POURQUOI L’OUVERTURE D’UNE RUBRIQUE SUR LE CINÉMA ?






 Ouvrir une rubrique sur le cinéma à L’herbe entre les pavés venant compléter celles consacrées depuis treize ans à la « critique sociale », aux « essais littéraires », à la « musique », et aux « pamphlets, satires et soties » peut sembler surprenant, ou pour le moins paradoxal si j’ajoute que ma fréquentation des salles obscures s’est sensiblement réduite depuis une quinzaine d’années. Des raisons subjectives expliquent en partie cette relative désaffection (voire objectives à travers l’usage du DVD qui ne saurait remplacer la projection dans une salle de cinéma). Mais ce n’est pas ce que je voudrais ici souligner  pour répondre à la question posée dans l’intitulé. Car témoigner d’un moindre intérêt pour le cinéma de ce début de millénaire est une chose, et tenter d’objectiver ce sentiment en est une autre.

 Il y aurait différentes manières d’aborder la « question cinéma ». Plutôt que d’emblée m’efforcer de préciser celle qui m’agréerait, en en donnant les raisons, je préfère tout d’abord exposer le point de vue le plus opposé au mien. L’entrée « Divertissement » du Dictionnaire de la pensée au cinéma (rédigée par Arnaud Guigue, philosophe, qui enseigne l’esthétique du cinéma) se révèle exemplaire dans la mesure où elle représente de façon concentrée le nec plus ultra d’un discours à prétention hégémonique en ce début du XXIe siècle sur le cinéma (à l’exception du dernier paragraphe, j’y reviendrai). Les premières lignes de cette entrée indiquent bien ce dont il sera question : « Air connu : il y aurait d’un côté le vrai cinéma, le cinéma d’auteur, le seul qui fait dire que le cinéma est un art, et de l’autre les films grand public à visée commerciale n’ayant d’autre solution que de divertir ». Guigne entend démontrer que la différenciation ici soulignée n’est qu’un leurre : c’est vouloir pour lui rejeter ou ostraciser le cinéma « divertissant ». Ce qu’il traduit par : « Manière de dire que ce qui divertit n’est pas de l’art ».

 Sans qu’Arnaud Guigue le précise explicitement sa démonstration recoupe le point de vue des cultural studies sur ce genre de question. D’ailleurs il évoque la « culture mainstream » (« la culture de masse, celle qui plait à tout le monde », selon lui) pour l’opposer à celle qui serait « élitiste et nécessairement élevée ». Guigne plaide pour la première à l’aide d’un double questionnement argumentatif. D’abord en se demandant pourquoi « le nombre d’entrées en salle devrait être inversement proportionnel à la qualité d’un film ? ». Ensuite en s’interrogeant sur la condamnation adressée de fait à tout public populaire. Ceci redoublé par la mention de l’art « par essence démocratique » qu’est le cinéma, alors qu’en face (du côté d’un cinéma d’auteur dit « élitiste ») nous n’aurions qu’une poignée de happy few. On lui répondra qu’il existe des exceptions à la règle des « entrées ».  Et puis Guigue oublie de préciser que le public de cinéma a sensiblement évolué depuis un demi siècle et ne peut plus être qualifié de « populaire » (ce sont les « classes moyennes », plutôt jeunes, ou encore les adolescents toutes classes confondues, qui fréquentent les salles de cinéma aujourd’hui). Mais surtout l’absence de toute analyse politique conduit l’auteur à se baser sur des « évidences sociologiques » qui ne résistent pas à l’examen.

 Pourtant l’important pour le rédacteur de l’entrée « Divertissement » serait ailleurs quand il indique que pour nos happy few « l’âge d’or du septième art est dernière nous, il ne subsiste que de manière marginale au travers du cinéma d’auteur ». Donc, pour les mêmes, poursuit Guigue, le cinéma se trouve entre les mains de ceux pour qui le cinéma n’est qu’un moyen de faire de l’argent, ceci au détriment de la qualité. D’où, pour attirer la majorité des spectateurs, l’obligation de leur proposer des spectacles divertissants. Je passe sur le détail d’une analyse de type économique difficilement contestable, mais qui rapportée par l’auteur (celle de la poignée des happy few, toujours) prend un caractère caricatural, pour en venir à l’indication suivante. Selon Arnaud Guigue « maints spectateurs » (la majorité de ceux qui se rendent dans les salles obscures) refusent de « voir des films où ils craindraient de retrouver ce qu’ils vivent tous les jours ». Ceci étant associé à un « cinéma d’auteur français » à qui Guigue oppose l’exemple des James Bond (qui « sont bien davantage de nature à nous soustraire à notre quotidien »). C’est plutôt réducteur et cela pourrait être discuté, voire récusé depuis des éléments absents de la démonstration de notre rédacteur. A moins que Guigue ne prenne en considération que le public adolescent qui fait le succès des grosses productions américaines. Ce qui parait peu pertinent dans une réflexion qui prétend traiter de manière plus globale le cinéma. En tout état de cause la prime est donnée à l’évasion, seule susceptible d’arracher le spectateur à son triste quotidien.

 Pourtant l’essentiel reste à venir quand Arnaud Guigue indique que, non seulement nos happy few incriminent l’aspect commercial de la chose, mais par surcroît ils accusent ses promoteurs de « vendre du divertissement en vue d’abrutir les masses, de les conditionner et ainsi les manipuler » ; des accusations qui visent principalement l’Amérique. J’aurai plus loin l’occasion de le confirmer en étayant mon propos. On s’accordera ensuite avec Guigue pour dire qu’un cinéaste comme Chaplin était incontestablement populaire (encore aurait-il fallut ajouter qu’il n’était pas uniment logé à l’enseigne du divertissement). Guigne cite également Hawks et Hitchcock comme auteurs d’un cinéma divertissant (malgré tout). Là encore ce genre d’évidence mériterait un autre traitement. Ceci et cela pour avancer que cet « âge d’or du divertissement » (à savoir pour Guigue le cinéma à la fois « populaire et de qualité » du premier Hollywood) serait pour les détracteurs du « cinéma de divertissement » révolu, puisque désormais pour eux « le cinéma contemporain vise le divertissement pour le divertissement ». Cependant nous avons l’impression de tourner en rond lorsque Guigue conclut ici que le divertissement reste « la vocation première du cinéma quel qu’il soit ».

 On est alors étonné de constater que dans un dernier paragraphe Arnaud Guigue relativise ce qu’il a voulu démontrer tout au long de son article, en reconnaissant que  « rester à ce constat pascalien que tout est divertissement aboutirait à nier la spécificité de la rencontre esthétique ». Ce qui l’entraine à préciser : « Nous le savons, d’un film uniquement divertissant il ne reste rien. D’un grand film en revanche nous conservons ce que nous avons pu nous approprier pour nous-mêmes » . Pourquoi ne l’avoir pas dit plus tôt ? Le cahier des charges de ce Dictionnaire obligeait-il l’auteur de l’entrée « Divertissement » à cet exercice de balancier (le plateau penchant certes nettement en faveur d’une défense et illustration du divertissement). Cependant Guigue aurait pu ajouter que les films qui comptent, ceux qui viendraient prendre place dans notre panthéon cinématographiques, le plus souvent résistent lors de la projection (du moins vus la première fois). Ce n’est que dans l’après coup que nous les prenons pour ce qu’ils signifient désormais pour nous.

 On trouve encore plus caricatural en septembre 2017, dans le cadre du colloque  « Penser l’émancipation », avec l’intitulé de la communication suivante : « Arnaud Desplechin, fascination d’auteur pour une bourgeoisie blancho-sexiste ». Ce que l’on pourrait sous-titrer par : « Quand les cultural studies rencontrent les Indigènes de la République ». Est-il encore ici question de cinéma (le lacanien de service indiquera qu’à travers « blancho » il convient de lire « Blanchot » : « Vous savez, l’écrivain d’extrême-droite ») ? Celui de Desplechin a certes les moyens de résister à ce type de lecture qui nous ramène aux belles années staliniennes. L’ironie voulant qu’aux staliniens se sont substitués les épigones de courants culturels apparus dans l’Amérique de la fin du XXe siècle.

 J’en viens maintenant à ce qui motive plus précisément et plus directement l’ouverture d’une rubrique sur le cinéma. Après des considérations traitant de l’historicité du genre cinématographique, le morceau de résistance de ce texte, succèderont des commentaires sur la notion de cinéphilie. On conclura sur le mode plutôt mélancolique d’un cinéma qui aurait pu être différent de ce qu’il est devenu en ce début de XXIe siècle.

 D’abord je postulerais que le cinéma ne se distingue pas des autres formes d’expression artistique (littérature et poésie, musique, arts plastiques) si l’on fait l’hypothèse que les différents domaines de l’art s’inscrivent dans une même échelle de temporalité historique (prémices, âge classique, modernité, postmodernité). La différence étant que le cinématographe, né à la toute fin du XIXe siècle, a accompli cette « révolution » en seulement un siècle (les autres disciplines artistiques se situant à l’échelle d’un millénaire, ou plus). Ce qu’il est par exemple convenu d’appeler « modernité » dans les discours littéraires, musicaux, picturaux (de Baudelaire à Joyce, de Wagner et Debussy à Schoenberg, de Manet à Picasso) correspond pour le cinéma au renouvellement de l’expression cinématographique apparu en France (avec Godard, Resnais, Varda, les premiers Truffaut et Chabrol), en Italie (Antonioni), au Japon (Oshima), au Brésil (Rocha) à la fin des années 50 et durant le début de la décennie suivante. Cette modernité-là pourrait être brièvement définie à travers les remises en causes suivantes : celle des représentations dominantes dans le cinéma (codes et mythologies du cinéma classique), de sa temporalité (le cinéma classique toujours, où le temps est une modalité de l’action), des genres cinématographiques (western, thriller, comédie musicale, épouvante, péplum…), économique (les restrictions budgétaires nécessitent l’invention de nouvelles formes cinématographiques). Dans une moindre mesure ce cinéma cultive davantage un principe d’incertitude, se prête à l’improvisation, se révèle moins tributaire du couple scénariste  / dialoguiste ; ou encore pratique l’art du collage, de la citation, du détournement.

 Une « seconde modernité », dix ans plus tard, pouvant être associée au renouveau du cinéma allemand (Fassbinder, Wenders, Kluge), suisse (Tanner, Soutter), américain « indépendant » (Cassavetes), ou située dans le prolongement de la première en France (Rivette, Eustache), en Italie (Bertolucci, Bellocchio), et au Japon (Wakamatsu). Il va sans dire que des cinéastes à la personnalité autant affirmée que Bresson, Bergman, Tati, Kurosawa, Rossellini, Mizoguchi, Bunuel, Welles, avaient auparavant préparé le terrain. Et encore avant eux les Renoir, Dreyer, Vigo, plus quelques francs tireurs des cinémas hollywoodiens et soviétiques. Ensuite, à partir des années 80, faut-il retirer le mot pour conserver la chose avec des cinéastes aussi singuliers que Oliveira et Monteiro, voire Hong-Sang-soo, Desplechin, Garrel, Dumont, Cavalier, Costa, Haneke, Robert Kramer, Weerasethakul, Kechiche ? Et de s’interroger sur les limites de cette catégorisation en citant ici Visconti, Fellini, Pasolini,  Moretti, Pialat, Rohmer, Franju, Allio, Vecchiali, Mocky, Melville, Etaix, Guédiguian, Demy, Ophuls, Syberberg, Herzog, Kieslowski, Allen, Kubrick, Hitchcock, Losey, Ruiz, Guerman, Tarkovski, Naruse, Imamura, Kiarostami, Kaurismaki, Akerman, Brisseau, Moullet, Mankiewicz, Satyajit Ray (en y ajoutant quelques oubliés de la cinéphilie :  Delvaux, Iosseliani, Murer, Dutt, Paulo Rocha).

 Certains lecteurs seront peut-être étonnés de ne trouver dans ces différentes listes qu’un nombre relativement limité de réalisateurs américains (ou ayant fait l’essentiel de leur carrière aux États-Unis). Une première réponse, évoquant des questions de goût, ne nous mènerait pas loin (tous les goûts étant dans la nature, n’est ce pas) ; ou trop loin, compte tenu des limites de cette introduction. Cependant, de manière oblique, l’occasion m’est donnée ici d’évoquer une thèse à laquelle je ne souscris pas, répandue dans des milieux cinématographiques et même au-delà : celle d’une certaine exception du cinéma américain (le désaccord ne portant pas tant sur l’existence même de cette exception que, ceci posé, l’analyse qu’il importe de tenir). Cette thèse se trouve par exemple défendue par Jean-Baptiste Thoret dans Dictionnaire de la pensée du cinéma (à l’entrée « Moderne » de l’ouvrage : comme si dans un autre type de dictionnaire on confiait l’entrée « Pompier » à un pyromane). Pour Thoret, qui tente dans un premier temps de définir ce que serait la modernité dans le cinéma européen, il n’y aurait pas lieu de tenir le même discours avec le cinéma américain : les cinéastes étasuniens, qui n’ont pas été indifférent à l’onde de choc venue de France et d’Italie (Thoret oublie le Japon), n’entendaient pas pour autant « rompre avec une tradition qui est celle de l’entertainment et du cinéma populaire » mais voulaient « plutôt s’approprier le système et imposer au sein de la machine hollywoodienne, leurs propres visions, leurs propres manière de tournage (…) et de production (…) Autrement dit ils veulent révolutionner Hollywood de l’intérieur « (sic). En même temps, poursuit Thoret, le « nouvel Hollywoodien » se veut admiratif de l’ancien et conserve avec celui-ci un socle commun (traduit en terme de « recherche du père » et de « quête des origines »). En définitive, selon Thoret le cinéma américain reste le dépositaire d’une « énergie encore disponible » : de là une « incompatibilité de nature entre la modernité européenne et le cinéma américain », le second mettant en avant « le mythe pour lui fondateur de l’action ». Hollywood est mort, vive Hollywood ! C’est vouloir occulter en quoi le cinéma, comme dans la littérature, la musique, les arts plastiques, s’est efforcé de rompre à un moment précis de son histoire avec des modèles qui, faute d’être renouvelés, versaient dans l’académisme : le « nouvel Hollywood » reproduisant en quelque sorte l’ancien. Sans parler du contenu idéologique de la « machine à rêve » hollywoodienne dont les Thoret et consort ne disent mot.

 Définir un cinéma postmoderne s’apparente plus à une gageure. Il nous faut revenir en arrière, à l’époque classique, celle dite de l’âge d’or du cinéma hollywoodien, lequel, du temps de sa splendeur déjà, faisait la publicité d’un monde lisse, sans véritable conflit, mensonger, aliénant, au travers duquel le spectateur pouvait se divertir, c’est à dire évacuer ce pourquoi il avait par ailleurs toutes les bonnes raisons du monde de ne pas trouver celui-ci admirable. Ou pour le dire autrement, avec les mots de Jean-Louis Comoli et Vincent Sorrel : « L’erreur serait de croire que les spectacles de divertissement n’ont pas d’effet idéologique. C’est tout le contraire. Moins la leçon ressemble à une leçon, moins elle ennuie, plus elle distrait, plus elle est efficace. L’américan way of life a été promu par les comédies hollywoodiennes les plus drôles. Amoureux de ces comédies (Minnelli, Cukor, Hawks, McCarey, Preston, Sturges), nous avons été saturés d’idéologie : le succès, la « réussite individuelle », le travail récompensé, l’ordre, la loi, l’aisance, le confort, le combat des femmes avec hommes, la maison, le petit monde des familiers… tout cela a été avalé sans questions dans la mesure où c’était divertissant ». Cette industrie du divertissement, laquelle comptait certes dans ses rangs des cinéastes dont les indéniables qualités formelles entraient en contradiction avec l’aspect idéologique du contenu de leurs films, fabrique aujourd’hui des produits formatés pour les publics du monde entier : films catastrophe, blockbusters, biopics pour celui des salles obscures, séries pour celui de la télévision (le tout s’adressant à la quasi totalité de la planète). C’est ici qu’il convient de définir le cinéma postmoderne. Et encore, l’exercice s’avère difficile puisque cette postmodernité-là recoupe deux façons de l’aborder : comme esthétique pour la première, et de façon plus décisive comme l’un des modes de structuration de notre monde pour la seconde.

 Nous serions entrés dans « l’âge des séries » à croire de nombreux commentateurs.  L’esprit critique qui hier encore permettait de distinguer ce qui relevait d’un geste artistique d’un côté (disons d’un cinéma qualifié « exigeant »), et de la production culturelle à grande échelle de l’autre (celle de la culture de masse), semble avoir déserté depuis une vingtaine d’années les rangs des professionnels de la profession cinématographique, voire de la gente intellectuelle intervenant dans les différents domaines de l’image : du moins ceux qui jouent le rôle de prescripteurs auprès des « nouvelles classes moyennes » fréquentant les salles de cinéma et consommant at home des séries télévisées. On se souvient pourtant que ces mêmes produits, pour rester avec les séries (même s’ils sont aujourd’hui plus sophistiqués, et qu’ils s’adressent à des publics plus qu’à un public), suscitaient du mépris ou une indifférence amusée (à l’instar une trentaine d’années plus tôt du prototype Dallas), quand ils ne faisaient pas l’objet d’un décryptage  sociologique ou sémiologique (du moins critique). Comment en sommes nous donc arrivés là ?

 Il y a une explication globale, liée à l’état de ce monde. La reprendre ici nous ferait sortir de notre sujet, le cinéma. On évoquera juste la démission de ceux qui, philosophes, sociologues, anthropologues, sémiologues, écrivains, journalistes traitant des arts plastiques, de la littérature et du cinéma, ont abandonné toute exigence critique pour devenir en quelque sorte les apologues d’un genre, la série télévisée, censé selon eux décrire notre monde contemporain. Là dessus vient se greffer la réhabilitation de la « narration pour la narration », induisant un mode de dépendance encore inusité (ce que certains traduisent par « je suis accroc aux séries »). En tout état de cause le public captif des séries n’est pas moins aliéné que celui qui devant son écran de télévision fait le succès de la téléréalité. La différence résidant dans le choix de l’aliénation : le premier s’en targuant contrairement au second. C’est à l’attention de ce premier public, pluriel il va sans dire, que l’on scénarise, met en boite et diffuse des séries qui, d’un produit à l’autre, confortent son goût ou sa propension pour l’impertinence à la mode de l’époque, ou le cynisme, ou l’insolite de pacotille, ou l’humour trash, dans des fictions montrant le cas échéant des minorités visibles ou sexuelles, sans oublier le recyclage de certaines traditions cinématographiques (en particulier à travers les genres « gore » et « vampires »). Les publics des séries qui entendent « vivre avec leur temps » le subordonnent à un rapport de distinction, vis à vis des formes ringardisées du feuilleton ou du téléfilm, qui se révèle en définitive et par surcroît être le mode dominant au travers duquel les nouvelles classes moyennes imposent leurs goûts culturels en matière d’expression cinématographique.

 Nous revenons au cinéma en abordant maintenant le versant esthétique de la postmodernité. Un vaste chantier mériterait d’être ouvert. Dans la perspective d’une hypothétique ouverture quelques noms, parmi les « vaches sacrées » de la cinéphilie contemporaine, peuvent être jetés en pâture : ceux de Lynch, Tarantino, des frères Cohen, Almodovar, pour se limiter à ces cinéastes. Alors que les cinémas de la modernité, par définition dirais-je, se voulaient critique d’une représentation du monde héritée du cinéma classique, ou tiraient les conséquences de l’épuisement des formes cinématographiques dominantes, ceux de la postmodernité, soit en revalorisant le cinéma promu par l’industrie culturelle depuis un mode de formalisation hérité de la modernité, soit en parodiant les cinémas de la modernité jusqu’à l’élaboration d’une esthétique kitsch, contribuent à vider cette même expression de tout contenu critique pour proposer en lieu et place ce cinéma postmoderne adoubé par la quasi totalité de la critique cinématographique. Ceci et cela ayant partie liée avec la reprise idéologique datant des années 80, et amplifiée depuis la décennie suivante.

 Un autre facteur doit être pris en compte pour souligner l’une des spécificités du genre cinématographique. Plus que les autres formes d’expression le cinéma a été l’objet d’une fascination qui confine à la fétichisation : ce qui prend ici le nom de cinéphilie n’a pas d’équivalent dans la littérature, les arts plastiques et la musique. Ce n’est pas par hasard si la cinéphilie en France est née dans les lendemains de la Libération, à une époque où le cinéma américain, interdit d’écrans durant l’occupation, revenait en position de force dans les salles obscures hexagonales. D’où la naissance d’une cinéphilie privilégiant le cinéma hollywoodien au détriment des cinémas du reste du monde. Ceci facilité, durant les années 50, par l’académisme (sauf cas particuliers) du cinéma français pendant cette même période : l’évolution d’un Carné et d’un Autant-Lara, voire d’un Duvivier l’illustrant. Cette valorisation, pour ne pas dire surestimation du cinéma hollywoodien induisant des effets paradoxaux chez André Bazin justifiant en 1946 la censure américaine, le fameux « code Hays » (laquelle permettait l’expression d’un certain type d’érotisme, selon Bazin), ou pervers chez François Truffaut faisant l’éloge de cette même censure huit ans plus tard au nom d’une « nécessité moraliste ». Dans un registre différent signalons l’existence d’une tendance dite mac-mahonienne, représentative d’une cinéphilie pure et dure articulée autour d’un carré d’as (Losey, Lang, Preminger, Walsh), sectaire voire fascisante. La cinéphilie certes, déjà à cette époque avec Renoir et Rossellini, accueillera ensuite la plupart des grands noms des cinématographies extra-américaines. Mais elle n’en contribuera pas moins à marginaliser ou minorer des cinéastes plus difficilement identifiables selon les tables de loi (ou les critères du moment) pour des raisons de contenu politique, d’expression formelle ou de singularité.

 On dira, pour développer un dernier thème, que le cinéma aurait pu être différent de ce qu’il est devenu. Un propos en quelque sorte déjà tenu par André Breton, déclarant en 1951 « On ne peut se défendre d’une certaine nostalgie à l’idée de ce que le cinéma eût pu être et permettre si la sordidité de l’époque, jointe aux conditions, pires que toutes autres, de sa propre  « exploitation » n’avaient été pour l’amputer des ailes dés le nid. Un cinéma différent certes pour des raisons qui ont été plus haut suggérées, en y ajoutant aussi  une poésie plus que jamais absente du cinéma contemporain. C’est l’occasion de dire un mot sur le cinéma muet qui s’est révélé plus en phase que le parlant avec une expression de type poétique. Même si celle-ci a pu prendre un caractère différent chez Feuillade (Les vampires, plus particulièrement) et dans le burlesque (Chaplin et Keaton, aux deux extrémités du genre, en étant les exemples les plus accomplis). On pourrait le compléter par le côté visionnaire d’un Abel Gance (J’accuse, et surtout La roue). Le genre burlesque n’a pas pour autant disparu avec le parlant, mais seuls les Marx Brothers, puis Jacques Tati vingt ans plus tard peuvent être comparé à ces glorieux devanciers (ou encore Etaix, voire Jerry Lewis). Mocky et Iosseliani ne sont pas à proprement parler des cinéastes burlesques : ils peuvent cependant être rattachés à cette tradition sous l’angle du grotesque pour le premier, et de l’insolite pour le second. Il va de soi que l’intérêt que l’on éprouve pour des cinéastes comme Vigo, Dreyer, Bresson, Bunuel, Fellini, Godard, Rivette, Franju, Demy, Delvaux, Garrel, Ruiz, Dumont, recoupe des préoccupations d’ordre poétique.

Pareilles constatations après d’autres, pour revenir à la situation actuelle, peut déboucher sur un constat mélancolique. Même si l’on met en avant des facteurs d’ordre objectif, sur l’état du monde et l’évolution des sociétés contemporaines, qui viendraient relativiser ces sombres observations, ce que je retiens malgré tout de cette mélancolie me parait mille fois préférable au sempiternel « vivre avec son temps » qui tient lieu de viatique aux spectateurs de l’époque présente. S’il est vrai que pour la plupart de ceux-ci cela va de soi, pour d’autres, moins ignorants (ou qui avaient pu un temps « s’y laisser prendre »), de toute façon ce cinéma-là  selon eux allait à sa perte, devenait caduc, obsolète, ou alors, sans y voir de contradiction, était devenu un objet muséographique et à ce titre devait être conservé, sinon embaumé. Donc aujourd’hui, comme hier, il s’agit encore et toujours d’exercer son esprit critique contre la tendance dominante du cinéma contemporain (même si la « nouvelle vague » se trouve de nos jours dotée d’un fort capital symbolique, comme dirait Bourdieu, en son temps elle ne représentait qu’une minorité certes agissante). Sauf que cette tendance n’a plus grand chose à voir avec celle que d’aucuns dénonçaient 60 ans plus tôt (celles plutôt : l’académisme du cinéma français des sixties et le « miroir déformant » du cinéma hollywoodien étant les deux faces de la même pièce) : une dénonciation d’ailleurs limitée aux pays dans lesquels les règles du jeu cinématographique se trouvaient remises en question. Serait-ce un combat d’arrière-garde alors, compte tenu de la marginalisation aujourd’hui de toute cinématographie susceptible de remplir ce cahier des charges ? Une telle question une fois de plus dépasse celle du cinéma. Et puis, avouons-le, notre exposition propose des thèmes de discussion qui resteront à l’état de questions. L’accent, pour évoquer l’avenir de cette rubrique, sera davantage mis sur des filmographies ou des cinéastes oubliés, ou sous-estimés, ou négligés, ou qui font l’objet de malentendus, ou qui seraient ostracisés ; plus qu’il ne s’agira de prendre en compte tout le cinéma, de manière critique s’entend. Cela parait difficilement envisageable pour différentes raisons dont l’une résume toutes les autres : le cinéma qui se fait aujourd’hui ne se trouvant pas au premier plan des préoccupations de l’auteur de ces lignes. Ce qui ne veut pas dire pour autant que le sujet serait secondaire ou négligeable, je me suis suffisamment exprimé ci-dessus, de surcroît dans un monde où les images ont pris une telle importance. C’est justement pour ne pas rendre les armes devant ce flux ininterrompu d’images qu’il importe, ceci posé, de défendre « une certaine idée du cinéma », fut-elle minoritaire ou en voie de disparition.

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ANNEXE : 100 FILMS

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1916 : Les vampires (Louis Feuillade)

1922 : La roue (Abel Gance)

1928 : Steamboat Bill Jr (Buster Keaton)

1931 : La chienne (Jean Renoir) - Les lumières de la ville (Charlie Chaplin)

1933 : La soupe aux canards (Léo Mac Carrey)

1934 : L’Atalante (Jean Vigo)

1936 : La partie de campagne (Jean Renoir)

1938 : Quai des brumes (Marcel Carné)

1945 : Les enfants du paradis (Marcel Carné)

1951 : Le journal d’un curé de campagne (Robert Bresson)

1953 : Contes de la lune vague après la pluie (Kenji Mizoguchi)

1954 : L’intendant Sansho (Kenji Mizoguchi)

1955 : La vie criminelle d’Archibal de la Cruz (Luis Bunuel)

1957 : Le cri (Michelangelo Antonioni)

1958 : Vertigo (Alfred Hitchcock) - Le salon de musique (Satyajit Ray)

1959 : Les cousins (Claude Chabrol) - Hiroshima mon amour (Alain Resnais)

1960 : Les bonnes femmes (Claude Chabrol) - L’Avventura (Michelangelo Antonioni)

1961 : Paris nous appartient (Jacques Rivette) - Snob’s (Jean-Pierre Mocky)

1962 : Cléo de 5 à 7 (Agnès Varda) - Jules et Jim (François Truffaut)

1963 : Le soupirant (Pierre Etaix) - Le silence (Ingmar Bergman) - Huit et demi (Frederico Fellini) - Le mépris (Jean-Luc Godard) - Le feu follet (Louis Malle)

1964 : Prima della rivoluzione (Bernardo Bertolucci) - Les parapluies de Cherbourg (Jacques Demy) - Désirs meurtriers (Shohei Imamura) - Bande à part (Jean-Luc Godard) - Gertrud (Karl Théodor Dreyer)

1965 : Pierrot le fou (Jean-Luc Godard)

1966 : Au hasard Balthazar (Robert Bresson) - L’homme au crâne rasé (André Delvaux)

1967 : Mouchette (Robert Bresson) - Les demoiselles de Rochefort (Jacques Demy) - Play time (Jacques Tati)

1968 : Je t’aime je t’aime (Alain Resnais) - Un soir un train (André Delvaux)

1969 : L’amour fou (Jacques Rivette) - Charles mort ou vif (Alain Tanner) - Les damnés (Luchino Visconti)

1971 : La salamandre (Alain Tanner) - Mort à Venise (Luchino Visconti) - Rendez vous à Bray (André Delvaux) - La cérémonie (Nagisa Oshima)

1973 : La maman et la putain (Jean Eustache) - Tous les autres s’appellent Ali (Rainer Werner Fassbinder) - La grande bouffe (Marco Ferreri)

1974 : Une femme sous influence (John Cassavetes) - Mes petites amoureuses (Jean Eustache) - Le droit du plus fort (Rainer Werner Fassbinder) - La gueule ouverte (Maurice Pialat) - Faux mouvement (Wim Wenders) - Femmes femmes (Paul Vecchiali) - India Song (Marguerite Duras) - Céline et Julie vont en bateau (Jacques Rivette)

1975 : Numéro 2 (Jean-Luc Godard) - Au fil du temps (Wim Wenders)

1976 : L’innocent (Luchino Visconti) - 20 jours sans guerre (Alexis Guerman)

1977 : Annie Hall (Woody Allen) - Une sale histoire (Jean Eustache)

1978 : Corps à coeur (Paul Vecchiali) - In girum umus et consumimur igni (Guy Debord)

1979 : Loulou (Maurice Pialat) - Leminge (Michael Haneke).

1980 : De la vie des marionnettes (Ingmar Bergman)

1982 : Identification d’une femme (Michelangelo Antonioni) - L’état des choses (Wim Wenders)

1983 : Prénom Carmen (Jean-Luc Godard) - A nos amours (Maurice Pialat) - Les trois couronnes du matelot (Raoul Ruiz) - Liberté la nuit (Philippe Garrel) - Dans la ville blanche (Alain Tanner)

1985 : L’âme soeur (Freddie Murer) - Sans toit ni loi (Agnès Varda)

1987 : Les ailes du désir (Wim Wenders)

1988 : Tu ne tueras pas (Krzystof Kieslowski) - Les cannibales (Manoel de Oliveira) - La bande des quatre (Jacques Rivette)

1989 : La comédie de dieu (Joan César Monteiro)

1990 : Crime et délit (Woody Allen) - Van Gogh (Maurice Pialat)

1991 : La belle noiseuse (Jacques Rivette)

1992 : Benny’s vidéo (Michael Haneke)

1993 : Le Val Abraham (Manoel de Oliveira)

1997 : Funny game (Michael Haneke)

1999 : L’humanité (Bruno Dumont)

2001 : La ville est tranquille (Robert Guediguian)

2002 : Turning gate (Hong Sang-Soo)

2004 : Rois et reines (Arnaud Despléchin)

2009 : Le ruban blanc (Michael Haneke)

2010 : L’étrange affaire Angelica (Manoel de Oliveira)

2011 : Hors Satan (Bruno Dumont)

2014 : P’tit Quinquin (Bruno Dumont)

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N B : Se limiter à 100 titres peut paraître arbitraire, voire injuste à l’égard de certains cinéastes. Une telle liste élargie comporterait un ou plusieurs titres de films de cinéastes déjà présents dans ce florilège, et d’autres, pour se limiter à ces quelques noms, de Welles, Wakamatsu, Cavalier, Kechiche, Pasolini, Rohmer, Franju, Ophuls, Iosseliani, Tarkovski, Soutter (ou encore des cinéastes dont la filmographie inégale comporte au moins un film digne d’y figurer : Clouzot, Jessua, Ozon, Altman, Polanski, Schöndorff).

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Max Vincent

décembre 2017