôle essentiel dans ce récit.

Dans L'azur, le plus nervalien des romans d’André Dhôtel, Émilien Dombe, jeune homme recruté pour son premier emploi comme chef de culture dans une ferme ardennaise, se présente au lecteur sous les traits d’un homme d’ordre, rationnel, entreprenant, passionné par son métier et les nouvelles ressources qui s’offrent à l’agriculture, et enclin à ne pas se poser de questions inutiles. Dans ce hameau du nom de Rieux, son lieu de travail, les certitudes d’Émilien sont soumises à rude épreuve : rien ne se passe véritablement comme il l’espérait. Émilien se trouve confronté à l’inertie et à l’indifférence des habitants du hameau, puis dans un second temps à leur mauvaise volonté (chaque fois qu’il veut débarrasser le fond de vallée de ses ronces et épines Émilien est victime d’actes de sabotage). En plus il n’arrive pas à démêler le vrai du faux dans les conversations. Il y a comme un secret dans cette vallée qui échappe à la sagacité et à l’entendement du jeune homme. D’ailleurs les mois passent et Émilien reste un étranger à Rieux, voire un gêneur. On s’épanche pourtant volontiers devant lui sans qu’Émilien puisse savoir s’il s’agit de faits réels ou de légendes. L’histoire, par exemple, d’une jeune fille inconnue coiffée d’un chapeau de paille qui apparaît de temps à autre dans la vallée. On laisse entendre à Émilien que ces apparitions seraient surnaturelles tout en affirmant ensuite le contraire. A se demander si l’on se joue délibérément de lui ou s’il n’est pas pris à son insu dans un jeu d’intérêts et de haines, d’intrigues et de passions amoureuses qui le dépassent.

Sa rencontre avec Edmée Biernes, la fille d’un marchand de biens de la région, permet à Émilien de prendre de la distance avec le hameau. Il y a d’emblée un terrain d’entente entre eux : “ils sont l’un et l’autre étrangers à toute fantaisie”. Par delà une attirance réciproque nos deux jeunes gens découvrent au fil des semaines qu’ils partagent nombre d’idées communes, et des fiançailles sont envisagées. Cela incite Émilien à quitter Rieux pour se consacrer à une activité (la direction d’une ferme modèle) plus conforme à ses ambitions et son statut social. Pourtant, quelques mois plus tard, comme cédant à une impulsion irraisonnée, Émilien, qui ne voulait plus rien avoir affaire avec Rieux, y retourne une nuit durant laquelle, entre autres événements, il reçoit du plomb dans l’une des jambes. Il s’y rendra de nouveau, toujours la nuit. S’ensuit alors le récit d’une initiation à l’envers, provoquée par l’apparition de la jeune fille inconnue, au cours duquel Émilien rencontre les uns après les autres les habitants du hameau. Comme le lui dit l’une des filles de Rieux : “Tu es détraqué, maintenant, comme nous autres”. Cette remarque souligne la nature de l’attraction qu’exerce ce fond de vallée : quelque chose d’une pulsion proche de l’ensauvagement, une manière de se complaire dans l’intrigue et les conversations sans fin, la perte des repères à travers lesquels on entendrait prendre place dans le monde. Tout ceci mettant définitivement à mal les certitudes d’Émilien.

Au début du roman Dhôtel écrit (Émilien, dans le train qui l’amène en Champagne, médite en regardant le paysage défiler sous ses yeux) : “Fin juin. L’époque des adonis goutte-de-sang sur les talus. Mais qu’il y ait ces fleurs là, ça ne comble pas le vide. Au contraire il s’agrandit et comment le vide peut-il s’agrandir ? Bien sûr on est occupé dans la vie, mais on trouve des temps morts à chaque instant, et pourquoi est-ce beau les temps morts ? A cause de la lumière ? Mais il y a autre chose. Quelle autre chose ? Émilien ne se posait pas tant de questions à vrai dire”. Émilien aura donc fini par se persuader que les “temps morts” valent bien toutes les occupations du monde. Le jeune homme, ceci posé, perdra en même temps sa situation et Edmée. Ensuite, installé dans une petite ville non loin de Rieux, Émilien se laissera vivre sans trop se préoccuper de son sort jusqu’au jour où...

L’honorable Monsieur Jacques va encore plus loin que L’azur du point de vue de cette dichotomie (entre l’avant et l’après). Jacques Soudret, docteur en pharmacie, chercheur travaillant dans un laboratoire parisien, parait promis à un brillant avenir. Il a d’ailleurs publié un ouvrage scientifique ayant eu quelque écho. Jacques revient de temps à autre à Bercourt, son bourg natal, pour aider son père, le pharmacien local. Dans ce coin des Ardennes on apprécie le jeune homme “pour sa vie régulière” et pour appartenir à cette “catégorie de citoyens dont la conduite ne donnerait jamais lieu à la critique”. Cependant, cette année là - Jacques va vers ses trente ans - il rencontre une jeune femme, Viviane, dont il tombe amoureux. Les deux jeunes gens se marient, vivent peu de temps à Bercourt, puis s’installent à Charleville. Deux mois plus tard, Viviane quitte le domicile conjugal sans la moindre explication. Malgré ses efforts pour la retrouver, Jacques n’arrive pas à savoir ce qu’est devenue son épouse qu’il soupçonne d’être partie avec un autre homme. Préférant tracer un trait sur cette malheureuse expérience conjugale, Jacques Soudret revient vivre à Paris pour se consacrer entièrement à ses recherches. Plus tard, il apprend que Viviane vivrait et se cacherait dans la Saumaie. Il s’agit d’une région ardennaise inventée par Dhôtel, qui se présente comme une vallée isolée; plutôt sauvage, comportant trois villages situés non loin de Bercourt. Afin de tenter d’éclaircir le mystère de la disparition de Viviane (et la retrouver pour mettre en route une procédure de divorce), Jacques se rend dans la Saumaie à plusieurs reprises. Il y découvre un monde qu’il croyait pourtant connaître (il y passait des vacances, enfant, chez son oncle), puis finira par apprendre ce qu’il ignorait du temps de sa vie commune avec Viviane. Jacques abandonne alors son emploi et ses ambitions professionnelles pour s’installer chez son oncle.

D’où le récit d’une déchéance sociale et personnelle (Jacques s’adonne à la boisson) qui s’accompagne d’une autre relation au monde : à l’espace, à cette campagne sauvage, aux éléments naturels, au temps qui passe. Jacques en arrive à se demander si la recherche obstinée de son épouse n’est en réalité qu’un prétexte : “Il ne s’agit pas de Viviane mais de savoir gâcher sa vie plutôt que de la ménager selon une méthode ordinaire, en poursuivant ses travaux, par exemple”. Ce qui n’est pas très éloigné du “désir violent d’un changement, aussi bien dans la catastrophe, quitte à mal se conduire”. Aucun des “héros” de Dhôtel n’aura à ce point basculé d’une vie à l’autre (de l’honorabilité à cette manière de brûler tous ses vaisseaux) : le prix à payer, en quelque sorte, pour retrouver Viviane.

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On relève, malgré quelques remarquables exceptions, une différence de statut, romanesque s’entend, entre les personnages masculins et féminins des romans d’André Dhôtel. On remarque aussi chez les seconds une moindre ambivalence. Deux catégories apparaissent, bien définies. Celle, dirais-je, des “femmes et filles de caractère, sachant ce qu’elles veulent”, et celle où se retrouvent les révoltées, désemparées, imprévisibles au possible, voire les filles à qui l’on prête un pouvoir maléfique. C’est à dire, pour ce second cas de figure, une certaine proximité avec les personnages masculins déclinés un premier temps. Seule l’Odile Bouleur du Village pathétique campe sur les deux rives. Jeune fille tenace qui entend aller jusqu’au bout du moindre projet, elle met son esprit d’initiative, son désir d’être utile et ses compétences professionnelles au service de la communauté villageoise. Mais à Vaucelles, où le couple Bouleur s’est installé (tout en se séparant), la médaille a son revers. Comme d’aucuns sont enclins à penser qu’Odile aurait “la révolte dans la peau”, les initiatives de la jeune fille la font prendre en grippe par une partie de la population, et on en vient à l’accuser d’être à l’origine des troubles qui opposent une partie des villageois à l’autre. On la somme de quitter Vaucelles et elle doit s’éxécuter sous une pluie de projectiles.

Sinon, pour en venir à ces “femmes de caractère”, citons l’Estelle Jarraudet de Bernard le paresseux (dont un tiers souligne “une certaine prétention à l’énergie” en l’opposant à la “paresse” de Bernard Casmin), l’Edmée Biernes de L’azur (jeune femme entreprenante et moderne), l’Edwige Desserge de Un jour viendra (qui sait parfaitement ce qu’elle veut même s’il s’agit de “décisions hasardeuses”), la Jeanne Merandet du Train du matin (décrite par Gabriel Larfeuil, son amoureux transi, comme une fille “qui peut faire ce qu’elle veut, elle comprend tout, elle est capable de tout”), la Pulchérie Grémure de Des trottoirs et des fleurs (qui met Léopold Peruvat au pied du mur en lui demandant de faire la preuve de son talent de peintre), l’Alix Deplaine de Je ne suis pas d’ici (soucieuse d’affirmer soin indépendance et son “caractère d’intellectuelle qui ne demande rien à personne”), la Prisca Hubermont de Histoire d’un fonctionnaire (femme inaccessible, quelque peu hautaine, dont le sourire exprime “une sorte d’audace et de cruauté se mêlant à une complaisance orgueilleuse”) appartiennent à des degrés divers aux classes privilégiées, ou du moins à ce que l’on pourrait appeler des “bonnes familles”.

En revanche, hormis la Thérèse Pardier des Premiers temps (qui rompt avec son milieu familial bourgeois et commet un vol pour créer un scandale), les jeunes filles de la seconde catégorie (donc l’équivalent ou presque des “bons à riens” masculins) sont issues de milieux modestes et populaires. Certes les “filles désemparées” ne manquent pas dans cet univers romanesque (dans une belle page de Lumineux rentre chez lui Dhôtel évoque la rencontre, la nuit, de Bertrand Lumin avec “des filles comme lui désemparées” que la vie n’avait pas épargnées, qui “cherchaient à deviner dans l’ombre les quelques fleurs qu’épargnaient les arrosages chimiques, et s’enchantaient de retrouver rien qu’un bleuet” : aucune d’entre elles n’ayant “entendu parler de Bertrand”, ce dernier pouvait se perdre “avec l’une ou avec l’autre dans des conversations légères (...) il n’y avait pas de lendemain et personne ne connut ces idylles, s’il y en eut”). Cependant, d’une héroïne à l’autre, le sentiment de révolte s’avère plus déterminant. Moins chez la Viviane Aumousse de L’honorable Monsieur Jacques (elle quitte Jacques Soudret après trois mois de vie conjugale : un époux pourtant attentionné qui s’évertuait à faire pour le mieux sans toutefois comprendre la jeune femme) pour qui la fuite représente le seul moyen de résoudre ses difficultés. Alors que la révolte de Thérèse Pardier se trouve comme on l’a vu dirigé contre le milieu bourgeois dont elle est originaire. Les “filles de Rieux” (L’azur ), quoique différentes (de Jenny, la littéraire, à Aurore, la clandestine, en passant par Blanche, réputée être une “petite grue”, et Fabienne, l’institutrice) incarnent une résistance, emprunte de coquetterie et volontiers moqueuse, à “l’esprit de progrès” représenté par Émilien Dombe.

La révolte viscérale de la jeune Clarisse (Un jour viendra ) ne s’exprime pas par la parole mais à travers une attitude de rejet ou de défiance à l’égard du monde qui l’entoure. Il est vrai qu’elle tient de sa mère, Irène, qui l’a quelques années plus tôt abandonnée : femme “belle et misérable à la fois”, libre surtout, que Vlaque, l’ami d’Antoine Marvaux, présente ainsi : “elle n’a rien, alors elle fait ce qu’elle veut” ou “elle n’a rien, mais on croit qu’elle peut tout avoir quand elle veut”. Une Irène dont l’existence, ainsi que le désir qu’elle suscite chez les hommes finissent par la rendre indésirable. Yvonne Porin (Les mystères de Charlieu-sur-Bar ) n’est guère plus âgée que Clarisse. Sa révolte prend un caractère plus ludique, mystificateur. Cette toute jeune adolescente n’hésite cependant pas à traiter de “bande d’abrutis” les notables du bourg qui l’interrogent sur le vol d’une statuette. Lola et Pélagie Vaudant, les petites filles du vieux Gildas (Je ne suis pas d’ici ) vivent en accord avec la nature sauvage qui les entoure, n’ont nul souci des convenances ou de bonnes fréquentations (“Elle attendaient non pas le prince charmant, plutôt des voyous qui leur procuraient des aventures plus ou moins déchirantes”). Leur révolte est d’abord dirigée contre tout ce qui va de soi. Comme l’explique Gildas : “Elles croient que les choses doivent aller de travers (...) Pour mes petites filles, rien n’est régulier. Elles ne s’intéressent qu’à ce qui est inattendu”.

La plus attachante de ces “héroïnes”, Véronique Leverdier, n’a pourtant rien, lors de sa présentation par l’auteur dans les premières pages des Disparus, qui puisse retenir le lecteur. Elle est l’amie de Jeanne Bregant, la soeur de Maximin, et l’accompagne lorsque Jeanne rejoint son frère et Casimir à l’occasion de balades en vélo et autres loisirs de vacances. Au sein de ce quatuor, Véronique est décrite comme “parfaitement effacée”. Maximin (Casimir s’intéresse à Jeanne) ne songe nullement à lui conter fleurette “quoiqu’on eut fait à cette fille une réputation de coureuse pour peu qu’on l’eût vue bavarder ici ou là certains soirs avec des garçons”. Selon Maximin, Véronique compte “pour rien”. Il dit ne pas prêter attention à cette fille qui ne l’intéresse pas tout en se posant la question suivante : “Qu’est ce qu’elle avait à faire mine de se révolter toujours ?”.

Il est vrai que Véronique, qui a rapidement abandonné ses études, n’en fait qu’à sa tête et passe d’un emploi à l’autre sans y attacher de l’importance. Durant les courtes rencontres entre les deux jeunes gens qui ponctuent le récit, Maximin hésite entre l’exaspération et un sentiment d’incompréhension. Après le sabotage du camping municipal les soupçons se portent sur Véronique : qui souffre d’un discrédit de réputation avec sa manie de traîner un peu partout et de passer pour “une petite garce” hypocrite. Un autre incident exacerbe encore davantage ce sentiment d’hostilité, puis Véronique est accusée d’avoir volontairement égaré deux campeurs dans la forêt voisine. En persistant défendre Véronique contre des accusations qu’il estime injustes et infondées, Maximin, progressivement, se met “à dos tous les honnêtes gens” du village. On apprend à mieux connaître Véronique lors de l’épisode “enchanté” où elle entraîne Maximin dans cette forêt de tous les dangers. La jeune fille se révèle à la fois fragile, entêtée, espiègle, et indifférente à son sort. En initiant Maximin aux “secrets” d’une forêt au sein de laquelle des promeneurs se perdent pour quelquefois disparaître à jamais, Véronique prend une autre dimension. La sauvageonne se transforme en nymphe des bois, ou en moderne Ariane. A la recherche d’un bouc émissaire, les villageois finissent par rendre Véronique responsable de tout ce qui ne va pas : elle a le mauvais œil (on ne la traite pas explicitement de sorcière mais l’idée fait son chemin).

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Le thème “amoureux”, pourtant présent dans tous les romans d’André Dhôtel, n’a curieusement pas été commenté par l’écrivain dans ses entretiens, ni véritablement traité par la “critique” à la mesure de ce que cette thématique met en jeu dans cette œuvre. Un peu comme si l’un, et les autres, ne s’autorisaient pas à vouloir l’évoquer de manière circonstanciée, ou ne savaient sous quel angle l’aborder. Mais à quoi renvoie ici l’adjectif “amoureux” (polysémique s’il en est) ? Pareille question incite à faire la remarque suivante, préalable : il n’y a pas à proprement parler de scènes sexuelles explicites dans les romans de Dhôtel. Plus qu’une certaine pudeur chez l’écrivain il faut chercher l’explication dans le statut même de l’oeuvre romanesque d’André Dhôtel. C’est d’abord dire que celle-ci ne se rattache nullement à cette tradition “réaliste” ou “naturaliste” que l’on peut faire remonter à Zola. Ce qui n’exclut pas la sensualité, très présente chez Dhôtel. Il n’y a d’ailleurs rien d’éthéré, d’idéalisé ou de purement cérébral dans cette œuvre romanesque. Souvent les jeunes personnages masculins ressentent un trouble en imaginant derrière une fine étoffe ou une légère vêture le corps d’une jeune fille. Les lignes suivantes, extraites de Bernard le paresseux, l’expriment éloquemment : “C’était une robe blanche presque transparente. Il leva la tête et tout d’un coup il comprit qu’Estelle était nue sous sa robe, qu’elle ne portait sur elle que cette robe légère; Rien de plus certain. Ses manches étaient faites d’une dentelle très fine où les bras semblaient lumineux, mais la dentelle se continuait sur le haut de la robe, et il semblait à Bernard que les seins d’Estelle allaient devenir aussi visibles que ses bras (...) Elle était là devant lui, et Bernard avait la conviction qu’il connaissait depuis toujours ce corps charmant, plein d’une force merveilleuse. Il se sentait désespéré et il constata que les yeux d’Estelle étaient mouillés de larmes”.

Dans le même registre André Dhôtel décrit ainsi durant le dernier chapitre des Disparus l’acmé du sentiment amoureux de Maximin (envers Véronique) : “Maximin regarda la jeune fille. Alors seulement il s’aperçut que le haut de la robe avait une déchirure qui laissait voir la courbe d’un sein. Rien de commun avec la présence de Carine ou de Judith. Une grâce inaccoutumée, qui semblait n’être que lumière, mais une lumière qui entrait en lui tout entier. Une petite camarade à jamais, c’était donc cela ? Et puis, en plus, la vie étonnante et inconnue d’un corps merveilleux”.

Deux exemples qui prouvent que mystique du sentiment amoureux et pulsion érotique se rejoignent chez Dhôtel. En ne conservant que le second terme cela peut d’ailleurs prendre le sens d’une révélation comme dans Le maître de pension où le jeune Michael, caché derrière les volets de la chambre d’Annie, observe la jeune fille à son coucher : “Enfin d’un angle surgit Annie. Elle s’apprêtait à boutonner sa chemise de nuit. Il vit avec une netteté extraordinaire son visage avec les yeux noirs et ses deux seins légers. Michael fut saisi d’un tremblement comme si il avait touché les deux seins, et comme si ils lui appartenaient pour toujours à partir de ce moment là, quoiqu’il arrive”. Comme on le vérifie ici ou là, Dhôtel fait appel à différents registres d’écriture pour traduire situations érotiques et sentiments amoureux. S’il privilégie l’éllipse pour décrire dans Je ne suis pas d’ici une étreinte en deux phrases (“En un instant il fut dans ses bras et ne sut jamais si elle l’avait attiré où s’il avait eu un élan inconsidéré. Toujours est-il qu’aussitôt liés ensemble, ils s’étaient livrés à de brûlants transports, sans prononcer le moindre mot”), il devient plus explicite (L’azur ) pour relater le début d’un badinage amoureux : “La matinée était chaude. Jenny portait un corsage décolleté - Tout le monde a des idées, assura Jenny, même des idées folles. Le tout c’est de les exprimer - J’ai beaucoup de sensibilité, dit Émilien qui ne pouvait détacher ses regards des seins de Jenny - Vous me faites une déclaration ? demanda-t-elle en souriant".

Il importe aussi de souligner la présence de pulsions incestueuses dans plusieurs romans d’André Dhôtel : entre des frères et sœurs ou des oncles et nièces. L’attirance il est vrai de Marc Fortan pour Émilie (Le ciel du faubourg ) s’explique parce que la seconde n’est pas en réalité la nièce du premier (ce qu’Émilie et sa mère sont seules à savoir). Ce qui n’est pas le cas de L’homme dans la scierie (Alcide Joras qui aime sa soeur Éléonore, reporte ensuite cette passion sur Virginie, la fille d’Éléonore), ni du Train du matin (Geoffroy Merandet quitte la France pour échapper aux avances de sa soeur Jeanne, mais aussi pour se protéger contre sa propre attirance), ni de Bonne nuit Barbara (Barbara Sermeur et son oncle Lazare se comportent comme des amants, cette liaison étant avérée si l’on en croit la rumeur publique), ni du Plateau de Mazagran (où Juliette informe ses deux prétendants de la passion jalouse de son jeune frère à son égard). Ces attirances de nature incestueuse paraissent de surcroît aller de soi dans cet univers romanesque, et ne provoquent à l’égard des protagonistes ni véritable rejet, ni condamnation. Ceux ou celles qui manifestent de type de pulsion ne ressentant nulle culpabilité tout en étant plus ou moins confrontés aux affres de la jalousie.

Sujet plus tabou aujourd’hui que du vivant de Dhôtel, dans quelques uns de ses romans il y aurait lieu d’évoquer le sentiment très fort, voire l’attirance que plusieurs personnages masculins éprouvent à l’égard de très jeunes filles (pour ne pas dire fillettes), et quelquefois leur réciprocité. Cela apparaît de manière moins flagrante, plus diffuse ou inconsciente que pour les tendances incestueuses. On n’en relève pas moins dans Un jour viendra les relations autant difficiles que passionnelles d’Antoine Marvaux et de Clotilde (qui a douze ans lorsqu’elle apparaît dans le roman), ou les sentiments d’Henri Chalfour (L’homme de la scierie ) à l’égard de la jeune Virginie, ou encore à travers l’intérêt que Florent Dormel porte à Edwige (Histoire d’un fonctionnaire ).

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Cette thématique amoureuse prend une telle dimension dans Bernard le paresseux qu’elle recoupe vers la fin du roman celle de “l’amour fou”. Ce qui pourrait paraître paradoxal (mais très dhôtelien) puisque Bernard Casmin éprouve lors de chaque rencontre avec Estelle Jarraudet un sentiment de haine, d’ailleurs réciproque. Après sa première rencontre avec Estelle, Bernard évoque devant son ami Blaiseau “une sorte de coup de foudre à l’envers” : formule d’une exactitude confondante. Progressivement, d’une rencontre à l’autre, plusieurs indices laissent supposer que cette haine, plus ou moins rationalisée chez l’un comme chez l’autre, cache autre chose. C’est là, dans les interstices du récit, qu’apparaît ce “quelque chose d’autre” dont la violence ne peut s’exprimer qu’à travers les mots de la haine. Jusqu’où cependant ? Lors de leur avant dernière rencontre, comme je l’ai plus haut mentionné, Bernard prend brusquement conscience du corps d’Estelle et en est bouleversé (les larmes qui montent aux yeux de la jeune femme, à ce moment là, semblent traduire un bouleversement d’une nature peu différente). Les deux scènes finales (l’ultime rencontre dans une salle de café, puis le dernier dialogue des deux jeunes gens sur la rivière gelée) nous sont rapportées plus tard par des tiers. Cette mise à distance déjoue autant le piège mélodramatique qu’elle permet au récit de s’achever sur une note chorale sans pour cela atténuer ou limiter la dimension tragique de l’événement. Trois ou quatre autres romans de Dhôtel, peut-être, surpassent celui-ci d’un point de vue poétique, formel, ou d’agencement du récit, mais aucun ne bouleverse pareillement le lecteur quand ce qu’il faut bien appeler “l’amour fou” se manifeste ainsi avec la violence d’un refoulé trop longtemps retenu. Des lecteurs comme Jean Paulhan ont pu regretter la fin tragique du roman (unique dans l’oeuvre de Dhôtel), mais pareil excès de la haine à l’amour ne pouvait déraisonnablement conduire qu’à la mort.

Ce n’est pas exactement dû au hasard si trois autres romans, parmi les meilleurs d’André Dhôtel, déclinent cette “thématique amoureuse” sur un mode qui, sans atteindre l’excès et le tragique de Bernard le paresseux, fait ressortir la même manière contrariée qu’ont les protagonistes d’entrer en relation, ou de mettre dans un premier temps tout sentiment amoureux à bonne distance. Les trente dernières pages des Disparus (depuis le moment où Maximin et Véronique se retrouvent pour ne plus se quitter jusqu’à l’épilogue) sont parmi les plus inspirées qu’ait écrites Dhôtel. L’évolution du sentiment de Maximin, traduite par une série d’indications allant crescendo, cède devant l’impossibilité pour les deux jeunes gens de se séparer. L’aveu, chez Maximin, sera précédé par l’apparition de “la courbe d’un sein” et la promesse “d’un corps merveilleux”. Le même cheminement a eut lieu chez Véronique, précédemment. Tous deux savent désormais : “Depuis la veille au soir ils savaient bien l’un et l’autre qu’ils ne se quitteraient plus, mais c’était tellement beau qu’ils ne pouvaient pas en être sûrs tout de suite. Depuis la veille ou depuis très longtemps ?”.

Dans L’azur Émilien se révèle moins critique, et moins rejetant à l’égard de Fabienne (si l’on compare son attitude à celle de Maximin vis à vis de Véronique dans un premier temps) qu’indifférent. Edmée, indépendamment de sa beauté, l’attire parce que tous deux partagent de nombreux goûts et idées communs, et donc représenterait l’épouse idéale. Bien différente est l’attirance qu’éprouve Émilien pour l’une ou l’autre des “filles de Rieux”. Elle prend un caractère impulsif à travers des jeux de séduction, la manière dont ces jeunes femmes mettent leurs corps en valeur, et ce quelque chose d’indéfinissable lié à la sauvagerie du lieu. Fabienne est à la fois l’une des “filles de Rieux” et “la petite camarade” rencontrée quelques années plus tôt à Paris. Lui est-elle indifférente comme le prétend Émilien ? Moins qu’il ne le croit. Lors de chaque rencontre, ou presque, Émilien demande à Fabienne un baiser. Sans grande conséquence certes : il s’agit entre eux d’un jeu, voire d’un rituel initié à Paris. L’ultime rencontre, décisive, tient en une page. Émilien et Fabienne se rendent au cinéma pour voir un film comparable à celui vu plusieurs années plus tôt au Quartier Latin (épisode relaté dans les premières pages du roman). Cette fois ci, pour la première fois, Émilien ne réclame pas un baiser. Le reste coule de source. Encore fallait-il cette “redoutable simplicité” relevée par Henri Thomas chez André Dhôtel pour le traduire ainsi : “Ce fut à ce moment-là qu’ils s’aperçurent que depuis la fin du film, quand il lui avait pris la main, ils étaient restés ainsi la main dans la main. Ils ne s’en étaient pas rendu compte le moins du monde et ils se regardaient avec un étonnement presque fantastique. Ils ne pouvaient pas desserrer leurs doigts. Les yeux de Fabienne s’emplirent de larmes. Le carillon de la mairie... Alors elle sourit. Il y avait du monde alentour. Elle fit une moue pour signifier un baiser”.

Des trottoirs et des fleurs représente une autre variation sur le thème amoureux. J’en reparlerai plus loin dans la mesure où cette thématique se trouve imbriquée avec une autre, plus décisive pour ce qui concerne ce roman. Plus rare chez Dhôtel, un souvenir d’adolescence peut s’apparenter en quelque sorte à une “scène primitive” et s’avérer déterminant du point de vue d’une inclination amoureuse. Ce souvenir est rapporté par Damien Sorday (Je ne suis pas d’ici ). A presque quinze ans, se rendant sur une plage du Cotentin qu’il pensait déserte, Damien s’était entièrement déshabillé, puis avait impulsivement enfourché un poulain parti pour une course folle avant de mettre rapidement fin à cette fantaisie. Durant le court rodéo de l’apprenti cavalier, celui-ci avait aperçu et avait été vu d’une fille qui roulait à vélo le long d’un sentier. S’étant rhabillé pour se rendre à la plage, Damien avait découvert à sa grande surprise la même jeune fille (ou supposée telle) complètement nue, s’avançant dans la mer en lui tournant le dos. Une apparition bouleversante qui n’avait duré que quelques secondes : la fille se mettant alors à nager. Le souvenir de cette fille, dix ans plus tard, demeurait très présent dans son esprit d’autant plus qu’il s’agissait peut-être de l’une des trois adolescentes que Damien voyait régulièrement pendant les vacances, et qui plus tard seraient amenées à jouer un rôle plus ou moins important dans sa vie amoureuse. Cette scène, sur laquelle Damien revient plusieurs fois durant le récit, sera explicitée à la fin du roman par les deux protagonistes.

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On n’insistera jamais trop sur le fait que la plupart des personnages typiques de cet univers dhôtelien sont rarement tolérés, reconnus, admis ou appréciés par la “bonne société” (que celle-ci se confonde avec les “’élites” d’une petite ville ou d’un bourg). De là cette kyrielle de notables (édiles municipaux, notaires, industriels, avocats, gros commerçants, riches cultivateurs, etc.) que l’on retrouve d’un roman à l’autre dans un registre plus ou moins conformiste, ou arrogant, ou odieux, ou ridicule. Dans Bernard le paresseux André Dhôtel décrit l’étroitesse d’esprit, le souci des conventions, les mesquineries et lâchetés d’une bourgeoisie de province laquelle, à l’instar du couple Garois, les cousins de Bernard Casmin qui l’hébergent et ambitionnent pour lui un “bel avenir”, se retournent contre Bernard quand la récente mauvaise réputation du jeune homme viendrait contrarier leurs relations avec les notables de la ville. Estelle Jarraudet le dit à l’intéressé sans prendre de gant : “Vous êtes devenu indésirable dans notre ville”. A Bernard qui se récrit, s’indignant qu’on puisse mettre en avant “une vague dignité sociale” pour simplement le rejeter, la jeune femme répond qu’elle n’en disconvient pas, tout en rappelant que la conduite de Bernard, sa paresse, l’allure qu’il se donnait, et son accession à une situation non méritée ne plaidait nullement en faveur de son interlocuteur. Le cousin Garois, avocat, lui dira à sa façon le sentiment des notables du cru : “La vie, mon cher Bernard, n’est qu’apparence. Mais il faut maintenir les apparences”.

Ce type de discours est tenu dans Les premiers temps par le couple Baurand (le frère et la belle soeur de Sylvestre, antiquaires) qui ont “une sorte de passion pour la sécurité et l’honnêteté”. La personnalité de Sylvestre les inquiète, les angoisse même, parce qu’ils ne veulent “pas s’avouer que toutes leurs raisons d’honnêtes gens n’empêcheraient jamais Sylvestre de courir n’importe quel risque”. Le couple Baurand serait prêt à “supporter bien des bouleversements, mais à condition de garder une bonne tenue”. Du surcroît, remarque Julien Baurand au sujet de Sylvestre, “il croit toujours qu’on peut changer le cours de la vie mon frère, et tout reprendre par le commencement (...) ce qui le mettra dans les pires embarras”. Le souci des convenances bourgeoises s’accompagne bien évidemment du rejet de ce qui les remettrait en cause. Ainsi (Le pays où l’on arrive jamais ) Gabrielle Berlicaut, la tenancière de l’hôtel du Grand Cerf, et tante du jeune Gaspard, qui “avait décidé que la plaie de l’univers c’étaient les gens originaux et que de tels gens feraient mieux de ne pas exister”.

Il serait exagéré d’évoquer à proprement parler une thématique de “lutte des classes” chez Dhôtel. Cependant force est de constater que deux mondes dans cet univers romanesque s’opposent de manière constante : celui des “gens d’en haut” et des “gens d’en bas” (en débarrassant cette opposition de toute complaisance populiste : Raffarin souvenez-vous). Par delà les différences de mode de vie, de culture et de langage, celles qui se rapportent à des “valeurs” peuvent se confondre le cas échéant chez les seconds avec le rêve rimbaldien de “changer la vie”.

Ces “gens d’en bas” appartiennent aux mondes rural et citadin. Dans le premier cas relevons une distinction toute dhôtelienne entre bourgs et villages. L’honorable Monsieur Jacques l’illustre particulièrement à travers la description du bourg Bercourt (représentatif d’une mesquinerie provinciale avec son lot de cancaneries (4), de réputations qui se font et se défont, sa tonalité petite bourgeoise) et celle des villages de la Saumaie (à travers la description d’un mode de vie paysan archaïque, pas toujours compréhensif, superstitieux, relié à des forces obscures). Les mystères de Charlieu-sur-Bar reprennent cette antienne : ici le bourg (Charlieu) ressemble à s’y méprendre à Bercourt, alors que les villages environnants possèdent des points communs avec ceux de la Saumaie : on y cultive une certaine indifférence, et s’adonne même à la paresse (alors que les rivalités entre notables et le rejet par ceux-ci des marginaux constituent l’ordinaire de la vie à Charlieu). Dans L’azur, les habitants du hameau Rieux sont perçus de l’extérieur comme des gens rétrogrades et fantasques. Il parait utile d’ajouter que leur attitude en l’occurrence ne se confond nullement avec celle d’un stupide conservatisme.

André Dhôtel devient plus explicite, d’un strict point de vue social, lorsqu’il décrit le monde citadin. Quand Bernard Casmin (Bernard le paresseux ), rejeté par la bourgeoisie locale, change de domicile et d’existence, il constate que dans le quartier populaire où il vient de s’installer on se soucie peu de “la réputation bonne ou mauvaise de quiconque”. Bernard, un premier temps employé chez un brocanteur (avant d’être licencié quand sa réputation le rattrape), remarque que les “gens pauvres” qui s’arrêtaient devant la boutique “se tenaient immobiles comme devant la mer et on ne pouvait rien lire dans leurs regards”. Il finit par réaliser que si “les gens du haut” ont leurs raisons, celles-ci lui sont rapidement devenues complètement étrangères. En faisant la connaissance de Robert Corioux (qui exerce la profession de crieur) et ses amis, Bernard se lie à des personnages autant pittoresques que savoureux et attachants, dont Bromichel qui trinque “avec l’élégance discrète et compliquée qui ne s’apprend que dans les faubourgs” (merveilleuse trouvaille !). Bernard sera par eux initié à un projet d’habitation collective à caractère communautaire.

Dans Le ciel du faubourg, l’un des rares romans de Dhôtel situé en banlieue parisienne, les habitants de la rue des Freux commentent les faits et gestes des protagonistes du récit à la manière d’un choeur antique. Les premiers temps décrit des milieux de sous-prolétaires : celui de la Cour des Choules, puis de Ste Soline, deux lieux déshérité de la ville de St Eucher. Sylvestre Baurand et Thérèse Pardier y rencontrent une population de marginaux qui vivent de petits trafics et d’expédients. Chaque individu “d’aspect douteux” du genre huissier, gendarme ou policier, y est immédiatement signalé : les riverains qui ne seraient pas règle prennent la poudre d’escampette, et les intrus ne trouvent sur place “qu’une innocence pour ainsi dire infinie, ou bien le vide, par exemple une cambuse soudain sans mobilier, ni habitant”. En fin de journée, les habitants de la Cour des Choules viennent “respirer l’air du soir” et bavarder autour de “questions importantes” : où reviennent invariablement “les mille moyens de ne pas gagner sa vie”.

Sylvestre, Thérèse, et leurs nouveaux amis de Ste Soline, aspirent à changer le cours de la vie. C’est également, dans un tout autre contexte, ce qui motive Jacques Soudret (L’honorable Monsieur Jacques ) quand, une fois durablement installé dans la Saumaie, il cherche à s’étourdir tout en sentant monter en lui “le désir violent d’un changement, aussi bien d’une catastrophe, quitte à mal se conduire”. Un “désir de changement” qui revient de manière implicite dans la plupart des romans de Dhôtel. Cette basse continue, Jean-Claude Pirotte la souligne lorsque, relevant la tendance de “critiques un peu superficiels” à vouloir circonscrire l’univers dhôtelien à la féerie, il insiste sur le “comportement radical” des personnages de Dhôtel et “leurs souveraines aptitudes à bouleverser l’ordre convenu du monde”. On ne saurait mieux dire. Pirotte écrit également : “Tous ces gens qui ne savent pas où ils vont, cancres, paresseux, vieilles dames excentriques, hommes d’affaire véreux, criminels en cavale et j’en passe (“les gens réguliers et vertueux ça n’existe guère”, affirme l’auteur) sont tenaillés par l’espoir d’un “renouvellement total”, d’une “rupture inespérée dans l’ordre des choses” et entretiennent jalousement “l’affection que l’on éprouve pour ce qui est lointain, à quoi il faut toujours revenir”” (5).

Curieusement (dans les entretiens de L’école buissonnière recueillis par Jérôme Garcin), André Dhôtel tisse la métaphore du “changement”, associée à une “remise en cause incessante”, en partant du relief des Ardennes, décrit “fascinant et désordonné” ; et où “tout change tout le temps”. Pourtant ce n’est pas comme on pourrait le penser à son cher Rimbaud auquel Dhôtel entend se référer mais à Daumal (lequel, nous dit-il, recommandait “de se remettre en question en permanence”). Et Dhôtel d’ajouter : “En effet c’est le propre de ce lieu de se remettre sans cesse en question, pour le plaisir, pour voir comment cela va tourner”.

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Plus haut, Jean-Claude Pirotte évoquait les personnages d’André Dhôtel comme des “gens qui ne savent pas où ils vont”. Il y a de ce point de vue une caractéristique commune à tous ces personnages que traduisent les verbes errer et vagabonder, et plus encore rôder et traîner. Dans Retour Dhôtel précise (après avoir fait l’éloge de la paresse) : “L’inaction dont je parle consiste simplement à traîner (...) traîner suppose une sorte de mauvaise volonté, un refus d’exercer ses muscles, de se choisir un but et de repérer les endroits”. Il l’illustre par l’exemple d’un gamin désœuvré dans les rues d’un village “dont on pense aussitôt qu’il n’attend qu’une occasion pour perpétrer une farce” ; mais également, quelque soit le mode de locomotion, par le fait “de changer d’allure selon son caprice et s’arrêter souvent à des moments hasardeux et n’importe où. La règle essentielle est de ne vouloir ne rien observer. Une incapacité foncière”. Dans cette manière de rôder et de traîner le modèle revendiqué s’appelle Rimbaud, dont la découverte de l’oeuvre par Dhôtel (à travers des “bouts de phrases ou des mots épars”) entrait en complète résonance avec “ma façon de rôder dans les champs”.

Dans de nombreux romans, les personnages d’André Dhôtel sont livrés à l’errance ou s’adonnent au vagabondage, mais le lecteur les surprend davantage en train de rôder ou de traîner. Sylvestre Baurand (Les premiers temps ) quitte Romeux, le bourg où il vit et travaille comme ébéniste depuis de longues années, quand son passé d’escroc et de voleur le rattrape. Pour ne pas contrarier les projets de son fils il lui parait alors préférable de se faire oublier dans la région. Une circonstance imprévisible, un cambriolage, le met en présence de Thérèse Pardier, l’ancienne amie de son fils, elle-même apprentie-cambrioleuse. De là ce long chemin d’errance qui les conduira tous deux dans des lieux improbables et à fréquenter des personnages qui ne le sont pas moins.

Sinon le fait de traîner ou de rôder prend un caractère différent d’un roman à l’autre. Dans Bernard le paresseux, Bernard Casmin descendu au plus bas de l’échelle sociale se remémore ce temps de l’enfance où “l’on rôdait dans ces rues et ces champs avec les idées d’un monde étonnant”. Plus tôt Bernard n’avait fait aucun effort pour trouver un nouvel emploi, préférant “traîner dans les rues, peut-être avec l’espoir de rencontrer quelqu’un qui lui donnerait une solution”. Léopold Peruvat (Des trottoirs et des fleurs ), qui ne sait pas vraiment ce qui le passionne, se demande si finalement ce ne sont pas les rues, le fait d’y traîner, qui l’intéresse au premier chef : “J’ai souvent d’immenses espoirs dans les rues sans savoir de quoi il s’agit”. Plus tard, son ami Cyrille lui fait remarquer qu’il aime “se fourrer dans des chemins sans issue”. Un programme que les deux jeunes gens vont s’efforcer de mettre en œuvre dans l’une ou l’autre des péripéties du récit. Depuis le hameau Grivan où il vient de s’installer (Un jour viendra ), Antoine Marvaux découvre une immense prairie qui “n’avait rien à voir avec les embarras et les sottises” du bourg qu’il vient de quitter. Antoine va faire de longues promenades sur cette lande qui l’entraîneront à y rencontrer Clarisse, la petite sauvageonne qualifiée de “rôdeuse”. Durant son adolescence déjà, Bertrand Lumin (Lumineux rentre chez lui ) préférait les incessantes et solitaires balades en vélo à la fréquentation de ses semblables ou à des occupations utiles. Cette tendance perdure à l’âge adulte, la marche à pied remplaçant le vélo. Après une période de prospérité, Bertrand sera progressivement repris par ses vieux démons, en entreprenant par exemple de suivre des passants croisés au hasard des rues. Dans Le train du matin, Gabriel Larfeuil passe une partie de son temps à traîner le long de la voie ferrée, seul ou en compagnie d’Alfred, un jeune homme amnésique. On se méfie de Véronique Leverdier (Les disparus ), puis on finit par l’accuser de tous les maux parce que, entre autres raisons, on la voit trop souvent rôder autour du village.

Ce rapport entre l’espace et l’existence nous rapproche d’une pulsion nomade. Le Gaspard Fontarelle du Pays où l’on arrive jamais, fils de forain, mais élevé par une tante qui veut préserver son neveu d’une vie difficile et désordonnée, fait par hasard la rencontre d’un enfant fugitif. Cela va entraîner Gaspard dans des aventures qui l’amèneront à partager le quotidien d’une famille de musiciens ambulants. Dhôtel n’est pas sans manifester de la tendresse à l’égard de ceux qui vivent une existence nomade, ou qui appartiennent à un peuple nomade : tels les romanichels du Couvent des pinsons, qu’ils continuent à mener une vie de “camp volant” ou qu’ils s’efforcent de se sédentariser.

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Les personnages d’André Dhôtel, on l’aura compris, ne se comportent pas selon les critères habituels, ceux disons d’un romanesque auquel Dhôtel se rattache néanmoins par certains aspects. Ils n’ont rien de positif, cela va de soi, mais il serait cependant imprudent de leur accoler l’adjectif “négatif” : ils sont une fois de plus “en dehors”. Je distinguerai pour ce faire quatre tendances. Les deux premières (une appétence à l’échec, et une indifférence à déchoir) sont liées. Une troisième (l’ambivalence) et une quatrième (l’attention aux petites choses du monde) complètent le tableau.

L’appétence à l’échec est pour ainsi dire consubstantielle du personnage de Bertrand Lumin (Lumineux rentre chez lui ), qui de surcroît met un point d’honneur à paraître ridicule : “Bertrand qui se révélait en matière de livres et à force de lire, d’une capacité moyenne, ainsi qu’en toutes choses, aurait pu tenir son rôle avec une dignité passable, mais il semblait vouloir cette fois se livrer corps et âme au ridicule”. Lorsque la chance tourne en sa faveur (Bertrand gagne à la loterie, puis tout s’enchaîne rapidement : celui que l’on surnommait autrefois Lumineux devient le responsable d’un ambitieux Comité des loisirs), l’intéressé s’empresse de mettre sans trop tarder à mal ses récentes fortune et notoriété en inscrivant la nuit sur les murs de la mairie des inscriptions hostiles à sa personne, en particulier le fameux LUMINEUX, RENTRE CHEZ TOI ! Léopold et Cyrille (Des trottoirs et des fleurs ) ne sont pas loin de transformer toute conduite d’échec en règle de vie : “En attendant ils se trouvaient parfaitement heureux de scruter les herbes ou le ciel, et de risquer encore une fois de rater une occasion alors qu’il est du devoir de chacun de tout faire pour aboutir”.

Jacques Soudret (L’honorable Monsieur Jacques ) fait le lien entre cette appétence à l’échec et le sentiment relatif d’une déchéance. A la question de savoir si une femme, la sienne, vaut “la peine de se mettre dans ces états”, il répond : “Il ne s’agit pas de Viviane mais de savoir gâcher sa vie plutôt que de la ménager selon une méthode ordinaire, en poursuivant ses travaux, par exemple”. La déchéance de Bernard Casmin (Bernard le paresseux ) s’avère plus sociale qu’existentielle. Il en prend son parti en traversant cette période de “descente aux enfers” avec une certaine indifférence. Bernard finit par se détacher des raisons qui le rattachaient encore quelques mois plus tôt à la société de ces “gens qui s’obstinaient dans leur travail de fourmi et dans leurs combinaisons”. C’est quelque chose de cet ordre qu’exprime Claire Bécaille (La tribu Bécaille ) quand, de longues années après avoir l’avoir quitté, revenant vivre avec Roger son époux, elle déclare : “Avec mon père, je me suis longtemps astreinte à une vie faite de calculs. Maintenant c’est le hasard”. Gabriel Larfeuil (Le train du matin ), qui prétend demeurer étranger à tout événement, ne peut qu’attirer le soupçon sur lui, celui par exemple de se dissiper en de “vaines aventures”, comme le lui rappelle Jeanne Merandet. Le Florent Dormel de Histoire d’un fonctionnaire, faisant le bilan de ses nombreux échecs, résume assez bien ces différents comportements (tout en les exacerbant) : “Bien loin de se chagriner, il se félicita d’être enfin réduit à la plus profonde nullité. C’est extraordinaire que puisse s’annuler une vie qui a toujours été nulle”.

Il y a comme un leitmotiv que l’on retrouve dans plusieurs romans d’André Dhôtel : l’affirmation d’une chose et de son contraire. La récurrente indécision des habitants du hameaux Rieux (L’azur ) renvoie au “on sait et on ne sait pas” des villageois de la Saumaie (L’honorable Monsieur Jacques ) et du père de Maxime Bregant (Les disparus ) qui craint de “laisser échapper quelques paroles déplacées”, ou au “c’est ça et ce n’est pas ça” de Gabriel Larfeuil (Le train du matin ), rétif à certaines explications. Ceci traduit la complexité du monde et l’impossibilité parfois de trancher, quitte à revenir parfois sur ce que l’on affirmait précédemment sans vouloir toutefois se déjuger. Dans les meilleurs romans de Dhôtel la question du sens vient se greffer sur le comportement plus ou moins ambivalent des personnages principaux. Il y a toujours un moment où le récit bascule dans quelque chose qui devient signifiant, quand bien même cette signification, variable d’un roman à l’autre, s’affranchirait de toute rationalité pour proposer des réponses d’ordre poétique. En revanche, l’ambivalence des deux personnages principaux du Couvent des pinsons et de Bonne nuit Barbara s’avère trop massive pour que la question du sens puisse être abordée selon les critères précédents. On dira que pour ces deux romans la mayonnaise prend plus difficilement en raison d’une dispersion dans le récit tributaire de ce surcroît d’ambivalence.

Dernier trait commun dans cette liste : l’attention aux petites choses du monde présente dans de nombreux romans. André Dhôtel l’a exprimée dans Retour en distinguant deux façons de s’y référer. D’un côté le souci “de se préoccuper du rien, je veux dire le rien dans le domaine du visible, très sensible en vérité au large de ces campagnes : l’espace pur et simple” ; de l’autre la mention d’une attirance pour “certains à-cotés “ de la vie. Patrick Reumaux creuse le même sillon lorsqu’il évoque dans L’honorable Monsieur Dhôtel ces “occupations tant qu’on voudra futiles (hautement inutiles, dit Dhôtel) mais qui ont valeur de distraction - au sens étymologique - c’est à dire qui permettent de voir à côté, ou autre chose que ce qu’il est recommandé de voir”. Ceci et cela n’étant pas sans renvoyer à une vision poétique du monde sur laquelle je reviendrai.

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D’ailleurs l’humour et la poésie sont souvent étroitement liés chez André Dhôtel. Il y aurait lieu tout d’abord d’évoquer un humour propre à l’écrivain : celui de situations souvent insolites et cocasses où interviennent plus particulièrement des personnages secondaires (dans un registre comparable à celui des “second rôles” du cinéma français des années trente, quarante et cinquante) : figures burlesques, fantaisistes, farceuses, blagueuses, voire même raisonneuses et sentencieuses. Les farces tiennent une large place dans Les mystères de Charlieu-sur-Bar où elles jouent le rôle d’un révélateur : rendre, comme disaient d’aucuns, la honte encore plus honteuse en la livrant à la publicité. Ceci sur le mode souriant, un rien fantastique, et gentiment irrespectueux qui caractérise ce roman.

Dans cette galerie de personnages secondaires, les protagonistes vont souvent par deux. Le duo Paticart et Rinchal (Le train du matin ) retient particulièrement l’attention. Tous deux sont passés maîtres dans l’art de se retrouver comme par hasard devant Le café de la gare lors de leurs promenades quotidiennes. C’est d’ailleurs le lieu où, en compagnie de Gabriel Larfeuil, ces deux grands discoureurs entreprennent de complexifier encore davantage la compréhension du monde : “A minuit, sous prétexte d’éclaircir l’affaire, on avait établi un réseau de suppositions parfaitement inextricable, dont la complexité donnait à un débat mesquin toutes les couleurs imaginables jusqu’au noir absolu. Comme disait Paticart, ça dépendait du côté par où on voulait bien regarder”. Autres duettistes, Durand et Falort, les anciens compagnons de jeu d’Antoine Marvaux (Un jour viendra ), deviennent les tenanciers du bazar de Flagny. On trouve de tout chez DURAND & FALORT mais nos deux commerçants sont souvent infichus de retrouver les articles recherchés par la clientèle. Comme l’explique Durand à Antoine : “Un bazar c’est un bazar. L’affaire essentielle c’est d’avoir tous les articles imaginables, et forcément il arrive que les choses se mêlent”.

Parmi ces personnages dits secondaires, le Repanlin des Disparus relève du genre humoristique à travers son âne Philippe (qui a le dernier mot dans le roman) et de ses quatre chiens qui, “au rebours des chiens bien élevés (...) se mettaient d’instinct du côté des individus mal accoutrés ou mal en point contre ceux qui se tiennent décemment”. Ces quatre corniauds établissent une sorte de cordon sanitaire entre Véronique et Maximin et la foule menaçante qui veut lyncher ou lapider les deux jeunes gens. Pourtant ce personnage nous intéresse principalement pour de tout autres raisons. Cultivant une espèce d’indifférence bourrue, voire abrutie, Repanlin n’en affirme pas moins son indépendance, farouchement même. Et il est l’homme sans “nom véritable” : “Je m’appelais Redon quand je suis arrivé ici il y a trente ans. Auparavant c’était Pardoux, et encore avant Lincourt. Avec tout ça j’ai fait Repanlin”. Il affirme “je ne sais pas qui je suis”, tout en se révélant celui qui connaît le mieux la forêt environnante et son histoire pour le moins mouvementée. Repanlin est d’ailleurs le seul (Véronique exceptée) à savoir quels types de secrets la forêt recèle. N’est-il pas en quelque sorte le seigneur sans titre de cet inquiétant domaine forestier ?

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André Dhôtel (Les disparus toujours) consacre de belles pages à la dite forêt (située dans l’Argonne, même si le roman ne le mentionne pas) qui dans un premier temps intrigue Maximin. Ce dernier hésite entre deux attitudes : ne pas vouloir accorder trop d’importance à cette forêt en refusant de souscrire à l’opinion générale (“Mais moi je les ai suffisamment regardés ces bois. Vous savez ce qu’ils ont de bizarre ? Simplement une beauté pas ordinaire. C’est fait avec des feuilles, des vents, de la lumière dans l’espace. Tout le reste c’est de la foutaise”), et le soupçon néanmoins de penser que l’explication aux étranges disparitions qui défrayent la chronique locale et à l’attraction malsaine que cette forêt exerce sur les esprits doit être recherchée dans son histoire troublée. Comme l’indique Dhôtel, commentant Les disparus : “Il s’agit d’une forêt “ au sein de laquelle on se perd avec horreur et émerveillement”.

Émilien Dombe (L’azur ) et Jacques Soudret (L’honorable Monsieur Jacques ) sont également pris eu égard la nature environnante dans des mouvements contradictoires : entre, pour le premier, le souci de désensauvager un fond de vallée livré aux ronces et épines et l’attirance que ce lieu sauvage exerce à son insu ; pour le second, un sentiment d’incompréhension envers la Saumaie qui, pour peu que l’on veuille savoir de quoi il en retourne, renferme une vérité impliquant que soient foulées du pied l’honorabilité et la dignité de l’intéressé. Moins métaphysique (Le ciel du faubourg ), l’équipée de Marc Fortan et Paul Dassigne au centre de la France dans le domaine Harset, lieu livré à toutes les fantaisies de la nature, résulte de la découverte par le cordonnier Timard, grand connaisseur des insectes, d’une espèce parfaitement inconnue dans la banlieue parisienne où vivent nos trois personnages.

On observe que la nature, souvent magnifiée chez André Dhôtel sous ses aspects les plus désordonnés, sauvages, et quelquefois luxuriants, devient hospitalière pour qui serait en but à l’inhospitalité du monde, et révèle à d’autres qui s’en protégeraient quelque vérité troublante sur eux-mêmes et la vie en société. On ne s’étonnera donc pas de voir Dhôtel dans ses derniers romans se faire explicitement l’écho de préoccupations écologiques, lesquelles viennent relayer cette défense et illustration de la nature suggérée ci-dessus. Des trottoirs et des fleurs s’y réfère à travers la menace d’un projet immobilier sur le lieu dit Les Pleux (“des petits arbres, des buissons, des fleurs, des plantes idiotes”). Je ne suis pas d’ici traite d’un conflit entre deux familles d’exploitants agricoles qui oppose d’un côté les partisans d’une agriculture de type industriel, et de l’autre une manière plus archaïque et traditionnelle de travailler la terre (cette seconde famille tenant également à conserver telle quelle une lande sauvage). Cette antienne se trouve reprise dans Histoire d’un fonctionnaire : ici l’incompréhension devient totale entre Robert Grémand, jeune cultivateur ambitieux et dynamique (pour qui la campagne “représente simplement des hectares de maïs, de blés ou de betteraves”) et Florent Dormel : qui se dit charmé par les “bas fonds marécageux” et les “penchants calcaires favorables aux orchidées”. Florent pose également la question de savoir ce qui pourrait par exemple subsister des papillons et des oiseaux dont on avait déjà “tué les trois-quarts grâce aux produits bénéfiques avec lesquels on traite les sols” !

Il ne faudrait pourtant pas croire pour autant que Dhôtel prenait en marche le train de l’écologisme. Dans plusieurs romans antérieurs l’auteur plaidait implicitement pour une idée de la nature qui deviendra plus tard un enjeu politique à la faveur de la prise de conscience écologique du début des années 70. Signalons aussi qu’en 1943 déjà Le village pathétique prenait acte de certaines transformations en court dans le monde paysan. Maxime Redon, l’ancien instituteur de Vaucelles, présente ainsi les Germain, une famille de cultivateurs : “Ce sont des gens comme ceux d’autrefois. Ils ne vous demanderont pas d’où vous venez, ni ce qui vous oblige à vous engager pour la moisson. Seulement ceux qui ne connaissent rien d’autre que la forme actuelle de la société se préoccupent d’étiqueter les individus”.

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Qu’est ce qui fait physiquement figure de monde pour André Dhôtel ? Et quel regard porte l’écrivain sur ce qui serait censé le figurer ? Les deux protagonistes de La tribu Bécaille, les inséparables Victor et Luis Bécaille, en donnent quelque idée : “Il ne fallait pas mépriser les plus simples démarches. Ce qui arrivait c’est que tout se plaçait sur le même plan : les occupations, les allées et venues, le bistrot, le canal et les étoiles”. Tout comme Bernard Casmin (Bernard le paresseux) s’exerçant à la clairvoyance en décryptant les détails du paysage qui s’offre à lui à travers la fente d’un rocher. Sylvestre Baurand et son ami Mequenot (Les premiers temps ), “assis au fond du jardin” ont souvent l’oeil fixé sur la brèche d’un mur où la campagne environnante se présente dans sa diversité. Une observation qui les confronte certains soirs à la beauté du monde quand “la lumière du couchant” vient enflammer “les terres de l’est” et ranimer un flot de souvenirs chez nos deux compères.

Encore y a t-il façon et façon de déchiffrer ce monde. Bertrand Lumin (Lumineux rentre chez lui ) a pris la longue habitude de prendre une décision après avoir interrogé les signes qui se présenteraient alors à lui. La vision, par exemple, d’objets inattendus peut “lui donner des perspectives inédites sur l’avenir”. Ou la consultation “des vols de moineaux sur les pelouses”, celle de “la lumière des fonds de bouteille dans les décombres”, ou encore la découverte “d’un croissant de lune bercé dans les branches”, l’entraîner à choisir tel emploi plutôt que tel autre.

Damien Sorday (Je ne suis pas d’ici ) reprend ces questionnements sur un mode paradoxal qui n’est pas sans témoigner de son indécision sur le plan amoureux : “On s’enfonçait dans la routine du monde campagnard, songea Damien, mais peut-être bien que c’était le monde tout court dont on ne sort jamais quoi qu’on fasse. A un seul moment il en était sorti, quand il avait embrassé follement Lola, mais justement cela n’avait aucune signification. Ou bien une signification inconnue et cela devenait du pur rêve comme au temps des billes de marbre et de toutes ces images qui l’avaient enchanté et finalement plongé dans les emmerdements. Oui, vivement qu’il retrouve Alix”.

Quant à s’assurer une place dans ce monde, la réaction d’un chanteur et musicien des rues à la proposition de Bertrand Lumin (qui veut l’engager dans l’un des spectacles qu’il compte monter) résume très exactement la tendance générale : “Tu ne m’as pas regardé. Moi, que j’aille faire le guignol ! Mais, mon bon monsieur, si je ne vois pas un morceau de trottoir et un morceau de ciel, je ne peux pas sortir deux notes. Une chanson ça vient de la lumière et des pavés. Ou alors quoi ?”.

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Il est temps d’en venir à cette “connaissance poétique du monde” sans laquelle Dhôtel ne serait pas Dhôtel. On dira qu’elle représente une donnée essentielle de l’oeuvre de notre écrivain. J’entends ici évoquer un “art poétique” propre à l’auteur, nullement affirmé en tant que tel, ou alors par la bande. André Dhôtel, qui se méfiait des mots et vocables par trop lourds de sens, de ceux du moins qui risquaient de charger inconsidérément la barque poétique (voire de la couler), expose non sans humour dans Retour ce genre de réticence. Au départ la question porte sur “la signification des lieux auxquels on s’attache” mais, comme on le verra, elle la déborde largement. Dhôtel raconte donc qu’il eut un “léger désaccord” avec “deux demoiselles de douze ans” dont l’une était sa nièce. Les deux adolescentes lui avaient demandé de les “mener faire une promenade en barque au clair de lune sur la rivière”. Dhôtel avait alors répondu négativement (estimant, avec le recul qu’il avait “eu sans doute tort”). Mais l’intérêt de l’anecdote réside dans la réponse des deux demoiselles déclarant “avec un affectueux mépris” que Dhôtel “n’avait pas le sens poétique”. L’écrivain dans Retour la commente ainsi (la sienne, de réponse, étant éclairante sur le rapport qu’il entretient avec la poésie) : “C’est sûr qu’il m’arrive de me méfier de la poésie comme de la gale. Justement en ce qui concerne l’amour des lieux je ne parviens pas à me porter au-delà de considérations prosaïques. Toujours “l’étude” imagée, artisanale, plus ressemblante à un passe-temps qu’à un travail et dépourvue de conclusions”.

A travers l’évocation d’une pareille méfiance on subodore que pareille retenue ou réserve n’est pas indifférente au fait - Dhôtel y parait sensible - que certaines terminologies poétiques paraissent parfois redondantes, ou s’apparentent à des clichés, ou encore relèvent de facilités d’expression (quand elles ne relèvent pas d’un impératif catégorique). Dans le même ordre d’idée (Retour, toujours), André Dhôtel remarque que “tout de suite évidemment on va vous mettre en travers la poésie ou le divin”. S’il précise ensuite que “sans doute n’a-t-on pas tort”, il ajoute néanmoins “mais on va trop vite”. En même temps Dhôtel nous apporte une information précieuse sur sa manière d’appréhender le monde lorsqu’il met en balance la manière qu’ont ses contemporains de se hâter avec son souci réitéré de savoir “s’arrêter tant soit peu”. On ne peut saisir un lieu (et être saisi par lui) sans s’y attarder, insiste Dhôtel : “Pour quoi faire ? Pour apprendre sans doute qu’on est qu’un passant très ignorant du monde, et que néanmoins le monde inconnu est là sous vos yeux, autour de vous, l’inaccessible qui existe avec toute la force des végétations et de la lumière”.

Cependant, ceci posé (et reposé), il existe bien une poétique chez André Dhôtel qui emprunte, comme il va de soi s’agissant de cet auteur, maints chemins de traverse. Je prendrai comme exemple La tribu Bécaille. Comme dans plusieurs autres de ses romans, Dhôtel nous décrit la chronique d’un village ardennais à travers le récit d’une saga familiale. Nous sommes par conséquent en terrain connu. Les démêlés de Roger Bécaille, le personnage autour duquel s’organise le récit, avec les habitants du bourg d’Aigly nous sont rapportés par son neveu Victor, le narrateur. Roger Bécaille appartient à cette famille de “proscrits” que Dhôtel nous a rendu familiers d’un ouvrage à l’autre. Pourtant, s’il faut chercher un fil conducteur dans ce roman, il porte le nom de “couleur bleue”. C’est d’ailleurs ce qu’explique Roger à Louis et Victor : “Mais voilà, cette couleur bleue m’a poursuivi partout et finalement c’est à cause de cela qu’on devait m’accuser plus tard des pires forfaits”. Il s’agit, toute comparaison gardée, d’une “recherche” pas tellement éloignée de celle de Bergotte dans La prisonnière de Proust, ce fameux “petit pan de mur jaune”. Sauf qu’ici cette “couleur bleue” apparaît dés les premières pages du roman à travers le propos d’une femme considérée “idiote”, monologuant devant le canal qui se présente à ses yeux comme de “l’émail bleu”.

Lorsque Roger Bécaille (qui ne décline pas alors son identité) rencontre Victor et Louis, la montre qu’il sort de sa poche est ornée “d’émaux cloisonnés” de couleur bleue. Lors d’une autre rencontre, le bleu d’émail se trouve associé au printemps à certaines fleurs, puis Roger va entreprendre de raconter sa vie à ses neveux. Il évoque le “collier de petites perles bleues” volé durant son enfance dans un étalage, puis le “petit fragment de porcelaine bleue” que l’enfant tient serré dans son poing après avoir été repêché par son père de la rivière (“Les choses bleues te poursuivent, m’a-t-il dit en me regardant au fond des yeux”). Un soir, dans une auberge au bord du canal, son père lui avait appris l’existence d’un trésor où figuraient des émaux bleus. Roger ayant fermé les yeux à cette évocation, comme ébloui, ne savait plus ensuite s’il les avait rouvert ou s’il avait rêvé : une petite fille “aux yeux bleus pâles emplis d’une clarté inimaginable” lui était alors apparue dans la salle de l’auberge.

Des années plus tard, on évoquera devant Roger une fille aux yeux bleus que l’on rencontrait dans les abords du canal. Longtemps après, alors que nous nous rapprochons du temps de la narration, Gaétan, un autre neveu de Roger, lui demandera de prendre en charge sa fille Émilie, une enfant aux yeux bleus, “un bleu impossible, très pâle et quand même profond et étincelant”. Roger la confie à une voisine chez qui Émilie reste quelque temps avant de disparaître. On retrouve sa trace, dix ans plus tard, et Victor et Louis ont l’occasion de la rencontrer. La couleur bleue des yeux de la jeune fille les bouleverse : “Qui ne les a pas vus ne pourra jamais comprendre. La certitude poignante d’être en présence de l’impossible, et de ce fait tout devient possible”.

A l’instar de nombreux personnages d’André Dhôtel, Roger Bécaille est un révolté (un “sauvage” dit-il de lui) qui n’hésite pas à “se mettre les gens à dos” et se fichant qu’on le déteste. Mais c’est également un homme dont la vie parait sujette à l’éblouissement : “De plus en plus il nous apparaissait, précise Victor, comme un homme ébloui. L’unique vestige de sa vraie pensée, c’est une couleur ou une voix”.

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Dans une page de Retour, l’air de pas y toucher, Dhôtel donne une indication sur l’un des aspects de sa méthode en attirant l’attention du lecteur sur le mot détail (qui est souligné) : “Pour moi, comme je l’ai dit, la première règle était de ne pas faire attention, mais d’attendre d’être surpris par un détail. Après quoi il était loisible, toujours selon le même entêtement dans l’esprit des vacances, de partir de ce détail pour trouver à tout hasard le début d’une histoire sans raison, et peut-être un reflet de miracle, ou plutôt le reflet d’un reflet”. Ces lignes sont à mettre en perspective avec le commentaire suivant d’Henri Thomas, qui fait très justement le lien entre ce propos dhôtelien et ce que “les moindres détails du monde” mettent en branle dans les romans de Dhôtel : “La part du hasard et de l’imaginaire pur est si grande chez Dhôtel que les moindres détails du monde où il nous introduit s’en trouvent touchés, délicatement allégés. Rien que de naturel dans ses peintures ou dans le caractère de ses personnages ; c’est comme involontairement qu’ils renvoient à un secret à la fois proche et toujours perdu, pareil à une marge claire qui ne cesserait de déborder les êtres et les choses” (6).

Ici je retiens le mot “imaginaire”, peu utilisé par Dhôtel, mais sous la bannière duquel je rangerai plus loin trois notions qui renforcent l’idée d’un imaginaire propre à l’écrivain. En attendant, que serait pour parler comme Henri Thomas la part de cet “imaginaire pur” ? Le pays où l’on arrive jamais a mis entre les mains de nombreux lecteurs cet hymne à la vie nomade, à l’errance, aux rêves de l’enfance, aux pouvoirs de l’imagination. Gaspard, le jeune héros, est un enfant solitaire qui, dans l’univers routinier d’un village de la haute Ardennes, s’invente un monde depuis les mots “que l’on avait pas coutume d’entendre ici”, des mots glanés au hasard de conversations surprises à l’insu des villageois. C’est d’ailleurs cette ouverture sur l’imaginaire qui le rend disponible aux possibilités infinies qu’à la vie de susciter des événements qui rompent avec la monotonie de l’existence, et contribuent autant que faire ce peut à changer le cours d’une vie. Nous sommes avec Le pays où l’on arrive jamais dans un registre classique de l’imaginaire.

A l’autre bout du spectre dhôtelien, si je puis dire, je mentionnerai ces lignes extraites du Train du matin : “Gabriel finit par trouver l’entretien déplacé, mais il était obligé de reconnaître que pour Rinchal et Paticart c’étaient des propos tout simples. Dans une condition dite subalterne, où ils n’avaient pas le loisir de disposer tellement de leur vie, tout les inclinait à des bavardages dénués de prétention et rien ne les empêchait de se passionner pour des personnages anciens, et même des dieux afin d’orner quelque peu leur médiocre condition. Ils avaient trop de soucis mesquins d’habitude, pour ne pas s’amuser, quand l’occasion s’en présentait, à se perdre dans un pays lointain qui ne pouvait pas être plus faux que le leur. Voilà pourquoi jusqu’à minuit ils ne démordirent pas de ces affaires antiques, les marbres, les montagnes, les divinités et tout le bazar”. “Se perdre dans un pays lointain” peut certes faire écho au Pays où l’on arrive jamais mais l’essentiel est d’ailleurs. Pour en venir à la spécificité d’un “imaginaire dhôtelien”, traduit de manière exemplaire dans le passage plus haut cité du Train du matin, je ferai retour sur Rinchal et Paticart déjà présentés comme étant des personnages insolites et cocasses, non dénués d’une certaine malice, et dont le goût pour les discussions impossibles et sans fin ne se dément pas. A travers ce propos du Train du matin André Dhôtel nous dit en quelque sorte que l’imaginaire est donné à tout le monde, et quelquefois mieux à ceux qui en ignoreraient même le mot, qui le plus simplement du monde se lancent dans des conversations improbables sans pour autant se pousser du col et sans prétentions intellectuelles. Rinchal et Paticart - osons cette comparaison - évoquent par certains côtés Bouvard et Pécuchet, à condition bien sûr de rapprocher l’ironie et le scepticisme de Flaubert de la bienveillante malice de Dhôtel. Et puis il parait difficile de quitter Rinchal et Paticart sans évoquer Mme Rinchal, dont son époux nous dit que “quand elle se met à causer, tu croirais que tu assistes à la création du monde”.

Je reviens sur les différentes manières d’aborder cet imaginaire dhôtelien : ce sont l’imprévu (ou l’inattendu), le surgissement et l’illumination. L’imprévu vient déranger le bon déroulement du monde, ou des choses qui vont de soi, ou encore la pente ordinaire des jours. Ce dialogue entre Léopold et Cyrille (Des trottoirs et des fleurs ) l’illustre sur un mode qui n’appartient qu’à Dhôtel : “Admettons que nous sommes des abrutis, et après ? - L’ennui c’est que nous aimons être des abrutis. Sûrement ça nous passionne - Et pourquoi ça nous passionne, demanda Cyrille ? - A cause de l’imprévu peut-être bien”. Et L’auteur d’ajouter : “Les autres, Pulchérie et Clarisse en tête, devaient plutôt craindre l’imprévu dés lors que les deux phénomènes refusaient de s’affirmer de quelque manière”. Léopold et Cyrille, dans ce registre, ont leur équivalent féminin. Dans Je ne suis pas d’ici Lola et Pélagie ne s’intéressent qu’aux aspects inattendus de l’existence et fuient comme la peste tout ce qui pourrait ressembler à une vie régulière.

André Dhôtel, dans Retour, est revenu sur cette notion de “surgissement” présente dans de nombreux romans : “Ici, au bord de la rivière, il y avait plutôt, sinon la misère et l’ennui, de moins le fouillis variable et anéantissant des végétations et des heures. aucune attente d’une vision. Or tout ce qui arrivait (prairie horizontale, violents asters) était vraiment quelque chose qui surgissait. Une lumière inexorable qui traversait la lumière (si j’ose dire) tout autant que la littérature”. Une notion qui suppose que l’un ou l’autre des personnages de Dhôtel qui y sont confrontés se trouveraient préalablement dans un état de disponibilité, mais d’une disponibilité par défaut (si je puis m’exprimer ainsi). Dans le quotidien banal, sinon ennuyeux ou misérable, ce qui arrive alors ne peut prendre que la forme d’un surgissement. Ce que Dhôtel exprime d’une autre manière quand, dans sa volonté persistante d’errer sans rien chercher pourtant, il ajoute : “Et c’est pour cela que certains espaces m’ont sauté au visage”. Plus loin (Retour toujours), je citerai les lignes suivantes, superbes, pour traduire au plus près cette notion de surgissement : “Les lointains d’une telle route c’est simplement avec ces oiseaux, avec tous les grands oiseaux du pays, milans, hérons, rares cygnes et cigognes, l’image hallucinante d’une immense dispersion qui célèbre au ciel l’imagerie désolante de ces champs indéfinis. Alors tout peut arriver, n’importe quoi, n’importe qui peut surgir...”.

L’illumination, thème rimbaldien par excellence, que l’on peut rapprocher de ce “surgissement”, n’a cependant pas fait l’objet des mêmes digressions “théoriques” chez André Dhôtel. Sinon (Retour ) à travers le rappel de “l’histoire de ce moine japonais qui est parvenu à l’illumination en écoutant le chant des corbeaux”. Une manière plaisante de contourner le sujet. Cette thématique qui apparaît brièvement d’un roman à l’autre, sans que l’auteur s’appesantisse, fait une fois n’est pas coutume l’objet d’un long développement dans Histoire d’un fonctionnaire. Ce roman, l’un des plus ambitieux de Dhôtel, qui contient de nombreuses pages inspirées (j’y reviens plus loin), pêche cependant du côté du tissus narratif à ce point que l’en en distingue parfois les coutures. Dhôtel en rajoute aussi question féerie. Et les personnages paraissent quelquefois artificiels, ou sans nuances. Pourtant, dans le passage ci-dessous, l’auteur nous livre, à travers les descriptions, visions et réflexions de Florent Dormel découvrant un coin de campagne ignoré, comme un concentré du propos dhôtelien (quelque part entre Nerval et Rimbaud) sur un thème tout juste exploré auparavant. Cet extrait, qui remet en perspective les différents états de cet imaginaire dhôtelien, se suffit à lui-même, et n’a pas besoin d’être commenté.

Cette découverte, Florent l’exprime ainsi :“Mais il lui semblait plutôt qu’une réalité insoupçonnée se jetait à sa place. Ombre ou lumière il y avait ici ce qui est autre. Pas une présence comme pour les poètes, mais un simple passage, celui de l’inimaginable en ces pistes divisées sous les peupliers, parmi les arbustes et les herbes”. Florent reprend son investigation le surlendemain, et la manière dont il reçoit le spectacle de la nature qui s’offre à ses yeux l’incite à se poser la question suivante : “Que signifiaient ces sortes de rêves à l’état de veille, surgissant dans l’évidence d’une campagne familière soudain transfigurée ? “. Poursuivant sa promenade, Florent “entre deux saules (...) aperçut un ciel voilé par la lourde chaleur de l’été. Un ciel sans profondeur mais soudain il y eut comme une perspective inversée. Il semblait qu’un espace inappréciable se retournait vers lui entre les saules, comparable à un soudain ouragan absurdement silencieux et immobile. Pendant quelques secondes Florent demeura paralysé, ne sachant plus où il se trouvait”. Il s’en extrait pour supposer “qu’il y avait quelque part à découvrir une réalité qui dépassait toute attente (...) Florent en venait à croire que ces sortes d’illuminations c’était son histoire à lui, des événements de son histoire (...) Ne se pouvait-il qu’il découvrit, minime individu, une vérité qui appartînt à lui seul ? Peut-être une sorte d’égarement où il trouverait son chemin ? “.

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Les personnages d’artistes sont rares dans les romans d’André Dhôtel. D’ailleurs peut-on véritablement les considérer comme tels ? Du moins sur le plan professionnel. Certains s’en défendraient en entendant nullement brader leur liberté pour embrasser une carrière. Tel le musicien des rues de Lumineux rentre chez lui, qui envoie promener Bertrand Lumin quand celui-ci lui propose de l’engager dans l’un des spectacles qu’il compte organiser

Seul Des trottoirs et des fleurs traite, sur un mode proche du court enseignement de Lumineux rentre chez lui, des questions liées à l’art et aux artistes. La description qui ouvre le roman - celle d’un paysage de western où figurent au premier plan des cactus sur fond d’orage grondant dans le lointain du désert, et au sein duquel un jeune indien s’évertue “à allumer entre deux pierres un feu qui prenait mal” (alors que l’on entend jouer à l’harmonica l’air de La vallée de la rivière rouge ) - est en réalité celle de la cour du pavillon de banlieue enserré entre des immeubles où vit la famille Peruvat. Les cactus n’en sont pas moins vrais, mais le désert avec ses “hauts cierges de saguaro” et le ciel “rougeâtre” ont été dessinés à la craie sur les murs du jardin par Léopold, le fils aîné. Le jeune indien, le benjamin de la famille, s’appelle Guy. Et le joueur d’harmonica, Amédée, le père de famille (musicien à ses heures et propriétaire d’un magasin de musique dans ce faubourg de Reims), a en quelque sorte reporté ses ambitions artistiques sur Léopold, un jeune homme dont “le talent de dessinateur, même de peintre” est reconnu depuis l’enfance “par tous ses professeurs”. Cependant Léopold ne semble pas décidé à faire de ce talent quoi que ce soit qui puisse déboucher sur une carrière (et correspondre aux aspirations de son père). Le jeune homme préfère traîner le long des rues ou s’adonner à des occupations inutiles.

Quelques années plus tôt, Léopold avait été mis à la porte du lycée. Il lui était venu l’idée saugrenue de peindre sur l’un des murs de l’établissement une fresque non autorisée, et signée en raison des antécédents du jeune homme (auteur de “créations intempestives” dans les couloirs du lycée). Depuis ce renvoi, Léopold travaille chez un oncle photographe. En apprenant les rudiments de l’art photographique, Léopold peut ainsi concilier son goût à traîner dans les rues avec la pratique d’une activité artistique. “Ça rend mieux que le dessin, disait-il, on surprend des choses qu’on a même pas vues”. Cette manière de saisir fugitivement des visages de jeunes filles qui, les films développé, présenterait l’avantage de faire découvrir des beautés “non soupçonnées d’abord”, pouvait s’avérer éventuellement décevante quand Léopold, entreprenant de retrouver l’une ou l’autre de ces jeunes beautés, tombait ensuite sur un fille dépourvue du “caractère charmant” suggéré par la photo. Mais après tout pour Léopold la question qui se pose à lui n’est pas véritablement celle d’un choix entre deux activités artistiques. Il y répond davantage lorsqu’il constate : “J’aurais dû travailler le dessin, la peinture, ça m’aurait donné un genre, mais je n’arrive pas à supporter d’avoir un genre”.

Amédée voudrait que Léopold devienne peintre ou décorateur, mais l’intéressé trouve “plus passionnant de dessiner sur les trottoirs”. Un jour, alors qu’il s’adonne à cette activité, il retrouve Marguerite, une idylle des années de lycée, perdue de vue depuis. Par son intermédiaire il fait la connaissance de Cyrille, le frère de Marguerite, le pendant de Léopold sur le plan littéraire. Les deux jeunes gens sympathisent, puis deviennent d’inséparables amis. La rumeur publique, entretenue par leurs familles respectives, leur fait une réputation de “véritables artistes”, promis à un bel avenir. Cette réputation les accompagne encore lorsqu’ils rencontrent Pulchérie et Clarisse, deux sœurs professeurs stagiaires. D’où ce malentendu : les deux jeunes filles restent sur la réserve, persuadés d’avoir “affaire à des originaux doués d’une sorte de génie”. Et se demandent si elles pourraient “s’entendre avec de pareils phénomènes”. Alors que, comme s’en désole Amédée, la seule façon pour Léopold et Cyrille “d’aimer la vie” consiste “à ignorer les avantages qui peuvent se présenter”. Tout en se disant indigné de la façon dont Léopold brade son talent (en dessinant sur les trottoirs), Amédée subodore que le dernier de ces dessins ressemble à s’y méprendre à une déclaration d’amour adressée par Léopold à Pulchérie : Léopold étant bien incapable de se déclarer comme tout un chacun.

Finalement certaines circonstances contribuent à jeter Pulchérie dans les bras de Léopold, et les jeunes gens se marient. Non sans qu’auparavant Léopold ait manifesté quelque inquiétude sur cet avenir conjugal. N’a-t-il pas constaté, lors d’une visite commune dans un musée, que Pulchérie connaissait “mieux la peinture” que lui. Ne risquait-elle pas de s’apercevoir qu’il n’était qu’un “peintre imaginaire” ou un personnage velléitaire dépourvu de talent ? Dans un premier temps Léopold donne le change, en prétextant des recherches d’ordre photographique, ou disant qu’il lui fallait s’imprégner de son nouvel environnement avant de trouver l’inspiration. Pourtant les deux jeunes gens s’aiment et “sans doute c’était la raison même pour laquelle ils sentaient entre eux une étrange séparation qui semblait d’autant plus irrémédiable qu’ils s’entendaient parfaitement sauf pour l’essentiel”. La marge de manœuvre de Léopold se rétrécie de jour en jour : avancer précautionneusement comme il le fait que la peinture n’est peut-être pas pour lui une “affaire essentielle” risque, en retour, d’inciter Pulchérie à lui demander ce qu’il attend alors de la vie. Tant et si bien que la jeune femme, voulant mettre une fois pour toutes Léopold au pied du mur, le somme de passer à l’acte. Il doit s’éxécuter bon gré mal gré. Mais plutôt que de travailler sur une toile juste esquissée, comme le lui demande Pulchérie, Léopold entreprend en l’absence de son épouse de peindre une fresque sur le mur du vestibule : “une palmeraie avec l’inévitable soleil couchant”.

Le lendemain Pulchérie le mettait à la porte du domicile conjugal. Léopold n’y remettrait pas les pieds tant qu’il n’aurait pas réalisé “une toile qui ait un sens”, suggérant ainsi qu’il risquait de n’y pas revenir de sitôt parce qu’il était “un incapable (...) un simple vantard qui ne songeait qu’à tromper son monde en se faisant passer pour un artiste”. Léopold se défend en affirmant qu’il n’est pas responsable de la réputation, usurpée reconnaît-il, qu’on lui a faite. En même temps il essaie de justifier son attitude en avançant que “travailler et récolter le produit de son travail, c’est de la pure technique et on passe à côté de ce qui est beau. Ce qu’il faut c’est attendre un truc venu d’ailleurs. Cela t’agace parce que je t’ai appris à regarder tout ce qu’il y a par ici (...) mais si on garde le nez dans la peinture, on ne voit plus rien et il n’arrivera rien jamais”. Ce à quoi Pulchérie répond, excédée : “Abruti, feignant. Je ne te parlerai plus jamais”.

Léopold doit s’installer chez Cyrille. Il apprend ensuite, par sa soeur Clémence, que Pulchérie n’attend pas vraiment de lui des “résultats” mais voudrait que la vie de Léopold “ait un sens, même tout à fait modeste” : en devenant par exemple l’un “de ces artistes qui font connaître leurs œuvres dans un milieu provincial, mais qui savent aimer la peinture et la faire aimer”. Cela parait encore insurmontable à Léopold qui, en compagnie de Cyrille, va reprendre ses chères habitudes : traîner dans les rues, observer les petites choses du monde, et se laisser porter par une douce hébétude.

Dans le dernier chapitre du roman, Léopold, à la demande d’une petite fille, Irène (qui l’avait vu crayonner quelques mois plus tôt sur un trottoir), dessine à la craie sur une dalle une composition où figurent un soleil et des fleurs, puis il invite trois gamins à en faire autant (sans toutefois l’imiter). Peu de temps après, Irène invite Pulchérie et Clarisse à venir découvrir ces “récents coloriages”. Sans en connaître l’auteur, Pulchérie ne doute pas un seul instant de son identité : “Révoltant”, murmure-t-elle. Irène lui répond : “Jamais rien vu de plus beau”. Pulchérie regarde à nouveau la composition qu’il lui parait difficile d’apprécier en raison d’une “sorte d’idée insolente du soleil, des herbes et des fleurs”. A bien regarder cependant (tout en étant bouleversée par les “regards enfantins et éperdus” de la fillette qui “exprimaient aussi la révolte en même temps que l’admiration”), le trouble s’insinue dans l’esprit de Pulchérie : “La beauté n’était (...) ni dans l’image, ni dans l’idée du soleil, mais partout à la fois, insaisissable et brûlante. Oui c’était révoltant et inoubliable parce que tout ce soir là, était intensément lumineux et parfaitement désespéré”. Lorsque, dans les dernières pages du roman, Pulchérie et Clarisse retrouvent une fin d’après midi à la campagne Léopold et Cyrille pour mettre un point final à leurs relations, il se passe quelque chose de tout à fait imprévu. Les deux jeunes gens remarquent que Pulchérie et Clarisse, en leur présence, au lieu de les regarder, “fixaient leurs yeux derrière eux”. Ils se retournent pour constater, non sans trembler, que dans le halo entourant le soleil voilé figuraient “deux autres soleils assez éclatants. Des parhélies. Des soleils d’à côté. Trois soleil en tout. Pas quatre comme sur les dalles devant l’hospice. Quand même ils se répétaient avec une si vive netteté qu’on aurait pu dire si c’était de la simple beauté ou de l’épouvante. Pareille chose n’arrive pour ainsi dire jamais dans une vie”.

Le mot n’a pas encore été prononcé, volontairement dirais-je. Mais comment ne pas ici évoquer l’une des manifestations parmi d’autres de ce merveilleux dhôtelien, qui là avec Des trottoirs et des fleurs vient en quelque sorte confondre l’art et la vie : que pouvait donc signifier ce coloriage flamboyant et insensé sur la dalle, sinon la preuve d’amour que Pulchérie attendait sans toutefois vouloir la reconnaître, et que Léopold lui apportait sans véritablement le savoir (et dont ils auront tous deux la révélation à travers ce phénomène de parhélies). Mais laissons là le merveilleux pour mieux y revenir plus tard.

Il y a certes plusieurs autres fils narratifs dans Des trottoirs et des fleurs : le fil de la dimension écologique (indissolublement liée au sentiment de la nature chez Dhôtel), celui d’un mystère traité de façon humoristique, et même celui des péripéties amoureuses (évoqué plus haut qu’à travers la relation Léopold / Pulchérie). Mais tous ces fils se mêlent et s’entremêlent. J’ai précisé en quoi et pourquoi les fils “artistique” (que la bobine dévide depuis début du roman jusqu’à la fin) et “amoureux” se rejoignaient plusieurs fois. Tout comme des liens peuvent être fait entre la thématique artistique et celles de la nature ou encore humoristico-policière. Cependant le principal intérêt de ce roman se rapporte à ce qu’il met en jeu du côté des relations entre l’art et la vie, le vrai et le faux, le simulacre et l’accomplissement. Cette matière réflexive n’a rien ici de pesant, de compassé ou de démonstratif (nous sommes chez Dhôtel), et se trouve parfaitement intégré au récit, y compris sur le mode humoristique qu’affectionne l’auteur. L’idée première, celle qu’un personnage comme Léopold puisse passer pour un véritable artiste (tout en l’étant à sa manière), qui donne le la, doit composer avec une petite chanson s’insinuant dans le cours du récit, selon laquelle toute posture cacherait une imposture, et réciproquement. Et même si Dhôtel ne le dit pas explicitement (sachant que l’explicite chez lui est aussi léger qu’une bulle de savon), il y a comme un implicite dans Des trottoirs et des fleurs qui remet en perspective le jeu des apparences et des faux semblants.

Première proposition. Léopold possède certes des dons artistiques (reconnus par ses professeurs), mais des dons non suivis d’effets (au sens de résultats concrets) font ils de lui un artiste à part entière ? Certainement pas. On dira donc que Léopold gâche sa vie (du moins celle qu’on lui promettrait) en n’en faisant rien.

Seconde proposition. Léopold, même s’il parait montrer quelques dispositions artistiques, n’est en réalité qu’un faux artiste, un imposteur qui se fait passer pour tel (ou qui encore mieux accepte qu’on le fasse passer pour tel) pour abuser le monde. Alors qu’il aspire à ne rien faire qui ait un sens quelconque (sinon, le cas échéant, séduire des jeunes filles).

Troisième proposition. Qu’est ce qu’un artiste en réalité ? Est-ce l’idée que l’on s’en fait généralement à travers un statut, une situation, la reconnaissance (critique, publique, ou institutionnelle) ? Léopold qui se fiche comme de l’an quarante de la réussite (ou n’en a qu’une vague idée), n’a que faire d’une carrière qui l’embarrasserait, et dont il n’a aucune envie. Le jeune homme, par conséquent, qui préfère dessiner à la craie sur les trottoirs plutôt que de peindre avec le souci de créer une œuvre, et donc de donner pleinement un sens à sa vie (selon l’idée très dominante), n’est-il pas en réalité plus artiste (dans l’acception “brute” du terme) que les artistes reconnus et estampillés lorsqu’il dessine ainsi sans trop y accorder de l’importance ses habituelles compositions à la craie ?

Cette dernière question restera en suspens. Pourtant il me semble qu’il faut trouver là une signification aux tribulations de Léopold, personnage qui ne dépare nullement dans la galerie des “bons à rien” que Dhôtel aura décrit décrit de livre en livre avec une rare constance, non sans reporter sur eux sa tendresse mais aussi l’intérêt et l’indéfectible confiance que l’on voue dans le Dhôtelland à ceux qui marchent en dehors des sentiers battus, ou qui répugnent à “s’installer” dans la vie, ou à “réussir” selon les critères de la “bonne société”. C’est pourquoi, ceci dit, par delà l’apparente désinvolture du récit Des trottoirs et des fleurs n’en contient pas moins une stimulante réflexion sur l’art et la vie, plus subtile qu’il n’y paraîtrait, et d’autant plus retorse dans la façon d’envisager tous les aspects de la question que le personnage de Léopold met régulièrement à mal toute certitude sur le sens qu’il faudrait donner à une vie ici ou là, en large et en travers.

Je ne refermerai pas Des trottoirs et des fleurs sans dire un mot sur Amédée, le père de Léopold. Il appartient à cette catégorie de personnages secondaires qui chez Dhôtel apportent une note cocasse, burlesque ou fantaisiste, non sans de temps à autre donner une indication sur les intentions de l’auteur. J’ai souligné qu’Amédée reportait sur son fils des ambitions artistiques (musicales) n’ayant pu s’exprimer par le passé. En dépit d’une faconde qui l’entraîne parfois à proférer d’imprudentes paroles, Amédée connaît la musique (dans les deux sens du terme). Lors d’un repas, comme à son habitude, il prononce l’un de ces “discours allusifs dont il avait le secret”. Je cite le début : “L’harmonie, commença-t-il, la vraie harmonie, on croit qu’il y a rien de plus simple puisqu’il suffit d’apprendre le contrepoint. Or, si l’on veut concevoir une mélodie, il est impossible d’éviter les accidents et les dissonances qui ne font d’ailleurs que favoriser le progrès d’une pensée musicale. Le danger c’est de se bloquer sur une telle dissonance au lieu d’affirmer la décision d’aboutir”.

On précisera d’abord que ce discours d’Amédée traduit sous une forme métaphorique la situation qui se présente alors à Léopold et Cyrille, lesquels fréquentent depuis peu Pulchérie et Clarisse (la dernière phrase est explicite). Il n’est pas cependant interdit d’y entendre également une manière détournée de l’écrivain d’aborder le fait artistique. Une façon de raisonner en tout cas bien éloignée de tout traditionalisme en art, et de toute conception rétrograde et conservatrice, mais qui néanmoins met l’accent sur le risque de se focaliser sur “la dissonance pour la dissonance” au détriment de toute avancée proprement dite. C’est en substance ce que durant les années cinquante Adorno reprochait au courant sériel (non sans défendre parallèlement - je simplifie - l’utilisation de la dissonance “favorisant le progrès d’une pensée musicale” chez les compositeurs de la seconde École de Vienne).

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Il est enfin temps d’aborder ce “merveilleux dhôtelien” évoqué en regard des dernières pages de Des trottoirs et des fleurs. J’aurais pu d’ailleurs m’y référer plus tôt car ce merveilleux se trouve exprimé ou suggéré dans de nombreuses autres pages des romans d’André Dhôtel. Notre écrivain, comme je l’ai relevé, n’était pas sans se méfier de quelques uns des qualificatifs qui revenaient régulièrement à propos de l’un ou l’autre de ses ouvrages, y compris sous la plume des critiques les plus bienveillants. Dhôtel ne récusait pas pour ce qui le concerne la terminologie “merveilleux” mais il en limitait le cas échéant la portée dans ses romans. Sans doute voulait-il éviter le genre de malentendu qui - je force le trait - accréditerait l’idée d’une œuvre romanesque tout entière enrôlée sous la bannière du merveilleux. Un malentendu d’une certaine façon redoublé par la relation problématique que Dhôtel entretenait avec le surréalisme. André Dhôtel, les rares fois où il s’est exprimé sur le surréalisme, n’a pas été sans prendre quelque distance. Ces retenues, réserves ou réticences étant davantage liées au fonctionnement du groupe surréaliste, dans le sens d’une avant garde, qu’aux aspects “doctrinaux” spécifiques du mouvement. De l’autre côté, autant que je puisse le vérifier, on n’a pas semblé faire grand cas de l’oeuvre de Dhôtel qui pourtant, sous certains angles, n’est pas sans parenté avec le surréalisme. D’ailleurs je ne suis pas sûr que la plupart des membres du groupe surréaliste de l’après guerre connaissaient Dhôtel, lequel, je souligne, était proche, voire très proche de Georges Limbour, surréaliste de la première heure, dont la partie de l’oeuvre même écrite en dehors du mouvement surréaliste conserve une dette à l’égard de ce dernier. Et puis Limbour figure parmi ceux qui ont écrit le plus justement sur Dhôtel (même à travers le témoignage fragmentaire d’une correspondance).

Avant d’aborder ce “merveilleux dhôtelien”, il me parait d’abord nécessaire de faire un détour, même bref, sur quelques usages du merveilleux par les surréalistes. Les lignes qu’y consacre André Breton dans le Premier manifeste du surréalisme sont bien connues (elles furent ensuite partiellement reproduites par Breton et Éluard dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme : “Le merveilleux est toujours beau, n’importe quel merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau”). Breton y revient encore par la bande dans Le merveilleux contre le mystère (un texte de 1936), et plus tard en préfaçant l’important ouvrage de Pierre Mabille, Le miroir du merveilleux. Dans cette préface (Pont-levis ), Breton s’attarde plus sur la personne de Mabille, qui fut son ami, et l’oeuvre de ce dernier, que sur l’ouvrage préfacé. Il n'y consacre que le dernier paragraphe de Pont-levis mais les lignes qui s’y rapportent furent remarquées. J’en cite une partie : “Le merveilleux, nul n’est mieux arrivé à le définir par opposition au “fantastique” qui tend, hélas, de plus en plus à le supplanter auprès de nos contemporains. C’est que le fantastique est presque toujours de l’ordre de la fiction sans conséquence, alors que le merveilleux luit à l’extrême pointe du mouvement vital et engage l’affectivité tout entière”. Ce qui tendrait en retour à nier implicitement l’apport au merveilleux venant d’un romancier. Pourtant Dhôtel n’étant pas un “écrivain fantastique”, je reviendrai plus loin sur la compatibilité entre fiction et merveilleux dans son cas particulier. D’une manière générale, le merveilleux (tout comme le hasard objectif ou l’écriture automatique) est l’un des modes par lequel le surréalisme entend subvertir les codes qui régissent l’ensemble des aspects intellectuels propres à nos sociétés : en levant les interdits qui assujettissent l’homme au monde de la réalité et de la raison utilitaire afin de libérer en lui les forces qui lui permettraient de concilier connaissance et vie intérieure, rêve et action, valeurs sensibles et exigence morale.

Il en va autrement avec un romancier comme André Dhôtel qui disait de la philosophie qu’il enseignait qu’elle lui avait appris à ne pas en faire dans ses romans. Encore faut-il lire attentivement son œuvre pour débusquer ici ou là ce merveilleux qui se donne rarement pour tel, même si Dhôtel parle volontiers de “merveille” au détour d’une page de l’un ou l’autre de ses romans. On peut ainsi vérifier, et là un retour sur Le miroir du merveilleux de Pierre Mabille s’imposera, que Dhôtel parait moins éloigné qu’on ne pourrait le croire du merveilleux des surréalistes.

Ce “merveilleux dhôtelien” a été très tôt remarqué par Maurice Nadeau et Jean Paulhan au début des années cinquante. Là où le premier relève chez Dhôtel l’existence d’un “merveilleux social, non moins véritable que le merveilleux de la nature”, le second s’attache lui - excipant de la poursuite d’une “vérité” par Dhôtel selon laquelle “nous serions tous réconciliés” (ce qui se discute, voire plus) - à la notion ““d’émerveillement” (cadeau fait par l’écrivain au lecteur de “l’émerveillement qui nous vient d’un subit rayon de soleil, d’un sourire, d’une aurore”).

André Dhôtel, qui s’est peu attardé sur le merveilleux en dehors de ses romans, l’a cependant évoqué dans les entretiens de L’école buissonnière : “Le merveilleux c’est d’abord l’attachement d’un être à un lieu quel qu’il soit. Un lieu d’où partent les rêves les plus fantastiques”. Cette définition peut paraître minimale. Georges Limbour reprend ce propos à sa manière lorsque, partant de la la relation qu’entretiennent les personnages de Dhôtel avec les lieux (appelés “pays” par Limbour), il écrit que pareils personnages ensorcellent “ces pays, et les chargent d’une sorte de spiritualité, les “charment”, les élèvent au dessus de leur réalité, leur prêtent une inspiration qui dirige le destin des hommes, au point que l’on aimerait parcourir - mais il faudrait y vivre ! - ces pays - s’ils existent - et sûrement ils existent, voilà leur magie et puis-je dire que leur merveilleux secret est de véritablement exister ? (6)”. Comment ne pas penser au Pays où l’on arrive jamais, le roman où cette notion de merveilleux a été le plus souvent associée à Dhôtel. Ce qui a pu susciter des malentendus en raison de l’attention portée, une fois n’est pas coutume, à un roman d’André Dhôtel : ce dernier, je le répète, ne considérant pas ce livre comme véritablement représentatif de son œuvre romanesque.

Je serais tenté d’aller dans ce sens. J’ajoute cependant que le merveilleux du Pays où l’on arrive jamais - même convenu, plus convenu en tout cas que dans d’autres romans - n’est pas sans charmer le lecteur. Encore faut-il faire la part des choses et distinguer, dans ce merveilleux-là, le trop explicite (le fameux cheval pie) de l’implicite : à travers ici “l’étonnante et cruelle nostalgie qui fait désirer pour chacun une vie plus grande que les richesses, plus grande que les malheurs et que la vie même, et qui sépare en nous les pays que l’on a vus de ceux qu’on voudrait voir, Ardenne et Provence, Europe et Nouveau Continent, Grèce et Sibérie”. Mais surtout, puisque le jeune héros Gaspard nous est présenté comme un enfant solitaire, qui inspire la méfiance, et rêve d’évasion tout en s’inventant un monde depuis des mots glanés au hasard des conversations, comment ne pas citer Pierre Mabille écrivant dans Le miroir du merveilleux : “La situation change dés que (l’enfant) souffre de l’atmosphère familiale, du milieu social, dés qu’il rencontre des obstacles à son désir de connaissance ou à la satisfaction de ses impulsions affectives. Il sent alors toute la pauvreté d’un monde imparfait : il a la nostalgie d’autres pays, d’autres hommes meilleurs. La déification des parents et de leur monde a cessé, la révolte monte, le besoin d’évasion s’affirme ; le merveilleux nait”.

Dans Les premiers temps André Dhôtel décrit la partie de pêche en rivière d’un trio de compères. Sylvestre et Gustave lancent chacun une ligne tandis que Raymond tient l’épuisette. Entre deux touches, ce dernier a le temps et le loisir de jeter son dévolu sur les épaves qui circulent au fil de l’eau, et ainsi de recueillir un lot hétéroclite d’objets qui ne dépareraient pas dans un inventaire à la Prévert. Une telle pêche (plus miraculeuse que celle de ses compagnons) ne peut qu’inciter Raymond à la rêverie. Il en sort en apercevant “un petit carton blanc” que l’épuisette arrache in extremis à son destin flottant. Sur ce carton, une carte de visite, figure le nom et l’adresse du fils de Sylvestre que nos trois compères recherchent depuis plusieurs mois. Là aussi, ces lignes extraites du Miroir du merveilleux (“La communication du moi et des choses se fait encore lorsqu’un objet trouvé fortuitement s’avère l’instrument indispensable de notre désir, la réponse miraculeuse à une interrogation qui nous hantait”) entrent profondément en résonance avec ce passage des Premiers temps. Il y a donc dans ces deux cas de figure plus qu’une proximité entre le merveilleux des surréalistes et celui de Dhôtel, cela s’élargissant pour le second roman aux notions de trouvaille et de hasard objectif.

Dans d’autres romans, certes, ce “merveilleux dhôtelien” emprunte des chemins qui lui sont propres. C’est le cas par exemple de L’azur où le thème de la “jeune fille inconnue” sert de fil conducteur à l’intrigue. On ne sait pas si les apparitions de cette fille, portant toujours un large chapeau de paille, ressortent de l’imaginaire (d’après une légende vieille de deux siècles) ou du réel (un jeu qu’affectionneraient les jeunes filles du lieu) puisque les habitants du hameau Rieux s’évertuent à brouiller les pistes ou à dire une chose et son contraire. La série d’incidents dont est victime Émilien Dombe l’entraîne à penser que d’aucuns dans le hameau entreprennent de saboter les efforts du jeune homme à vouloir désensauvager les fonds de Rieux, afin de “laisser la vallée livrée aux ronces et à la sylve, rien que pour garder un lieu propice aux apparitions d’une fille inconnue, en laquelle personne ne croit par ailleurs”. Émilien apprend ensuite que les apparitions de cette jeune fille inconnue (que celles-ci soient réelles ou imaginaires) n’ont pas été sans provoquer depuis plusieurs décennies des conflits entre les jeunes gens du hameau, et expliqueraient en partie des rancunes toujours tenaces. Émilien quitte Rieux sans regrets. Pourtant, quelques mois plus tard, comme obéissant à une impulsion irraisonnée, il y retourne la nuit en deux occasions pour, la seconde fois, apercevoir la jeune fille inconnue. A-t-il été l’objet d’une hallucination ? Est-ce l’une des filles de Rieux ? En tout cas l’événement et ce qu’il provoque durant la nuit le trouble profondément, et décideront Émilien, sans qu’il en prenne véritablement conscience sur le moment, à remettre en cause ses certitudes, son mode de vie, et ses projets matrimoniaux. Le merveilleux, dans L’azur, se confond avec ce basculement dans l’incertain, l’imprévu, l’ensauvagement : l’inconnue au large chapeau de paille métaphorisant la nature sauvage et indomptable du fond de vallée de Rieux.

L’idée du merveilleux, juste suggérée au début de l’installation d’Émilien à Rieux (il aperçoit fugitivement une jeune fille portant un chapeau de paille), fait ensuite son chemin jusqu’à la “révélation” matérialisée par la dernière apparition, point de départ de cette initiation à l’envers durant laquelle Émilien devient “détraqué comme nous autres” (comme le lui jette à la figure Jenny, l’une des filles de Rieux). Dans d’autres romans on pourrait évoquer l’idée d’un verrou (pour parler par exemple d’une mémoire défaillante) qui saute : la révélation qui s’ensuit ouvrant la porte au merveilleux. Nulle part l’expose une première fois (Jacques retrouve Jeanne, sans que les deux jeunes gens qui jadis se sont connus se reconnaissent), puis Bernard le paresseux de manière plus convaincante. L’aspect irrationnel de la haine qui dresse Bernard et Estelle l’un contre l’autre s’explique, du moins en partie, par l’impossibilité des deux jeunes gens de se souvenir des moments furtifs où tous deux, dix ans plus tôt, avaient été mis en présence l’un de l’autre (sans toutefois s’adresser la parole). Freud analyse sous le nom de “souvenirs écran” des témoignages qui mettent en relation la violence d’un refoulé depuis l’apparente insignifiance d’un contenu. Ces souvenirs sont “positifs ou négatifs selon que leur contenu est ou non dans un rapport d’opposition avec le contenu refoulé” (Laplanche et Pontalis). On dira pour Dhôtel que le négatif devient positif dés lors que la mémoire retrouve la trace de ce souvenir. C’est ce qui se passe avec Estelle d’abord, puis Bernard. Et qu’ainsi s’entrouvrent les vannes du merveilleux puisque les cartes sont brusquement redistribuées : la haine se transformant en “amour fou”.

Vaux étranges, le dernier roman d’André Dhôtel, traite du merveilleux en l’opposant aux mensonges d’une féerie programmée par les animateurs d’un syndicat d’initiative pour attirer les touristes : “En effet il y avait l’essentielle exigence de ce merveilleux, laquelle était dans l’âme des charrièrois à qui il était nécessaire de s’affirmer dans une définitive profondeur, et non pas selon les variables appréciations d’une opinion qui exalte et puis déprécie tel lieu commun légendaire”. Dans cette ultime œuvre romanesque Dhôtel affirme de la manière la plus nette que le merveilleux ne se confond nullement avec la bimbeloterie légendaire et mythologique que l’on vend le cas échéant aux touristes, ni dans la volonté de faire mousser des mystères à des fins mercantiles. Même si références et enjeux théoriques diffèrent, nous ne sommes pas si éloigné que cela de l’argumentation d’André Breton dans Le merveilleux contre le mystère.

Avec Les disparus, le merveilleux et l’effroi sont intimement liés. Dans cette forêt au sein de laquelle, comme l’indique Dhôtel, “on se perd avec horreur et émerveillement”, la clairière, que l’auteur décrit comme étant le lieu sublime où la merveille comme l’horreur en viennent à se confondre, se présente sous un double aspect : un lieu inaccessible, mais également (pour ceux qui y accéderaient) celui du risque d’y perdre tout sens de l’orientation, voire la raison. Véronique, dont la sauvagerie s’accorde avec celle de la forêt, fait figure d’initiée. Maximin n’a rien à craindre tant que la jeune fille le guide (et avant elle Repanlin). Quand le jeune homme découvre soudainement la clairière l’incomparable le dispute à l’indescriptible : “Maximin fut soudain saisi par un espace impossible à définir” (il s’agit d’un saisissement proche de l’éblouissement). Maximin retrouve alors dans les yeux de Véronique comme l’idée de la clairière, et il en vient à se demander si “la clairière elle-même était-elle une pensée ?”.

Question sauvagerie, la petite Clarisse de Un jour viendra ne cède rien à la Véronique Leverdier des Disparus, bien au contraire. Dans le premier roman cette sauvagerie s’exprime davantage à travers l’attitude de la fillette que celle d’une inscription dans une nature dite inhospitalière. Au comportement de Clarisse fait écho la forte tendance d’Antoine Marvaux, Vlaque et leurs amis de se situer à la limite de l’irrégularité. Une fois de plus André Dhôtel associe un mode de vie singulier avec la capacité de découvrir ce que le commun des mortels ne saurait voir : “Sauvage, Antoine le fut ce soir-là tout autant que Clarisse pouvait l’être. Cela ne peut guère se comprendre que s’il existe pour des gens comme lui, Vlaque et consorts, une lumière enthousiasmante et inconnue qu’ils voient à certains moments n’importe où dans les rues ou dans les champs, à tout hasard, et que soudain ils abandonnent tout pour une sorte d’amour pour cette lumière gratuite, aussi bien inexistante, si vous tenez à l’objectivité”.

On retrouve là l’une des définitions du merveilleux dhôtelien, modéré en quelque sorte par l’ironie de la fin de la phrase. Cependant cette “lumière”, qu’il s’agisse de Un jour viendra ou de plusieurs autres romans, il faut bien admettre que dans des cas très particuliers elle ne brille pas pour tous les lecteurs. Ou, pour le dire autrement, elle ne saurait briller à mes yeux quand ce qu’elle incarne dépasse ma compréhension. C’est dire que l’auteur de ces lignes, indéfectible et irréductible athée, trouve ici quelque limite au merveilleux dhôtelien à travers des attitudes ou propos de personnages témoignant ici ou là, même à minima, d’une religiosité dont je dirai deux trois mots un peu plus tard.

Qu’on ne se méprenne ! Le relevé des différentes expressions de cette “lumière” ne se confond que partiellement avec cette religiosité. La “lumière” selon André Dhôtel relève plus d’une dimension spirituelle, poétique, qu’à proprement parler religieuse. On pourrait la comparer à celle d’un peintre recherchant cette lumière en travaillant sur le motif, ou d’un cinéaste sur sur le visage d’une actrice. Plus exactement elle est donnée à qui saurait la voir. Comme l’écrit Jean-Claude Pirotte, en se référant à la façon dont les personnages de Dhôtel y sont confrontés, la présence de cette lumière traduit en quelque sorte “le miracle permanent d’une vie impossible et pourtant réelle”. Auparavant, pour éviter tout malentendu, Pirotte précisait que “le sentiment religieux, la morale, le respect des conventions” n’étouffaient pas ces mêmes personnages.

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Un cliché qui semble avoir la vie dure s’attache à faire de Dhôtel le romancier d’un certain terroir (la partie méridionale du département des Ardennes), et même de le classer parmi les écrivains régionalistes. Il est vrai qu’une bonne moitié des romans de notre auteur se situent à l’intérieur d’un quadrilatère qui irait, d’ouest en est, de Rethel à Vouziers, et du nord au sud, du Mont Damion à Mazagran : au centre duquel se trouve Attigny, le bourg natal d’André Dhôtel. Jean-Claude Pirotte, à juste titre, s’est élevé contre la tendance réductrice d’une certaine “critique” : “On a dit et redit de Dhôtel, écrit-il, qu’il était le “chantre” d’un terroir, ce pays imprécis et sinueux qui n’est ni l’Ardenne, ni la Champagne, ni l’Argonne, mais participe à la fois de ce triple voisinage. Un conteur régionaliste en somme. Rien n’est moins certain (...) L’Ardenne de Dhôtel, elle est partout, et partout pour Dhôtel s’installe l’Ardenne”. De surcroît, les notions de racines ou d’enracinement sont parfaitement étrangères à Dhôtel. Il a pris soin dans Retour de dire précisément ce qu’il en pensait : “Maintenant, si j’ai ignoré les régions supérieures, ne venez pas non plus me parler de racines. On m’a répété que je devais, avec mes écritures, m’enraciner quelque part dans une terre natale et retrouver pour la sève d’une pensée problématique certaine origine en quelque sorte souterraine”. Et il ajoute, non sans humour : “En réalité ma plus vive expérience des Ardennes ce ne fut pas la terre mais l’eau” (la rivière l’Aisne en l’occurrence). L’invalidité de toute lecture de son œuvre en terme d’enracinement s’élargit à la notion de “lieux de mémoire” : “Pas plus que de racines il me faut parler de lieux de mémoire. Les lieux qui me saisissent n’ont en réalité de rapport avec rien”.

Ceci posé, on reconnaîtra que les romans d’André Dhôtel situés à l’intérieur de ce fameux quadrilatère (le Dhôtelland (7)) peuvent entraîner le lecteur, rendu curieux par la manière qu’ont leurs personnages de se déplacer dans un espace donné, à venir vérifier ou plutôt déchiffrer sur la carte la véracité de leurs déplacements ou celle des lieux décrits dans l’un ou l’autre de ces romans. Je serai tenté d’évoquer là une complicité entre l’écrivain et son lecteur, non sans préciser que l’attitude du second renvoie moins à une vérification par surcroît de réalité qu’au décryptage d’une géographie mentale dhôtelienne au sujet de laquelle tout relevé sur la carte relève d’un surcroît d’imaginaire. Certes cette donnée excède le quadrilatère en question. Pourtant, j’en fais l’hypothèse, les autres lieux choisis par Dhôtel pour situer l’action de ses romans (le Cotentin, Autun, la banlieue parisienne, Bethune, l’Ardenne du nord, la Champagne, Reims, l’Argonne, le Jura, la Grèce...) cultivent moins que ceux situés à l’intérieur du quadrilatère ardennais cette “propension à l’imaginaire” qui d’ailleurs fait écho au propos de Dhôtel déclarant dans L’école buissonnière que dans cette Ardenne là “il n’y a pas un seul endroit où l’on sache vraiment où l’on est, à quel niveau l’on se trouve”, et “le relief reste le même, fascinant et désordonné. Tout change tout le temps”.

La preuve, si besoin était, d’une géographie mentale propre à l’écrivain, élaborée depuis le quadrillage d’un territoire, et l’imaginaire qui s’y rapporterait. C’est ce qui fait par exemple de la Saumaie (vallée imaginée par Dhôtel dans L’honorable Monsieur Jacques, que l’on localise au dessus d’Attigny comme étant la vallée du ru de St Lambert) un “pays” autant imaginaire que réel. Ou à prêter à cette partie avancée de la forêt de l’Argonne (Les disparus ) un caractère qu’elle ne présente qu’accidentellement et très localement. Ou à élever sur la place centrale de Vouziers la statue d’un général inconnu au bataillon que les touristes ne risquent pas de trouver. Un lecteur qui s’efforcerait de “retrouver” ou “reconnaître” in situ les paysages et lieux décrits dans L’azur, Les mystères de Charlieu-sur-Bar, Bonne nuit Barbara, L’honorable Monsieur Jacques, Les disparus, Le tribu Bécaille, Je ne suis pas d’ici, Le couvent des pinsons, Le route inconnue, Le plateau de Mazagran, ou Histoire d’un fonctionnaire risquerait d’être déçu s’il prend au pied de la lettre les descriptions et indications de l’écrivain, lesquelles ne correspondent pas moins à une certaine réalité, mais de celle dont Dhôtel fait ses livres : une “réalité imaginaire” en quelque sorte, bien éloignée de tout réalisme.

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Il peut paraître excessif, comme je l’ai déjà indiqué, de distinguer d’entre les ouvrages d’André Dhôtel les romans “dhôteliens” des autres (auxquels on accolerait plus difficilement cet adjectif). Pourtant, pour rester avec ces derniers, cela semble indiscutable pour le lecteur de Campement, le premier roman de Dhôtel (d’une facture gionienne), voire du second (David ), qui sera publié dix ans après un premier refus par Gallimard. Entre temps (1943), Dhôtel avait publié deux romans, Le village pathétique et Nulle part, qui inaugurent cette “Dhôtel touch” à nulle autre pareille. Ce qui explique, pour revenir à l’autre extrémité du spectre, que je n’aie pas mentionné sinon incidemment plusieurs de ces romans : cette “Dhôtel touch” étant peu présente. Ce qui n’enlève rien aux qualités proprement dites de certains d’entre eux, mais cela ne les prédispose pas à être commentés, analysés ou largement cités dans la perspective retenue, celle d’un univers romanesque éminemment reconnaissable. J’ajoute qu’il n’est pas question de trier le bon grain dhôtelien de l’ivraie (qui reste à définir). La première catégorie comporte des romans mineurs, ou qui dhôtellisent de manière un peu trop forcée (comme Bonne nuit Barbara ou Vaux étranges ). Dans le second cas de figure, L’homme de la scierie est incontestablement un bon roman (en raison d’une forte densité romanesque, d’une écriture maîtrisée, et de personnages autant complexes qu’attachants, en particulier Henri Chalfour et son antidote Éléonore Joras). Il parait même étonnant que L’homme de la scierie n’ait pas été plus remarqué lors de sa parution (que le cinéma également ne s’en soit pas emparé). Mais il lui manque cette “Dhôtel touch” que l’on retrouve dans les deux romans suivants, Bernard le paresseux et Les premiers temps (tous publiés chez Gallimard).

Pour quelles raisons André Dhôtel quitte alors Gallimard (qui avait publié tous ses romans, à l’exception de David et Le plateau de Mazagran confiés aux Éditions de Minuit) ? L’explication doit-elle être recherchée du côté de ventes des livres, modestes, des derniers romans de Dhôtel ? Ou alors celui-ci éprouvait-il le besoin d’aller se faire éditer ailleurs ? Je ne sais. En 1954 donc, Grasset publie Le maître de pension, puis l’année suivante Les mémoires de Sébastien : deux romans de bonne facture mais qui ne remplissent pas exactement les conditions de notre cahier de charge dhôtelien. C’est paradoxalement un ouvrage de commande (Le pays où l’on arrive jamais ) qui relance Dhôtel et le fait connaître d’un plus large public (ce sera d’ailleurs le seul succès de librairie de notre écrivain). Pourtant ce roman renoue avec la veine des “romans Gallimard”, même lestée d’un trop plein de féerie absente jusqu’alors. André Dhôtel donne encore à Grasset deux romans (Le ciel du faubourg, un bon cru, et Le neveu de Parencloud ) avant de revenir chez Gallimard en 1961 (Chère âme ). En 1963 La tribu Bécaille inaugure une série de Dhôtel de “dessus du panier” (L’azur, Un jour viendra, Lumineux rentre chez lui, L’honorable Monsieur Jacques, Le train du matin, Les disparus, Des trottoirs et des fleurs, Je ne suis pas d’ici ) dans la lignée de Le village pathétique, Nulle part, Bernard le paresseux et Les premiers temps.

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André Dhôtel, malgré sa singularité et la reconnaissance de quelques uns de ses pairs, préférait se classer parmi les auteurs secondaires. Certains commentateurs considéraient d’ailleurs que cette même singularité classait Dhôtel de facto parmi les écrivains de “second rayon” en raison du rattachement de son œuvre romanesque à un genre (“fantastique”, “féerique”, ou autre). L’affirmation suivante (“J’ai toujours désiré être ce qu’on appelle un auteur secondaire, comme on parle de second rôle au cinéma (...) Je voulais être un auteur secondaire parce que je savais pertinemment qu’un grand auteur a des responsabilités, des obligations, et je n’en voulais aucune !”) démontre à quel point, par delà le côté malicieux du propos, que la posture de “grantécrivain” était étrangère à Dhôtel. Et puis être ainsi classé comme auteur de second choix n’était pas sans avantages : on ne vous demandait pas votre avis sur les affaires du monde, ni ne vous obligeait à tenir un rôle en rapport avec votre statut, et donc, pour parler comme l’intéressé, on vous fichait la paix. Cela doit être mis en relation avec le goût réitéré d’André Dhôtel tout au long de sa vie pour l’école buissonnière, lequel explique mieux qu’un long discours le positionnement de l’écrivain dans le monde des Lettres : “A l’école buissonnière j’ai appris à être un écrivain qui ne peut travailler qu’en dehors des normes, des fonctions, des données officielles”. J’ajoute que Dhôtel, rétif comme on l’a vu à toutes les étiquettes (“Je ne suis ni mystique, ni vagabond, ni tellement anarchisant, ni maudit, encore moins distingué et arrivé”), acceptait volontiers d’être considéré comme un cancre. Ceci ramène à cet éloge de la paresse que Dhôtel aura tenu dans de nombreux livres, et qui s’applique aussi à notre écrivain précisant, au sujet des années passées en Grèce comme enseignant : “Cinq heures de cours par semaine seulement, et cinq mois de vacances. C’est un bon équilibre. C’est ce que j’appelle moi la civilisation”.

Autant la modestie qui caractérisait André Dhôtel, que le contenu de ses ouvrages expliquent la réaction d’Armand Robin, poète anarchiste et homme universel (“Ce jury s’est honoré en vous donnant ce prix. Et je suis très content pour vous. Cependant je suis attristé. Vous avez du talent, donc vous devriez être puni. Où va-t-on si le monde auquel nous avons affaire se met, perfidement, à récompenser d’autres que les flics, les médiocres, les ministres ? Je suis sûr que cette insulte sociale que vous n’avez pas méritée (vous n’avez rien fait pour obtenir ce prix) ne vous changera pas”) après l’annonce du prix Fémina remporté par Dhôtel en 1955 pour Le pays où l’on arrive jamais. Je serais tenté d’ajouter, en détournant un mot d’Érik Satie : “On a accordé le prix Fémina à André Dhôtel, mais toute son œuvre le refuse”. Il n’est pas inutile de rappeler ici la place et l’importance de Rimbaud pour Dhôtel. A côté des ouvrages qu’il lui a consacré, notre écrivain y revient encore dans Retour en indiquant qu’il a retardé cette lecture parce qu’il se méfiait d’un auteur “qu’il fallait connaître”. Cette passion pour Rimbaud s’est imposée à lui à la façon du “désarroi d’un écolier qui en classe de math, aperçoit soudain accrochée au mur une carte de géographie et se prend de passion pour le Gulf-Stream”.

Subsistent néanmoins deux interrogations au sujet d’André Dhôtel. Cet écrivain dont les romans ne défendent aucune thèse a enseigné la philosophie. Alors qu’on l’interrogeait sur ce qu’avait pu lui apprendre la philosophie, il répondait de belle manière : “A ne pas en faire dans mes livres”. L’autre interrogation concerne (faut-il y mettre des guillemets ?) le catholicisme de Dhôtel. L’écrivain a toujours été discret sur ce sujet, du moins publiquement. A Jérôme Garcin (L’école buissonnière ), il en parle sur un mode qui n’engage nullement le romancier : “Je ne considère pas la religion comme une application stricte des principes, à la manière de Kant, mais plutôt comme la décision de prendre la vie de façon “artisanale””. J’ai évoqué plus haut, chez quelques uns des personnages des romans de Dhôtel, la présence ici ou là de discrètes manifestations de religiosité. Qu’elles ressortent du merveilleux dhôtelien, ou témoignent d’attitudes superstitieuses ou panthéistes, de rituels et autres cérémonials elles n’empêchent nullement l’ironie bien dosée ou le télescopage humoristique. Dans Les disparus, juste après le “moment poétique” durant lequel Maximin découvre cette clairière autant enchantée qu’effrayante, le jeune homme surprend Véronique en train de prier devant un rocher : “Qu’il y a t-il ? Que fais-tu là ?”, lui demande-t-il interloqué. Ce à quoi la jeune fille répond : “Je prie parce que je voudrais travailler au bazar à Verzier. J’aime tellement le bazar de Verzier”.

On remarque aussi combien certains usages, relevant de codes sociaux en vigueur depuis le XIXe siècle, perdurent dans l’oeuvre d’André Dhôtel quand bien même l’évolution de la société réduirait la place et l’importance de quelques uns d’entre eux, ou en videraient d’autres d’une partie de leur substance. C’est surtout flagrant avec la question du mariage, incontournable chez Dhôtel, dont les effets prescripteurs ou pas conditionnent en partie les comportements de personnages qui assignent, ou ceux qui sont assignés. Souvent, dans l’esprit des premiers, adultes installés ou parents “bienveillants”, le mariage représente la meilleure façon de fixer et de stabiliser l’un ou l’autre de ces jeunes gens instables qui n’aspirent qu’à marcher en dehors des sentiers battus (quand ils ne marchent pas “à côté de leurs pompes”) : le mariage jouant le rôle d’un régulateur, d’un normalisateur ou stabilisateur. Cela d’ailleurs n’étant pas sans relativiser l’institution du mariage dans la mesure où généralement rien n’advient comme adultes et parents bien intentionnés l’espéraient, et que les échecs qui en résultent accroissent encore plus l’irresponsabilité de nos candidats forcés au mariage. Cette institution étant bien évidemment, vue sous cet angle, un enjeu social que les “héros” dhôteliens déjouent par souci de ne pas s’installer dans le monde d’une manière ou d’une autre, qu’ils en soient conscients ou pas. On en constate pas moins que cette référence maritale demeure présente dans les romans écrits durant les années 70 et 80. Ici Dhôtel ne serait pas sans cultiver un archaïsme susceptible de rendre circonspects sur ce point précis des lecteurs nés depuis une quarantaine d’années. Encore faut-il replacer cette incidence dans la perspective de l’oeuvre entière d’André Dhôtel, d’une rare cohérence faut-il le préciser, pour savoir de quoi il en retourne.

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Je n’ai pas mentionné que Dhôtel avait publié plusieurs recueils de poésie. A vrai dire - il ne s’agit pas d’un cas isolé, ni original - Dhôtel se révèle davantage poète dans son œuvre romanesque que dans sa poésie. D’ailleurs plusieurs témoignages accréditent le fait qu’il ne se considérait pas poète au sens où on l’entend généralement : celui qui l’est d’abord en écrivant des poèmes. Et puis - je risque de me trouver en désaccord avec quelques uns des commentateurs de Dhôtel - je ne considère pas Rhétorique fabuleuse (et La nouvelle rhétorique fabuleuse ) comme un livre essentiel, ni même significatif de l’oeuvre d’André Dhôtel. Certains ont voulu voir là le nec plus ultra de l’art dhôtelien. A mon avis La rhétorique fabuleuse pêche par des côtés bavards, une écriture compassée (si on la compare à celle, plus fluide, de nombreux romans), et par une façon de forcer la voix (trop rhétorique dirais-je) peu habituelle chez l’auteur. Disons, pour résumer, qu’il y a dans ce recueil de textes un aspect forcé, quelquefois emprunté, voire artificiel qui ne me convainc pas. On pourrait ici comparer la place et le statut de La rhétorique fabuleuse dans l’oeuvre de Dhôtel avec ceux de Dialogues avec Leuco pour Pavese (sachant que mes réticences envers La rhétorique fabuleuse valent également pour cette œuvre pavesienne, comparée aux romans de l’écrivain italien). En revanche, je tiens Retour pour un merveilleux petit livre, superbement écrit, et comme l’une des entrées possibles à l’oeuvre d’André Dhôtel, ou une façon d’y retourner en meilleure connaissance de cause.

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André Dhôtel a-t-il une descendance ? Jean-Claude Pirotte mis à part je ne saurais me prononcer. Autant que je puisse le vérifier la littérature qui se fait aujourd’hui n’a pas grand chose en commun avec Dhôtel. En son temps, malgré des différences évidentes et l’éloignement de leurs positions littéraires respectives, l’oeuvre romanesque de Raymond Queneau, plus que d’autres, pouvait parfois entrer en résonance (la façon de camper certains personnages) avec celle d’André Dhôtel. Il semble plus judicieux de jeter un œil en direction du cinéma pour trouver des équivalents (toute proportion gardée) : Jacques Tati (excepté Play time ) et Pierre Etaix par exemple, à travers des effets comiques souvent burlesques comparables (du moins chez certains personnages secondaires des romans de Dhôtel). Mais c’est encore Otar Iosselani, le plus tatien des cinéastes contemporains, qui parait dans l’esprit le plus proche de l’univers dhôtelien. Et puis j’aimerais citer, malgré la barrière culturelle, l’excellent cinéaste coréen Hong Sang-Soo (surtout dans ses portraits de jeunes personnages masculins, à travers le regard parfois “ahuri” qu’ils portent sur le monde). Dans un entretien récent des Cahiers du cinéma, ce cinéaste évoque (non loin de son domicile) “une zone d’herbes folles, au contours irrégulier, sur laquelle il m’arrive de poser mon regard très longtemps, en m’arrêtant net, pour rompre avec les lignes et les angles artificiels de la ville”. Cette manière d’observer n’aurait pas déplue à Dhôtel qui, de son côté, exprime quelque chose de cet ordre dans les pages de Retour ou de ses romans.

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Comme il tient à le préciser dans les entretiens de L’école buissonnière, André Dhôtel récuse toute qualification d’optimisme sur son œuvre. Une partie de la critique, il est vrai, avait tendance à prendre l’écume pour la chose, en transformant le merveilleux dhôtelien en inoffensives féeries. A ce compte cette littérature devenait “optimiste”. S’en défendre à juste titre ne fait pas pour autant de Dhôtel un écrivain pessimiste. Il y a chez lui, à travers le regard que ses personnages portent sur le monde immédiat, une attention qui n’est pas sans évoquer la quête d’un bonheur (dans le sens de la recherche d’un trésor). Mais ce bonheur-là n’a évidemment rien de commun (bien au contraire !) avec celui que l’on nous vend quotidiennement à coup de messages publicitaires et d’injonctions consommatrices. Un monde, pour ne pas dire un gouffre sépare ce “bonheur dans l’aliénation”, formaté à des fins de reproduction d’un système économique, de l’invitation toute dhôtelienne au bonheur. Jean-Claude Pirotte le traduit à sa manière en évoquant “l’état d’inextricable abandon” au sein duquel les “héros” dhôteliens “s’extasient encore de pouvoir mesurer combien le monde, en les écrasant sous le poids de son incompréhensive beauté, leur réserve de surprise et de bonheur infiniment variés et pour tout dire immérités”. Même si la vie ne les ménage guère, ces personnages s’en absentent d’une certaine façon en opposant une indifférence déraisonnable aux raisons pour lesquelles le monde tel qu’il va les stigmatise ou les rejette. Car ils n’en ont cure : ils préfèrent bailler aux corneilles, vagabonder sans but précis, se passionner pour la forme d’un nuage, jeter un regard ébloui sur les fleurs des chemins, s’amouracher d’une libellule, et s’émerveiller pour des riens.

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Pour conclure; je reviendrai à mon point de départ. Certes la littérature que l’on promeut aujourd’hui, qui tient le haut du pavé et la tête de gondole des pages littéraires des journaux, parait le plus souvent se situer à des années lumières de celle d’André Dhôtel. Pour ne prendre qu’un seul exemple, mais significatif, comment pourrait-on à la fois apprécier et défendre cette dernière et porter aux nues les romans de Christine Angot ? Il y a quand même comme une incompatibilité fondamentale qui, si d’aventure quelque critique littéraire s’inscrivait en faux contre cette opinion, me paraîtrait pour le mieux relever du pire dilettantisme, voire d’une forme de schizophrénie. Mais comme on dit, ça va ça vient. On sait que les fausses valeurs du jour, indépendamment des traits d’époque et de l’inscription d’une production littéraire dans un temps et un espace donnés, rejoindront un jour ou l’autre dans l’oubli des écrivains qui sont tombés en disgrâce aujourd’hui, ou dont le nom ne dit plus rien aux “nouvelles générations” de lecteurs. On me répondra que le conformisme des Henri Bordeaux et consort l’explique en grande partie. Soit, mais un conformisme peut en cacher un autre, de nature différente. Le “roman bourgeois” hérité du XIXe siècle ne fait certes plus recette, à juste titre. Pourtant qu’en sera-t-il pour les générations à venir de la vogue actuelle de “l’autofiction” (une enseigne sous laquelle peuvent se retrouver de très estimables écrivains, la question n’est pas là) ? Ou de ces romans qui font la une des gazettes lors des rentrées littéraires parce qu’ils se feraient l’écho de “problèmes de société” en phase avec l’actualité du moment ?

Voilà qui nous éloigne pour le coup d’André Dhôtel. J’ai voulu faire ressortir combien cet écrivain, d’un roman à l’autre, prenait fait et cause pour des personnages voués à la vindicte publique, confrontés à l’hostilité d’une collectivité, ou à l’absence de toute considération et de tout crédit , et parfois mis au ban de la société. Il y a vu sous cet angle quelque chose de l’ordre de l’excès auquel l’écriture de Dhôtel entend rendre sous une forme poétique. Sans parler de contenus d’un amoralisme désarmant (pour ne pas dire souriant). Comme l’écrit Jean-Claude Pirotte : “Chez Dhôtel il y a d’abord des adultères, d’abord des crimes passionnels, d’abord des infractions, des délits de toute sorte, des cambriolages, et sans le moins du monde que la morale, que le bien et le mal soient cités. Le plateau de Mazagran c’est une suite absolument incroyable d’exactions et de cruauté, et cette violence est gommée par le mystère de l’écriture” (8). Pirotte aurait pu ajouter à sa liste une attirance pour les très jeunes filles et l’inceste. Dhôtel, cela dit, n’est nullement un écrivain de la transgression : ces deux derniers traits sont rapportés de même le plus naturellement du monde, comme si cela allait de soi et ne contrariait que les fâcheux. Une manière de voir qui, on le sait, n’a pas bonne presse aujourd’hui. Et que l’on proscrit très généralement de la littérature contemporaine : à l’exception de ce qui aurait dans le champ littéraire valeur de témoignage pour en souligner le cas échéant les aspects pathologiques. En ce sens (ces deux traits d’une sexualité “déviante”, encore), Dhôtel est inactuel pour des raisons inverses à celles évoquées dans les premières pages de ce texte.

Pourtant, plus fondamentalement, pour qui voudrait trouver dans l’actualité de ces dernières années l’une des preuves flagrantes de cette inactualité dhôtelienne - même si l’actualité en question ne mérite d’être mentionnée qu’à titre de symptôme -, je citerai le slogan d’un candidat à l’élection présidentielle de 2007 : “Travailler plus pour gagner plus”. Ce slogan autant inepte qu’obscène traduit en quelque sorte le très grand écart existant entre la philosophie l’air de rien des romans de Dhôtel et celle du monde tel qu’il va (illustrée ici par le bateleur UMP et futur bouffon élyséen). J’irai jusqu’à dire que la lecture des ouvrages d’André Dhôtel représente l’un des meilleurs antidotes romanesques au bourrage de crâne actuel, selon lequel il n’y aurait pas de salut en dehors de la raison économique (ou utilitaire). Toutes raisons, les miennes, qui permettent de faire le pari suivant : les romans de Dhôtel, pour peu que l’on puisse les lire et en parler en toute connaissance de cause, devraient intéresser voire plus des lecteurs qui n’entendent pas le moins du monde “manger de ce pain là”.

Mais laissons le dernier mot à André Dhôtel. En citant l’apologue suivant (on y trouve là l’écrivain auquel les lignes précédentes entendent se référer, et surtout celui dont il aura été question tout au long de notre texte)

“Les gamins d’un village ont entrepris de cueillir les prunes d’une fermière consciente d’économie et qui les paie à demi tarif. Ce sont des gamins, n’est ce pas ? Ceux-ci en viennent bientôt à prétendre que les kilos de prunes qu’ils cueillent ne pèsent pas moins lourd que celles des adultes. Soit ! On leur consentira un salaire raisonnable. Mais le raisonnable ne leur parait pas satisfaisant. Ils exigent le plein tarif. Après de longues discussions la fermière est bien obligée de s’y résoudre. Or, au moment de la victoire, l’inattendu se manifeste. Les gosses déclarent : “Et bien alors on lui a dit merde. On ne les a pas cueillies - ses prunes”.

Max Vincent

avril 2013

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(1) Lire à ce sujet Houellebecq raconté aux ignorants par Max Vincent (site “l’herbe entre les pavés” : http://www.lherbentrelespaves.fr/houel.html)

(2) Signalons l’existence de “La route inconnue”, un site consacré à André Dhôtel par l’association des amis de l’écrivain où se trouvent mis en ligne de très nombreux et précieux documents sur Dhôtel, son œuvre et la réception de cette dernière : http:/andredhotel.org/

(3) Maurice Blanchot en 1944 écrivait sur André Dhôtel, en se référant à ces deux romans : “Il y a dans sa manière d’écrire une réserve qui ne s’accommode pas de l’éclat des approbations trop vives, mais c’est un fait que ses romans ont plus de qualités que beaucoup d’oeuvres illustres, et plus qu’elles, sollicitent le souvenir et l’assentiment”. L’essentiel était déjà dit, ou presque, sur l’oeuvre à venir : mais il est vrai que les lignes précédentes émanaient de Maurice Blanchot.

(4) “Mais avec Dhôtel le cancan prend de singulières proportions. Il grossit, s’enfle et se transforme jusqu’à devenir une chanson de geste, l’épopée de toute une contrée” (Maurice Nadeau).

(5) Propos cités dans André Dhôtel, histoire d’un fonctionnaire, de Christine Dupouy.

(6) Idem.

(7) En 1952 Maurice Nadeau écrivait : “L’auteur raffine sur le Baedeker. Au point que tout ceci nous parait bientôt irréel et légendaire, tout entier sorti d’un esprit en pleine activité fabulatrice”. Comparant ensuite le “Dhôtelland” à la “Faulknerie”, Nadeau ajoutait : “On pourrait déjà en dresser le cadastre”

(8) Propos cités dans André Dhôtel, histoire d’un fonctionnaire, de Christine Dupouy.