INTRODUCTION (pages 3 à 10)

1) LES DEUX JEAN-CLAUDE (MICHÉA, MILNER) NOUS MÈNENT EN BATEAU

     a) Mode d'emploi pour saborder la flottille michéenne (11 à 53)

     b) Comment arraisonner L'arrogance du présent  (54 à 72)

2) MAI 68, ENCORE (73 à 93)

3) UN ÉTAT DES LIEUX

     a) Sur les moeurs (94 à 129)

     b) Sur l'art (et la poésie) (129 à 150)

     d) Sur l'éthique (150 à 186)

AUTRE DIALOGUE ENTRE LE VOYAGEUR ET SON OMBRE (186 à 195)


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Le rétablissement de l’homme s’opérera fatalement sur le monceau

de tout ce qui l’a fait

André Breton

Le travail de la critique révolutionnaire n’est assurément pas d’amener

les gens à croire que la révolution deviendrait impossible

Guy Debord



                                               INTRODUCTION

Dans une lettre adressée en décembre 1938 à son ami Théodor W. Adorno, Walter Benjamin écrit ceci : “Dans mon travail, j’essayais d’articuler les moments positifs aussi nettement que vous y êtes parvenu pour les négatifs. Je vois donc qu’une des forces de votre travail réside là où le mien trahissait une faiblesse”. Ne pourrait-on pas dire la même chose de chacun de ceux dont le “travail” s’articule autour d’une telle polarité ? Et puis, par delà le cas particulier du livre sur Baudelaire ayant provoqué cet échange épistolaire, cette remarque ne renvoie-t-elle pas à toute pensée critique cherchant dans la négativité des raisons d’espérer en un monde meilleur ? Essayer d’y répondre nécessite de replacer ce propos dans ce monde qui est le notre. Deux premières constatations peuvent être avancées. Benjamin, déjà, dans ce fragment de correspondance, traduisait quelque chose d’une relation déséquilibrée entre les pôles “positif” et “négatif” de ce qui perdurerait comme exigence critique. La nouveauté serait que ce négatif là, du moins sous des aspects bien particuliers, très partiels (sur lesquels je reviendrai dans le détail), apporterait autant d’eau au moulin de ce monde là (auquel le terme de “société du spectacle” rend le plus justice) qu’il ne fourbirait comme il va de soi des armes à l’un des deux “partis” s’affrontant depuis des lustres, celui justement qui voudrait que cette société disparaisse.

Il faut cependant revenir en arrière pour relever les prémices de ce constat. Aux formes classiques de reproduction du monde tel qu’il va, bien analysées par de bons auteurs, d’autres, plus inédites, initiées par d’anciens ennemis de cette société (ou considérés tels), sont venues apporter du sang neuf et une nouvelle légitimité à la cause jadis combattue. C’est traduire la capacité de la dite société à recycler une partie de ceux qui la combattaient (ou étaient censés la combattre) pour redonner de l’élan à une machine sociétale qui s’essoufflerait. Une première vague, constituée par les anciens communistes, parait trop disparate ou trop localisée (c’est plutôt du coté des historiens qu’elle a donné des résultats) pour être véritablement prise en considération. La vague suivante, en revanche, celle des anciens gauchistes, de part son importance quantitative et “qualitative”, mérite qu’on lui consacre plus de place. D’abord à l’aune de deux facteurs jouant un rôle de vases communicants : le phénomène générationnel et mai 68. L’opération dite des “nouveaux philosophes” avait représenté un premier ballon d’essai. D’autres, moins médiatisées, enfonceront le clou : portant indifféremment le nom de démocratie représentative, de libéralisme ou de droits de l’homme sur fond d’horizon indépassable du capitalisme. On remarque également qu’en quittant le gauchisme ses anciens cadres ne sont pas pour autant tombés dans l’anonymat. Bien au contraire si l’on en croit les “brillantes carrières” de nombre d’entre eux (la règle n’est pas absolue mais la tendance très forte) : un tel s’est recyclé dans les médias et l’édition, tel autre dans la haute administration ou la publicité, tel autre encore au Parti socialiste. C’est dire que ceux-ci et ceux-là occupent des positions stratégiques dans des lieux influents. Enfin ces “nouveaux convertis” (plus tellement de fraîche date au moment où nous écrivons) apportaient un réel savoir-faire, des compétences et une pugnacité qui, sur le plan idéologique, n’étaient nullement dédaignés en ces temps de giscardisme ou de mitterrandisme. On verra, dans la partie (la seconde) consacrée à mai 68, en quoi les “événements” se trouvent aussi récupérés et recyclés par ceux qui, faute d’avoir su “révolutionner” le monde, se sont mis à le gérer au mieux de leurs intérêts (ou de ceux qui les emploient).

Il ne s’agit ici que d’un rappel : le sujet, maintes fois traité, est aujourd’hui bien connu. Il n’en va pas de même d’une troisième vague, moins conséquente, moins repérable, plus récente : celle des anciens “radicaux”. Alors que les deux premières vagues possédaient de nombreux traits communs, celle-ci se distingue des deux précédentes principalement sur un point précis : elle recycle moins des individus (la moindre notoriété acquise dans les milieux radicaux l’explique en partie) que des idées ; du moins certaines, je dirai plus loin lesquelles. Il y a cependant une logique qui prévaut dans les trois cas de figure : les uns et les autres finissent par brûler ce qu’ils avaient jadis adoré (avec toutes les nuances que l’on voudra selon l’appartenance à l’une de ces vagues, ou pour des raisons plus strictement biographiques). Ou encore, pour le dire autrement, les critiques, autrefois adressées au pouvoir (quelque soit la forme alors donnée) et à ses représentants, se retournent contre ceux qui persisteraient à vouloir “transformer le monde” ou “changer la vie”. C’est dans le ton aussi que cette troisième vague fait entendre sa différence. Les certitudes d’hier se sont transformées en constatations désabusées. Parler de révolution sociale ou d’affrontements dans une perspective d’émancipation n’a plus aucun sens. Ce ne sont que des illusions qui remettent toujours à plus tard la seule prise de conscience possible : quoique nous fassions ou voudrions faire, c’est déjà trop tard. On évacuera donc tout ce que peu ou prou recouvre le mot radicalité tout en en conservant cependant la pose. Ceci n’étant pas sans parfois abuser des esprits pourtant “avertis”. Sur le mode de l’inversion, la notion de “progrès” devient la plus sollicitée : elle finit par se confondre avec le “mal absolu”. A ce jeu le “progressiste”, en terme d’opprobre, prend la place jadis assignée au “réactionnaire”.

S’il faut trouver là un lointain précédent historique, le nom de Joseph de Maistre peut être cité. Et avec lui le courant très justement qualifié de “contre-révolutionnaire”. Ou bien se référer, en la dotant d’un autre contenu, à l’expression philosophique que Nietzsche appelait dans ses derniers ouvrages le “nihilisme passif”. Un autre facteur, contemporain, doit être mentionné : la “fuite en arrière” d’une écologie d’abord radicale, puis désignant la société industrielle comme étant à l’origine de tous nos maux et malheurs. D’où la mise en place de discours “catastrophistes” ou spéculant sur “l’effondrement” de la civilisation occidentale. Une autre manière, en quelque sorte, de réactualiser une “fin de l’histoire” (ou encore de “fin du monde”) que le brave Hegel, et longtemps après Fukuyama ne pouvaient certes pas imaginer.

Ceci posé, pour reprendre la formulation benjaminienne de “moments négatifs”, je ne reviendrai que partiellement, incidemment ou de façon indirecte sur ce triple recyclage : les deux premières vagues ne feront l’objet que d’utiles ou indispensables rappels, et j’ai consacré à la troisième, du moins sa composante “anti-industrielle”, un petit essai auquel je renvoie le lecteur (1). Il ne sera cependant pas dit, bien au contraire, que nous en serons quitte avec elle, comme on pourra le vérifier dans les première et troisième parties de cet ouvrage. Donc, toujours pour illustrer ces “moments négatifs”, mon choix s’est porté sur deux penseurs, Jean-Claude Michéa et Jean-Claude Milner, dont les travaux me paraissent chacun à leur manière symptomatiques de l’époque présente, surtout dans la mesure où ceux du premier ne sont pas sans entretenir la confusion (et sur un mode qui porte très précisément la signature de l’époque), quand ceux du second fascinent une fraction du monde intellectuel (tel le serpent fasciné par la flûte du charmeur).

Michéa représente une bonne transition avec les paragraphes précédents si l’on observe tout d’abord que ce philosophe renvoie aux trois vagues évoquée plus haut. Cet ancien communiste a traversé une période gauchiste, et plusieurs aspects de sa pensée entrent en parfaite résonance avec les thèmes de prédilection des “anciens radicaux”. Une telle lecture resterait pourtant partielle, voire superficielle. Jean-Claude Michéa s’est fait connaître en publiant un livre, Orwell anarchiste tory, alors qu’il avait depuis longtemps quitté les rangs communiste et gauchiste. C’est donc un “penseur indépendant”, si l’on veut, qui apparaît en 1995 sur la scène intellectuelle pour ne plus la quitter. Cet agrégé de philosophie n’a sans doute pas la réputation de quelques uns de ses collègues, ni ne bénéficie au sein de l’université d’un statut comparable à celui des philosophes les plus en vue de sa génération. Cependant ses lecteurs s’avèrent plus nombreux que ceux de la très grande majorité de ces chers collègues. Sans que ce lectorat puisse être comparé à celui qui fit, par exemple, la réputation et le succès des duettistes Comte-Sponville et Ferry. Mais ceci parait relativement secondaire en regard de la très grande diversité de ces lecteurs. On parlera même de grand écart pour désigner, à l’une et l’autre extrémité d’un large spectre, des “réactionnaires” sur le mode Finkielkraut d’un coté, des libertaires de l’autre. C’est particulièrement à ce titre que nous nous intéressons à Michéa. Car on ne se concilie pas pareils “publics” sans tordre le cou à un certain nombre de concepts. La critique du libéralisme, devenue au fil de ses ouvrages la marque de fabrique de Jean-Claude Michéa, qui passe chez lui par une volée de bois vert adressée aux gauches et extrême-gauche (certes méritée mais pas exactement pour les bonnes raisons), reprend une antienne bien connue (la délinquance, l’insécurité, l’école, les mœurs, etc.) en des termes d’analyses peu éloignés de ceux, pour ne citer qu’un seul exemple, qui ont concouru à l’élection de Sarkozy au printemps 2007. Ceci bien entendu (c’est toute la différence) au nom d’une critique du capitalisme. Cette confusion se trouve redoublée par le fait que les fondements de la pensée de Michéa reposent sur une notion, la common decency, empruntée à George Orwell (que l’on pourrait traduire par la “décence commune” des “gens ordinaires”), qui sous la plume de notre philosophe s’apparente à une fiction. Que peut-on construire sur de telles fondations ? De l’anti-intellectualisme, soit ; une défense et illustration du populisme, aussi ; la mise en accusation de la modernité, également : donc de quoi satisfaire un public déboussolé, recherchant d’anciens repères ou des certitudes à bon compte. C’est bien court, et plus encore discutable.

Contrairement à Jean-Claude Michéa, Jean-Claude Milner ne se trouve ici convoqué qu’à travers son dernier ouvrage, L’arrogance du présent. Je lui consacre également moins de place. Les brillants paradoxes de ce linguiste et philosophe, j’en ai dit un mot, fascinent une partie de l’intelligentsia. Pourtant, à condition de bien vouloir lire cet auteur au plus près, les “morceaux de bravoure” qui font la réputation de Milner reposent sur des postulats faux ou infondés. Je dirai en quoi et pourquoi. Cependant Milner devient utile quand, alors que la question semblait réglée par les intéressés, il entend de nouveau justifier de longues années après les revirements gauchistes sur un mode inusité. L’intérêt est double : la démonstration de notre linguiste dépasse alors le cadre gauchiste proprement dit et peut être élargi à d’autres (qui certainement n’en demandent pas tant), et sa manière de reprendre en termes choisis et sans appel la question éthique (à travers ce que Milner appelle “l’infidélité”), nous permet de lui répondre avec la même netteté. .

Comment alors, pour parler comme Benjamin, faire ressortir des “moments positifs” ? En quoi les objectifs de l’émancipation, vers lesquels tend également toute pensée résolument critique, restent envisageables malgré les démentis que d’aucuns ne cessent de nous adresser, en excipant de l’inéluctabilité du capitalisme tout comme du type de société que celui-ci induit (ou réciproquement) ; ou encore, pour d’autres, en arguant des illusions contenues dans toute pensée révolutionnaire ou radicale ? Notre troisième partie s’y exerce non sans difficultés. Le chemin est long, malaisé, semé d’embûches, et conduit parfois dans des impasses. Et puis les cartes ici déployées (celles des mœurs, de l’art et de la poésie, de l’éthique) ne recouvrent pas tout le territoire. Sachant aussi que leur mode d’emploi diffère sensiblement selon les aspérités et les accidents du terrain, ou la manière de déchiffrer les légendes respectives.

La première de ces cartes s’élargit d’ailleurs à quelques unes des portions du territoire arpenté durant la première partie de cet ouvrage. C’est vouloir, partant de Sade (voire de Fourier), aborder l’ensemble des thématiques que l’on associe à la notion de “perversions sexuelles” pour déboucher, via la pédophilie, sur le traitement par nos sociétés développées de l’un des modes de contrôle et de dressage des corps et des esprits par lequel le monde tel qu’il va exerce sa domination. Ceci dans une perspective plus globale du traitement de l’insécurité non pas tant, comme le prétend l’idéologie dominante, pour répondre à une augmentation des faits et comportements délictueux et criminels, que pour installer la thématique sécuritaire au coeur même de la gestion de cette société. Cela passe bien évidemment par une instrumentalisation de l’insécurité proprement dite à des fins répressives, mais également par le renforcement des dépendances et précarisations de tous genres devant les dangers, risques et catastrophes qui menacent (ou menaceraient) la dite société.

En revanche, sur l’art (et la poésie), des allers et retours sont nécessaires pour aborder cette carte sous les angles requis : depuis l’hypothèse d’une “fin de l’art” à celle de son dépassement ou de sa réalisation dans un devenir révolutionnaire, en passant par diverses occurrences que recouvrent les termes modernité et postmodernité, ou encore par la capacité (dans le sens d’une nécessité) pour chaque individu de vivre poétiquement dans l’ici et maintenant à l’instar de ce que revendiquaient et préconisaient les surréalistes. Les limites de cet ouvrage ne nous permettrons pas de répondre à toutes les questions posées dans ce chapitre. Tout comme il n’est nullement certain que des réponses complètement satisfaisantes pourraient être malgré tout données en raison du caractère hétérogène du sujet.

Enfin la troisième carte remet en perspective l’ensemble de cet ouvrage en en exposant les ressorts subjectifs, et en reprenant sur le mode approprié, de l’éthique donc, les raisons qui une fois de plus nous entraînent à dire en quoi ce monde n’est pas le notre, et ce pourquoi nous aspirons à vivre dans une société radicalement différente. Nous serons, pour ce faire, bien accompagné puisque Guy Debord, André Breton, Georges Bataille, viendront, chacun dans sa partition, traduire ce sentiment avec les mots de la révolte, du refus, de la poésie, de l’utopie, de l’excès, voire même du pessimisme ou du désespoir. Une autre façon de dire, pour conclure, que là aussi il existerait un certain point de l’esprit d’où les moments “positifs” et “négatifs” évoqués par Benjamin cesseraient d’être perçus contradictoirement.

(1) Du temps que les situationnistes avaient raison : consultable sur le site “l’herbe entre les pavés” (http://www.lherbentrelespaves.fr/)



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LES DEUX JEAN-CLAUDE (MICHÉA, MILNER) NOUS MÈNENT EN BATEAU

1) MODE D’EMPLOI POUR SABORDER LA FLOTTILLE MICHÉENNE

Jean-Claude Michéa est un étrange philosophe. Le lire donne quelquefois le tournis. Qu’on en juge. Michéa préconise la plus grande méfiance à l’égard des médias officiels et accorde sans barguigner des entretiens au Point et au Nouvel Observateur, il signe un ouvrage commun avec Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner tout en passant pour un penseur “radical”, il est fasciné par “l’intelligence exceptionnelle” du très élitiste Jean-Claude Milner mais défend bec et ongles le populisme, cet infatigable contempteur de mai 68 n’hésite pas à citer Guy Debord, etc., etc., etc.

Quel est donc ce Protée de la pensée, ce Fregoli de la philosophie ? Est-ce un dialecticien hors pair, capable de réconcilier tous ces contraires ? Ou la dernière des baudruches à la mode ? Ou alors, tout simplement, n’est-il rien de tout cela : mais un gars bien ordinaire, comme dirait Charlebois, amoureux du football et des plaisirs de la plage, que les hasards de l’existence et de l’édition auraient propulsé sur le devant de la scène ?

Le lecteur des Essais, articles et lettres de George Orwell qui entamerait la lecture des publications de Jean-Claude Michéa par celle de son premier ouvrage, Orwell anarchiste tory, et la poursuivrait par (citons dans l’ordre) L’enseignement de l’ignorance, Impasse Adam Smith, George Orwell éducateur, L’empire du moindre mal et La double pensée aurait de bonnes raisons de s’interroger. Avait-il bien lu les six épais volumes d’essais de l’écrivain anglais ? Ne serait-il pas quelquefois passé à coté de son sujet ? Retournons la question. En se référant de livre en livre, continuellement, voire obsessionnellement à la notion proposée par Orwell de common decency, Michéa ne sollicite-t-il pas le texte orwellien au point d’en forcer le sens ?

A cette objection, Bruce Begout, l’auteur d’un ouvrage paru en 2008 aux édition Allia, De la décence ordinaire, a déjà répondu. Dans ce petit essai Begout, qui traduit “common decency” par “décence ordinaire (et non “honnêteté” ou “moralité”) précise qu’il faut également entendre là “un comportement social et une certaine forme d’estime de soi”. Il ajoute (nous en venons à notre objection) qu’il trouve “regrettable que la traduction française des Essais, articles et lettres (par ailleurs remarquable) n’ait pas rendu la “common decency” par une formule unique, effaçant ainsi l’unité d’un concept central”. Certes, mais les traducteurs pourraient lui répondre qu’il n’y avait justement pas là matière à conceptualiser : qu’ils ont traduit Orwell au plus près, au plus juste, en conservant à cette notion de common decency son contenu équivoque. D’ailleurs Begout l’admet quelques pages plus loin en reconnaissant, “on le voit, il n’est pas simple de définir la décence ordinaire, dans les différents emplois qu’il en fait, Orwell n’en donne une définition univoque”. Ce qui entre pour le moins en contradiction avec ce qu’il écrivait plus haut. Ne lisant pas l’anglais, ni ne disposant d’une édition originale de ces Essais..., j’en resterais là. Cependant, là où Begout hésite, malgré tout, à faire de cette common decency un concept, Michéa, sans pour autant le formuler explicitement, n’a pas lui l’ombre d’une hésitation.

J’en viens donc au premier ouvrage publié par Jean-Claude Michéa, Orwell anarchiste tory. Dans ce livre Michéa revient plusieurs fois sur la common decency. Elle se trouve d’abord définie par “ce sens commun qui nous avertit qu’il y a des choses qui ne se font pas”. L’auteur ajoute plus loin qu’il s’agit également d’une “perception émotionnelle que quelque chose n’est pas juste”. Autre précision : “La common decency inclut donc aussi bien les formes modernes du sens éthique (...) que les formes d’obligation sociale plus traditionnelles, et les moins individualisées (...) Orwell y adjoint même explicitement des choses telles que l’affection, l’amitié, la bonté et même la politesse ordinaire”. Enfin citons deux dernières occurrences, plus ciblées : en premier lieu Michéa évoque l’intellectuel dont la “révolte, on le voit, n’a nullement pour ressort la common decency des prolétaires” ; quand la seconde traite du “principe de cette immense normalisation culturelle (qui) a pourtant été - Orwell l’avait prévu - la déconstruction méthodique de la common decency, devenue avec le temps, l’exercice obligé de toute pensée de gauche”.

Ceci posé, une rapide présentation de l’oeuvre de George Orwell n’est pas inutile. Distinguons d’abord l’écrivain et romancier, l’auteur de deux livres essentiels, La ferme des animaux et 1984 qui n’ont pas besoin d’être commentés. J’y adjoins Hommage à la Catalogne : cet indispensable témoignage sur la guerre d’Espagne. Le reste de la production littéraire et romanesque d’Orwell n’a pas la même notoriété. Cela semble dommage pour Et vive l’aspidistra ! : un roman étonnant, surprenant pour qui ne connaîtrait de l’écrivain anglais que ses deux derniers et célèbres ouvrages. George Orwell, le penseur, essayiste et critique, est aujourd’hui mieux connu en France depuis la publication des Essais, articles et lettres. Ce second Orwell parait plus problématique que le précédent. Pas tant le critique du totalitarisme - où ces deux Orwell d’ailleurs se confondent, (et au sujet duquel, mais avec d’autres moyens, l’auteur de 1984 figure, aux cotés d’Hannah Arendt parmi les penseurs ayant le plus contribué à la compréhension de ce phénomène) - que le penseur et vulgarisateur de cette fameuse common decency.

J’ajoute qu’il existe aujourd’hui comme une sorte d’interdit critique au sujet de George Orwell (et ceci dans des camps diamétralement opposés, ce qui ne manque pas d’intérêt). Je n’évoque nullement, il va de soi, les réponses à des articles visant à salir l’homme par la mention de propos prétendument délateurs. Orwell n’échappe cependant pas à la critique : quelques uns de ses essais et articles sont discutables, pour ne pas dire plus. La figure de “saint laïque” que d’aucuns font d’Orwell eut certainement indisposé l’auteur de La ferme des animaux (par delà, j’imagine, l’amusement d’une telle découverte).

Le livre de Bruce Begout, on l’a vu, aborde sous l’angle de la common decency l’oeuvre de George Orwell. L’empathie dont fait preuve l’auteur ne l’empêche pas pour autant de porter sur l’écrivain anglais un regard contrasté. Begout apporte la précision suivante : “La common decency est la faculté instinctive (pour l’homme ordinaire) de percevoir le bien et le mal. Elle est même plus qu’une simple perception, car elle est réellement affectée par le bien et le mal”. Si pour Orwell, d’après Begout, les hommes ordinaires ne sont pas exempts de défauts (Orwell se plaint de leur apathie à défendre la liberté de la presse, de leur attentisme, ou de leur apolitisme), en revanche leurs qualités typiques (retour sur la common decency définie ici à travers “le sens du partage, l’entraide entre les gens simples, la méfiance vis à vis toute autorité”) les distingue fondamentalement, poursuit Begout, des intellectuels. D’où cette opposition chez Orwell, indispensable, entre la décence des gens ordinaire et l’indécence des intellectuels.

L’anti-intellectualisme de George Orwell ne se confond pas, précise Begout, avec celui de la droite réactionnaire accusant l’intellingentsia d’être responsable de la décadence morale et du déclin de la société. Orwell reproche aux intellectuels d’être coupés du monde de la vie quotidienne, de vivre dans le monde des idées, et donc de privilégier avant tout l’idéologie : ce qui les entraînerait à mépriser des valeurs aussi fondamentales que la liberté et la moralité avec comme conséquence dans les années trente l’enrôlement des intellectuels dans les partis totalitaires. Begout reconnaît cependant qu’Orwell “scrute cette continuelle mainmise de la “mentalité totalitaire” chez les intellectuels avec une persévérance qui frise parfois l’obsession”. Sans vouloir pour l’instant entrer dans le débat je résumerai ces propos par la formule suivante, d’Orwell : “Les gens ordinaires vivent toujours dans un monde de bien absolu et de mal absolu, monde dont les intellectuels se sont depuis longtemps détachés”.

Tout ceci n’est pas fondamentalement faux mais cette vision pour le moins schématique, des gens ordinaires et des intellectuels, n’échappe pas à la caricature, voire au manichéisme. C’est prêter plus de vertus aux dits “gens ordinaires” qu’ils n’en ont dans la réalité et c’est en retour forcer le trait en ce qui concerne les intellectuels, groupe hétérogène s’il en est. Que recouvre par exemple la terminologie “gens ordinaires” ? A lire Orwell on constate que cet emploi relève d’une géométrie variable. Même chose pour les intellectuels. D’ailleurs ne nous méprenons pas : le cursus universitaire du futur George Orwell, puis son activité d’écrivain et d’essayiste en font un intellectuel. Begout émet l’hypothèse que l’enrôlement d’Orwell dans la police birmane, puis, par la suite, la volonté du jeune écrivain de partager la vie (le temps d’une ou plusieurs expériences) des plus démunis participe d’une “stratégie d’abaissement” sur un mode expiatoire. Les éléments biographiques le confirment. On peut aussi évoquer quelque “haine de soi” durant ces années où l’écrivain Orwell se cherche encore. Celle-ci n’a cependant pas perduré contrairement à l’antienne anti-intellectualiste.

Sur un plan plus théorique, l’opposition entre “gens ordinaires” et “intellectuels”, formulée de la sorte, est-elle pertinente ? Pourquoi Orwell ici en l’occurrence ne raisonne-t-il pas en terme de classes sociales ? L’adhésion au totalitarisme concerne-t-elle les seuls intellectuels ? Il ne semble pas que de ce point de vue là la situation ait été sensiblement différente entre la Grande Bretagne et la France. Les centaines de milliers d’adhérents aux différents partis communistes européens ou ceux qui vinrent grossir les rangs des partis et des milices fascistes et nazies appartenaient en grande majorité aux “gens ordinaires”. On peut supposer (sinon on n’y comprend plus rien) qu’ils avaient par la même occasion abandonné toute forme de décence ordinaire, pour parler comme Orwell. Ce qui n’est pourtant pas complètement sûr en ce qui concerne les communistes à lire Michéa. Une seule certitude : Orwell a besoin de mettre en valeur la décence des “gens ordinaires” pour mieux l’opposer à l’indécence des intellectuels.

Dans son petit essai, Bruce Begout aborde la question de la moralité en notant que “parfois, Orwell cède trop facilement à la tentation d’instituer cette moralité ordinaire en critère de jugement absolu”. L’écrivain anglais, que ne choque nullement chez Henri Miller ou James Joyce la “vulgarité sexuelle”, devient plus que réticent à l’égard de James Hadley Chase. Citons ici l’un de ses articles les plus connus, Raffles et Miss Blandish : où le célèbre roman de Chase se trouve qualifié de “fascisme à l’état pur” en raison de son penchant à considérer comme normales et moralement neutres, voire admirables des scènes parfaitement immorales. Encore plus significatif, dans un article de la même année (1944) consacré à Salvador Dali, Orwell, commentant l’autobiographie du peintre (Le secret de la vie de Salvador Dali ), parle d’un “livre qui pue” non pas pour les raisons qui ont fait exclure Dali du groupe surréaliste (sans parler de son ralliement ensuite au franquisme), mais, précise Orwell, parce qu’il est dirigé contre “la santé d’esprit et la simple décence (...) contre la vie elle-même”. Pour l’écrivain anglais “de tels individus sont indésirables, et une société qui favorise leur existence a quelque chose de détraqué”. Sans commentaires ! En toute logique Orwell aborde ensuite la question de “l’immunité artistique” qu’il illustre, en reprenant le discours des défenseurs de l’art (ce qui vaut lieu de condamnation), par “l’artiste doit être exempté des lois morales qui pèsent sur les gens ordinaires”.

Certes, Dali est indéfendable sur de nombreux aspects (nous savourons, rapporté par Orwell, le propos de Dali expliquant que la projection de L’Âge d’or fut interrompue par des voyous : on sait que ces “voyous” appartenaient en réalité à cette extrême-droite pour qui Dali aura plus tard quelque sympathie) mais pas sur ceux que George Orwell cloue au piloris : lesquels relèvent de l’activité fantasmatique et du geste créateur (même s’ils mettent en jeu des perversions ou s’appliquent à les décrire). J’en resterai là pour l’instant, quitte à y revenir dans la troisième partie. Citons quand même, vers la fin de l’article sur Dali, la phrase suivante : “Des phénomènes tels que le surréalisme (...) participent de la décadence bourgeoise (...) un point c’est tout” (ceci au nom, une fois n’est pas coutume, de la “critique marxiste”). Le P.C.F. à la même époque ne s’exprimait pas autrement.

Sans doute, ces deux articles cités, nous comprenons mieux les raisons de la focalisation d’Orwell sur cette “indécence des intellectuels” (ou prétendue telle). D’ailleurs Begout ne parait pas tout à fait à son aise dans ce registre et préfère repartir sur des bases à priori plus solides : celle par exemple de la “répugnance populaire envers la violence et la perversion” dont il nous dit qu’elle “n’est pas le reflet d’un esprit petit bourgeois mais le témoignage d’une décence naturelle”. Nous voulons bien. Pourtant comment expliquer, du temps d’Orwell déjà, le succès auprès du public populaire d’une presse flattant et encourageant chez le lecteur des penchants plus ou moins conscients pour la violence et la perversion ? Il serait plus judicieux de remarquer, pour finir là-dessus, que la violence et les perversions sont les choses les mieux partagées du monde. Mais les uns (“gens ordinaires” disons) et les autres (les intellectuels, pour simplifier) n’y ont pas le même accès ou l’intègrent différemment. Les vaches sont bien gardées : l’art pour les seconds et la presse à scandale ou sensation (en y ajoutant aujourd’hui le people et la télé réalité) pour les premiers.

Cette common decency, pour revenir à Jean-Claude Michéa, n’apparaît qu’en une seule occasion dans L’enseignement de l’ignorance. En revanche, dans ses quatre livres suivants, Michéa revient souvent sur cette notion. En règle générale il reprend ou développe les définitions proposées dans Orwell anarchiste tory (que j’ai citées plus haut). Au fil des ouvrages Michéa tient à bien distinguer common decency et “idéologie du bien” (la seconde relevant d’un “catéchisme moralisateur” émanant d’une église ou d’un parti pour cautionner leur pouvoir) ; d’autre part il lui importe d’associer la common decency au principe de moralité proposé par Mauss dans son Essai sur le don (soit ici “ces capacités psychologiques, morales et culturelles de donner, recevoir et rendre “). On relève cependant une légère poussée de paranoïa quand, évoquant dans Orwell éducateur l’ouvrage de Mauss, Michéa avance que “les experts contemporains sont subventionnés par tous les centres de recherche possibles pour imaginer de nouvelles réfutations définitives de L’essai sur le don “. Voilà comment on utilise l’argent des contribuables ! C’est vraiment scandaleux ! Heureusement Pecresse et Sarkozy nous promettent de faire le ménage au CNRS et ailleurs. Ne désespérez pas Michéa !

Notre philosophe agrégé, dans Impasse Adam Smith, écrit les lignes suivantes : “Il n’est guère difficile de comprendre en quoi c’est cet attachement naturel à la common decency qui a permis à Orwell, à la différence de la plupart des intellectuels de son temps, de ne jamais éprouver la moindre fascination pour la volonté de puissance des partis totalitaires”. Revenons à la fin de l’année 1936. Alors que de nombreux intellectuels européens avaient pris position contre le stalinisme (pour s’en tenir à ce seul aspect), la question n’était pas encore réglée pour Orwell. Ses sympathies politiques allaient plutôt à la gauche anticommuniste, et plus particulièrement à l’Indépendant Labour Party (que l’on pourrait avec des nuances qualifier de “trotskiste”, et auquel Orwell finit par adhérer en juin 1938). C’est donc naturellement ou logiquement que George Orwell s’engage en décembre 1936 dans les milices du POUM (proche de l’ILP). Un moment il envisage rejoindre les Brigades Internationales (contrôlées par les communistes) pour être envoyé sur le front de Madrid, plus décisif à ses yeux. Orwell fera même des démarches en ce sens. L’évolution de la situation au printemps 1937 contribue à changer la donne. Dans un premier temps les journées de mai à Barcelone, puis l’interdiction du POUM le confronteront directement aux méthodes et pratiques staliniennes et l’inciteront à prendre définitivement son parti. Tout ceci se trouve narré et expliqué par Orwell dans Hommage à la Catalogne avec l’honnêteté intellectuelle qui caractérise son auteur. Les lecteurs d’Orwell ne sont donc pas sans savoir que la prise de conscience de l’écrivain anglais eu égard le totalitarisme stalinien date de sa participation à la guerre d’Espagne, et très précisément des journées de Barcelone. Ensuite Orwell n’a pas manqué de s'y référer. Ceci devait être rappelé. Les intellectuels qui durant les années trente se sont opposés parfois violemment aux staliniens l’ont fait pour de multiples raisons, mais certes pas (nous sommes d’accord) “par attachement à la common decency”, George Orwell compris. Revendiquer la chose pour Orwell relève d’un raisonnement à posteriori et d’une lecture tendancieuse de la biographie orweillienne.

Je viens d’évoquer “l’honnêteté intellectuelle” de George Orwell en me référant à Hommage à la Catalogne. Elle ne se trouve pas pour autant absente des articles que j’ai cités plus haut même si là mon désaccord est patent (en particulier autour de la notion “d’immunité artistique”). Cependant Orwell prend quelquefois à rebrousse-poil ses commentateurs les plus bienveillants ou les plus intéressés (lesquels auraient tendance à le figer dans une posture “politiquement correcte”, ou comme Jean-Claude Michéa à traduire cette dernière en terme de common decency). Les lignes suivantes, extraites de Hommage à la Catalogne, ne sont jamais citées que je sache par nos “orweilliens” (en tout cas pas par Michéa) : “Pour la première fois que j’étais à Barcelone, j’allais jeter un coup d’oeil sur la cathédrale ; c’est une cathédrale moderne et l’un des plus hideux monuments du monde (...) A la différence de la plupart des autres églises de Barcelone, elle n’avait pas été endommagée pendant la révolution ; elle avait été épargnée à cause de sa “valeur artistique” disaient les gens. Je trouve que les anarchistes ont fait preuve de bien mauvais goût en ne la faisant pas sauter alors qu’ils en avaient l’occasion, et en se contentant de suspendre entre ses flèches une bannière rouge et noire”.

George Orwell, fondamentalement, n’a rien inventé. On savait avant lui que ce qu’il appelle “common decency”, à savoir la loyauté, l’honnêteté, la générosité, l’esprit d’entre-aide et la solidarité se portaient beaucoup mieux chez les “gens d’en bas” que ceux “d’en haut”. C’est autant un lieu commun que la traduction de travaux sociologiques ou de textes littéraires depuis le milieu du XIXe siècle. Cependant, même en reprenant la terminologie d’Orwell, en quoi, par delà les observations sociologiques qui s’y rapportent, sommes nous aujourd’hui plus instruits ? Celles-ci recoupent par exemple celles faites depuis par Pierre Sansot, un sociologue atypique. Ces travaux qui ne sont pas sans intérêt n’ont pas eux la prétention d’en dire plus qu’ils ne relatent. Je n’en dirai pas autant de la common decency. Orwell n’est qu’à moitié responsable de l’utilisation qu’en fait Michéa. Pourtant, à lire ce dernier, on relève comme un écart entre la chose proprement dite et ce qu’elle produit comme effets. Il ne pouvait en être autrement lorsque, entre autres raisons, “gens ordinaires” vient se substituer à “prolétaires”. Ces qualités, relevées par Orwell - mais en insistant ici dans la liste proposée plus haut sur l’entraide et la solidarité - ne tournent pas à vide, ni ne se consument dans leur excellence quand elles viennent apporter de l’eau au moulin de la question sociale. C’est là qu’il faut reprendre et corriger Orwell en remplaçant “gens ordinaires” par “prolétaires”. Au moins ces qualités trouvent à s’exprimer à travers les diverses expressions d’un conflit social (la grève, les occupations, les manifestations, voire l’affrontement armé) opposant les “prolétaires” à la classe dirigeante (ou les gouvernés aux gouvernants).

Ce n’est là bien entendu que l’un des aspects de la question. Car aujourd'hui, en ce début de XXIe siècle, peut on encore ici parler dans les termes mêmes de George Orwell ? Ces mêmes qualités se retrouvent-elles nécessairement chez les dits “gens ordinaires” ? Orwell, me semble-t-il, apporterait de nos jours des correctifs à la notion de common decency. Sans doute accorderait-il plus d’importance au mouvement associatif, et à ces nouvelles classes moyennes qui en fournissent les plus importants bataillons. On imagine aussi qu’il prendrait davantage en considération la relation des “gens ordinaires” à la consommation en général, et aux médias en particulier. Et puis je n’exclus pas qu’il abandonnerait finalement la common decency : cette dernière se trouvant pour ainsi dire vidée de sa substance. Alors, pourquoi Michéa reprend-il dans les termes même d’Orwell cette notion de common decency dont le sens parait pourtant se réduire telle une peau de chagrin ? Non content de la reprendre Michéa la tire même du coté d’un concept. Ce qui n’était pas le cas, j’insiste, avec Orwell et permettait donc plus de souplesse dans l’expression. Oui, pourquoi ?

Il y a plusieurs explications. D’abord parce que cette common decency se trouve au coeur de la pensée de Jean-Claude Michéa. Tout le reste en découle, y compris la large place prise au fil des ouvrages publiés par la réflexion sur le libéralisme (sous le double angle de sa “civilisation” ou d’un “retour sur sa question”). Mais pour que cet édifice puisse, du point de vue de son auteur, reposer sur de solides fondations tout autre ciment que la common decency n’eut pas fait l’affaire. Le lecteur en a été plus tôt informé à travers l’exemple d’Orwell. Michéa ne revient obsessionnellement sur la décence des “gens ordinaires” que pour l’opposer à l’indécence de ces “autres” (qui selon l’angle choisi se nomment possédants, classes supérieures ou intellectuels). Ce qu’il faut bien appeler une “conception du monde” chez lui s’en ressent. Et celle que nous expose et propose Michéa n’a pas grand chose à voir avec l’émancipation (du moins telle qu’elle se trouve défendue par l’auteur de ces lignes). Mais n’anticipons pas, nous aurons tout le loisir d’y revenir.

Dans La double pensée Michéa apporte quelques éléments biographiques très instructifs. Né dans une famille de militants communistes (son père, Abel Michéa, est un journaliste sportif réputé), le jeune Jean-Claude rejoint comme il va de soi les organisations de jeunesse du P.C.F. En 1967, l’année du début de ses études de philosophie à la Sorbonne, Michéa passe dans le camp gauchiste. Deux ans plus tard il retourne au P.C.F. (le fait n’est pas courant et mérite d’être souligné). Il quittera finalement le Parti en 1976. Michéa n’est pas sans conserver quelque nostalgie de ce passé dans son évocation des militants communistes rencontrés pendant cette dizaine d’années. Par ailleurs il dit préférer avant tout “les plaisirs du football, de l’amitié et des plages montpelliéraines”. Notre auteur s’excuserait presque d’avoir écrit huit ouvrages. Un agrégé de philosophie certes (comme l’indiquent ses “quatrième de couverture”), mais qui a su conserver une fibre populaire. C’est du moins l’image que Michéa dans plusieurs entretiens tient à donner de sa personne.

Dans la préface de Impasse Adam Smith, le premier mot à apparaître en italique (et avec une majuscule, s’il vous plaît !) est Peuple. Conservons le mot pour faire état de griefs permanents chez Michéa concernant la façon dont on traite (ou maltraite) le peuple : soit dans la façon de le décrire, ou celle de le “mettre en concept”. Tout d’abord Michéa se plaint que “les élites intellectuelles et médiatiques” caricaturent les “gens ordinaires” en “beaufs” et en “Deschiens”. Guignol a changé de camp, nous dit-il, aujourd’hui ce sont les élites qui se moquent du peuple. Le personnage du “beauf”, pour lui répondre, est devenu aujourd'hui un type à part entière dans une tradition caricaturale initiée par Daumier. Le beauf existe, chacun d’entre nous l’a rencontré. Cabu a su “croquer” ce type et lui a donné ce nom (ce qui n’est pas rien !). Ce terme désigne un homme plutôt vulgaire, aux idées étroites et aux goûts discutables, rempli de préjugés, peu tolérant, peu cultivé et parfois le revendiquant, généralement chauvin et raciste, le tout baignant dans une certaine autosatisfaction. J’ajoute qu’on l’imagine plutôt amateur de football, et passant de préférence ses vacances sur les plages des bords de mer. Plus en amont, le terme BOF (beurre-oeufs-fromage), qui se rapporte à une catégorie de petits commerçants, et par extension au poujadisme pourrait lui être associé. D’ailleurs la définition proposée un peu plus haut rend la catégorie “peuple” très extensible puisque elle désignerait également de larges secteurs de la petite bourgeoisie, voire des classes moyennes (anciennes). Ne voir là qu’un effet de la malignité des “élites” à se “moquer du peuple” parait manquer du plus élémentaire sens de l’humour. J’espère que lors de l’entretien accordé en 2000 à Charlie-Hebdo (repris et remanié dans Impasse Adam Smith ) Michéa eut l’occasion hors micro de se plaindre de l’immense tort fait par Cabu auprès des “gens ordinaires”.

Les Deschiens n’appartiennent pas à l’univers de la caricature. C’est plutôt dans un registre poétique qui tient à la fois du cirque, de Jacques Tati, des chansons populaires ou de l’art brut qu’il faut replacer ce cycle. Il y a plus de tendresse que de moquerie dans le regard que l’on porte sur les personnages des Deschiens. L’incapacité de Michéa, pourtant hérault auto proclamé des “gens ordinaires”, à réfléchir un tant soit peu sur le concept de “culture populaire” parait confondante. A moins que pour lui celle-ci se trouve réduite aux seuls sports (que Michéa aime tant) : c’est dire !

Dans tous ses ouvrages notre philosophe ne manque pas de faire référence et allégeance au populisme. Le plus souvent pour se plaindre d’un détournement de sens (ou d’une manipulation ou désinformation qu’il impute aux intellectuels, ou aux “médias officiels”, voire “aux ateliers sémantiques des politologues”). Michéa pousse le bouchon un peu loin dans Orwell éducateur en allant jusqu’à écrire que le mot populisme aurait été “intégralement falsifié sur ordre (sic) par les politologues et les néojournalistes de l’ordre établi”. Mais qui donc aurait donné un tel ordre ? Michéa en dit trop ou pas assez : nous voulons des noms ! Il y aurait-il un chef d’orchestre clandestin ? Inversement Michéa prétend que le “western hollywoodien classique” (genre qu’il semble priser) exprime “quelque chose encore des valeurs de ce fier populisme américain et de sa common decency”. C’est curieux, nous ne l’avions pas remarqué. Michéa aurait plus avisé, quitte à prendre un exemple, de citer le courant folk singer (ou protest singer) en général, et Woody Guthry en particulier.

Une premier constatation. On peut difficilement nier que le mot “populisme”, qui a l’origine désignait des courants politiques américains ou russes de la seconde moitié du XIXe siècle se réclamant du peuple (mais également une école littéraire apparue en France au début des années 20 qui se proposait de dépeindre avec réalisme la vie des gens du peuple), a changé de signification. Michéa explique ce “glissement de sens” contemporain (non sans avoir indiqué préalablement que populisme désignait “l’ensemble des idées et des principes qui, en 1968 et dans les années suivantes, avaient guidé les classes populaires dans leurs différents combats pour refuser, par avance, les effets (...) destructeurs de la modernité capitaliste”) par le changement de cap opéré par le Parti Socialiste en 1983. Nous avons quitté le registre paranoïde de Orwell éducateur et la discussion redevient possible. Ne pouvant plus se situer sur le terrain de la “rupture avec le capitalisme”, poursuit Michéa, il fallait bien trouver quelque “idéal de substitution”. L’antiracisme, ajoute-t-il, y répondra principalement (aidé par “l’indispensable installation d’un FN dans le nouveau paysage politique”, celle-ci résultant de “l’institution, le temps d’un scrutin, du système proportionnel) : cette conjonction favorisant dans les “médias officiels” une traduction en terme de populisme”.

Cette analyse n’est pas complètement fausse (même si la forte montée du Front National ne s’explique pas fondamentalement par la duplicité tactique de Mitterrand : le maintien pendant vingt ans du FN à cet étiage électoral d’environ 15 % prouve si besoin était qu’il faut chercher d’autres explications) mais passe à coté de l’essentiel. Pourtant, évoquant le FN (signalons en passant que la référence à l’extrême-droite est quasiment absente des ouvrages de Michéa) notre philosophe prend en compte l’un des deux aspects de la question. Il lui manque l’autre, le plus important, à savoir la sensible perte d’influence du P.C.F. durant les années 80 et 90 : une perte d’influence à mettre parallèlement en relation avec l’émergence d’un fort FN (du moins sur le plan électoral). On sait que dans plusieurs bastions communistes (d’un électorat populaire plutôt ouvrier) de très nombreux électeurs communistes reportèrent leurs suffrages sur le FN. Cette donnée incontestable (et vérifiable du point de vue de la sociologie électorale) fut contestée par ceux que heurtait au plus fort de leurs convictions une pareille réalité. Le populisme, j’y reviens à travers la traduction d’un certain nombre de phénomènes contemporains, n’est en tout cas pas univoquement comme le prétend Michéa le mot derrière lequel les élites et consort entendent dénigrer les gens du peuple de la manière la plus maligne.

Je propose la définition suivante. On appelle “populisme” les courants de pensée apparus vers la fin du XXe siècle dans un contexte de mondialisation accélérée qui, disant parler au nom du peuple ou affirmant vouloir en défendre les valeurs, excipent des légitimes inquiétudes des classes populaires devant pareille évolution pour leur proposer une médecine et des remèdes pires que la maladie. Le populisme, d’une part participe de la liquidation du prolétariat comme sujet émancipateur visant à l’abolition des classes sociales ; d’autre part, il représente pour les élites converties à la mondialisation un commode épouvantail brandi le cas échéant pour fustiger la défense non moins légitime des avantages acquis des salariés. Cette dernière précision s’avère bien entendu nécessaire si l’on l’on prend en considération la tendance chez nos gouvernants, et plus encore chez les “experts” qui les inspirent d’amalgamer toutes les formes de dissensus qui remettraient en cause le consensus dominant (ou décrit comme tel) : de l’expression démocratique des salariés dans les conflits sociaux aux questions raciales ou religieuses.

Bruce Begout reconnaît qu’il “y a manifestement dans la pensée politique d’Orwell des penchants au populisme : sa critique des élites non-patriotiques et internationalistes, sa virulence contre le monde politique coupé du peuple, son éloge des petites gens et de leur honnêteté spontanée ; tous les ingrédients sont là pour engendrer une forme diffuse de démagogie radicale-socialiste sur la défense des petits contre les gros”. Cependant, au risque de se contredire, il affirme dans le même mouvement que ”la théorie de la décence ordinaire” constitue le meilleur antidote contre toute forme de populisme. Cette théorie (si on veut bien l’appeler telle) qui la détient ? Pas les “gens ordinaires” certes. D’ailleurs, en reprenant l’une des définitions proposées, la common decency désigne “un sens moral inné”, quelque chose de naturel donc, qui va de soi. Rien d’une théorie. Jusqu’à preuve du contraire les théoriciens de la common decency s’appellent Orwell, Michéa, Begout, pour ne citer qu’eux.

Les mineurs de la vallée du Jui, en répondant une première fois en 1990 au discours populiste de Ion Ilescu, c’est à dire en venant casser du hooligan ou de l’étudiant dans les rues de Bucarest, manquaient du sens le plus élémentaire de common decency. On peut certes parler ici de manipulation mais Ilescu n’eut pas trop à forcer son talent pour aboutir à un tel résultat. Ce “sens moral inné” n’avait pas auparavant empêché une bonne partie des “gens ordinaires” de soutenir les régimes stalinien et hitlérien. On se souvient que les opposants politiques en URSS, mais aussi les dissidents, les déviants ou tous ceux qui ne se retrouvaient pas dans la ligne étaient traités “d’ennemis du peuple”. Certains (en Allemagne, ou dans les anciennes “démocraties populaires”), à qui pour les plus âgés on ne pourrait reprocher que leur passivité durant les années nationales-socialistes ou staliniennes, regrettaient, ou disent regrettent l’un ou l’autre de ces régimes en arguant du fait qu’en “ce temps là la vie était plus décente” (sous entendu la vie matérielle) : un discours entendu au mot près, et qui n’a rien d’exceptionnel. Et oui, le même mot peut dire une chose et son contraire. Ou peut-être pas, après tout...

On le constate : la mayonnaise, cette common decency, a du mal à prendre. Pour lui donner plus de consistance, Jean-Claude Michéa va donc reprendre l’opposition faite auparavant par Orwell entre la décence des “gens ordinaires” et l’indécence de ceux que notre philosophe qualifie le plus souvent par “les intellectuels” (qui sous sa plume peut aussi bien désigner “les intellectuels de gauche”, “l’extrême-gauche du libéralisme” ou “la sociologie d’état”). On distingue deux axes critiques dans cette volonté ici chez Michéa de mieux faire ressortir l’indécence des seconds (en l’opposant il va de soi à la décence des premiers). Le premier axe reprend grosso modo le point de vue d’Orwell en matière de morale, de transgression ou de “libération des moeurs” en l’adaptant aux réalités de notre contemporainéité. J’en parlerai plus longuement dans la troisième partie. Toute réponse circonstanciée serait pour l’instant prématurée dans la mesure où elle tend à dépasser le propos de Michéa pour aborder une thématique plus globale et plus complexe.

Le second axe critique tient largement compte des réalités “sociétales” (ou prétendues telles) du monde contemporain, même si Michéa repère ici et là chez Orwell les prémices de ce que l’auteur de 1984 appelle “le crime moderne”. Dans L’enseignement de l’ignorance Michéa consacre plusieurs pages aux questions que les médias classent sous les rubriques “délinquance”, “intégration”, “quartiers sensibles”, “insécurité”. Là où d’autres évoquent des “barbares” ou la “racaille”, Michéa se réfère lui à la Caillera (soit “les bandes violentes, surgies sur la ruine politiquement organisée des cultures populaires, et qui règnent par le trafic et la terreur sur les populations indigènes et immigrées des quartiers que l’État et le capitalisme légal ont désertés”). Une telle définition charge quelque peu la barque. Mais acceptons en le principe sans pour autant souscrire à tous les détails du tableau. S’ensuivent chez Michéa des remarques justifiées sur l’intégration de cette “caillera” au système capitaliste en terme de consommation, buzness et symbolisation du pouvoir. Cependant, ces précisions apportées, un tel tableau dans son ensemble renvoie pour l’essentiel à l’univers du crime organisé. A la différence près que le “milieu”, ou plus sûrement un “nouveau milieu” aurait investi les quartiers dits sensibles, ceux où l’État se retire (du moins en partie). Le lecteur qui s’attendrait à trouver ensuite des éléments permettant de comprendre le pourquoi et le comment de cette situation en sera pour ses frais. En revanche on voit mieux où Michéa veut en venir. Partant du fait que la “caillera” est “parfaitement intégrée au système qui détruit la société”, Michéa ajoute dans la foulée : “C’est évidemment à ce titre qu’elle ne manque pas de fasciner les intellectuels et les cinéastes de la classe dominante, dont la mauvaise conscience constitutive les dispose toujours à espérer qu’il existe une façon romantique d’extorquer la plus value “.

Le plus grave n’est pas tant que ce genre de charabia ait été écrit et publié (il en existe bien d’autres !), mais que des lecteurs pourtant pas trop bien disposés à l’égard du monde tel qu’il va croient reconnaître dans les lignes précédentes quelque écho critique. Il n’y a aucun lien logique entre les deux phrases (le “à ce titre” l’illustre pour ainsi dire), et il parait inutile de “déconstruire” la seconde : son ridicule saute aux yeux de qui sait lire. A ce sujet la mention ici de “cinéastes de la classe dominante” (appelés ainsi en raison de leur fascination pour la dite “caillera”) ne manque pas de sel lorsque l’on connaît par ailleurs l’admiration de Michéa pour le cinéma hollywoodien et ses cinéastes (dépositaires d’un “art populaire” les préservant de facto de toute appartenance à la “classe dominante”). On aura compris que quand Michéa brocarde les intellectuels et les artistes ceux-ci appartiennent sans barguigner à la classe dominante tandis que dans le cas contraire (groupe limité pour les seconds au seul exemple hollywoodien) il n’en est rien. Le lecteur commence à connaître la chanson. Mais il reste encore plusieurs couplets.

Ces grandes lignes tracées, Jean-Claude Michéa concentre son tir sur ce qu’il appelle “la sociologie d’État” : la principale coupable, puisque légitimant en quelque sorte la fascination des intellectuels et artistes pour les délinquants. Passer ainsi dans le même paragraphe du mot “caillera” à celui de “délinquant” comme si de rien n’était n’a rien d’innocent. Pour l’heure Michéa entend éclairer son lecteur sur deux procédés qui permettent à la “sociologie d’État” de mieux faire passer la pilule. Tout d’abord il l’accuse de revêtir le délinquant moderne de la tunique du bandit d’honneur de jadis : une opération gratifiante sous l’angle des prestiges de la rébellion et de la révolte morale. Une indication amusante. Michéa ne cite ici que les seuls noms de Harlem Désir et Félix Guattari. Ce qui prouve que chez lui la notion de “sociologie d’État” s’avère particulièrement extensible.

Le second procédé, celui de l’élaboration par la dite “sociologie d’État” d’un paradigme du délinquant moderne, consiste à justifier l’existence de la délinquance par “l’effet mécanique de la misère et du chômage”, et par conséquent de la déligitimer (ne pas la reconnaître telle). Là nous sommes en terrain connu. L’argument a déjà servi : c’est même devenu le fond de commerce de certains “penseurs” ou “médiatiques”. Cette argumentation s’est retrouvée au coeur des campagnes électorales de 2002 et 2007. Alain Finkielkraut s’en fait l’infatigable propagandiste depuis de longues années. Michéa tient à nous faire savoir que ce paradigme a “d’abord été célébré dans l’ordre culturel “ avant de trouver “ses bases pratiques dans la prospérité économique des Trente glorieuses”. Et de citer un dénommé Charles Szlakmann, lequel aurait fourni toutes les données statistiques nécessaire dans son ouvrage La violence urbaine publié en 1992. Nous avouons ne pas connaître un si remarquable penseur. Dans ce livre (celui d’un historien et journaliste), sous titré “à contre courant des idées reçues”, l’auteur avance que ces phénomènes de violence ne sont pas pour lui associés au chômage et à la pauvreté mais relèvent du mépris de l’autre, particulièrement du plus faible. Malheureusement ce livre décisif n’a pas trouvé de lecteurs en 1992, et encore moins de commentateurs (si ce n’est le sagace et vigilant Michéa). Nul doute que la “sociologie d’État”, compte tenu des moyens démesurés dont elle dispose, s’est évertuée à établir un mur de silence autour de cette démonstration impitoyable de la vacuité des thèses de la dire sociologie sur la délinquance.

Enfin, pour terminer sur ce long paragraphe de L’enseignement de l’ignorance Michéa nous informe que “le développement de la délinquance moderne”, d’abord considéré par la sociologie officielle comme “un pur fantasme des classes populaires” (il ne cite aucun nom étant bien entendu dans l’impossibilité de trouver un auteur l’ayant prétendu : c’est pur fantasme chez Michéa), s’apparente selon lui à une “procédure gagnante pour le capitalisme” des lors qu’on le présente “comme un effet conjoncturel du chômage”. Et pourquoi donc ? D’abord cela conduirait à présenter la “reprise économique” pour la clé principale du problème. La relation de cause à effet nous échappe. Ensuite Michéa nous entretient de “la logique même du capitalisme de consommation” qu’il relie aux “conditions symboliques et imaginaires d’un nouveau rapport des sujets à la Loi” sans pour autant répondre à la question. Nous en resterons donc là. Pas tout à fait puisque, pour conclure, Michéa tient à illustrer une dernière fois la “fascination exercée sur les intellectuels bourgeois (...) par la figure du mauvais garçon” en citant Chalamov et son ouvrage Le monde du crime. Ici la référence en terme de droits communs (qui possède encore plus de force dans L’archipel du Goulag de Soljénitsyne) parait déplacée du point de vue de la fascination indiquée par Michéa. Elle renvoie chez Chalamov à l’une des fonctions du monde totalitaire. Il parait difficile de comparer ce qui est incomparable. Mais c’était en passant une manière d’opposer le vécu d’un Chalamov à la science du Collège de France. Une opposition dont la pertinence n’échappera à personne.

Les livres suivants de notre philosophe reprennent la même antienne. Sinon dans L’empire du moindre mal Michéa hasarde une hypothèse psychologisante : “le besoin de chercher à tout prix une explication purement sociologique” étant imputée à une faillite personnelle ou philosophique. Nous apprenons que l’imaginaire de nos sociologues est “structuré par une double fascination pour l’idéal de la science et un spinozisme simplifié, et pas une influence souterraine des sensibilités luthériennes et jansénistes” (sic). Plus sérieusement, nous comprenons mieux pareille hostilité à la dite “sociologie d’État” en général, et de Bourdieu en particulier quand Michéa, sans trop nous surprendre, en vient à défendre mordicus la notion de “mérite” (critiquée par Bourdieu). Nous avons là l’un des noyaux durs de la pensée michéenne qui renseigne mieux sur les présupposés de notre philosophe que ses explications fantaisistes ou cuistres sur “l’imaginaire des sociologues”. On pourrait d’ailleurs retourner contre lui, à des fins d’explication psychologique, son argumentation de la même manière qu’il en use avec ses habituelles têtes de turc. Il ne faudrait cependant pas croire que Michéa met tous les sociologues dans le même panier de linge sale de la “sociologie d’État”. Il en est au moins un, Paul Yonnet, qui trouve grâce à ses yeux. Il se trouve que Michéa et Yonnet sont tous deux sur la même longueur d’onde.

Plus fondamentalement (et ici un recul historique s’impose), Michéa nous devait quelque explication philosophique de la thématique traitée depuis plusieurs pages. Dans Orwell éducateur il reproche aux Lumières (et ce partant à “toute sensibilité progressiste”) de ne pas avoir “su penser le Mal autrement que comme privation . Donc, “pour un esprit moderne”, le “mystère métaphysique du crime” ne peut trouver d’explication qu’à travers les “effets du chômage, de l’ignorance, des coups reçus pendant l’enfance”, etc., etc. Nous revenons par un autre biais aux propos cités précédemment par Michéa (et d’autres). Ce dernier ajoute cependant : “Cette forclusion moderne de la question du Mal n’interdit pas seulement de poser le problème éthique sur des bases sérieuses, dans la mesure où elle revient toujours, d’une manière ou d’une autre, à évacuer la part d’implication personnelle du sujet dans ses actes (part toujours pensée, dans un discours de la Cause Excusante, comme un sentiment illusoire et mystification idéaliste)”.

Je répondrai en deux points : d’abord sur la première partie du propos de Michéa, puis sur la seconde, plus importante. L’auteur de ces lignes, ancien travailleur social (et ayant de surcroît principalement travaillé en milieu psychiatrique, mais également en maison d’arrêt) a été durant sa vie professionnelle confronté en permanence à ces “effets”. L’histoire d’un sujet, en l’occurrence, permet de comprendre comment celui-ci en est arrivé là : à venir consulter dans un service social ou de psychiatrie, ou se retrouver en prison. C’est justement en décryptant et et en prenant compte ces différents éléments que les professionnels pourront intervenir en aval en essayant de trouver, avec l’aide du sujet, des réponses adaptées à ses difficultés, à sa situation ou aux symptômes et troubles présentés. Il s’agit bien entendu d’une règle générale. Mais même en considérant chacune des exceptions celles-ci élargissent plutôt la palette de ces “effets” qu’elles ne contredisent les observations générales induites par la biographie. Tout comme il est avéré (mais qui prétend le contraire !) que le chômage, l’ignorance, la maltraitance et l’humiliation ne conduisent pas nécessairement à la délinquance. C’est même le cas de la grande majorité des personnes qui s’y trouvent, ou qui y ont été confrontées. Ceci ressort d’une évidence. En revanche, nier la réalité de ces “effets”, ne pas reconnaître qu’ils puissent constituer même l’ébauche d’une “explication” (d’ailleurs Michéa et consort substituent là par commodité le mot “excuses”) porte un nom : c’est de l’idéologie. Une fois de plus inversons la question. Pourquoi refuser de voir et d’admettre ce que les professionnels de la profession observent et constatent à longueur d’année ? Un reportage de TF 1, un article de Finkielkraut, un discours de Sarkozy, ou les résultats d’un sondage d’opinion (publié de préférence au lendemain d’un “crime crapuleux”) auraient-ils raison de l’observation et du travail sur le terrain, avec les intéressés ? Nous avons bien entendu notre idée sur la question, et l’exposerons quand il le faudra.

Le second point parait plus fondamental, philosophiquement parlant. L’argumentation de Michéa, en terme d’implication personnelle (souligné par lui), ou sa logique si l’on préfère, vaut bien entendu pour un penseur, un philosophe, un écrivain, un artiste, un révolutionnaire, enfin pour tous ceux, intellectuels, créateurs ou militants politiques, dont l’activité, la création, les écrits portent très justement la marque de cette implication personnelle. D’autant plus, il convient de le préciser, qu’elle pose la question de la responsabilité de ceux-ci et de ceux-là. Mais ce qui est vrai et vérifiable ici n’a plus la même signification dés lors que l’on quitte le chemin balisé du sujet conscient et responsable. C’est dire que la notion de responsabilité ne peut être ailleurs invoquée dans les mêmes termes. Autant, en se référant à un sujet conscient et responsable, la question morale posée par Michéa est justifiée ; autant elle prend ailleurs un caractère idéologique pour évacuer ou refouler toute explication mettant en procès le monde dans lequel nous vivons. Car c’est la question essentielle, et sur laquelle achoppent les Michéa et consort : cette société, pour le dire trivialement, a les délinquants qu’elle mérite.

On sait que cette focalisation sur le “mal” n’est pas nouvelle. Depuis longtemps elle exprime la position de ceux qui, excipant d’une “mauvaise nature de l’homme” (encore plus mauvaise quand on descend dans les classes inférieures), s’efforcent d’accréditer le fait que toute volonté de transformer le monde s’avère non opératoire et inutile de part cette “mauvaise nature de l’homme” et ce “mal” organiquement liés à la condition humaine. Cela ne constitue pas fondamentalement une nouveauté d’entendre ce discours repris par une partie de nos élites intellectuels ou du personnel politique (la gauche ayant ici rejoint la droite même si elle donne l’impression d’avoir le cul entre deux chaises). Rien de plus normal chez ceux dont les positionnements philosophique et politique s’accordent sur la manière d’aborder cette question, celle du “mal”. Laquelle, faut-il le préciser, ne connaît pas de meilleure réponse en matière de délinquance que celle de la répression : protéger la société en punissant sans état d’âme et de manière exemplaire des sujets délinquants tenus responsables de leurs actes. Michéa, qui partage en amont ces analyses et constats, ne va pas pourtant jusqu’au bout des conséquences que les premiers réclament et nécessitent. Pourquoi le plus gros du chemin fait, s’arrête-t-il au moment de conclure ? Ce n’est pourtant pas que je sache par prudence flaubertienne. D’un point de vue moral nous pourrions le qualifier de “faux cul”. Allons, encore un petit effort camarade Michéa ! Cela coûte peut-être la première fois. Mais vous verrez, d’aucuns vous le confirmeront (parmi nos ex : communistes, gauchistes, radicaux), comme on se sent soulagé, après !

Aux habituels griefs de Jean-Claude Michéa (sur la question scolaire et la délinquance) viennent s’ajouter ceux concernant le rapport à l’immigration et aux sans-papiers. Ici l’auteur concentre son tir sur Réseau-Sans-Frontière. Il ne le fait pas frontalement comme un vulgaire politicien de droite s’insurgeant contre les entraves à l’application de la politique de l’immigration votée par une majorité de français. Dans l’analyse michéenne RSF devient l’un des agents indirect de ce nomadisme induit par les “nouvelles formes capitalistes du déplacement et de la force de travail”. Sur ce terrain sensible on découvre un Michéa pris entre le désir de se lâcher et une certaine prudence (de ne pas trop donner de prise à l’adversaire).

Une dernière donnée, pour compléter le tableau esquissé jusqu’à présent, concerne la famille. Il peut paraître étrange de trouver sous la plume d’un penseur se disant volontiers “radical” (selon la définition donnée par Marx) des propos à ce point alarmants sur la délitescence de la famille. Certes Michéa n’arbore pas son familialisme à la boutonnière. On remarque qu’il s’abstient de citer ici Engels (convoqué dans d’autres pages sur son analyse du lumpenprolétariat) qui a pourtant écrit un ouvrage classique sur la question. Mais, histoire de retomber comme d’habitude sur ses pieds, Michéa rend le capitalisme responsable de cette délitescence. Cependant la manière que prend cette défense et illustration de la famille (en opposition au nomadisme et au monde sans frontière des “penseurs de l’extrême gauche”) nous remet fâcheusement en mémoire une certaine formule : “Je préfère ma fille à ma nièce, ma nièce à ma cousine, ma cousine à ma voisine, etc.”. Ne nous méprenons pas ! Michéa ne va pas chercher ses références chez le Pen mais dans la psychanalyse (en précisant qu’il s’agit là du “dernier Michéa” : celui de L’empire du moindre mal ou de La double pensée, davantage branché sur certaines théorisations psychanalytiques). Les militants de cette “extrême-gauche libérale” (soit la détestation des détestations pour Michéa), que tout oppose à “l’homme oedipien”, ne peuvent que renvoyer (les “progrès du capitalisme aidant” précise l’auteur) au “meurtre du père et à la soumission parallèle à une mère dévorante“. D’ailleurs cette référence matriarcale n’est pas sans rencontrer un certain succès auprès du “dernier Michéa” : elle se trouve régulièrement associée à “l’inconscient de la gauche extrême”. Qui eut dit que la common decency menait à une certaine idée de l’ordre symbolique ! Mais laissons là la psychanalyse pour l’instant.

L’argumentation de Jean-Claude Michéa prend parfois un aspect boutiquier (la boutique philosophique contre la boutique sociologique) qui l’entraîne à tenir sur la seconde les propos caricaturaux que l’on a relevés. La mention réitérée de livre en livre d’une “sociologie d’État” ou “sociologie officielle” - dont Michéa exclurait tout sociologue qui ne chercherait pas d’excuses aux délinquants, ou qui remettrait en question le manque d’autorité à l’école ou ailleurs, ou qui ne chercherait pas à justifier la présence d’une immigration irrégulière sur le sol national, ou qui se plaindrait du délitescence des liens familiaux - finit par lasser. Ceci n’a rien d’original : c’est même devenu l’un des pont-aux-ânes de certains penseurs médiatiques. N’appartenant ni à l’une ou l’autre de ces “boutiques” je répondrai d’abord de manière générale sur la sociologie avant de m’attarder plus longuement sur un événement étrangement absent des derniers ouvrages de Michéa, à savoir les émeutes de l’automne 2005 dans les banlieues françaises.

Dans sa critique de la sociologie Michéa aurait été plus inspiré de se référer à un numéro de la revue Lignes intitulé “Crise et critique de la sociologie” (publié en 1999), et en particulier à l’article de Henri-Pierre Jeudy (sociologue et philosophe, il faut le souligner), “L’esthétisme des sciences sociales”. Comme le précise Jeudy : “La violence critique qui semblait inhérente à l’écriture sociologique elle-même, qui tirait sa puissance d’une volonté, désormais tenue pour idéologique, de changer radicalement la société, a perdu son sens utopique, la sociologie affichant sa fonction d’aide à la gestion de la collectivité ou son rôle thérapeutique par la compréhension et la production du lien social”. Le rôle, étant alors assigné à la sociologie, relevant d’une meilleure gestion de la société. A vrai dire Michéa n’aborde nullement la sociologie de ce point de vue critique. On imagine également que la revue Lignes n’est pas sa tasse de thé. La critique michéenne (si l’on peut dire) vise davantage Laurent Mucchielli et le courant auquel ce sociologue appartient, qui, contrairement à ce qu’affirme Michéa, ne se situe pas en “pôle position” dans le domaine des sciences sociales. Il parait certain que les travaux de Mucchielli et ses ses amis - lesquels tendent à s’inscrire en faux contre l’opinion dominante (que les médias influents, des intellectuels décomplexés, et des politiciens intéressés façonnent à coup de fausses évidences) en matière d’insécurité, de violence à l’école et d’association entre immigration et délinquance - insupportent particulièrement Michéa. Pour y voir un peu plus clair faisons un détour par les émeutes de l’automne 2005.

Dans un texte écrit en janvier 2006 (“Remarques sur les émeutes de l’automne 2005 dans les banlieues françaises” (1), j’essaye de faire la part des choses entre une analyse en prise directe sur ces émeutes et celle que m’inspire cet événement (sous toutes ses occurrences) dans le contexte plus global de notre monde contemporain. Si en premier lieu j’entends donner raison aux émeutiers (en incluant le soutien aux personnes inculpées et la demande d’amnistie pour celles faisant l’objet d’une condamnation), en second lieu ma réflexion devient plus problématique. Dans le premier cas je l’exprime ainsi : “Les jeunes émeutiers, majoritairement noirs et arabes, par delà les discriminations raciales exprimaient à travers leur révolte le sentiment plus ou moins diffus de la plupart des habitants des quartiers dits sensibles, à savoir le refus d’une “vie de merde” dans ces marges de la société les plus directement confrontées à la dégradation des conditions d’existence. Ces mêmes habitants le traduisaient à leur façon quand, tout en se plaignant de l’incendie de leur véhicule ou de la destruction de l’école du quartier, ils disaient comprendre les émeutiers”. Dans le second cas il me fallait me confronter au terme récurrent d'intégration. Ici mon analyse pourrait rejoindre celle de Michéa quand, pour ma part, j’évoque une ”intégration réussie” en précisant : “Les “jeunes de banlieue” sont aussi les enfants de ce monde. Celui du “bonheur dans la consommation”, de TF1 et de M6, des séries américaines, des fast food, de la bagnole, de la pub, des marques. le rap représente un bon indicateur de cette ambivalence. D’un coté nous sommes confronté à une parole de révolte, celle là même qui s’exprime en actes durant l’automne 2005 ; de l’autre nous nous déplaçons dans un univers célébrant sans barguigner le règne de la marchandise”.

C’est vouloir reconnaître que le “jeune de banlieue” peut être ceci et cela : un émeutier et un “consommateur moderne”. Il vaut mieux parler d’ambivalence que de contradiction pour comprendre les raisons ici de la révolte et là de soumission au monde de la marchandise. Il y a donc un double écueil à éviter : magnifier la première sans tenir compte de la seconde limite l’exemplarité à la seule expression idéale du phénomène ; se focaliser sur la seconde laisse la porte ouverte à toutes les interprétations qui, en terme de prise en otage des quartiers par les caïds de la drogue ou de manipulation islamiste, se sont exercées au déni de réalité tout au long de ces semaines d’émeutes.

C’est d’ailleurs là que nous retrouvons Michéa. Son long paragraphe de L’enseignement de l’ignorance, “La caillera et son intégration”, représente en quelque sorte les prémices de ce que d’aucuns dirons, écrirons, et prétendront pendant et après les émeutes de l’automne 2005. Certes Michéa peut toujours, pour établir un lien historique entre l’ancien lumpenprolétariat et l’actuelle caillera reprendre une citation connue (et discutable) de Marx et une autre moins connue (mais encore plus discutable) d’Engels. Reconnaissons cependant que Michéa ne fait pas volontairement l’amalgame entre jeune de banlieue et délinquant. En cela il s’avère plus prudent que Jaime Semprun (auquel Michéa, à la fin de l’ouvrage précité, rend un hommage mérité car sa démonstration se trouve en partie empruntée à L’abîme se repeuple de Semprun) qui lui appelle “barbare” la “jeunesse sans avenir des cités”.

Ceux qui, à l’instar des Finkielkraut (2), Michéa et consort, se plaignent depuis de longues années de la complaisance, voire de la fascination d’une partie des intellectuels ou artistes envers les délinquants (des plaintes qui trouveront la réponse politique la plus adaptée dans le discours de Sarkozy à Bercy du 29 avril 2007), ne citent jamais le magistral ouvrage de Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses. On les comprend ! Chevalier y relève en quelque sorte la naissance du “sentiment d’insécurité” avec la parution en 1825 du premier numéro de La gazette des tribunaux : “Du jour au lendemain les parisiens, trouvant rassemblés dans ces pages une masse de faits qu’ils apprenaient jusqu’alors en ordre dispersé, eurent l’impression - disons la certitude - que la capitale était encore moins sûre qu’ils ne le pensaient et que de véritables bandes de voleurs, nombreuses et organisées, menaçaient leur sécurité”. L’instrumentalisation proprement dite de ce “sentiment d’insécurité” par le pouvoir politique viendra beaucoup plus tard. Il faudra attendre le début du XXIe siècle (avec le premier gouvernement Raffarin de la seconde présidence Chirac, et la diligence du ministre de l’Intérieur Sarkozy) pour s’en servir comme d’un “mode de gouvernement”. En cela il avait été précédé et préparé par la surenchère électoraliste entre Chirac et Jospin sur ce “sentiment d’insécurité” : le premier, alors en perte de vitesse, jouant une toute autre carte que celle, usée jusqu’à la corde (la fracture sociale) de 1995 ; et le second poursuivant logiquement le chemin balisé depuis le colloque de Villepinte de 1997 (date de l’aggiornamento du P.S. sur les “questions de sécurité”). A ce jeu la droite, mieux préparée, plus crédible et plus décomplexée ne pouvait que l’emporter. Tout ceci est bien connu. On sait aussi que ces discours sécuritaires trouvaient une explication, ou se justifiaient par la présence, sur le plan électoral, d’une forte extrême-droite. Fabius, auparavant, avait ouvert la boite à pandore en déclarant que le FN apportait de mauvaises réponses à de bonnes questions. C’était faux bien entendu : les questions s’avéraient déjà fallacieuses. En revanche, pas ou peu de commentateurs ont relevé que la mise sur orbite de ce discours sécuritaire avait été effectuée dans les lendemains du mouvement social de 1995. Cela n’est pourtant pas anodin.

La délinquance dite juvénile ne date certes pas d’hier. Mais durant les années 60 elle va pour la première fois connaître une forte exposition médiatique à travers l’apparition de bandes d’adolescents appelés “blousons noirs”. Un phénomène qu’il convient de mettre en relation avec les débuts du rock’n’roll dans l’hexagone et la montée en puissance des adolescents comme nouveau public de consommateurs. Ces blousons noirs appartiennent majoritairement à la classe ouvrière. La société dite d’abondance créait de nouveaux besoins qui ne pouvait être satisfaits que de manière partielle par la jeunesse des milieux populaires. D’où l’importance à l’époque des délits tels que le vol de cyclomoteurs ou de voitures. La présence de ces bandes est elle liée à la politique urbanistique du début du gaullisme, celle des grands ensembles. Un film mineur de Marcel Carné, Terrain vague, l’illustre bien sur le plan sociologique.

C’est là qu’il faut faire retour sur Classes laborieuses et classes dangereuses. Comme introduction à son livre III, “Le crime, expression d’un état pathologique considéré dans ses effets”, Louis Chevalier, partant de l’accroissement et du remaniement démographique de la population parisienne durant la première moitié du XIXe siècle, observe que la population ouvrière (qui bénéficie d’une importante immigration provinciale), déjà reléguée dans un espace géographique, l’est également sur le plan symbolique : “sinon dans la condition criminelle, du moins aux confins de l’économie, de la société et presque de l’existence, dans une condition matérielle, morale et fondamentalement biologique qui est favorable à la criminalité et dont la criminalité est une possible conséquence”. D’où, pour Chevalier, les lignes suivantes, en forme de constat : “En marge de la ville et pour ainsi dire aux frontières de la condition criminelle, cette population l’est dans les faits ; mais elle l’est aussi, d’autre part, dans l’opinion concernant ces faits et qui est elle-même un fait. Telles sont les raisons pour lesquelles cette population adopte à tous égards, dans son genre de vie, dans son attitude politique ou religieuse, dans son existence privée ou publique, un comportement qui correspond à l’opinion qu’on en a, à ce qu’on veut qu’il soit, à ce qu’elle accepte elle-même qu’il soit, volontairement ou passivement, par la force de cette opinion collective, par la soumission à cette universelle condamnation”.

Il fallait citer entièrement ce magistral et très éclairant passage qui n’est pas sans renvoyer, comme nous le verrons plus tard, à notre “bel aujourd’hui”. Louis Chevalier relève ensuite dans ce livre III, parmi les nombreux exemples proposés, ceux des “mauvaises moeurs ouvrières” (en particulier le concubinage dont les pratiquants savent qu’il “est un état contraire aux règles de la morale et aux coutumes de la société, mais qui en raison de la généralisation de cette pratique autour d’eux, qu’ils relèvent à dessein, les absous du “reproche d’immoralité””), l’ivrognerie et de nouveaux modes de mendicité. On jette plus volontiers l’ostracisme sur les nouveaux venus à Paris (l’immigration est constante dans la première moitié du XIXe siècle) que sur la population parisienne “de souche”. Ce sont les premiers que l’on désigne plus communément sous les vocables “barbares”, “misérables”, “sauvages” et même “nomades”. Le baron Haussmann déclare que Paris appartient à la France et pas aux parisiens de naissance et encore moins aux parisiens d’adoption, cette “tourbe de nomades”. Le mot “populace” rencontre un certain succès lorsqu’il s’agit de confondre les groupes populaires et criminels. Chevalier, commentant l’absence de frontière entre ces groupes, donc rassemblant plus que séparant, précise que ces groupes sociaux “dont l’affectation est incertaine” appartiennent “aux classes laborieuses assurément, mais d’un labeur abject ou considéré comme tel, et auxquels la plupart des descriptions criminelles de ce temps n’hésitent pas à emprunter le plus communément leurs exemples”.

Les analyses de Louis Chevalier, je l’ai déjà souligné, prennent d’autant plus de résonance qu’elles retrouvent aujourd’hui, depuis une vingtaine d’années disons, un regain d’actualité. A la différence près que ces “classes dangereuses”, qui désignaient à Paris dans la première moitié du XIXe siècle une classe ouvrière revue et corrigée pour les besoins de la cause que l’on sait, renvoient de nos jours à la jeunesse vivant dans les banlieues populaires des grandes villes (avec une focalisation sur la région parisienne qui n’a pas été démentie par les émeutes de l’automne 2005). Sur ces “nouvelles classes dangereuses” on trouvera maints commentaires des Haussmann, Thiers, Fragier, Duchatel et Richerand de notre époque, reprenant des épithètes empruntées à la bourgeoisie du premier XIXe siècle (qui avaient pourtant disparu du langage des dominants depuis 1848 !), les stigmatisant : certains parlant de “barbares”, d’autres de “sauvageons”, ou encore de “racailles” (en reconnaissant que ce dernier mot doit davantage sa fortune à Sarkozy qu’à l’un des personnages cités : au XIXe siècle on utilisait son synonyme “canaille”). En référence à ces bandes violentes dont les médias et les politiques amplifient la dangerosité, Chevalier consacre plusieurs pages aux violences compagnonniques qui opposaient dans la première moitié du XIXe siècle des sociétés rivales. Une violence réelle certes, mais déjà une violence montée en épingle par la presse de l’époque et stigmatisée par les “honnêtes gens”.

Un lien également peut être fait entre la violence juvénile et ce phénomène de bandes dans l’ouvrage savoureux de Bertrand Rothé, Lebrac, trois ans de prison. Ce livre reprend l’action et les personnages du roman La guerre des boutons (de l’excellent Louis Pergaud) pour les transposer dans la France d’aujourd’hui. D’où il en découle un enchaînement de faits (dépôt de plainte, examen aux urgences médico-judiciaires, interpellation policière au Lycée, garde à vue, audition filmée, menace d’une inculpation pour “violence avec arme par destination”, nuit passée au dépôt du Palais de Justice, rencontre avec l’éducateur du tribunal, convocation avec les parents dans le bureau du juge pour enfants, inculpation pour “violence ayant entraîné une ITT de plus de huit jours avec armes”, placement en liberté surveillée, suivi éducatif, etc., etc.) à coté duquel le moindre parcours de combattant relève de la plaisanterie. On me répondra que la France de 2009 n’est plus celle de 1912. Certains des intervenants de la chaîne en question objecteront qu’ils sont là - en s’en excusant ou en le justifiant, selon les points de vue - pour répondre à la demande de la société. Sans doute, mais de quelle nature est cette demande, et pour quelle société ? La réponse nous intéresse, forcément.

Si aujourd’hui comme hier on ne saurait nier l’existence d’un potentiel de violence chez les uns, les ouvriers du XIXe siècle, et les autres, la jeunesse populaire des banlieues, en revanche, pour reprendre un mot qui fait florès, l’insécurité (du moins telle qu’elle est présentée et problématisée dans le débat public) renvoie à un mythe (pour parler comme Pierre Tevagnan) ou à une construction idéologique. Nous entrons dans le registre de la manipulation. Celle des chiffres, qui reflètent plus la réalité de l’activité policière que celle de la délinquance. En demandant bien entendu aux policiers de faire du chiffre, davantage de chiffre pour gonfler les statistiques. La forte présence, parmi les infractions relevées, d’outrages à agent vérifie plus l’augmentation sensible des contrôles policiers (sans parler d’un seuil de tolérance policier devenu ridiculement bas en Sarkozie) que la montée des incivilités. On remarque également que la violence patronale (observable à travers de multiples infractions au code du travail) suscite moins l’intérêt de la justice que lorsque cette violence émane des milieux défavorisés. Comme le relève Pierre Tevagnan les mots “violence” et “délinquance” ne sont pas interchangeables et désignent des réalités différentes. L’amalgame “permet d’imposer sans le dire une thèse implicite” : celle selon laquelle le “premier mot de travers” ou la “première incivilité” mènent inéluctablement, selon une progression continue, à la délinquance, voire la criminalité. Cela vaut aussi pour des “problèmes de société” du type de ces “tournantes” très médiatisées au tout début de ce siècle. Une focalisation qui a depuis fait long feu : cette “mise en scène médiatique”, initiée pour ne pas dire instrumentalisée par l’association Ni pute ni soumise, s’étant progressivement dégonflée devant l’examen des faits et les verdicts des cours d’assise.

Jean-Claude Michéa serait socialiste. Le socialisme dans lequel se reconnaîtrait notre philosophe remonte aux premiers temps de la doctrine, ceux d’un “socialisme originel” dont le principe selon Michéa exclut tout clivage gauche / droite. Ce socialisme originel étant pour l’auteur la “traduction en idées philosophiques des premières protestations populaires (luddistes et chartistes anglais, canuts de Lyon, tisserands de Silésie, etc.) contre les effets humains et écologiques désastreux de l’industrialisation libérale”. Cette thèse et ce positionnement ne sont pas très éloignés de ceux défendus par la courant anti-industriel. Michéa n’entend pas associer “socialisme” et “gauche” car ce dernier terme désigne pour lui les “partisans du “progrès” pour qui la révolution industrielle et scientifique (...) conduira par sa seule logique, à réconcilier l’humanité avec elle-même”. Seule, poursuit Michéa, l’affaire Dreyfus inscrira massivement le mouvement socialiste dans le camp de la gauche, donc celles des “forces du Progrès”. Et pourquoi ? Michéa évoque dans un autre ouvrage un compromis historique passé entre la gauche et le mouvement socialiste lors de cette même affaire Dreyfus. Soit, mais quelle est la nature de ce compromis ? Et à quelles fins ? Le lecteur n’en saura rien. On ne sait pas plus, en l’absence de toute autre référence, si cette analyse pour le moins étrange sort du cerveau de Michéa ou si elle lui a été suggérée par untel.

Essayons de comprendre. Aujourd’hui chacun s’accorde à reconnaître que l’affaire Dreyfus signe l’avènement de l’intellectuel (l’adjectif existait mais il devient un nom, à connotation évidemment péjorative, chez les adversaires du capitaine Dreyfus pour désigner les partisans de ce dernier !). Est-ce là, sans vouloir le dire, ni l’expliciter, ce à quoi veut se référer Michéa ? Je constate qu’un autre contempteur des “élites intellectuelles”, Louis Janover, évoque l’affaire Dreyfus (qu’il qualifie de “purge républicaine”) en des termes qui peuvent se rapprocher de ceux de Jean-Claude Michéa. Pour Janover l’affaire Dreyfus “clôt en quelque sorte l’ère de la Sociale et lève le rideau sur la scène de la politique”. Je rappelle que pour une partie du mouvement ouvrier l’affaire Dreyfus résultait d’une lutte entre deux factions rivales de la classe bourgeoise détournant les socialistes (et le peuple) des vrais combats contre le système capitaliste. C’était déjà regrettable, mais cela l’est encore plus lorsqu’on retrouve pareille analyse chez l’un ou l’autre de nos penseurs contemporains. Car ici en l’occurrence rien n’exclut rien : on peut à la fois combattre mordicus le capitalisme et s’insurger contre l’injustice (et c’était plus qu’une injustice !) faite à Dreyfus. Il parait très possible que Michéa (lecteur de Janover) souscrire à une telle interprétation ou lecture de l’histoire. Rien de ce qu’il écrit par ailleurs ne le démentirait. Mais en l’absence de tout développement michéen sur l’affaire Dreyfus j’en resterai là.

En revanche, notre philosophe est particulièrement disert sur le libéralisme puisque cette thématique prend pour lui le pas sur ses autres sujets de prédilection dans ses deux derniers ouvrages. Sa thèse peut être résumée ainsi : contrairement à la gauche et l’extrême gauche, qui elles distinguent fondamentalement un libéralisme économique et un libéralisme culturel (ce dernier défini par l’auteur comme “l’avancée illimitée des droits et la libération permanente des moeurs”), l’un et l’autre doivent être philosophiquement unifiés. Ne pas le reconnaître, insiste Michéa, revient à faire le jeu d’une pensée unique “dédoublée” qui croise en permanence un discours économiquement correct (le libéralisme économique) et un discours politiquement correct (le libéralisme culturel). D’où les analyses de l’auteur pour inscrire depuis le XVIIIe siècle la philosophie libérale dans un “tableau à double entrée” : soit deux versions parallèles et complémentaires du libéralisme.

Parler de “libéralisme culturel” ne pouvait qu’entraîner Michéa à se pencher sur la modernité qu’il définit curieusement dans L’empire du moindre mal comme une “étrange civilisation qui, la première dans l’Histoire, a entreprit de fonder ses progrès sur la défiance méthodique, la peur de la mort et la conviction qu’aimer et donner étaient des actes impossibles” (sic). Une telle définition renseigne plus sur la subjectivité de notre philosophe, et surtout sur l’une de ses obsessions qu’elle ne nous éclaire sur la chose en question. On finit par comprendre que la modernité (laquelle induit pour Michéa “une image profondément négative de l’homme”) représente l’exact contraire de la common decency. Nous voilà bien avancé ! Certes, Michéa subodorant la faiblesse des analyses de L’empire du moindre mal (des contradicteurs l’ont sans doute aidés en ce sens) y consacre un chapitre supplémentaire dans La double pensée. Ici l’analyse devient étayée par des exemples précis, mieux venus, empruntés à des “modernités secondaires” apparues dans le courant de l’histoire. Pourtant, lorsque Michéa reprend le fil de la réflexion ébauchée dans L’empire du moindre mal, à savoir “le projet occidental moderne forgé dans le contexte de guerre de religion”, notre philosophe se trouve de nouveau emporté par sa verve polémique en décrivant les “différents totalitarismes du XXe siècle” comme des “formes de modernité non libérales”. Cette modernité consubstantiellement liée chez Michéa au “libéralisme culturel” s’en séparerait ici par l’on ne sait quelle opération du Saint-Esprit (à croire qu’il souffle sur notre auteur) pour engendrer les deux totalitarismes du XXe siècle !

Michéa parait plus convaincant dans son analyse du libéralisme lorsque il évoque la tendance, dans nos sociétés contemporaines, du processus de judiciarisation (en provenance des États Unis) qui tend à opposer des groupes à d’autres groupes ou des personnes à d’autres personnes. Michéa le traduit par la formule un tantinet excessive “une nouvelle guerre de tous contre tous”, non sans préciser que l’extension infinie des droits individuels, laquelle rencontre nécessairement des résistances, y conduit. Trop de liberté, en quelque sorte, mène au prétoire. Le dernier Michéa, féru de psychanalyse, ajoute à cette “guerre de tous contre tous” celle de “chacun contre lui-même”. Donc le libéralisme, non content de faire de nous des procéduriers nous transforme en schizophrènes. Que faire docteur ? Michéa ne le dit pas. Nous aurons certainement la réponse dans l’un de ses prochains ouvrages. Cette “guerre de tous contre tous”, pour y revenir, s’exprime concrètement pour notre philosophe à travers par exemple “les effets anthropologiques quotidiens induits par la transformation capitaliste de l’être humain en automobiliste “. Soit, mais alors que faire de ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, n’auraient ni automobile ni même le permis de conduire ? En quoi ceci les concernerait (anthropologiquement parlant) ? Michéa emporte davantage la conviction quand il aborde la question sous l’angle du tabac, puisque les non fumeurs se trouvent ici davantage concernés.

Le libéralisme culturel et la modernité sont par conséquent tenus responsables pour Michéa de “l’abandon définitif de la question sociale “. Nous lui laissons la responsabilité d’un pareil constat. A vrai dire, comme on le découvrira dans la seconde partie, l’analyse michéenne du libéralisme nous conduit via le “capitalisme moderne” à mai 68.

Dernière thématique à être ici abordée, celle dont il est question dans les paragraphes suivants n’a rien de véritablement original chez Michéa et ne sera donc pas prioritairement traitée depuis les ouvrages de notre philosophe. Je m’y référerai cependant pour apporter ici ou là quelque précision utile ou relancer si besoin est la discussion.

Il parait de bon ton dans des sphères ou des milieux qui, par le passé - un passé relativement récent - usaient, voire abusaient des références révolutionnaire ou radicale (dans la mesure ou l’une n’excluait pas l’autre) de trouver des individus se disant aujourd’hui “conservateur”, et même (par goût inversé de l’extrémisme) “réactionnaire”. Même si les personnes décrites ci-dessus ne revendiquaient nullement une appartenance au camp des gauches (ou tenaient à s’en distinguer), elles se gardaient bien de reprendre en ce qui les concernaient de telles épithètes pour le moins péjoratives en ce temps-là encore là à leurs yeux. Il y aurait donc comme un changement de paradigme qui, de part ces inversions, transforme le plomb et or, et réciproquement. Sachant que c’est plus particulièrement le “progressisme” qui se trouve ici voué aux gémonies tandis que les références au conservatisme et à la réaction cessent d’être négatives. On remarque, non sans ironie, que parmi ces plaignants nombreux sont ceux qui usent de l’adjectif “progressif” en reprenant à l’intonation près le mode d’accusation jadis réservé au type “réactionnaire”. Dans cette histoire Michéa joue le rôle d’un vulgarisateur. D’autres l’ont précédé, nous verrons plus loin lesquels. Dans L’enseignement de l’ignorance les terminologies “conservateur” et “réactionnaire” sont décrites comme “les deux figures par excellence de l’incorrection politique”. L’astuce michéenne consistant à l’expliquer par l’impositon du Spectacle. Dans ses autres ouvrages Michéa revient sur ce qu’il appelle “la croyance au caractère conservateur de l’ordre économique et libéral” des militants de gauche et d’extrême-gauche.

Mettons de coté Philippe Muray, qui n’est pas à proprement parler l’un des inspirateurs de Jean-Claude Michéa. En revanche Christopher Lasch, qui doit son actuel crédit aux efforts déployés par Michéa et les éditions Climats pour faire connaître son oeuvre en France, en fait incontestablement partie. D’aucuns estimant même que tout Michéa vient de Lasch pourraient me reprocher de consacrer trop de place à la copie alors que l’original se trouve mis aujourd’hui à la disposition du lecteur de langue française. Je répondrai d’abord que Michéa doit certes beaucoup à Lasch mais qu’il a su adapter la pensée du philosophe américain à la spécificité hexagonale. Et puis la copie finit parfois par l’emporter sur l’original. L’exemple durant la dernière campagne présidentielle de Sarkozy et le Pen apporte la preuve que les électeurs peuvent légitimement préférer la première à la seconde.

Parmi les autres références il en est une, moins revendiquée, qui peut le cas échéant prendre la forme d’un compagnonnage (du moins chez Michéa) : je veux parler de la proximité de notre philosophe avec le courant anti-industriel. J’ai consacré un petit essai (Du temps que les situationnistes avaient raison (3)) à la principale composante de ce courant et, comme je l’ai déjà dit plus haut, j’y renvoie le lecteur. Ici Michéa cite volontiers dans ses ouvrages Jaime Semprun, René Riesel et Jean-Marc Mandosio sans pour autant faire sien l’impératif catégorique : “Il n’y a plus rien à faire, et de toute façon c’est déjà trop tard”. C’est dire que sa montre ne s’est pas arrêtée au XIXe siècle lors de l’avènement de la révolution industrielle : accréditant, par cela même, l’idée que tous les malheurs de l’humanité proviennent de cette industrialisation. C’est aussi dire que Michéa ne souscrit pas non plus à quelque “fin de l’histoire” jamais dite en tant que telle, et encore moins revendiquée, mais qui reste indéfectiblement liée à l’impératif catégorique énoncé plus haut. Cette “proximité” s’explique davantage par des aversions ou ennemis communs au sein desquels le “progressisme” figure à la première place.

La notion de “progrès” on le sait n’a pas bonne presse de nos jours pour de bonnes et mauvaises raisons. Les premières sont bien connues depuis la fin des années 60, date d’une première prise de conscience écologique, laquelle, parallèlement, entraînait la critique, ou la mise en accusation des sciences, techniques et technologies. Pour prendre un exemple critique que cite Jean-Claude Michéa dans L’enseignement de l’ignorance (avec lequel je tiens pour une fois à manifester mon accord), l’ouvrage d’Alain Roger Court traité du paysage avait également attiré mon attention lors de sa parution en 1997. Cet esthéticien insiste dans son livre sur la distinction entre paysage et environnement. Il importe à cet auteur de démontrer que le paysage “est toujours une invention historique et essentiellement esthétique” qui ressort d’un phénomène “d’artialisation” : ce dernier désignant des opérations in situ (l’oeuvre des jardiniers, des paysagistes, du Land Art) ou in visu (celles des peintres, des écrivains, des photographes). Par conséquent, pour Roger, “il ne saurait y avoir une science du paysage”. Ce qui n’est pas pour lui le cas de l’environnement, “concept récent, d’origine écologique, et justifiable, à ce titre, d’un traitement scientifique”. La distinction parait fondée : il semble préférable, pour bien s’entendre, de ne pas confondre l’un avec l’autre. A l’appui de cette thèse, “le paysage s’invente, n’est pas une notion figée”, Alain Roger cite à contrario un exemple caricatural, celui de la Charte architecturale et paysagère de la région Auvergne. Cette charte recommande la plantation “d’essences locales et non exotiques” et celles “de feuillages caducs et non persistants”. Une recommandation qui rappelle à Roger de fâcheux souvenirs, ceux laissés par les paysagistes du Troisième Reich qui réclamaient une “guerre d’extermination” contre les essences étrangères menaçant la pureté du paysage allemand. Pour aller dans le sens de la thèse d’Alain Roger, les pins, qui donnent aujourd’hui ce cachet particulier à la forêt de Fontainebleau, ont été plantés à la fin du XVIIIe siècle. Nous avons là une illustration du paysage comme “invention historique”. J’ajoute qu’Adolphe Alphant, le maître d’oeuvre des parcs parisiens du Second empire, faisait l’éloge des plantes exotiques et prescrivait de les “entretenir avec tous les soins que réclame cette aristocratie végétale”.

Alain Roger dérape, en quelque sorte, lorsque son Court traité du paysage abandonne la réflexion historique et esthétique pour manifester son aversion à l’égard de l’écologie. Ou comment, partant d’une analyse fine et pertinente (sur l’histoire du paysage), il en vient à prendre le contre-pied des discours écologiques pour dénoncer le “conservatisme” de leurs discours de préservation, de protection et de sauvegarde du paysage. Il faut vivre avec son temps, insiste Roger, et ne pas se “recroqueviller sur le passé”. Et ne pas figer la “pratique paysagère” en musée afin “d’inventer l’avenir” et “de nourrir le regard de demain”. La présence d’Alain Roger au sein du “Comité d’experts Environnement et paysage” mis en place par la direction des routes au ministère de l’Équipement, explique en partie les positions de notre esthéticien. Curieusement, à aucun moment, Roger ne se réfère à la loi du 2 mai 1930 sur les monuments naturels et les sites dont la conservation et la préservation présentent un intérêt général du point de vue “artistique, historique, scientifique, légendaire et pittoresque”. Cette loi permet d’inscrire les sites qui mériteraient d’être protégés, puis de les classer. Une procédure qui, on le sait, a permis de sauvegarder des sites menacés par des intérêts privés. Jusqu’à un certain point, certes, si l’on met par exemple des deux cotés de la balance, d’une part le projet Eurodisney, et de l’autre le classement du site de la crête de Chalifert (situé à proximité, et célébré par des peintres paysagistes du XIXe siècle) : soit la lutte du pot de fer et du pot de terre. Un exemple parmi d’autres d’une situation où l’État bafoue la légalité qu’il est censé défendre.

Le paysage est une invention, soit. Mais il importe alors de distinguer paysage et paysage. Car tous les paysages ne sont pas soumis au même phénomène d’artialisation. Pour certains cela ne prête guère à conséquence : on reste dans le domaine du commun, de l’ordinaire et du convenu. D’autres par contre se cristallisent en quelque sorte à travers le regard que des artistes, des écrivains, ou tout simplement les passants portent sur eux. Cette élaboration, cette reconstruction sont celles d’un imaginaire. A moins d’être une brute ou un butor on ne peut pas vivre sans imaginaire. La destruction d’un site s’avère par conséquent préjudiciable à tous (en exceptant ceux qui bien entendu en tirent un profit pécuniaire ou autre). On comprend mieux maintenant l’oubli chez Alain Roger du mot “site”. Puisque ce dernier renvoie à la fois au paysage et à l’environnement (ici en raison du caractère particulier que lui confère la loi du 2 mai 1930). La distinction qu’il convenait de souligner, du point de vue sémantique, et pour toutes les bonnes raisons évoquées plus haut, vole en éclat dés lors que nous l’abordons sous l’angle d’un site. Comment ne pas évoquer quelque duplicité, ou une volonté de noyer le poisson quand des propos, à l’origine pertinents sur les plans historiques et esthétiques, finissent par servir des intérêts privés ou prétendument publics. Doit on rappeler que le moindre de ces projets devrait faire l’objet, au préalable (y compris par l’imposition, et cela sans lésiner sur les modes d’actions, mêmes violentes), d’un débat et d’une consultation avec tous les intéressés. Mais on aura compris que des arguments et des démonstrations du type Alain Roger justifient par avance l’affairisme et ses complicités.

Ce n’est pas par hasard que je me suis livré à ce long commentaire sur Court traité du paysage car il contient les prémices de l’un des aspects de la question qui nous occupe ici. Dans Du temps que les situationnistes avaient raison, au sujet d’un échange polémique entre Jaime Semprun et Norbert Trenkle (l’un des animateurs de la revue Kristis ), je constatais : “On voit parfaitement ce qui sépare Semprun et Trenkle. Là où le premier, pour expliquer le monde tel qu’il ne va pas, se focalise sur la production industrielle et les nouvelles technologies, le second, partant des contradictions entre forces productives et rapports de production, tente de définir le cadre qui permettrait de mettre la science et les technologies à l’épreuve des choix par lesquels nous aspirons à vivre dans une société plus libre, plus juste, plus solidaire, plus riche en potentialités diverses. C’est aussi la question de la démocratie qui est posée ici. Il faudra bien y revenir”.

Nous y revenons. Non sans avoir précisé préalablement que les sciences et techniques ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi. Une confiance absolue (la position technophile) est aussi condamnable que l’affirmation d’un refus tout aussi absolu (la position technophobe). La critique bien entendu prévaut dans ce monde célébrant l’horizon indépassable des nouvelles technologies. Celles-ci, il va de soi, génèrent des formes inédites de dépendance et d’aliènation. Mais après tout la comparaison s’impose, en terme de nocivité, avec l’aliénation religieuse du monde préindustriel (décrit par d’aucuns comme “un âge d’or”). Les théoriciens anti-industriels, les auteurs des éditions de “L’encyclopédie des Nuisances”, et le premier cercle de leurs lecteurs savent pertinemment - mieux que quiconque même ! - que l’on ne reviendra jamais en arrière, c’est à dire aux temps préindustriels. Ils ne défendent pas une utopie dans le sens par exemple de Fourier et des utopistes les plus conséquents : à savoir la figure d’un monde comme objet de désir, à la fois inaccessible et relevant d’une nécessité, désirable car inaccessible, réalisable de part cette nécessité.

Donc, dans la société que j’appelle, que nous appelons de nos vœux, l’usage des sciences, techniques et technologies devient l’un des éléments d’une discussion plus globale sur ce qui serait utile ou pas pour l’humanité. Il ne s’agit pas ici de trancher en ce sens, ou de décliner des préférences, mais de définir le cadre dans lequel cette discussion pourrait ou devrait avoir lieu. Parler par conséquent de démocratie suppose que les thèmes relevant de cette discussion soient débattus par tous dans la vie de tous les jours, et d’une manière que l’on aimerait décisive dans un contexte d’affrontement, au travers d’un mouvement social, et pour le mieux au sein d’assemblées prenant la forme de conseils dans les entreprises, les quartiers et les institutions de toutes sortes. Il ne s’agit donc pas, on l’a compris, de “débats citoyens” organisés par le pouvoir en place ou un collège d’experts. Cette discussion doit cependant avoir lieu préalablement, et dans les formes requises pour générer les conflits de demain. J’ajoute que la question de la démocratie (que je ne fait qu’aborder), de la manière dont elle se trouve énoncée ici, est très naturellement et très logiquement absente des ouvrages des auteurs du courant anti-industriel, puisque en aucun cas ce monde ne peut être pour eux transformé. Tout comme elle n’apparaît pas dans les livres de Michéa. Là les raisons sont plus complexes, mais on peut avancer que les développements michéens sur la common decency lui permettent de faire l’impasse sur la question, ou “de botter en touche” (pour reprendre une métaphore sportive).

L’infortune que rencontre depuis une trentaine d’années la notion de progrès prend toute sa dimension si on la compare à la fortune du mot, de la notion, du concept durant le XIXe siècle et la plus grande partie du XXe. Parler de progrès allait alors de soi (du moins dans le camp de la gauche) : “progrès scientifique” et “progrès social” marchant d’un même pas. Parmi plusieurs définitions le Robert évoque un “développement en bien”. Puis vint le temps de la suspicion : principalement en raison de la prise de conscience écologique évoquée plus haut. Pour le coup la notion de progrès scientifique, ce développement du bien, s’en trouvait ébranlée. Et avec elle le crédit jusqu’alors accordé aux technologies censées contribuer à l’amélioration du genre humain. La science, ou un certain usage de la science faisait l’objet d’accusations, y compris par des membres de la communauté scientifique. Cependant, par une ruse de l’histoire, la critique légitime de ce progrès-là, celle des sciences, techniques et technologies, s’est élargie à la notion de progrès en général. Il y a sous cet angle comme une collusion entre des courants de pensée qui n’ont pas ou peu de choses en commun, sinon dans la dénonciation réitérée du Progrès devenu une sorte de Grand Satan à l’échelle occidentale. C’est là qu’il faut distinguer, et bien distinguer.

Les écrivains, les premiers, ont fustigé le progrès. Baudelaire dans un célèbre fragment de Fusées lui reproche d’atrophier “en nous toute la partie spirituelle”. Flaubert crée avec l’apothicaire Homais un type universel : le parangon de ceux qui au nom de la science et du progrès dessinent les contours d’une sinistre société hygiéniste. Plus tard Benjamin, dans Sur le concept d’histoire, le métaphorise à travers l’analyse d’un tableau de Klee. Sur un plan plus philosophique, sans vouloir remonter à Nietzsche, juste après la Seconde guerre mondiale Adorno insistera dans Minima moralia sur le “caractère double du progrès” en précisant qu’il avait “toujours développé le potentiel de liberté en même temps que la réalité de l’oppression”. C’est ce que chacun devait avoir en tête dans la moindre discussion sur la notion de progrès. Celui-ci n’est pas uniquement associé aux sciences, techniques et technologies, mais englobe tous les aspects de l’activité humaine. Il faut progresser vers plus de liberté, d’égalité, de solidarité, de richesse intérieure, pour s’affranchir des pouvoirs, des idéologies, de la raison raisonnante. Il conviendrait en amont de se prémunir contre les “amis” et les “ennemis” du progrès. Et donc de ne pas prendre des vessies pour des lanternes. Ni même, pour finir sur Jean-Claude Michéa, des lanternes pour des vessies.




2) COMMENT ARRAISONNER L'ARROGANCE DU PRÉSENT


On l’a maintes fois relevé : mai 68 fait régulièrement l’objet d’une confiscation par quelques uns de ceux que l’on a appelés les soixante-huitards. La parution en 1987 du premier volume de Génération (“Les années de rêve”) de Patrick Rothman et Hervé Hamon initie en quelque sorte un genre qui, sous les formes biographique, autobiographique, ou celle de l’essai, voire du pamphlet, va périodiquement constituer un événement éditorial, ou alimenter les pages “dossiers” des presses quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle, ou encore ceux des débats radiophoniques et télévisés (ou encore des documentaires donnant l’occasion de revoir encore les mêmes images d’archives). Les principaux protagonistes de cette “saga” figurent d’ailleurs en bonne part parmi les “sources” indiquées à la fin du second volume de Génération (“Les années de plomb”, paru en 1988), et immanquablement dans l’index recensant les personnages cités dans ces deux volumes.

Serge Quadruppani écrit dans “Mai 68, le gadget triomphant et l’utopie nécessaire” : “Si on veut le détail de l’affaire, on peut lire cette saga des parvenus qu’est Génération de Hamon et Rothman. Ce petit monde des chefaillons gauchistes devenus petits potentats réalistes a ses réseaux, ses tics de langage, ses codes (par exemple les allusions, avec rire malin obligatoire, aux différends entre groupuscules, aux exploits de leurs gros bras et au prolétariat - ce dernier mot déclenchant particulièrement l’hilarité). Il n’est pas étonnant que ces soixante-huitards-là aient beaucoup fait pour transformer mai 68 en gadget, et qu’ils aient participé avec ferveur à ce qui est le comble de refoulement d’une mémoire vivante : la commémoration”.

Commémoration est le mot qu’il convient de retenir puisque la parution de Génération précédait le vingtième anniversaire de mai 68. Le premier et non le dernier à faire figure d’évènement médiatique. Le trentième anniversaire surpassa même le précédent du point de vue de l’écho recueilli. Le quarantième fut lui précédé un an plus tôt par le fameux discours de Sarkozy du 30 avril 2007 à Bercy, en grande partie consacré à mai 68. Je ne m’attarderai pas sur l’évolution de quelques uns des protagonistes de mai 68 ou de la saga Génération (de Cohn-Bendit à Geismar, en passant par Sauvageot, Castro, Gluskmann, July, Krivine, le Dantec, Victor, Weber...). Elle est bien connue et tout le monde sait aujourd’hui de quoi il en retourne.

J’évoquais plus haut la naissance d’un genre éditorial : mai 68 (voire la première moitié des années 70) réécrit et parfois corrigé par quelques uns des acteurs de l’époque. La dernière pièce à venir compléter ce volumineux dossier, L’arrogance du présent (sous titré : “Regard sur une décennie 1965 - 1975), a comme auteur Jean-Claude Milner. Ce linguiste réputé, auteur d’une dizaine d’ouvrages (dont certains fort remarqués), avait deux ans plus tôt créé un mini-scandale dans l’émission “Répliques” sur France-Culture (animée par Alain Finkielkraut) en traitant l’ouvrage de Bourdieu et Passeron, Les héritiers, de “livre antisémite”. Interrogée, Élisabeth Roudinesco n’y vit pour sa part “qu’un lapsus”. Dans pareil cas vous et moi seriez traités de tous les noms, mais venant d’un penseur de l’importance de Milner il ne pouvait s’agir que d’un regrettable lapsus ! Des intellectuels représentant différentes disciplines réagissent cependant contre les propos “absurdes et ridicules”, symptomatiques “de la vacuité du débat intellectuel et politique” dans une tribune publiée par Libération. Contacté par Le Monde, Milner répondait en évoquant “une provocation qui vise à faire penser” qu’il ne regrettait pas. Ceci permettant de “faire relire de façon sérieuse et loyale les textes de Bourdieu” (sic). Nous avons là comme un concentré de la méthode très particulière, paradoxale dirions nous, de Jean-Claude Milner. Cette anecdote parait particulièrement bien choisie pour présenter le personnage. Même si l’outrance milnérienne s’explique ici in fine par l’élément biographique suivant : “Moi-même je suis l’exemple type de ce qu’on appelle l’élite méritocratique ! Or de quoi suis-je l’héritier ! Mes parents n’avaient pas d’argent, et le français n’était pas leur langue maternelle”.

Cette péripétie m’incite à dire un mot, et plus sur l’un des précédents ouvrages de Milner paru en 2003. Les penchants criminels de l’Europe démocratique (premier volet d’un triptyque comprenant Le juif de savoir et L’arrogance du présent ), qui n’avait pas été sans provoquer des réactions très contrastées (l’un des commentateurs n’hésitant pas à parler d’un “livre admirable et odieux à la fois”). Il faut dire que la thèse défendue par Milner est très hardie, pour parler par euphémisme. Je la résume en quelques lignes. En demandant la paix au Moyen-Orient, donc en privilégiant une solution pacifique et négociée au conflit israélo-palestinien, les démocraties européennes œuvrent en réalité à la destruction de l’état d’Israël. Cette paix que l’on présente comme la seule solution possible résulte de l’extermination des Juifs. L’Europe des lendemains de la Seconde guerre mondiale s’étant unie en raison du génocide nazi. Cependant cette union dans la paix et la démocratie n’avait pu s’effectuer qu’une fois débarrassée du peuple faisant obstacle à la réalisation du projet européen, à savoir le peuple juif. On imagine sans difficulté le profit que d’aucuns peuvent retirer de ce genre de thèse.

Jean-Claude Milner est un homme intelligent et un brillant écrivain. Nul ne contestera le brio de cet intellectuel. Ajouter que l’on est totalement en désaccord avec la thèse exposée ci-dessus parait même secondaire. Il s’agit d’une vision pour le moins délirante de l’histoire. Milner fascine une partie de la gente intellectuelle (Michéa compris). C’est, toute proportion gardée, quelque chose de ce genre qu’exerçait autrefois Lacan, ou qui malgré tout (et pourtant !) perdure encore aujourd’hui au sujet d’Heidegger : “disciples” et “lecteurs enthousiastes” en viennent à prendre au pied de la lettre (volée certes chez Lacan) des propositions pour le moins paradoxales, un tantinet fumeuses ou d’un ésotérisme pas plus avoué qu’assumé.

L’un des chapitres des Penchants criminels de l’Europe démocratique s’intitule “La solution définitive”. La première phrase donne le ton : “le consensus s’énonce ainsi et Hitler ne l’a pas inventé : en fait il est déjà lisible dans La question juive de Marx”. En avançant dans ce chapitre la lecture devient malaisée, voire plus. Car il faut être profondément naïf ou d’une duplicité à toute épreuve pour ne pas entendre dans la réitération du terme “solution définitive” celui de “solution finale”. On y lit que les Lumières, l’Aufkläring et l’État nation des droits de l’homme de 89 préparaient la future extermination des Juifs : l’Europe moderne ne pouvant se réaliser qu’en “réglant” le problème juif. Les Lumières l’ont posé, et Hitler a trouvé la solution permettant de le résoudre.

Habilement, pour aborder le conflit israélo-arabe, Milner ne veut pas tant opposer “la guerre à la paix” que “la victoire et la défaite”. L’auteur sort alors de sa besace un “paradigme civilisé” qu’il fait remonter à 1815 pour l’Europe. Avec cette grille de lecture l’histoire apparaît d’une simplicité enfantine. L’Allemagne vainqueur de 1870 devient la nation barbare par excellence et la France vaincue “le pays de la justice”. Exit les politiques impérialistes (des quatre grandes nations européennes), le jeu des alliances et les évolutions géopolitiques pour expliquer 1914. Au sujet de la défaite allemande de 1918, Milner évoque “l’extraordinaire opération de propagande” de la France depuis 1870. Et d’ajouter “Si grande est l’efficace du paradigme civilisé quand on sait s’en servir”. Mais pas un mot sur le traité de Versailles ! Milner sort maintenant de son chapeau un “paradigme 45” (l’exact contraire, selon l’auteur, du “paradigme civilisé”). A savoir, la victoire est belle, la défaite honteuse. Ainsi la victoire peut résoudre définitivement le problème et incarner la justice : lequel problème “vient des révolutions modernes et plus particulièrement de Staline”. Ce dernier nom suffit, précise Milner, à “irrémédiablement disqualifier” ce paradigme. Le terrain ainsi balisé l’auteur écrit sans sourcilier : “L’europe ne peut pas ne pas désirer la disparition d’Israël qui est le nom de sa propre honte”. Soit le moment choisi pour brandir alors un “paradigme palestinien”. C’est, nous explique l’auteur, le paradigme européen revu par les guerres de libération nationale.

A ce stade le propos (alors délirant, ou d’un équilibriste de haut vol, selon les versions) devient réducteur, caricatural et méprisant. Le masque tombe. L’impression de “déjà lu” prend le pas. Par exemple quand Milner affirme que l’Europe n’est plus l’Europe dés lors qu’on veut l’élargir aux pays du sud de la Méditerranée et du Proche Orient. Ici l’auteur fait retour sur sa thèse centrale lorsqu’il avance que “la disparition d’Israël est sensée ouvrir la voie d’une réconciliation entre les hommes de bonne volonté : dans la forme de la paix pour l’Europe, dans les formes du djihad pour les musulmans”. Citions, pour finir, la dernière phrase des Penchants criminels de l’Europe démocratique (devenue depuis un leitmotiv milnérien) : “L’antijudaisme sera la religion naturelle de l’humanité à venir”. Une sentence qui aurait quelque pertinence dans la mesure où le conflit israélo-palestinien ne déboucherait pas à court ou moyen terme sur une solution pacifique et négociée. Ce à quoi s’emploie Milner, on l’a compris, sur un mode qui relève du “terrorisme intellectuel”.

Le même Jean-Claude Milner s’est retrouvé en 2004 au coté des “psys” (ceux de la Cause freudienne, du moins) partis en guerre contre “l’amendement Accoyer”, lequel entendait réglementer le champ des psychothérapies dans l’hexagone. Lors d’un meeting organisé par les promoteurs de cette “contestation”, Milner, rapporte Le Monde, “prophétisa l’avènement du pire : un état totalitaire, assoiffé de fiches, prompt à planifier le contrôle des âmes et le dressage des corps, bref l’éradication de toute liberté (...) A la fois vertigineuse et apocalyptique, entretenant avec le réel des rapports plutôt équivoques, cette parole enflamma alors les larges masses psychanalytiques”.

Après ce long préambule, j’en viens donc au dernier livre de Jean-Claude Milner, L’arrogance du présent. Cet ouvrage traite de mai 68, du gauchisme, du maoïsme de la Gauche Prolétarienne, avant de faire le lien (via “le Juif de révolution”) avec ce que Milner appelle “le nom juif”. Ces pages peuvent être qualifiées d’originales, de singulières ou d’insolites si on les compare aux habituels écrits des soixante-huitards sur la question. Ceci à titre comparatif, car cette “originalité”, comme nous en avons eu un aperçu avec Les penchants criminels de l’Europe démocratique, n’hésite pas le cas échéant à prendre l’histoire à contre-pied ou à s’en affranchir. C’est dire que les analyses de Milner ne résistent pas toujours à l’examen des faits.

L’auteur, qui entend faire et bien faire la distinction entre mai 68 et le gauchisme, affirme d’emblée que “Mai 68 et le gauchisme ont été l’affaire de la petite bourgeoisie intellectuelle et de personne d’autre”. Cela commence mal mais poursuivons. En route pour 68 avec dans ses poches des biscuits qui ont pour nom Sartre, Althusser et Lacan, le jeune Jean-Claude Milner aborde le joli mois de mai. Partant d’une citation connue de Retz sur la Fronde, Milner lui fait subir une légère distorsion, enfin juste ce qu’il faut pour remplacer “peuple” et “rois” par “gouvernés” et “gouvernements” : ce qui renvoie au couple actif / passif. Une vieille histoire, poursuit l’auteur, entre les défenseurs et les contempteurs de la démocratie. Un conflit que la pensée politique moderne tenterait de surmonter à l’aide d’une figure, celle de “l’acteur permanent” : soit le peuple, soit la classe, soit les masses, soit l’État, c’est selon.

Ici Karl Marx entre en scène. Après un propos fort alambiqué sur l’obligation faite à Marx de conserver aussi longtemps que possible une “position active”, Milner nous assène : “Comme en passant, il (Marx) forge l’expression dictature du prolétariat, que Lénine repéra au fil des textes et dont il fit la pierre angulaire de sa philosophie politique”. Milner aurait tenu pareil propos autrefois, du temps de sa belle jeunesse althussérienne, on comprendrait. Ceci faisait partie de la doxa. Mais aujourd’hui ! Comment ici ignorer que Marx n’a que très incidemment fait mention de cette notion de “dictature du prolétariat”. Elle ne figure que dans une lettre de 1852 adressée à Joseph Weydemeyer, et dans les notes critiques sur le programme social-démocrate de Gotha (en 1875) : aucun des ouvrages connus de Marx ne la mentionne (4). Cette terminologie appartient exclusivement au vocabulaire marxiste-léniniste, le seul que connaissait et qu’a retenu Milner. On ne peut également exclure Engels d’une part de responsabilité. Après la mort de Marx, rappelons que Engels écrivait dans la préface de l’édition de La guerre civile en France que la commune de Paris “était la première application de la Dictature du prolétariat”.

En tout cas la moisson milnérienne se révèle particulièrement maigre et décevante : le bon grain que Miner croit avoir récolté s’avère être de l’ivraie. L’arrogance du présent confirme, si besoin était, que la montre de Jean-Claude Milner s’est arrêtée en 1975 pour tout ce qui concerne ce questionnement politique : celle, en l’occurrence, d’une lecture althussérienne de Marx déjà plombée avant la mort du philosophe. Mais l’essentiel est ailleurs : il fallait à Milner ce Marx là pour, en lui attribuant la paternité de l’expression “dictature du prolétariat”, énoncer que le prolétariat “doit être le seul être politiquement actif. Il doit être l’Acteur permanent”. Le reste de la démonstration coule de source. l’Acteur permanent ne sera pas l’État, ni le peuple, mais un grand Autre : “Seule demeure l’action permanente exercée, en forme de contrainte, sur des classes disparaissantes et de plus en plus passives”. Ici nous comprenons mieux à quoi sert le couple actif / passif sert puisque Marx, nous dit Milner, ne fait qu’inverser les signes de la philosophie classique. Là où Marx se plaît à louer la révolution, en réalité il n’y croit pas : d’où chez lui cette “posture esthétique”. Damned ! Et Milner d’ajouter, comme un vulgaire Gluskmann : “Qu’on lise ses commentaires sur la Commune. Je ne reviens pas sur la suite ; elle est connue. Disons que des millions de personnes ont payé cher l’irréflexion marxiste touchant l’opposition actif / passif en politique”.

Tout ceci, j’insiste, partant d’une analyse infondée sur Marx et la dictature du prolétariat. Pourtant nous n’avons pas terminé avec le couple actif / passif. On finit par subodorer que Marx n’est ici qu’un prétexte. Car Milner règle des comptes. La vulgate marxiste-léniniste a beau avoir perdu de sa superbe, l’auteur nous prévient que l’opposition actif / passif n’en continue pas moins de fonctionner comme aux plus beaux jours. S’ensuit un morceau de bravoure, l’un de ceux qui ont fait la réputation de Jean-Claude Milner auprès d’un certain public. Et puisqu’il s’agit ici de pourfendre “la plus récente catéchèse progressiste”, ce n’est pas un public mais des publics (rebonjour Michéa !) qu’il faudrait mentionner. De nouveau l’Acteur permanent reçoit une volée de bois vert. Maintenant il ne renvoie plus à une classe sociale, mais à “un état d’esprit, qui devrait subsister en chacun, même quand on n’y pense pas”. Alors Milner bastonne à tour de bras car cet Acteur permanent est tout à la fois un duplice, un arrogant et un imbécile qui “pourchasse avec acharnement toute marque d’intelligence chez autrui” (suivez mon regard). Immergé dans la “passivité permanente” l’Acteur permanent n’en finit pas de revendiquer “l’idéal d’activité”. Mais encore ? : “Esprit citoyen, passion de l’égalité, ouverture à l’autre, démocratie participative, devoir d’imbecillité, autant de produits dérivés de ce mélange de gloriole et de mépris”. Calmez-vous Milner, reprenez vos esprits ! Ce n’est plus un “Acteur permanent” que vous nous décrivez là mais une auberge espagnole !

Rangeant son gourdin, Jean-Claude Milner nous apprend alors que “Mai 68 a renversé tout cela”. On ne comprend plus rien. Un événement vieux de quarante ans aurait renversé une opposition actif / passif dont on vient de nous dire à l’instant qu’elle continuait d’organiser aujourd’hui des discours ! Comprenne qui pourra ! Passons, puisque dans la foulée de ce tour d’illusionniste, Milner laisse entendre que mai 68 aurait posé la question autrement. Notre auteur le formule ainsi : la position de mai 68 se place en dehors de la relation d’autorité et est d’emblée politique. Ce qui revient à dire : en mai 68 il s’agit de sortir de la relation actif / passif pour “la faire exploser”. Comme l’exprime Milner dans son jargon : “La grande chasse à l’Acteur permanent prit fin. Pour un temps”. Bref, avec mai 68 exit l’école de la passivité : l’activité trouve sa légitimité à travers les formes multiples qui redessinent la carte du territoire. Et Milner de terminer ce chapitre sur ces mots : “Mai voulait créer une société de maîtres, où il n’y eut pas un seul esclave”. Nous sommes bien d’accord. Raoul Vaneigeim également puisque cette formule (moins la référence à mai) vient du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations.

Quand Milner, sur mai 68 - avec, on le devine, cette dimension subjective de “ceux qui n’ont pas manqué Mai” - cesse de lacaniser, nous lui devons de beaux moments. Baudelaire et Benjamin sont alors convoqués. “Il est vrai que Paris ne fut jamais aussi beau”, écrit Milner. Soit “la beauté du mouvement qui déplace”. Les lignes deviennent incertaines, la multitude fait sens, la rue s’introduit dans le lieu clos des assemblées et celles-ci se déplacent à même le pavé des rues. C’est là une vision positive de mai 68 qui se distingue de l’habituel discours d’ancien combattant de la mouvance gauchiste (certains repensant d’ailleurs avec nostalgie aux “événements” tout en crachant sur “l’esprit de mai 68”).

Rien ne va plus quand Jean-Claude Milner réitère le propos du début de son ouvrage : de nouveau il persiste à faire de mai 68 la stricte “affaire de la petite bourgeoisie intellectuelle”. Contrairement à Michéa, nous le verrons dans la seconde partie, cette affirmation chez lui n’a rien de péjoratif ou de condamnable. Milner écrit dans la foulée que les grèves “naquirent de ce qui chez les ouvriers les apparentaient à la petite bourgeoisie ou tout simplement à la jeunesse étudiante” (sic). Voilà pourquoi, ajoute l’auteur, “on les appela grèves sauvages”. Au piquet Milner ! On les appela “sauvages”, ces grèves, parce que les centrales syndicales ne furent pas à l’origine de celles qui, au lendemain du 13 mai, paralysèrent en quelques jours le pays. Ce sont des ouvriers non syndiqués et syndiqués (ces derniers contre les directives syndicales dans un premier temps) qui impulsèrent le “mouvement des occupations”. Dans un second temps les organisations syndicales s’efforcèrent de récupérer ou de canaliser ce mouvement (la C.G.T., plus particulièrement).

En revanche, je suivrais plus volontiers Milner quand, pour faire la distinction entre l’un et l’autre, il écrit que “Mai 68 n’est pas le gauchisme : il en est même le contraire”. Dire “même le contraire” peut paraître exagéré. Encore faut-il préciser ce que l’on entend par gauchisme. Ce terme a été comme on le sait forgé par Lénine dans son opuscule La maladie infantile du communisme, le gauchisme. Milner cite la définition de l’un des dictionnaires, Le trésor de la langue française : “Courant politique d’extrême-gauche, d’obédience trotskiste, anarchiste ou maoïste notamment, prônant la révolution, préconisant l’action directe, et rejeté comme déviationniste par le communisme orthodoxe”. Le Petit Robert de l’édition 1993 ne prend pas de risque en proposant cette minimale définition : “Courant politique d’extrême-gauche” (j’ajoute que l’entrée “gauchiste” se révèle plus détaillée : “Partisan extrême des solutions de gauche, révolutionnaires dans un parti -- anarchiste, maoïste, trotskiste”). Même Richard Gombin, dans le chapitre introductif (“Qu’est-ce que le gauchisme” ?”) de son livre Les origines du gauchisme (un ouvrage qui en 1971 proposait la première analyse des courants ayant plus ou moins souterrainement “préparé” mai 68), en désignant par gauchisme “cette fraction du mouvement révolutionnaire qui offre, ou veut offrir, une alternative radicale ou marxiste-léniniste en tant que théorie du mouvement ouvrier et de son évolution”, n’emporte pas véritablement l’adhésion.

Je définirais pour ma part un “gauchisme organisationnel” (celui des groupes trotskistes et maoïstes, tous deux étant marxistes-léninistes, mais les seconds dans une acception plus ou moins stalinienne s’il s’agit de prochinois orthodoxes ou de mao-spontex), et un “gauchisme diffus” (lequel désigne les différents modes de contestation apparus dans les lendemains de mai 68, et en dehors des organisations d’extrême-gauche, via l’écologie, le féminisme, l’éducation parallèle, l’antipsychiatrie, le mouvement communautaire, la contre-culture, etc.). Ni les anarchistes, ni les situationnistes, ni le courant ultra-gauchiste (groupes bordiguistes, conseillistes, spartakistes, généralement anti-léninistes ; on peut y ranger les autonomes apparus vers la fin des années 70, et quelques unes de leurs résurgences, voire ici le “Comité invisible” ; en distinguant alors une “vieille ultra-gauche”, d’une “nouvelle”, très éloignée de la première, mais qui comme la précédente se signale par son anti-gauchisme) ne figurent dans cette liste.

Cette définition, ou plutôt cette classification me semble plus précise, voire plus pertinente que celles proposées plus haut si l’on tient compte de l’évolution du mot gauchisme depuis l’opuscule léniniste, et plus encore les années 70. D’ailleurs les groupuscules marxistes-léninistes qui en mai 68 refusaient l’appellation “gauchistes” (comme les appelaient les staliniens) finirent progressivement par l’accepter et l’adopter. Le livre des Cohn-Bendit, Le gauchisme, remède à la maladie infantile du léninisme, y contribua. Ces précisions valent également pour éviter (ou à l’occasion les dénoncer) des amalgames qui, reprenant ainsi une méthode abandonnée depuis par le P.C.F., entendent fondre dans une appellation commune, commode et réductrice tout ce qui peu ou prou renverrait à un “progressisme” non réformiste.

Pour revenir à Jean-Claude Milner, son gauchisme, dans l’exposé des faits, tend à se confondre avec le maoïsme de ses jeunes années. Selon lui le “gauchisme 65” (point de départ de son itinéraire politique) a été transformé par mai 68. La formule suivante l’explicite : “Au gauchisme, Mai ne donne rien de ce qu’il demande. Mais il lui donne ce qu’il désire”. Et que désire-t-il ? “L’ici maintenant”, répond Milner. La gauche prolétarienne, dont Milner fut, sinon l’un des fondateurs, du moins l’un des cadres les plus actifs, entre ici en scène. Elle nait, précise l’auteur, “d’une double volonté : ne rien perdre de l’ici-maintenant que Mai portait en soi ; ne rien perdre du gauchisme qui réécrit l’ici-maintenant dans l’alphabet de la politique et de l’Histoire”. Afin d’éclairer la lanterne du lecteur (qui en a bien besoin !), Milner définit la GP à travers ces quatre traits caractéristiques :

- recours équivoque à la notion de guerre civile.

- traitement équivoque de la notion des grands nombres.

- l’équivoque de la référence ouvrière.

- une référence équivoque à la Chine.

Je laisse de coté les trois premiers pour en venir au quatrième. La principale raison de la quasi disparition du maoïsme de la scène politique française vers la fin des années 70 est due à la prise en compte (ou de conscience) par les militants maoïstes de la réalité du pouvoir politique en Chine, et ce partant de la société chinoise (bureaucratique, stalinienne, totalitaire, à mesure que les yeux se dessillaient). Milner note justement que le recours des maoïstes à la Révolution culturelle “requiert une entière ignorance de ce qui se passait effectivement en Chine (...) Il faut aller plus loin ; il faut supposer une véritable volonté d’ignorance”. Milner ne va pas cependant aussi loin qu’il ne l’indique lorsqu’il ajoute, en guise d’explication, que les textes de la Révolution culturelle auraient été mal traduits. C’est déplacer le problème ou, comme dirait Michéa, botter en touche. S’il est vrai que l’arbre de la Révolution culturelle cachait la forêt de la société chinoise, nous aimerions, cet arbre abattu, débité et brûlé, avoir d’autres explications. Nous ne les aurons pas. Milner ne veut rien savoir parce que là, comme dans d’autres pages de L’arrogance du présent, l’explication que le lecteur un peu instruit attend ou anticipe rendrait vaine la belle construction virtuelle ou le tour de prestidigitation sur lesquels s’extasient les gogos.

Donc, pour reprendre le fil de cette histoire en amont, précisons qu’en octobre 1967 le N° 11 de le revue L’Internationale situationniste s’ouvrait sur un texte intitulé “Le point d’explosion de l’idéologie en Chine” (dont on saura plus tard qu’il avait été écrit par Guy Debord) : un article remarquable, expliquant, alors que la lutte au pouvoir en Chine n’avait pas encore livré son verdict, ce qu’il fallait savoir dés 1967 de la Révolution culturelle et du maoïsme. Les nombreuses analyses qui prendront acte durant la première moitié des années 70 de l’évolution de la situation chinoise confirmeront si besoin était l’excellence des thèses de ce “Point d’explosion de l’idéologie en Chine”. Et les situationnistes n’étaient pas les seuls : d’autres textes (venant des secteurs de l’ultra-gauche ou du mouvement libertaire) sans égaler le tranchant de la thèse situationniste disaient du moins l’essentiel.

J’entends une première objection. Certes cet article ou ces textes critiques restaient relativement confidentiels. Ceci cependant devenait moins vrai à partir de mai 68 dans la mesure où, les “événements” aidant, l’information circulait beaucoup plus rapidement (y compris sur la Chine maoïste) et cette “littérature” trouvait de nouveaux lecteurs. Et encore moins par la suite avec les ouvrages publiés dans la collection 10 / 18 à l’enseigne de “la bibliothèque asiatique”. Se souvient-on de la façon dont les livres de Simon Leys étaient reçus dans les milieux maoïstes ou assimilés ? Il y aurait de quoi confectionner un impressionnant bêtisier. Les arguments de Leys (et d’autres) glissaient comme la pluie sur les plumes du canard maoïste. Nos prochinois croyaient en un dieu : Mao ; en ses apôtres : les gardes rouges ; en un évangile : le petit livre rouge ; le peuple, dans l’histoire, jouait le rôle du Saint-Esprit dés lors que la pensée de Mao irriguait leur système sanguin et nerveux.

Milner, il va de soi, s’efforce de préciser ce qui distingue la GP des autres groupes maoïstes. Il est vrai que la répression en se focalisant sur la GP vers 1970 et 1971 donne à cette dernière une légitimité politique à laquelle contribuent les intellectuels de renom qui se mobilisent contre l’interdiction de La Cause du peuple. C’est aussi affirmer en retour “l’illégitimité” d’un pouvoir s’en prenant de la sorte à la liberté de la presse. Dés lors la référence à la Résistance contre l’occupant nazi prend le pas sur celle de la Révolution culturelle (moins cependant que ne le prétend Milner, la référence chinoise restant très présente). C’est aussi, ne l’oublions pas, le moment (l’été 1971) que choisit Milner pour quitter la GP. Curieusement il évoque ensuite l’évolution de ses anciens amis vers le christianisme social (LIP étant cité comme témoignage). Mais pas un mot sur la Chine et la Révolution culturelle pour expliquer le processus de dissolution du maoïsme version GP. Non, puisque Milner devient à ce moment là un intellectuel “dégagé”, l’explication sera philosophique : le christianisme introduira au platonisme.

Plus loin, revenant sur son départ de la GP, Jean-Claude Milner laisse entendre qu’il s’en est bien tiré. Il a ces mots (le lecteur les trouvera naïfs, putassiers ou présomptueux selon son inclination) : “N’avais-je pas en vainqueur traversé l’Acheron de la Révolution culturelle ? Et cela par deux fois, une fois pour m’y plonger sans perdre l’entendement, une fois pour en ressortir sans perdre la raison”. Au prix de quoi ? Milner l’indique : ne rien savoir sur la Chine (et ceci, soit dit en passant, perdure aujourd’hui). Cela vaut, poursuit-il, impitoyable, tel un Clint Eatswood de la pensée, pour le Cambodge, la Kolyma, et même Auschwicz. Enfin tout est rentré dans l’ordre : la Chine et la Révolution culturelle ayant cessé d’intéresser Milner celles-ci n’avaient plus d’importance. Seule restait l’accusation “du seul fait de penser par masses”.

Ce terrain ainsi balisé, Milner en vient aux raisons qui, fondamentalement, replacent L’arrogance du présent dans le triptyque plus haut évoqué. Je réclame ici toute l’attention du lecteur. Les dix premières pages du chapitre “L’histoire revient” font retour sur mai 68. Milner y fait preuve de la virtuosité qu’on lui connaît en usant de ses habituels paradoxes. Il part du fameux “Nous sommes tous des Juifs allemands”, scandé spontanément dans les rues de Paris au lendemain de l’arrêt d’interdiction de séjour de Daniel Cohn-Bendit sur le sol français. Comme l’écrit Milner, “la phrase a de l’allure”. L’auteur de ces lignes se souvient du frisson qui courut alors le long de l’échine des manifestants : un mélange d’exaltation et de colère que venait renforcer le sentiment de savoir répondre de la manière la plus juste, la plus appropriée et la plus cinglante à cet arrêté d’expulsion. Milner revient sur l’origine de la “phrase” : un article de L’Humanité signé Georges Marchais (inconnu encore du grand public) décrivant Cohn-Bendit comme un anarchiste allemand. Marchais, indique Milner, n’a pas utilisé dans cet article publié au début du mois de mai (ni dans ceux qui suivront, reprenant la même antienne) le nom juif. S’appuyant sur Lacan (une fois de plus mis à contribution chaque fois que Milner se lance dans un morceau de bravoure), notre auteur précise que que “le sujet entend le sens au delà des significations”. D’où les interrogations suivantes : “Les manifestants de Mai avaient-ils entendu, au delà des mots effectivement écrits, un autre mot absent - le mot qui dévoile la vérité ? (...) Mai se souciait-il donc du nom juif au point d’y susciter un instant de vérité ?”.

La question ainsi posée nous sommes en droit de supposer que l’on répondra par l’affirmative. Et bien non ! Jean-Claude Milner prenant le lecteur à contre-pied répond qu’il est pour sa part persuadé du contraire. Le nom juif, ajoute-t-il, dans les années 50 et 60 “est voué à dépérir au fur et à mesure que s’étend le règne de la paix et de la prospérité”. Dans le film Hitler, connaît pas, sorti en 1963, les jeunes gens interrogés qui avouaient “Hitler, connaît pas”, entendaient dire, selon Milner, “Juif, connaît pas”. Que l’on peut traduire par : je ne veux plus rien connaître du délire d’Hitler, c’est le passé, donc le nom juif ne me dit rien. Soit la preuve, poursuit Milner, que “la jeunesse, dans l’ensemble, est alors persuadée que du coté du nom juif, tout est désormais réglé”. Les lecteurs des Penchants criminels de l’Europe démocratique n’ont pas lieu d’être étonné de retrouver la même logique d’un livre à l’autre. Pour Milner il s’agit de la question centrale, et l’on sait déjà que rien ne l’empêchera d’aller jusqu’au bout de sa démonstration. Ce n’est pas sans difficulté, avouons le, que nous le suivons. Car Milner aligne une série de paradoxes qui, j’imagine, font jubiler des lecteurs revenus de tout, ou presque : ceux à qui on peut dire une chose et son contraire sans craindre d’être démenti. Milner, une fois de plus, revient à “Nous sommes tous des juifs allemands”, qualifié maintenant de “mot d’ordre” pour glisser, l’air de rien, qu’il s’agissait d’un “jeu de mot malgré tout et rien de plus” (sic). La preuve, pour l’auteur, résidant dans la totale inefficacité de pareil mot d’ordre auprès de l’opinion et des gouvernants ! Ce symbolique auquel Milner se réfère expressément dans d’autres pages est mis ici à la trappe ! Milner va jusqu’à écrire que jamais, par la suite, “Cohn-bendit ne retrouva de place dans le jeu politique français” (resic).

Tenant donc pour acquis cette inefficacité, Jean-Claude Milner pointe deux certitudes chez les manifestants. Premièrement, puisque le nom juif était devenu sans portée ceux-ci ne prenaient aucun risque à se dire tels. Vous suivez ? Même chose, en second lieu, en ce qui concerne le jeu sur les étiquettes nationales. Les manifestants, poursuit Milner, “protestaient contre l’expulsion de Cohn-Bendit parce qu’ils imaginaient que de telles procédures étaient rares (elles étaient au contraire déjà courantes)”. Milner se trompe d’époque, mais passons. Il importe que le lecteur retienne ceci : plus national que ce “mot d’ordre” tu meurs ! En réalité, nous dit Milner, ces manifestants sont de grands naïfs. Par delà le rôle joué par la police en mai 68 (et là l’auteur ne nous cache rien des exactions policières), les gens en mai conservaient malgré tout “une forme de confiance irréductible en la police”. Allez comprendre ! L’explication suit : ils avaient encore la naïveté de penser que l’on ne vous traitait pas en étranger quand vous ne l’êtes pas, ni que l’on vous retirait “la citoyenneté et l’appartenance nationale quand elles ont été reconnues par une administration tatillonne”. Mais pas un manifestant, conclut provisoirement Milner, pour se souvenir que cela avait été emporté par le vent mauvais 25 ans plus tôt, et pas un de ceux, notamment, dont les parents avaient connu ce sort. Voilà pourquoi votre fille est muette ! Ce qui revient à dire que la même, dans les rues de Paris, crie “Nous sommes tous des juifs allemands” sans savoir ce qu’elle dit. Et Milner d’enfoncer le clou : cette réponse à l’expulsion de Cohn-Bendit, qui révélait déjà une “totale inconscience à l’égard de toutes les immigrations, anciennes et récentes”, révélait plus encore “une confiance béate dans la société française, tenue pour fondamentalement bonne et généreuse, par delà la malignité des politiques”.

J’ai parlé plus haut d’un lecteur qui jubile. J’en connais un autre qui demande grâce. Et un troisième qui commence à s’impatienter : pour le dire vulgairement il trouve que Milner le prend pour un con. Marquons un temps d’arrêt. N’y a t-il pas un oubli dans cette longue péroraison ? Et pas qu’un détail (sans vouloir jouer sur les mots). Remettons nous dans le contexte des journées de mai. La moitié de la réponse se trouve bien évidemment dans les articles de Marchais : Cohn-Bendit “l’anarchiste allemand”. Et l’autre moitié alors ? Que disent au début du mois l’extrême-droite et l’hebdomadaire Minute ? Ce journal évoque comme L’Humanité un “anarchiste allemand”, mais ajoute qu’il est juif ! Minute était très lu à l’époque. Il est vrai que la manière de qualifier Cohn-Bendit chez Marchais suscita plus de commentaires que celle de Minute. Parce que la première souleva l’indignation d’une partie de la gauche tandis que la seconderestait dans son registre habituel : il ne s’agissait que d’une ignominie de plus. Cependant, j’insiste, au lendemain de l’expulsion de Cohn-Bendit les manifestants se souvinrent de l’un (Marchais), comme de l’autre (l’extrême-droite, Minute ). Il n’y a pas d’autre explication à ce “Nous sommes tous des juifs allemands”. Pourquoi Jean-Claude Milner n’en fait-il pas mention alors qu’elle tombe sous le sens ? Car tout simplement elle remettrait en cause la longue et tortueuse démonstration que j’ai essayé, dans la mesure du possible, de traduire fidèlement (et l’exercice n’est pas simple !). Si Milner évoquait ici l’extrême droite, comme cela pourtant va de soi pour comprendre la seconde des raisons de la fameuse phrase, tout l’édifice dressé à la compréhension du “nom juif” s’effondrerait ou n’aurait pas lieu d’être. Je ne suis même pas certain qu’il s’agisse chez Milner d’un oubli conscient : l’extrême droite n’apparaît pas pour ainsi dire dans son ouvrage (le sujet assurément ne le préoccupe pas plus qu’il ne l’intéresse : les antisémites sont d’ailleurs évoqués du bout des lèvres sans qu’on puisse les confondre avec la droite extrême). C’est, semble-t-il, plutôt l’inconscient de Milner qui lui tient en l’occurrence la plume. Il y a cependant une certaine perversité dans le raisonnement qui l’infirmerait. Je laisse à de plus savants le soin de trancher entre ces deux hypothèses. Un psychanalyste sans préjugés pourrait s’y essayer. Ce qui veut dire que j’exclus par avance l’inénarrable Jacques-Alain Miller, ou l’un des membres de sa secte lacanienne.

Ceci posé et reposé, la voie devient libre : Jean-Claude Milner peut déployer à son aise le “nom juif” pour le raccrocher aux wagons de Penchants criminels de l’Europe démocratique. L’auteur a immolé “Nous sommes tous des juifs allemands” sur l’autel du “nom juif”. Mais posez lui la question, il vous répondra qu’il ne s’agit que d’un dommage collatéral. Milner revient alors au gauchisme et à la Gauche prolétarienne pour énoncer cette thèse : “La GP est marquée par le nom juif dans la mesure exacte où elle n’en parle pas”. Élémentaire, mon cher Milner ! Le fameux couteau sans lame auquel manque le manche reprend du service. Un tel est marqué par le fascisme, le protestantisme, la guerre des Malouines, la purée de pois cassé, ou que sais-je encore dans la mesure exacte où il n’en parle pas. Voilà de quoi élargir notre perplexité à l’infini. Une seconde thèse - l’évènement de cette fin de XXe siècle, à savoir le retour du nom juif, ayant pour corollaire la disparition du nom ouvrier - prend acte de la dissolution de la GP et du reflux du gauchisme (en y ajoutant l’effacement du P.C.F.). Sur cette “disparition” l’auteur va un peu vite en besogne : l’actualité de cette année 2009 le démentirait. Mais cela n’a pas d’importance pour Jean-Claude Milner. Chez lui ce n’est pas l’énoncé des faits qui fait sens. C’est dire que pour notre linguiste l’Histoire marche sur la tête. En dernier lieu Milner la reconstruit depuis la grille de lecture du “nom juif”. A ce compte là l’Histoire peut délirer, Milner pérorer, et les dupés s’extasier.

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(1) Consultable sur le site “L’herbe entre les pavés” : http://www.lherbentrelespaves.fr/

(2) Alain Finkielkraut n’est ici cité, une fois de plus, que comme philosophe et penseur incarnant plus que d’autres la “tendance à l’oeuvre” auquel Michéa apporte sa contribution dans les registres que je viens de relever. On peut être totalement en désaccord avec Finkielkraut sans pour autant le mépriser (comme nous pourrions le dire, parmi de très nombreux exemples, d’un Bernard-Henri Levy). On peut affirmer de manière très polémique ses désaccords avec le philosophe, penseur et médiatique Finkielkraut tout en respectant l’homme. Il est intervenu il y a dix ans en faveur d’un écrivain qui faisait alors l’objet d’un lynchage médiatique (excessivement disproportionné eu égard ce qui lui était reproché). Et Finkielkraut était bien le seul parmi ceux que l’on pourrait appeler des “intellectuels de renom”. C’était faire preuve d’un certain courage, du moins pour un “intellectuel médiatique”. D’ailleurs ce “soutien” a mis fin à la collaboration (même ponctuelle) de Finkielkraut avec Le Monde. Certes notre philosophe s’exprime depuis dans les colonnes du Figaro, mais j’imagine que pour l’intéressé ce n’est pas exactement la même chose.

(3) Consultable sur le site “L’herbe entre les pavés” : http://www.lherbentrelespaves.fr/

(4) Ceci avait été précisé il y a déjà longtemps par Boris Souvarine.

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                                            MAI 68, ENCORE

Le lecteur, après l’éclairage critique de la première partie, sera sans doute peu étonné d’apprendre que pour Jean-Claude Michéa mai 68 a “joué un rôle décisif” dans “l’élaboration du capitalisme moderne”. On l’a lu sous d’autres plumes : c’est l’une des figures imposées des penseurs de droite ou de gauche “décomplexés” (mais pas nécessairement pour les mêmes raisons). Michéa, dans Orwell anarchiste tory, évoque en mai 68 “le mythe fondateur de notre modernité”. Ce thème se trouvera repris et développé dans les ouvrages suivants du philosophe au point de devenir l’un des thèmes récurrents de sa “pensée”.

L’opération vise à réduire mai 68, d’une part en l’assimilant aux July, Geismar, Cohn-Bendit, Kouchner, et compagnie ; d’autre part en y situant les prémices de l’accomplissement du capitalisme moderne. Pour ce faire Michéa ne prend en compte (à travers ce qu’il appelle “l’aspect dominant de 68”) que la seule jeunesse estudiantine, voire les nouvelles classes moyennes. Ce cadre posé, mai 68 devient ce moment où le refus de l’ordre capitaliste a basculé dans l’approbation libérale. Michéa explique ce basculement par, premièrement, le “sens de l’histoire” revendiqué par les insurgés de mai (un “sens de l’histoire” décrit comme un mythe reposant sur l’idée de progrès) ; en second lieu par l’immoralisme inhérent au libéralisme (en l’opposant à la morale de la common decency). Certes, notre philosophe écrit par ailleurs que mai 68 “n’a jamais fait que catalyser et précipiter une évolution économique et culturelle dont les racines plongeaient bien plus dans les nouveaux développements du capitalisme de consommation que dans leur “contestation” officielle””. Toutefois il fait suivre cette phrase du constat suivant : “Du reste cette évolution s’est largement reproduite à l’identique dans l’ensemble des pays occidentaux qu’ils aient connu ou non l’équivalent de Mai 68”. Ici le lecteur un tant soit peu logique peut s’interroger. Si cette évolution s’est produite à l’identique dans les pays n’ayant pas connu mai 68 que vient donc faire celui-ci dans cette galère ? Par conséquent, si je lis Michéa dans le texte mai 68 n’a rien à voir avec les nouveaux développements du capitalisme puisque notre auteur nous explique (et insiste même !) que cette évolution dans d’autres pays s’est faite en l’absence de tels événements. C’est dire une chose et son contraire. Sauf qu’ici pareille contradiction met particulièrement en lumière la vacuité du raisonnement michéen. Quand, en présence de deux phrases, la seconde, censée confirmer la première, en constitue le meilleur démenti, nous tenons là un exemple flagrant de cette confusion qu’un Michéa élève ici à un niveau rarement atteint.

Notre philosophe y revient pourtant dans de nombreuses pages de la Double pensée. En particulier lors d’un entretien accordé à Radio Libertaire, sans être un seul instant interrompu par le gentil interviewer. A coté de l’aspect dit “dominant” de mai 68, largement traité, Michéa évoque un aspect “dominé”. Il se réfère ici aux “travaux” de Kristin Ross pour distinguer un “mai 68 étudiant” d’un “mai 68 populaire”, tout en avançant que l’universitaire et journaliste américaine aurait définitivement établi pareille distinction. Il s’agit chez Ross (dans son livre Mai 68 et ses vies ultérieures ) d’une proposition parmi d’autres : l’intérêt de cet ouvrage résidant dans la documentation proposée. Parlons plutôt d’une auberge espagnole dans laquelle Michéa choisit le plat qui lui convient pour le servir à son lecteur. Tout comme il n’est pas à un anachronisme près lorsqu’il relève que Daniel Cohn-Bendit invitait en mai 68 les étudiants parisiens à “célébrer le pouvoir émancipateur de toutes les formes de deterritorialisation” (ce concept ayant été forgé quelques années plus tard par Deleuze et Guattari). Sur cette lancée Michéa accuse également Dany-le-Rouge d’avoir incité ces mêmes étudiants à “abolir toutes les frontières”. On sait qu’il n’en fut rien puisque le pouvoir gaulliste fit savoir de la façon la plus catégorique à DCB qu’il existait bien une frontière entre l’Allemagne et la France. Plus sérieusement Michéa reprend la distinction faite plus haut pour nier l’existence en aucune façon d’une unité de mai 68. C’est l’un des points sur lequel il insiste le plus : ces deux aspects (“mai 68 étudiant” et “mai 68 populaire”) n’ont jamais coïncidé, ni ne peuvent être reliés par des passerelles. Je dirai plus loin combien, lorsqu’il s’agira de préciser ce que fut réellement mai 68, je suis en désaccord avec cette analyse.

En attendant, sans vouloir sortir du sujet, il parait utile de s’attarder sur le propos suivant de Michéa concernant Sarkozy (d’autant plus que l’actuel Président est très peu cité dans un corpus michéen faisant la part belle à l’actualité) : “Il fallait être un universitaire de gauche pour prendre au sérieux les imprécations de Sarkozy contre mai 68”. Allons donc ! La droite (voire certains secteurs de la gauche) qui arborait une mine plus que réjouie le lendemain de ce discours ne les avaient pas prise au sérieux ? Et Michéa d’ajouter que dans le même discours (celui de Bercy) Sarkozy s’en prenait également au culte de l’argent, au profit à court terme, à la spéculation et aux dérives du capitalisme financier. On sait ce que valent de tel propos chez Sarkozy. Mais en quoi cela invaliderait les imprécations sarkozistes sur mai 68 ? Celles-ci d’ailleurs ne dataient pas d’avril 2007. Il y en avait eu d’autres, auparavant. Mais ces imprécations là eurent plus de résonance que les précédentes. Au point que des commentateurs prétendirent que Sarkozy avait définitivement enterré mai 68 à Bercy. Il n’y aurait donc que Michéa à ne pas vouloir “prendre au sérieux” le discours de Bercy ?

Reprenons ce fameux discours. Que disait donc Sarkozy ce jour d’avril 2007 sur mai 68 ? Très médiatisés (ils représentaient d’ailleurs la moitié de ce discours) ces propos furent largement reproduits par la presse tous genres confondus. Ils sont bien connus et je ne les reprendrai pas (1). Cependant, et plus particulièrement à Bercy, Sarkozy “parlait Michéa” en nous renvoyant aux thèses défendues par le philosophe sur la délinquance, l’autorité, l’école, les repères éthiques, les valeurs morales, la gauche héritière de 68, le mérite, la famille, etc., etc., etc. Il s’agit d’un secret de polichinelle : ce discours a été écrit par Henri Guaino (2). C’est probable, voire possible que Michéa figure parmi les auteurs et penseurs ayant inspiré le conseiller spécial du futur président.

Au début de son mandat présidentiel on sait que Sarkozy avait contacté Manuel Valls, parmi d’autres “personnalités de gauche”, pour lui proposer d’entrer dans le gouvernement Fillion (ce qui était déjà un signe de “reconnaissance”). Contrairement à Kouchner, Besson et Jouyet (qui ne pouvaient espérer mieux au P.S.), Valls refusa. L’homme est ambitieux, et cette ambition avait selon lui plus à gagner au P.S. Sarkozy dut s’y résoudre. Mais il comprit assez rapidement que Valls lui serait plus utile au P.S. qu’au gouvernement. Nous en avons eu la confirmation.

On pourrait élargir ce propos. En l’étendant par exemple aux penseurs et philosophes qui ne seraient pas sans partager un certain nombre de valeurs avec l’actuel hôte de l’Élysée sans pour autant faire preuve d’allégeance. Dans une telle configuration un Michéa parait évidemment plus utile qu’un Glucksmann ou un Ferry.

Pour le trentième anniversaire de mai 68, en réponse à la “fièvre commémorative” évoquée dans le chapitre précédent, j’écrivais et diffusais le tract suivant (reproduit ci-dessous).

MAI 68, TRENTE ANS APRÈS

Trente ans après, mai 68 fait de nouveau la une de l’actualité. Les médias s’en donnent à coeur joie : c’est à qui renchérira sur l’événementiel, voire l’anecdotique. Derrières ces images complaisantes qui tant reproduites finissent pas perdre toute signification, il convient de rappeler ce que fut réellement ce printemps là.

Cette grève générale, la plus importante qui ait jamais arrêté l’économie d’un pays industrie, se trouvait amplifiée par un mouvement d’occupations sans précédent. L’usage de la démocratie directe redonnait du sens au projet révolutionnaire. L’imagination avait pris le pouvoir parce que la poésie était descendue dans la rue. Les gens parlaient : le désir retrouvé du dialogue, le goût d’une véritable communauté et la volonté pour chacun d’écrire sa propre histoire débouchaient sur une critique généralisée des aliénations, des idéologies et de l’organisation de ce monde. Mai 68 fut cette fête où l’on refusait toute autorité, toute enrégimentation, toute spécialisation. refus également des partis et des bureaucraties syndicales, toute comme du mensonge stalinien, de la morale répressive et du travail aliénant. En cela mai 68 fut libertaire.

Trente ans après, qui commémore quoi ? “Notre” belle jeunesse ? Des illusions perdues ? Un printemps sans avenir ? C’est même devenu la référence obligée de ceux qui, faute d’avoir su “révolutionner” le monde le gèrent maintenant aux mieux de leurs intérêts (et de ceux qui les emploient). On peut à la fois cracher sur ses “idéaux passés” et exhiber complaisamment quelque fait d’armes datant des “événements”. Il y a belle lurette que ces “contestataires” là se sont recyclés dans les médias, la publicité, la haute administration ou au parti socialiste. Nous leur laissons cette commémoration, cet enterrement de première classe, ce cadavre que la famille comme les croque-morts ressortent tous les dix ans en se félicitant de l’avoir échappé belle.

L’époque a changé, nous dit-on. S’il est vrai que la montée de l’extrême-droite, l’existence de millions de chômeurs, la destruction de certaines des bases biologiques de la vie et le processus de liquidation du prolétariat ne le démentent pas, faut-il pour autant désespérer de mai 68 ? N’accuse-t-on pas la culture antiautoritaire de l’après 68, ses utopies, et même un goût pour la transgression hérité de ces années là d’être en grande partie responsables de cette crise du “lien social” à laquelle sont directement confrontés ceux qui à des titres divers se trouvent investis de charges et de responsabilités éducatives. Voilà la vraie nouveauté de cet anniversaire : si l’école se délite, les banlieues explosent et la famille ne joue plus son rôle, c’est la faute à mai 68 !

Cela ne nous rend pas spécialement heureux d’être les hommes d’un temps de médiocrité historique. Mais en quoi ce monde là serait-il davantage supportable ou réformable que celui contre lequel nous nous insurgions voilà trente ans ? Si la lettre porte à discussion, l’esprit de ce printemps là doit encore être invoqué pour insuffler toute activité critique digne de ce nom. Aujourd’hui, comme hier, il nous faut refaire l’entendement humain. Il n’existe pas d’autre façon de célébrer mai 68.

Pour reprendre plus dans le détail ce que fut mai 68, j’aimerais mentionner en premier lieu l’une des contributions les plus importantes écrites dans l’après coup (le long article intitulé “Le commencement d’une époque” qui ouvre le douzième et dernier numéro de l’Internationale Situationniste en septembre 1969), ensuite des textes écrits “à chaud” pendant les “événements” ou durant les mois suivants par Maurice Blanchot.

Le premier et les seconds ne se confondent pas. Pourtant, indépendamment des raisons qui m’incitent à les commenter, je tiens à les mettre en parallèle. D’une certaine façon l’un et les autres se complètent. C’est aussi quarante ans plus tard entendre dépasser ce qui pouvait s’apparenter alors à un malentendu, mais dans les termes du conflit si l’on se réfère à ce qu’ont pu écrire les uns sur les autres, et réciproquement (sachant que les “autres” désigne ici les membres du “Comité des écrivains et des étudiants” auquel appartenait Blanchot, et au sein duquel ses textes furent publiés sans nom d’auteur). Je ne veux pas dire par là que le temps efface nécessairement une telle dimension conflictuelle. Celle-ci appartient à une histoire que l’on ne saurait réécrire pour arrondir les angles. En revanche, la nécessité de comprendre aujourd’hui mai 68 dans toutes ses dimensions passe par la prise en considération des écrits et de l’action de quelques uns de ceux qui, tout en s’opposant sur certains points, même sur un mode très polémique, n’en contribuèrent pas moins, parmi d’autres (mais plus que d’autres) à ce que mai 68 fut ce que j’en dirai plus loin. Certes le plateau de la balance penche sensiblement du coté situationniste. Cependant les textes “confidentiels” de Blanchot (d’autant plus qu’ils étaient anonymes) font retour sur quelques unes des “vérités essentielles” de mai 68, et à ce titre supportent la comparaison avec les analyses situationnistes.

Plus qu’aucun groupe (à l’exception du Mouvement du 22 mars), l’Internationale Situationniste reste associée à mai 68. Son influence se trouva reconnu dans un second temps (y compris sur le mode paradoxal du fantasme ou de la calomnie). Comme l’écrivaient les situationnistes dans “Le commencement d’une époque” : “Si les rares documents connus de l’I.S. ont rencontré une telle audience c’est évidemment qu’une partie de la critique pratique avancée se reconnaissait d’elle-même dans ce langage”. C’est dire que l’I.S. s’était autant reconnue dans mai 68 que le “mouvement” se reconnaissait en grande partie dans les thèses situationnistes. Cette reconnaissance là s’expliquait principalement par le caractère révolutionnaire “nouveau” de ces thèses, lesquelles dépassaient les habituelles antinomies entre le “politique” et le “culturel”, le “social” et “la vie quotidienne” pour les fondre dans une critique radicale de tous les aspects de la société de ces années-là. Sachant que l’I.S. ne prétendait nullement jouer pour elle un rôle dominant dans ce processus : “Le caractère largement nouveau de ce mouvement pratique est précisément lisible dans cette influence même, tout à fait étrangère à un rôle directif, que l’I.S. s’est trouvée exercée”.

En ce qui concerne les “événements” proprement dits, “Le commencement d’une époque” revient sur les prémices de mai 68 : à travers l’activité du groupe “les Enragés” (dont plusieurs membres adhéreront ensuite à l’I.S.) à la faculté de Nanterre depuis janvier 1968 (relayé par le Mouvement du 22 mars en avril), ceci entraînant une répression autant universitaire que policière. Le conflit s’élargit alors à d’autres facultés et s’exprime une première fois dans les rues du Quartier Latin le 3 mai. C’est le début d’une série de manifestations de plus en plus violentes avec le point culminant de la nuit dite “des barricades de la rue Gay-Lussac” des 10 et 11 mai. Situationnistes et Enragés se retrouvent dans la Sorbonne occupée depuis le 14 mai. L’un d’entre eux se trouve élu au premier comité d’occupation. Un comité “Enragés - I.S..” publie plusieurs documents qui, tout en rappelant l’activité précédente des situationniste, appellent à agir de suite “pour faire connaître, soutenir, étendre l’agitation”. L’accent est mis sur “l’occupation immédiate de toutes les usines en France et à la formation de Conseils ouvriers”. Les situationnistes et leurs amis quittent la Sorbonne le 17 mai pour constituer le “Conseil pour le maintien des occupations” dans les locaux de l’IPN de la rue d’Ulm. Le CMDO publie ensuite de nombreux documents diffusés à quelques 200 000 exemplaires en France, et même à l’étranger durant le mois de juin. Il décide de se dissoudre le 15 juin.

Par delà cet aspect factuel, “Le commencement d’une époque” insiste sur les points suivants. Mai 68 a été “la plus grande grève générale qui ait jamais arrêté l’économie d’un pays industriel avancé, et la première grève générale sauvage de l’histoire : les occupations révolutionnaires et les ébauches de démocratie directe ; l’effacement de plus en plus complet du pouvoir étatique pendant près de deux semaines ; la vérification de toute la théorie révolutionnaire de notre temps, et même ça et là le début de sa réalisation partielle ; la plus importante expérience du mouvement prolétarien moderne qui est en voie de se constituer dans tous les pays sous sa forme achevée, et le modèle qu’il a désormais à dépasser - voilà ce que fut essentiellement le mouvement français de mai 1968, voilà déjà sa victoire”. C’était également “la critique généralisée de toutes les aliénations, de toutes les idéologies et de l’ensemble de l’organisation ancienne de la vie réelle (...) Dans un tel processus, la propriété était niée, chacun se voyant partout chez soi. Le désir reconnu du dialogue, de la parole intégralement libre, le goût de la communauté véritable, avaient trouvé leur terrain dans les bâtiments ouverts aux rencontres et dans la lutte commune (...) Le mouvement des occupations était évidemment le refus du travail aliéné ; et donc la fête, le jeu, la présence réelle des hommes et du temps. Il était aussi bien le refus de toute autorité, de toute spécialisation, de toute dépossession hiérarchique : le refus de l’État et, donc, des partis et des syndicats aussi bien que des sociologues et des professeurs de la morale répressive et de la médecine”.

Mai 68 fut ceci et cela en même temps, et intimement liés. Nous sommes bien loin des tombereaux d’insanités déversés depuis par les Michéa et consort ! La séparation faite par Jean-Claude Michéa entre deux mai 68, l’étudiant et le populaire, le premier l’ayant largement emporté sur le second, relève d’une reconstruction autant arbitraire que dérisoire. Tout comme la fiction michéenne d’un mai 68 impulsant un nouvel élan au capitalisme vise fondamentalement à brouiller et à occulter autant que possible la réalité, le sens et les conséquences des dits “événements” pour fourguer la camelote idéologique la plus susceptible de discréditer le type d’enseignement qu’il conviendrait encore aujourd’hui de tirer de ce beau mois de mai. Plus largement elle s’inscrit dans un processus révisionniste qui vise à faire passer mai 68 pour son contraire.

Il fut un temps où les contempteurs de mai 68, du gaullisme à la droite traditionnelle et des staliniens à la gauche réformiste, en dénonçaient les “excès”. Mai 68, même vilipendé, même traîné dans la boue, conservait une forte identité. Elle était plus ou moins négative mais on savait cependant de quoi l’on parlait. Raymond Aron, indiscutable penseur de droite, mais doté d’une vue un peu plus perçante que ce qui tenait lieu d’intellingentsia au pouvoir, le premier ouvrit une brèche en avançant dans La révolution introuvable qu’il ne s’était fondamentalement rien passé en mai 68. D’autres, par la suite (mais cela prit un certain temps), arguant ou prenant prétexte des palinodies ou revirements successifs de soixante-huitards bien en vue (parmi lesquels Daniel Cohn-Bendit, immanquablement associé à mai 68, sera en quelque sorte la cerise sur le gâteau) s’engouffreront dans cette ouverture en s’efforçant de dépouiller mai 68 de ses aspects spécifiques, radicaux, émancipateurs afin de le réduire à une crise d’adaptation des institutions ou de le disqualifier comme moment refondateur du capitalisme, voire de l’accuser de tous les maux dont souffrirait après coup la société française. Nous en avons eu l’une des illustrations avec les écrits de Michéa et le discours de Bercy du candidat Sarkozy.

Et puis, en regard des sempiternels arguments des Michéa et consort sur l’évolution que l’on sait des Geismar, Glucksmann, July, Kouchner et cie visant à discréditer mai 68, reprenons ce qu’écrivaient en 1969 les situationnistes sur le gauchisme. Dans “Le commencement d’une époque” ils adressent une volée de bois vert aux groupuscules auxquels appartenaient tous ces messieurs en relevant leur rôle de porte à faux lors des “événements”, leur volonté malgré tout de ménager les bureaucraties syndicales ou staliniennes, leur propension à courir après un mouvement “bien plus extrémiste qu’eux”, leurs “illusions pseudo-stratégiques”, leur incapacité à comprendre la radicalité de mai 68 alors qu’ils parodiaient “de la manière la plus malheureuse toutes les formes de révolution du passé”. Le Mouvement du 22 mars (et DCB) bénéficie d’un traitement particulier. Moins suspect de ménager le P.C.F. et les syndicats, ce groupe combine “presque toutes les tares idéologiques avec les défauts du confusionnisme naïf”. L’ultra-gauche n’est nullement épargnée : bien au contraire en raison de ses archaïsmes économistes et de son incapacité à comprendre la profonde nouveauté de mai 68.

Il y a une dimension polémique indéniable dans ces constats. Cependant cette critique, déjà à l’oeuvre dans les précédents numéros de l’Internationale Situationniste, constituera en quelque sorte le socle, durant les années 70, à partir duquel on traitera du gauchisme et des gauchismes (du trotskisme au maoïsme, en passant par tous les avatars du léninisme ou du spontanéisme) dans des milieux qui ne se réclamaient pas toujours de la théorie situationniste, mais qui sur ce plan-là savaient de quoi il en retournait. Par conséquent, pour ce qui concerne les personnages cités plus haut, en 68 le vers était déjà dans le fruit. Ou bien, pour reprendre une certaine formule, ces messieurs ont ensuite échangé une erreur contre une autre. Je veux bien reconnaître que la seconde possède un caractère de gravité plus évident (ou beaucoup plus évident selon les cas).

Mai 68, pour compléter le tableau, relie dans le droit fil des révolutions du XIXe siècle l’ancien et le nouveau. Les barricades, tout en représentant “matériellement” la réponse la mieux adaptée à l’occupation d’un terrain urbain ou encore à la violence de la répression policière, symbolisaient les luttes du passé et en constituaient la mémoire vivante. On ne dira jamais assez combien les gens se sont parlés dans les rues de Paris et d’ailleurs tout au long des journées de mai. Des groupes de personnes se formaient spontanément pour discuter et débattre des différents aspects du mouvement, des solutions qui pourraient être ici ou là envisagées, mais aussi de leurs aspirations à vivre dans un autre monde. Sur les murs des grandes villes de multiples inscriptions portaient le témoignage d’une poésie descendue dans la rue. Cette dimension prenait le pas sur le coté propagandiste des slogans maoïstes et trotskistes. Une dernière donnée : en mai et juin 68 on hospitalisa beaucoup moins que d’ordinaire en milieu psychiatrique.

Ce que l’on pourrait appeler à proprement parler “l’engagement politique de Maurice Blanchot” (sachant que cette “sensibilité” se trouvait déjà exprimée au lendemain de la Libération dans un texte consacré au surréalisme) date de la création de la revue 14 juillet en 1958. Fondée par Dionys Mascolo et Jean Schuster (avec la collaboration des surréalistes, de Daniel Guérin, Claude Lefort, Maurice Nadeau, Robert Antelme...), elle appelle à lutter contre l’arrivée au pouvoir de de Gaulle (en déclarant “illégal” son gouvernement et “usurpateur” le général). Blanchot participe au second numéro avec un court article, “Le refus”. Une référence qui va devenir comme une sorte de signature pour Blanchot. Il s’agit là de l’un des beaux textes jamais écrit sur la capacité et l’obligation dans certaines circonstances de refuser : un refus “absolu et catégorique”. Ensuite Blanchot sera le principal rédacteur de la “Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie” (le Manifeste des 121), puis, dans la continuité, il tente avec d’autres écrivains d’impulser une Revue Internationale qui restera à l’état de projet. Enfin Blanchot est l’un des membres fondateurs (avec Antelme, Mascolo, Bounoure, Duras, des Forêts, Leiris, Nadeau) du Comité d’action étudiants - écrivains constitué le 8 mai 1968. Ce comité, installé un premier temps à la Sorbonne, publie en mai-juin des déclarations collectives et des articles non signés. Il fait également paraître un bulletin en octobre 1968, puis un “bilan” en juillet 1969 clôt cette activité.

On put vérifier en 1998, à l’occasion de la publication dans le n° 33 de la revue Lignes d’un dossier consacré à Dionys Mascolo, le Manifeste des 121 et mai 68 (attribuant à chacun des auteurs la paternité des articles anonymes du Comité), l’importance de la participation de Blanchot autant du point de vue quantitatif que qualitatif. J’en extrait un texte intitulé “Sur le mouvement” (datant de décembre 1968, ensuite repris dans le “bilan”). Partant de l’interrogation “Quelle a été sa force (celle du mouvement) en mai 68”, Blanchot répond, “que dans cette action, dite étudiante, jamais les étudiants n’ont agi comme étudiants mais comme révélateurs d’une crise d’ensemble, comme porteurs d’un pouvoir de rupture mettant en cause le régime, l’État, la société. L’Université n’a été qu’un point de départ”. Puis il enchaîne sur les “forces et faiblesses” du mouvement tout en s’inscrivant en faux contre un prétendu “échec de mai”. Là Blanchot parle de révolution : “Le mouvement de mai a été la RÉVOLUTION dans la fulgurance et l’éclat d’un événement qui s’est accompli et, en s’accomplissant, a tout changé”. Une révolution qui ne ressemble à aucune autre : “Plus philosophique que politique ; plus sociale qu’institutionnelle ; plus exemplaire que réelle ; et détruisant sans rien de destructeur, détruisant, plutôt que le passé, le présent même où elle s’accomplissait et ne cherchant pas à se donner un avenir, extrêmement indifférente à l’avenir possible, comme si le temps qu’elle cherchait à ouvrir fût déjà au-delà de ces déterminations usuelles”. Cependant Blanchot ajoute à l’intention de ceux qui ne verraient là qu’une “mystique de la révolution”, des précisions d’ordre factuel sur le déroulement des “événements”. Avant de conclure il insiste sur l’aspect radicalement nouveau de mai 68 (rejoignant ainsi les situationnistes) : “PLUS RIEN NE SERA COMME AVANT. Penser, agir, organiser, désorganiser : tout se pose en d’autres termes, et non seulement les problèmes sont nouveaux, mais la problématique elle-même est changée. En particulier, tous les problèmes de la lutte révolutionnaire, et d’abord de la lutte de classe, ont pris une forme différente”.

Il y a là également, osons le mot, une dimension spirituelle qui ne fut pas absente de mai 68. C’est aussi poser la question des termes de l’émancipation. J’y reviendrai dans la troisième partie de cet essai. Pour en revenir au “différend” relevé plus haut, le Comité étudiants-écrivains en général, et Dionys Mascolo en particulier ne présentent pas l’activité des situationnistes sous un jour favorable. Ceux-ci leur répondent dans le n° 12 de la revue sur le mode polémique habituel. Mais à aucun moment ils ne se référèrent à Blanchot. Ceci précisé, et après m’être attardé sur les contributions des uns (les situationnistes) et de l’autre (Blanchot), il parait préférable d’avancer quarante ans plus tard que l’une et l’autre traduisent parmi d’autres, mais plus que d’autres, ce que l’on pourrait et devrait dire aujourd’hui de mai 68. D’un coté la confirmation, par la preuve des dits “événements”, d’une radicalité qui s’était trouvée chez elle en mai 68 (“Si beaucoup de gens ont fait ce que nous avons écrit, c’est parce que nous avons écrit essentiellement le négatif qui avait été vécu, part tant d’autres avant nous, et aussi par nous mêmes”) ; de l’autre la dimension souveraine d’un “refus radical” que mai 68 traduit comme “possibilité révolutionnaire”, mais également “négation même de ce qui n’a pas été encore posé et affirmé”.

J’évoquais dans un précédent paragraphe une brèche ouverte par Raymond Aron, dans laquelle s’étaient engouffrés d’aucuns avec un temps de retard - celui du retournement de veste d’une grande partie des chefaillons gauchistes - pour réviser mai 68 sur le mode d’une prétendue adaptation du capitalisme (les critères variant selon le champ d’intervention, de la philosophie aux sciences humaines). Gilles Lipovetsky figure parmi ceux qui au début des années 80 entendent se colleter dans des travaux à caractère philosophique ou sociologique avec ce que l’on rapporte à un “nouvel air du temps”. On ne discutera pas ici les thèses de L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain sinon pour dire que l’on peut accepter quelques unes des descriptions faites par Lipovetsky quant aux formes prises ici ou là par cet individualisme sans pour autant adhérer à la vision du monde qui nous est par ailleurs proposée, ni aux conclusions de l’auteur. Lipovetsky, par exemple, va jusqu’à écrire que “l’individualisme contribue désormais à abolir l’idéologie de la lutte des classes” (laquelle devient bien entendu “idéologique” sous sa plume). C’est prendre ses désirs pour des réalités. Mais ce qui nous importe ici se sont les lignes suivantes : “Les journées de mai (...) reproduisent moins le schéma des révolutions modernes fortement articulées autour des enjeux idéologiques qu’elles ne préfigurent la révolution postmoderne des communications”. Ici Lipovetsky va relire et réinterpréter les “événements” pour les enrôler sous la bannière de “l’individualisme contemporain”. Il semblerait que les thèses de ce philosophe aient depuis fait long feu. Quoiqu’il en soit elles avaient le vent en poupe durant les sinistres années 80. Nous n’en avons pas terminé avec l’auteur sur mai 68, puisque trois ans plus tard Lipovetski y revient dans un article de la revue Pouvoirs. Il y écrit que “sous le signe de la révolution “l’esprit 68” ne faisait que prolonger la tendance pesante de la privatisation des existences (...) Non seulement l’esprit de Mai est individualiste mais il contribue à sa manière (...) à accélérer l’avènement de l’individualisme narcissique contemporain, dépolitisé et réaliste, flottant et apathique, largement indifférent aux grandes finalités sociales et aux combats de masse”.

Il parait difficile de faire mieux : comment aligner le plus grande nombre de contre-vérités en si peu de lignes ! Ajoutons Lipovetsky à la liste de ceux qui n’en finissent pas d’exorciser à travers mai 68 l’aversion, même rétroactive, que leur inspirent les “événements”. La rage dont se trouve accusée mai 68 s’appelle ici “individualisme”. Ce que ne manqueront pas de souligner plus tard Michéa dans ses ouvrages, et Sarkozy dont son discours de Bercy. Rien de vraiment nouveau sous le soleil, mais une pièce supplémentaire à verser au dossier. A vrai dire je citais Lipovetsky en dernier lieu pour faire ressortir la mention d’un “esprit 68” (ou esprit de mai 68”). Car, je le souligne, pareille mention qui chez Jean-Claude Michéa, comme on s’en doute, ne suscite que des sarcasmes n’est pas davantage prisée par l’autre Jean-Claude (pourtant beaucoup moins critique sur mai 68).

Ceci s’explique par la lecture faite par Milner des années 70. On a vu qu’elle se limitait à un indépassable horizon du gauchisme auquel L’arrogance du présent apporte maints témoignages. Milner donc, pour les besoins de sa démonstration, tient à opposer mai 68 à l’ esprit 68 sur le mode paradoxal qu’on lui connaît. Pour ce faire il écrit que “Mai 68 voulait que tous, maîtres et esclaves du vieux monde, deviennent des maîtres ; l’esprit 68 affranchit les esclaves mais n’en fait pas des maîtres”. Milner, si nous le suivons bien, veut opposer mai 68 à la doxa gauchiste des années 70 sur ces mêmes “événements”. Cette manière de voir n’est pas sans pertinence. Pourtant la critique du gauchisme était déjà explicite en mai 68 (entre autres par les situationnistes, comme on l’a vu). Là aussi “l’esprit 68” sous la plume de Milner n’est qu’une façon de plus de distinguer mai 68 de la période gauchiste qui suit. Cette gymnastique l’entraîne à établir une autre distinction, plutôt spécieuse, entre certains de ses interlocuteurs de la décennie 70 : les uns venus de mai, et les autres du gauchisme. L’opération permet d’excuser quelques uns de ces derniers de pareil héritage au prétexte qu’ils avaient eu “la loyauté de ne pas vouloir s’en taire et de s’opposer à eux-mêmes un démenti”. Pour le lecteur qui n’a pas lu L’arrogance du présent je précise que Milner évoque ici les “nouveaux philosophes”. Sur ces dernier Deleuze évoquait “leur haine de 68” et ajoutait “c’était à qui cracherait le mieux sur 68”. Ce que Milner traduit par “qui se refuse au démenti de soi, ne sait pas ce qu’est la vérité ; qui recule avec effroi devant la renégation (sic) ne sait pas ce qu’est l’affirmation”. Ici la “vérité” est bonne fille, pour ne pas dire bien obligeante puisqu’elle sert à justifier les revirements (ou les “renégations” pour parler le milnérien) des amis de Milner, mais également le sien. “L’affirmation”, quant à elle, n’a jamais été soumise à pareille fête : mais un tel succès risque de lui ôter à jamais tout crédit. Ce morceau de bravoure (autant impudent que culotté, arrogant que dérisoire) soulève un lièvre que je lèverai le moment opportun.

Non, l’esprit de 68 n’a pas grand chose en commun avec ce que peuvent écrire les Michéa, Milner, Lipovetsky et cie. Il désigne ce en quoi mai 68, ensuite, s’incarne ou se trouve illustré dans des actions, des activités, des oeuvres. C’est vouloir dire que celles-ci n’auraient pas le caractère exemplaire que nous leur portons sans mai 68. Citons en quelques unes pour les seules années 69 et 70.

Le 10 mars 1969, en fin de journée, la statue de Charles Fourier était remise place Clichy sur son socle. Il s’agissait de la réplique en plâtre, mais finement bronzée, de la précédente déboulonnée presque trente ans plus tôt par les nazis. Une plaque gravée à la base de la statue désignait les auteurs de ce détournement : “En hommage à Charles Fourier, les barricadiers de la rue Gay Lussac”. Le lendemain trente gardiens de la paix, aidés d’une grue, furent mis à contribution pour remettre le socle à nu (3).

Le 15 janvier 1970 sort à Paris le premier film d’Alain Tanner, Charles mort ou vif. Ce film raconte la rupture d’un industriel suisse (Charles Dé) d’avec son milieu, puis la lente et inexorable progression, jubilatoire, critique et exemplaire de Charles vers son destin de déserteur social et familial que l’on finit par enfermer en psychiatrie. Charles mort ou vif pose la question de l’émancipation d’une manière singulière : la place du sujet émancipateur incombe plus à Charles qu’au couple de marginaux qui l’ont recueilli (4). Tanner l’illustre par un usage de la citation n’ayant pas d’équivalent (Godard excepté) dans le cinéma de l’époque : la fable brechtienne rejoint ici le détournement situationniste. Il se trouva au moins un critique (Philippe Haudiquet) pour écrire que “c’est de Suisse que nous parvient (...) le plus bel enfant cinématographique du mois de mai 1968”.

Ce même mois de janvier, Léo Ferré chante à la Mutualité. Il crée durant cette série de récitals la presque totalité des chansons qui se retrouveront sur les deux albums Amour-Anarchie. Les références à mai 68 sont présentes dans plusieurs des titres de ce tour de chant. Certains étaient déjà connus depuis le disque précédent. Mais seuls les bons connaisseurs de Ferré savent qu’une chanson comme Madame la misère (“Ce sont des enragés qui dérangent l’histoire”) avait été écrite - le texte en tout cas - une vingtaine d’années plus tôt : ce poème figurant dans le recueil Poète... vos papiers ! publié en 1956. De là à dire que cet “esprit de mai 68” n’était sans antériorité il n’y a qu’un pas que nous franchirons sans hésiter.

On s’attendait moins, pour citer un dernier témoignage “à charge” sur mai 68, à trouver ce genre de discours, même atténué, dans l’un des ouvrages du collectif Pièces et mains d’oeuvres (7). On ne sait s’il faut incriminer quelque maladresse ou un rapport désinvolte à l’histoire dans la phrase suivante : “Quelques nuits d’émeutes, et le retour de l’essence dans les pompes à la Pentecôte 68 suffirent à pacifier un mouvement communément réformiste”. Dans ce livre (Terreur et possession ) qui comporte des pages pertinentes (même si les thèses des auteurs ne sont pas à l’abri de la critique) on aurait pu se passer de lire ce propos un tantinet mesquin, plutôt léger et complètement à coté de la plaque.

Pour terminer sur une note bouffonne, mai 68 a également été pris à partie par deux psychanalystes dans un ouvrage intitulé L’univers contestationnaire : un livre sorti en 1969 et signé André Stéphane (pseudonyme sous lequel se cachaient Bela Grunberger et Janine Chasseguet-Smirgel). J’ai ailleurs dit deux mots sur cet ouvrage indigent qui comporte un chapitre posant l’équation gauchisme = fascisme. Sinon L’univers contestationnaire (titre décalqué de L’univers concentrationnaire de David Rousset) s’attarde bien évidemment sur la contestation du discours du “père” identifié comme un discours “bourgeois” et même “juif”. Ceci afin d’accréditer quelque fondement “antisémite” de mai 68. Passons sur les élucubrations de nos deux analystes sur la “dalle sacrée” ou le “tombeau du père” (ici pour associer contestataires 68 et nazis) afin d’en venir au chapitre “L’identification finale à la mère sadique-anale”. Les auteurs insistent sur l’aspect anti-patriarcal (ou prétendu tel) des théoriciens de mai 68 tout en avançant paradoxalement que les contestataires s’en prennent en réalité à un personnage féminin au sujet duquel il s’agit de prouver qu’on a rien à faire avec lui puisqu’il représente “le Mal”. Je ne sais ce que Freud en penserait (ou plutôt on peut le subodorer à travers une remarque prudente des deux auteurs sur des méandres psychanalytiques que Freud n’aurait que très peu explorés). Donc, pour “s’efforcer de prouver qu’il n’a rien de commun avec l’image maternelle mauvaise”, le contestataire 68 “se conduira en bonne mère”. Et l’identification réalisée il pourra ainsi “s’attaquer à la mauvaise, c’est à dire la société bourgeoise capitaliste de consommation”.

Ces pages burlesques, permettant d’évacuer toute analyse politique, n’ont pas été sans trouver des lecteurs attentifs, ou pour le moins intéressés parmi les contempteurs de mai 68. Et parmi ceux-ci l’inévitable Jean-Claude Michéa. Notre philosophe ne cite pas L’univers contestationnaire mais il reprend la thématique soulignée ci-dessus (il se réfère à d’autres ouvrages publiés depuis, et reprenant cette thématique sans pour autant souscrire à toutes les propositions d’André Stéphane). En tout état de cause elle apporte de l’eau à son moulin puisque Michéa écrit, au sujet de ceux qu’il nomme “les innombrables militants de l’extrême gauche libérale”, qu’ils “ont certainement quelque chose à voir avec le meurtre du père et la soumission parallèle à une mère dévorante “. Des lignes à mettre en résonance avec un autre passage de La double pensée où l’inspecteur Michéa, après avoir enquêté sur des formes “maternalistes d’emprise (...) difficiles à reconnaître” parce que “déjà invisibles aux yeux de ceux (ou de celles) qui les exercent”, finit par trouver le coupable en la personne de Saint François d’Assise (fondateur, précise Michéa d’un ordre voulant réaliser une “égalité absolue”). Bon dieu, mais c’est bien sûr ! Et notre Bourrel d’occasion de conclure ainsi son enquête : “Il serait peut-être temps de s’interroger sur ce que l’inconscient de la gauche extrême doit à la spiritualité franciscaine et spirituelle (8)”.

Une autre fois, car j’en resterai là. J’aurai l’occasion durant le chapitre suivant de revenir sans trop m’y attarder sur cette question matriarcale (ou anti-matriarcale). Je ne reprendrai pas pour autant Jean-Claude Michéa sur le sujet. Après un ultime tour de piste nous cesserons de nous intéresser à l’auteur de La double pensée.


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(1) Ce discours peut être consulté dans son intégralité sur le site de l’UMP.

(2) Bernard-Henri Levy s’est retourné contre Henri Gueno pour lui faire porter la responsabilité des discours de Sarkozy. Depuis toujours la très grande majorité des hommes politiques se font aider par leurs conseillers ou par des plumes extérieures (tel Berl pour Pétain en 1940) pour rédiger leurs discours. Mais un texte écrit par Emmanuel Berl reste un discours de Philippe Pétain (“la terre ne ment pas” ou “Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal”), et un texte écrit par Henri Guaino reste un discours de Nicolas Sarkozy. Il faut posséder un pois chiche à la place du cerveau pour prétendre le contraire. Les “amis de BHL” peuvent toujours répondre qu’il s’agissait d’une attitude tactique en quelque sorte : leur “grand homme” étant l’ami de Sarkozy (mais ayant voté Royal !) il ne lui était pas possible d’exprimer frontalement son désaccord, etc. Si le ridicule tuait encore, il y a belle lurette que nous serions débarrassé de Bernard-Henri Levy.

(3) En 1960, suite à une proposition d’un conseiller municipal parisien, un certain René Thomas, exhortant le préfet de la Seine à faire disparaître le socle même où reposait jusqu’en 1942 la statue de Charles Fourier, André Breton adressait une vigoureuse protestation au journal Combat. Les lignes suivantes extraites de ce courrier (“Ce M. René Thomas vit, en effet, en plein accord “avec son époque”, celle qui livre ce soir Paris aux bandes fascistes sans que les partis de gauche aient envisagé la moindre contre-manifestation”) n’ont pas été publiées par Combat.

(4) Lors de la rencontre de Charles avec Paul et Adeline, le jeune couple, Paul, qui s’étonne que Charles manifeste peu d’intérêt pour les automobiles, s’entend répondre : “Premièrement, la position du conducteur est très mauvaise. Elle coupe la digestion, comprime l’estomac et engraisse le coeur. Deuxièmement la circulation est devenue l’art dramatique des imbéciles. Les accidents sont de misérables tragédies et les risques de la route tout ce qui nous reste d’aventure. Troisièmement, l’automobilisme est un système d’accumulation, d’entassement, mais qui n’apporte pas le moindre échange, à part bien entendu celui de grossièretés, et où les gens ne se rencontrent jamais. C’est un système de dispersion sociale : chacun dans sa petite caisse. Et pour terminer, à travers l’automobile, les compagnies pétrolières et les marchands de tôles, imposent leur loi, détruisent les villes, font dépenser des fortunes en routes et en flics, empuantant le monde et surtout font croire aux gens que ceux-ci ne désirent plus rien d’autre”. Ajoutons que Paul, d’abord interloqué, desserre le frein à main de la voiture de Charles tout en répondant “nous allons vous arranger ça”, et pousse l’automobile qui va s’écraser dans le ravin au dessus duquel se trouvait les trois personnages.

Quarante ans plus tard, citons le dialogue suivant :

- Pourquoi vous n’aimez pas les téléphones portables ?

- Premièrement. L’utilisation régulière et prolongée du téléphone portable provoque à plus ou moins long terme des désordres fonctionnels et des maladies chroniques. Deuxièmement. Cette laisse électronique qui affecte 90 % de la population française représente le meilleur moyen de contrôle policier en termes d’itinéraires, d’emploi du temps ou de réseau de relations. Troisièmement. La question du choix (en avoir ou pas) se pose de moins en moins puisque la possession d’un téléphone portable devient progressivement une obligation pour de nombreux actes de la vie quotidienne. Ceux qui persistent à vivre sans portable sont pour le mieux considérés comme des “asociaux” ou pour le pire comme des “ennemis de la société”. Quatrièmement. La possibilité d’être joignable en tous lieux et à tous moments (et réciproquement) focalise l’usager sur l’attente d’un appel ou d’un message au détriment des capacités d’attention, d’écoute ou de disponibilité dans l’espace public. Tout comme elle représente pour les salariés équipés de cette prothèse un moyen de contrôle pour les employeurs et une forme de dépendance qui n’est pas sans empiéter sur la vie privée des premiers. Cinquièmement. L’aspect “nuisance sonore” du téléphone portable s’assortit de comportements peu respectueux ou grossiers envers les personnes environnantes. Et pour terminer, l’industrie du téléphone portable est l’une des plus polluantes, et des plus grandes consommatrices d’énergie électrique et de ressources en eau. Elle accélère la destruction de la planète et contribue à la technification du monde.

Non, ne cherchez pas. Vous ne trouverez ce dialogue dans aucun film. Un cinéma politique du type Charles mort ou vif ne peut plus exister en 2009. Et puis, n’est ce pas, comme on le disait jadis pour Billancourt, il ne faut pas aujourd’hui désespérer Laetitia et Kevin.

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(6) Dans Du temps que les situationnistes avaient raison : http://www.lherbentrelespaves.fr/

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(7) Ce collectif a écrit un très utile Le téléphone portable, gadget de destruction massive.

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(7) Michéa va chercher ses références chez Jacques Dalarun et Jean-Pierre Lebrun.