Du temps que les situationnistes avaient raison
Vous ne me direz pas que j'estime trop le temps présent ; et si pourtant je n'en désespère pas, ce n'est qu'en raison de sa propre situation désespérée, qui me remplit d'espoir. Karl Marx
En août 1935, le groupe surréaliste diffuse une brochure intitulée Du temps que les surréalistes avaient raison. Ce texte, écrit par André Breton (et contresigné par tous les membres du groupe) signe l'acte de rupture définitif entre les surréalistes et le Parti Communiste Français. Ces rapports, qui avaient toujours été orageux et conflictuels, s'étaient sensiblement détériorés depuis l'exclusion deux ans plus tôt de Breton de l'Association des écrivains et Artistes révolutionnaires. Les pressions exercées par le P.C.F. pour interdire à André Breton de prendre la parole lors du "Congrès international des écrivains pour la défense de la culture" qui se tient à Paris du 20 au 25 juin (Breton ayant quelques jours avant l'ouverture du congrès giflé publiquement Ilya Ehrenbourg, membre de la délégation soviétique et calomniateur notoire) obligent les surréalistes à tirer toutes les conséquences de cet acte de censure. D'ou cette déclaration collective notifiant "une rupture on ne peut plus cinglante et définitive".
Soixante dix ans plus tard, je n'entends pas reprendre en partie cet intitulé pour exposer une situation comparable à celle que Breton décrit dans Du temps que les surréalistes avaient raison. L'Internationale situationniste n'existe plus depuis 1972, date de son autodissolution. Et la question de savoir si les individus, qui aujourd'hui avouent encore une dette et plus envers l'I.S., se considèrent toujours "situationnistes" reste en suspens. L'auteur de ces lignes ne prétend d'ailleurs rien de tel (et il parait très incertain qu'il l'ait jadis prétendu (1)). Ensuite, pour en venir à ce contre quoi et qui Breton s'opposait, il semble plus facile et légitime d'établir une filiation entre les surréalistes et les situationnistes que de vouloir, partant des thuriféraires en leur temps de "Moscou la gâteuse", s'emparer d'un fil pour le moins ténu qui mènerait au collectif que son principal animateur désignait en 1986 comme "la tentative intellectuelle la plus importante de cette fin de siècle". Non, quitte à reprendre un quelconque fil il faudrait repartir des situationnistes pour savoir de quoi l'on parle. On ne déflorera pas trop le sujet en ajoutant qu'il y eut ensuite dans ce cheminement un phénomène de court circuit. C'est à ce moment là que les situationnistes ont commencé à avoir tort.
Jean-Jacques Rousseau, dans la préface à son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, écrit ceci : "J'ai commencé quelques raisonnements ; j'ai hasardé quelques conjectures, moins dans l'espoir de résoudre la question que dans l'intention de l'éclaircir et de la réduire à son véritable état". La question certes diffère ici du tout au tout, ou presque. C'est l'esprit et la méthode que je voudrais retenir. Ne pas révéler trop tôt combien "le roi est nu" mais passer par toutes les étapes permettant à ce dévoilement de s'effectuer selon les conditions requises. Si d'aventure le lecteur ne voyait rien de tel, ou pire s'il s'accommodait de cette nudité l'auteur n'incriminerait que la dureté de ces temps qui, comme dit le poète, "ont dissipé dans l'obscur vent du soir / la passion amoindrie de notre espoir ".
Je filerai une dernière fois la métaphore d'un fil conducteur en commençant par dérouler ma bobine à une date antérieure à celle du début de l'histoire que je me propose de raconter, et plus encore de commenter. Ceci me sera peut-être reproché. Mais pourtant, souvenez-vous : en ce temps les situationnistes avaient raison.
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Nous sommes en 1976. Jaime Semprun adresse le 17 décembre une lettre à Guy Debord. Ce dernier lui répond le 26 décembre. Un autre courrier, daté du 14 janvier 1977, de Semprun, vient clore cette correspondance. Celle-ci a été publiée deux ans plus tard aux éditions Champ Libre dans le premier volume de Correspondance (parmi d'autres contributions épistolaires). C'est l'écho donné à cette publication (nous sortons du cadre d'une correspondance privée) qui nous entraîne à donner ce premier coup de projecteur.
Qui est Jaime Semprun ? Né en 1947, le fils de Jorge Semprun figure au catalogue des éditions Champ Libre. Il y a publié deux ouvrages : La Guerre sociale au Portugal et Précis de récupération. Une lettre du 20-5-1975 de Guy Debord à Anne Krief et Jaime Semprun (recueillie dans le volume 5 de la Correspondance de Guy Debord publiée aux éditions Fayard) témoigne de liens amicaux, d'une complicité et de préoccupations communes entre les correspondants. Debord, ensuite, dans une lettre du 31-5-1975 à Semprun, dit d'ailleurs tout le bien qu'il pense de La Guerre sociale au Portugal. Il y revient encore le 24-6-1975 dans un courrier globalement consacré à la situation portugaise. En revanche (lettre du 11-2-1976) Debord parait plus réservé dans son appréciation du Précis de récupération. Sans émettre fondamentalement des objections d'ordre théorique, politique ou stylistique, il reproche à ce Précis de ne pas être "suffisamment concret". Ce qui manque, ajoute Debord, "c'est la critique du processus lui-même, du travail de la récupération". Ce qu'il étaye à travers un questionnement absent du livre de Semprun. Dans sa conclusion Debord entend cependant nuancer ces "critiques" en évoquant une "affaire de goûts personnels" : "là, comme dans l'emploi de la vie et les préférences entre ceux que l'on y rencontre, il n'y a certainement pas à exposer et soutenir ses goûts, dans le but parfaitement vain d'y rallier qui en a d'autres".
Nous en arrivons donc à la "fameuse" correspondance publiée par Champ Libre en 1978. Jaime Semprun, dans sa première lettre du 17-12-1976, demande des explications à Guy Debord sur le refus de son dernier manuscrit : un texte sur l'Espagne qui n'a pas été retenu par Champ Libre. Semprun se pose la question de savoir si Debord, comme il le subodore, serait pour quelque chose dans le refus de Gérard Lebovici, l'éditeur (Semprun avalisant au passage la version, alimentée par la rumeur, faisant de Debord l'éminence grise de Lebovici ou le personnage qui en coulisse déciderait de l'essentiel de la politique éditoriale). Ce refus, avance Semprun, renverrait moins au contenu du manuscrit qu'à son "principe". Tout en traçant un trait sur ses relations avec Champ Libre, Semprun aimerait cependant connaître le rôle joué par Debord dans cette affaire. Il ne croit pas (quoique...) que Debord soit particulièrement en désaccord avec le contenu politique de ce manuscrit sur l'Espagne. Semprun pense davantage à un jugement ad hominem "comme jugement négatif de l'ensemble de ma vie, tel qu'il permette de condamner par avance tout ce que je pourrais écrire". Comment sinon expliquer la distance prise par Debord durant cette dernière année. C'est à dire depuis la lettre de celui-ci sur Précis de récupération. En définitive, "cette dernière affaire éditoriale, qui dépasse des questions de "goûts personnels", m'oblige maintenant à te demander ce complément d'information". Et Semprun conclut : "Bref, cette trop longue lettre peut se résumer par cette question : j'avais bien compris que je n'étais plus de tes amis, dois-je comprendre qu'il me faut désormais te compter parmi mes ennemis ?".
Guy Debord répond le 26-12-1976. Il s'agit d'une "réponse détaillée, et aussi publique qu'il le faudra". Cette remarque n'est pas sans importance. Car ce courrier constituera moins de deux ans plus tard le document de référence sur les relations entre Champ Libre et Debord. Ce dernier reprend les hypothèses avancées par Semprun (sur la place qu'occuperait Debord à Champ Libre) pour les réfuter les unes après les autres. C'est à la fois brillant, argumenté, et on ne peut plus convaincant. Plus, par exemple, que ne l'était le trac Foutre !, écrit par Debord et signé "Des prolétaires", diffusé durant le mois de novembre pour des raisons qui recoupent les enjeux de cette correspondance. Debord, donc, tient à préciser qu'il n'est ni associé, ni employé des éditions Champ Libre. Il "n'y exerce aucune "coresponsabilité", ni générale ni particulière n'ayant là strictement vis-à-vis de qui que ce soit - le propriétaire, les auteurs ou le public - ni droit, ni devoir, ni fonction". D'où l'avantage, souligne Debord "de ne pas mêler l'autorité théorique avec la sujétion dans le salariat". Il n'est intervenu, ajoute-t-il, que pour conseiller "à Lebovici la publication d'une dizaine de textes du passé", et de deux ouvrages d'auteurs contemporains : Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie et La Guerre sociale au Portugal. Il ressort de tout cela que Lebovici seul a refusé le dernier manuscrit de Semprun (sans consulter Debord, d'ailleurs absent de Paris). Guy Debord précise cependant que l'éditeur lui avait adressé ultérieurement une photocopie du manuscrit sans plus d'explication. S'il n'avait pas à donner "son accord" Debord reconnait volontiers qu'il a "laissé passer" ce refus. Pourquoi ? Sans qu'il s'agisse d'un "désaccord politique de base" ce manuscrit sur l'Espagne n'a pas pour lui les qualités d'analyse, par exemple, de La Guerre sociale au Portugal.
Pour terminer, Debord aborde la question des "relations personnelles". Il relève qu'à un moment "un certain ennui m'a paru constamment dominer la majeure partie de chacun de nos dialogues". Ces relations ayant sans doute pris une autre tournure un soir ou, invité par Debord chez de "jeunes ouvriers presque tous chômeurs", Semprun s'était ensuite montré très sévères envers ces jeunes prolétaires qui, il est vrai, "ne faisaient pas la révolution ce soir là, et n'en parlaient pas du tout". Une sévérité d'autant plus surprenante pour Debord que, d'après des "propos, récits et conclusions" antérieurs de Semprun, ce dernier mettait parfois un certain temps pour "percer à jour et repousser" des pro-situs ou assimilés.
Le détail de cette lettre permet de contester l'une des légendes qui s'attache à Debord. L'intéressé, sa correspondance en apporte plusieurs exemples, a plus d'une fois été confronté à des "camarades" qui croyaient bon devoir se livrer en sa présence à des surenchères sur le mode radical. On imagine bien la soirée évoquée par Debord, et la réaction un rien outragée de Semprun, ensuite, se plaignant que ces jeunes gens n'avaient pas eu un seul mot sur la situation politique en Espagne, par exemple. "On a tout à fait le droit de les trouver négligeables", poursuivait Debord. Il ajoutait : "Mais pourtant, que sera la base d'une révolution, en Espagne comme ailleurs, sinon des gens comme eux ? Maintenant que ta lettre m'a apporté une donnée plus considérable, je critiquerai chez toi une tendance à des jugements très disproportionnées des faits et des gens là ou tu es personnellement concerné". Et là Debord revenait sur le manuscrit de Semprun. Partant du fait que La Guerre sociale au Portugal représentait en dehors de ce pays la seule contribution a avoir pris "la défense de la révolution portugaise quand elle combattait", l'auteur de cet ouvrage aurait été plus inspiré ici "d'en analyser la défaite (...) au lieu de la minimiser en passant, avec le plus grand optimisme et comme si c'était un léger accident de parcours ; et ceci surtout dans un autre livre consacré à la révolution ibérique, à sa seconde bataille attendue". Debord conclut cette lettre en considérant que ce point particulier (indépendemment de ce que Lebovici peut penser du texte) représente pour lui le plus grave défaut de ce manuscrit.
Dans sa réponse à Guy Debord (le 14-1-1977, publiée également dans Correspondance de Champ Libre), Jaime Semprun adopte un profil bas en ce qui concerne les allégations de son précédent courrier sur Debord et Champ Libre. Il est question de "protestation aussi mal à propos", de "supputations erronnées", "d'égarement". Semprun précise qu'à l'avenir il s'opposera "chaque fois qu'il le faudra, à tout ce qui veut prétendre ou insinuer que (Debord) aurait pris de quelque manière le contrôle de Champ Libre" par goût pour le pouvoir ou l'argent. En revanche, il ne comprend toujours pas pourquoi son texte, "qui dans l'analyse du processus conduisant d'une révolution espagnole à l'autre, est certainement pour l'instant ce qu'on a écrit de mieux sur le sujet", ait fait l'objet d'un refus de Lebovici, les arguments de l'éditeur ne lui semblant pas recevables. En ce qui concerne leurs "relations personnelles", Semprun regrette que son attitude "au sortir de ces jeunes gens (...) ait pu évoquer fâcheusement l'extrémisme désincarné des foutriquets qui vont tranchant à tout propos, c'est à dire hors de tout propos, de la radicalité de ceux qu'ils rencontrent".
Deux autres courriers (également publiés dans Correspondance ), l'un de Gérard Lebovici (le 16-1-1977), l'autre de Jaime Semprun (le 19-1-1977), ne changent rien fondamentalement à l'affaire. Sinon que la rupture est bien consommée entre les éditions Champ Libre et Jaime Semprun.
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Avant d'entrer dans le vif du sujet, c'est à dire la période 1984-1992 (dans un premier temps), je précise qu'en ce début d'année 2007 je ne dispose par de tous les documents souhaités et souhaitables puisque la Correspondance de Guy Debord publiée chez Fayard ne couvre pas encore entièrement cette période de référence. Mon analyse risque par moment de pêcher par incomplètude et pourrait être éventuellement corrigée sur des points qui restent cependant secondaires.
En novembre 1984 parait le premier numéro de la revue L'Encyclopédie des Nuisances. C'est un événement à la mesure des ambitions du "Discours préliminaire" couvrant ce numéro (dont on apprendra plus tard qu'il a été entièrement rédigé par Jaime Semprun), des perspectives ouvertes par le "projet encyclopédiste", et des discussions que ce "Discours préliminaire" suscite dans les cercles post-situationnistes, les milieux radicaux, et même au-delà. D'une part l'EdN se situe ouvertement dans la filiation situationniste ; d'autre part apparaissent des thèmes sur "les illusions du progrès", "la production de nuisances", "le sentiment de dépossession devant la science et la technique" qui entendent renouveller le "projet révolutionnaire" là ou l'ont laissé les situationnistes. L'EdN veut rétablir "le goût de la vérité " dans "cette ère de la falsification" : "Notre but est d'établir ce fait en décrivant concrètement et dans le détail ce qu'est devenu entre les mains de ses gestionnaires ce que l'on ose à peine continuer à appeler la vie humaine, la vie y manquant tout autant que l'humanité. Il s'agit donc, formulé en négatif, d'un programme exhaustif pour la révolution qui devra réorganiser l'ensemble des conditions d'existence en héritant de tous les problèmes que la société de classes est actuellement incapable de résoudre". La base reste cependant celle "du projet d'émancipation totale né avec les luttes du prolétariat du dix-neuvième siècle, projet que le développement considérable des moyens d'asservissement oblige dialectiquement à préciser et à approfondir". Sachant que "dans cette passe ou nous nous trouvons (...) la fonction transitoirement défensive que nous assignons à cette Encyclopédie est donc d'y maintenir vivants et actifs la mémoire historique et le langage critique autonome dont le besoin social, qui existe de manière latente, occulté par l'organisation confusionniste des apparences, se manifestera avec éclat lors de la prochaine crise révolutionnaire".
Le second numéro (intitulé "Histoire de dix ans") prolonge ce "Discours préliminaire". De manière plus concrète l'EdN revient sur "la dégradation des conditions subjectives de la révolution" en exposant "quelques moments défensifs de ce processus en Europe". S'ensuivent des analyses convaincantes sur le Portugal, l'Espagne et la Pologne. Plus généralement, en écho à la situation française, y est relevé très justement l'instrumentalisation du chômage comme facteur de dislocation des "bases de la révolte ouvrière" et "avant tout la conscience menaçante de la crise de l'économie comme crise de la vie pour tous les hommes, conscience censurée sous la pression de la crise de la survie imposée aux travailleurs". En revanche, les encyclopédistes prennent plus difficilement la mesure de la "marginalité" propre à l'après 68 en portant sur celle-ci un jugement global qui gagnerait à être plus nuancé. Cette incidence a plus d'importance qu'il n'y paraitrait car la question de "l'émancipation" (sous toutes ses formes, bien évidemment) se trouve aussi posée. Mais cette réserve ou critique pourrait également s'adresser à tout le courant post-situationniste.
Je passe rapidement sur les sept numéros suivants. Sinon pour dire qu'ils se présentent sous la forme de fascicules reprenant sur le mode alphabétique (depuis "ab absurdo" jusqu'à "abondance") plusieurs longs articles non signés (signalons également l'existence d'un cahier central dans chacun des numéros). J'en viens au n° 10, celui sorti en février 1987. Deux ans et trois mois se sont écoulés depuis la parution du premier numéro. Le cahier central, tout comme l'article "Abois" se réfèrent aux événements de novembre et décembre 1986 liés à l'agitation lycéenne et étudiante (contre la loi Devaquet). Un tract daté du 19 décembre et signé "Comité il n'est jamais trop soixante-huitard pour bien faire" est reproduit. La phrase suivante, extraite de l'article "Abois", résume assez bien le point de vue encyclopédique : "Nous voyons (...) dans ce mouvement une première tentative, encore faible et hésitante mais déjà massive, pour créer les conditions pratiques d'une discussion portant sur les intérêts réels de la société".
En octobre 1987 parait une brochure intitulée L'Encyclopédie des Puissances : sous tirée "Circulaire publique relative à quelques nuisances théoriques vérifiées par les grèves de l'hiver 1986-1987", elle est signée Jean-Pierre Baudet et Jean-François Martos (ce dernier a publié en 1983 La contre-révolution polonaise aux édtions Champ Libre). Titre et sous titre donnent une première indication sur le contenu de cette circulaire. Il faut, pour la clarté de la démonstration qui suit, citer d'abord les deux principales sources qui permettent d'expliquer et d'analyser ce différend. Le n ° 12 de l'EdN (paru en février 1988) y sera presque entièrement consacré et reproduira en annexe une série de lettres échangées entre plusieurs des protagonistes de février 1987 à mai 1987 (lettre de Jean-Pierre Baudet à Jaime Semprun, de Jean-Pierre Baudet à Guy Fargette, de Jaime Semprun à Jean-Pierre Baudet, et de Christian Sébastiani pour l'EdN à Jean-Pierre Baudet, cette dernière lettre étant également reproduite dans l'EdP ). La seconde source, l'ouvrage publié en 1998 par Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord, reprend les lettres citées plus haut, en y ajoutant, pour la même période de référence, des courriers échangées entre Martos, Baudet et Debord. Ce livre fera très rapidement l'objet d'une demande d'interdiction d'Alice Debord et des éditions Fayard (lesquelles venaient d'acheter les droits de publication d'une Correspondance générale de Guy Debord). Un jugement du Tribunal de Grande Instance de Paris en janvier 1999 confirmera l'interdiction ordonnée par la Cour d'Appel de Paris un mois plus tôt (2).
Mais revenons à la fin de l'automne 1986. Le 5 décembre des manifestants occupent la Sorbonne. Parmi eux Jean-Pierre Baudet et Jean-François Martos participent à la rédaction et à la diffusion d'un tract (émanant d'un "Comité pour la généralisation du mouvement") précisant que l'assemblée improvisée avait "appelé tous les travailleurs de France à se solidariser avec les lycéens et étudiants en lutte". La Sorbonne sera "libérée" par les CRS quelques heures plus tard. Durant ces "chaudes journées" Baudet et Martos ont eu l'occasion de rencontrer plusieurs encyclopédistes ainsi que Guy Fargette (auteur d'un bulletin intitulé Les mauvais jours finiront ). De la lecture du n° 10 de l'EdN et de celle de l'ensemble des deux correspondances (la première publiée par l'EdN et la seconde par Martos), il ressort qu'il n'existe pas véritablement de divergence fondamentale entre les uns et les autres sur le mouvement étudiant et lycéen de novembre et décembre 1986 pris dans sa globalité. Le bulletin de Guy Fargette (c'est à dire le n° 3 de Les mauvais jours finiront ) est à l'origine de la querelle. Le désaccord (fondamental celui-là) porte sur l'appréciation d'un événement, à savoir l'occupation de la Sorbonne. Le ton ironique adopté par Fargette et le choix de ses arguments ne pouvaient que provoquer une réaction sur le même mode, sinon plus. C'est bien ce qui se produisit. D'ou des surenchères successives : de Jean-Pierre Baudet d'abord, de Jaime Semprun ensuite, de l'EdN pour finir. Un scénario classique pour qui peu ou prou a été confronté à ce genre de polémique. Cependant, on le devine peut-être, l'important en définitive résidait moins dans cette occupation de la Sorbonne (à la portée relative) que dans l'appréciation de l'EdN et la véracité du projet encyclopédiste.
Avant d'en venir au contenu de L'Encyclopédie des Puissances, il me faut reprendre, dans le détail cette fois-ci, l'essentielle lettre que Guy Debord adresse le 9-9-1987 à Jean-Pierre Baudet et Jean-François Martos (en réponse à un texte adressé auparavant par ses deux correspondants et qui alors portait un autre titre). Je rappelle que cette lettre ne fut portée à la connaissance du public qu'à l'automne 1998.
Premièrement. "Tout le monde commençait à être déçu en remarquant que l'EdN , après un très brillant début, tourne visiblement en rond depuis quelques numéros ; ne montrait pas clairement à quoi elle voulait en venir ; et semblait même assez peu préoccupée de savoir ou sa répétition circulaire du blâme généralisé, que certes l'époque mérite, pouvait bien mener". Il est vrai que l'ennui devenait patent au fil des numéros de la revue. Nous étions d'accord, bon, mais encore ? Une relecture des onze premiers fascicules le confirme (à contrario , par exemple, de celle de La Révolution surréaliste, du Surréalisme au service de la révolution, de La Critique sociale, de Potlatch, et bien entendu de l'Internationale situationniste qui restent stimulantes). Mais l'ennui relevant ici de la subjectivité du lecteur essayons de comprendre pourquoi les promesses des deux premiers numéros n'ont pas été tenues.
Le numéro 7 (plus précisemment le cahier central ou figure un texte signé Jaime Semprun, le seul à l'être de toute la série, "Pourquoi je prends la direction de L'Encyclopédie des Nuisances ") apporte un premier élément d'explication. Il y est dit : "Ceux qui participent depuis l'origine à l'EdN se sont réunis sur la base du programme formulé dans le «Discours préliminaire», que j'avais rédigé. Depuis, tous les textes publiés ont été discutés et mis au point collectivement par ce groupe initial, assumant de fait les fonctions d'un comité de rédaction ; ceci avec autant de réécritures qu'il le paraissait nécessaire, travail qui m'a incombé pour l'essentiel". C'est bien là que le bât blesse. Quand Debord, dans la même lettre, qualifie plus loin l'EdN "d'entreprise littéraire", il se trompe. C'est tout le contraire. Une revue littéraire, presque par définition devrait-on dire, accueille des textes et des articles tous signés. De là une plus ou moins grande hétérogénéité qui peut séduire ou déplaire. En revanche, et la précision de Semprun a son importance, l'EdN défend une "méthode de travail" qui n'a rien de littéraire. C'est plutôt d'une "entreprise scientifique" qu'il conviendrait de parler. Sachant que l'excellence de la scientificité, à l'EdN, se mesure à la capacité des rédacteurs, mais plus particulièrement de l'un d'entre eux, de rendre d'un article à l'autre, ou d'un numéro à l'autre, le même "son de cloche" : c'est à dire "la cohérence des formulations et de l'unité de ton exigée par la forme choisie" (Semprun). Imagine-t-on Breton, Bataille ou d'autres réécrivant les articles des collaborateurs de La Révolution surréaliste, de Documents ou consort ? Grotesque !
"Lorsque Breton écrivit, en 1925, Pourquoi je prends la direction de la Révolution surréaliste, succédant ainsi à Péret et Naville, il se plaçait à la tête d'un groupe d'amis et de collaborateurs qui tous signaient leurs contributions, donnant jour aux divergences qui cohabitèrent assez fructueusement un certain temps (...) Breton reprenait la barre pour conserver autant que possible, par un recentrage sur l'essentiel, l'unité de la revue, tout en laissant vivre les tendances existantes sous la forme d'une responsabilité de chacun. La prise de direction à L'Encyclopédie ne peut guère revendiquer les mêmes circonstances. Il n'y eut qu'à traduire en signature unique, formellement, le pouvoir unique déjà concrétisé par le rewriting de l'ensemble". Ces lignes, extraites de l'EdP, incitent à penser que les encyclopédistes n'ont certainement pas réalisé sur le moment le risque qu'ils prenaient en voulant parodier ou paraphraser une histoire qu'ils ne semblent pas bien connaître et qui, là en l'occurrence, se retourne contre eux. Sinon, pour conclure sur le coté répétitif de la chose, Debord écrit : "Il s'agit de traiter aussi longuement que cette monotonie pourra être maintenue, un thème effectivement assez riche : la misère multiforme de l'époque ; en se plaçant naturellement, et par postulat au-dessus (...) C'est d'ailleurs une Encyclopédie ou il n'y a pas une idée critique nouvelle. Elle prononce à répétition sur tous les aspects de la société actuelle - avec raison d'ailleurs, mais aussi bien avec beaucoup de facilité - la même condamnation ".
Autre point de la lettre de Guy Debord : "Et si 68 était seulement un peu mieux connu par les jeunes rebelles, il n'y aurait pas de place non plus pour les discours de l'EdN, qui n'envisagent en rien un nouveau départ de la révolution mais qui ne sont que des critiques abstraites de la Restauration, fort modernisée dans l'accumulation des procédés répressifs, mais nullement nouvelle en théorie d'après 68". On remarque que la ligne de la revue devient plus flottante au fil des numéros. On sent comme une hésitation dans l'appréciation de l'actualité la plus immédiate. On note même une certaine prudence en terme d'analyse. C'est d'une certaine manière ce que leur reprochent les auteurs de l'EdP (et Debord ensuite). Mais sur un mode que l'on peut discuter.
Un point de désaccord, pour terminer. Si l'on peut considérer annexe l'argument debordien sur "l'EdN entreprise littéraire", par glissement sémantique peut-être (puisqu'il rapproche curieusement l'EdN de "certaines tactiques du groupe surréaliste sur le terrain des galeries de tableau"), Debord associe la tentative encyclopédistes "de regrouper des antinucléaires (...) à l'intervention des surréalistes dans l'antifascisme en 1934 ("Contre-Attaque") qui fut à la première origine du malheureux Front Populaire ! ". La comparaison est déplacée si l'on sait de quoi il en retournait en 1934. D'ailleurs l'EdN et le "Comité Irradié de tous les pays" ne se sont pas fait faute de le relever (cet argument se trouvant repris dans l'EdP ) (3)
Venons en à celle-ci. Cette brochure comprend trois parties. Dans la troisième les deux rédacteurs reprennent la presque totalité des arguments proposés par Debord. Je n'y reviendrai donc pas. Les premières et secondes parties tentent de justifier l'attitude du "Comité du 5 décembre" lors de l'occupation de la Sorbonne. Pour en quelque sorte justifier leur point de vue Baudet et Martos citent de larges extraits de la Commission sénatoriale diligentée pour enquêter sur les manifestations étudiantes de novembre et décembre 1986. Ce rapport, comme le veut la règle pour des événements de cette nature, s'appuie principalement sur des sources policières. Les policiers, lors des auditions, selon les vieilles habitudes de la "maison" (le spectre de 68, n'est ce pas), n'ont ils pas tendance dans de telles circonstances à noircir le tableau ou à surestimer les capacités de la "subversion" ? Sans parler des bénéfices secondaires. Et puis, franchement, est-ce le pouvoir (serait-ce par le biais d'une commission parlementaire) qui décide in fine de l'excellence d'une position révolutionnaire ? Ceci dit il convient d'ajouter (et en se retournant ici vers l'EdN) que ceux qui ne font jamais rien ont toujours raison dans pareil cas de figure (la suite ne justifiant pas que, etc., etc.). C'est encore ce qu'admettait Jaime Semprun dans sa lettre du 2-5-1987 à Jean-Pierre Baudet ("après tout, il vaut mieux tenter ce que l'on aperçoit comme possibilité, si l'on n'en voit pas d'autre, plutôt que de ne rien faire").
Précisons. Ce n'est pas ce que certains ont pu faire ou écrire un soir d'occupation de la Sorbonne qui est criticable, certes pas. C'est l'exemplarité, par la suite, qu'on veut lui donner, qui peut le devenir. Une exemplarité plutôt en porte faux, le recul aidant, compte tenu des limites de ce mouvement de contestation étudiant et lycéen (et qui est resté dans de telles limites). Mais l'essentiel, je le répète, était ailleurs. Finissons là-dessus puisque les deux rédacteurs concluent leur brochure (juste avant une celèbre citation de Lautréamont) par une phrase inutilement polémique : "Après avoir craché sur les rebelles, elle (l'EdN ) peut être désormais assurée que la prochaine révolte ne se fera pas seulement sans elle, mais aussi contre elle".
L'EdN consacre quatre mois plus tard la presque totalité de son numéro 12 à cette querelle. Presque, car elle dit vouloir répondre à deux types de critiques. Les premières ("le léninisme honteux d'une certaine ultra-gauche"), un petit groupe dont une lettre se trouve reproduite en annexe de la revue (avec la réponse de Semprun), fait figure de "pièce rapportée" en raison du (relativement faible) niveau théorique de ses contributeurs. Sa présence ne s'explique que par le souci encyclopédiste à ne pas vouloir apparaitre comme se focalisant sur la seule EdP. Dans la longue, très longue réponse à cette dernière (assortie d'un pastiche et du dossier épistolaire plus haut cité), l'EdN a beau jeu dans un premier temps de concentrer son tir sur la partie la plus faible de l'adversaire, l'occupation de la Sorbonne. En revanche, à travers ce qu'ils présentent ensuite comme une "interprétation, haineuse et mensongère, quoique prudemment insinuatrice de la façon dont nous nous sommes organisés jusqu'ici pour publier l'EdN ", les encyclopédistes paraissent plutôt embarrassés et à court d'arguments. On se demande même s'il s'agit de la même encyclopédie qui prétendait un an et demi plus tôt, par la voix de Jaime Semprun : "Notre travail n'a en effet guère de mal à être la tentative intellectuelle la plus importante de cette fin de siècle" (pas moins !).
Sinon, en ce qui concerne la "réécriture des articles publiés", la mention d'une délégation et d'un contrôle sur cette délégation pour expliquer et justifier cette "réécriture" laisse dubitatif, pour ne pas dire pantoi dés lors qu'il s'agit d'une revue dont les articles sont pour l'essentiel réécrits par la même personne. En ajoutant " l'unité de ton exigée par la forme du dictionnaire n'est pas aussi contraignante que ne feignent de le croire Baudet-Martos", les encyclopédistes bottent en touche. Et puis, quand on lit dans la foulée, "de tels parangons de l'immobilisme radical sont évidemment mal placés pour affirmer, contre nous ou qui que ce soit d'autre, le besoin de nouvelles idées critiques", le lecteur de 2007 qui connait l'identité de "l'affirmateur" en question ne peut que sourire. Enfin l'EdN hausse le ton comme jamais encore elle ne l'a fait pour évoquer des "mensonges proférés par nos calomniateurs", des "calomnies stéréotypées", "le chantage à l'extrémisme qui se réitère uniformément sur le mode du bluff ", des "phrases ronflantes" ect. Le lecteur qui sait faire la part des choses en conclut que cette outrance verbale masque plus ou moins difficilement la réalité suivante : l'EdN se trouve pour la première fois de son existence confrontée à une critique qui n'est pas sans ébranler un édifice dont les fondations semblaient pourtant garantir la solidité. Pourquoi, sinon, avoir consacré à ce différend la presque totalité du numéro 12 de la revue ?
La suite relève du fait divers (et conforte si besoin était notre analyse). Jean-François Martos fut victime d'une agression devant la porte de son immeuble (de la part de trois encyclopédistes). Ce qui chez des personnes voulant rompre avec des modes et des pratiques d'intimidation juste dignes de "pro-situs" ne manquait pas de sel. Cet "incident", antérieur à la publication du n° 12, y était rapporté en référence au "traitement qu'infligea jadis André Breton à l'ignoble Ehrenbourg".
Etrangement, nul ne semble à l'époque avoir accordé de l'importance à ce fait, déjà relevé dans le premier numéro de la revue, à savoir la possibilité pour l'EdN de représenter un pôle d'attraction pour des "transfuges" qui "seraient décidés à ruiner leur spécialité et le système qui les emploie" sous couvert d'un anonymat permettant "en même temps à certains spécialistes de collaborer à notre entreprise sans s'exposer inutilement aux représailles que pourrait entraîner la divulgation d'informations sur les ignominies particulières qu'ils sont en position de connaître". Lorsque, se livrant à un premier bilan de l'EdN dans Pourquoi je prends la direction de l'Encyclopédie des Nuisances, Jaime Semprun relevait que l'EdN, pour l'instant, n'était "guère parvenu à susciter (...) des vocations de transfuges parmi ceux qui se trouvent posséder des connaissances précises sur une portion ou autre de ce vaste territoire des nuisances dont nous commençons le relevé", il se référait bien entendu à des scientifiques, voire à des universitaires. Cet aspect n'a pas évoqué par Debord, ni par les rédacteurs de l'EdP. C'est pourtant une donnée qui aurait mérité les commentaires suivants.
En admettant que l'EdN ait réussi dans son entreprise de "débauchage" il est permis de se demander depuis quel lieu ces "transfuges" auraient exercé leurs talents : parmi les membres à part entière de l'EdN ou le premier cercle des collaborateurs occasionnels ? Ensuite, il y avait quelque naïveté à penser que pareils transferts puissent se réaliser selon les voeux (pieux) du «Discours préliminaire». Ces "spécialistes" n'allaient pas brader leur prestige intellectuel ou d'autres avantages pour les beaux yeux de l'EdN, et ceci sans contrepartie. Quant à ceux qui se seraient reconnus dans le projet encyclopédique ils ne pouvaient venir la rejoindre qu'en tant qu'individus autonomes. C'est du moins ce que le lecteur subodorait à la lecture des six premiers numéros de la revue. Sinon que pouvaient-ils apporter de plus dans leurs spécialités respectives ? Apporter la preuve que l'on empêchait la divulgation "d'ignominies particulères" dans tel ou tel domaine relevant de leur compétence ? Et ces "spécialistes" auraient choisi l'EdN pour le faire savoir au public ? Tout ceci parait bien candide. N'est-ce pas plutôt l'indice d'une (secrète) fascination pour des scientifiques ou assimilés dont on incrimine par ailleurs les spécialités ?
En juin 1988 parait Commentaires sur la société du spectacle de Guy Debord. L'Encyclopédie des Nuisances sort son n° 13 un mois plus tard, puis le n° 14 en novembre 1989. Dans cette dernière livraison (la plus intéressante de toute la série), l'EdN se livre à une opération de recentrage qui parait intégrer quelques unes des critiques reçues depuis deux ans (celles de l'EdP, mais d'autres). On en apprend davantage sur le fonctionnement de l'EdN que dans les treize numéros précédents. En septembre 1988, lors d'une réunion du comité de rédaction, les participants (dont les noms étaient apparus pour la première fois dans le n° 13) entreprennent de déterminer l'orientation de la revue pour la période à venir. Tout en reconnaissant leurs limites dans un contexte ou l'absence d'un "mouvement subversif de grande ampleur" interdit une perspective révolutionnaire, les encyclopédistes, en revanche, considèrent qu'ils ont en France rallié à leurs "perspectives les rares partisans du projet révolutionnaire moderne réellement décidés à en faire quelque chose dans des conditions changées", et qu'il leur faut "définitivement abandonner à leur stérilité les autres, qui perpétuent parodiquement ce que l'on appelait autrefois le milieu révolutionnaire, et qui n'est plus que stagnation des mêmes individus, se soutenant ou se querellant des années autour des mêmes questions arbitraires".
Dans ce même instructif cahier central la mention d'une rupture entre l'EdN et Guy Fargette s'expliquerait principalement par l'accueil favorable des encyclopédistes aux thèses développées par Debord dans ses Commentaires sur la société du spectacle (Fargette étant d'un avis diamétralement opposé). Mais c'est surtout le très long article "Ab ovo" qui avalise l'idée d'un "recentrage" théorique au sein de la revue (le cahier central apportant des éléments factuels). L'EdN réaffirme dans un premier temps, et avec plus de netteté qu'auparavant, sa filiation situationniste (à travers, entre autres exemples, la reprise "d'une critique de la totalité de la vie aliénée formulée les années soixante par les situationnistes") : "Si l'on peut dire que les réalités de la dépossession sont beaucoup plus radicales, dans leur mise en cause de l'organisation de la survie, que la critique situationniste, cela ne saurait raisonnablement constituer une incitation à l'abandonner ou à la modérer mais tout au contraire à la développer et à la renforcer" ; ou à travers le rappel, par la paraphrase suivante ("L'existence catastrophique des nuisances n'est que la dernière manifestation de la contradiction entre les forces productives dont le développement irraisonné impose de façon vitale la maîtrise consciente, et des rapports de production qui perpétuent envers et contre toute raison l'inconscience"), de l'une des thèses de La Véritable scission. L'EdN n'est-elle pas debordienne ou debordiste à sa manière ? Ceci pour dire que le Debord de 1972 finit par ressembler au Trotski du "programme de transition". Mais cette "séduisante" hypothèse ne tiendra pas longtemps la route, comme on le verra plus loin.
Les Commentaires sur la société du spectacle font ensuite l'objet d'une lecture favorable (en écho à la polémique opposant Fargette et l'EdN ). De tout ceci il semble ressortir que l'EdN se garde sur sa gauche (Baudet-Martos) et sur sa droite (Fargette), renvoyant les premiers à "l'extrémisme de leurs positions" et le second à "la pate mole de sa modestie anti-radicale". Ce même article "Ab ovo" contient aussi de longs développements sur les pays du bloc de l'est. Quelques remarques, cependant, paraissent décalées ici et là. Avec le recul elles prennent plus d'importance. Mais procédons par étapes, la prochaine s'avérant décisive.
Deux ans et demi, et presque un monde, séparent les numéros 14 et 15 de la revue. La parution de deux ouvrages consacrés à l'I.S. donne l'occasion à l'EdN de trancher définitivement sur la question. Le bilan devient globalement négatif. Que s'est-il donc passé entre novembre 1988 et avril 1992 ? Ce numéro 15 apporte des informations sur l'existence d'une Adresse à tous ceux qui ne veulent pas gérer les nuisances mais les supprimer rédigée et diffusée en juillet 1990 par l'EdN. Les contacts et les discussions suscités par cette Adresse aboutissent à la formation d'une "Alliance pour l'opposition à toutes les nuisances" dont l'EdN est bien entendu partie prenante. Cette "Alliance" élabore une plate forme en décembre 1991. Autant qu'on puisse le vérifier l'EdN semble davantage engagée dans un processus et une dynamique d'activités pratiques. C'est du moins ce qui ressort de la lecture du long article "Abrégé" quand, tout à la fin, l'EdN tance Debord en lui reprochant le "désengagement de toute perspective pratique" des Commentaires sur la société du spectacle : "La critique qui avait été conçue en rapport direct avec la praxis du mouvement révolutionnaire est développée sur le seul plan théorique, sans faire aucune place, pas même comme possibilité, aux expériences nouvelles de luttes pratiques qui renaissent lentement sous des formes diverses ; et qui, se développant elles-mêmes indépendamment de la théorie critique de l'époque précédente, peuvent certes paraître négligeables aux yeux de qui la continue". Voilà une lecture inédite de ces Commentaires sur la société du spectacle à laquelle le numéro précédent de l'EdN ne nous avait pas préparé, bien au contraire. En découvrant l'action pratique ou militante les encyclopédistes prennent ainsi leurs distances avec "la théorie critique de l'époque précédente". Mais il faut s'attarder plus en avant dans cet article pour découvrir les raisons de ce rejet.
On imaginait difficilement l'EdN accueillir favorablement une Histoire de l'Internationale situationniste écrite par Jean-François Martos (publiée aux éditions Gérard Lebovici). L'ouvrage est vite expédié : "La seule fonction de ce pensum semble donc bien être d'illustrer surabondamment le jugement que nous avions portés en 1988 à propos d'autres travaux historiques du même monsieur". Le livre de Pascal Dumontier, un travail universitaire (Les situationnistes et mai 68, également publté aux éditions Gérard Lebovici), est mieux traité. Dans ce livre, bien documenté, Dumontier ayant imprudemment (ou maladroitement) affirmé au sujet d'un texte bien connu de Debord, "Définition minimum des organisations révolutionnaires" (rédigé à Paris en juin 1966 lors de la VIIem conférence de l'I.S et reproduit dans le n° 11 de la revue), que "cette définition est conçue d'une telle façon qu'il s'agit finalement de l'autoproclamation de l'I.S. comme seule organisation révolutionnaire moderne", l'EdN s'engouffre allègrement dans cette brèche pour y découvrir l'amorce d'une "dédialectisation de l'activité critique (fixation de l'organisation dans un présent admirable, désinsertion du mouvement historique réel) qui allait progressivement stériliser dans l'I.S. et autour d'elle, l'invention théorique et pratique".
Il faut être d'une mauvaise foi à toute épreuve pour en tirer de pareilles conclusions. Il suffit de relire cette "Déclaration" (laquelle fut distribuée sous forme de tract par le "Comité Enragé-I.S" lors de l'occupation de la Sorbonne, et contribua dans un premier temps à la radicalisation du "mouvement de mai") pour savoir ce qu'il en est. Lors de cette même conférence de l'I.S. Debord rédigeait un rapport (publié 32 ans plus tard en annexe de l'édition Fayard de La Véritable scission ) qui s'inscrit particulièrement en faux contre les allégations de l'EdN. Personne ne nie les difficultés recontrées ensuite dans l'après 68 par l'I.S. Mais ces difficultés, en lien avec les "nouveaux enjeux" de l'époque, ne renvoyaient nullement à des problèmes datant de 1966 et "restés irrésolus". On voit où l'EdN veut en venir. La critique de l'I.S. des années 1969-1972 ayant été faite par Debord dans La Véritable scission, il lui faut prouver que le vers se trouvait déjà dans le fruit en 1966. Donc on regrette benoîtement que l'I.S. n'ait pas effectuée "au préalable la critique de son passé et la redéfinition de ses tâches pour la période à venir" : l'erreur sur l'organisation étant bien "erreur complète sur les conditions de la pratique historique". L'astuce de l'EdN c'est de reprendre les critiques formulées par Debord dans La Véritable scission en prétendant qu'elles relèvent de la théorie pratique de l'I.S. avant 68. Le procédé peut impressionner lors d'une rapide première lecture (je pense à des lecteurs qui ne connaitraient pas bien toute cette histoire), d'autant plus qu'il se trouve brillamment exprimé. Tout repose en définitive sur l'appréciation portée par l'EdN sur cette fameuse "Définition minimum des organisations révolutionnaires". Ce jugement se trouvant infirmé c'est toute la patiente reconstruction encyclopédiste qui s'effondre.
L'EdN écrivait plus haut : "l'explication historique donnée en 1972 de la nullité des pro-situs, si elle décrit bien les conditions sociales générales qui ont déterminé leur adhésion passive à ce qui devenait pour eux une "idéologie absolue et absolument inutilisable", néglige de considérer dialectiquement ce qui dans la théorie et la pratique de l'I.S a facilité une telle adhésion passive et une telle inutilité". La correspondance de Debord y répond dans de nombreuses pages. Les encyclopédistes de 1992 certes l'ignoraient mais l'essentiel, quitte à se répéter, se trouvait déjà dans La Véritable scission. Cette manière toute spécieuse d'aborder la question n'est qu'un préalable à une interrogation sur "l'obstacle au développement de la théorie situationniste" de l'après 68, que l'EdN, abandonnant l'année 1966, met maintenant sur le compte de "l'origine de la théorie" : c'est à dire "la valorisation du changement permanent comme moteur passionnel de la subversion" (un plat que Semprun nous ressortira encore plus épicé cinq ans plus tard), "l'idée de la richesse infinie d'une vie sans oeuvre, et le discrédit conséquemment jeté sur le caractère partiel de toute réalisation positive" (une dernière remarque qui vaut son pesant de cacahouette, quatre ans avant Remarques sur la paralysie de décembre 1995 ). "Une erreur inévitable, ajoute l'EdN, imposée par les besoins de la négation de l'art et de la politique". L'erreur aurait-elle été évitée sans la négation de l'art ni celle de la politique ? Dans ce cas nous n'aurions pas eu d'Internationale situationniste. On voit ici la limite du raisonnement encyclopédiste sur une question qui au départ méritait de longs développements. L'EdN se raccroche ensuite aux branches (en évoquant un "travail de démolition (...) historiquement nécessaire", qui cependant déposait "dans la conscience des situationnistes les fondements psychologiques du "radicalisme désincarné"") pour finir sur cette touche psychologisante.
Il ressort de cet article que les situationnistes des premiers temps avançaient à grands pas. Par la suite il réduisirent sensiblement cette vitesse des lors qu'il leur fallut construire une "organisation de type nouveau". Et quant à leurs buts, évidemment admirables, le seul Debord les avaient atteints "comme aventure individuelle brillamment menée et réaffirmée contre la débacle collective de l'I.S.". Le cordon ombilical est définitivement coupé. Désormais rien ne sera plus comme avant. L'histoire nous fournit certes de nombreux exemples d'attitude semblable. Celle de croyants qui du temps de leur croyance acceptaient tout en bloc, ou presque (ce "presque" les distinguant d'autres croyants, plus dogmatiques), et qui dés lors que la foi leur est ôtée n'ont de cesse de bruler ce qu'ils adoraient. N'est-ce pas l'acte fondateur, par excellence, de toute nouvelle religion ?
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Dans le n° 15, et dernier de la revue, l'Encyclopédie des Nuisances annonçait la création d'une maison d'édition portant ce nom. Plusieurs ouvrages vont paraitre les années suivantes, en particulier Dialogues sur l'achèvement des temps modernes de Jaime Semprun et Remarques sur la paralysie de décembre 1995.
Ces Remarques ont été écrites durant l'hiver 1996. On peut partager la plupart des considérations encyclopédistes sur les limites de ce "mouvement social". Mais encore ? Les "remarques" de l'EdN visent davantage l'existence d'un tel mouvement qu'elles ne s'appesantissent sur les causes de son échec. Je me contenterai des deux observations suivantes. Les encyclopédistes avaient eu une toute autre attitude, en 1986, lors du mouvement étudiant et lycéen contre la loi Devaquet. J'ai précisé qu'ils avaient à l'époque rédigé et diffusé un tract dans le courant de décembre. Deux mois plus tard ils évoquaient, dans les colonnes de la revue, "une première tentative, encore faible et hésitante mais déjà massive, pour créer les conditions pratiques d'une discussion portant sur les intérêts réels de la société".
En revanche, durant le mois de décembre 1995, l'EdN observe les grèves, manifestations et occupations depuis son Q.G de la rue de Ménilmontant. Ces Remarques sur la paralysie de décembre 1995 ne mentionnent nullement une quelconque implication de l'EdN dans ce mouvement. Décembre 86 aurait-il eu plus d'importance que décembre 95 ? Assurément non. Entre temps l'EdN a évolué, bien entendu. En 1986 elle n'avait pas encore abandonné l'idée que le rôle des révolutionnaires visait aussi à l'amélioration d'un mouvement social (dans le sens de sa radicalisation). En 1995, si elle ne proclame pas encore "Il n'y a plus rien à faire", elle ressemble à s'y méprendre, dans cette période transitoire, au renard de la fable.
Seconde observation. Dans le n° 14 de la revue, l'EdN avançait presque incidemment des arguments qui sont repris et développés dans ces Remarques : en particulier sur ces "travailleurs qui n'ont rien à dire contre le secteur de l'économie ou ils agissent" pour leur opposer "les mouvements de protestation contre les nuisances". Il s'agit d'une question centrale qui aurait mérité d'être discutée et débattue en 1989 comme en 1996, et qui conserve toujours une certaine actualité (du moins théorique). Mais elle ne possède pas aujourd'hui la moindre pertinence à l'aune de l'évolution de l'EdN. On va rapidement en avoir un premier aperçu.
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L'abîme se repeuple de Jaime Semprun, publié en 1997, infléchit plus encore les thèses de l'EdN. Dans cet ouvrage qui renferme des pages convainquantes sur "les progrès de l'aliénation" (le dressage précoce à la consommation, l'univers de la techno, le meilleur des mondes virtuels, le crétinisme automobile), Semprun n'en continue pas moins d'enfoncer le clou planté depuis 1992. D'emblée, pour évoquer le "monde actuel", la métaphore d'un cadavre en décomposition annonce la couleur : "Il est désormais inutile de chercher à connaître de façon plus scientifique et détaillée le fonctionnement de la société mondiale. En dehors de ceux qui sont rétribués pour fournir des simulations théoriques, cela n'intéresse personne de savoir comment elle marche exactement ; et d'abord parce qu'elle ne marche plus. On ne fait pas l'anatomie d'une charogne dont la putréfaction efface les formes et confond les organes". Ou bien, poursuit Semprun, on s'éloigne "pour tenter de trouver un peu d'air frais à respirer et reprendre ses esprits", ou alors on s'en accomode contraint et forcé, ou encore on y prend du plaisir. Par delà l'exercice rhétorique, quels arguments Semprun avance-t-il pour convaincre le lecteur de la pertinence de sa métaphore ?
Commençons par ceux que l'auteur appelle les "barbares" : "ces estropiés de la perception, mutilés par les machines de la consommation, invalides de la guerre commerciale". C'est à dire (pour ceux qui ne les auraient pas reconnus) : ces "adolescents de 14 à 15 ans se déplaçant en bande dans le métro parisien" (lesquels respirent "un fort parfum de lynchage (sic)"). Semprun observe que cette "brutalité des comportements juvéniles" se trouve mise sur le compte, soit d'un "conflit des générations", soit d'une "haine de classe". S'il balaie la première explication, l'auteur s'attarde volontiers sur la seconde. Mais c'est pour brocarder le point de vue de ces "gauchistes" qui croient "que depuis 20 ans et plus se serait maintenue une espèce d'essence révolutionnaire de la jeunesse prolétarienne". Ceci n'est plus de saison, insiste-t-il : "Et l'on ne peut certes se contenter de répéter comme si de rien n'était, à chaque saccage ou pillage, l'analyse des émeutes de Watts publiée par les situationnistes en 1966 ("Le déclin et la chute de l'économie spectaculaire-marchande")". Déjà, dans Remarques sur la paralysie de décembre 1995, les encyclopédistes s'étaient référés à cet article, l'un des plus importants publiés par l'I.S. Mais l'année précédente l'obstacle avait été contourné.
Il se trouve que j'ai écrit et diffusé en janvier 2006 des «Remarques sur les émeutes de l'automne 2005 dans les banlieues françaises» qui prennent justement comme point de départ cet article. Je rappelle que Debord et les situationnistes entendaient "non seulement de donner raison aux insurgés de Los Angeles mais de contribuer à leur donner leurs raisons ". Après avoir expliqué pourquoi je donnais raison aux émeutiers de l'automne 2005, j'ajoutais, quelques paragraphes plus loin, qu'il me paraissait difficile en revanche de répondre positivement au second aspect de la question. Je précisais à ce sujet que "les "jeunes de banlieue" sont aussi les enfants de ce monde. Celui du "bonheur dans la consommation", de TF1 et de M6, des séries américaines, des fast food, de la bagnole, de la pub, des marques. Le rap représente un bon indicateur de cette ambivalence. D'un coté nous sommes confronté à une parole de révolte, celle-là même qui s'est exprimée en actes durant l'automne 2005 : de l'autre coté nous nous déplaçons dans un univers célébrant sans barguigner le règne de la marchandise. Que cette "culture" (par delà le rap) puisse s'accommoder le cas échéant d'attitudes sexistes, homophobes ou simplement sectaires n'étonnera que ceux qui à force de vouloir coller à "l'air du temps" ont désappris toute exigence critique".
C'était dire que l'on ne pouvait tirer aujourd'hui de Clichy-sous-Bois les enseignements que les situationnistes tiraient hier de Watts. Mais cela ne remettait pas pour autant en cause les thèses défendues dans "Le déclin et la chute de l'économie spectaculaire-marchande". L'analyse situationniste restait pertinente dans la mesure ou il s'agissait ici et là d'une "classe globalement sans avenir". Les émeutes de l'automne 2005 le rappellaient à leur façon : les jeunes émeutiers devenant les "porte voix", sur un mode certes paradoxal, de cette partie du monde vouée à la déréliction. J'indiquai plus haut que ces "barbares" (comme les nomme Semprun) étaient à la fois ceci et celà. C'était poser la question de l'intégration, tout en relevant l'ambiguité, voire l'abus qui s'attache à cette notion. Ceci redoublé par l'obligation qui est faite en l'occurrence de choisir entre deux modèles (tout autant discutables l'un que l'autre) : les modèles républicain et communautariste.
Ne pas vouloir reconnaître cette ambivalence, c'est ne rien comprendre, ou ne vouloir rien comprendre à la "jeunesse des banlieues". Il est vrai que certains en font leur miel. Mais à priori ils se situent dans un tout autre camp que les encyclopédistes. A moins que cette notion de "camp" devienne obsolète, elle aussi. Que dit Semprun, pour en revenir à Watts, aux situationnistes, et aux "nouveaux barbares" ? : cette jeunesse "s'est rabattue sur l'usage des drogues pour donner de l'intensité à un présent vide, et s'est par la même occasion trouvé un avenir marchand dans le trafic". C'est tout. Sarkozy tenait le même discours au début des émeutes de novembre 2005, avant d'être rapidement démenti quelques jours plus tard (y compris à l'intérieur de son propre parti par des maires de villes de banlieue qui savaient eux de quoi il en retournait). N'avons nous pas ici une réponse au silence encyclopédiste sur ces mêmes émeutes ? Et puis, cerise sur le gateau, juste après sa dernière citation, Semprun écrit ceci : "Il devient donc impossible de parler sans imposture en termes de classes, quand ce sont les individus qui ont disparu". Vous avez bien lu ! Voilà pourquoi votre fille est muette, n'est ce pas ?
Pour nous remettre de cette importante découverte abordons le problème sous un angle différent. Semprun concentre ensuite ses attaques sur ceux, à l'instar du "sociologue soucieux d'intégration", ou du "gaucho-humanitariste" n'ont de cesse de trouver des excuses aux "jeunes barbares". Certains penseurs médiatiques boiront ici du petit lait. Cependant Semprun va plus loin que les habituels discours réactionnaires. C'est parce qu'il n'existe plus "quelque chose comme une société civilisée, à laquelle on aurait pas donné à ces jeunes barbares la chance de s'intégrer". Plus d'individus, plus de classes, et maintenant plus de civilisation ! : elle s'est "volatilisée comme la couche d'ozone, fissurée domme le sarcophage de Tchernobyl, dissoute comme les nitrates dans la nappe phréatique". Quand on lit, quelques pages plus loin, "il n'en est pas moins légitime de parler de la domination", le lecteur respire. Au moins celle-ci reste. Enfin on aimerait le croire, puisque "la jeunesse sans avenir des cités" revient sur le devant de la scène au sujet des attentats islamistes de 1995. Le tableau brossé plus haut par l'auteur s'avérait incomplet parce que ces "barbares", "indépendamment de toute manipulation particulière, sont en quelque sorte auto-manipulés, conditionnés et dirigés par des "identités" qu'on leur a confectionnés, et qu'ils endossent avec tant d'enthousiasme". De tout ceci, constate Semprun, le gauchisme ne dira rien. Les "émeutes de carrefour" (terminologie empruntée à Charles Nodier) "et autres déchaînements de violence sans conscience ne servent qu'à ceux qui veulent prolonger la dégénérescence d'un monde usé et égaré". Qui donc ? Les altermondialistes et les gauchistes, répond Semprun. Ainsi donc, en novembre 2005, c'est Ignacio Ramonet (le nom est cité) qui tirait principalement un bénéfice de ces émeutes par souci de conserver le monde comme il ne va pas. Nous n'avions décidemment rien compris !
Plus sérieusement dans l'avant dernier chapitre de L'abîme se repeuple, Jaime Semprun entend témoigner de "la contribution du gauchisme à l'aliénation la plus moderne". L'auteur distingue trois traits principaux. D'abord l'adaptation du gauchisme "au rytme accéléré du changement de tout" ; ensuite (comme caractéristique de la mentalité totalitaire : la capacité d'adaptation par la perte de l'expérience continue du temps" ; enfin le "dénigrement des qualités humaines et des formes de conscience liées au sentiment d'une continuité cumulative dans le temps (mémoire, opiniâtreté, fidélité, responsabilité, etc.) ; par l'éloge" des "passions", du "dépassement", de la "subjectivité" etc. Il faut citer presque entièrement le paragraphe qui suit, des plus instructifs.
"Véritable avant garde de l'adaptation, le gauchisme (...) a donc prôné à peu près toutes les simulations qui font maintenant la monnaie courante des comportements aliénés. Au nom de la lutte contre la routine et l'ennui, il dénigrait tout effort soutenu, toute appropriation, nécessairement patiente, de capacités réelles : l'excellence subjective devait, comme la révolution, être instantanée. Au nom de la critique d'un passé mort et de son poids sur le présent, il s'en prenait à toute tradition et même à toute transmission d'un acquis historique. Au nom de la révolte contre les conventions, il installait la brutalité et le mépris dans les rapports humains. Au nom de la liberté des conduites, il se débarrassait de la responsabilité, de la conséquence, de la suite dans les idées. Au nom du refus de l'autorité, il rejetait toute connaissance exacte et même toute vérité objective".
Tout d'abord. Semprun avait appris à définir le gauchisme via les écrits théoriques des situationnistes et de Guy Debord. Ses ouvrages des années soixante-dix, et même les articles des 14 premiers numéros de la revue l'Encyclopédie des Nuisances en témoignent. Il importe de savoir de quoi l'on parle quand, possèdant la culture politique d'un Jaime Semprun, on évoque le gauchisme, ou le conseillisme, ou l'anarchisme, ou le communisme libertaire, ou l'ultra-gauchisme, ou les situationnistes. A la lecture de cette "contribution" le doute est permis. On pourrait féliciter l'auteur pour son art de l'amalgame et son talent à ne jamais mentionner les situationnistes dans son énumération tout en les ayant la plupart du temps à l'esprit. Car le lecteur attentif s'aperçoit que Semprun recycle ici une partie de l'article "Abrégé" du n° 15 de l'EdN qui était, je m'y suis attardé, entièrement consacré à l'I.S. Sa démonstration finit par devenir abstraite, abstruse et irréelle. On comprend cependant, en lisant la suite, que Semprun oppose des valeurs négatives, celles prêtées au gauchisme ou considéré tel, à d'autres, positives, qui sont : "l'effort soutenu", la patience, la "tradition", la civilité, la "responsabilité". C'est peu ou prou ce qu'ont toujours défendu les conservateurs (ou réactionnaires) de tout poil. Ceci ne veut pas dire que toutes ces "valeurs" soient à rejeter. Mais elle marquent sensiblement une appartenance au camp de la droite (même si les staliniens, hier, ou aujourd'hui des Chevènement, Royal, et autres peuvent s'y reconnaître).
Citons une dernière fois l'auteur dans un exercice que nous ne lui connaissions pas : "En fait l'effondrement intérieur des hommes conditionnés par la société industrielle de masse a pris de telles proportions qu'on ne peut faire aucune hypothèse sérieuse sur leurs réactions à venir : une conscience ou une néo-conscience, si l'on veut, privée de la dimension du temps (sans pour autant cesser d'être tenue pour normale, puisqu'elle est adaptée, on ne peut mieux, à la vie imposée, et qu'en quelque sorte tout lui donne raison) est par nature imprévisible ". Nous voilà bien avancés ! Et pourtant, quelque chose nous dit que l'avenir de Jaime Semprun et de ses amis devient pour le moins prévisible.
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La sortie deux ans plus tard de Remarques sur l'agriculture génétiquement modifiée et la dégradation des espèces permet à l'EdN de réaborder un domaine laissé en jachère depuis plusieurs années.
Un an plus tôt, la parution aux mêmes éditions de La Société industrielle et son avenir attirait davantage notre attention. Il s'agit de la seconde traduction de Industrial Sociéty and Its Future de Théodore Kaczynski (la première, Manifeste : l'avenir de la société industrielle par Unabomber, était parue deux ans plus tôt). L'EdN l'explique par la traduction "hâtive et sensationnelle de la première". Les encyclopédistes ajoutent que ce texte, "A qui voudra le lire avec attention, il apparaîtra que l'analyse de Kaczynski va, par son chemin singulier, droit à l'essentiel, et atteint ce qui est bien le centre du système universel de la dépossession : l'extinction de toute liberté individuelle dans la dépendance de chacun vis à vis d'une machinerie technique devenue nécessité vitale ".
Ce texte lu avec l'attention demandée nous nous demandons s'il s'agit du même livre. En quoi, premièrement, cet ouvrage se distingue, fondamentalement, de ceux des contempteurs déjà anciens de la "société industrielle" ? Par contre, la nouveauté réside dans la manière dont Kaczynski est parvenu à faire paraître son manifeste dans la presse américaine. C'était la condition réclamée par l'auteur, Unabomber, pour cesser les attentats commis depuis 17 ans, qui visaient des personnes liées à la recherche scientifique (et qui avaient fait trois morts). Les naïvetés et les affirmations à l'emporte-pièce que ce livre empile n'ont d'ailleurs pas échappé à Kaczynski puisqu'il reconnait dans sa "note finale" : "nous avons énoncé tout au long de ces pages des affirmations imprécises et d'autres qui mériteraient toutes sortes de nuances et de restrictions. Certaines sont peut-être même totalement fausses".
On hésite, le livre refermé sur cette "note" édifiante, à parler de "confusionnisme" tant l'auteur se tient droit dans ses bottes. Pourtant, comment qualifier l'amalgame suivant : "chômeurs professionnels, gangs de jeunes, adeptes de cultes, satanistes, nazis, écologistes radicaux, groupes paramilitaires" (ce patchork représentant la "base sociale" la plus rétive à la société industrielle). Quand, dans le même chapitre, l'on apprend que les livres techniques devront être brulés "au moment de l'effondrement", le lecteur le mieux disposé peut penser à Ray Bradbury (ou aux nazis dans le cas contraire). Il va de soi que dans une telle logique d'autres livres rejoindraient les ouvrages techniques sur le bûcher. Pour Kaczynski (c'est ce qui le distingue essentiellement de l'EdN de la fin des années quatre-vingt-dix) seule une révolution permettrait d'en finir avec la société industrielle. Pour augmenter sérieusement le nombre des révolutionnaires l'auteur avance une argumentation qui, avouons le, ne nous avait jamais traversé l'esprit. "Les révolutionnaires, écrit-il, devraient faire autant d'enfants qu'ils peuvent". Kaczynski l'explique par : "les comportements sociaux sont dans une large mesure héréditaires, selon des travaux scientifiques fiables". Sans commentaire.
Venons en à l'aspect, souligné par l'EdN dans la "note de l'éditeur" : c'est à dire "la société industrielle" comme "extinction de toute liberté individuelle" dans la "machinerie technique". Lorsqu'on lit chez Kaczynski "Le système doit contraindre les gens à adopter des comportements de plus en plus étrangers au comportement naturel de l'homme", on a l'impression de reprendre une discussion déjà ancienne. Qu'est ce qui est "naturel" ? L'auteur cite l'exemple des sociétés primitives, dans lesquelles "les enfants apprenaient à faire ce qui est en harmonie avec les impulsions humaines naturelles". De nombreux travaux ethnographiques ou anthropologiques, particulièrement dans les decennies soixante et soixante-dix, ont contribué à remettre en cause nombre de valeurs liées à la civilisation occidentale. Ils réactualisaient par la bande l'idée d'utopie et préparaient le terrain à une prise de conscience écologique. Il est vrai aussi que ces travaux, du moins certains, relativisaient par ailleurs le mythe du "bon sauvage" en décrivant des sociétés dont les rituels, les interdits et les coutumes s'accommodaient difficilement de la liberté (dans le sens de la "liberté libre" que réclamait Rimbaud).
Théodore Kaczynski, plus loin, en vient à l'un des points centraux de sa démonstration quand il affirme : "Le but du système n'est pas de satisfaire les besoins humains. Bien au contraire c'est le comportement humain qui doit être modifié pour s'adapter aux besoins du système, et l'idéologie politique ou sociale qui l'inspire prétendument n'est pas ici en cause ; la technologie est seule responsable, c'est elle qui dirige le système et non l'idéologie". Notre désaccord est total. Au moins Kaczynski dit tout haut ce que les encyclopédistes de 1998 pensent encore tout bas. Unabomber, il est vrai, n'appartient pas à la même "tradition politique" que les encyclopédistes. Il a toujours été violemment technophobe, et n'a pas à prendre de gants pour appeler un chat un chat : la technologie pour lui, et elle seule, est responsable de tous les malheurs de l'humanité. Les exemples que cite ensuite Kaczynski (et c'est souvent le cas dans son ouvrage) ne renvoient pas nécessaiement à la "société industrielle" (si l'on reste rigoureux sur le concept), mais à une société qui peut être qualifiée de "capitaliste, marchande, spectaculaire, hiérarchique, technicienne". L'auteur n'en dit rien, bien entendu. Pour lui la société actuelle est essentiellement "industrielle".
Dans le chapitre "La technologie est une force sociale plus puissante que l'aspiration à la liberté", Kaczynski ne fait nullement le lien entre le pouvoir, l'idéologie, le Capital, les lobbies économiques (il n'en dit mot) et cette technologie qui est la cause de tous nos maux. A aucun moment il ne lui vient à l'esprit que des intérêts divers et variés, liés à la nature profonde, capitalistique, de nos "sociétés développées" (et c'est là que ne parler qu'en terme de "société industrielle" devient terriblement restrictif) contribuent à imposer telle ou telle technologie. Celle-ci n'existant pas en soi mais comme moyen au service de fins. Que, bien évidemment, la course accélérée vers toujours plus de technologie est dictée par la loi du profit. Enfin, à lire, "aucun aménagement social - qu'il s'agisse de lois, d'institutions, de modes de vie, ou de code moral - ne peut protéger durablement contre la technologie", le lecteur constatera qu'il ne sert à rien de poursuivre, plus en avant, notre argumentation : elle glisserait sur Kaczynski comme l'eau sur les plumes du canard. La technologie ressort du domaine démonologique. C'est un démon qu'il faudrait exorciser ! Vu sous cet angle, la recette et le mode d'emploi préconisés par Kaczynski pour "sortir" de la société industrielle ne sont pas plus délirants que ceux utilisés par le prètre exorciste appelé auprès d'un "possédé" pour chasser ses démons.
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En mars 2002, parait le premier numéro de Nouvelles de nulle part. Une revue entièrement rédigée et fabriquée par Jean-Marc Mandosio. Cet universitaire est l'un des récents auteurs des éditions de l'Encyclopédie des Nuisances. Il y a fait paraître deux ouvrages : L'effondrement de la Très Grande Bibliothèque Nationale de France et Après l'effondrement. Le dossier du n° 4 des Nouvelles de nulle part (sorti en septembre 2003) est intitulé "Notes critiques sur l'histoire et le temps présent". Jaime Semprun y collabore avec deux articles : "Le fantôme de la théorie" et "Notes sur le Manifeste contre le travail du groupe Krisis".
C'est surtout le premier article qui appelle le commentaire. A travers la critique de trois essais de "théorie radicale" parus récemment, Semprun entend "dire un peu ce qu'est, ou plutôt ce qu'était, la théorie révolutionnaire, du temps ou une telle chose existait", et pourquoi selon lui "ce n'est plus le cas". Passons sur les explications contournées qui suivent, lesquelles justifient le choix d'exemples d'ouvrages "dissemblables", ou reviennent sur la métaphore ouvrant L'abîme se repeuple du "cadavre en décomposition" (en convenant que cette image était "une peu aventurée" Semprun ajoute que "la lucidité critique (...) n'a pas grand chose à voir avec cette espèce de sauvetage par la théorie (...) concistant à s'extraire, pour la considérer de haut, du bourbier qui nous engloutit"), pour en venir au premier des ouvrages recensé par Semprun, Chine trois fois muette de Jean-François Billeter.
A vrai dire ce n'est pas tant le contenu du livre de Billeter que Jaime Semprun entend critiquer que les travers méthodologiques propres à tout ouvrage de théorie radicale voulant "saisir le présent comme un moment de l'histoire" en invoquant "la totalité comme processus". La contradiction porte, poursuit-il, "entre le déterminisme plus ou moins strict et mécaniste quant au passé et le "sens du possible" quant au présent ", à l'épreuve des "chances d'émancipation qu'une critique qui se veut révolutionnaire se doit de mettre en avant". A savoir, précise-t-il plus loin, que l'on trouve dans le texte de Billeter "sur cette question de notre émancipation possible de l'économie marchande, le même point aveugle que dans d'autres textes théoriques à visée révolutionnaire". Semprun en vient alors à affirmer (ce qui devenu l'une des thèses centrales de l'EdN ) : "C'est auparavant (avant Hiroshima, justement) qu'on pouvait parler de la domination de la rationalité économique comme d'une "règle du jeu" possible à changer, une fois connue comme telle (...) En revanche, c'est maintenant qu'on peut parler d'une réaction en chaîne, c'est à dire d'un processus auquel le fait d'en prendre conscience ne peut rien changer". N'est ce pas, indépendemment de l'idéologie que sous-tend ce propos, renvoyer Marx et Freud dans la même poubelle de l'histoire ?
Ensuite Semprun va concentrer ses attaques sur "la mentalité théoricienne-radicale". Nous quittons Billeter pour évoquer "la compensation idéologique à l'impuissance intellectuelle et pratique" propre à la "pose théoricienne". Le propos se précise : "Il est tout de même frappant que, depuis trente ans et plus, la plupart de ceux qui se sont réclamés de la "théorie révolutionnaire" (en général celle des situationnistes), non seulement n'en ont rien fait, de subversif s'entend, mais s'en sont surtout servi pour se protéger de la perception de la réalité, jusqu'à s'enfermer dans un délire parfaitement cohérent". S'ensuivent des considérations psychopathologiques sur "la spatialisation, qui est déjà un symptôme reconnaissable de fausse conscience" (sic), qui liée à une sorte d'omniscience théoricienne et de toute puissance évoque "un état psychopathologique combinant délire interprétatif et mégalomanie" ; ou encore sur "ce qu'il y a d'essentiellement paranoiaque dans les fantasmes de connaissance totale" et "la prétention à l'infaillibilité", etc., etc.
Au fait, n'avons nous pas déjà lu ce genre de démonstration quelque part ? Mais oui, souvenez-vous... C'était en 1969 et l'ouvrage s'appelait L'univers contestationnaire. Il avait été écrit par deux psychanalystes sous le nom d'André Stephane. Les auteurs s'étaient livrés au même exercice en "analysant" parmi les inspirateurs de mai 68 trois cas éminemment pathologiques : Herbert Marcuse, Henri Lefebvre et Raoul Vaneigem (voir l'article de l'I.S dans le n° 12 de la revue). Ce livre indigent (qui avait suscité un sentiment de honte chez plusieurs de leurs collègues) comprend un chapitre, "Le gauchisme et le fascisme", dans lequel les deux auteurs entendent prouver que l'un et l'autre c'est du pareil au même. Enfin, la référence au fascisme exceptée, c'est la même artillerie psychopathologique qui sert ici et là. A ce détail près que Semprun vise principalement Debord. Sans le nommer, comme à son habitude. L'auteur de La Guerre civile au Portugal n'en finit pas de tuer le "père" (sèvère certes) dans un numéro qui, derrière la jubilation, laisse apparaitre quelque ressentiment (pour ne pas dire plus). Sur sa lancée Semprun confond, ou fait semblant de confondre "révisionnisme" et "négationnisme" pour l'associer aux "analyses critiques". Et c'est lui qui parle d'amalgame !
Dans la troisième partie de son article, Jaime Semprun, évoquant l'impasse ou se trouve aujourd'hui la "théorie révolutionnaire", ne voit pas, à considérer "froidement la cohérence des contraintes qu'agence le système industriel, ce qui pourrait y mettre fin à part son autodestruction, certes largement entamée, mais encore assez éloignée d'un hypothétique terme". Cette aggravation de la catastrophe, poursuit-il, certains pensent qu'elle "galvanisera" les énergies là ou d'autres prédisent une "chute dans la barbarie". Semprun en conclut que : "Si aucune théorie ne saurait raisonnablement répondre à une telle question, c'est tout simplement que ce n'est pas une question théorique, quoique ce soit la question cruciale de l'époque". Ceci "parce que le terrain social et historique sur lequel pouvait naître et se déployer une telle intelligence théorique s'est dérobé sous nos pieds". Les "théoriciens radicaux" ont beau dire, tranche Semprun, de toute façon "la catastrophe (...) est déjà là, et la première tâche d'une théorie critique serait de rompre avec (cette attente dépossédée), de se refuser à entretenir on ne sait quelle espérance contemplative". Semprun serait prêt à "tenir pour essentiellement vrai" l'aphorisme debordien ("la théorie n'a plus à connaître que ce qu'elle fait"), mais, une fois de plus, c'est trop tard, etc. etc., etc.
J'arrête là cette litanie. Il y a encore d'autres couplets, mais le lecteur commence à connaître la chanson.
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Durant ce même automne 2003, un troisième ouvrage de Jean-Marc Mandosio, Dans le chaudron du négatif, parait aux éditions de l'EdN. Mandosio, on le rappelle, est un brillant universitaire. Ce maître de conférence anime durant l'année 2006-2007 un séminaire à l'école des Hautes études sur le thème "Latin technique du XIIe au XVIIIe siècle". Par ailleurs il écrit dans Chrysopoéia, une revue publiée par la Société d'étude de l'histoire de l'alchimie (son nom figure parmi les membres du comité de rédaction de Chrysopoeia ). Dans ce Chaudron du négatif ou l'alchimie tient une place importante je me garderai bien de corriger l'auteur sur un sujet qu'il connait parfaitement. On peut toutefois s'étonner du rapprochement "chaudron" (l'alchimie) "négatif" (l'Internationale situationniste, une fois de plus). On verra plus loin, malgré les allégations de l'auteur, qu'il s'agit d'un prétexte.
Dans un court prologue Mandosio feint de s'étonner d'un autre rapprochement. Une manière en quelque sorte d'entrer d'emblée dans le vif du sujet en rapprochant la première page des Commentaires sur la société du spectacle de Guy Debord de l'extrait d'un texte alchimique du XVIIe siècle (utilisant le même procédé d'écriture, appelé "dispersion de la science" par Mandosio). Ce procédé rhétorique, bien évidemment antérieur à ce texte alchimique, peut être résumé par la formule : "Ne pas trop en dire, pour ne pas instruire n'importe qui, tout en le disant". Debord ne dit certes pas autre chose. Mais il l'assortit de l'obligation qui lui est faite d'écrire de "façon nouvelle". Ceci par rapport à La Société du spectacle, le livre écrit 20 ans plus tôt. Debord est régulièrement revenu, en citant chaque fois les sources, sur les détournements en plus ou moins grand nombre que l'on trouve dans ses ouvrages théoriques. Il n'a cependant pas cru utile de le faire pour ces Commentaires. Ou l'occasion d'une réédition ne s'est pas présentée pour qu'il le fasse. L'explication, en réalité, est donnée par Debord lui-même, dans cette première page justement. Et puis, comme je le suggérai plus haut, les textes achimiques ne sont pas les seuls à utiliser ce procédé de "dispersion de la science". Debord a certainement eu sous les yeux des exemples de ce type (dans des textes de la Renaissance ou de l'age classique). Mais, pour en revenir au commentaire de Mandosio sur Commentaires sur la société du spectacle, ce rapprochement ou raccourci voulait d'emblée évoquer quelque parenté entre Debord et l'alchimie. Pour ce coup là c'est raté. Toute l'érudition du monde (et nul ne contestera que Mandosio est un parfait érudit) n'y changerait rien.
Le premier chapitre ("La formule pour renverser le monde") se présente comme un "exposé magistral" sur l'I.S., Debord, Vaneigem, les surréalistes et l'alchimie. Je ne signalerai, dans ce compte rendu objectif, qu'un "dérapage" à l'occasion d'une note de bas de page. Au sujet de la notion de "détournement", déjà théorisée par Debord et ses amis dans les années cinquante, Mandosio écrit : "Néanmoins, comme il était à prévoir, le détournement a fini lui aussi, une fois passé l'effet de surprise, par être retourné par la publicité, à l'instar d'ailleurs de tous les modes d'expression". Sans entamer une discussion, ici prématurée, le "comme il était à prévoir" suscite la curiosité. Qui l'avait alors prévu ? Le "comme il était à prévoir" est une scie qui revient régulièrement dans la bouche ou sous la plume des conservateurs de toutes les temps. Aujourd'hui on dirait plus volontiers "tout est récupérable". Mais on ne s'attend pas à trouver ce genre de cette formulation chez Mandosio.
Dans le second chapitre ("Le système du docteur Goudron et du professeur Plume") Mandosio se lache. Le docteur Jekyll du premier chapitre se transforme en un Mister Hyde. Le pamphlétaire prend le relai de l'universitaire. Mandosio se prend cependant les pieds dans sa démonstration quand il écrit, parlant d'une autocritique restée "toutefois partielle" de l'I.S. après 68 : "Elle a conduit les derniers membres de l'I.S. à reprocher au seul Vaneigem ce qu'ils auraient pu, en approfondissant davantage leur examen de conscience se rapprocher à eux-mêmes". C'est faux, et cela n'a rien d'un détail puisque Mandosio consacre plusieurs pages au "cas Vaneigem". Dans le "Communiqué de l'I.S. à propos de Vaneigem", certes peu tendre pour ce dernier, les signataires reconnaissent aussi que "Vaneigem a occupé dans l'I.S. une place importante et inoubliable" en l'assortissant des précisions nécessaires. Plus d'une fois, après 1970, Debord "défendra" Vaneigem contre des situationnistes trop zélés et plutôt enclins à cracher sur celui dont ils ne possédaient pas le dixième du talent passé.
Ceci dit, de jeunes libertaires (prolétaires, le plus souvent) ont tiré davantage d'enseignements, du moins dans un premier temps, du Traité de savoir vivre à l'usage des jeunes générations que de La Société du spectacle dans l'après 68 (à l'exception du quatrième chapitre de ce dernier ouvrage, "Le prolétariat comme sujet et comme représentation", le nec plus ultra de ce qu'il convenait de savoir sur un plan plus directement politique). Beaucoup se reconnurent dans cette "vraie colère à l'encontre des conditions existantes" qu'évoque ce "Communiqué", et n'auraient peut-être jamais lu (ou plus tard) Cravan, Vaché, Brecht, Nietszche, Reich, Artaud, Kierkegaard, Sade, Fourier, excusez du peu ! C'était à l'époque le livre qu'il fallait conseiller à un jeune révolté. A ce sujet, je ne partage pas le point de vue de Guy Debord écrivant en novembre 1971 à Juvénal Quillet : "A l'époque où Vaneigem écriait le Traité (1964-65), il était sincère ; et ce livre a été plus utile que nuisible pour agiter une fraction de la jeunesse, même parfois ouvrière. Il est devenu plus nuisible qu'utile après mai. Si ce livre était paru quand Vaneigem l'a eu fini, sa période d'utlité en eut été allongée de deux ans ; et Vaneigem n'est pas responsable de ce retard". Bien entendu, il parait aujourd'hui difficile de mettre sur le même plan les deux livres de Debord et de Vaneigem (tous deux parus fin 1967). Tout comme on conviendra que les articles publiés par Vaneigem dans les numéros 11 et 12 de l'I.S. ne valent pas ses contributions antérieures. Et puis, pour en revenir à Mandosio, contrairement à ce qu'il prétend ce n'est pas au "seul Vaneigem" qu'ont été adressés les reproches des "derniers membres de l'I.S". Mais évidemment pas à la mesure de l'importance passée de Vaneigem. D'ailleurs le plus maltraité d'entre eux, pour qui sait lire, s'appelle René Riesel. Mandosio n'en dit mot. Il est vrai que Riesel venait de rejoindre l'EdN quelques années plus tôt.
Plus loin Mandosio croit trouver (il cite en ce sens Vaneigem !) "le point faible de la théorie du spectacle, qui n'aura été finalement qu'une critique partielle, certes très séduisante, de la société industrielle. Ce qui fait sa séduction est en même temps ce qui constitue sa faiblesse : elle conserve formellement le shéma hégéliano-marxiste du "dépassement" et s'inscrit dans la droite ligne de l'idéologie du progrès, la négativité du monde aliéné devenant magiquement la positivité d'un monde libéré dès lors que les conseils ouvriers auront pris le contrôle des usines". Sans le vouloir Mandosio pose une bonne question. La démocratie effective (celle des conseils) est-elle en soi une promesse d'émancipation ? Mais associer "shéma hegeliano-marxiste" et "idéologie du progrès" relève de la plaisanterie. Mandosio-Hyde corrige en passant le Mandosio-Jekyll (qui disait tout autre chose des "conseils ouvriers" dans le premier chapitre). Au delà de l'amalgame la méthode ne manque pas de piquant. Mandosio allant trouver chez Vaneigem la preuve de la "faiblesse" de "la société du spectacle". On pourrait, en l'élargissant à d'autres cas, reprocher à certains écrits de Beauvoir la faiblesse des thèses de L'être ou le néant, ou la même chose en ce qui concerne Engels et Le Capital !
Pour Mandosio, l'erreur ou la cécité des situationnistes de l'après 68 réside dans leur volonté d'opter pour une "analyse plus optimiste" en la reliant au "commencement d'une époque". Dans le n° 7-8 des Nouvelles de nulle part (décembre 2005) Mario Lippolis lui répondait en rappelant, très justement, que "ce genre d'optimisme fut propre, non seulement aux situationnistes, mais à tous ceux qui avaient jeté toutes leurs perspectives personnelles, sans réserve, dans l'action". Et s'il est exact, précisait Lippolis (en citant Mandosio), "que ces "illusions révolutionnaires de l'après mai sont retombées d'elles-mêmes au bout de quelques années", sauf en ce qui concernait ce «d'elles-mêmes"". Dans la mesure ou, en France, au Portugal, en Italie et en Pologne, les mouvements sociaux "furent dramatiquement vaincus par les forces dominantes" : ceci transformant en "illusions" les "espérances révolutionnaires". C'est aussi dire à quel point Mandosio prend des libertés avec l'histoire de ces années là. Elle n'est pour lui aucunement le lieu d'affrontements, de conflits, d'antagonismes dans la société entre "deux partis, dont l'un veut qu'elle disparaisse". Cela lui importe peu, à vrai dire. Il soumet les évènements à la grille de lecture anti-historique des encyclopédistes. Il s'agit pour lui de prouver la faillite de l'I.S. par l'incapacité de cette dernière à adopter dés le début un point de vue anti-industriel.
Sur cette lancée, Mandosio cite un large extrait de l'article "Le déclin et la chute de l'économie spectaculaire-marchande (un texte qui obsède les encyclopédistes). On apprend que cette "société de l'abondance" n'est critiquée par Debord que sous l'angle de "l'abondance des marchandises" et "non en tant que société industrielle". Mandosio laisse entendre que pour Debord il existerait une "société industrielle non marchande" et une "infrastructure industrielle" que la "créativité collective" pourrait se réapproprier. Pourtant, au même moment, dans le numéro 4 des Nouvelles de nulle part, Jaime Semprun écrit au sujet de la "société industrielle" : "Pour quiconque utilise cette définition sans la fétichiser, elle n'implique évidemment pas l'oubli du fait que cette société industrielle est aussi capitaliste, marchande spectaculaire, hiérarchique, technicienne, tout ce qu'on voudra, pas plus que l'accent mis dans les années soixante sur les récents progrès de l'aliénation que désignait le terme de "spectacle" n'implique d'abandonner la critique du capitalisme mais on contraire la reformulait dans des termes appropriés pour en faire quelque chose". Debord et les situationnistes n'ont jamais dit autre chose.
On voit que les encyclopédistes ne marchent pas ici du même pas. Semprun, malgré tout, conserve ce lointain acquis situationniste tandis que Mandosio, plus proche en ce sens des thèses de Kaczynski, ne jure que par "la société industrielle". Ou, pour le dire autrement, Mandosio s'en prend frontalement, sans état d'âme particulier, aux situationnistes (autant que nous le sachions il ne l'a jamais été, ou de loin), alors que Semprun procède par contournements ou sur un mode allusif : en noyant par exemple le poisson situationniste dans les eaux glacées du gauchisme. Ce que Mandosio condamne principalement chez les situationnistes, c'est leur "progressisme" lequel, nous retrouvons Kaczynski, les rend aveugle sur la nature de la "société industrielle". Ce progressisme, il va de soi, les amenant "à prendre parti pour la modernité", c'est à dire le comble de l'horreur pour un encyclopédiste. Même cessant d'être "spectaculaire-marchande", martèle l'auteur, la société industrielle continue d'être aliénante car telle est sa nature (souligné par Mandosio).
Dans le troisième chapitre ("De la déconfiture et des moyens de l'accomoder") Jean-Marc Mandosio avance que les thèses développées par Guy Debord dans La Véritable scission (celles introduisant à "la critique des nuisances") contredisent les thèses antérieures de l'I.S. En ajoutant que celles-ci "reposaient en grande partie sur l'utilisation censément désaliénée de l'automation et du système de production industriel existant", il les caricature pour les besoins de sa démonstration. Des situationnistes ont pu, durant les premières années, accorder à l'automation un certain intérêt. Celui-ci disparait dés lors que l'I.S. se radicalise en développant les thèses que l'on connait. Ceci a du échapper à Mandosio. Sinon, s'il est vrai que les "thèses sur les nuisances" de La Véritable scission ne seront pas par la suite reprises et développées par Debord, ce dernier ne se désinteressera pas pour autant de la question. C'est l'EdN, d'une certaine façon, qui dans un premier temps reprendra le flambeau. Alors écrire, sur les derniers temps de l'I.S., "leur théorie "ne peut ni s'interrompre ni aller plus loin". Il n'y a plus alors qu'à se dissoudre, ce qui est une autre façon de laisser le problème en suspens, mais cette fois définitivement",c'est faire bon marché de quelques autres explications, plus décisives, pour comprendre ce processus d'auto-dissolution. Mais pour cela il faut lire les textes plutôt que les solliciter. Qu'apprend donc le professeur Mandosio à ses étudiants ? Ici, en l'occurrence, il préfère évoquer un "revirement non assumé". Ce sophisme en appelle un autre : la théorie devient "intrinsèquement contradictoire " (souligné par Mandosio pour aggraver son cas). Décidemment votre fille n'en finit pas d'être muette !
Le temps du déboulonnage des statues est venu. Mandosio s'acharne d'abord sur Vaneigem (à vaincre sans péril...) avant de prendre Debord pour cible. L'entreprise s'avère plus difficile. Nous sommes content d'apprendre que le Debord de 1979 s'exprime différemment de celui de 1972, (ou celui de 1988 vis à vis du premier). Mais nous pensions l'avoir remarqué depuis 25 ans déjà. Mandosio ne sait pas trop s'il faut blâmer Debord d'évoluer vers ce que notre universitaire appelle un "quasi nihilisme" (avec le risque de rhéabiliter un Debord "positif", celui du temps de l'I.S) ou le féliciter (cette positivité devenant alors "accessoire, imprécise, presque inexistante"). Ici pour noyer le chien on hésite entre l'accusation de rage et celle de choléra. Comme à son ordinaire, le professeur Mandosio convoque toutes les ressources de son érudition. Que n'a-t-il trouvé le mot "graal" dans In girum imus nocte et consumirur igni ! Suivent pas moins six pages d'explications sur la question. Avec la mention, au passage, d'un "graal noir" ou "diabolique" chez Michel Carrouges (un temps "compagnon de route" des surréalistes). Ceci pour asséner à Debord le coup de grâce : "Debord n'a rien fait d'autre, finalement, que pratiquer une sorte d'alchimie, dont l'une des définitions traditionnelles est "l'art de séparer le pur de l'impur"». Tout ceci est très curieux. Jean-Marc Mandosio, en tant que collaborateur et membre du comité de rédaction de la revue Chryspoeia, témoigne de l'intérêt, pour ne pas dire plus, pour l'alchimie (et nous aurions tort de l'en blâmer puisque nous partageons cet intérêt, sans en avoir le savoir et les compétences). Comment ne pas évoquer, au delà ou en deça d'un travail de recherche "scientifique" ou "érudit", un phénomène d'empathie envers l'alchimie ? Et c'est le même Mandosio qui, pour confondre Debord, affirme que celui-ci, à l'instar de Monsieur Jourdain, ferait de l'alchimie sans le savoir. Il faut être un contempteur de l'alchimie, ou encore la mépriser plus ou moins gentiment pour avoir recours à une telle argumentation. Décidemment,le couple "docteur Jekyll" et "Mister Hyde" ne renvoyait pas qu'à une figure de style. L'inconscient de l'auteur du Chaudron du négatif commence à nous intéresser.
Dans le quatrième chapitre ("Le labyrinthe des petits et grands mystères"), Mandosio, qui doit imaginer que le lecteur vient d'avaler la couleuvre du chapitre précédent, poursuit sur le même mode : "Pourquoi alors les situationnistes se sont-ils référés à l'alchimie, qui semble à première vue le plus mauvais modèle que puisse adopter une théorie révolutionnaire tant soit peu soucieuse d'efficacité ?". Exit la métaphore ! Ici c'est le collaborateur de Chryspoeia qui monte au créneau. Et pour faire bonne figure nous trouvons dans le même paquet cadeau les surréalistes et les situationnistes. Vaneigem, traité précedemment de tous les noms, est là cité comme témoin à charge pour dénoncer, chez les premiers, l'égarement de la "vision mystique" en matière d'alchimie. Mandosio reprend sans sourcillier le fait qu'André Breton, selon un principe énoncé par René Guenon, approuverait l'idée que "les faits historiques ne valent qu'en tant que symboles de réalités spirituelles". Énoncé dans ces termes mêmes ceci relève de l'aimable plaisanterie. Les lecteurs de Breton apprécieront. Affirmer plus loin, "Voir tout le bien dans l'inconscient et tout le mal dans la raison, comme le faisaient les surréalistes", est un propos stupide. On n'y répondra pas.
Le dernier chapitre, ("Les illusions nécessaires") reprend la démonstration là ou Mandosio l'avait laissée dans le troisième chapitre (et qu'il n'aurait pas du quitter). C'est à la fois vrai et faux d'écrire : "Les illusions entretenues par les situationnistes - la plus grande de toutes étant celle de l'entrée définitive dans une ère de l'abondance qui serait le fondement matériel de la société future - étaient d'aurant moins perçues comme telle qu'elles s'accompagnaient de la démolition, dont les situationnistes eurent longtemps l'exclusivité, de diverses illusions contemporaines l'une des plus fameuses étant celle de la "révolution culturelle chinoise". Il n'est pas question de nier que l'époque dans laquelle nous vivons n'est plus celle des années soixante. Et donc que les enseignements d'hier ne sont pas nécessairement ceux d'aujourd'hui. Mais en même temps on retrouve chez Mandosio cette même vision univoque de l'histoire, déjà relevées. Notre auteur se projette avec plus de facilité dans le Moyen age, la Renaissance ou l'Age classique qu'il ne le fait pour les années soixante. On se demande finalement ce qu'il a retenu de la lecture des 12 numéros de l'Internationale situationniste. Ceci pour dire que dans les années soixante il ne s'agissait pas ici d'illusions, bien au contraire. Mai 68 vérifiait l'excellence des thèses situationnistes.
Le passage qui suit attire toute notre attention. "On peut penser que si les situationnistes s'étaient montrés conséquents et lucides sur tous les plans, y compris au sujet de l'abondance matérielle et de l'automation, ils auraient perdu une bonne part de leur pouvoir d'attraction, alors que la perspective du "dépassement", n'étant pas une simple attitude défensive et contenant implicitement la promesse d'un avenir meilleur, avait de quoi séduire". L'escamotage est de taille ! Mandosio oublie au passage le goût pour le négatif, pour la subversion, et l'esprit de révolte, mais passons. "La lucidité seule, poursuit Mandosio, n'a jamais fait recette ; c'est pourquoi les avis des Cassandres logiques ne sont pas écoutés. Comme l'a bien vu Théodore Kaczynski dans La Société industrielle et son avenir, un programme pour susciter l'enthousiasme, "doit offrir à la fois un idéal positif et un idéal négatif ; il faut être autant pour quelque chose que contre quelque chose"". De quelle lucidité s'agit-il ? Pas politique en tout cas, puisque, du bout des lèvres, Mandosio reconnait l'apport situationniste en ce qui concerne la démolition de "diverses illusions contemporaines". Celle de Kaczynski (à travers le propos cité plus haut) ? Quelle découverte ! En dehors de groupes nihilistes (et encore !) la formule s'applique à tout le monde, ou presque. Mais non, Mandosio veut évoquer "les innombrables rapports, articles, livres parus depuis la fin des années cinquante et annonçant - non pas seulement comme possibles ou probables mais comme absolument certains - la catastrophe écologique à venir et le suicide de la société industrielle, n'ont provoqué aucune prise de conscience générale, aucun sursaut véritablement suivi d'effet".
A quoi et à qui se réfère Mandioso ? Lui qui cite habituellement ses sources reste coi. Certes, auparavant, dans une note de bas de page du troisième chapitre, l'auteur citait l'ouvrage de Maurice Pasquelot, La Terre chauve, publié en 1971. Mais rien avant cette date. Sont-ils à ce point "innombrables", ces "rapports, articles, livres", que Mandosio ne puisse en citer un seul ? Curieux non ? Certains de ces documents sont certainement plus intéressants, plus pertinents, ou plus prémonitoires que d'autres. Une liste eut été bienvenue, accompagnée le cas échéant d'extraits significatifs, comme par exemple pour La Terre chauve. Et pourquoi ne pas avoir consacré un chapitre entier à cette importante et essentielle question ? Si le volume ne pouvait dépasser 125 pages Mandosio pouvait toujours retirer deux trois pages d'érudition sur l'alchimie (dont je ne conteste nullement l'intérêt "en soi", mais leur présence du point de vue même défendu par l'auteur). Mandosio ne confond-il pas ces "rapports, articles, livres" avec la littérature de science-fiction ? Pourquoi n'éclaire-t-il pas mieux la lanterne du lecteur ? Peut-être que ce travail de recension (avec les commentaires appropriés) fait l'objet d'un livre à venir. Auquel cas ces documents sont très certainement "innombrables" puisqu'en 2007 nous ne voyons toujours rien venir.
Certes, des textes à caractère écologique ont été publiés durant les années soixante dans des revues scientifiques. Mais, tout alarmistes étaient-ils, aucun d'entre eux (autant que nous sachions) n'entrait dans le scénario catastrophiste présenté comme inéluctable. On ne sait d'ailleurs pas bien à quelle époque se réfère Mandosio quand il ajoute que ces innombrables contributions ont "engendré (...) une inquiètude diffuse". Sachant que "ce ne sont d'ailleurs pas ces discours ou ces raisonnements à eux seuls qui ont produit ce résultat, mais leur confirmation ultérieure par la réalité". Tout ceci parait bien flou. La prise de conscience écologique date de l'après 68. C'est l'une des conséquences indirecte de mai 68. Un lien est alors fait dans des cercles gauchisant et anarchisant entre des travaux scientifiques (connus des seuls spécialistes) et l'élargissement de la "question sociale" à des domaines peu ou pas explorés auparavant par les "révolutionnaires" de tout poil. Les articles, entre autres exemples, du dessinateur Fournier dans Hara Kiri hebdo, puis Charlie hebdo, et ensuite dans La Gueule ouverte, sensibilisent toute une frange soixante-huitarde sur l'écologie, et plus particulièrement les dangers du nucléaire.
Mandosio n'en dit rien. Ceci lui importe peu. C'était auparavant qu'il fallait s'en inquiéter. Aujourd'hui c'est trop tard, il n'y a pas d'issue, tranche-t-il. On ne peut plus rien faire. C'est un air que le lecteur commence à connaître. Comment, poursuit-il, èvoquer une perspective de désindustrialisation puisque les classes sociales pour qui la survie matérielle ne se pose pas préfèrent conserver leurs avantages "plutôt que d'y renoncer volontairement (...) Et lorsque la catastrophe finit par les atteindre personnellement ils se scandalisent du fait qu'aucune mesure n'avait été prise (par qui ?) pour l'éviter". C'est une façon élégante de dire "de toute façon, comme les gens sont cons, alors...". Mandosio ne peut cependant pas donner congé au lecteur sur une telle impression. Une pareille surdité ne renvoie pas toujours à la bêtise, nous rassure-t-il, "mais relève bien plutôt de ce que Giacomo Léopardi appelait les "illusions nécessaires"".
Voilà ce qui s'appelle retomber sur ses pieds. "Même si l'illusion progressiste dont s'est nourrie la société industrielle nous tue à petit feu, elle conserve toujours au moins une petite partie de son pouvoir de séduction et de consolation (analogue en cela à la religion) face à la déprimante absence de promesses que paraît comporter l'idée même de désindustrialisation (...) On peut donc raisonnablement craindre que les catastrophes en cours ne débouchent sur aucune prise de conscience salutaire". En admettant que la démonstration de Mandosio dans ce dernier chapitre s'avère excellente, ses choix théoriques justifiés, et ses thèses convaincantes, ceci ne nous permettrait-il pas de dissiper un tant soit peu ces "mêmes illusions" ? La réponse est connue. Au même moment Jaime Semprun y répondait explicitement dans l'article "Le fantôme de la théorie" : le fait d'en prendre conscience ne peut plus rien changer. Jean Marc Mandosio, dans un autre registre, aboutit à la même conclusion.
Mais il faut savoir terminer un livre. Mandosio n'oublie pas dans les toutes dernières lignes de ce Chaudron du négatif que son ouvrage est d'abord dirigé contre l'I.S. Laissons lui (pour l'instant) le mot de la fin : "L'illusion est peut-être nécessaire, mais elle n'est pas nécessairement efficace. Si une prise de conscience anti-industrielle peut malgré tout finir par acquérir une certaine force, elle ne prendra pas - de cela au moins nous pouvons être certains - la forme de la théorie révolutionnaire situationniste".
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Dans l'un des derniers ouvrages publié par les éditions de l'EdN, Jaime Semprun aborde un domaine qui n'avait alors été traité par les encyclopédistes que de façon périphérique, celui du langage. Cette Défense et illustration de la novlangue française entend désigner sous le terme de novlangue "la langue qui nait aujourd'hui spontanément du sol bouleversé de la société moderne, correspondant à celle qu'ont prise dans nos vies les exigences du "milieu industriel" et de sa technologie". Ce terme est apparu sous la plume de George Orwell dans son roman 1984 : c'est le nom qu'il donne à la langue de l'ANCSOC, le parti unique de l'Océania. Semprun précise que "la novlangue avait en effet pour but d'interdire, par la simplification de la grammaire et la limitation du vocabulaire à des termes univoques, tout autre mode de pensée que celui, rationnel et objectif, qui avait présidé à son élaboration". Orwell s'inspirait (nous étions en 1948) de deux exemples : les totalitarismes nazis et staliniens. La novlangue désigne aujourd'hui une langue qui est imposée par un état totalitaire à des fins d'asservissement et de limitation, voire de liquidation de la pensée. C'est par excellence la langue de la bureaucratie. La novlangue, selon Orwell, reste associée à l'idéologie du parti unique et de l'état quand la langue devient le principal moyen de dressage et d'asservissement des individus.
Semprun prend quelque liberté avec cette signification en proposant la sienne. On doute qu'un esprit précis et rigoureux comme Orwell l'eut apprécié. Les explications de Semprun, pour le justifier, n'ont pas toujours de surcroît la clarté et la précision voulues. Il entend prouver la supériorité de la novlangue (dans sa définition) sur l'archaique (l'orwellienne) en opposant "le manque de scientificité" des propriétaires (l'état ou le parti) de la novlangue primitive à "l'ambition centrale de la novlangue" qui était de créer un langage "indépendant de la conscience". D'où il ressort que la novlangue version Semprun possède de nombreux avantages sur l'ancienne, l'archaique : car en s'affranchissant "définitivement de toute trace de subjectivisme " elle n'a plus besoin "de censure ni de police" pour être efficace. Une autre supérorité s'avère pour l'auteur encore plus déterminante. Il est question, je cite, de "l'emploi d'un langage quant à lui délivré du carcan de l'objectivité, libéré de l'obligation d'avoir à dire quoi que ce soit d'exact, ou même seulement de cohérent, à propos de la réalité". La novlangue finit par se dédoubler ("afin de répondre à des besoins distincts") pour désigner une chose et son contraire. "Au langage de la pire logique automatique répond celui du pur automatisme verbal affranchit de la logique". Comme on le voit, nous sommes loin d'Orwell. Considérons que si le mot (le concept) est discutable, la chose (le contenu) mérite elle un examen plus attentif.
Un autre problème, plus secondaire, se présente au lecteur. Celui du ton employé par l'auteur. Semprun n'a-t-il pas dans un premier temps été tenté (dans la lignée du Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie de Censor) d'écrire sous un nom d'emprun le point de vue d'un contemporain défendant la novlangue moderne ? Le doute subsiste s'il faut en croire certaines tournures d'expression et l'exhortation finale "à délivrer le monde des archéolangues". Mais il aurait fallu pour cela faire appel à une maison d'édition "classique" pour que l'effet soit garanti. Et il ne parait pas certain que Semprun eut trouvé un éditeur suffisamment intéressé. Censor (c'est à dire Sanguinetti) maitrisait parfaitement son sujet. Et Debord, on le sait, n'a pas été étranger à la réussite de l'entreprise. Peut on qualifier Semprun ici des mêmes qualités dans un domaine que l'EdN ne place pas vraiment au centre de ses préoccupations ? En tout cas des ambiguités existent quant à la personnalité du "je" écrivant cette Défense et illustration de la novlangue française. Le lecteur n'est pas vraiment dupe, mais la lecture parfois peut en pâtir.
Ce livre, pour en revenir à son contenu, contient de nombreuses notations sur l'époque et son langage, aussi justes que bienvenues. En particulier sur l'idiome des nouvelles technologies, les exigences de mobilité et de flexibilité, sur l'interchangeabilité toujours plus grande des divers éléments de la phrase, sur les traductions, sur le langage "djeune", ect. Mais on l'avait déjà lu ailleurs. En revanche, autant que nous puissions le vérifier, le chapitre consacré aux néologismes (ceux là mêmes qui constituent la novlangue) propose une classification d'un genre inédit à travers trois catégories. La premiere correspond à nécessité de nommer des réalités elles-mêmes entièrement nouvelles ; la seconde renvoie à celle de désigner des réalités qui ne sont pas à proprement parler nouvelles, mais qui paraissent inédites ; la troisième rassemble les noms nouveaux qu'il a fallu donner à des réalités anciennes. Soit. Les exemples tirés des première et troisième catégories paraissent convaincants. Pour la seconde, cependant, l'insistance de Semprun envers le mot "convivialité" (auquel il consacre le plus de lignes), incite à consulter le Robert historique de la langue française. Convivialité, qui apparait au début du XIXe siècle en France, est emprunté à l'anglais conviviality (c'est à dire : goût des réunions et festins), dérivé de convivial. Il est repris en 1979 dans la traduction d'un texte anglais d'Ivan Illitch, au sens "d'ensemble des rapports entre personnes au sein de la société ou entre des personnes et leur environnement social, considérés comme autonomes et créateurs". Enfin convivialité (tout comme convivial) est utilisé en informatique lorsqu'on parle d'un système informatique d'accès facile. Il s'agit alors d'un américanisme. Cette définition (à l'entrée "convive") se termine par la mention conviviat (1825, Brillat-Savarin) "qualité de convive", resté "à l'écart de la vogue de convivial, convivialité, a vieilli".
On lit ensuite, sous la plume de Jaime Semprun, que le mot convivialté "forgé au XIXe siècle par Brillat-Savarin (sic), s'est vu attribué depuis trente ans des sens nouveaux", laquelle convivialité, cinq pages plus loin, "longtemps répandue à l'état diffus dans toutes sortes de pratiques quotidiennes, et qui a été méthodiquement extraite, comme le serait une matière première pour l'élaborration d'un produit manufacturé, afin qu'ainsi isolée nous puissions la goûter en consommateurs éclairés". Le lecteur se demande de quoi Semprun l'entretient ici. Ce dernier ne s'est-il pas trompé de mot, ou de définition ? Pas le moins du monde. L'auteur nous livre (y compris à travers cet exemple qui pourrait paraître secondaire ou anodin) quelque secret de méthode. Et encore le mot méthode semble inapproprié. Il renvoie plutôt à l'une des marottes de l'EdN. A se demander si la critique anti-industrielle n'aurait pas finalement entièrement colonisé l'inconscient encyclopédiste ! Semprun n'est pas plus linguiste que je ne le suis. Je serai donc le dernier à l'en bâmer. Cependant, lorsqu'on a l'ambition d'éclairer ses contemporains sur l'état de la langue parlée ou écrite aujourd'hui, il parait utile pour un "non spécialiste" de se montrer un tant soit peu prudent, circonspect ou précautionneux. A partir de la définition du Robert il est possible de se livrer à plusieurs extrapolations. Mais en aucun cas de servir le brouet proposé par Semprun, lequel, j'y reviens, nous renseigne davantage sur l'inconscient encyclopédiste que sur les tribulations du mot convivialité. Ceci ne remet pas en cause (nous sommes au tiers de l'ouvrage) la thèse défendue par l'auteur, mais laisse planer quelques doutes sur les moyens qui sont ou seront utilisés à cette intention.
Comme il ne s'agit ici que d'un hors d'oeuvre, venons en au plat de résistance. Le chapitre VI ("En quoi la novlangue réalise le programme des Lumières et de la Révolution française") annonce la couleur. Comparons donc la novlangue à un édifice. Tout édifice qui se respecte comporte des fondations. Celles-ci s'appellent "les Lumières". Ce sont sur ces fondations qu'ont été posées les premières pierres, celles de la Révolution française. Tout juste remise des coups assénés par Furet et consort, cette pauvre Révolution française doit affronter l'ire encyclopédiste ! A chacun son domaine : là ou la terreur révolutionnaire chez l'ancien communiste Furet anticipe le totalitarisme stalinien et son goulag, l'ex situationniste Semprun nous certifie que cette même Révolution française balisait le terrain et préparait les esprits à l'avénement du machinisme, du monde de la novlangue par conséquent. Plusieurs exemples viennent étayer la démonstration de l'auteur : l'anéantissement des patois, la numérotation des départements, et surtout l'adoption du système métrique. "Le même code, les mêmes mesures, les mêmes règlements et enfin la même langue, voilà qui fut proclamé dans la perfection de toute organisation sociale, et qui est resté comme acquis durable pour toutes les époques ultérieures", précise Semprun. Certes, on frémit devant cette politique des plus insidieuse, devant pareils moyens d'asservissement, jamais dénoncés. Fouquier-Tinville peut aller se rhabiller !
Enfin tout le mal vient des Lumières. Même Jean-Jacques Rousseau, pourtant parmi les philosophes du XVIIIe siècle, "le moins enclin à s'enthousiasmer pour les progrès de la civilisation" voyait dans l'usage de la raison "un progrès naturel (...) propre à toutes les langues lettrées". Cependant la palme revient à Condorcet, "la voix la plus authentique des Lumières", l'auteur de l'Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain : l'exemple même pour Semprun d'une volonté de rationalisation qui ambitionnerait "d'assujetir toutes les vérités à la rigueur du calcul". La novlangue lui doit beaucoup, ajoute l'auteur. Le lecteur aura compris que tous les maux à venir sont contenus dans le mot "progrès", y compris dans ce qu'il a de plus polysémique.
Le huitième chapitre ("Que la novlangue s'impose qand les machines communiquent") déplace la question langagière, ou plutôt l'élargit à des considérations plus communes aux contempteurs de la "société industrielle", le machinisme. Semprun cite Samuel Butler, imaginant en 1872 les machines accédant un jour ou l'autre à un stade supérieur d'évolution "jusqu'à former une société organisée et, pensait-il même, à déclarer son indépendance". Butler répondait à l'un de ses détracteurs qu'il fallait considérer les machines prises "toutes ensemble comme une collectivité déjà organisée". Ainsi on verrait à quel point elles collaborent "pour se reproduire et se perfectionner". Pour appuyer sa thèse, relève Semprun, Butler cite "deux faits qui sont aujourd'hui beaucoup plus marquants encore qu'à son époque". D'abord "notre prétendu libre arbitre est un leurre, puisque nous ne saurions survivre plus de six semaines si nous étions brutalement privés des machines dont nous sommes devenus dépendants, tant moralement que matériellement". Ensuite, les machines dictent en réalité "leurs conditions et nous imposent un mode de vie conforme à l'optimisation de leur fonctionnement. Ce qui revient à dire qu'elles nous ont domestiqués, que nous les servons bien plus qu'elles ne nous servent".
Laissons ici pour l'instant cette Défense et illustration de la novlangue française pour faire un détour par Georges Bernanos. En 1999, j'écrivais et diffusais une courte brochure intitulée Le retour de Bernanos : petite contribution à la redécouverte d'une pensée critique. L'occasion m'en avait été donnée par la publication du second tome des Essais et écrits de combat dans l'édition de la Pléiade. Bernanos, alors exilé au Brésil en 1940, entre en résistance contre le régime vychiste. Celle-ci entend se situer dans la continuité de la Révolution française, de 1848 et de la Commune de Paris. Bernanos en appelle à "l'esprit de révolte" et à la "Révolution" (tout en distinguant les vrais révolutionnaires de ceux qui en usurpent le nom). En cela il se réfère plus ou moins explicitement à la tradition libertaire. Cette radicalisation chez Bernanos s'accompagne d'une critique virulente du "monde moderne". L'auteur de Monsieur Ouine excrète particulièrement les fascismes et autre nazisme (il parle de totalitarisme ce qui n'est pas fréquent à cette époque) sans tomber pour autant dans les bras des "démocrates" du camp adverse. A contre-courant de la doxa Bernanos remet en cause l'idée d'un "progrès libérateur". Il est vrai qu'à travers le capitalisme, il dénonce "l'absolutisme de la Production, la dictature du Profit, une civilisation utilitaire". Il s'agit d'un système caractérisé par la primauté de l'économique, la "machinerie", et l'apparition de moyens inédits de propagande et de manipulation des masses. La "machinerie" (c'est là ou je veux en venir) est l'un des apports essentiels de la pensée de Georges Bernanos.
Si cette critique peut difficilement être dissociée de celle de la technique, il importe, ceci posé, de ne pas confondre Bernanos et Heidegger. Bernanos avait en quelque sorte prévu l'objection quand il écrivait (et ceci vaut pour d'autres) : "Il me croiront ennemi de la technique et je souhaite seulement que les techniciens se mêlent de ce qui les regarde, alors que leur ridicule prétention ne connaît plus de bornes, qu'ils font ouvertement le projet de dominer le monde non seulement matériellement, mais sprituellement, de contrôler les forces spirituelles de ce monde grâce à une philosophie de la technique, une métaphysique de la technique, une métatechnique". Bernanos ne s'oppose pas tant à la technique qu'à l'usage qui en est fait à des fins de domestication des individus. Il l'exprime ainsi : "Le danger n'est pas tant dans les machines, sinon nous devrions faire ce rêve absurde de les détruire par la force, à la matière des iconoclastes qui, en brisant les images, se flattaient d'anéantir aussi les croyances. Le danger n'est pas tant dans la multiplication des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d'hommes habitués, dés leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent donner. Le danger n'est pas que les machines fassent de vous des esclaves, mais qu'on restreigne indéfiniment votre liberté au nom des machines, de l'entretien, du perfectionnement de l'universelle machinerie (...) Non, le danger n'est pas dans les machines, car il n'y a d'autre danger pour l'homme que l'homme même. Le danger est dans l'homme que cette civilisation s'efforce en ce moment de former".
Qu'ajouter de plus ? N'est ce pas l'essentiel de ce qu'il convient de répondre dés que l'on aborde pareille question ? Le reste relève de la science-fiction (voire d'une lecture heideggerienne). Car il ne s'agit pas d'autre chose. Que dit Jaime Semprun ? Les hommes, écrit-il, en toutes circonstances "font passer les intérêts de celles-ci (les machines) avant les leurs (...) C'est jusqu'à leur simple survie qu'ils se mettent tranquillement en péril pour ne gêner en rien le développement de la société des machines (...) La dévotion dont elles sont l'objet dégénère même en fanatisme : que le monde périsse, mais qu'elles règnent". Quand on lit ensuite, "Pourtant cette foi inébranlable, selon laquelle tous les problèmes créés par la civilisation des machines seront solutionnés par un stade ultérieur de son développement, repose sur une constatation de notre infériorité qui ne manque en tout cas pas de lucidité", nous sommes prêt à prendre Semprun au mot. De quel coté se situe la lucidité ? Chez ceux pour qui la domination se confond d'abord avec le pouvoir des machines (dans un monde devenu principalement et prétendument dépendant des seules technologies), ou chez ceux pour qui elle relève d'une organisation sociale (la technologie n'étant que l'un des moyens par lequel ce monde entend se perenniser) ?
Le chapitre X traite de la poésie, plus particulièrement de la "poésie moderne" (après Baudelaire) accusée d'avoir préparé l'avénement de la novlangue à travers l'affranchissement des contraintes et de la vérsification. C'est à dire la désintégration de la matière verbale ("en brisant toutes les associations logiques comme les liaisons concrètes fondées sur l'expérience sensible"). Pauvres poètes qui croyaient chercher l'or du temps et qui ont trouvé sans le savoir le plomb de la novlangue ! En réalité "semblables aux savants et aux techniciens qui de leur coté dissociaient et recombinaient les éléments matériels de la réalité sans savoir ce qui allaient sortir de leurs laboratoires, les poètes ignoraient vers quoi ils allaient ; mais ils y allaient, plongeant "au fond de l'inconnu pour y trouver du nouveau"". Leconte de l'Ile, Sully Prudhomme, Mauréas, Géraldy, et tant d'autres, vous que les oukases des Rimbaud, Mallarmé, Apollinaire, Joyce, et ceux des surréalistes vouaient à la déréliction traditionnaliste, conservatrice et réactionnaire, relevez la tête ! Enfin vous la tenez votre revanche ! Et pauvre de nous, gros Jean comme devant, qui croyions que la poésie moderne participait de l'émancipation du genre humain ! Ces energumènes cassaient la belle langue de nos ancêtres, en surenchérissant "sur la dynamique technique". Ces progressistes, en s'adonnant "au jeu infini de vocables et de sonorités", détruisaient les fondements de notre langage. Et tout ça pour quoi ? Je vous le donne en mille. Pour qu'Internet vint ! Vous en doutez ? écoutez Semprun : "Ou pratique-t-on sans relâche l'expérimentation verbale affranchie de toute syntaxe, afin qu'éclate "le feu des significations multiples" ? Ou l'effacement de l'auteur s'accomplit-il le plus radicalement, cédant l'initiative aux mots, "par le heurt de leur inégalité mobilisés" ? Ou se trouve le mieux provoquée l'intervention du lecteur, ou sont sont accumulés indéfiniment les effets de surprise, de choc, de montage et de démontage propres à la tradition de l'innovation permanente ? Ect. J'arrêle là. Nous avons l'exemple même de ce que les situationnistes appelaient "le confusionnisme intéressé". Ou plus c'est gros, plus ça marche, comme dit le proverbe.
Après tout, cela reste bénin si l'on compare ce paragraphe aux lignes suivantes, que le lecteur lira avec l'attention qu'elles méritent : "Mais c'est au moins depuis l'invention de l'imprimerie, sinon de l'écriture, que notre mémoire a été secondée par des moyens techniques et, devenant par là toujours plus paresseuse, progressivement suppléée par celle des machines, qui fixent pour nous connaissances et souvenirs". Gutemberg est responsable, sans toutefois être coupable. Mais l'écriture... qui l'eut cru ! Dans le chapitre XII pour finir, apprendre que contrairement aux idées reçues sur le rôle dominant de l'anglo-américain, "le rayonnement de la culture française n'a jamais été aussi grand depuis l'époque, au XVIIIe siècle, ou "des pompons et des modes accompagnaient nos meilleurs livres chez l'étranger, parce qu'on voulait être partout raisonnable et frivole comme en France", finit par ne plus nous émouvoir. On ne s'attendait pourtant pas à la révélation d'une novlangue française dominant le monde. Voilà de quoi donner du grain à moudre au moulin des Inrockuptible.
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On en termine avec les livres publiée par les éditions de l'Encyclopédie des Nuisances en revenant quelques années en arrière. L'année 2002 l'EdN publie L'Obsolescence de l'homme de Günther Anders (en coédition avec les éditions Ivréa (4)). L'ampleur de cet ouvrage n'est pas sans excéder notre propos. Certains aspects de ce livre, néanmoins, y renvoient. Cependant, avant d'y venir, abordons le problème que poserait la traduction. S'il faut en croire Thierry Simonelli, l'un des traducteurs d'Anders, le traduction ici proposée est de "qualité douteuse". Simonelli relève des approximations, des erreurs, des coupures, des rajouts, des confusions de concept, des glissements de sens, une ignorance des expressions idiomatiques et une altération du style de l'original. Ce qui fait beaucoup, même pour un ouvrage difficile, complexe, et d'un peu moins de 400 pages. Simonelli reproche principalement au traducteur une méconnaissance de la philosophie heideggerienne alors que L'Obsolescence de l'homme "se décline comme un dialogue permanent avec la pensée et le langage heideggerien". Pour lever toute équivoque Simonelli précise que le texte d'Anders s'avère critique à l'égard d'Heidegger.
Jean-Marc Mandosio, dans le n° 3 des Nouvelles de nulle part (consacré à la traduction), revient sur l'appréciation de Simonelli. Selon lui ce "dialogue avec Heidegger" apparait dans cette traduction. Celui-ci (peut-on cependant parler d'un "dialogue" ?) ne m'est apparu que durant le premier chapitre. Mandosio préfère renvoyer à la note de l'éditeur privilégiant dans ce livre l'aspect "critique sociale" au détriment de ce "dialogue avec Heidegger". Soit. Mais dans ses "remarques critiques" Simonelli ne s'y référait pas. Elles visaient la traduction en entier, pas ce coté particulier. Le lecteur n'est-il pas capable de retrouver tout seul, sans qu'on le lui souligne, l'aspect "critique sociale" des lors que celui-ci se trouverait avéré ? Faut-il ainsi lui "mâcher" le travail ? La réponse de Mandosio parait peu convaincante. Étant dans l'incapacité, pour le vérifier, de lire cet ouvrage en langue allemande, je m'abstiendrai de poursuivre cette polémique dans la polémique.
En limitant cette lecture d'Anders à l'influence que ce livre exerce ou exercerait sur l'EdN (voire en l'élargissant à une "proximité de pensée") la moisson semble maigre, plus maigre en tout cas que ne le suggére la "note de l'éditeur". Des correspondances apparaissent certes à la lecture de l'important chapitre "Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l'apocalypse" mais elles restent, par exemple, bien en deça des visées "programmatives" de La Société industrielle et son avenir (pour l'EdN bien entendu). Dans son introduction Anders donne des indications sur sa méthode. Il avance qu'il n'est pas possible d'aborder certains phénomènes sans les intensifier ou les grossir, c'est à dire les exagérer intentionnellement. Ceux-ci, ajoute Anders, "nous placent devant l'alternative suivante : ou l'éxagération, ou le renoncement à la connaissance". J'avoue mes réticences devant ce genre de raisonnement. En langue française (et il parait en être de même en allemand), les procédés rhétoriques permettant d'exagérer ou de forcer le trait ne manquent pas. Le lecteur n'est jamais dupe. Et on ne le place devant nulle alternative. Anders se justifie en invoquant la nature des "objets" traités dans son livre. Cependant il prend (que l'on soit d'accord ou pas avec son approche) les précautions méthodologiques necessaires pour aller jusqu'au bout de sa démonstration.
Ce recours à "l'éxagération" n'a pas échappé aux auteurs de l'EdN (et à quelques uns de leurs épignones), qui n'ont pas manqué de s'y référer. Mais là ou Anders en use eux en abusent. Un ouvrage comme Défense et illustration de la novlangue française l'illustre particulièrement. Cela finit par tourner au procédé. La confusion n'est jamais loin. Pour rester avec cette Défense..., Günther Anders, dans le chapitre "Le monde comme fantôme et comme matrice", s'inscrit au passage particulièrement en faux contre les "facécies théoriques" de Jaime Semprun, lorsqu'il écrit, au sujet d'Apollinaire et cie : "Ce n'est évidemment pas un hasard si ces poètes sont apparus au moment historique précis ou les techniques de distraction (...) commençaient à se répandre à l'échelle des masses. Mais les poètes tentaient désespérément de réunir ce qui était dispersé, quand l'objectif des techniques de distraction et des appareils de divertissement concistait, à l'inverse, à produire ou à favoriser la dispersion". Semprun peut toujours répondre qu'en écrivant exactement le contraire il ne faisait qu'éxagérer. Certes, certes...
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Le choix chronologique, privilégié jusqu'à présent, s'imposait pour donner quelque idée au lecteur de l'évolution de l'Encyclopédie des Nuisances entre 1984, date de sa création, et 2005, celle de la parution de Défense et illustration de la novlangue française. Avant de tirer les premiers enseignements d'une pareille évolution revenons à ces surréalistes dont il était question au tout début de notre texte.
On pourrait dire qu'un risque hante ou hantait le surréalisme, celui de la récupération. On ne sait pas toujours que ce sont ceux qui se voulaient les "propriétaires" du mouvement, après la dissolution du groupe, qui ont tenté de raccrocher les derniers wagons du surréalisme au train de l'establishment culturel. Ce qui revient à dire que le besoin de reconnaissance institutionnelle du clan Schuster s'inscrivait dans un processus de récupération visant à débarrasser le surréalisme de tout contenu subversif. Pour les situationnistes, en revanche, le risque encouru est d'une toute autre nature. C'est ce que je vais m'efforcer de prouver dans un premier temps. Mais cette "mise en perspective" demande que l'on fasse un détour par Le passé,modes d'emploi un ouvrage d'Enzo Traverso.
Dans ce livre Traverso consacre un chapitre à "Révision et révisionnisme". Il précise, d'emblée : ""Révisionnisme" est un mot caméléon qui a pris au cours du XXe siècle des significations différentes et contradictoires, se prêtant à des usages multiples et suscitant parfois des malentendus. Les choses se sont encore compliquées du fait de son appropriation par la secte internationale qui nie l'existence des chambres à gaz et plus généralement du génocide des juifs d'Europe". On sait aujourd'hui ce qu'il en est du prétendu "révisionnisme" des Faurisson et consort. Donc, une fois refermée la parenthèse "négationniste" (ou presque refermée : l'avenir de cette doctrine étant derrière elle, du moins dans les pays occidentaux), attardons nous sur le concept de révisionnisme. Traverso dégage trois moments principaux sur le plan historique. C'est d'abord la controverse à l'intérieur du marxisme vers la fin du XIXe siècle. Une "révision" initiée par Bernstein au sein du socialisme allemand et qui s'étend à l'ensemble du mouvement international. "De ces révisions théoriques, Bernstein tirait des conclusions politiques visant à harmoniser la théorie de la social-démocratie allemande avec sa pratique, celle d'un grand parti de masse qui avait abandonné la voie révolutionnaire et s'acheminait vers une politique réformiste". On connait la réponse de Kautsky, puis celles de Lénine et de Rosa Luxemburg. Traverso ajoute, à juste titre : "Mais personne ne songea jamais à expulser Bernstein du SPD et la querelle, parfois d'un haut niveau théorique, demeura toujours dans les limites d'un débat d'idées". On passe à un autre palier avec la naissance de l'Union Soviétique, et plus encore la construction de l'idéologie stalinienne. Le revisionniste devient alors celui qui s'est écarté de la ligne du Parti ou qui prend des distances avec le dogme communiste. Les staliniens en feront un large usage avec Tito, "la hyène révisionniste". Plus près de nous, les maoistes, par une ironie de l'histoire, s'en serviront pour dénoncer les "camarades soviètiques". C'était bien entendu Staline que l'on révisait en U.R.S.S.
Enzo Traverso s'attarde davantage sur le concept de "révisionnisme" dans le cadre de "l'historiographie de l'après guerre". C'est d'ailleurs plus en raisonnance avec la thématique de son ouvrage. En s'appuyant sur de nombreux exemples (la signification d'Hiroshima, les écrits de Nolte et De Felice, la Révolution française chez Furet, la naissance de l'état d'Israel par les "nouveaux historiens, ect.), Traverso conclut : "Il y a donc des révisions de nature différente : certaines sont fécondes, d'autres discutables, d'autres enfin profondément néfastes". On ne peut qu'être globalement d'accord avec l'auteur quand il prolonge les lignes précédentes par ce propos : "Féconde, la révision des "nouveaux historiens" israéliens, qui reconnaît une injustice auparavant niée, rejoint la mémoire palestinienne et jette les bases pour un dialogue israélo-palestinien. Discutable, la révision de Furet qui s'achève, dans Le Passé d'une illusion, par une remise en cause radicale de toute la tradition révolutionnaire - source, à ses yeux, des totalitarismes modernes - et par une apologie mélancolique du libéralisme comme horizon indépassable de l'histoire. Néfastes, enfin, les révisions de Nolte et De Felice dont le but - ou tout au moins la conséquence - est de raccommoder l'image du fascisme et du nazisme". J'aurais cependant pour ma part qualifié la "révision furetiste" de "discutable, et plus que discutable".
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En 2001 paraissait une épaisse brochure intitulée Contre l'EdN (sous titre : "Contribution à une critique du situationnisme") et signée D. Caboret, P. Dumontier, P. Garrone, R. Labarrière (5). Il parait utile de s'y référer maintenant (même si Dans le chaudron du négatif, Du progrès dans la domestication, et Défense et illustration de la novlangue française n'avaient pas encore été publiés). Cette brochure constitue la meilleure introduction au "débat de fond" que nous n'avons pas encore eu avec l'EdN. En tout état de cause ces 40 pages serrées pouvaient passer difficilement inaperçues. Curieusement, l'EdN n'a pas semblé y accorder l'importance qu'elles méritaient. Jean-Marc Mandosio y consacre quelques lignes (plutôt désinvoltes) dans le n° 4 des Nouvelles de nulle part : "Dans la brochure collective intitulée Contre l'EdN il lui est reproché d'avoir "balancé allègrement tout le meilleur de la théorie révolutionnaire des deux derniers siècles (...) pour lui préférer une réflexion antiprogressiste et antitechnologique dont les fondements théoriques ont plus d'une affinité avec la pensée réactionnaire", les auteurs préférant pour leur part camper sur l'idée "qu'il n'y a pas de théorie critique en dehors de la théorie révolutionnaire", celle-ci étant définie comme "un mouvement théorico-pratique qui se lie à l'histoire et qui ne se reconnaît de vérité que dans ce mouvement même" - formule qui a le mérite de n'engager absolument en rien". Il y revient "par la bande" dans le n° 7-8 des Nouvelles de nulle part (Christophe Bourseiller, le maître d'oeuvre de Archives et documents situationnistes, reprenant dans le n° 4 de sa revue "une interprétation discutable, propagée notamment dans une brocure intitulée Contre l'EdN, - que l'Encyclopédie des Nuisances "a évolué au fil des années vers des positions technophobes". Jaime Semprun, sans citer Contre l'EdN, s'y réfère dans son article "Le fantôme de la théorie" à travers la mention de "railleries stéréotypées des progressistes sous marxistes". Semprun parait cependant en faire plus de cas que Mandosio à bien lire la fin de son article. J'y reviendrai car le propos tenu par l'encyclopédiste s'avère alors des plus instructifs.
On trouve dans Contre l'EdN des pages pertinentes, et d'autres qui le sont moins. Commençons par les secondes. Ceci concerne principalement l'introduction et la première des trois parties ("L'EdN et son temps"). Par exemple, je suis totalement en désaccord avec l'une des thèses de Contre l'EdN (présente déja dans le sous titre) assimilant l'Encyclopédie des Nuisances au "situationnisme". Que pourrait-on appeller aujourd'hui "situationnisme" ? Les intellectuels cités par Caboret... (ici les seuls Agamben et Sollers) ? Ils seraient plutôt debordien ou debordiste : mais ils sont tout autant (sinon plus) autre chose. Les derniers pro-situs ? Le butin semble bien maigre. J'avoue ne pas bien le savoir. En revanche, revêtir l'EdN d'une telle tunique me parait, pour faire une concession au langage de l'époque, "contre-productif". Signalons qu'un lecteur attentif comme Mandosio ne s'y est pas trompé quand il écrit (au sujet des rédacteurs de Contre l'EdN ) : "Histoire de rendre les choses encore plus confuses, ils qualifient cette présumée doctrine réactionnaire de "situationnisme"". Heureusement cette thèse s'avère moins centrale qu'il n'y paraitrait tout d'abord.
Mon désaccord porte sur deux points, principalement, et pose une question de méthode. D'abord, peut-on dire que l'EdN représente "le juste milieu du situationnisme contemporain" de part son "modérantisme" ? Les encyclopédistes ne sont nullement des modérés, bien au contraire. Il n'y a pas de quoi les féliciter, ni les blâmer. Dans le contexte du conflit israélo-palestinien un peu de modérantisme ne fait pas de mal. C'est du moins ce qui permet de ne pas se retrouver dans le camp des islamistes, ou celui des partisans du "Grand Israël". Ceci pour dire que cet angle de tir parait mal choisi. Quand, dans la foulée, les quatre auteurs écrivent que "l'EdN réalise ainsi le discours le plus susceptible de s'attirer les éléments égarés de la contestation "radicale" qui souffrent de ne plus trouver de maîtres à penser", c'est à la fois vrai et faux. Il est vrai que des "radicaux", ou plutôt d'anciens "radicaux" revenus de tout (principalement ici de l'I.S, du goût pour la subversion et de l'appétence révolutionnaire) tombent dans les bras de l'EdN, certes. C'est du moins vrai pour ceux qui ne grossissent pas les rangs des "désenchantés de la politique" (dire que ce sont les mêmes parait prématuré). Mais l'un des termes suivants est de trop : "maîtres à penser" exclut "contestation radicale", et réciproquement. Sinon nous tombons dans la caricature. Caboret... ajoutent : "Elle n'est pas (l'EdN ) le coté détestable de la société moderne, mais le complèment parfaitement respectable de sa négation : elle va nier là ou on lui dit de nier". La formule a trop servi. Ensuite on ne siffle par l'EdN comme on siffle son chien. On n'y consacrerait pas 40 pages si cela était. "Et dans ce rôle, elle (toujours l'EdN ) ne se différencie de la "bonne conscience de gauche", non par un style de la négation, mais par une pose "radicale" que le spectacle veut bien lui concéder. Elle assume mieux qu'un Sollers le détournement des quelques velléités de révolte vers les impasses aménagées par l'ordre social dominant". Ce n'est pas fondamentalement faux, mais il ne s'agit nullement dans ce cas d'espèce de récupération. Nous sommes dans un tout autre registre. Tout découle de l'assimilation de l'EdN au "situationnisme". C'est bien ce qui cloche !
Il y a également un problème de méthode. J'ai délibéremment fait un choix chronologique pour dire en quoi et de quelle manière l'EdN évoluait. L'Encyclopédie de 1984 n'est pas celle de 1992, et encore moins celle de 2005. Caboret... évoquent une volonté de "dépassement" de l'I.S par l'EdN "la dégageant notamment de ses dernières illusions modernistes". Très implicitement, on peut s'en faire ici ou là quelque idée dans l'un des numéros de la revue (excepté le quinzième et dernier numéro). Mais il n'en est plus question en 1992. Cette notion de "dépassement" s'avère alors dépassée pour l'EdN et renvoie aux vieilles lunes situationnistes. Elle n'a plus lieu d'être. Un parti pris à ce point autant "antiprogressiste" ne saurait s'en accommoder (Mandosio l'explicite dans Le chaudron du négatif).
Ma seconde remarque concerne la trop grande fortune du terme "pro-situ". Forgée par Debord dans La Seconde scission cette terminologie a connu rapidement un grand succès. Chaque groupe ou cercle se réclamant de l'I.S. était porté à considérer comme "pro-situs" les groupes ou individus de la mouvance situationniste avec lesquels il se trouvait en désaccord. C'est quelque peu caricatural mais cela traduit une tendance observée durant les années soixante dix et quatre-vingt. C'est aussi une façon de rappeler l'éparpillement et la parcellisation du courant post-situationniste pour la même période. D'ou l'importance en leur temps des éditions Champ Libre, indépendemment de la qualité de leur catalogue, comme référence commune pour qui peu ou prou se disait "situationniste". L'EdN, principalement, s'est constituée en réaction à ce qu'à tort ou à raison elle considérait comme l'expression d'un avant gardisme dépassé. Elle se référait (sans les nommer dans un premier temps) aux "radicaux" ou autres "pro-situs", tout en distinguant chez ceux-ci ou ceux-là "les individus acquis aux thèses révolutionnaires" susceptibles de se ralier à "ce nouveau départ de la contestation du monde" que représentait encore l'EdN pour Semprun deux ans après la création de la revue. Quand les auteurs de Contre l'EdN évoquent "la nature de la petite entreprise EdN, son caractère proprement pro-situ", ils se trompent d'époque (et même ceci s'avérait déjà discutable en 1986). C'est passer à coté de ce que l'EdN est devenue et ce ce qu'elle peut représenter aujourd'hui. Ce à quoi pourtant Caboret... contribuent dans d'autres pages de leur brochure.
Ici je reviendrai sur la réflexion d'Enzo Traverso concernant le révisionnisme. Car la grille de lecture proposée par cet historien s'avère excellente et tout à fait opportune pour reprendre ma démonstration. J'écarte d'emblée le troisième cas de figure, "la révision néfaste", pour ne conserver que les deux premiers. Un partisan déclaré de l'EdN jugera "fécondes" les révisions encyclopédistes vis à vis de l'I.S parce que cela, pour reprendre une expression de René Riesel, "permet d'observer le monde tel qu'il est aujourd'hui". C'est à dire tel que le voit l'EdN. Pour ma part, on aura compris que je range dans la catégorie "discutables", voire "plus que discutables" ces mêmes révisions encyclopédistes.
Dans tous les cas de figure ce révisionnisme est avéré. Mon raisonnement s'effondrerait si l'EdN, dés sa naissance, n'était apparue comme l'un des surgeons du courant situationniste. Le talent de ses rédacteurs (et plus particulièrement de Jaime Semprun) lui octroyait rapidement une fonction de leadership au sein de la mouvance situationniste. L'EdN n'en faisait pas moins entendre sa "petite différence", mais après tout celle-ci venait en droite ligne des thèses 14-15-16-17 de La Véritable scission, d'un certain Guy Debord par conséquent. Des critiques d'abord extérieures, puis internes (ou plutôt périphériques) vont entraîner l'EdN à développer quelques uns des aspects doctrinaux que l'on pouvait auparavant trouver "problématiques", mais qui vont en retour s'avérer "critiques" à l'égard d'un certain "milieu situationniste". Du n° 12 (celui de la polémique avec l'Encyclopédie des Puissances ) au n° 14 (un recentrage à des fins tactiques) ces critiques ne remettent pas fondamentalement en cause l'I.S. On observe certes aujourd'hui que le vers était dans le fruit, mais l'EdN ne franchit pas encore ce pas, décisif. Ce cordon ombilical avec l'I.S. et les situationnistes sera coupé dans le 15e (et dernier) numéro de la revue. Deux années venaient de s'écouler durant lesquelles l'EdN avait troqué son statut de revue contre celui d'un groupe se situant à l'épicentre d'un "mouvement généralisé contre les nuisances". Debord, encore ménagé dans le n° 15, subira plus tard le même sort (Mandioso se chargeant de la besogne dans Le chaudron du négatif ). En n'oubliant pas de rappeler que la parution en 1998 de la Correspondance de Guy Debord avec Jean François Martos mettait en lumière le rôle joué par l'auteur de La Société du spectacle dans la polémique EdN-EdP.
Cependant cette révision, d'abord implicite, puis explicite jusqu'à devenir l'un des "fonds de commerce" de l'EdN, va finir par déborder le cadre défini par l'I.S., Debord et les situationnistes. D'un ouvrage à l'autre les encyclopédistes vont réviser une conception de l'histoire, un socle de références et un mode de relation au monde dont l'I.S. était partie prenante mais qui s'élargit à d'autres contours. C'est à dire, toujours plus en amont, l'EdN va s'en prendre aux "radicaux", aux révolutionnaires, aux progressistes (ce dernier terme finissant par désigner pêle mêle les adeptes du progrès, les gauchistes, et les artistes et poètes "modernes"). Ce n'était sans doute pas suffisant pour abattre le moloch puisque la machine encyclopédique s'emballait littéralement pour réviser, non seulement la Révolution française et les Lumières, mais le laissait entendre pour l'invention de l'imprimerie, et celle de l'écriture.
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Reprenons la lecture de Contre l'EdN pour nous arrêter à la seconde partie, "Diabolus ex machina". Ses rédacteurs écrivent que "l'EdN croit avoir décelé dans la technique le centre même du monde existant, et elle le déclare mauvais". Dans l'un de ses ouvrages, Après l'effondrement (paru en 2000), Jean-Marc Mandosio écrit prudemment : "Une critique de la technique, en soi, n'a pas de sens. Il peut être sensé de critiquer - comme nous le faisons ici - un certain système critique, par exemple la néotechnologie ; mais récuser "la technique", de façon générale et abstraite, c'est remettre en cause l'idée même d'humanité, ce qui n'est pas, on l'imagine, sans conséquences". Dans le troisième chapitre ("Le conditionnement néotechnologique"), il se livre à une pertinente analyse des relations entre "technique" et "technologie" (en s'appuyant, entre autres, sur Anders, Horkheimer et Adorno) pour finalement avancer : "La technologie n'est pas moins une technique qu'une idéologie ; c'est une "idéologie matérialisée". (C'est pourquoi il est vain, comme le font certains auteurs, de prétendre séparer l'idéologie technicienne de la technologie elle-même au prétexte que celle-ci ne serait plus ou moins qu'un "outil" neutre")". C'est là que les difficultés commencent. Car ajouter que la technologie "a si bien transformé le monde qu'elle s'est imposée, tant aux yeux de ses partisans que de ses détracteurs, comme le seul monde possible, devenant ainsi l'idéologie véritablement dominante" c'est aller un peu vite en besogne. On voit l'intérêt de ce tour de force. Le "pour ou contre la technologie" remplit tout l'espace. Circulez, y a rien d'autre à voir !. Mandosio reprend l'une des thèses de Kaczynski tout en lui ôtant son coté "brut de décoffrage". Ici c'est plus souple, plus délié, plus fun.
Cependant, en règle générale, les encyclopédistes font rarement la distinction entre "technique" et "technologie". La technique possèdant l'avantage de pouvoir être utilisée dans des raisonnements de type abstrait. D'ou ce flottement pour décrire avec la précision voulue les outils du "projet de destruction de l'univers". C'est là que le ton catastrophiste vient combler les lacunes de la réflexion. Dans cette fuite en arrière l'oracle tombe comme la foudre : l'homme est (devenu) une machine. "Les individus sont saisis comme une pure chose que les conditions techniques adaptent et modèlent à volonté". Les auteurs de Contre l'EdN suggèrent que nos encyclopédistes ont "pris la littérature de science-fiction pour l'analyse prophétique de la société moderne. Que Zamiatine, Brunner, Dick etc., puissent faire réfléchir, on le conçoit ; qu'on prenne strito sensu leurs récits pour des critiques révolutionnaires, voilà une confusion qui est bien de son époque". Et encore, l'adjectif "révolutionnaire" est-il de trop dans cette nuit encyclopédiste ou les machines parlent aux machines.
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On retrouve une EdN davantage en phase avec une certaine actualité, celle liée à "la question des OGM". A cette occasion elle fait une recrue de choix, René Riesel. L'ex "enragé" et ancien membre de l'I.S., devenu paysan, publie trois ouvrages aux éditions de l'EdN : Déclarations sur l'agriculture transgénique et ceux qui prédendent s'y opposer, Aveux complets des véritables mobiles du crime commid au Cirad le 5 juin 1999, et Du progrès dans la domestication. Riesel se présente volontiers comme un "homme de terrain", privilégiant l'examen des faits et leur analyse à des considérations philosophico-éthiques sur la technique. Le dernier ouvrage cité prolonge d'ailleurs les deux premiers sur l'activité et les combats anti-OGM. Dans Du progrès dans la domestication Riesel consacre cependant de nombreuses pages à d'autres questions, plus théoriques. En particulier il se réfère à cette fameuse "société industrielle" (dont Mandosio et Semprun se font l'écho cette même année 2003) sans pourtant citer l'habituelle référence, Théodore Kaczynski (ou incidemment à travers la mention d'une "sursocialisation").
Dans la présentation de son ouvrage, Riesel entend "démêler (...) les relations qui lient entre eux et à d'autres modes d'optimisation de la soumission de masse aux conditions de la survie industrielle et marchande. De considérer enfin tout cela unitairement, sous l'angle de l'aliénation moderne et de l'effondrement, chaotique mais déjà durable, de la société industrielle". Soit. Mais cela dure depuis combien de temps ? Et cet effondrement pourrait durer, alors ? Ceci parait pour le moins obscur. Allons à la page 68, et aux suivantes pour en savoir davantage. Riesel loge dans le même panier de linge sale, celui du progressisme, les individus qui venant des horizons politiques les plus différents constituent la "véritable idéologie dominante de l'époque" ; laquelle réconcilie tout ce beau monde contre ceux, à l'instart de Riesel, qui se font les critiques implacables de la société industrielle. En bon encyclopédiste Riesel désigne, parmi "les plus âpres contempteurs des positions anti-progressistes", plus particulièrement ceux qui revendiquent "l'héritage et l'usufruit exclusifs que personne ne leur dispute, de telle ou telle doxa radicale (...) A cela se résument les solides arguments auxquels recourent divers fossiles vivants, issus du situationnisme ou de l'ultra-gauche, pour réfuter l'idée qu'on puisse trouver avantage à désigner cette société comme société industrielle. Eux trouvent suffisant de continuer à parler, qui de société capitaliste, qui de société capitalisée, qui de société du spectacle (...) A quoi bon s'attarder dans ce musée Grévin de la pensée critique ?". Sinon, Cher Riesel, pour constater que ces "figures de cire" communiquent, puisque "chacun étant libre de communiquer comme il l'entend, la plupart de ces critiques de la technophobie et des technophobes ont, en effet, trouvé leur forme adéquate ; elles attendent leur public sur Internet, le grand média libertaire dont le capital s'acharne à spolier la créativité des masses".
En définitive rien de nouveau sous le soleil. Riesel reprend l'habituelle antienne encyclopédiste sur la critique de la société industrielle sans la renouveller (assortie des non moins habituelles diatribes contre les "radicaux"). Nos questions sur "l'effondrement" de cette même société industrielle n'ont pas reçu de réponses.
Un article de Javier Rodriguez Hidalgo, "La critique anti-industrielle et son avenir" (publié dans le n° 7-8 des Nouvelles de nulle part ) tente de clarifier la question. Reprenant grosso modo l'analyse proposée deux ans plus tôt par Jean-Marc Mandosio dans Le chaudron du négatif, mais sur un mode moins polémique, Hidalgo n'hésite pourtant pas à adresser plusieurs objections à cette "critique". Il relève à juste titre qu'en raison du constat encyclopédiste sur l'absence de tout "sujet révolutionnaire" cette critique va rencontrer tôt ou tard ses limites. Hidalgo s'attarde également sur l'ambiguité du terme "société industrielle". Là aussi le corpus encyclopédiste ne permet pas de répondre à la question posée : "A partir de quel moment peut-on dire que nous sommes entrés dans une société de ce genre ?". Jacques Ellul, l'une des références de la mouvance "antiprogressiste", récusait d'ailleurs le terme de "société industrielle" qu'il trouvait inadéquat, et dépourvu de sens. Hidalgo est cependant d'accord, pour l'essentiel, avec cette critique anti-industrielle. Et celle ci se confond avec les deux trois idées avancées par l'EdN depuis de longues années. Retour à la case départ.
Est-on plus avancé qu'auparavant ? Pas vraiment. Il est vrai que nos encyclopédistes en pilotant à vue ne facilitent pas la tâche. On sait par contre que cette terminologie ("la société industrielle") se trouve utilisée comme argument d'autorité pour confondre ceux qui, en se réfèrant à des notions aussi désuettes que "société capitaliste", "société marchande", ou "société du spectacle", persistent à vouloir transformer un monde qui n'existerait plus. Ici je répondrai, en citant "les Amis de Nemesis" : "Mais si l'on conserve une dose minimale de sérieux, on doit admettre que ceux qui s'opposent à la notion de "société industrielle" ne défendent jamais la réalité que les technophobes baptisent ainsi ; et que leur opposition à certains termes et à une certaine analyse, qui leur paraissent indigents, ne vise qu'à maintenir une opposition plus fondamentale à la société dominante".
Ce propos nous allons le prolonger en reprenant quelques uns des éléments d'une réponse adressée par Norbert Trenkle (du groupe Krisis) à Jaime Semprun : ce dernier ayant auparavant émis des critiques dans le n° 4 des Nouvelles de nulle part sur Manifeste contre le travail (publié en 2002, pour l'édition française, par Krisis). Semprun reproche au Manifeste son attachement "à une certaine orthodoxie marxiste" à travers "l'idée d'une réappropriation possible des "forces productives" de la grande industrie, sous la forme que leur a donné le capitalisme". Il argue d'un "seuil historique" franchit au XXe siècle "quelque part entre Hiroshima et Tchernobyl" dans la transformation des "forces productives" en "forces destructrices" pour avancer que "la naturalisation de la nécessité du travail n'est plus seulement idéologique (comme le dénonce le Manifeste ), elle est passée dans les faits, elle s'est matérialisée sous la forme de la catastrophe en cours". Donc, c'est se leurrer que "croire qu'on pourrait retrouver intactes, une fois débarrassées de leur forme capitaliste, valeur d'usage et technique émancipatrice". En résumé, Semprun reproche au Manifeste de rester attaché au fétichisme productiviste du vieux mouvement ouvrier pour lui opposer une critique de la société centrée sur la remise en cause de la technologie moderne.
Trenkle, dans sa réponse, prend l'exemple du trafic automobile. Celui-ci empoisonne l'air (et génère des problèmes de santé), dévaste l'espace public et contribue au processus d'asocialisation (de sujets automobilistes "tout à la fois massifiés et isolés"). La suppression, par conséquent, indispensable de ce trafic sous les formes qu'on lui connaît, n'exclut pas pour autant l'utilisation de l'automobile à des fins particulières. "Il s'agira plutôt d'inventer des systèmes de circulation permettant à chacun d'aller partout ou bon lui semble sans détruire ni la nature ni les paysages et sans avoir à se transformer en monade furieuse, coincée dans son tas de ferraille". En utilisant, bien entendu, un véhicule très différent de ce qu'est une automoble aujourd'hui. C'est dire qu'une confiance absolue aux sciences et à la technique (la position technophile) est tout aussi condamnable que l'affirmation d'un refus tout aussi absolu (la position technophobe). "Une société libérée, poursuit Trenkle, devra examiner à chaque fois concrètement la technologie et la science que le capitalisme a engendrées sous une forme fétichiste et largement destructive pour savoir si, et dans quelle mesure, elles pourront ou non être transformées et développées pour le bien de tous". Ce cadre défini, la discussion peut s'engager. Il parait cependant nécessaire d'en exclure les manipulations génétiques en matière scientifique, de "nombreux procédés de l'agriculture industrielle", tout comme la totalité de l'industrie nucléaire. "Ce sera alors en fonction de divers critères qualitatifs, sensibles et esthétiques qu'ils (les membres de la société) décideront ce qu'ils acceptent et ce qu'ils refusent".
On voit parfaitement ce qui sépare Semprun et Trenkle. Là ou le premier, pour expliquer le monde tel qu'il ne va pas, se focalise sur la production industrielle et les nouvelles technologies, le second, partant des contradictions entre forces productives et rapports de production, tente de définir le cadre qui permettrait de mettre la science et les technologie à l'épreuve des choix par lesquels nous aspirons à vivre dans une société plus libre, plus juste, plus solidaire, plus riche en potentialités diverses. C'est aussi la question de la démocratie qui est posée ici. Il faudra bien y revenir.
Dans son ouvrage La Joie de la révolution Ken Knabb consacre un sous-chapitre aux "objections des technophobes". Cet essayiste, tout en s'inscrivant dans un courant de pensée différent de celui des membres du groupe Krisis (anarchiste pour le premier, marxiste pour les seconds), anticipe en quelque sorte la réflexion de Norbert Trenkle. Il remarque que "les technophobes et les technophiles (qui) s'accordent pour traiter la technologie isolément des autres facteurs sociaux, ne divergent que dans leurs conclusions, également simplistes, qui énoncent que les nouvelles technologies sont en elles-mêmes libératrices ou en elles-mêmes aliénantes". Knabb précise cependant que "la technologie moderne est si étroitement mêlée à tous les aspects de notre vie qu'elle ne saurait être supprimée brusquement sans anéantir, dans un chaos mondial, des milliards de gens". Il s'appuie sur les exemples suivants (souvent cités, mais toujours pertinents) : "Je doute que les technophobes voudront réellement éliminer les fauteuils roulants motorisés ; ou débrancher les mécanismes ingénieux comme celui qui permet au physicien Stephen Hawking de communiquer malgré sa paralysie totale ; ou laisser mourir en couches une femme qui pourrait être sauvée par la technologie médicale ; ou accepter la réapparition des maladies qui autrefois tuaient ou estropiaient régulièrement un fort pourcentage de la population ; ou se résigner à ne jamais rendre visite aux habitants d'autres régions du monde à moins qu'on puisse y aller à pied, et à ne jamais communiquer avec ces gens là ; ou rester là sans rien faire alors que des hommes meurrent de famines qui pourraient être jugulées par le transport de vivres d'un continent à l'autre".
Ken Knabb fait ensuite l'inventaire des technologies qui devraient disparaitre : en premier lieu le nucléaire, mais aussi les industries produisant des marchandises inutiles ou superflues. En revanche, pour d'autres (de l'électricité aux instruments chirurgicaux, en passant par le réfrigérateur et l'imprimerie), "il s'agit d'en faire meilleur usage (...) en les soumettant au contrôle populaire et en y introduisant quelques améliorations d'ordre écologique". Knabb repend le sempiternel exemple automobile dans des termes voisins de ceux de Trenkle. Précisons que l'EdN ne peut être assimilée à la tendance la plus fondamentaliste de l'écologie à laquelle se réfère principalement Ken Knabb. Jean-Marc Mandosio consacre d'ailleurs plusieurs pages de Après l'effondrement à réfuter les thèses de John Zerzan, le principal penseur de ce courant. Trop proche en définitive d'Heidegger (lequel, de part son compagnonnage nazi sent trop le soufre pour se retrouver dans le panthéon encyclopédique, parmi les contempteurs de la technique). Et Mandosio n'entend pas remonter à la préhistoire pour chercher l'essence de la technologie. La société industrielle lui suffit. C'est aussi dire que les encyclopédistes, qui affirment haut et fort leur opposition à la "société industrielle", deviennent plus prudents, plus évasifs, voire plus modestes quand l'on aborde les questions du "comment faire" ou du "comment vivre" qu'implique la destruction de cette même société.
Quelques lignes de Remparques sur l'agriculture génétiquement modifiée et la dégradation des espèces ("il était dit qu'il ne restait plus, pour sortir du monde clos de la vie industrielle, qu'à partir cultiver son jardin") avaient suscité l'ironie des rédacteurs de Contre l'EdN. Jaime Semprun y répondait dans l'article "Le fantôme de la théorie" : "La formule a en général été prise pour une pirouette un peu facile, un expédient choisi faute de pouvoir énoncer un programme plus ambitieux. C'était pourtant, à y regarder de près, et sans oeillères "radicales", un programme des plus ambitieux, à prendre dans son sens aussi bien littéral que figuré (...) Je concluerai en disant qu'un bon manuel de jardinage, assorti de toutes les considérations critiques qu'appelle aujourd'hui l'exercice de cette activité (car là aussi il est déjà bien tard), serait sans doute plus utile, pour traverser les cataclysmes qui viennent, que des écrits théoriques persistant à spéculer imperturbablement, comme si nous étions bien au sec, sur le pourquoi et le comment du naufrage de la société industrielle".
Le lecteur, que la charge encyclopédiste contre la société industrielle aurait impressionné, et qui attendait avec une certaine curiosité la suite, en termes programmatiques et pratiques, que cette impitoyable critique annonçait, peut légitimement avouer sa déception. La montagne encyclopédiste n'a-t-elle pas ici accouché d'une souris jardinière (ou potagère) ? On sait que le jardinage et le bricolage sont les deux loisirs préférés des français. Le premier a néanmoins sur le second l'avantage d'être pratiqué par des individus des deux sexes. Pourtant il s'agit, comme l'indique Semprun, d'un "programme ambitieux". L'EdN compte peut-être rallier les divisions jardinières à sa cause. A moins qu'elle n'envisage une OPA sur Rustiqua. Il est dommage que Semprun assortisse sa démonstration d'une restriction ("car là aussi il est déjà bien tard") qui plombe finalement la dynamique amorcée en terme de un, deux, trois jardins ! (le petit traité du jardinage à la main). Que reste-il à faire si, là aussi, c'est déja trop tard ? Troquer nos bêches et nos arrosoirs contre un marteau et des clous ? Afin de construire le radeau que nous conseille Semprun (un peu plus haut dans le même article), si nous voulons survivre au naufrage de la société industrielle ?
Comment, une fois de plus, prendre l'EdN au sérieux. En renchérissant sur ce mode Semprun prête le flanc à l'ironie, certes. Dans l'après 68, le plus souvent sur un mode communautaire, des individus ont fait le choix de "sortir" délibéremment, voire définitivement du système capitaliste. C'était, pour être cohérent et logique, se passer par exemple des services de l'EDF ou de la Française des eaux. Ce qui necessitait le recours à d'autres types d'énergie et d'équipement (solaire, éoliennes, etc) dans une perspective d'autosuffisance. Et là le potager (et le verger) prenait toute sa valeur. La discussion peut porter sur le caractère plus ou moins individuel de ces démarches. N'avait-elle pas pris auparavant le caractère de l'alternative ("il faut d'abord changer la société", "il faut d'abord changer les individus"). Quoiqu'on puisse penser de ces choix et de l'excellence, ou pas, des modèles de société qu'ils induisent, les personnes qui se livrent ou se livraient à ces "expérimentations" méritent tout notre respect. Elles mettent (ou mettaient) au moins leurs idées en pratique (tout en sortant du mode de vie "dominant"). Rien de tel en ce qui concerne les intellectuels de l'EdN. On me répondra que le fonctionnement d'une maison d'édition, la poursuite d'une carrière universitaire, ou que sais-je encore, interdisent la poursuite d'une telle discussion. Nous sommes bien d'accord.
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Dans Contre l'EdN ses rédacteurs relèvent que pour le Debord de La Véritable scission, "comme pour le reste du monde, les nuisances désignent la pollution dans un sens qui, aussi élargi soit-il, n'atteint jamais l'extension exorbitante que lui donne l'EdN. Avec elle, les nuisances ne recouvrent pas seulement les altérations irréversibles introduites par la technique dans son assaut contre la nature, mais aussi la ruine des conditons de tout jugement et de toute conscience possible". Si l'EdN de 1984 redéfinissait le concept pour se distinguer de l'écologisme ambiant, et mieux préciser la nature de son projet et de ses objectifs, elle va ensuite l'élargir aux dimensions de la grenouille de la fable. Ou, pour le dire comme Caboret... : "Comme catégorie adéquate à tout, donc à rien, la notion de nuisance pouvait dés lors se remplir à vive allure (...) Elle devait finir par englober la société dans son ensemble, "puisque la production sociale des nuisances est elle-même une nuisance"". Dans les derniers ouvrages publiés par l'EdN le terme "nuisance" a d'ailleurs pratiquement disparu. Pourquoi vouloir encore l'utiliser puisque les nuisances sont partout.
Avant d'en venir à une question essentielle, induite par celle des "nuisances", je vais de nouveau faire un détour. Un passage de la troisième partie de Contre l'EdN ", "L'avant garde de l'absence", m'en donne l'occasion. Parmi des propos sur lesquels je reviendrai, certains, qui ne sont pas au coeur de la démonstration des quatre rédacteurs, appellent une réponse sur un point précis. Ceci concerne Adorno et l'école de Francfort. Autant dire sans plus tarder que je suis en désaccord avec ce qu'écrivent dans cette brochure Caboret... L'exprimer ici sortirait du cadre de cette contribution, la mienne. En revanche, je partirai de la phrase suivante, pour apporter des précisions qui me ramèneront à notre sujet : "Sans aucune prise pratique réelle, l'EdN, en renversant dans le même élan de naïveté extrême le spontanéisme exalté des pouvements post-soixante-huitards, redécouvrait ainsi par des chemins historiques autrement moins tragique le pessimisme foncier et sans issue d'Adorno et d'Horkheimer". Pessimistes oui ; sans issue, non. Horkheimer, dans le courant des années cinquante, à évolué vers une sorte de "conservatisme éclairé". Adorno, lui, a défendu la "théorie critique" jusqu'à sa mort (son Esthétique le prouve si besoin était). Ce qui n'échappe pas à la critique chez Adorno concerne le "personnage institutionnel" qu'il était devenu au début des années soixante. Ses démélés avec les étudiants en 68 sont suffisamment connus depuis la parution française en 1987 de Critique de la raison cynique de Peter Sloterdijk pour ne pas y revenir (Sloterdijk précisant que les étudiants contestaient Adorno avec des arguments qu'ils avaient appris de ce dernier).
Pour revenir à la notion de "pessimisme" il importe de bien distinguer ce qui relève du pessimisme (généralement une "attitude philosophique", à l'instar de Horkheimer et Adorno), et ce qui aujourd'hui n'a pas grand chose à voir avec cette terminologie. Mais il me faut d'abord traiter du pessimisme des penseurs de l'école de Francfort (voire chez quelques autres auteurs) pour dire ensuite en quoi l'EdN ne relève pas de cette catégorie. Et d'en tirer les conclusions qui s'imposent.
Dans un livre non traduit en langue française (Time, labor and Social Domination ) Moïshe Postone évoque le "pessimisme critique" de l'école de Francfort. Le terme semble particulièrement bien choisi. Les causes de ce pessimisme sont bien connues : la barbarie nazie et ses conséquences, le contexte de guerre mondiale et l'exil américain. Théodore Adorno écrit dans les premières pages de Minima Moralia (le plus pessimiste de ses ouvrages) : ""Que c'est joli !", même cette exclamation innocente revient à justiifer les infamies de l'existence, qui est tout autre que belle ; et il n'y a plus maintenant de beauté et de consolation que dans le regard qui se tourne vers l'horrible, s'y confronte et maintient, avec une conscience entière de la négativité, la possibilité d'un monde meilleur". L'essentiel de la pensée d'Adorno est contenue dans cette phrase. Le philosophe allemand ne pouvait que faire appel à la plus sombre de ses palettes pour écrire ces "reflexions sur la vie mutilée". Certaines des pages de Minima Moralia sont d'un pessimisme absolu. Et pourtant jamais Adorno ne se résigne. Sa pensée, d'un thème à l'autre, se confronte à l'horrible, l'ordure, la brutalité, le déréliction, l'arrogance, la bêtise, l'oppression, l'aliénation sans cesser de vouloir maintenir "avec la conscience entière de la négativité, la possibilité d'un monde meilleur". Qu'il traite de "la négation des rapports de classe", de "la brutalité de la technique", du "pouvoir de la connaissance", de "l'escamotage de la personnalité", de "l'aversion pour la pensée", du "caractère double du progrès", de "la morale de l'esclave", du "conformisme des intellectuels" ou de "l'augmentation graduelle de l'horreur" la noirceur du tableau s'accompagne de la mise à jour, au plus intime de la vie individuelle, des processus d'oppression et de domination. En tout état de cause la lecture de Minima Moralia est l'une de celles qui contribue à rendre ce monde encore plus inacceptable. Adorno n'entend pas cependant faire de concession dans le registre "ne pas désespérer Billancourt". Comme l'exprimait déjà Benjamin l'espoir nous sera donné par les plus désespérés.
Et puis, le dernier Debord n'est-il pas pessimiste (comparé à celui de 1972) ? Pas à la manière d'Adorno, certes. Le pessimisme radical d'Adorno s'expliquait, entre autres raisons, par l'expérience douloureuse de l'exil. C'est elle qui lui permettait de saisir avec une telle acuité les différents visages que prenait la domination dans le pays du capitalisme le plus avancé (l'Amérique des années 40), et de manière concommitante le naufrage de la raison (la révélation de l'existence de camps d'extermination justifiant à postériori les thèses de Dialectique de la raison ). Il y a là une dimension tragique que l'on ne retrouve pas dans l'itinéraire de Guy Debord. Les "désillusions" des lendemains de 68 excluaient que ce dernier s'exprimât dans le ton, plus volontariste qu'optimiste, de La seconde scission. Im Girum... en apporte un premier témoignage et Les Commentaires sur la société du spectacle l'illustration. Ici le pessimisme de Debord apparait dans son souci "de ne pas trop instruire n'importe qui" et dans l'obligation "à écrire, encore une fois de façon nouvelle" eu égard "le malheur des temps".
Dans ce texte, plus haut cité (Remarques sur les émeutes de l'automne 2005 dans les banlieues françaises ), cette tonalité pessimiste se retrouve en particulier dans la phrase suivante : "La marge, pour ceux qui n'ont pas renoncé (pour parler comme André Breton) à "transformer le monde" et à "changer la vie", parait plus étroite que jamais". Cependant j'ajoutais : "Mais, à leur façon, les jeunes émeutiers de novembre dernier n'expriment-ils pas aussi, avec la force et la violence du désespoir (de celui dont Walter Benjamin disait que viendrait l'espoir), sans toutefois le formuler et encore moins le théoriser, cette "part indestructible de refus" que nous ont légué tous ceux dont le projet émancipateur entendait signer l'acte de décès du monde tel qu'il va ? On me répondra qu'il existe un autre monde entre ce refus là, et ces derniers : celui du projet émancipateur, par exemple (...) Entre la reconnaissance en toute connaissance de cause, de cette différence et la tentation de reprendre le discours du renard de la fable il y a cependant comme une autre marge". Là j'opposais "ceux qui n'ont pas renoncé à vouloir lire, interpréter, voire modifier notre présent à l'aune de cette "promesse d'humanité"" et "ceux, non moins "critiques", non moins "hostiles à ce monde", mais pour qui les carottes seraient cuites (il est vrai que le cynisme, le nihilisme passif et la résignation accompagnent généralement les "lendemains qui déchantent")".
C'est ici qu'il nous faut retrouver l'EdN. Ce serait lui accorder une importance excessive, voire se montrer injuste à son égard que de vouloir à tout prix la confondre avec ces seconds. Il n'en est pas moins vrai que ces "qualités" qui accompagnent les "lendemains qui déchantent" sont l'autre face d'une pièce que nous avons auparavant vu frappée à l'effigie du catastrophisme.
Mais je voudrais reprendre ma démonstration là ou je l'avais laissée avant cette digression sur le pessimisme. J'aborde ici les pages les plus pertinentes de Contre l'EdN. Déjà, dans leur introduction, les quatre rédacteurs, partant de "critiques impitoyables d'un monde moderne" prètées à l'EdN, évoquaient à ce sujet "un point de vue qui a étrangement évacué toute perspective révolutionnaire lui substituant plutôt celle d'une fin du monde ". Mais plus encore quand ils relèvent les difficultés de l'EdN à situer sur un plan historique ce que les encyclopédistes désignent sous le nom "d'effondrement", de "catastrophe" ou de "tournant historique" : "son seul embarras réside dans la fixation de ce fameux "tournant historique" qui, se promenant comme un curseur affolé sur l'échelle du temps, stationnera indifféremment à quelques dates du XXe siècle, à une période pré-capitaliste, à la naissance de la science moderne ou bien encore à celle de la philosophie".
Dans un même livre (Après l'effondrement de Jean-Marc Mandosio) l'auteur évoque dans l'avant-propos "Il n'est pas excessif de dire que nous nous trouvons aujourd'hui après l'effondrement " (de la civilisation), pour, 200 pages plus loin, affirmer que "cet effondrement (...) est dejà presque achevé " (la civilisation appelée ici "conscience humaine et des conditions objectives qui la rendent possibles"). On en conclut que cet effondrement (du moins sa phase finale) a eu lieu entre la fin de la rédaction de l'ouvrage et celle de l'avant-propos. C'est à dire, pour les lecteurs qui s'en inquièteraient, durant le premier semestre de l'année 2000. Comme quoi la grande peur millérariste, liée au passage d'un siècle à l'autre, n'était pas sans fondement. René Riesel, on l'a vu, parlait lui de "l'effondrement, chaotique mais déjà durable, de la société industrielle". Qu'est ce qui s'effondre : la civilisation ou la société industrielle ? Accordez vos violons, messieurs ! Jaime Semprun, lui, dans ses "Notes sur le Manifeste contre le travail du groupe Krisis", se réfère au "seuil historique franchi au cours du XXe siècle, disons entre Hiroshima et Tchernobyl". Mais le même, dans Défense et illustration de la novlangue française, affole tous les curseurs en remontant à "l'invention de l'imprimerie", voire (car on ne peut le vérifier l'aiguille venant de s'immobiliser) à celle de l'écriture.
Mêmes contradictoires, ces analyses (que l'on répugne à appeler "historiques") convergent vers l'idée d'une fin de l'histoire : l'effondrement en question signerait l'arrêt irréversible du "temps historique" (dans le sens que lui ont donné les révolutionnaires depuis le XIXe siècle) puisque notre époque serait la première à s'inscrire en faux contre la possibilité d'une émancipation (celle de la société sans classes, etc.). Ceci revient à dire : il y a eu de l'histoire il n'y en a plus. Certes, on ne sait pas véritablement ce qui s'effondre à lire l'EdN. Ou plutôt si : c'est le concept pour le coup. En réalité c'est plus le mot que la chose qui sollicite nos encyclopédistes.
La chose, en revanche, on la trouve dans l'ouvrage de Jared Diamond, Effondrement (sous titré : "comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie"). Diamond étudie dans le cadre d'une étude comparative des sociétés de tailles différentes dont la diversité couvre toutes les échelles de l'histoire de l'humanité et de l'espace planétaire. Il distingue tout d'abord deux types de société : les premières, qui s'effondrent faute d'avoir su répondre à un certain nombre de problèmes ; et les secondes, également confrontées aux mêmes difficultés, ou à d'autres, qui cependant trouvent les solutions leur permettant de survivre ou d'assurer leur pérennité. Diamond s'appuie sur cinq facteurs déterminants (les dommages environnementaux ; un changement climatique ; des voisins hostiles ; des rapports de dépendance avec des partenaires commerciaux ; et les réponses apportées par une société, selon ses valeurs propres, à ces problèmes) pour analyser les deux processus. Si ce livre aborde d'autres aspects qui peuvent être discutés, voire récusés, son approche fondamentale en terme de disparition ou de survie s'avère particulièrement convaincante. Il n'y pas de fatalité à ce qu'une société s'effondre.
On pourrait limiter les analyses proposées par Diamond à l'île de Paques, aux Mayas, au Groenland, à la Nouvelle Guinée, etc. C'est à dire aux sociétés du passé sans pour autant tirer de celles-ci des leçons pour les sociétés contemporaines. Pourtant, hier comme aujourd'hui, ce sont les mêmes causes qui produisent les mêmes effets. La globalisation n'empêche nullement que l'on puisse (comme le fait par ailleurs l'auteur pour le Japon, la Chine et l'Australie) tirer des enseignements différents de l'analyse actuelle de l'une ou l'autre de ces sociétés. Aujourd'hui il est vrai que cette globalisation, une population mondiale plus importante, et les technologies destructrices font également peser un risque d'effondrement global. Mais cela ne remet pas en cause la grille d'analyse proposée par Diamond qui reste applicable dans les deux cas de figure. Rien n'est inéluctable. Au moins, à la lecture d'Effondrement, le lecteur sait de quoi il en retourne. Il y a un monde entre la pertinence de cette réflexion et les approximations encyclopédistes.
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Peut-on encore parler de paradoxe lorsque, disant choisir "sans hésitation la voie de l'arriération", les encyclopédistes ajoutent que "du moins la vie y conserve quelques traits d'humanité" ? Ne contribuent-ils pas à réhabiliter au sens plein du terme "la pensée réactionnaire" ? Ils apportent un ton, des compétences, des références, un style que ne possèdent pas toujours les thuriféraires de la chose en question, ou qui paraissent vieillis, désuets et dépassés chez ces derniers. Ceci à l'aune des anciens gauchistes devenus les meilleurs défenseurs de "l'économie de marché", de la "démocratie représentative" ou même du libéralisme. A la différence près cependant, elle doit être soulignée pour éviter tout malentendu, que l'EdN n'entend pas se placer sur le terrain idéologique. Nous sommes ici loin des querelles ou des campagnes initiées par "le camp de la gauche" désignant comme "nouveaux réactionnaires" des intellectuels passés le plus souvent de la gauche à la droite. C'est davantage la figure d'un monde disparu que cette "voie de l'arriération" dessine et convoque. Celle du "bon vieux temps" pour le vulgaire, ou de "la douceur de vivre" pour les épigones de M. de Talleyrand. Le temps d'avant la révolution industrielle, disent-ils.
L'excellence encyclopédiste se concentre donc sur les figures du paysan (opposé au cultivateur moderne), de l'artisan ou de l'ouvrier du XIXe siècle. A s'attarder cependant sur cette dernière figure on ne rencontre plus l'ouvrier en lutte, le prolétaire de la "guerre sociale" (encore présent dans la revue entre 1984 et 1990). Non, comme le remarquent les auteurs de Contre l'EdN, "les encyclopédistes ne retiennent pas la dignité ouvrière au sens précis des ouvriers en lutte, mais une dignité rabattue sur la simple fierté du métier, sur l'image du travailleur exemplaire portant à la perfection son habilité manuelle et son intelligence technique". C'est l'ouvrier tel que l'ont toujours célébré conservateurs et patrons, voire, par certains aspects, les instituteurs de la Troisième république : le travailleur irréprochable, soucieux de faire au mieux la tâche qui lui est assignée. Nous n'aurions rien contre, fondamentalement, si ceci n'excluait cela. Car il est pour ainsi dire passé à la trappe l'ouvrier révolutionnaire du XIXe siècle (et du XXe siècle plus encore).
Une réhabilitation peut en cacher une autre. Sauf que celle-ci s'avance davantage masquée. L'EdN, entre autres reproches, ne blâme-t-elle pas les situationnistes ou autres "radicaux" d'avoir critiqué le travail en des termes excessifs ? Le fameux "Ne travaillez jamais", écrit sur les murs de Paris par un certain Guy Debord, n'apparait-il pas plus de cinquante ans plus tard comme un mot d'ordre irresponsable ? Parallèlement, on l'a vu avec Jaime Semprun, les positivités d'hier (ou considérées telles), chez quelques groupes sociaux, deviennent pour les encyclopédistes des modèles négatifs. Le "jeune de banlieue" est désigné sans nuance comme un "barbare". Il devient même le concentré de ce que l'EdN déteste le plus. Il paraissait utile de mettre en parallèle ces différentes figures avant de citer l'excellent Louis Chevalier qui, dans Classes laborieuses et classes dangereuses, écrit (en se référant à une certaine doxa en cours au XIXe siècle) : "Non seulement la condition ouvrière et le genre de vie sont décrits par analogie avec la condition sauvage, mais les divers aspects de la révolte ouvrière et les conflits de classe sont exposés en terme de race".
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Une question, qui n'a été qu'effleurée, doit être maintenant posée : quelle importance peut-on accorder aujourd'hui à l'Encyclopédie des Nuisances en ce début de XXIe siècle ? Il parait difficile de répondre avec certitude. Il faut en tout état de cause reviser très à la baisse l'imprudente déclaration de 1986 ("Notre travail n'a en effet guère de mal à être la tentative intellectuelle la plus importante de cette fin de siècle"). On ne peut pourtant pas prétendre que l'inluence de l'EdN serait nulle : notre contribution le démentirait. La vérité se trouve certainement entre les deux. Tout comme il serait caricatural de réduire cette influence à l'écho positif que l'EdN recueille auprès d'Alain Finkielkraut. L'EdN, qui dans un premier temps, celui de la revue, comptait sur ses propres forces (avec l'aide d'un premier cercle de collaborateurs occasionnels, voire d'un second de sympathisants), a par la suite traversé une période plus ou moins "activiste" tout en développant parallèlement le travail éditorial que l'on connait. Ces publications constituant aujourd'hui l'essentiel de l'activité de l'EdN.
Cette première question en appelle une autre : sur quel public s'appuie l'EdN ? Sans faire de la sociologie empirique tentons de répondre. Il semblerait que le compagnonnage des années quatre-vingt-dix (l'aventure de "l'Alliance pour l'opposition à toutes les nuisances" et ses prolongements) ait fait long feu. Les groupes et individus (appartenant à l'écologie radicale, plutôt d'obédience libertaire) avec lesquels l'EdN s'était retrouvée sur des objectifs communs ont certainement pris de la distance vers le milieu des années quatre-vingt-dix. Il se pourrait que le virage ensuite amorcé par l'EdN (L'abîme se repeuple, plus particulièrement) s'explique également par des désaccords apparus entre les encyclopédistes et ces "compagnons de route". Tout comme il semble que l'adhésion de René Riesel n'a pas entraînée à ses cotés celle de dissidents de la Confédération paysanne. L'EdN continue à fonctionner à partir du noyau fondateur (peut-être délesté de quelques membres), renforcé par Jean-Marc Mandosio et René Riesel. Pourtant peut-on encore parler d'un fonctionnement de groupe ? Rien n'est sur. Ne disposant d'aucune information sur ce sujet, nous en resterons là.
Les ouvrages publiés par les éditions de l'Encyclopédie des Nuisances sont lus, même si les tirages restent modestes. Ce public, alors ? Les pages que j'ai consacré au "révisionnisme" de l'EdN y répondent en grande partie. Ce sont principalement d'anciens situationnistes, ou d'anciens "radicaux". Ceux-ci trouvent dans l'EdN la meilleure des justifications d'une évolution les entraînant à bruler ce qu'ils ont jadis adoré. Ou, si ce langage parait excessif, à remettre fondamentalement en cause des idées autrefois défendues sur un mode non moins pugnace. On peut également avancer que la présence de Jean-Marc Mandosio dans le cénacle encyclopédiste traduit une ouverture vers d'autres publics, dans des cercles universitaires ou scientifiques.
J'ai souvent eu l'occasion de citer La Véritable scission, généralement pour évoquer les thèses 14 à 17 fort prisées par la première EdN . Il en est d'autres, dans cet ouvrage de Guy Debord, qui en 1972 furent davantage remarquées et commentées : principalement l'analyse bien connue de "regression pro-situ". Je l'ai plus haut évoqué, et je n'y reviendrai pas. Si l'on prend au pied de la lettre cette définition le "pro-situ" renvoie aujourd'hui à un archaïsme. Mais la grille d'analyse de La Véritable scission reste pertinente si l'on met en parallèle l'I.S. et l'EdN. Là ou l'on admirait abstraitement l'I.S. et la Révolution on fera la contastation désabusée que cette société ne peut être ni révolutionnée, ni même réformée ; là ou l'on invoquait pour tout et n'importe quoi la "société du spectacle" on parlera "d'effondrement", et de critique de la "société industrielle" sur un mode catastrophiste ; là ou l'on se repaissait de "nourritures culturelles" parées de tous les prestiges de la subvertivité on consommera des produits "biologiques" ou de "terroir".
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A Michel Crépu qui, commentant Commentaires sur la société du spectacle et Panégyrique, affirmait, "Il y a une histoire de la démocratie, via Tocqueville, qui manque à Monsieur Debord", ce dernier répondit dans "Cette mauvaise réputation..." par : "L'histoire réelle de la démocratie, qui est en effet très fragile, ne passe pas par Tocqueville. Elle passe par les républiques d'Athènes et de Florence, par les moments de révolution des trois derniers siècles. C'est la victoire de la contre-révolution totalitaire en Russie, et certaines des intentions apparentes de la combattre, qui ont pu rassembler autour de l'héritage intellectuel de Tocqueville la pensée de la recherche ostensible d'une défense de la liberté. Tocqueville ne garantissait pas, de son vivant, que la liberté aurait réellement sa place dans les futures sociétés libérales".
Cette réponse permet de reprendre la question, laissée volontairement en suspens, de la démocratie. Car, parmi les griefs adressés par l'EdN à l'I.S., il en est un, d'importance, qui recoupe cette même question (sans jamais la nommer comme telle). Le lecteur aura compris qu'il ne s'agit nullement ici de la "démocratie représentative". Auparavant, il parait utile de dire un mot sur l'une (l'I.S.) et l'autre (l'EdN ) de ce point de vue. Nous disposons aujourd'hui de tous les documents (ou presque tous) concernant l'I.S. Sans nier le moins du monde les capacités théoriciennes de Guy Debord et, ceci étant, son ascendant intellectuel au sein du groupe, l'égalité formelle de ses membres que faisait valoir l'I.S. se trouve vérifiée à travers ce que nous connaissons du fonctionnement et la pratique des situationnistes. Il faudrait être d'une particulière mauvaise foi pour prétendre le contraire. Nul n'a été exclu de l'I.S. sans discussion préalable, et toutes les exclusions se justifiaient. On pourrait également dire pour l'EdN, du moins de celle des temps de la revue (entre 1984 et 1992), que les encyclopédistes étaient des égaux. Cependant, comme dirait Orwell, l'un d'eux était plus "égaux" (égo ?) que les autres. Chacun aura reconnu Jaime Semprun.
Venons en maintenant aux "griefs". J'ai plus haut relevé (sans trop m'y attarder) que le tir EdN se concentrait principalement sur la notion de "conseils ouvriers" défendue dans les colonnes de l'I.S. durant la seconde partie des années soixante, mais aussi dans La Société du spectacle et Le traité de savoir vivre à l'usage des jeunes générations. En 2003 Jean-Marc Mandosio (dans Le chaudron du négatif ) reprenait et développait cette critique. Plus encore que les encyclopédistes de 1992 (Semprun en l'occurrence) il occultait cette "question de la démocratie" (présente dans les articles et contributions situationnistes sur les "conseils ouvriers") pour se focaliser sur l'absence de toute référence dans ces articles et livres à la sempiternelle "société industrielle". La suite est connue.
On admettra sans difficulté que les "conseils ouvriers" (ou conseils de quartier, d'usagers...) ne sont guère d'actualité de nos jours, certes. Mais passer cette référence à la trappe ou la déclarer obsolète suppose l'abandon de "l'idée démocratique" léguée par "les révolutions des trois derniers siècles". Par ailleurs les discours, les colloques et les publications sur la démocratie ne manquent pas, assuremment. Mais celle-ci, réduite aux dimensions de la "démocratie représentative", entre dans le cadre défini par l'économie de marché et la citoyennité, quand elle ne sert pas de cadre pour y loger l'une et l'autre. Enfin l'EdN aujourd'hui se trouve à cent lieues d'une question qu'elle a pu aborder dans les années quatre-vingt (principalement dans l'analyse faite alors de la situation polonaise), mais qu'elle a définitivement abandonnée dés lors que la critique anti-industrielle l'entraînait à déclarer "dépassé" ou "anachronique" tout projet révolutionnaire axé sur la disparition du capitalisme et de la société de classes. Sachant qu'un tel projet, pour ce faire, passe par l'émergence de lieux "concentrant en eux toutes les fonctions de décision et d'exécution et se fédérant par le moyen de délégués responsables devant la base et révocables à tout instant". Des lieux (qu'on les appelle "conseils ouvriers" ou par un autre nom) représentant la démocratie en marche, celle d'une "communication directe active " permettant d'en finir avec les séparations, hiérarchies et spécialisations. On conclura momentanément ici en précisant qu'un tel abandon chez les encyclopédistes ne peut qu'aller de soi pour qui pose in fine la question : à quoi sert l'EdN ?
On n'a jamais tant fait appel, depuis une trentaine d'années aux experts et à l'expertise. Ceci recouvre généralement les champs des sciences sociales et humaines et celui de l'économie politique. On avait cependant constaté que dans la Pologne du début des années quatre-vingt le rôle de l'expert s'élargissait à d'autres compétences. La principale critique que l'on pouvait adresser à Solidarnosc, c'était de tolérer parmi les responsables nationaux la présence d'experts dont la désignation n'avait été soumise à aucune discussion. De là l'attitude modératrice observée chez ces dits experts : leur médiation n'étant pas étrangère à l'indécision et aux incertitudes qui permirent la reprise en main de la situation par l'armée et le PC polonais.
L'expert, par définition, devrait apporter un avis informé sur un problème relevant de sa compétence. Ce n'est pas à proprement parler un savant ni un politique. Cependant on fait appel à lui à ce double titre : pour justifier "politiquement" telle décision dont il serait le garant comme spécialiste reconnu d'un domaine spécifique. L'expert, qui tient sa légitimité de ses titres universitaires ou de sa notoriété médiatique, en use comme d'un argument d'autorité. On fait régulièrement appel à lui pour participer à des débats de société qui ont pour finalité de définir le cadre strict dans lequel il conviendrait de fixer une prétendue "règle du jeu démocratique". Si l'expert croit jouer le rôle d'un "conseiller du prince" auprès des politiques et autres décideurs, il n'est que le valet, tout comme ces derniers, de cette société spectaculaire-marchande qui s'en sert au mieux de ses intérêts. Les médias raffolent des experts, et l'expert n'accède à la notoriété que par une présence médiatique.
C'est dire combien "expertise" est devenu un concept. Car, comme je le précisais un peu plus haut, etymologiquement parlant l'expert ne devrait apporter qu'un avis informé sur un problème relevant de sa compétence. C'est ce shéma qu'il faut retenir pour apporter un dernier et essentiel éclairage sur l'EdN. Tout n'est pas à rejeter dans les ouvrages publiés par les éditions de l'Encyclopédie des Nuisances. Les encyclopédistes, de part leurs compétences et leurs savoirs (ceux acquis principalement durant les années de publication de la revue), dénoncent les mensonges et les falsifications des experts (ceux du concept) : en particulier dans Remarques sur l'agriculture génétiquement modifiée et la dégradation des espèces (le terrain qu'ils maîtrisent le mieux), voire Après l'effondrement (sur les "nouvelles technologies"), L'abîme se repeuple (sur quelques "progrès de l'aliénation"), Du progrès dans la domestication (à travers le tableau brossé par l'auteur de la lutte anti OGM). On peut même trouver quelques remarques pertinentes dans Défense et illustration de la novlangue française ("les progrès de l'aliénation" en matière de langage).
Mais l'arbre ne saurait cacher la forêt. Il nous faut forger pour l'EdN et les encyclopédistes le concept de "contre-expertise" (de "contre-experts") pour retrouver l'équivalent du propos précédent sur l'expertise. Le contre-expert débusque certes le mensonge de l'expert. Sa légitimité, il la tient de sa position critique vis à vis de l'expert, et du fait que nul politique ou décideur, institution ou média, ne faisant appel à lui il en recueillera un certain prestige auprès de qui sait ici à quoi s'en tenir sur les prétentions ou les falsifications des experts. Nous lui en serions bien gré si l'on s'arrêtait là. Il n'en est rien. Un peu savant, un peu politique, un peu prophète (ou plutôt c'est le prophète qui maintenant prend le dessus), le contre-expert vient nous annoncer que, quoique nous fassions ou que nous nous abstenions de faire, cela ne changera rien. C'est déjà trop tard. Nous vivons désormais un époque totalement deshumanisée. Les notions de transformation et de changement dans une perspective d'émancipation du genre humain n'ont plus aucun sens. Elles sont devenues inopérantes, dérisoires, ineptes. Elles sont autant d'illusions qui remettent à plus tard la seule prise de conscience possible : tout est foutu. A chacun de se débrouiller avec ça. Il n'y a plus que des solutions individuelles. Cultiver son jardin, par exemple.
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Durant les mois qui suivirent la parution des Commentaires sur la société du spectacle une rumeur circula. On disait ou on prétendait qu'une partie du chapitre XXVIII de ce livre se rapportait à l'EdN. Ces deux pages, sans citer de noms, traitaient de l'apparition d'une "critique sociale d'élevage ". Celle-ci émanait de personnes ni universitaires ni médiatiques qui faisaient paraître, "d'une manière assez confidentielle, des textes lucides, anonymes ou signés par des inconnus". Cependant, il s'agissait "de créer, sur des questions qui risqueraient de devenir brulantes, une autre pseudo-opinion critique" ; mais plus encore de proposer, à partir d'une perspective quelque peu biaisée une sorte de "critique latérale" qui blâmerait "beaucoup, mais sans jamais sembler ressentir le besoin de laisser paraître quelle est sa cause ; donc de dire, même implicitement, d'ou elle vient et vers quoi elle voudrait aller".
Aujourd'hui encore, en 2007, aucun document (en l'absence pour l'instant de la Correspondance de Debord pour l'année 1988 et les suivantes) ne nous permet de confirmer ou d'infirmer la véracité de cette rumeur. Nous n'en avons trouvé nulle trace : pas plus dans les lettres de Debord publiées par Jean-François Martos pour cette période de référence que dans les ouvrages ultérieurs de l'auteur. A l'avenir, dans le cas ou il serait avéré que cette analyse de Guy Debord ne concerne pas l'EdN, je laisserais le soin à d'autres, plus savants ou plus curieux, d'identifier les promoteurs de cette "culture d'élevage". En revanche, si jamais cette rumeur était fondée, j'ajouterais, à l'instar des encyclopédistes écrivant dans le n° 14 de la revue, "l'analyse donnée par le Manifeste du parti communiste constitue par exemple une indéniable exagération par rapport à la réalité sociale de l'époque ; mais la tendance historique décrite par ce moyen était bien la tendance principale", que le propos debordien est certes exagéré, mais que la tendance historique décrite par ce moyen était bien la tendance principale (celle à l'oeuvre en 1988 au sein de l'EdN ). Exagéré à l'époque soit, mais bien en deça de cette exagération aujourd'hui !
On se souvient que l'année précédente (en 1987) était paru un court pamphlet anti-EdN intitulé L'Encyclopédie des Puissances. Peu de temps après cette parution, lors d'une rencontre avec l'un des deux rédacteurs, je lui avais fait part de quelques réserves et de mon désaccord avec l'avant dernière phrase du libelle ("Après avoir craché sur les rebelles, elle (l'EdN ) peut être désormais assurée que la prochaine révolte ne se fera pas seulement sans elle, mais aussi contre elle") que je trouvais disproportionnée, excessive et inutilement polémique dans le contexte de cette "querelle". Vingt ans plus tard, que faut-il en penser ?
Bertold Brecht, dans l'une des Histoires de Monsieur Keuner raconte ceci. M. Keuner et l'un de ses amis, R..., s'intéressaient au sort d'un orphelin, confié à la garde de l'une des parentes de cet ami. Un jour le jeune homme commit un larcin. M. K. et R... se concertèrent pour tenter de définir une attitude commune à son égard. Mais ils ne parvinrent pas à se mettre d'accord. M. K. voulait user de la persuasion pour dissuader le jeune homme de recommencer, tandis que R... proposait de le renvoyer sans plus tarder dans un orphelinat connu pour sa sévérité. Le jour même l'orphelin se retrouvait placé dans une famille résidant à l'autre bout du pays. M. K. et R... cessèrent donc de voir ce jeune homme, et n'eurent plus de ses nouvelles. De longues années plus tard, R... informa M. K. que le "cher orphelin" était devenu le chef d'un gang de malfaiteurs. "Je vous l'avais bien dit, ajouta-t-il à son interlocuteur. N'avais-je pas raison ?". M. K. réléchit un moment puis répondit : "Nous avions tous deux ni raison ni tort. Ce que vous m'apprenez aujourd'hui ne saurait nous départager. Je n'ai qu'une seule certitude : ni vous ni moi n'avons pu peser sur le destin de ce jeune homme. Une autre solution lui a été alors proposée. Nous ne pouvions pas savoir que ce serait la pire".
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Le choc des civilisations de Samuel Huntington date de 1996. Mais c'est au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 que les thèses de Huntington s'imposent sur le devant de la scène intellectuelle occidentale. Ne présente-t-on pas le penseur américain comme "l'homme qui avait prévu ces attentats" ! Pour Huntington l'appartenance civilisationnelle prend le pas sur toute autre considération. C'est dire que le facteur d'identification culturelle devient dominant, s'exapère même. De là ce "choc des civilisations" partant d'une défense et illustration de la civilisation occidentale (qui doit pour l'auteur assurer sa domination afin de conjurer la montée des périls). Huntington, pour appuyer sa thèse, désigne plusieurs lignes de fractures entre civilisations de part le monde : celle, en Europe, entre la chrétienté et l'Islam ; celle entre l'Afrique noire et l'Islam ; celle entre l'Asie orthodoxe et l'Islam. Enfin, plus généralement, à l'échelle planétaire, une ligne de fracture dominante entre les mondes occidental et musulman illustrée par les deux guerres du Golfe, le conflit en Afganistan, et les sanctions visant le terrorisme lybien. L'ennemi se trouve clairement désigné : c'est l'Islam. Mais Huntington va encore plus loin lorsqu'il affirme que l'occident est également menacé par une "connexion islamo-confucéenne". La géopolitique cède la place à l'éthnopolitique : la civilisation occidentale devenant pour Huntington un communautarisme à l'échelle mondiale.
Jean-Claude Milner, dans un livre sorti en 2003, Les penchants criminels de l'Europe démocratique, développe la thèse suivante. En demandant la paix au moyen orient, c'est à dire en privilégiant une solution pacifique et négociée au conflit israëlo-palestinien, les démocraties européennes oeuvrent en réalité à la destruction de l'état d'Israël. Cette paix que l'on présente comme le seule solution possible résulte de l'extermination des juifs. L'Europe des lendemains de la Seconde guerre mondiale s'était unie en raison du génocide nazi. Elle n'avait pu s'unir dans la paix et la démocratie qu'une fois débarrasssée du peuple qui faisait obstacle à la réalisation du projet européen, à savoir le peuple juif. Philippe Lançon, commentant ce livre dans Libération écrivait : "On reconnait là, poussée à bout et comme saisie par une folie grammairienne, une vieille thèse réactionnaire (et non pas "d'un nouveau réactionnaire"). Point de départ : c'est la faute aux Lumières ; point d'arrivée : il n'y a plus d'Histoire ; d'action politique ; de valeurs transmises ; passées les bornes, de limites" (6).
Le même Jean-Claude Milner, en 2004, s'est retrouvé au coté des "psys" partis en guerre contre "l'amendement Accoyer", lequel entendait reglémenter le champ des psychothérapies en France. Lors d'un meeting organisé par les promoteurs de cette "contestation", Milner, écrit Jean Birnbaum dans Le Monde, : "prophétisa l'avénement du pire : un état totalitaire, assoiffé de fiches, prompt à planifier le contrôle des âmes et le dressage des corps, bref l'éradication de toute liberté". Le journaliste ajoutait : "A la fois vertigineuse et apocalyptique, entretenant avec le réel des rapports plutôt équivoques, cette parole enflamma alors les larges masses psychanalytiques".
A première vue tout sépare Samuel Huntington, Jean-Claude Milner et l'Encyclopédie des Nuisances. Leur importance respective, tout d'abord : les thèses de Huntington sont commentées dans tous les pays du monde occidental, Milner n'est connu que des seuls intellectuels français (pour ne pas dire "parisiens"), et l'EdN d'un "petit milieu". Tous trois interviennent dans des "disciplines" à ce point différentes (et sur des modes qui ne le sont pas moins) qu'une rencontre commune relèverait du "genre bouffon". Pourtant les uns et les autres défendent explicitement ou implicitement la notion de "civilisation". Explicitement en ce concerne Huntington : la "civilisation occidentale" prenant depuis le 11 septembre 2001 l'aspect d'une citadelle assiégée subissant les assauts du fondamentalisme musulman (le bras armé de l'Islam). C'est aussi une certaine idée de la civilisation occidentale que défend implicitement Milner derrière ses paradoxes et les contorsions de sa pensée (celle "d'une société ou la violence politique d'un petit groupe déterminait le monde"). Quant à l'EdN, si l'adjectif "occidental" fait ici défaut, c'est à la "civilisation" des temps pré-industriels qu'elle entend se référer.
Ne trouve-t-on pas également ici et là le spectre d'une "fin de l'histoire" ? Présent en tout cas chez de nombreux commentateurs ou épigones de Huntington depuis les attentats 11 septembre ; présent aussi chez Milner dans son traitement de "la question juive" ; présent encore chez l'EdN. Mais, plus encore, ce qui réunit Samuel Huntington, Jean-Claude Milner et l'Encyclopédie des Nuisances c'est le catastrophisme de leurs discours. Un discours alimenté ou attisé par des peurs plus ou moins irrationnelles qui prend chez le premier l'aspect du péril musulman, chez le second l'avénement d'un état démocratique totalitaire, et chez la troisième la perte des derniers repères par lesquels les hommes pouvaient encore envisager de se réapproprier leur histoire.
Cette époque ne sait plus bien à quelle boussolle se vouer. C'est dans des temps d'incertitude que retentit la voix des prophètes. Ces voix nous parviennent plus ou moins assourdies (et il n'est pas certain que tous les entendent). Pourtant, en d'autres temps, elles n'auraient assurément pas franchi les limites que l'on assigne à la déraison, à une "nostalgie impénitente", aux "vertiges de l'apocalypse" ou à la rigidité d'une secte. Ces voix, c'est d'ailleurs leur raison d'être, reprennent l'éternelle antienne du malheur de l'humanité pour apporter des remèdes encore plus fallacieux aux maux qu'elles prétendent dénoncer. Avec un prophète, le pire n'est jamais sûr.
L'Histoire continue. Et celle qu'il faudra bien continuer d'écrire, qui n'a été ici qu'ébauchée, se trouve au moins assurée d'une certitude. Elle sait qu'elle ne fera jamais le chemin inverse de celui que lui ont tracé durant des siècles les hommes qui entendaient parier sur l'émancipation du genre humain. Ce texte s'ouvrait sur les surréalistes. Concluons avec l'un d'entre eux, André Breton, qui écrivait : "Cet homme, en avril 1930, recommencerait terriblement si c'était à refaire. Il n'a que l'expérience de ses rêves. Il ne peut concevoir de déception dans l'amour mais il conçoit et il n'a jamais cessé de concevoir la vie - dans sa continuité - comme le lieu de toutes les déceptions. C'est déjà bien assez curieux, bien intéressant qu'il en soit ainsi". C'est cela : tout, toujours, est à recommencer.
février 2007 Max VINCENT
(1) Dans les années soixante-dix, il se souvient de s'être décrit, sur le mode de la boutade, comme "ayant un pied chez les anars, un pied chez les situs et la tête dans la poésie moderne". Même si le trait semble aujourd'hui moins appuyé, il n'a nullement l'intention de corriger ce portrait.
(2) Le détail dans Sur l'interdiction de ma correspondance avec Guy Debord par Jean-François Martos (Le fin mot de l'histoire, B.P. n° 274, 75866 Paris Cedex 18)
(3) La parution du sixième volume de la Correspondance de Guy Debord apporte un éclairage plutôt inattendu sur les relations entre Debord et Semprun durant les années 1984, 1985 et 1986. Jaime Semprun et Christian Sébastiani prennent de nouveau conctact avec Guy Debord après l'assassinat de Gérard Lebovici. Plusieurs lettres seront échangées de part et d'autre jusqu'en août 1986. Des rencontres sont projetées, sans qu'on sache véritablement si toutes ont eu lieu. Debord accueille favorablement la parution du "discours prélimitaire" de l'EdN, et conserve un ton bienveillant pour les numéros suivants. On savait que Debord avait écrit deux articles, "Abat-faim" et "Abolition", qui paraitront dans les n° 5 et 11 de la revue. Plus troublant, on apprend dans ce sixième volume que Debord a proposé à Semprun (lettre du 13-2-86) de prendre la direction de la revue l'EdN. Dans un autre courrier (du 4-4-86), Debord, en accusant réception de Pourquoi je prends la direction de l' Encyclopédie des Nuisances, propose à son correspondant des ajouts, ou modifications dans ce texte. La différence de ton entre les lettres adressées par Debord à Semprun, et celle du 9-9-87 à Baudet et Martos (critique pour ne pas dire plus à l'égard de l'EdN ), donne le vertige. Comme si, quelque part entre les derniers mois de l'année 1986 et ceux du début de l'année suivante, il manquait un important élément d'information. A moins que la mention "d'une sorte de piège qui risquait de capter, jusqu'à un certain point, bien du monde (moi compris)", comme Debord le précise à l'un de ses correspondants, suffise à l'expliquer.
(4) A consulter : Günther Anders, de «l'anthropologie négative» à la philosophie de la technique" par Jean-Pierre Baudet. La première partie de cet article, "Une découverte tardive", expose "dans quelles circonstances s'est faite en France la publication de L'Obsolescence de l'homme ", non sans revenir plus dans le détail sur l'une des péripéties de l'histoire précédemment évoquée. (Les amis de Némésis : www.geocities.com/nemesisite).
(5) La guerre de la liberté : http://laguerredelaliberté.free.fr
(6) Ce texte était presque achevé quand j'ai pris connaissance de cet article de Philippe Lançon. N'est-ce pas un résumé, presque exact, de la cinquantaine de pages écrites auparavant ? La rencontre est certes singulière, mais après tout Milner et l'EdN sont le produit d'une même époque.
(7) Note de bas de page ajoutée en février 2008.
Dans son dernier opus (D’or et de sable, publié en janvier 2008 aux Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances), Jean-Marc Mandosio range Du temps que les situationnistes avaient raison (plus précisément dans le premier chapitre intitulé Dispute autour d’un chaudron) parmi “des compte rendus (se limitant parfois à de simples jugements à l’emporte pièce” : cette recension se trouve regroupée dans le sous-chapitre “L’art de (ne pas) lire”. Mandosio présente Du temps que les situationnistes avaient raison comme une “sorte de version mise à jour et vaguement améliorée de Contre l’EdN, déguisée en évaluation sereine des mérites et démérites des différents ouvrages publiés par cette maison d’édition”. En mettant de coté l’aspect “mise à jour” (puisque la publication de Contre l’EdN précédait celle de Dans le chaudron du négatif et Défense et illustration de la novlangue française ), il faut être un bien étrange lecteur pour évoquer “une version vaguement améliorée”. J’ai précisé en quoi et pourquoi j’étais d’accord avec plusieurs des thèses de Contre l’EdN sans taire mes désaccords (certes moins nombreux). Mais la perspective d’ensemble, et surtout la méthodologie utilisée diffèrent d’une contribution à l’autre. Donc, pour une présentation figurant dans une rubrique appelée “l’art de (ne pas) lire, c’est plutôt raté. Ma réponse s’articule autour des six points suivants (plus un septième, annexe).
a) Tout comme le taureau fonce la tête baissée lorsqu’on agite sous ses yeux un chiffon rouge, l’encyclopédiste fait de même avec les mots (les concepts) progrès et progressisme. On ne raisonne pas plus un taureau qu’un encyclopédiste pour qui la notion de progrès renvoie au mal absolu. Cela devient par exemple inutile d’évoquer quelque “raison critique dialectique” en lieu et place du “schéma hégéliano-marxiste” mandosien. La réponse sera la même : “idéologie du progrès”. Plus ici que dans d’autres domaines cet invariant encyclopédiste témoigne de l’esprit de secte. Je ne reviendrai pas sur ce que j’ai pu écrire dans Du temps que les situationnistes avaient raison sur les notions de progrès et de progressisme.
b) A travers la métaphore “Docteur Jekyll et Mister Hyde” j’avançais que l’inconscient de l’auteur de Dans le chaudron du négatif commençait à m’intéresser. Ce à quoi Mandosio répond : “mais le psychanalyste amateur, épuisé par cet effort, ne pousse pas plus loin son investigation”. Pas de chance ! Plus loin, dans le paragraphe consacré à Défense et illustration de la novlangue française, je poursuis cette investigation à travers la mention d’un “inconscient encyclopédiste”. Ce qui s’appelle progresser qualitativement. Non ?
c) Passons à des points plus sérieux. Mandosio me reproche d’ignorer l’histoire de l’écologie (je lui reprochais pour ma part ses insuffisances historiques sur des périodes bien précises, en particulier les années 60 et mai 68). Mandosio confond (ou veut confondre) ce qui d’un coté relève de l’apparition de thèmes écologiques à travers une information émanant principalement de milieux scientifiques (les fameux “innombrables rapports, articles, livres parus depuis la fin des années cinquante”, qui ne sont innombrables que dans l’esprit de Mandosio : il me renvoie à une note de bas de page indiquant “qu’il existe divers livres sur l’histoire de l’écologie auxquels on pourra se reporter pour plus de détails” sans mentionner le moindre de ces livres !), et de l’autre coté de “la prise de conscience écologique” qui, je persiste, date des lendemains de mai 68. On a comme l’impression que Mandosio a été pris la main dans le sac. Ses explications, malgré l’aspect péremptoire de sa démonstration, paraissent confuses, inappropriées et anachroniques. Il est vrai que la précision dans la chronologie historique apportée plus haut remet en cause l’une des thèses de ce Chaudron : à savoir une I.S. déconnectée de la réalité avant 68, alors que partout clignotaient les signes avant-coureur de la catastrophe à venir. La grille dont se sert Mandosio n’a rien, je le répète, d’historique. A partir de là, évidemment...
d) La plupart des contempteurs du Chaudron du négatif estiment que ce livre est d’abord dirigé contre l’I.S. (c’est également mon avis). Mandosio tient en revanche à préciser qu’il n’a pas écrit un “pamphlet antisituationniste”. Et de revenir sur une phrase qui, dans le dernier chapitre de son Chaudron, serait censée l’expliquer. Celle-ci pourtant ne renseigne nullement sur le dessein caché (bien caché) de l’ouvrage. A en croire l’auteur, la seule Annie Le Brun (plutôt favorable au Chaudron dans un article de la Quinzaine littéraire ), parmi les références convoquées par Mandosio, aurait compris de quoi il en retournait. Il se trouve que je connais bien les ouvrages d’Annie Le Brun. La relation qu’elle entretient avec les textes situationnistes s’avère contrastée d’une époque à l’autre. Dans Appel d’air (1988) et Qui vive (1991), elle parle en termes élogieux de Debord et des situationnistes. D’ailleurs une amitié (ou des relations suivies) se noue en Guy Debord et Annie Le Brun au début des années 90. Il semblerait que des dissensions soient apparues entre eux dans le courant de l’année 1993. Dans Du trop de réalité (paru en 2000), le changement de ton devient patent. Debord est plus ou moins tenu responsable du debordisme impénitent d’un Sollers, et trois des auteurs publiés par l’EdN (dont Mandosio) font l’objet de remarques positives, voire plus. Ce rappel s’imposait pour remettre en perspective cet article dont je m’étonne, connaissant l’habituelle exigence d’Annie Le Brun (ou son attitude sourcilleuse, particulièrement légitime dans de tels cas de figure), que cette dernière n’ait pas relevé les stupidités (citées dans Du temps que... ) de Mandosio sur le surréalisme. Enfin, pour clore là-dessus, si Dans le chaudron du négatif se voulait, comme le prétend son auteur, tout autre chose qu’un “éreintement de l’I.S., c’est complètement raté !
e) Curieusement, Mandosio me prive même de mon nom puisqu’il m’appelle “l’anonyme”. Certes mon nom n’a pas figuré dans un premier temps au bas de mon texte dans la référence www.lherbentrelespaves.fr/html-textes/edn, mais il apparaissait bien dans la page d’accueil du site “L’herbe entre les pavés” comme auteur de Du temps que les situationnistes avaient raison. Cependant, à travers la mention d’un mail adressé par un proche de l’EdN (qui sans me connaître a su, lui, trouver l’auteur de ce texte), j’incline à penser que Mandosio n’était pas sans l’ignorer. Ceci n’aurait pas d’importance si, dans l’avant propos de D’or et de sable, Mandosio en appelait, en le réitérant, à “l’esprit critique”. En septembre, les amis et connaissances informées de la création du site “L’herbe entre les pavés” pouvaient remarquer que la courte introduction de ce site s’articulait autour de la notion d’esprit critique. Je préférerais évoquer une coïncidence. Mais celle-ci s’avère pour le moins troublante. Que penser, par exemple, de la présence de la phrase, “l’esprit critique n’est pas une invention récente”, dans l’avant-propos de Mandosio !
f) Dans le dernier des essais de D’or et de sable, une réflexion sur “la genèse de la musique industrielle”, Mandosio se réfère durant plusieurs pages à un livre controversé de Christian Béthune, Adorno et le jazz (qu’il qualifie ”d’excellente étude”). J’avais en 2003 répondu de manière critique à Béthune dans une petite brochure diffusée durant la même année. On peut depuis février 2008 prendre connaissance de ce texte sur le site de “L’herbe entre les pavés” (il vient d’être mis en ligne sous le titre Adorno, la “musique classique et le jazz ). Dans les pages citées plus haut, Mandosio se livre au tour de prestidigitation suivant. Les propos de Günther Anders sur le jazz, écrit-il, extraits de L’Obsolescence de l’homme sont discutables. Ils le sont, poursuit-il, parce qu’ils reprennent les analyses erronées d’Adorno sur ce genre musical. Pourtant Anders, conclut momentanément Mandosio, en avouant ouvertement exagérer ses exposés, anticipe “la description d’une musique et d’une danse qui n’existait peut-être qu’à l’état latent ou larvaire (...) mais dont l’événement était prévisible”. En sollicitant pareillement le texte d’Anders (qui n’en peut mais), Mandosio ne dit mot des deux ouvrages qui, les premiers, anticipaient (et de quelle manière !)la description faite un peu plus haut par l’auteur de D’or et de sable, à savoir Le caractère fétiche dans la musique et La dialectique de la raison. Mais citer ici Adorno dans le texte remettrait en cause une démonstration reprenant presque dans le détail l’argumentation de Christian Béthune. De tels talents d’illusionniste et d’escamoteur mériteraient un tout autre emploi. Mandosio, si l’on se réfère à l’ensemble de ses écrits, fait figure d’inventeur ou d’initiateur de ce que j’appellerais “l’esprit critique sélectif”. C’est dire que celui-ci s’exerce presque exclusivement aux dépens des théoriciens radicaux et des penseurs de la modernité. On reconnaîtra que ceci n’a rien de vraiment original en ce début de XXIe siècle. Médiatiques et journalistes s’en font largement l’écho avec, il est vrai, moins de constance, de ténacité, et de pugnacité que Mandosio. Cependant l’esprit critique revu et corrigé par Jean-Marc Mandosio risque fort de connaître le même sort que ce fameux concept “d’effondrement” dont le même auteur nous entretenait dans un précédent livre.
Soixante dix ans plus tard, je n'entends pas reprendre en partie cet intitulé pour exposer une situation comparable à celle que Breton décrit dans Du temps que les surréalistes avaient raison. L'Internationale situationniste n'existe plus depuis 1972, date de son autodissolution. Et la question de savoir si les individus, qui aujourd'hui avouent encore une dette et plus envers l'I.S., se considèrent toujours "situationnistes" reste en suspens. L'auteur de ces lignes ne prétend d'ailleurs rien de tel (et il parait très incertain qu'il l'ait jadis prétendu (1)). Ensuite, pour en venir à ce contre quoi et qui Breton s'opposait, il semble plus facile et légitime d'établir une filiation entre les surréalistes et les situationnistes que de vouloir, partant des thuriféraires en leur temps de "Moscou la gâteuse", s'emparer d'un fil pour le moins ténu qui mènerait au collectif que son principal animateur désignait en 1986 comme "la tentative intellectuelle la plus importante de cette fin de siècle". Non, quitte à reprendre un quelconque fil il faudrait repartir des situationnistes pour savoir de quoi l'on parle. On ne déflorera pas trop le sujet en ajoutant qu'il y eut ensuite dans ce cheminement un phénomène de court circuit. C'est à ce moment là que les situationnistes ont commencé à avoir tort.
Jean-Jacques Rousseau, dans la préface à son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, écrit ceci : "J'ai commencé quelques raisonnements ; j'ai hasardé quelques conjectures, moins dans l'espoir de résoudre la question que dans l'intention de l'éclaircir et de la réduire à son véritable état". La question certes diffère ici du tout au tout, ou presque. C'est l'esprit et la méthode que je voudrais retenir. Ne pas révéler trop tôt combien "le roi est nu" mais passer par toutes les étapes permettant à ce dévoilement de s'effectuer selon les conditions requises. Si d'aventure le lecteur ne voyait rien de tel, ou pire s'il s'accommodait de cette nudité l'auteur n'incriminerait que la dureté de ces temps qui, comme dit le poète, "ont dissipé dans l'obscur vent du soir / la passion amoindrie de notre espoir ".
Je filerai une dernière fois la métaphore d'un fil conducteur en commençant par dérouler ma bobine à une date antérieure à celle du début de l'histoire que je me propose de raconter, et plus encore de commenter. Ceci me sera peut-être reproché. Mais pourtant, souvenez-vous : en ce temps les situationnistes avaient raison.
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Nous sommes en 1976. Jaime Semprun adresse le 17 décembre une lettre à Guy Debord. Ce dernier lui répond le 26 décembre. Un autre courrier, daté du 14 janvier 1977, de Semprun, vient clore cette correspondance. Celle-ci a été publiée deux ans plus tard aux éditions Champ Libre dans le premier volume de Correspondance (parmi d'autres contributions épistolaires). C'est l'écho donné à cette publication (nous sortons du cadre d'une correspondance privée) qui nous entraîne à donner ce premier coup de projecteur.
Qui est Jaime Semprun ? Né en 1947, le fils de Jorge Semprun figure au catalogue des éditions Champ Libre. Il y a publié deux ouvrages : La Guerre sociale au Portugal et Précis de récupération. Une lettre du 20-5-1975 de Guy Debord à Anne Krief et Jaime Semprun (recueillie dans le volume 5 de la Correspondance de Guy Debord publiée aux éditions Fayard) témoigne de liens amicaux, d'une complicité et de préoccupations communes entre les correspondants. Debord, ensuite, dans une lettre du 31-5-1975 à Semprun, dit d'ailleurs tout le bien qu'il pense de La Guerre sociale au Portugal. Il y revient encore le 24-6-1975 dans un courrier globalement consacré à la situation portugaise. En revanche (lettre du 11-2-1976) Debord parait plus réservé dans son appréciation du Précis de récupération. Sans émettre fondamentalement des objections d'ordre théorique, politique ou stylistique, il reproche à ce Précis de ne pas être "suffisamment concret". Ce qui manque, ajoute Debord, "c'est la critique du processus lui-même, du travail de la récupération". Ce qu'il étaye à travers un questionnement absent du livre de Semprun. Dans sa conclusion Debord entend cependant nuancer ces "critiques" en évoquant une "affaire de goûts personnels" : "là, comme dans l'emploi de la vie et les préférences entre ceux que l'on y rencontre, il n'y a certainement pas à exposer et soutenir ses goûts, dans le but parfaitement vain d'y rallier qui en a d'autres".
Nous en arrivons donc à la "fameuse" correspondance publiée par Champ Libre en 1978. Jaime Semprun, dans sa première lettre du 17-12-1976, demande des explications à Guy Debord sur le refus de son dernier manuscrit : un texte sur l'Espagne qui n'a pas été retenu par Champ Libre. Semprun se pose la question de savoir si Debord, comme il le subodore, serait pour quelque chose dans le refus de Gérard Lebovici, l'éditeur (Semprun avalisant au passage la version, alimentée par la rumeur, faisant de Debord l'éminence grise de Lebovici ou le personnage qui en coulisse déciderait de l'essentiel de la politique éditoriale). Ce refus, avance Semprun, renverrait moins au contenu du manuscrit qu'à son "principe". Tout en traçant un trait sur ses relations avec Champ Libre, Semprun aimerait cependant connaître le rôle joué par Debord dans cette affaire. Il ne croit pas (quoique...) que Debord soit particulièrement en désaccord avec le contenu politique de ce manuscrit sur l'Espagne. Semprun pense davantage à un jugement ad hominem "comme jugement négatif de l'ensemble de ma vie, tel qu'il permette de condamner par avance tout ce que je pourrais écrire". Comment sinon expliquer la distance prise par Debord durant cette dernière année. C'est à dire depuis la lettre de celui-ci sur Précis de récupération. En définitive, "cette dernière affaire éditoriale, qui dépasse des questions de "goûts personnels", m'oblige maintenant à te demander ce complément d'information". Et Semprun conclut : "Bref, cette trop longue lettre peut se résumer par cette question : j'avais bien compris que je n'étais plus de tes amis, dois-je comprendre qu'il me faut désormais te compter parmi mes ennemis ?".
Guy Debord répond le 26-12-1976. Il s'agit d'une "réponse détaillée, et aussi publique qu'il le faudra". Cette remarque n'est pas sans importance. Car ce courrier constituera moins de deux ans plus tard le document de référence sur les relations entre Champ Libre et Debord. Ce dernier reprend les hypothèses avancées par Semprun (sur la place qu'occuperait Debord à Champ Libre) pour les réfuter les unes après les autres. C'est à la fois brillant, argumenté, et on ne peut plus convaincant. Plus, par exemple, que ne l'était le trac Foutre !, écrit par Debord et signé "Des prolétaires", diffusé durant le mois de novembre pour des raisons qui recoupent les enjeux de cette correspondance. Debord, donc, tient à préciser qu'il n'est ni associé, ni employé des éditions Champ Libre. Il "n'y exerce aucune "coresponsabilité", ni générale ni particulière n'ayant là strictement vis-à-vis de qui que ce soit - le propriétaire, les auteurs ou le public - ni droit, ni devoir, ni fonction". D'où l'avantage, souligne Debord "de ne pas mêler l'autorité théorique avec la sujétion dans le salariat". Il n'est intervenu, ajoute-t-il, que pour conseiller "à Lebovici la publication d'une dizaine de textes du passé", et de deux ouvrages d'auteurs contemporains : Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie et La Guerre sociale au Portugal. Il ressort de tout cela que Lebovici seul a refusé le dernier manuscrit de Semprun (sans consulter Debord, d'ailleurs absent de Paris). Guy Debord précise cependant que l'éditeur lui avait adressé ultérieurement une photocopie du manuscrit sans plus d'explication. S'il n'avait pas à donner "son accord" Debord reconnait volontiers qu'il a "laissé passer" ce refus. Pourquoi ? Sans qu'il s'agisse d'un "désaccord politique de base" ce manuscrit sur l'Espagne n'a pas pour lui les qualités d'analyse, par exemple, de La Guerre sociale au Portugal.
Pour terminer, Debord aborde la question des "relations personnelles". Il relève qu'à un moment "un certain ennui m'a paru constamment dominer la majeure partie de chacun de nos dialogues". Ces relations ayant sans doute pris une autre tournure un soir ou, invité par Debord chez de "jeunes ouvriers presque tous chômeurs", Semprun s'était ensuite montré très sévères envers ces jeunes prolétaires qui, il est vrai, "ne faisaient pas la révolution ce soir là, et n'en parlaient pas du tout". Une sévérité d'autant plus surprenante pour Debord que, d'après des "propos, récits et conclusions" antérieurs de Semprun, ce dernier mettait parfois un certain temps pour "percer à jour et repousser" des pro-situs ou assimilés.
Le détail de cette lettre permet de contester l'une des légendes qui s'attache à Debord. L'intéressé, sa correspondance en apporte plusieurs exemples, a plus d'une fois été confronté à des "camarades" qui croyaient bon devoir se livrer en sa présence à des surenchères sur le mode radical. On imagine bien la soirée évoquée par Debord, et la réaction un rien outragée de Semprun, ensuite, se plaignant que ces jeunes gens n'avaient pas eu un seul mot sur la situation politique en Espagne, par exemple. "On a tout à fait le droit de les trouver négligeables", poursuivait Debord. Il ajoutait : "Mais pourtant, que sera la base d'une révolution, en Espagne comme ailleurs, sinon des gens comme eux ? Maintenant que ta lettre m'a apporté une donnée plus considérable, je critiquerai chez toi une tendance à des jugements très disproportionnées des faits et des gens là ou tu es personnellement concerné". Et là Debord revenait sur le manuscrit de Semprun. Partant du fait que La Guerre sociale au Portugal représentait en dehors de ce pays la seule contribution a avoir pris "la défense de la révolution portugaise quand elle combattait", l'auteur de cet ouvrage aurait été plus inspiré ici "d'en analyser la défaite (...) au lieu de la minimiser en passant, avec le plus grand optimisme et comme si c'était un léger accident de parcours ; et ceci surtout dans un autre livre consacré à la révolution ibérique, à sa seconde bataille attendue". Debord conclut cette lettre en considérant que ce point particulier (indépendemment de ce que Lebovici peut penser du texte) représente pour lui le plus grave défaut de ce manuscrit.
Dans sa réponse à Guy Debord (le 14-1-1977, publiée également dans Correspondance de Champ Libre), Jaime Semprun adopte un profil bas en ce qui concerne les allégations de son précédent courrier sur Debord et Champ Libre. Il est question de "protestation aussi mal à propos", de "supputations erronnées", "d'égarement". Semprun précise qu'à l'avenir il s'opposera "chaque fois qu'il le faudra, à tout ce qui veut prétendre ou insinuer que (Debord) aurait pris de quelque manière le contrôle de Champ Libre" par goût pour le pouvoir ou l'argent. En revanche, il ne comprend toujours pas pourquoi son texte, "qui dans l'analyse du processus conduisant d'une révolution espagnole à l'autre, est certainement pour l'instant ce qu'on a écrit de mieux sur le sujet", ait fait l'objet d'un refus de Lebovici, les arguments de l'éditeur ne lui semblant pas recevables. En ce qui concerne leurs "relations personnelles", Semprun regrette que son attitude "au sortir de ces jeunes gens (...) ait pu évoquer fâcheusement l'extrémisme désincarné des foutriquets qui vont tranchant à tout propos, c'est à dire hors de tout propos, de la radicalité de ceux qu'ils rencontrent".
Deux autres courriers (également publiés dans Correspondance ), l'un de Gérard Lebovici (le 16-1-1977), l'autre de Jaime Semprun (le 19-1-1977), ne changent rien fondamentalement à l'affaire. Sinon que la rupture est bien consommée entre les éditions Champ Libre et Jaime Semprun.
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Avant d'entrer dans le vif du sujet, c'est à dire la période 1984-1992 (dans un premier temps), je précise qu'en ce début d'année 2007 je ne dispose par de tous les documents souhaités et souhaitables puisque la Correspondance de Guy Debord publiée chez Fayard ne couvre pas encore entièrement cette période de référence. Mon analyse risque par moment de pêcher par incomplètude et pourrait être éventuellement corrigée sur des points qui restent cependant secondaires.
En novembre 1984 parait le premier numéro de la revue L'Encyclopédie des Nuisances. C'est un événement à la mesure des ambitions du "Discours préliminaire" couvrant ce numéro (dont on apprendra plus tard qu'il a été entièrement rédigé par Jaime Semprun), des perspectives ouvertes par le "projet encyclopédiste", et des discussions que ce "Discours préliminaire" suscite dans les cercles post-situationnistes, les milieux radicaux, et même au-delà. D'une part l'EdN se situe ouvertement dans la filiation situationniste ; d'autre part apparaissent des thèmes sur "les illusions du progrès", "la production de nuisances", "le sentiment de dépossession devant la science et la technique" qui entendent renouveller le "projet révolutionnaire" là ou l'ont laissé les situationnistes. L'EdN veut rétablir "le goût de la vérité " dans "cette ère de la falsification" : "Notre but est d'établir ce fait en décrivant concrètement et dans le détail ce qu'est devenu entre les mains de ses gestionnaires ce que l'on ose à peine continuer à appeler la vie humaine, la vie y manquant tout autant que l'humanité. Il s'agit donc, formulé en négatif, d'un programme exhaustif pour la révolution qui devra réorganiser l'ensemble des conditions d'existence en héritant de tous les problèmes que la société de classes est actuellement incapable de résoudre". La base reste cependant celle "du projet d'émancipation totale né avec les luttes du prolétariat du dix-neuvième siècle, projet que le développement considérable des moyens d'asservissement oblige dialectiquement à préciser et à approfondir". Sachant que "dans cette passe ou nous nous trouvons (...) la fonction transitoirement défensive que nous assignons à cette Encyclopédie est donc d'y maintenir vivants et actifs la mémoire historique et le langage critique autonome dont le besoin social, qui existe de manière latente, occulté par l'organisation confusionniste des apparences, se manifestera avec éclat lors de la prochaine crise révolutionnaire".
Le second numéro (intitulé "Histoire de dix ans") prolonge ce "Discours préliminaire". De manière plus concrète l'EdN revient sur "la dégradation des conditions subjectives de la révolution" en exposant "quelques moments défensifs de ce processus en Europe". S'ensuivent des analyses convaincantes sur le Portugal, l'Espagne et la Pologne. Plus généralement, en écho à la situation française, y est relevé très justement l'instrumentalisation du chômage comme facteur de dislocation des "bases de la révolte ouvrière" et "avant tout la conscience menaçante de la crise de l'économie comme crise de la vie pour tous les hommes, conscience censurée sous la pression de la crise de la survie imposée aux travailleurs". En revanche, les encyclopédistes prennent plus difficilement la mesure de la "marginalité" propre à l'après 68 en portant sur celle-ci un jugement global qui gagnerait à être plus nuancé. Cette incidence a plus d'importance qu'il n'y paraitrait car la question de "l'émancipation" (sous toutes ses formes, bien évidemment) se trouve aussi posée. Mais cette réserve ou critique pourrait également s'adresser à tout le courant post-situationniste.
Je passe rapidement sur les sept numéros suivants. Sinon pour dire qu'ils se présentent sous la forme de fascicules reprenant sur le mode alphabétique (depuis "ab absurdo" jusqu'à "abondance") plusieurs longs articles non signés (signalons également l'existence d'un cahier central dans chacun des numéros). J'en viens au n° 10, celui sorti en février 1987. Deux ans et trois mois se sont écoulés depuis la parution du premier numéro. Le cahier central, tout comme l'article "Abois" se réfèrent aux événements de novembre et décembre 1986 liés à l'agitation lycéenne et étudiante (contre la loi Devaquet). Un tract daté du 19 décembre et signé "Comité il n'est jamais trop soixante-huitard pour bien faire" est reproduit. La phrase suivante, extraite de l'article "Abois", résume assez bien le point de vue encyclopédique : "Nous voyons (...) dans ce mouvement une première tentative, encore faible et hésitante mais déjà massive, pour créer les conditions pratiques d'une discussion portant sur les intérêts réels de la société".
En octobre 1987 parait une brochure intitulée L'Encyclopédie des Puissances : sous tirée "Circulaire publique relative à quelques nuisances théoriques vérifiées par les grèves de l'hiver 1986-1987", elle est signée Jean-Pierre Baudet et Jean-François Martos (ce dernier a publié en 1983 La contre-révolution polonaise aux édtions Champ Libre). Titre et sous titre donnent une première indication sur le contenu de cette circulaire. Il faut, pour la clarté de la démonstration qui suit, citer d'abord les deux principales sources qui permettent d'expliquer et d'analyser ce différend. Le n ° 12 de l'EdN (paru en février 1988) y sera presque entièrement consacré et reproduira en annexe une série de lettres échangées entre plusieurs des protagonistes de février 1987 à mai 1987 (lettre de Jean-Pierre Baudet à Jaime Semprun, de Jean-Pierre Baudet à Guy Fargette, de Jaime Semprun à Jean-Pierre Baudet, et de Christian Sébastiani pour l'EdN à Jean-Pierre Baudet, cette dernière lettre étant également reproduite dans l'EdP ). La seconde source, l'ouvrage publié en 1998 par Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord, reprend les lettres citées plus haut, en y ajoutant, pour la même période de référence, des courriers échangées entre Martos, Baudet et Debord. Ce livre fera très rapidement l'objet d'une demande d'interdiction d'Alice Debord et des éditions Fayard (lesquelles venaient d'acheter les droits de publication d'une Correspondance générale de Guy Debord). Un jugement du Tribunal de Grande Instance de Paris en janvier 1999 confirmera l'interdiction ordonnée par la Cour d'Appel de Paris un mois plus tôt (2).
Mais revenons à la fin de l'automne 1986. Le 5 décembre des manifestants occupent la Sorbonne. Parmi eux Jean-Pierre Baudet et Jean-François Martos participent à la rédaction et à la diffusion d'un tract (émanant d'un "Comité pour la généralisation du mouvement") précisant que l'assemblée improvisée avait "appelé tous les travailleurs de France à se solidariser avec les lycéens et étudiants en lutte". La Sorbonne sera "libérée" par les CRS quelques heures plus tard. Durant ces "chaudes journées" Baudet et Martos ont eu l'occasion de rencontrer plusieurs encyclopédistes ainsi que Guy Fargette (auteur d'un bulletin intitulé Les mauvais jours finiront ). De la lecture du n° 10 de l'EdN et de celle de l'ensemble des deux correspondances (la première publiée par l'EdN et la seconde par Martos), il ressort qu'il n'existe pas véritablement de divergence fondamentale entre les uns et les autres sur le mouvement étudiant et lycéen de novembre et décembre 1986 pris dans sa globalité. Le bulletin de Guy Fargette (c'est à dire le n° 3 de Les mauvais jours finiront ) est à l'origine de la querelle. Le désaccord (fondamental celui-là) porte sur l'appréciation d'un événement, à savoir l'occupation de la Sorbonne. Le ton ironique adopté par Fargette et le choix de ses arguments ne pouvaient que provoquer une réaction sur le même mode, sinon plus. C'est bien ce qui se produisit. D'ou des surenchères successives : de Jean-Pierre Baudet d'abord, de Jaime Semprun ensuite, de l'EdN pour finir. Un scénario classique pour qui peu ou prou a été confronté à ce genre de polémique. Cependant, on le devine peut-être, l'important en définitive résidait moins dans cette occupation de la Sorbonne (à la portée relative) que dans l'appréciation de l'EdN et la véracité du projet encyclopédiste.
Avant d'en venir au contenu de L'Encyclopédie des Puissances, il me faut reprendre, dans le détail cette fois-ci, l'essentielle lettre que Guy Debord adresse le 9-9-1987 à Jean-Pierre Baudet et Jean-François Martos (en réponse à un texte adressé auparavant par ses deux correspondants et qui alors portait un autre titre). Je rappelle que cette lettre ne fut portée à la connaissance du public qu'à l'automne 1998.
Premièrement. "Tout le monde commençait à être déçu en remarquant que l'EdN , après un très brillant début, tourne visiblement en rond depuis quelques numéros ; ne montrait pas clairement à quoi elle voulait en venir ; et semblait même assez peu préoccupée de savoir ou sa répétition circulaire du blâme généralisé, que certes l'époque mérite, pouvait bien mener". Il est vrai que l'ennui devenait patent au fil des numéros de la revue. Nous étions d'accord, bon, mais encore ? Une relecture des onze premiers fascicules le confirme (à contrario , par exemple, de celle de La Révolution surréaliste, du Surréalisme au service de la révolution, de La Critique sociale, de Potlatch, et bien entendu de l'Internationale situationniste qui restent stimulantes). Mais l'ennui relevant ici de la subjectivité du lecteur essayons de comprendre pourquoi les promesses des deux premiers numéros n'ont pas été tenues.
Le numéro 7 (plus précisemment le cahier central ou figure un texte signé Jaime Semprun, le seul à l'être de toute la série, "Pourquoi je prends la direction de L'Encyclopédie des Nuisances ") apporte un premier élément d'explication. Il y est dit : "Ceux qui participent depuis l'origine à l'EdN se sont réunis sur la base du programme formulé dans le «Discours préliminaire», que j'avais rédigé. Depuis, tous les textes publiés ont été discutés et mis au point collectivement par ce groupe initial, assumant de fait les fonctions d'un comité de rédaction ; ceci avec autant de réécritures qu'il le paraissait nécessaire, travail qui m'a incombé pour l'essentiel". C'est bien là que le bât blesse. Quand Debord, dans la même lettre, qualifie plus loin l'EdN "d'entreprise littéraire", il se trompe. C'est tout le contraire. Une revue littéraire, presque par définition devrait-on dire, accueille des textes et des articles tous signés. De là une plus ou moins grande hétérogénéité qui peut séduire ou déplaire. En revanche, et la précision de Semprun a son importance, l'EdN défend une "méthode de travail" qui n'a rien de littéraire. C'est plutôt d'une "entreprise scientifique" qu'il conviendrait de parler. Sachant que l'excellence de la scientificité, à l'EdN, se mesure à la capacité des rédacteurs, mais plus particulièrement de l'un d'entre eux, de rendre d'un article à l'autre, ou d'un numéro à l'autre, le même "son de cloche" : c'est à dire "la cohérence des formulations et de l'unité de ton exigée par la forme choisie" (Semprun). Imagine-t-on Breton, Bataille ou d'autres réécrivant les articles des collaborateurs de La Révolution surréaliste, de Documents ou consort ? Grotesque !
"Lorsque Breton écrivit, en 1925, Pourquoi je prends la direction de la Révolution surréaliste, succédant ainsi à Péret et Naville, il se plaçait à la tête d'un groupe d'amis et de collaborateurs qui tous signaient leurs contributions, donnant jour aux divergences qui cohabitèrent assez fructueusement un certain temps (...) Breton reprenait la barre pour conserver autant que possible, par un recentrage sur l'essentiel, l'unité de la revue, tout en laissant vivre les tendances existantes sous la forme d'une responsabilité de chacun. La prise de direction à L'Encyclopédie ne peut guère revendiquer les mêmes circonstances. Il n'y eut qu'à traduire en signature unique, formellement, le pouvoir unique déjà concrétisé par le rewriting de l'ensemble". Ces lignes, extraites de l'EdP, incitent à penser que les encyclopédistes n'ont certainement pas réalisé sur le moment le risque qu'ils prenaient en voulant parodier ou paraphraser une histoire qu'ils ne semblent pas bien connaître et qui, là en l'occurrence, se retourne contre eux. Sinon, pour conclure sur le coté répétitif de la chose, Debord écrit : "Il s'agit de traiter aussi longuement que cette monotonie pourra être maintenue, un thème effectivement assez riche : la misère multiforme de l'époque ; en se plaçant naturellement, et par postulat au-dessus (...) C'est d'ailleurs une Encyclopédie ou il n'y a pas une idée critique nouvelle. Elle prononce à répétition sur tous les aspects de la société actuelle - avec raison d'ailleurs, mais aussi bien avec beaucoup de facilité - la même condamnation ".
Autre point de la lettre de Guy Debord : "Et si 68 était seulement un peu mieux connu par les jeunes rebelles, il n'y aurait pas de place non plus pour les discours de l'EdN, qui n'envisagent en rien un nouveau départ de la révolution mais qui ne sont que des critiques abstraites de la Restauration, fort modernisée dans l'accumulation des procédés répressifs, mais nullement nouvelle en théorie d'après 68". On remarque que la ligne de la revue devient plus flottante au fil des numéros. On sent comme une hésitation dans l'appréciation de l'actualité la plus immédiate. On note même une certaine prudence en terme d'analyse. C'est d'une certaine manière ce que leur reprochent les auteurs de l'EdP (et Debord ensuite). Mais sur un mode que l'on peut discuter.
Un point de désaccord, pour terminer. Si l'on peut considérer annexe l'argument debordien sur "l'EdN entreprise littéraire", par glissement sémantique peut-être (puisqu'il rapproche curieusement l'EdN de "certaines tactiques du groupe surréaliste sur le terrain des galeries de tableau"), Debord associe la tentative encyclopédistes "de regrouper des antinucléaires (...) à l'intervention des surréalistes dans l'antifascisme en 1934 ("Contre-Attaque") qui fut à la première origine du malheureux Front Populaire ! ". La comparaison est déplacée si l'on sait de quoi il en retournait en 1934. D'ailleurs l'EdN et le "Comité Irradié de tous les pays" ne se sont pas fait faute de le relever (cet argument se trouvant repris dans l'EdP ) (3)
Venons en à celle-ci. Cette brochure comprend trois parties. Dans la troisième les deux rédacteurs reprennent la presque totalité des arguments proposés par Debord. Je n'y reviendrai donc pas. Les premières et secondes parties tentent de justifier l'attitude du "Comité du 5 décembre" lors de l'occupation de la Sorbonne. Pour en quelque sorte justifier leur point de vue Baudet et Martos citent de larges extraits de la Commission sénatoriale diligentée pour enquêter sur les manifestations étudiantes de novembre et décembre 1986. Ce rapport, comme le veut la règle pour des événements de cette nature, s'appuie principalement sur des sources policières. Les policiers, lors des auditions, selon les vieilles habitudes de la "maison" (le spectre de 68, n'est ce pas), n'ont ils pas tendance dans de telles circonstances à noircir le tableau ou à surestimer les capacités de la "subversion" ? Sans parler des bénéfices secondaires. Et puis, franchement, est-ce le pouvoir (serait-ce par le biais d'une commission parlementaire) qui décide in fine de l'excellence d'une position révolutionnaire ? Ceci dit il convient d'ajouter (et en se retournant ici vers l'EdN) que ceux qui ne font jamais rien ont toujours raison dans pareil cas de figure (la suite ne justifiant pas que, etc., etc.). C'est encore ce qu'admettait Jaime Semprun dans sa lettre du 2-5-1987 à Jean-Pierre Baudet ("après tout, il vaut mieux tenter ce que l'on aperçoit comme possibilité, si l'on n'en voit pas d'autre, plutôt que de ne rien faire").
Précisons. Ce n'est pas ce que certains ont pu faire ou écrire un soir d'occupation de la Sorbonne qui est criticable, certes pas. C'est l'exemplarité, par la suite, qu'on veut lui donner, qui peut le devenir. Une exemplarité plutôt en porte faux, le recul aidant, compte tenu des limites de ce mouvement de contestation étudiant et lycéen (et qui est resté dans de telles limites). Mais l'essentiel, je le répète, était ailleurs. Finissons là-dessus puisque les deux rédacteurs concluent leur brochure (juste avant une celèbre citation de Lautréamont) par une phrase inutilement polémique : "Après avoir craché sur les rebelles, elle (l'EdN ) peut être désormais assurée que la prochaine révolte ne se fera pas seulement sans elle, mais aussi contre elle".
L'EdN consacre quatre mois plus tard la presque totalité de son numéro 12 à cette querelle. Presque, car elle dit vouloir répondre à deux types de critiques. Les premières ("le léninisme honteux d'une certaine ultra-gauche"), un petit groupe dont une lettre se trouve reproduite en annexe de la revue (avec la réponse de Semprun), fait figure de "pièce rapportée" en raison du (relativement faible) niveau théorique de ses contributeurs. Sa présence ne s'explique que par le souci encyclopédiste à ne pas vouloir apparaitre comme se focalisant sur la seule EdP. Dans la longue, très longue réponse à cette dernière (assortie d'un pastiche et du dossier épistolaire plus haut cité), l'EdN a beau jeu dans un premier temps de concentrer son tir sur la partie la plus faible de l'adversaire, l'occupation de la Sorbonne. En revanche, à travers ce qu'ils présentent ensuite comme une "interprétation, haineuse et mensongère, quoique prudemment insinuatrice de la façon dont nous nous sommes organisés jusqu'ici pour publier l'EdN ", les encyclopédistes paraissent plutôt embarrassés et à court d'arguments. On se demande même s'il s'agit de la même encyclopédie qui prétendait un an et demi plus tôt, par la voix de Jaime Semprun : "Notre travail n'a en effet guère de mal à être la tentative intellectuelle la plus importante de cette fin de siècle" (pas moins !).
Sinon, en ce qui concerne la "réécriture des articles publiés", la mention d'une délégation et d'un contrôle sur cette délégation pour expliquer et justifier cette "réécriture" laisse dubitatif, pour ne pas dire pantoi dés lors qu'il s'agit d'une revue dont les articles sont pour l'essentiel réécrits par la même personne. En ajoutant " l'unité de ton exigée par la forme du dictionnaire n'est pas aussi contraignante que ne feignent de le croire Baudet-Martos", les encyclopédistes bottent en touche. Et puis, quand on lit dans la foulée, "de tels parangons de l'immobilisme radical sont évidemment mal placés pour affirmer, contre nous ou qui que ce soit d'autre, le besoin de nouvelles idées critiques", le lecteur de 2007 qui connait l'identité de "l'affirmateur" en question ne peut que sourire. Enfin l'EdN hausse le ton comme jamais encore elle ne l'a fait pour évoquer des "mensonges proférés par nos calomniateurs", des "calomnies stéréotypées", "le chantage à l'extrémisme qui se réitère uniformément sur le mode du bluff ", des "phrases ronflantes" ect. Le lecteur qui sait faire la part des choses en conclut que cette outrance verbale masque plus ou moins difficilement la réalité suivante : l'EdN se trouve pour la première fois de son existence confrontée à une critique qui n'est pas sans ébranler un édifice dont les fondations semblaient pourtant garantir la solidité. Pourquoi, sinon, avoir consacré à ce différend la presque totalité du numéro 12 de la revue ?
La suite relève du fait divers (et conforte si besoin était notre analyse). Jean-François Martos fut victime d'une agression devant la porte de son immeuble (de la part de trois encyclopédistes). Ce qui chez des personnes voulant rompre avec des modes et des pratiques d'intimidation juste dignes de "pro-situs" ne manquait pas de sel. Cet "incident", antérieur à la publication du n° 12, y était rapporté en référence au "traitement qu'infligea jadis André Breton à l'ignoble Ehrenbourg".
Etrangement, nul ne semble à l'époque avoir accordé de l'importance à ce fait, déjà relevé dans le premier numéro de la revue, à savoir la possibilité pour l'EdN de représenter un pôle d'attraction pour des "transfuges" qui "seraient décidés à ruiner leur spécialité et le système qui les emploie" sous couvert d'un anonymat permettant "en même temps à certains spécialistes de collaborer à notre entreprise sans s'exposer inutilement aux représailles que pourrait entraîner la divulgation d'informations sur les ignominies particulières qu'ils sont en position de connaître". Lorsque, se livrant à un premier bilan de l'EdN dans Pourquoi je prends la direction de l'Encyclopédie des Nuisances, Jaime Semprun relevait que l'EdN, pour l'instant, n'était "guère parvenu à susciter (...) des vocations de transfuges parmi ceux qui se trouvent posséder des connaissances précises sur une portion ou autre de ce vaste territoire des nuisances dont nous commençons le relevé", il se référait bien entendu à des scientifiques, voire à des universitaires. Cet aspect n'a pas évoqué par Debord, ni par les rédacteurs de l'EdP. C'est pourtant une donnée qui aurait mérité les commentaires suivants.
En admettant que l'EdN ait réussi dans son entreprise de "débauchage" il est permis de se demander depuis quel lieu ces "transfuges" auraient exercé leurs talents : parmi les membres à part entière de l'EdN ou le premier cercle des collaborateurs occasionnels ? Ensuite, il y avait quelque naïveté à penser que pareils transferts puissent se réaliser selon les voeux (pieux) du «Discours préliminaire». Ces "spécialistes" n'allaient pas brader leur prestige intellectuel ou d'autres avantages pour les beaux yeux de l'EdN, et ceci sans contrepartie. Quant à ceux qui se seraient reconnus dans le projet encyclopédique ils ne pouvaient venir la rejoindre qu'en tant qu'individus autonomes. C'est du moins ce que le lecteur subodorait à la lecture des six premiers numéros de la revue. Sinon que pouvaient-ils apporter de plus dans leurs spécialités respectives ? Apporter la preuve que l'on empêchait la divulgation "d'ignominies particulères" dans tel ou tel domaine relevant de leur compétence ? Et ces "spécialistes" auraient choisi l'EdN pour le faire savoir au public ? Tout ceci parait bien candide. N'est-ce pas plutôt l'indice d'une (secrète) fascination pour des scientifiques ou assimilés dont on incrimine par ailleurs les spécialités ?
En juin 1988 parait Commentaires sur la société du spectacle de Guy Debord. L'Encyclopédie des Nuisances sort son n° 13 un mois plus tard, puis le n° 14 en novembre 1989. Dans cette dernière livraison (la plus intéressante de toute la série), l'EdN se livre à une opération de recentrage qui parait intégrer quelques unes des critiques reçues depuis deux ans (celles de l'EdP, mais d'autres). On en apprend davantage sur le fonctionnement de l'EdN que dans les treize numéros précédents. En septembre 1988, lors d'une réunion du comité de rédaction, les participants (dont les noms étaient apparus pour la première fois dans le n° 13) entreprennent de déterminer l'orientation de la revue pour la période à venir. Tout en reconnaissant leurs limites dans un contexte ou l'absence d'un "mouvement subversif de grande ampleur" interdit une perspective révolutionnaire, les encyclopédistes, en revanche, considèrent qu'ils ont en France rallié à leurs "perspectives les rares partisans du projet révolutionnaire moderne réellement décidés à en faire quelque chose dans des conditions changées", et qu'il leur faut "définitivement abandonner à leur stérilité les autres, qui perpétuent parodiquement ce que l'on appelait autrefois le milieu révolutionnaire, et qui n'est plus que stagnation des mêmes individus, se soutenant ou se querellant des années autour des mêmes questions arbitraires".
Dans ce même instructif cahier central la mention d'une rupture entre l'EdN et Guy Fargette s'expliquerait principalement par l'accueil favorable des encyclopédistes aux thèses développées par Debord dans ses Commentaires sur la société du spectacle (Fargette étant d'un avis diamétralement opposé). Mais c'est surtout le très long article "Ab ovo" qui avalise l'idée d'un "recentrage" théorique au sein de la revue (le cahier central apportant des éléments factuels). L'EdN réaffirme dans un premier temps, et avec plus de netteté qu'auparavant, sa filiation situationniste (à travers, entre autres exemples, la reprise "d'une critique de la totalité de la vie aliénée formulée les années soixante par les situationnistes") : "Si l'on peut dire que les réalités de la dépossession sont beaucoup plus radicales, dans leur mise en cause de l'organisation de la survie, que la critique situationniste, cela ne saurait raisonnablement constituer une incitation à l'abandonner ou à la modérer mais tout au contraire à la développer et à la renforcer" ; ou à travers le rappel, par la paraphrase suivante ("L'existence catastrophique des nuisances n'est que la dernière manifestation de la contradiction entre les forces productives dont le développement irraisonné impose de façon vitale la maîtrise consciente, et des rapports de production qui perpétuent envers et contre toute raison l'inconscience"), de l'une des thèses de La Véritable scission. L'EdN n'est-elle pas debordienne ou debordiste à sa manière ? Ceci pour dire que le Debord de 1972 finit par ressembler au Trotski du "programme de transition". Mais cette "séduisante" hypothèse ne tiendra pas longtemps la route, comme on le verra plus loin.
Les Commentaires sur la société du spectacle font ensuite l'objet d'une lecture favorable (en écho à la polémique opposant Fargette et l'EdN ). De tout ceci il semble ressortir que l'EdN se garde sur sa gauche (Baudet-Martos) et sur sa droite (Fargette), renvoyant les premiers à "l'extrémisme de leurs positions" et le second à "la pate mole de sa modestie anti-radicale". Ce même article "Ab ovo" contient aussi de longs développements sur les pays du bloc de l'est. Quelques remarques, cependant, paraissent décalées ici et là. Avec le recul elles prennent plus d'importance. Mais procédons par étapes, la prochaine s'avérant décisive.
Deux ans et demi, et presque un monde, séparent les numéros 14 et 15 de la revue. La parution de deux ouvrages consacrés à l'I.S. donne l'occasion à l'EdN de trancher définitivement sur la question. Le bilan devient globalement négatif. Que s'est-il donc passé entre novembre 1988 et avril 1992 ? Ce numéro 15 apporte des informations sur l'existence d'une Adresse à tous ceux qui ne veulent pas gérer les nuisances mais les supprimer rédigée et diffusée en juillet 1990 par l'EdN. Les contacts et les discussions suscités par cette Adresse aboutissent à la formation d'une "Alliance pour l'opposition à toutes les nuisances" dont l'EdN est bien entendu partie prenante. Cette "Alliance" élabore une plate forme en décembre 1991. Autant qu'on puisse le vérifier l'EdN semble davantage engagée dans un processus et une dynamique d'activités pratiques. C'est du moins ce qui ressort de la lecture du long article "Abrégé" quand, tout à la fin, l'EdN tance Debord en lui reprochant le "désengagement de toute perspective pratique" des Commentaires sur la société du spectacle : "La critique qui avait été conçue en rapport direct avec la praxis du mouvement révolutionnaire est développée sur le seul plan théorique, sans faire aucune place, pas même comme possibilité, aux expériences nouvelles de luttes pratiques qui renaissent lentement sous des formes diverses ; et qui, se développant elles-mêmes indépendamment de la théorie critique de l'époque précédente, peuvent certes paraître négligeables aux yeux de qui la continue". Voilà une lecture inédite de ces Commentaires sur la société du spectacle à laquelle le numéro précédent de l'EdN ne nous avait pas préparé, bien au contraire. En découvrant l'action pratique ou militante les encyclopédistes prennent ainsi leurs distances avec "la théorie critique de l'époque précédente". Mais il faut s'attarder plus en avant dans cet article pour découvrir les raisons de ce rejet.
On imaginait difficilement l'EdN accueillir favorablement une Histoire de l'Internationale situationniste écrite par Jean-François Martos (publiée aux éditions Gérard Lebovici). L'ouvrage est vite expédié : "La seule fonction de ce pensum semble donc bien être d'illustrer surabondamment le jugement que nous avions portés en 1988 à propos d'autres travaux historiques du même monsieur". Le livre de Pascal Dumontier, un travail universitaire (Les situationnistes et mai 68, également publté aux éditions Gérard Lebovici), est mieux traité. Dans ce livre, bien documenté, Dumontier ayant imprudemment (ou maladroitement) affirmé au sujet d'un texte bien connu de Debord, "Définition minimum des organisations révolutionnaires" (rédigé à Paris en juin 1966 lors de la VIIem conférence de l'I.S et reproduit dans le n° 11 de la revue), que "cette définition est conçue d'une telle façon qu'il s'agit finalement de l'autoproclamation de l'I.S. comme seule organisation révolutionnaire moderne", l'EdN s'engouffre allègrement dans cette brèche pour y découvrir l'amorce d'une "dédialectisation de l'activité critique (fixation de l'organisation dans un présent admirable, désinsertion du mouvement historique réel) qui allait progressivement stériliser dans l'I.S. et autour d'elle, l'invention théorique et pratique".
Il faut être d'une mauvaise foi à toute épreuve pour en tirer de pareilles conclusions. Il suffit de relire cette "Déclaration" (laquelle fut distribuée sous forme de tract par le "Comité Enragé-I.S" lors de l'occupation de la Sorbonne, et contribua dans un premier temps à la radicalisation du "mouvement de mai") pour savoir ce qu'il en est. Lors de cette même conférence de l'I.S. Debord rédigeait un rapport (publié 32 ans plus tard en annexe de l'édition Fayard de La Véritable scission ) qui s'inscrit particulièrement en faux contre les allégations de l'EdN. Personne ne nie les difficultés recontrées ensuite dans l'après 68 par l'I.S. Mais ces difficultés, en lien avec les "nouveaux enjeux" de l'époque, ne renvoyaient nullement à des problèmes datant de 1966 et "restés irrésolus". On voit où l'EdN veut en venir. La critique de l'I.S. des années 1969-1972 ayant été faite par Debord dans La Véritable scission, il lui faut prouver que le vers se trouvait déjà dans le fruit en 1966. Donc on regrette benoîtement que l'I.S. n'ait pas effectuée "au préalable la critique de son passé et la redéfinition de ses tâches pour la période à venir" : l'erreur sur l'organisation étant bien "erreur complète sur les conditions de la pratique historique". L'astuce de l'EdN c'est de reprendre les critiques formulées par Debord dans La Véritable scission en prétendant qu'elles relèvent de la théorie pratique de l'I.S. avant 68. Le procédé peut impressionner lors d'une rapide première lecture (je pense à des lecteurs qui ne connaitraient pas bien toute cette histoire), d'autant plus qu'il se trouve brillamment exprimé. Tout repose en définitive sur l'appréciation portée par l'EdN sur cette fameuse "Définition minimum des organisations révolutionnaires". Ce jugement se trouvant infirmé c'est toute la patiente reconstruction encyclopédiste qui s'effondre.
L'EdN écrivait plus haut : "l'explication historique donnée en 1972 de la nullité des pro-situs, si elle décrit bien les conditions sociales générales qui ont déterminé leur adhésion passive à ce qui devenait pour eux une "idéologie absolue et absolument inutilisable", néglige de considérer dialectiquement ce qui dans la théorie et la pratique de l'I.S a facilité une telle adhésion passive et une telle inutilité". La correspondance de Debord y répond dans de nombreuses pages. Les encyclopédistes de 1992 certes l'ignoraient mais l'essentiel, quitte à se répéter, se trouvait déjà dans La Véritable scission. Cette manière toute spécieuse d'aborder la question n'est qu'un préalable à une interrogation sur "l'obstacle au développement de la théorie situationniste" de l'après 68, que l'EdN, abandonnant l'année 1966, met maintenant sur le compte de "l'origine de la théorie" : c'est à dire "la valorisation du changement permanent comme moteur passionnel de la subversion" (un plat que Semprun nous ressortira encore plus épicé cinq ans plus tard), "l'idée de la richesse infinie d'une vie sans oeuvre, et le discrédit conséquemment jeté sur le caractère partiel de toute réalisation positive" (une dernière remarque qui vaut son pesant de cacahouette, quatre ans avant Remarques sur la paralysie de décembre 1995 ). "Une erreur inévitable, ajoute l'EdN, imposée par les besoins de la négation de l'art et de la politique". L'erreur aurait-elle été évitée sans la négation de l'art ni celle de la politique ? Dans ce cas nous n'aurions pas eu d'Internationale situationniste. On voit ici la limite du raisonnement encyclopédiste sur une question qui au départ méritait de longs développements. L'EdN se raccroche ensuite aux branches (en évoquant un "travail de démolition (...) historiquement nécessaire", qui cependant déposait "dans la conscience des situationnistes les fondements psychologiques du "radicalisme désincarné"") pour finir sur cette touche psychologisante.
Il ressort de cet article que les situationnistes des premiers temps avançaient à grands pas. Par la suite il réduisirent sensiblement cette vitesse des lors qu'il leur fallut construire une "organisation de type nouveau". Et quant à leurs buts, évidemment admirables, le seul Debord les avaient atteints "comme aventure individuelle brillamment menée et réaffirmée contre la débacle collective de l'I.S.". Le cordon ombilical est définitivement coupé. Désormais rien ne sera plus comme avant. L'histoire nous fournit certes de nombreux exemples d'attitude semblable. Celle de croyants qui du temps de leur croyance acceptaient tout en bloc, ou presque (ce "presque" les distinguant d'autres croyants, plus dogmatiques), et qui dés lors que la foi leur est ôtée n'ont de cesse de bruler ce qu'ils adoraient. N'est-ce pas l'acte fondateur, par excellence, de toute nouvelle religion ?
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Dans le n° 15, et dernier de la revue, l'Encyclopédie des Nuisances annonçait la création d'une maison d'édition portant ce nom. Plusieurs ouvrages vont paraitre les années suivantes, en particulier Dialogues sur l'achèvement des temps modernes de Jaime Semprun et Remarques sur la paralysie de décembre 1995.
Ces Remarques ont été écrites durant l'hiver 1996. On peut partager la plupart des considérations encyclopédistes sur les limites de ce "mouvement social". Mais encore ? Les "remarques" de l'EdN visent davantage l'existence d'un tel mouvement qu'elles ne s'appesantissent sur les causes de son échec. Je me contenterai des deux observations suivantes. Les encyclopédistes avaient eu une toute autre attitude, en 1986, lors du mouvement étudiant et lycéen contre la loi Devaquet. J'ai précisé qu'ils avaient à l'époque rédigé et diffusé un tract dans le courant de décembre. Deux mois plus tard ils évoquaient, dans les colonnes de la revue, "une première tentative, encore faible et hésitante mais déjà massive, pour créer les conditions pratiques d'une discussion portant sur les intérêts réels de la société".
En revanche, durant le mois de décembre 1995, l'EdN observe les grèves, manifestations et occupations depuis son Q.G de la rue de Ménilmontant. Ces Remarques sur la paralysie de décembre 1995 ne mentionnent nullement une quelconque implication de l'EdN dans ce mouvement. Décembre 86 aurait-il eu plus d'importance que décembre 95 ? Assurément non. Entre temps l'EdN a évolué, bien entendu. En 1986 elle n'avait pas encore abandonné l'idée que le rôle des révolutionnaires visait aussi à l'amélioration d'un mouvement social (dans le sens de sa radicalisation). En 1995, si elle ne proclame pas encore "Il n'y a plus rien à faire", elle ressemble à s'y méprendre, dans cette période transitoire, au renard de la fable.
Seconde observation. Dans le n° 14 de la revue, l'EdN avançait presque incidemment des arguments qui sont repris et développés dans ces Remarques : en particulier sur ces "travailleurs qui n'ont rien à dire contre le secteur de l'économie ou ils agissent" pour leur opposer "les mouvements de protestation contre les nuisances". Il s'agit d'une question centrale qui aurait mérité d'être discutée et débattue en 1989 comme en 1996, et qui conserve toujours une certaine actualité (du moins théorique). Mais elle ne possède pas aujourd'hui la moindre pertinence à l'aune de l'évolution de l'EdN. On va rapidement en avoir un premier aperçu.
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L'abîme se repeuple de Jaime Semprun, publié en 1997, infléchit plus encore les thèses de l'EdN. Dans cet ouvrage qui renferme des pages convainquantes sur "les progrès de l'aliénation" (le dressage précoce à la consommation, l'univers de la techno, le meilleur des mondes virtuels, le crétinisme automobile), Semprun n'en continue pas moins d'enfoncer le clou planté depuis 1992. D'emblée, pour évoquer le "monde actuel", la métaphore d'un cadavre en décomposition annonce la couleur : "Il est désormais inutile de chercher à connaître de façon plus scientifique et détaillée le fonctionnement de la société mondiale. En dehors de ceux qui sont rétribués pour fournir des simulations théoriques, cela n'intéresse personne de savoir comment elle marche exactement ; et d'abord parce qu'elle ne marche plus. On ne fait pas l'anatomie d'une charogne dont la putréfaction efface les formes et confond les organes". Ou bien, poursuit Semprun, on s'éloigne "pour tenter de trouver un peu d'air frais à respirer et reprendre ses esprits", ou alors on s'en accomode contraint et forcé, ou encore on y prend du plaisir. Par delà l'exercice rhétorique, quels arguments Semprun avance-t-il pour convaincre le lecteur de la pertinence de sa métaphore ?
Commençons par ceux que l'auteur appelle les "barbares" : "ces estropiés de la perception, mutilés par les machines de la consommation, invalides de la guerre commerciale". C'est à dire (pour ceux qui ne les auraient pas reconnus) : ces "adolescents de 14 à 15 ans se déplaçant en bande dans le métro parisien" (lesquels respirent "un fort parfum de lynchage (sic)"). Semprun observe que cette "brutalité des comportements juvéniles" se trouve mise sur le compte, soit d'un "conflit des générations", soit d'une "haine de classe". S'il balaie la première explication, l'auteur s'attarde volontiers sur la seconde. Mais c'est pour brocarder le point de vue de ces "gauchistes" qui croient "que depuis 20 ans et plus se serait maintenue une espèce d'essence révolutionnaire de la jeunesse prolétarienne". Ceci n'est plus de saison, insiste-t-il : "Et l'on ne peut certes se contenter de répéter comme si de rien n'était, à chaque saccage ou pillage, l'analyse des émeutes de Watts publiée par les situationnistes en 1966 ("Le déclin et la chute de l'économie spectaculaire-marchande")". Déjà, dans Remarques sur la paralysie de décembre 1995, les encyclopédistes s'étaient référés à cet article, l'un des plus importants publiés par l'I.S. Mais l'année précédente l'obstacle avait été contourné.
Il se trouve que j'ai écrit et diffusé en janvier 2006 des «Remarques sur les émeutes de l'automne 2005 dans les banlieues françaises» qui prennent justement comme point de départ cet article. Je rappelle que Debord et les situationnistes entendaient "non seulement de donner raison aux insurgés de Los Angeles mais de contribuer à leur donner leurs raisons ". Après avoir expliqué pourquoi je donnais raison aux émeutiers de l'automne 2005, j'ajoutais, quelques paragraphes plus loin, qu'il me paraissait difficile en revanche de répondre positivement au second aspect de la question. Je précisais à ce sujet que "les "jeunes de banlieue" sont aussi les enfants de ce monde. Celui du "bonheur dans la consommation", de TF1 et de M6, des séries américaines, des fast food, de la bagnole, de la pub, des marques. Le rap représente un bon indicateur de cette ambivalence. D'un coté nous sommes confronté à une parole de révolte, celle-là même qui s'est exprimée en actes durant l'automne 2005 : de l'autre coté nous nous déplaçons dans un univers célébrant sans barguigner le règne de la marchandise. Que cette "culture" (par delà le rap) puisse s'accommoder le cas échéant d'attitudes sexistes, homophobes ou simplement sectaires n'étonnera que ceux qui à force de vouloir coller à "l'air du temps" ont désappris toute exigence critique".
C'était dire que l'on ne pouvait tirer aujourd'hui de Clichy-sous-Bois les enseignements que les situationnistes tiraient hier de Watts. Mais cela ne remettait pas pour autant en cause les thèses défendues dans "Le déclin et la chute de l'économie spectaculaire-marchande". L'analyse situationniste restait pertinente dans la mesure ou il s'agissait ici et là d'une "classe globalement sans avenir". Les émeutes de l'automne 2005 le rappellaient à leur façon : les jeunes émeutiers devenant les "porte voix", sur un mode certes paradoxal, de cette partie du monde vouée à la déréliction. J'indiquai plus haut que ces "barbares" (comme les nomme Semprun) étaient à la fois ceci et celà. C'était poser la question de l'intégration, tout en relevant l'ambiguité, voire l'abus qui s'attache à cette notion. Ceci redoublé par l'obligation qui est faite en l'occurrence de choisir entre deux modèles (tout autant discutables l'un que l'autre) : les modèles républicain et communautariste.
Ne pas vouloir reconnaître cette ambivalence, c'est ne rien comprendre, ou ne vouloir rien comprendre à la "jeunesse des banlieues". Il est vrai que certains en font leur miel. Mais à priori ils se situent dans un tout autre camp que les encyclopédistes. A moins que cette notion de "camp" devienne obsolète, elle aussi. Que dit Semprun, pour en revenir à Watts, aux situationnistes, et aux "nouveaux barbares" ? : cette jeunesse "s'est rabattue sur l'usage des drogues pour donner de l'intensité à un présent vide, et s'est par la même occasion trouvé un avenir marchand dans le trafic". C'est tout. Sarkozy tenait le même discours au début des émeutes de novembre 2005, avant d'être rapidement démenti quelques jours plus tard (y compris à l'intérieur de son propre parti par des maires de villes de banlieue qui savaient eux de quoi il en retournait). N'avons nous pas ici une réponse au silence encyclopédiste sur ces mêmes émeutes ? Et puis, cerise sur le gateau, juste après sa dernière citation, Semprun écrit ceci : "Il devient donc impossible de parler sans imposture en termes de classes, quand ce sont les individus qui ont disparu". Vous avez bien lu ! Voilà pourquoi votre fille est muette, n'est ce pas ?
Pour nous remettre de cette importante découverte abordons le problème sous un angle différent. Semprun concentre ensuite ses attaques sur ceux, à l'instar du "sociologue soucieux d'intégration", ou du "gaucho-humanitariste" n'ont de cesse de trouver des excuses aux "jeunes barbares". Certains penseurs médiatiques boiront ici du petit lait. Cependant Semprun va plus loin que les habituels discours réactionnaires. C'est parce qu'il n'existe plus "quelque chose comme une société civilisée, à laquelle on aurait pas donné à ces jeunes barbares la chance de s'intégrer". Plus d'individus, plus de classes, et maintenant plus de civilisation ! : elle s'est "volatilisée comme la couche d'ozone, fissurée domme le sarcophage de Tchernobyl, dissoute comme les nitrates dans la nappe phréatique". Quand on lit, quelques pages plus loin, "il n'en est pas moins légitime de parler de la domination", le lecteur respire. Au moins celle-ci reste. Enfin on aimerait le croire, puisque "la jeunesse sans avenir des cités" revient sur le devant de la scène au sujet des attentats islamistes de 1995. Le tableau brossé plus haut par l'auteur s'avérait incomplet parce que ces "barbares", "indépendamment de toute manipulation particulière, sont en quelque sorte auto-manipulés, conditionnés et dirigés par des "identités" qu'on leur a confectionnés, et qu'ils endossent avec tant d'enthousiasme". De tout ceci, constate Semprun, le gauchisme ne dira rien. Les "émeutes de carrefour" (terminologie empruntée à Charles Nodier) "et autres déchaînements de violence sans conscience ne servent qu'à ceux qui veulent prolonger la dégénérescence d'un monde usé et égaré". Qui donc ? Les altermondialistes et les gauchistes, répond Semprun. Ainsi donc, en novembre 2005, c'est Ignacio Ramonet (le nom est cité) qui tirait principalement un bénéfice de ces émeutes par souci de conserver le monde comme il ne va pas. Nous n'avions décidemment rien compris !
Plus sérieusement dans l'avant dernier chapitre de L'abîme se repeuple, Jaime Semprun entend témoigner de "la contribution du gauchisme à l'aliénation la plus moderne". L'auteur distingue trois traits principaux. D'abord l'adaptation du gauchisme "au rytme accéléré du changement de tout" ; ensuite (comme caractéristique de la mentalité totalitaire : la capacité d'adaptation par la perte de l'expérience continue du temps" ; enfin le "dénigrement des qualités humaines et des formes de conscience liées au sentiment d'une continuité cumulative dans le temps (mémoire, opiniâtreté, fidélité, responsabilité, etc.) ; par l'éloge" des "passions", du "dépassement", de la "subjectivité" etc. Il faut citer presque entièrement le paragraphe qui suit, des plus instructifs.
"Véritable avant garde de l'adaptation, le gauchisme (...) a donc prôné à peu près toutes les simulations qui font maintenant la monnaie courante des comportements aliénés. Au nom de la lutte contre la routine et l'ennui, il dénigrait tout effort soutenu, toute appropriation, nécessairement patiente, de capacités réelles : l'excellence subjective devait, comme la révolution, être instantanée. Au nom de la critique d'un passé mort et de son poids sur le présent, il s'en prenait à toute tradition et même à toute transmission d'un acquis historique. Au nom de la révolte contre les conventions, il installait la brutalité et le mépris dans les rapports humains. Au nom de la liberté des conduites, il se débarrassait de la responsabilité, de la conséquence, de la suite dans les idées. Au nom du refus de l'autorité, il rejetait toute connaissance exacte et même toute vérité objective".
Tout d'abord. Semprun avait appris à définir le gauchisme via les écrits théoriques des situationnistes et de Guy Debord. Ses ouvrages des années soixante-dix, et même les articles des 14 premiers numéros de la revue l'Encyclopédie des Nuisances en témoignent. Il importe de savoir de quoi l'on parle quand, possèdant la culture politique d'un Jaime Semprun, on évoque le gauchisme, ou le conseillisme, ou l'anarchisme, ou le communisme libertaire, ou l'ultra-gauchisme, ou les situationnistes. A la lecture de cette "contribution" le doute est permis. On pourrait féliciter l'auteur pour son art de l'amalgame et son talent à ne jamais mentionner les situationnistes dans son énumération tout en les ayant la plupart du temps à l'esprit. Car le lecteur attentif s'aperçoit que Semprun recycle ici une partie de l'article "Abrégé" du n° 15 de l'EdN qui était, je m'y suis attardé, entièrement consacré à l'I.S. Sa démonstration finit par devenir abstraite, abstruse et irréelle. On comprend cependant, en lisant la suite, que Semprun oppose des valeurs négatives, celles prêtées au gauchisme ou considéré tel, à d'autres, positives, qui sont : "l'effort soutenu", la patience, la "tradition", la civilité, la "responsabilité". C'est peu ou prou ce qu'ont toujours défendu les conservateurs (ou réactionnaires) de tout poil. Ceci ne veut pas dire que toutes ces "valeurs" soient à rejeter. Mais elle marquent sensiblement une appartenance au camp de la droite (même si les staliniens, hier, ou aujourd'hui des Chevènement, Royal, et autres peuvent s'y reconnaître).
Citons une dernière fois l'auteur dans un exercice que nous ne lui connaissions pas : "En fait l'effondrement intérieur des hommes conditionnés par la société industrielle de masse a pris de telles proportions qu'on ne peut faire aucune hypothèse sérieuse sur leurs réactions à venir : une conscience ou une néo-conscience, si l'on veut, privée de la dimension du temps (sans pour autant cesser d'être tenue pour normale, puisqu'elle est adaptée, on ne peut mieux, à la vie imposée, et qu'en quelque sorte tout lui donne raison) est par nature imprévisible ". Nous voilà bien avancés ! Et pourtant, quelque chose nous dit que l'avenir de Jaime Semprun et de ses amis devient pour le moins prévisible.
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La sortie deux ans plus tard de Remarques sur l'agriculture génétiquement modifiée et la dégradation des espèces permet à l'EdN de réaborder un domaine laissé en jachère depuis plusieurs années.
Un an plus tôt, la parution aux mêmes éditions de La Société industrielle et son avenir attirait davantage notre attention. Il s'agit de la seconde traduction de Industrial Sociéty and Its Future de Théodore Kaczynski (la première, Manifeste : l'avenir de la société industrielle par Unabomber, était parue deux ans plus tôt). L'EdN l'explique par la traduction "hâtive et sensationnelle de la première". Les encyclopédistes ajoutent que ce texte, "A qui voudra le lire avec attention, il apparaîtra que l'analyse de Kaczynski va, par son chemin singulier, droit à l'essentiel, et atteint ce qui est bien le centre du système universel de la dépossession : l'extinction de toute liberté individuelle dans la dépendance de chacun vis à vis d'une machinerie technique devenue nécessité vitale ".
Ce texte lu avec l'attention demandée nous nous demandons s'il s'agit du même livre. En quoi, premièrement, cet ouvrage se distingue, fondamentalement, de ceux des contempteurs déjà anciens de la "société industrielle" ? Par contre, la nouveauté réside dans la manière dont Kaczynski est parvenu à faire paraître son manifeste dans la presse américaine. C'était la condition réclamée par l'auteur, Unabomber, pour cesser les attentats commis depuis 17 ans, qui visaient des personnes liées à la recherche scientifique (et qui avaient fait trois morts). Les naïvetés et les affirmations à l'emporte-pièce que ce livre empile n'ont d'ailleurs pas échappé à Kaczynski puisqu'il reconnait dans sa "note finale" : "nous avons énoncé tout au long de ces pages des affirmations imprécises et d'autres qui mériteraient toutes sortes de nuances et de restrictions. Certaines sont peut-être même totalement fausses".
On hésite, le livre refermé sur cette "note" édifiante, à parler de "confusionnisme" tant l'auteur se tient droit dans ses bottes. Pourtant, comment qualifier l'amalgame suivant : "chômeurs professionnels, gangs de jeunes, adeptes de cultes, satanistes, nazis, écologistes radicaux, groupes paramilitaires" (ce patchork représentant la "base sociale" la plus rétive à la société industrielle). Quand, dans le même chapitre, l'on apprend que les livres techniques devront être brulés "au moment de l'effondrement", le lecteur le mieux disposé peut penser à Ray Bradbury (ou aux nazis dans le cas contraire). Il va de soi que dans une telle logique d'autres livres rejoindraient les ouvrages techniques sur le bûcher. Pour Kaczynski (c'est ce qui le distingue essentiellement de l'EdN de la fin des années quatre-vingt-dix) seule une révolution permettrait d'en finir avec la société industrielle. Pour augmenter sérieusement le nombre des révolutionnaires l'auteur avance une argumentation qui, avouons le, ne nous avait jamais traversé l'esprit. "Les révolutionnaires, écrit-il, devraient faire autant d'enfants qu'ils peuvent". Kaczynski l'explique par : "les comportements sociaux sont dans une large mesure héréditaires, selon des travaux scientifiques fiables". Sans commentaire.
Venons en à l'aspect, souligné par l'EdN dans la "note de l'éditeur" : c'est à dire "la société industrielle" comme "extinction de toute liberté individuelle" dans la "machinerie technique". Lorsqu'on lit chez Kaczynski "Le système doit contraindre les gens à adopter des comportements de plus en plus étrangers au comportement naturel de l'homme", on a l'impression de reprendre une discussion déjà ancienne. Qu'est ce qui est "naturel" ? L'auteur cite l'exemple des sociétés primitives, dans lesquelles "les enfants apprenaient à faire ce qui est en harmonie avec les impulsions humaines naturelles". De nombreux travaux ethnographiques ou anthropologiques, particulièrement dans les decennies soixante et soixante-dix, ont contribué à remettre en cause nombre de valeurs liées à la civilisation occidentale. Ils réactualisaient par la bande l'idée d'utopie et préparaient le terrain à une prise de conscience écologique. Il est vrai aussi que ces travaux, du moins certains, relativisaient par ailleurs le mythe du "bon sauvage" en décrivant des sociétés dont les rituels, les interdits et les coutumes s'accommodaient difficilement de la liberté (dans le sens de la "liberté libre" que réclamait Rimbaud).
Théodore Kaczynski, plus loin, en vient à l'un des points centraux de sa démonstration quand il affirme : "Le but du système n'est pas de satisfaire les besoins humains. Bien au contraire c'est le comportement humain qui doit être modifié pour s'adapter aux besoins du système, et l'idéologie politique ou sociale qui l'inspire prétendument n'est pas ici en cause ; la technologie est seule responsable, c'est elle qui dirige le système et non l'idéologie". Notre désaccord est total. Au moins Kaczynski dit tout haut ce que les encyclopédistes de 1998 pensent encore tout bas. Unabomber, il est vrai, n'appartient pas à la même "tradition politique" que les encyclopédistes. Il a toujours été violemment technophobe, et n'a pas à prendre de gants pour appeler un chat un chat : la technologie pour lui, et elle seule, est responsable de tous les malheurs de l'humanité. Les exemples que cite ensuite Kaczynski (et c'est souvent le cas dans son ouvrage) ne renvoient pas nécessaiement à la "société industrielle" (si l'on reste rigoureux sur le concept), mais à une société qui peut être qualifiée de "capitaliste, marchande, spectaculaire, hiérarchique, technicienne". L'auteur n'en dit rien, bien entendu. Pour lui la société actuelle est essentiellement "industrielle".
Dans le chapitre "La technologie est une force sociale plus puissante que l'aspiration à la liberté", Kaczynski ne fait nullement le lien entre le pouvoir, l'idéologie, le Capital, les lobbies économiques (il n'en dit mot) et cette technologie qui est la cause de tous nos maux. A aucun moment il ne lui vient à l'esprit que des intérêts divers et variés, liés à la nature profonde, capitalistique, de nos "sociétés développées" (et c'est là que ne parler qu'en terme de "société industrielle" devient terriblement restrictif) contribuent à imposer telle ou telle technologie. Celle-ci n'existant pas en soi mais comme moyen au service de fins. Que, bien évidemment, la course accélérée vers toujours plus de technologie est dictée par la loi du profit. Enfin, à lire, "aucun aménagement social - qu'il s'agisse de lois, d'institutions, de modes de vie, ou de code moral - ne peut protéger durablement contre la technologie", le lecteur constatera qu'il ne sert à rien de poursuivre, plus en avant, notre argumentation : elle glisserait sur Kaczynski comme l'eau sur les plumes du canard. La technologie ressort du domaine démonologique. C'est un démon qu'il faudrait exorciser ! Vu sous cet angle, la recette et le mode d'emploi préconisés par Kaczynski pour "sortir" de la société industrielle ne sont pas plus délirants que ceux utilisés par le prètre exorciste appelé auprès d'un "possédé" pour chasser ses démons.
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En mars 2002, parait le premier numéro de Nouvelles de nulle part. Une revue entièrement rédigée et fabriquée par Jean-Marc Mandosio. Cet universitaire est l'un des récents auteurs des éditions de l'Encyclopédie des Nuisances. Il y a fait paraître deux ouvrages : L'effondrement de la Très Grande Bibliothèque Nationale de France et Après l'effondrement. Le dossier du n° 4 des Nouvelles de nulle part (sorti en septembre 2003) est intitulé "Notes critiques sur l'histoire et le temps présent". Jaime Semprun y collabore avec deux articles : "Le fantôme de la théorie" et "Notes sur le Manifeste contre le travail du groupe Krisis".
C'est surtout le premier article qui appelle le commentaire. A travers la critique de trois essais de "théorie radicale" parus récemment, Semprun entend "dire un peu ce qu'est, ou plutôt ce qu'était, la théorie révolutionnaire, du temps ou une telle chose existait", et pourquoi selon lui "ce n'est plus le cas". Passons sur les explications contournées qui suivent, lesquelles justifient le choix d'exemples d'ouvrages "dissemblables", ou reviennent sur la métaphore ouvrant L'abîme se repeuple du "cadavre en décomposition" (en convenant que cette image était "une peu aventurée" Semprun ajoute que "la lucidité critique (...) n'a pas grand chose à voir avec cette espèce de sauvetage par la théorie (...) concistant à s'extraire, pour la considérer de haut, du bourbier qui nous engloutit"), pour en venir au premier des ouvrages recensé par Semprun, Chine trois fois muette de Jean-François Billeter.
A vrai dire ce n'est pas tant le contenu du livre de Billeter que Jaime Semprun entend critiquer que les travers méthodologiques propres à tout ouvrage de théorie radicale voulant "saisir le présent comme un moment de l'histoire" en invoquant "la totalité comme processus". La contradiction porte, poursuit-il, "entre le déterminisme plus ou moins strict et mécaniste quant au passé et le "sens du possible" quant au présent ", à l'épreuve des "chances d'émancipation qu'une critique qui se veut révolutionnaire se doit de mettre en avant". A savoir, précise-t-il plus loin, que l'on trouve dans le texte de Billeter "sur cette question de notre émancipation possible de l'économie marchande, le même point aveugle que dans d'autres textes théoriques à visée révolutionnaire". Semprun en vient alors à affirmer (ce qui devenu l'une des thèses centrales de l'EdN ) : "C'est auparavant (avant Hiroshima, justement) qu'on pouvait parler de la domination de la rationalité économique comme d'une "règle du jeu" possible à changer, une fois connue comme telle (...) En revanche, c'est maintenant qu'on peut parler d'une réaction en chaîne, c'est à dire d'un processus auquel le fait d'en prendre conscience ne peut rien changer". N'est ce pas, indépendemment de l'idéologie que sous-tend ce propos, renvoyer Marx et Freud dans la même poubelle de l'histoire ?
Ensuite Semprun va concentrer ses attaques sur "la mentalité théoricienne-radicale". Nous quittons Billeter pour évoquer "la compensation idéologique à l'impuissance intellectuelle et pratique" propre à la "pose théoricienne". Le propos se précise : "Il est tout de même frappant que, depuis trente ans et plus, la plupart de ceux qui se sont réclamés de la "théorie révolutionnaire" (en général celle des situationnistes), non seulement n'en ont rien fait, de subversif s'entend, mais s'en sont surtout servi pour se protéger de la perception de la réalité, jusqu'à s'enfermer dans un délire parfaitement cohérent". S'ensuivent des considérations psychopathologiques sur "la spatialisation, qui est déjà un symptôme reconnaissable de fausse conscience" (sic), qui liée à une sorte d'omniscience théoricienne et de toute puissance évoque "un état psychopathologique combinant délire interprétatif et mégalomanie" ; ou encore sur "ce qu'il y a d'essentiellement paranoiaque dans les fantasmes de connaissance totale" et "la prétention à l'infaillibilité", etc., etc.
Au fait, n'avons nous pas déjà lu ce genre de démonstration quelque part ? Mais oui, souvenez-vous... C'était en 1969 et l'ouvrage s'appelait L'univers contestationnaire. Il avait été écrit par deux psychanalystes sous le nom d'André Stephane. Les auteurs s'étaient livrés au même exercice en "analysant" parmi les inspirateurs de mai 68 trois cas éminemment pathologiques : Herbert Marcuse, Henri Lefebvre et Raoul Vaneigem (voir l'article de l'I.S dans le n° 12 de la revue). Ce livre indigent (qui avait suscité un sentiment de honte chez plusieurs de leurs collègues) comprend un chapitre, "Le gauchisme et le fascisme", dans lequel les deux auteurs entendent prouver que l'un et l'autre c'est du pareil au même. Enfin, la référence au fascisme exceptée, c'est la même artillerie psychopathologique qui sert ici et là. A ce détail près que Semprun vise principalement Debord. Sans le nommer, comme à son habitude. L'auteur de La Guerre civile au Portugal n'en finit pas de tuer le "père" (sèvère certes) dans un numéro qui, derrière la jubilation, laisse apparaitre quelque ressentiment (pour ne pas dire plus). Sur sa lancée Semprun confond, ou fait semblant de confondre "révisionnisme" et "négationnisme" pour l'associer aux "analyses critiques". Et c'est lui qui parle d'amalgame !
Dans la troisième partie de son article, Jaime Semprun, évoquant l'impasse ou se trouve aujourd'hui la "théorie révolutionnaire", ne voit pas, à considérer "froidement la cohérence des contraintes qu'agence le système industriel, ce qui pourrait y mettre fin à part son autodestruction, certes largement entamée, mais encore assez éloignée d'un hypothétique terme". Cette aggravation de la catastrophe, poursuit-il, certains pensent qu'elle "galvanisera" les énergies là ou d'autres prédisent une "chute dans la barbarie". Semprun en conclut que : "Si aucune théorie ne saurait raisonnablement répondre à une telle question, c'est tout simplement que ce n'est pas une question théorique, quoique ce soit la question cruciale de l'époque". Ceci "parce que le terrain social et historique sur lequel pouvait naître et se déployer une telle intelligence théorique s'est dérobé sous nos pieds". Les "théoriciens radicaux" ont beau dire, tranche Semprun, de toute façon "la catastrophe (...) est déjà là, et la première tâche d'une théorie critique serait de rompre avec (cette attente dépossédée), de se refuser à entretenir on ne sait quelle espérance contemplative". Semprun serait prêt à "tenir pour essentiellement vrai" l'aphorisme debordien ("la théorie n'a plus à connaître que ce qu'elle fait"), mais, une fois de plus, c'est trop tard, etc. etc., etc.
J'arrête là cette litanie. Il y a encore d'autres couplets, mais le lecteur commence à connaître la chanson.
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Durant ce même automne 2003, un troisième ouvrage de Jean-Marc Mandosio, Dans le chaudron du négatif, parait aux éditions de l'EdN. Mandosio, on le rappelle, est un brillant universitaire. Ce maître de conférence anime durant l'année 2006-2007 un séminaire à l'école des Hautes études sur le thème "Latin technique du XIIe au XVIIIe siècle". Par ailleurs il écrit dans Chrysopoéia, une revue publiée par la Société d'étude de l'histoire de l'alchimie (son nom figure parmi les membres du comité de rédaction de Chrysopoeia ). Dans ce Chaudron du négatif ou l'alchimie tient une place importante je me garderai bien de corriger l'auteur sur un sujet qu'il connait parfaitement. On peut toutefois s'étonner du rapprochement "chaudron" (l'alchimie) "négatif" (l'Internationale situationniste, une fois de plus). On verra plus loin, malgré les allégations de l'auteur, qu'il s'agit d'un prétexte.
Dans un court prologue Mandosio feint de s'étonner d'un autre rapprochement. Une manière en quelque sorte d'entrer d'emblée dans le vif du sujet en rapprochant la première page des Commentaires sur la société du spectacle de Guy Debord de l'extrait d'un texte alchimique du XVIIe siècle (utilisant le même procédé d'écriture, appelé "dispersion de la science" par Mandosio). Ce procédé rhétorique, bien évidemment antérieur à ce texte alchimique, peut être résumé par la formule : "Ne pas trop en dire, pour ne pas instruire n'importe qui, tout en le disant". Debord ne dit certes pas autre chose. Mais il l'assortit de l'obligation qui lui est faite d'écrire de "façon nouvelle". Ceci par rapport à La Société du spectacle, le livre écrit 20 ans plus tôt. Debord est régulièrement revenu, en citant chaque fois les sources, sur les détournements en plus ou moins grand nombre que l'on trouve dans ses ouvrages théoriques. Il n'a cependant pas cru utile de le faire pour ces Commentaires. Ou l'occasion d'une réédition ne s'est pas présentée pour qu'il le fasse. L'explication, en réalité, est donnée par Debord lui-même, dans cette première page justement. Et puis, comme je le suggérai plus haut, les textes achimiques ne sont pas les seuls à utiliser ce procédé de "dispersion de la science". Debord a certainement eu sous les yeux des exemples de ce type (dans des textes de la Renaissance ou de l'age classique). Mais, pour en revenir au commentaire de Mandosio sur Commentaires sur la société du spectacle, ce rapprochement ou raccourci voulait d'emblée évoquer quelque parenté entre Debord et l'alchimie. Pour ce coup là c'est raté. Toute l'érudition du monde (et nul ne contestera que Mandosio est un parfait érudit) n'y changerait rien.
Le premier chapitre ("La formule pour renverser le monde") se présente comme un "exposé magistral" sur l'I.S., Debord, Vaneigem, les surréalistes et l'alchimie. Je ne signalerai, dans ce compte rendu objectif, qu'un "dérapage" à l'occasion d'une note de bas de page. Au sujet de la notion de "détournement", déjà théorisée par Debord et ses amis dans les années cinquante, Mandosio écrit : "Néanmoins, comme il était à prévoir, le détournement a fini lui aussi, une fois passé l'effet de surprise, par être retourné par la publicité, à l'instar d'ailleurs de tous les modes d'expression". Sans entamer une discussion, ici prématurée, le "comme il était à prévoir" suscite la curiosité. Qui l'avait alors prévu ? Le "comme il était à prévoir" est une scie qui revient régulièrement dans la bouche ou sous la plume des conservateurs de toutes les temps. Aujourd'hui on dirait plus volontiers "tout est récupérable". Mais on ne s'attend pas à trouver ce genre de cette formulation chez Mandosio.
Dans le second chapitre ("Le système du docteur Goudron et du professeur Plume") Mandosio se lache. Le docteur Jekyll du premier chapitre se transforme en un Mister Hyde. Le pamphlétaire prend le relai de l'universitaire. Mandosio se prend cependant les pieds dans sa démonstration quand il écrit, parlant d'une autocritique restée "toutefois partielle" de l'I.S. après 68 : "Elle a conduit les derniers membres de l'I.S. à reprocher au seul Vaneigem ce qu'ils auraient pu, en approfondissant davantage leur examen de conscience se rapprocher à eux-mêmes". C'est faux, et cela n'a rien d'un détail puisque Mandosio consacre plusieurs pages au "cas Vaneigem". Dans le "Communiqué de l'I.S. à propos de Vaneigem", certes peu tendre pour ce dernier, les signataires reconnaissent aussi que "Vaneigem a occupé dans l'I.S. une place importante et inoubliable" en l'assortissant des précisions nécessaires. Plus d'une fois, après 1970, Debord "défendra" Vaneigem contre des situationnistes trop zélés et plutôt enclins à cracher sur celui dont ils ne possédaient pas le dixième du talent passé.
Ceci dit, de jeunes libertaires (prolétaires, le plus souvent) ont tiré davantage d'enseignements, du moins dans un premier temps, du Traité de savoir vivre à l'usage des jeunes générations que de La Société du spectacle dans l'après 68 (à l'exception du quatrième chapitre de ce dernier ouvrage, "Le prolétariat comme sujet et comme représentation", le nec plus ultra de ce qu'il convenait de savoir sur un plan plus directement politique). Beaucoup se reconnurent dans cette "vraie colère à l'encontre des conditions existantes" qu'évoque ce "Communiqué", et n'auraient peut-être jamais lu (ou plus tard) Cravan, Vaché, Brecht, Nietszche, Reich, Artaud, Kierkegaard, Sade, Fourier, excusez du peu ! C'était à l'époque le livre qu'il fallait conseiller à un jeune révolté. A ce sujet, je ne partage pas le point de vue de Guy Debord écrivant en novembre 1971 à Juvénal Quillet : "A l'époque où Vaneigem écriait le Traité (1964-65), il était sincère ; et ce livre a été plus utile que nuisible pour agiter une fraction de la jeunesse, même parfois ouvrière. Il est devenu plus nuisible qu'utile après mai. Si ce livre était paru quand Vaneigem l'a eu fini, sa période d'utlité en eut été allongée de deux ans ; et Vaneigem n'est pas responsable de ce retard". Bien entendu, il parait aujourd'hui difficile de mettre sur le même plan les deux livres de Debord et de Vaneigem (tous deux parus fin 1967). Tout comme on conviendra que les articles publiés par Vaneigem dans les numéros 11 et 12 de l'I.S. ne valent pas ses contributions antérieures. Et puis, pour en revenir à Mandosio, contrairement à ce qu'il prétend ce n'est pas au "seul Vaneigem" qu'ont été adressés les reproches des "derniers membres de l'I.S". Mais évidemment pas à la mesure de l'importance passée de Vaneigem. D'ailleurs le plus maltraité d'entre eux, pour qui sait lire, s'appelle René Riesel. Mandosio n'en dit mot. Il est vrai que Riesel venait de rejoindre l'EdN quelques années plus tôt.
Plus loin Mandosio croit trouver (il cite en ce sens Vaneigem !) "le point faible de la théorie du spectacle, qui n'aura été finalement qu'une critique partielle, certes très séduisante, de la société industrielle. Ce qui fait sa séduction est en même temps ce qui constitue sa faiblesse : elle conserve formellement le shéma hégéliano-marxiste du "dépassement" et s'inscrit dans la droite ligne de l'idéologie du progrès, la négativité du monde aliéné devenant magiquement la positivité d'un monde libéré dès lors que les conseils ouvriers auront pris le contrôle des usines". Sans le vouloir Mandosio pose une bonne question. La démocratie effective (celle des conseils) est-elle en soi une promesse d'émancipation ? Mais associer "shéma hegeliano-marxiste" et "idéologie du progrès" relève de la plaisanterie. Mandosio-Hyde corrige en passant le Mandosio-Jekyll (qui disait tout autre chose des "conseils ouvriers" dans le premier chapitre). Au delà de l'amalgame la méthode ne manque pas de piquant. Mandosio allant trouver chez Vaneigem la preuve de la "faiblesse" de "la société du spectacle". On pourrait, en l'élargissant à d'autres cas, reprocher à certains écrits de Beauvoir la faiblesse des thèses de L'être ou le néant, ou la même chose en ce qui concerne Engels et Le Capital !
Pour Mandosio, l'erreur ou la cécité des situationnistes de l'après 68 réside dans leur volonté d'opter pour une "analyse plus optimiste" en la reliant au "commencement d'une époque". Dans le n° 7-8 des Nouvelles de nulle part (décembre 2005) Mario Lippolis lui répondait en rappelant, très justement, que "ce genre d'optimisme fut propre, non seulement aux situationnistes, mais à tous ceux qui avaient jeté toutes leurs perspectives personnelles, sans réserve, dans l'action". Et s'il est exact, précisait Lippolis (en citant Mandosio), "que ces "illusions révolutionnaires de l'après mai sont retombées d'elles-mêmes au bout de quelques années", sauf en ce qui concernait ce «d'elles-mêmes"". Dans la mesure ou, en France, au Portugal, en Italie et en Pologne, les mouvements sociaux "furent dramatiquement vaincus par les forces dominantes" : ceci transformant en "illusions" les "espérances révolutionnaires". C'est aussi dire à quel point Mandosio prend des libertés avec l'histoire de ces années là. Elle n'est pour lui aucunement le lieu d'affrontements, de conflits, d'antagonismes dans la société entre "deux partis, dont l'un veut qu'elle disparaisse". Cela lui importe peu, à vrai dire. Il soumet les évènements à la grille de lecture anti-historique des encyclopédistes. Il s'agit pour lui de prouver la faillite de l'I.S. par l'incapacité de cette dernière à adopter dés le début un point de vue anti-industriel.
Sur cette lancée, Mandosio cite un large extrait de l'article "Le déclin et la chute de l'économie spectaculaire-marchande (un texte qui obsède les encyclopédistes). On apprend que cette "société de l'abondance" n'est critiquée par Debord que sous l'angle de "l'abondance des marchandises" et "non en tant que société industrielle". Mandosio laisse entendre que pour Debord il existerait une "société industrielle non marchande" et une "infrastructure industrielle" que la "créativité collective" pourrait se réapproprier. Pourtant, au même moment, dans le numéro 4 des Nouvelles de nulle part, Jaime Semprun écrit au sujet de la "société industrielle" : "Pour quiconque utilise cette définition sans la fétichiser, elle n'implique évidemment pas l'oubli du fait que cette société industrielle est aussi capitaliste, marchande spectaculaire, hiérarchique, technicienne, tout ce qu'on voudra, pas plus que l'accent mis dans les années soixante sur les récents progrès de l'aliénation que désignait le terme de "spectacle" n'implique d'abandonner la critique du capitalisme mais on contraire la reformulait dans des termes appropriés pour en faire quelque chose". Debord et les situationnistes n'ont jamais dit autre chose.
On voit que les encyclopédistes ne marchent pas ici du même pas. Semprun, malgré tout, conserve ce lointain acquis situationniste tandis que Mandosio, plus proche en ce sens des thèses de Kaczynski, ne jure que par "la société industrielle". Ou, pour le dire autrement, Mandosio s'en prend frontalement, sans état d'âme particulier, aux situationnistes (autant que nous le sachions il ne l'a jamais été, ou de loin), alors que Semprun procède par contournements ou sur un mode allusif : en noyant par exemple le poisson situationniste dans les eaux glacées du gauchisme. Ce que Mandosio condamne principalement chez les situationnistes, c'est leur "progressisme" lequel, nous retrouvons Kaczynski, les rend aveugle sur la nature de la "société industrielle". Ce progressisme, il va de soi, les amenant "à prendre parti pour la modernité", c'est à dire le comble de l'horreur pour un encyclopédiste. Même cessant d'être "spectaculaire-marchande", martèle l'auteur, la société industrielle continue d'être aliénante car telle est sa nature (souligné par Mandosio).
Dans le troisième chapitre ("De la déconfiture et des moyens de l'accomoder") Jean-Marc Mandosio avance que les thèses développées par Guy Debord dans La Véritable scission (celles introduisant à "la critique des nuisances") contredisent les thèses antérieures de l'I.S. En ajoutant que celles-ci "reposaient en grande partie sur l'utilisation censément désaliénée de l'automation et du système de production industriel existant", il les caricature pour les besoins de sa démonstration. Des situationnistes ont pu, durant les premières années, accorder à l'automation un certain intérêt. Celui-ci disparait dés lors que l'I.S. se radicalise en développant les thèses que l'on connait. Ceci a du échapper à Mandosio. Sinon, s'il est vrai que les "thèses sur les nuisances" de La Véritable scission ne seront pas par la suite reprises et développées par Debord, ce dernier ne se désinteressera pas pour autant de la question. C'est l'EdN, d'une certaine façon, qui dans un premier temps reprendra le flambeau. Alors écrire, sur les derniers temps de l'I.S., "leur théorie "ne peut ni s'interrompre ni aller plus loin". Il n'y a plus alors qu'à se dissoudre, ce qui est une autre façon de laisser le problème en suspens, mais cette fois définitivement",c'est faire bon marché de quelques autres explications, plus décisives, pour comprendre ce processus d'auto-dissolution. Mais pour cela il faut lire les textes plutôt que les solliciter. Qu'apprend donc le professeur Mandosio à ses étudiants ? Ici, en l'occurrence, il préfère évoquer un "revirement non assumé". Ce sophisme en appelle un autre : la théorie devient "intrinsèquement contradictoire " (souligné par Mandosio pour aggraver son cas). Décidemment votre fille n'en finit pas d'être muette !
Le temps du déboulonnage des statues est venu. Mandosio s'acharne d'abord sur Vaneigem (à vaincre sans péril...) avant de prendre Debord pour cible. L'entreprise s'avère plus difficile. Nous sommes content d'apprendre que le Debord de 1979 s'exprime différemment de celui de 1972, (ou celui de 1988 vis à vis du premier). Mais nous pensions l'avoir remarqué depuis 25 ans déjà. Mandosio ne sait pas trop s'il faut blâmer Debord d'évoluer vers ce que notre universitaire appelle un "quasi nihilisme" (avec le risque de rhéabiliter un Debord "positif", celui du temps de l'I.S) ou le féliciter (cette positivité devenant alors "accessoire, imprécise, presque inexistante"). Ici pour noyer le chien on hésite entre l'accusation de rage et celle de choléra. Comme à son ordinaire, le professeur Mandosio convoque toutes les ressources de son érudition. Que n'a-t-il trouvé le mot "graal" dans In girum imus nocte et consumirur igni ! Suivent pas moins six pages d'explications sur la question. Avec la mention, au passage, d'un "graal noir" ou "diabolique" chez Michel Carrouges (un temps "compagnon de route" des surréalistes). Ceci pour asséner à Debord le coup de grâce : "Debord n'a rien fait d'autre, finalement, que pratiquer une sorte d'alchimie, dont l'une des définitions traditionnelles est "l'art de séparer le pur de l'impur"». Tout ceci est très curieux. Jean-Marc Mandosio, en tant que collaborateur et membre du comité de rédaction de la revue Chryspoeia, témoigne de l'intérêt, pour ne pas dire plus, pour l'alchimie (et nous aurions tort de l'en blâmer puisque nous partageons cet intérêt, sans en avoir le savoir et les compétences). Comment ne pas évoquer, au delà ou en deça d'un travail de recherche "scientifique" ou "érudit", un phénomène d'empathie envers l'alchimie ? Et c'est le même Mandosio qui, pour confondre Debord, affirme que celui-ci, à l'instar de Monsieur Jourdain, ferait de l'alchimie sans le savoir. Il faut être un contempteur de l'alchimie, ou encore la mépriser plus ou moins gentiment pour avoir recours à une telle argumentation. Décidemment,le couple "docteur Jekyll" et "Mister Hyde" ne renvoyait pas qu'à une figure de style. L'inconscient de l'auteur du Chaudron du négatif commence à nous intéresser.
Dans le quatrième chapitre ("Le labyrinthe des petits et grands mystères"), Mandosio, qui doit imaginer que le lecteur vient d'avaler la couleuvre du chapitre précédent, poursuit sur le même mode : "Pourquoi alors les situationnistes se sont-ils référés à l'alchimie, qui semble à première vue le plus mauvais modèle que puisse adopter une théorie révolutionnaire tant soit peu soucieuse d'efficacité ?". Exit la métaphore ! Ici c'est le collaborateur de Chryspoeia qui monte au créneau. Et pour faire bonne figure nous trouvons dans le même paquet cadeau les surréalistes et les situationnistes. Vaneigem, traité précedemment de tous les noms, est là cité comme témoin à charge pour dénoncer, chez les premiers, l'égarement de la "vision mystique" en matière d'alchimie. Mandosio reprend sans sourcillier le fait qu'André Breton, selon un principe énoncé par René Guenon, approuverait l'idée que "les faits historiques ne valent qu'en tant que symboles de réalités spirituelles". Énoncé dans ces termes mêmes ceci relève de l'aimable plaisanterie. Les lecteurs de Breton apprécieront. Affirmer plus loin, "Voir tout le bien dans l'inconscient et tout le mal dans la raison, comme le faisaient les surréalistes", est un propos stupide. On n'y répondra pas.
Le dernier chapitre, ("Les illusions nécessaires") reprend la démonstration là ou Mandosio l'avait laissée dans le troisième chapitre (et qu'il n'aurait pas du quitter). C'est à la fois vrai et faux d'écrire : "Les illusions entretenues par les situationnistes - la plus grande de toutes étant celle de l'entrée définitive dans une ère de l'abondance qui serait le fondement matériel de la société future - étaient d'aurant moins perçues comme telle qu'elles s'accompagnaient de la démolition, dont les situationnistes eurent longtemps l'exclusivité, de diverses illusions contemporaines l'une des plus fameuses étant celle de la "révolution culturelle chinoise". Il n'est pas question de nier que l'époque dans laquelle nous vivons n'est plus celle des années soixante. Et donc que les enseignements d'hier ne sont pas nécessairement ceux d'aujourd'hui. Mais en même temps on retrouve chez Mandosio cette même vision univoque de l'histoire, déjà relevées. Notre auteur se projette avec plus de facilité dans le Moyen age, la Renaissance ou l'Age classique qu'il ne le fait pour les années soixante. On se demande finalement ce qu'il a retenu de la lecture des 12 numéros de l'Internationale situationniste. Ceci pour dire que dans les années soixante il ne s'agissait pas ici d'illusions, bien au contraire. Mai 68 vérifiait l'excellence des thèses situationnistes.
Le passage qui suit attire toute notre attention. "On peut penser que si les situationnistes s'étaient montrés conséquents et lucides sur tous les plans, y compris au sujet de l'abondance matérielle et de l'automation, ils auraient perdu une bonne part de leur pouvoir d'attraction, alors que la perspective du "dépassement", n'étant pas une simple attitude défensive et contenant implicitement la promesse d'un avenir meilleur, avait de quoi séduire". L'escamotage est de taille ! Mandosio oublie au passage le goût pour le négatif, pour la subversion, et l'esprit de révolte, mais passons. "La lucidité seule, poursuit Mandosio, n'a jamais fait recette ; c'est pourquoi les avis des Cassandres logiques ne sont pas écoutés. Comme l'a bien vu Théodore Kaczynski dans La Société industrielle et son avenir, un programme pour susciter l'enthousiasme, "doit offrir à la fois un idéal positif et un idéal négatif ; il faut être autant pour quelque chose que contre quelque chose"". De quelle lucidité s'agit-il ? Pas politique en tout cas, puisque, du bout des lèvres, Mandosio reconnait l'apport situationniste en ce qui concerne la démolition de "diverses illusions contemporaines". Celle de Kaczynski (à travers le propos cité plus haut) ? Quelle découverte ! En dehors de groupes nihilistes (et encore !) la formule s'applique à tout le monde, ou presque. Mais non, Mandosio veut évoquer "les innombrables rapports, articles, livres parus depuis la fin des années cinquante et annonçant - non pas seulement comme possibles ou probables mais comme absolument certains - la catastrophe écologique à venir et le suicide de la société industrielle, n'ont provoqué aucune prise de conscience générale, aucun sursaut véritablement suivi d'effet".
A quoi et à qui se réfère Mandioso ? Lui qui cite habituellement ses sources reste coi. Certes, auparavant, dans une note de bas de page du troisième chapitre, l'auteur citait l'ouvrage de Maurice Pasquelot, La Terre chauve, publié en 1971. Mais rien avant cette date. Sont-ils à ce point "innombrables", ces "rapports, articles, livres", que Mandosio ne puisse en citer un seul ? Curieux non ? Certains de ces documents sont certainement plus intéressants, plus pertinents, ou plus prémonitoires que d'autres. Une liste eut été bienvenue, accompagnée le cas échéant d'extraits significatifs, comme par exemple pour La Terre chauve. Et pourquoi ne pas avoir consacré un chapitre entier à cette importante et essentielle question ? Si le volume ne pouvait dépasser 125 pages Mandosio pouvait toujours retirer deux trois pages d'érudition sur l'alchimie (dont je ne conteste nullement l'intérêt "en soi", mais leur présence du point de vue même défendu par l'auteur). Mandosio ne confond-il pas ces "rapports, articles, livres" avec la littérature de science-fiction ? Pourquoi n'éclaire-t-il pas mieux la lanterne du lecteur ? Peut-être que ce travail de recension (avec les commentaires appropriés) fait l'objet d'un livre à venir. Auquel cas ces documents sont très certainement "innombrables" puisqu'en 2007 nous ne voyons toujours rien venir.
Certes, des textes à caractère écologique ont été publiés durant les années soixante dans des revues scientifiques. Mais, tout alarmistes étaient-ils, aucun d'entre eux (autant que nous sachions) n'entrait dans le scénario catastrophiste présenté comme inéluctable. On ne sait d'ailleurs pas bien à quelle époque se réfère Mandosio quand il ajoute que ces innombrables contributions ont "engendré (...) une inquiètude diffuse". Sachant que "ce ne sont d'ailleurs pas ces discours ou ces raisonnements à eux seuls qui ont produit ce résultat, mais leur confirmation ultérieure par la réalité". Tout ceci parait bien flou. La prise de conscience écologique date de l'après 68. C'est l'une des conséquences indirecte de mai 68. Un lien est alors fait dans des cercles gauchisant et anarchisant entre des travaux scientifiques (connus des seuls spécialistes) et l'élargissement de la "question sociale" à des domaines peu ou pas explorés auparavant par les "révolutionnaires" de tout poil. Les articles, entre autres exemples, du dessinateur Fournier dans Hara Kiri hebdo, puis Charlie hebdo, et ensuite dans La Gueule ouverte, sensibilisent toute une frange soixante-huitarde sur l'écologie, et plus particulièrement les dangers du nucléaire.
Mandosio n'en dit rien. Ceci lui importe peu. C'était auparavant qu'il fallait s'en inquiéter. Aujourd'hui c'est trop tard, il n'y a pas d'issue, tranche-t-il. On ne peut plus rien faire. C'est un air que le lecteur commence à connaître. Comment, poursuit-il, èvoquer une perspective de désindustrialisation puisque les classes sociales pour qui la survie matérielle ne se pose pas préfèrent conserver leurs avantages "plutôt que d'y renoncer volontairement (...) Et lorsque la catastrophe finit par les atteindre personnellement ils se scandalisent du fait qu'aucune mesure n'avait été prise (par qui ?) pour l'éviter". C'est une façon élégante de dire "de toute façon, comme les gens sont cons, alors...". Mandosio ne peut cependant pas donner congé au lecteur sur une telle impression. Une pareille surdité ne renvoie pas toujours à la bêtise, nous rassure-t-il, "mais relève bien plutôt de ce que Giacomo Léopardi appelait les "illusions nécessaires"".
Voilà ce qui s'appelle retomber sur ses pieds. "Même si l'illusion progressiste dont s'est nourrie la société industrielle nous tue à petit feu, elle conserve toujours au moins une petite partie de son pouvoir de séduction et de consolation (analogue en cela à la religion) face à la déprimante absence de promesses que paraît comporter l'idée même de désindustrialisation (...) On peut donc raisonnablement craindre que les catastrophes en cours ne débouchent sur aucune prise de conscience salutaire". En admettant que la démonstration de Mandosio dans ce dernier chapitre s'avère excellente, ses choix théoriques justifiés, et ses thèses convaincantes, ceci ne nous permettrait-il pas de dissiper un tant soit peu ces "mêmes illusions" ? La réponse est connue. Au même moment Jaime Semprun y répondait explicitement dans l'article "Le fantôme de la théorie" : le fait d'en prendre conscience ne peut plus rien changer. Jean Marc Mandosio, dans un autre registre, aboutit à la même conclusion.
Mais il faut savoir terminer un livre. Mandosio n'oublie pas dans les toutes dernières lignes de ce Chaudron du négatif que son ouvrage est d'abord dirigé contre l'I.S. Laissons lui (pour l'instant) le mot de la fin : "L'illusion est peut-être nécessaire, mais elle n'est pas nécessairement efficace. Si une prise de conscience anti-industrielle peut malgré tout finir par acquérir une certaine force, elle ne prendra pas - de cela au moins nous pouvons être certains - la forme de la théorie révolutionnaire situationniste".
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Dans l'un des derniers ouvrages publié par les éditions de l'EdN, Jaime Semprun aborde un domaine qui n'avait alors été traité par les encyclopédistes que de façon périphérique, celui du langage. Cette Défense et illustration de la novlangue française entend désigner sous le terme de novlangue "la langue qui nait aujourd'hui spontanément du sol bouleversé de la société moderne, correspondant à celle qu'ont prise dans nos vies les exigences du "milieu industriel" et de sa technologie". Ce terme est apparu sous la plume de George Orwell dans son roman 1984 : c'est le nom qu'il donne à la langue de l'ANCSOC, le parti unique de l'Océania. Semprun précise que "la novlangue avait en effet pour but d'interdire, par la simplification de la grammaire et la limitation du vocabulaire à des termes univoques, tout autre mode de pensée que celui, rationnel et objectif, qui avait présidé à son élaboration". Orwell s'inspirait (nous étions en 1948) de deux exemples : les totalitarismes nazis et staliniens. La novlangue désigne aujourd'hui une langue qui est imposée par un état totalitaire à des fins d'asservissement et de limitation, voire de liquidation de la pensée. C'est par excellence la langue de la bureaucratie. La novlangue, selon Orwell, reste associée à l'idéologie du parti unique et de l'état quand la langue devient le principal moyen de dressage et d'asservissement des individus.
Semprun prend quelque liberté avec cette signification en proposant la sienne. On doute qu'un esprit précis et rigoureux comme Orwell l'eut apprécié. Les explications de Semprun, pour le justifier, n'ont pas toujours de surcroît la clarté et la précision voulues. Il entend prouver la supériorité de la novlangue (dans sa définition) sur l'archaique (l'orwellienne) en opposant "le manque de scientificité" des propriétaires (l'état ou le parti) de la novlangue primitive à "l'ambition centrale de la novlangue" qui était de créer un langage "indépendant de la conscience". D'où il ressort que la novlangue version Semprun possède de nombreux avantages sur l'ancienne, l'archaique : car en s'affranchissant "définitivement de toute trace de subjectivisme " elle n'a plus besoin "de censure ni de police" pour être efficace. Une autre supérorité s'avère pour l'auteur encore plus déterminante. Il est question, je cite, de "l'emploi d'un langage quant à lui délivré du carcan de l'objectivité, libéré de l'obligation d'avoir à dire quoi que ce soit d'exact, ou même seulement de cohérent, à propos de la réalité". La novlangue finit par se dédoubler ("afin de répondre à des besoins distincts") pour désigner une chose et son contraire. "Au langage de la pire logique automatique répond celui du pur automatisme verbal affranchit de la logique". Comme on le voit, nous sommes loin d'Orwell. Considérons que si le mot (le concept) est discutable, la chose (le contenu) mérite elle un examen plus attentif.
Un autre problème, plus secondaire, se présente au lecteur. Celui du ton employé par l'auteur. Semprun n'a-t-il pas dans un premier temps été tenté (dans la lignée du Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie de Censor) d'écrire sous un nom d'emprun le point de vue d'un contemporain défendant la novlangue moderne ? Le doute subsiste s'il faut en croire certaines tournures d'expression et l'exhortation finale "à délivrer le monde des archéolangues". Mais il aurait fallu pour cela faire appel à une maison d'édition "classique" pour que l'effet soit garanti. Et il ne parait pas certain que Semprun eut trouvé un éditeur suffisamment intéressé. Censor (c'est à dire Sanguinetti) maitrisait parfaitement son sujet. Et Debord, on le sait, n'a pas été étranger à la réussite de l'entreprise. Peut on qualifier Semprun ici des mêmes qualités dans un domaine que l'EdN ne place pas vraiment au centre de ses préoccupations ? En tout cas des ambiguités existent quant à la personnalité du "je" écrivant cette Défense et illustration de la novlangue française. Le lecteur n'est pas vraiment dupe, mais la lecture parfois peut en pâtir.
Ce livre, pour en revenir à son contenu, contient de nombreuses notations sur l'époque et son langage, aussi justes que bienvenues. En particulier sur l'idiome des nouvelles technologies, les exigences de mobilité et de flexibilité, sur l'interchangeabilité toujours plus grande des divers éléments de la phrase, sur les traductions, sur le langage "djeune", ect. Mais on l'avait déjà lu ailleurs. En revanche, autant que nous puissions le vérifier, le chapitre consacré aux néologismes (ceux là mêmes qui constituent la novlangue) propose une classification d'un genre inédit à travers trois catégories. La premiere correspond à nécessité de nommer des réalités elles-mêmes entièrement nouvelles ; la seconde renvoie à celle de désigner des réalités qui ne sont pas à proprement parler nouvelles, mais qui paraissent inédites ; la troisième rassemble les noms nouveaux qu'il a fallu donner à des réalités anciennes. Soit. Les exemples tirés des première et troisième catégories paraissent convaincants. Pour la seconde, cependant, l'insistance de Semprun envers le mot "convivialité" (auquel il consacre le plus de lignes), incite à consulter le Robert historique de la langue française. Convivialité, qui apparait au début du XIXe siècle en France, est emprunté à l'anglais conviviality (c'est à dire : goût des réunions et festins), dérivé de convivial. Il est repris en 1979 dans la traduction d'un texte anglais d'Ivan Illitch, au sens "d'ensemble des rapports entre personnes au sein de la société ou entre des personnes et leur environnement social, considérés comme autonomes et créateurs". Enfin convivialité (tout comme convivial) est utilisé en informatique lorsqu'on parle d'un système informatique d'accès facile. Il s'agit alors d'un américanisme. Cette définition (à l'entrée "convive") se termine par la mention conviviat (1825, Brillat-Savarin) "qualité de convive", resté "à l'écart de la vogue de convivial, convivialité, a vieilli".
On lit ensuite, sous la plume de Jaime Semprun, que le mot convivialté "forgé au XIXe siècle par Brillat-Savarin (sic), s'est vu attribué depuis trente ans des sens nouveaux", laquelle convivialité, cinq pages plus loin, "longtemps répandue à l'état diffus dans toutes sortes de pratiques quotidiennes, et qui a été méthodiquement extraite, comme le serait une matière première pour l'élaborration d'un produit manufacturé, afin qu'ainsi isolée nous puissions la goûter en consommateurs éclairés". Le lecteur se demande de quoi Semprun l'entretient ici. Ce dernier ne s'est-il pas trompé de mot, ou de définition ? Pas le moins du monde. L'auteur nous livre (y compris à travers cet exemple qui pourrait paraître secondaire ou anodin) quelque secret de méthode. Et encore le mot méthode semble inapproprié. Il renvoie plutôt à l'une des marottes de l'EdN. A se demander si la critique anti-industrielle n'aurait pas finalement entièrement colonisé l'inconscient encyclopédiste ! Semprun n'est pas plus linguiste que je ne le suis. Je serai donc le dernier à l'en bâmer. Cependant, lorsqu'on a l'ambition d'éclairer ses contemporains sur l'état de la langue parlée ou écrite aujourd'hui, il parait utile pour un "non spécialiste" de se montrer un tant soit peu prudent, circonspect ou précautionneux. A partir de la définition du Robert il est possible de se livrer à plusieurs extrapolations. Mais en aucun cas de servir le brouet proposé par Semprun, lequel, j'y reviens, nous renseigne davantage sur l'inconscient encyclopédiste que sur les tribulations du mot convivialité. Ceci ne remet pas en cause (nous sommes au tiers de l'ouvrage) la thèse défendue par l'auteur, mais laisse planer quelques doutes sur les moyens qui sont ou seront utilisés à cette intention.
Comme il ne s'agit ici que d'un hors d'oeuvre, venons en au plat de résistance. Le chapitre VI ("En quoi la novlangue réalise le programme des Lumières et de la Révolution française") annonce la couleur. Comparons donc la novlangue à un édifice. Tout édifice qui se respecte comporte des fondations. Celles-ci s'appellent "les Lumières". Ce sont sur ces fondations qu'ont été posées les premières pierres, celles de la Révolution française. Tout juste remise des coups assénés par Furet et consort, cette pauvre Révolution française doit affronter l'ire encyclopédiste ! A chacun son domaine : là ou la terreur révolutionnaire chez l'ancien communiste Furet anticipe le totalitarisme stalinien et son goulag, l'ex situationniste Semprun nous certifie que cette même Révolution française balisait le terrain et préparait les esprits à l'avénement du machinisme, du monde de la novlangue par conséquent. Plusieurs exemples viennent étayer la démonstration de l'auteur : l'anéantissement des patois, la numérotation des départements, et surtout l'adoption du système métrique. "Le même code, les mêmes mesures, les mêmes règlements et enfin la même langue, voilà qui fut proclamé dans la perfection de toute organisation sociale, et qui est resté comme acquis durable pour toutes les époques ultérieures", précise Semprun. Certes, on frémit devant cette politique des plus insidieuse, devant pareils moyens d'asservissement, jamais dénoncés. Fouquier-Tinville peut aller se rhabiller !
Enfin tout le mal vient des Lumières. Même Jean-Jacques Rousseau, pourtant parmi les philosophes du XVIIIe siècle, "le moins enclin à s'enthousiasmer pour les progrès de la civilisation" voyait dans l'usage de la raison "un progrès naturel (...) propre à toutes les langues lettrées". Cependant la palme revient à Condorcet, "la voix la plus authentique des Lumières", l'auteur de l'Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain : l'exemple même pour Semprun d'une volonté de rationalisation qui ambitionnerait "d'assujetir toutes les vérités à la rigueur du calcul". La novlangue lui doit beaucoup, ajoute l'auteur. Le lecteur aura compris que tous les maux à venir sont contenus dans le mot "progrès", y compris dans ce qu'il a de plus polysémique.
Le huitième chapitre ("Que la novlangue s'impose qand les machines communiquent") déplace la question langagière, ou plutôt l'élargit à des considérations plus communes aux contempteurs de la "société industrielle", le machinisme. Semprun cite Samuel Butler, imaginant en 1872 les machines accédant un jour ou l'autre à un stade supérieur d'évolution "jusqu'à former une société organisée et, pensait-il même, à déclarer son indépendance". Butler répondait à l'un de ses détracteurs qu'il fallait considérer les machines prises "toutes ensemble comme une collectivité déjà organisée". Ainsi on verrait à quel point elles collaborent "pour se reproduire et se perfectionner". Pour appuyer sa thèse, relève Semprun, Butler cite "deux faits qui sont aujourd'hui beaucoup plus marquants encore qu'à son époque". D'abord "notre prétendu libre arbitre est un leurre, puisque nous ne saurions survivre plus de six semaines si nous étions brutalement privés des machines dont nous sommes devenus dépendants, tant moralement que matériellement". Ensuite, les machines dictent en réalité "leurs conditions et nous imposent un mode de vie conforme à l'optimisation de leur fonctionnement. Ce qui revient à dire qu'elles nous ont domestiqués, que nous les servons bien plus qu'elles ne nous servent".
Laissons ici pour l'instant cette Défense et illustration de la novlangue française pour faire un détour par Georges Bernanos. En 1999, j'écrivais et diffusais une courte brochure intitulée Le retour de Bernanos : petite contribution à la redécouverte d'une pensée critique. L'occasion m'en avait été donnée par la publication du second tome des Essais et écrits de combat dans l'édition de la Pléiade. Bernanos, alors exilé au Brésil en 1940, entre en résistance contre le régime vychiste. Celle-ci entend se situer dans la continuité de la Révolution française, de 1848 et de la Commune de Paris. Bernanos en appelle à "l'esprit de révolte" et à la "Révolution" (tout en distinguant les vrais révolutionnaires de ceux qui en usurpent le nom). En cela il se réfère plus ou moins explicitement à la tradition libertaire. Cette radicalisation chez Bernanos s'accompagne d'une critique virulente du "monde moderne". L'auteur de Monsieur Ouine excrète particulièrement les fascismes et autre nazisme (il parle de totalitarisme ce qui n'est pas fréquent à cette époque) sans tomber pour autant dans les bras des "démocrates" du camp adverse. A contre-courant de la doxa Bernanos remet en cause l'idée d'un "progrès libérateur". Il est vrai qu'à travers le capitalisme, il dénonce "l'absolutisme de la Production, la dictature du Profit, une civilisation utilitaire". Il s'agit d'un système caractérisé par la primauté de l'économique, la "machinerie", et l'apparition de moyens inédits de propagande et de manipulation des masses. La "machinerie" (c'est là ou je veux en venir) est l'un des apports essentiels de la pensée de Georges Bernanos.
Si cette critique peut difficilement être dissociée de celle de la technique, il importe, ceci posé, de ne pas confondre Bernanos et Heidegger. Bernanos avait en quelque sorte prévu l'objection quand il écrivait (et ceci vaut pour d'autres) : "Il me croiront ennemi de la technique et je souhaite seulement que les techniciens se mêlent de ce qui les regarde, alors que leur ridicule prétention ne connaît plus de bornes, qu'ils font ouvertement le projet de dominer le monde non seulement matériellement, mais sprituellement, de contrôler les forces spirituelles de ce monde grâce à une philosophie de la technique, une métaphysique de la technique, une métatechnique". Bernanos ne s'oppose pas tant à la technique qu'à l'usage qui en est fait à des fins de domestication des individus. Il l'exprime ainsi : "Le danger n'est pas tant dans les machines, sinon nous devrions faire ce rêve absurde de les détruire par la force, à la matière des iconoclastes qui, en brisant les images, se flattaient d'anéantir aussi les croyances. Le danger n'est pas tant dans la multiplication des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d'hommes habitués, dés leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent donner. Le danger n'est pas que les machines fassent de vous des esclaves, mais qu'on restreigne indéfiniment votre liberté au nom des machines, de l'entretien, du perfectionnement de l'universelle machinerie (...) Non, le danger n'est pas dans les machines, car il n'y a d'autre danger pour l'homme que l'homme même. Le danger est dans l'homme que cette civilisation s'efforce en ce moment de former".
Qu'ajouter de plus ? N'est ce pas l'essentiel de ce qu'il convient de répondre dés que l'on aborde pareille question ? Le reste relève de la science-fiction (voire d'une lecture heideggerienne). Car il ne s'agit pas d'autre chose. Que dit Jaime Semprun ? Les hommes, écrit-il, en toutes circonstances "font passer les intérêts de celles-ci (les machines) avant les leurs (...) C'est jusqu'à leur simple survie qu'ils se mettent tranquillement en péril pour ne gêner en rien le développement de la société des machines (...) La dévotion dont elles sont l'objet dégénère même en fanatisme : que le monde périsse, mais qu'elles règnent". Quand on lit ensuite, "Pourtant cette foi inébranlable, selon laquelle tous les problèmes créés par la civilisation des machines seront solutionnés par un stade ultérieur de son développement, repose sur une constatation de notre infériorité qui ne manque en tout cas pas de lucidité", nous sommes prêt à prendre Semprun au mot. De quel coté se situe la lucidité ? Chez ceux pour qui la domination se confond d'abord avec le pouvoir des machines (dans un monde devenu principalement et prétendument dépendant des seules technologies), ou chez ceux pour qui elle relève d'une organisation sociale (la technologie n'étant que l'un des moyens par lequel ce monde entend se perenniser) ?
Le chapitre X traite de la poésie, plus particulièrement de la "poésie moderne" (après Baudelaire) accusée d'avoir préparé l'avénement de la novlangue à travers l'affranchissement des contraintes et de la vérsification. C'est à dire la désintégration de la matière verbale ("en brisant toutes les associations logiques comme les liaisons concrètes fondées sur l'expérience sensible"). Pauvres poètes qui croyaient chercher l'or du temps et qui ont trouvé sans le savoir le plomb de la novlangue ! En réalité "semblables aux savants et aux techniciens qui de leur coté dissociaient et recombinaient les éléments matériels de la réalité sans savoir ce qui allaient sortir de leurs laboratoires, les poètes ignoraient vers quoi ils allaient ; mais ils y allaient, plongeant "au fond de l'inconnu pour y trouver du nouveau"". Leconte de l'Ile, Sully Prudhomme, Mauréas, Géraldy, et tant d'autres, vous que les oukases des Rimbaud, Mallarmé, Apollinaire, Joyce, et ceux des surréalistes vouaient à la déréliction traditionnaliste, conservatrice et réactionnaire, relevez la tête ! Enfin vous la tenez votre revanche ! Et pauvre de nous, gros Jean comme devant, qui croyions que la poésie moderne participait de l'émancipation du genre humain ! Ces energumènes cassaient la belle langue de nos ancêtres, en surenchérissant "sur la dynamique technique". Ces progressistes, en s'adonnant "au jeu infini de vocables et de sonorités", détruisaient les fondements de notre langage. Et tout ça pour quoi ? Je vous le donne en mille. Pour qu'Internet vint ! Vous en doutez ? écoutez Semprun : "Ou pratique-t-on sans relâche l'expérimentation verbale affranchie de toute syntaxe, afin qu'éclate "le feu des significations multiples" ? Ou l'effacement de l'auteur s'accomplit-il le plus radicalement, cédant l'initiative aux mots, "par le heurt de leur inégalité mobilisés" ? Ou se trouve le mieux provoquée l'intervention du lecteur, ou sont sont accumulés indéfiniment les effets de surprise, de choc, de montage et de démontage propres à la tradition de l'innovation permanente ? Ect. J'arrêle là. Nous avons l'exemple même de ce que les situationnistes appelaient "le confusionnisme intéressé". Ou plus c'est gros, plus ça marche, comme dit le proverbe.
Après tout, cela reste bénin si l'on compare ce paragraphe aux lignes suivantes, que le lecteur lira avec l'attention qu'elles méritent : "Mais c'est au moins depuis l'invention de l'imprimerie, sinon de l'écriture, que notre mémoire a été secondée par des moyens techniques et, devenant par là toujours plus paresseuse, progressivement suppléée par celle des machines, qui fixent pour nous connaissances et souvenirs". Gutemberg est responsable, sans toutefois être coupable. Mais l'écriture... qui l'eut cru ! Dans le chapitre XII pour finir, apprendre que contrairement aux idées reçues sur le rôle dominant de l'anglo-américain, "le rayonnement de la culture française n'a jamais été aussi grand depuis l'époque, au XVIIIe siècle, ou "des pompons et des modes accompagnaient nos meilleurs livres chez l'étranger, parce qu'on voulait être partout raisonnable et frivole comme en France", finit par ne plus nous émouvoir. On ne s'attendait pourtant pas à la révélation d'une novlangue française dominant le monde. Voilà de quoi donner du grain à moudre au moulin des Inrockuptible.
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On en termine avec les livres publiée par les éditions de l'Encyclopédie des Nuisances en revenant quelques années en arrière. L'année 2002 l'EdN publie L'Obsolescence de l'homme de Günther Anders (en coédition avec les éditions Ivréa (4)). L'ampleur de cet ouvrage n'est pas sans excéder notre propos. Certains aspects de ce livre, néanmoins, y renvoient. Cependant, avant d'y venir, abordons le problème que poserait la traduction. S'il faut en croire Thierry Simonelli, l'un des traducteurs d'Anders, le traduction ici proposée est de "qualité douteuse". Simonelli relève des approximations, des erreurs, des coupures, des rajouts, des confusions de concept, des glissements de sens, une ignorance des expressions idiomatiques et une altération du style de l'original. Ce qui fait beaucoup, même pour un ouvrage difficile, complexe, et d'un peu moins de 400 pages. Simonelli reproche principalement au traducteur une méconnaissance de la philosophie heideggerienne alors que L'Obsolescence de l'homme "se décline comme un dialogue permanent avec la pensée et le langage heideggerien". Pour lever toute équivoque Simonelli précise que le texte d'Anders s'avère critique à l'égard d'Heidegger.
Jean-Marc Mandosio, dans le n° 3 des Nouvelles de nulle part (consacré à la traduction), revient sur l'appréciation de Simonelli. Selon lui ce "dialogue avec Heidegger" apparait dans cette traduction. Celui-ci (peut-on cependant parler d'un "dialogue" ?) ne m'est apparu que durant le premier chapitre. Mandosio préfère renvoyer à la note de l'éditeur privilégiant dans ce livre l'aspect "critique sociale" au détriment de ce "dialogue avec Heidegger". Soit. Mais dans ses "remarques critiques" Simonelli ne s'y référait pas. Elles visaient la traduction en entier, pas ce coté particulier. Le lecteur n'est-il pas capable de retrouver tout seul, sans qu'on le lui souligne, l'aspect "critique sociale" des lors que celui-ci se trouverait avéré ? Faut-il ainsi lui "mâcher" le travail ? La réponse de Mandosio parait peu convaincante. Étant dans l'incapacité, pour le vérifier, de lire cet ouvrage en langue allemande, je m'abstiendrai de poursuivre cette polémique dans la polémique.
En limitant cette lecture d'Anders à l'influence que ce livre exerce ou exercerait sur l'EdN (voire en l'élargissant à une "proximité de pensée") la moisson semble maigre, plus maigre en tout cas que ne le suggére la "note de l'éditeur". Des correspondances apparaissent certes à la lecture de l'important chapitre "Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l'apocalypse" mais elles restent, par exemple, bien en deça des visées "programmatives" de La Société industrielle et son avenir (pour l'EdN bien entendu). Dans son introduction Anders donne des indications sur sa méthode. Il avance qu'il n'est pas possible d'aborder certains phénomènes sans les intensifier ou les grossir, c'est à dire les exagérer intentionnellement. Ceux-ci, ajoute Anders, "nous placent devant l'alternative suivante : ou l'éxagération, ou le renoncement à la connaissance". J'avoue mes réticences devant ce genre de raisonnement. En langue française (et il parait en être de même en allemand), les procédés rhétoriques permettant d'exagérer ou de forcer le trait ne manquent pas. Le lecteur n'est jamais dupe. Et on ne le place devant nulle alternative. Anders se justifie en invoquant la nature des "objets" traités dans son livre. Cependant il prend (que l'on soit d'accord ou pas avec son approche) les précautions méthodologiques necessaires pour aller jusqu'au bout de sa démonstration.
Ce recours à "l'éxagération" n'a pas échappé aux auteurs de l'EdN (et à quelques uns de leurs épignones), qui n'ont pas manqué de s'y référer. Mais là ou Anders en use eux en abusent. Un ouvrage comme Défense et illustration de la novlangue française l'illustre particulièrement. Cela finit par tourner au procédé. La confusion n'est jamais loin. Pour rester avec cette Défense..., Günther Anders, dans le chapitre "Le monde comme fantôme et comme matrice", s'inscrit au passage particulièrement en faux contre les "facécies théoriques" de Jaime Semprun, lorsqu'il écrit, au sujet d'Apollinaire et cie : "Ce n'est évidemment pas un hasard si ces poètes sont apparus au moment historique précis ou les techniques de distraction (...) commençaient à se répandre à l'échelle des masses. Mais les poètes tentaient désespérément de réunir ce qui était dispersé, quand l'objectif des techniques de distraction et des appareils de divertissement concistait, à l'inverse, à produire ou à favoriser la dispersion". Semprun peut toujours répondre qu'en écrivant exactement le contraire il ne faisait qu'éxagérer. Certes, certes...
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Le choix chronologique, privilégié jusqu'à présent, s'imposait pour donner quelque idée au lecteur de l'évolution de l'Encyclopédie des Nuisances entre 1984, date de sa création, et 2005, celle de la parution de Défense et illustration de la novlangue française. Avant de tirer les premiers enseignements d'une pareille évolution revenons à ces surréalistes dont il était question au tout début de notre texte.
On pourrait dire qu'un risque hante ou hantait le surréalisme, celui de la récupération. On ne sait pas toujours que ce sont ceux qui se voulaient les "propriétaires" du mouvement, après la dissolution du groupe, qui ont tenté de raccrocher les derniers wagons du surréalisme au train de l'establishment culturel. Ce qui revient à dire que le besoin de reconnaissance institutionnelle du clan Schuster s'inscrivait dans un processus de récupération visant à débarrasser le surréalisme de tout contenu subversif. Pour les situationnistes, en revanche, le risque encouru est d'une toute autre nature. C'est ce que je vais m'efforcer de prouver dans un premier temps. Mais cette "mise en perspective" demande que l'on fasse un détour par Le passé,modes d'emploi un ouvrage d'Enzo Traverso.
Dans ce livre Traverso consacre un chapitre à "Révision et révisionnisme". Il précise, d'emblée : ""Révisionnisme" est un mot caméléon qui a pris au cours du XXe siècle des significations différentes et contradictoires, se prêtant à des usages multiples et suscitant parfois des malentendus. Les choses se sont encore compliquées du fait de son appropriation par la secte internationale qui nie l'existence des chambres à gaz et plus généralement du génocide des juifs d'Europe". On sait aujourd'hui ce qu'il en est du prétendu "révisionnisme" des Faurisson et consort. Donc, une fois refermée la parenthèse "négationniste" (ou presque refermée : l'avenir de cette doctrine étant derrière elle, du moins dans les pays occidentaux), attardons nous sur le concept de révisionnisme. Traverso dégage trois moments principaux sur le plan historique. C'est d'abord la controverse à l'intérieur du marxisme vers la fin du XIXe siècle. Une "révision" initiée par Bernstein au sein du socialisme allemand et qui s'étend à l'ensemble du mouvement international. "De ces révisions théoriques, Bernstein tirait des conclusions politiques visant à harmoniser la théorie de la social-démocratie allemande avec sa pratique, celle d'un grand parti de masse qui avait abandonné la voie révolutionnaire et s'acheminait vers une politique réformiste". On connait la réponse de Kautsky, puis celles de Lénine et de Rosa Luxemburg. Traverso ajoute, à juste titre : "Mais personne ne songea jamais à expulser Bernstein du SPD et la querelle, parfois d'un haut niveau théorique, demeura toujours dans les limites d'un débat d'idées". On passe à un autre palier avec la naissance de l'Union Soviétique, et plus encore la construction de l'idéologie stalinienne. Le revisionniste devient alors celui qui s'est écarté de la ligne du Parti ou qui prend des distances avec le dogme communiste. Les staliniens en feront un large usage avec Tito, "la hyène révisionniste". Plus près de nous, les maoistes, par une ironie de l'histoire, s'en serviront pour dénoncer les "camarades soviètiques". C'était bien entendu Staline que l'on révisait en U.R.S.S.
Enzo Traverso s'attarde davantage sur le concept de "révisionnisme" dans le cadre de "l'historiographie de l'après guerre". C'est d'ailleurs plus en raisonnance avec la thématique de son ouvrage. En s'appuyant sur de nombreux exemples (la signification d'Hiroshima, les écrits de Nolte et De Felice, la Révolution française chez Furet, la naissance de l'état d'Israel par les "nouveaux historiens, ect.), Traverso conclut : "Il y a donc des révisions de nature différente : certaines sont fécondes, d'autres discutables, d'autres enfin profondément néfastes". On ne peut qu'être globalement d'accord avec l'auteur quand il prolonge les lignes précédentes par ce propos : "Féconde, la révision des "nouveaux historiens" israéliens, qui reconnaît une injustice auparavant niée, rejoint la mémoire palestinienne et jette les bases pour un dialogue israélo-palestinien. Discutable, la révision de Furet qui s'achève, dans Le Passé d'une illusion, par une remise en cause radicale de toute la tradition révolutionnaire - source, à ses yeux, des totalitarismes modernes - et par une apologie mélancolique du libéralisme comme horizon indépassable de l'histoire. Néfastes, enfin, les révisions de Nolte et De Felice dont le but - ou tout au moins la conséquence - est de raccommoder l'image du fascisme et du nazisme". J'aurais cependant pour ma part qualifié la "révision furetiste" de "discutable, et plus que discutable".
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En 2001 paraissait une épaisse brochure intitulée Contre l'EdN (sous titre : "Contribution à une critique du situationnisme") et signée D. Caboret, P. Dumontier, P. Garrone, R. Labarrière (5). Il parait utile de s'y référer maintenant (même si Dans le chaudron du négatif, Du progrès dans la domestication, et Défense et illustration de la novlangue française n'avaient pas encore été publiés). Cette brochure constitue la meilleure introduction au "débat de fond" que nous n'avons pas encore eu avec l'EdN. En tout état de cause ces 40 pages serrées pouvaient passer difficilement inaperçues. Curieusement, l'EdN n'a pas semblé y accorder l'importance qu'elles méritaient. Jean-Marc Mandosio y consacre quelques lignes (plutôt désinvoltes) dans le n° 4 des Nouvelles de nulle part : "Dans la brochure collective intitulée Contre l'EdN il lui est reproché d'avoir "balancé allègrement tout le meilleur de la théorie révolutionnaire des deux derniers siècles (...) pour lui préférer une réflexion antiprogressiste et antitechnologique dont les fondements théoriques ont plus d'une affinité avec la pensée réactionnaire", les auteurs préférant pour leur part camper sur l'idée "qu'il n'y a pas de théorie critique en dehors de la théorie révolutionnaire", celle-ci étant définie comme "un mouvement théorico-pratique qui se lie à l'histoire et qui ne se reconnaît de vérité que dans ce mouvement même" - formule qui a le mérite de n'engager absolument en rien". Il y revient "par la bande" dans le n° 7-8 des Nouvelles de nulle part (Christophe Bourseiller, le maître d'oeuvre de Archives et documents situationnistes, reprenant dans le n° 4 de sa revue "une interprétation discutable, propagée notamment dans une brocure intitulée Contre l'EdN, - que l'Encyclopédie des Nuisances "a évolué au fil des années vers des positions technophobes". Jaime Semprun, sans citer Contre l'EdN, s'y réfère dans son article "Le fantôme de la théorie" à travers la mention de "railleries stéréotypées des progressistes sous marxistes". Semprun parait cependant en faire plus de cas que Mandosio à bien lire la fin de son article. J'y reviendrai car le propos tenu par l'encyclopédiste s'avère alors des plus instructifs.
On trouve dans Contre l'EdN des pages pertinentes, et d'autres qui le sont moins. Commençons par les secondes. Ceci concerne principalement l'introduction et la première des trois parties ("L'EdN et son temps"). Par exemple, je suis totalement en désaccord avec l'une des thèses de Contre l'EdN (présente déja dans le sous titre) assimilant l'Encyclopédie des Nuisances au "situationnisme". Que pourrait-on appeller aujourd'hui "situationnisme" ? Les intellectuels cités par Caboret... (ici les seuls Agamben et Sollers) ? Ils seraient plutôt debordien ou debordiste : mais ils sont tout autant (sinon plus) autre chose. Les derniers pro-situs ? Le butin semble bien maigre. J'avoue ne pas bien le savoir. En revanche, revêtir l'EdN d'une telle tunique me parait, pour faire une concession au langage de l'époque, "contre-productif". Signalons qu'un lecteur attentif comme Mandosio ne s'y est pas trompé quand il écrit (au sujet des rédacteurs de Contre l'EdN ) : "Histoire de rendre les choses encore plus confuses, ils qualifient cette présumée doctrine réactionnaire de "situationnisme"". Heureusement cette thèse s'avère moins centrale qu'il n'y paraitrait tout d'abord.
Mon désaccord porte sur deux points, principalement, et pose une question de méthode. D'abord, peut-on dire que l'EdN représente "le juste milieu du situationnisme contemporain" de part son "modérantisme" ? Les encyclopédistes ne sont nullement des modérés, bien au contraire. Il n'y a pas de quoi les féliciter, ni les blâmer. Dans le contexte du conflit israélo-palestinien un peu de modérantisme ne fait pas de mal. C'est du moins ce qui permet de ne pas se retrouver dans le camp des islamistes, ou celui des partisans du "Grand Israël". Ceci pour dire que cet angle de tir parait mal choisi. Quand, dans la foulée, les quatre auteurs écrivent que "l'EdN réalise ainsi le discours le plus susceptible de s'attirer les éléments égarés de la contestation "radicale" qui souffrent de ne plus trouver de maîtres à penser", c'est à la fois vrai et faux. Il est vrai que des "radicaux", ou plutôt d'anciens "radicaux" revenus de tout (principalement ici de l'I.S, du goût pour la subversion et de l'appétence révolutionnaire) tombent dans les bras de l'EdN, certes. C'est du moins vrai pour ceux qui ne grossissent pas les rangs des "désenchantés de la politique" (dire que ce sont les mêmes parait prématuré). Mais l'un des termes suivants est de trop : "maîtres à penser" exclut "contestation radicale", et réciproquement. Sinon nous tombons dans la caricature. Caboret... ajoutent : "Elle n'est pas (l'EdN ) le coté détestable de la société moderne, mais le complèment parfaitement respectable de sa négation : elle va nier là ou on lui dit de nier". La formule a trop servi. Ensuite on ne siffle par l'EdN comme on siffle son chien. On n'y consacrerait pas 40 pages si cela était. "Et dans ce rôle, elle (toujours l'EdN ) ne se différencie de la "bonne conscience de gauche", non par un style de la négation, mais par une pose "radicale" que le spectacle veut bien lui concéder. Elle assume mieux qu'un Sollers le détournement des quelques velléités de révolte vers les impasses aménagées par l'ordre social dominant". Ce n'est pas fondamentalement faux, mais il ne s'agit nullement dans ce cas d'espèce de récupération. Nous sommes dans un tout autre registre. Tout découle de l'assimilation de l'EdN au "situationnisme". C'est bien ce qui cloche !
Il y a également un problème de méthode. J'ai délibéremment fait un choix chronologique pour dire en quoi et de quelle manière l'EdN évoluait. L'Encyclopédie de 1984 n'est pas celle de 1992, et encore moins celle de 2005. Caboret... évoquent une volonté de "dépassement" de l'I.S par l'EdN "la dégageant notamment de ses dernières illusions modernistes". Très implicitement, on peut s'en faire ici ou là quelque idée dans l'un des numéros de la revue (excepté le quinzième et dernier numéro). Mais il n'en est plus question en 1992. Cette notion de "dépassement" s'avère alors dépassée pour l'EdN et renvoie aux vieilles lunes situationnistes. Elle n'a plus lieu d'être. Un parti pris à ce point autant "antiprogressiste" ne saurait s'en accommoder (Mandosio l'explicite dans Le chaudron du négatif).
Ma seconde remarque concerne la trop grande fortune du terme "pro-situ". Forgée par Debord dans La Seconde scission cette terminologie a connu rapidement un grand succès. Chaque groupe ou cercle se réclamant de l'I.S. était porté à considérer comme "pro-situs" les groupes ou individus de la mouvance situationniste avec lesquels il se trouvait en désaccord. C'est quelque peu caricatural mais cela traduit une tendance observée durant les années soixante dix et quatre-vingt. C'est aussi une façon de rappeler l'éparpillement et la parcellisation du courant post-situationniste pour la même période. D'ou l'importance en leur temps des éditions Champ Libre, indépendemment de la qualité de leur catalogue, comme référence commune pour qui peu ou prou se disait "situationniste". L'EdN, principalement, s'est constituée en réaction à ce qu'à tort ou à raison elle considérait comme l'expression d'un avant gardisme dépassé. Elle se référait (sans les nommer dans un premier temps) aux "radicaux" ou autres "pro-situs", tout en distinguant chez ceux-ci ou ceux-là "les individus acquis aux thèses révolutionnaires" susceptibles de se ralier à "ce nouveau départ de la contestation du monde" que représentait encore l'EdN pour Semprun deux ans après la création de la revue. Quand les auteurs de Contre l'EdN évoquent "la nature de la petite entreprise EdN, son caractère proprement pro-situ", ils se trompent d'époque (et même ceci s'avérait déjà discutable en 1986). C'est passer à coté de ce que l'EdN est devenue et ce ce qu'elle peut représenter aujourd'hui. Ce à quoi pourtant Caboret... contribuent dans d'autres pages de leur brochure.
Ici je reviendrai sur la réflexion d'Enzo Traverso concernant le révisionnisme. Car la grille de lecture proposée par cet historien s'avère excellente et tout à fait opportune pour reprendre ma démonstration. J'écarte d'emblée le troisième cas de figure, "la révision néfaste", pour ne conserver que les deux premiers. Un partisan déclaré de l'EdN jugera "fécondes" les révisions encyclopédistes vis à vis de l'I.S parce que cela, pour reprendre une expression de René Riesel, "permet d'observer le monde tel qu'il est aujourd'hui". C'est à dire tel que le voit l'EdN. Pour ma part, on aura compris que je range dans la catégorie "discutables", voire "plus que discutables" ces mêmes révisions encyclopédistes.
Dans tous les cas de figure ce révisionnisme est avéré. Mon raisonnement s'effondrerait si l'EdN, dés sa naissance, n'était apparue comme l'un des surgeons du courant situationniste. Le talent de ses rédacteurs (et plus particulièrement de Jaime Semprun) lui octroyait rapidement une fonction de leadership au sein de la mouvance situationniste. L'EdN n'en faisait pas moins entendre sa "petite différence", mais après tout celle-ci venait en droite ligne des thèses 14-15-16-17 de La Véritable scission, d'un certain Guy Debord par conséquent. Des critiques d'abord extérieures, puis internes (ou plutôt périphériques) vont entraîner l'EdN à développer quelques uns des aspects doctrinaux que l'on pouvait auparavant trouver "problématiques", mais qui vont en retour s'avérer "critiques" à l'égard d'un certain "milieu situationniste". Du n° 12 (celui de la polémique avec l'Encyclopédie des Puissances ) au n° 14 (un recentrage à des fins tactiques) ces critiques ne remettent pas fondamentalement en cause l'I.S. On observe certes aujourd'hui que le vers était dans le fruit, mais l'EdN ne franchit pas encore ce pas, décisif. Ce cordon ombilical avec l'I.S. et les situationnistes sera coupé dans le 15e (et dernier) numéro de la revue. Deux années venaient de s'écouler durant lesquelles l'EdN avait troqué son statut de revue contre celui d'un groupe se situant à l'épicentre d'un "mouvement généralisé contre les nuisances". Debord, encore ménagé dans le n° 15, subira plus tard le même sort (Mandioso se chargeant de la besogne dans Le chaudron du négatif ). En n'oubliant pas de rappeler que la parution en 1998 de la Correspondance de Guy Debord avec Jean François Martos mettait en lumière le rôle joué par l'auteur de La Société du spectacle dans la polémique EdN-EdP.
Cependant cette révision, d'abord implicite, puis explicite jusqu'à devenir l'un des "fonds de commerce" de l'EdN, va finir par déborder le cadre défini par l'I.S., Debord et les situationnistes. D'un ouvrage à l'autre les encyclopédistes vont réviser une conception de l'histoire, un socle de références et un mode de relation au monde dont l'I.S. était partie prenante mais qui s'élargit à d'autres contours. C'est à dire, toujours plus en amont, l'EdN va s'en prendre aux "radicaux", aux révolutionnaires, aux progressistes (ce dernier terme finissant par désigner pêle mêle les adeptes du progrès, les gauchistes, et les artistes et poètes "modernes"). Ce n'était sans doute pas suffisant pour abattre le moloch puisque la machine encyclopédique s'emballait littéralement pour réviser, non seulement la Révolution française et les Lumières, mais le laissait entendre pour l'invention de l'imprimerie, et celle de l'écriture.
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Reprenons la lecture de Contre l'EdN pour nous arrêter à la seconde partie, "Diabolus ex machina". Ses rédacteurs écrivent que "l'EdN croit avoir décelé dans la technique le centre même du monde existant, et elle le déclare mauvais". Dans l'un de ses ouvrages, Après l'effondrement (paru en 2000), Jean-Marc Mandosio écrit prudemment : "Une critique de la technique, en soi, n'a pas de sens. Il peut être sensé de critiquer - comme nous le faisons ici - un certain système critique, par exemple la néotechnologie ; mais récuser "la technique", de façon générale et abstraite, c'est remettre en cause l'idée même d'humanité, ce qui n'est pas, on l'imagine, sans conséquences". Dans le troisième chapitre ("Le conditionnement néotechnologique"), il se livre à une pertinente analyse des relations entre "technique" et "technologie" (en s'appuyant, entre autres, sur Anders, Horkheimer et Adorno) pour finalement avancer : "La technologie n'est pas moins une technique qu'une idéologie ; c'est une "idéologie matérialisée". (C'est pourquoi il est vain, comme le font certains auteurs, de prétendre séparer l'idéologie technicienne de la technologie elle-même au prétexte que celle-ci ne serait plus ou moins qu'un "outil" neutre")". C'est là que les difficultés commencent. Car ajouter que la technologie "a si bien transformé le monde qu'elle s'est imposée, tant aux yeux de ses partisans que de ses détracteurs, comme le seul monde possible, devenant ainsi l'idéologie véritablement dominante" c'est aller un peu vite en besogne. On voit l'intérêt de ce tour de force. Le "pour ou contre la technologie" remplit tout l'espace. Circulez, y a rien d'autre à voir !. Mandosio reprend l'une des thèses de Kaczynski tout en lui ôtant son coté "brut de décoffrage". Ici c'est plus souple, plus délié, plus fun.
Cependant, en règle générale, les encyclopédistes font rarement la distinction entre "technique" et "technologie". La technique possèdant l'avantage de pouvoir être utilisée dans des raisonnements de type abstrait. D'ou ce flottement pour décrire avec la précision voulue les outils du "projet de destruction de l'univers". C'est là que le ton catastrophiste vient combler les lacunes de la réflexion. Dans cette fuite en arrière l'oracle tombe comme la foudre : l'homme est (devenu) une machine. "Les individus sont saisis comme une pure chose que les conditions techniques adaptent et modèlent à volonté". Les auteurs de Contre l'EdN suggèrent que nos encyclopédistes ont "pris la littérature de science-fiction pour l'analyse prophétique de la société moderne. Que Zamiatine, Brunner, Dick etc., puissent faire réfléchir, on le conçoit ; qu'on prenne strito sensu leurs récits pour des critiques révolutionnaires, voilà une confusion qui est bien de son époque". Et encore, l'adjectif "révolutionnaire" est-il de trop dans cette nuit encyclopédiste ou les machines parlent aux machines.
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On retrouve une EdN davantage en phase avec une certaine actualité, celle liée à "la question des OGM". A cette occasion elle fait une recrue de choix, René Riesel. L'ex "enragé" et ancien membre de l'I.S., devenu paysan, publie trois ouvrages aux éditions de l'EdN : Déclarations sur l'agriculture transgénique et ceux qui prédendent s'y opposer, Aveux complets des véritables mobiles du crime commid au Cirad le 5 juin 1999, et Du progrès dans la domestication. Riesel se présente volontiers comme un "homme de terrain", privilégiant l'examen des faits et leur analyse à des considérations philosophico-éthiques sur la technique. Le dernier ouvrage cité prolonge d'ailleurs les deux premiers sur l'activité et les combats anti-OGM. Dans Du progrès dans la domestication Riesel consacre cependant de nombreuses pages à d'autres questions, plus théoriques. En particulier il se réfère à cette fameuse "société industrielle" (dont Mandosio et Semprun se font l'écho cette même année 2003) sans pourtant citer l'habituelle référence, Théodore Kaczynski (ou incidemment à travers la mention d'une "sursocialisation").
Dans la présentation de son ouvrage, Riesel entend "démêler (...) les relations qui lient entre eux et à d'autres modes d'optimisation de la soumission de masse aux conditions de la survie industrielle et marchande. De considérer enfin tout cela unitairement, sous l'angle de l'aliénation moderne et de l'effondrement, chaotique mais déjà durable, de la société industrielle". Soit. Mais cela dure depuis combien de temps ? Et cet effondrement pourrait durer, alors ? Ceci parait pour le moins obscur. Allons à la page 68, et aux suivantes pour en savoir davantage. Riesel loge dans le même panier de linge sale, celui du progressisme, les individus qui venant des horizons politiques les plus différents constituent la "véritable idéologie dominante de l'époque" ; laquelle réconcilie tout ce beau monde contre ceux, à l'instart de Riesel, qui se font les critiques implacables de la société industrielle. En bon encyclopédiste Riesel désigne, parmi "les plus âpres contempteurs des positions anti-progressistes", plus particulièrement ceux qui revendiquent "l'héritage et l'usufruit exclusifs que personne ne leur dispute, de telle ou telle doxa radicale (...) A cela se résument les solides arguments auxquels recourent divers fossiles vivants, issus du situationnisme ou de l'ultra-gauche, pour réfuter l'idée qu'on puisse trouver avantage à désigner cette société comme société industrielle. Eux trouvent suffisant de continuer à parler, qui de société capitaliste, qui de société capitalisée, qui de société du spectacle (...) A quoi bon s'attarder dans ce musée Grévin de la pensée critique ?". Sinon, Cher Riesel, pour constater que ces "figures de cire" communiquent, puisque "chacun étant libre de communiquer comme il l'entend, la plupart de ces critiques de la technophobie et des technophobes ont, en effet, trouvé leur forme adéquate ; elles attendent leur public sur Internet, le grand média libertaire dont le capital s'acharne à spolier la créativité des masses".
En définitive rien de nouveau sous le soleil. Riesel reprend l'habituelle antienne encyclopédiste sur la critique de la société industrielle sans la renouveller (assortie des non moins habituelles diatribes contre les "radicaux"). Nos questions sur "l'effondrement" de cette même société industrielle n'ont pas reçu de réponses.
Un article de Javier Rodriguez Hidalgo, "La critique anti-industrielle et son avenir" (publié dans le n° 7-8 des Nouvelles de nulle part ) tente de clarifier la question. Reprenant grosso modo l'analyse proposée deux ans plus tôt par Jean-Marc Mandosio dans Le chaudron du négatif, mais sur un mode moins polémique, Hidalgo n'hésite pourtant pas à adresser plusieurs objections à cette "critique". Il relève à juste titre qu'en raison du constat encyclopédiste sur l'absence de tout "sujet révolutionnaire" cette critique va rencontrer tôt ou tard ses limites. Hidalgo s'attarde également sur l'ambiguité du terme "société industrielle". Là aussi le corpus encyclopédiste ne permet pas de répondre à la question posée : "A partir de quel moment peut-on dire que nous sommes entrés dans une société de ce genre ?". Jacques Ellul, l'une des références de la mouvance "antiprogressiste", récusait d'ailleurs le terme de "société industrielle" qu'il trouvait inadéquat, et dépourvu de sens. Hidalgo est cependant d'accord, pour l'essentiel, avec cette critique anti-industrielle. Et celle ci se confond avec les deux trois idées avancées par l'EdN depuis de longues années. Retour à la case départ.
Est-on plus avancé qu'auparavant ? Pas vraiment. Il est vrai que nos encyclopédistes en pilotant à vue ne facilitent pas la tâche. On sait par contre que cette terminologie ("la société industrielle") se trouve utilisée comme argument d'autorité pour confondre ceux qui, en se réfèrant à des notions aussi désuettes que "société capitaliste", "société marchande", ou "société du spectacle", persistent à vouloir transformer un monde qui n'existerait plus. Ici je répondrai, en citant "les Amis de Nemesis" : "Mais si l'on conserve une dose minimale de sérieux, on doit admettre que ceux qui s'opposent à la notion de "société industrielle" ne défendent jamais la réalité que les technophobes baptisent ainsi ; et que leur opposition à certains termes et à une certaine analyse, qui leur paraissent indigents, ne vise qu'à maintenir une opposition plus fondamentale à la société dominante".
Ce propos nous allons le prolonger en reprenant quelques uns des éléments d'une réponse adressée par Norbert Trenkle (du groupe Krisis) à Jaime Semprun : ce dernier ayant auparavant émis des critiques dans le n° 4 des Nouvelles de nulle part sur Manifeste contre le travail (publié en 2002, pour l'édition française, par Krisis). Semprun reproche au Manifeste son attachement "à une certaine orthodoxie marxiste" à travers "l'idée d'une réappropriation possible des "forces productives" de la grande industrie, sous la forme que leur a donné le capitalisme". Il argue d'un "seuil historique" franchit au XXe siècle "quelque part entre Hiroshima et Tchernobyl" dans la transformation des "forces productives" en "forces destructrices" pour avancer que "la naturalisation de la nécessité du travail n'est plus seulement idéologique (comme le dénonce le Manifeste ), elle est passée dans les faits, elle s'est matérialisée sous la forme de la catastrophe en cours". Donc, c'est se leurrer que "croire qu'on pourrait retrouver intactes, une fois débarrassées de leur forme capitaliste, valeur d'usage et technique émancipatrice". En résumé, Semprun reproche au Manifeste de rester attaché au fétichisme productiviste du vieux mouvement ouvrier pour lui opposer une critique de la société centrée sur la remise en cause de la technologie moderne.
Trenkle, dans sa réponse, prend l'exemple du trafic automobile. Celui-ci empoisonne l'air (et génère des problèmes de santé), dévaste l'espace public et contribue au processus d'asocialisation (de sujets automobilistes "tout à la fois massifiés et isolés"). La suppression, par conséquent, indispensable de ce trafic sous les formes qu'on lui connaît, n'exclut pas pour autant l'utilisation de l'automobile à des fins particulières. "Il s'agira plutôt d'inventer des systèmes de circulation permettant à chacun d'aller partout ou bon lui semble sans détruire ni la nature ni les paysages et sans avoir à se transformer en monade furieuse, coincée dans son tas de ferraille". En utilisant, bien entendu, un véhicule très différent de ce qu'est une automoble aujourd'hui. C'est dire qu'une confiance absolue aux sciences et à la technique (la position technophile) est tout aussi condamnable que l'affirmation d'un refus tout aussi absolu (la position technophobe). "Une société libérée, poursuit Trenkle, devra examiner à chaque fois concrètement la technologie et la science que le capitalisme a engendrées sous une forme fétichiste et largement destructive pour savoir si, et dans quelle mesure, elles pourront ou non être transformées et développées pour le bien de tous". Ce cadre défini, la discussion peut s'engager. Il parait cependant nécessaire d'en exclure les manipulations génétiques en matière scientifique, de "nombreux procédés de l'agriculture industrielle", tout comme la totalité de l'industrie nucléaire. "Ce sera alors en fonction de divers critères qualitatifs, sensibles et esthétiques qu'ils (les membres de la société) décideront ce qu'ils acceptent et ce qu'ils refusent".
On voit parfaitement ce qui sépare Semprun et Trenkle. Là ou le premier, pour expliquer le monde tel qu'il ne va pas, se focalise sur la production industrielle et les nouvelles technologies, le second, partant des contradictions entre forces productives et rapports de production, tente de définir le cadre qui permettrait de mettre la science et les technologie à l'épreuve des choix par lesquels nous aspirons à vivre dans une société plus libre, plus juste, plus solidaire, plus riche en potentialités diverses. C'est aussi la question de la démocratie qui est posée ici. Il faudra bien y revenir.
Dans son ouvrage La Joie de la révolution Ken Knabb consacre un sous-chapitre aux "objections des technophobes". Cet essayiste, tout en s'inscrivant dans un courant de pensée différent de celui des membres du groupe Krisis (anarchiste pour le premier, marxiste pour les seconds), anticipe en quelque sorte la réflexion de Norbert Trenkle. Il remarque que "les technophobes et les technophiles (qui) s'accordent pour traiter la technologie isolément des autres facteurs sociaux, ne divergent que dans leurs conclusions, également simplistes, qui énoncent que les nouvelles technologies sont en elles-mêmes libératrices ou en elles-mêmes aliénantes". Knabb précise cependant que "la technologie moderne est si étroitement mêlée à tous les aspects de notre vie qu'elle ne saurait être supprimée brusquement sans anéantir, dans un chaos mondial, des milliards de gens". Il s'appuie sur les exemples suivants (souvent cités, mais toujours pertinents) : "Je doute que les technophobes voudront réellement éliminer les fauteuils roulants motorisés ; ou débrancher les mécanismes ingénieux comme celui qui permet au physicien Stephen Hawking de communiquer malgré sa paralysie totale ; ou laisser mourir en couches une femme qui pourrait être sauvée par la technologie médicale ; ou accepter la réapparition des maladies qui autrefois tuaient ou estropiaient régulièrement un fort pourcentage de la population ; ou se résigner à ne jamais rendre visite aux habitants d'autres régions du monde à moins qu'on puisse y aller à pied, et à ne jamais communiquer avec ces gens là ; ou rester là sans rien faire alors que des hommes meurrent de famines qui pourraient être jugulées par le transport de vivres d'un continent à l'autre".
Ken Knabb fait ensuite l'inventaire des technologies qui devraient disparaitre : en premier lieu le nucléaire, mais aussi les industries produisant des marchandises inutiles ou superflues. En revanche, pour d'autres (de l'électricité aux instruments chirurgicaux, en passant par le réfrigérateur et l'imprimerie), "il s'agit d'en faire meilleur usage (...) en les soumettant au contrôle populaire et en y introduisant quelques améliorations d'ordre écologique". Knabb repend le sempiternel exemple automobile dans des termes voisins de ceux de Trenkle. Précisons que l'EdN ne peut être assimilée à la tendance la plus fondamentaliste de l'écologie à laquelle se réfère principalement Ken Knabb. Jean-Marc Mandosio consacre d'ailleurs plusieurs pages de Après l'effondrement à réfuter les thèses de John Zerzan, le principal penseur de ce courant. Trop proche en définitive d'Heidegger (lequel, de part son compagnonnage nazi sent trop le soufre pour se retrouver dans le panthéon encyclopédique, parmi les contempteurs de la technique). Et Mandosio n'entend pas remonter à la préhistoire pour chercher l'essence de la technologie. La société industrielle lui suffit. C'est aussi dire que les encyclopédistes, qui affirment haut et fort leur opposition à la "société industrielle", deviennent plus prudents, plus évasifs, voire plus modestes quand l'on aborde les questions du "comment faire" ou du "comment vivre" qu'implique la destruction de cette même société.
Quelques lignes de Remparques sur l'agriculture génétiquement modifiée et la dégradation des espèces ("il était dit qu'il ne restait plus, pour sortir du monde clos de la vie industrielle, qu'à partir cultiver son jardin") avaient suscité l'ironie des rédacteurs de Contre l'EdN. Jaime Semprun y répondait dans l'article "Le fantôme de la théorie" : "La formule a en général été prise pour une pirouette un peu facile, un expédient choisi faute de pouvoir énoncer un programme plus ambitieux. C'était pourtant, à y regarder de près, et sans oeillères "radicales", un programme des plus ambitieux, à prendre dans son sens aussi bien littéral que figuré (...) Je concluerai en disant qu'un bon manuel de jardinage, assorti de toutes les considérations critiques qu'appelle aujourd'hui l'exercice de cette activité (car là aussi il est déjà bien tard), serait sans doute plus utile, pour traverser les cataclysmes qui viennent, que des écrits théoriques persistant à spéculer imperturbablement, comme si nous étions bien au sec, sur le pourquoi et le comment du naufrage de la société industrielle".
Le lecteur, que la charge encyclopédiste contre la société industrielle aurait impressionné, et qui attendait avec une certaine curiosité la suite, en termes programmatiques et pratiques, que cette impitoyable critique annonçait, peut légitimement avouer sa déception. La montagne encyclopédiste n'a-t-elle pas ici accouché d'une souris jardinière (ou potagère) ? On sait que le jardinage et le bricolage sont les deux loisirs préférés des français. Le premier a néanmoins sur le second l'avantage d'être pratiqué par des individus des deux sexes. Pourtant il s'agit, comme l'indique Semprun, d'un "programme ambitieux". L'EdN compte peut-être rallier les divisions jardinières à sa cause. A moins qu'elle n'envisage une OPA sur Rustiqua. Il est dommage que Semprun assortisse sa démonstration d'une restriction ("car là aussi il est déjà bien tard") qui plombe finalement la dynamique amorcée en terme de un, deux, trois jardins ! (le petit traité du jardinage à la main). Que reste-il à faire si, là aussi, c'est déja trop tard ? Troquer nos bêches et nos arrosoirs contre un marteau et des clous ? Afin de construire le radeau que nous conseille Semprun (un peu plus haut dans le même article), si nous voulons survivre au naufrage de la société industrielle ?
Comment, une fois de plus, prendre l'EdN au sérieux. En renchérissant sur ce mode Semprun prête le flanc à l'ironie, certes. Dans l'après 68, le plus souvent sur un mode communautaire, des individus ont fait le choix de "sortir" délibéremment, voire définitivement du système capitaliste. C'était, pour être cohérent et logique, se passer par exemple des services de l'EDF ou de la Française des eaux. Ce qui necessitait le recours à d'autres types d'énergie et d'équipement (solaire, éoliennes, etc) dans une perspective d'autosuffisance. Et là le potager (et le verger) prenait toute sa valeur. La discussion peut porter sur le caractère plus ou moins individuel de ces démarches. N'avait-elle pas pris auparavant le caractère de l'alternative ("il faut d'abord changer la société", "il faut d'abord changer les individus"). Quoiqu'on puisse penser de ces choix et de l'excellence, ou pas, des modèles de société qu'ils induisent, les personnes qui se livrent ou se livraient à ces "expérimentations" méritent tout notre respect. Elles mettent (ou mettaient) au moins leurs idées en pratique (tout en sortant du mode de vie "dominant"). Rien de tel en ce qui concerne les intellectuels de l'EdN. On me répondra que le fonctionnement d'une maison d'édition, la poursuite d'une carrière universitaire, ou que sais-je encore, interdisent la poursuite d'une telle discussion. Nous sommes bien d'accord.
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Dans Contre l'EdN ses rédacteurs relèvent que pour le Debord de La Véritable scission, "comme pour le reste du monde, les nuisances désignent la pollution dans un sens qui, aussi élargi soit-il, n'atteint jamais l'extension exorbitante que lui donne l'EdN. Avec elle, les nuisances ne recouvrent pas seulement les altérations irréversibles introduites par la technique dans son assaut contre la nature, mais aussi la ruine des conditons de tout jugement et de toute conscience possible". Si l'EdN de 1984 redéfinissait le concept pour se distinguer de l'écologisme ambiant, et mieux préciser la nature de son projet et de ses objectifs, elle va ensuite l'élargir aux dimensions de la grenouille de la fable. Ou, pour le dire comme Caboret... : "Comme catégorie adéquate à tout, donc à rien, la notion de nuisance pouvait dés lors se remplir à vive allure (...) Elle devait finir par englober la société dans son ensemble, "puisque la production sociale des nuisances est elle-même une nuisance"". Dans les derniers ouvrages publiés par l'EdN le terme "nuisance" a d'ailleurs pratiquement disparu. Pourquoi vouloir encore l'utiliser puisque les nuisances sont partout.
Avant d'en venir à une question essentielle, induite par celle des "nuisances", je vais de nouveau faire un détour. Un passage de la troisième partie de Contre l'EdN ", "L'avant garde de l'absence", m'en donne l'occasion. Parmi des propos sur lesquels je reviendrai, certains, qui ne sont pas au coeur de la démonstration des quatre rédacteurs, appellent une réponse sur un point précis. Ceci concerne Adorno et l'école de Francfort. Autant dire sans plus tarder que je suis en désaccord avec ce qu'écrivent dans cette brochure Caboret... L'exprimer ici sortirait du cadre de cette contribution, la mienne. En revanche, je partirai de la phrase suivante, pour apporter des précisions qui me ramèneront à notre sujet : "Sans aucune prise pratique réelle, l'EdN, en renversant dans le même élan de naïveté extrême le spontanéisme exalté des pouvements post-soixante-huitards, redécouvrait ainsi par des chemins historiques autrement moins tragique le pessimisme foncier et sans issue d'Adorno et d'Horkheimer". Pessimistes oui ; sans issue, non. Horkheimer, dans le courant des années cinquante, à évolué vers une sorte de "conservatisme éclairé". Adorno, lui, a défendu la "théorie critique" jusqu'à sa mort (son Esthétique le prouve si besoin était). Ce qui n'échappe pas à la critique chez Adorno concerne le "personnage institutionnel" qu'il était devenu au début des années soixante. Ses démélés avec les étudiants en 68 sont suffisamment connus depuis la parution française en 1987 de Critique de la raison cynique de Peter Sloterdijk pour ne pas y revenir (Sloterdijk précisant que les étudiants contestaient Adorno avec des arguments qu'ils avaient appris de ce dernier).
Pour revenir à la notion de "pessimisme" il importe de bien distinguer ce qui relève du pessimisme (généralement une "attitude philosophique", à l'instar de Horkheimer et Adorno), et ce qui aujourd'hui n'a pas grand chose à voir avec cette terminologie. Mais il me faut d'abord traiter du pessimisme des penseurs de l'école de Francfort (voire chez quelques autres auteurs) pour dire ensuite en quoi l'EdN ne relève pas de cette catégorie. Et d'en tirer les conclusions qui s'imposent.
Dans un livre non traduit en langue française (Time, labor and Social Domination ) Moïshe Postone évoque le "pessimisme critique" de l'école de Francfort. Le terme semble particulièrement bien choisi. Les causes de ce pessimisme sont bien connues : la barbarie nazie et ses conséquences, le contexte de guerre mondiale et l'exil américain. Théodore Adorno écrit dans les premières pages de Minima Moralia (le plus pessimiste de ses ouvrages) : ""Que c'est joli !", même cette exclamation innocente revient à justiifer les infamies de l'existence, qui est tout autre que belle ; et il n'y a plus maintenant de beauté et de consolation que dans le regard qui se tourne vers l'horrible, s'y confronte et maintient, avec une conscience entière de la négativité, la possibilité d'un monde meilleur". L'essentiel de la pensée d'Adorno est contenue dans cette phrase. Le philosophe allemand ne pouvait que faire appel à la plus sombre de ses palettes pour écrire ces "reflexions sur la vie mutilée". Certaines des pages de Minima Moralia sont d'un pessimisme absolu. Et pourtant jamais Adorno ne se résigne. Sa pensée, d'un thème à l'autre, se confronte à l'horrible, l'ordure, la brutalité, le déréliction, l'arrogance, la bêtise, l'oppression, l'aliénation sans cesser de vouloir maintenir "avec la conscience entière de la négativité, la possibilité d'un monde meilleur". Qu'il traite de "la négation des rapports de classe", de "la brutalité de la technique", du "pouvoir de la connaissance", de "l'escamotage de la personnalité", de "l'aversion pour la pensée", du "caractère double du progrès", de "la morale de l'esclave", du "conformisme des intellectuels" ou de "l'augmentation graduelle de l'horreur" la noirceur du tableau s'accompagne de la mise à jour, au plus intime de la vie individuelle, des processus d'oppression et de domination. En tout état de cause la lecture de Minima Moralia est l'une de celles qui contribue à rendre ce monde encore plus inacceptable. Adorno n'entend pas cependant faire de concession dans le registre "ne pas désespérer Billancourt". Comme l'exprimait déjà Benjamin l'espoir nous sera donné par les plus désespérés.
Et puis, le dernier Debord n'est-il pas pessimiste (comparé à celui de 1972) ? Pas à la manière d'Adorno, certes. Le pessimisme radical d'Adorno s'expliquait, entre autres raisons, par l'expérience douloureuse de l'exil. C'est elle qui lui permettait de saisir avec une telle acuité les différents visages que prenait la domination dans le pays du capitalisme le plus avancé (l'Amérique des années 40), et de manière concommitante le naufrage de la raison (la révélation de l'existence de camps d'extermination justifiant à postériori les thèses de Dialectique de la raison ). Il y a là une dimension tragique que l'on ne retrouve pas dans l'itinéraire de Guy Debord. Les "désillusions" des lendemains de 68 excluaient que ce dernier s'exprimât dans le ton, plus volontariste qu'optimiste, de La seconde scission. Im Girum... en apporte un premier témoignage et Les Commentaires sur la société du spectacle l'illustration. Ici le pessimisme de Debord apparait dans son souci "de ne pas trop instruire n'importe qui" et dans l'obligation "à écrire, encore une fois de façon nouvelle" eu égard "le malheur des temps".
Dans ce texte, plus haut cité (Remarques sur les émeutes de l'automne 2005 dans les banlieues françaises ), cette tonalité pessimiste se retrouve en particulier dans la phrase suivante : "La marge, pour ceux qui n'ont pas renoncé (pour parler comme André Breton) à "transformer le monde" et à "changer la vie", parait plus étroite que jamais". Cependant j'ajoutais : "Mais, à leur façon, les jeunes émeutiers de novembre dernier n'expriment-ils pas aussi, avec la force et la violence du désespoir (de celui dont Walter Benjamin disait que viendrait l'espoir), sans toutefois le formuler et encore moins le théoriser, cette "part indestructible de refus" que nous ont légué tous ceux dont le projet émancipateur entendait signer l'acte de décès du monde tel qu'il va ? On me répondra qu'il existe un autre monde entre ce refus là, et ces derniers : celui du projet émancipateur, par exemple (...) Entre la reconnaissance en toute connaissance de cause, de cette différence et la tentation de reprendre le discours du renard de la fable il y a cependant comme une autre marge". Là j'opposais "ceux qui n'ont pas renoncé à vouloir lire, interpréter, voire modifier notre présent à l'aune de cette "promesse d'humanité"" et "ceux, non moins "critiques", non moins "hostiles à ce monde", mais pour qui les carottes seraient cuites (il est vrai que le cynisme, le nihilisme passif et la résignation accompagnent généralement les "lendemains qui déchantent")".
C'est ici qu'il nous faut retrouver l'EdN. Ce serait lui accorder une importance excessive, voire se montrer injuste à son égard que de vouloir à tout prix la confondre avec ces seconds. Il n'en est pas moins vrai que ces "qualités" qui accompagnent les "lendemains qui déchantent" sont l'autre face d'une pièce que nous avons auparavant vu frappée à l'effigie du catastrophisme.
Mais je voudrais reprendre ma démonstration là ou je l'avais laissée avant cette digression sur le pessimisme. J'aborde ici les pages les plus pertinentes de Contre l'EdN. Déjà, dans leur introduction, les quatre rédacteurs, partant de "critiques impitoyables d'un monde moderne" prètées à l'EdN, évoquaient à ce sujet "un point de vue qui a étrangement évacué toute perspective révolutionnaire lui substituant plutôt celle d'une fin du monde ". Mais plus encore quand ils relèvent les difficultés de l'EdN à situer sur un plan historique ce que les encyclopédistes désignent sous le nom "d'effondrement", de "catastrophe" ou de "tournant historique" : "son seul embarras réside dans la fixation de ce fameux "tournant historique" qui, se promenant comme un curseur affolé sur l'échelle du temps, stationnera indifféremment à quelques dates du XXe siècle, à une période pré-capitaliste, à la naissance de la science moderne ou bien encore à celle de la philosophie".
Dans un même livre (Après l'effondrement de Jean-Marc Mandosio) l'auteur évoque dans l'avant-propos "Il n'est pas excessif de dire que nous nous trouvons aujourd'hui après l'effondrement " (de la civilisation), pour, 200 pages plus loin, affirmer que "cet effondrement (...) est dejà presque achevé " (la civilisation appelée ici "conscience humaine et des conditions objectives qui la rendent possibles"). On en conclut que cet effondrement (du moins sa phase finale) a eu lieu entre la fin de la rédaction de l'ouvrage et celle de l'avant-propos. C'est à dire, pour les lecteurs qui s'en inquièteraient, durant le premier semestre de l'année 2000. Comme quoi la grande peur millérariste, liée au passage d'un siècle à l'autre, n'était pas sans fondement. René Riesel, on l'a vu, parlait lui de "l'effondrement, chaotique mais déjà durable, de la société industrielle". Qu'est ce qui s'effondre : la civilisation ou la société industrielle ? Accordez vos violons, messieurs ! Jaime Semprun, lui, dans ses "Notes sur le Manifeste contre le travail du groupe Krisis", se réfère au "seuil historique franchi au cours du XXe siècle, disons entre Hiroshima et Tchernobyl". Mais le même, dans Défense et illustration de la novlangue française, affole tous les curseurs en remontant à "l'invention de l'imprimerie", voire (car on ne peut le vérifier l'aiguille venant de s'immobiliser) à celle de l'écriture.
Mêmes contradictoires, ces analyses (que l'on répugne à appeler "historiques") convergent vers l'idée d'une fin de l'histoire : l'effondrement en question signerait l'arrêt irréversible du "temps historique" (dans le sens que lui ont donné les révolutionnaires depuis le XIXe siècle) puisque notre époque serait la première à s'inscrire en faux contre la possibilité d'une émancipation (celle de la société sans classes, etc.). Ceci revient à dire : il y a eu de l'histoire il n'y en a plus. Certes, on ne sait pas véritablement ce qui s'effondre à lire l'EdN. Ou plutôt si : c'est le concept pour le coup. En réalité c'est plus le mot que la chose qui sollicite nos encyclopédistes.
La chose, en revanche, on la trouve dans l'ouvrage de Jared Diamond, Effondrement (sous titré : "comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie"). Diamond étudie dans le cadre d'une étude comparative des sociétés de tailles différentes dont la diversité couvre toutes les échelles de l'histoire de l'humanité et de l'espace planétaire. Il distingue tout d'abord deux types de société : les premières, qui s'effondrent faute d'avoir su répondre à un certain nombre de problèmes ; et les secondes, également confrontées aux mêmes difficultés, ou à d'autres, qui cependant trouvent les solutions leur permettant de survivre ou d'assurer leur pérennité. Diamond s'appuie sur cinq facteurs déterminants (les dommages environnementaux ; un changement climatique ; des voisins hostiles ; des rapports de dépendance avec des partenaires commerciaux ; et les réponses apportées par une société, selon ses valeurs propres, à ces problèmes) pour analyser les deux processus. Si ce livre aborde d'autres aspects qui peuvent être discutés, voire récusés, son approche fondamentale en terme de disparition ou de survie s'avère particulièrement convaincante. Il n'y pas de fatalité à ce qu'une société s'effondre.
On pourrait limiter les analyses proposées par Diamond à l'île de Paques, aux Mayas, au Groenland, à la Nouvelle Guinée, etc. C'est à dire aux sociétés du passé sans pour autant tirer de celles-ci des leçons pour les sociétés contemporaines. Pourtant, hier comme aujourd'hui, ce sont les mêmes causes qui produisent les mêmes effets. La globalisation n'empêche nullement que l'on puisse (comme le fait par ailleurs l'auteur pour le Japon, la Chine et l'Australie) tirer des enseignements différents de l'analyse actuelle de l'une ou l'autre de ces sociétés. Aujourd'hui il est vrai que cette globalisation, une population mondiale plus importante, et les technologies destructrices font également peser un risque d'effondrement global. Mais cela ne remet pas en cause la grille d'analyse proposée par Diamond qui reste applicable dans les deux cas de figure. Rien n'est inéluctable. Au moins, à la lecture d'Effondrement, le lecteur sait de quoi il en retourne. Il y a un monde entre la pertinence de cette réflexion et les approximations encyclopédistes.
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Peut-on encore parler de paradoxe lorsque, disant choisir "sans hésitation la voie de l'arriération", les encyclopédistes ajoutent que "du moins la vie y conserve quelques traits d'humanité" ? Ne contribuent-ils pas à réhabiliter au sens plein du terme "la pensée réactionnaire" ? Ils apportent un ton, des compétences, des références, un style que ne possèdent pas toujours les thuriféraires de la chose en question, ou qui paraissent vieillis, désuets et dépassés chez ces derniers. Ceci à l'aune des anciens gauchistes devenus les meilleurs défenseurs de "l'économie de marché", de la "démocratie représentative" ou même du libéralisme. A la différence près cependant, elle doit être soulignée pour éviter tout malentendu, que l'EdN n'entend pas se placer sur le terrain idéologique. Nous sommes ici loin des querelles ou des campagnes initiées par "le camp de la gauche" désignant comme "nouveaux réactionnaires" des intellectuels passés le plus souvent de la gauche à la droite. C'est davantage la figure d'un monde disparu que cette "voie de l'arriération" dessine et convoque. Celle du "bon vieux temps" pour le vulgaire, ou de "la douceur de vivre" pour les épigones de M. de Talleyrand. Le temps d'avant la révolution industrielle, disent-ils.
L'excellence encyclopédiste se concentre donc sur les figures du paysan (opposé au cultivateur moderne), de l'artisan ou de l'ouvrier du XIXe siècle. A s'attarder cependant sur cette dernière figure on ne rencontre plus l'ouvrier en lutte, le prolétaire de la "guerre sociale" (encore présent dans la revue entre 1984 et 1990). Non, comme le remarquent les auteurs de Contre l'EdN, "les encyclopédistes ne retiennent pas la dignité ouvrière au sens précis des ouvriers en lutte, mais une dignité rabattue sur la simple fierté du métier, sur l'image du travailleur exemplaire portant à la perfection son habilité manuelle et son intelligence technique". C'est l'ouvrier tel que l'ont toujours célébré conservateurs et patrons, voire, par certains aspects, les instituteurs de la Troisième république : le travailleur irréprochable, soucieux de faire au mieux la tâche qui lui est assignée. Nous n'aurions rien contre, fondamentalement, si ceci n'excluait cela. Car il est pour ainsi dire passé à la trappe l'ouvrier révolutionnaire du XIXe siècle (et du XXe siècle plus encore).
Une réhabilitation peut en cacher une autre. Sauf que celle-ci s'avance davantage masquée. L'EdN, entre autres reproches, ne blâme-t-elle pas les situationnistes ou autres "radicaux" d'avoir critiqué le travail en des termes excessifs ? Le fameux "Ne travaillez jamais", écrit sur les murs de Paris par un certain Guy Debord, n'apparait-il pas plus de cinquante ans plus tard comme un mot d'ordre irresponsable ? Parallèlement, on l'a vu avec Jaime Semprun, les positivités d'hier (ou considérées telles), chez quelques groupes sociaux, deviennent pour les encyclopédistes des modèles négatifs. Le "jeune de banlieue" est désigné sans nuance comme un "barbare". Il devient même le concentré de ce que l'EdN déteste le plus. Il paraissait utile de mettre en parallèle ces différentes figures avant de citer l'excellent Louis Chevalier qui, dans Classes laborieuses et classes dangereuses, écrit (en se référant à une certaine doxa en cours au XIXe siècle) : "Non seulement la condition ouvrière et le genre de vie sont décrits par analogie avec la condition sauvage, mais les divers aspects de la révolte ouvrière et les conflits de classe sont exposés en terme de race".
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Une question, qui n'a été qu'effleurée, doit être maintenant posée : quelle importance peut-on accorder aujourd'hui à l'Encyclopédie des Nuisances en ce début de XXIe siècle ? Il parait difficile de répondre avec certitude. Il faut en tout état de cause reviser très à la baisse l'imprudente déclaration de 1986 ("Notre travail n'a en effet guère de mal à être la tentative intellectuelle la plus importante de cette fin de siècle"). On ne peut pourtant pas prétendre que l'inluence de l'EdN serait nulle : notre contribution le démentirait. La vérité se trouve certainement entre les deux. Tout comme il serait caricatural de réduire cette influence à l'écho positif que l'EdN recueille auprès d'Alain Finkielkraut. L'EdN, qui dans un premier temps, celui de la revue, comptait sur ses propres forces (avec l'aide d'un premier cercle de collaborateurs occasionnels, voire d'un second de sympathisants), a par la suite traversé une période plus ou moins "activiste" tout en développant parallèlement le travail éditorial que l'on connait. Ces publications constituant aujourd'hui l'essentiel de l'activité de l'EdN.
Cette première question en appelle une autre : sur quel public s'appuie l'EdN ? Sans faire de la sociologie empirique tentons de répondre. Il semblerait que le compagnonnage des années quatre-vingt-dix (l'aventure de "l'Alliance pour l'opposition à toutes les nuisances" et ses prolongements) ait fait long feu. Les groupes et individus (appartenant à l'écologie radicale, plutôt d'obédience libertaire) avec lesquels l'EdN s'était retrouvée sur des objectifs communs ont certainement pris de la distance vers le milieu des années quatre-vingt-dix. Il se pourrait que le virage ensuite amorcé par l'EdN (L'abîme se repeuple, plus particulièrement) s'explique également par des désaccords apparus entre les encyclopédistes et ces "compagnons de route". Tout comme il semble que l'adhésion de René Riesel n'a pas entraînée à ses cotés celle de dissidents de la Confédération paysanne. L'EdN continue à fonctionner à partir du noyau fondateur (peut-être délesté de quelques membres), renforcé par Jean-Marc Mandosio et René Riesel. Pourtant peut-on encore parler d'un fonctionnement de groupe ? Rien n'est sur. Ne disposant d'aucune information sur ce sujet, nous en resterons là.
Les ouvrages publiés par les éditions de l'Encyclopédie des Nuisances sont lus, même si les tirages restent modestes. Ce public, alors ? Les pages que j'ai consacré au "révisionnisme" de l'EdN y répondent en grande partie. Ce sont principalement d'anciens situationnistes, ou d'anciens "radicaux". Ceux-ci trouvent dans l'EdN la meilleure des justifications d'une évolution les entraînant à bruler ce qu'ils ont jadis adoré. Ou, si ce langage parait excessif, à remettre fondamentalement en cause des idées autrefois défendues sur un mode non moins pugnace. On peut également avancer que la présence de Jean-Marc Mandosio dans le cénacle encyclopédiste traduit une ouverture vers d'autres publics, dans des cercles universitaires ou scientifiques.
J'ai souvent eu l'occasion de citer La Véritable scission, généralement pour évoquer les thèses 14 à 17 fort prisées par la première EdN . Il en est d'autres, dans cet ouvrage de Guy Debord, qui en 1972 furent davantage remarquées et commentées : principalement l'analyse bien connue de "regression pro-situ". Je l'ai plus haut évoqué, et je n'y reviendrai pas. Si l'on prend au pied de la lettre cette définition le "pro-situ" renvoie aujourd'hui à un archaïsme. Mais la grille d'analyse de La Véritable scission reste pertinente si l'on met en parallèle l'I.S. et l'EdN. Là ou l'on admirait abstraitement l'I.S. et la Révolution on fera la contastation désabusée que cette société ne peut être ni révolutionnée, ni même réformée ; là ou l'on invoquait pour tout et n'importe quoi la "société du spectacle" on parlera "d'effondrement", et de critique de la "société industrielle" sur un mode catastrophiste ; là ou l'on se repaissait de "nourritures culturelles" parées de tous les prestiges de la subvertivité on consommera des produits "biologiques" ou de "terroir".
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A Michel Crépu qui, commentant Commentaires sur la société du spectacle et Panégyrique, affirmait, "Il y a une histoire de la démocratie, via Tocqueville, qui manque à Monsieur Debord", ce dernier répondit dans "Cette mauvaise réputation..." par : "L'histoire réelle de la démocratie, qui est en effet très fragile, ne passe pas par Tocqueville. Elle passe par les républiques d'Athènes et de Florence, par les moments de révolution des trois derniers siècles. C'est la victoire de la contre-révolution totalitaire en Russie, et certaines des intentions apparentes de la combattre, qui ont pu rassembler autour de l'héritage intellectuel de Tocqueville la pensée de la recherche ostensible d'une défense de la liberté. Tocqueville ne garantissait pas, de son vivant, que la liberté aurait réellement sa place dans les futures sociétés libérales".
Cette réponse permet de reprendre la question, laissée volontairement en suspens, de la démocratie. Car, parmi les griefs adressés par l'EdN à l'I.S., il en est un, d'importance, qui recoupe cette même question (sans jamais la nommer comme telle). Le lecteur aura compris qu'il ne s'agit nullement ici de la "démocratie représentative". Auparavant, il parait utile de dire un mot sur l'une (l'I.S.) et l'autre (l'EdN ) de ce point de vue. Nous disposons aujourd'hui de tous les documents (ou presque tous) concernant l'I.S. Sans nier le moins du monde les capacités théoriciennes de Guy Debord et, ceci étant, son ascendant intellectuel au sein du groupe, l'égalité formelle de ses membres que faisait valoir l'I.S. se trouve vérifiée à travers ce que nous connaissons du fonctionnement et la pratique des situationnistes. Il faudrait être d'une particulière mauvaise foi pour prétendre le contraire. Nul n'a été exclu de l'I.S. sans discussion préalable, et toutes les exclusions se justifiaient. On pourrait également dire pour l'EdN, du moins de celle des temps de la revue (entre 1984 et 1992), que les encyclopédistes étaient des égaux. Cependant, comme dirait Orwell, l'un d'eux était plus "égaux" (égo ?) que les autres. Chacun aura reconnu Jaime Semprun.
Venons en maintenant aux "griefs". J'ai plus haut relevé (sans trop m'y attarder) que le tir EdN se concentrait principalement sur la notion de "conseils ouvriers" défendue dans les colonnes de l'I.S. durant la seconde partie des années soixante, mais aussi dans La Société du spectacle et Le traité de savoir vivre à l'usage des jeunes générations. En 2003 Jean-Marc Mandosio (dans Le chaudron du négatif ) reprenait et développait cette critique. Plus encore que les encyclopédistes de 1992 (Semprun en l'occurrence) il occultait cette "question de la démocratie" (présente dans les articles et contributions situationnistes sur les "conseils ouvriers") pour se focaliser sur l'absence de toute référence dans ces articles et livres à la sempiternelle "société industrielle". La suite est connue.
On admettra sans difficulté que les "conseils ouvriers" (ou conseils de quartier, d'usagers...) ne sont guère d'actualité de nos jours, certes. Mais passer cette référence à la trappe ou la déclarer obsolète suppose l'abandon de "l'idée démocratique" léguée par "les révolutions des trois derniers siècles". Par ailleurs les discours, les colloques et les publications sur la démocratie ne manquent pas, assuremment. Mais celle-ci, réduite aux dimensions de la "démocratie représentative", entre dans le cadre défini par l'économie de marché et la citoyennité, quand elle ne sert pas de cadre pour y loger l'une et l'autre. Enfin l'EdN aujourd'hui se trouve à cent lieues d'une question qu'elle a pu aborder dans les années quatre-vingt (principalement dans l'analyse faite alors de la situation polonaise), mais qu'elle a définitivement abandonnée dés lors que la critique anti-industrielle l'entraînait à déclarer "dépassé" ou "anachronique" tout projet révolutionnaire axé sur la disparition du capitalisme et de la société de classes. Sachant qu'un tel projet, pour ce faire, passe par l'émergence de lieux "concentrant en eux toutes les fonctions de décision et d'exécution et se fédérant par le moyen de délégués responsables devant la base et révocables à tout instant". Des lieux (qu'on les appelle "conseils ouvriers" ou par un autre nom) représentant la démocratie en marche, celle d'une "communication directe active " permettant d'en finir avec les séparations, hiérarchies et spécialisations. On conclura momentanément ici en précisant qu'un tel abandon chez les encyclopédistes ne peut qu'aller de soi pour qui pose in fine la question : à quoi sert l'EdN ?
On n'a jamais tant fait appel, depuis une trentaine d'années aux experts et à l'expertise. Ceci recouvre généralement les champs des sciences sociales et humaines et celui de l'économie politique. On avait cependant constaté que dans la Pologne du début des années quatre-vingt le rôle de l'expert s'élargissait à d'autres compétences. La principale critique que l'on pouvait adresser à Solidarnosc, c'était de tolérer parmi les responsables nationaux la présence d'experts dont la désignation n'avait été soumise à aucune discussion. De là l'attitude modératrice observée chez ces dits experts : leur médiation n'étant pas étrangère à l'indécision et aux incertitudes qui permirent la reprise en main de la situation par l'armée et le PC polonais.
L'expert, par définition, devrait apporter un avis informé sur un problème relevant de sa compétence. Ce n'est pas à proprement parler un savant ni un politique. Cependant on fait appel à lui à ce double titre : pour justifier "politiquement" telle décision dont il serait le garant comme spécialiste reconnu d'un domaine spécifique. L'expert, qui tient sa légitimité de ses titres universitaires ou de sa notoriété médiatique, en use comme d'un argument d'autorité. On fait régulièrement appel à lui pour participer à des débats de société qui ont pour finalité de définir le cadre strict dans lequel il conviendrait de fixer une prétendue "règle du jeu démocratique". Si l'expert croit jouer le rôle d'un "conseiller du prince" auprès des politiques et autres décideurs, il n'est que le valet, tout comme ces derniers, de cette société spectaculaire-marchande qui s'en sert au mieux de ses intérêts. Les médias raffolent des experts, et l'expert n'accède à la notoriété que par une présence médiatique.
C'est dire combien "expertise" est devenu un concept. Car, comme je le précisais un peu plus haut, etymologiquement parlant l'expert ne devrait apporter qu'un avis informé sur un problème relevant de sa compétence. C'est ce shéma qu'il faut retenir pour apporter un dernier et essentiel éclairage sur l'EdN. Tout n'est pas à rejeter dans les ouvrages publiés par les éditions de l'Encyclopédie des Nuisances. Les encyclopédistes, de part leurs compétences et leurs savoirs (ceux acquis principalement durant les années de publication de la revue), dénoncent les mensonges et les falsifications des experts (ceux du concept) : en particulier dans Remarques sur l'agriculture génétiquement modifiée et la dégradation des espèces (le terrain qu'ils maîtrisent le mieux), voire Après l'effondrement (sur les "nouvelles technologies"), L'abîme se repeuple (sur quelques "progrès de l'aliénation"), Du progrès dans la domestication (à travers le tableau brossé par l'auteur de la lutte anti OGM). On peut même trouver quelques remarques pertinentes dans Défense et illustration de la novlangue française ("les progrès de l'aliénation" en matière de langage).
Mais l'arbre ne saurait cacher la forêt. Il nous faut forger pour l'EdN et les encyclopédistes le concept de "contre-expertise" (de "contre-experts") pour retrouver l'équivalent du propos précédent sur l'expertise. Le contre-expert débusque certes le mensonge de l'expert. Sa légitimité, il la tient de sa position critique vis à vis de l'expert, et du fait que nul politique ou décideur, institution ou média, ne faisant appel à lui il en recueillera un certain prestige auprès de qui sait ici à quoi s'en tenir sur les prétentions ou les falsifications des experts. Nous lui en serions bien gré si l'on s'arrêtait là. Il n'en est rien. Un peu savant, un peu politique, un peu prophète (ou plutôt c'est le prophète qui maintenant prend le dessus), le contre-expert vient nous annoncer que, quoique nous fassions ou que nous nous abstenions de faire, cela ne changera rien. C'est déjà trop tard. Nous vivons désormais un époque totalement deshumanisée. Les notions de transformation et de changement dans une perspective d'émancipation du genre humain n'ont plus aucun sens. Elles sont devenues inopérantes, dérisoires, ineptes. Elles sont autant d'illusions qui remettent à plus tard la seule prise de conscience possible : tout est foutu. A chacun de se débrouiller avec ça. Il n'y a plus que des solutions individuelles. Cultiver son jardin, par exemple.
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Durant les mois qui suivirent la parution des Commentaires sur la société du spectacle une rumeur circula. On disait ou on prétendait qu'une partie du chapitre XXVIII de ce livre se rapportait à l'EdN. Ces deux pages, sans citer de noms, traitaient de l'apparition d'une "critique sociale d'élevage ". Celle-ci émanait de personnes ni universitaires ni médiatiques qui faisaient paraître, "d'une manière assez confidentielle, des textes lucides, anonymes ou signés par des inconnus". Cependant, il s'agissait "de créer, sur des questions qui risqueraient de devenir brulantes, une autre pseudo-opinion critique" ; mais plus encore de proposer, à partir d'une perspective quelque peu biaisée une sorte de "critique latérale" qui blâmerait "beaucoup, mais sans jamais sembler ressentir le besoin de laisser paraître quelle est sa cause ; donc de dire, même implicitement, d'ou elle vient et vers quoi elle voudrait aller".
Aujourd'hui encore, en 2007, aucun document (en l'absence pour l'instant de la Correspondance de Debord pour l'année 1988 et les suivantes) ne nous permet de confirmer ou d'infirmer la véracité de cette rumeur. Nous n'en avons trouvé nulle trace : pas plus dans les lettres de Debord publiées par Jean-François Martos pour cette période de référence que dans les ouvrages ultérieurs de l'auteur. A l'avenir, dans le cas ou il serait avéré que cette analyse de Guy Debord ne concerne pas l'EdN, je laisserais le soin à d'autres, plus savants ou plus curieux, d'identifier les promoteurs de cette "culture d'élevage". En revanche, si jamais cette rumeur était fondée, j'ajouterais, à l'instar des encyclopédistes écrivant dans le n° 14 de la revue, "l'analyse donnée par le Manifeste du parti communiste constitue par exemple une indéniable exagération par rapport à la réalité sociale de l'époque ; mais la tendance historique décrite par ce moyen était bien la tendance principale", que le propos debordien est certes exagéré, mais que la tendance historique décrite par ce moyen était bien la tendance principale (celle à l'oeuvre en 1988 au sein de l'EdN ). Exagéré à l'époque soit, mais bien en deça de cette exagération aujourd'hui !
On se souvient que l'année précédente (en 1987) était paru un court pamphlet anti-EdN intitulé L'Encyclopédie des Puissances. Peu de temps après cette parution, lors d'une rencontre avec l'un des deux rédacteurs, je lui avais fait part de quelques réserves et de mon désaccord avec l'avant dernière phrase du libelle ("Après avoir craché sur les rebelles, elle (l'EdN ) peut être désormais assurée que la prochaine révolte ne se fera pas seulement sans elle, mais aussi contre elle") que je trouvais disproportionnée, excessive et inutilement polémique dans le contexte de cette "querelle". Vingt ans plus tard, que faut-il en penser ?
Bertold Brecht, dans l'une des Histoires de Monsieur Keuner raconte ceci. M. Keuner et l'un de ses amis, R..., s'intéressaient au sort d'un orphelin, confié à la garde de l'une des parentes de cet ami. Un jour le jeune homme commit un larcin. M. K. et R... se concertèrent pour tenter de définir une attitude commune à son égard. Mais ils ne parvinrent pas à se mettre d'accord. M. K. voulait user de la persuasion pour dissuader le jeune homme de recommencer, tandis que R... proposait de le renvoyer sans plus tarder dans un orphelinat connu pour sa sévérité. Le jour même l'orphelin se retrouvait placé dans une famille résidant à l'autre bout du pays. M. K. et R... cessèrent donc de voir ce jeune homme, et n'eurent plus de ses nouvelles. De longues années plus tard, R... informa M. K. que le "cher orphelin" était devenu le chef d'un gang de malfaiteurs. "Je vous l'avais bien dit, ajouta-t-il à son interlocuteur. N'avais-je pas raison ?". M. K. réléchit un moment puis répondit : "Nous avions tous deux ni raison ni tort. Ce que vous m'apprenez aujourd'hui ne saurait nous départager. Je n'ai qu'une seule certitude : ni vous ni moi n'avons pu peser sur le destin de ce jeune homme. Une autre solution lui a été alors proposée. Nous ne pouvions pas savoir que ce serait la pire".
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Le choc des civilisations de Samuel Huntington date de 1996. Mais c'est au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 que les thèses de Huntington s'imposent sur le devant de la scène intellectuelle occidentale. Ne présente-t-on pas le penseur américain comme "l'homme qui avait prévu ces attentats" ! Pour Huntington l'appartenance civilisationnelle prend le pas sur toute autre considération. C'est dire que le facteur d'identification culturelle devient dominant, s'exapère même. De là ce "choc des civilisations" partant d'une défense et illustration de la civilisation occidentale (qui doit pour l'auteur assurer sa domination afin de conjurer la montée des périls). Huntington, pour appuyer sa thèse, désigne plusieurs lignes de fractures entre civilisations de part le monde : celle, en Europe, entre la chrétienté et l'Islam ; celle entre l'Afrique noire et l'Islam ; celle entre l'Asie orthodoxe et l'Islam. Enfin, plus généralement, à l'échelle planétaire, une ligne de fracture dominante entre les mondes occidental et musulman illustrée par les deux guerres du Golfe, le conflit en Afganistan, et les sanctions visant le terrorisme lybien. L'ennemi se trouve clairement désigné : c'est l'Islam. Mais Huntington va encore plus loin lorsqu'il affirme que l'occident est également menacé par une "connexion islamo-confucéenne". La géopolitique cède la place à l'éthnopolitique : la civilisation occidentale devenant pour Huntington un communautarisme à l'échelle mondiale.
Jean-Claude Milner, dans un livre sorti en 2003, Les penchants criminels de l'Europe démocratique, développe la thèse suivante. En demandant la paix au moyen orient, c'est à dire en privilégiant une solution pacifique et négociée au conflit israëlo-palestinien, les démocraties européennes oeuvrent en réalité à la destruction de l'état d'Israël. Cette paix que l'on présente comme le seule solution possible résulte de l'extermination des juifs. L'Europe des lendemains de la Seconde guerre mondiale s'était unie en raison du génocide nazi. Elle n'avait pu s'unir dans la paix et la démocratie qu'une fois débarrasssée du peuple qui faisait obstacle à la réalisation du projet européen, à savoir le peuple juif. Philippe Lançon, commentant ce livre dans Libération écrivait : "On reconnait là, poussée à bout et comme saisie par une folie grammairienne, une vieille thèse réactionnaire (et non pas "d'un nouveau réactionnaire"). Point de départ : c'est la faute aux Lumières ; point d'arrivée : il n'y a plus d'Histoire ; d'action politique ; de valeurs transmises ; passées les bornes, de limites" (6).
Le même Jean-Claude Milner, en 2004, s'est retrouvé au coté des "psys" partis en guerre contre "l'amendement Accoyer", lequel entendait reglémenter le champ des psychothérapies en France. Lors d'un meeting organisé par les promoteurs de cette "contestation", Milner, écrit Jean Birnbaum dans Le Monde, : "prophétisa l'avénement du pire : un état totalitaire, assoiffé de fiches, prompt à planifier le contrôle des âmes et le dressage des corps, bref l'éradication de toute liberté". Le journaliste ajoutait : "A la fois vertigineuse et apocalyptique, entretenant avec le réel des rapports plutôt équivoques, cette parole enflamma alors les larges masses psychanalytiques".
A première vue tout sépare Samuel Huntington, Jean-Claude Milner et l'Encyclopédie des Nuisances. Leur importance respective, tout d'abord : les thèses de Huntington sont commentées dans tous les pays du monde occidental, Milner n'est connu que des seuls intellectuels français (pour ne pas dire "parisiens"), et l'EdN d'un "petit milieu". Tous trois interviennent dans des "disciplines" à ce point différentes (et sur des modes qui ne le sont pas moins) qu'une rencontre commune relèverait du "genre bouffon". Pourtant les uns et les autres défendent explicitement ou implicitement la notion de "civilisation". Explicitement en ce concerne Huntington : la "civilisation occidentale" prenant depuis le 11 septembre 2001 l'aspect d'une citadelle assiégée subissant les assauts du fondamentalisme musulman (le bras armé de l'Islam). C'est aussi une certaine idée de la civilisation occidentale que défend implicitement Milner derrière ses paradoxes et les contorsions de sa pensée (celle "d'une société ou la violence politique d'un petit groupe déterminait le monde"). Quant à l'EdN, si l'adjectif "occidental" fait ici défaut, c'est à la "civilisation" des temps pré-industriels qu'elle entend se référer.
Ne trouve-t-on pas également ici et là le spectre d'une "fin de l'histoire" ? Présent en tout cas chez de nombreux commentateurs ou épigones de Huntington depuis les attentats 11 septembre ; présent aussi chez Milner dans son traitement de "la question juive" ; présent encore chez l'EdN. Mais, plus encore, ce qui réunit Samuel Huntington, Jean-Claude Milner et l'Encyclopédie des Nuisances c'est le catastrophisme de leurs discours. Un discours alimenté ou attisé par des peurs plus ou moins irrationnelles qui prend chez le premier l'aspect du péril musulman, chez le second l'avénement d'un état démocratique totalitaire, et chez la troisième la perte des derniers repères par lesquels les hommes pouvaient encore envisager de se réapproprier leur histoire.
Cette époque ne sait plus bien à quelle boussolle se vouer. C'est dans des temps d'incertitude que retentit la voix des prophètes. Ces voix nous parviennent plus ou moins assourdies (et il n'est pas certain que tous les entendent). Pourtant, en d'autres temps, elles n'auraient assurément pas franchi les limites que l'on assigne à la déraison, à une "nostalgie impénitente", aux "vertiges de l'apocalypse" ou à la rigidité d'une secte. Ces voix, c'est d'ailleurs leur raison d'être, reprennent l'éternelle antienne du malheur de l'humanité pour apporter des remèdes encore plus fallacieux aux maux qu'elles prétendent dénoncer. Avec un prophète, le pire n'est jamais sûr.
L'Histoire continue. Et celle qu'il faudra bien continuer d'écrire, qui n'a été ici qu'ébauchée, se trouve au moins assurée d'une certitude. Elle sait qu'elle ne fera jamais le chemin inverse de celui que lui ont tracé durant des siècles les hommes qui entendaient parier sur l'émancipation du genre humain. Ce texte s'ouvrait sur les surréalistes. Concluons avec l'un d'entre eux, André Breton, qui écrivait : "Cet homme, en avril 1930, recommencerait terriblement si c'était à refaire. Il n'a que l'expérience de ses rêves. Il ne peut concevoir de déception dans l'amour mais il conçoit et il n'a jamais cessé de concevoir la vie - dans sa continuité - comme le lieu de toutes les déceptions. C'est déjà bien assez curieux, bien intéressant qu'il en soit ainsi". C'est cela : tout, toujours, est à recommencer.
février 2007 Max VINCENT
(1) Dans les années soixante-dix, il se souvient de s'être décrit, sur le mode de la boutade, comme "ayant un pied chez les anars, un pied chez les situs et la tête dans la poésie moderne". Même si le trait semble aujourd'hui moins appuyé, il n'a nullement l'intention de corriger ce portrait.
(2) Le détail dans Sur l'interdiction de ma correspondance avec Guy Debord par Jean-François Martos (Le fin mot de l'histoire, B.P. n° 274, 75866 Paris Cedex 18)
(3) La parution du sixième volume de la Correspondance de Guy Debord apporte un éclairage plutôt inattendu sur les relations entre Debord et Semprun durant les années 1984, 1985 et 1986. Jaime Semprun et Christian Sébastiani prennent de nouveau conctact avec Guy Debord après l'assassinat de Gérard Lebovici. Plusieurs lettres seront échangées de part et d'autre jusqu'en août 1986. Des rencontres sont projetées, sans qu'on sache véritablement si toutes ont eu lieu. Debord accueille favorablement la parution du "discours prélimitaire" de l'EdN, et conserve un ton bienveillant pour les numéros suivants. On savait que Debord avait écrit deux articles, "Abat-faim" et "Abolition", qui paraitront dans les n° 5 et 11 de la revue. Plus troublant, on apprend dans ce sixième volume que Debord a proposé à Semprun (lettre du 13-2-86) de prendre la direction de la revue l'EdN. Dans un autre courrier (du 4-4-86), Debord, en accusant réception de Pourquoi je prends la direction de l' Encyclopédie des Nuisances, propose à son correspondant des ajouts, ou modifications dans ce texte. La différence de ton entre les lettres adressées par Debord à Semprun, et celle du 9-9-87 à Baudet et Martos (critique pour ne pas dire plus à l'égard de l'EdN ), donne le vertige. Comme si, quelque part entre les derniers mois de l'année 1986 et ceux du début de l'année suivante, il manquait un important élément d'information. A moins que la mention "d'une sorte de piège qui risquait de capter, jusqu'à un certain point, bien du monde (moi compris)", comme Debord le précise à l'un de ses correspondants, suffise à l'expliquer.
(4) A consulter : Günther Anders, de «l'anthropologie négative» à la philosophie de la technique" par Jean-Pierre Baudet. La première partie de cet article, "Une découverte tardive", expose "dans quelles circonstances s'est faite en France la publication de L'Obsolescence de l'homme ", non sans revenir plus dans le détail sur l'une des péripéties de l'histoire précédemment évoquée. (Les amis de Némésis : www.geocities.com/nemesisite).
(5) La guerre de la liberté : http://laguerredelaliberté.free.fr
(6) Ce texte était presque achevé quand j'ai pris connaissance de cet article de Philippe Lançon. N'est-ce pas un résumé, presque exact, de la cinquantaine de pages écrites auparavant ? La rencontre est certes singulière, mais après tout Milner et l'EdN sont le produit d'une même époque.
(7) Note de bas de page ajoutée en février 2008.
Dans son dernier opus (D’or et de sable, publié en janvier 2008 aux Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances), Jean-Marc Mandosio range Du temps que les situationnistes avaient raison (plus précisément dans le premier chapitre intitulé Dispute autour d’un chaudron) parmi “des compte rendus (se limitant parfois à de simples jugements à l’emporte pièce” : cette recension se trouve regroupée dans le sous-chapitre “L’art de (ne pas) lire”. Mandosio présente Du temps que les situationnistes avaient raison comme une “sorte de version mise à jour et vaguement améliorée de Contre l’EdN, déguisée en évaluation sereine des mérites et démérites des différents ouvrages publiés par cette maison d’édition”. En mettant de coté l’aspect “mise à jour” (puisque la publication de Contre l’EdN précédait celle de Dans le chaudron du négatif et Défense et illustration de la novlangue française ), il faut être un bien étrange lecteur pour évoquer “une version vaguement améliorée”. J’ai précisé en quoi et pourquoi j’étais d’accord avec plusieurs des thèses de Contre l’EdN sans taire mes désaccords (certes moins nombreux). Mais la perspective d’ensemble, et surtout la méthodologie utilisée diffèrent d’une contribution à l’autre. Donc, pour une présentation figurant dans une rubrique appelée “l’art de (ne pas) lire, c’est plutôt raté. Ma réponse s’articule autour des six points suivants (plus un septième, annexe).
a) Tout comme le taureau fonce la tête baissée lorsqu’on agite sous ses yeux un chiffon rouge, l’encyclopédiste fait de même avec les mots (les concepts) progrès et progressisme. On ne raisonne pas plus un taureau qu’un encyclopédiste pour qui la notion de progrès renvoie au mal absolu. Cela devient par exemple inutile d’évoquer quelque “raison critique dialectique” en lieu et place du “schéma hégéliano-marxiste” mandosien. La réponse sera la même : “idéologie du progrès”. Plus ici que dans d’autres domaines cet invariant encyclopédiste témoigne de l’esprit de secte. Je ne reviendrai pas sur ce que j’ai pu écrire dans Du temps que les situationnistes avaient raison sur les notions de progrès et de progressisme.
b) A travers la métaphore “Docteur Jekyll et Mister Hyde” j’avançais que l’inconscient de l’auteur de Dans le chaudron du négatif commençait à m’intéresser. Ce à quoi Mandosio répond : “mais le psychanalyste amateur, épuisé par cet effort, ne pousse pas plus loin son investigation”. Pas de chance ! Plus loin, dans le paragraphe consacré à Défense et illustration de la novlangue française, je poursuis cette investigation à travers la mention d’un “inconscient encyclopédiste”. Ce qui s’appelle progresser qualitativement. Non ?
c) Passons à des points plus sérieux. Mandosio me reproche d’ignorer l’histoire de l’écologie (je lui reprochais pour ma part ses insuffisances historiques sur des périodes bien précises, en particulier les années 60 et mai 68). Mandosio confond (ou veut confondre) ce qui d’un coté relève de l’apparition de thèmes écologiques à travers une information émanant principalement de milieux scientifiques (les fameux “innombrables rapports, articles, livres parus depuis la fin des années cinquante”, qui ne sont innombrables que dans l’esprit de Mandosio : il me renvoie à une note de bas de page indiquant “qu’il existe divers livres sur l’histoire de l’écologie auxquels on pourra se reporter pour plus de détails” sans mentionner le moindre de ces livres !), et de l’autre coté de “la prise de conscience écologique” qui, je persiste, date des lendemains de mai 68. On a comme l’impression que Mandosio a été pris la main dans le sac. Ses explications, malgré l’aspect péremptoire de sa démonstration, paraissent confuses, inappropriées et anachroniques. Il est vrai que la précision dans la chronologie historique apportée plus haut remet en cause l’une des thèses de ce Chaudron : à savoir une I.S. déconnectée de la réalité avant 68, alors que partout clignotaient les signes avant-coureur de la catastrophe à venir. La grille dont se sert Mandosio n’a rien, je le répète, d’historique. A partir de là, évidemment...
d) La plupart des contempteurs du Chaudron du négatif estiment que ce livre est d’abord dirigé contre l’I.S. (c’est également mon avis). Mandosio tient en revanche à préciser qu’il n’a pas écrit un “pamphlet antisituationniste”. Et de revenir sur une phrase qui, dans le dernier chapitre de son Chaudron, serait censée l’expliquer. Celle-ci pourtant ne renseigne nullement sur le dessein caché (bien caché) de l’ouvrage. A en croire l’auteur, la seule Annie Le Brun (plutôt favorable au Chaudron dans un article de la Quinzaine littéraire ), parmi les références convoquées par Mandosio, aurait compris de quoi il en retournait. Il se trouve que je connais bien les ouvrages d’Annie Le Brun. La relation qu’elle entretient avec les textes situationnistes s’avère contrastée d’une époque à l’autre. Dans Appel d’air (1988) et Qui vive (1991), elle parle en termes élogieux de Debord et des situationnistes. D’ailleurs une amitié (ou des relations suivies) se noue en Guy Debord et Annie Le Brun au début des années 90. Il semblerait que des dissensions soient apparues entre eux dans le courant de l’année 1993. Dans Du trop de réalité (paru en 2000), le changement de ton devient patent. Debord est plus ou moins tenu responsable du debordisme impénitent d’un Sollers, et trois des auteurs publiés par l’EdN (dont Mandosio) font l’objet de remarques positives, voire plus. Ce rappel s’imposait pour remettre en perspective cet article dont je m’étonne, connaissant l’habituelle exigence d’Annie Le Brun (ou son attitude sourcilleuse, particulièrement légitime dans de tels cas de figure), que cette dernière n’ait pas relevé les stupidités (citées dans Du temps que... ) de Mandosio sur le surréalisme. Enfin, pour clore là-dessus, si Dans le chaudron du négatif se voulait, comme le prétend son auteur, tout autre chose qu’un “éreintement de l’I.S., c’est complètement raté !
e) Curieusement, Mandosio me prive même de mon nom puisqu’il m’appelle “l’anonyme”. Certes mon nom n’a pas figuré dans un premier temps au bas de mon texte dans la référence www.lherbentrelespaves.fr/html-textes/edn, mais il apparaissait bien dans la page d’accueil du site “L’herbe entre les pavés” comme auteur de Du temps que les situationnistes avaient raison. Cependant, à travers la mention d’un mail adressé par un proche de l’EdN (qui sans me connaître a su, lui, trouver l’auteur de ce texte), j’incline à penser que Mandosio n’était pas sans l’ignorer. Ceci n’aurait pas d’importance si, dans l’avant propos de D’or et de sable, Mandosio en appelait, en le réitérant, à “l’esprit critique”. En septembre, les amis et connaissances informées de la création du site “L’herbe entre les pavés” pouvaient remarquer que la courte introduction de ce site s’articulait autour de la notion d’esprit critique. Je préférerais évoquer une coïncidence. Mais celle-ci s’avère pour le moins troublante. Que penser, par exemple, de la présence de la phrase, “l’esprit critique n’est pas une invention récente”, dans l’avant-propos de Mandosio !
f) Dans le dernier des essais de D’or et de sable, une réflexion sur “la genèse de la musique industrielle”, Mandosio se réfère durant plusieurs pages à un livre controversé de Christian Béthune, Adorno et le jazz (qu’il qualifie ”d’excellente étude”). J’avais en 2003 répondu de manière critique à Béthune dans une petite brochure diffusée durant la même année. On peut depuis février 2008 prendre connaissance de ce texte sur le site de “L’herbe entre les pavés” (il vient d’être mis en ligne sous le titre Adorno, la “musique classique et le jazz ). Dans les pages citées plus haut, Mandosio se livre au tour de prestidigitation suivant. Les propos de Günther Anders sur le jazz, écrit-il, extraits de L’Obsolescence de l’homme sont discutables. Ils le sont, poursuit-il, parce qu’ils reprennent les analyses erronées d’Adorno sur ce genre musical. Pourtant Anders, conclut momentanément Mandosio, en avouant ouvertement exagérer ses exposés, anticipe “la description d’une musique et d’une danse qui n’existait peut-être qu’à l’état latent ou larvaire (...) mais dont l’événement était prévisible”. En sollicitant pareillement le texte d’Anders (qui n’en peut mais), Mandosio ne dit mot des deux ouvrages qui, les premiers, anticipaient (et de quelle manière !)la description faite un peu plus haut par l’auteur de D’or et de sable, à savoir Le caractère fétiche dans la musique et La dialectique de la raison. Mais citer ici Adorno dans le texte remettrait en cause une démonstration reprenant presque dans le détail l’argumentation de Christian Béthune. De tels talents d’illusionniste et d’escamoteur mériteraient un tout autre emploi. Mandosio, si l’on se réfère à l’ensemble de ses écrits, fait figure d’inventeur ou d’initiateur de ce que j’appellerais “l’esprit critique sélectif”. C’est dire que celui-ci s’exerce presque exclusivement aux dépens des théoriciens radicaux et des penseurs de la modernité. On reconnaîtra que ceci n’a rien de vraiment original en ce début de XXIe siècle. Médiatiques et journalistes s’en font largement l’écho avec, il est vrai, moins de constance, de ténacité, et de pugnacité que Mandosio. Cependant l’esprit critique revu et corrigé par Jean-Marc Mandosio risque fort de connaître le même sort que ce fameux concept “d’effondrement” dont le même auteur nous entretenait dans un précédent livre.
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