L’IMPOSTURE HEIDEGGER



« Comment un homme aussi inculte que Hitler pourra-t-il gouverner l’Allemagne ? « 

demanda Jaspers à Heidegger, d’un ton désabusé, lors de sa dernière visite, en juin

1933. Heidegger lui répondit : « La culture ne compte pas (…)  Regardez donc ses

admirables mains !  « 

                                                                 Rüdiger Safranski : Heidegger et son temps












  Ce texte critique sur Martin Heidegger n’apprendra rien de bien véritablement nouveau à ceux qui suivent l’actualité heideggerienne de ces dix dernières années. J’aurais envie de dire qu’il s’adresse en priorité aux lecteurs que le jargon philosophique de Heidegger rebute au point que ses livres « leur tombent des mains », mais également à ceux qui s’interdisent de lire Heidegger pour les raisons « politiques » que l’on sait. Ceci pour conforter le choix en l’occurrence des uns et des autres, en l’étayant et contribuer à mieux expliciter l’une et l’autre de ces formes de rejet. Cependant je n’exclus pas que L’imposture Heidegger  puisse, comme la lettre enfermée dans une bouteille jetée à la mer, trouver un destinataire auquel cette missive à priori n’était pas destinée. Les cartes étant en ce début de XXIe siècle redistribuées, ces lecteurs improbables y trouveront peut-être de quoi reconsidérer le jeu qui se présente maintenant à eux avec d’autres yeux, pour finalement reconnaître que les cartes auparavant avaient été truquées.

  Quoi qu’il en soit, il importe dans ce genre d’exercice, qui s’apparenterait ici au travail du monteur au cinéma, de bien choisir l’ordre des séquences au travers desquelles s’organise le film Heidegger, celui d’une imposture intellectuelle et philosophique sans équivalent au XXe siècle (l’imposture n’étant pas uniquement imputable à l’auteur de Être et temps mais aussi aux heideggeriens de toute obédience). Heidegger fut incontestablement un nazi et cette « qualité » perdura bien au-delà de la période dite « du rectorat ». La faction heideggerienne minimisait encore récemment l’antisémitisme du Maître quand elle ne le récusait pas. Depuis la parution des Cahiers noirs  il n’est plus possible d’émettre le moindre doute. A la question de savoir si Heidegger, malgré tout, reste le « grand philosophe » que d’aucuns prétendent, ce texte s’évertuera de répondre de manière oblique, sans se laisser entraîner sur le terrain de la pure spéculation philosophique. Ceci pour des raisons liées à la réception du corpus heideggerien, très problématique comme on le verra. Mais on peut d’ores et déjà affirmer, pour résumer en une phase tout ce qui suivra, qu’une pensée qui s’est identifiée en grande partie avec ce qu’il y a eu de pire au XXe siècle ne peut en aucun cas avoir la « grandeur » que le ban et l’arrière ban des heideggeriens persistent à lui prêter.

  Sans doute, pour aller dans ce sens, faut-il préalablement faire une distinction entre la place prise par la philosophie de Heidegger depuis un demi siècle, les enjeux qui y sont liés, principalement en France, et une pensée qui, les moeurs ici s’améliorant, perd progressivement de sa superbe devant les assauts critiques d’une nouvelle génération de philosophes, de philologues et d’historiens. On peut raisonnablement penser que les fissures de l’édifice heideggerien vont s’accentuer dés lors que la honte, les détails de l’imposture dirais-je, se trouvent ainsi livrée à la publicité. A ce titre il faut saluer tout d’abord les travaux d’Emmanuel Faye (Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie ), et celui des contributeurs de l’ouvrage qu’il a ensuite dirigé (Heidegger, le sol, la communauté, la race ), plus particulièrement Sidonie Kellerer, Robert Norton, Gaëtan Pegny, Julio Quesada et François Rastier. Signaler la parution (fin 2014) d’un instructif numéro de la revue Critique  (« Heidegger : la boite noire des Cahiers « ). Et l’existence du site  Le PhiblogSophe (« Chroniques sur Heidegger et le nazisme ») dont la consultation se révèle précieuse pour rechercher des documents de première main, parmi les très nombreux articles mis en ligne. Sans oublier, pour sortir de cette actualité, de mentionner deux ouvrages devenus « classiques », qui  se complètent : Le jargon de l’authenticité  d’Adorno, et L’ontologie politique de Martin Heidegger  par Pierre Bourdieu. A cette liste on peut joindre la biographie de Rüdiger Safranski, aujourd’hui dépassée, mais qui permet de se repérer dans les vie et oeuvre d’Heidegger. Safranski y raconte (citons la quatrième de couverture) : « le véritable roman d’une pensée qui, jour après jour, se constitue en monument ». Un monument qui se lézarde, ostensiblement : processus auquel cette contribution, la mienne, entend apporter quelques coups de pics supplémentaires. Y compris pour se livrer à un inventaire critique des différentes factions heideggeriennnes, avec Philippe Lacoue-Labarthe en guest star.


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  Un témoignage, se rapportant aux débuts de Martin Heidegger dans la philosophie, décrit au lendemain de la guerre de 14/18 l’assistant de Edmund Husserl comme « un homme de peu d’apparence, qu’on prendrait comme un électricien venu pour contrôler l’installation plutôt que pour un philosophe ». Une dizaine d’années plus tard l’épouse de Ernst Cassirer brosse un pittoresque portrait de Heidegger dont elle vient de faire la connaissance. La même expression, « homme de peu d’apparence », vient sous la plume de Toni Cassirer. Là, dans le salon bourgeois des Cassirer, le philosophe devenu célèbre depuis la parution de Être et temps,  « entra dans la salle, intimidé comme un petit paysan qu’on aurait poussé par la porte du château ». Un « homme de peu d’apparence » qui se révèle dans le courant de la soirée un redoutable débatteur. Mais l’essentiel dans ce portrait est l’indication finale : « Pour moi, ce qui apparaissait le plus inquiétant, c’est son sérieux mortel et son manque total d’humour ».

  La portraitiste note que Heidegger était habillé ce jour-là « d’un costume noir démodé », et non de « l’habit existentiel » dont se moquaient les étudiants. Il s’agissait d’un vêtement que le philosophe se faisait tailler à Marbourg, semblable à celui du peintre Otto Ubbelohde, lequel militait pour le retour aux costumes folkloriques. Ceci n’a rien d’anecdotique puisque, dés les années 20, la pensée de Heidegger s’enracine dans le sol allemand et oppose la simplicité du paysan, la ruralité, l’archaïsme et les valeurs du monde pré-industriel, « l’authenticité » donc (notion cardinale chez Heidegger) au déracinement, à la mobilité de la conscience émancipée, à la modernité, mais également au citadin, à la figure de l’intellectuel sans attaches et sans racines, le Juif par conséquent (ceci et cela signant « l’inauthenticité » dans le langage heideggerien). Une opposition redoublée par celle mettant en présence le conservatisme (y compris à travers la « révolution conservatrice ») et les expressions démocratiques et socialistes.

  Encore faut-il, pour parfaire le tableau, se replacer dans le contexte de cette époque troublée, celle des dernières années de la République de Weimar. En mettant de côté la montée du nazisme et les phénomènes qui y concourent, l’ouvrage d’Oswald Spengler, L’homme et la technique,  paru en 1931 (moins connu que Le déclin de l’occident  mais plus significatif ici), évoque le climat intellectuel du début des années 30 en Allemagne en des termes qui font écho à l’idéologie « Volklich » (terminologie encore utilisée par Heidegger à l’époque, à partir de 1933 il lui préfèrera celle de « Völkisch » aux connotations plus raciales). La cité « totalement antinaturelle » y est condamnée en raison, par exemple, des divisions sociales « totalement artificielles », lesquelles développent et entraînent une survalorisation de la raison et de l’intellect, au détriment de « la vie de l’âme ». Contre ce modèle inspiré des « théories plébéiennes du rationalisme, du libéralisme et du socialisme », Spengler prône le « retour à la nature », « le droit naturel », la restauration des valeurs paysannes et du patriarcat. Signalons que dans ces milieux associés à la « révolution conservatrice » le concept d’aliénation prend un tout autre sens que qu’il signifie chez Marx puisqu’il se rapporte au « déracinement » de ceux qui sont soumis aux diktats de l’intellect, du rationalisme et du matérialisme. La désialiénisation correspond ici à « l’enracinement » dans le sol natal et la communion avec la nature et le peuple. Heidegger reprend sur le plan philosophique cette distinction dans son inimitable style ontologique. Pierre Bourdieu remarque justement que « faire de l’aliénation ontologique le fondement de toute aliénation, c’est, si l’on peut dire, banaliser et déréaliser à la fois l’aliénation économique et le discours sur cette aliénation par un dépassement radical, mais fictif, de tout dépassement révolutionnaire ».

  Les premiers témoignages de l’adhésion de Martin Heidegger aux idées et à la politique du NSDAP remontent à 1931. On peut encore admettre qu’il s’agit à ce moment-là d’opinions que Heidegger justifie devant ses interlocuteurs par son aversion pour la politique de la République de Weimar et la démocratie bourgeoise, et plus encore par le danger d’une révolution communiste. Selon l’un de ses anciens étudiants, Heidegger ne comprenait « pas grand chose à la politique » mais se disait prêt à « accepter une dictature » qui ne craigne pas d’employer les grands moyens pour éviter « une dictature pire encore, celle du communisme ». L’année suivante Heidegger vote pour le NSDAP. Au début de l’année 1933 il se déclare publiquement en faveur du national-socialisme lors de l’accession d’Hitler au pouvoir. « Il faut s’engager », écrit-il à son ami Karl Jaspers. Ce dernier, lors d’une visite un mois plus tard, trouve « Heidegger transformé, métamorphosé, s’investissant totalement dans sa nouvelle mission ». A la question désabusée de Jaspers (« Comment un homme aussi inculte que Hitler pourrait-il gouverner l’Allemagne ? »), Heidegger répond par ces fortes paroles : « La culture ne compte pas (…) Regardez donc ses admirables mains ! « .

  Auparavant Heidegger avait été nommé recteur de l’Université de Fribourg par le nouveau régime, avant d’adhérer officiellement au NSDAP le 1er mai (adhésion renouvelée tous les ans jusqu’en 1945). Le 27 du même mois, Heidegger prononce le fameux Discours du rectorat  salué comme un grand événement dans la presse nazie. Durant ce qu’on appelle la « période du rectorat » (avril 1933 à avril 1934 : un an et non 10 mois comme l’écrivent plusieurs heideggeriens, reprenant un propos du Maître), Heidegger promeut sans relâche dans son enseignement une vision du monde nationale-socialiste avec le Führer comme rééducateur du peuple allemand. Tant il est vrai, proclame le philosophe, que « l’existence et la supériorité du Führer se sont enfoncées dans l’Être, dans l’âme du peuple pour le lier originellement et passionnément à la tâche ».

  Heidegger, c’est moins connu, n’hésite pas à intervenir en dehors de son domaine universitaire. Durant l’été 1933, par exemple, il tient un discours à l’Institut d’anatomie pathologique de Fribourg, dans lequel précise Emmanuel Faye « le philosophe vient ici cautionner aux yeux des médecins qui l’écoutent le fait que dans le nazisme ce qui est sain et ce qui est malade n’est plus déterminé en fonction de l’être humain à proprement parler, mais de son appartenance ou non à tel peuple ». Nous sommes au coeur de la pensée nazie. Heidegger le reformulera durant son séminaire de l’année 1933-1934 où il déclare qu’à travers une expression comme « santé du peuple » est ressenti « le lien de l’unité du sang et de la souche, de la race ». Hitler, Himmler et compagnie, plus tard, durant la Seconde guerre mondiale, sauront mettre en application le diagnostic du docteur Heidegger.

  Le mot peuple disparait comme par enchantement du vocabulaire de Heidegger dés lors qu’il est question de « nègres comme par exemple les Cafres », et se trouve remplacé par l’expression « groupes d’hommes qui n’ont pas d’histoire ». Certes pas dans le sens que Pierre Clastres et tout un courant anthropologique l’entendent. Cette histoire, nous instruit le professeur Heidegger, n’étant pas différente de celle des « singes et des oiseaux ». Il se trouvera peut-être un heideggerien pour nous répondre que les singes et les oiseaux figurent parmi les espèces animales les plus intelligentes.

  Pour compléter le tableau, ajoutons que Heidegger, sans qu’on lui demande quoi que ce soit, écrivit en décembre 1933 à l’Union des professeurs nationaux-socialistes pour dénoncer son ancien ami Eduard Baumgarten, candidat à un poste à l’Université de Gottingen, qu’il jugeait indigne de cette fonction, car étranger au national-socialisme et ayant entretenu « des relations étroites avec le juif Fraenkel ». Heidegger en conclut que l’admission du postulant au sein de la NSDAP et de l’Union des professeurs s’avère impossible, Baumgarten étant de surcroît présenté par le recteur de Fribourg comme un « imposteur philosophique ».

  Deux mois plus tôt Heidegger avait eu une attitude identique au sujet du chimiste Hermann Staudinger sur qui pesait le soupçon de « non fiabilité politique ». A la suite d’une enquête de la Gestapo, Heidegger demandait le licenciement de Staudinger de son poste d’enseignant. En raison de la notoriété du chimiste à l’étranger, mais plus encore des services que ce savant pouvait rendre à la « science allemande » (il obtiendra le prix Nobel en 1953), Staudinger ne sera pas inquiété. Comme quoi le pouvoir nazi pouvait mettre l’idéologie en veilleuse dans des cas de ce genre. Selon Safranski, qui rapporte ces deux exemples, Heidegger n’aurait pas considéré cette double façon de réagir comme des actes de dénonciation, mais que l’une et l’autre s’expliquaient alors par le zèle « révolutionnaire «  du philosophe à vouloir purifier le mouvement de ses éléments opportunistes. Ce qui déjà corrobore le fait, comme on le vérifiera plus loin, que Heidegger sur ce plan là se situait non pas en deçà des nazis mais bien au-delà.

  Laissons pour l’instant la question de l’antisémitisme, j’y reviendrai en temps utile, pour poser une première question : ne doit-on pas séparer malgré tout l’engagement nazi de Martin Heidegger de son travail philosophique proprement dit ? Une séparation proclamée haut et fort par les heideggeriens qui reconnaissent explicitement le national-socialisme du Maître durant la période du rectorat tout en protestant contre l’assimilation de sa philosophie aux catégories nazies. Pourtant il est permis de trouver des points de convergence. Pour ce faire, revenons quelques années en arrière.

  En 1927 Heidegger publie Etre et temps,  l’ouvrage philosophe qui le fait connaître et le rend célèbre en Allemagne, et même au-delà des pays de langue germanique. Safranski défend une position intermédiaire (à celles exposées ci-dessus) quand il affirme qu’en 1932, encore, les sympathies de Heidegger « pour le national-socialisme ne se reflètent pas dans sa philosophie. Un an plus tard il en sera tout autrement ». Pourtant Etre et temps  contient des pages, comme le remarque Emmanuel Faye, qui à travers le lien « du renoncement à soi » de « l’être vers la mort » et de « l’affirmation du destin commun dans la totalité indivisive de la communauté » font écho aux thèses de Mein Kampf  dans le chapitre « Peuple et race » où se trouve exaltée longuement « la capacité qu’a l’individu de se sacrifier pour la totalité, pour ses semblables ».

  D’ailleurs, dés 1934, Herbert Marcuse écrivait au sujet de Être et temps  : « Les caractères de la véritable existence, la disparition résolue à la mort, la décision, le risque de la vie, l’acceptation de la destinée ont été séparés de tout rapport avec le réel malheur et le réel bonheur des hommes, avec les buts raisonnables de l’humanité. Sous cette forme abstraite tous ces caractères deviennent des catégories fondamentales de la conception raciste du monde ». Alexandre Koyré a mis plus de temps (1946) pour tenir un constat identique. Son analyse du « Dasein » chez Heidegger lui permettant de conclure ainsi : « M. Heidegger a pu, d’étape et étape (…) en arriver à identifier « l’homme historique » et donc le Dasein avec la race aryenne, « le peuple allemand », Hitler, et, sans tomber dans le biologisme, devenir nazi ». On dira donc, pour résumer, que le ver national-socialiste se trouvait déjà dans le fruit Être et temps.


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  En reprenant le fil de notre chronique, nous en arrivons au 21 avril 1934, date à laquelle Heidegger démissionne de son poste de recteur. On a longtemps cru que le philosophe avait été mis à l’écart par les autorité nazies. J’ai plus haut précisé que pour les heideggeriens (lesquels ne font que reprendre la version du Maître), cette démission signe la fin de l’engagement national-socialiste du philosophe. Il n’en est rien, cette démission, entre autres raisons, s’explique principalement par les difficultés que rencontrait Heidegger pour s’imposer institutionnellement sur la scène universitaire. De devenir en quelque sorte le Führer des universités allemandes. Disons que cet engagement national-socialiste ne se démentira pas mais que Heidegger s’y adonnera de manière moins exposée que du temps du rectorat.

  L’exemple suivant, lourd de signification, prouve de manière décisive que Heidegger n’a nullement été mis sur la touche en avril 1934, bien au contraire. Le mois suivant il est appelé à siéger au sein de la commission de l’Académie pour le droit allemand (au côté des Hans Franck, Carl Schmitt, Julius Streicher, Alfred Rosenberg…, que du beau linge !) dont l’importance doit être soulignée puisque cette commission participe activement à l’élaboration des lois racistes et antisémites de Nuremberg en 1935. La présence de Heidegger et son assiduité aux travaux de cette Académie est attestée jusqu’en 1936, au moins. Une telle implication, moins connue que celle du rectorat, se révèle tout autant compromettante. Elle contredit l’explication donnée par Hans-Georg Gadamer affirmant que pour Heidegger la date du 30 juin 1934 (celle de la « nuit des longs couteaux ») signifie « la fin de la révolution telle que Heidegger l’entendait : c’est-à-dire une révolution spirituelle et philosophique qui aurait dû entraîner un renouvellement de l’humanité dans toute l’Europe ». Heidegger avait abandonné l’idée de devenir le Führer des universités allemandes mais l’esprit de cette « révolution spirituelle et philosophique » soufflait en d’autres lieux comme on vient de le constater, même délestée de la « spiritualité » des Sections d’Assaut.

  Parallèlement, les cours donnés par Heidegger dans cette nouvelle séquence, ainsi que les séminaires n’éloignent pas plus le philosophe de l’idéologie nazie. Et il en va tout autant dans la vie ordinaire. Karl Löwith, ancien étudiant de Martin Heidegger, qui doit quitter l’Allemagne en 1933, rapporte que lors d’une rencontre commune à Rome, en 1936, Heidegger ne quitta pas de la journée l’insigne du NSDAP épinglé sur sa veste (« Il ne lui était apparemment pas venu à l’esprit qu’il n’était guère opportun de porter la croix gammée pour passer une journée avec nous »). Lors de cette même rencontre, Heidegger assure à son ancien disciple que « la conception de l’historicité développée neuf ans plus tôt dans Être et temps  serait au fondement de son national-socialisme ».

  Les thuriféraires de Heidegger qui entendent démontrer que leur champion, après 1935, ne s’est pas compromis dans son enseignement avec le pouvoir et l’idéologie nazie oublient de préciser qu’un décret, la même année, interdit aux membres du corps enseignant de faire de la politique dans leurs cours. Cela peut paraître étonnant dans un état totalitaire mais les responsables de l’enseignement venaient de constater que la politisation national-socialiste alors en vigueur chez les enseignants contribuait paradoxalement à une dépolitisation des étudiants. Comme le remarque ironiquement Löwith : « L’État total devint paradoxalement l’avocat de la neutralité dans les choses de l’esprit ». Donc notre philosophe, comme ses collègues universitaires, dut se conformer aux directives du Reich. Signalons que Heidegger, après 1945, inclura cette donnée dans son système de défense en arguant, devant des interlocuteurs qui avaient la mémoire courte, qu’il s’opposait dans ses cours et séminaires à la politisation de l’Université. On peut raisonnablement penser que ce décret n’avait pas été bien accueilli par Heidegger, et cela vaut pour d’autres aspects de la politique nazie. Ainsi dans une lettre adressée le 7 juin 1936 à l’historien d’art Kurt Bauch, Heidegger précise que « le national-socialisme serait beau en tant que principe barbare  - mais il ne devrait pas être aussi bourgeois ». Ce qui signifie pour qui sait lire que Heidegger ne se situe pas en deçà du national-socialisme (comme il le prétendra dans l’après guerre) mais bien au-delà, estimant que les nazis faisaient trop de concessions et n’allaient pas suffisamment loin. Depuis la parution des Cahiers noirs  ceci ne peut être récusé, ni même interprété puisqu’on y apprend (dans des lignes contemporaines des précédentes) que « le national-socialisme est un principe barbare. C’est ce qui constitue son essence et sa possible grandeur. Ce n’est pas lui le danger : le danger est de rendre anodin ou en faisant un sermon sur le Vrai, le Bien, le Beau (comme lors d’une soirée de formation) ».

  Heidegger n’avait pas que des amis parmi les « intellectuels » nazis. Il ne manqua pas plus tard de s’en prévaloir pour prétendre que son étoile avait cessé de briller dans le firmament national-socialiste, d’où des attaques dirigées contre lui. Parmi les « attaques » en question deux méritent d’être mentionnées. La première émane d’un certain docteur Könitzer, un second couteau, qui en 1936 dans la revue des jeunesses hitlériennes avait critiqué une conférence de Heidegger sur Hölderlin en affirmant que « la jeunesse connaissait mieux Hölderlin (…) que le professeur Heidegger ». Piqué au vif Heidegger répondit dans la presse nationale-socialiste que, selon le témoignage de responsables SS, le dénommé Könitzer « sévissait durant l’été 1933 dans les rangs sociaux-démocrates ». L’un des épisodes, parmi d’autres, de conflits entre les différentes factions nazies (on peut faire ici l’hypothèse d’un différend entre les jeunesses hitlériennes et les SS). Je reviendrai plus loin sur la « seconde attaque », deux ans plus tard, émanant d’un quotidien nazi de Fribourg. 

  En 1938 paraît la seconde édition augmentée d’un ouvrage intitulé L’histoire allemande depuis 1914 en documents  ayant vocation à figurer dans la bibliographie nationale-socialiste officielle. L’auteur, Ernest Forsthoff, y inclut de longs extraits du Discours du rectorat. Un privilège que Heidegger partage avec les seuls Hitler, Goebbels, Rosenberg, Streicher, Darré et … Mussolini. Comme mise à l’écart il y a mieux ! En 1938, on l’aura compris, Heidegger n’était pas persona non grata comme il le prétendra après la guerre (contrairement à Carl Schmitt, alors en disgrâce).

  Revenons à Hölderlin auquel Heidegger consacre plusieurs cours en 1934-1935, ainsi que des conférences. L’occasion pour lui de travestir Hölderlin (qualifié de « poète des allemands ») avec des oripeaux nationalistes et « Völkisch ». Durant les années suivantes, et plus particulièrement dans la conférence de 1938 « L’époque des conceptions du monde » (sur laquelle je m’attarderai plus loin), Heidegger va labourer ce terrain nationaliste. A sa manière, insidieuse, il entend démontrer que parmi les peuples seul le peuple allemand est « à proprement parler métaphysique », qualité propre à éviter la « dégénérescence » dont Heidegger gratifie les autres peuples. Il se réfère à Hölderlin, et à Nietzsche surtout au sujet duquel ses analyses ne se distinguent pas véritablement de celles des hiérarques nazis (d’autant plus que les cours consacrés à Nietzsche reposent principalement sur le texte de La volonté de puissance, ces fragments de la « dernière période » du philosophe caviardés et agencés par sa soeur Elisabeth, antisémite notoire et future admiratrice d’Hitler). Parallèlement Heidegger s’en prend à Descartes, coupable selon lui d’être à l’origine de la destruction de la métaphysique occidentale.

  D’ailleurs la défaite française de juin 1940 inspire à Heidegger le commentaire suivant (dans Nietzsche et le nihilisme européen ) : « Au cours de ces journées, nous sommes les témoins d’une loi mystérieuse de l’histoire qui veut qu’un jour un peuple ne soit plus à la hauteur de la métaphysique qui est née de sa propre histoire ». Contrairement, suggère-t-il, au peuple allemand dont la hauteur métaphysique était redevable à un certain Adolf Hitler. Quelques mois plus tôt, lors de l’écrasement de la Pologne, Heidegger tenait un discours équivalent sur le peuple polonais, à la différence - qui n’est pas moindre ! - que ce peuple ne pouvait tomber de haut « car il lui manque la hauteur  du haut de laquelle il aurait encore à tomber ». Un peuple slave, évidemment ! Ce qui n’avait nullement empêché Heidegger, selon le témoignage direct de Gadamer, de manifester bruyamment sa satisfaction à l’annonce du pacte germano-soviétique d’août 1939 (« C’était pour lui une réussite du grand jeu de tacticien d’Hitler »). Et puis, pour illustrer plus encore la supériorité « métaphysique » des allemands sur les autres peuple mis à genoux, Heidegger ira jusqu’à associer en juin 1940 la « motorisation de la Wehrmacht » à un « acte métaphysique » ! A la fin de l’année 1942, période durant laquelle de nombreux allemands commencent à douter de la victoire finale du Reich, l’un des plus proches amis de Heidegger, Karl Bauch, lui écrit : « Si nous devons perdre, chacun de nous en appellerait tous les jours de ses voeux au retour des nazis ». On ne connait pas la réponse de Heidegger, mais compte tenu des liens unissant les deux correspondants, il ne faut pas faire trop d’effort pour l’imaginer.


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  Au lendemain de la défaite allemande de mai 1945, Heidegger va s’efforcer de se justifier en minimisant son passé nazi, ou en insistant sur son désengagement après sa démission du rectorat, voire en se présentant comme un opposant au nazisme ! En juillet 1945 Heidegger comparait devant une Commission d’épuration qui rend un verdict clément. Elle acte bien évidemment l’engagement nazi du philosophe durant les douze mois du rectorat, mais le disculpe du même engagement pour les onze années suivantes. Ce qui signifiait que Heidegger conservait son poste de professeur : il avait le droit d’enseigner, non celui de participer aux organes collégiaux. Le sénat de l’Université qui avait établi une liste de critères pour évaluer le passé politique des membres du corps enseignant refuse ce verdict, arguant à juste titre qu’une telle clémence envers un philosophe du renom de Heidegger risquait de faire jurisprudence, et donc d’inciter les autres commissions d’épuration à proposer des verdicts de complaisance. On demande donc une enquête plus approfondie sur le cas Heidegger. Celui-ci propose alors curieusement de faire appel à Jaspers pour demander à ce dernier d’établir un rapport le concernant. Pourtant les deux amis ont cessé toute relation depuis 1936 (Jaspers fera l’année suivante l’objet d’une mesure d’interdiction d’enseigner et de publier). Heidegger formule cette demande en ignorant que Jaspers envisage de consacrer son cours de l’année 1945-1946 à « la nécessité d’affronter la culpabilité » au lendemain de la chute du nazisme. On comprend la difficulté de Jaspers à rédiger pareil rapport. Il s’y résout en ménageant la chèvre et le chou. Jaspers n’insiste pas, comme on aurait pu le penser, sur l’engagement de son ancien ami en faveur du national-socialisme mais s’attarde de préférence sur le mode de penser de Heidegger qui lui parait « dépourvu de liberté, dictatorial et étranger à la communication ». Il ajoute que ce mode de pensée « aurait aujourd’hui des effets dévastateurs sur les étudiants ».

  Finalement le gouvernement militaire français exclut Heidegger d’enseignement tout en classant son dossier sous la rubrique « disponible », signifiant qu’on laissait la porte ouverte à une réintégration dans l’université. Heidegger attendra 1951 pour de nouveau enseigner la philosophie en faculté. Son interdiction d’enseigner ayant été levée deux ans plus tôt, il donnera des conférences dans plusieurs villes d’Allemagne durant ce laps de temps.

  Lors de son audition devant la Commission d’épuration la défense de Heidegger s’organise autour des trois points suivants :

  1) D’abord il met en avant des aspects « objectifs ». Les antagonismes sociaux étant tels dans l’Allemagne de la République de Weimar que le recours aux nationaux-socialistes s’imposait, surtout par souci de refondre une « communauté nationale » pour faire obstacle au communisme.

  2) Ensuite Heidegger reconnait s’être engagé dans le mouvement nazi parce que celui-ci lui semblait participer d’une « révolution métaphysique ». Il avoue s’être ici trompé mais que cet épisode n’avait été que d’une courte durée. Heidegger évoque à ce sujet une « grosse bêtise ».

  3) Enfin, après la démission de son poste de recteur, Heidegger affirme s’être retiré de l’arène politique pour se consacrer entièrement à son travail philosophique. Ces travaux s’étant selon lui révélés critiques à l’égard le régime nazi, et plus que critiques après 1938.

  A lire aujourd’hui dans le détail cette « autobiographie » (certaines pièces figurent dans Écrits politiques  de Martin Heidegger), on vérifie combien Heidegger s’arrange avec la réalité, en mentant, en déformant des faits, en en interprétant d’autres, ou en passant sous silence le plus répréhensible. Jusqu’à la fin de sa vie Heidegger ne s’écartera pas des grandes lignes de ce système de défense, de ce « roman » que des générations d’heideggeriens reprendront le doigt sur la couture du pantalon, y compris les plus hostiles au nazisme. J’ajoute que Heidegger ne s’appesantira pas trop sur ce passé à l’exception cependant d’un entretien accordé en 1966 au Spiegel,  que le journal ne publiera qu’après la mort du philosophe selon la volonté exprimé par ce dernier. Cette publication, en 1976, ne passa pas inaperçue. Ceux qui pensaient que Heidegger avait choisi de révéler, à titre posthume, ce qu’il ne pouvait pas dire de son vivant sur son passé nazi, durent déchanter. Heidegger explique par exemple sa décision d’occuper le poste de recteur comme un sacrifice destiné à empêcher la prise de pouvoir par un fonctionnaire nazi et en se présentant comme le protecteur des juifs ! Et le reste est à l’avenant.

  Revenons en arrière, à la période (entre la démission du rectorat et la défaite de 1945) durant laquelle on a longtemps pris pour argent comptant ce qu’en disait Heidegger. Les cours, séminaires et conférences des années 1934-1942 seront en partie publiés après 1950, avant de se retrouver entièrement dans le corpus des oeuvres complètes du philosophe. Il faut s’attarder sur l’exemple, parmi d’autres, de la « réécriture » par Heidegger d’une conférence de 1938 : cette réécriture désignant euphémiquement des suppressions et des ajouts significatifs douze ans plus tard à des fins de dissimulation de la vérité ou pour rendre celle-ci plus acceptable aux générations de l’après guerre, voire de faire passer ce propos pour un acte de résistance au nazisme. Le 9 juin 1938 Heidegger prononce une conférence dans le cadre d’un cycle organisé par la Société des sciences de l’art, de la nature et de la médecine de Fribourg. Cette conférence sera publiée en 1950 en Allemagne (Die Zeit des Weltbildes ). Elle paraitra en France en 1962 sous le titre « L’époque des conceptions du monde », avant de se retrouver incluse dans l’ouvrage Chemins qui ne mènent nulle part  (étant donc à ce titre un texte bien connu de Heidegger). Nous devons à Sidonie Kellerer (qui a eu l’excellente idée de consulter la transcription de la conférence de 1938, et de la confronter à la publication de 1950) la démonstration qui suit.

  Une étude comparée du texte original de la conférence et de celui portant le nom de « L’époque des conceptions du monde » permet en effet de démontrer que Heidegger, contrairement à ses allégations, n’était pas moins nazi en 1938 qu’en 1933. Ce qu’il présentera dans l’après-guerre comme une pièce maîtresse de sa défense, la dite conférence, étant en réalité un document falsifié. Une première fois Heidegger la mentionne dans un courrier adressé le 15 décembre 1945 à Constantin von Dietze, le président de la Commission d’épuration. Il la présente comme la réponse indirecte à une série de mises en garde et d’attaques adressées par les nazis depuis 1935. Et précise que le même 9 juin 1938 il avait été violemment attaqué par un quotidien fribourgeois national-socialiste : Heidegger n’y avait pas répondu estimant qu’il « n’y avait rien à faire dans ce genre de situation contre le pouvoir des instances du parti ». En réalité Heidegger, contrairement à ce qu’il prétend, protesta énergiquement contre cet article (qui se révèle plus ironique à l’égard du philosophe que véritablement critique), cette protestation s’élargissant à la Fédération allemande national-socialiste des enseignants et au service de presse de l’université de Fribourg, lesquels demandèrent que cette attaque contre « un camarade de parti et un combattant de première ligne du national-socialisme » ne se renouvelle pas.

  Le texte publié en 1950 (« L’époque des conceptions du monde ») figure parmi ceux qui auront le plus de résonance ensuite dans le monde heideggerien, et son influence aujourd’hui encore nécessite le long développement suivant. Entre autres raisons, mais celle-ci s’avère déterminante, parce que le propos tenu ici sur la technique, premier en date d’une « pensée de la technique » qui prendra plus d’importance dans le courant des année 50, constitue selon Heidegger et ses épigones l’élément central d’une « résistance secrète » du philosophe au nazisme devant à ce titre, avancent d’aucuns, servir d’outil philosophique pour comprendre le totalitarisme. Donc, pour résumer, cette conférence de 1938 passe auprès de nombreux heideggeriens comme une critique philosophique du régime nazi. Prévenons de suite le lecteur. Il va de soi que la pensée d’un philosophe évolue durant sa vie, et qu’il parait préférable de prendre en compte cette évolution pour analyser l’oeuvre dans sa globalité. Une évolution qui signifie le cas échéant la présence de corrections d’un ouvrage à l’autre. Il n’y a pas lieu d’exclure Heidegger de cette règle, valable pour tous. En revanche il y a plus que de l’abus  ici avec lui dans la mesure où ce qu’il nous présente comme un état de sa pensée en 1938 ne correspond pas à une réalité qu’il a volontairement corrigée et amendée douze ans plus tard, d’une part en supprimant du texte les aspects les plus nationaux-socialistes, d’autre part en le dotant d’un contenu « critique » absent dans la conférence.

  Comparant donc le texte de la conférence, et celui de sa publication douze ans plus tard, une première distinction s’impose entre les suppressions et les ajouts. Dans les premières figure un « quatrième complément » qui inscrit explicitement cette conférence dans le prolongement du Discours du rectorat (« La méditation de la science mise en oeuvre n’est pas contradictoire avec ce que dit et exige « L’affirmation de soi de l’Université allemande » 1933 »). Ce complément se retrouvera miraculeusement cinquante ans plus tard dans le volume 16 des oeuvres complètes de Heidegger sous la rubrique « Méditation de la science, 1938 ». Y sont ajoutées deux lignes absentes en 1938 qui ne sont pas sans contredire la vingtaine de lignes précédentes ! La suppression également de certaines phrases et certains termes pour les remplacer par d’autres donne au texte de 1950 une tonalité « plus neutre et plus distanciée ». En particulier Heidegger, qui entendait en 1938 que l’Allemagne nationale-socialiste joue pleinement son rôle pour reconfigurer les temps modernes contre l’américanisme (décrit comme un monde « gigantesque » privé de « l’essence métaphysique pleine et rassemblée des temps modernes ») se contente en 1950 de signaler que « l’américanisme est quelque chose d’européen » (ce qui permet d’occulter le nazisme). 

  Avec les ajouts de 1950, la falsification devient encore plus manifeste. Citons la phrase suivante : « La technique des machines continue à être le contrefort le plus visible de l’essence de la technique moderne, essence qui est identique à l’essence de la métaphysique moderne ». C’est justement parce que la technique peut être ici interprétée comme étant l’instrument du pouvoir des temps modernes, identifié au dernier état de la métaphysique, que cette explication a pu être perçue en 1950, et surtout bien après comme une critique du national-socialisme. Une longue note 9 (absente également en 1938) inaugure cette « seconde manière » du philosophe dans l’après guerre : Heidegger y déplace habilement la question de la responsabilité du nazisme, de ses désastres, pour l’imputer, ou du moins faire peser le soupçon sur la philosophie des Lumières (« L’homme comme être de raison de l’époque des Lumières n’est pas moins sujet que l’homme qui se conçoit comme Nation, qui se veut comme Peuple, qui entreprend un élevage comme race, et qui se donne enfin les pleins pouvoirs pour devenir maître de la terre »). Comme l’écrit Emmanuel Faye : « Cet impérialisme planétaire, ce nivellement général sont désormais présentés comme l’aboutissement de la modernité, de sorte que la volonté völkisch  et l’élevage racial n’apparaissent plus, dans cette perspective, que comme des éléments parmi tant d’autres, préparant cet événements au même titre que le courant de pensée le plus fondamentalement opposé à cet essentialisme völskisch,  à savoir le rationalisme des Lumières ».


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  Et l’antisémitisme dans tout ça ? Le sujet n’a pas été encore abordé parce qu’en 1945 il n’en a pas été question lors de l’audition de Heidegger devant la Commission d’épuration. Et que cela perdura longtemps. Rüdiger Safranski, qui en 1994 ne nous cache rien du nazisme de Heidegger, soutient derechef que ce dernier n’était pas antisémite « au sens du système obsessionnel des nationaux-socialistes ». Selon lui, l’antisémitisme n’apparait pas dans les écrits philosophiques, cours et conférences de Heidegger, même durant la période du rectorat. Safranski admet cependant que Heidegger pratiquait « l’antisémitisme de concurrence » très répandu dans les milieux universitaires. Ce qui signifie « qu’il ressentait la présence des juifs à l’Université comme importune ». Mais cela n’allait pas plus loin selon le biographe qui tient à préciser que Heidegger aurait défendu Spinoza dans un cours des années 30.

  Laissons les arguties de Safranski pour revenir en arrière. En 1916, l’année où la réputation du caporal Hitler ne dépasse pas les limites de sa compagnie, Heidegger écrit à sa fiancée Elfride que « l’enjuivement de notre culture et des universités est en effet effrayant et je pense que la race allemande devrait trouver suffisamment de force intérieure pour parvenir au sommet ». Heidegger avait juste quelques années d’avance sur Hitler évoquant également dans Mein Kampf  des « universités enjuivées ". Un antisémitisme que l’on retrouve dans les lettres qu’envoie Martin à Elfride (« Tout est submergé par les juifs et les profiteurs », écrit-il en août 1920). Des commentateurs n’ont pas manquer de rétorquer que cela relevait de propos privés. Ce qui est rigoureusement vrai. Poursuivons. Heidegger n’écrit pas à sa chère Elfride en 1929 mais à Viktor Schwoerer, le directeur du bureau des universités du Pays de Bade, une lettre dans laquelle il affirme que l’Université allemande se trouve confrontée à l’alternative suivante : doter « à nouveau notre vie spirituelle allemande de forces et d’éducateurs authentiques enracinés dans un sol », ou livrer « définitivement cette même vie spirituelle à la l’enjuivement croissant que ce soit dans un sens large ou dans un sens restreint ». Il n’est pas inutile de préciser que Heidegger, depuis 1916, ne parle pas en termes disons policés de « judaïsation » mais utilise celui plus trivial, plus explicitement antisémite de « enjuivement » (tout comme Hitler dans Mein Kampf ). Emmanuel Faye indique que « la façon qu’ont aujourd’hui les heideggeriens français de rendre Verjudung  (enjuivement) par « judaïsation », et de faire ainsi disparaitre la différence entre les deux vocables allemands, relève de la falsification ». Un travestissement, j’ajoute, dont François Fédier le traducteur patenté d’Heidegger porte la responsabilité.

  Cependant, en 1929 encore, Heidegger ne s’autorise pas à dire ce qu’il pense de « l’enjuivement » en dehors du cadre de d’une correspondance privée (la lettre à Schwoerer étant déjà moins « privée » que celles qu’il adresse à Elfride) puisque, comme il le précise dans son courrier à ce même interlocuteur, il n’avait pu auparavant dans un document officiel s’exprimer clairement sur la question. Un exemple qui n’est pas sans rendre ici poreuse la distinction entre les domaines public et privé. En 1933 plus rien ne retient Heidegger dans son expression. Lorsqu’il s’exprime le 25 novembre lors de « la cérémonie d’immatriculation des étudiants » son discours se termine ainsi : « Je réclame de vous courage du sacrifice et exemplarité de l’attitude envers tous les Volksgenosse  allemands. Vive Hitler ! ». Le terme « Volksgenosse »  peut être traduit par « camarade de race » (le contraire en quelque sorte de Genosse,  le camarade des traditions marxistes et socialistes). Ce qui signifie bien évidemment qu’aucun juif ne peut être Volksgenosse.  Signalons que l’inénarrable Fédier traduit ce dernier terme par l’euphémique « compatriotes allemands ». Pour passer de la théorie à la pratique, le recteur Heidegger, le même mois, ordonne de ne plus accorder de bourses aux « étudiants juifs ou marxistes ».

  C’est l’occasion de revenir sur l’entretien posthume accordé au Spiegel.  L’un des journalistes, voulant savoir s’il est vrai que les relations entre Heidegger et Jaspers s’étaient distendues à partir de 1933 parce que la femme de Jaspers était juive, s’entendit répondre qu’il s’agissait d’un mensonge. Nullement, puisque dans la correspondance publiée quarante ans plus tard entre Elfride et Martin, ce dernier déplore en mars 1933 le fait que Jaspers, un homme « purement allemand, à l’instinct le plus authentique, qui perçoit la plus haute exigence de notre destin et qui en voit les tâches, demeure lié à sa femme » (Jaspers « pense assurément trop en fonction de l’humanité », ajoute Heidegger). Cet entretien, je précise, avait été provoqué à la suite d’un article publié dans le Spiegel  (« Heidegger. Minuit dans la nuit du monde ») qui contenait des informations « inexactes » sur le philosophe (Heidegger y avait déjà répondu dans un « courrier de lecteur »). Les inexactitudes en question se rapportant à l’épouse juive de Jaspers (on vient de voir ce qu’il en est) et à l’affirmation selon laquelle le recteur Heidegger aurait interdit à Husserl tout accès à l’université. Ce qui ne peut être prouvé, ni le contraire d’ailleurs. Heidegger qui indique dans un second temps « Ma femme a écrit en mai 1933 une lettre à Mme Husserl en notre nom à tous deux, dans laquelle nous disions notre reconnaissance inchangée, et elle a envoyé cette lettre avec une gerbe de fleurs à Husserl. Mme Husserl a répondu brièvement avec une formule de remerciement et elle a écrit que les relations entre nos familles étaient rompus ». Heidegger s’abstient d’entrer dans le détail de cette lettre édifiante (celle adressée par Elfride à Malvine Husserl, mais qu’en réalité Martin, qui se reposait courageusement sur son épouse, adressait à son ancien mentor) qui entérine sans barguigner l’exclusion de l’université de Husserl, parce que juif. Elfride indique que cette « nouvelle loi allemande » d’exclusion, quoi que « dure », doit être considérée « d’un point de vue allemand, raisonnable ». Loi à laquelle les époux Heidegger font « allégeance, sans restriction et dans un respect profond et sincère - à ceux qui ont fait allégeance à notre peuple allemand à l’heure de la nécessité la plus haute, y compris par les actes ». En prenant connaissance de ces lignes, ignobles, on comprend que le couple Husserl ait ainsi rompu sèchement toute relation avec les Heidegger. Ce n’est pas une gerbe de fleurs que le couple Heidegger avait envoyé à Husserl mais une couronne mortuaire !

  On se souvient que dans le courrier adressé à Viktor Schwoerer, Heidegger mettait en avant la nécessité de défendre les valeurs allemandes enracinées dans le sol. Deux ans plus tôt, dans Être et temps,  le philosophe évoquait en plusieurs occasions « l’absence de sol » et le « déracinement » (« le déracinement de tout est hors de l’être », écrit-il) associés au cosmopolitisme apatride et ce partant à l’enjuivement de l’univers. Dans ses Contributions à la philosophie Heidegger reviendra sur ce « combat contre le déracinement ».

  Autre absence (à côté de « l’absence de sol »), celle de « monde » qualifie également les juifs et le judaïsme. Si dans le jargon heideggerien la capacité d’avoir un monde (« l’authentique Être au monde ») distingue l’homme de l’animal (« pauvre en monde »), les juifs ne sont même pas logés à l’enseigne des animaux puisque tout « monde » leur est refusé. Même en admettant que Heidegger explique pareille absence par la « rationalité vide », « le don particulièrement accentué pour le calcul », le « trafic », le « brassage », et autres joyeusetés qu’il prête aux Juifs (opposée, il va sans dire, à une pensée « méditante » corollaire de la possibilité d’un « habiter ») , on ne voit pas en quoi cet antisémitisme-là se distingue de la doxa nationale-socialiste. Ni lorsque Heidegger reprend l’antienne bien connue du juif fauteur de troubles, jetant les peuples dans la guerre sans y prendre part eux-même. Ceci par extension prenant la forme d’une « juiverie internationale » (une « machination » incarnée par l’Amérique, la France et l’Angleterre) dont la tâche, selon le philosophe Heidegger, est « le déracinement de l’Être » ou « la déracialisation complète » des peuples. Dans les Cahiers noirs,  pour ne pas les quitter, Heidegger en arrive à se demander « sur quoi est fondée la prédisposition particulière de la communauté juive pour la criminalité planétaire ? ». Question qu’il s’est bien gardé de poser à Hannah Arendt, lors de leurs retrouvailles. Comme l’avance Claude Romano : « Naturellement ce complot juif international tel que le présente Heidegger ourdit moins des actions concrètes qu’il ne participe à l’accomplissement abstrait d’un destin de l’Occident qui se caractérise par la prédominance de l’étant sur l’être dont il menace la « pureté ». Mais qu’est ce que ça change. En un sens c’est pire ».

  Afin de faire le lien avec ce qui suit, citons cet autre passage éloquent des Cahiers noirs  (« La judéité est, dans l’espace-temps de l’Occident chrétien, c’est-à-dire de la métaphysique, le principe de destruction. Elle est ce qui est destructeur dans le renversement de l’achèvement de la métaphysique, c’est à dire de la métaphysique de Hegel par Marx »). En clair : détruisons ceux qui veulent nous détruire. La notion « d’ennemi intérieur » chez Heidegger remonte à 1933. Dans ses cours de fin d’année il en appelle à « l’extermination totale » de l’ennemi intérieur, reprenant le mot d’ordre des étudiants nazis de Fribourg qui réclamaient deux jours avant le premier autodafé du 24 juin 1933 « l’extermination totale du judéo-bolchevisme ». Rappelons que lors de cet autodafé Heidegger prononce son « Allocation à la cérémonie du solstice d’été », un court morceau de bravoure dans lequel figurent ces fortes paroles : « Flamme, annonce-nous, éclaire-nous, montre-nous le chemin où il n’y a plus de retour « . Que l’on ne nous dise pas que les chemins ne mènent nulle part chez Heidegger ! Certains, comme on le verra moins de dix ans plus tard, mèneront effectivement à d’autres autodafés, pas du tout symboliques ceux-là, avec un aller simple, sans retour.

  Ici il faut associer la notion « d’ennemi intérieur » à celle de « guerre invisible ». Heidegger s’y réfère une première fois dans une lettre adressée en novembre 1939 à Doris Bauch : « Je crois que nous ne sommes qu’au début de ce que cette guerre invisible va nous apporter ». Ce propos obscur l’est moins si l’on sait, comme l’indique Sidonie Kellerer, qu’un « texte de formation publié quelques mois plus tôt, en mai 1939 »,  émanant de la ligue nationale-socialiste des soldats du Reich, s’intitulait : « La guerre invisible et sa parade pour le soldat allemand ». Il y est question dans ce document de « forces cachées » menant une politique extérieure et mondiale secrète », une « guerre sournoise » contre bien évidemment les intérêts nationaux des allemands. On y apprend rapidement sans trop être surpris que cet « ennemi intérieur » n’est autre que la « juiverie mondiale ». Par conséquent combattre cet « ennemi invisible » nécessite une guerre non moins invisible et totale. D’où le principe de silence (« Allemand, apprends à te taire ! ») formulé dans Mein Kampf.  Heidegger, dans cette correspondance, ne fait qu’anticiper la « solution finale » prise, faut-il le rappeler, dans le plus grand secret par Hitler et ses proches. Un autre courrier, adressé en août 1941 à Kurt Bauch (« A présent la guerre russe est là ; mais sa signification la transcende. Il n’est pas nécessaire que je m’étende, puisque tu en sais plus que moi. Mais j’en sais assez ») est lourd de sous-entendus. Nous savons également le genre de « transcendance » auquel Heidegger fait allusion.

  Ceux qui voudraient relativiser ou minimiser l’importance de ces extraits de correspondance, arguant une fois de plus qu’il s’agit de propos privés, peuvent se reporter à ce qu’écrivait le professeur Heidegger dans ses cours de la période 1939-1941 (dans Koinon  et Sur Ernst Jünger, non disponibles en français, mais plusieurs extraits (traduits par Emmanuel Faye) figurent dans Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie ). Heidegger écrit ici (« La pensée  de la race cela veut dire que le fait de compter avec la race jaillit de l’expérience de l’être en tant que subjectivité et n’est pas quelque chose de « politique ». Le dressage-de-la-race est une voie de l’affirmation de soi en vue de la domination. Cette pensée vient à la rencontre de l’explication de l’être comme « vie », c’est à dire comme « dynamique » » ) et là (« Mais il existe une différence abyssale entre appartenir à une race et établir une race particulièrement et expressément, comme « principe », résultat et but de l’être-homme ; surtout lorsque la sélection raciale est proprement conduite non seulement comme une condition de l’être-homme, mais lorsque cet être-race et la domination en tant que cette race sont érigés en fin ultime » ).

  Ces lignes autant nauséeuses qu’amphigouriques prouvent combien Heidegger fait de la sélection raciale l’expression ultime de la métaphysique. Le second extrait se révèle encore plus compromettant puisque cette apologie de la sélection raciale est exactement contemporaine, je le souligne, de la mise en oeuvre de la « solution finale », et la justifie en quelque sorte dans la langue même du philosophe. Ce n’est pas seulement l’individu Heidegger qui cautionne la politique raciale et exterminatrice des nazis mais toute sa philosophie ! Au début des années 60, Maurice Blanchot qui bien entendu ignorait les extraits de textes et de lettres que je viens de citer, confronté aux « textes politiques » de l’époque du rectorat, n’en constatait pas moins que c’est à travers la langue même de la philosophie que Heidegger parlait nazi : « De sorte que c’est ce langage qu’il a compromis et peut-être perverti ». 

  C’est pourquoi, ceci posé, les Cahiers noirs  ne nous apprennent rien que nous ne sachions déjà fondamentalement sur l’antisémitisme de Heidegger mais le confirment si besoin était. Cela a pu troubler ou déprimer des heideggeriens encore incrédules, voire les horrifier puisque Heidegger s’y exprime le plus souvent sans fard, sans trop noyer le poison antisémite dans les eaux troubles de sa métaphysique. La mention par Peter Trawny d’un fragment de 1947 dans lequel Heidegger fait des nazis les « idiots utiles des juifs » apporte également la preuve que l’antisémitisme du Maître restait virulent dans l’Allemagne de l’après guerre, même sous cette forme paradoxale. Pour en terminer avec ces Cahiers noirs,  Richard Wolin met en relation les instructions de Heidegger, demandant que ces « Cahiers noirs » (une sorte de journal philosophique) soient publiés longtemps après sa mort comme conclusion à son oeuvre complète, avec l’affirmation du philosophe estimant que sa philosophie serait comprise dans 300 ans. Wolin évoque une « arrogance philosophique » (un mélange d’arrogance et de naïveté, dirais-je). Et ajoute ces lignes que nous partageons : « De là une incapacité à toute autocritique qui, dans les Cahiers,  éclate à chaque page. Et cette attitude a contribué à le renforcer dans sa conviction délirante que le national-socialisme bien compris - c’est-à-dire compris selon l’approche ontologique historique de Heidegger lui-même - représentait le « pouvoir salvateur » de l’Humanité occidentale en crise ».


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  Nous ne quittons pas l’Allemagne de l’après-guerre en retrouvant Martin Heidegger à Brême en décembre 1949. Encore interdit d’enseignement à l’université, il y prononce plusieurs conférences qui ne nous éloignent pas véritablement du sujet traité précédemment. Deux d’entre elles ont particulièrement retenu l’attention. La première conférence «(« Le danger ») contient ces lignes, souvent citées : « Des centaines de milliers meurent en masse. Meurent-ils ? Ils succombent. Ils sont abattus… Meurent-ils ? Ils deviennent les pièces d’un stock de fabrication de cadavres… Meurent-ils ? Ils sont discrètement liquidés dans les camps d’extermination (…) Partout en masse les détresses d’innombrables morts, épouvantablement non mortes - et néanmoins l’essence de la mort est cachée aux hommes. L’homme n’est pas encore le mortel ». Emmanuel Faye rappelle d’abord que la conception nazie de la mort comme « sacrifice de l’individu à la communauté » est déjà présente dans Être et temps  et « Allocution à la mémoire de Albert Léo Schlageter » du 26 mai 1933 (un ancien étudiant de Fribourg fusillé par l’armée française en 1923 devenu un « héros nazi »). Puis il ajoute (commentant le passage de la conférence plus haut cité) : « C’est pour Heidegger mourir pour le peuple allemand et son Reich  (…) C’est pour lui mourir de la manière la plus dure et la plus grande. Mais ceux qui ont péri dans les camps d’anéantissement sont, dit-il, « horriblement non morts » (…) Ceux-là ne mourraient pas de la mort des héros, ils n’étaient pas par essence dans la « garde de l’Être (…) celui là ne meurt pas de la mort des héros, ne meurt pas vraiment… Il y a là une sorte de négationnisme ontologique absolument effroyable ».

  La seconde conférence (« Le dispositif ») a été commentée, entre autres, par Steiner, Arendt, Agamben. Extrayons les lignes suivantes, également souvent citées : « L’agriculture est à présent une industrie alimentaire motorisée, dans son essence c’est la même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’extermination, la même chose que le blocus de régions afin de les affamer, la même chose que la fabrication de bombes à hydrogène ». Les mots, dans ce propos glaçant, sont choisis à dessein. Parler de « fabrication de cadavres » permet d’évacuer l’extermination des vivants. Tout s’équivaut : la motorisation de l’agriculture, le blocus des régions, la fabrications de la bombe H, le gazage des juifs et des autres catégories d’indésirables. C’est, explique Heidegger dans cette conférence et ailleurs, le fait du machinisme, et derrière lui de la raison occidentale héritée de Descartes et des Lumières. Et le nazisme dans tout ça ? Un détail ! Comme l’indique François Rastier : « Dans les deux conférences revient la même formule sur la fabrication des cadavres, caractéristiquement antinomiste puisqu’elle désigne ainsi une destruction : pourtant complémentaire de la chambre à gaz, le crématoire est oublié, bien qu’il fasse disparaître en sortie de la chaîne les produits de cette « industrie » et affaiblisse ainsi l’antithèse ».

  Deux ans plus tôt, Marcuse avait écrit à Heidegger qu’un « philosophe ne peut pas se tromper sur un régime qui a tué des millions de Juifs parce qu’ils étaient Juifs ». Heidegger lui répondit qu’au lieu de Juifs on pouvait écrire Allemands de l’Est. Durant cette séquence 1947-1949 force est de constater que Heidegger reste dans le droit fil de cette « absence de monde » à travers laquelle il qualifiait avant 1945 les juifs et le judaïsme. On peut même avancer qu’il aggrave son cas puisque ces juifs, déjà privés de « monde » et de « sol », se trouvent de surcroît exclus de « l’Être pour la mort » (tout comme les autres victimes des camps d’extermination). Dans ces deux conférences Heidegger déploie tous les artifices de sa philosophie, en se gardant par exemple d’utiliser le mot « homme » pour désigner ces mêmes victimes. En effet, souligne Emmanuel Faye, Heidegger prétend « que ne peut « mourir » que celui auquel « l’être » en a donné le « pouvoir », celui qui est dans « l’abri » de « l’essence » de l’être. Ceux qui ont disparu dans les camps d’extermination ne pouvaient pas être ainsi « sauvés » par « l’être ». Ils n’étaient pas des « mortels », ils ne sont donc pas des hommes ». On aura compris que pour le correspondant de Marcuse, comme pour le conférencier de Brême ce sont les allemands les victimes. Il ne s’agit pas de nier les souffrances endurées par le peuple allemand durant la Seconde guerre mondiale, et plus encore dans les années d’après guerre, mais de n’accorder aucun crédit à la manière perverse dont Heidegger - et sa philosophie avec - révise l’histoire pour atténuer dans la mesure du possible la responsabilité des nazis.

  Le lecteur qui n’est pas sans connaître le succès ensuite rencontré par la philosophie de Heidegger, surtout en France, peut s’étonner que ce « négationnisme ontologique » (pour reprendre l’excellente expression d’Emmanuel Faye) soit ainsi passé comme une lettre à la poste durant un demi siècle. Les textes des deux conférences de Brême ne seront pas publiés avant 1994 en Allemagne. Mais il semble qu’ils avaient auparavant circulé dans certains milieux heideggeriens. Ceci renvoie au problème, plus général, de l’édition des oeuvres complètes de Heidegger en Allemagne. Celle-ci, dite de « dernière main », n’est nullement une édition « historico-critique » comme le réclament de nombreux chercheurs. La décision avait été prise par Heidegger et ses ayants droit n’y dérogent pas. Ce qui serait acceptable si de larges pans de cette édition n’égaraient pas les lecteurs sur une réalité historique dont on a vu plus haut ce qu’il en était. Comme l’indique Sidonie Kellerer : « Les ayants droit de Heidegger insistent à la fois sur le caractère de dernière main de l’édition des oeuvres et se prévalent en même temps - au nom de Heidegger - du « devoir de respecter la véracité historique ».

  Une « vérité historique » par exemple invoquée par Heidegger en 1953 lors de la publication d’Introduction à la métaphysique  (à savoir les cours de l’année 1935). Heidegger y évoque « la grandeur » et « la vérité interne » du mouvement national-socialiste. Il répondra aux attaques qui lui seront adressées en Allemagne par la nécessité de rendre compte de la vérité historique. On peut parler d’un paradoxe. Pourquoi Heidegger, qui trois ans plus tôt maquillait une conférence de 1938 (« L’époque des conceptions du monde ») pour relativiser ou occulter son engagement nazi, n’avait pas supprimé une phrase élogieuse sur le national-socialisme (alors que cela ne le gênait nullement en 1950) ? Entre temps, il est vrai, Heidegger avait repris ses cours à l’université et retrouvé une légitimité dans le monde philosophique allemand, et même au-delà (en France plus particulièrement avec Beaufret et son école). Il y avait donc moins de risque à se livrer à pareil « aveu » puisque Heidegger venait d’être pour ainsi dire « blanchi » de ses engagement et responsabilités passés. Cela prouvait aussi, de manière plus convaincante, que Heidegger n’avait pas fondamentalement abandonné ses convictions des années 30. Malgré tout, comme s’il lui importait de souffler sur le chaud ou le froid selon les circonstances, Heidegger publiera en 1961 l’ensemble des cours consacrés à Nietzsche entre 1936 et 1934 en y introduisant de nombreuses modifications dont ses lecteurs ne surent rien (le Maître évoque euphémiquement des « corrections partielles »). Il faudra attendre (1996) la publication des cours sur Nietzsche dans les oeuvres complètes pour connaître la nature des allégations et suppressions de 1961, et ainsi vérifier que Heidegger ne s’écartait pas durant la seconde moitié des année 30 de la doxa nazie sur Nietzsche et le reste. Signalons aussi que Heidegger fait un très large usage dans ces cours de La volonté de puissance,  ouvrage publié après la mort du philosophe, dont on sait que le texte (des fragments écrits par Nietzsche en 1887 et 1888) a été revu, corrigé, caviardé plutôt par Elisabeth Foerster, la soeur du philosophe, antisémite notoire et future grande admiratrice d’Hitler. Après la publication des Fragments posthumes  dans l’édition de référence Colli-Montinari (en 1970 pour la version allemande), deux tomes qui restituent le texte même de Nietzsche, celui de fragments d’un projet de livre auquel le philosophe avait renoncé, Heidegger, autant que je sache, n’est pas revenu sur la publication de 1961.

  Comme je l’ai déjà mentionné, Heidegger, lors de l’édifiant entretien « posthume » accordé au Spiegel,  tout en se justifiant devant des journalistes qui n’avaient pas l’intention de le piéger, juge cependant « satisfaisante » la direction prise originellement par le national-socialisme. C’est durant cet entretien qu’il prononce la célèbre phrase (prise comme titre lors de la publication de l’entretien) : « Seulement un Dieu peut nous sauver ». Cette phrase (faisant effet de « derniers mots prononcés par le Maître ») avait été précédée de considérations sur la technique en conclusion desquelles Heidegger se posait la question de savoir « quel système politique pouvait être adapté à l’âge actuel de la technique ». Et ajoutait : « Je ne suis pas convaincu que ce soit le cas de la démocratie ». Auparavant Heidegger avait tenu le propos suivant : « Je ne vois pas la situation de l’homme dans le monde de la technique planétaire comme s’il était en proie à un malheur dont il ne pourrait plus se dépêtrer ; je vois bien plutôt la tâche de la pensée consister justement à aider, dans ses limites, à ce que l’homme parvienne d’abord à entrer suffisamment en relation avec l’être de la technique. Le national-socialisme est bien allé dans cette direction ; mais la pensée de ces gens était beaucoup trop indigente pour parvenir à une relation vraiment explicite avec ce qui arrive aujourd’hui et qui était en cours depuis trois siècles ».

  On laissera de côté le fait que Heidegger, implicitement, regrette que les nazis ne se soient pas appuyés sur sa philosophie (qui seule était en mesure de penser « l’être de la technique »), pour se demander pourquoi le philosophe a pu passer pour un penseur critique de de la technique dans certains cercles heideggeriens ? Non sans préciser tout d’abord que Heidegger, lui, n’utilise jamais le terme « critique », qui appartient à une tradition philosophique, depuis Kant disons, dans laquelle il ne se reconnaît pas. On se souvient que dans la conférence de 1938 (publiée en 1950 sous le titre « L’époque des conceptions du monde ») Heidegger se livrait à des considérations sur la technique dont certaines, comme on l’a vu, avaient été ajoutée en 1950. De là date la légende (reprise plus tard sous sa forme la plus développée par Silvio Vietta dans son livre Heidegger critique du national-socialisme et de la technique ), selon laquelle le Maître aurait été à la fin des années 30 non seulement critique envers les nazis mais également à l’égard de la technique. Cette soi-disant « résistance secrète » ayant été auparavant montée en épingle par un autre Vietta, Egon (le père de Silvio), un proche de Heidegger, qui dans un article de 1949 intitulé « L’ami de la sagesse » (sic), publié à l’occasion du soixantième anniversaire du Maître, informait les lecteurs du quotidien Die Welt  que le prochain ouvrage de Heidegger  contiendrait une conférence de 1938 où le philosophe « y récuse publiquement la vision du monde nationale-socialiste  qui, en 1933, lui semblait encore comporter une possibilité historique ». Vietta se faisant ici le porte-parole de son mentor en affirmant que « la métaphysique sous la forme de la technique est en passe de dominer le globe ». Cette expression devenant par la suite l’un des invariants heideggeriens : Heidegger étant grand, entre autres raisons, pour sa critique d’une métaphysique culminant dans la critique.

  Javier Rodriguez-Hidalgo a consacré dans le n° 3 de la revue L’autre côté  un long article (« Seul un dieu peut-il encore nous sauver ? ») à cette question. Il indique d’abord que l’Allemagne des années 20 a basculé, plus que les autres puissances, dans une économie dominée par l’industrie. En retour, les controverses sur la technique ont pris une large place dans l’espace public comme je l’ai mentionné au début de ce texte avec Spengler. Heidegger s’efforça d’adapter « à son style les préjugés propres aux milieux réactionnaires ». Cependant cela reste encore à l’arrière plan dans la pensée du philosophe. Il faut attendre la fameuse conférence de 1938 pour voir Heidegger s’intéresser de plus près à la question de la technique. Ici Rodriguez-Hidalgo rappelle que la philosophie de Heidegger en la matière n’ira pas chercher du côté de l’histoire, de celle des sciences et techniques, ou de l’économie, des arguments susceptibles d’étayer ses idées sur la technique. Bien au contraire, sa doctrine, celle d’une « haute méditation » ne s’embarrasse pas de décrire un quelconque processus historique. Le dédain de Heidegger « envers les phénomènes concrets tient à une logique implacable : les techniques font partie des « étants », c’est pourquoi toute tentative pour les envisager d’une manière « inessentielle » relève de la métaphysique ». 

  Dans cette conférence de 1938, toujours, Heidegger se choisit un adversaire à sa taille : Descartes. Selon lui le philosophe français est à l’origine de « la destruction de la métaphysique occidentale ». Son rationalisme se trouve stigmatisé comme « rationalisme de l’Ouest », donc français. Ce que Emmanuel Faye résume en écrivant que « le moment cartésien de la métaphysique est présenté comme négatif et destructeur, cette « dégénérescence » devant laisser la place au véritable accomplissement de la métaphysique occidentale, qui ne peut être le fait que des allemands ». De Heidegger en conséquence. N’allez pas lui demander de vous instruire sur les différents facteurs qui ont favorisé les technologies les plus désastreuses. Ne parlons même pas de capitalisme. Non, le Maître est bien au-dessus de ces billevesées ! 

  Rodriguez-Hidalgo, rapportant la manière dont certains élèves de notre philosophe se sont ensuite positionnés à l’égard d’Heidegger, après avoir évoqué les critiques adressées par Günther Anders à son ancien professeur, relève néanmoins que « l’un des défauts les plus visibles de L’Obsolescence de l’homme  réside dans les longs exposés théoriques où l’élève essaie de prendre ses distances vis-à-vis du maître tout en utilisant son jargon ». Rodriguez-Hidalgo prend pour exemple le chapitre sur « La honte prométhéenne » qui lui semble appartenir « à la même tentative d’extraire de grandes conclusions à partir d’un sentiment unique, comme le fait Heidegger dans Etre et temps  et dans les écrits immédiatement postérieurs sur l’angoisse, la peur de la mort ou l’ennui ». Ensuite, poursuit Rodriguez-Hidalgo, « Anders continue à subir l’influence de certaines idées héritées de Heidegger dont il n’a pas réussi à se défaire entièrement. L’une d’elles, la supposée pré-destination de « l’état technico-totalitaire », qui s’inscrit selon lui dans l’essence même de la machine, est présente dans une oeuvre des années 60 » (il s’agit de Nous, fils d’Eichmann ). Pourtant quand Rodriguez-Hidalgo avance que Anders a pu faire sienne « l’affirmation provocatrice de Heidegger au sujet de l’agriculture » (« l’industrie alimentaire motorisée »), mise sur le même plan que la « fabrication des cadavres » et les « chambres à gaz » dans l’une des conférences de Brême, on ne sait pas bien en quoi elle serait pour lui « provocatrice » à lire ce qui suit. Dans la foulée il contredit Anders par Anders se focalisant dans L’Obsolescence de l’homme  (et dans d’autres ouvrages) sur Auschwitz et la bombe atomique pour expliquer « les raisons de notre aveuglement face à l’apocalypse ». Mais surtout, et là je me sépare de l’argumentation de Rodriguez-Hidalgo, Auschwitz et Hiroshima sont pour lui « des cas beaucoup trop extrêmes pour servir de paradigme à la nouvelle ère industrielle inaugurée pendant l’entre deux guerres ». Cela n’est pas faux mais prête à controverse quand il ajoute : « En revanche, sans atteindre les résultats spectaculaires d’Hiroshima (…) ou des camps d’extermination (…), le fonctionnement normal du capitalisme industriel produit une souffrance bien plus grande » (c’est moi qui souligne). Rodriguez-Hidalgo reprend ici le discours classique des théoriciens anti-industriel en l’assortissant ensuite de considérations désabusées sur un état du monde que l’on ne peut décidément pas changer en raison de l’inertie des populations et du consumérisme ambiant : « Aujourd’hui, conclut-il dans ce registre, il est peu probable qu’un acheteur de téléphone portable ou de chaussures Nike n’ait jamais entendu parler des coûts humains et écologiques  liés à l’extraction du coltan ou à la production de sa marchandise préférée dans les pays pauvres ». 

  Rodriguez-Hidalgo ne semble pas réaliser qu’en se livrant ainsi à ce genre de surenchère sur le degré de souffrance (à l’instar des partisans des thèses anti-néocolonialistes qui opposent l’esclavage et la traite des Noirs à l’extermination des Juifs) il réduit la portée des critiques pertinentes adressées auparavant à Heidegger. Donc, « l’affirmation provocatrice » de Heidegger en 1949 était finalement une bonne provocation, du genre de celle « qui visent à faire penser » (comme dirait Jean-Claude Milner après avoir traité Bourdieu d’antisémite). Heidegger aurait du moins à Brême compris quelque chose de fondamental, sans avoir pourtant été suffisamment loin dans sa démonstration dans la mesure où l’agriculture industrielle serait pire que Auschwitz et Hiroshima. Ce qui est scandaleux ici c’est d’abord de procéder à ce genre de comparaison (même si l’autre surenchère, qui va de Dieudonné aux Indigènes de la République, se révèle davantage pernicieuse), mais plus encore de le faire depuis un texte de Heidegger, un philosophe compromis durant la période nazie qui tente en 1949 de banaliser ce qu’il y a plus ignoble dans le nazisme, en le mettant sur les même plan que les effets, certes délétères, de l’agriculture industrielle (ou de la partition de l’Allemagne).  De se livrer à ce « négationnisme ontologique » évoqué plus haut. 

  La discussion reste possible au-delà du cas particulier de Heidegger. Mais Rodriguez-Hidalgo, ceci posé, ne nous incite pas à la poursuivre pour ce qui concerne ce philosophe. Certes les arguments avancés déjà en 1969 par Enzensberger (cités dans cet article) et d’autres sur le processus de banalisation « d’Auschwitz comme modèle » (ainsi qu’Hiroshima), tout comme le chantage moral qui peut par ailleurs résulter de cet « impératif », sont des arguments tout à fait recevables. Mais dans le cadre de cet article à priori critique sur Heidegger, ils s’apparentent pour le mieux à des pièces rapportées, et pour le pire à une forme insidieuse de révisionnisme. 


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  Ce dernier mot doit être retenu pour aborder la question, problématique, controversée, contradictoire, de la réception de l’oeuvre de Martin Heidegger depuis 1950 (en se limitant aux philosophes, et plus généralement aux intellectuels qui se reconnaissent plutôt prou que peu dans la pensée du Maître). A côté de ceux qui chez Heidegger séparent l’homme et l’oeuvre, ou de ceux qui tirent la philosophie de Heidegger du côté de la postmodernité, deux catégories sur lesquelles je m’attarderai plus longuement, la mention de celle de « révisionnisme » doit d’abord être évoquée dans le prolongement du paragraphe précédent sur la question de la « question de la technique ». On l’illustrera à travers l’ouvrage, cité plus haut, Heidegger critique du national-socialisme et de la technique,  de Silvio Vietta (publié en Allemagne en 1989, et en France six an plus tard). Trois phrases de la préface résument ce livre : « Aucune des recensions, aucun des articles consacrés à Heidegger, et qui furent pour le moins nombreux, ne s’est sérieusement préoccupé de comprendre ce que signifie le fait que Heidegger ait considéré qu’avec la fin de la Seconde guerre mondiale, la guerre pourtant n’était pas terminée. La guerre, c’est-à-dire l’exploitation agressive et la destruction de la Terre par l’homme. Et pourtant, toutes les données sont sur le tapis, qui prouvent combien les destructions faites à la nature, à la culture aussi bien qu’à l’être humain, laissent bien loin derrière elles celles de la Seconde guerre mondiale ». Je ne sais pas si Rodriguez-Hidalgo avait ces lignes-là en tête lorsqu’il écrivait celles que j’ai citées plus haut, de la même farine. Que pèsent les destructions de la Seconde guerre mondiale, incommensurables, en Europe et au Japon, et celles pires encore dans l’horreur, que l’histoire n’avait pas encore connues, imputables aux nazis, dans ce tableau ? Pas grand chose. Ce n’est qu’un détail, comme dirait l’autre. Dans le cas de Vietta il vaudrait mieux parler de négationnisme. Et d’ajouter que ce genre de thèse fleurit dans certains milieux d’extrême droite.

  Cette approche « par la technique » n’épuise pas ce révisionnisme heideggerien. Il en est d’autres, principalement incarnés par Jean Beaufret et Ernst Nolte. Le premier est l’introducteur reconnu de la philosophie de Heidegger en France après 1945. Récipiendaire de La lettre sur l’humanisme  de 1946, Beaufret, interlocuteur privilégié du Maître dans l’hexagone, reste jusqu’au milieu des années 70 le principal acteur de la diffusion et de la lecture de Heidegger dans la douce France. Son révisionnisme s’exprime une première fois à demi mot en 1963 à travers la controverse suivante. Beaufret y explique que Heidegger s’était en 1933 rallié en toute bonne foi (et non sans raison, semble-t-il dire) à celui, Hitler, qui promettait de « réparer en quatre ans les fautes commises en quarante ans ». La polémique qui s’ensuit entraîne Beaufret à déclarer que l’adhésion de Heidegger au national-socialisme n’avait été que de courte durée et « sous conditions ». Beaufort ne cessera ensuite d’affirmer qu’un philosophe de la stature de Heidegger, qui avait un temps soutenu Hitler, devait avoir de bonnes raisons de le faire. Tout naturellement Beaufret prendra en 1978 la défense de Robert Faurisson. Il lui écrit alors une lettre dont l’extrait suivant résume l’esprit : « J’ai fait pour ma part à peu près le même chemin que vous, et me suis rendu suspect pour avoir fait état des mêmes doutes ». Faurisson se fera un plaisir de publier cette lettre après la mort de Beaufret. Et publiera un article dédié « à la mémoire de Martin Heidegger et de Jean Beaufret qui m’ont précédé en révisionnisme ». 

  Ernst Nolte, un ancien élève de Heidegger, publie au début des années 60 un livre (Le fascisme dans son époque ) qui connait un certain retentissement en Allemagne. Cet auteur y analyse le fascisme comme un phénomène européen, caractérisé principalement par les trois courants suivants : mussolinien en Italie, nazi en Allemagne, et Action française. Plus de 20 ans plus tard, dans La guerre civile européenne,  Nolte présente les crimes nazis comme le décalque d’une « barbarie asiatique » introduite par les bolcheviks en 1917. C’est parce qu’elle était menacée d’anéantissement par ces derniers que l’Allemagne, selon Nolte, aurait réagi à travers l’extermination des Juifs, celle-ci n’étant que la conséquence des crimes commis précédemment par le bolchevisme. Une thèse très discutée, pour de pas dire plus, dans l’Allemagne de la fin des années 80. C’est à un tel personnage que Hermann Heidegger, le fils de Martin, responsable de l’édition complète de Heidegger, confie le soin d’écrire une biographie sur son père. Un ouvrage dans lequel Nolte affirme que Heidegger en soutenant Hitler en 1933 aurait été dans son « droit historique ». Une terminologie reprise dans un libre publié en 1998 (L’existence historique ) dans lequel Nolte prétend que la « solution finale » n’est pas une « vérité historique » mais un « parti pris idéologique », ou une « quasi religion de la gauche » depuis 1968. Nous retrouvons le fameux « droit historique » quand Nolte avance que ses adversaires se situent sur un terrain moral et non historique. Il n’y a donc aucune raison de tenir le nazisme pour un « mal absolu », mais, histoire oblige, « comme un phénomène par lequel l’existence historique serait devenue consciente d’elle-même comme étant menacée ». D’où le combat final que l’on sait.

  Ce révisionnisme-là s’avère plus subtil, ou plus pernicieux que celui de Beaufret. Pour revenir en France, après la mort de ce dernier, l’un de ses disciples, François Fédier, va reprendre le flambeau heideggerien. Devant le tollé causé par la publication de la lettre de Beaufret à Faurisson, Fédier essaye maladroitement de disculper son mentor en prétextant que Beaufret ne savait pas qui était Faurisson. Plus tard il participera à un ouvrage collectif en l’honneur de Nolte. Le lien se trouve ainsi établi par son intermédiaire entre les deux révisionnismes heideggeriens. Sous la plume de Fédier on apprend que le « nihilisme dont le nazisme reste le premier achèvement historique n’est pas en soi criminel ». Fédier nous fait ensuite une réponse de normand en reconnaissant que le nazisme serait autant porteur de « possibilités positives » que « négatives ».

  En outre le traducteur Fédier se signale par son édulcoration de certains termes heideggeriens (poursuivant en ce sens l’oeuvre de Beaufret). Sidonie Kellerer indique que Fédier « traduit la sinistre Gleichschaltung  (cette « mise au pas » des casernes prussiennes a fini par désigner un fondement du Füherprinzip ) par une mélodieuse mise en harmonie « . Même un non germaniste, comme l’auteur de ces lignes, peut vérifier que Fédier se moque du lecteur en remplaçant « national-socialiste » par un euphémique « socialisme national » (dans sa traduction des Écrits politiques  de Heidegger). Dans ce registre, en 2015 encore, Fédier persiste et signe si l’on en croit un article du Monde  du 30 janvier, traitant de l’actualité heideggerienne de ces derniers mois, et en particulier du colloque « Heidegger et les juifs », dans lequel Marianne Dautrey rapporte que « une heure trente durant, devant une salle comble et médusée, Fédier métamorphosa les mots de Heidegger », proposant par exemple « pour Weltjudentum  : « monde juif planétarisé » plutôt que « juiverie mondiale » ; pour Machenschaft  : « fabrication » au lieu de « machinerie » ou « manigance », etc., au nom de la philologie et cependant dans le plus grand mépris de la philologie ». On ne quittera pas cet excellent François Fédier sans signaler qu’il refusa de signer la pétition circulant à l’initiative de Emmanuel Faye et demandant l’ouverture à tous les chercheurs des archives Heidegger, en prétextant qu’il souhaitait « que les archives soient ouvertes à des chercheurs qui n’avaient pas d’idées préconçues ». Flaubert aurait adoré une telle réponse, et nul doute qu’il eût aimé serrer dans ses bras l’auteur d’une formule au travers de laquelle l’esprit de censure rejoint l’universelle bêtise.

  Fermons ce chapitre par la mention, via Heidegger, d’un révisionnisme de même type au Japon, en Italie, en Iran (en citant ici Umar Ibrahim Vadillo : « Heidegger est plus important pour nous, Musulmans, que quiconque d’autres. Nous pouvons comprendre Heidegger d’une manière qui reste hors de portée des infidèles »), et en Russie (je reviendrai plus loin sur Alexandre Dougine).

  La seconde catégorie, celle des penseurs et philosophes qui entendent séparer l’homme Heidegger de son oeuvre philosophique, comprend par définition des lecteurs hostiles au nazisme. Pour ceux-ci, comme le relève Gaëtan Pégny, « la réponse la plus commode consiste à séparer l’homme Heidegger de son oeuvre, ou, lorsque cela n’est plus possible tant le maître s’acharne à lier ensemble sa conceptualité et son engagement, à dégager un noyau philosophiquement estimable d’un corpus entaché. On a alors droit à un Heidegger grand philosophe et  par ailleurs nazi ». Ceci peut encore être modulé d’un commentateur à l’autre : certains heideggeriens traitent séparément l’homme et l’oeuvre, quitte à agonir le premier pour mieux célébrer la seconde, quand d’autres s’efforcent de penser ou de justifier pareille séparation, voire d’affirmer, pour les plus sophistiqués d’entre eux, que Heidegger serait « un grand philosophe parce que  national-socialiste ». Même Hans-Georg Gadamer, qui a bien connu Heidegger, constatant que « par admiration pour le grand penseur » d’aucuns prétendent que son engagement politique n’a « rien à voir avec sa philosophie », reste cependant sur ce terrain-là en ajoutant : « On ne se rend pas compte à quel point une telle défense d’un penseur aussi important était insultante ». Et vend la mèche d’une certaine façon.

  Cette séparation, en France, se rapporte autant à des philosophes classés à « droite » (Luc Ferry, à travers la formule « Heidegger, le salaud génial  : salaud nazi mais / et génial philosophe ») qu’ à « gauche ». Dans leur préface aux lettres écrites par Heidegger à sa femme (« Ma chère âme « ), Alain Badiou et Barbara Cassin reprennent la même antienne : « Heidegger est certainement un grand philosophe, qui a été aussi, et en même temps, un nazi très ordinaire ». Très ordinaire, vraiment ? Nos duettistes remettent le couvert trois ans plus tard (2010) avec Heidegger, le nazisme et les femmes.  Curieusement les deux préfaciers, qui disent pourtant s’accorder sur le rapport de Heidegger au national-socialisme, le jugent, l’un (Badiou) « circonstanciel », l’autre (Cassin) « essentiel ». Comprenne qui pourra ! Commentant la phrase citée plus haut, extraite du second livre, et prolongée par « Que la philosophie s’en débrouille ! », Emmanuel Faye constate : « Selon Badiou et son interlocutrice, ce n’est pas tant à Heidegger de porter la responsabilité et le poids de son nazisme qu’à la philosophie elle-même. Ce transfert de responsabilités apparaît comme un effet de la stratégie heideggerienne mise en place après la défaite nazie et relayée de façon plus ou moins consciente par différents élèves et disciples ».

  Jacques Derrida a toujours reconnu sa dette envers Heidegger tout en étant insoupçonnable de complaisance envers le nazisme (contrairement à Paul de Man auquel le concept de « déconstruction » doit beaucoup). Sauf que la pensée tortueuse de Derrida emprunte parfois de curieux chemins (de ceux qui ne mènent nulle part, certainement), pour traiter par exemple de la question de l’antisémitisme chez Heidegger. Interrogé en 2000 par Antoine Spire, Derrida admet que, « sans vouloir innocenter Heidegger », celui-ci « n’a pas échappé au plus banal des antisémitismes de son temps et de son milieu ». Cette tournure euphémique l’entraîne à ajouter « qu’il n’y a pas de texte philosophique antisémite de Heidegger (comme on pourrait en trouver, d’une certaine façon, chez Kant, Hegel et Marx) ». Ce « d‘une certaine façon » est délicieux. Comme quoi l’antisémitisme d’Heidegger se dissout dans la déconstruction derridienne. Derrida n’a-t-il pas appris de Paul de Man que tout texte aurait un sens contradictoire à celui qu’il parait énoncer !

  Dernier exemple en date de cette séparation entre l’homme et l’oeuvre, ici vertigineuse, le phénoménologue Claude Romano, dans un entretien par ailleurs instructif et de bonne tenue (publié dans Critique ), évoque son « dégoût » et sa « consternation » à la lecture des Cahiers noirs.  Par delà les allégeances et les accointances de Heidegger avec la pensée nazie cet antisémitisme se révèle fâcheusement central dans celle du philosophe. Pourtant Romano estime in fine que « la philosophie de Heidegger conserve un intérêt malgré les stigmates ineffaçables de cet antisémitisme ». Tout en reconnaissant que cette pensée, selon lui « majeure du XXe siècle », est également celle « qui s’identifie en partie avec ce qu’il y a eu de pire dans ce siècle ». Ce qui est pour le moins aninomique : une telle pensée, associée à ce pire-là, ne peut en aucun cas avoir la grandeur qu’on lui prête.

  En 1987, Philippe Lacoue-Labarthe publie un ouvrage entièrement consacré à Heidegger, La fiction du politique  (sous titré : « Heidegger, l’art et la politique »). Ce livre mérite qu’on lui accorde plus d’attention que d’autres pour deux raisons. D’abord parce que sa thèse principale, un brin sophistiquée, renouvelle le genre ; ensuite parce que La fiction du politique  est indirectement (mais directement dans une longue annexe) une réponse à l’ouvrage de Victor Farias (Heidegger et le nazisme ) paru en France la même année, non sans un certain retentissement.

  Avant d’en venir à la thèse centrale de Lacoue-Labarthe (exposée dans la partie conclusive de son livre) il parait nécessaire de décrire les différentes étapes y conduisant. Ce sont : 1) L’adhésion de Heidegger au nazisme, puis sa « rupture » avec le mouvement national-socialiste ; 2) L’antisémitisme (ou prétendu tel selon l’auteur)  ; 3) Différents états de la pensée de Heidegger ; 4) La question du fascisme. Plus un appendice sur l’ouvrage de Farias. 

  1) Lacoue-Labarthe évoque « l’engagement de 1933 » qui n’est nullement, affirme-t-il, « un simple soutien » au régime national-socialiste, mais un « engagement philosophique entraînant des énoncés de type philosophique ». Nous sommes bien d’accord. Si certains de ces « énoncés seront par la suite nettement abandonnés et récusés », Lacoue-Labarthe reconnaît cependant que « l’injonction 1933 n’en sera pas moins maintenue ». Cela paraît un tantinet contradictoire, mais passons. Notre auteur préfère parler d’une « faute » commise par Heidegger plutôt que d’une « simple erreur ». Pourtant quand il aborde la période 1933-1934 Lacoue-Labarthe prend pour argent comptant les déclarations faites par Heidegger en 1945 sur son rectorat (en l’occurrence un texte confié à son fils Hermann dans l’éventualité d’une réédition posthume du Discours du rectorat ). En commentant ici « le sens profond de l’engagement de Heidegger », Lacoue-Labarthe relativise, voire dément ce qu’il écrivait précédemment. J’aurai l’occasion d’y revenir.

  Lacoue-Labarthe revient à maintes reprises sur ce qu’il appelle « la rupture de 1934 » (« le mérite de Heidegger, incalculable aujourd’hui,  aura été de ne céder que dix mois » ou « distance prise par Heidegger dés 1934-35, vis-à-vis du régime et de son idéologie » ou « et de fait, sur l’essentiel des positions métaphysiques  du nazisme, la rupture était inéluctable »), etc., etc. Comme nous l’avons indiqué plus haut cette « rupture » n’est qu’une fiction, dont l’origine remonte à la lettre écrite par Heidegger en 1945 au président de la Commission d’épuration chargée de statuer sur son sort. Une fable reprise par des générations d’heideggeriens. Dans son annexe sur Farias, résumant « sèchement » la thèse de Heidegger et le nazisme,  Lacoue-Labarthe relève pourtant que Heidegger a effectivement participé après sa démission du poste de recteur à « plusieurs projets de réforme universitaire » qu’il cite, y compris « l’Académie pour le droit allemand » (qui n’en fait d’ailleurs pas partie), en s’abstenant de préciser que les travaux de cette Académie (où siégeaient, aux côté de Heidegger, les Schmitt, Rosenberg et consort) ont permis d’élaborer les lois raciales de Nuremberg. Comme rupture, franchement ! 

  2) Second leitmotiv du livre de Lacoue-Labarthe : le prétendu (selon lui) antisémitisme de Heidegger. En 1987 notre auteur ignorait il est vrai les occurrences racistes et antisémites relevées ensuite dans les différentes correspondances de Heidegger publiées à ce jour, et a fortiori dans les Cahiers noirs.  Mais la mention par Lacoue-Labarthe d’une « aversion de Heidegger pour l’idéologie raciste et le biologisme des théories nazies maintes fois manifestée dans son enseignement après 1934 » laisse pantois. Là encore Lacoue-Labarthe se contente de reprendre telles quelles les explications de Heidegger en 1945. Citons, dans le même registre, ici « ce contre quoi pourtant Heidegger s’était résolument opposé, l’antisémitisme », là « ce que Heidegger a refusé de la manière la plus nette de fournir la moindre caution à l’antisémitisme et au biologisme raciste officiel », ou encore « de toute façon l’antisémitisme fait une différence infranchissable » (entre Heidegger et les idéologues du national-socialisme). 

  Bon, on ne va pas accabler davantage Lacoue-Labarthe compte tenu de ce que l’on sait aujourd’hui. Sinon pour tordre le cou à la légende d’un Heidegger parti en guerre contre le biologisme des nazis, Emmanuel Faye (dans Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie ) s’est appuyé sur des textes des années 30 (auxquels Lacoue-Labarthe semble se référer, mais sans les connaître assurément, ou en faisant aveuglement confiance à ce que pouvait en dire Heidegger en 1945), pour apporter des preuves contraires. Faye y analyse les cours sur Nietzsche de 1936 à 1941, en particulier ceux qui selon Lacoue-Labarthe lavent Heidegger de tout soupçon d’idéologie raciste (opposant en cela le biologiste racial des nazis vulgarisé par Rosenberg à la philosophie de Heidegger). La lecture des textes en question fait un sort à cette artificielle séparation entre le biologique et le philosophique. A la décharge des heideggeriens, reconnaissons-le, le Maître dans l’édition de 1961 de ses cours sur Nietzsche a supprimé (sans le mentionner bien évidemment) plusieurs développements à caractère racial, pour ne pas dire raciste. Heidegger peut certes se moquer de tous les mots en « isme » (biologisme compris) mais il sait en revanche reconnaître (chez un Spengler) l’importance d’une « interprétation biologique de la volonté de puissance », tout en s’abstenant de citer Rosenberg (Heidegger le méprisait). Chacun dans sa spécialité, Carl Schmitt pour le droit, Heidegger pour la philosophie, n’en défendait pas moins stricto sensu une conception raciste, même si ce racisme-là ne s’expliquait pas uniquement  par des facteurs biologiques (et encore, souvenons-nous de ce que Heidegger affirmait l’été 1933 devant un parterre de médecins). Comme insiste Emmanuel Faye : « Il faut comprendre une fois pour toutes que le fait d’insister sur l’importance de l’esprit et d’exprimer des réserves à l’égard du « biologisme » ne signifie nullement une prise de distance à l’égard de la conception hitlérienne de la race ».

  On croit comprendre qu’il existerait pour Lacoue-Labarthe un racisme à la limite acceptable, et un autre qui ne l’est nullement (l’antisémitisme). Pourtant, reconnaît-il, Heidegger a passé un « compromis » avec un « mouvement pour lequel l’antisémitisme était principiel ». Par conséquent : « En adhérant au nazisme si brièvement et même dignement (sic) que ce fut, on adhérait nécessairement à un racisme ». Lacoue-Labarthe en conclut que ce pauvre Heidegger s’est aveuglé sur la nature du « mouvement » en croyant possible de détacher le racisme de ce mouvement. Cette démonstration s’avère tellement tortueuse qu’elle en devient pathétique 27 ans plus tard alors que même les heideggeriens orthodoxes (à l’exception de quelques diplodocus) ne récusent plus l’antisémitisme du Maître.

  3) Lacoue-Labarthe le répète : Heidegger est sans contestation possible le plus grand penseur de son temps. On est étonné malgré tout, compte tenu de ce qui vient d’être dit précédemment, d’apprendre que « l’engagement de Heidegger est d’une absolue cohérence avec sa pensée ». Ceci contre la tendance dominante heideggerienne ajoute-t-il. Lacoue-Labarthe sort alors de son chapeau (celui de Zozo certainement) la notion de « national-esthétisme » sensé traduire chez le Martin Heidegger postérieur à la soi-disant » rupture de 1934 » le remplacement du « travail » par « l’oeuvre ». Ce qui représente pour Lacoue-Labarthe « une immense différence où se joue pas moins que l’essence du nazisme. Et par conséquent du politique ». Rien moins que ça ! Et Lacoue-Labarthe de nous expliquer que Heidegger, déçu de ne pouvoir réformer l’université allemande selon ses voeux (l’échec du rectorat), privilégie donc dans sa pensée l’art à la science : « en l’occurrence pensée poétique » qu’illustreraient Hölderlin et la Grèce. Il reconnaît que la Grèce de Heidegger, transmise par Hölderlin, « n’a jamais proprement vu le jour ». Mais qu’importe, tout cela fait d‘excellents allemands et « jette une lumière précise sur l’essence, plus ou moins demeurée voilée dans le discours dominant à ce sujet, de national-socialisme ». A ceux qui seraient tentés de discuter historiquement parlant la pertinence de cette notion-gadget de « national-esthétisme », Lacoue-Labarthe répond ne pas se situer sur le plan « historique », mais sur celui « historial « cher au Maître. On croit entendre Arletty : Historial, historial, est ce que j’ai une gueule d’historial ! Pour rendre la honte encore plus honteuse en la livrant à la publicité, citons Lacoue-Labarthe dans le texte : « L’antisémitisme est avant tout, fondamentalement, un esthétisme ». Pourquoi pas puisque l’on apprend plus loin que « le nazisme est un humanisme ». La preuve, dirais-je, que la défense en dépit de tout  de  Heidegger rend bête des gens intelligents !

  4) Lacoue-Labarthe cite plus loin l’adage de Paul Valéry (« Qui ne peut attaquer le raisonnement, attaque le raisonneur »), que Heidegger invoquait, pour nous prendre à témoin du « nombre d’erreurs, de faux bruits ou de franches calomnies » colportés sur sob philosophe préféré. Comme Lacoue-Labarthe l’impute à l’absence de « documents suffisants », on se contentera de remarquer que la postérité a remédié à ce souci. Dans la foulée (une longue note de bas de page) Lacoue-Labarthe exhume pourtant quelques documents et témoignages « accablants ». Mais puisqu’il s’agit ici de travaux d’historiens il en conclut « qu’il doute cependant que ces travaux puissent apporter quoi que ce soit de décisif ». Là encore la suite lui donne tort : ce ne sont pas des historiens mais principalement des philosophes qui ont réalisé ces travaux. Enfin Lacoue-Labarthe reprend la sempiternelle litanie heideggerienne : « Ce n’est pas dans les petites (ou les grandes) compromissions de Heidegger, ni même dans la déclaration et proclamation de 33-34, encore une fois, que l'essentiel - philosophique - se joue ».

  Exceptée une pointe adressée à Bourdieu, Lacoue-Labarthe entend surtout défendre le Maître contre ses contempteurs marxistes. Rapidement il annonce la couleur : « En étant volontiers marxiste vis-à-vis d’Heidegger, on s’exposait inévitablement à manquer l’essentiel de sa pensée - y compris sa pensée politique ». Mais s’il cite au passage Jean-Pierre Faye et Robert Minder, Lacoue-Labarthe concentre son tir sur Adorno. Pas tant, comme on aurait pu le penser, en se livrant à une analyse critique du Jargon de l’authenticité  (dont il ne dit mot) qu’à travers une phrase extraite d’un entretien accordé par Adorno à un journal étudiant ! (Adorno disant : « Heidegger est fasciste dans ses composantes les plus intimes »). Lacoue-Labarthe pose ici la question : « Qu’entend donc Adorno par fascisme ? ». Et avance alors que Heidegger en a peut-être dit plus sur le fascisme que son insulteur. A condition, recommande-t-il, de ne pas « considérer le fascisme comme un phénomène « pathologique » mais de reconnaître en lui (…) la forme politique peut-être la mieux à même, aujourd’hui, de nous éclairer sur l’essence du politique moderne ». Ah bon ! Ne pas traiter le fascisme sous le seul angle pathologique, soit. Mais pour le reste ? 

  Par la bande nous retrouvons Heidegger quand Lacoue-Labarthe repose à nouveau deux questions : « Est ce que l’ontologie fondamentale de l’analyse du Dasen  recelait la possibilité d’une adhésion au fascisme ? Et si oui, à quelle sorte de fascisme ? ». Pour répondre, Lacoue-Labarthe admet que « pour des raisons proprement philosophiques, l’adhésion était possible à un mouvement national et populaire ». On se croirait dans une traduction de Fédier : le national-socialisme étant métamorphosé en national et populaire. Voulant étayer ces « raisons philosophiques » Lacoue-Labarthe se lance dans des explications autant ambiguës que jargonnantes (comme dans les plus beaux morceaux de bravoure du Maître) dont je fais grâce le lecteur. Il devient plus audible pour nous mettre en garde contre la tentation d’associer « la même analytique du Dasen  à un engagement de type « socialiste » ». Donc d’accoler le mot « national » à « socialisme » (analyse que reprendra Fédier un peu plus tard). Ici Lacoue-Labarthe nous refait le coup de la « rupture de 1934 » où l’hostilité, celle de Heidegger (ne craint-il pas d’écrire) « au national-socialisme et à son idéologie est explicite et déclarée ». 

  Bien sûr, Lacoue-Labarthe reconnait que la « philosophie de Heidegger », donc l’essentiel, n’est ni internationaliste, ni rationaliste, ni humaniste (puisque le nazisme est un humanisme, et que Heidegger n’est pas nazi, ce dernier ne peut donc pas être humaniste, et Lacoue-Labarthe se révèle parfaitement cohérent), ni progressiste (notre auteur consent même à l’appeler « philosophie de droite »). Lacoue-Labarthe en arrive à l’une des thèses de son livre, de manière tortueuse comme à son habitude, en tournant autour du pot, avançant que Heidegger mieux que quiconque savait que « le fascisme - comme le marxisme et « l’américanisme » - procédait d’une méprise, fondamentale pour le coup, sur l’existence de la techné « . Ceci pour ensuite affirmer que Heidegger « nous avait appris à penser de quoi il en retourne, philosophiquement, dans le fascisme tout court ». On aura compris qu’il fallait être fasciste, ou l’avoir été, pour comprendre le fascisme. Rideau !

  Le texte en annexe sur l’ouvrage de Victor Farias (Heidegger et le nazisme ), plus sobre, expose je l’ai précisé « sèchement » les thèses de Farias, puis en vient à des considérations critiques. On est quand même étonné que pour ce livre, traité de « malhonnête », cette malhonnêteté - sans même parler du contenu de l’ouvrage - s’expliquerait par une « opération montée » à laquelle Lacoue-Labarthe associe Jean-Pierre Faye. Ce dernier ne semble pas faire partie de ses amis mais je n’en relève pas moins la tonalité paranoïde du propos. Lacoue-Labarthe conclut ce texte en affirmant que « l’énormité d’une simplicité navrante » des thèses de Farias est sans conséquence (alors qu’il vient de consacrer 14 pages bien serrées à tenter de les réfuter). Il ajoute, bien imprudemment : « Le vrai travail (il y en a eu à ce sujet et il y en a encore) finit toujours par se faire connaître là où il doit se faire connaître, et les vraies questions finissent toujours par passer ». Tout à fait d’accord, à la différence près que ce travail a été entamé au début du XXIe siècle et perdure, dans un sens auquel ne pouvait s’attendre Lacoue-Labarthe. Celui-ci n’étant plus malheureusement parmi nous pour le constater. 

  Il parait possible, après tout, que l’auteur de La fiction du politique  eût salué les travaux de Peter Trawny, l’un des éditeurs de Heidegger, qui n’hésite pas à proclamer que Heidegger nous aide, plus que quiconque autre philosophe, à comprendre la Shoah, laquelle, comme nous indique Richard Wolin rapportant ces propos de Trawny, « aurait été essentiellement une manifestation de « l’errance » et du « destin » (…) deux concepts centraux dans la philosophie heideggerienne tardive ! ». Trawny va jusqu’à écrire que Heidegger est « le philosophe ayant sauvé Auschwitz »  ! Dans son livre Irrnisfuge  Trawny prétend qu’on ne « peut tenir Heidegger pour responsable de ses méfaits politiques dans la mesure où tous errements seraient né de « l’errance » et du « destin » ». Par conséquent nous devrions célébrer Heidegger (au lieu de le blâmer) « comme un héros tragique, une sorte d’Oedipe ». Wolin ajoute cruellement : « Mais à ma connaissance Oedipe n’a jamais soutenu un régime responsable d’une guerre qui fit cinquante millions de morts ».
 

  Philippe Lacoue-Labarthe évoque dans La fiction du politique  « la complaisante notion de pensiero debole  introduite par Vattimo et Rovatti il y a quelques années « associée à un accueillant fourre-tout postmoderne ». Retenons ce dernier mot pour décrire une dernière catégorie d’heideggeriens. On doit donc à Gianni Vattino ce concept de débolisme  (pensée faible) qui pour François Rastier s’apparente à un trompe l’oeil : « la revendication de faiblesse permet de différer les questions gênantes en esquissant toute critique » : ainsi « la pensée philosophique peut éluder toute responsabilité éthique et tout jugement aléthique, pour élire domicile dans une zone grise où se trouve théorisée l’impossibilité de juger ».

  Une notion autant diffuse que celle de postmodernité (ou de postmodernisme) rend l’exercice difficile. Citons Slavoj Zizek (« Heidegger est grand non pas malgré son engagement nazi, mais grâce à lui »). Par delà l’aspect provocateur de la formule, ce paradoxe n’est pas très éloigné de la thèse de Lacoue-Labarthe (« Heidegger est celui qui nous a appris à penser le fascisme ») dans un contexte certes différent. Ici, avec Zizek, celui du tollé provoqué par la publication du livre d’Emmanuel Faye. Sachant aussi que la réception de la pensée de Heidegger n’est plus uniquement l’affaire du monde académique (celui des Derrida, Lacoue-Labarthe, Fédier…). Cet heideggérianisme appelé postmoderne établit lui ses quartiers dans un environnement plus politique, dans lequel des penseurs comme Carl Schmitt, voire Michel Foucault ont autant d’importance que l’auteur de Être et temps.  Ces heideggeriens de second type peuvent même évoquer la « radicalité » de Heidegger pour dénoncer par exemple « le mensonge démocratique » au nom d’une conception du « Peuple » aux forts accents populistes. François Rastier évoque dans cette configuration « divers radicalismes politiques » qui refondent « sur le « Peuple » et la « Communauté » la théorie de la Souveraineté et celle du Sujet, comme naguère le Dasein  heideggérien sur le Volk « . Même si la notion de radicalité parait ici excessive ou discutable, la perversité de la chose peut s’observer à travers le phénomène rouge-brun. Je rappelle que l’ancien cofondateur du parti National-bolchevique (avec Limonov) Alexandre Dougine, est l’auteur d’un livre au titre houellebecquien (Heidegger, la possibilité d’une philosophie ), dans lequel la « possibilité » en question se confond avec une pensée ultra-nationaliste.

  La « théologie politique » de Giorgio Agamben s’inscrit dans la pensée de Heidegger (avec celles de Schmitt et de Foucault). D’ailleurs Agamben, très tôt initié à la pensée du Maître (notre étudiant philosophe figure parmi les participants aux séminaires organisés par Heidegger entre 1966 et 1968), nous conduit via cette référence au Comité invisible.  Pour qui l’ignorerait la revue Tiqqin  (animée par Julien Coupat entre 1999 et 2001) se réfère à Heidegger (mais aussi à Debord et Foucault). Précisons également que Agamben (lié à Coupat) était en quelque sorte le parrain de cette revue: le philosophe italien affirmant que pour Tiqqin  « il n’y a plus de différence entre le pouvoir et le sujet. Il n’y a plus de sujet, il n’y a plus de théorie du sujet, mais seulement des « dispositifs » ». Cela étonnera certainement certains lecteurs de L’insurrection qui vient  et de A nos amis  d’apprendre que ces deux livres restent imprégnés d’un heideggerianisme non revendiqué où, pour prolonger le propos d’Agamben (et établir un lien entre Heidegger et Foucault), la métaphysique organise un face-à-face artificiel entre le sujet et le monde comme si le sujet ne faisait pas partie du monde comme si le sujet avait à découvrir le monde alors qu’il est toujours dans ce monde et que le monde le traverse et le constitue.

  On en termine avec ce postmodernisme heideggerien en citant le cas de Roberto Esposito. Ce philosophe argentin est l’un de ceux qui ont emprunté à Foucault son concept de « biopolitique ». Pour Esposito, la biopolitique heideggerienne prendrait à partir de La Lettre sur l’humanisme  (1947) une direction opposée au biopolitique nazi et à l’essence « thanatologique » propre à ce dernier. Julio Quesada Martin constate que « Esposito n’a pas pensé en profondeur que le problème du mal tel qu’il apparait dans La Lettre sur l’humanisme,  « le mal unique », reste débiteur de cette antinomie qu’il n’a jamais pu dépasser entre existence et vie ». Il ajoute (prolongeant ainsi un propos d’Emmanuel Faye) : « Le fait que Heidegger a parié sur une sélection non pas raciale biologique, mais au contraire métaphysique, ne signifie pas, loin de là, que ces deux biopolitiques se trouvent réellement en opposition. Nous devrions penser que si « le mal unique » consistait en 1947 en l’oubli de l’être, il est dés lors logique de conclure que l’extermination des Juifs d’Europe n’aura rien signifié de mal pour Heidegger ». La conclusion de Quesada Martin (« Ce qui relie Heidegger à Auschwitz incite tout au contraire à une révision et une autocritique sur le rôle joué par les philosophes dans leur disposition à justifier métaphysiquement et ontologiquement la pire des cruautés »), conclut pertinemment ce chapitre.


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  Une question, d’importance pour ceux qui la posent, n’a été qu’effleurée jusqu’à présent : le « silence » de Martin Heidegger dans l’après-guerre. Encore faut-il s’entendre sur ce « silence » (les guillemets sont de rigueur), puisque l’ouvrage Écrits politiques de Heidegger (présenté et annoté par François Fédier) est en partie consacré aux « réponses » du philosophe sur son engagement national-socialiste de 33-34, mais également sur son attitude durant toute la période nazie. Je souligne que lors de l’audition en 1945 de Heidegger devant la commission d’épuration, l’un de ses membres, Adolf Lampe (impliqué dans la tentative d’assassinat de juillet 1944 contre Hitler) avait été indigné par l’absence de tout sentiment de culpabilité chez Heidegger. Les réponses écrites de ce dernier, deux lettres (l’une adressée au rectorat de l’Université de Fribourg, l’autre au président de la commission d’épuration) n’ont pas que je sache été alors publiées. Interpelé par Marcuse en août 1947, qui souhaitait une « déclaration publique », Heidegger se contenta de répéter ce qu’il avait déclaré devant les membres de la commission d’épuration : il s’était désolidarisé du régime nazi après sa démission du rectorat, et que ses cours en portaient le témoignage. Il ajoutait cependant, je souligne, qu’il n’avait pas voulu renier officiellement ses anciennes convictions, pour ne pas être rangé parmi ces « partisans des nazis » qui « proclamaient de la manière la plus répugnante leur revirement », afin de ne pas compromettre leur carrière dans l’Allemagne de l’après-guerre. Une réponse autant habile que dilatoire. Trois ans plus tard Heidegger fut réhabilité et put de nouveau donner des cours à l’université. Carl Schmitt, qui avait lui été emprisonné en 1945, nota un brin sarcastique dans son Journal  que Heidegger était en train de « réussir le test du retour sur scène avec la mention Très bien ».

  Sur ce « silence » les avis divergent. A côté de ceux qui reprennent in extenso les explications et justifications de Heidegger, pour qui la question ne se pose pas ; d’autres, pour ne s’en tenir qu’aux heideggeriens déclarés ou pas, ne l’entendent pas de cette oreille. Il est vrai qu’une autre question vient se superposer sur la première, pouvant le cas échéant la recouvrir, celle de la repentance. C’est quelque chose de cet ordre que Paul Celan attendait de Heidegger lorsqu’il rencontra le philosophe en 1967 à Fribourg lors d’une lecture publique, puis le lendemain en tête à tête dans la cabane de Todtnauberg. D’ailleurs le mot qu’il laissa dans la Hütte  parait explicite : « Dans le livre de la cabane, le regard sur l’étoile du puits, avec, dans le coeur, l’espoir d’un mot à venir ». Heidegger répondra par ses mots : « Mes propres voeux ? Qu’à l’heure qui sera la bonne vous entendiez la langue dans laquelle la poésie qui est à faire s’adressera à vous ». Jean Bollack, les commentant, a évoqué la « désinvolture » et « l’impertinence » de cette réponse. Ces mots sont trop faibles. Il faudrait en trouver un qui puisse se rapporter à la bêtise, à la ruse, à la susceptibilité mal placée, et à l’immonde. Celan avait alors 47 ans et une oeuvre - pas n’importe laquelle - derrière lui. Que pouvait donc entendre Heidegger de cette poésie alors qu’à l’instar de celle de Heine (dont le nom, selon lui, jetait « une lumière étrange sur Goethe ») elle avait été écrite par un juif ! Celan voulait auparavant adresser à Heidegger le poème Strie  (au sujet duquel le traducteur Jean-Pierre Lefebvre évoque « la pureté de l’histoire humaine (est) à jamais obscurcie de ce qui ne devait jamais arriver (ce qui s’est réellement produit) et qui accompagnera toujours les mots (et les images) ». On ne sait pas s’il l’a fait. Cette incertitude traduit le rapport ambiguë et contradictoire de Celan à Heidegger dont il connaissait la philosophie (et disait apprécier l’oeuvre tardive), mais qui refusait qu’on lui dédie un livre (de Pöggeler) sur Heidegger, et d’être photographié en compagnie de ce dernier avant la lecture publique de Fribourg.

  Philippe Lacoue-Labarthe, dans La fiction du politique,  évoque le souhait de Celan et de tous ceux « qui attendaient  de Heidegger qu’il se prononçât ». Il admet à la rigueur que le philosophe se soit tu devant ceux qui lui demandaient des comptes en 1945 mais ne comprend pas le silence de Heidegger à l’égard des « survivants ». Lacoue-Labarthe connaissait-il les deux conférences de Brême ? Car si on sait lire, et non mâcher la prose heideggerienne comme une feuille de cola, elles donnent toutes les explications nécessaires sur ce qui pour l’auteur de La fiction du politique relève d’une « faute » (vis-à-vis des « survivants »). En résumé, Lacoue-Labarthe qui ne pardonne pas au Maître son « silence sur l’Extermination », l’explique lui par le souci chez Heidegger d’innocenter avant tout l’Allemagne. C’est partiellement vrai mais ne représente qu’un aspect de la question. Et Lacoue-Labarthe de se demander, alors : « Le silence  -  le « sauvetage » de l’Allemagne - valait-il le risque, pour la pensée elle-même, d’un aveu (sans aveu) de complicité avec le crime ? ».

  Jacques Derrida, lors de la conférence de Heidelberg en 1988, s’interrogeant sur ce « silence » un an plus tard, reporte l’interrogation sur la réception de la parole de Heidegger dans le cas où celui-ci aurait présenté des excuses publiques : « A ce moment là que ce serait-il passé ? Il aurait probablement été absous, plus facilement absous. On aurait fermé le dossier des rapports entre Heidegger et le nazisme, les événements surdéterminés nommés nazisme : avec une phrase en direction d’un consensus facile : Heidegger aurait-il fermé  les choses ? ». L’argument parait convaincant. S’il est pertinent il n’épuise pas pour autant toute la question sur ce « silence ». Barbara Cassin va dans le sens de Derrida lorsqu’elle affirme sur un mode provocateur que le « non reniement (…) était le seul geste bel et bon de Heidegger ». 

  Je remplacerais « bel et bon » par « que l’on pouvait attendre ». D’abord pour la raison exprimée par Derrida : s’amender ainsi à trop bon compte (puisque l’on efface l’ardoise). Mais surtout, parce que Heidegger n’avait pas fondamentalement renié son passé nazi (en 1953, et même encore en 1966). Pourquoi lui demander de se repentir alors qu’il persistait et signait en quelque sorte, et n’avait donc rien à regretter (sinon d’avoir commis une « grosse bêtise » en 1933 pour satisfaire les Beaufret, Fédier et consort). Encore faut-il s’interroger sur la signification chez Heidegger de cette « grosse bêtise » : parce qu’il « y a cru » ou parce qu’il l’a faite ? Les ignorants et les idiots utiles qui croient ou prétendent que Heidegger n’a été nazi que durant 12 mois (certains écrivent même 10 mois !) peuvent logiquement, conséquemment s’étonner du « silence » de Heidegger après 1945, les autres non. Même si l’on coupe la poire en deux, comme Lacoue-Labarthe, on se demande bien ce que Heidegger aurait pu dire aux survivants des camps d’extermination ; un Heidegger qui en 1949 à Brême noyait allègrement le poisson en affirmant que la principale victime c’était l’Allemagne (ou les allemands). Et il en va de même pour ce qui concerne son inqualifiable (non) réponse à Paul Celan. Enfin tout porte à croire que Heidegger n’avait pas cessé de penser que le nazisme pouvait redevenir d’actualité un jour à l’autre, pour en quelque sorte lui redonner raison, philosophiquement parlant. Alors la repentance, n’est-ce pas…


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  Premier ouvrage traduit en français à s’en prendre directement à la philosophie de Heidegger, Le jargon de l’authenticité  de Théodor W. Adorno, publié en Allemagne en 1964, paraitra en France cinq ans plus tard. Dans un registre équivalent, le livre de Pierre Bourdieu, L’ontologie politique de Martin Heidegger,  sorti en 1988, reprend « sous une forme légèrement différente » un texte de 1975 publié dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales  (traduit l’année suivante en allemand).

  Au début des années 50, Adorno relève déjà dans la production culturelle de l’époque en Allemagne la présence de symptômes d’heideggeromanie. L’une de ses notes de 1951 anticipe la critique à venir : « Le geste radical en l’absence complète de tout contenu critique d’ordre social, la sympathie pour le critère d’origine en soi et in abstracto  (que la théorie raciale, ensuite, peut venir meubler sans aucune peine), de culture de la posture en soi, sans aucun contenu, qui aboutit à un idéal d’héroïsme sans attaches, tout cela est du pur univers de pensée national-socialiste ». Dans ses cours de l’année 1951-1952, Adorno y revient en indiquant que Heidegger voudrait que sa langue soit « la langue de l’être lui-même. D’une façon analogue, les cabalistes voulaient tirer de la langue hébraïque révélée par Dieu des structures objectives. Heidegger n’est rien d’autre qu’un cabaliste du même genre. Comme l’histoire fait défaut à cette langue, l’histoire devient mythologie. Il existe un lien entre cette philosophie et les fascistes ».

  Venons-en au Jargon de l’authenticité  (sous titré : « De l’idéologie allemande »). Adorno y critique un certain maniement de la langue qui tend à subjuguer le lecteur, à le suggestionner à travers la sacralisation de ce langage, ce pathos de l’authenticité. C’est ainsi vouloir jeter la suspicion sur toute forme d’intelligence discursive comme forme dégradée de la pensée, pour lui préférer une prétendue profondeur du méditant au travers duquel toute négation se trouve discréditée. Ce langage régressif, celui d’une « liturgie de l’intériorité », c’est celui qui vient célébrer l’enracinement, le lieu natal, le monde paysan, mais qui n’en est pas moins autoritaire. Comme le précise Adorno : « Le fascisme ne fut pas seulement une conspiration, qu’il était aussi, mais quelque chose qui prit naissance dans une tendance propre au développement d’une société de la puissance. La langue lui offre un asile ; là, le mal qui couve s’exprime comme s’il était le salut ». Adorno n’oublie pas qu’il écrit dans l’Allemagne des années 60 : ce « discours oraculaire » devient le vecteur d’une idéologie allemande encore plus insidieuse. Dans la ligne de mire d’Adorno nous retrouvons l’identité dont la pensée « fut à travers l’histoire quelque chose de mortifère ».

  L’ontologie politique de Martin Heidegger  prolonge le propos d’Adorno dans les trois chapitres consacrés à l’analyse du langage heideggerien. Bourdieu, commentant un passage de Être et temps,  souligne combien la langue heideggerienne cumule « tous les profits, le profit de dire et le profit de démentir ce qui est dit par la manière de le dire ». Il prend l’exemple, fondamental chez Heidegger, de l’opposition entre les notions « d’authenticité » et « d’inauthenticité », ces « modes cardinaux de l’être-là », pour relever que pareille opposition recoupe subtilement celle existant entre « l’élite » et « les masses ». Ces dernières étant associées à la « dictature du on » qui nivelle, qui « se dérobe aux responsabilités », assistance qui s’en remet à « l’État-providence » via « l’assistance sociale ». Un langage qui masque difficilement « l’horreur des idéologies inégalitaires » qui menacent « ce qui a été conçu au prix de l’effort » ». Tout ceci, sinon Heidegger ne serait pas Heidegger, énoncé « sous une forme qui les rend méconnaissable parce qu’elle ne peut pas se reconnaître comme les énonçant ». Ce qu’on appelle en bon français de l’escamotage. De forts esprits n’y ont vu que du feu, subjugués étaient-ils par cette manière de dire sans le dire.

  Bourdieu, en venant à l’après guerre, relève que « de toutes les manoeuvres qu’enferme La Lettre sur l’humanisme,  aucune ne pouvait toucher les marxistes « distingués » aussi efficacement que la stratégie du second degré consistant à réinterpréter par référence à un contexte politique nouveau, qui imposait le langage du « dialogue fructueux avec le marxisme », la stratégie typiquement heideggerienne du (faux) dépassement par la radicalisation  que le premier Heidegger dirigeait contre le concept marxiste d’aliénation « . A ce jeu ont pu se laisser prendre Kostas Axelos (on le sait), François Chatelet, et même Henri Lefebvre. C’est d’ailleurs la marque parmi d’autres du « second Heidegger ». Ici « les effets en apparence les plus spécifiques du langage heideggerien, notamment tous les effets constitutifs de la rhétorique molle de l’homélie,  variation sur les mots d’un texte sacré fonctionnant comme matrice d’un commentaire infini et insistant, orienté par la volonté d’épuiser un sujet par définition inépuisable », ne peuvent que renvoyer aux « tours » et « tics professionnels » des « prophètes de la chaire ». Ce « prophétisme sacerdotal » a pu faire illusion malgré tout. Bourdieu rappelle justement qu’il « a fallu une transgression de l’impératif académique de neutralité aussi extraordinaire que l’enrôlement du philosophe dans le parti nazi pour que soit posée la question, d’ailleurs immédiatement écartée comme indécente, de la « pensée politique » de Heidegger ». Bourdieu ajoute ironiquement que « les professeurs de philosophie ont si profondément intériorisé la définition qui exclut de la philosophie toute référence ouverte à la politique qu’ils en sont venus à oublier que la philosophie de Heidegger est de part en part politique ». L’habileté du philosophe ayant été après 1945 de convertir « en méthode les schèmes pratiques,  stylistiques et heuristiques » du premier Heidegger. 

  Un double langage donc après la Seconde guerre mondiale, mais de la duplicité avant 1933 chez Heidegger. C’est-à-dire, pour conclure ici avec Emmanuel Faye, « suggérer indirectement, dans ses écrits publics ce qui n’est pas acceptable pour son temps, et l’exprimer plus directement, et de façon souvent abrupte, soit de façon privée ou secrète, soit publiquement si les temps sont propices ».


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  Dans l’histoire de la réception de Heidegger, et cela dépasse le domaine strictement français, la publication du livre d’Emmanuel Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie,  change la donne. Il y a un avant et un après 2005. Les attaques virulentes adressées depuis à Faye par les clique et claque heideggerienne l’illustrent éloquemment. J’ai déjà eu l’occasion plus haut de citer plusieurs témoignages. Les ouvrages Heidegger à plus forte raison et Dictionnaire Martin Heidegger sont des réponses, directes et indirectes au livre de Faye. L’institution universitaire n’a d’ailleurs pas manqué de réagir en mettant Heidegger au programme de l’écrit de l’agrégation. Ceci et cela n’étant pas sans incidences sur les modalités d’expression dans le monde universitaire. François Ratier rapporte (en se référant à la publication par ses soins d’un compte rendu du livre de Faye par Kurt Flasch) : « Les auteurs de la traduction, deux thésards en philosophie, ont refusé de la signer pour ne pas compromettre leur avenir professionnel ». Il semblerait donc que le rapport de force au sein de l’Université française reste encore en faveur des vieilles barbes heideggeriennes. Mais est-ce véritablement important ? Le vent tourne assurément, par exemple dans le domaine de la traduction où celles de Beaufret et de Fédier font de plus en plus l’objet de vives critiques, y compris dans des cercles heideggeriens.

  Et demain, quelle place la postérité accordera à Martin Heidegger ? Trois versions peuvent être proposées. La première, la plus optimiste, la plus plaisante aussi, ne retiendrait rien, ou presque rien du philosophe et de sa philosophie. Ce « presque rien » pour conserver néanmoins le souvenir du personnage, autant ridicule que parfois grotesque, qui comme le disait l’un de mes amis « attire la blague ». Nous l’avons, ce personnage, domicilié pour l’éternité 1933 rue du Rectorat, quartier de l’Être-là. Nul mieux que Thomas Bernhard, dans Maîtres anciens,  n’a su traduire à l’aide de cette même langue allemande l’exact contraire de l’enflure et de la boursouflure heideggerienne, dans une prose musicale, superbe, ironique, qui là, confrontée au « berger de l’être » (voire le « berger de l’âtre » parfois) se révèle hilarante.

  Voilà Heidegger, « ce ridicule petit bourgeois national-socialiste en culotte de golf », habillé en toute saison. Et de même « les générations de la guerre et de l’après-guerre qui, déjà de son vivant, ont déversé sur lui une avalanche de thèses de doctorat répugnantes et stupides ». Ceux qui « allaient en pèlerinage chez Heidegger, surtout ceux qui confondent la philosophie avec l’art culinaire, qui prennent la philosophie pour un plat cuisiné, un rôti, un bouilli, ce qui correspond tout à fait au goût allemand. Heidegger tenait sa cour à Todtnauberg et, sur son piédestal philosophique de Forêt-Noire, se laissait admirer à tout moment, telle une vache sacrée ». Certes, mais « une vache philosophique continuellement pleine (…) qui paissait sur la philosophie allemande et qui, pendant des décennies, a lâché sur elle ses bouses coquettes dans la Forêt Noire ». S’il faut dire un mot de cette philosophie, « Heidegger était un camelot philosophique, qui n’a apporté sur le marché que des articles volés, tout chez Heidegger est de seconde main, il était et il est le prototype du penseur à la traîne  à qui tout, mais alors vraiment tout a manqué pour penser par lui-même ». Enfin, fondamentalement « Heidegger (qui) n’a jamais été  qu’un personnage comique,  tout aussi petit bourgeois que Stifter, tout aussi effroyablement mégalomane, un faible penseur préalpin, selon moi, tout juste fait pour la potée philosophique allemande ».

  La seconde version, intermédiaire dirais-je, prend acte du changement de paradigme observé en ce début de XXIe siècle, dont j’ai dit deux mots, amplifié lors de la parution des Cahiers noirs,  d’un renversement de perspective en quelque sorte, lequel, normalement, devrait se traduire par une désaffection progressive du culte heideggerien, pour in fine ne conserver qu’un noyau dur, celui des trois N : Nazisme, Négationnisme, Nihilisme. De l’église ne subsisterait qu’une secte, de l’esprit que la lettre (pour schématiser). Les trois mousquetaires étant quatre, pourquoi ne pas reconnaître à côté de ces trois N (les heideggeriens « en tout état de cause »), l’existence, ou plutôt la permanence d’heideggeriens « malgré tout » : appelés ici Niais, Nuls ou Neu-neu, au choix. Soit l’ultime reliquat de ceux, soyons trivial, que Heidegger aura « baisé » de son vivant, et même après. 

  Quant à la troisième version, je préfère ne pas l’envisager. Ce serait celle d’un  Heidegger devenu le philosophe officiel d’un monde acquis à une idéologie national-socialiste (sous une autre appellation, bien évidemment)

  Au moment de conclure, pour prévenir une objection que je pourrais me faire, je dois préciser que cette approche critique de Martin Heidegger, la méthode utilisée pour en rendre compte, la manière d’envisager l’homme dans son rapport à l’oeuvre, et réciproquement, pourraient être discutées dans le cas, par exemple, d’un Ernst Jünger. Mais ceci est une autre histoire.




Max Vincent

avril 2015