TROIS CINÉASTES « NÉGLIGÉS » : DELVAUX, TANNER, IOSSELIANI





 Il y aurait a priori peu de raisons d’associer ces trois cinéastes, sinon que le belge André Delvaux, le géorgien Otar Iosseliani et le suisse Alain Tanner ont réalisé des films principalement en langue française pour les deux premiers, et presque exclusivement pour le troisième. Précisons que Delvaux campait sur les deux cultures, flamande et wallonne (ou francophone), et que Iosseliani (dont les trois premiers films furent tournés en Georgie) poursuit le reste de sa carrière en France. Tanner étant lui l’un des représentants du cinéma suisse francophone (ou romand). Pourtant, comme le titre de cet essai l’indique, ce qui réunit ici ces trois cinéastes réside dans l’adjectif « négligés » (injustement négligés, dirais-je) : cette négligence s’expliquant différemment d’un réalisateur à l’autre.

 Avec André Delvaux c’est sans doute le discrédit dont souffre aujourd’hui un cinéma que l’on pourrait qualifier de « poétique » (pour simplifier) qui a pour ainsi dire disparu des écrans ou du moins des radars. On reste malgré tout étonné depuis la mort de Delvaux (2002) de son absence du paysage cinéphilique contemporain, alors que son premier film L’homme au crâne rasé avait été salué, parmi de nombreux commentateurs, critiques, et revues de cinéma, à la fois par Positif et Les Cahiers du cinéma (classé en cinquième position par les rédacteurs des Cahiers dans leur palmarès des films sortis en 1966, pourtant une riche année). Et l’intérêt critique (voire public) pour Delvaux ne s’était pas démenti tout au long de la carrière de cinéaste (de Un soir un train à L’oeuvre au noir en passant par Rendez-vous à Bray ou Benvenuta). De surcroît Delvaux n’a fait l’objet en France d’aucune rétrospective, et les ouvrages déjà anciens qui lui ont été consacrés sont tous épuisés.

 Dans le cas d’Alain Tanner le discrédit porte principalement sur le contenu politique, « soixante-huitard » plus précisément de son cinéma, du moins de celui qui l’avait fait connaître et apprécier. Même si Tanner à partir des années 80 ne s’y est plus explicitement référé on en trouve néanmoins encore implicitement un écho dans les décennies suivantes. Bien entendu ce discrédit-là dépasse la personne du cinéaste. Les limites de cette contribution ne permettant pas d’y répondre, sinon de manière oblique.

 Avec Otar Iosseliani on évoquera moins un discrédit qu’une certaine incompréhension devant l’oeuvre d’un cinéaste d’une rare constance dans ses choix éthiques comme esthétiques : dont la singularité n'est pas toujours prise pour ce qu’elle est, quand elle ne laisse pas interdit.

 Ceci et cela recoupe dans une certaine mesure deux données communes aux trois réalisateurs. Ce qui les sépare radicalement du cinéma hollywoodien ne s’explique pas uniquement pour des raisons de condition de production (Delvaux et Tanner s’efforçant de les maîtriser pour réaliser les films qu’ils entendent faire), mais relève prioritairement de choix tributaires d’une « certaine idée du cinéma », variable chez nos trois cinéastes,  proche de celle exprimée dans le texte consacré à « l’ouverture d’une rubrique sur le cinéma » (dans le site L’herbe entre les pavés). Également, plus déterminant encore, leur cinéma s’inscrit en faux, du moins rétrospectivement pour deux d’entre eux, contre la postmodernité cinématographique. Là aussi les raisons diffèrent d’un cinéaste à l’autre. Avec Alain Tanner cette question sera traitée dans la conclusion du texte que je consacre au cinéaste suisse. En ce qui concerne Otar Iosseliani, la singularité de son cinéma exclut de fait tout rapprochement avec ce courant postmoderne. Et puis pour une oeuvre qui, comme la sienne, nous renvoie aux origines du cinématographe la question a-t-elle quelque pertinence ? Quant au cinéma de Delvaux, du moins celui représentatif de ses trois premiers films, il se situe aux antipodes de la facticité, de l’esthétique kitch, de la virtuosité gratuite, pour en rester là, qui caractérisent en partie cette postmodernité cinématographique.


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 LES TROIS PREMIERS FILMS D’ANDRÉ DELVAUX

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 « La moitié de la vie se passant en sommeil… qui sait si cette autre moitié où nous pensons veiller n’est pas un autre sommeil un peu différent du premier dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir, car la vie est un songe un peu moins inconsistant »

                     Blaise Pascal

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 Indépendamment du fait que les trois premiers films d’André Delvaux sont de mon point de vue les meilleurs du cinéaste, ils forment un triptyque dont la cohérence se traduit par la manière exemplaire qu’à le cinéaste d’y confronter le réel et l’imaginaire, ou (pour citer Gérard de Nerval) d’illustrer « l’épanchement du rêve dans la vie réelle ». Une telle réussite dans un domaine qui confine au fantastique (genre auquel Delvaux ne saurait pourtant être réduit) ne se retrouvera pas, du moins en partie, dans la production à venir du cinéaste, laquelle d’ailleurs ne comporte que quatre longs métrages. Car Belle, son quatrième film, le seul exemple d’un scénario écrit par le cinéaste belge, rate ce que Delvaux réussissait avec un rare bonheur, compte tenu de la difficulté de l’exercice, avec les trois films précédents. Certes ce film n’est pas totalement dépourvu de qualités, mais on y retrouve nullement celles que l’on pouvait attendre d’un cinéaste tel que Delvaux. Pour tout dire l’imaginaire ne passe pas, et la seule séquence véritablement onirique (en référence à Paul Delvaux !) paraît déphasée en regard de ce qu’elle serait censée signifier. Ou alors il aurait fallu, en amont ou en aval, que le scénario traite de manière moins allusive le « désir d’inceste » du personnage principal. J’ajoute que tout ce qui m’importe de souligner avec les trois films précédent, ce jeu subtil de correspondances d’une séquence à l’autre, les associations qui en résultent, ne fonctionne pas avec Belle, les intentions du cinéaste ne se retrouvent pas sur l’écran. Ensuite ni Femme entre chien et loup, ni L’Oeuvre au noir ne correspondent à ce qui faisait principalement l’intérêt et la spécificité du « premier Delvaux », nous sommes avec les cinquième et septième longs métrages du cinéaste belge dans un autre registre. Reste le cas de Benvenuta qui campe sur les deux rives, exercice de corde raide (mêlant deux niveaux de narration) parfaitement maîtrisé par André Delvaux.

 Signalons aussi, pour en revenir à notre triptyque, que Delvaux excelle autant dans l’adaptation d’un roman (L’homme au crâne rasé) et d’une nouvelle (Un soir un train), tous deux de Johan Daisne, un estimable écrivain flamand (mais qui sur le plan littéraire ne peut rivaliser avec Julien Gracq), que dans celle du court récit de Gracq Le roi Cophétua (l’une des trois nouvelles composant La presqu’ile) pour Rendez-vous à Bray. C’est dire que Delvaux, depuis deux récits de Daisne, les transcende, voire les sublime pour apporter ce surplus de sens qui chez certains cinéastes permet d’extraire le meilleur d’une oeuvre romanesque de moindre portée. A savoir la capacité de traduire sous une forme cinématographique achevée ce qui relève d’un autre type de contingence. Mais également, ce qui parait moins évident (et peut s’apparenter à une gageure ou à une prouesse), Delvaux traite d’égal en égal avec Gracq, le « trahissant » en l’occurrence juste ce qu’il faut, comme auparavant avaient pu le faire quelques rares cinéastes avec certains chefs d‘oeuvre de la littérature mondiale, ou comme le fera après Delvaux, pour ne citer que lui, Manoel de Oliveira avec Val d’Abraham (d’après Madame Bovary). D’ailleurs Julien Gracq, j’y reviendrai, fut agréablement surpris par Rendez-vous à Bray (y compris dés la lecture du scénario).

 Adolphe Nysenhole relève (dans son André Delvaux ou le réalisme magique) que vers la fin de sa vie le cinéaste s’avérait « critique vis à vis de ses recherches formelles durant la période de ses premiers films », alors que, disait-il : « c’était le temps des tanks à Budapest et à Prague, et de la guerre du Vietnam ». On ne sait pas bien ce que nous aurions gagné au change, mais on sait pertinemment en revanche ce que nous aurions perdu. Un cinéaste, ou tout auteur et créateur peut se tromper lorsqu’il jette un regard rétrospectif sur son oeuvre. D’abord parce qu’un « cinéma politique » au sens plein du terme (comme on le verra plus loin avec Alain Tanner) n’est pas nécessairement celui qui dénonce ici le rôle des soviétiques en Tchécoslovaquie, là celui des américains au Vietnam, mais réside, depuis une critique radicale du monde tel qu’il va, l’essentiel donc, dans sa capacité le cas échéant de faire accroire celui qui pourrait advenir. Ensuite, surtout, parce qu’il importe que Delvaux (à travers ses trois premiers films) ait pu s’exprimer comme il l’a fait dans son registre, celui d’un « cinéma poétique ». Ce que confirme un résultat dont on peut trouver quelques équivalents dans la cinématographie de la seconde moitié du XXe siècle, mais qui là avec Delvaux n’a pas eu la reconnaissance que l’on pouvait en attendre. Et puis le cinéma de Delvaux parait avec le recul davantage ressortir de l’ordre d’une nécessité que le cinéma dit « engagé » : cet engagement étant le plus souvent celui d’une « bonne conscience de gauche ». Le contenu primant sur la forme favorisant l’identification du spectateur aux personnages « positifs », a contrario de la distance nécessaire que réclame tout « cinéma politique » digne de ce nom.

 Il est maintenant temps d’aborder André Delvaux depuis son cinéma. Comme on le verra l’analyse de Un soir un train, contrairement à celle de L’homme au crâne rasé et de Rendez-vous à Bray, reste lacunaire et ne peut être considérée satisfaisante en raison de l’impossibilité de revoir ce film devenu invisible. Enfin ce choix de me limiter aux trois premiers films de ce cinéaste ne m’autorise pas à me prononcer, pour ne prendre que cet exemple, sur la validité ou pas de la qualification de « réalisme magique » souvent accolée au cinéma d’André Delvaux. Néanmoins, indirectement, l’on comprendra peut-être le genre de réserve que m’inspire dans le cas présent cette terminologie.


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 L’HOMME AU CRÂNE RASÉ

 L’homme au crâne rasé date de 1965 (1966 pour sa diffusion en salle). Ce film tourné en langue néerlandaise a été écrit par Anna de Pagter et André Delvaux d’après le roman éponyme de Johan Daisne. Projeté une première fois en 1965 à la télévision belge, les réactions au lendemain de la diffusion de L’homme au crâne rasé relèvent pour le mieux de l’incompréhension. Un critique évoquant même « l’homme au film rasant ». Malgré tout ce film va se trouver programmé dans plusieurs festivals l’année suivante (Hyères, Pesaro, Manheim, puis New York, Barcelone, Tunis) et y récolter chaque fois des prix. Au Festival du jeune cinéma de Hyères le film est vivement salué par Godard, et Bertolucci fera de même à Pesaro. En France, lors de sa sortie à l’automne 1966, l’accueil critique est largement favorable. Ce qui vaut également pour le public à l’aune de la réception d’un cinéma improprement considéré comme « intellectuel », à l’audience donc réduite. Il y aurait beaucoup à dire sur la façon dont des films d’une compréhension plus difficile que la moyenne, ou d’une exigence revendiquée sont ainsi qualifiés pour mieux les rejeter, mais ceci il va de soi ne concerne pas uniquement André Delvaux.

 Il y aurait plusieurs manières de rendre compte de L’homme au crâne rasé dans la mesure où une lecture littérale, celle induite par ce qu’il nous est donné de voir d’un processus de dérèglement mental (celui de Govert, le personnage principal), n’épuise pas toute lecture récusant à un moment donné la réalité de ce que propose l’écran pour tenter de retrouver en amont l’instant du basculement dans la folie. Dans l’une des scènes du film, l’acmé de L’homme au crâne rasé en quelque sorte, le spectateur parait fondé de s’interroger sur ce qu’il voit, voire sur ce ce qu’il lui a été donné de comprendre auparavant. Qu’en est-il alors du réel, de l’imaginaire ? La question reste posée jusqu’à la fin de la projection sans qu’une réponse satisfaisante soit apportée. Une explication nous est certes donnée, mais est-ce la bonne ?

 L’homme au crâne rasé raconte l’histoire d’une passion, celle qu’éprouve l’avocat Govert Miereveld pour Franny Veenman (dite Fran). Un « amour fou » entendu également dans l’acception littérale du terme puisque cette passion dont Fran croit-on ne sait rien entraine chez Govert ce processus de dérèglement mental qui provoque dans un premier temps la perte du statut social de l’intéressé, puis le conduira quelques années plus tard, après avoir assisté au déroulement d’une autopsie qui n’est pas sans le traumatiser, à l’hôpital psychiatrique. Entre temps, après l’autopsie, a lieu la scène nodale du film : celle qui concentre la plupart des interrogations relevées plus haut sur L’homme au crâne rasé.

 Le film est découpé en trois parties qui représentent chacune plusieurs moments dans une journée de la vie de Govert Miereveld à trois époques différentes. La première comprend trois scènes d’exposition (dans l’appartement de Govert, puis l’autobus, enfin chez le coiffeur), et se déroule ensuite entièrement dans l’établissement scolaire où maître Miereveld donne des cours. Ce moment permet de faire la connaissance de Fran, élève de terminale. La seconde partie comprend deux scènes importantes : celle d’une autopsie en plein air, et le huis clos dans une chambre d’hôtel entre Fran et Govert. La troisième partie, plus courte, étant celle de l’hôpital psychiatrique (ou de l’asile).

 Dés la première scène du film un décalage apparait entre l’attitude de Govert (qui parait muré dans un monde intérieur) et la quiétude routinière de son environnement (un bruit de cloches dans le lointain, le charme discret d’un appartement bourgeois, une épouse s’affairant, une fillette apportant du thé à son père). Une voix off, celle du monologue intérieur de Govert, donne une première indication sur les raisons de ce « retranchement » : lors de la fête de fin d’année de l’école (où l’avocat Govert Miereveld enseigne) il y verra une certaine Fran pour la dernière fois. C’est d’ailleurs pour calmer son agitation intérieure que Govert descend impromptu d’un autobus pour se rendre chez un coiffeur. Son malaise néanmoins persiste durant la scène de distribution de prix qui lui succède. Govert, arrivé en retard, juste au moment de la diffusion de l’hymne national belge, s’attire des regards réprobateurs. Selon un rituel éprouvé, et qui fait d’autant plus ressortir par comparaison le désordre intérieur de Govert, la cérémonie enchaine discours de circonstance et remises de prix. Le visage de Govert devient presque hagard quand se présente Fran pour recevoir son prix. La cérémonie se termine par la remise d’un cadeau d’adieu à l’un des professeurs, le juge Brantink, que maître Miereveld remplace depuis six mois. Le trouble de Govert va encore s’accentuer pendant le spectacle proposé par les élèves de dernière année, durant lequel Fran chante La ballade de la vie véritable. Dans l’impossibilité de joindre la jeune fille pour lui remettre le livre qu’il veut lui offrir, Govert finit par se rendre dans la salle de classe où étudiait Fran. En consultant des photographies de groupe où le jeune fille apparait, Govert constate douloureusement qu’il ne la reverra plus : « trop belle, inaccessible, trop loin de lui ».

 La seconde partie de L’homme au crâne rasé se situe quelques années plus tard. On apprend brièvement que Govert a dû abandonner son métier d’avocat (il exerce désormais la profession de greffier au tribunal) et son appartement cossu (il vit dans un quartier plus modeste). Il rencontre une ancienne connaissance, le Professeur Mato, médecin légiste, qui devant effectuer une autopsie dans le nord du pays propose à Govert de l’accompagner. Ce dernier n’ose pas refuser. Cette autopsie doit permettre de savoir si un corps retrouvé récemment dans l’Escaut est celui d’un encaisseur tué par balles. Le malaise déjà perceptible chez Govert durant le trajet en voiture (dont on ne sait s’il est causé par la forte chaleur ou par les explications « techniques » de l’assistant du Professeur Mato) devient patent lors de l’autopsie effectuée dans un cimetière. A aucun moment on n’aperçoit le cadavre sur lequel s’affairent les deux médecins légistes. Ceux-ci commentent le déroulement de l’autopsie devant Govert  (lui conseillant même de se rapprocher d’eux pour mieux voir) : un Govert dont le trouble s’accentue au fil des minutes. L’identification se révèle finalement négative. Au moment de repartir le Professeur Mato reçoit par télégramme une invitation de l’un de ses collègues. Govert se trouve dans l’obligation d’accompagner les deux médecins qui passeront la nuit à l’hôtel, dans la ville où réside ce collègue. Durant ce second trajet le professeur Mato développe l’idée selon laquelle « la mort est le passage d’une forme de vie vers une nouvelle forme de vie ».

 Dans l’hôtel où les trois hommes sont descendus Govert y croise Fran. Il lui dit deux trois mots sur l’épreuve qu’a été pour lui cette autopsie et s’en excuse. Elle le quitte en lui disant : « A tout à l’heure ». Quand Govert retrouve les deux médecins nous découvrons à travers leurs échanges que Fran est devenue une actrice célèbre. Le professeur Mato invite d’ailleurs ses deux compagnons à venir écouter Franny Veenman au théâtre local dans la soirée, et retient quatre places. Govert s’assoupit un moment dans sa chambre d’hôtel, puis se rend dans celle de Fran. Il avoue à la jeune femme qu’il l’a toujours aimée. Fran répond au discours de son ancien professeur en lui avouant également l’avoir aimé, mais qu’il ne lui était pas possible de faire le premier pas.

 Dans un second temps elle se livre à un autre type d’aveu en extrayant trois objets d’une valise. Le premier d’entre eux, un révolver, lui a été offert par son père le lendemain de la fête de l’école. En même temps il la chassait du domicile familial. Le père de Fran a disparu depuis six mois à la suite d’un accident dans l’Escaut. Son corps n’a jamais été retrouvé. Fran n’a pas donné aux enquêteurs les détails permettant le cas échéant de l’identifier, et détruit la déclaration de sa tante qui les précisaient. Govert réalise, ce qui n’est pas sans le troubler, que le corps autopsié quelques heures plus tôt pourrait être celui du père de Fran. Ensuite la jeune femme sort de la valise une sculpture que Govert reconnaît comme étant le cadeau d’adieu fait par l’école au juge Brantink lors de la remise des prix. Fran lui apprend qu’elle a été la maitresse de Brantink, et que celui ci s’est trouvé dans l’obligation de quitter l’établissement scolaire lorsque ses responsables ont découvert cette liaison. C’est aussi la raison pour laquelle Fran avait été chassée par son père. Le troisième objet n’est autre que le livre offert à Fran par Govert, et non remis en main propre. Fran termine ce long monologue par des considérations désabusées sur les hommes qui l’ont aimée. Son image et sa beauté ne sont que des leurres. La vie lui a fait perdre toutes ses illusions. Govert, représentait pour elle l’incarnation de la bonté et de l’amour : il est celui qui doit lui permettre d’en finir, de l’escorter jusqu’à la mort. Pendant la confession de Fran, le trouble que manifestait d’abord Govert s’est progressivement transformé en égarement. Il s’empare du révolver. On entend un coup de feu. Devant le professeur Mato et son assistant, accourus et qui sont entrés dans la chambre, Govert se jette à leurs pieds en les suppliant de ne pas ouvrir le corps.

 Govert a-t-il véritablement rencontré Fran, se sont-ils livrés à ces aveux réciproques que vient conclure ce coup de feu ? Ou cette autopsie n’a-t-elle pas déclenché en lui un grave trouble psychique, au point d’imaginer dans son délire une telle scène (une manière de crever l’abcès, de se débarrasser de ce qui l’obsédait depuis de longues années) ? Questions qui recoupent celles du réel et de l’imaginaire. On dira, une seconde fois, que ces questions resteront en suspens jusqu’à la fin du film sans être résolues. L’explication donnée ne valant que comme hypothèse.

 Le troisième partie de L’homme au crâne rasé se déroule entièrement dans l’établissement de soins psychiatriques où se trouve hospitalisé Govert. On apprendra un peu plus tard que dix ans se sont passés depuis le « meurtre » de Fran. On découvre Govert se livrant à une activité de jardinage. Ensuite, à l’intérieur d’un bâtiment, un homme lui demande s’il compte aller voir L’Opéra de quatre sous. Govert entre dans une petite salle où l’on projette des bandes d’actualités et s’assoit. L’une d’elle est consacrée à un court reportage sur Franny Veenman. En proie à une vive émotion Govert se précipite dans la cabine du projectionniste pour savoir la date cette actualité, mais celui-ci l’ignore. Cherchant ensuite le directeur de l’établissement Govert lui pose la même question. Son interlocuteur lui laisse entendre que ce reportage serait récent. Govert en conclut qu'il n’a pas tué Fran (qu’elle n’a été que blessée, qu’elle est rétablie). Le directeur ne dément pas. Soulagé d’être débarrassé du poids d’une culpabilité qui l’oppressait depuis si longtemps Govert peut désormais vivre en paix. Et redevenir l’homme fragile qu’il a toujours été. Dans le dernier plan du film on le voit travailler le bois. En même temps il repense à sa vie. A ce ratage que fut sa vie.

 Il est toujours possible d’épiloguer sur la scène durant laquelle Govert revoit Fran sur un écran. On en est réduit aux hypothèses. Cette actualité est-elle le fait d’un hasard, ou devait-elle être vue par Govert à ce moment-là pour provoquer une forte réaction émotionnelle à visée thérapeutique ? Deux explications peuvent être avancées. Soit le directeur de l’établissement dit la vérité : dans ce cas Govert n’a évidemment pas tué Fran, mais son état psychique ne permettait sans doute pas qu’un tel test (confronter le patient à l’épreuve de la réalité) puisse être tenté auparavant. Soit il ne dit pas la vérité (l’actualité remontant à plus de dix ans) : dans ce cas Govert a réellement tué Fran. Ce subterfuge, également à visée thérapeutique, étant un moyen (relevant d’un « traitement de choc ») pour permettre à ce patient de vivre enfin en paix avec lui-même.

 Ceci pour dire que l’essentiel n’est pas là. Ces considérations cliniques, aussi intéressantes soient-elles, donnent du crédit aux deux hypothèses relevées ci-dessus sans pour autant épuiser toutes les questions que pose le film. C’est là qu’il faut revenir à cet objet cinématographique éminemment singulier qu’est L’homme au crâne rasé. Ce qui fait la force, la spécificité et la singularité de ce film admirable - l’un des plus beaux de l’histoire du cinéma - réside dans l’indétermination qui s’empare du spectateur (le réel et d’imaginaire confondus en quelque sorte) quand bien même la construction de L’homme au crâne rasé s’avère d’une logique implacable. Dans un article de Positif paru lors de la sortie du film de Delvaux en France, Michel Ciment avait bien perçu en quoi chacune des scènes entretenaient « avec les autres un savant jeu de renvois et de reflets » pour donner naissance à « une architecture complexe où chaque élément soutient les autres et s’appuie sur eux ». Ce qui rejoint d’une certaine manière ce qu’écrivait un peu plus tôt Jacques Bontemps dans Les Cahiers du cinéma, évoquant lui: « une oeuvre superbement achevée qui dégage une impression de nécessité totale où il n’est pas un cadrage, pas un geste, pas un son qui ne revêtent un sens par rapport à l’ensemble et ne soient dû à dessein ».

 Ce qui signifie que des éléments qui pourraient paraître anodins ou secondaires prennent une autre signification ensuite dans un autre contexte. Par exemple la référence au vibromasseur, positive dans la scène chez le coiffeur (le bien-être apparait sur le visage de Govert, confirmant le discours que tient le coiffeur), change de signe lors de l’échange « technique » qu’ont l’assistant du professeur Mato et Govert. Aux paroles de La ballade de la vie véritable (que chante Fran lors de la fête de fin d’année), qui évoquent trois rois faisant naufrage sur l’Escaut, font écho dans un premier temps le corps repêché dans le même fleuve, puis autopsié (qui semblerait être celui du père de Fran) mais également les trois objets que Fran extrait de sa valise devant Govert (le statut des deux premiers, puis du troisième, ne renvoient-ils pas d’une part aux « Deux rois au fil de l’eau / Emportés par l’Escaut », d’autre part au « Troisième échoué / M’attend à la marée »). C’est juste avant la projection de L’Opéra de quatre sous que Govert découvre la bande d’actualité où apparait Franny Veenman : comment ne pas repenser à cette Ballade de la vie véritable d’une facture brechtienne, dont la musique de Frédéric Devreese n’est pas sans s’inspirer de celle de Kurt Weil. Tout comme l’étrange cadeau d’adieu au juge  Brantink (la sculpture d’une main fermée mais ayant deux doigts dressés), auquel l’intéressé  l’objet entre ses mains répond « Vous n’auriez pas dû faire cela » (qui passe alors pour une formule de politesse, d’autant plus que Brantink, se prétendant ému, renonce à tout discours de remerciement), change de signification dès lors que Fran sort la sculpture de sa valise : la main de la justice, en la personne de Brantink, a en quelque sorte failli, ce cadeau en apporte un témoignage explicite (du moins pour qui en connait les raisons). Lors de la confession de Fran, même si elle n’en dit mot, on peut soupçonner in fine la jeune femme d’être la meurtrière de son père (sa volonté de ne pas donner aux enquêteurs les détails permettant d’identifier son père valant comme aveu). Ou encore les fruits qui pourrissent dans un compotier au tout début du film annoncent la décomposition du corps repêché dans l’Escaut. Etc, etc.

 Bien entendu le spectateur ne met pas toujours en relation, du moins consciemment,  ce qui relève de l’une ou l’autre de ces correspondances lors de la projection. Mais il est permis de supposer que ce déchiffrement se fait dans un second temps : L’homme au crâne rasé sera pour ainsi dire « revu une seconde fois » en sortant de la salle de cinéma ; en tout cas pour qui s’est trouvé en empathie avec le propos du cinéaste, et surtout avec la manière de l’exprimer. C’est la marque du meilleur cinéma qui, à contrario du caractère évident de la très grande majorité des films (ce plaisir de l’évidence, ou cette évidence du plaisir que l’on oublie rapidement), lui résiste parce qu’il remet volontairement ou involontairement en cause les codes qui sont ceux d’une représentation dominante du cinéma..

 Dans un autre ordre d’idée, une scène, que l’on pourrait considérer comme étant le climax de L’homme au crâne rasé, par delà ce qui nous est alors révélé n’a l’importance que je suggère qu’en fonction d’éléments ressortant de la mise en scène, de la capacité de Delvaux de les exprimer à l’écran. Lors de la confession de Fran, la caméra (sauf de rares plans sur la jeune femme à des moments précis de cette confession) reste sur Govert, sur le visage duquel se lit d’abord la stupeur, puis l’égarement, enfin l’abattement. L’hébétude de Govert étant soulignée par ses va-et-vient dans la chambre (comme s’il décrivait des demi cercles autour de Fran, alors que seul son visage apparait à l’écran). Ce qui donne à la scène un caractère hallucinatoire, inoubliable.

 Dans la troisième partie il faut relever la césure qui, après le soulagement pour Govert d’apprendre qu’il n’est pas le meurtrier de Fran (même s’il s’agit d’un leurre ou d’un pieux mensonge), le renvoie à sa condition d’homme fragile, à la recherche d’une identité. « Je est un autre », dit-il : ici la référence rimbaldienne sonne en creux (comme si Govert s’acceptait pour ce qu’il est). C’est un Govert revenu du monde des ombres, refaisant l’apprentissage du réel que l’on découvre ensuite dans l’ultime scène de L’homme au crâne rasé. Il n’est plus question de Fran : Govert revient sur sa famille, sa vie, regrettant de ne pas avoir choisi un travail humble (on le voit travailler le bois). Une vie de raté, conclut la voix off. Le dernier plan d’un Govert dont le visage douloureux se tourne vers la caméra n’est pas sans bouleverser. A l’instar, a-t-on envie d’ajouter,  d’une phrase que Vincent Van Gogh aurait prononcé avant de mourir : « La tristesse durera toujours ».

 Il faut également souligner l’utilisation de la voix off dont Delvaux use plutôt parcimonieusement durant les première et seconde partie, et davantage dans la troisième partie mais toujours à bon escient. Cela doit être mis en relation avec la façon, non moins remarquable, d’utiliser la musique composée par Frédéric Devreese, qui par moments se substitue à la bande son (au bruit du monde donc) pour faire basculer le film dans le rêve éveillé de Govert.

 Enfin il convient d’associer les noms de Ghislain Cloquet, le directeur de la photographie (qui photographiera les trois films suivants de Delvaux), l’ingénieur du son, Antoine Bonfanti (autre collaborateur fidèle du cinéaste), et la monteuse Suzanne Baron à la réussite de L’homme au crâne rasé. Même si le mot « réussite » paraît faible, voire dérisoire avec le plus méconnu des chefs d’oeuvre de l’histoire du cinéma.

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 UN SOIR UN TRAIN

 L’absence de DVD et de copie VHS pour Un soir un train (qui semble imputable à la Fox, co-productrice du film),ou encore l’impossibilité de revoir ce film en salle depuis une vingtaine d’années, mais également sur une chaîne de télévision, limite malheureusement mon propos sur le second film d’André Delvaux. Cette absence étant rien moins que paradoxale dans la mesure où Un soir un train reste le film le plus connu de Delvaux, en tout cas celui ayant eu le plus grand nombre d’entrées dans les salles de cinéma (ou de passages à la télévision).

 A l’instar d’une symphonie dont la longueur des mouvements irait en décroissant Un soir un train pourrait en comporter quatre.  Le premier, une longue exposition, traite principalement d’une relation de couple (lui, Mathias, enseigne la linguistique dans une université belge ; elle, Anne, française expatriée, travaille comme décoratrice dans un théâtre), ou plutôt de la crise que traverse ce couple ; et secondairement, plus en arrière plan, des problèmes que pose le bilinguisme à Mathias en milieu universitaire. Notre professeur, qui dans une certaine mesure maîtrise le second aspect, en revanche, dans sa relation de couple avec Anne, ne se révèle pas véritablement à la hauteur de la situation présente. Passons sur la journée, fertile en événement divers, pour en venir à ce moment où Anne, quittant brusquement Mathias semble manifester le désir de rompre. Ce dernier, installé en fin de journée dans un compartiment du train en partance pour une ville flamande (Mathias doit y prononcer une conférence et avait auparavant dissuadé sa compagne de l’accompagner) est ému de voir Anne le rejoindre juste avant le départ du train. Peut-être en raison de la présence de voyageurs dans ce compartiment, ou parce qu’il ne trouve pas les mots qui conviendraient Mathias reste muet. Il s’endort…

 Le second mouvement commence dés l’instant où Mathias se réveille. Anne n’est plus dans le compartiment. Il part à sa recherche alors que le train s’est immobilisé. Mathias croise l’une de ses connaissances, le professeur Hernhutter. Tous deux descendent du train pour se renseigner. Un jeune homme, Val, se joint à eux. Le train redémarre sans qu’ils puissent remonter. Tous trois se retrouvent dans une vaste plaine déserte. Ils se mettent en quête d’un village. Ils marchent longuement, non sans difficulté. Il fait maintenant nuit et Val, parti en éclaireur, informe ses deux compagnons de la présence d’une petite ville à proximité.

 Troisième mouvement. Ici nous basculons dans un univers onirique. Les passants dans les rues ne semblent pas les comprendre. L’incompréhension perdure lorsqu’ils se rendent dans une salle de cinéma, puis s’installent à une table de restaurant. Une étrange et belle jeune femme parait régner sur cet établissement. Alors qu’on leur sert un repas l’orchestre commence à jouer. Val va ensuite inviter la jeune femme à danser, malgré l’avertissement de Mathias qui manifeste une inquiétude grandissante. La piste de danse se transforme en un bal diabolique. Mathias se fraie un chemin pour venir séparer les deux jeunes danseurs quand on entend au loin le sifflet d’une locomotive. Tout le monde se précipite dehors et Mathias se retrouve seul avec la jeune femme.

 Quatrième et dernier court mouvement. Changement total de décors. La même jeune femme explique à Mathias que le train a déraillé mais que lui est indemne. Mathias croise ensuite des sauveteurs, puis se dirige vers une grange où sont entreposés des cadavres. Il y découvre celui d’Anne.

 Louis Seguin dans Positif a comparé Un soir un train à « un puzzle savant, mais où les emboitements ne semblent jamais correspondre avec le dessin ». Pourtant tout semble s’emboiter durant la longue exposition : un couple traversant un moment de crise. Ce décalage apparaît dès la seconde partie. Mathieu s’est endormi et le déraillement du train a lieu pendant son sommeil. Ce qui inscrit le récit durant les quelques secondes que dure l’accident dans une autre temporalité, celle des seconde et troisième parties du film (qui de ce point de vue-là n’en font qu’une). Cela se traduit à l’écran par la perte de repères spatio-temporels. Quand Mathias se réveille il constate que sa montre s’est arrêtée, comme Hernhutter le vérifiera également avec la sienne. Ils n’entendent pas le train repartir, celui-ci étant devenu silencieux. Il fait encore jour alors que la nuit devrait normalement tomber. En compagnie de Val tous trois se déplacent dans une sorte de no mans’ land, une plaine à perte de vue sans traces de neige (alors qu’elle recouvrait le sol lorsque le train roulait). Dans la ville ensuite ils remarquent l’absence de pendules et d’horloges. Enfin la jeune femme du restaurant que Val invite à danser incarne le destin (elle se prénomme Moïra). Mathias met le jeune homme en garde contre elle, contre ce qu’il pressent d’une présence de la mort chez elle (dans la partie conclusive il découvrira le cadavre de Val à proximité de celui d’Anne). En même temps, lorsqu’il rouvre les yeux, elle devient la consolatrice, celle qui lui annonce qu’il a échappé au danger. D’ailleurs le film, durant la première partie, contient de nombreux indices d’une représentation de la mort : le poème que lit une étudiante devant Mathias, la pièce de théâtre dont ce dernier a écrit l’adaptation et Anne dessiné les costumes, l’impossibilité pour Mathias de retrouver la tombe de son père avant le départ du train. La force de notre professeur de linguistique, sa capacité rationalisante de mettre à distance ces différents éléments parmi d’autres, est en même temps sa faiblesse. Anne, qui parait plus fragile, plus dépendante, plus démunie intellectuellement parlant, comprend mieux que son compagnon en quoi leur couple se délite. Quand Mathias en prendra conscience il sera trop tard.

 Il va de soi qu’une telle lecture psychologisante ne peut être tenue que dans l’après coup. Tout comme elle n’épuise pas les lectures que l’on pourrait tenir depuis d’autres approches en raison de la richesse des contenus de Un soir un train (et de la capacité formelle du cinéaste de les traduire depuis un principe d’incertitude propre à son cinéma). Ce film, qui plus que L’homme au crâne rasé s’apparente au genre fantastique, mériterait d’être analysé davantage dans le détail, en tenant compte d’indices, de propos, d’attitudes, de situations dont je n’ai pu rendre compte faute d’avoir revu Un soir un train.

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 RENDEZ-VOUS À BRAY

 Le télégramme adressé par Jacques Nueil en décembre 1917 à son ami Julien Eschenbach, libellé en ce termes, « Rendez-vous à Bray, 28 décembre, La Fougeray. Vous salue affectueusement de loin. Lieutenant Jacques Nueil », est le point de départ du troisième film d’André Delvaux, Rendez-vous à Bray. Dans une scène d’exposition nous apprenons ensuite que Julien, pianiste de nationalité luxembourgeoise, remplace comme chroniqueur musical dans un journal Jacques, un compositeur, parti sur le front en août 1914. Les propos que tiennent devant Julien le rédacteur en chef de ce journal, puis plus tard ceux d’un soldat partageant le compartiment de train de Julien, se rapportant à la censure, nous remettent dans le contexte de cette fin d’année 1917. Julien descend en gare de Bray-la-Forêt. Lorsqu’il sonne au portail de la Fougeray, une grande bâtisse entourée d’un parc, une jeune femme l’accueille. Le lieutenant Nueil n’est pas encore arrivé, lui dit-elle. Julien s’installe dans le salon…

 Le film dès lors bascule dans une temporalité, celle de l’attente. Une attente meublée par tout ce que met en branle le travail de la mémoire quand celle-ci s’appuie sur des objets ou documents qui, là en l’occurrence, renvoient au maître des lieux (photographies, partitions, piano, tableau…) pour contribuer à faire ressurgir du passé les lignes de force de l’amitié entre Jacques Nueil et Julien Eschenbach. Ce sont quelques unes des séquences d’un passé commun aux deux hommes, antérieur à la guerre, qui remontent à la mémoire de Julien. André Delvaux les restitue à l’aide de flash back qui vont, durant tout le déroulement du film, ponctuer les déambulations du jeune homme dans la Fougeray ou le parc de la maison. L’utilisation de ces flash back, par petites touches dans un premier temps, prendra plus de place dans le récit quand  Julien s’abandonnera davantage à sa rêverie.

 Ces allers et retours entre présent et passé ne mériteraient pas que l’on s’attarde trop dessus si l’on se taisait sur ce qui permet de les associer, la musique. C’est elle qui réunit Jacques et Julien, lesquels pourtant n’appartiennent pas au même milieu social. Le premier, jeune bourgeois jouissant des choses de la vie, extraverti, mondain, un rien libertin, parait promis à une brillante carrière de compositeur. A contrario Julien, originaire d’un milieu modeste (ses parents sont vignerons), plus introverti, jeune pianiste talentueux (il fait partie du quatuor constitué par Jacques pour interpréter l’une de ses oeuvres), préfère gagner sa vie comme pianiste de cinéma (Jacques, qui le découvre, se désole de le voir « s’abimer les mains » sur un mauvais piano) plutôt que de se compromettre. A ce sujet, antérieurement, après avoir joué Franck, puis Brahms dans un salon bourgeois, Julien ne répond pas dans un premier temps aux avances de la maîtresse de maison (scène savoureuse durant laquelle Madame Hausmann ne déroge pas pour autant aux codes de la mondanité), puis manifeste violemment son indignation quand le maître de maison lui propose à la fin de la soirée une coupe de champagne accompagnée d’un billet de banque.

 Il faudrait plutôt évoquer un trio dans ces retours au passé de Rendez-vous à Bray, puisque la plupart des flash back mettent en présence Jacques, Julien et Odile (l’amie de Jacques). Cette jeune fille, également musicienne, joue le rôle de la candide dans ce trio. Odile aurait un penchant pour Julien, si l’on en croit l’invitation à peine déguisée de Jacques à l’adresse du second d’aller rejoindre un matin Odile dans sa chambre. Une invitation à laquelle Julien se dérobe. Cette opposition de deux caractères entre Jacques et Julien, du moins dans les termes qui viennent d‘être exprimés, la guerre la mettra à mal en redistribuant les cartes. Jacques, qui partait comme beaucoup la fleur au fusil (« Laissez moi terminer cette guerre, nous reprendrons les répétitions en octobre »), devenant le conflit s’éternisant plus grave, davantage lucide sur la vie ou sur les hommes. Lors de leur dernière rencontre, Jacques, désabusé, meurtri par l’expérience de la guerre, ira jusqu’à reprocher à Julien son indifférence et son insouciance, de se réfugier en quelque sorte dans sa tour d’ivoire artistique.

 Pourtant le personnage qui plus que ceux dont il vient d’être question emplit l’écran de sa présence n’est autre que la femme (servante, ou servante-maîtresse ?) qui de temps en temps apparait dans la Fougeray pour dissiper les rêveries de Julien, ne répondant pas toujours à ses questions. Elle apporte un chandelier après la coupure d’électricité,   sert à son hôte le repas qu’elle a préparé, puis en fin de soirée vient le chercher pour lui montrer sa chambre, la sienne en réalité. Le couple passera la nuit ensemble. Au matin, sans revoir la jeune femme, Julien s’enfuira de la Fougeray. En gare de Bray-la-Forêt il apprendra dans un journal que nulle offensive n’a eu lieu pour cause de mauvais temps. On le devine s’interroger (comment croire ce que disent les journaux ?), rater le train pour Paris, puis repartir en direction du village et de nouveau hésiter. Le film se clôt ici.

 Toutes les explications sont possibles. Celles selon laquelle Jacques a été empêché de se rendre à la Fougeray pour des raisons de service. Peut être aussi a-t-il été blessé, voire blessé mortellement. Autre explication : Jacques ne comptait pas venir à la Fougeray ce 28 décembre. La prescience peut-être de la mort, le sentiment qu’il ne verrait pas la fin de la guerre, mais qu’il tenait néanmoins à ce que Julien s’y rende pour d’une part lui offrir ce Nocturne qu’il dédie à son ami (que Julien déchiffre au piano), mais également sa maîtresse, la femme de la Fougeray. C’est ici une hypothèse car on ne sait pas si la jeune femme suit à la lettre les recommandations de Jacques ou si c’est de son propre chef qu’elle invite Julien (même si l’invitation n’est pas expressément formulée) dans sa chambre. D’ailleurs cette femme presque mutique pourrait être associée à une idée de la mort (celle promise à Jacques ou déjà advenue). Même dans l’étreinte des corps la femme conserve ce visage plus proche de l’expression d’une « douleur muette » que véritablement impersonnel (merveilleuse Anna Karina !). Ces heures que Julien passe dans les bras de son amante d’une nuit ne sont-elles pas l’initiation à laquelle il doit se soumettre pour finalement prendre conscience de la perte de Jacques ? Question sans réponse évidemment.

 Cependant Rendez-vous à Bray ne serait pas ce film dont il semblerait qu’André Delvaux le chérissait plus que les autres sans la présence de la musique, celle du dernier Brahms pour piano, ces merveilleux intermezzi composés à la fin de la vie du compositeur (dont certaines cellules ont été reprises par Frédéric Devreese pour écrire une musique originale plus adaptée à l’esprit de certaines séquences, mais aussi ce Nocturne d’une lettre résolument brahmsienne ). En tout cas cette musique donne au film la teinte mélancolique d’un romantisme finissant. Elle accompagne presque en permanence les rêveries de Julien par un jeu subtil d’associations. Comme l’indique Delvaux : « Ce troisième film je l’ai finalement fondé entièrement sur des structures musicales, sur une forme systématique de rondo, et à travers cela j’ai trouvé une grande liberté pour l’aménagement anecdotique, passé et présent se mélangent : la chronologie ne joue plus aucun rôle ». Dans un autre entretien il précise : « Au cours des prises de vue j’ai veillé à imprimer au jeu des acteurs et à leurs déplacements une respiration identique à celle des deux derniers intermezzi de Brahms (…) Ainsi je peux dire que dans sa mise en scène le film est comme un musical, mais il n’est pas chanté ».

 Quelques critiques, lors de la sortie de Rendez-vous à Bray, n’ont pas manqué de faire la fine bouche en comparant le film à la nouvelle de Julien Gracq, Le roi Cophétua, qu’André Delvaux adaptait. La meilleure réponse viendra de Gracq lui-même avec l’article (« Une collaboration sans nuage ») publié dans l’ouvrage collectif André Delvaux et les visages de l’imaginaire. Le contenu de cet article ayant de quoi décourager ceux qui, se voulant plus royalistes que le roi, étaient passés à côté de l’essentiel de Rendez-vous à Bray : de ce en quoi Delvaux, tout en restant fidèle à l’esprit du texte de Gracq, s’en éloignait quant à la lettre. Ce que l’auteur du Roi Cophétua avait lui parfaitement compris. Il n’est pas besoin de revenir sur le type d’exigence qui de longue date s’attache au nom de Julien Gracq, en particulier avec La littérature à l’estomac, pour récuser ici toute complaisance de l’écrivain à l’égard du cinéaste. C’est l’occasion aussi de rappeler que Delvaux, Belle mis à part (voire Femme entre chien et loup, le scénario ayant été écrit préalablement par Ivo Michiels) a pour ses cinq autres longs métrages adapté des textes littéraires. Mais, cela n’a rien d’anodin, les auteurs de ces nouvelles ou romans étaient encore vivants lors des projets d’une éventuelle adaptation de ces ouvrages par le cinéaste. Ceci pour préciser que Delvaux entendait « collaborer » avec les auteurs choisis selon des modalités qui pouvaient varier d’un cas à l’autre. Même si le mot collaboration paraît forcé, Delvaux éprouvait le besoin de s’entretenir plus en moins longuement avant l’écriture du scénario ou la réalisation proprement dite avec i’un ou l’autre de ces écrivains. Ce qui s’est vérifié avec Johan Daisne (L’homme au crâne rasé et Un soir un train), Suzanne Lilar (Benvenuta), Marguerite Yourcenar (L’oeuvre au noir). Et Julien Gracq pour Rendez-vous à Bray. Je ne pense pas, ceci rappelé, que l’on puisse trouver un tel équivalent dans l’histoire du cinéma au vingtième siècle.

 Delvaux a donc d’abord contacté Gracq pour lui parler de ce projet d’adaptation. Dans son article (« Une collaboration sans nuage »), Julien Gracq, qui prend préalablement le soin de s’attarder sur « l’histoire des longs démêlés » entre la littérature et le cinéma, indique ensuite que dès cette prise de contact il n’y eut aucun malentendu entre le cinéaste et lui (comprenant que Delvaux « aimait la nouvelle et qu’il y entrait simplement, librement, qu’il y était chez lui ») : Gracq ajoutant qu’il lui laissait « la bribe sur le cou ». Dans un second temps, le scénario et le découpage de Rendez-vous à Bray entre les mains, Gracq constata à sa « surprise admirative » que les « scènes inventées » lui « firent l’effet non d’ajouts étrangers, mais plutôt de branchages supplémentaires, sortis naturellement d’un tronc qui nous devenait à demi commun ». Enfin, lors du visionnage de Rendez-vous à Bray, Gracq, non sans rappeler ce qui pour un auteur paraît inadmissible (« les images sur l’écran lui semblent cristalliser une à une par réduction, par assèchement d’un espace fluide où l’imagination flottait jusque là en liberté ») n’en reconnait pas moins que « l’élément musical, activement, admirablement incorporé par Delvaux à son film, jusqu’à en être parfaitement indissociable, joue ici un rôle de médiation efficace ». Et Julien Gracq de conclure sur Rendez-vous à Bray : « Ainsi s’est-il intégré à mon espace familier : ce que la fidélité formelle n’aurait pu accomplir est né - une certaine consanguinité sensible, au départ, était donné - de exercice sans retenue de l’indépendance et de la liberté ».

 

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LE CINÉMA D’ALAIN TANNER


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 « Prospérité ! Prospérité partout dit le bourreau. Partout, tout est prospère. La situation du malheur est prospère »

                                        Henri Michaux (cité dans Charles mort ou vif )

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 Il existe au moins trois bonnes raisons de défendre le cinéma d’Alain Tanner.

 D’abord ce cinéaste suisse est l’auteur du film (Charles mort ou vif ) qui a mieux que d’autres exprimé “ l’esprit de 68 ”. Ce qui n’est pas rien. Je dirai plus loin en quoi et pourquoi. Ensuite le cinéma de Tanner (depuis 1970, date de sortie de Charles mort ou vif,  jusqu’en 2004, celle de Paul s’en va, son dernier film) n’a cessé de prendre la mesure de l’époque, des trois dernières décennies du XXe siècle, quand bien même les aspirations liées aux lendemains de 68 - et auxquelles Tanner dans le cinéma  francophone aura particulièrement apporté sa contribution - n’avaient plus de caractère d’actualité dix ans plus tard, et plus encore après. Les films d’Alain Tanner ne se taisent pas sur ce renversement de tendance, et en témoignent à leur façon. Mais on ajoutera que leur auteur n’est pas pour autant rentré dans le rang comme la tendance lourde du cinéma l’y incitait. Cette période, celle de la trentaine d’années et plus d’activité du cinéaste, sera donc ici découpée en trois parties : aux années soixante-dix (post soixante-huitardes) succéderont les « années de reflux «  (la décennie 80 et la première moitié de la suivante), puis celle d’une période plus difficilement qualifiable (parce que contradictoire, contingente, mais néanmoins celle où l’exigence critique reprendrait ses droits) pour finir.

 Enfin le cinéma d’Alain Tanner mérite d’être reconsidéré dans sa relation aux cinématographies d’hier et d’aujourd’hui. Un exercice plutôt difficile car les films de Tanner sont rarement visibles sur les écrans: les cinéphiles méconnaissent ou sous-estiment son cinéma, et les “ jeunes générations ” ignoreraient même jusqu’au nom du cinéaste. La défense et illustration de ce cinéaste suisse permet ainsi de réactualiser ce qui tendrait à devenir la “ part maudite ” d’un cinéma contemporain a-critique et postmoderne. Cela donne aussi l’occasion de s’interroger sur ce que serait, du point de vue défendu ici, un “ cinéma politique ”. Ceci posé il paraît possible, avec Tanner, de dégager les lignes de force suivantes : soit le recours à la fable pour donner du sens à quelques unes des utopies de l’après 68, soit la tentative de cerner les causes de « l’existence malheureuse » à travers le rapport conflictuel des individus au monde, ou encore  le “ que peut-on transmettre ” de pensées et d’aspirations qui n’entendent pas, hier comme aujourd’hui, accepter l’inacceptable. Cette dimension politique devenant d’autant plus singulière et prometteuse qu’elle s’inscrit dans un processus formel susceptible de porter le témoignage de la poésie et de l’humour qui distinguent les meilleurs films de Tanner.

 C’est aussi dire qu’Alain Tanner, pour le mieux, est autant le cinéaste des “ utopies quotidiennes ” que celui d’un “ déchiffrement du monde ” qui n’apparait qu’à travers les leçons d’une fable que le spectateur prendra à son compte ou pas. Et quand bien même les raisons d’espérer deviendraient plus ou moins lettre morte, l’un ou l’autre des personnages d’un film de Tanner fait alors savoir, le temps d’une phrase, d’une citation, ou d’un refus, qu’il convient encore et toujours de résister à l’air du temps, ou de ne pas brader ses rêves.

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L’ITINÉRAIRE D’ALAIN TANNER


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 CHARLES MORT OU VIF  

 Le destin de Charles Dé, quinquagénaire, chef d’une petite entreprise familiale fabriquant des ressorts de montres, se scelle le jour où une équipe de télévision vient l’interviewer pour le centième anniversaire de l’entreprise. Charles évoque son grand-père horloger, son père (un mélange d’horloger et d’industriel), son fils, “ un homme d’affaire, lui ”. Devant l’étonnement du reporter, qui s’étonne de l’absence de Charles dans cette liste, ce dernier élude la question, mal à l’aise. Pierre, le fils, reproche plus tard à son père de manquer d’ambition pour l’entreprise : il se dit prêt, pour sa part, à prendre la succession. En partie pour se rattraper Charles Dé accepte de participer à une émission de télévision intitulée “ Les gens comme ça ”, durant laquelle ceux-ci racontent leur vie.

 Lors d’une longue interview filmée Charles joue le jeu (et même au delà !). Il revient sur son grand père (décrit comme “ un vieux libertaire ”), son père et lui. Charles évoque alors ses difficultés, vers l’âge de 20 ans, à s’intégrer dans un monde dominé par l’argent, le respect des conventions, le conformisme social, le sens de la hiérarchie et de l’autorité. Et pourtant, par faiblesse, par obligation familiale, parce qu’il ne pouvait pas faire autrement, il s’était retrouvé peu après la guerre à la tête de l’entreprise au lendemain de la mort de son père. Charles enchaîne sur sa tentative, non suivie d’effets, d’améliorer la condition de ses salariés. Puis il se livre davantage en se décrivant comme un homme pris dans un piège. De là, explique Charles, sa propension à se détacher de l’entreprise, et son incapacité à donner du sens à sa vie. Il attendait quelque événement qui ne se produisait pas. Autour de lui tout se délitait, il en arrivait à ne plus croire à sa propre existence. Et Charles conclut sur ces mots : “ Je suis comme dans un bain de coton, sans angoisse véritable, sans espoir, enfermé dans le confort et la sécurité ”.

 Charles mort ou vif  décrit ensuite la lente et inexorable progression, autant jubilatoire, exemplaire que critique, de Charles Dé vers son destin de “ déserteur social et familial ” et d’homme que l’on finit par enfermer dans une clinique psychiatrique. Déjà, Charles prenait ostensiblement congé de ce qui l’encombrait en se débarrassant des lunettes (celles du chef d’entreprise) qui l’empêchaient de voir clair. L’importante scène suivante, celle, cathartique, de la “ confession ” devant les caméras de télévision, en prendra acte. Ce  processus de “ perte d’identité ” se poursuit dans l’hôtel où Charles se réfugie : il donne alors un faux nom. Plus tard, une fois adopté par Paul et Adeline, Charles deviendra “ Carlo ” pour le couple.

 Plusieurs scènes illustrent ce lent décrochage. Après la diffusion de l’émission “ Les gens comme ça ” (vue depuis une salle de café), Charles coupe les ponts avec son entreprise et sa famille. Il s’installe dans un premier temps à l’hôtel. Charles rencontre ensuite un couple avec qui il sympathise. Paul et Adeline lui proposent d’abord l’hospitalité pour la nuit, puis de rester chez eux le temps qu’il lui conviendra. Charles mort ou vif,  jusqu’à la fin du film, va décrire la vie au quotidien de ce trio (ou quatuor, lorsque Marianne, la fille étudiante et contestataire vient les rejoindre). Paul et Adeline peuvent être qualifiés de marginaux. Lui exerce le métier de peintre en lettres, à son compte et à ses heures. Elle, fille de juge, a rompu avec son milieu.

 L’hospitalité du couple s’avère chaleureuse : Charles y trouve là le cadre le plus adapté à sa situation de “ déserteur ”. Son mode de vie devient l’exact opposé de celui de son ancienne existence. Charles aide Paul dans son travail, cuisine, lit beaucoup, rêvasse, et va se saouler dans le bistrot de coin. Un sourd changement se fait en lui. Le ratage de sa vie précédente, cette “ réussite exemplaire ”, devient alors, dans ce nouveau cadre, cet “ échec exemplaire ” que Charles explicite par : “ Il me semble que la seule chose qui me reste à faire, c’est de bien me défaire ”. Charles sait qu’il n’y pas pour lui de solution. Lorsque les infirmiers de la clinique Flickmann viendront le chercher il n’opposera pas de résistance.

 Une scène d’anthologie fait le lien entre les deux parties du film (ou les deux vies, en quelque sorte, de Charles Dé). Après la rencontre, dans un café, entre Charles et le jeune couple, le premier ramène Paul et Adeline chez eux. Tous trois s’arrêtent dans un lieu, au bord d’un ravin, non loin du domicile du couple. Paul, pour reprendre une discussion entamée dans la voiture de Charles, demande à son interlocuteur : « Pourquoi vous n’aimez pas les bagnoles ? » Charles répond alors, en rassemblant ses idées, par une argumentation dont la teneur critique et sans appel surprend, puis stupéfait Paul. Ce discours radical sur les méfaits de la civilisation automobile reçoit une réponse non moins radicale puisque Paul (disant “ je vais vous arranger ça ”) balance la voiture dans le ravin. La clef de l’automobile que Charles jette ensuite d’un geste désinvolte traduit le passage d’une vie à l’autre.

 Charles mort ou vif  pose la question, pendant cette seconde partie, de l’émancipation d’une manière paradoxale. Paul et Adeline apportent à Charles tout ce dont celui-ci a été privé durant sa vie bourgeoise : la générosité, l’affection, des relations égalitaires, un mode de vie “ bohème ”, la capacité de pouvoir s’extraire de son rôle social. Charles y aspirait plus ou moins consciemment depuis son adolescence mais il lui fallait rompre d’avec son milieu de la moyenne bourgeoisie pour trouver un cadre susceptible de répondre à ce qu’il désirait fondamentalement. Cependant, et ceci renvoie à l’exemplarité de ce film, en réalité la place du sujet émancipateur incombe plus à Charles qu’au jeune couple. La marginalité de Paul et Adeline, par delà l’exercice de la liberté et l’indépendance qui la valorisent, trouve ses limites quand la question plus globale de leur relation au monde se trouve posée. D’autre part Charles débusque chez Paul les illusions que ce dernier entretient sur sa condition, ainsi que sa propension à une médiocrité nationale et son manque d’exigence.

 Charles mort ou vif  fait un usage de la citation qui n’a (Godard excepté) pas d’équivalent dans le meilleur cinéma de cette époque. Chacune d’entre elles se trouve mise en situation dans le contexte de la scène où elle est prononcée. Partant d’une proposition autant ludique que pédagogique (Paul doit apprendre par coeur chaque jour de la semaine une phrase, un proverbe ou une maxime, afin que chacun d’eux, comme le lui expliquent Marianne et Charles, permettent un tant soit peu à Paul de faire, en s’aidant de leur signification,” la relation avec ce qui se passe ”), l’exercice excède le jeu proprement dit par son usage critique. Ici la fable brechtienne rejoint le détournement situationniste (les proverbes sont d’ailleurs détournés : “ Il n’y a pas de sottes gens, il n’y a que de sots métiers ”, et “ Le malheur des uns fait le malheur des autres ”). Dans la dernière scène, Charles lit à haute voix dans une ambulance un extrait de La vie quotidienne dans le monde moderne  d’Henri Lefebvre (une réflexion depuis la célèbre phrase de Saint-Just sur “ l’idée neuve du bonheur en France et en Europe ” qui se termine par la phrase suivante : “ Ne serait-ce pas le secret du malheur généralisé ”), et demande aux infirmiers ce qu’ils en pensent. Ceux-ci le font taire en actionnant la sirène de l’ambulance, tandis qu’en surimpression on peut lire sur l’écran : VENDREDI, RIRA BIEN QUI RIRA LE DERNIER (à la place du mot “ fin ”). Cette scène résume, parmi d’autres, l’esprit de ce film : l’ironie devient une force subversive.

 L’une des clefs de Charles mort ou vif  nous est donnée à travers l’échange suivant, vers les deux tiers du film. Paul et Charles peignent des panneaux. A la question du premier : “ Tu es malheureux, toi ? ”, le second répond : “ Ça va. L’espoir s’en va doucement ”. Quelques secondes plus tard, citant à la demande de Charles “ sa ” phrase de la veille, Paul dira : “ C’est seulement par ceux qui sont sans espoir que l’espoir peut nous être rendu. Walter Benjamin ”. Charles mort ou vif  avance au pas de cette dialectique. Dans une autre scène, plus tard, toujours lors d’un échange avec Paul, Charles lui fera part (en le rabrouant) de ce qui pour lui s’avère essentiel : “ Il faut partir d’une exigence absolue, même si elle peut paraître lointaine à première vue, et te dire : je ramène tout à cette exigence... et à partir d’elle, je regarde ce qui est possible, non pas rafistoler les bouts de ficelle à la petite semaine pour accommoder le sordide présent, comme n’importe quel politicien centre-gauche ”.

 On conclura sur Charles mort ou vif  en relevant que le personnage de Charles bénéficie de l’exceptionnelle interprétation de François Simon (le fils de Michel). Cette rencontre, mémorable, d’un acteur et d’un cinéaste (tout comme Bulle Ogier dans La Salamandre,  Bruno Ganz avec Dans la ville blanche,  Myriam Mézières pour Une flamme dans mon coeur,  ou encore Jean-Luc Bideau et Jacques Denis, acteurs tanneriens par excellence) n’a pas dans le cinéma d’Alain Tanner d’équivalent.


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 DE LA SALAMANDRE  A MESSIDOR

La Salamandre  reste le film le plus connu d’Alain Tanner. Plus que Charles mort ou vif  il va constituer un modèle, une matrice ou un creuset pour les trois films à venir du cinéaste suisse. Pierre, un journaliste, contacte son ami Paul (écrivain et peintre en bâtiment) pour l’aider à écrire un récit, une commande pour la télévision, qui doit reprendre les grandes lignes d’un fait divers. L’histoire d’un différend entre un oncle et sa nièce (le premier ayant accusé la seconde de lui avoir tiré dessus avec une carabine) : la nièce niant l’accusation l’affaire s’est terminée par un non lieu, faute de preuves. Un désaccord éclate entre Paul et Pierre sur la méthode de travail : le premier aimerait, partant de la lecture du fait divers, écrire cette histoire selon l’enchaînement et la logique qui, pour lui, se dégageront au fil de la plume ; tandis que le second préférerait travailler comme un enquêteur, en recueillant les témoignages des protagonistes et de leurs proches. En plus, Pierre paraît convaincu de l’innocence de Rosemonde, la nièce, alors que Paul la croit coupable. Tous deux décident d’un compromis : chacun travaillera de son coté, puis ils confronteront leurs résultats.

 Pierre rencontre Rosemonde, puis l’oncle, et il a ensuite plusieurs entretiens avec la jeune fille (travailleuse à la chaîne dans une usine du secteur). Paul, de son côté, avance dans un récit qui commence à prendre tournure. Un matin cependant il trouve Rosemonde dans le lit de Pierre. La jeune fille dont il fait alors la connaissance ne correspond pas à la Rosemonde qu’il avait imaginée. Tout est à refaire en ce qui le concerne.

 Ce préambule s’imposait car Rosemonde, de par sa personnalité, va progressivement piéger le dispositif paradoxal mis en place par les deux compères. L’un et l’autre, pour revenir sur leurs méthodes de travail respectives, ont à la fois tort et raison. Pierre a tout lieu de se féliciter de son enquête mais il ne paraît pas certain qu’il travaille désormais avec la distance requise. Paul, tout en se trompant sur la “ vraie ” Rosemonde s’est finalement davantage rapproché de la “ vérité ” de son modèle : la jeune femme finissant par avouer aux deux amis qu’elle a bien tiré sur l’oncle.

 La Salamandre  prend tout son sens dans une telle béance. Une amitié amoureuse lie maintenant Rosemonde à Pierre et à Paul. Tous deux vont ostensiblement abandonner l’idée d’écrire l’histoire de ce fait divers. C’est aussi pour eux une manière de reconnaissance envers Rosemonde. Ceci doit s’entendre dans les deux sens du terme. C’est par cela même reconnaître le coté irréductible, presque instinctif, de la révolte qui habite la jeune femme. Une remarque désobligeante d’un chef et Rosemonde quitte immédiatement son travail à l’usine. Dans le magasin de chaussures où elle est ensuite embauchée, la jeune femme sera licenciée au bout de quelques jours. Rosemonde ne sait pas toujours mettre des mots sur les raisons de sa révolte (qui concerne en premier lieu l’obligation salariale mais s’élargit à tout ce qui peut limiter l’exercice de sa liberté) : Paul, dans l’une des dernières scènes, l’aidera à mettre un nom sur ses ennemis.

 Rosemonde, elle, éprouve physiquement, émotionnellement, organiquement ce que Pierre et Paul savent eux d’un point de vue intellectuel, théorique, sur le plan des idées. A travers leur rencontre, la jeune femme d’un côté, les deux amis de l’autre, auront en partie réussi à combler ce fossé. C’est l’un des enseignements de La Salamandre.  D’ailleurs, s’il faut l’illustrer, le film se termine sur le visage souriant, radieux et comme soulagé de Rosemonde déambulant dans les rues de Genève après avoir quitté, plus qu’on ne l’avait chassée, son dernier emploi. Toute l’attitude de la jeune femme exprime un sentiment physique de liberté tandis qu’en voix off nous entendons : “ Nous étions aujourd’hui le 20 décembre. Les fêtes, comme on dit, se faisaient menaçantes. La marchandise imposait sa loi à la foule qui partait à l’assaut des magasins. C’était l’époque de l’année où se remarque le mieux une tendance à la schizophrénie. Un phénomène qui tendait de plus en plus à affecter le corps social tout entier ”.

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 Le retour d’Afrique  plus que les autres films de cette période résiste à l’interprétation. Il ne parait pas certain, à lire les rares commentaires consacrés au troisième long métrage d’Alain Tanner, que l’on puisse s’accorder sur sa signification. Cela peut déjà renseigner sur la force et les faiblesses de ce film mésestimé. Le retour d’Afrique  met en scène un jeune couple genevois : elle travaille dans une galerie, et lui comme jardinier (mais avec un diplôme d’horticulteur en poche). Les indications sociologiques sur leur mode de vie ne sont pas anodines. Celui-ci renvoie plutôt à une forme de marginalité illustrée ou suggérée par leur quotidien. Ils habitent une grande chambre sous les toits (genre loft), dans la partie centrale de Genève. Leurs amis appartiennent à des milieux intellectuels et progressistes. Tous deux (lui plus qu’elle) ne se sentent pas chez eux dans cette Suisse contemporaine, et dans ce monde dominé par l’argent. Ils s’ennuient et rêvent d’un “ ailleurs ”. Vincent écrit à l’un de ses amis, Max, qui vit en Algérie. Celui-ci leur répond qu’il peut les recevoir et les aider à s’installer. Le couple vend tout ce qu’il possède pour disposer de la somme d’argent nécessaire. La veille du jour tant espéré ils reçoivent un télégramme de Max leur demandant de surseoir leur départ : une lettre suivra.

 Le film bascule alors dans une autre dimension, celle de l’attente. Les jours passent et cette lettre n’arrive toujours pas. Réfugiés dans leur appartement vide, sans contacts avec l’extérieur, Vincent et Françoise expérimentent un autre rapport au temps, à l’espace, ou encore à la ville. La lettre de Max arrive enfin au bout d’une dizaine de jours. Leur ami quitte l’Algérie pour revenir en Suisse. Vincent et Françoise ne se rendront jamais en Afrique. Nous les retrouvons neuf mois plus tard dans un appartement moderne de la périphérie de Genève. Françoise travaille à la poste, et Vincent a repris son emploi de jardinier (mais dans une plus grande entreprise). Leur existence parait s’être prolétarisée. Une vie sans rêves qui ressemble à celle de nombreux autres jeunes couples confrontés aux mêmes conditions d’existence. L’obligation salariale continue à leur peser mais il n’existe plus pour eux d’échappatoire. Seule, la perspective d’avoir un enfant... Le filmse termine sur un point d’interrogation : qui des deux s’occupera de l’enfant ?

 Il y a comme un avant et un après dans Le retour d’Afrique.  Qu’est ce qui mérite d’être défendu après tout : vivre dans le rêve et la perspective d’un ailleurs, en terme de civilisation, avec la part d’illusion et de malentendu qui s’y rattache (rappelée par les amis du couple qui brocardent gentiment le tiers-mondisme de Vincent) ; ou prendre la vie comme elle vient, dans une existence ordinaire (plus décevante certes), mais ponctuées de ces résistances au quotidien qui permettent de maintenir la tête en dehors de l’eau ? Une forte respiration traverse le film, avant comme après : celle des vers du Cahier d’un retour au pays natal  d’Aimé Cesaire. Et si la solution, en définitive, passait par ce “ vivre poétiquement dans le monde ” ? C’est sans doute suggéré, mais il faudrait un autre film pour y répondre.

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 “ Le milieu du monde ” désigne un lieu situé sur la ligne de partage des eaux entre le Rhin et le Rhône. Durant le film portant ce titre (qui s’étale sur 122 jours, le temps d’une passion amoureuse), des plans fixes de ce lieu en ponctuent le déroulement : des plans filmés durant toutes les saisons (alors que le film se déroule en hiver). Dans le premier d’entre eux, une voix off précise : “ En 1974, dans le Jura, et en période de normalisation ”. Puis elle ajoute : “ La normalisation signifie qu’entre les nations, les classes et même des systèmes politiques théoriquement opposés tout peut être échangé à condition que rien ne change dans la nature des choses. Les espoirs demeurent mais la normalisation les ramènent aux choses anciennes ”. Le milieu du monde,  (quatrième film d’Alain Tanner et le premier tourné en couleur), reprend et développe ce commentaire par le biais de la fiction. Il ne faut pas y voir autre chose.

 Paul est marié, père de famille, et ingénieur dans une usine de la région. Il vient d’être désigné comme candidat à des élections locales par l’un des partis confédéraux. Paul n’est pas membre de ce parti, ni même véritablement politisé, mais son encrage local (il est de surcroît fils de paysans), son dynamisme et son brio professionnel (on lui prédit une brillante carrière) l’ont emporté. Il ne manque pas, durant ses nombreux déplacements, de passer par ce “ milieu du monde ”. Il s’y arrête chaque fois un moment : un besoin de respiration et de ressourcement dans une vie trépidante. Adrianna est italienne. Elle vient d’être embauchée comme serveuse dans un café villageois. Elle loge dans un modeste hôtel du village.

 Paul rencontre Adrianna lors d’une réunion politique (elle a lieu dans le café où travaille la jeune serveuse). Ils deviennent amants. Au fil des semaines Paul envisage un avenir commun pour tous deux. Il aimerait qu’Adrianna quitte son emploi et cet hôtel sans confort. Un malentendu progressivement s’installe entre eux. Adrianna ne tient pas pour l’instant à changer de vie (d’autant plus qu’elle s’inquiète légitimement de la perte d’indépendance qui en résulterait), et reproche à son amant de ne pas entendre ses raisons. Paul perdra d’abord les élections. Cette liaison devenant connue dans la région il avait néanmoins su faire preuve de caractère en refusant, malgré les demandes réitérées des responsables locaux du parti, de transiger sur la question de sa vie privée. Puis, dans la foulée, il perdra Adrianna. Paul croyait faire le bonheur de sa maîtresse en lui offrant l’aisance matérielle que la jeune femme n’avait jamais connue. Adrianna, au moins, sait ce qu’elle ne veut pas. Et ce sentiment était devenu suffisamment fort en elle, malgré l’importance de son sentiment amoureux, pour la décider de rompre avec Paul.

 Le milieu du monde  traite subtilement de la question des classes. Malgré les origines paysannes dont il se prévaut Paul est en train de passer de l’autre côté. Si Adrianna acceptait de vivre avec son amant, comme celui-ci le lui propose, elle sait qu’elle deviendrait d’une certaine façon son obligée, sa servante. Cette relation, leur couple d’amants, lui convenait tant que tous deux s’aimaient au jour le jour, sans projets d’avenir. Adrianna  préfère rester serveuse de café (et loger dans un hôtel sans confort) pour traiter d’égal à égal avec Paul. La situation devenant ce qu’elle est Adrianna n’a pas d’autre solution que de quitter Paul et partir vivre ailleurs.

 Deux plans du Milieu du monde  résument, non sans cruauté, ce malentendu. Une scène du film montre Paul, encadré de deux subordonnés, se déplaçant dans un atelier pour venir vérifier non sans satisfaction le gain de temps représenté par ce que l’on devine être une rationalisation de la chaîne de travail. Dans l’une des dernières scènes du Milieu du monde, dans une autre usine, un homme (certainement un ingénieur) s’adresse à deux de ses subordonnés. Tous trois se déplacent ensuite tandis que la caméra revient en arrière. On découvre alors Adrianna travaillant à la chaîne. Nous n’avons pas compris ce que disait l’ingénieur (qui parle en allemand et n’est pas sous-titré), mais cela n’a pas d’importance.

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 Revoir Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000,  trente ans après la sortie du film, renvoie immanquablement à l’après 68. Mais contrairement à ce que d’aucuns imagineraient, proclameraient, ou tiendraient pour acquis Jonas...  n’a pas vieilli. L’époque a changé certes, et les personnages de ce film se sont sans doute perdus dans cette opacité du temps que Tanner n’a pas cru devoir interroger, en l’an 2000 par exemple, pour nous dire ce qu’étaient devenus les huit protagonistes de ce récit. Il n’empêche : Jonas...  appartient à cette catégorie de films qui, par-delà le contexte particulier de leur époque, celle des années 70 en l’occurrence, continuent de nous donner des nouvelles du monde. C’est là vouloir aborder la question de la forme de Jonas...  autant que celle de son contenu. Disons que ce film avait su trouver la forme la plus adaptée à son contenu. Et qu’ainsi les questions posées par Jonas... n’ont nullement pris un coup de vieux.

 Jonas...  raconte l’histoire plus ou moins croisée de huit personnages. Ils ne se retrouvent en réalité tous les huit à l’écran que lors d’une scène d’extérieur (qui ne figure pas dans l’édition DVD !), l’illustration d’un moment ludique. Dans l’importante scène centrale du repas commun manque Marie (qui est en prison). Cette scène donne le titre du film puisqu’à la suite d’une discussion collective Mathilde décide d’appeler l’enfant qu’elle porte du nom de Jonas. Ces huit personnages appartiennent à des milieux différents : ce sont les hasards, les accidents et les aléas de la vie qui les font se rencontrer. Chacun d’entre eux incarne, sur un mode plus ou moins accentué, une typologie repérable qui peut le cas échéant entrer en contradiction avec les autres. Tous, cependant, par delà leurs différences, ont en commun un même rapport au monde : celui d’une relation conflictuelle avec ce dernier (ce conflit prenant évidemment un contenu en accord avec la personnalité de chacun).

 Deux couples nous sont présentés au début de Jonas...  : Mathilde et Mathieu, Marguerite et Marcel. Les deux autres (Madeleine et Max, Marie et Marco) vont se former durant le film. Max, un ancien militant politique à la recherche d’autres modes d’intervention, semble éloigné de Madeleine, attirée par l’Inde et adepte du tantrisme : son pessimisme s’oppose également au tempérament optimiste de la jeune femme. Pourtant tous deux se rencontrent et se lient autour d’une “ nécessité commune ” : leur volonté de faire échouer une opération de spéculation immobilière. Marco, professeur d’histoire, et Marie, caissière dans un supermarché, n’appartiennent pas au même milieu social. Mais la complicité qui naît entre eux (à l’initiative de la jeune femme) devant la caisse de Marie encourage Marco à faire le premier pas en dehors du magasin. Marguerite et Marcel, le couple de maraîchers, sont tous deux écologistes. Le dernier couple est formé de Mathieu et Mathilde : lui, ancien ouvrier typographe au chômage, est embauché par le couple de maraîchers ; elle, travaille en usine à la chaîne. Marco, voisin de Marguerite et Marcel, fait la connaissance de Mathieu (qui habite maintenant sur place, avec Mathilde et leurs deux enfants). Max débarque un soir chez Marguerite et Marcel pour les informer de ce projet de spéculation immobilière. Il y reviendra en compagnie de Madeleine. Marco invite Mathieu (qui possède la fibre pédagogique) à venir dans sa classe pour y faire un cours sur la récession. Il y invitera plus tard Marie : en lieu et place d’un examen Marco proposera à ses élèves d’interroger Marie sur sa double condition de prolétaire et frontalière (scène également absente de l’édition DVD du film !).

 Tous ces liens se tissent et créent entre les personnages des interactions permettant de dégager des niveaux de discours qui, par tranches, circonscrivent un paysage critique de la Suisse du milieu des années 70 (mais cela pourrait être bien entendu la France, ou tout autre pays “ développé ” si l’on en croit l’écho favorable reçu par Jonas...  à l’époque en différents lieux du globe). Ces personnages, que l’on ne se méprenne pas, ne sont pas seulement des idées au service d’un cinéaste mais des êtres de chair, de sang, de raison (ou de déraison) portant plus ou moins en eux l’utopie et la nécessité d’un monde plus libre, plus juste, plus solidaire. Cependant, pour ce faire, chacun d’eux doit, selon ses compétences, ses moyens, ses désirs, résister, se battre, inventer, expérimenter. Non sans les conséquences qui parfois en résultent : Marco se fait virer de l’enseignement, Marie se retrouve en prison (suite à la plainte pour vol déposée par son employeur), et Mathieu doit en cours de route abandonner son projet d’école parallèle (dans ce dernier cas Marcel et Marguerite en portent la responsabilité : on remarque, en passant, que ce sont les deux seuls non salariés du groupe).

 Jonas...  alterne les scènes durant lesquelles les personnages se trouvent mis en relation les uns avec les autres (ou en présence de tiers), et d’autres, plus distanciées, que l’on pourrait appeler de “ pédagogie ludique ” : Marcel fait le rapport entre la fabrication du rouge à lèvres et l’extermination des baleines, Marco illustre l’histoire du capitalisme à l’aide d’un chapelet de boudin, Mathieu explique aux élèves de Marco ce qu’il faut entendre par récession (étonnant morceau de bravoure où, à un mot près, l’actualité de 2009 rejoint l’analyse de 1975).

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 Il peut paraître étrange que Messidor,  le film d’Alain Tanner qui clôt cette décennie, ait d’abord (du moins le projet) été confié à Maurice Pialat : l’auteur de L’enfance nue  interrompant le tournage d’un film qui devait s’appeler Meurtrières. Tanner reprit le projet à son compte en réécrivant le scénario. C’est l’histoire de la dérive de deux adolescentes (17 et 18 ans) à travers la Suisse de la fin des années 70. Cette dérive prend dans un premier temps l’aspect d’un road movie (des déplacements dictés par les hasards de l’auto-stop), puis change de registre quand les jeunes filles échappent à deux hommes qui voulaient les violer en laissant pour mort l’un des deux agresseurs. Le jeu encore anodin (celui du défi que s’étaient lancé les deux adolescentes : on verra bien qui s’arrêtera la première) va prendre progressivement l’allure d’un cauchemar. Les deux filles sont comme prises dans une spirale de dangerosité qui entraîne leur recherche par la police. Une chaîne de télévision s’empare de cette cavale dans le cadre d’une émission “ participative ” basée sur des faits divers et incitant les téléspectateurs à la délation.

 Ceci dit le principal intérêt de Messidor réside ailleurs. Ces rencontres de hasard, multiples et variées, dessinent le portrait de la Suisse (ou de la France, le fait divers ayant inspiré le film s’étant d’ailleurs déroulé dans l’hexagone) du moment. C’est vouloir dire qu’elles “ révèlent ” un monde qui ostensiblement bascule dans un ordre où les lignes, celui d’un ordre ancien, se trouvent déplacées pour dessiner les contours d’une « société sécuritaire » (avant qu’on utilise cette terminologie). Ce portrait reste cependant contrasté puisqu’il recèle ici ou là quelques figures lucides ou généreuses. Pourtant la tonalité pessimiste de Messidor  laisse augurer que le pire encore serait à venir.


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 DES ANNÉES LUMIÈRES  AU JOURNAL DE LADY M

 La périodisation choisie correspond moins au passage d’une décennie à l’autre qu’elle ne distingue deux périodes de l’itinéraire d’Alain Tanner. La précédente se caractérisait par une dimension critique (y compris avec Messidor ) sur laquelle je me suis expliqué. Dans les années comprises entre 1981 et 1994, le cinéma de Tanner se signale plutôt par son hétérogénéité. Il s’agit d’une période de recherche (pour le mieux), de doute, voire de régression. Le décevant (d’un strict point de vue tannerien) Les années lumières,  et les inégaux La vallée fantôme, La femme de Rose Hill, L’homme qui a perdu son ombre, Le journal de Lady M,  encadrent trois films très différents (Dans la ville blanche, No man’s land, Une flamme dans mon coeur ), dont le point commun est de figurer tous trois parmi les films majeurs du cinéaste (comme Charles mort ou vif, La salamandre, Le milieu du monde, Jonas qui aura 20 ans en l’an 2000, Messidor,  ou encore Fourbi  et Paul s’en va ).

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 Lors de la sortie, en 1981, des Années lumières  ceux qui défendaient le cinéma d’Alain Tanner pour les raisons que nous venons d’exprimer ne purent qu’être déçus. Le scénario de ce film n’est pas original (une première pour Tanner !) : il s’agit de l’adaptation d’un roman de Daniel Odier. Le thème de la transmission, cher au cinéaste (et qui va le devenir davantage au fil des années) ne pouvait qu’intéresser Alain Tanner. Il prend ici la forme d’un savoir dispensé par un homme âgé vers un homme plus jeune (ou plutôt celui de la “folie” d’un vieil original initiant un jeune homme quelque peu “innocent”). On reste cependant circonspect devant la nature des épreuves qui y président. En revanche Tanner excelle plus que d’habitude dans la description du paysage, de cette partie montagneuse de l’Irlande. Le cinéaste, on le précise, a toujours affirmé que la description des paysages suisses, de la montagne plus particulièrement, ne l’intéressait pas ou peu (à l’exception, sans doute, du Jura). Ceux ci étant chargés d’un sens (pour ne pas dire surchargés) pour le moins absent dans cette partie sauvage de l’Irlande.

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 Dans la ville blanche  tient une place particulière dans la filmographie d’Alain Tanner. Tout en se distinguant du cinéma qui avait fait durant la décennie précédente la réputation du cinéaste suisse ce film sorti en 1983 figure parmi les incontestables réussites de son auteur. Celle-ci s’explique principalement par la rencontre avec une ville (Lisbonne, qui n’a jamais été aussi bien filmée), un acteur (Bruno Ganz, dont la présence accentue la parenté avec le cinéma de Wim Wenders), et d’un sujet traité selon une approche inhabituelle chez Tanner.

 Un homme, un marin, débarque dans Lisbonne sans qu’on sache trop ce qu’il vient y faire. La ville le prend (à la manière d’une emprise). Il va se perdre dans cet attachant Lisbonne non pas sur le plan topographique, mais selon un processus “ d’expérience intérieure ” qui l’entraîne à brûler ses vaisseaux. C’est dans une telle vacance que Paul et Rosa, la serveuse du café-hôtel où s’installe le marin, deviennent amants. Lorsque la jeune femme s’apercevra que l’amour fou n’est que l’un des moyens par lesquels Paul entend se perdre elle fera volte face en essayant de confronter son amant à la réalité. Elle s’est éprise de Paul et supporte difficilement chez lui son incapacité à se prendre en charge (du moins à ses propres yeux). Mais le rappel du principe de réalité passe par une confrontation à laquelle Paul n’a plus accès. Rosa résoudra la question en quittant Paul, Lisbonne et le Portugal pour la France.

 Un fil cependant rattache Paul au monde extérieur à la façon d’un émetteur-récepteur. Depuis son arrivée à Lisbonne le marin filme la ville avec une petite caméra. Les cassettes sont envoyées à son épouse qui réside en Suisse alémanique, sur les bords du Rhin. Elle peut ainsi en les visionnant constater l’évolution psychologique de Paul. Ce dernier lui envoie pour ainsi dire des nouvelles de son inconscient : les images qui permettent de le décrypter paraissant de plus en plus inquiétantes vues des bords du Rhin. En revanche, les lettres que Paul adresse à sa femme ressortent elles du registre du conscient. Dans cette correspondance le marin tente de décrire ce qui se passe en lui. Il n’a pas caché à son épouse sa liaison avec Rosa.

 Paul, retrouvant l’un des hommes qui l’avaient  auparavant agressé pour lui voler son portefeuille, reçoit un coup de couteau et se retrouve plusieurs jours à l’hôpital. Quand il rentre à l’hôtel on lui apprend que Rosa est partie pour la France. Paul tentera en vain de connaître la nouvelle adresse de la jeune femme, puis il décidera de rentrer chez lui. Une scène, vers le début de la déambulation du marin dans Lisbonne donne une indication de passage dans un “ espace-temps ” différent (ou de “ dérèglement psychique ”). Paul entre dans un bar et commande à boire. Il découvre, et reste quelques secondes stupéfait par cette découverte : les aiguilles de l’horloge du bar tournent à l’envers ! Demandant des explications à la serveuse (Rosa), celle-ci lui répond : “ Elle marche juste, c’est le monde qui marche à l’envers ”. Ce à quoi Paul répond : “ Alors, il suffirait que les montres marchent à l’envers pour que le monde marche juste ”. Sauf que le temps n’est pas le même pour Paul ou pour Rosa. La jeune fille dispose de repères qui lui permettent de se déplacer à contre-courant sans trop de dommages. Tandis que le marin recherche (sans toutefois le formuler) l’abolition du temps. Celle-ci se confondant avec le sentiment d’une “ perte ” matérialisée par l’errance dans Lisbonne et le corps de Rosa (qui a, comme il l’écrit à sa femme, “ un diamant noir au creux des cuisses ”). Plus tard, pour en revenir à l’épisode de l’horloge, Paul filera la métaphore en vendant sa montre suisse. Enfin, vers la fin du film, le marin écrira à sa femme que seul le temps avec lequel il puisse s’accorder est en réalité un espace : “ Le seul pays que j’aime, c’est la mer ”.

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 No man’s land est certainement le film le plus pessimiste d’Alain Tanner. Un pessimisme à la mesure de l’absence chez les personnages (et dans le dispositif mis en place par le cinéaste) des référents critiques, politiques, utopiques, tous familiers du cinéma de Tanner des années 70. Le cinéaste, après deux tournages que l’avaient conduit en Irlande, puis au Portugal, revient sur sa terre natale (enfin en partie, puisque le tournage a lieu en France et en Suisse). Comment donc Tanner allait-il se colleter avec un cadre géographique et une réalité qui ne semblaient plus l’inspirer depuis, six ans plus tôt, le tournage de Messidor  ?

 Sans rien connaître du passé plus ou moins récent des trentenaires (Paul, Madeleine, Mali, trois des quatre personnages principaux de No man’s land ) le spectateur averti subodore que tous trois auraient pu se retrouver dans l’un des films du Tanner de la décennie 70. Ici nos personnages ne sont mus que par une seule idée : partir. Paul, qui travaille dans un garage, veut quitter ce Jura dans lequel il étouffe pour rejoindre, son brevet de pilote d’avion en poche, les grands espaces du nord-canadien. Madeleine, propriétaire d’une boite de nuit, désire monter à Paris pour se consacrer à part entière à sa carrière de chanteuse. Mali n’attend plus rien de ce type de vie frontalière : elle vit en France et travaille en Suisse (d’ailleurs elle risque de perdre bientôt son emploi), et envisage de retourner dans son pays, en Algérie). Paul et Madeleine (par ailleurs amants), Mali et Lucie (dont le personnage est moins dessiné) vivent d’un côté (le trio) et de l’autre (Lucie) de la frontière franco-suisse.

 Cette situation leur permet de se livrer à des activités de passeur (des immigrés désirant passer en Suisse), voire de contrebandier. De là l’importance du no man’s land séparant les deux pays (la zone située entre les deux postes frontières) : une métaphore à l’image du sentiment de vacuité qu’expriment Paul, Madeleine et Mali (lors de la sortie du film, Alain Tanner déclarait, pour aller dans le même sens : “ Puisque je n’ai pas très envie de tourner ni en Suisse ni en France, la frontière c’est peut-être le lieu idéal, à la fois de coproduction et aussi de mes refus ”). Le trio s’agrandit à un quatuor lorsque Jean (dit Jeannot), le paysan du groupe, (et le seul à ne pas rêver ou désirer un “ ailleurs ”) vient les rejoindre. L’imminence du départ (de Paul pour le Canada, de Madeleine sans doute pour Paris) les entraîne à prendre plus de risques. L’ultime opération de contrebande se terminera tragiquement pour Paul (tombé sous les balles d’un douanier à la suite d’une dénonciation).

 Cette activité de passeur et de contrebandier, avec son lot de dangers, représente pour les membres du quatuor la seule aventure encore possible dans cette région frontalière. C’est aussi une façon de faire toujours partie de cette humanité à laquelle pourtant  ils ne croient plus (Paul plus que les autres). Même Jean, le candide, que son bon sens paysan préserve d’une telle désespérance, semble être la proie, dans la dernière scène du film, de quelque “ état-limite ” en raison des propos incohérents (ou terriblement lucides, c’est selon) qu’il tient sur le monde qui va mal quand les mères ne savent plus répondre aux questions de leurs fils. Le film se clôt, métaphoriquement parlant, là où il avait commencé (un plan sur Paul posant de la question de savoir pourquoi le monde va à sa perte). Il y a un coté halluciné et complètement désespéré dans cette scène finale durant laquelle Jean, aidé de béquilles (séquelles de la fusillade ayant entraîné la mort de Paul), chasse des poules dans un pré tout en délirant sur le mot de passe des contrebandiers : la poule est aveugle et sourde (une phrase au sujet de laquelle Paul, interrogé par Jean au tout début de leur rencontre, avait répondu : « Pour être comme tout le monde »). No man’s land possède l’étoffe de ce que l’on appellerait  “ un grand film ”. Mais nous serions très peu à le savoir.


 Une flamme dans mon coeur, Le journal de Lady M  et Fleurs de sang  forment un triptyque, celui d’une collaboration entre Alain Tanner et Myriam Mézières : la comédienne (déjà rencontrée sur Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000  et No man’s land ) étant co-scénariste de Une flamme dans mon coeur, scénariste du Journal de Lady M  et co-réalisatrice de Fleurs de sang. Ce cinéma (dans le cinéma de Tanner) porte suffisamment la marque de son interprète (Myriam Mézières tient le devant de la scène dans les trois films) pour nous autoriser à porter sur lui un regard critique volontiers “ décalé ” par rapport à l’habituelle production cinématographique du cinéaste. A vrai dire il sera surtout ici question de Une flamme dans mon coeur  (Le journal de Lady M  suscite des réserves, et Fleurs de sang  sort de l’univers d’Alain Tanner).

 Mercedes, une comédienne de théâtre, afin de se séparer de « Johnny », un homme violent et possessif, quitte son appartement. Un soir qu’elle rentre à son hôtel elle fait la connaissance de Pierre, un journaliste. Une relation qui prend rapidement un aspect passionnel s’établit entre eux. Mercedes s’installe chez Pierre. Quand ce dernier doit s’éloigner plusieurs jours de Paris pour des raisons professionnelles la jeune femme sombre dans la dépression. Elle en vient à perdre son emploi de comédienne. Après le retour de Pierre, Mercedes retrouve son allant et son goût pour la vie. La perspective d’un second départ de Pierre cependant l’assombrit. Elle accompagne son amant en Égypte, et reste en sa compagnie au Caire les premiers jours. La veille du départ de Pierre pour le sud de l’Égypte (mais sans Mercedes), la jeune femme ne rejoint pas son amant comme convenu, et s’en va errer comme une âme en peine dans les rues du Caire.

 Une telle histoire, racontée de la sorte, peut paraître déplacée dans le cinéma de Tanner. On pourrait légitimement s’attendre au pire. Et pourtant Myriam Mézières porte cette expérience de l’excès dans un registre d’une justesse de ton confondante. D’ailleurs la caméra de Tanner n’est pas en reste puisque, dans les scènes les plus signifiantes, elle se trouve chaque fois placée à la place que nécessite l’urgence de la situation. On devrait même évoquer une sorte de contamination par l’interprète du filmage. Une scène, l’une des plus belles  et des plus émouvantes de tout le cinéma de Tanner, l’illustre particulièrement. Mercedes, dans une baraque foraine, se livre à un numéro de strip-tease (avec un ours en peluche) devant un public d’immigrés. En contrechamp les visages de ses hommes d’âges différents ne sont rien moins que bouleversants (à la mesure de ce “ merveilleux ” dont André Breton disait que “ seul le merveilleux est vrai ”). Pierre apparaît quelques secondes dans ce public. L’expression de son visage est éloquente : on sait ce qui le sépare fondamentalement de sa maîtresse.

 Le récit de cette névrose (si l’on veut bien appeler les choses par leur nom) ne laisse pas indifférent : on imagine qu’il doit indisposer de nombreux spectateurs. Nous ne sommes pas loin, vu sous cet angle, du film L’amour fou de Jacques Rivette. Mercedes, qui ne supporte pas l’absence de l’homme aimé (cela prenant chez elle un caractère pathologique), en vient à ne plus supporter l’idée de cette absence. Contrairement à No man’s land,  qui prenait acte des désillusions de l’époque, Une flamme dans mon coeur  reste dans le registre d’une expérience personnelle, voire unique : celle d’une femme qui accorde tout à l’amour (avec le risque de tout perdre quand le principe de réalité met à mal le principe de plaisir). L’ultime plan du film (le regard de Mercedes, émue, regardant un enfant qui l’observe) ne contredit par cette phrase, prononcée plus tôt par l’intéressée : “ Ne plus avoir d’espoir, c’est ça, être légère, être tranquille ”.

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 La vallée fantôme laisse dubitatif. Il s’agit d’un projet ambitieux (un exercice « d’identification d’une femme » par un cinéaste en mal d’aspiration). Le scénario évoque ceux des films du Wenders des années 70 (l’action se déplace de la Suisse vers l’Italie, puis à New York), sans parler de la référence antonionienne. Pourtant, au fil de la projection, nous avons comme l’impression que le film se délite. On en viendrait à évoquer quelque chose  proche de l’artificialité chez les deux principaux personnages masculins (ce qui n’est pas le cas dans les premières scènes). En définitive La vallée fantôme  ne tient pas les promesses de son exposition. Peut-être y aurait-il mieux valu ne pas trouver l’actrice recherchée par le cinéaste (que joue Jean-Louis Trintignant). Mais cela aurait été assurément un autre film.

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 Avec La femme de Rose Hill  Alain Tanner revient à ses “ fondamentaux ” : la Suisse, un sujet “ politique et social ”, et des personnages, contrairement au film précédent, qui sont de plain pied dans l’univers du cinéaste. Pour échapper à sa condition qui rime avec misère, Julie, une fille des tropiques, débarque un beau jour en Suisse pour y épouser Marcel, un paysan. Mais l’épreuve de la réalité est telle que Julie, malgré les efforts de Marcel, d’abord compréhensif, ne peut s’adapter aux rigueurs de l’hiver suisse, et plus encore au quotidien, pour le moins sinistre, sur lequel veille une belle-mère qui ne comprend pas le choix de son fils. Julie fait ainsi la preuve de son incapacité à être une épouse (le mariage n’est pas consommé) et une paysanne. Quand Marcel lui demande de choisir entre lui et le retour sous les tropiques, Julie opte pour une troisième solution. Elle loge dans une chambre d’hôtel que paie un jeune homme (le fils du patron de l’usine locale que la situation de Julie a ému). Jean devient son amant, puis il installe sa maîtresse chez l’une de ses tantes, une femme indépendante au caractère affirmé. Les deux femmes deviennent amies. Lorsque Julie tombe enceinte un conflit éclate entre les deux amants : Jean ne veut pas de cet enfant.  Les deux femmes lui interdisent alors de remettre les pieds dans leur maison. La naissance de son fils crée chez Jean un sentiment où se mêlent la culpabilité et la responsabilité. Devant le refus réitéré de Julie de le recevoir Jean s’alcoolise et finit par inquiéter sa famille. Son père fera le nécessaire pour que Julie soit expulsée de Suisse avec son enfant.

 Il manque à La femme de Rose Hill  (qui par certains côtés peut évoquer Le milieu du monde) la distance, celle par exemple d’une fable brechtienne, qui permettait au premier Tanner de trouver un juste équilibre entre l’histoire, les personnages et le discours critique sur le monde. La dernière scène du film, durant laquelle la police prend d’assaut la maison où vivent les deux femmes (et celle de la mort de Jean recevant à bout portant la balle d’un policier), est filmée selon les conventions du cinéma dominant. Alain Tanner, dans Messidor, avait su contourner ce poncif ou cette difficulté en suggérant ce “ climax ” plutôt qu’en le filmant. Il est vrai, si l’on reprend la narration de La femme de Rose Hill,  qu’il y avait quelque logique à filmer ainsi cette dernière scène. C’est bien là le problème. Et dommage pour ce film qui, ces restrictions faites, n’est pas sans qualités.

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 On peut relever deux manières de voir L’homme qui a perdu son ombre.  Dans la première Tanner filme avec un plaisir communicatif la région de Cabo de Gata, en Andalousie. Le dernier plan du film figure parmi les plus “ beaux ” du cinéaste : le vent vient soulever un nuage de sable dans une ruelle où Paul, prostré, offre sa douleur aux éléments déchaînés. La seconde manière de voir ce film renvoie à la lecture du scénario. L’épouse de Paul, accompagnée de l’ancienne amie du jeune homme, vient le retrouver à son insu dans ce coin perdu de l’Andalousie. Les tribulations de ce trio appartiennent à un registre psychologisant qui détonne chez Tanner. L’intérêt, on l’a dit, se trouve ailleurs.

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 Le journal de Lady L  est loin d’atteindre la réussite de Une flamme dans mon coeur.  L’histoire plus convenue (malgré la présence d’un trio amoureux dans la seconde partie du film, et du duo lesbien qui s’ensuit) n’excède nullement les limites d’un cinéma jouant sur des ressorts éprouvés (malgré la distance du “ journal ”). Contrairement au coté brut de Une flamme dans mon coeur, ce Journal de Lady M  présente un aspect lisse et léché (surtout dans la partie “ espagnole ”) que ne contaminent pas les “ scènes de sexe ” qui avaient choqué certains spectateurs lors de la sortie du film. Sans qu’elle égale la performance de Une flamme dans mon coeur  il faut cependant souligner la prestation de Myriam Mézières : ce Journal de Lady M  repose en définitive sur ses épaules (et son corps dont on ne dira jamais assez qu’il est l’un des plus “ parlant ” du cinéma de ces trente dernières années).


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DE FOURBI  A PAUL S’EN VA

Ici le découpage choisi pourrait paraître arbitraire : cette troisième partie n’étant pas moins hétérogène que la précédente. Mais si l’on excepte Requiem  (une adaptation en demi-teinte d’un roman de Tabucchi) et Fleurs de sang  (une co-réalisation avec Myriam Mézières qui sort de la filmographie proprement dite d’Alain Tanner), les trois autres films (Fourbi ; Jonas et Lila, à demain ; Paul s’en va ) recentrent le cinéma de Tanner vers des thématiques qui renvoient plus à la première partie de sa carrière qu’à la seconde. On donnera d’abord une indication de date : 1995 pour Fourbi.  La même année sort A la vie à la mort de Robert Guéguidian : ce film attire l’attention (les précédents films de ce cinéaste ayant eu peu d’échos) sur un cinéaste se colletant avec une “ question sociale ” pratiquement disparue des écrans hexagonaux. Cette question se trouve posée par Guéguidian à travers un portrait de groupe : la capacité de résistance à la société capitaliste d’une communauté de prolétaires. 1995 marque également une date dans l’histoire des conflits sociaux : les grèves et les manifestations de décembre. Une page se ferme, celle des “ sinistres années 80 ” (qui n’en finissaient pas de perdurer). Une autre époque lui succède. Un verrou en quelque sorte avait sauté. Fourbi,  à sa façon, reprend l’un des aspects de cette “ question ”, en des termes peu différents de ceux abordés 20 ans plus tôt. Ce film, tout comme Jonas et Lila, à demain  et Paul s’en va  redonne des nouvelles du monde comme Tanner savait si bien le faire dans les années 70. Sauf que ce monde là, bien évidemment, n’est plus exactement le même.

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 Le scénario de Fourbi  n’est pas sans présenter des points communs avec celui de La Salamandre.  Dans les deux films l’héroïne s’appelle Rosemonde et a été le sujet, voire la “ victime ” d’un fait divers qui s’est chaque fois terminé par un non lieu. Ici, également, elle doit raconter cette histoire à Paul, un écrivain, que l’on a chargé d’écrire un scénario sur le fait divers en question. La commande émane d’une future chaîne de télévision privée qui parie sur ce “ concept ” d’émission comme rampe de lancement. Pourtant la Rosemonde de Fourbi,  comme celle de La Salamandre,  en refusant de « jouer le jeu » (elle élude les questions de Paul sur le fait divers, tout comme celles, dans un second temps, de Cécile (une amie de Paul), censée interpréter le rôle de Rosemonde) fait finalement capoter ce projet télévisuel.

 Cependant, à la différence de La Salamandre, Fourbi  s’attarde sur les représentants du “ pouvoir ” : ici la triade producteur, responsable T.V., sponsor. Ce qui permet de vérifier l’évolution du paysage audiovisuel depuis 1971. La production, pour relancer une machine pour le moins grippée, sort de son chapeau le “ concept ” d’interactivité. On demandera aux téléspectateurs, avant le dénouement, de décider si Rosemonde est coupable ou pas. Parmi les deux “ fins ” préalablement filmés sera ainsi diffusée celle choisie par la majorité des spectateurs. Paul le commentera par ces mots : “ Ils ont voulu faire des gens des concierges et des flics, ils veulent en faire maintenant des juges ”. Le malentendu d’origine, matérialisé par le fait que Rosemonde, puis Paul, puis Cécile acceptent de participer à un tel projet renvoie au malentendu plus général du « vivre en société ». Rosemonde ne réalise pas, en recevant une substantielle avance de la production, ce que cette acceptation implique, concrètement. Lorsque Paul retrouve son ancien camarade d’école (l’un des membres de la “ triade ”), l’un et l’autre ne parlent pas de la même chose. Paul, écrivain sans lecteurs (ou presque), donc désargenté, accepte d’écrire ce scénario dans la mesure où il pourrait exprimer un « point de vue ». Son interlocuteur ne comprend pas ce que Paul veut dire par là mais entend lui faire confiance. Paul n’est pas sans avoir déjà une idée sur ce « point de vue » qui prendra encore plus de consistance lors de sa première rencontre avec  Rosemonde. Cécile, comédienne sans rôles (ou presque), accepte également d’entrer dans ce jeu d’autant plus qu’on lui promet qu’elle jouera le personnage de Rosemonde.

 Fourbi,  par delà sa proximité factuelle et référentielle avec La Salamandre,  reprend la question de l’émancipation là où le cinéma de Tanner la posait 20 ans plus tôt. Ce film raconte également l’histoire d’un improbable quatuor (Paul, Rosemonde, Cécile, et Pierrot, le compagnon de la première, un marginal se livrant à de petits trafics). Rosemonde, qui pensait qu’elle n’appartenait pas au même monde que Paul ou Cécile, reviendra sur cette idée préconçue : tous les quatre, elle l’apprendra de Paul dans un second temps, ont principalement en commun d’avoir les mêmes ennemis (retour sur La Salamandre), ou peu s’en faut. Une émancipation qui passe également par l’apprentissage du regard et celui des mots (c’est l’apport de Cécile). Enfin Tanner  suggère avec Fourbi  que l’on ne peut impunément accepter une proposition, un projet, une offre pour lesquels on aurait des réticences (autant morales qu’intellectuelles), sans risquer, si l’on va jusqu’au bout de l’expérience, d’y “ perdre son âme ”. Et que la prise en considération commune d’une difficulté, et plus encore d’un refus rapproche des individus que des « milieux » ou la « comédie des apparences » éloigneraient. Cela va de soi, mais c’est encore mieux de le souligner, et plus encore de le faire vivre dans une fiction permettant au spectateur de reprendre le propos à son compte.

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 Avec Requiem Alain Tanner retrouve Lisbonne. Cette seconde rencontre s’avère moins fructueuse que Dans la ville blanche. C’est dire que le « rendez vous de fantômes » auquel nous convie Tanner (à travers l’adaptation d’un roman d’Antonio Tabucchi) ne nous convainc pas véritablement. Décidément nous préférons Tanner quand il écrit des scénarios originaux (seul ou en collaboration).

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 Jonas et Lila, à demain  nous redonne des nouvelles du monde tel qu’il va (et surtout tel qu’il ne va pas). Elles ne sont donc pas bonnes, assurément. Lila, vendeuse chez un disquaire, se fait licencier parce qu’elle dissuadait les clients d’acheter de la “ mauvaise musique ” ; et Jonas, jeune cinéaste, avait été plus tôt la victime du vol d’une caméra qu’il venait d’emprunter. Ce vol met d’ailleurs Jonas sur la piste d’une entreprise maffieuse. Cité dans le film, le propos suivant de Guy Debord, “ la maffia grandit avec les immenses progrès des ordinateurs et de l’alimentation industrielle, de la complète reconstruction urbaine et des bidonvilles, des services spéciaux et de l’analphabétisme », sert de contrepoint à Jonas et Lila, à demain.  

 Le film alterne les scènes tournées en Suisse (le salariat, le couple, la vie au quotidien), et d’autres, à Marseille, où Jonas vient prendre de la distance, une respiration, en y retrouvant Anziano, un cinéaste d’une autre génération devenu écrivain. Ce dernier, outre le cadeau d’une petite caméra avec laquelle Jonas va filmer les ordures (pour trouver la métaphore de ce monde ?), transmet au jeune homme cet enseignement (qui revient dans toute l’oeuvre de Tanner) du “ Il ne faut pas faire comme ci, il faut faire comme ça : d’un coté le côté de la vie où l’on ne peut que tricher et mentir ; et cet autre côté, de l’art, où chacun doit trouver sa propre nécessité, le contraire de la tricherie et du mensonge ”. Ce n’est cependant qu’après la mort d’Anziano que Jonas prendra la pleine mesure de cet enseignement. En tout état de cause Jonas et Lila, à demain (quoique dans une tonalité plus pessimiste) laboure dans le sillon tracé par Fourbi.

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 Après la parenthèse de Fleurs de sang,  Alain Tanner réalise son dernier film, Paul s’en va.  Il existe dix, cent, ou plus façons de prendre congé. Mais celle que Tanner choisit ici n’est pas sans entrer en résonance avec ce que Guy Debord appelait, à la veille de sa mort, « la fidèle obstination de toute une vie ». Car il faut être obstiné pour encore et toujours enfoncer ce clou que d’aucuns estiment rouillé (quand d’autres ne comprennent pas qu’on l’ait planté à cet endroit là). C’est grosso modo ce que pensa la critique en accueillant fraîchement, pour ne pas dire plus, le dernier opus de Tanner.

 Un film de trop ? Bien au contraire ! On retrouve dans Paul s’en va  cette exigence qui, depuis Charles mort ou vif,  impulse pour le meilleur le travail du cinéaste : celle d’une forme épousant le contenu (ou réciproquement). La dimension formelle se trouve ici déterminée par le projet du film : celui d’une collaboration du cinéaste avec les dix-sept élèves comédiens d’une école d’art dramatique. Cela donne à Paul s’en va  son aspect choral, polyphonique, éclaté. Dans le tissus narratif viennent se loger les citations lues, récitées où intégrées à même la fiction par les comédiens. D’où ce découpage qui rythme le film et lui apporte cette pulsation. C’est là qu’il convient de faire le lien avec le contenu : les citations jouent le rôle d’un sujet collectif exprimant les goûts et les dégoûts, les aspirations et les craintes, les espoirs et les déceptions de tous et de chacun. Tout comme elles peuvent également servir de contrepoint ironique pour introduire le désordre dans l’ordre de la narration.

 Une fois de plus, Paul s’en va raconte une histoire de transmission : ceci devient même le principal sujet du film. Paul, professeur de philosophie, donne des cours dans une école d’art dramatique. On apprend que cet homme d’âge mûr possède un passé de révolutionnaire (il a participé aux combats de l’avant et de l’après 68). Au début du film Paul a disparu, nul ne sait ce qu’il est devenu. Parmi les élèves, qui représentent comme un microcosme de la société, certains s’en désolent, d’autres sont indifférents, d’autres encore s’en réjouissent. La plupart cependant manifestent une inquiétude qui ira grandissante : et chacun de s’interroger sur les raisons de cette disparition. Trois comédiennes proches de l’altermondialisme, dont les convictions se rapprocheraient de celles de  leur professeur, évoquent un différend, entre Paul et elles, sur le sens que l’on pourrait ou devrait donner à une activité politique aujourd’hui : Paul ne croirait plus aux vertus de l’action. Plus tard, une autre élève, dont on apprend la nature intime de ses liens avec leur professeur, émettra l’hypothèse que Paul, confronté à la fin d’un monde auquel il appartenait, avec ses valeurs, ses critères, ses aspirations révolutionnaires, a préféré se retirer plutôt que d’être dans l’obligation d’adhérer à un nouveau monde qu’il ne comprend pas, ni ne veut comprendre. Cette même jeune fille, aidée d’un autre élève, découvrira au domicile de Paul, dans son ordinateur, des messages adressés à titre personnel à chacun des membres de la classe. Ces messages, quelquefois elliptiques, tiennent compte de la personnalité de chacun, y compris sur un mode paradoxal. Les uns et les autres s’en acquitteront plus ou moins. Un enseignement (certes peu académique !) a cependant été transmis : tout autant à chacune des individualités qu’auprès du sujet collectif, le groupe d’élèves.

 Paul s’en va  prend congé - et avec lui le cinéma d’Alain Tanner - sur ce proverbe ouzbek (cité par l’une des comédiennes) : “ Quand tout a été détruit, il faut se remettre en quête du beau ”. Il nous plaît d’y entendre un écho, même lointain, du propos de Walter Benjamin cité dans Charles mort ou vif  : “ C’est seulement par ceux qui sont sans espoir que l’espoir peut nous être rendu ”. La boucle, comme on dit, est bouclée.

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SUR QUELQUES ASPECTS DU CINÉMA D’ALAIN TANNER


 A l’âge de 17 ans, découvrant les films des cinéastes qui formaient le quatuor de choc du néoréalisme italien (Rossellini, De Sica, De Santis, Lattuada), Alain Tanner découvre que le cinéma “ pouvait être autre chose qu’un simple divertissement ”. Ceci donne une première indication. Une autre découverte ensuite, celle du surréalisme paraît moins évidente dans le cinéma de Tanner. Ici l’influence s’avère plus souterraine : à l’exception de Dans la ville blanche (l’horloge dont les aiguilles tournent à l’envers en étant la meilleure illustration). Sur le moment le surréalisme séduit le jeune homme de 20 ans pour sa dimension révolutionnaire et de rupture avec la littérature de son temps. « Pour moi, précise Tanner, ce fut une sorte de confirmation de tout ce que je pouvais penser des choses du monde d’alors ». (toutes les citations, sauf avis contraire, sont extraites de l’ouvrage Cinéma-mélanges d’Alain Tanner paru aux Éditions du Seuil).

 A cette époque Alain Tanner rompt avec sa famille moyennement bourgeoise et son milieu social pour s’engager dans la marine. Il devient “ écrivain de bord ” sur des bateaux qui sillonnent la Méditerranée ou font le tour de l’Afrique. Cette courte carrière de marin pourrait paraître anecdotique (nonobstant bien évidemment Dans la ville blanche ). Pourtant cette expérience se révèle fondamentale pour le jeune genevois qui dira, longtemps plus tard : “ Là, j’ai appris l’humanité ”. Durant ces quelques années qualifiées par Tanner de “ très heureuses ”, le futur cinéaste passe sans le moindre problème de la fréquentation des écrivains surréalistes, lus sur le bateau, à celle des travailleurs des ports, lors des escales. Nous avons là l’une des clefs de l’attirance d’Alain Tanner pour un certain type de personnage, comme on le verra plus loin.

 Épisode plus déterminant dans la formation du cinéaste suisse, Alain Tanner s’installe ensuite plusieurs années à Londres. Il fréquente assidûment la cinémathèque et entre en relation avec les réalisateurs qui sont en train de créer le Free Cinéma. Comme il le précise : “ Avec Claude Goretta on s’était trouvé au bon endroit et au bon moment ”. Effectivement, l’influence du Free Cinéma (très politisé et en rupture avec le cinéma anglais de l’époque) s’avère pour lui décisive. Dans ce contexte Tanner réalise (en collaboration avec Goretta) son premier court métrage. Après cette expérience londonienne Tanner séjourne quelques temps à Paris. Ce sont alors les débuts de la « nouvelle vague ». Le jeune cinéaste garde ici ses distances avec le cinéma correspondant à cette appellation (il est davantage intéressé par la revue Les Cahiers du cinéma qu’il découvre en même temps).

 De retour en Suisse Tanner entame une carrière de cinéaste documentariste. Elle s’exerce à partir de 1964 au sein de la Société suisse de radiodiffusion et télévision. Cette activité s’achève en 1970. Peu de temps auparavant Alain Tanner avait réalisé son premier long métrage, Charles mort ou vif.  Il s’agit aussi du premier film produit par “ le groupe des cinq ” (Tanner, Goretta, Soutter, Lagrange, Roy). Tanner et ses amis se donnant ainsi les moyens de produire des films en toute indépendance, sans se soucier de marketing, du marché ou du goût supposé du public. Alors que Charles mort ou vif  avait obtenu un prix au festival de Locarno et reçu (toute proportion gardée) un bon accueil en France, le contenu du film effraye en Suisse les professionnels de la distribution : ceux-ci refusent de le diffuser. Tanner contourne l’interdiction en programmant Charles mort ou vif  dans une salle de théâtre à Genève. En raison du succès rencontré par le film, même à cette échelle, le verrou de la distribution finit par sauter. Ce que l’on appellera dans la foulée “ le nouveau cinéma suisse ” était né : illustré par d’autres films, Le retour d’Afrique  d’Alain Tanner, Le fou  et L’invitation  de Claude Goretta, James ou pas et Les arpenteurs de Michel Soutter (cinéaste d’une grande originalité dont le cinéma “ poétique ” mériterait d’être redécouvert).

 D’ailleurs Tanner fait partie des rares cinéastes ayant eu la possibilité, tout au long de leur carrière, de conserver d’un film à l’autre leur indépendance. Il a en effet produit ou co-produit la quasi totalité de ses films qui, très généralement, se faisaient sur de petits budgets. Sans se prendre pour un véritable producteur (ni même d’avoir du goût pour cette activité), la production intéressait Tanner dans la mesure où il pouvait contrôler le film du début à la fin pour mieux préserver son indépendance de créateur : “ Ce qui m’a permis, précise-t-il, privilège exorbitant pour un cinéaste, de tourner ce que j’ai voulu, quand je l’ai voulu et où je l’ai voulu ”. Ce “ cinéaste atypique ” l’est d’autant plus en regard d’une vie, puis d’une carrière qui ne ressemblent à aucune autre (nous parlons des réalisateurs de cinéma) dans cette seconde moitié du XXe siècle. Il y a sans doute ici l’ébauche d’une explication quant au contenu critique du cinéma d’Alain Tanner : du moins pour qui mettrait l’art à l’épreuve de la vie (et réciproquement).

 Certains aspects du cinéma d’Alain Tanner méritent d’être mis en valeur pour dégager quelques uns des traits saillants de cette oeuvre, du moins ceux qui nous renseigneraient sur la spécificité de ce cinéma. On déclinera tout d’abord la question sociale à travers la triade « classes sociales », « contestation », « distanciation », avant d’aborder celle de l’éthique du cinéaste et conclure sur la place d’Alain Tanner dans le cinéma aujourd’hui.

 Le premier film d’Alain Tanner, Charles mort ou vif, raconte l’histoire d’un chef d’entreprise rompant pour ainsi dire avec sa classe d’origine. Ceci doit être souligné quand on relève la persistance chez Tanner à ne jamais situer l’un ou l’autre de ses personnages principaux parmi les représentants de la bourgeoisie. Même le Paul du Milieu du monde,  en passe d’acquérir ce statut, n’apparait pas dans le film comme un bourgeois. Le personnage tannerien type pourrait être défini par la formule suivante du cinéaste : “ Aller à la rencontre du prolétaire intellectuel ou de l’intellectuel prolétarisé ”. Elle résume bien la démarche de Tanner sur la dualité de plusieurs de ses personnages : on peut être écrivain et peintre en bâtiment, ouvrier agricole et donner un cours d’économie à des lycéens, comédienne et strip-teaseuse, etc. Pour rester dans ce registre ce n’est pas par hasard si les deux héroïnes de Messidor  sont l’une étudiante, et l’autre ouvrière. La seconde (le rat des champs) pointe la différence de classe entre elles (“ Les gens comme toi, ils s’en tirent toujours, ils se démerdent ”), tandis que la seconde (le rat des villes) lui répond, sur la défensive : “ Ça veut rien dire, en fin de compte il reste les cons et les pas cons ”. Toutes deux ont raison et tort. Le film, ensuite, se charge d’en apporter la preuve.

 On a parfois associé Alain Tanner (du moins dans les années 70) au gauchisme de l’époque. C’est à la fois vrai et faux. S’il faut distinguer un “ gauchisme organisationnel ” et un « gauchisme diffus » (lequel désignerait les différents modes de contestation apparus aux lendemains de mai 68, et en dehors des organisations d’extrême-gauche via l’écologie, le féminisme, l’éducation parallèle, l’antipsychiatrie, le mouvement communautaire, la contre culture, etc.), le cinéma de Tanner correspond à la seconde définition (même si le qualificatif de “ libertaire ” lui conviendrait mieux). Mais c’est faux dans la mesure où le cinéma d’Alain Tanner, qui n’est pas “ militant ”, excède le gauchisme. D’autant plus si l’on met ce cinéma à l’épreuve du temps. Serge Daney relevait en 1977 au sujet de Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000  : ” Exposé didactique, tableau où aucune figure ne manque. Jonas est pourtant un film sans moralité, dépourvu de ce léger excès de savoir du cinéaste sur ceux qu’il filme. Jonas  est un film didactique sans leçon, un film encyclopédique sans conclusion. Tanner, c’est évident, n’en sait pas plus que le plus conscient de ses personnages (Rufus-Mathieu). Il ne simule pas ce savoir. C’est en cela que réside l’étrangeté de son projet, la légère perversion qui le fait échapper (de justesse ? peut-être) à toute lecture univoque, militante, moralisante (c’est la même chose) ”. Ce pas de coté que Daney nous invite à faire avec Jonas...  n’est pas de ceux qui anticiperaient une quelconque volte face. Nous ne sommes pas ici dans une croyance, laquelle, le vent tournant, ne demanderait qu’à s’inverser (la ” démocratie représentative ”, le “ libéralisme ”, voire la « haine de la politique » prenant la place de la “ révolution ”), mais dans un cinéma qui, tout en affirmant de fortes convictions (sur le monde tel qu’il va) se garde bien de répondre de manière univoque aux questions que cette forme de procès induirait.

 Un film comme Jonas...,  pourtant, s’expose plus que d’autres dans le cinéma de Tanner au malentendu. Prétendre, par exemple, que ce film serait “ daté ” renseigne plus sur l’auteur d’un tel constat que sur le film proprement dit. Parmi les spectateurs qui furent en phase avec ce cinéma là, d’aucuns, aujourd’hui revenus de tout, ou du moins de leur passé soixante-huitard, ne sont pas assurément les mieux placés pour parler de Jonas...  (et des autres films de Tanner des années 70) avec l’objectivité requise. Sans doute faut-il faire la part des choses entre les différentes thématiques que ce film décline. Ceci dit, en mettant de côté la question de “ l’école parallèle ” (qui n’est certes plus à l’ordre du jour comme le l’était en 1975), les thèmes traités dans Jonas...  n’ont rien perdu de leur actualité, bien au contraire.

 Cette dimension “ politique ” chez Tanner resterait incomplète si l’on n’évoquait pas  l’approche brechtienne du cinéaste. Celle-ci, précisons le d’emblée, n’est jamais ouvertement didactique. Comme l’explique le cinéaste, cette démarche “ est très empirique et relève surtout de l’intuition et du jeu ”. Elle ne s’applique d’ailleurs qu’à une partie de son oeuvre. Tanner privilégie dans un premier temps (de Charles mort ou vif  à Messidor) une approche distanciée qui ne doit rien à un quelconque appareil critique mais devient contingente de ce que le cinéaste appelle justement une “ ironie poétique ” jouant “ avec les oppositions entre le léger et le grave, le grossier et le fin, la chose et son contraire ”. Pour ce faire Tanner s’appuie sur deux techniques narratives : la voix off et la citation. La première revient souvent dans le cinéma de Tanner des années 70 pour mettre à distance l’action proprement dite : soit, le plus souvent, pour la recontextualiser sur un mode politique, philosophique, éthique, ou de s’en servir comme contrepoint ironique. La voix off n’a pas toujours bonne presse dans la critique cinématographique de nos jours. On lui reproche d’être redondante, trop illustratrice, trop donneuse de leçons ; d’être de “ trop ” pour ainsi dire. Là aussi tout dépend de l’usage qui en est fait. On pourrait ici ou là discuter chez Tanner (Le milieu du monde,  par exemple, quoique...) cet usage. Cependant, très généralement, le cinéaste suisse n’a jamais abusé de ce procédé en se préservant des habituels écueils (de l’esprit de sérieux à la redondance en passant par la “ simple substitution par le mot d’une imagerie déficiente ”) auxquels son utilisation exposerait. Il n’en va pas très différemment pour la citation. Dans Charles mort ou vif  (et aussi Paul s’en va ), elle souligne on l’a vu la dimension ludique et subversive du film.


 Le regard que nous portons aujourd’hui sur cette oeuvre achevée, permet, plus que les aspects développés plus haut, (lesquels avaient déjà été traités depuis les débuts du cinéaste), de se confronter à une question peu traitée jusqu’à présent, celle de l’éthique d’Alain Tanner. Elle prend d’ailleurs davantage de relief à l’aune de l’évolution du cinéma depuis quarante ans. Cela passe, parmi les manières d’en rendre compte, par la question de la violence au cinéma généralement, et celle de la représentation de la mort plus particulièrement. Nous savons, pour en avoir déjà dit un mot, que le cinéma d’Alain Tanner s’avère dans ce cas de figure l’un des moins spectaculaire qui soit. Entendons nous bien : la violence dont nous entretient Tanner est celle qu’exercent  un État, un système socio-économique, un pouvoir personnifié, ou les différents visages que prend l’exploitation. Là où le cinéaste se distingue de nombreux confrères c’est à travers la représentation de la violence, ou, pour être plus précis, ses réticences à l’égard du spectacle de la violence. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il faille s’interdire de représenter ou de questionner cette violence. Il s’agit bien entendu d’une question formelle. A côté d’un Kieslowski (son Tu ne tueras pas  traite dialectiquement de la question) ou d’un Haneke (dont le Funny Games  détourne les codes d’un cinéma fasciné par la violence), la plupart des cinéastes confrontés à ce genre d’exercice pèchent par gratuité ou complaisance. Et nous n’évoquons pas ici ces produits formatés par l’industrie cinématographique à l’usage d’un public avide d’émotions fortes.

 Alain Tanner s’est toujours défendu d’être un cinéaste réaliste ou naturaliste. Il y a quelque utilité à le rappeler dans ce questionnement sur la violence au cinéma. Il faut attendre le sixième long métrage du cinéaste (Messidor ) pour se trouver confronté à la première mort violente (dans une oeuvre cinématographique qui ne comporte que trois coups de feu !). On ne sait d’ailleurs pas si l’homme est mort puisque le film se termine juste après. Comme l’indique Tanner : “ Le coup de feu de Messidor  - on ne le montre pas, on l’entend seulement - est le seul qui se justifie, car il est en quelque sorte la métaphore de tout le film et on ne pouvait pas l’escamoter ”. A travers cette mise à distance (celle du hors champ) le souci éthique rejoint l’exigence politique. On en dira pas autant de la violente scène finale de La femme de Rose Hill  filmée selon les critères du cinéma dominant  (où l’effet produit devient l’inverse de celui de Messidor).

 L’aversion souvent réitérée d’Alain Tanner pour la publicité ou devant tout discours publicitaire n’a rien qui puisse étonner. Son cinéma figure parmi ceux qui auront le mieux résisté à l’influence insidieuse de l’esthétique publicitaire. De la plupart des films de Tanner on pourrait dire ce que Serge Daney relevait avec Le pont du Nord de Jacques Rivette en remarquant qu’il n’y avait pas dans ce film le moindre plan qui puisse vendre quoi que ce soit. Rappelons que le cinéma hollywoodien, du temps de sa splendeur déjà, faisait la publicité d’un monde lisse, sans conflits, mensonger, au travers duquel le spectateur pouvait se divertir, c’est à dire évacuer ce pourquoi il avait par ailleurs toutes les bonnes raisons du monde de ne pas trouver celui-ci admirable.

 Cette industrie du divertissement - laquelle comptait cependant dans ses rangs des cinéastes qui n’avaient pas été sans participer au renouvellement des formes cinématographiques - fabrique aujourd’hui des produits formatés : films pour un public « jeune » et séries pour celui de la télévision (le tout adressé à la quasi totalité de la planète). Ce qui mérite d’être encore appelé du nom de “ cinéma ” n’a plus de position dominante en terme de marché (à l’exception des pays ayant conservé une industrie cinématographique nationale, comme la France, la Grande-Bretagne, la Corée du sud, voire le Japon, l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne, et quelques autres pays selon la conjoncture) mais garde néanmoins un fort prestige symbolique. Ce cinéma, là aussi de manière dominante, est entré dans l’ère postmoderne. Les limites de ce texte consacré à Alain Tanner ne nous permettent pas de l’approfondir. On aura, ceci posé, sans doute compris que ni David Lynch, ni les frères Coen, ni Tarentino, voire Pedro Almodovar (pour citer les plus emblématiques représentants de la postmodernité) ne figurent parmi les cinéastes susceptibles d’être défendus, bien au contraire.

 C’est ici qu’il faut revenir à Alain Tanner. Son cinéma représente d’une certaine façon l’exact contraire de ce cinéma postmoderne. Il l’est pour toutes les raisons (politiques, esthétiques, éthiques) au sujet desquelles je me suis expliqué. On me rétorquera que cette position, déjà fort minoritaire, s’avère encore plus négligeable dés lors qu’on voudrait la confronter aux enjeux actuels du cinéma. Ce n’est certes pas dans les reclassements observés ici ou là que l’on pourra remettre à la place qu’il mérite le cinéma d’Alain Tanner. Les raisons qui ont permis l’émergence d’un tel cinéma sembleraient cependant retrouver de l’actualité dans un monde qui de nouveau vacillerait sur quelques unes de ses bases. La cinéphilie en tout état de cause ne redonnera pas à Tanner la place que je viens d’évoquer. C’est en revanche faire le pari que ce cinéma pourrait la retrouver à la faveur, dans nos sociétés, d’un processus critique pouvant déboucher sur des formes encore peu discernables de conflit (du moins au moment où ces lignes sont écrites). Mais c’est déjà beaucoup, et presque inespéré de pouvoir l’exprimer aujourd’hui dans ces termes là. Afin de rendre justice au cinéma d’Alain Tanner.





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IL ÉTAIT UNE FOIS OTAR IOSSELIANI

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 « Marabout, bout bout / Bout d’ficelle, celle celle / Selle de ch’val, ch’val ch’val / Ch’val de course, course course / Course à pied, pied pied /… »

                                                                              (la comptine des Trois petits chats)


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 L’oeuvre d’Otar Iosseliani s’avère être l’une des plus singulières du cinéma de ces trente dernières années. La critique l’a reconnu d’une certaine manière sans pour autant tirer les conséquences d’une telle singularité. C’est toute la différence entre la position selon laquelle, une fois cette différence reconnue et explicitée, il y aurait lieu de clore la question, et celle pour qui cette singularité-là contient implicitement une critique du cinéma dominant, du moins celui que l’on célèbre et qui tient le devant de l’affiche tout en remplissant les salles. Comme on le devine l’exercice s’avère peu aisé.

 Otar Iosseliani, cinéaste géorgien, avant de faire carrière en France avait réalisé trois longs métrages en Géorgie. L’intérêt de ces films, principalement, réside dans la capacité du cinéaste à nous confronter (La chute des feuilles) aux petits trafics, malversations, combines du monde soviétique. Il s’agit de l’un des côtés d’une pièce dont l’envers s’attache à décrire le peu d’empressement du personnel d’une coopérative agricole à réaliser les objectifs qui lui sont assignés. Le détachement ironique de Iosseliani permet, d’autre part, de tourner en dérision les visites guidées de touristes russes dans les chais. Dans le même ordre d’idée le spectateur non russophone (la quasi totalité du public français) n’est pas en mesure d’apprécier cette ironie géorgienne dans une scène se déroulant au café. Un homme, accompagné d’un enfant, demande en russe à Niko, le personnage principal, s’il peut s’asseoir. Ce dernier lui répond « Non, c’est occupé », alors que plus tard un groupe de géorgiens lui posant le même question, s’entend répondre, « Oui, bien sûr ».

 Guia, le « héros » de Il était une fois un merle chanteur, le film suivant, n’a rien de positif : son indolence, sa manière de « marcher à côté de ses pompes », de prendre la vie comme elle vient sans trop se poser de questions, son impertinence souriante sont aux antipodes de la figure du « héros positif » propre au cinéma soviétique officiel. D’ailleurs la censure ne s’y est pas trompée puisque La chute des feuilles, réalisé en 1967, a été retiré de l’affiche en URSS l’année suivante (quoique présenté à Cannes dans le cadre de la Semaine de la critique), et la distribution de Il était une fois un merle chanteur, 1971, a été limitée au circuit des ciné-clubs soviétiques (ce film étant cependant distribué à l’étranger en 1974). Quant à Pastorale, le troisième film géorgien de Iosseliani, 1974, il sera d’abord interdit en URSS avant de sortir en 1979.

 De 1984 date le premier film « français » du cinéaste, Les favoris de la lune. Ce film représente une rupture avec le triptyque géorgien. Cela vaut aussi avec le suivant, Et la lumière fut, entièrement tourné dans un village africain. Cependant ce sont les quatre films tournés et produits ensuite en France (en mettant de côté Brigands, chapitre VII, qui mériterait un traitement particulier), La chasse aux papillons (1992), Adieu plancher des vaches ! (1999), Lundi matin (2002), Jardins en automne (2006), qui illustrent plus particulièrement cette « Iosseliani touch » sans équivalent dans le cinéma contemporain. D’un point de vue formel elle peut être définie à travers les quatre caractéristiques suivantes : une volonté sinon une nécessité de filmer en plans larges, le refus de céder à une tentation esthétisante, la raréfaction des dialogues, et la présence d’acteurs non professionnels d’un film à l’autre (à quelques rares exceptions près).

 Ce qui signifie, en premier lieu, que Iosseliani rejette le gros plan qu’il considère, écrit Anthony Fiant (dans (Et) le cinéma d’Otar Iosseliani (fut) ), « comme artifice, comme procédé pour atteindre la vérité psychologique des personnages et par conséquent comme indécent ». C’est presque quelque chose proche de l’obscénité que Iosseliani exprime là avec le gros plan, du moins à l’échelle du cinéma qu’il entend défendre. Plus généralement notre cinéaste se situe à l’opposé de toute une tradition expressionniste dont l’importance du temps du cinéma muet ne saurait être niée (voire ensuite avec Dreyer), mais au sujet de laquelle certains surgeons tardifs n’échappent pas au reproche de facticité. Cela se rapporte également au cinéma hollywoodien, faut-il le préciser. Sans évoquer un cinéma expressément psychologique : tout le monde n’est pas Bergman !

 En second lieu relevons la volonté chez Iosseliani de se distinguer de tout cinéma esthétisant. « Je n’aime pas la belle image », dit-il. Et il ajoute : « Le cinéma n’est pas la peinture ». Comme l’indique Anthony Fiant : « Nulle référence picturale ne traverse les films de Iosseliani. Jamais le cadrage de ses plans ne peut donc faire penser à une quelconque composition picturale ». Dans cet ordre d’idée le plan fixe est quasi inexistant dans ce cinéma privilégiant le panoramique, voire le travelling. Et proscrivant autant que possible l’utilisation du champ / contrechamp (une « figure analphabétique », selon Iosseliani). Ici un lien peut-être fait avec la précédente caractéristique.

 En troisième lieu, Iosseliani l’a souvent rappelé : « Je déteste les dialogues. S’exprimer à travers des dialogues est selon moi le dernière chose à faire au cinéma ». Ce souci de se passer autant que faire se peut de la forme dialoguée, décrite comme souvent redondante, entraine même Iosseliani à considérer comme ratée telle scène qui, pour les besoins de l’intelligibilité d’une situation (selon le sens commun), ne pourrait pourtant pas s’en passer. Ce qui est pour le moins paradoxal. D’où la nécessité pour notre cinéaste de contourner l’obstacle en trouvant chaque fois la solution appropriée, c’est dire la moins dialoguée possible, pour justement éliminer cet aspect redondant. Par ailleurs dans un film comme Et la lumière fut où la parole s’avère omniprésente, les dialogues (la palabre) des habitants de ce village africain sont rarement sous-titrés : Iosseliani fait le pari que les attitudes, gestes, postures et intonations de voix suffisent pour comprendre (même si le spectateur peut être dans un premier temps dérouté). Même chose pour l’épisode géorgien de Champ d’hiver, le dernier film de Iosselani, dans lequel la quasi absence de sous-titres ne nuit en rien à cette compréhension. Ou encore avec la partie vénitienne de Lundi matin : les dialogues en italien ne nécessitant pas le recourt aux sous-titres. Certes Iosseliani force un peu le trait en parlant de sa détestation des dialogues. Mais il faut reconnaître que s’il les utilise avec parcimonie c’est toujours à bon escient. En cela il se distingue radicalement de toute une tradition hollywoodienne, de la comédie italienne, et d’une tendance du cinéma français encore tributaire d’une certaine théâtralité. En cela Iosseliani est le digne successeur d’un Tati. Et l’on croit savoir que des cinéastes comme Pagnol et Guitry ne figurent pas parmi les références de notre cinéaste (alors que là, en plus de Tati, il faudrait citer le burlesque américain, Barnett, Clair, Vigo, Etaix).

 Quatrième et dernière caractéristique. Les fortes réticences de Iosseliani à l’égard des acteurs professionnels sont également bien connues. Citons par exemple : « Ils ont beaucoup joué : leur visage est déjà usé et éveille de multiples associations. Cela finit par détruire la structure ». Faire par conséquent appel à des acteurs non professionnels ne peut que renvoyer à tout ce qui a été dit précisément quand Iosseliani ajoute : « Je limite les expressions de mes personnages en tournant des actions et des mouvements simples. Il n’y a pas de drames, de larmes, de longs moments psychologiques ». Iosseliani évoque par ailleurs les acteurs professionnels comme étant des « personnes déplacées » et un tantinet décoratives. Il préfère travailler avec ce qu’il appelle des « acteurs par nature » qui ne sont pas cependant des « modèles » (pour reprendre la définition qu’en donne Bresson). D’où chez Iosseliani le choix de faire tourner des amis, des connaissances, ou des collaborateurs (le cinéaste l’exprime non sans humour  : « Ma troupe c’est mon carnet d’adresse »), voire quelques acteurs professionnels : Mathieu Amalric (qui, adolescent, est apparu une première fois à l’écran avec Les favoris de la lune, avant de faire des apparitions dans les films suivants), Pierre Etaix, Bulle Ogier, Rufus. Évoquons le cas particulier de Michel Piccoli, remplaçant au pied levé Narda Blanchet dans Jardin en automne pour jouer le rôle de la mère du principal personnage du film. Cette appétence à vouloir très généralement se passer d’acteurs professionnels, par delà le cas Bresson (cinéaste au sujet duquel Iosselani se montre ambivalent), rapproche une fois de plus notre cinéaste de Tati et d’Etaix, voire de Bruno Dumont.

 Ces quatre aspects forment un tout : cela prend le nom de mise en scène. Ce qui ne veut pas dire, chaque aspect pris isolément, à titre personnel je précise, que serait rejetée toute expression cinématographique utilisant le gros plan, ou privilégiant la composition picturale et plus encore la forme dialoguée (sans parler de la mise à l’index des acteurs professionnels). Cela traduit chez Iosseliani des choix forts, radicaux, assumés, qui perdurent d’un film à l’autre dans des conditions de production qui sont celles d’un cinéaste ignoré du grand public.

 Un autre élément doit être pris en compte, qui concerne plus en amont l’écriture d’un film. Comme l’indique Iosseliani (dans un texte sur Boris Barnett) : « Il (le cinéaste) doit faire preuve d’imagination et de fantaisie dans sa création en refusant, par exemple, d’adapter des oeuvres célèbres ou de filmer la biographie des gens illustres. Là aussi c’est une position morale. Si l’on a devant nous un grand texte on peut être sûr que l’auteur a su s’exprimer pleinement et qu’il n’est pas nécessaire de le retraduire dans un langage beaucoup plus primitif que le sien ». C’est aussi vouloir indiquer que Iosseliani n’écrit que des scénarios originaux. Son cinéma qui n’est pas réaliste (d’aucuns lui reprocheront de décrire des univers ruraux et citadins datés et recréés) figure pourtant parmi ceux témoignant au plus près d’une réalité quotidienne affranchie des codes qui la renverraient du côté du naturalisme. Ce que la pellicule retient, entres autres incidences, apporte le témoignage d’un monde en disparition. Certains commentaires du cinéaste sont d’ailleurs explicites à ce sujet. Lors de la sortie de La chasse aux papillons Iosseliani déclarait : « Cet intérêt de fixer quelque chose qui va disparaitre est tellement fort en moi que je ne me sens pas obligé de faire un drame amoureux, une histoire sur la rivalité, la jalousie, ou sur un crime sanglant ou n’importe quoi de ce style. Enfin tout ce qu’on exploite habituellement dans notre métier ». Ce en quoi Iosseliani renchérissait six ans plus tard : « Les fonctions du cinéastes sont celles de fixer la partie du monde qui, inévitablement, va disparaitre d’une manière et d‘une autre ».

 C’est l’occasion de dissiper un éventuel malentendu. En ce qui concerne La chasse aux papillons la critique n’a pas été jusqu’à reprendre les qualitatifs qui, lors de la sortie de Mon oncle puis de Play time ensuite, par delà les commentaires élogieux adressés à ces deux films, rangeaient néanmoins Jacques Tati dans le camp des ennemis du progrès, voire des réactionnaires. Il est vrai que Tati dénonçait plus volontiers les méfaits du modernisme qu’il n’illustrait et défendait un monde en train de disparaitre. Vingt-cinq ans plus tard la donne avait changé. Un chef d’oeuvre absolu comme Play time était en 1992 reconnu pour ce qu’il est, même si l’exercice critique ne serait pas encore en mesure aujourd’hui d’en épuiser tout le sens (en faisant par exemple un parallèle entre Play time et La société du spectacle de Guy Debord, tous deux datant d’ailleurs de 1967, mais ceci est une autre histoire).

 Cependant, pour revenir à La chasse aux papillons, ce qu’il s’agit de préserver n’est pas tant le monde plutôt désuet mais non dépourvu de charme, décrit dans la première partie du film (un monde rural encore préservé des risques de périurbanisation), qu’une certaine qualité de vie (que Iosseliani traduit sous une forme poétique) menacée par des intérêts financiers, et d’une façon générale par le monde de la facticité et de l’argent. Dans La chasse aux papillons cela se rapporte à la volonté d’acquéreurs japonais de s’approprier le château où vivent chichement la propriétaire et sa cousine. Durant la seconde partie du film, après le décès de la propriétaire, les membres d’une famille dépossédés de l’héritage règlent leurs comptes. La quasi totalité de celui-ci échoit à celle vivant à des milliers de kilomètres, la soeur russe de la propriétaire décédée. Un héritage que la fille de cette dernière saura détourner à son profit : le château reviendra finalement dans l’escarcelle des acquéreurs japonais. De ce processus de désintégration ne surnage que la cousine de la défunte (interprétée par l’épatante Narda Blanchet). Enfin si l’on peut dire puisqu’elle quittera le château pour périr victime d’un attentat dans un train.

 Cette propension à filmer ce qui tendrait à disparaitre n’est que l’envers de l’utopie que Iosseliani illustre de film en film. Une utopie dont l’une de ses monteuses, Marie-Agnès Blum, donne une bonne traduction en indiquant que si Iosseliani « fait un film, c’est qu’il porte en lui un monde et qu’il essaie de le rendre au plus près de la vision utopiste qu’il peut avoir du monde et des êtres humains ». C’est même l’aspect le plus important du cinéma d’Otar Iosseliani si l’on ajoute que le cinéaste l’exprime depuis un langage cinématographique sans véritable équivalent dans le septième art de nos jours. On dira que le cinéma de Iosseliani, pour bien préciser ce que l’on entend là, représente l’exact contraire de ces « séries » qui font aujourd’hui la publicité du monde tel qu’il va (à travers ses contradictions également, il va de soi, puisque les séries ne s’adresse pas à un public mais à des publics).

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 Iosseliani, le plus souvent, a recours à la fable dans l’un ou l’autre de ses films, même si la « morale » implicite ne nous est par exemple donnée que dans les derniers plans de Adieu, plancher des vaches !, l’opus suivant. Alors que la trame narrative parait davantage construite que dans La chasse aux papillons ce film ne soulève pas moins de questions sur sa signification. On pourrait reprendre ici avec Adieu, plancher des vaches !  ce que Henri Thomas disait d’André Dhôtel : « Méfiez vous de sa redoutable simplicité ! ». D’ailleurs, pour rester dans ce registre, le dossier de presse du film rédigé par le cinéaste force un peu le trait (du côté de la simplification justement) en décrivant Nicolas, le fils de bonne famille (principal personnage du film), et le motard dragueur, le prolétaire, comme tous deux arborant des masques mensongers  « Le riche se déguise en pauvre, ce qui n’est pas nouveau comme méthode pour goûter notre façon de vivre, et le pauvre se déguise en riche pour se promener dans la société dont il est exclu ». Car c’est simplifier (principalement avec Nicolas) la relation au monde que ces deux jeunes gens, tout comme les autres protagonistes du film ont avec la société.

 Nicolas vit dans un château en compagnie de son père, sa mère, de ses deux jeunes soeurs, et de quatre domestiques. Sa mère, redoutable femme d’affaires (et un tantinet hystérique) régit ce petit monde d’une main de fer, et organise des réceptions (elle y chante du Schubert) qui prennent un caractère surréaliste, bunuellien, avec la présence insolite d’un marabout, l’oiseau. En revanche le père, dépossédé de tout pouvoir, cultive la paresse comme Candide son jardin, vide force bouteilles, joue au train électrique, et part chasser en l’absence de sa femme (sans pour autant vouloir tuer le moindre gibier). Il n’y a pas de véritable personnage négatif dans Adieu plancher des vaches !  Comme le remarque Alain Bergala au sujet des réceptions organisées par la mère (non sans par ailleurs relever une « résistance passive à l’ordre maternel ») : « la vitalité l’emporte sur la mondanité ». Nicolas semble plutôt déphasé dans cet univers. Chaque matin il quitte le château et se rend à la ville en canot pneumatique. Il y travaille comme laveur de vitres, plongeur (en se faisant renvoyer de cet emploi), ou portefaix. Nicolas se lie d’amitié avec un clochard, avec un jeune mendiant professionnel, puis les membres d’une bande avec qui il commet un casse. Ce qui lui vaudra de se retrouver en prison. Parallèlement nous suivons les faits et gestes du jeune prolétaire, homme de nettoyage dans les trains, qui après sa journée de travail endosse costume et cravate (alors que Nicolas se débarrassait de ces oripeaux) pour venir emprunter la Harley d’une de ses connaissances. Ce qui lui permet d’aller draguer les filles du quartier, en particulier la fille d’un patron de bistrot (dont Nicolas s’était rapidement épris). Une fois sa peine purgée Nicolas cessera toute relation avec le jeune mendiant professionnel (également incarcéré et sorti en même temps que lui), reviendra dans le quartier qu’il reconnait difficilement, où il constate un certain nombre de modifications (la fille du bistrotier a par exemple épousé le dragueur à moto). Nicolas n’a plus qu’à revenir au château dans la voiture qui l’attendait à sa sortie de prison. Il y croise la jeune bonne rousse (laquelle avait un béguin pour lui) qui vient de se faire renvoyer : la mère l’ayant surprise dans le lit de son mari.

 Tout ceci resterait plutôt anecdotique si l’on se contentait d’une telle description. Comme dans tout le cinéma d’Otar Iosseliani l’important réside dans les détails. Le cinéaste, sans ostentation, entend faire la différence entre les marginaux que rencontre Nicolas : c’est à dire entre les clochards, amis de la paresse et de la dive bouteille, et les jeunes délinquants (que Iosseliani observe sans porter de jugement mais sans aucune aménité). Et puis le quartier parisien décrit dans Adieu, plancher des vaches !  représente un compromis entre le Paris du cinéma des années 30 (Clair, Carné, Vigo) et le Paris contemporain du film. C’est dire que cette illustration n’a pas grand chose à voir avec le caractère d’image d’Épinal d’un certain cinéma américain (d’Irma le douce à Minuit à Paris), pas plus qu’il ne peut être comparé par exemple avec le Night and Day de Hong-Sang-Soo, dont le Paris est dépourvu du moindre cliché. Ces deux indications, parmi d’autres, ne confortent en rien les certitudes d’un spectateur lambda du cinéma de la fin du XXe siècle. Il faut cependant attendre la fin de Adieu plancher des vaches ! pour découvrir ce qui relèverait d’une morale plus implicite qu’explicite. Le père, qui entre temps a fait la connaissance du clochard (invité par Nicolas à passer la nuit au château à l’insu de sa famille, en compagnie du mendiant professionnel et d’un autre jeune), et avec lequel il s’est lié, quitte le château un soir de réception pour rejoindre le clochard. Tous deux embarquent à bord d’un petit voilier comportant une cargaison de bonnes bouteilles. L’épilogue représente un condensé de l’utopie iosselinienne. Nous découvrons la jeune bonne rousse (qui vient de gravir accompagnée d’une amie une paroi rocheuse dominant un chenal). De l’autre côté, à une bonne distance, un homme leur fait signe qu’elles saluent à leur tour (il s’agit du noir, salarié puis licencié par l’amant de la mère). Les deux jeunes femmes aperçoivent alors tout en bas un petit voilier. En même temps l’on entend chanter dans le lointain les deux compères. Dans l’avant dernier plan la caméra s’attarde un moment sur Nicolas (qui au château a pris la place du père), puis sur sa jeune soeur regardant par la fenêtre la pluie tomber. Se superpose alors à ce spectacle celui du petit voilier perdu dans l’immensité de la mer. Une image de liberté, de la liberté libre comme disait Rimbaud : « Elle est retrouvée ! / Quoi ?  / L’Éternité / C’est la mer allée / Avec le soleil ».

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 Paradoxalement Lundi matin, dont le scénario paraît pourtant plus que dans les deux films précédents se plier à une certaine logique narrative, n’en laisse pas moins la porte ouverte à l’interprétation sinon plus. Il s’agit d’un sujet déjà traité au cinéma : celui d’un ouvrier qui un beau jour, devant la porte de l’usine, décide de ne pas y entrer, de déserter le travail, pour partir à l’aventure. Mais là où Claude Faraldo dans Bof s’emparait de ce thème pour en faire un manifeste libertaire, Otar Iosseliani, sans pour autant ne pas y souscrire, choisit une approche différente, moins frontale, croisée pourrait-on dire. Auparavant nous avions d’abord découvert Vincent, le soudeur, sur son lieu de travail (dans une séquence rappelant le Trafic de Tati), puis dans le cadre de son environnement familial (et villageois). Comme l’un de ses anciens amis le lui rappellera ensuite, lors de la cavale, cette vie n’est pas celle dont avait rêvé Vincent, ou du moins à laquelle il aspirait. D’ailleurs ses deux fils n’ont guère de considération pour leur père, pas plus que sa femme qui le rappelle à l’ordre domestique en lui demandant d’effectuer des travaux divers dans leur maison (alors que Vincent préférait s’adonner à la peinture, son violon d’Ingres). En résumé Vincent n’est bon qu’à rapporter la paye qui fait vivre sa petite famille (en y incluant sa mère, qui vit au rez-de-chaussée). Après avoir revu son père, qui lui remet une somme d’argent et une lettre pour un vieil ami vénitien, Vincent met le cap sur Venise. A contrario des habituels clichés sur la cité des Doges Iosseliani exerce son ironie à l’égard d’une certaine facticité faisant bon ménage avec la Venise touristique. Vincent y rencontre Carlo, dont il fait la connaissance en arrivant à Venise, et passe la plus grande parte de la journée en sa compagnie (et celle des amis de Carlo lors d’un « déjeuner sur l’herbe » dans les environs de la ville). Le lendemain, après une soirée évidemment arrosée, Vincent accompagne Carlo jusqu’à son lieu de travail : une usine semblable à celle où Vincent travaillait précédemment.

 Des semaines, des mois certainement vont s’écouler. On ne sait plus rien des tribulations de Vincent voyageant dans le vaste monde. Sinon un lointain écho à travers des cartes postales que son épouse reçoit, puis déchire sans les lire. Auparavant, comme contrepoint à la première journée de liberté de Vincent, plusieurs scènes villageoises ou familiales en représenteraient comme l’envers. Ceci illustré sous la forme de saynètes pouvant prendre un caractère burlesque : du curé observant à l’insu d’une voisine celle-ci en déshabillé, au facteur lisant le courrier avant de le distribuer, en passant par le mariage d’un couple mixte quittant leurs invités dans une charrette à foin (sorte de version moderne de la chanson La marche nuptiale de Brassens), sans oublier le passage remarqué de romanichels dans le bourg (Iosseliani ne faisant pas l’impasse sur leur rejet par une partie de la population villageoise).

 Lorsque Vincent revient, il va reprendre la vie qu’il menait auparavant. Mais quelque chose d’essentiel imperceptiblement a changé : le regard que les membres de sa famille portent sur lui n’est plus le même. Ces quelques notations narratives donnent une idée de la trame du film, mais l’important chez Iosseliani, on ne le répètera jamais assez, se loge dans les détails. Ce qui n’empêche pas que l’on puisse s’interroger sur la signification de Lundi matin : qu’en est-il ici de cette utopie iosselianienne ? La fin du film semble signifier, par delà le changement d’attitude du groupe familial, qu’en fin de compte la « vie subie » reprendrait ses droits. La vie continue certes, mais rien ne sera désormais comme auparavant. Ce que traduit sans pathos, sans affectation, sobrement, au plus juste, le retour de Vincent dans sa famille. On le comparera à un  retour dans le même registre, celui du père de famille de ce film surfait de David Cronenberg, Histoire de la violence, rentrant chez lui après une cavale d’un tout autre type. Fin ici ridicule, surchargée, surjouée dans le mutisme, ne nous épargnant pas les clichés du genre.

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 Fable politique qui s’affranchit des lois du cinéma politique, Jardins en automne a dû laisser plus d’un spectateur dubitatif. Iosseliani  s’y montre plus radical que dans ses films précédents même si cette terminologie ne sied guère à un cinéaste aussi peu soucieux de démontrer quoi que ce soit sur un écran de cinéma : sa « radicalité »  consistant à dissoudre le sujet politique dans l’utopie présente d’un film à l’autre. Appelé Vincent comme dans Lundi matin, le personnage principal du film apparait au début de Jardins en automne dans différents emplois de ses fonctions ministérielles (ministre de quoi ? on n’en sait rien). Cependant, sous la pression de la rue, Vincent doit quitter son ministère (en même temps sa dispendieuse maîtresse le quitte pour le Premier ministre). Il ne peut réintégrer la plus grande partie de son appartement squatté par des Africains. Vincent retrouve son quartier, ses amis (qui appartiennent au peuple parisien) comme si de rien n’était. On le suivra dans des pérégrinations ponctuées de beuveries, et suivies de démonstrations d’amitié (ou le contraire). L’aspect grotesque, ridicule et dérisoire de tout pouvoir se trouve d’autant plus souligné dans Jardins en automne qu’il repose sur des faux semblants et des apparences. A contrario Iosseliani lui oppose, comme il le fait depuis La chasse aux papillons, l’utopie d’un monde dans lequel l’amitié (non pas virile mais celle de la générosité et de la solidarité) représente la valeur la plus solide. D’une amitié qui s’éprouve le plus souvent en trinquant le verre à la main. Et que l’on pourrait associer à ces personnages de Bernard le paresseux (un beau et méconnu roman d’André Dhôtel) qui choquent leurs verres « avec l’élégance discrète et compliquée qui ne s’apprend que dans les faubourgs ».

 Cependant les partisans d’un cinéma réaliste et à contenu social, ou qui réclameraient une logique dans l’enchaînement des faits, risquent de ne pas se retrouver dans le principe d’incertitude qui, par exemple après l’assaut par la police de l’appartement de Vincent occupé par des squatteurs (les deux seules victimes étant Vincent et l’huissier accompagnant les flics : tous deux étant proprement assommés par les occupants), nous confronte ensuite la nuit sous un pont de Paris à une situation insolite : Vincent et son ami jardinier fraternisent, bouteille à la main, avec le groupe de squatteurs précédemment mis à la rue (les deux compères ayant quitté l’appartement de Vincent occupé par une bande de joyeux et bruyant buveurs, non sans croiser dans l’escalier les policiers venus verbaliser pour tapage nocturne). Enfin l’utopie reprend ses droits puisque la jeune femme qui faisait le ménage au ministère deviendra ensuite l’amie de Vincent. Le film se conclut par un plan surprenant, une lointaine parodie de la Cène : toutes les « femmes » de Vincent (ses ex compagnes, ses amies) se retrouvent autour d’une longue table où sa mère (jouée par Michel Piccoli !) occupe la place centrale, ceci dans le parc où désormais Vincent travaille comme jardinier.

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 Cinéma poétique, celui d’Otar Iosseliani l’est sans ostentation. C’est à dire sans suggérer qu’il le serait. D’ailleurs le cinéaste n’en dit mot. Nous sommes dans un « entre deux » que le surréaliste Gérard Legrand a bien saisi en le traduisant ainsi (dans un commentaire sur La chasse aux papillons) : « Une humanité bouffonne mais pas grotesque, sans faux ingénus et à peu près sans affreux jojos, où la folie douce apparait moins comme une excentricité que comme un aménagement de la raison la plus raisonnable ». Une ligne de crête en quelque sorte à laquelle Iosseliani, de manière exemplaire, s’est tenu de film en film pour réaliser l’une des oeuvres les plus singulières du cinéma contemporain. Sans être à proprement parler un cinéaste de la modernité (ni de ceux que l’on pourrait ranger dans les rangs d’une certaine avant-garde), Iosseliani plus sûrement nous ramène aux origines du cinématographe : celles d’une certaine innocence que le cinéma a depuis perdue.

 Toutes ces considérations valent aussi pour Chantrapas, voire Chant d’hiver, les deux films suivants. Chantrapas fait un aller et retour entre la Georgie et la France à travers les conditions de production du cinéma ici et là : le cinéaste les renvoyant dos à dos pour des raisons évidemment différentes. Pour véritablement apprécier l’ironie du cinéaste dans le second cas de figure le documentaire réalisé par Julie Bertuccelli, Otar Iosseliani, le merle siffleur (dans le cadre de la série « Cinéastes de notre temps ») nous donne quelques clefs, particulièrement à travers des échanges savoureux entre Iosseliani et Martine Marignac, sa productrice.

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Max Vincent

décembre 2017