DÉFENSE DU CINÉMA DE MICHAEL HANEKE COMME ANTIDOTE À L’ALIÉNATION DU SPECTATEUR DANS LE MONDE ET LE CINÉMA CONTEMPORAINS



















  Le cinéma de Michael Haneke est depuis une vingtaine d’années l’un des plus controversés, sinon plus par une partie de la critique cinématographique. Encore faut-il distinguer parmi ces critiques l’explicite, auquel il sera répondu en général et dans le détail (d’un film à l’autre). Et l’implicite. Dans ce registre on dira que le cinéma d’Haneke remet en cause celui, dominant, du modèle américain ou de ceux qui à travers le monde s’en inspirent (ou en reprennent la facture et les recettes), voire en amont le cinéma hollywoodien ou tout cinéma dit « de genre » (appellation de moins en moins contrôlée en raison de la prolifération des genres, la mention d’un « cinéma social » en étant la dernière illustration). Cela relèverait donc d’un crime de « lèse cinéma » qui ne doit pas resté impuni. D’où cette hostilité envers Haneke depuis Funny Games, et qui n’a cessé depuis de perdurer. Elle paraît autant alimentée par des propos tenus par Haneke (à travers les nombreux entretiens accordés ici et là par le cinéaste : du moins ceux sur lesquels s’est focalisé cette même critique) que par ses films mêmes. C’est évidemment plus commode  d’isoler un propos d’Haneke pour renchérir sur maints aspects jugés insupportables de son cinéma. A ce titre, citons quelques uns des qualificatifs que lui adressent ses détracteurs : « moralisateur », « professoral », « démonstratif », « pervers », « ennuyeux », « obsessionnel », « rabat-joie », et j’en passe. 

  Cependant, principal reproche, Haneke serait un « manipulateur » : on l’accuse ici de vouloir « manipuler le spectateur ». Ce qui prête à sourire s’agissant du cinéma. Pour tenter de l’expliquer ajoutons que cette même critique ne retient ici des propos d’Haneke que la lettre, ou plutôt une partie de la lettre. Citons l’exemple d’un entretien de Michael Haneke avec Sarah Chiche dans lequel le cinéaste déclare : « J’essaie de manipuler le spectateur pour qu’il se rende compte qu’il est manipulé et l’amener à plus d’indépendance d’esprit. C’est exactement le contraire de ce que fait un film de propagande. Et beaucoup de films de « divertissement » ne sont rien d’autre que des films de propagande. Un grand nombre de films américains, sous couvert d’entertainment, sont des films de propagande politique ». Ce propos, à condition de le citer en entier, est parfaitement clair. Je le partage entièrement. On comprend bien les réticences ou l’hostilité d’une certaine critique devant pareille déclaration. Et l’utilisation qui peut être faite dans le cas présent d’un membre de phrase. Le malentendu, pour parler euphémiquement, tient à l’emploi du verbe « manipuler ». Il s’avère ici mal choisi. Je dirai plus loin en quoi, contrairement à ce que prétendent les détracteurs du cinéaste, Haneke s’adresse à l’intelligence du spectateur. Nous aurons l’occasion de le vérifier à travers des exemples concrets, tirés de ses films.

  Une dimension, partie prenante de cette controverse, n’a pas été encore évoquée. Je la tient pour négligeable tout en reconnaissant qu’elle ne l’est nullement pour les professionnels de la profession. Là le reproche concerne moins le cinéma d’Haneke à proprement parler que sa réception critique, publique et institutionnelle. Deux films, successivement présentés par Haneke au Festival de Cannes dans la section officielle (Le Ruban blanc en 2009, et Amour en 2012), ont tous deux reçus la palme d’or. Ce qui n’a pas été sans interférer défavorablement sur la réception critique du second de ces films (du moins dans les rangs des critiques réservés, pour ne pas dire plus envers le cinéma d’Haneke). Indiquons, pour dire un mot sur les festivals en général, que la focalisation des médias sur pareil événement n’a principalement d’importance qu’en fonction des retombées économiques que ces différents marchés génèrent. Ce qui n’est pas incompatible avec la volonté des responsables de ces festivals de promouvoir le cas échéant des films provenant de pays n’étant pas en mesure de lutter à arme égale dans un marché mondial très largement dominé par les productions américaines (et dans une moindre mesure les pays véritablement dotés d’une industrie cinématographique). Cela contribuant à rectifier un tant soit peu la tendance dominante du marché. Donc, pour résumer, si l’essentiel à Cannes pour les professionnels se passe en off, le public lui, à l’instar de la critique, ne retient que le côté promotionnel de l’événement. Et plus encore l’aspect compétitif de la sélection officielle. L’attribution de prix à Cannes, Venise et Berlin n’a d’importance, répétons-le, que pour ceux qui veulent bien la lui accorder. Il s’agit de vitrines indispensables à la bonne santé du cinéma, diront certains. Sans aller jusqu’à dire que ces compétitions relèvent de la loterie, différents facteurs (la personnalité du président du jury, les habituels marchandages, les dosages subtils pour obtenir un palmarès « équilibré », des préoccupations plus politiques et humanitaires que cinématographiques, la mise à l’écart des films les plus « dérangeants », etc.) contribuent à l’établissement de palmarès parfois insolites. Pour rester à Cannes et avec la palme d’or rares sont les années ou le jury couronne « le meilleur film » de la compétition. Il suffit de consulter le palmarès depuis 1950 pour constater que mains films « majeurs » des 70 dernières années n’ont obtenu que des lots de consolation, ou sont revenus bredouilles. Alors que mains films « mineurs », médiocres, ou aujourd’hui totalement oubliés se sont trouvés couronnés. Il arrive cependant, rarement, que cette palme d’or soit justifiée. Citons, dans l’ordre (en rajoutant à cette liste les deux films d’Haneke) : Viridiana, Le guépard, Les parapluies de Cherbourg, L’homme de fer, Paris Texas, La vie d’Adèle. C’est peu en regard des 68 palmarès rendus depuis 1950 (à l’exception de 1968 où nul prix ne fut attribué). Plusieurs cinéastes considérés « majeurs » par l’auteur de ces lignes ont concouru plusieurs fois à Cannes ou Venise ou Berlin sans rien obtenir. Je viens d’en donner les raisons, les huit exceptions citées confirmant la règle. Il y aurait beaucoup à dire sur l’ambiguité d’un art (le septième) qui est même temps la principale des industries culturelles à l’échelle mondiale. Il semble préférable d’en rester là avec cette digression cannoise.


  Ce court essai sur Michael Haneke ne traite que de la production dite cinématographique du cinéaste alors qu’Haneke, auparavant, avait réalisé plusieurs films de fiction pour la télévision autrichienne. Ceci parce que ces « téléfilms », pour des questions de droit, ne sont pas en mesure d’être diffusés sur les écrans français ou d’ailleurs. Les seules projections « autorisées » l’étant dans le cadre de festivals ou de rétrospectives consacrées au cinéaste autrichien. Ce qui parait regrettable puisque lors de ses entretiens avec Michel Cieutat et Philippe Rouyer (recueillis dans Haneke par Haneke), le cinéaste et ses interviewers s’y réfèrent assez longuement. C’est également le cas de plusieurs des contributeurs du livre coordonné par Valérie Carré, Fragments du monde : retour sur l’oeuvre de Michael Haneke. J’ai eu l’occasion de voir l’un d’eux, Leminge (diffusé à la télévision autrichienne en 1979) lors de la rétrospective que la Cinémathèque française avait consacré en 2009 à Michael Haneke. Ce film m’avait fait une très forte impression lors de sa projection. Donc il est très dommage qu’il n’existe pas une édition en DVD de ce film.

  Disons, pour clarifier notre propos, que cette défense et illustration de cinéma d’Haneke ne l’érige pas en « modèle absolu » de ce qu’il serait souhaitable que le cinéma devienne. Un discours équivalent, par delà ce qui diffèrencie ces deux cinéastes, pourrait être tenu par exemple avec Bruno Dumont, voire Hong Song Soo. Il y a cependant une spécificité propre au cinéma d’Haneke qu’il convient de souligner. Celui-ci, indépendamment de l’indéniable plaisir que nous ressentons devant l’un et l’autre de ses films, relève d’une pensée sur le monde dont le contenu critique va maintenant être abordé. Cependant, avant d’en venir dans le détail à l’analyse de cette filmographie, trois données doivent d’abord être prises en compte sur le cinéaste. Celles-ci ne sont pas étrangères à ce qu’à de « rigoureux » ce cinéma. Il s’agit de la notion d’auteur, de la direction d’acteurs, et du rôle de la musique.

  Haneke a écrit - scénarisé et dialogué - tous ses films (à l’exception de La pianiste, adapté par ses soins d’un roman d’Elfriede Jelinek). Dans ses entretiens il revient souvent sur ce qu’on appellera « l’attention méticuleuse » du cinéaste à la lumière, aux costumes, aux décors, au montage. On y apprend qu’avant un tournage il sait exactement ce qu’il veut. Relevons aussi le très grand nombre de prises, preuve manifeste de l’exigence du cinéaste (du moins selon les critères propres à ce cinéma). Ce qui permet de passer à la direction d’acteurs puisque la plupart les comédiens interrogés sur ce sujet n’ont pas manqué de relever cette même exigence. Pour reprendre une métaphore musicale on pourrait dire que les acteurs jouent exactement ce qu’indique une partition comportant de multiples indications. Ce qui se traduit sur le plan cinématographique par la grande justesse de ton des comédiens, connus ou méconnus, d’un film à l’autre. A l’instar de celle, sans être exhaustif, de Juliette Binoche dans Code inconnu, de Benoit Maginel, Annie Girardot et surtout d’Isabelle Huppert dans La pianiste, de Daniel Auteuil dans Caché, de Jean-Louis Trintignant et Emmanuelle Rivat dans Amour. 

  Pour aborder la troisième donnée, Haneke, fait suffisamment rare pour être souligné, n’a jamais fait appel à un compositeur de musique de film ; ni même utilisé de musique déjà enregistrée (classique, jazz, pop, chanson) pour aucun de ses films (à l’exception, minimale, de Funny Games). Les seules musiques présentes dans le cinéma d’Haneke sont diégétiques. Ce qui veut dire que les personnages dans le film les entendent : concerts, enseignement du piano, radio, télévision, ordinateur. On remarque que des cinéastes dont Haneke se sent proche (Bresson, Pialat, Dumont) se signalent aussi par leur retenue, pour ne pas dire plus sur le plan musical (1). Pourtant, le paradoxe n’est qu’apparent, tous ne sont nullement réfractaires à la musique, bien au contraire. Et l’on ajoutera qu’Haneke la connaît certainement mieux que la quasi totalité de ses confrères cinéastes. Evidemment aimer la musique ne signifie pas aimer toutes les musiques. En tout cas pareille raréfaction est en totale contradiction avec l’attitude de maints cinéastes postmodernes qui nappent (comme on le dirait d’une sauce) du début à la fin leurs films d’un fond musical. Une attitude en phase avec celle de nos contemporains ne pouvant se passer (chez eux, dans les lieux publics, en voiture, et même au bureau) d’un fond musical. Il existe certes des formes d’aliénation plus pernicieuses, mais celle-ci souligne une dépendance qui n’a pas grand chose à voir avec l’amour de la musique. C’est même exactement le contraire. D’ailleurs pour qui l’ignorerait Haneke est un mélomane. 


  Les trois premiers films d’Haneke sont souvent associés sous le nom de « trilogie de la glaciation ». Le cinéaste, à qui l’on doit cette formulation, l’a récusée dans un second temps : reprise par la critique elle se révélait trop restrictive et un tantinet simplificatrice. Par commodité nous la conservons cependant entre guillemets. En ce qui concerne son premier film, Le septième continent (1989), Haneke s’est inspiré d’un fait divers pour écrire son scénario : le suicide collectif d’une famille autrichienne ayant auparavant détruit tous les biens et objets présents dans son appartement. Le film est divisé en trois parties (1987, 1988, 1989), trois moments de la vie de cette famille. Citons un propos d’Haneke qui vaut pour toute son oeuvre, et qui se révèle déjà pertinent avec Le septième continent : « Je crois en revanche qu’on ne peut s’empêcher d’avoir recours à la critique de l’idéologie dès qu’on tente de se confronter consciemment au monde, mais là ne réside pas le but premier d’une oeuvre d’art. La dimension politique, comme d’ailleurs toute autre dimension en art, dépend exclusivement de la pratique de l’art et non de la volonté de faire passer un message ». Ceci pour dire, ici précisément, que la « dimension politique » du Septième continent, nullement explicite, se rapporte à tout ce qui dans ce monde-là réifie les individus (monde où l’homme perd sa qualité de sujet pour se trouver réduit à l’état d’objet). Le film l’exprime avec l’exactitude requise, depuis une forme proche de celle du cinéma de Bresson, la plus à même de traduire le sentiment de dépossession de personnages pourtant bien dotés par la société de consommation. Comme l’indique Éric Dufour dans son ouvrage Qu’est-ce que le mal monsieur Haneke ? : « Les échanges sont réduits à des échanges marchands et les objets réduits à leur valeur d’échange. De plus ce sont les rapports entre les individus eux-mêmes qui sont montrés comme devenant des rapports entre des marchandises, où l’autre n’apparaît plus que comme un instrument réduit à sa fonction ». 

  Une existence (celle d’un couple de la classe moyenne et de leur enfant) par conséquent

réduite à sa plus simple fonctionnalité, faite de répétitions (les gestes quotidiens après le réveil, les courses au supermarché, le lavage de la voiture). La seule possibilité de s’extraire de ce vide quotidien étant matérialisée par la présence d’une affiche publicitaire de vacances au bord de la mer (ou d’évasion vers l’Australie). La seconde partie du film, un an plus tard, reprend le déroulé de la première avec quelques sensibles variations cependant, qui introduisent comme de légères et significatives distorsions dans une mécanique bien réglée. Dans la troisième partie, en rupture avec les précédentes, les protagonistes détruisent progressivement tout ce que contient leur appartement (à l’exception du poste de télévision) avant de se donner la mort. Il paraît possible que la « mauvaise réputation » d’Haneke provienne de deux scènes de cette troisième partie : d’abord celle où le père brise l’aquarium malgré les protestations de l’enfant (provoquant l’agonie des poissons rouges), et surtout celle durant laquelle le couple se débarrasse dans la cuvette des WC de tous les billets que contenait leur compte en banque, en y mettant le temps nécessaire. 


  Le second film de cette trilogie, Benny’s Vidéo (1992) a fait connaître Michael Haneke en France. Le propos critique, moins général que dans Le septième continent (moins abstrait également), se rapporte à la prolifération des images en cette fin de XXe siècle, leur consommation passive, et plus encore ce que peut produire pareille dépendance. Il s’agit d’un film pionnier puisqu’il est, du moins à ma connaissance, le premier à rendre compte d’un tel sujet d’une manière que je qualifierai d’adéquate (en évitant ce double écueil : celui d’une dénonciation strictement morale,  ou d’une incapacité à trouver la bonne distance vis-à-vis de ce sujet). Benny n’a pas un comportement qui puisse, généralement, le différencier des adolescents de son âge. En ce sens il n’est pas plus perturbé qu’un autre. Même s’il s’agit d’une tendance dominante chez tous les adolescents des pays développés, Benny, ici plus que d’autres, s’isole du monde réel dans sa chambre, lieu circonscrit à la diffusion des images (celles de la télévision et des vidéos filmées par Benny). Ce qui contribue, malgré les apparences, à l’isoler de sa cellule familiale : les parents en étant en partie responsables, bien involontairement. Fait remarquable un rideau posé sur la fenêtre de sa chambre, de jour comme de nuit, isole l’adolescent de l’extérieur tandis qu’une caméra filme en permanence la rue (images que Benny reçoit s’il le désire par le canal de son écran de télévision, selon le principe d’une caméra de surveillance).  Une vidéo plus particulièrement fascine Benny (nous la découvrons au tout début du film) : celle de l’abattage d’un cochon, filmé par l’adolescent, que Benny repasse en boucle en s’arrêtant chaque fois sur le moment l’on tue le porc à l’aide d’un pistolet d’abattage. C’est ce même pistolet (il l’a dérobé) que Benny appliquera sur le trempe d’Eva, une fille de son âge, afin de lui faire subir (à l’issue d’un jeu stupide entre eux) le même sort que le cochon. Ceci après avoir montré à Eva la vidéo sur l’abattage. 

  Il parait possible que Benny ait été à la fois déçu et contrarié par l’absence ou presque de réaction de la jeune fille devant les images de cette vidéo et qu’il lui en ai tenu rigueur. Mais il ne s’agit que d’une interprétation. Ce qui importe avant tout, ce que plusieurs commentateurs d’ailleurs ont relevé lors de la sortie du film, étant que Benny, qui comme beaucoup d’adolescents consomme de manière massive des vidéos de films empruntés, et de préférence de films violents (à l’instar ici de Toxic Avenger) n’est plus en capacité ceci posé de faire la différence entre la réalité et la fiction. C’est aussi dire que la dépendance soulignée plus haut entraîne Benny à vivre dans un monde virtuel, mais pas n’importe lequel : celui à travers lequel l’esprit de Benny se déplace, comme s’il s’agissait d’un jeu vidéo, prend les contours de ce cinéma américain que l’adolescent consomme à fortes doses. 

  Sinon, pour revenir à Benny’s Vidéo, lors du passage d’Eva dans sa chambre Benny avait déplacé la caméra (filmant en permanence la rue) dans leur direction : seul moment où la jeune fille manifeste quelque affect en découvrant son image sur l’écran. Ce qui s’ensuit, le meurtre ou l’accident (c’est selon), se trouvera donc filmé par cette caméra. Benny, qui parait surpris et désemparé par l’effet produit par le pistolet d’abattage, ne supporte pas alors les cris de la jeune fille (« Tais-toi ! tais-toi ! lui demande-t-il), et s’y reprend en deux fois (il revient chaque fois recharger le pistolet) pour tuer définitivement Eva. On ne voit que le corps de la jeune fille qui rampe pour sortir de la pièce (et donc sort du cadre de la caméra), ces deux derniers coups de feu ayant lieu hors champ. Benny aura néanmoins la présence d’esprit de nettoyer le sol du sang d’Eva, (peut être refait il machinalement des gestes vus auparavant dans un film), et de cacher le cadavre dans un coin de sa chambre.

  Deux jours plus tard ses parents rentrent de week-end. Benny, qui se trouve dans l’incapacité de les informer de ce drame (du moins, en se faisant raser le crâne juste avant leur retour, éprouve-t-il le besoin de les alerter à sa façon). Sans prononcer le moindre mot il les en informe en les confrontant aux images vidéo du meurtre. Les parents hésitent d’abord sur la décision qu’il convient de prendre, puis en l’absence de Benny (retourné dans sa chambre mais qui a laissé la porte entrouverte et entend leur conversation) ils décident de se débarrasser du cadavre. Cela se fera en dehors de la présence de Benny et de sa mère, partis durant une semaine en Egypte. Tout est réglé dit le père, quand tous deux rentrent de ce voyage. 

  La vie reprend alors son cours. Pas tout à fait puisque nous voyons des images enregistrées par la caméra de Benny. Celle d’une raie de lumière à l’extérieur de sa chambre. Nous comprenons, en entendant la voix des parents, que Benny a enregistré leur discussion ce soir-là, débouchant sur la décision que l’on sait. Une vidéo, découvre-t-on alors, passée sur l’écran du poste de police où Benny s’est rendu. Et où, ce témoignage rapporté, il demande : « Je peux m’en aller maintenant ? ». Durant le plan suivant l’adolescent croise ses parents qui s’apprêtent sans doute à être auditionnés. Le regard de ces derniers exprime à la fois de la dureté et de l’incompréhension. Nulle parole n’est dite. Seul Benny balbutie : « Excusez-moi ». Auparavant, interrogé par les policiers, qui cherchaient une explication au meurtre d’Eva, Benny leur avait répondu : « Je voulais simplement savoir comment c’est ». Une phase qui à elle seule résume tout le film.

  

  Tout au début de 71 fragments d’une chronologie du hasard (1994), le troisième volet de cette « trilogie de la glaciation », un carton indique : « Le 23 décembre, l’étudiant Maximilien B, âgé de 19 ans, a tué trois personnes dans la succursale d’une banque viennoise, et s’est donné la mort en se tirant une balle dans la tête ». C’est depuis ce fait divers qu’Haneke a construit son scénario. Ou plutôt il sert de conclusion à une fiction fragmentée (celle des vies de l’étudiant, des trois personnes assassinées, de leurs proches) en 71 séquences. Le geste criminel de Maximilien ne s’explique pas, du moins rationnellement. Car l’enchaînement des faits débouchant sur ces meurtres et ce suicide (l’indifférence méprisante d’un pompiste, le rabrouement d’une employée de banque, l’agressivité physique d’un client de cette même banque, puis celle verbale d’un automobiliste) ne sauraient tenir lieu d’explication, sinon par l’évocation d’un « pétage de plomb ». Cependant, à la lumière de tout ce qui précède, de ces différents fragments de vue donc, on émettra l’hypothèse que l’explication doit être recherchée dans l’existence d’un tel monde, du fonctionnement d’une telle société. L’action se passe certes en Autriche mais pourrait se dérouler dans n’importe quel autre pays développé, les mêmes causes produisant les mêmes effets. On étaiera notre hypothèse depuis le rapport dialectique établi par le cinéaste entre les images d’actualité, télévisées, vues par quelques uns des personnages du film, et les fragments de vie évoqués plus haut ainsi inscrits dans cette temporalité-là. Si Haneke souligne l’incommunicabilité ici au sein d’un couple, là entre un père et sa fille, elle s’explique moins pour des raisons psychologiques que par celles qui renvoient à l’organisation sociale, laquelle plus que dans n’importe quel film de Haneke mérite d’être qualifiée « société du spectacle ». Pour ne donner qu’un exemple, le garçon roumain venu clandestinement en Autriche (nous suivons de manière fragmentaire ses pérégrinations dans une ville autrichienne), dont le sort indiffère sinon plus tous ceux qu’il croise (à l’exception des policiers, pour de toutes autres raisons), passant à la télévision après s’être rendu à la police, et y racontant sa vie suscite alors l’empathie des téléspectateurs (pas tous, on l’imagine, mais du moins quelques uns de ceux qui auraient pu auparavant le croiser). Et en particulier celle du couple se trouvant à ce moment-là dans une démarche d’adoption envers une fillette autrichienne (qui se révèle très rétive à l’affection que lui prodigue ce couple), et qui jette alors son dévolu sur le petit roumain.

  Vincent Grossmann (dans l’ouvrage Fragments du monde : retour sur l’oeuvre de Michael Haneke) a consacré une étude à cette trilogie dite « de la glaciation ». Elle s’articule selon lui autour de trois refus. « Tout d’abord un refus de donner des explications claires et rationnelles aux actes violents commis par Georg, Benny et Maximilien ». Ce qui signifie que chaque spectateur peut avancer les explications psychologiques qui lui conviennent mais qu’aucune ne prévaut, l’accent se trouvant mis par Haneke sur la dimension sociale (dans le sens d’une critique sociale). Ensuite le refus « de tout montrer ». On a vu avec Benny’s Vidéo l’importance du hors champ lors du meurtre d’Eva, ce qui vaut aussi pour l’agonie des trois membres de la famille du Septième continent, et à l’intérieur de la banque pour 71 fragments… (les victimes se trouvant également hors champ). Enfin, pour conclure, « ces trois films manifestent le refus d’une violence présentée comme un spectacle dont le spectateur pourrait se délecter ». Ce que le film suivant, Funny Games, exprimera avec maestria. Ceci et cela incitant Grossmann à écrire que Haneke « crée ainsi, en creux, en négatif, une véritable éthique du spectateur ». Une dimension fondamentale de ce cinéma sur laquelle j’aurai l’occasion de revenir.


  De 1997 date Funny Games. Ce film, controversé lors de sa sortie, contribue néanmoins à mieux faire connaître Haneke. Le cinéaste fait désormais partie de ceux « qui comptent », grâce ou en dépit des controverses qui ne cesseront désormais, en particulier avec Caché et Amour. On dira de Funny Games qu’il s’agit d’une « expérience limite » de ce que peut produire pour le mieux le cinéma. A savoir l’un des projets les plus ambitieux (sans remonter à l’invention du cinématographe) depuis l’émergence de la « nouvelle vague ». D’ailleurs, sous un certain aspect (l’utilisation du regard caméra), Funny Games n'est pas sans point commun avec A bout de souffle de Godard. D’une manière plus générale Funny Games pourrait être comparé à Une sale histoire de Jean Eustache, cette géniale mise en abîme de la représentation au cinéma. A la différence qu’Haneke poursuit la réflexion ébauchée dans ses trois films précédents, en dénonçant certes la violence d’un certain cinéma d’action ou d’horreur, mais surtout en l’exprimant formellement : la forme, dans Funny Games, induisant le contenu. C’était déjà d’une certaine façon ce qui caractérisait les trois films dits « de la glaciation » (plus Benny’s Vidéo que les deux autres) mais Haneke ici avec Funny Games l’illustre d’une manière plus radicale, puisqu’il remet en cause par la bande la grammaire même du cinéma. C’est bien entendu ce qu’on lui reprochera le plus sous des prétextes divers.

  Le scénario de ce film peut être résumé en deux phrases. Une famille (un couple et un enfant) appartenant à la classe moyenne autrichienne se rend un week end au bord d’un lac où elle possède une résidence secondaire. Ils reçoivent la visite de deux garçons (deux jeunes adultes aperçus précédemment dans la propriété des voisins) qui, très progressivement, vont se révéler être des tortionnaires, puis des meurtriers. Funny Games échappe à toute catégorisation (ce n’est pas véritablement une fable, ni une anticipation, ni un film d’horreur) et ne contient nulle information sur les deux tortionnaires (sont-ils des anges exterminateurs, des incarnations de la puissance du mal, des agents d’une allégorie nazie ?). 

  Écartons d’abord un premier contresens. Des commentateurs, en évoquant le jeu auquel le couple se livre en voiture, dès le générique (reconnaître des chanteurs interprétant des oeuvres lyriques, selon le modèle de notre « Tribune des critiques de disques »), en ont conclu que revendiquer pareille musique renvoyait à une classe bien précise, la bourgeoisie. Ce qui serait expliquer le comportement des deux tortionnaires, métaphoriquement s’entend, sans bien entendu le justifier. Passons sur le fait que dans l’Italie du XIXe siècle (l’une des deux oeuvres lyriques entendues étant de Mascagni) le peuple était majoritairement présent à l’opéra. Relevons que cette famille appartient sociologiquement parlant à la « classe moyenne supérieure » (voiture confortable, résidence secondaire au bord d’un lac, bateau, cannes de golf, etc.). Ce qui constitue un dispositif sur lequel va s’appuyer le cinéaste. Haneke reprend à dessein un environnement et des personnages renvoyant au cinéma américain dominant (ou à tout cinéma mainstream). Une indication essentielle s’impose concernant la direction d’acteur. Haneke a demandé aux comédiens représentant les victimes (les trois membres de la famille) de jouer dans un registre dramatique, et à ceux désignés comme étant leurs tortionnaires de privilégier le registre comique. Cet aspect ludique accentuant la cruauté de certaines scènes. Dès l’arrivée des deux jeunes intrus l’enchaînement des faits relève d’une mécanique implacable. Peter, l’un des deux jeunes gens (le gros), se révèle d’abord maladroit et ridicule. C’est un autre sentiment, proche d’un certain malaise, celui d’une inquiétude diffuse, qui prend peu à peu le relai. Moins diffuse certes quand l’un des deux jeunes gens, en réponse à une gifle de Georg, le père, lui casse la jambe avec une canne de golf. Dès lors le huit clos devient étouffant. L’enfant d’abord, puis ensuite Anna (la mère) essaient de s’enfuir de la maison pour trouver du secours auprès du voisinage, mais ces deux tentatives sont vouées à l’échec.

  Tout ce qui vient d’être indiqué dans l’écriture du scénario pourrait se retrouver dans mains films d’horreur ou thrillers. Ce qui différencie Funny Games de ce cinéma là ne doit donc pas être recherché du côté du contenu, presque identique, mais de celui de la forme. On parlera ici de distanciation sans pour autant faire explicitement référence à Brecht. D’abord par le premier « regard caméra » (assorti d’un clin d’oeil) de Paul, le plus inquiétant des deux jeunes intrus. Ensuite par l’ironie présente dans la scène suivante. Lorsque Georg demande à l’un des deux tortionnaires : « Pourquoi faites-vous ça ? », Paul indique que Peter vient d’un milieu défavorisé (ses frères et soeurs se droguent, le père est alcoolique, la mère « en réalité, c’est lui, Peter, qui la baise »). Georg alors s’écrit : « Vous êtes dégoûtant, vous pourriez éviter de raconter ça devant le petit ! ». Ce à quoi Paul répond, benoîtement : « Oh pardon ! Quelle réponse voulez-vous ? Laquelle vous satisferait ». Et d’emballer sur une autre explication ponctuée par le rire de Peter (qui feignait précédemment l’accablement). Plus tard, s’adressant à la caméra, et reprenant la dernière phrase de Georg, Paul déclare : « Il y en a assez ? Vous voulez une autre fin, avec un développement plausible, non ? ». Mais le point d’orgue dans ce registre est atteint peu de temps après cette « adresse au spectateur ». Anna, à qui les deux tortionnaires demandent quelle arme aurait sa préférence pour éliminer Georg du monde des mortels, s’empare du fusil que tient Paul et tire sur Peter (lequel s’écroule, tué sur le coup). Paul, qui pour la première fois manifeste de l’affolement et de la contrariété, s’écrit : « Mais où est donc cette putain de télécommande ! ». Il la cherche fébrilement, la retrouve, et fait défiler en arrière les images vues précédemment à l’écran. Il s’arrête au moment où il tenait encore bien en main la carabine. On voit alors Anna tenter de s’emparer de l’arme sans y parvenir. Enfin, dans le dernier plan du film, Paul qui vient chercher soi-disant des oeufs de la part d’Anna chez une voisine, a un dernier regard caméra (l’image se fige tandis que défile le générique de fin) : invitation en quelque sorte à reprendre le film depuis le début, avec d’autres protagonistes victimes.

  Tous ces éléments, et en premier lieu l’essentielle séquence de retour en arrière (avec la télécommande) - de distanciation donc - contribuent à classer Funny Games parmi les « expériences limites » du cinéma. Dans ce registre le quatrième opus d’Haneke est certainement le film le plus singulier et le plus radical du cinéaste. Il l’est toujours, 22 ans plus tard, dans la mesure où par la suite Haneke n’a plus reproduit ce qui (je viens d’en donner le détail) aurait tourné au procédé et réduit ainsi Funny Games à un exercice de style. Quand Haneke a décidé de refaire Funny Games (devenu Funny Games USA) pour affronter « l’ennemi » sur son propre terrain, il a refait le film de 1997 à l’identique, plan par plan (même si l’on peut relever ici ou là de légères différences, relevant des conditions de production). Ce que j’appelle distanciation, pour y revenir, illustre ce qui pour Haneke tient lieu de manifeste : insister sur le fait que ses films ne portent pas sur la violence mais sur le rapport que le spectateur entretient avec la violence (« contrairement à ce que l’on prétend trop souvent, je ne traite pas de la violence en soi, mais uniquement de sa représentation et de l’exploitation qu’en font les médias »). 

  Haneke rappelle que lors de la première projection de Funny Games, au moment où Anna s’empare du fusil entre les mains de Paul et tire à bout portant sur Peter (le corps du tortionnaire semble comme pulvérisé sous la violence du choc), des spectateurs dans la salle ont applaudi. Tout comme ils le font ou le feraient, en leur for intérieur, avec maints thrillers, films d’horreur, ou dits « de genre ». Cela porte le nom de « violence légitime » et est l’un des invariants du cinéma américain depuis ses origines (La naissance d’une nation pour ne citer que lui). Le western l’illustrera à travers l’épopée de la conquête de l’Ouest : la défense et illustration de la loi et l’ordre mettant plus ou moins hors champ l’extermination des tribus indiennes. Le western ne remplissant plus ce cahier des charges vers les années 1960 (ou parodiquement à travers son avatar « spaghetti »), cette violence-là avait en partie perdu son pouvoir de légitimité. Cependant elle n’a pas pour autant disparu des écrans : cette « violence légitime » se trouvant aujourd’hui illustrée par d’autres genres cinématographiques.

  Il est dommage qu’une conférence de Michael Haneke de 1995, intitulée « Violence et médias », n’ait pas été traduite en français. Éric Dufour la résume en ces termes : « Haneke souligne ce qui fait passer et valoir la violence dans les films américains contemporains : d’abord l’inscription du film dans un genre ; ensuite la justification morale de la violence (…) qui fait apparaître cette violence comme une libération ; et enfin, l’humour et le côté parodique, on pense évidemment aux films de Tarantino qui produisent, par là, une esthétisation de la violence ». On ajoutera qu’Haneke, de film en film, détourne les codes d’un cinéma fasciné par la violence. Mais c’est certainement avec Funny Games que sa manière de traiter frontalement le sujet a fait l’objet de plus d’incompréhension : des « critiques » prenant au pied de la lettre ce que Haneke pourtant dénonçait. Citons, lors de la sortie de Funny games en France, ce commentaire de Pierre Murat dans Télérama : « Dégueulasse ! C’est un film détestable. A la fois bête et déplaisant  (…) Froid, glacé. Impersonnel. Mais peut-on impunément filmer l’horreur sans prendre parti ! ». D’autres commentaires, moins stupides que ceux de Murat, ont reproché à Haneke de dénoncer la violence au moyen de la violence.

  Quelques précisions s’imposent. Tout comme dans ses films précédent les deux meurtres (celui de l’enfant d’abord, du père ensuite) ont lieu hors champ. Dans le premier cas nous entendons un coup de feu alors qu’à l’écran Paul, impassible, se confectionne un sandwich dans la cuisine. Comme l’indique Haneke dans un entretien : « On ne peut pas montrer le visage de la mère après le meurtre de l’enfant , ça n’est pas possible, ça deviendrait obscène (…) Pour moi, montrer ça de loin relevait d’une décision éthique ». C’est également ce qu’exprimait Alain Tanner vingt ans plus tôt lors de la sortie de Messidor (son sixième film et la première mort violente présente dans son cinéma : également hors champ, on n’entend qu’un coup de feu) où Tanner revendiquait le même souci éthique. Reste l’exemple cité plus haut, du meurtre de Peter par Anna, particulièrement spectaculaire, filmé selon les critères en vigueur des films d’action ou d’horreur contemporains. Mais, répétons-le, Haneke l’annule puisqu’il s’agit comme on le sait d’une fausse suppression. L’unique raison pour laquelle cette mort-là pouvait être montrée, en même temps que sa spectacularisation se trouvait elle dénoncée.

  J’ai parlé plus haut de distanciation en l’illustrant à travers des exemples précis. On pourrait aussi dans une moindre mesure relever des « éléments de distanciation » avec d’autres films de Haneke. Pourtant le cinéaste de s’y est pas référé explicitement dans l’un ou l’autre de ses entretiens. Il n’en a pas moins exprimé d’un film à l’autre son souci de prendre de la distance avec le sujet et les personnages. Citons ici ce propos extrait de Haneke par Haneke : « Quand j’écris un scénario je me sens obligé de créer une certaine distance, sinon je me sens mal à l’aise ». Il y a deux façons d’aborder ce sujet. D’abord à travers la référence brechtienne. Citons Brecht : « Le but de la distanciation était d’amener le spectateur à considérer ce qui se déroule sur la scène d’un oeil investigateur et critique. Les moyens utilisés étaient ceux de l’art ». Des commentateurs ont durant la seconde moitié du XXe siècle usé et abusé de la terminologie « distanciation ». D’où ce côté démonstratif que l’on a parfois non sans raison reproché au théâtre de Brecht. Didi-Huberman, dans un ouvrage principalement consacré à l’auteur de Mère Courage (Quand les images prennent position), indique justement que « Brecht, d’abord, ne prétend distancier toutes choses que pour démontrer les rapports historiques et politiques où elles prennent position à un moment donné. En ce sens, la distanciation est une opération de connaissance qui vise, par les moyens de l’art, une possibilité de regard critique sur l’histoire ». Ajoutons qu’il y a nécessité de créer une distance pour éviter que le spectateur ne s’identifie à l’un ou l’autre des personnages. Même si cette question de l’identification s’avère plus complexe, voire plus retorse que ce qui vient d’être indiqué. Haneke n’a jamais été brechtien, y compris que je sache durant la partie de sa vie où il se partageait entre son travail de metteur en scène de théâtre et celui de réalisateur à la télévision autrichienne. Néanmoins, avec Funny Games plus particulièrement, cette « possibilité de regard critique sur l’histoire » s’élargit même à tout le cinéma fonctionnant sur le principe dénoncé par Funny games (les éléments de distanciation que j’ai relevés l’accréditant).

  Ensuite il existe d’autres moyens au cinéma de mettre à distance le spectateur sans se référer à Brecht. Par exemple Robert Bresson à travers sa notion de « modèle » : ces modèles, comme l’écrit Vincent Amiel, « ne composent pas de personnages, ils se contentent de prêter au cinéaste des fragments de gestes, des éclats de voix, que le montage prendra en charge ». Ce décalage créant des effets de distanciation qui ont éloigné Bresson d’une grande partie du public, mais qui ne sont pas moins constitutifs de ce qu’il faut bien appeler la radicalité du cinéma de Bresson. Haneke s’est souvent référé à Bresson, du moins dans les débuts de sa carrière cinématographique (Au hasard Baltazar étant, avec Le Miroir de Tarkovsky, le film préféré d’Haneke). Une influence sensible dès les premiers plans du Septième continent, mais qui deviendra moins évidente dans la filmographie ensuite d’Haneke.

  

  On a pu dire avec le film suivant, Code inconnu (2000), qu’il serait en quelque sorte l’équivalent français de 71 fragments d’une chronologie du hasard. Cela se discute puisque dans le film autrichien il n’existe pas véritablement de différence de traitement entre les nombreux personnages alors que dans Code inconnu l’accent se trouve principalement mis sur le couple Anne / Georges (ensemble ou séparément, et plus ici Anne que Georges). Davantage en tout cas que les personnages liés aux séquences « africaine » (articulée autour d’Amadou et son père), « roumaine » (Maria), et « paysanne » (Jean, le frère de Georges, et son père). Code inconnu est peut-être le film d’Haneke qui résiste le plus à l’interprétation. Citons ce qu’en dit le cinéaste dans Haneke par Haneke : « Comme toujours mon souci, quand je faisais ce film, était de permettre un maximum d’interprétations, d’inviter le spectateur à apporter ses propres réflexions à partir de ce que je montre. Il faut être particulièrement vigilant sur la fin, qu’elle ne se ferme pas sur le point de vue du réalisateur, mais incite au contraire le spectateur à l’investir avec ses propres convictions ». Ce qu’affirme ici Haneke de la fin de Code inconnu vaut pour tous ses films. Pourtant avec ce cinquième opus force est de constater que l’aspect « ouvert » revendiqué par le cinéaste peut encourir le reproche de dispersion. En raison, d’abord, de la différence de traitement des personnages évoquée plus haut. Pas tant car Haneke consacrerait moins de temps aux épisodes « africain », « roumain », « paysan » que parce que les scènes qui se signalent plus que les autres à l’attention du spectateur sont précisément celles où figure Anne (jouée par Juliette Binoche). 

  Avant d’y venir signalons le long plan séquence de la seconde scène (virtuose dans sa manière de présenter les principaux personnages du film, Georges et son père paysan exceptés). J’y reviendrai un peu plus loin. Dans trois scènes que l’on pourrait qualifier de « film dans le film », les différentes prestations d’Anne, une actrice, donnent l’occasion à Haneke de détourner, depuis ce procédé de mise en abîme, les codes du cinéma spectaculaire. Pourtant, dans un tout autre registre, c’est principalement la scène appelée « Anne dans le métro » qu’il convient de décrypter. Cette séquence, remarquable, a souvent été commentée. Il s’agit d’un long plan fixe juste modifié par quelques légers recadrages. Anne se fait draguer par un jeune arabe dans le métro. Comme elle ne répond pas et manifeste la plus totale indifférence, le jeune homme devient agressif, puis se tait lorsqu’il s’installe à côté d’elle. Enfin il lui crache au visage lorsque que la rame s’immobilise. Il se fait alors rabrouer par un vieil arabe qui l’apostrophe (en arabe) : « Honte à toi ! ». La rame repart avec les trois protagonistes : Anne (qui a des difficultés à cacher son trouble), le vieil arabe (qui regarde fixement devant lui), et le jeune arabe (hors champ) qui descendra à la prochaine station en poussant un cri.

  Il y a différentes façons d’interpréter cette scène au fort contenu émotionnel. On peut tancer le jeune beur en estimant que son attitude relève du harcèlement, débouchant (le crachat) sur une agression physique, et donc déclarer son comportement inadmissible. Tout comme on peut considérer que l’attitude d’Anne, son indifférence, n’a pas été sans faire monter les enchères. Se serait-elle manifestée en demandant au jeune arabe de ne plus l’importuner, l’incident, sans doute, n’aurait pas pris de telles proportions. Car son indifférence peut, à tort ou à raison, être prise pour du mépris. Le jeune beur ne connaît certes pas les codes de bonne conduite. A ce sujet remarquons que ce qui était déjà vrai en 2000 l’est encore plus en 2019. Il paraît possible de se livrer à ces différences interprétations sans se prononcer en faveur de l’un ou l’autre des protagonistes. Ceci parce que Haneke, durant la totalité de ce plan séquence, ne se positionne pas comme le feraient d’autres cinéastes prenant le parti d’Anne pour les uns, ou du jeune arabe pour les autres : soit d’un point de vue féministe, soit depuis une position « racialiste » ou « décoloniale ». Haneke laisse donc le soin au spectateur de se faire par lui-même sa propre opinion. Ce qui s’inscrit particulièrement en faux contre le principal reproche que les détracteurs d’Haneke adressent au cinéaste.

  Cette scène se situe vers la fin du film. Elle permet, celle-ci et d’autres précédemment, de relever qu’Anne, une actrice qui joue juste, n’est pas toujours dans la tonalité qui conviendrait, ou souhaitée dans la vie quotidienne. Quant à son compagnon, Georges, il parait avoir comme on le dit trivialement « le cul entre deux chaises  : entre ses tribulations de grand reporter et photographe de guerre (il revient du Kosovo) et ce qu’il vit à Paris. Pour lui les choses sont plus simples là-bas qu’ici. C’est du moins ce qu’il préfère penser puisque, lors d’une discussion qui l’oppose dans un restaurant à l’une de ses amies, il n’est pas capable de lui prouver en quoi ses photos de guerre relèvent d’une « expérience vécue » (alors qu’auparavant il récusait le propos de son interlocutrice, laquelle s’interrogeait sur le bien-fondé de ce genre de photos, en taxant sa démarche de « théorique »). Anne et Georges, chacun dans leur registre, ne sont pas exempts d’une certaine mauvaise conscience vis-à-vis de quelques uns des aspects de la « misère du monde » dont Code inconnu rend compte. La seconde scène, dont plus haut j’ai évoqué la virtuosité, donne plusieurs indications indispensables à la bonne compréhension du film. Citons ce racisme qui ne dit pas son nom (avec Amadou) et la situation des migrants (via Maria, la mendiante roumaine). Amadou s’insurge contre le geste de Jean (l’adolescent jette un papier qui contenait des pâtisseries en direction de Maria), et lui demande de s’excuser auprès d’elle. De l’altercation qui s’ensuit Amadou se retrouve au poste de police dans une position d’accusé, tandis que la mendiante roumaine (qui tente de prendre la fuite), sans papiers, sera expulsée. Un regrettable enchaînement de faits  provoqué par une réaction on ne peut plus compréhensive. Le film, ensuite, nous rappelant de manière non démonstrative les conséquences d’un geste a priori anodin. C’est du moins l’un des thèmes de Code inconnu, mais pas nécessairement celui que l’on retient en premier lieu le film vu.


  La pianiste (2001) est le seul film, de cinéma, d’Haneke adapté d’une oeuvre romanesque. Et pas n’importe laquelle puisqu’il s’agit du roman de ce nom d’Elfriede Jelinek, l’écrivain vivant à mes yeux le plus important depuis la disparition de Thomas Bernhard. Haneke s’est trouvé confronté à l’habituel problème concernant l’adaptation des oeuvres romanesques majeures. Il semble préférable de les « trahir » (tel Manoel de Oliveira avec Madame Bovary, devenu au cinéma Le Val Abraham) que de vouloir être le plus fidèle possible (à l’instar, pour ne pas quitter ce roman, de Claude Chabrol avec Madame Bovary le film), où le risque d’académisme devient patent. A trop vouloir respecter la lettre on risque souvent d’en perdre l’esprit. Ce que j’appelle ici « trahison » vaut pour les oeuvres classiques ou d’auteurs décédés. Car il parait difficile, voire impossible de « trahir » un auteur d’importance encore vivant. Avec son adaptation de La pianiste Haneke ne pouvait pas retranscrire ce qui fait principalement l’intérêt du roman de Jelinek : son écriture. Un discours que l’on ne tiendrait pas par exemple avec un Houellebecq. Haneke s’est relativement bien sorti de cet exercice périlleux. D’abord en éliminant tout ce qui se trouvait rapporté au passé d’Érika, la pianiste, pour privilégier la relation Érika - Walter (sans pour autant minorer celle, non moins névrotique, liant Érika à sa mère). Ensuite par la place accordée à la musique qui, si l’on peut s’exprimer ainsi, a rarement été si bien filmée (avec Rendez-vous à Bray d’André Delvaux). Enfin par l’impeccable direction d’acteurs. Signalons, pour conclure, qu’un certain nombre de critiques adressées à ce film lors de la sortie provenaient à l’évidence de journalistes qui n’avaient pas lu le roman La pianiste puisqu’il paraissait incongru de reprocher à Haneke ce qui était d’abord imputable à Jelinek.

  Le temps du loup (2003) est en partie un film raté. Ce qu’Haneke ne serait pas loin d’admettre. Il le met sur le compte d’une « erreur de casting ». Sans doute, mais il y a d’autres raisons. N’étant pas en mesure de dire par exemple en quoi des problèmes liés à la production du film ont pu négativement interférer sur le tournage du Temps du loup, j’en resterai là.


  Caché (2005) reste exemplaire du point de vue que Michael Haneke adopte pour chacun de ses films : laisser le soin au spectateur de se faire sa propre idée en laissant la porte ouverte à plusieurs interprétations. Ce qui paraît encore plus évident avec Caché puisque la vérité qui nous est peu à peu révélée (un souvenir d’enfance refoulé) ne contribue pas pour autant à résoudre la question posée dés le début du film : qui envoie les inquiétantes cassettes reçues par le couple Laurent ? En ce sens il y a comme une parenté entre Caché et Le Château de Kafka (adapté en 1996 par Haneke pour la télévision autrichienne) : plus nous nous approchons de la « vérité » de Georges Laurent, le principal personnage du film, plus - malgré les indices qui s’accumulent - l’incertitude prévaut en ce qui concerne la désignation d’un « coupable ». A l’exception du dernier plan du film, qui semble donner la clef de l’énigme. Mais sans qu’on sache à quel moment de l’histoire (avant, pendant, après) la rencontre insolite qui se présente à nos yeux à eut lieu. Une rencontre d’ailleurs qui peut échapper à certains spectateurs en raison de la nature de ce plan (un plan large, fixe, délimitant un cadre dans lequel se déplacent de nombreuses personnes). 

  C’est un autre plan fixe qui ouvre Caché : le générique défile alors que rien, ou presque rien n’apparaît dans un plan de rue. Ce « presque rien » se rapportant au passage sur l’écran de quelques passants, parmi lesquels Georges et Anne sortant de leur domicile à des moments différents. On apprend rapidement que tous deux le découvrent en visionnant une cassette vidéo réceptionnée devant leur porte. Pourtant, comme Georges le vérifie dans un second temps en se déplaçant dans la rue, il ne comprend pas comment, refaisant son itinéraire, il n’a pas remarqué la présence d’une caméra. Une seconde cassette, identique à la première, se trouve elle enveloppée dans un dessin, d’enfant a priori, représentant une tête d’où s’échappe du sang d’une bouche à demi ouverte. Un appel téléphonique où une voix inconnue demande à parler à Georges Laurent puis raccroche, puis un dessin d’enfant (identique au premier) reçu sur le lieu de travail de Georges (précisons que ce dernier est animateur d’une émission littéraire sur une chaîne de télévision), décide le couple à en informer la police qui se contente d’enregistrer sa déclaration. Ensuite Pierrot, leur fils, reçoit à l’école (soit disant adressé par son père) le même dessin d’enfant. Puis une troisième cassette (enveloppée dans un dessin d’enfant représentant un coq la gorge maculée de sang) est réceptionnée alors que les Laurent reçoivent des amis. Celle-ci, contrairement aux deux précédentes, a été filmée depuis une voiture sur une route de campagne, le véhicule s’immobilisant devant une habitation : « La maison de mon enfance », reconnaît Georges. 

  Un souvenir d’enfance, désagréable, va peu à peu ressurgir de la mémoire de Georges. C’est à ce moment-là que ses soupçons se portent sur une personne bien précise, sans qu’il se décide à en informer son épouse. Une quatrième cassette, permettant d’identifier une commune, une avenue, un immeuble, et un numéro de porte (il s’agit d’une cité HLM de Romainville où Georges n’a jamais mis les pieds) l’incite à refaire la même chemin, comme on semble l’inviter. Georges frappe à la porte de ce logement. L’homme qui y vit se révèle être, comme il le soupçonnait, Majid, ce jeune arabe que ses parents quarante ans plus tôt envisageaient d’adopter. Un projet que le petit Georges avait contribué à faire échouer. 

  Les événements s’enchaînent alors en lien avec le dévoilement du « secret » de Georges. L’association se faisant entre la « mauvaise conscience » de notre personnage (qu’il refuse d’admettre) et le massacre de manifestants algériens en octobre 1961 par la police de Papon (où les parents de Majid, qui travaillaient dans la ferme des parents de Georges, ont très certainement trouvé la mort). Haneke dans ses entretiens a bien précisé qu’il n’avait pas voulu faire un film sur la guerre d’Algérie, que ce refoulé-là dans un film produit et tourné en France s’imposait, mais qu’il aurait pu trouver des équivalents dans n’importe quel autre pays. Ce souvenir désagréable de Georges, longtemps refoulé, se rapporte à la décapitation d’un coq par Majid, et au sang qui avait alors giclé sur le visage de l’enfant (Georges prétextant que son père demandait à Majid, plus âgé, de tuer ce coq). Le petit Georges avait ensuite dit à ses parents que Majid crachait du sang, puis qu’il avait décapité ce coq pour lui faire peur. Les parents avaient alors sans doute compris que Georges ne voulait pas qu’ils adoptent Majid. D’où une certaine mauvaise conscience aussi de leur côté, ceci se trouvant accrédité par l’attitude de sa mère, quand Georges vient la voir lors d’un déplacement dans le sud et lui dit avoir rêvé de Majid (anticipant le cauchemar de la nuit suivante, durant lequel Majid décapite le volatile, puis s’approche menaçant sa hache à la main du petit Georges). Dans l’avant-dernier plan de Caché, Georges se remémore le moment où les professionnels de l’aide à l’enfance viennent chercher Majid, non sans difficulté : l’enfant s’enfuyant et criant qu’il ne veut pas partir. La place de la caméra indiquant le lieu où se trouvait alors Georges, assistant à la scène.

  Dans Vocabulaire de la psychanalyse Laplanche et Pontalis précisent que pour Freud le souvenir écran est un « souvenir infantile se caractérisant à la fois par sa netteté particulière et l’apparente insignifiance de son contenu ». Et qu’il distingue des « souvenirs écran « positifs » et « négatifs » selon que leur contenu est ou non dans un rapport d’opposition avec le contenu refoulé ». Un contenu évidemment négatif avec Georges. La manière dont ce refoulé se manifeste, d’abord inconsciemment, puis consciemment se trouve remarquablement traité par Haneke. Par de rapides plans d’insert, puis un autre un peu plus long, dans un premier temps. C’est lorsque que Georges prend connaissance de la troisième cassette, celle de la maison de son enfance, que ce souvenir refait consciemment surface. La mauvaise conscience de Georges se trouvant redoublée par celle qu’il éprouve envers Anne, à qui il ne ne dit rien de ses soupçons (sous le prétexte de les protéger, elle et Pierrot). 

  Nous en venons par conséquent au contenu de la cinquième cassette (l’échange filmé qu’ont Georges et Majid dans l’appartement de ce dernier). Pris pour ainsi dire en flagrant délit, Georges se trouve dans l’obligation d’avouer à son épouse la vérité. Ce n’est cependant qu’une partie de cette vérité, puisque Georges évoque le contexte de la guerre d’Algérie, la manifestation du 17 octobre 1961, la disparition des parents de Majid au lendemain de cette disparition, le désir de ses parents d’adopter Majid et celui de l’enfant qu’il était d’y contrevenir : d’où son « caftage » à l’époque. Pourtant le narrateur s’arrête là : Georges étant dans l’impossibilité de dire précisément ce qui avait provoqué de « caftage » (disant ne plus s’en souvenir), reconnaissant cependant qu’ensuite Majid s’était retrouvé dans un home d’enfants. Plus tard, bouleversé autant que traumatisé sur le moment par le suicide de Majid, se tranchant la gorge devant lui, Georges finit par avouer à Anne ce qu’il lui avait jusqu’à présent caché (l’épisode de la décapitation du coq). On subodore que pour son épouse rien ne sera jamais plus comme avant avec Georges. Elle risque à l’avenir de le mépriser. Soit en prenant sur elle, comme tout à la fin de L’Aventura, quand le personnage joué par Monica Vitti pose une main consolatrice sur l’épaule de son pitoyable compagnon, parce que les hommes sont faibles n’est-ce pas. Ou le mépris définitif du film de ce nom (celui du personnage joué par Bardot envers Piccoli). C’est également dans ce registre qu’il faut replacer la conversation tendue vers la fin du film entre Georges et le fils de Majid. Le jeune homme le quittant sur ce constat : « Je voulais savoir comment on se sent quand on a un homme sur la conscience. C’était tout ». En laissant Georges, qui s’en défendait quelques secondes auparavant (« Tu n’arriveras pas à me convaincre d’avoir mauvaise conscience parce que la vie de ton père a été peut-être triste ou bousillée ! Je ne suis pas responsable ») bouillir dans ce jus. L’échange suivant, « Bon alors qu’est-ce que tu veux ? Que je te demande pardon ?  - A qui ? A moi ? « , le souligne.

  Si l’on s’en tient à l’exposé des faits, le doute ne parait pas permis quant à la « culpabilité » de Georges. Pourtant, si l’on prend de la distance, ou si l’on tire Caché du côté de la fable n’est-on pas tenté de rééquilibrer les deux partis en présence ? Sans rien ajouter en ce concerne Georges, tout a été dit. Mais en face, ne faut-il pas évoquer, provoqué par l’esprit de vengeance, un dispositif particulièrement pervers. Autant raffiné d’ailleurs que pervers. Sans que l’on sache si le suicide de Majid en fait réellement partie (ce qui serait le point culminant de ce dispositif pervers, eu égard la décapitation du coq). Il est pourtant permis d’en douter, et même de le récuser puisque nulle cassette n’a été adressée aux Laurent après la cinquième (la cassette réceptionnée par le supérieur hiérarchique de Georges à la télévision n’étant qu’une copie de la cinquième). 

  Une question se pose au sujet de la mort de Majid. Pourquoi Haneke dont le cinéma nous avait habitué à reléguer la violence hors champ, qui a pour ainsi dire théorisé cette démarche, filme-t-il frontalement le geste meurtrier de Majid envers lui-même, un geste d’autant plus terrifiant qu’il est inattendu ? Sarah Chiche remarque que cette scène, en ajoutant la fausse suppression de Peter dans Funny Games (qui s’explique comme cela a été dit par son annulation) et celle de La pianiste où Walter frappe Érika (mais nous ne sommes pas ici dans le même registre) « sont les seuls exemples dans la filmographie de Haneke, où précisément on voit cette violence en action ». J’ai plus haut évoqué un « dispositif pervers », celui de l’envoi de cassettes et de dessins d’enfant. Mais ce dispositif n’est-il pas enrayé par la disparition de Pierrot ? En réalité une fausse disparition, le jeune adolescent ayant « oublié » de prévenir ses parents. Car le ravisseur ne peut être que Majid dans l’esprit de Georges. Une pseudo disparition dont les conséquences - l’irruption de la police (avec Georges) au domicile de Majid, l’interrogatoire de ce dernier et de son fils au commissariat - sont-elles de nature à expliquer ce suicide ? C’est là qu’il convient d’ajouter que la cinquième cassette montrait (Georges la découvrait à son domicile avec Anne, qui l’avait déjà visionnée) un Majid, après le départ de Georges, effondré et se prenant la tête dans ses mains. Un moment bouleversant, si l’on tente de reconstituer ce qu’a été la vie de cet homme, élevé dans un orphelinat, qui pourtant, malgré l’aversion que lui inspire Georges, reste digne lors de cette rencontre. Et l’on pourrait dire la même chose de son fils, lors de cette conversation tendue avec Georges, sur le lieu de travail de ce dernier. Un lien peut d’ailleurs être fait à travers le propos suivant du fils : « Vous avez privé mon père de la possibilité de recevoir une bonne éducation. A l’orphelinat on apprend la haine mais pas vraiment la politesse. Et pourtant mon père m’a bien éduqué ».

  L’ouvrage Fragments du monde : retour sur l’oeuvre de Michael Haneke contient des contributions d’universitaires américains, dont celles de Scott Loren et Jorg Metelmann pour qui Caché serait « la projection extériorisée d’un traumatisme interne portant sur la culpabilité post coloniale et l’espace domestique compromis ». C’est déjà forcer le trait. Plus loin on se demande si ces deux universitaires pêchent par méconnaissance de la société française ou si leur grille d’interprétation post-coloniale ne peut que déformer leur perception de la réalité, par exemple au sujet de la scène suivante. Lorsque Georges et Anne quittent le commissariat après avoir en vain alerté la police (deux cassettes et des dessins d’enfant leur ont été alors adressés), un Georges, énervé, s’engage entre une voiture et une camionnette pour traverser la rue. Un cycliste (jeune noir, assez grand) surgit soudainement et manque de le renverser. Georges lui crie alors : « Ca va pas, connard ! ». D’où s’ensuit une altercation à laquelle Anne met fin en déclarant que tous deux n’ont pas fait attention. Ce cycliste est évoqué par Loren et Metelmann comme « un migrant africain d’une classe inférieure » (sic). Que ce jeune noir soit d’origine africaine (plus qu’antillaise), c’est fort probable. Mais ce n’est nullement un migrant (rien dans son absence d’accent, son langage, ses expressions, son attitude ne l’accrédite). Et le fait de circuler en vélo dans les rues de Paris ne vous identifie pas pour autant aux « classes inférieures ». Cette altercation n’est là que pour signifier le degré de nervosité de Georges à ce moment-là. A l’opposé, si l’on peut dire, Rivarol a cru discerner à travers « les manipulations hypercérébrales et ultra-Politiquement correctes » de Haneke comme un manifeste de « l’anti France ». 

  Cependant la palme revient à Jean-François Thoret, promu détracteur en chef du cinéaste, écrivant dans Charlie Hebdo : « Haneke ne filme pas à hauteur d’homme mais de mirador, comme un juge sinistre et peu inspiré, sans jamais donner à ses personnages cobayes - qu’au fond il méprise - la moindre planche de salut. Pas d’explication, pas de nuances, pas de rachat possible : de même que Georges est pathétique dans sa volonté de refouler ce trauma historico-intime avec lequel Haneke le pilonne, de même ceux qui le pourchassent paraissent ontologiquement innocents ». Il n’y a pas une seule phrase de juste dans ce commentaire acrimonieux, très en dehors du sujet. Ce contresens patent de Thoret sur Caché cachant difficilement la mauvaise foi du critique. Et puis, pour qui se souvient des éditoriaux à l’époque de Philippe Val (qui avait embauché Thoret) dans Charlie Hebdo, il y a comme une proximité dans le discours entre l’un et l’autre. Mais nous n’en avons pas terminé avec l’insubmersible Jean-François Thoret.


  Le ruban blanc (2009) a suscité moins de polémiques que Funny Games ou Caché (ou celles à venir avec Amour). Cela s’explique certainement, une fois n’est pas coutume chez Haneke, par le temps de l’action, non contemporain (celle-ci étant située dans l’Allemagne du Nord à la veille de la guerre de 14/18) : le superbe noir et blanc y participant, et contribuant également à l’inscription du film dans un registre plus esthétisant qu’à l’ordinaire. Des éléments donc, en particulier le second, qui expliquent le relatif consensus autour du Ruban blanc. Ce qui ne veut pas dire pour autant que Michael Haneke se serait amendé, aurait arrondi les angles, ou serait pris en flagrant délit d’académisme. Bien au contraire, la noirceur propre au film n’est pas uniquement due à l’utilisation du noir et blanc, mais prolonge en quelque sorte la récurrente réflexion d’Haneke sur l’état de la société. A la différence ici que son propos traite d’un sujet très en amont de ceux qui d’habitude sollicitent le cinéaste depuis Le septième continent. 

  L’histoire que raconte Haneke dans Le ruban blanc se situe entre le début de l’été 1913 et la fin de l’été 1914. Le cinéaste y brosse le tableau d’une société villageoise, très majoritairement paysanne, au sommet de laquelle le hobereau local, un baron, exerce son autorité sur la vie des chaumières et celle des champs. L’autorité spirituelle étant le domaine du pasteur, véritable gardien des âmes et des consciences dans cette Allemagne du nord profondément luthérienne. Entre ces deux autorités et la plèbe villageoise, l’instituteur, le régisseur du domaine du baron, voire la sage-femme occupent une position intermédiaire. Le médecin, un libre penseur, n’a de comptes à rendre à personne et fait figure d’électron libre. C’est sans doute la raison pour laquelle il est la première victime de la série d’incidents qui vont défrayer la chronique du village pendant un an. Une grave chute de cheval, provoquée par un mince filin dressé entre deux arbres, l’envoie à l’hôpital, la clavicule brisée. L’enquête faite par un gendarme ne donne aucun résultat. L’accident mortel ensuite d’une paysanne dans un grenier vermoulu du domaine, mis sur le compte de la fatalité, révolte son fils aîné (pour qui le baron est indirectement responsable de la mort de sa mère). Lors de la fête de la moisson il décapite un champ de choux appartenant au baron. Le même jour Sigi, le jeune enfant du couple de hobereaux, disparait. On le retrouve durant la nuit ligoté, et ayant subi des sévices. Le lendemain à l’église, devant les villageois réunis, le baron les encourage à dénoncer le ou les agresseurs de Sigi. Le fils du paysan, ici disculpé, n’en ayant pas moins reconnu devant les gendarmes être l’auteur du fauchage des choux. Entre autres conséquences de l’épisode Sigi, son percepteur et la jeune nurse (qui s’occupe des deux enfants en bas âge du baron) sont renvoyés. Tout comme la famille de paysans (dont le fils est en prison) du domaine. On retrouvera peu de temps après le père pendu. Enfin la baronne quitte le village et l’Allemagne avec ses trois enfants pour l’Italie, où tous séjourneront jusqu’au printemps.

  Des mois s’écoulent, sans incidents. Le médecin revient au village et reprend ses consultations. L’incendie de l’une des granges du domaine précède l’agression dont est victime Karli, le fils handicapé de la sage-femme (retrouvé attaché à un arbre, et qui risque de perdre la vue). Une autre agression, moins grave, sur la personne du jeune Sigi incite la baronne à retourner en Italie avec ses enfants. On ne sait pas si elle mettra son projet à exécution puisque durant une violente dispute avec son mari celui-ci le lui interdit. Une altercation d’ailleurs interrompue par le régisseur, venu annoncer au baron l’assassinat de l’archiduc d’Autriche à Sarajevo. Il importe d’indiquer ici que le narrateur de ce récit, l’instituteur, entreprend de raconter ces événements de longues années plus tard. C’est la voix d’un vieil homme fatigué que l’on entend. L’instituteur avait 30 ans au début du récit et l’on suppose que son témoignage date des lendemains de la chute du Troisième Reich. Cette distance permet d’inscrire cette histoire locale dans la grande histoire. Celle racontée par un vieil homme qui éprouve parfois des difficultés à se souvenir.

  Ceci devait être précisé avant d’en venir aux scènes, essentielles, situées entre l’assassinat de Sarajevo et la déclaration de guerre. L’instituteur qui a récupéré une bicyclette (il lui importe de retrouver sa fiancée, qui vit et travaille à la ville, dans ce climat de menace de guerre) croise la sage-femme. Celle-ci le supplie de lui prêter ce véhicule : son fils venait de lui révéler les noms de ses agresseurs et il lui fallait le plus rapidement possible en informer la police du district. Il lui cède la bicyclette mais constate peu de temps après que l’habitation de la sage-femme est fermée. Tout comme celle du médecin où un écriteau précise que les consultations sont suspendues. Comme l’instituteur avait plus tôt vu plusieurs enfants du village rôder autour de la maison de la sage-femme il interroge deux d’entre eux : les deux enfants les plus âgés du pasteur, Klara et Martin. Puis il s’entretient avec le pasteur pour lui faire part de ses soupçons. A l’entendre, procédant par recoupements, les enfants pourraient être les responsables de la plupart  des incidents survenus dans le village depuis un an. Le pasteur refuse d’en entendre davantage, et va jusqu’à menacer son interlocuteur.

  Plusieurs scènes, en amont, apportent le témoignage de l’éducation rigoriste (basée sur la culpabilisation et les châtiments corporels) que les enfants du pasteur reçoivent, principalement les deux aînés : Klara étant de surcroit humiliée par son père devant plusieurs de ses camarades, et l’on attache la nuit les mains de Martin pour l’empêcher de se masturber. Pourtant ce pasteur ne se confond pas, par exemple, avec la figure encore plus haïssable de l’évêque luthérien de Fanny et Alexandre de Bergman. Il n’est pas uniquement ce père sévère, fouettard, et despote domestique. Deux scènes avec le plus jeune de ses enfants (au sujet d’un oiseau blessé) prouvent qu’il n’est pas totalement dépourvu d’humanité. Ce n’est pas tant l’homme, fort déplaisant certes, qu’un système éducatif pervers, implicitement sadique, culpabilisant surtout, qui se trouve incriminé. Et à travers lui l’influence délétère de la religion. Quant au médecin, autre registre, il se livre à des attouchements sur sa fille ainée. Signalons que cette dernière, élevée par ce libre penseur, n’est jamais présente dans les groupes d’enfants que l’on peut non sans raison soupçonner d’être les auteurs des faits relevés plus haut. Un mot également sur le régisseur, dont la main n’est pas moins ferme que celle du pasteur pour corriger son fils. Mais cela ne s’accompagne pas chez lui d’une volonté de culpabiliser son rejeton, d’obliger à porter ce ruban blanc que Klara et Martin arborent, telle la marque d’un fer rouge, après avoir transgressé les lois divine et paternelle : un ruban blanc censé rappeler aux yeux de tous la pureté de l’enfance.

  Nous sommes au coeur de la thématique qu’Éric Dufour présente ainsi : « C’est l’idée selon laquelle l’exigence morale la plus haute, la plus pure, finit toujours par produire le contraire de ce vers quoi elle tend ». S’inscrivant en cela contre la morale kantienne il ajoute que « dans Le ruban blanc, c’est bien la morale, l’éducation morale, dans son exigence de pureté qui fait qu’aucune entorse à la loi n’est admise, qui fait que les enfants deviennent des meurtriers ». Le conditionnel serait préférable puisque la culpabilité des enfants en l’occurrence n'est pas prouvée mais qu’il y a de fortes probabilités pour que les déductions de l’instituteur s’avèrent exactes. En tout état de cause, poursuit Dufour, « les enfants du Ruban blanc, éduqués moralement, deviennent des instruments du mal et se mettent à punir tous ceux qui ne sont pas à la hauteur de la loi - ce qui veut dire tout le monde si on ne se fie plus simplement à la conformité extérieure des actes à la loi ». On pourrait évoquer là quelque dialectique retorse en soulignant que les enfants agissent comme des agents inconscients de valeurs morales que les adultes responsables (le pasteur en premier lieu) mettent en avant sans pour autant que celles-ci se traduisent dans les faits. Ainsi il faut « punir » le couple illégitime que forment le médecin et la sage-femme, ou de manière plus diffuse le couple de hobereaux (le baron n’est pas aimé mais respecté, et une certaine rumeur le rend indirectement responsable de la mort de la femme du paysan) à travers leur fils Sigi (qui d’ailleurs paraît être plus élevé selon les critères de la mère que ceux du père).

  Ici une digression. Sans vouloir comparer les cinémas de Visconti et de Haneke,  différents sur bien des plans, deux éléments doivent être signalés qui valent pour citation. Le costume de Sigi dans Le ruban blanc est le plus souvent la réplique exacte de celui que porte Tadzio dans Mort à Venise. L’hostilité du fils ainé du régisseur (et certainement des autres garçons de son âge) envers Sigi, par-delà le côté envieux, manifeste, pourrait aussi s’expliquer par l’aspect efféminé du jeune garçon, ce qui peut à travers lui renvoyer à l’homosexualité. Second élément : le nourrisson, dernier né de la famille du régisseur, échappe de peu à la mort (la fenêtre de la pièce où il dormait ayant été ouverte par l’un de ses frères). C’est la reprise de l’un des épisodes marquants de L’innocent (sauf que dans le film de Visconti l’enfant meurt). La comparaison de surcroît s’impose puisque Mort à Venise, L’innocent et Le ruban blanc sont tous trois situés durant la période précédant la guerre de 14/18. A la différence que Visconti décrit un monde (aristocrate et grand bourgeois) en voie de décomposition, tandis qu’Haneke, à travers la chronique d’un village de l’Allemagne du nord, traite du risque que fait peser sur la société l’éducation la plus rigoriste, la plus autoritaire, la plus moralisatrice, sans exclure que celui-ci puisse se confondre un jour avec le pire, à savoir le nazisme. 

  C’est l’une des hypothèses que l’on retient non sans ajouter qu’Haneke a pris le soin de préciser que « dans ce film en particulier, il était primordial de prendre du recul sur l’éventuelle culpabilité des enfants qui, adultes, ne deviendraient pas tous des tortionnaires de juifs dans les camps ». Certes, mais des scènes a priori anodines, celles où l’on voit les enfants apparaître là où un drame a eu lieu, le groupe ne parlant qu’à travers l’inquiétante Klara, témoignent d’une menace diffuse et suscitent l’inquiétude, du moins vers la fin du film. On signale aussi que ce sont les enfants les plus âgés qui composent ce groupe, les plus jeunes en sont exclus (comme si l’éducation en question ne les avait pas encore pervertis).

  Pour conclure, la scène du Ruban blanc qui a le plus heurté certains spectateurs, ou dont le souvenir s’impose pour d’autres, n’a apparemment rien à voir avec tout ce qui vient d’être dit. Quelque temps après son retour de l’hôpital, le médecin se trouve dans l’incapacité de manifester la moindre émotion sexuelle envers la sage-femme, sa partenaire et maîtresse, malgré les efforts de cette dernière. Il se retourne contre elle, et sur le ton de la colère froide entreprend de la déprécier sur le plan physique, de l’humilier de la manière la plus cruelle, la plus outrageante. Ce qui n’est pas exempt d’une certaine « haine de soi » que le médecin serait prêt à reconnaître dans un tout autre contexte. Indiquons aussi que sa maîtresse lui fait remarquer qu’elle n’est pas sans s’apercevoir qu’il « tripote » sa fille. Elle doit cependant boire le calice jusqu’à la lie lorsque son amant lui conseille de mettre fin à ses jours. Il parait aussi possible - d’après la rumeur - que le médecin soit le père de Karli, l’enfant handicapé de la sage-femme. Mais si l’on peut se fier aux souvenirs de l’instituteur pour ce qui concerne son observation directe, voire tout ce qui lui a été rapporté, il est permis de s’interroger sur le reste. Le médecin et la sage-femme partis sans donner d’explication, il ne fallait pas aller plus loin pour que cette même rumeur publique leur fasse porter la responsabilité des incidents survenus au village ces derniers mois. Cette double figure de bouc émissaire permettait ainsi d’occulter tout ce qui pouvait remettre en cause le bon fonctionnement, les « valeurs », et les règles de pareille société. Le pasteur l’avait bien compris : engager la responsabilité des enfants c’était prendre le risque d’ouvrir la boite à pandore.  


  C’est peu dire que les réactions lors de la sortie d’Amour ont été contrastées. Le choeur des habituels détracteurs de Haneke s’est de nouveau fait entendre, alors que pour des commentateurs jusqu’à présent partagés sur le cinéaste il s’agissait de son meilleur film. Sans parler de tous ceux que le thème d’Amour mettait mal à l’aise : les uns tentant de l’expliquer tandis que d’autres s’efforçaient de contourner l’écueil. Ce que l’on peut résumer par « donner la mort par amour » n’étant pourtant que la conséquence de tout ce qu’auparavant le film soulignait. C’est vouloir dire qu’Amour possède sa propre logique si l’on prend en compte divers éléments : en premier lieu le souhait d’Anne, après son premier accident vasculaire cérébral, de ne pas retourner à l’hôpital, et la promesse faite alors par Georges de s’y tenir. Ceci n’étant que la partie émergée de l’iceberg.

  Ce malaise face à la mort, que l’on apprécie ou pas le film d’Haneke, n’a pas été sans parfois masquer un sentiment de malaise moins avouable, celui devant la vieillesse, du moins dès lors qu’elle serait filmée sans complaisance. Car il y a vieillesse et vieillesse. En mettant de côté le genre documentaire (qui n’est pas à quelques exceptions près « grand public »), elle se trouve souvent dévitalisée au cinéma, en gommant ce qui chez elle dérange. Les personnages âgés montrés à l’écran sont généralement des vieux en pleine forme, sinon pittoresques. La publicité d’ailleurs ne s’y trompe pas en renchérissant sur leurs capacités physiques. Par conséquent il devient rare de se trouver confronté dans une fiction à une image de la vieillesse proche de ce que signifie le mot vieillir (la magnifique chanson de Brel, Vieillir, valant de longs discours). L’attachant film de René Allio, La vieille dame indigne, appartient à une autre catégorie, tout comme quelques autres films de cette veine. Ce qui vient d’être dit sur « l’image de la vieillesse » valant pour les corps vieillissants, dont la nudité se trouve encore plus rarement montée à l’écran (à l’exception notable de Numéro 2 de Godard).

  Haneke nous confronte dans Amour au quotidien d’un couple de personnes âgées, Georges et Anne, comparable semble-t-il à celui de beaucoup d’autres, mais que la maladie d’Anne (limitant dans un premier temps son intégrité physique, puis ensuite son intégrité intellectuelle) bouleverse. Ce qui va occasionner des malentendus, voire des conflits avec le monde environnant. Ceci dans la mesure où le déraisonnable prend alors le pas sur le raisonnable. L’attitude de Georges, compte tenu de son comportement alors envers Anne, peu raisonnable selon les critères habituels, usuels ou recommandés dans ce cas d’espèce, le mettra progressivement en porte-à-faux avec son entourage. Ce qu’illustre leur fille à chacun de ses passages : cette voix de la raison se confondant avec celle de l’incompréhension. Cela vaut aussi pour les deux infirmières. La première a un comportement adapté avec sa patiente, mais le discours qu’elle tient à Georges en le quittant (l’incitant à ne pas trop prendre au sérieux les appels de sa compagne : « Ils disent toujours quelque chose (…) C’est un automatisme ») nient Anne pour ne voir à travers elle qu’une malade parmi tant d’autres. C’est encore plus flagrant avec la seconde infirmière, maltraitante elle (sans le savoir), que Georges renvoie sans ménagement. Auparavant, alors qu’Anne était encore en possession de ses moyens intellectuels, son ancien élève, Alexandre, devenu un pianiste connu, en rendant visite au couple s’était montré maladroit et bien peu psychologue en posant à l’intéressée des questions sur sa maladie. Il le sera encore plus à travers le mot accompagnant l’envoi de son dernier CD.

  Dans la première scène d’Amour, des pompiers défoncent la porte d’un appartement, suivis par des agents en tenue et un officier de police. Ils découvrent dans une chambre le cadavre en voie de décomposition d’une vieille femme. Nous savons d’emblée qu’Anne est décédée depuis un certain temps déjà. Mais qu’est devenu Georges, qui semble avoir  quitté son domicile peu de temps après le décès ? Nous n’en saurons rien. Comme d’ordinaire avec Haneke la fin reste ouverte. Ici cependant je ferai une réserve. Cela ne concerne pas tant la dernière scène - où l’on voit la fille, Eva, se déplacer de manière énigmatique dans l’appartement vide de ses parents - que la précédente. Celle d’une rêverie éveillée de Georges, plus que d’un rêve, durant laquelle Anne, vaquant dans la cuisine, puis s’apprêtant à sortir avec son compagnon, apparaît telle que nous l’avons découverte dans la seconde scène d’Amour (avant la première manifestation de l’accident vasculaire cérébral). Serait-ce le début d’un processus de déréalisation chez Georges ? Dans ce cas pourquoi aurait-il quitté son domicile, lieu le plus propice aux « apparitions » d’Anne dans la vie quotidienne ? D’autant plus qu’il venait de condamner la porte de la chambre où reposait le cadavre, témoignage plus ou moins conscient d’une volonté de ne pas se trouver confronté à pareille réalité. 

  Ce sont plus que des réserves qu’exprime Les Cahiers du cinéma dans le numéro de novembre 2012 qui consacre six pages (et une partie de l’éditorial) à Amour. On ne sait pas bien ce qui relève en premier lieu de l’incompréhension ou d’une certaine mauvaise foi à lire ce dossier à charge. Lorsque Stéphane Delorme cite dans l’éditorial le chanson Les vieux (Amour, dit-il, aurait pu s’intituler ainsi) en évoquant « la chanson cruelle de Brel » (pour mieux souligner que ce film s’est en définitive appelé Amour « par coup de force ») je relève là un premier contresens : Les vieux n’est nullement une « chanson cruelle » mais le tableau d’une justesse confondante d’un couple âgé (ressemblant à beaucoup d’autres couples de vieux). A vrai dire Delorme ne se réfère de manière erronée à la chanson de Brel que pour mieux affirmer qu’Amour appartiendrait à la catégorie « des films insupportables de misanthropie ». Mais de quelle misanthropie nous entretient le film d’Haneke ? C’est absurde. Il n’y a pas plus de misanthropie dans Amour (que dans les autres films du cinéaste autrichien), mais un regard clinique, sans complaisance, sur une triple confrontation depuis un exemple concret avec la vieillesse, la maladie et la mort. Quand on lit que la claque qu’Emmanuelle Rivat (Anne) reçoit de Jean-Louis Trintignant (Georges) serait en réalité « donnée au spectateur », rectifions. C’est à une certaine critique que nous serions tenté de l’adresser.

  L’article de Jean-Philippe Tessé, « Mal, mal, mal », par-delà le côté « réponse du berger à la bergère » (la plume de la bergère étant tenue par Gérard Lefort dans Libération), nous apprend que Les Cahiers du cinéma « ont été interdit de projection de presse parisienne pour avoir insuffisamment aimé Amour à Cannes ». C’est fâcheux et regrettable (mais qui doit-on incriminer, la production ?). Ce qui explique en partie la mauvaise humeur des Cahiers mais prend un caractère grotesque quand on lit les lignes suivantes. Haneke rejetterait « ce qu’il considère de la sentimentalité parce qu’il comprend mal les sentiments du spectateur que son habitus de père-la-morale condamne sans lui donner la moindre chance ». Ceci, bien entendu, « par misanthropie ». C’est plutôt le spectateur qui devrait se retourner contre le commentateur : tu les connais, toi, mes sentiments ! Lorsque Tessé, vers la fin de son article, oppose « l’ironie dévorante et paradoxalement vitaliste de ses compatriotes Thomas Bernhard et Elfriede Jelinek, passés maîtres dans l’art du dégommage à l’autrichienne » au cinéma d’Haneke (« enfermé dans ses certitudes et sa posture radicale ») on subodore que l’aimable critique n’a pas vu La pianiste, le film, ni pris connaissance du roman de Jelinek. Ni lu, surtout, la préface de cette dernière à l’ouvrage reprenant le scénario et le découpage du film d’Haneke. Si ce n’est pas de la méconnaissance, dans le cas où Tessé ne l’ignorerait pas, il faudrait reparler alors de mauvaise foi. Quant à Thomas Bernhard, seuls les bons connaisseurs de Haneke savent que notre cinéaste a jadis écrit sur son compatriote autrichien à une époque où Bernhard était loin d’avoir la notoriété qui est la sienne depuis une trentaine d’années. 

  Joaquim Lepestier dans son article, « Haneke père sévère », reprend une antienne commune aux détracteurs d’Haneke : « Il y a toujours chez lui cette façon de faire passer au spectateur, comme à ses acteurs, des moments délibérément pénibles, voire humiliants, tout en les enrobant d’un sévère « c’est pour ton bien » ». C’est trop caricatural pour être discuté. L’un des enjeux de cet article consiste à vouloir prouver dans un registre d’équivalence la supériorité du cinéma américain (ou de tous ceux « qui n’ont pas peur du kitsch, eux ! ») sur celui d’Haneke. Il oppose par exemple « Lost Highway de David Lynch et Caché - deux histoires de harcèlement et de cassettes vidéos - pour comprendre à quel point l’écriture de Haneke est surtout impeccable sur le plan du récit (et en cela effectivement digne du plus grand intérêt) que tout de même très contrite sur le plan de l’expression plastique ». Il existe un seul point commun entre ces deux films : les couples de l’un et l’autre reçoivent des cassettes vidéo. La comparaison s’arrête là : le traitement ensuite s’avérant très différent. « L’expressivité plastique » en question c’est celle de ce cinéma postmoderne auquel appartient celui de Lynch. Il n’est pas indifférent de rappeler ici la valorisation du kitsch par le critique des Cahiers


  On a curieusement reproché à Haneke, lors de la sortie de Happy end, son ultime film à cette date, de se répéter. D’aucuns, parmi les critiques, estimant même que le « système Haneke » touchait avec ce dernier film ses limites. Happy end a pu laisser des commentateurs perplexes certes, pas pour cette raison mais parce que nous étions en quelque sorte confrontés à une « nouvelle manière » du cinéaste. Les guillemets s’imposent puisque nous retrouvons avec Happy end les fondamentaux du cinéma de Haneke. Il y a juste une différence de tonalité vers plus d’ironie, celle-ci apparaissant pour ce qu’elle est dans les deux scènes concluant ce film. Alors qu’Happy end renoue sous un certain angle avec l’aspect fragmentaire du Septième continent, de 71 fragments d’une chronologie du hasard, de Code inconnu, il s’en distingue pour les raisons mêmes qui viennent d’être évoquées. Revenons par exemple sur l’épisode conclusif d’Happy end. On ne sait si Haneke s’est référé, négativement parlant, au lobbying auprès d’Hollywood vers la fin du XXe siècle d’un think tank proche du parti républicain « pour que les films continuent à valoriser l’image du mariage comme fin heureuse ». Car, comme l’écrit Sarah Chiche, « tout ceci est subverti d’une façon très farcesque à la fin du film ». 

  Précisons qu’Haneke nous confronte aux tribulations d’une famille de bourgeois calaisiens, les Laurent. Chacun des membres de cette famille jouant dans sa partition. Seule Anne (le personnage joué par Isabelle Huppert), à la tête de l’entreprise familiale, tente de conserver l’unité du groupe, de sauver les apparences ou de recoller les morceaux, mais elle échoue a faire de son fils son successeur. D’où ce mariage avec cet homme d’affaire anglais, l’amant en titre, pour maintenir à flot l’entreprise Laurent. Le propos évidemment critique du cinéaste envers cette classe bourgeoise ne saurait à lui seul résumer le film. Relevons deux façons de filmer la bourgeoisie : la manière Chabrol et la manière Bunuel. Avec Happy end Haneke se range dans le second cas de figure. Le plan du repas de mariage durant lequel la famille Laurent découvre, étonnée, ce que le plan suivant nous apprend : l’irruption des migrants dans la salle de restaurant (conduits par Pierre, le fils, qui vient régler des comptes avec sa famille), n’est pas sans renvoyer à celui, célèbre, du Charme discret de la bourgeoisie où les bourgeois attablés découvrent, le rideau tiré, qu’ils se trouvent en réalité sur une scène de théâtre. Dans Happy end le frère médecin, puis le marié et enfin Anne tentent d’endiguer cette irruption en neutralisant Pierre. 

  Quand Marcos Uzal (dans Libération) écrit sur la scène en question que Haneke « se montre alors mal à l’aise et distant envers ces intrus que les convives, gênés, incapable qu’il est de les filmer autrement que de loin, comme d’indistinctes silhouettes, de vagues emblèmes de la misère du monde. Face à cette scène qui ne dérange que par sa maladresse, on mesure l’impuissance de ce cinéma, engoncé dans sa froide maîtrise et ses condescendances certitudes, à s’ouvrir à l’altérité, à se laisser troubler par l’impureté du réel », nous nous demandons pour rester poli si nous avons vu le même film. Et puis la mention d’un Haneke « incapable qu’il est de les filmer que de loin » laisse supposer qu’Happy end serait le premier film d’Haneke vu par ce critique. Il n’en est rien puisque plus haut Uzal nous dit être sorti des films précédents de notre cinéaste « groggy et en rage ». Quant à la prétendue « maladresse » d’Haneke elle n’est qu’un piteux argument rhétorique qui lui, en revanche, souligne l’impuissance d’une certaine critique à prendre en compte cette oeuvre cinématographique, et plus encore à faire preuve d’un minimum d’objectivité la concernant. Lorsque dans une même phrase on reproche à Haneke sa « maladresse » et sa « maîtrise » c’est à se demander si Uzal se relit. Même quand il avance qu’avec Happy end Haneke « nous épargne ici les scènes coups de poing dont il a le goût » (qui mettent habituellement « en rage » notre pauvre critique) c'est pour ajouter que son cinéma « s’en trouve comme désarmé ». Cette « tonalité un peu plus légère », poursuit Uzal, fait d’autant plus ressortir la « mécanique » hanekienne, cet « enchaînement de scènes ternes, démonstratives. Ses personnages ne sont plus que les pantins sans âme d’un lugubre jeu de massacre, les archétypes désincarnés dans un monde sous cloche ». 

  Nous retrouvons là, le refrain ne varie pas, les habituels reproches adressés à Haneke. Passons sur le ridicule uzalien d’un cinéma « si étranger à la joie » pour en venir à l’affirmation selon laquelle avec Happy end « le cinéaste filme le violent mépris de cette classe (bourgeoise) envers l’Autre (l’ouvrier, l’étranger, l’immigré) tout en étant dépourvu du « sens de la dialectique ou du contrepoint ». Uzal, pour aggraver son cas, n’est même pas capable de voir ce qui se passe sur l’écran. Cette famille bourgeoise, les Laurent, appartient bien à son époque. Elle est « sympa » comme on l’est à la mode de ce temps avec le couple de domestiques marocains qui la sert. Dans ce petit monde la cheffe de famille, Anne, n’en finit pas d’arrondir les angles, y compris lors du repas de mariage. Elle finit par proposer aux migrants, invités par son fils pour « casser l’ambiance », de prendre place à une table (malgré les regards et les murmures réprobateurs des convives invités). Parler d’un « violent mépris de cette classe envers l’Autre » n’est donc pas très pertinent. Il s’agit de quelque chose de beaucoup plus insidieux. Uzal se garde bien d’en parler parce que dans ce cas il se serait abstenu de glisser une phrase du genre « Haneke n’a aucun sens de la dialectique ou du contrepoint », comme il l’écrit bien imprudemment. Par exemple les Laurent proposent à la famille de l’ouvrier victime d’un accident de travail (la responsabilité de l’entreprise Laurent étant dégagée) un dédommagement financier. Mais c’est à prendre ou à laisser. Dans l’éventualité d’un procès l’entreprise Laurent ferait valoir que Pierre Laurent avait été rossé devant témoin par le fils de la victime. La lutte des classes se perpétue sans que les Laurent affichent ostensiblement un quelconque mépris de classe (à l’instar de leur relation avec le couple de domestiques). 

  Ce qui n’empêche nullement le ver d’être dans le fruit : aux deux bouts de la chaîne, pourrait-on dire, avec le patriarche qui ne supporte plus les outrages de la vieillesse et tente de mettre fin à ses jours, et la jeune adolescente, Eve, la nièce d’Anne. Un lien ici peut être fait entre Eve et Benny (l’adolescent de Benny’s vidéo) à travers les relations que tous deux entretiennent avec le monde des nouvelles technologies, 24 ans séparant les deux films. Eve appartient au plein sens du mot à la génération du smartphone. Ce n’est pas tant chez elle sa dépendance envers cet outil technologique (puisque la très grande majorité de nos contemporains y sont plus ou moins soumis) que l’insensibilité de l’adolescence qui importe ici : Eve filmant sa mère, son hamster, en en dernier lieu son grand père, le patriarche. On ne sait pas si Eve provoque directement ou indirectement la mort de sa mère, ou si elle l’a souhaitée. Elle ne fait preuve d’empathie qu’envers son demi-frère, un nourrisson. D’où son inquiétude (la seule qu’elle manifeste) quand à une probable infidélité de son père vis-à-vis de sa seconde épouse (la mère du nourrisson). Une infidélité confirmée quand Eve prend indument connaissance sur l’ordinateur de son père de sa correspondance érotique avec sa maîtresse. Bien que totalement différents le grand-père et Eve se reconnaissent comme étant tous deux hors du circuit des Laurent, ceci facilité par leurs aveux réciproques : le vieil homme avouant avoir jadis tué sa femme (qu’il aimait), et l’adolescente disant elle avoir empoisonné l’une de ses camarades pendant des vacances (un substitut, peut-être, de l’empoisonnement de sa mère). Enfin profitant de l’émoi causé lors du mariage par l’intrusion des migrants dans la salle de restaurant, le grand père et sa petite fille (la seconde poussant le fauteuil roulant du premier) quittent les lieux. Eve conduit son grand père jusqu’au bord de la mer, toute proche. En prenant du recul, tandis que le fauteuil roulant disparaît très progressivement dans l’eau, elle filme la scène depuis son smartphone. Dans le dernier plan de Happy end, qui peut résumer tout le film, nous voyons le père et la tante d’Eve courir en direction du vieil homme. Tandis que le père passe sans se préoccuper de sa fille, sa tante, se retournant, lui jette un regard plus réprobateur qu’interrogateur. 


  Cette recension faite il importe de lever une hypothèque sur une notion que l’on associe parfois à charge ou à décharge au cinéma d’Haneke : celle du mal, plus précisément de sa dénonciation par le cinéaste de film en film. On comprend bien les raisons pour lesquelles les détracteurs d’Haneke s’en emparent pour prétendre que l’auteur de Caché serait un cinéaste obsédé par la culpabilité, voire la « faute ». Dans l’autre camp relevons que le petit ouvrage d’Éric Dufour, plus haut cité, est intitulé Qu’est-ce que le mal, monsieur Haneke ?  Un titre qui d’ailleurs ne rend pas véritablement justice à ce livre en ne consacrant que l’un des sept chapitres à la question (« Mal et culpabilité »). L’analyse porte principalement sur Le ruban blanc et surtout Funny Games (l’auteur se livre par exemple à un long et exhaustif relevé des différences quelquefois imperceptibles entre Funny games et Funny games USA), mais elle reste le plus souvent descriptive et prolonge en quelque sorte celle du chapitre précédent, « Société violence et spectacle ». 

  Sarah Chiche, dans son ouvrage Éthique du Mikado, essai sur le cinéma de Michael Haneke, se confronte davantage à cette question du « mal » chez le cinéaste dans un registre plutôt psychologique. Pourtant ll s’agit moins de postuler en quoi le cinéma d’Haneke nous permettrait « d’aller jusqu’au bout de la connaissance du mal » que de dire plus exactement de quoi ce mal est le nom. D’ailleurs Sarah Chiche le rectifie d’une certaine façon en indiquant plus loin que « le trouble dans lequel nous jettent les films d’Haneke consiste toutefois en ceci que la représentation du mal ne s’y montre pas sous la forme d’une simple apocalypse, c’est-à-dire d’une vision du mal, mais sur le mode de la révélation d’une vérité. Mais cette vérité, ce n’est pas le cinéaste qui se refuse systématiquement à donner toute interprétation de ses films, qui la détient ». On conviendra donc qu’il paraît préférable de faire un usage parcimonieux de la terminologie « mal ». Celui-ci, je le répète, n’étant que le nom que l’on donne à l’une ou l’autre des pathologies propre à notre monde contemporain. Et nul mieux qu’Haneke n’en a fait le relevé exact dans le domaine cinématographique.


  Ceci précisé insistons sur ce qu’il importe de privilégier dans l’oeuvre de Michael Haneke. Relevons d’abord son contenu critique vis-à-vis des nouvelles formes d’aliénation dans notre monde contemporain. Ensuite cette dimension critique se rapporte plus précisément au cinéma dominant, de divertissement (ou d’une cinéphilie ayant rendu les armes en adoptant une posture postmoderne). Ces deux données d’ailleurs se complètent, voire se confondent d’un film à l’autre. C’est bien entendu, j’y reviens, la ou les raisons pour lesquelles Haneke est aujourd’hui détesté par une bonne partie de la critique de cinéma, en particulier celle qui aurait la vocation ou la prétention d’exercer un magistère dans le monde du septième art.

  Prenons l’exemple de Jean-Baptiste Thoret, qualifié plus haut de « détracteur en chef » de Haneke. Ce critique et historien du cinéma, plutôt spécialisé dans le cinéma américain et le « nouvel Hollywood », qui a de longues années tenu la chronique cinéma dans Charlie Hebdo (parmi les nombreux forfaits de Philippe Val signalons celui-ci : d’avoir embauché Thoret en remplacement du regretté Michel Boujut, remercié par Val) est l’auteur de Cinéma contemporain mode d’emploi, un luxueux ouvrage publié en 2011 que l’on trouve aujourd’hui chez tous les soldeurs. C’est un peu comme si l’on confiait un éventuel Musique contemporaine mode d’emploi à Benoit Duteurtre. Dans ce livre richement illustré, qui élargit la notion de « contemporain » aux années soixante (voire cinquante) il est très peu question de Bellochio, de Cassavetes, d’Eustache, de Hong Song Soo, d’Oshima, de Pasolini, de Pialat, de Rivette, de Rohmer, de Godard, de Truffaut, de Chabrol, de Varda, de Wenders, de Fassbinder. Et Kluge, Tanner, Oliveira, Monteiro, Garrel, Costa, Weerasethakul, Vecchiali, Mocky, Étaix, Guediguian, Kieslovski, Guerman, Tarkovski, Kaurismaki, Kiarostami, Imamura, Naruse, Akerman, Iosseliani, Delvaux, pour s’arrêter là, ne sont même pas cités ! C’est peu dire que les cinéastes américains se taillent la part du lion. Comme Thoret ne mentionne que des réalisateurs correspondant à ses goûts, il peut paraître étonnant aux yeux du lecteur non averti de ne trouver qu’un seul cinéaste maltraité dans les 250 pages de l’ouvrage. Vous l’avez deviné : il s’agit d’Haneke. Dans la page qu’il lui consacre (« Le point de vue du maton »), Thoret reprend ses habituels griefs envers Haneke. En s’efforçant d’occulter la critique sociale présente dans ses films pour se focaliser sur le « mal », qui serait « partout, chez tous les personnages, en gestation ou déjà à l’oeuvre ». Le cinéma d’Haneke s’articulerait donc « autour du couple faute/culpabilité ». Une façon d’évacuer (« décréter a priori la culpabilité d’une image ») tout rapport critique du cinéaste autrichien à l’image mais plus généralement toute dimension politique. « Touche pas mon cinéma ! », dit en substance Thoret qui du moins a parfaitement compris que celui de Haneke ne jetait pas la suspicion sur « le tout venant du cinéma contemporain », comme il s’efforce de le faire accroire (le « cinéma contemporain » selon Thoret se trouvant réduit à la portion congrue, comme les noms des cinéastes peu ou pas cités dans son ouvrage l’accrédite), mais très précisément sur celui que cet historien du cinéma illustre et défend majoritairement dans Cinéma contemporain mode d’emploi. 

   Auparavant Thoret s’interrogeait sur ce « qu’est un bon rapport (au cinéma) » et répondait : « Un rapport juste qui apprendrait au spectateur à négocier avec toutes les images ». Précisons que « le point de vue du maton » succède - dans un chapitre intitulé « Quel point de vue sur la violence ? » - au « point de vue d’Oedipe » (l’éloge des Chiens de paille de Peckinpah) et précède « le point de vue de la bonne cause » (des réserves que l’on peut partager sur Indigènes, film mineur, mais ayant fait débat lors de sa sortie). Si j’ajoute que Les chiens de paille concentre maintes raisons que l’on a de rejeter ce cinéma spectaculaire, complaisant envers la violence, on se demande ce que le spectateur peut bien négocier en l’occurrence. C’est comme si l’on appelait les syndicats à la table de négociation alors que toutes les décisions ont déjà été prises en amont. Quand Thoret prétend que les films de Peckinpah « n’ont cessé d’éprouver notre propre ambiguité et d’insister sur notre ambivalence naturelle face aux images de la violence » il ne parle que pour lui. Enfin, autre indication du fait que Thoret a du moins compris sur quel terrain il lui fallait contre-argumenter, il retourne contre Haneke ce en quoi le cinéma de ce dernier traite de l’aliénation en général (et celle du spectateur en particulier) dans le monde contemporain. Puisque cette fameuse « négociation avec les images », ici avec Haneke « se résume in fine à leur rejet pur et simple, tant il est vrai que ses films substituent aux multiples images qui font le monde (les bonnes comme les mauvaises) une même image nocive et aliénante ». Dans un ouvrage, répétons-le, où Haneke s’avère être le seul réalisateur à subir un tel traitement le cinéaste autrichien fait figure d’ennemi public numéro 1 pour tous ceux qui, comme Thoret, se plaignent qu’on veuille leur casser leur jouet.  

  Lors de la sortie d’Amour en salle, un Thoret remonté comme une pendule reprenait dans l’émission « La Dispute » - sur France Culture - ses habituelles diatribes contre Haneke (« cinéaste ignoble », « Haneke le maton », « un bâton dans la main en haut d’un mirador »), régulièrement recyclées. Cela prenant par moment un aspect pathologique. Une petite phrase avait cependant davantage attiré mon attention, selon laquelle le cinéma de Haneke se caractériserait par « sa haine envers toute fiction absolue ». En attendant que Thoret nous explique ce que serait une « fiction absolue », n’est-ce pas une façon détournée d’incriminer qui s’en prendrait à tout cinéma de divertissement ? Tout film devant divertir le spectateur : les exégètes de ce cinéma étant là pour nous susurrer à l’oreille que derrière le divertissement, etc. etc. Ce n’est évidemment pas le seul Thoret qui tient le genre de discours que j’avais appelé, dans un tout autre contexte, « Laissez-nous twister ». Oui laissez nous prendre notre plaisir là où nous le trouvons, laissez nous nous abandonner au flux incessant des images, laissez nous prendre notre pied. Au diable les critiqueurs, les dénigreurs, les ennemis de la joie, les empêcheurs de se divertir en rond, les Haneke quoi…

  Le propos de Thoret dans son ouvrage n’est pas sans recouper le point de vue des Cultural Studies sur ce genre de question. A savoir la défense et illustration d’une « culture mainstream » au prétexte que ce cinéma de divertissement (d’autres diraient « de genre » ou « populaire ») est vu par le plus grand nombre, et qu’il n’y aurait pas lieu d’ostraciser la très grande majorité du public en arguant que « ce qui divertit n’est pas de l’art ». D’aucuns, depuis cette perspective, incriminent « le cinéma d’auteur », en prétendant que les happy few qui le défendent le font au nom d’une conception élitiste du cinéma, laquelle tend à proscrire les films qui n’entreraient pas dans leur grille de lecture. D’autres commentateurs vont même jusqu’à louer la capacité qu’à ce cinéma de divertissement de soustraire durant deux heures le spectateur à son triste quotidien. Et tous de se positionner contre ceux qui avancent que ce cinéma-là (commercial par définition) contribue à l’abrutissement des masses, les conditionne et les manipule d’autant plus qu’il provient majoritairement des USA. C’est d’ailleurs un philosophe, Arnaud Guigue, ayant enseigné l’esthétique du cinéma, qui résume ce genre de propos en affirmant que le divertissement reste « la vocation première du cinéma quel qu’il soit ». Cela ressort d’une spécificité du cinéma de constater qu’en son sein, en l’élargissant à son enseignement, des universitaires (l’élite soit) tiennent un discours anti-élitiste - ayant pour cible le cinéma dit « d’auteur » - pour mieux promouvoir celui de la culture mainstream. En se payant parfois le luxe de souligner le caractère « démocratique » de leur démarche. Une situation que l’on ne retrouve pas, ou peu, dans les domaines littéraire, pictural, ou musical (cela dépend bien entendu de quelle musique). En tout cas on imagine difficilement un universitaire spécialisé dans la chose littéraire déclarer que « le divertissement reste la vocation première de la littérature quelle qu’elle soit ». Enfin pas encore…

 Haneke n’est que l’un des nombreux noms visés à travers le cinéma dit « d’auteur ». Réduisons cette liste en indiquant que le cinéma d’Haneke s’inscrit dans ce qu’on a appelé la modernité du septième art. C’est-à-dire le renouvellement de l’expression cinématographique apparu en France, en Italie et au Japon à la fin des années cinquante et pendant la décennie suivante ; puis ensuite, durant les années soixante-dix, en Allemagne, en Suisse, aux USA pour le cinéma indépendant, ou pour l’un des trois pays cités préalablement avec d’autres noms. Soit la remise en cause des codes dominants du cinéma, de sa temporalité, de la notion de genre, de son économie même ; un cinéma se prêtant davantage à l’improvisation, ou encore pratiquant l’art du collage, de la citation, du détournement. C’est à dire tirant les conséquences de l’épuisement des formes cinématographiques dominantes, dites classiques. D’ailleurs le premier Haneke, le réalisateur de films à la télévision autrichienne, n’était pas sans être influencé par Godard. Quant au second (depuis Le septième continent), nous avons relevé plus haut sa dette envers Bresson (lequel n’est pas un cinéaste de la modernité proprement dite, mais qui figure parmi ceux qui avaient préparé le terrain à l’instar de Bergman, Bunuel, Tati, Welles, et quelques autres). Dans chacun des pays cités des « nouvelles vagues » s’en prenaient explicitement au cinéma dominant national. Pourtant, plus implicitement, cette modernité-là s’inscrivait en faux contre le cinéma hollywoodien ; y compris chez des cinéastes qui, du temps où ils écrivaient dans des journaux et revues sur le cinéma, avaient biberonné le lait hollywoodien, mais qui passés à la réalisation s’en affranchissaient (voire radicalement même pour certains). 

  En 2019, l’existence depuis vingt-cinq ou trente ans d’un cinéma postmoderne brouille quelque peu la perspective esquissée jusqu’à présent. Relevons d’abord qu’il s’agit moins  d’une rupture à proprement parler entre ce cinéma-là et ceux de la modernité qu’une manière de revaloriser le cinéma promu par l’industrie culturelle depuis un mode de formalisation hérité de la modernité ; ensuite que ce cinéma postmoderne parodie ceux de la modernité jusqu’à l’élaboration d’une esthétique kitch ; enfin qu’il contribue à vider la moindre expression cinématographique de tout contenu véritablement critique. On dira pour conclure que l’émergence de ce cinéma postmoderne accompagne la reprise idéologique datant des années 80 et amplifiée durant la décennie suivante. C’est aussi ce contre quoi le cinéma de Michael Haneke entend implicitement fourbir des armes. 


Max Vincent

août 2019