L’AIGREUR UNIVERSELLE DE LOUIS JANOVER NE SE DÉMENT PAS





“Le penchant à être agressif fait partie de la force aussi rigoureusement

 que le sentiment de vengeance et de rancune appartient à la faiblesse”

                                                                                        Friedrich Nietzsche





  A la fin de l’année 2013, Louis Janover a publié aux éditions Sens&Tonka son vingt-quatrième ouvrage, Surréalisme et situationnistes au rendez-vous des avant-gardes.  Ce prolixe auteur s’est principalement fait connaître par des ouvrages critiques sur le surréalisme et les avant-gardes. J’avais eu l’occasion en 2005 (dans Le surréalisme mis à mal par ses “propriétaires” mêmes et autres considérations à l’avenant  (1)) de consacrer plusieurs pages à Janover. Elles sont pour l’essentiel reprises dans la première partie de ce texte. J’y relèvais que Janover dressait un constat d’échec et de faillite du “surréalisme existant” au nom d’une “révolution surréaliste” (laquelle ne se confondait nullement avec la revue du même nom) qui se révèlait n’être qu’une fiction. Sur de telles fondations il paraissait difficile de construire une argumentation solide et recevable. On pouvait néanmoins reconnaître à Janover le mérite de creuser son propre sillon. Ce qui n’est plus exactement le cas avec son dernier ouvrage, pourtant plus ambitieux que les précédents. Par delà le rappel incessant des “impostures” surréalistes et situationnistes, Janover entre ici davantage en résonance avec certains courants de pensée contemporains ayant inspiré à “l’herbe entre les pavés” plusieurs contributions critiques. Et sur lesquels je compte revenir dans un proche avenir.

  On n’en constate pas moins, malgré tout, que Surréalisme et situationnistes au rendez-vous des avant-gardes  apporte une touche supplémentaire à une figure inédite et contemporaine de “l’homme du ressentiment” patiemment construite, elle, de livre en livre par leur auteur. J’ajouterai que de ce point de vue là Louis Janover reste inégalé. 





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  Dans “Des contempteurs du surréalisme” (l’un des chapitres de Le Surréalisme mis à mal par ses “propriétaires” mêmes et autres considérations à l’avenant ) je classais les reproches, critiques ou condamnations dont le surréalisme faisait l’objet depuis une dizaine d’années en quatre catégories. Passons sur les trois premières pour en venir à la quatrième, qualifiée de “dessus du panier”. Ceci recoupant les critiques adressées à ce mouvement au nom d’une “certaine idée du surréalisme” : celle d’une “pureté révolutionnaire” que les surréalistes auraient désertée ou trahie au fil des ans et des générations. Le constat d’un échec, voire d’une faillite devenant alors patent. Je retiens principalement celles (de critiques) venant de Louis Janover, auteur de plusieurs ouvrages sur le surréalisme qui tous reprennent peu ou prou la même antienne. J’avais lu lors de sa publication en poche La révolution surréaliste.  Pourtant je vais dans un premier temps me référer aux deux derniers ouvrages de Janover publiés sur la question : Le surréalisme de jadis et naguère  (publié en 2002 aux éditions Paris-Méditerranée), et Surréalisme, le surréalisme introuvable  (chez Sens&Tonka).

  Dans le même texte, j’avais auparavant évoqué Janover au sujet d’une polémique datant du début des années 60, et liée à la revue Sédition  dont Janover était l’un des deux animateurs. Tout d’abord précisons que Janover a fait partie du groupe surréaliste durant la seconde moitié des années cinquante. Louis Janover n’a pas dix-sept ans en 1954 lorsqu’il adresse une lettre à André Breton. Celui-ci lui répond, le reçoit, puis l’invite à venir au café Le Musset,  lieu de rencontre alors des surréalistes. Janover se décrit comme un “surréaliste silencieux”, peu sûr de lui. Il explique qu’il n’a pas signé tous les tracts ou manifestes diffusés par les surréalistes ces années-là. Il refuse de mettre sa signature au bas de textes auxquels il n’a pas participé à élaboration ou à la rédaction. Janover écrit en octobre 1956 un article dans Le Surréalisme même  sur Georg Büchner. Il ne dit pas pourquoi il s’éloigne ensuite du groupe surréaliste. 

  Nous le retrouvons en 1961, présidant aux destinées de la revue Sédition  (qu’il vient de créer avec Bernard Pêcheur), devenu trotskiste sans pour autant avoir rompu les ponts avec les surréalistes puisque certains d’entre eux vont collaborer au premier numéro de cette revue. En raison des remous que provoque l’éditorial co-écrit par Janover et Pêcheur (intitulé La trahison permanente,  et qui se rapporte au “Manifeste des 121”), André Breton invite Janover à venir s’expliquer chez lui (en présence de Jean Schuster). C’est à la suite de cette rencontre que Breton propose de confectionner dans La Brèche  un dossier mentionnant les différents points de vue en présence (2). De larges extraits d’une correspondance entre Louis Janover et Jehan Mayoux, l’un des plus anciens surréalistes, venant compléter ce dossier.

  Janover écrit cette même année 1962 (celle de la parution de ce n° 2 de La Brèche ) une “Lettre ouverte au groupe surréaliste” prenant acte du différend qui l’oppose à plusieurs surréalistes. Il y serait question “de la haine qu’ils nous témoignent”. En 2002 Janover précise que “la haine ne s’est pas démentie, à ceci près qu’elle me concerne seul”. Je n’en ai trouvé nulle trace dans les six numéros de La Brèche  parus entre 1962 et 1965, ni dans L’Archibras  qui lui succédera. Et pas davantage dans les ouvrages publiés après “l’acte de dissolution” par d’anciens membres du groupe surréaliste (lecture non exhaustive certes). A croire que cette haine ne s’exerçait, et ne s’exercerait encore aujourd’hui qu’à titre privé.

  Janover participe après cette rupture à la création de la revue Front noir.  Au fil des numéros de cette revue notre ancien surréaliste va évoluer du trotskisme vers l’ultra-gauche. Une évolution qui n’a rien d’exceptionnel, dont le précédent le plus célèbre concerne les animateurs de Socialisme ou barbarie.  Cette adhésion à l’ultra-gauchisme, et plus particulièrement aux thèses du communisme de conseil étant due en grande partie à une rencontre importante dans la vie de Janover, celle de Maximilien Rubel (collaborateur des confidentiels Cahiers de discussion pour le communisme de conseil,  mais surtout connu comme l’éditeur de Karl Marx dans la Pléiade). Rubel figure alors parmi les meilleurs connaisseurs de l’oeuvre de Marx. Sa lecture est en tout état de cause opposée au “marxisme”, et plus encore au marxisme-léninisme ou à l’althussérisme décliné dans les rangs du P.C.F. ou d’une certaine extrême-gauche.

  Si les surréalistes ignorent, ou veulent ignorer Janover et Front noir,  il n’en va pas de même avec les situationnistes. Ceux-ci épinglent la revue dans le n° 10 (mars 1966) de l’Internationale situationniste. Dans la notule “L’armée de réserve du spectacle” les situationnistes reprochent à Front noir  “d’adopter le langage même du pouvoir actuel, qui dénonce ses adversaires sans dire exactement qui ils sont, et naturellement sans préciser leurs véritables positions”. De là ce constat : de part “leur inactivité passée ou présente”, Front noir  et consort “finiront eux-mêmes pas accepter n’importe quoi si un jour l’occasion leur en ai offerte.  Non seulement le manque total d’intérêt que ces gens ont présenté pour tout le monde a empêché que leur rigueur soit jamais mise à l’épreuve ; mais encore le style qu’ils affichent déjà dans leur aigre solitude apporte toutes les assurances qu’ils sauraient éventuellement tenir leur place, comme leurs concurrents plus heureux, dans ce spectacle culturel qui les a jusqu’ici laissés pour compte”.

  Dans le numéro suivant de l’I.S. (octobre 1967), les situationnistes s’en prennent plus directement à Janover, traité de “moraliste”. Lequel Janover, en réponse aux critiques précédentes des situs, venait de sélectionner dans Front noir des phrases principalement extraites du premier numéro de l’I.S. (publié neuf ans plus tôt) pour “confondre” ses accusateurs. Les situationnistes, tout en donnant raison à Janover sur l’emploi “non critique” des extraits cités (au sujet de points à connotation culturelle ou ressortissant de la “vieille ultra-gauche”), ajoutent : “Nous croyons qu’il n’échappe à personne que les recherches théoriques de l’I.S. constituent - heureusement - un mouvement qui s’est approfondi et unifié  en corrigeant un bon nombre de ses premières présuppositions : nous l’avons écrit notamment dans l’I.S. 9 pages 3 et 4. Les citations de Janover sont choisies, comme par hasard, dans le premier numéro de l’I.S., et même surtout dans le texte de l’un d’entre nous avant la formation de l’I.S., et dans ce cas elles datent de dix ans.  Mais l’intègre Janover voudrait faire croire que nous voltigeons par opportunisme, et sur toute la ligne, entre les positions incompatibles, au gré de la mode, et du jour au lendemain”.

  “L’un d’entre nous” s’appelle Guy Debord, et le texte antérieur à la formation de l’I.S. est le fameux Rapport sur la création des situations.  En 2002 Janover reprend, comme si de rien n’était, les critiques déjà formulées en 1967 à l’égard de ce texte. Pourquoi pas, dans cette logique, comparer le Janover de 1962 (d’un trotskisme orthodoxe autant que nous pouvons le vérifier à travers sa correspondance avec Jehan Mayoux) et les textes de Debord et des situs de la même année (d’un tout autre niveau de réflexion théorique). Certes Janover voudrait prouver que le ver se trouvait déjà dans le fruit en 1957. Mais il sollicite à ce point les textes que le lecteur le plus indulgent finit par se demander si Janover n’entend pas régler ad vitam aetermam des comptes maintenant vieux de presque quarante ans. Cela n’est pas sans nous donner quelque indication essentielle sur les intentions et la méthode utilisée par cet auteur dans ses différents ouvrages.

  Ceci nous ramène au surréalisme. Dans Surréalisme, le surréalisme introuvable,  dés le chapitre introductif Janover écrit les lignes suivantes (j’en viens à la méthode) : “Dans ses “Dix thèses sur le marxisme aujourd’hui” (1950), Karl Korsch, au mépris des interdits édictés par les dévots de toute espèce, n’hésitait pas à replonger Marx dans le courant de l’histoire pour mesurer son oeuvre au temps qui passe, et rendre justice à ceux de ses rivaux ou ennemis qu’il a si longtemps noyés dans son ombre. On pourrait égrener à cet exemple des “Thèses sur le surréalisme aujourd’hui” tant certains points paraissent interchangeables, et mettre Breton à la place de Marx, le surréalisme à la place du marxisme pour avoir une équivalence à quelques retouches près !”. Sauf que les uns et les autres ne peuvent se confondre, j’y reviendrai. On sait (et Janover mieux que quiconque) que Marx disait, mi plaisantant mi sérieusement : “Je ne suis pas marxiste !”. Boutade peut-être en son temps (et encore !) mais cruelle vérité  si l’on se réfère aux héritiers auto proclamés de l’auteur du Capital.  Marx n’est pas marxiste, bien entendu. Mais rien de tel entre Breton et le surréalisme. Nul n’a encore parlé de “bretonnisme” en lieu et place du surréalisme. Breton n’a jamais dit par exemple : “Je ne suis pas surréalisme”. Ce qui serait complètement absurde. Enfin, cette précision faite, on ne peut pas ainsi plaquer cette histoire là sur celle-ci. Les deux en l’occurrence ne se confondent pas. Le moindre lecteur un peu informé sait à quoi s’en tenir. A vrai dire, on le saura plus tard, Janover entend “rendre justice” à Pierre Naville et Antonin Artaud. On verra plus loin ce qu’il en est. Mais comme entrée en matière on ne peut pas dire que cela soit réussi, pour rester poli.

  Cependant, ceci posé, je donne volontiers raison à Janover sur de nombreux points de détail. C’est la perspective d’ensemble qui me semble discutable, pour ne pas dire plus. La “thèse” de Janover, celle qu’il reprend de livre en livre, peut être résumée ainsi : le surréalisme étant resté bien en deçà des exigences de la “Révolution surréaliste” on ne peut que dresser le constat d’un échec, voire d’une faillite du mouvement surréaliste. Soit. Cependant, à lire Janover, ce dernier n’idéalise-t-il pas ce qu’il appelle “révolution surréaliste” ? Cette dernière, commençons par là, se confond-elle avec la revue du même nom, la première dans l’histoire du groupe surréaliste ? On en doute. Pas plus Le surréalisme de jadis et naguère  que Surréalisme, le surréalisme introuvable  ne permettent d’y répondre. Mais on sait que Janover a auparavant écrit La révolution surréaliste.  Allons voir de plus près de quoi il en retourne.

  Cet ouvrage apporte les réponses que l’on cherchait vainement dans les deux derniers livres de Janover. Mais retirer en quelque sorte la paternité de cette “révolution” à Breton, Desnos, Péret, Éluard, Aragon, Leiris et les autres, pour l’attribuer dans ses grandes lignes aux seuls Artaud et Naville ne manque pas de surprendre le lecteur quelque peu averti. Artaud, tout le monde s’accorde là-dessus, a été l’une des figures de proue du premier surréalisme. Son implication au sein du groupe est bien connue et n’a pas besoin d’être rappelée. Naville, lui, est le codirecteur (avec Péret) des trois premiers numéros de La révolution surréaliste,  la revue. Il adhère rapidement au P.C.F. (le premier des surréalistes). A ce titre, comme on le souligne habituellement, il représente le pôle le plus “politique” du groupe. Sa contribution à la revue, contrairement à Artaud, reste modeste : un petit article dans le numéro 3 (Beaux arts,  dans lequel il affirme : “il n’y a pas de peinture surréaliste ”), et un autre, plus long, dans le numéro 9 : Mieux et moins bien.  C’est, parmi d’autres considérations, pour répondre à la brochure de Naville, La révolution et les intellectuels  (publiée en 1927), que Breton dans Légitime défense  s’efforce de préciser la nature des relations des surréalistes au P.C.F. et à la révolution plus généralement.

  Ce qui étonne et même sidère, pour en revenir à Janover, est de l’entendre confondre cette “révolution surréaliste”, la sienne en l’occurrence, avec les deux personnalités les plus opposées du premier surréalisme. En effet Artaud incarne l’aspect paroxystique du mouvement, celui de l’insurrection de l’esprit et de la révolte absolue, “mi libertaire, mi mystique” ; tandis que Naville, à l’autre extrémité, défend des positions matérialistes, celles de la rigueur marxiste et de l’engagement communiste. Une curieuse “révolution surréaliste” selon Janover, qui attelée ainsi marche de guingois quand elle ne fait pas le grand écart (mais pas “l’écart absolu”, la référence à Fourier serait ici malvenue). A l’appui de sa démonstration Janover cite le Pierre Naville de 1975 : ce dernier insistant sur l’importance d’Artaud au sein du premier surréalisme. Mais il s’agit d’un témoignage pour le moins tardif qui entend prolonger pour l’essentiel la discussion entamée cinquante ans plus tôt avec André Breton : “En peu de semaines nous convînmes tous qu’Artaud apportait beaucoup de ce qui manquait assez gravement aux ouvertures du Manifeste surréaliste  que Breton venait d’écrire et de publier : l’attaque furieuse des institutions où la société cristallise ses contraintes maudites (...) Il allait signer l’irruption d’une menace intransigeante contre n’importe quelle entrave à la liberté de l’esprit. Bref il était le premier à désigner l’adversaire “. Vraiment ? Je ne sais pas s’il faut incriminer la mémoire de Naville ou son hostilité (toujours présente) envers Breton. “L’adversaire” en question était bel et bien désigné dans le Manifeste  ou dans d’autres textes surréalistes de l’époque. Est-ce trop demander à Naville, également, de se souvenir qu’en 1926 il bataillait ferme contre le “courant” représenté par Artaud et quelques autres. Janover n’est pourtant pas sans le savoir. A vrai dire les textes signés par Artaud ou ceux qui portent son empreinte (les fameuses “adresses” du numéro 3 de la revue) renvoient plus à Antonin Artaud - pour le lecteur de 2005 - qu’au surréalisme. Ce sont aussi bien évidemment des textes surréalistes, du surréalisme des années fondatrices. Cependant, comparés à ceux écrits par Desnos, Éluard, Péret, Aragon, Leiris ou Breton publiés dans La Révolution surréaliste,  les textes d’Artaud s’inscrivent moins que ceux-ci dans la démarche collective du groupe à ce moment là. Ils se signalent davantage par leur singularité.

  A l’appui de sa thèse (“Il fallait que meure la révolution surréaliste pour que vive l’art surréaliste”), Janover cite Naville affirmant “il n’y a pas de peinture surréaliste” pour l’opposer à un Breton “à court d’arguments” (sic) dans Le surréalisme et la peinture.  C’est vouloir accorder une importance excessive à la phrase de Naville. Le surréalisme et la peinture  devait dans l’esprit de Breton prolonger un Manifeste du surréalisme  peu disert sur l’expression picturale. Dans le numéro 1 de la revue Max Morise s’était interrogé sur le sujet. Naville lui avait répondu de façon péremptoire dans l’article Beaux arts.  André Breton, d’une certaine manière, donnait raison à Naville en distinguant l’un (le surréalisme) de l’autre (la peinture). Il lui importait également de ne pas apporter de l’eau au moulin d’une critique ou d’un “marché de l’art” qui utilisaient déjà l’adjectif “surréaliste” sans grand discernement. Enfin réduire le texte de Breton, comme le fait Janover, à une défense et illustration d’un “art surréaliste”, fossoyeur à ses yeux de la “révolution surréaliste”, ne rend pas justice à ces belles pages, particulièrement inspirées. C’est aussi (surtout) passer par pertes et profits des propositions que Breton développera par la suite, et qui excèdent l’aspect strictement esthétique dans lequel Janover voudrait ranger ou enfermer Breton.

  Quant à la question posée par Naville dans La révolution et les intellectuels  sommant les surréalistes de choisir entre anarchie et marxisme, ou entre le monde de l’esprit et celui des faits, Breton répond dans Légitime défense  en des termes qui témoignent de la spécificité  du surréalisme et de son irréductibilité  aux tentatives contradictoires qui voudraient le tirer à hue et à dia. Il s’agit d’une “ligne de crête” sur laquelle le surréalisme se tiendra plus ou moins bien selon les époque ou les aléas de son existence. Dans cette histoire, celle du premier surréalisme, l’éditorial d’André Breton dans le numéro 4 de la revue, Pourquoi je prends la direction de la Révolution surréaliste,  prend acte d’une situation qui, sans être appelée “crise”, rend compte des hésitations, des contradictions, voire des atermoiements du mouvement. Cet éditorial, souvent commenté, peut passer pour “elliptique”. Il faut revenir en arrière pour en mesurer tous les enjeux. Breton n’avait pas ménagé ses critiques aux deux premiers numéros de La révolution surréaliste.  Il reprochait au numéro 1 de ne pas reproduire des témoignages d’une “vie extra-littéraire réelle”, de trop sacrifier à l’esprit artistique, et de ne pas accorder suffisamment de place aux contributions anonymes. Ce numéro, selon Breton, s’avérait également déficitaire sur l’activité du Bureau de recherches surréalistes. C’était d’ailleurs sur une proposition d’André Breton que le groupe avait auparavant confié à Antonin Artaud la direction de ce Bureau de recherches surréalistes. Si Breton s’avère moins critique avec le numéro 2 de la revue, il en déplore néanmoins les insuffisances (il en excepte les textes d’Artaud et de Leiris). Quant au fameux numéro 3 Breton se montre pour le moins ambivalent.

  Mais avant d’en venir au numéro 4, signalons deux événements marquants dans l’histoire récente du groupe. Le 2 juillet 1925 les surréalistes diffusent une Lettre ouverte à M. Paul Claudel, ambassadeur de France au Japon  (qui se termine par : “Écrivez, priez et bavez ; nous réclamons le déshonneur de vous avoir traité une fois pour toutes de cuistre et de canaille”). Ce tract est distribué lors du Banquet Saint Pol Roux. L’intervention des surréalistes provoque une bagarre générale (Leiris qui crie “Vive l’Allemagne !” à la fenêtre échappe de peu au lynchage de la foule). C’est ce même 2 juillet que parait dans L’Humanité  la déclaration collective Appel aux travailleurs intellectuels  (condamnant la guerre au Maroc et la politique française dans ce pays) à laquelle s’associent les surréalistes.

  Il fallait repréciser le contexte du moment avant d’en venir au contenu de l’éditorial du numéro 4 de La révolution surréaliste.  Contrairement à des explications avancées ici ou là (auxquelles Janover fait écho), il ne s’agissait pas seulement et uniquement “d’arrêter l’expérience dont Artaud venait d’être le responsable”. Breton la reconnaît comme partie intégrante du surréalisme mais pas de tout  le surréalisme. C’est dire que l’esprit de fureur, la dimension paroxystique et le mysticisme incandescent des textes d’Artaud, quoique bienvenus, même légitimes, participent d’un climat qui à la longue risque de déboucher sur une impasse. Celle de la pensée brûlant par tous les bouts et finissant par se consumer sans espoir de retour. Cet éditorial évoque ensuite la “spontanéité” et le “laisser aller à la grâce des événements” comme autres raisons ayant “eu pour effet de nous dérober le bien fondé de la cause  surréaliste”. Ceci prolonge les critiques de Breton déjà exprimées sur les deux premiers numéros de la revue, et parait s’adresser, parmi d’autres, à l’article de Crevel Révolution surréaliste, spontanéité.  Breton laisse entendre que quelques unes des particularités qui fondent cette cause surréaliste n’ont pas été suffisamment prises en compte dans la revue. Entre autres, l’aptitude au merveilleux et l’action révolutionnaire. Les péripéties récentes rapportées plus haut (le banquet Saint Pol Roux et l’Appel aux travailleurs intellectuels ) en représentent le meilleur correctif. Enfin Breton en demandant que  la Révolution surréaliste  ne reste ouverte qu’à des personnes “qui ne soient pas à la recherche d’un alibi littéraire” réaffirme le préjugé des surréalistes à l’égard de la littérature depuis les “années dada” (ceci en écho à la “Lettre ouverte à Paul Claudel” diffusée deux semaines plus tôt).

  Avec leur intervention au banquet Saint Pol Roux, les surréalistes se rappellent au souvenir de la “bonne société”. Ce “scandale” se situe dans la lignée de ceux inaugurés lors de l’époque Dada. Janover peut là dessus faire la fine bouche. N’empêche ! ces “scandales” visaient à discréditer les idées de patrie, de religion, de famille. Et qui, sinon les surréalistes, s’y adonnaient avec constance et détermination, violence et ludisme ? Quoiqu’on puisse en dire aujourd’hui, installé confortablement dans un fauteuil de marxologue ou ailleurs, à l’heure de la mondialisation, de la déliquescence de la famille et la la perte d’influence de l’église catholique (même si les seconde et troisième reprendraient du poil dans la bête en ce début de XXIe siècle), c’est l’honneur des surréalistes d’avoir les premiers collectivement défendus, sur ce ton qui n’appartient qu’à eux, une conception du monde où se trouvaient pareillement ruinées les idées de patrie, de famille et de religion. Sans oublier le travail aussi. On peut toujours relever “les effets bénéfiques” de ces scandales “a la longue” ; et ajouter que “nombre de ces morceaux de bravoure ont fait long feu, (et) leur lecture n’apporte aujourd’hui qu’un maigre encouragement à qui brûle de combattre l’expression d’un mal dont le surréalisme dénonçait les symptômes déjà visible en son temps”. On peut à la fois prétendre comme Janover que le surréalisme s’est servi de ces scandales pour asseoir sa notoriété, et affirmer en même temps qu’il n’y avait vraiment pas de quoi fouetter un chat. On peut dire une chose et son (presque) contraire. 

  On l’avait remarqué auparavant avec Jean Clair et quelques d’autres contempteurs du surréalisme : ceux-ci ressortent régulièrement la fameuse phrase extraite du Second manifeste du surréalisme  pour apporte la preuve du terrorisme de Breton et de ses amis. Tous, réactionnaires ou modérés, se contentent de relever la phrase en question (“lacte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule”) sans jamais citer celle qui suit, indispensable cependant pour savoir de quoi il en retourne (“qui n’a pas eu, au moins une fois, envie d’en finir de la sorte avec le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur a sa place toute marquée dans cette foule, ventre à hauteur du canon”). Il existe peut-être des crétins qui prennent Breton au pied de la lettre. Passons là-dessus. C’est pourtant l’expression même de la révolte, par le biais de cette métaphore, que Breton traduit ainsi. Tant que ce monde ira comme il va ces deux phrases resterons d’actualité. Et c’est superbement dit. Ici Janover ne déroge pas à règle : “Le scandale pour le scandale prend dans le Second manifeste  sa forme terroriste pure” écrit notre marxologue, plus Marx en pantoufles que jamais. Le club s’agrandit par conséquent. Janover possède au moins un point commun avec les Clair, BHL, et autres plumitifs. Nous savons maintenant lequel.

  Janover, quand il évoque les relations des surréalistes avec le P.C.F., et l’opposition des premiers au stalinisme, ne change pas de registre. Là aussi nous restons dans le domaine des bénéfices secondaires. La belle affaire, grogne Janover, “cette critique, qui se déploie essentiellement dans le ciel de l’indignation morale, ne gène en rien l’accommodement aux pratiques terrestres d’intégration auxquelles s’adonnent couramment, et avec les meilleures intentions du monde, les avant gardes artistiques et littéraires”. Et alors ? Je serais prêt à engager une discussion à ce sujet sur ces avant gardes (ou prétendues telles) mais pas en procédant de la sorte. La dénonciation (pour le moins intéressée, selon Janover) jouerait ici le rôle d’un écran de fumée (ou d’un “paravent politique”, pour parler comme notre auteur) ? Existe-t-il une vie après le stalinisme pour ces mêmes avant gardes artistiques (pour rester dans la logique de ce propos) ? C’est peu dire que celles-ci obsèdent Janover au point de lui faire perdre le fil de sa pensée. Car tout ce verbiage ne nous dit rien de la nature du conflit opposant les surréalistes au P.C.F.

  Dans cette histoire les surréalistes eurent un train de retard (en terme de prise de conscience à part entière du stalinisme) avec, par exemple, les marxistes hétérodoxes de La Critique sociale.  C’est en 1935, seulement, qu’ils coupèrent définitivement les ponts avec le P.C.F. Une date que l’on associe généralement à l’installation du stalinisme pur et dur en URSS, illustré dans un premier temps par les “Procès de Moscou” dont les surréalistes furent en revanche parmi les premiers à en dénoncer les mécanismes. C’est lors de l’un de ces meetings de protestation, le 26 juin 1937, que Breton tirait l’une des leçons de ces procès en prédisant (malheureusement l’avenir le confirmera) que la répression stalinienne allait maintenant s’exercer en Espagne au dépend des trotskistes du POUM et des anarchistes.

  Dans la France de l’immédiate après guerre, marquée par l’hégémonie de P.C.F., y compris sur le plan culturel, les surréalistes auront des difficultés à se faire entendre. Du moins se distingueront-ils par la radicalité de leurs positions. L’exposition “Le surréalisme en 1947” ne facilitait nullement une quelconque reconnaissance dans le monde de l’art officiel ou dominant. Bien au contraire ! Ce furent également les surréalistes qui s’élevèrent avec la plus grande détermination contre l’idéologie réaliste-socialiste. Mais seul Le libertaire  accueille à l’époque (nous entrons dans les années cinquante) les contributions en l’espèce des surréalistes (à l’exception d’André Breton qui publie Du “réalisme-socialisme” comme moyen d’extermination  dans la revue Arts.).  Et je passe sur Budapest, etc. Les surréalistes, autant que les marxistes critiques, les trotskistes, les anarchistes, ont contribué à forger des armes critiques contre le stalinisme en général et le P.C.F. en particulier. Cependant, dans le domaine culturel, leur dénonciation du réalisme-socialisme et de l’académisme stalinien les portent en première ligne. Et qu’on ne croit pas qu’en face on recevait des coups sans répondre. Il suffit de lire la presse communiste de ces années là pour s’en faire quelque idée. Cette situation évoluera avec l’ère kroutchevienne quand le P.C.F. (avec un temps de retard sur le grand parti frère) reconnaîtra quelques unes de ses “erreurs” passées. Les surréalistes en prendront acte sans toutefois opérer le moindre rapprochement avec les intellectuels communistes.

  Il ne sera pas dit que nous en aurions terminé avec le “Manifeste des 121”. Et à ce sujet on relève chez Janover une rare constance. Quarante ans plus tard il persiste : “Le rappel aux valeurs morales et l’anticolonialisme de principe qui étaient au coeur de ce “Manifeste pour l’insoumission” n’avaient rien qui puisse faire craindre aux autorités une contagion révolutionnaire quelconque”. C’est là question d’appréciation. Premièrement. Si parmi les centaines de pétitions circulant depuis la Libération il fallait en signer une c’était bien celle-ci. Pourtant, dans la correspondance plus haut citée entre Louis Janover et Jehan Mayoux, alors que ce dernier expliquait à travers des exemples concrets en quoi le “Manifeste des 121” lui avait été utile pour argumenter devant des auditoires contre la guerre d’Algérie, le colonialisme et le racisme, Janover paraissait entendre le point de vue de son correspondant.

  En second lieu, dans le registre “une pierre, deux coups” Janover précise que les situationnistes, nonobstant “ces remarques critiques dont ils ne furent jamais avares”, signèrent également ce manifeste “qui eût dû susciter leur défiance”. On renverra Janover au numéro 5 de l’Internationale situationniste (décembre 1960) et à l’article La minute de vérité.  C’est la meilleure réponse que l’on puisse lui faire encore aujourd’hui. Les situationnistes ne nient nullement que des intellectuels “assez éloignés de tout radicalisme politique” aient signé également cette pétition. Ils rappellent à juste titre les poursuites engagées par le pouvoir gaulliste contre les signataires et la répression qui s’ensuivit (ce dont Janover se garde bien de préciser). Ils mentionnent aussi que ce Manifeste suscita en réaction deux autres pétitions, l’une de la droite colonialiste (un morceau d’anthologie), l’autre “d’intellectuels de gauche” pris entre deux feux (non signataire des “121” par modérantisme, manque de courage politique ou carriérisme : parmi lesquels Lefort, Barthes, Merleau-Ponty, Morin, et même Prévert (oui Prévert !). Les situationnistes, enfin, reconnaissaient au “Manifeste des 121” les deux mérites suivants :

  1) D’avoir fait ressortir une nette ligne de séparation entre ceux, dans la “couche intellectuelle”, qui sans aucunement représenter une “politique d’avant garde”, en défendant cependant de part leur attitude la cause du peuple algérien défendaient la cause de tous les hommes libres. Ceux qui ne veulent pas prendre parti pour “la cause indivise et la liberté des algériens et des intellectuels français poursuivis” ne méritant que “le rire et le mépris”.

  2) Sur un plan plus directement politique cette Déclaration permettait de réveiller l’opinion française : la manifestation du 27 octobre 1960 (malgré le “sabotage des communistes et le frein de toutes les bureaucraties syndicales”) témoigne d’une certaine prise de conscience (...) après des années de mystification et de démission”.

  Restons avec les intellectuels. Ce n’est pas parce que les “intellectuels” (comme on ne les appelait pas encore au XIXe siècle) ne furent pas légion pour défendre les insurgés de juin 1848, et encore moins les communards qu’il faut pour autant dédaigner, voire dénigrer l’engagement dreyfusard de plusieurs d’entre eux comme Janover nous y invite. Notre marxologue reste dans la lignée du positionnement relevé plus haut au sujet du “Manifeste des 121”. Ici et là, il importait de défendre Dreyfus et de signer ce Manifeste. Les ambiguïtés du camp dreyfusard ou les interprétations tendancieuses des sartriens sont une autre histoire. Elle n’invalident d’aucune manière l’une et l’autre de ces “prises de position”. Nous lisons, sous la plume de Janover (“Du plus loin que je me souvienne, je n’ai jamais pu éprouver la moindre sympathie pour ses hérauts et ses martyrs. Cette purge républicaine, bien nommée Affaire, clôt en quelque sorte l’ère de la Sociale et lève le rideau sur la scène de la politique, et c’est pourquoi elle n’a cessé d’avoir bonne presse. Elle a permis d’aérer la vie de l’État et de toutes les activités sociales en mettant à jour les forces agissantes et progressistes qui n’avaient pas su accueillir les républicains de la vieille école. Le parti des intellectuels y trouvera des rôles et des interprètes à sa mesure”). Cela n’est pas complètement faux, même si Janover force le trait, dans la mesure où “l’affaire Dreyfus” signe l’avènement des intellectuels (tels que nous les désignons aujourd’hui) : tous les historiens semblent s’accorder là-dessus. Mais parler de “purge républicaine” parait bien hasardeux. Et ajouter que “l’affaire” met un terme à “l’ère de la Sociale” est une contre-vérité historique. On remarque que Janover reprend ici l’un des poncifs d’une certaine ultra-gauche. On rappellera que - malheureusement ! - pour une partie du mouvement ouvrier “l’affaire Dreyfus” se résumait à une lutte entre deux factions rivales de la bourgeoisie détournant les socialistes (et les classes populaires) du vrai combat contre le système capitaliste. D’aucuns disaient, de la campagne de réhablitation en faveur de Dreyfus, qu’elle était financée par des capitalistes juifs pour éxonérer les méfaits de ces derniers. N’est ce pas la même logique qui a conduit La vieille taupe,  moins d’un siècle plus tard, à reprendre les thèses de Faurisson ? Je parle ici de logique sans vouloir pour autant confondre Janover avec La vieille taupe  (sur laquelle il ne s’est jamais aligné que je sache). Enfin, pour conclure là-dessus, rien n’exclut rien. Il fallait à la fois défendre Dreyfus et poursuivre le combat pour la Sociale. Des anarchistes comme Bernard Lazare l’avaient parfaitement compris. Bien avant Jaurès, il convient de le souligner. On pourrait à la limite trouver des circonstances atténuantes aux socialistes qui se fourvoyèrent durant “l’affaire Dreyfus” en jouant un rôle de Ponce-Pilate. Mais aucune à Janover un siècle plus tard !

  L’intelligentsia, encore. Au sujet d’un “retour à Fourier”, sensible après mai 68, auquel André Breton avant tout le monde avait contribué avec L’ode à Charles Fourier,  Janover enfourche l’un de ses chevaux de bataille quand il estime que cette redécouverte “anticipe les aspirations d’une intelligentsia qui cherchera bientôt des voies de dégagement pour se porter au-delà du marxisme”. Cette Ode,  pour rester avec Breton, suscita peu de commentaires lors de sa parution en 1948. Je cite cependant Georges Bataille concluant sa recension de Critique  par : “André Breton n’exprime que poétiquement  l’espoir qu’a suscité en lui le grand utopiste. Mais s’il est possible de regretter des conséquences plus positives, comment ne pas apercevoir que la poésie seule en pouvait être l’initiation”. Les situationnistes seuls (ou presque seuls) se référeront à Fourier avant 1968. Si l’auteur du Nouveau monde amoureux retrouve quelque crédit après cette date ce n’est pas au détriment de Marx. Les intellectuels, durant la décennie 70 (et après) qui virèrent leur cuti marxiste tombèrent dans les bras de Tocqueville, de Raymond Aron, ou de libéraux de tout poil mais nullement dans ceux de Fourier. D’ailleurs les rares penseurs ou philosophes, à l’instar de René Schérer, qui se réclament le cas échéant du penseur utopiste n’ont jamais à proprement parler été marxistes.

  Nous venons d’évoquer mai 68, restons y. On peut avancer sans trop se tromper que les dits événements n’ont pas représenté pour Schuster et Janover, les frères ennemis, la “divine surprise” que beaucoup espéraient sans pour autant y croire. Le second d’ailleurs, de longues années après, reprend le discours de la vieille ultra-gauche pour n’y voir qu’une “idéologie” qui “place l’intellectuel aux postes de commande et s’éloigne de la conception matérialiste et critique de l’histoire”. Les historiens, sociologues ou anciens militants révisant mai 68 pour le vider de son contenu révolutionnaire et insurrectionnel reprennent grosso modo la même antienne. La référence marxiste en moins, évidemment.

  Curieusement, Janover qui l’a pourtant lu (une note de bas de page en témoigne) ne dit mot de l’indispensable ouvrage d’Alain Joubert, Le mouvement des surréalistes.  Il est vrai que ce dernier livre dément quelque peu la version univoque de Janover sur la fin du surréalisme. Mais il est permis de penser que dans un prochain ouvrage, peut-être (3). C’est plutôt Annie Le Brun que Janover tient en ligne de mire : “Quand à Annie Le Brun, signataire aussi de Pour Cuba,  son rôle se mesure à ce passé, et en fait le prolonge : recycler à l’intention des nouvelles élites du nouvel âge de la contestation, un peu perdues dans la recherche des anciens produits nécessaires pour alimenter la révolte institutionnalisée, les auteurs et les idées imprégnées du parfum surréaliste de scandale, version Sade mon prochain des années trente”. Janover n’est pourtant pas sans savoir dans quelles conditions s’effectua ce “soutien” (le livre de Joubert donne toutes les précisions dans le détail). Ensuite cette erreur ne peut être éternellement reprochée à Annie Le Brun quand on connaît son attitude, ses prises de position ultérieures et ses écrits. Janover signerait-il encore aujourd’hui les textes d’un trotskisme orthodoxe qu’il a autrefois écrits (amendables et corrigeables à l’aune du Janover de ce début de XXIe siècle) ? S’il répond oui, le diagnostic de schizophrénie s’impose. S’il répond non, le propos rapporté plus haut sur Annie Le Brun s’avère nul et non avenu.





2

  Surréalistes et situationnistes au rendez-vous des avant-gardes  ferait figure de livre somme dans la mesure où tous les thèmes traités dans les précédents ouvrages de Louis Janover s’y retrouvent. A vrai dire l’auteur reprend ses habituels sujets de prédilection - de détestation plutôt - sans véritablement les renouveler. On reconnaîtra qu’il y met du coeur, de l’entrain et une rare constance. Cependant les à-peu près, les affirmations péremptoires, les formules à l’emporte pièce, les raccourcis historiques, voire les confusions abondent dans ce livre où le procès à charge qu’entend instruire une fois de plus Janover contre ces dites avant-gardes ne peut convaincre que le lecteur déjà persuadé des “impostures” surréalistes et situationnistes.

  Dans ce genre d’exercice, pour évoquer les seuls situationnistes, ce qui distingue Janover par exemple d’un Mandosio, et plus récemment d’un Marcolini étant cette constance dont Janover apporte la preuve de livre en livre, alors que les deux autres, des universitaires, cela n’est pas indifférent, sont passés à autre chose après la parution pour l’un du Chaudron du négatif,  et de l’autre du Mouvement des situationnistes.

  Mais revenons aux deux principales cibles de Janover. Il faut remonter aux années 60 pour trouver une explication à cette aigreur qui ne se dément pas. Je l’ai relevé dans la première partie de ce texte : il s’agit dans un premier temps de l’épisode Sédition  (qui oppose Janover aux surréalistes), et dans un second temps de la polémique entre Front noir  (Janover donc) et les situationnistes. Deux événements déterminants, fondateurs en quelque sorte, pour expliquer ce suivra et s’ensuivra. Ce ressentiment - il n’y a pas d’autre mot - a pris ensuite plus d’importance sur le versant surréaliste pour des raisons certainement biographiques. On rappelle que Janover a participé aux activités du groupe surréaliste dans la seconde moitié des années 50, puis est par la suite devenu un “compagnon de route” avant la rupture de 1961. Dans son dernier livre les flèches les plus acérées sont cependant adressées aux situationnistes. Je pense qu’il y a une très forte probabilité que cela soit dû  à deux mentions par Guy Debord de Janover dans le tome 7 de la Correspondance  publié en par les Éditions Fayard en 2008 (dans des lettres adressées par Debord à Annie Le Brun en 1991 et 1992) (4) : rien de tel pour remonter un Janover reparti comme en 14 !

  Je me suis suffisamment attardé dans la première partie de ce texte sur le surréalisme revu et corrigé par Janover pour ne pas y revenir. Je remarque cependant que notre auteur met davantage en veilleuse sa fameuse “révolution surréaliste” dans ce dernier opus. Ce qui ne l’empêche pas d’affirmer au détour d’une phrase que “l’adhésion au P.C.F. (des surréalistes) apparaît déjà comme une expérience douteuse”, alors que cette même adhésion est réclamée et revendiquée en premier lieu par Pierre Naville que Janover défend bec et ongles (et dont il fait, comme je l’ai précisé, le parangon avec Artaud de sa “révolution surréaliste”) ! Et puis, si l’on se souvient que Janover fut membre du groupe surréaliste, ses remarques acerbes sur la critique par Breton des descriptions littéraires (figurant dans  Le Premier manifeste,  et reformulée dans Nadja ) laissent songeur. Il s’agit pourtant de l’un des fondamentaux du surréalisme, dont même ceux qui le quittèrent ou en furent exclus s’accordent au moins là-dessus (à l’exception notable de ceux qui se convertirent au réalisme-socialisme en rejoignant le P.C.F.) : l’un des aspects par lequel se trouvait instruit le procès de “l’attitude réaliste”. Janover va même jusqu’à parler de censure !

  D’une manière générale Janover s’en prend aux avant-gardes (le lecteur doit toujours garder à l’esprit que notre auteur évoque à travers cette terminologie les seuls surréalistes et situationnistes)  qualifiées de “voix (et)  porte paroles de la modernité que couvre le capitalisme”. On peut le lire ailleurs : c’est même devenu l’un des pont aux ânes d’une certaine “critique” contemporaine. Ce déprimant constat serait du au fait que les avant gardes “descendent en ligne droite des penseurs des Lumières, dont nous sommes certes redevables, mais qui conclurent un pacte de non agression avec le despote pour arriver à leurs fins”. Ce schéma simpliste (ou cette analyse qui mériterait d’être étayée, voire corrigée) se trouve repris tel quel avec les avant-gardes du XXe siècle, lesquelles conservent “le principe de hiérarchie pour le sublimer et le retourner contre tous ceux qui en contestent la validité”. Bien évidemment, pour aller jusqu’au bout de ce raisonnement spécieux, “les grandes figures de l’avant garde représentent la spéculation intellectuelle à l’état pur, le stade suprême de la spécialisation puisqu’elles n’ont  pas besoin de se réclamer d’aucune spécialité autre que celle de “révolutionnaire” pour asseoir leur autorité “incontestée””. D’où en conclut Janover à un nouveau statut de “révolutionnaire professionnel”. 

  Tout ça pour ça ! Janover a-t-il lu ce qu’ont écrit les uns et les autres à ce sujet ? Enfin il ne se montre guère original lorsqu’il reprend ensuite une argumentation digne d’un Jean Clair, ou des lieux communs journalistiques qui ont traîné un peu partout pour expliquer pareille situation : “C’est le retour de la hiérarchie ecclésiastique, de l’ordre religieux recomposé sur une base profane avec ses interprètes, ses savantes écritures, ses excommunications et ses apostats, ses convertis et ses reconvertis”. Comme quoi, si l’on se réfère aux écrits de nombreux plumitifs sur la question (dans des gazettes, des blogs, ou des ouvrages), l’aigre Janover se trouve parfaitement en phase avec son époque. Dans Le surréalisme mis à mal par ses “propriétaires” mêmes et autres considérations à l’avenant  je propose la définition suivante, minimale (valant pour les groupes surréaliste et situationniste). “Il s’agit d’amis  qui se donnent les moyens, par l’existence d’un collectif, de réaliser des objectifs communs. Ces amis discutent, confrontent points de vue et désaccords, et même peuvent entrer en conflit. La différence, avec d’autres collectifs, résidant dans l’existence de règles non écrites qui tout en fondant l’appartenance de chacun au groupe apportent la preuve de sa cohésion. En cas de “manquement” le groupe peut prendre, après une discussion où chacun est appelé à se prononcer, la décision de se séparer de l’un ou l’autre de ses membres. C’est ni plus ni moins une façon d’exercer à pareille échelle la démocratie directe.

  Janover va même jusqu’à prêter aux surréalistes et situationnistes (ici nommés en tant que tels) un pouvoir que nous étions bien loin de soupçonner, puisque “maoïstes, trotskistes, castro-guévaristes” seraient “pétris des théories situationnistes ou surréalistes”. Là nous avons droit à un scoop ! A la lecture de ces lignes burlesques on  se demande quelles relations a pu entretenir Janover dans l’après 68 pour être à ce point coupé de la réalité de ces années là. Notre marxologue retombe davantage sur ses pieds lorsqu’il avance que les surréalistes et situationnistes ont “fabriqué” (sic) et accumulé les archives et sélectionné les photos qui leur permettent de passer le plus avantageusement à la postérité. Dans cette représentation du monde janovérienne, pour changer d’angle de tir, les “représentants de la nouvelle couche sociale bien décidée à en découdre avec l’ancien mouvement ouvrier” puisent, dans l’Internationale situationniste, de quoi inspirer “cette forme particulière de critique sociale” et chez les surréalistes “le modèle esthétique conforme”. Car, insiste Janover, si les surréalistes et les situationnistes ont eu un tel succès et exercé une telle fascination “c’est qu’ils répondaient à la demande”. Celle du pouvoir, il va sans dire. 

  Monsieur Janover réécrit l’histoire. Celle dont il nous entretient ressemble à une farce ou une galéjade. Elle pourrait être drôle le cas échéant si l’intéressé jouait ouvertement la carte du pamphlet. Ce qui n’est pas le cas. Janover garde imperturbablement son sérieux. A ce point que l’on soupçonne une pointe de paranoïa devant la façon dont il stigmatise l’adversaire. Il se trouvera certes des lecteurs pour prendre au sérieux les “analyses” de Janover. Celles-ci d’ailleurs, j’y reviens, ne sont pas sans entrer en résonance avec un “certain air du temps” sur lequel il sera toujours temps de revenir.

  Cependant, plus encore que les surréalistes (auxquels Janover avait auparavant consacré maints ouvrages), l’ire de notre marxologue s’exerce au dépend des situationnistes. Ceux-ci sont accusés d’ignorer tout de la poésie (pourtant la lecture du texte All The King’s men  dans le 8 de l’I.S., un article souvent cité, nous renseigne davantage sur le rapport des situationnistes à la poésie que celui de Janover avec la même dans son dernier livre), d’avoir repris le “nihilisme frelaté” de Dada (Janover semble ignorer ce que les situationnistes ont pu écrire sur le “néodadaïsme” de quelques uns de leurs contemporains), d’avoir pris “l’histoire d’hier pour la fin de l’histoire” (!!??), et puis, je cite cette perle, “nous dirons que les situationnistes troquèrent les servitudes de la gauche officielle pour celles du marché plus compétitif et spéculatif du gauchisme contestataire, lequel découvrit, chez d’autres, son histoire et y puisait les éléments d’une consommation ostentatoire de la révolution”. Là, franchement, on se gondole ! Janover ne sait assurément pas que la critique du gauchisme, telle qu’elle s’est exprimée très généralement dans les milieux ultra gauchistes, anarchistes, et bien sûr situationnistes dans l’après 68 venait en grande partie de la revue Internationale situationniste. Décidément ce monsieur Janover sait peu de choses. 

  Je n’étonnerai personne en ajoutant que la détestation des détestations pour Janover s’appelle Guy Debord. Notre marxologue revient obsessionnellement sur le fameux Rapport de construction des situations  qui date de 1957, pour enfoncer un clou déjà rouillé en 1967 quand les situationnistes avaient répondu à ce type de critique dans le numéro 11 de leur revue (épisode mentionné dans la première partie de ce texte). Sinon Debord se trouve accusé de ne pas savoir ce qu’il écrit : à l’instar, dans La Société du spectacle,  de la formulation “Dans un monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux (Janover n’a donc pas lu Les commentaires sur le Société du spectacle  où Debord consacre plusieurs pages à cette question), de détourner Marx (pour le coup c’est Marx qui doit rigoler !), d’être récupéré par un vulgaire Onfray écrivant en 1996 un article intitulé “Guy Debord plus vivant que jamais” (Janover, une fois de plus, ignore la suite : quinze ans plus tard, sentant le vent tourner, Onfray publie dans Siné hebdo  un article sur Debord que Janover pourrait contresigner avec enthousiasme).

  Mais, davantage encore, l’acrimonie de Janover envers Debord se rapporte à une thèse de La Société du spectacle  précisant que Marx “a trop attendu de la précision scientifique, au point de créer la base intellectuelle des illusions de l’économisme”. Janover oublie de citer la suite : “On sait qu’il n’y a pas succombé personnellement”. Ce qui indigne surtout Janover étant que Debord, ensuite, indique que Marx dans une “lettre bien connue de 7 décembre 1867 (...) a exposé clairement la limite de sa propre science”, sans préciser que cette lettre avait été exhumée par Maximilien Rubel, le mentor de Janover. C’est effectivement scandaleux, n’est ce pas ? Un acte de censure qui ne doit pas rester impuni ! Je ne discuterai pas ici de cette thèse 89 de La Société du spectacle  (laquelle parait difficilement réfutable) dans la mesure ou la citation de Janover est tronquée. Auparavant, évoquant ce qu’il appelle le “substitutisme”, c’est à dire le procédé qui consiste à se substituer à celui au nom duquel on prétend parler” (un procédé, selon notre auteur, au coeur de la rhétorique situationniste), Janover avance sans rire que ces misérables situationnistes avaient pillé “Maximilien Rubel, notamment, mais sans en comprendre le sens” (sic). C’est Rubel, toujours lui, dont il est question plus loin dans un long paragraphe durant lequel Janover querelle Debord au sujet de Prolégomènes de l’historiographie  d’August von Cieszkowski, un ouvrage publié à l’initiative de Debord par les Éditions Champ Libre en 1972. Debord s’y réfère dans sa Correspondance  en trois occasions (1973 deux fois, et 1989) pour préciser chaque fois que cet ouvrage représente en quelque sorte “le maillon manquant entre Hegel et le jeune Marx”, voire entre celui-ci et “la jeune I.S.”. En informant son second correspondant qu’il avait “détecté l’existence” de ce livre “dans une vague note de bas de page d’un Rubel ou d’un Cornu”, Debord ne pouvait que susciter chez Janover une réaction où l’indignation le dispute au dépit. Il en ressort que “l’autosuffisance fait partie des thèses de bases de l’I.S.” (comprenne qui pourra), et que cet ouvrage de Cieszkowski, finalement, se révèle d’une “importance toute relative”.

  Mais dans quel monde vit donc l’aigre Janover ? Et personne autour de lui pour lui dire que notre monde contemporain n’a pas grand chose à voir avec les tableaux caricaturaux qu’il brosse de livre en livre ? Mais non ! Janover écrit droit dans ses bottes : “Une oeuvre qui ne s’adornerait pas d’une citation du marquis de Sade, d’un agenouillement devant Lautréamont, d’un clin d’oeil à Marcel Duchamp, ou mieux encore, d’une référence aux gloires de Dada, du surréalisme ou de l’Internationale situationniste, une telle oeuvre soulève la pitié, si ce n’est un mépris condescendant !”. Vraiment ! Le Janover 2013 leur préfère Péguy, Giraudoux, Maulnier, Marceline Desbordes-Valmore, Léon Blum (l’écrivain), Vigny et Henri du Man. Voilà de quoi intriguer le lecteur qui là aussi restera sur sa faim.

  Un mot revient comme un leitmotiv d’un bout à l’autre de Surréalistes et situationnistes au rendez-vous des avant-gardes  :  celui de de “subversion”, ou “subversif”. Le subversif, écrit Janover, est maintenant l’âme même du milieu intellectuel, son idéologie dominante, et quelles en sont les deux références centrales ?”. Le lecteur aura deviné lesquelles. Dans cette représentation du monde janoverienne, toujours, “la critique radicale (...) a pris exactement la place de ce qu’elle avait pour fonction d’attaquer”. Mais le lecteur qui aimerait qu’on l’étaye par des exemples précis en sera pour ses frais. Janover nous informe de l’existence d’une “classe de la subversion” censée “s’emparer des éléments pour pervertir le sens de la révolte et la détourner de ses objectifs”. Voilà une classe à laquelle Marx n’avait pas pensé. Un tel propos l’aurait fort diverti. Marxien Janover ? Martien plutôt ! Et quel serait alors “le sens de la révolte” ? Nous n’avons pas plus de réponse.

  Plus sérieusement, on accordera à notre auteur que la terminologie “subversif” mise à toutes les sauces, celles du journalisme culturel le plus souvent, fait partie de ses mots dont le sens s’étiole. Janover n’en finit pas d’opposer “subversion” à “révolution” (sans pour autant préciser ce qu’il entend par “révolution”). Pourtant il n’est pas sans savoir qu’il y eut au XXe siècle des “révolutions nationales” de fâcheuse mémoire. Le vocable “révolution” a d’ailleurs retrouvé une certaine audience et de la légitimité à la faveur “d’évènements” dénigrés par Janover comme on le verra plus loin. Curieusement notre marxologue préféré s’appuie sur Henri du Man pour constater que “la forme constituée de notre époque est celle de la subversion”, ceci alimentant “l’institution culturelle” pour ne donner “naissance à aucune forme révolutionnaire nouvelle”.

  Il faut préciser qui était cet Henri du Man (plusieurs fois cité par Janover). Ce dirigeant du Parti Ouvrier Belge (P.O.B.) se prononce en faveur d’une collaboration avec les nazis lors de l’occupation allemande. Ce qui entraînerait par conséquent la dissolution du P.O.B. et la création par ses militants d’un “parti unique fidèle au roi” et “prêt à réaliser la souveraineté du travail”. Ceci et cela figure dans son Manifeste  du 28 juin 1940. Michel Brelaz et Ivo Rens écrivent à ce sujet : “Pensant que le fascisme pouvait jouer un rôle révolutionnaire en balayant par la force les obstacles qui avaient toujours fait échec à la justice sociale et à la paix européenne, du Man y présentait “l’effondrement d’un monde décrépit” et “la débacle du régime parlementaire et de la ploutocratie capitaliste” comme une “délivrance pour les classes laborieuses””. Par delà, bien sûr, des situations et des conséquences incomparables, il y a quand même une manière de raisonner chez du Man comme chez Janover qui, au nom de l’intérêt des “classes laborieuses”, conduit ici à collaborer avec les nazis et là à prétendre que l’affaire Dreyfus “clôt l’ère de la Sociale”.

  Mais revenons à la subversion selon Janover. Dans le droit fil de cette démonstration “les personnages maldororiens” se vêtent avec “les habits bariolés de la subversion” pour incarner “le mauvais sujet apprivoisé par la bourgeoisie”. Par conséquent il n’existerait selon Janover qu’une façon de réussir aujourd’hui : “Parvenir par le refus”. C’est “même devenu la voie royale qui ouvre sur la réussite”. On a comme l’impression que le serpent se mord la queue quand Janover, ensuite, pose la question “refus de quoi ?” pour répondre par la mention “d’un mensonge (...) susceptible d’emprunter de multiples visages” (lequel viendrait se substituer au mensonge que représentaient les révolutions dites prolétariennes). Tout cela parait bien contourné et un tantinet solipciste. Nous en resterons là.

  Je n’ai pour l’instant rapporté que ce qui constitue en quelque sorte un invariant de la pensée de Janover. Dans son dernier livre notre auteur se recentre sur des thèmes certes déjà évoqués dans l’un ou l’autre de ses ouvrages précédents, mais qui formulés par le Janover 2013 rapprochent notre marxologue de ce que j’ai appelé par ailleurs une “nébuleuse”. Dans De certains usages du catastrophique  (5)j’évoque un conglomérat de courants politiques et de penseurs (nullement issus des droite et extrême-droite, ni de la gauche modérée) ayant en commun de rendre recevables, ou de justifier des analyses et des positionnements qui ressortent de la tradition conservatrice. En précisant qu’il s’agit là de préserver et de conserver les valeurs traditionnelles mises à mal par les “progressistes” de tout poil (gauchistes, radicaux, avant-gardistes et penseurs de la modernité). Donc, pour paraphraser une chanson de Jacques Brel, j’ajouterai “Non Janover, t’es pas tout seul”. Je vais l’illustrer à travers trois thématiques : le travail, mai 68 et la récupération (même si Janover préfère le terme “intégration”).

  Les pages que consacre Janover à réhabiliter la valeur travail (mise à mal par les avant-gardes : surréalistes et situationnistes en première ligne) n’ont rien de bien originales en ce début de XXIe siècle puisque des auteurs appartenant à la “nébuleuse” plus haut évoquée l’ont ici précédé. Mais on verra plus loin que Janover y apporte une touche personnelle, concernant le surréalisme. Notre marxologue entend défendre le “travail créateur”. Pour ce faire il convoque Henri du Man (encore lui !), et avant lui Marx (un Marx revu et corrigé par Janover pour les besoins de la cause) et les penseurs socialistes du XIXe siècle. Mais évidemment pas Paul Lafargue, cet apostat ! Janover se réfère également à Simone Weil comme célébrante du travail manuel. Quand cette dernière évoque “un labeur physique pénible et dangereux mais accomplit au sein d’une fraternelle coopération”, Janover le complète par “peut nous apporter le pressentiment du bonheur le plus plein”. Ainsi parlait Janover, devenu le Zarathoustra de la bibliothèque rose. 

  Rappelons que Simone Weil, agrégée de philosophie, se fit embaucher en usine en décembre 1934 et y travailla plusieurs mois. A ce titre elle est la première en date de ces “établis” que l’on retrouvera par la suite avec les prêtres ouvriers, puis dans les rangs maoïstes. Les textes et lettres relatifs à cette période d’établissement ont été recueillis après la mort de Simone Weil sous le titre La condition ouvrière.  Dans une lettre à Boris Souvarine, la dimension christique de cette expérience de travail en usine ne saurait être discutée : “Car ces souffrances (auxquelles “aucune nécessité ne me soumet” écrit-elle plus haut), je les ressens en tant que souffrances des ouvriers, et que moi, personnellement, je les subisse ou non, cela m’apparaît comme un détail presque indifférent”.

  Mais venons en à cette “négation du travail” qui serait selon Janover “la valeur suprême de l’artiste moderne” et le lieu où “les avant-gardes ont puisé tous les principes de base de la critique de la société”. Le surréalisme, écrit-il, en faisant de la négation du travail “la base de leur système de valeur” s’est ainsi éloigné “des courants les plus radicaux du mouvement ouvrier”. Mais de quels courants nous entretient Janover ? Faisons l’hypothèse qu’il s’agit ici de Pierre Naville et des quelques camarades trotskistes qui l’entouraient : ce qui limiterait singulièrement la portée de ces “courants radicaux”. Ensuite Janover cite André Breton (dans Nadja ) : “Je suis contraint d’accepter l’idée du travail comme nécessité matérielle, à cet égard je suis on ne peut plus favorable à sa meilleure, à sa plus juste répartition. Que de sinistres obligations de la vie me l’imposent, soit, qu’on me demande d’y croire, de révérer le mien ou celui des autres, jamais. Je préfère encore une fois marcher dans la nuit à me croire celui qui marche dans le jour. Rien ne sert d’être vivant, le temps qu’on travaille”. Ces phrases superbes, altières, si vraies, si justes, que je pourrais signer des deux mains (et qui - je découvrais Nadja  -  s’accordaient on ne peut plus exactement avec ce que je pensais de “l’idée du travail”), n’inspirent à Janover qu’un commentaire frileux et hors sujet sur le “on” qui se substituerait “au sujet de l’histoire si bien que le sens du mouvement d’émancipation se perd dans la confusion”. Passons sur les “Trente Glorieuses” et le “syndicalisme révolutionnaire” pour en venir à Rimbaud. Car il faut avoir le toupet de Janover (ou prendre ses lecteurs pour de fieffés ignorants) pour prétendre, partant entre autres du vers “Le travail humain ? C’est l’explosion qui éclaire mon abîme en tant de paix”, que “la révolte de Rimbaud s’enracine dans une pensée du travail” et l’enrôler parmi les saint-simoniens apôtres du travail ! Imbécile ! Rimbaud, qui parmi maints témoignages, a écrit (La lettre du voyant ) : “Travailler maintenant, jamais, jamais : je suis en grève”. Alors que la critique du travail (salarié) et celle de la religion devraient être celles qui précèdent toutes les autres, après les tentatives de récupération de Rimbaud par le curé Claudel sur le plan religieux, le besogneux Janover se livre au même exercice en ce qui concerne le travail. Nul doute que Rimbaud eut exercé son ironie (voire expédié un bon jet de salive) devant la prose de ces deux fâcheux (6).

  Janover, toujours commentant cette citation de Nadja,  évoque alors “l’idéologie des Trente glorieuse” et la “pensée de 68”. Ceci permet d’en venir à cette seconde thématique qui, elle aussi, mobilise quelques uns des auteurs de notre “nébuleuse”. On a même l’impression que le ressentiment janoverien trouve ici, plus qu’ailleurs, du grain à  moudre. En tout cas nous avons droit à un florilège de lieux communs déjà lus ici ou là dans nombre gazettes, mais également nous sont communiquées les minutes de ce “procès en révision” que d’aucuns instruisent sur mai 68 au sein de cette nébuleuse (avec une mention particulière pour Jean-Claude Michéa) : mai 68 a été fomenté par l’intelligenstia contestataire ; mai 68 “trouve dans les pouvoirs en place sa place et son avenir” ; mai 68 “marque le déclin des luttes ouvrières” ; mai 68 anticipe la refonte de la culture, et ainsi “la nouvelle demande esthétique, indissociable de la constitution  d’une morale permissive, prend la couleur et la forme de l’art surréaliste”. Les situationnistes traitaient en 1967 Janover de “moraliste”, mais quarante et quelques années plus tard l’intéressé penche de plus en plus du coté moralisateur. 

  Les obsessions ressentimentales de Janover sur mai 68 ne concernent pas les seuls surréalistes. Les situationnistes sont convoqués lorsqu’il s’agit d’associer les conseils ouvriers et mai 68. Là aussi Janover s’y réfère dans de nombreuses pages. C’est un point sensible qui, une fois de plus porte le nom de Maximilien Rubel, lequel a écrit sur les conseils ouvriers. Janover, remonté comme une pendule, cite abondamment l’I.S. et Debord pour les accuser de tous les maux et malversations théoriques (sans qu’on sache s’il leur reproche en premier lieu d’avoir “pillé” Rubel ou au contraire de ne pas avoir cité les travaux de ce dernier sur le Communisme de conseil). Janover, comme à son habitude, ne dit mot sur ce qu’il entend précisément par “conseils ouvriers”.

  Pourquoi tant de haine à l’égard de mai 68 ? Et puis que faisait donc Janover durant ce beau mois de mai ? Soit il a participé à ce mouvement d’une façon ou d’autre. Là on comprend que le Janover 2013, à l’aune de ce qu’il écrit sur ces foutus événements, n’en fasse pas la publicité (la honte, quoi !). Soit notre marxologue n’est pas le moins du monde intervenu (les raisins de 68 étant trop verts et bons pour ces goujats de soixante-huitards). Pourquoi ne pas le mentionner, alors ? Une telle lucidité, en temps là déjà, mériterait d’être signalée.

  A vrai dire la thématique “mai 68” doit être associée à celle qui s’ensuit, qualifiée de “récupération”. Car si Janover préfère pour sa part le terme “intégration”, c’est bien un “mai 68 récupéré” qu’il s’attache à décrire. Certes la terminologie “récupération” a pu faire florès dans les milieux gauchistes des années 70 (“récupéré, va !”). Elle est ensuite relativement tombée en désuétude avant de retrouver une certaine actualité avec la parution du Nouvel esprit du capitalisme.  Cet ouvrage sociologique n’est pas sans intérêt (il comporte par exemple de nombreuses pages sur un état des lieux de ces mêmes années 70, particulièrement troublées, qui par comparaison soulignent l’insignifiance des “analyses” de Janover concernant la même période). Pourtant ce qui a fait, du moins dans certains milieux (nous retrouvons là notre “nébuleuse”), le succès de cet ouvrage doit être mis sur le compte des aspects les plus discutables du livre. Je vais résumer ci-dessous ce que j’écrivais en 2012 dans l’un des chapitres de De certains usages du catastrophisme  sur l’ouvrage de Luc Boltanski et Ève Chiapello (7)

  Le concept de “critique artiste”, par exemple, pièce maîtresse du livre de Boltanski et Chiapello, désigne une chose, et quelquefois une autre, voire les deux à la fois. Il s’agit d’un concept à géométrie variable. Les deux auteurs indiquent que cette “critique artiste” (qu’ils font remonter à Baudelaire) serait longtemps restée marginale jusqu’en 1968. Ce qu’ils en rapportent ensuite s’articule autour de deux axes (“d’exigence de la libération” et “de vie vraiment authentique”) et circonscrit une galaxie contestataire : la “critique artiste” recueillant de plus en plus de succès dans les domaines de l’écologie et des mœurs. Nous entrons dans le vif du sujet quand Boltanski et Chiapello avancent que la “critique artiste”, ou du moins ses effets à plus ou moins long terme, serait responsable de la désyndicalisation observée depuis les années 80, ainsi que de la désaffection des institutions familiale, religieuses, politiques, toutes jugées oppressives ; sans oublier l’État. Donc on aurait un peu trop poussé le bouchon de la liberté, de l’égalité et de l’émancipation.

  J’en viens à la principale thèse du Nouvel esprit du capitalisme.  Partant de la capacité du capitalisme à pouvoir “puiser des ressources en dehors de lui-même”, y compris dans des secteurs qui lui sont hostiles, les deux auteurs l’explicitent en premier lieu par “l’exaltation de la mobilité”. Celle-ci devient même l’alpha et l’omega d’un capitalisme précarisant ceux pour qui “l’enracinement local, la fidélité et la stabilité” constitueraient encore des valeurs. On sent poindre derrière l’analyse sociologique quelque présupposé philosophique, pour ne pas dire moral. Ici Boltanski et Chiapello associent cette mobilité à l’exigence de libération caractéristique de la “critique artiste”. Retour donc sur la dénonciation par cette dernière de toutes les institutions, des maîtres à penser, des bureaucraties et des traditions. Ceci pour les années 70. Ensuite les deux auteurs tentent de concilier “critique sociale” et “critique artiste” en relevant l’apparition de nouveaux mouvements sociaux (les années 80) qui se distinguent des organisations traditionnelles des périodes précédentes par des structures militantes plus “souples”, plus “flexibles” : par conséquent hétérogènes et plurielles et inscrites dans une logique de réseau. Boltanski et Chiapello en concluent à “l’homologie morphologique entre les nouveaux mouvements de protestation et les formes de capitalisme qui se sont mises en place au cours des vingt dernières années”. Cela mériterait d’être complexifié et nuancé, mais passons...

  On l’aura deviné : ce “nouvel esprit du capitalisme” vise à récupérer tout ce qui serait peu ou prou logé à l’enseigne de la “critique artiste”. Le déchiffrage de nos deux sociologues est parfois laborieux, ou problématique eu égard la volatilité du concept. Ce qui ne veut pas dire que leur relevé soit ici ou là inexact. Mais les pages qui y souscrivent traitent d’un aspect périphérique de la question sans pour autant interférer sur ce qui fait débat dans le livre. Peut-on tirer de pareilles conclusions, lourdes de conséquences théoriques, quand le nerf de la guerre, cette hybride “critique artiste”, branle ainsi dans le manche ? Les deux auteurs se réfèrent alors à quatre sources d’indignation censées recouvrir les notions de “critique sociale” et “critique artiste” pour y diagnostiquer “l’ambiguïté intrinsèque de la critique” qui l’entraîne à toujours partager - même pour ce qui concerne les mouvements les plus radicaux - “quelque chose avec ce qu’elle cherche à critiquer”. C’est quoi ce quelque chose ? Boltanski et Chiapello répondent : “Cela tient au fait que les références normatives sur lesquelles elle s’appuie (la critique) sont elles-mêmes inscrites pareillement dans le monde”. Nous voilà bien avancé ! On peut trouver brillant cet exercice tautologique tout en restant sur sa faim critique. C’est l’une des limites du Nouvel esprit du capitalisme.

  Plus loin les deux auteurs nous certifient que “ceux qui étaient à l’avant-garde de la critique dans les années 70 sont souvent apparus comme les promoteurs de la transformation” (celle impulsée par le “nouvel esprit du capitalisme”). Deleuze étant le seul penseur faisant l’objet d’un commentaire la moisson s’avère bien maigre. Et les processus de transformation en cours ne sont pas vraiment mis en relation avec les cette dite “avant-garde de la critique”. J’en excepte la thématique autogestionnaire. Mais qu’est ce que l’on récupère ici : l’autogestion ou ce que d’aucuns réduisent (réduisaient plutôt) à la potion congrue ? Il y a comme une certaine différence. 

  Boltanski et Chiapello en viennent alors au coeur de cette notion de récupération indexée sur la “culture artiste”. Il le formulent à travers les quatre formes suivantes : demande d’autonomie, de créativité, d’authenticité, de libération. On peut reconnaître la capacité indéniable du capitalisme d’hier et d’aujourd’hui à récupérer, ou du moins  désamorcer quelques unes des thématiques liées à la contestation des années 70, sans pour autant suivre nos deux sociologues lorsque, mettant à plat ces “quatre formes” (typiques selon eux de la “critique artiste”), l’exercice s’avère difficile dans la mesures où celles-ci recoupent des réalités différentes, voire contradictoires. C’est l’effet, une fois de plus, de la volatilité, de la versatilité, ou encore de la perniciosité du concept de “critique artiste”.

  Certes, tout pouvoir ou toute domination dans les sociétés dites démocratiques (régies par “l’économie de marché”) qui serait mis en difficulté se trouve dans l’obligation d’ouvrir un front idéologique (celui de la bataille des idées) pour tenter de reprendre l’avantage dans des secteurs où l’idéologie dominante est plus ou moins soumise à rude épreuve. Cela doit s’entendre de manière structurelle, comme un organisme vivant se protégeant des menaces extérieures, davantage que sur un plan conjoncturel de stratégie délibérée du pouvoir (même ci ceci n’exclut pas cela). 

  Il parait temps de préciser que Boltanski et Chiapello défendent implicitement le point de vue d’une gauche responsable (réformiste dans le sens ancien du terme) : leurs principales cibles étant la “gauche contestataire” ou “le gauchisme”, et plus généralement   la “libération” (sous toutes ses formes et occurrences entre 1968 et la fin du XXe siècle). Plus précisément encore, les deux auteurs s’en prennent à ce qu’il faut bien appeler du nom de critique radicale.  C’est ce à quoi ils entendent se référer de temps à autre en parlant de “critique artiste”. En résumé Boltanski et Chiapello défendent non sans talent une vision du monde très éloignée de ceux qui se réfèrent justement à cette critique radicale  et la pratiquent. Et pourtant, paradoxalement si l’on veut, force est de constater que ce “talent” réside dans la plus ou moins grande capacité du Nouvel esprit du capitalisme  à renverser le paradigme critique. La critique de type soixante-huitard, globalement disons, qui s’en prenait de façon manifeste et virulente au capitalisme, se trouvant maintenant accusée de faire le lit du capitalisme.

  Cette longue digression remplace avantageusement l’analyse que j’aurais pu faire depuis ce thème avec le dernier livre de Louis Janover. Celui-ci, c’est à signaler, contrairement à quelques uns de ses petits “camarades” (entre autres Anselm Jappe, Patrick Marcolini, Annie le Brun...)  ne cite pas Le nouvel esprit du capitalisme.  Pourtant le propos suivant, “La transgression permanente que le capitalisme porte en lui, voilà le sang neuf qui redonne force et couleur à la critique”, s’y réfère implicitement. Sinon, pour compléter le tableau ébauché plus haut, Janover nous gratifie de formules du type (“la patrimonialisation de la culture est destinée à faire de l’avant-garde et de la révolte le lieu commun des loisirs”) ou (“La révolte n’a plus fait qu’un avec le principe de réalité capitalisme, l’innovation”) ou (“N’espérons plus des avant-gardes qu’elles se penchent sur leur pratique et sur leur théorie, afin de nous éclairer sur ce miracle de la transsubstantiation du sang de la révolte absolue en un vin de la réussite totale”). C’est ce que l’on appelle jeter le bébé avec l’eau du bain. Plus de révolte ou plus de raisons de se révolter ? Janover ne répond pas. L’avantage, avec des auteurs comme notre marxologue, étant qu’ils font le travail à votre place. Il suffit de les citer à bon escient.

  Certes surréalisme et situationnistes n’échappent pas à la critique comme il en va pour toute activité collective de quelque nature que ce soit. Mais, le lecteur l’a sans doute compris, cette discussion là nous ne l’aurons pas avec Janover. Entonner sur l’air des lampions que le capitalisme récupère tout, et de préférence ceux qui seraient ses plus irréductibles ennemis, fait partie des lieux communs à la mode d’aujourd’hui. D’aucuns qui “croyaient” autrefois à la Révolution en concluent de nos jours avec la même conviction à son impossibilité. D’autres, en revanche, en usent comme d’un argument rhétorique sachant qu’ils en tireront des bénéfices secondaires : argument à leurs yeux décisif pour déconsidérer les dites avant-gardes. Qu’est ce qui est récupérable, qu’est ce qui ne l’est pas ? On remarque que ces messieurs, Janover compris, prennent le plus souvent l’écume pour la chose.

  Revenons à quelques fondamentaux. Aucune volonté de “transformer le monde” selon le processus révolutionnaire hérité des luttes ouvrières du XIXe siècle ne peut, malgré les meilleures garanties démocratiques possibles, véritablement “changer la vie”, quant à l’action qui résulterait de cette “volonté”, sans prendre en compte les dimensions poétique et artistique. C’est aussi vouloir affirmer en retour que l’art et la poésie ne peuvent in fine être “dépassées”, alors qu’elles infléchiraient l’impératif “changer la vie” vers des perspectives évoquées par les penseurs utopistes, sans être en même temps l’un des éléments structurants de cette volonté de “transformer le monde” nécessitée par le processus de révolution sociale.

  Le surréalisme, en amont il va de soi, plus qu’aucun mouvement artistique ou assimilé à “l’avant-garde”, s’est efforcé, depuis le mode d’expression qui lui était propre, de réaliser avec une constance qui n’a pas d’égal le “programme” le plus ambitieux qu’ai connu le XXe siècle : à savoir la capacité pour chaque individu de vivre poétiquement dans l’ici et maintenant. Ce qui n’est pas incompatible, en l’occurrence, avec cet autre projet issu du mouvement ouvrier du XIXe siècle voulant “transformer le monde” pour créer les conditions d’une société plus libre, plus égalitaire, plus juste, plus solidaire, abolissant les classes sociales. Mais pareille ambition (celle des surréalistes) serait restée lettre morte si le surréalisme s’était aligné sur l’une ou l’autre des organisations avec lesquelles il avait établi des liens de compagnonnage, ou encore partagé des objectifs communs dans un contexte précis. C’est dire que le surréalisme aura plus d’une fois durant son histoire affirmé le besoin, le souci, l’exigence de préserver son autonomie que seule garantissait son “programme”. Non pas dans la mesure où celui-ci connaîtrait un début de réalisation (comme on pourrait le dire d’une situation révolutionnaire) mais en conservant ce tranchant et cette qualité, ou le tranchant de cette qualité : celle ou celui de toujours vouloir parier pour le subversion poétique initiée par le mouvement Dada. En la prolongeant à travers les trois principales données suivantes : l’écriture automatique, le scandale, et la rencontre (ou fusion) de l’imaginaire et du quotidien (8).

  Les querelles ayant opposé les lettristes (ceux de l’Internationale lettriste), puis les situationnistes au groupe surréaliste appartiennent à l’histoire. Debord reconnaîtra au début des années 90 qu’elles avaient alors leurs raisons mais que celles-ci ne sont plus d’actualité depuis un certain temps déjà. Ce qui nous réunit, écrira-t-il en substance à Annie le Brun, prend le pas sur ce qui nous séparait par le passé (compte tenu de ce qu’est devenu le monde aujourd’hui). Janover y souscrit à sa façon, négative, en jetant surréalistes et situationnistes dans le même paquet de linge sale, celui des avant-gardes. Mais d’analyse historique, de réflexion sur le monde tel qu’il va : pas le moins du monde. Des contre-vérités, des formules à l’emporte pièce, du verbiage, oui. Et une proximité avec des penseurs contemporains que Janover s’abstient de citer : à  l’exception de Jean-Claude Michéa. A lire notre marxologue, si l’on comprend bien, le propos se voudrait critique. Pourtant sur un point précis, d’importance pour l’un comme pour l’autre, Janover et Michéa dressent le même constat : l’affaire Dreyfus (une “purge républicaine” selon Janover) signe la fin de la “sociale” pour nos deux auteurs et l’avènement d’un autre monde (Janover mettant ici l’accent sur les intellectuels et la politique et Michéa sur la gauche). Tous deux se retrouvent en amont pour se réclamer des penseurs socialistes du XIXe siècle (Marx et Proudhon plutôt que Fourier, trop fêté par l’intelligentsia pour Janover, et trop antisémite selon Michéa) et en aval pour fustiger les “élites intellectuelles”. Ceci pour l’essentiel. De surcroît le Janover 2013 se trouve sur la même longueur d’onde que Michéa en ce qui concerne la critique de la critique du travail et celle de mai 68 ; voire, en remplaçant le surréalisme et les situationnistes (du premier), par la “sociologie d’État” et les “intellectuels d’extrême-gauche” (du second), nous avons un équivalent en terme de repoussoir.

  Voilà pourquoi le lecteur peut s’étonner de trouver sous la plume de Janover, vers la fin de son ouvrage, un commentaire peu amène sur la “common decency” chère à Michéa. Certes il a raison de relever le coté “formule magique” de cette notion. Cependant, pour ce qui suit, on se demande bien de quoi Janover nous entretient. S’agit-il encore de “common decency” ? Dans la foulée Janover ajoute que “l’intelligentsia a su fondre tous ces éléments de culture dans le creuset d’un néostalinisme libéré des rigidités du marxisme. L’avant garde est de retour”. On ne s’attendait pas à retrouver cette dernière sous la forme d’un néostalinisme ! Le lien est ainsi fait avec Michéa (Janover ayant signalé auparavant le passé communiste du philosophe montpelliérain). Pour ajouter de la confusion à la confusion Janover reprend à son compte ce qui pour Michéa représente le corollaire de la “common decency” (la décence des gens ordinaires) : à savoir l’indécence des intellectuels (traduite ici par “common indecency”). Alors tous deux seraient d’accord, finalement. ? Non, répond Janover qui finit par dire une chose et son contraire au terme d’une démonstration qui laisse pantois. A se demander si Janover enrage de se retrouver ainsi parmi les contempteurs d’une “common indecency” que d’autres ont théorisé avant lui. Le vertueux Janover étant bien mal récompensé puisque d’anciens staliniens ou marxistes-léninistes en étaient arrivés aux mêmes conclusions. D’où l’on retient, et cela vaut pour d’autres pages de Surréalisme et situationnistes au rendez-vous des avant-gardes,  que même lorsque Janover fait preuve de lucidité, ou que l’on peut partager son point de vue c’est rarement pour les mêmes raisons (bonnes raisons, dirais-je).

  Mais n’oublions pas que les surréalistes et situationnistes, perdus en cours de route,  restent pour Janover la cible principale. On se contentera ici de reprendre un proverbe arabe bien connu. Sauf que, dans le cas qui nous occupe, la caravane des avant-gardes est déjà passée depuis belle lurette.

  Il y a quelque chose de pathétique dans la démarche de Janover qui le distingue des penseurs et intellectuels auxquels nous l’avons plus haut associé. On se souvient que les situationnistes reprochaient à Janover de “dénoncer ses adversaires sans dire exactement qui ils sont et naturellement sans préciser leurs véritables positions”. Il n’est pas courant de voir un penseur s’efforcer d’accréditer de livre en livre, à son corps défendant bien entendu, le constat que l’un des deux adversaires portait déjà sur lui en 1966. Cela méritait d’être relevé et souligné.

Max Vincent

février 2014





  (1) Mis en ligne en 2007 sur ce site ( http://www.lherbentrelespaves.fr/ ), version pdf : 

http://lherbentrelespaves.fr/public/surrea.pdf

  (2) José Pierre distingue dans ses commentaires de Tracts surréalistes et déclarations collectives  les trois positions suivantes :

  “a) Il s’agit d’une attaque contre la “Déclaration des 121”, qui met en cause l’adhésion des surréalistes aux raisons comme aux principes qui en ont déterminé la teneur.

  b) C’est une mise en cause parfaitement légitime de la “Déclaration” en raison de la   signification particulière que Sartre lui a donnée par la suite.

  c) L’adhésion des Surréalistes à la “Déclaration des 121” n’est pas mise en cause par cet article, mais l’émotion soulevée à l’intérieur du Surréalisme prouve l’importance du problème posé”.

  (3) Effectivement Janover y revient dans son dernier ouvrage (auquel je consacre la seconde partie de ce texte) à travers une note de bas de page. Ces lignes bien désinvoltes (mais la rage n’est jamais loin chez Janover) témoignent d’une (cécité ?) (malhonnêteté intellectuelle ?) qui malgré tout surprend. Car parler d’une surenchère dans “l’hagiographie” tout en ajoutant que l’ouvrage d’Alain Joubert n’apporte pas “l’ombre d’une réflexion critique” mais que “l’auteur fait passer sa voiture-balai sur cette période pour ramasser les anecdotes et nous rassurer sur son propre itinéraire” étonnera sinon plus les lecteurs du Mouvement des surréalistes.  On retrouve un Janover plus familier lorsqu’il remarque que Joubert “a signé un manifeste politique important mais sans en partager le contenu - manière surréaliste de préserver l’avenir dans quelque sens qu’il tourne”. Comme à son habitude Janover ne nous dit rien du manifeste en question : pourtant l’objet de longs, instructifs et pertinents commentaires dans le livre de Joubert (et auxquels je fais largement écho dans  Le surréalisme mis à mal par ses “propriétaires” mêmes et autres considérations à l’avenant ). C’est d’ailleurs l’une des clefs de l’ouvrage d’Alain Joubert et l’on comprend aisément que Janover préfère ici caricaturer son ancien “compagnon surréaliste” plutôt que de répondre sur le fond ou d’une manière qui se voudrait argumentée. 

  (4) On relève d’abord le 11-5-1991 : “Janover, dont l’aigreur universelle ne se dément jamais, juge donc l’excellente Pléiade aussi récupératrice et falsifiante que le Centre Pompidou !”. Et à la date du 10-11-1992 : “Espérons qu’il s’agit seulement d’une plaisanterie amère de quelque Janover, plus en verve que d’habitude ? Le choix des mots inciterait à le penser. Pour se moquer des trois Schuster, la caricature serait ressemblante, et facilement prophétique”.

  La Pléiade en question étant le premier tome consacré à l’oeuvre complète d’André Breton.

  (5) Sur le site “l’herbe entre les pavés” (http://lherbentrelespaves.fr/) : rubrique “critique sociale”

  (6) Pour l’illustrer : ci-dessous le texte d’un tract (Leur Rimbaud, le nôtre ) que j’avais écrit et diffusé en 1992, et signé “Les amis d’Arthur Rimbaud” :

  “Le premier acte des manifestations de “l’année Rimbaud” s’achevant dans le grotesque de cette “course des voleurs de feu”, nous reconnaissons bien là l’esprit de l’époque. On s’abstiendra d’évoquer les rapports de Rimbaud à la Commune, et l’idée d’enfermer le poème Ma bohème  dans un témoin passé de main en main, de Charleville à Paris, ne pouvait germer que dans le cerveau du ci-devant ministre de la Culture. L’abject n’est cependant pas absent de cette mascarade : ne nous informe-t-on pas de la présence d’handicapés dans la course (sans doute pour tendre hommage au “dernier Rimbaud”, à l’homme souffrant de la gangrène et que l’on dut amputer de la jambe droite, à l’hôpital de Marseille).

  Alors que Rimbaud conchiait l’armée, ses pompes et ses oeuvres, et toutes les formes de “patrouillotisme”, il est plaisant d’entendre nos édiles, les mêmes qui s’illustrèrent il y a quelques mois en brandissant l’immonde drapeau entre Tigre et Euphrate, célébrer la mémoire du poète en qui s’est incarné la plus haute conception du défaitisme ! Voilà ce qu’il faut dire aux jeunes générations. Et quoi encore ? Mais que Rimbaud se saoulait, se battait, couchait sous les ponts, avait des poux. Et ce n’est pas fini : il ne tolérait pas que l’on saluât les morts devant lui, il écrivait MERDE À DIEU sur les murs des églises, il avait horreur du travail, il détestait sa mère.

  Cela dit, si de telles entreprises de confiscation trouveront toujours en nous les ennemis les plus résolus, le meilleur antidote reste et restera la lecture de Rimbaud. Mais à condition de le lire dans le texte : pas chez ces récents et opportunistes commentateurs qui tiennent boutique à l’enseigne “Rimbaud”. Tout comme les surréalistes, en leur temps, nous pensons que “son venin merveilleux continuera à s’infiltrer éternellement dans l’âme des jeunes gens pour les corrompre et les grandir”.

  (7) Les pages 39 à 51 de la version pdf :

 http://lherbentrelespaves.fr/public/catastrophisme.pdf

(8) Cette rencontre entre l’imaginaire et le quotidien recouvre les notions de hasard objectif, de merveilleux, d’érotisme, ainsi que les mythes de la réconciliation poétique de l’homme avec le monde, la transformation par l’imaginaire de l’espace urbain, et la pratique des jeux collectifs. Il s’agit de démarches faisant peu ou prou appel à l’automatisme. On retrouve dans cette recension la dimension la plus singulière du surréalisme. Il va de soi que cette rencontre, ces démarches, à la mesure de “l’engagement “qu’elles impliquent et nécessitent, se heurtent de plein fouet à la passivité générée par ce monde-là : aux “petits hommes” que cette société façonne en limitant leur univers mental à l’horizon borné par la marchandisation généralisée, et à travers elle les modes de consommation et de culture de masse.