Durant l’automne 1965 l’Internationale situationniste diffuse Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande (publiée dans le N° 10 de l’I.S. en mars 1966). Ce texte, écrit par Guy Debord aux lendemains des émeutes d’août 1965 dans le quartier de Watts, à Los Angeles, entend “non seulement de donner raison aux insurgés de Los Angeles, mais de contribuer à leur donner leurs raisons, d’expliquer théoriquement la vérité dont l’action pratique exprime ici la recherche”. On rappelle que du 13 au 16 août 1965 la population noire de ce quartier déshérité s’était soulevée. Un incident, entre des habitants de Watts et des policiers, était à l’origine des émeutes qui avaient opposé pendant quatre jours insurgés et forces de l’ordre.

 Le troisième jour des émeutiers pillaient des armureries et ouvraient le feu sur des policiers. Il fallut l’intervention de l’armée pour reconquérir rue par rue le quartier. Auparavant les insurgés s’étaient livrés à un pillage généralisé des magasins et y avaient mis le feu. Fin août le bilan de ces émeutes se chiffrait par 37 morts (dont 27 Noirs), plus de 800 blessés et 3000 emprisonnés (27 millions de dollars également étaient partis en fumée). La gauche par l’intermédiaire de sa presse, des politiques, ou de ses penseurs attitrés (aux USA comme ailleurs) avait unanimement déploré l’irresponsabilité des émeutiers de Los Angeles, plus particulièrement en ce qui concernait le pillage et l’incendie des commerces et magasins.

Les situationnistes, dans Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande, indiquent préalablement que les émeutes de Watts contribuent à dépasser “la crise du statut des Noirs en Amérique” par “celle du statut de l’Amérique, posée d’abord parmi les Noirs”. Par conséquent, “Il n’y a pas eu ici de conflit racial “ (les Noirs n’ayant pas attaqué les Blancs, mais seulement les policiers blancs), mais un conflit de classe (comme Martin Luther King, lui-même, devait le reconnaître). Plus encore, les situationnistes soulignent que la révolte de ce quartier de Los Angeles est dirigée “contre la marchandise”. Les insurgés de Watts, comme “classe globalement sans avenir”, c’est à dire “cette partie du prolétariat qui ne peut croire à des chances notables de promotion et d’intégration, prennent au mot la propagande du capitalisme moderne, sa publicité de l’abondance”(1).

Ce rappel s’imposait. Pas tant à des fins d’analyse comparative entre Watts et Clichy-sous-Bois que pour reprendre dans les termes mêmes des situationnistes la double question du “donner raison” et du “contribuer à leur donner leurs raisons” en la rapportant aux émeutiers de l’automne 2005.

Le malaise que chacun s’accorde à reconnaître à travers “la crise des banlieues” ne date pas d’hier. Il est d’abord la lointaine conséquence de la désastreuse politique d’urbanisme des grands ensembles construits pendant la période gaulliste. La dégradation accélérée de l’habitat, l’inefficacité des différentes politiques de la ville, les coupes budgétaires de ces dernières années (plus les inégalités, les discriminations, et la précarité endémique qui sont le lot des habitants de ces cités) ne pouvaient que déboucher tôt ou tard sur une situation explosive. On a abondamment écrit et discouru sur le sujet. Tout le monde sait aujourd’hui de quoi il en retourne.

Ce n’est certes pas la première fois, pour en venir à Clichy-sous-Bois, que des émeutes éclatent dans les cités. Mais ce phénomène restait jusqu’à présent localisé. Ce sont les propos insultants de Sarkozy qui ont provoqué l’embrasement généralisé des banlieues. Ou plutôt ils ont joué le rôle de la goutte d’eau qui fait déborder le vase (car la coupe était pleine). Dans cette histoire le Ministre de l’Intérieur s’est livré à un exercice comparable à celui d’Ariel Sharon venant parader le long de l’Esplanade des Mosquées sur un mode provocateur avec les conséquences que l’on sait. D’aucuns mettent en avant la nature et l’étendue des destructions durant ces trois semaines d’émeutes et les souffrances de ceux, tous de condition modeste, qui en pâtissent. Soit, mais réponse du berger à la bergère cette société a les casseurs et les incendiaires qu’elle mérite. On ne peut taire que dans ce contexte de “casse sociale” le racisme et les brimades policières entretiennent chez les jeunes de ces cités un sentiment d’injustice et de révolte qu’une étincelle suffit à transformer en émeute. On sait qui a soufflé sur les flammes qui provenaient de Clichy-sous-Bois.

Des commentateurs qui partageraient ce constat ont cependant regretté l’absence de “conscience politique” chez les émeutiers : principalement à travers la destruction d’équipements sensés favoriser “l’intégration” des jeunes issus de l’immigration. Le Pouvoir, il est vrai, n’est plus ce lieu localisable contre lequel il suffisait de marcher ; ni même celui (usines, administrations, services) que les travailleurs investissent lors d’une grève générale ; mais, comme l’écrivent les Amis de Nemesis (2), “un ordre diffus dont la manifestation est partout, comme la valeur marchande qui se constitue à travers tous les moments du cycle économique (à travers la production, la circulation et la consommation des marchandises), et où les humains végètent sans emploi, et, surtout, sans revenu ; que l’offensive contre ce système le reconnaît par conséquent partout, aussi bien dans un supermarché que dans une école, dans un bâtiment du Trésor Public que dans une salle des fêtes, dans les automobiles et les moyens de transport (...) : il n’existe plus de lieu accessible où seul le Pouvoir pourrait être gêné ou attaqué”.

Comment, cela précisé, ne pas donner raison aux jeunes émeutiers de l’automne 2005. Et ceci, il va sans dire, passait par le soutien aux personnes inculpées durant ces journées d’émeutes, et la demande d’amnistie pour toutes celles qui font l’objet d’une condamnation. En revanche, il paraît difficile (pour reprendre le second aspect de la question) ‘de contribuer à leur donner leurs raisons d’expliquer théoriquement la vérité dont l’action pratique exprime ici la recherche”. Avant de dire plus précisément en quoi l’exercice s’avère particulièrement malaisé, je vais faire un premier détour.

A la fin du mois de novembre les Éditions Amsterdam publiaient un ouvrage de Yann Moulier Boutang, La révolte des banlieues ou les habits nus de la République. Dans un premier temps ce petit livre reprend avec des nuances l’analyse plus haut esquissée. Moulier Boutang relève non sans justesse que cette “transgression” (les désordres et les destructions mises au passif des jeunes émeutiers) “était probablement le seul moyen pour eux de faire comprendre à notre société, si accommodante avec des formes de violence permanente bien plus profonde, que la mort de deux des leurs constituait une transgression insupportable”. Il remarque également que trois semaines d’émeutes ont enfin réussi à faire de la banlieue une “question de société” là où trente ans de politiques de gauche comme de droite n’avaient donné lieu qu’à des effets de manche et d’annonce dérisoires. Quand, plus loin, se référant aux émeutes urbaines des minorités noires des USA dans les années 60 et 70, Mounier Boutang ajoute, “N’en déplaisent (3) aux fanatiques de “l’exception française”, ces émeutes d’octobre et de novembre 2005 ont tout de la révolte urbaine de minorités ethniques, dussent ces mots écorcher les lèvres des technocrates fiers de la programmation urbaine et celles des idéologues républicains”, l’auteur résume en une phrase le propos de son ouvrage. Le reste va en découler.

Tout d’abord cet universitaire, professeur de sciences économiques à l’université de Compiègne (plus connu comme animateur de la revue Multitudes ), connaît mal ses classiques. Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande mettait résolument l’accent (je l’ai souligné) sur la dimension “sociale”, “de classe” des émeutes urbaines aux USA. Cela parait difficilement réfutable si l’on veut bien prendre la peine de lire ce texte. Ceci n’excluait nullement l’existence de “problèmes ethniques”, mais les émeutes de Los Angeles prouvent à l’évidence que les insurrections dans les ghettos noirs ne se réduisaient pas à ces “problèmes” (la lutte pour les “droits civiques les contenait, pour ainsi dire). Watts, de ce point de vue là, dépasse la stricte “question raciale” pour proposer une critique radicale de la forme avancée du capitalisme (les USA l’exprimant celle-ci idéalement ).

Même chose pour les banlieues françaises. Les jeunes émeutiers, majoritairement noirs et arabes, par delà les discriminations raciales exprimaient à travers leur révolte le sentiment plus ou moins diffus de la plupart des habitants des quartiers dits sensibles, à savoir le refus d’une “vie de merde” dans ces marges de la société les plus directement confrontées à la dégradation des conditions d’existence. Ces mêmes habitants le traduisaient à leur façon quand, tout en se plaignant de l’incendie de leur véhicule ou de la destruction de l’école du quartier, ils disaient comprendre les émeutiers.

D’autre part Yann Moulier Boutang s’en prend à un “modèle républicain” (c’est d’ailleurs le principal objectif de son livre) qu’il tient pour principalement responsable de la situation présente dans les banlieues. On abondera volontiers dans son sens lorsque sa critique porte sur “un héritage colonial mal maîtrisé”, sur une défense de l’État aux forts accents nationalistes, ou sur la prétention des républicains de s’arroger le modèle de l’universel. On peut ajouter à cette liste l’obsession islamiste : des intellectuels et des médiatiques plus particulièrement, depuis la sempiternelle référence aux attentats du 11 septembre jusqu’aux mobilisations en faveur de la “loi foulardière”.

On reste malgré tout sur sa faim. D’abord parce que cette démonstration reste limitée par le cadre du “modèle” (4). Et puis, surtout dirais-je, Moulier Boutang s’en prend à un “modèle républicain” en défendant implicitement/SPAN> un autre modèle, tout autant discutable que celui sur lequel il exerce son esprit critique. Certes, puisqu’il s’agit de communautarisme, cette défense et illustration emprunte davantage les chemins balisés des sciences sociales (5) qu’elle ne prend parti sur le mode de l’appartenance. Moulier Boutang parle donc “d’affirmation communautaire” en précisant que le communautarisme obsède le camp d’en face (ce qui n’est pas faux). A vrai dire cette opposition recoupe chez lui deux autres modèles, presque superposables : un “modèle social français” (promu européen, selon notre auteur) et un” modèle anglo-saxon”. Ce qui nous vaut un long développement historique déjà lu ailleurs sur les relations États / religions (catholique et protestante) dans l’Europe des XVIIe et XVIIIe siècles. D’où le constat d’un “soubassement religieux pratiquement mono catholique de la France, pays de la révocation de l’Édit de Nantes” débouchant selon Moulier Boutang “sur le refus de reconnaître sous quelque forme que ce soit, sauf travestie en son contraire, toute forme de minorité collective”. Sur sa lancée l’auteur loue (à juste titre) les Allemands et les Anglais d’avoir commencé à débaptiser les voies portant le nom de batailles célèbres sans dire un mot sur l’éclat particulier donné l’année passée au bicentenaire de la bataille de Trafalgar dans l’Angleterre de M. Blair, alors que celui d’Austerlitz passait ici à la trappe (dans un contexte, il est vrai, où il semblait préférable d’adopter un profil bas après le vote par l’assemblée nationale du calamiteux article sur “les bienfaits de la colonisation”). Sur la question de la “discrimination positive”, chère aux communautaristes, notre universitaire (embarrassé par la récente conversion de Sarkozy) se livre à !un numéro de contorsionniste selon lequel, si l’on comprend bien, la chose serait mieux dite en anglais (“affirmative action”) qu’en français (6).

On l’aura compris : s’en prendre à un “modèle républicain” au nom d’un “modèle communautaire” ne nous fait pas avancer d’un iota. C’est à se demander, même, entendant sur les ondes d’une radio du service public une porte parole des “Indigènes de la République” proclamer en novembre dernier “un banquier noir est d’abord un noir” s’il ne faut pas parler de retour en arrière. L’exemple de Condoleezza Rice, répercutant le mensonge d’État en refusant de reconnaître, face aux critiques adressées à l’administration Bush, la gestion raciale de l’aide et des secours auprès des sinistrés de la Nouvelle-Orléans paraissait pourtant particulièrement signifiant. Enfin il se trouvera toujours un défenseur de “l’affirmation communautaire” pour me répondre que, nonobstant des choix politiques qui ne seraient pas les siens, la présence de Mme Rice à la tête de la diplomatie américaine prouve à l’évidence, en matière d’intégration, la supériorité du “modèle américain” sur le “modèle français” (ou européen).

Conservons ce terme, “intégration”, puisqu’il revient de façon récurrente sous la plume de la plupart des commentateurs lorsqu’ils évoquent les “jeunes de banlieues” ou ceux “issus de l’immigration”. Les uns mettent en avant le rôle de l’État républicain dans les domaines de l’emploi, du logement, de la scolarisation ; les autres privilégient le cas par cas, en voulant donner des réponses adaptées aux problèmes “spécifiques” de chacune des communautés. Ne conviendrait-il pas de s’attarder sur la signification du mot “intégration”, polysémique s’il en est. Et d’aborder la question d’un point de vue symbolique, en terme de “valeurs”. Ne faut-il pas alors, malgré ou en dépit de l’exclusion et des ségrégations dont ces jeunes sont les victimes, parler ici d’une intégration réussie ?

Rapprocher Watts et Clichy-sous-Bois c’est vouloir “donner raison” aux émeutiers de 2005 en s’efforçant de démontrer contre des analyses réductionnistes (qu’elles émanent des camps réactionnaire, républicain ou communautariste) que les révoltes de novembre dernier constituent l’un des énièmes épisodes d’un affrontement dont le caractère social (en terme d’affrontement de classes) ne peut être nié sauf à vouloir prêcher pour l’une des deux dernières boutiques (7). C’est indispensable de le rappeler avant d’en venir à ce qui distingue Watts et Clichy-sous-Bois. J’avais commencé à l’aborder en évoquant une “intégration réussie”. Car les “jeunes des banlieues” sont aussi les enfants de ce monde. Celui du “bonheur dans la consommation”, de TF1 et de M6, des séries américaines, des fast food, de la bagnole, de la pub, des marques. Le rap représente un bon indicateur de cette ambivalence (8). D’un coté nous sommes confronté à une parole de révolte, celle-là même qui s’est exprimée en actes durant l’automne 2005 ; de l’autre nous nous déplaçons dans un univers célébrant sans barguigner le règne de la marchandise. Que cette “culture” (par delà le rap) puisse s’accommoder le cas échéant d’attitudes sexistes, homophobes ou simplement sectaires n’étonnera que ceux qui à force de vouloir coller à “l’air du temps” ont désappris toute exigence critique.

Un autre détour, plus “trivialement” politique, s’impose également. L’écrasant score score du candidat Chirac au second tour des dernières élections présidentielles a décomplexé une droite qui paraissait pourtant à bout de course : n’ayant pour seul argument que la surenchère sécuritaire dans laquelle elle entraînait le PS qui, voulant relever ce malheureux défi, se discréditait autant qu’il foulait allègrement du pied l’unique motif de satisfaction du gouvernement Jospin (9). Les deux gouvernements Raffarin, les plus droitiers que la France ait connus depuis Vichy, ont pu faire passer à la hussarde les réformes qu’appelaient le patronat et certaines “élites” depuis le début de la décennie 90 (et qu’un mouvement social avait renvoyé aux calendes grecques en 1995). Cette droite revancharde étant d’autant plus décomplexée (10) qu’un premier galop d’essai lui donnait toute satisfaction. La faible mobilisation de la gauche, voire de l’extrême-gauche avant le vote des lois Perben-Sarkozy (les plus liberticides pourtant depuis l’époque de la guerre d’Algérie) lui permettait de réaliser les objectifs de sa politique néo-libérale sans se soucier d’éventuels revers électoraux dans des élections sans enjeux nationaux.

D’ailleurs, il faut le souligner, la réforme a changé de camp. C’est la droite qui aujourd’hui apparaît réformiste. La gauche de gouvernement se trouve ainsi privée de son principal argumentaire. La droite ne fait que récolter ce que d’autres ont auparavant semé. Ce changement de paradigme est l’un des effets, pervers diraient certains, de la mobilisation des “élites” et d’intellectuels (situés autrefois “à gauche”) en faveur d’une “modernisation de la société” : en clair la nécessité toute historique de s’adapter aux évolutions du mouvement économique mondial. Une autre façon, en quelque sorte, de célébrer l’horizon indépassable du capitalisme (ce dernier mot étant rarement prononcé puisque nos experts préfèrent l’euphémiste “économie de marché”).

Un jour peut-être des historiens associeront la naissance du sarkozysme (un mélange de thatchérisme, de berlusconisme et de lepenisme) aux émeutes de l’automne 2005. Sarkozy, un moment déstabilisé par le refus des deux familles de Clichy-sous-Bois de le rencontrer, a rapidement repris l’avantage. ses troupes, le temps d’un week end, ont démontré en réoccupant le terrain leur capacité de manœuvre et leur habileté tactique. Il s’agit d’une faction aujourd’hui bien organisée : un chef, une stratégie, une démagogie payante. La reprise par la droite sarkozyenne des thèmes récurrents de l’extrême-droite s’avère d’autant plus dangereuse que cette faction risque d’obtenir la totalité des pouvoirs en 2007. Ce sont d’ailleurs les germes d’une société totalitaire - d’un totalitarisme new look conciliant républicanisme, populisme, libéralisme économique, communautarisme, culture people, contrôles social et policier - qui apparaissent à travers des déclarations, des rapports (11), voire des propositions de loi émanant de la faction sarkozyste. Comment enrayer la spirale droitière et extrême droitière dans laquelle se trouve entraîné ce pays ? Ce serait déjà un élément de réponse que d’affirmer la nécessité de retrouver une culture de l’affrontement. A minima ce sont des centaines de milliers de manifestants qui auraient dû défiler dans les rues des grandes villes à l’automne dernier en demandant la démission de Sarkozy. Les jeunes émeutiers auraient eu au moins là-dessus le sentiment d’avoir été entendus.

Il existe un point commun entre décembre 1995 et novembre 2005. Lors des grèves de l’automne 95, de très nombreux salariés du secteur privé se sont trouvés dans une certaine mesure représentés par les grévistes, des salariés du secteur public très majoritairement, qui occupaient leur lieu de travail en demandant le retrait du plan Juppé. Ce sont les premiers qui, faute de faire de même, ont contribué au succès de manifestations, lesquelles, en province principalement, attirèrent des foules comparables aux cortèges du Front Populaire. En novembre 2005, les habitants des cités concernés par les émeutes condamnaient les actes des émeutiers tout en comprenant leurs raisons. Eux aussi se trouvaient représentés, sur un mode paradoxal certes, par ceux qui avaient néanmoins le mérite d’exprimer à rebours de déclarations lénifiantes ou mensongères le sentiment de déréliction de ces mêmes habitants. C’est à la fois la preuve de l’importance de l’un (la capacité de faire reculer un gouvernement sur le principal objectif d’un septennat) et de l’autre (ce questionnement généralisé sur la banlieue sans précédent), et celle de leurs limites. La nature “défensive” de décembre 1995 contenait ce mouvement dans les limites d’une partie de bras de fer avec le gouvernement Juppé. Nul dépassement, contrairement à mai 68, ne permettait de remettre en cause “le monde tel qu’il va”. Sachant également que la droite a tiré les leçons de 1995. Elle s’est inspirée de l’exemple thatchérien pour ne rien céder depuis (sur le front de l’assurance maladie, et plus encore celui des retraites). Là aussi cette politique s’est trouvée facilitée par les travaux et les déclarations d’élites intellectuelles réclamant les réformes nécessaires à la modernisation que réclameraient la mondialisation et le “nouvel esprit du capitalisme (12)”. Du coté des banlieues, l’impossible mobilisation des “forces vives” de l’hexagone sur un objectif commun, à savoir la démission de Sarkozy (comme préalable indispensable à une remise en cause plus globale et radicale) hypothéquait la question du lien souhaitable entre la révolte des banlieues et le mouvement social que celle-ci pouvait générer.

La marge, pour ceux qui n’ont pas renoncé (pour parler comme André Breton) à “transformer le monde” et à “changer la vie”, parait plus étroite que jamais. Mais à leur façon, les jeunes émeutiers de novembre dernier n’expriment-ils pas aussi, avec la force et la violence du désespoir (de celui dont Walter Benjamin disait que viendrait l’espoir), sans toutefois le formuler et encore moins le théoriser, cette “part indestructible de refus” que nous ont légué tous ceux dont le projet émancipateur entendait signer l’acte de décès de ce monde ? On me répondra qu’il existe un monde entre ce refus là et ces jeunes émeutiers. Sans doute. On ne peut tirer aujourd’hui de Clichy-sous-Bois les leçons que les situationnistes tiraient hier de Watts. Entre la reconnaissance, en toute connaissance de cause, de cette différence et la tentation de reprendre le discours de la fable aux raisins il y a cependant comme une autre marge. C’est celle qui séparerait ceux qui n’ont pas renoncé à vouloir lire, interpréter, voire modifier notre présent à l’aune de cette “promesse d’humanité” - celle qu’ont pu représenter Marx et les conseils ouvriers, les libertaires et la révolution espagnole, l’utopie fouriériste, la Commune de Paris, Rimbaud et Lautréamont, les surréalistes, Adorno et la théorie critique, les situationnistes et mai 68, etc. - dont nous sommes toujours redevables ; et ceux, qui se voudraient non moins “critiques”, non moins “hostiles à ce monde”, mais pour qui les carottes sont cuites (tant il est vrai que le cynisme, le nihilisme passif et la résignation accompagnent généralement les “lendemains qui déchantent”).

Les émeutes de l’automne dernier de part leur ampleur et leur spécificité (il n’y a pas de précédent) apportent la preuve que l’on ne peut pas traiter le “problème” de la banlieue sans remettre en cause toute la société. N’importe quelle solution ponctuelle se trouve par avance condamnée tant que ce monde ira comme il va. Des spécialistes planchent déjà sur la question, celle de l’impossible replâtrage. Ce n’est certes pas la première fois que l’on préconise un emplâtre sur une jambe de bois. Enfin qu’importe. Jamais, peut-être, ce monde n’a autant donné de raisons de vouloir en finir avec lui ; mais jamais, également, la réalisation d’un tel objectif n’a semblé si lointaine ou si compromise. Comment concilier le souci de prévenir le pire et celui d’atteindre “l’inaccessible étoile” ? Il ne sera cependant pas dit que rien n’aura été fait pour essayer de dépasser un tant soit peu cette contradiction. C’est l’ambition, et la limite, de la présente contribution.

                                                                                                                         Max Vincent

Janvier 2006

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(1) La présence du terme “abondance’ prouve si besoin était que ce texte date bien du milieu des années 60. On ne peut pas ne pas en tenir compte en mesurant ce qui nous sépare ce ce que certains ont appelé les “trente glorieuses”. C’est là bien entendu l’une des différences entre Watts et Clichy-sous-Bois (pour ne pas revenir sur cet aspect particulier d’un changement d’époque).

(2) www.geocities.com/nemesisite

(3) Faut-il incriminer l’extrême rapidité d’écriture de ce livre sorti fin novembre, ou penser qu’il faut rendre le fanatisme encore plus fanatique en prenant pareille licence avec la langue ?

(4) Jacques Rancière, dans La haine de la démocratie consacre des pages plus pertinentes sur cette question.

(5) Il n’est pas indifférent de relever que la sociologie, un temps en partie associée dans sa phase la plus critique aux possibilités de transformer la société, se consacre aujourd’hui majoritairement à une fonction d’aide à la gestion de la collectivité ou de production du lien social. Le nouvel esprit du capitalisme (de Boltanski et Chiapello) étant l’une des rares et remarquables exception.

(6) Jacques Derrida s’était adonné au même exercice quelques années plus tôt avec le fameux “politiquement correct”.

(7) Les “réactionnaires” reconnaissent cet affrontement mais ils en tirent des conclusions diamétralement opposées à celles qui se trouvent exprimées ici.

(8) Lire à ce sujet Le Rap ou la Révolte ? de Louis Genton (Éditions Place d’armes).

(9) A savoir la réduction du temps de travail. Cette RTT dépasse le cadre de la loi proprement dite pour prendre une dimension plus symbolique. La droite ne s’y est pas trompée puisqu’elle a principalement concentrée ses attaques contre cette “réduction du temps de travail” vouée aux gémonies (cf. les déclarations pétainistes de Raffarin sur le travail). Le patronat, à travers le chantage que représente l’abandon de la RTT contre la promesse de ne pas délocaliser, à Cenon (Fenwick) et sur d’autres sites, reprend assurément le dessus. L’absence d’une solidarité syndicale ou politique digne de ce nom, voire de relais locaux dénonçant ce chantage inadmissible entraîne ici et là la capitulation des salariés. Qu’à Cenon les syndicats (à l’exception de SUD) aient tous signés un accord officialisant la fin des 35 heures prouvant si besoin était la déliquescence du mouvement syndical. Il y a d’autres responsabilités : le PS n’a que médiocrement défendu une loi qui porte le nom de l’un des anciens ministres du gouvernement Jospin et les gauchistes sont davantage concernées par les élections de 2007.

(10) Note de 2007. On connaît la fortune rencontrée depuis par cet adjectif, en particulier durant la campagne présidentielle du printemps dernier. Mais autant que je puisse le vérifier ce n’était nullement le cas en janvier 2006.

(11) Le “rapport Benisti” déplace vertigineusement le curseur “primo-délinquant” sur l’entrée en maternelle. A l’exception des nourrissons, bienvenue au club : celui des “nouvelles classes dangereuses” !

(12) Il faut citer l’inénarrable Jacques Attali écrivant en 1996 : “C’est plus qu’un programme politique qu’il faut imaginer, c’est une révolution culturelle : l’acceptation du neuf comme une bonne nouvelle, de la précarité comme valeur, de l’instabilité comme une urgence et du métissage comme une richesse, la création de ces tribus de nomades sans cesse adaptables, libérant mille énergies et porteuses de solidarités originales”. Nul n’a mieux traduit en une seule phrase le “nouvel esprit du capitalisme” !