MODESTES PROPOSITIONS SUR UN « CINÉMA POLITIQUE »






















  Évoquer un « cinéma politique » s’apparente à une gageure. Il n’est pas question de faire ici l’historique d’une notion qui, comme on le verra dans la première partie de ces « modestes propositions », n’est pas également sans relever d’une définition par défaut. Secondairement, je ne reprends pas à mon compte la proposition selon laquelle « tout film serait politique », non pour lui retirer toute pertinence, mais par souci de ne pas céder au vertige de l’exhaustivité : les limites de ce texte m’en dispensant. Et puis, pour en venir à ce que j’entends par « cinéma politique », les cinq films convoqués dans la seconde partie - Charles mort ou vif (Alain Tanner), Numéro 2 (Jean-Luc Godard), In girum imus nocte et consumimur igni (Guy Debord), La comédie du travail (Luc Moulet), Caché (Michael Haneke) - ne renverraient pas, selon certains critères, à ce qu’à d’explicite cette formulation. Une troisième partie mettra paradoxalement en relation Debord et Godard. D’où la nécessité de tenter malgré tout de définir en amont ce « cinéma politique », non sans convenir - j’y reviens - qu’il me faut d’abord préciser, en raison de l’aspect polysémique de l’adjectif « politique », ce qu’il ne serait pas.




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  A travers ce que j’appelle « cinéma politique », je n’entends pas par exemple me référer à un « cinéma militant ». Non qu’il ne soit pas à proprement parler « politique » (toujours selon les mêmes critères), mais parce qu’il se trouve surchargé de signes qui clignotent tous dans la même direction, ne laissant pas d’autre choix au spectateur que d’adhérer sans coup férir, ou rejeter sur le même mode tel film « militant ». Et puis ce cinéma privilégie expressément le contenu au détriment de la forme. Ce qui, indépendamment de ce qu’a de critiquable ce positionnement, s’apparente pour le mieux à un exercice de pédagogie politique, mais d’où le cinéma serait généralement absent. On peut également établir un parallèle entre la critique ici de ce « cinéma militant » et le procès que de bons auteurs, dans le domaine littéraire, ont instruit au siècle dernier contre la « poésie de circonstance » : de Breton à Bataille, en passant par Péret, Char et Reverdy. Pour nuancer mon propos, deux expériences de « cinéma militant », toutes deux apparues au lendemain de mai 68, celles des groupes Dziga Vertov et Medvedkine, remettaient résolument en cause les modes de production propres au cinéma, et privilégiaient la notion de collectif contre celle d’auteur. Le mieux, la réinvention d’une écriture filmique, composant avec le pire, l’adhésion à une idéologie plus ou moins maoïste. Ceci aussi pour ajouter que quelques unes des questions, soulevées en leur temps par ces deux collectifs, se reposeraient nécessairement dans une situation véritablement révolutionnaire, remettant en perspective le projet d’une société sans classes, non marchande.

  En second lieu, je n’entends pas me référer à un « cinéma social ». Pour prendre un exemple significatif (dans le meilleur sens du terme), le cinéma de Ken Loach remplit plus que d’autres les pages du cahier des charges d’un « cinéma social ». A condition de ne pas vouloir confondre à tout prix l’homme, engagé politiquement à l’extrême gauche, d’un cinéma, le sien, qui de mon point de vue s’avère plus « social » que « politique ». D’abord parce que le cinéma de Loach est résolument réaliste. Ensuite, c’est l’une des conséquences, parce que les personnages des films de Ken Loach appartiennent très majoritairement aux classes populaires (et parmi elles, principalement, au monde ouvrier), voire aux classes moyennes inférieures. Enfin, facteur plus déterminant, cette volonté de susciter de l’empathie chez les spectateurs (envers les personnages des films de Loach), c’est-à-dire d’oeuvrer dans un processus d’identification, se révèle étrangère à la conception brechtienne (politique), selon laquelle il importe au contraire que le spectateur ne s’identifie pas à ces personnages pour, en raison de cette distanciation, « remplacer la participation émotive du spectateur par la prise de conscience des implications idéologiques de l’art ». C’est ce qui principalement, sans vouloir transformer cette constatation en mode d’emploi, distingue « cinéma politique » et « cinéma social ». Remarquons aussi que des critiques émanant des presses de droite et mainstream, donc ne partageant nullement les idées politiques de Ken Loach, ont pu défendre tel ou tel film du cinéaste anglais pour les raisons exposées ci-dessus.

  Je ne sais pas si un cinéaste comme Robert Guédiguian appartient plus à un cinéma « social » que « politique ». Il a du moins le mérite de nous confronter d’un film à l’autre à une communauté, celle d’un groupe de prolétaires (renforcé, au fil des années, par des personnages appartenant aux classes moyennes), qui résiste autant contre la domination et l’exploitation capitaliste ambiante que contre ce sentiment « d’inappartenance » qui entend dissoudre toute conscience de classe dans les eaux saumâtres du populisme. Une expression communautaire, je le souligne, totalement étrangère au communautarisme.

  Même incertitude avec le cinéma d’Ari Kaurismaki, et ses personnages de laissés pour compte de l’existence. Mais sans misérabilisme : l’humour du cinéaste, et cette sorte d’empathie (qui lui est propre) envers les « cabossés de la vie » l’en protégeant. Avec une mention particulière pour La fille aux allumettes :un film qui depuis l’exposé presque bressonnien d’une « vie minuscule », change radicalement de perspective pour déboucher sur une jubilatoire revanche sociale digne de Violette Nozière et des soeurs Papin.

  Ici, pour tenter de préciser depuis un autre questionnement ce que serait alors un « cinéma politique », je reprendrai plusieurs des thématiques abordées dans Pourquoi l’ouverture d’une rubrique sur le cinéma ? (le premier texte mis en ligne sur L’herbe entre les pavés dans la section « cinéma »).D’abord le cinéma, de manière générale, ne se distingue pas, fondamentalement, sur un plan historico-esthétique, des autres formes d’expression artistique. C’est dire qu’il s’inscrit dans une même échelle de temporalité historique (prémices, le cinéma muet ; âge classique, le parlant jusqu’à la fin des années 1950, voire après ; modernité, en distinguant une « première modernité » (fin des années 1950, début de la décennie suivante) d’une « seconde », dix ans plus tard ; postmodernité, tendance apparue vers la fin du XXe siècle). J’indiquais que pareille modernité remettait en cause les représentations dominantes au cinéma, et l’académisme qui, sous ce rapport, en résultait. Ceci se rapportant au cinéma hollywoodien, et également à celui, dans l’hexagone, qualifié de « qualité française ». Il aurait été difficile de tenir pareil discours dans un temps où le cinéma, contrairement là aux autres formes d’expression, pouvait encore être considéré comme un art populaire. Tout comme les limites de ce texte ne permettent pas de tenter de confirmer ou d’infirmer, ou de laisser en suspens, l’hypothèse d’une « mort du cinéma ».

  Dans un second temps, toujours dans la continuité de Pourquoi l’ouverture d’une rubrique sur le cinéma ?, je soulignerai que, plus que toute autre forme d’expression artistique, le cinéma a été à un moment de son histoire (les lendemains de la Seconde guerre mondiale), principalement en France, l’objet dans des cercles restreints d’une fascination confinant à la fétichisation. Ce qui prend ici le nom de cinéphilie privilégiait principalement un cinéma américain qui avait été interdit d’écrans durant l’Occupation (flanqué de trois quatre cinéastes européens), ceci au détriment des cinématographies du reste du monde. Cette focalisation sur le cinéma hollywoodien n’a pas été sans donner naissance dans l’hexagone à une critique dont la « théoricité », se prévalant d’une certaine idée de la forme, occultait tout ce que l’américan way of life ainsi promu avait de proprement idéologique. Ou alors, quand elle était avancée dans les rangs staliniens, cette critique se délitait à mesure qu’il s’agissait pour elle de célébrer le modèle soviétique.

  On sait ce qui s’en est ensuite ensuivi : ce cinéma made in USA, lequel comptait certes dans ses rangs des cinéastes dont les indéniables qualités formelles entraient en contradiction avec l’aspect idéologique du contenu de leurs films, n’a pas été sans fabriquer par la suite, une fois terminé l’âge d’or hollywoodien, des produits formatés pour les publics de la mondialisation. Relevons dans cette séquence « cinéphilique » un paradoxe : les jeunes turcs qui dans les pages des Cahiers du cinéma ruaient dans les brancards, en fustigeant à juste titre les cinéastes de type « qualité France » (mais ceci depuis une défense et illustration du cinéma américain, plus Renoir, Bresson, Rosselini, et quelques autres), une fois devenus réalisateurs, ont représenté l’une des composantes de cette modernité dont j’ai dit plus haut qu’elle entendait rompre avec le cinéma dominant (en France, mais également en Italie et au Japon).

  En troisième lieu, l’indication selon laquelle cette réflexion sur le cinéma débouchait sur un constat mélancolique, ne saurait être développée, ni même reprise pour l’instant, sinon pour préciser que cette notion de « cinéma politique » ne se rapporte pas à un état du cinéma contemporain, lequel, ajoutais-je, avait majoritairement cessé de m’intéresser. D’ailleurs les dates des cinq films convoqués dans notre seconde partie (1969, 1975, 1978, 1987, 2005) sont significatives.

  Et puis, pour souligner plus encore la complexité de l’exercice, certains films ne sont-ils pas « politiques » par surcroît ? Je prendrai deux exemples représentatifs, l’un depuis le film même, l’autre depuis sa réception. Dans le premier cas, entre autres exemple, citons celui de Paris nous appartient de Jacques Rivette. Presque à la fin du film, l’un des personnages, s’adressant à « l’héroïne » de Paris nous appartient, la rabroue en ces termes : « L’organisation est une idée, elle n’a jamais existé que dans l’imagination de Philippe. C’est tellement simple de tout expliquer par une idée, et en plus de son inaction et de sa lâcheté. Il y a des organisations plus sournoises, plus diffuses : l’argent, les polices, les partis, toutes les figures du fascisme. Le mot a plus qu’un visage, sinon ce serait trop facile ». Ce qui nous oblige, spectateurs du film, à reconsidérer sous cet éclairage la signification de ce que nous venons de voir, durant presque une heure trente. Ce qui ne veut pas dire que Paris nous appartient, jusqu’à ce moment-là, aurait un caractère de gratuité. Bien au contraire ! Rivette dès son premier film se colletait avec l’idée de complot, une idée chez lui relevant autant du réel que de l’imaginaire (ce qui interdit toute interprétation en terme de « complotisme »). Plusieurs films du cinéaste, ensuite, intégreront cette dimension « version complot » qui singularise le cinéma de Jacques Rivette. Mais sans pour autant reprendre le « mode d’emploi » plus haut signalé de Paris nous appartient. A l’exception, peut-être, de La bande des quatre, dont le carton remplaçant le mot « fin » (ce film est dédié « aux prisonniers, à celles et ceux qui les attendent ») souligne, pour qui en douterait, l’aspect fable politique de La bande des quatre. 

  Avec Les bonnes femmes de Claude Chabrol (à mes yeux son meilleur film), le commentaire porte moins sur le film même (j’y reviendrai plus tard) que sur la réception critique des Bonnes femmes en 1960. En prenant connaissance de la copieuse biographie qu’Antoine de Baecque a consacré à Chabrol, en 2021, le lecteur ne peut être que très surpris par cet accueil comprenant plusieurs choeurs de plaignants : dans l’ordre les communistes, une certaine gauche, les catholiques, et des voix féminines. Dans la presse communiste il est question d’un « remugle de putréfaction, de cynisme bon marché, de perversion volontaire des données de la réalité ». Ou encore nous relevons que « le cinéaste sombre dans le nihilisme le plus parfait, le goût du dégoût, le piétinement des choses sacrées (…) film trop noir, trop désespéré et désespérant pour que l’on puisse y prendre le moindre plaisir (…) symptôme de la bassesse et de l’ignominie ». Pour ce qui concerne une partie de la presse de gauche, le titre de l’article des Temps modernes annonce la couleur : « Claude Chabrol et Paul Gegauff, ou la nostalgie du Walhala » Premier plan va même plus loin : « Les bonnes femmes sur un scénario de Gegauff est le premier film à s’avouer un film fasciste, le premier à ne plus cacher son mépris ouvert à tout le public ». Freddy Buache, dans ce registre, dénonce lui « la mentalité d’un cinéaste encore indécis, qui semble posséder les meilleures prédispositions pour prendre un jour, si les événements l’y engageaient, la relève de Vent Harlam ». La presse catholique n’est pas en reste. On y lit : « Voilà un cinéaste en pleine déconfiture morale. Jusqu’où l’oeuvre de Chabrol descendra-t-elle ? Nous le savons à présent. Jusqu’à mépriser les « âmes simples », jusqu’à une falsification sans excuses de la vie de quatre jeunes vendeuses uniformément présentées comme des sottes et des dévergondées ». C’est d’ailleurs toute la Nouvelle vague, dans cette presse catholique, qui en prend pour son grade : « Ce qui est « dégueulasse » c’est l’usage de plus en plus répugnant que les jeunes réalisateurs français font du cinéma. Il ne s’agit plus de raconter une histoire, il s’agit à travers une histoire d’avilir le spectateur, de le conditionner à l’ignoble ». 

  Une soixantaine d’années plus tard, nous restons confondus devant ce qu’il faut bien appeler un sottisier. Avant de tenter de l’expliquer citons Françoise Sagan, qui louait elle « la vivacité du film, l’humour, la rapidité, la poésie, un sens de l’érotisme ». Et ajoutait : « Si je ne soutiens pas que 90% de la population parle comme les personnages des Bonnes femmes je serai modeste. Et que les rues, les piscines, les dancings sont tous peuplés d’individus semblables je serai juste. Mais que se passe-t-il ? Les critiques ne fréquentent-ils plus le bon peuple de Paris ? ». Car c’est plutôt paradoxal de relever que les commentaires de Sagan sur Les bonnes femmes se révèlent plus justes, plus exacts, non encombrés de considérations moralisatrices et prétendument politiques que le florilège de la critique cinématographie plus haut cité. A croire que les représentants de cette dernière, y compris dans la presse soi-disant la plus à gauche, n’avaient jamais croisé ou rencontré l’une ou l’autre de ces « bonnes femmes ».

  Qu’est ce qui déplaisait donc tant dans Les bonnes femmes ? Chabrol, comme de Baecque l’indique, « parvient à se maintenir à distance de son sujet, sans jamais lui imposer un jugement de goût, ou moral, une signification, sans dénoncer qui que ce soit ni en faire l’apologie ». Mais ces éléments-là, pourtant fondamentaux, ne pouvaient être pris en compte par qui s’indignait de ce que Chabrol lui montrait. Car que voit-on à l’écran ? Des vendeuses qui s’ennuient à cent sous de l’heure sur leur lieu de travail. Cette vérité, presque universelle, n’est certes pas acceptée par tout le monde, « valeur travail « oblige. Sur les déplacements de nos « bonne femmes » à l’extérieur, dans leurs relations avec les hommes, ce qui en ressort nous est montré sans fard. La bêtise est davantage l’attribut de la gent masculine. L’humour chabrolien peut le cas échéant virer au noir (le prince charmant à motocyclette, qui se révèle être un assassin, fait écho à la relique secrète de Madame Louise, le mouchoir trempé dans le sang de Weidmann, le célèbre dernier guillotiné). Contre le cinéma dominant de l’époque, celui hollywoodien, comme celui relevant de la « qualité France », Les bonnes femmes brosse les portraits de quatre vendeuses, des prolotes, s’affranchissant des stéréotypes habituels : parce que ces  jeunes femmes ne sont ni des potiches, ni des faire-valoir, ni des ravissantes idiotes, ni, pour tordre le bâton dans l’autre sens, des personnages de femmes « sublimées ». Chabrol et ses amis n’étaient certes pas les seuls à faire un sort aux clichés véhiculés par ce cinéma dominant à l’époque. Antonioni, j’y reviendrai, s’y trouvait aussi confronté depuis une autre approche.

  C’est pourquoi, en regard de la justesse de l’analyse des Bonnes femmes par Antoine de Baecque, citée plus haut, comment ne pas s’étonner ensuite, depuis le crédit qu’il accorde aux rares critiques femmes de l’époque, lesquelles s’offusquent de la passivité des quatre personnages féminins face aux hommes (premier contresens), et « surtout vis à vis de ce que la société leur inculque ou attend d’elle » (second contresens), de constater que le biographe de Chabrol n’est pas sans contredire ce qu’il écrivait précédemment en évoquant maintenant un « malaise » devant « la cruauté du duo Gegauff-Chabrol » envers les femmes. Comme s’il convenait de revoir Les bonnes femmes depuis une grille de lecture #MeToo, en prétendant que dans ce film « les femmes sont immanquablement les victimes sans aucune conscience du moindre refus possible ». Comment peut-on dire une chose et son contraire ! On constate que de Baeque reprend, non sans complaisance, un certain air du temps, le doigt posé sur la couture du pantalon. En plus il en rajoute quand il avance que « le meilleur titre pour ce film, alors qu’aujourd’hui « les bonnes femmes » n’est plus possible, serait donc Les proies ». Cette terminologie reprend pourtant l’une des apostrophes d’un personnage masculin du film ! Plus insidieusement, un certain révisionnisme pointe le bout de son nez. Pour terminer là-dessus, était-ce bien la peine de citer longuement cette recension critique des Bonnes femmes, qui détaillée de la sorte relève d’un bêtisier (en invitant le lecteur à s’en gausser), pour, in fine, rejoindre le gros de la troupe des contempteurs de cet opus chabrolien, en sacrifiant ainsi Les bonnes femmes sur l’autel de #MeToo ?

  C’est la raison pour laquelle Les bonnes femmes, qui paraissait ne remplir aucune des cases de ce qu’est un « film politique », appartient à cette catégorie d’oeuvres cinématographiques qui le seraient « par surcroît » : ici en raison de la cécité de la critique qui, du moins en partie, condamnait Les bonnes femmes depuis un discours prétendument politique. Alors que l‘on aurait pu penser, les clameurs s’étant ensuite tues (Chabrol devenu un cinéaste respectable, apprécié du grand public) que les qualificatifs très négatifs du film en 1960 n’étaient plus de saison. Bien entendu, il n’est plus question de qualifier Les bonnes femmes de film fasciste, nihiliste, ou ignominieusement immoral, mais en 2021, actualité oblige, depuis une plus petite échelle référentielle l’accusation porte sur le sexisme (prétendu tel) du film.

  Sur ce thème, je renvoie le lecteur à un texte précédemment mis en ligne sur L’herbe entre les pavés, www.lherbentrelespaves.fr/ (« Apories de l’émancipation : féminisme, arts et lettres, sexualité »), aux pages de la seconde partie consacrées à l’analyse critique d’un article de Laure Murat sur le Blow up d’Antonioni.

  Dans un autre registre, la manière d’appréhender l’oeuvre de certains cinéastes, validée par l’usage, fait écran pour ainsi dire. Je prendrai, pour rester avec Antonioni, l’exemple du qualificatif « d’incommunicabilité », rapporté au cinéaste, du moins pour les films de sa période médiane. Ceci à l’aune de ce que certains critiquent, voire condamnent en taxant ce cinéma « d’intellectualiste », « d’élitiste », ou de « nombriliste ». Cette focalisation sur « l’incommunicabilité » (illustrée à travers le malaise du « couple moderne » et à ses difficultés de communication) occulte ou évacue plus ou moins consciemment ce en quoi la modernité d’Antonioni - celle de L’Avventura, La Notte, L’éclipse, Le désert rouge - est moins la prise en compte d’éléments de nature sociologique et psychologique significatifs  que la remise en cause de la notion de temps au cinéma : le cinéaste considérant que cet « usage du temps » se révèle généralement mensonger. En ce sens, Antonioni tourne résolument le dos au néoréalisme italien de l’après guerre. Dès son premier long métrage (Chronique d’un amour, 1950), Antonioni se rebelle contre « certains schémas établis » au cinéma, et s’en prend à ce que véhiculent les représentations de la « victime », du « héros », du « bon, et du « méchant ». Mais c’est avec L’Avventura qu’Antonioni peut pleinement exprimer sur l’écran ce qu’il demande au cinéma : ce film étant l’un des deux manifestes (avec A bout de souffle de Godard, la même année) de cette première modernité au cinéma. Même en 1975, avec Profession reporter, Antonioni entend « réduire au minimum le suspens (…) qui devait demeurer comme un élément indirect, médiat ». Ceci pour ne pas retomber dans les facilités du cinéma dit de « genre ».

  Ce qui, avec également Godard et Oshima, ou auparavant Bresson, s’oppose au cinéma dominant, eu égard la radicalité d’une démarche formelle et d'une exigence critique, relève du politique dans le meilleur sens du terme. Plus près de nous, l’oeuvre de Mikael Haneke l’est en raison de son contenu critique vis à vis des nouvelles formes d’aliénation de notre monde contemporain. Je regrette de ne pas pouvoir évoquer des cinéastes de la facture de Robert Kramer (Ice, Milestones), Fredi Murer (Zone grise), ou Koji Wakamatsu. Mais, pour les deux premiers, il aurait fallu créer une rubrique relevant à la fois de la dystopie et d’une typologie « fictions documentaires », et la singularité du troisième apparaît moins flagrante dans ses films plus directement politiques.

  Enfin, pour aborder un dernier aspect de ces « modestes propositions », à la confluence des données politique et morale, je citerai le court mais célèbre article de Jacques Rivette (« De l’abjection »), publié dans Les Cahiers du cinéma en 1961. Il y déclare que « faire un film, c’est donc montrer certaines choses, c’est en même temps, et par la même opération, les montrer sous un certain biais : ces deux actes étant rigoureusement indissociables ». Rivette renouvelle cette récurrente question de l’indissociabilité entre la forme et le contenu depuis l’analyse critique d’une fiction (le film Kapo de Gilles Pontecorvo) se déroulant dans un camp de concentration nazi. Ce que Rivette reproche justement à Pontecorvo se trouve concentré dans les lignes suivantes, souvent citées (se rapportant au plan durant lequel le personnage de déportée, joué par Emmanuel Riva, se suicide en se jetant sur les barbelés électrifiés) : « L’homme qui décide à ce moment-là, de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’à un profond mépris ». Auparavant Rivette citait Nuits et brouillard (ce qui devenait un contre-exemple) pour indiquer que la force du film d’Alain Resnais « venait moins des documents que du montage, de la science avec laquelle les faits bruts, réels, hélas ! étaient offerts au regard ». 

  Vingt-deux ans plus tard, Serge Daney consacrait un long article (« Le travelling de Kapo ») au texte de Jacques Rivette. Il citait un autre film de Resnais (Hiroshima mon amour) pour ajouter que « C’est parce que Nuits et brouillard avait été possible que Kapo naissait périmé et que Rivette pouvait écrire son article ». Celui de Daney s’avère trop riche pour être ici développé. Je retiens néanmoins cette citation extraite de « De l’abjection » (« Il est des choses qui ne doivent être abordées que dans la crainte et le tremblement »), qui permet à Daney de comparer le travelling de Kapo avec un extrait des Contes de la lune vague après la pluie de Mizogushi, celui de la mort de Miyagi. La différence fondamentale, ici en l’occurrence, entre ces deux films étant précisément celle de « la crainte et du tremblement » : « Pontecorvo, lui, ne tremble ni ne craint : les camps ne le révoltent qu’idéologiquement. C’est pourquoi il s’inscrit « en rab » dans la scène sous les espèces gougnafières d’un travelling joli ». 

  Donc, pour résumer, la meilleure bonne conscience du monde (comme celle de Pontecorvo, cinéaste de gauche) ne peut s’abstraire de la donnée suivante, fondamentale : la signification de ce qui est filmé n’est jamais indépendante de la façon dont les choses, les personnages sont filmés. Avec Kapo (premier film de fiction sur les camps de concentration nazies), cela se trouve aggravé par le fait que le cinéaste, travelling à l’appui, esthétisme un plan, comme l’indiquent Rivette et Daney, ce qui dans un tel contexte relève de l’abjection. Le travers de Pontecorvo étant également celui d’un cinéaste qui vise à être efficace (cela n’a pas été assez souligné) et qui s’y adonne sans s’interroger sur la manière d’y parvenir. Je ferai un pas de côté, vis à vis des articles de Rivette et Daney, en indiquant que je partage certes leurs critiques sur ce qu’a d’abject cette finalité esthétisante, mais ce n’est que l’un des côtés d’une même pièce. Ceci parce que des Laure Murat, suivie d’Iris Brey, s’en sont pris ces dernières années au Blow up D’Antonioni en prétendant que l’esthétisme de ce film « étouffe et écrase le scandale qu’il recèle ». Par conséquent l’argument peut se trouver repris pour dénoncer une prétendue « culture du viol » dans le film d’Antonioni (je renvoie de nouveau au texte cité plus haut). J’ajoute donc que Pontecorvo (en revenant sur l’efficacité soulignée plus haut) avait comme modèle un certain cinéma américain, et non celui représenté par les deux films d’Alain Resnais (son antinomie, en quelque sorte). 

  Par ailleurs le mot « efficacité » (ou encore « la quête d’efficacité ») est celui qu’utilise Edwy Plenel pour qualifier et louer les films de Costa-Gavras. Pour Plenel (son ouvrage, Tous les films sont politiques, avec Costa-Gavras), il s’agit d’un « nouveau cinéma politique, aux ressorts supposés « hollywoodiens » pour ses détracteurs jaloux de son efficacité ». On comprend que le box-office représente in fine l’élément décisif d’appréciation pour le directeur de Médiapart. Ce que confirme Costa-Gavras d’une certaine façon quand il déclare : « Je crois que le cinéma est un spectacle (…) On va au cinéma pour voir un spectacle, pas pour entendre un discours ». Je dirais que le public (de gauche, selon les critères de Plenel) qui fait le succès des films de Costa-Gavras, y trouve ce qu’il est venu y chercher : être conforté dans qu’il sait déjà. Et donc que ce cinéma, qui fonctionne sur des ressorts de type hollywoodien, n’a rien de nouveau, ni de vraiment politique.

  Pour revenir sur la question des camps, je précise qu’un film indigent comme La vie est belle de Roberto Benigni ne mériterait pas d’être cité s’il n’avait obtenu pareil succès public et même critique lors de sa sortie en 1996 (sans parler de l’ahurissante pluie de récompenses obtenues). C’est toute la partie de La vie est belle qui se déroule dans un camp d’extermination qui est abjecte, ceci pour des raisons différentes du travelling de Kapo (film qui, en dehors de ce fameux travelling, n’a rien d’indigne). Cette grotesque façon - la fable a bon dos ! - de décrire et de traiter l’univers des camps de la mort prouve, si besoin était, la déperdition de tout esprit critique, ici renforcée par l’ignorance crasse de critiques et de spectateurs devant les mensonges d’une fiction prétendument « humaniste ».




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CHARLES MORT OU VIF


  Disons le d’emblée : Charles mort ou vif est, à nos yeux, le film qui - plus que d’autres - a le mieux exprimé l’esprit de mai 68. Cela peut paraître paradoxal puisqu’il s’agit d’un film suisse, le premier en date d’Alain Tanner (sorti en 1969). L’oeuvre de ce cinéaste, disparu en 2022, ne se situe pas entièrement dans ce registre politique, mais la partie de celle, conséquente, qui nous importe le plus (et l’on pourrait citer ici, à la suite de Charles mort ou vif : La salamandre, Le milieu du monde, Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000, Messidor, No man’s land…) y répond assurément. 

  Le destin de Charles Dé, quinquagénaire, chef d’une petite entreprise familiale fabricant des ressorts de montres, se scelle le jour où une équipe de télévision vient l’interviewer pour le centième anniversaire de l’entreprise. Charles évoque son grand père horloger, son père (un mélange d’horloger et d’industriel), son fils (« un homme d’affaire, lui »). Devant l’étonnement du reporter, qui s’étonne de l’absence de Charles dans cette liste, ce dernier élude la question, mal à l’aise. Pierre, le fils, reproche plus tard à son père de manquer d’ambition pour l’entreprise. Il se dit prêt, pour sa part, à prendre la succession. En partie pour se rattraper, Charles accepte de participer à une émission de télévision intitulée « Les gens comme ça », durant laquelle ceux-ci racontent leur vie.

  Lors d’une longue interview filmée, Charles Dé joue le jeu (et même au delà !). Il revient sur son grand père, décrit comme « un vieux libertaire », son père et lui. Charles évoque alors ses difficultés, vers l’âge de 20 ans, à s’intégrer dans un monde dominé par l’argent, le respect des conventions, le conformisme social, le sens de la hiérarchie et de l’autorité. Et pourtant, par faiblesse, par obligation familiale, parce qu’il ne pouvait pas faire autrement, il s’était retrouvé peu après la guerre à la tête de l’entreprise au lendemain de la mort de son père. Charles enchaîne sur sa tentative, non suivie d’effets, d’améliorer la condition de ses salariés. Puis il se livre davantage en se décrivant comme un homme pris dans un piège. De là, explique Charles, sa propension à se détacher de l’entreprise, et son incapacité à donner du sens à sa vie. Il attendait quelque événement qui ne se produisait pas. Autour de lui tout se délitait, il en arrivait à ne plus croire à sa propre existence. Et Charles conclut par ces mots : « Je suis comme dans un bain de coton, sans angoisse véritable, sans espoir, enfermé dans le confort et la sécurité ».

  Charles mort ou vif, décrit ensuite la lente et inexorable progression, autant jubilatoire, exemplaire que critique, de Charles Dé vers son destin de « déserteur social et familial », et d’homme que l’on finit par enfermer dans une clinique psychiatrique. Déjà, Charles prenait ostensiblement congé de ce qui l’encombrait en se débarrassant des lunettes (celles du chef d’entreprise) qui l’empêchaient de voir clair. Durant l’importante scène suivante, celle cathartique, de la « confession » devant une caméra de télévision, Charles en prendra acte. Ce processus de « perte d’identité » perdure dans l’hôtel où Charles se réfugie : il donne alors un faux nom. Plus tard, une fois adopté par Paul et Adeline, Charles deviendra « Carlo » pour le couple.

  Plusieurs scènes illustrent ce lent décrochage. Après la diffusion de l’émission « Les gens comme ça » (vue dans un une salle de café), Charles coupe les ponts avec son entreprise et sa famille. Il s’installe dans un premier temps à l’hôtel. Charles rencontre ensuite un couple, avec qui il sympathise. Paul et Adeline lui proposent d’abord l’hospitalité pour la nuit, puis de rester chez eux le temps qui lui conviendra. Charles mort ou vif, jusqu’à la fin du film, va décrire la vie au quotidien de ce trio (ou quatuor, lorsque Marianne, la fille étudiante et contestataire de Charles vient les rejoindre). Paul et Adeline peuvent être qualifiés de marginaux. Lui exerce le métier de peintre en lettres, à son compte et à ses heures. Elle, fille de juge, a rompu avec son milieu.

  L’hospitalité du couple s’avère chaleureuse : Charles y trouve le cadre le plus adapté à sa situation de « déserteur ». Son mode de vie devient l’exact opposé de celui de son ancienne existence. Charles aide Paul dans son travail, cuisine, lit beaucoup, rêvasse et va se saouler au bistrot du coin. Un sourd changement se fait en lui. Le ratage de sa vie précédente, cette réussite soi-disant « exemplaire », devient alors, dans ce nouveau cadre, cet « échec exemplaire » que Charles explicite par : « Il me semble que la seule chose qui me reste à faire, c’est de bien me défaire ». Charles sait qu’il n’y a pas pour lui de solution. Lorsque les infirmiers de la clinique Flickmann viendront le chercher, il n’opposera pas de résistance.

  Une scène d’anthologie fait le lien entre les deux parties du film (ou les deux vies, en quelque sorte, de Charles Dé). Après la rencontre, dans un café, entre Charles et le jeune couple, le premier ramène Paul et Adeline chez eux. En chemin ils s’arrêtent dans un lieu, qualifié de « c’est notre endroit préféré », au bord d’un ravin, non loin du domicile du couple. Paul, alors que tous trois sont descendus du véhicule, pour reprendre une discussion entamée auparavant dans la voiture de Charles, demande à son interlocuteur : « Pourquoi vous n’aimez pas les bagnoles ? ». Charles répond alors, en rassemblant ses idées, par une argumentation dont la teneur critique et sans appel surprend, puis stupéfie Paul (« Et bien… : premièrement, la position du conducteur est très mauvaise. Elle coupe la digestion, comprime l’estomac et engraisse le coeur. Deuxièmement, la circulation est devenue l’art dramatique des imbéciles. Les accidents sont de misérables tragédies et les risques de la route, tout ce qui nous reste d’aventure. Troisièmement… : l’automobilisme est un système d’accumulation, d’entassement, mais qui n’apporte pas le moindre échange, à part bien entendu celui de grossièretés, et où les gens ne se rencontrent jamais. C’est un système de dispersion sociale : chacun dans sa petite caisse. Et pour terminer, à travers l’automobile, les compagnies pétrolières et les marchands de tôle, imposent leur loi, détruisent les villes, font dépenser des fortunes en routes et en flics, empuantant le monde, et surtout font croire aux gens que ceux-ci ne désirent plus rien d’autre »). Ce discours radical sur les méfaits de la civilisation automobile reçoit une réponse non moins radicale puisque Paul (disant « on va arranger ça »), dessert le frein à main du véhicule, avant pousser l’automobile qui bascule pour s’écraser dans le ravin. La clef de la voiture, que Charles jette ensuite d’un geste désinvolte, traduit le passage d’une vie à l’autre.

  Charles mort ou vif pose la question, pendant cette seconde partie, de l’émancipation d’une manière paradoxale. Paul et Adeline apportent à Charles tout ce dont celui-ci a été privé durant sa vie précédente : la générosité, l’affection, des relations égalitaires, un mode de vie « bohème » et précaire, la possibilité de s‘extraire de son rôle social. Charles y aspirait plus ou moins consciemment depuis son adolescence, mais il lui fallait rompre avec son milieu (celui de la moyenne bourgeoisie) pour trouver un cadre ou un univers susceptible de correspondre à ses désirs (contrariés par les contraintes professionnelles, la pression sociale, les obligations familiales). Cependant, et ceci renvoie à l’exemplarité de ce film, en réalité la place du sujet émancipateur incombe plus à Charles qu’au jeune couple. La marginalité de Paul et Adeline, par delà l’exercice de la liberté et l’indépendance qui la valorisent, trouve ses limites quand la question plus globale de leur relation au monde se trouve posée. D’autre part, Charles débusque chez Paul les illusions que celui-ci entretient sur sa condition, ainsi que sa propension à une médiocrité nationale et son manque d’exigence. 

  Charles mort ou vif fait un usage de la citation qui n’a pas d’équivalent (Godard excepté) dans le meilleur cinéma de l’époque. Partant d’une proposition autant ludique que pédagogique (Paul doit apprendre par coeur, chaque jour de la semaine, une phrase, un proverbe ou une maxime, afin que chaque citation, comme le lui expliquent Charles et Marianne, puisse lui permette un tant soit peu de faire, en s’aidant de sa signification, « la relation avec ce qui se passe »), l’exercice excède le jeu proprement dit par son usage critique. Ici la fable brechtienne rejoint le détournement situationniste (les proverbes sont d’ailleurs détournés : « Il n’y a pas de sottes gens, il n’y a que de sots métiers », et « Le malheur des uns fait le malheur des autres »). Dans la dernière scène Charles lit à haute voix, dans une ambulance, à l’adresse de deux infirmiers, un extrait de La vie quotidienne dans le monde moderne d’Henri Lefebvre (une réflexion depuis la célèbre phrase de Saint-Just « sur l’idée neuve du bonheur en France et en Europe » qui se termine par l’interrogation suivante : « Ne serait-ce pas là le secret du malaise généralisé ? ») et demande aux deux infirmiers ce qu’ils en pensent. Ceux-ci le font taire en actionnant la sirène de l’ambulance, tandis qu’en surimpression on peut lire sur l’écran : VENDREDI : RIRA BIEN QUI RIRA LE DERNIER (à la place du mot « fin »). Cette ultime citation résume, parmi d’autres, l’esprit de ce film : l’ironie devient une force subversive.

  L’une des clefs de Charles mort ou vif nous est donnée à travers l’échange suivant, vers les deux tiers du film. Paul et Charles peignent des panneaux. A la question du premier :« Tu es malheureux, toi ? », le second répond : « Ça va. L’espoir s’en va, doucement ». Quelques secondes plus tard, citant à la demande de Charles « sa » phrase de la veille, Paul dira : « Lundi. C’est seulement par ceux qui sont sans espoir que l’espoir peut nous être rendu. Walter Benjamin ». Charles mort ou vif avance au pas de cette dialectique. Dans une autre scène, plus tard, toujours lors d’un échange avec Paul, Charles lui fera part (en le rabrouant) de ce qui pour lui s’avère essentiel : « Il faut partir d’une exigence absolue, même si elle peut paraître lointaine à première vue, et te dire : je ramène tout à cette exigence… et à partir d’elle, je regarde ce qui est possible, non pas rafistoler les bouts de ficelle à la petite semaine pour accommoder le sordide présent, comme n’importe quel politicien centre-gauche ». 

  On conclura sur Charles mort ou vif en relevant que le personnage Charles bénéficie de l’exceptionnelle interprétation de François Simon (le fils de Michel). Cette rencontre, mémorable, entre un cinéaste et un acteur (plus encore que Bulle Ogier dans La salamandre, ou Bruno Ganz avec Dans la ville blanche, ou Myriam Mézières pour Une flamme dans mon coeur, voire Jean-Luc Bideau et Jacques Denis, acteurs tanneriens par excellence) n’a pas dans le cinéma d’Alain Tanner d’équivalent.



NUMÉRO DEUX


  Numéro 2 est une co-réalisation de Jean-Luc Godard et d’Anne-Marie Miéville. Cela doit être d'emblée rappelé, même si ce film est très généralement associé au nom du seul Godard. 

  Ceci précisé, Numéro 2 ne figure pas parmi les films les plus connus, les plus appréciés, ni même les plus commentés de l’auteur de Pierrot le fou. C’est regrettable parce qu’il représente sur le plan formel une véritable rupture, plus que les films de la période « militante » (qui est davantage une mise entre parenthèse). D’ailleurs Numéro 2 inaugure la séquence dite « vidéo » dans la filmographie de Godard (illustrée, dans l’ordre, par Comment ça va, et surtout Six fois deux et France tour détour, deux enfants : tous trois également co-réalisés avec Anne-Marie Miéville), qui ne sera pas sans influencer, formellement parlant, le cinéma à venir de Jean-Luc Godard.

  Au départ Numéro 2 est une commande du producteur Georges de Beauregard désirant que Godard fasse un remake de A bout de souffle avec le même budget. Ce film, comme on pouvait s’y attendre, prendra toutes les libertés du monde avec le projet initial. Godard concédant juste que Numéro 2 « pose une réflexion sur la base d’A bout de souffle ». En réalité cette réflexion porte sur le cinéma dans son devenir, le pouvoir des images, et plus généralement sur l’état de la société en 1975. Ceci étant documenté à travers la vie quotidienne de personnages, les six membres d’une famille, appartenant à la classe moyenne. Ce dont traite Numéro 2, sur le mode d’une enquête ethnographique - une chronique familiale intergénérationnelle, depuis la faconde du grand père (racontant ses souvenirs de délégué syndical CGT et de militant de la Troisième Internationale), au mutisme de la grand mère (occupée à des tâches ménagères), en passant par les relations du couple père-mère (y compris dans leur intimité), mais également par les questionnements des deux enfants - nous est rendu sur le plan formel par un écran découpé en parfois deux, fois ou quatre parties (ici des écrans vidéos qui se répondent, se complètent, voire se contredisent). Un écran brisé pour illustrer l’aspect parcellaire de vies que Guy Brincourt traduit par une « destructuration du champ cinématographique par le biais de multiples écrans vidéos, d’images s’injectant, se superposant, se fondant ». Dont certaines, principalement en amont, ou images télévisuelle captées dans l’espace familial, renvoient à différents aspects de la société du spectacle.

  Avant (la première partie du film), et après (la fin, plus brève), nous découvrons Godard dans son studio-atelier de Sonimage à Grenoble, se présentant comme le patron et l’ouvrier d’une usine où « on a pris le pouvoir ». Il y évoque des questions pratiques liées à la réalisation d’un film. A la fin, Godard qui semble s’être entre temps assoupi, se réveille avant de refermer devant lui le clavier, et ainsi conclure le film. Je reviendrai sur ce final un peu plus loin.

  Sur deux aspects, différents, l’accent doit être maintenant mis. Pour le premier (ce que Godard a appelé dans un entretien « l’économie sexuelle chez les habitants du Bas-Grenoble »), que la critique de l’époque n’avait nullement occulté, on dira qu’il prend encore plus d’importance en 2024 (pour des raisons que l’on pourrait qualifier de paradoxales). Numéro 2 comporte une scène durant laquelle un acte sexuel n’est pas simulé : la mère masturbe le père tout en lui tenant un discours très godardien sur les relations entre les sexes. Dans une autre scène, le père et la mère, dans leur lit, donnent un cours d’éducation sexuelle à leurs enfants en leur désignant chaque fois l’organe concerné (comme on pourrait le faire au tableau noir). Ou encore la grand mère, vue nue de dos, fait sa toilette ; alors que le grand-père, face à la caméra, termine l’une de ses péroraisons par « parfois je regarde ma queue, mais ça c’est pas du cinéma ». Ou, pour finir, la petite fille surprend ses parents en train de faire l’amour (avec en incrustation la phrase « Les affaires de famille c’est peut-être ça »).

  Toutes ces scènes sont filmées en plan large, et le procédé formel adopté, indiqué plus haut, les éloigne de tout caractère pornographique. Revoir presque un demi siècle plus tard Numéro 2, un film pourtant féministe sous certains aspects (discours tenu en voix off alors que l’on voit la grand mère faire le ménage), nous permet de mesurer l’écart qui nous sépare en 2024 de la manière dont cette « économie sexuelle grenobloise » était  documentée et perçue en 1975. J’entends-là dire combien un film comme Numéro 2 s’inscrit en faux sous ce chapitre contre un discours devenu dominant : celui d’un puritanisme à la mode de ce temps, en phase avec une grille de lecture de nature féministe, sur laquelle viendrait se greffer les doléances d’associations de protection de l’enfance. Il est vrai que cette mise sous tutelle contemporaine d’une sexualité devenue irreprésentable, voire innommable s’accorde bien avec ce discours révisionniste pour qui #MeToo serait la première remise en cause sérieuse du patriarcat. A savoir que les féministes des années 1970, trop focalisées sur les combats à mener sur la contraception et surtout l’avortement, ce qui garantissait leur « liberté sexuelle », les incitait à négliger le sexisme et le machisme, et donc de baisser la garde vis à vis des « prédateurs » (ou considérés tels). Ce qui paraît bien ingrat envers celles (mais également ceux) qui luttaient concrètement contre le patriarcat sans dissocier égalité et liberté sexuelle. C’est vouloir dire, en revenant à Numéro 2, qu’un tel film ne pourrait aujourd’hui être ni produit, ni réalisé, ni diffusé. Un constat éminemment politique, compte tenu de ce qui vient d’être avancé. Seul le prestige du nom « Godard »  permet aujourd’hui à ce film d’être montré ou évoqué, ceci de manière parcimonieuse.

  Politique, certes, Numéro 2 l’est de façon plus explicite, même fragmentairement, par l’utilisation de la bande son. L’exemple le plus flagrant étant la manière dont Godard, présent alors à l’écran sous les traits de Jeannot ou de Monsieur Jean, clôt le film en refermant le clavier, devant lui, sur les derniers vers de la chanson L’Oppression de Léo Ferré (« Ces yeux qui te regardent et la nuit et le jour / Et que l’on dit braqués sur les chiffres et la haine / Ces choses défendues vers lesquelles tu te traînes / Lorsque tu fermeras / Les yeux de l’oppression »). Ce qui dans ce contexte-là, à l’aune de ce que nous venons de voir pendant presque une heure et demie, est l’indication essentielle. Auparavant, comme énième illustration du travail de Godard sur la bande son, les vers précédents de L’oppression nous étaient parvenus sous une forme fragmentaire.

  La bande son de Numéro 2 ne se limite pas ce seul aspect avec Léo Ferré. Tout au début du film, lors d’un rapide prélude où se trouvent pour ainsi dire présentés à l’écran les six protagonistes de Numéro 2, le grand père, en conversant, citait l’un des vers d’une autre chanson de Ferré, Le conditionnel de variété (« Comme si je vous disais, à Rhône-Poulenc ou ailleurs, que l’humiliation devrait pourtant s’arrêter devant ces femmes des industries chimiques avec leurs doigts bouffées aux acides »). Une troisième chanson (extraite comme la précédente de l’album « La solitude » de 1972), Tu ne dis jamais rien, est citée deux fois, du moins les deux premiers vers (« Je vois le monde un peu comme on voit l’incroyable / L’incroyable c’est ça c’est ce qu’on ne voit pas »). Tandis que l’on entend plusieurs La solitude (sous une forme très fragmentée : soit le mot « solitude » sur la voix de Ferré, soit comme extrait orchestral). Dans une autre chanson citée plusieurs fois, Richard (qui elle figure dans le même album de 1973, « Il n’y a plus rien », que L’Oppression), ce sont les vers suivants, ceux du refrain, parlé, que l’on entend (« Les gens il conviendrait de ne les connaître que disponibles / A certaines heures pâles de la nuit / Près d’une machine à sous, avec des problèmes d’homme, simplement / Des problèmes de mélancolie / Alors, on boit un verre, en regardant loin derrière la glace du comptoir / Et l’on se dit qu’il est bien tard… »). Relevons que la contraction de deux vers (« des problèmes d’homme, des problèmes de mélancolie ») reviendra dans plusieurs  films des décennies suivantes, en particulier Détective.

  Toutes ces bribes de chansons, dites par les protagonistes du film, ou provenant de la bande son, constituent l’une des « basses continues » de Numéro 2, sinon la principale. La citation du grand père, tout au début du film, prend toute sa signification lorsque, ensuite, il raconte ses souvenirs. La solitude et Richard viennent illustrer ou appuyer l’un ou l’autre propos des protagonistes. L’incipit de Tu ne dis jamais rien, cité dans plusieurs autres films, fait figure de leitmotiv godardien (que le « dernier Godard » reprendra sous une autre forme en citant le mot de Claude Monet sur « peindre ce qu’on ne voit pas »). Durant tout le film, en insistant ici sur le dispositif mis en place par Godard, la bande son se révèle être un élément critique déterminant pour radiographier la société sous divers aspects aliénants, donc oppresseurs. Ceci et cela convergeant vers les derniers vers de la chanson L’Oppression, pleinement indicatifs (pour ce qui concerne la signification de Numéro 2). Il s’agit de faire appel, y compris en le heurtant, à l’intelligence du spectateur. C’est, pour conclure, ce qui différencie Numéro 2 de ces « films politiques » qui caressent le spectateur dans le sens du poil, pour lui délivrer un message qu’il connaît déjà.

  Dans France tour détour deux enfants, un documentaire de 1978 en douze épisodes (une commande d’Antenne qu’elle honorera difficilement, à la sauvette) on y découvre - les épisodes 6 et 12 - deux chansons de Léo Ferré, in extenso cette fois-ci : Ton style et Richard. La première mérite que l’on s’y attarde. C’est sur des images de jeunes filles courant sur la piste d’un stade, dans un cadre urbain, que l’on entend Ton style. Juste après, comme il en va habituellement dans chaque épisode, les deux mêmes intervenants commentent ces images. On y dit, partant du « style » de ces jeunes coureuses, qu’il « faut du style pour rendre sensible l’atrocité de cette ville trop grande ». Puis après l’évocation du style de Soljenitsyne, qui a été en capacité de rendre sensible auprès de nombreux lecteurs les pages de L’archipel du Goulag, le commentateur ajoute : « Il n’y a que le style, la forme, pour rendre visibles les monstres informes qui rôdent dans notre inconscience sociale. Il faut du style, comme ces nanas, et qu’il y ait du cul pour envoyer chier tout ce bruit et ce béton ». C’est vouloir mettre en situation l’une des plus belles chansons de Léo Ferré. Et répondre sur ce mode aux imbéciles qui prétendent que Ton style est une chanson sexiste !

  Le douzième et dernier épisode se clôt sur une scène de bistrot (qui dure le temps de la chanson Richard) : un plan, presque fixe, sur un personnage accoudé au bar (derrière lui on distingue deux hommes jouant au flippers ; et plus loin, également debout le long du  zinc, une femme qui semble absente). Le personnage, vers la fin de la séquence, échange alors quelques mots avec le barman (sans que ce dernier apparaisse à ce moment-là dans le champ). On ne sait pas ce qu’ils se disent puisqu’on entend en continu Richard). Comment expliquer le fort contenu émotionnel de cette scène de bistrot, a priori banale, sinon par l’adéquation entre ce que l’on voit et ce que l’on entend ? 



IN GIRUM IMUS NOCTE ET CONSUMIMUR IGNI


    Rien ne ressemble dans l’histoire du cinéma à In girum imus nocte et consumimur igni . Ni même le précédent long métrage de Guy Debord, La société du spectacle (1973), l’adaptation cinématographique du livre éponyme. D’ailleurs ce film-là ne nous avait pas entièrement convaincus : la « mise en image » de l’un des ouvrages majeurs de la seconde moitié du XXe siècle s’apparentant à une gageure. Parmi les singularités d’In girum… relevons que le scénario (et le découpage) de ce film avait été publié en 1978 dans Oeuvres cinématographiques complètes de Guy Debord, c’est à dire trois ans avant la diffusion de In girum… en salle. D’où l’interrogation suivante : le film de 1981 confirmait il la lecture en amont des scénario et découpage ? En grande partie oui.

  Autant commencer par ce qui a le plus indisposé les commentateurs, lors de la sortie du film (les critiques d’In girum…, positives ou négatives, figurent dans les Oeuvres complètes de Guy Debord, sous l’intitulé Ordures et décombres déballées à la sortie du film In girum… par différentes sources autorisées). C’est-à-dire ce que d’aucuns ont appelé « L’insupportable prétention pour gogos en quête de gourou « ou « de l’auto-célébration » ou encore « l’autoportrait d’un homme vieillissant ». Il est vrai que les raisons, pour une telle critique, de se plaindre ne manquent pas. Citons (entre autres) : « J’ai mérité la haine universelle de la société de mon temps, et j’aurais été fâché d’avoir d’autres mérites aux yeux d’une telle société «, ou « Depuis lors, je n’ai pas comme les autres, changé d’avis une ou plusieurs fois, avec le changement des temps, ce sont plutôt les temps qui ont changé selon mes avis « , ou « Quant à moi je n’ai jamais regretté de ce que j’ai fait, et j’avoue que je suis encore complètement incapable d’imaginer ce que j’aurais pu faire d’autre, étant ce que je suis », ou « Il faut donc admettre qu’il n’y avait pas de succès ou d’échec pour Guy Debord, et ses prétentions démesurées ». On peut toujours extraire l’une ou l’autre de ces phrases en dehors de son contexte, celui du film, pour lui faire dire ce que l’on veut. Deux éléments doivent être ici pris en compte. D’abord ces commentateurs ignorent, ou veulent ignorer l’ironie souvent présente dans les propos  de Guy Debord. Ensuite, nul plus que l’auteur d’In girum… n’est en mesure de justifier pareilles « prétentions démesurées ». Debord n’a jamais accordé de sa vie d’entretien à un journaliste, ni ne s’est exprimé dans un quelconque média. On ne trouve pas d’équivalent chez un penseur de sa notoriété. La sourde hostilité qui s’attachait à sa personne en 1981 vient principalement de là. Ajoutons que le refus de cautionner par cela même le système médiatique s’accompagnait d’un mépris bien dosé à l’égard des journalistes, il va de soi, mais également de la quasi totalité des universitaires et des intellectuels professionnels.

  Sinon, pour revenir au film, d’emblée Debord annonce ne vouloir faire « aucune concession au public ». Ce qu’il étaye tout au long d’un long plan où, comme l’indique le découpage, se trouve représenté « le public actuel d’une salle de cinéma, regardant fixement devant lui, fait face, en un parfait contre-champ, aux spectateurs qui ne voient qu’eux-mêmes sur cet écran «. Ici, je me permets de faire la comparaison suivante. Deux ans plus tôt, lors de la fameuse et controversée première représentation du Ring à Bayreuth par Boulez/Chéreau, juste à la fin du Crépuscule des dieux (là où le livret de Wagner précise « Les hommes et les femmes, saisis d’une profonde émotion, regardent l’incendie qui se propage dans le ciel« ), la mise en scène de Chéreau l’illustre tout d’abord, ensuite, tandis que résonnent les dernières mesures du Crépuscule des dieux, une femme se retourne face au public, puis les personnes composant cette foule font de même, progressivement. L’orchestre s’étant tu, le peuple sur scène regarde alors les spectateurs. A vous de réaliser l’humanité, semble-t-il leur dire. Le texte de Wagner n’est nullement sollicité : le révolutionnaire de 1848 ne pensait pas autrement en rédigeant peu de temps après le livret du Ring. C’est vouloir, depuis ce dernier exemple, antinomique à celui de Debord, indiquer que ce positif-là (avec Chéreau), et ce négatif-là (avec Debord) sont les deux faces d’une même pièce.

  In girum, ensuite, partant de ce souci de ne pas ménager le public, reprend sans avoir besoin de la réactualiser l’une des thèses de La véritable scission de Debord et Sanguinetti, sur les nouvelles formes de domination et d’aliénation dans les pays développés (en l’illustrant sur l’écran à travers le mode de vie des cadres et des nouvelles classes moyennes). Debord prolonge ce propos en s’inscrivant en faux contre le discours selon lequel « une vérité énoncée au cinéma, si elle n’est pas prouvée par des images, aurait quelques chose de dogmatique «. D’où la volonté de l’auteur de ne pas « ajouter un film à des milliers de films quelconques ». Ce « qui revient à remplacer les aventures futiles que conte le cinéma par l’examen d’un sujet important : moi-même ».

  In girum… bascule alors dans une autre temporalité. On pourrait d’ailleurs considérer ce qui suit comme un préambule au Panégyrique de 1988. Debord tient à spécifier que, contrairement à ce que l’on dit, il n’est pas « une sorte de théoricien des révolutions » et ajoute « aucune époque vivante n’est partie d’une théorie ; c’était d’abord un jeu, un conflit, un voyage «. Debord s’efforce d’expliquer ce qu’il entend-là en revenant sur ce qu’ont représenté pour lui les années cinquante. Avec, comme toile de fond, le terrain des affrontements dans le Paris de ces années-là : « Une ville qui était alors si belle que bien des gens ont préféré y être  pauvres, plutôt que riches n’importe où ailleurs « . Un Paris qui « alors, dans les limites de ses vingt arrondissements, ne dormait jamais tout entier, et permettait à la débauche de changer trois fois de quartier dans chaque nuit «. 25 ans plus tard, le constat tombe comme un couperet : « Paris n’existe plus ». 

  Debord n’en a pas pourtant terminé avec l’évocation de ce passé et d’un quartier (« sur la rive gauche du fleuve ») où « le négatif tenait sa cour ». L’auteur évoque alors les compagnons de ce temps-là (et quelques autres à travers desquels, extraits de films à l’appui, il se reconnaîtrait : en particulier le Lacenaire des Enfants du paradis, et le diable des Visiteurs du soir), tous associés à « l’intraitable pègre ; le sel de la terre ; des gens sincèrement prêts à mettre le feu au monde pour qu’il ait plus d’éclat ». Ce sont certainement les passages les plus inspirés du film, ceux durant lesquels la langue de Debord se déploie superbement pour illustrer les aspirations de tous ces « réprouvés » : « la formule pour renverser le monde » tous ceux-ci ne l’ont « pas cherchée dans les livres, mais en errant », en se livrant à d’incessantes dérives. Ce qui en résulte, la création de l’Internationale situationniste, se trouve évoqué à l’aide de métaphores. Cependant, comme en contrepoint, ceci plus haut suggéré à travers « une sombre mélancolie, qu’ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue », le caractère de cette mélancolie se précise dès lors que « cette ville qui pour nous fut si libre, il faudrait bientôt la quitter ».

  Les considérations tactiques et stratégiques qui suivent reprennent, toujours de façon métaphorique, les péripéties liées à l’histoire de l’I.S.. Ce que Debord appelle « une splendide dispersion » (en ayant précisé que « l’attaque avait été menée jusqu’au terme de sa dissolution ») a incité notre auteur à se « mettre à l’abri d’une célébrité trop voyante ». Ce qui supposait d’autres modes d’interventions. En particulier ceux se rapportant à un séjour florentin se terminant par l’expulsion de Debord d’Italie.

  Ce sont sur des images, récurrente dans In girum…, que se clôt le film : « Il n’y aura pour moi ni retour, ni réconciliation; La sagesse ne viendra jamais ». Le lecteur serait en droit d’estimer que j’ai largement privilégié le texte au détriment, non des images mais d’une analyse filmique de ce film. Dans In girum, comme dans ses précédents films, Debord détourne des images provenant du monde du cinéma, de celui de la publicité, ou puisées dans les pages des magazines : comme illustrations de ce que le commentaire dénonce. Et quand la voix du commentateur se tait, lors des deux extraits des films de Carné cités plus haut, le discours tenu alors à l’écran épouse le pont de vue de l’auteur. Cependant, et là nous en venons à ce qu’à de plus spécifique In girum…, Debord a intercalé, parmi cette multitude d’images détournées, plusieurs plans qu’il a lui-même filmés, qui tous nous permettent de découvrir différents visages de Venise à l’aide de travellings effectués depuis la lagune. Louis Seguin, dans l’article « Venise, Whippet not et le palindrome », je finirai là-dessus, l’illustre en le documentant très précisément sur le plan topographique, puis ajoute : « Prendre le film par ce bout-là a un double avantage, esthétique et sensible. Cela permet de rendre compte d’une pratique imprévisible et subtile de la beauté, d’un art en quelque sorte transverse qui privilégie le parcours et le défilement contre l’immobilité et la contemplation ».



LA COMÉDIE DU TRAVAIL


  La vie, la vraie vie, commence dès lors que nous ne sommes pas obligés de la gagner. Ce travail destructeur, dénué de l’intérêt que certains disent y trouver, nous le détestons d’autant plus qu’il nous ôte la possibilité de nous livrer à tous les plaisirs sans lesquels l’existence aurait peu de prix. Le travail salarié n’est pas sans nous contraindre, nous limiter même en dehors de sa sphère proprement dite. La servitude volontaire, c’est d’abord celle du salarié qui croit aimer son travail, ou qui s’y résigne comme il se résigne devant l’existence qui lui est imposée. Et que dire de ceux qui en jouissent, quand cette jouissance se confond avec le pouvoir qu’ils exercent sur d’autres ! Pour ce qui concerne la « valeur travail », ou prétendue telle, je citerai les lignes suivantes d’André Breton, extraites de Nadja : « Et qu’on ne me parle pas, après cela, du travail, je veux dire de la valeur morale du travail. Je suis contraint d’accepter l’idée du travail comme une nécessité matérielle, à cet égard je ne suis on ne peut plus favorable à sa meilleure, à sa plus juste, répartition. Que les sinistres obligations de la vie me l’imposent, soit, qu’on me demande d’y croire, de révérer le mien, et celui des autres, jamais ». 

  D’ailleurs ce sont les écrivains, au XXe siècle, qui ont le mieux exprimé ce que l’on traduira ici par « Je ne mange pas de ce pain-là ». Ainsi Albert Cossery, dans son roman Mendiants et orgueilleux, dont le héros qui enseigne la philosophie brûle tous ses vaisseaux pour s’en aller vivre l’existence d’un mendiant. Les récits de Jean-Claude Pirotte comportent maintes digressions relatives à la haine du travail. Dans La légende des petits matins, par exemple : « Je l’ai dit, j’abomine le travail. Aucune activité n’exhale en moi cette certitude des lendemains qui m’afflige et m’étonne chez mes contemporains affairés ». Et l’on ne saurait oublier son aîné et ami André Dhôtel, dont l’oeuvre romanesque est une ode à la paresse. Tout comme, pour finir là-dessus, s’il me fallait résumer en une seule phrase tout ce qui vient d’être dit, je retiendrais celle écrite par Guy Debord sur un mur de la rue de Seine en 1953 : « Ne travaillez jamais ! ».

  Ce long préambule était nécessaire pour en venir à La comédie du travail, de Luc Moullet (1987), afin d’inscrire ce film dans ce courant de critique radicale du travail. Par conséquent de le doter, d’emblée, d’un contenu politique qui, de ce point de vue-là, n’a pas d’équivalent dans l’univers cinématographique. Certes nous sommes en présence, comme il en va ordinairement avec le cinéma de Moullet, du film comique, voire burlesque d’un cinéaste (qualifié de « Courteline revu et corrigé par Brecht » par Godard, et de « Seul héritier à la fois de Bunuel et de Tati » par Straub) qui, dans des genres très différents, auparavant avec Anatomie d’un rapport et Genèse d’un repas ne s’interdisait pas de traiter également par l’humour des sujets aussi sérieux que la crise d’un couple, le sien (partant de l’insatisfaction sexuelle exprimée par sa compagne dans Anatomie d’un rapport), et la description exhaustive et argumentée de la provenance des aliments se retrouvant dans son assiette (Genèse d’un repas étant aussi une dénonciation de l’exploitation du tiers-monde par le capitalisme occidental). Mais avec La comédie du travail, l’accent, comme le titre l’indique, se trouve délibérément mis sur l’aspect « comédie » de la chose. Il s’agit également d’une fable, dont la moralité doit faire grincer quelques dents, pour parler de manière euphémiste.

  Trois personnages tiennent principalement le devant de la scène, d’abord séparément, avant que le scénario ne les fasse se rencontrer vers le milieu du film. Le premier, Benoît Constant, qui travaille dans une banque, représente le type du parfait employé, du moins dans les intentions, également bon époux et bon père de famille. Sa vie quotidienne, faite d’habitudes, ritualisée, est réglée comme du papier à musique. Sauf que Constant (« La crise n’est-ce pas ») perd son emploi. L’employé modèle le vit très difficilement, et éprouve un sentiment de honte, de déchéance même, devant ce nouveau statut de demandeur d’emploi. D’ailleurs Benoît Constant le tait à son épouse, et se comporte comme si rien n’avait changé dans sa vie professionnelle. Moullet indique bien en quoi le conformisme de Constant n’est que le corollaire de son aliénation sociale. Notre ancien employé s’avère tellement soumis à la « valeur travail » (souligné par l’aspect insupportable de ce qu’il vit depuis son licenciement) que son comportement en est affecté. Par exemple, en réagissant agressivement devant l’interpellation d’un chômeur lui rappelant que tous deux se sont croisés la veille dans les locaux de l’ANPE. Par ailleurs, Benoît Constant reconstitue à l’extérieur, en s’organisant pour rechercher du travail, l’univers de son emploi précédent : on le voit, en rase campagne, éplucher méthodiquement les petites annonces, puis y répondre en s’aidant d’une machine à écrire.

  Françoise Duru, agent ANPE, pourrait sur un certain plan, celui de la valeur travail, ressembler à Benoît Constant. A la différence près, conséquente, qu’il s’agit d’une idéaliste : cette jeune femme rêve d’éradiquer le chômage. Elle s’avère être, de loin, l’agent le plus compétent et le plus productif de l’agence : presque tout chômeur qui passe entre ses mains retrouve un emploi. Ce qui n’est pas du goût de son directeur qui voudrait qu’elle comprenne que son attitude s’avère préjudiciable à la bonne marche de l’agence, voire à celle de la société. L’ANPE a besoin pour fonctionner, lui explique-t-il, de préserver un certain contingent de demandeurs d’emploi. Et il en va de même pour la société. En se comportant ainsi, mademoiselle Duru va jusqu’à mettre en péril l’existence de l’agence, et contrarie ainsi toute possibilité d’avancement pour le directeur.

  Le troisième personnage, Sylvain Berg, représente presque l’exact contraire de Benoît Constant. Il s’agit d’un « chômeur professionnel », ancien régisseur de théâtre, qui cumule période de chômage sur période de chômage pour se livrer pleinement à sa  double passion, l’escalade et l’alpinisme. Ses allocations chômage lui permettent de se déplacer dans le vaste monde, d’un massif montagneux à l’autre. Il n’en demande pas davantage. Ses retours à la civilisation sont nécessités par l’obligation mensuelle de venir pointer à l’ANPE, ou par une convocation aux ASSEDIC (on apprend qu’il ne répond pas à celles de l’ANPE). Il sait pertinemment que retrouver un poste de régisseur de théâtre s’avère illusoire. Ajoutons que ce « chômeur professionnel », à travers ses aspirations, sa manière de vivre, et son positionnement dans la société, entre tout à fait dans le cadre de notre préambule. Tout ce que documente Moullet en termes de contrôle et de gestion par l’ANPE et les ASSEDIC (à cette époque séparées) est rigoureusement exact. Par exemple, un compère pointera à la place de tel demandeur d’emploi. Sans parler des nombreuses combines évoquées entre Berg et un autre « chômeur professionnel ».

  Comme je l’indiquais plus haut, le scénario fait se rencontrer nos trois protagonistes vers le milieu du film. La rencontre entre Benoît Constant et Françoise Duru se signale par sa brièveté. La jeune femme écoute distraitement ce nouveau demandeur d’emploi (elle a autre chose en tête), et l’éconduit précipitamment lorsque Constant ne retrouve pas sa convocation. En revanche la rencontre entre notre agent ANPE et Sylvain Berg, qui lui succède, s’avère déterminante. Elle se trouve précédée d’une scène durant laquelle, observant la file de chômeurs venus pointer, Françoise Duru désigne à l’attention de l’une de ses collègues Sylvain Berg, dont elle dit être éprise sans pourtant le connaître (il ne s’est pas présenté à l’une de ses convocations). Cette fois-ci elle fait passer un mot à l’accueil pour convoquer le récalcitrant. Une fois Sylvain Berg dans son bureau, Françoise Duru ne lui cache pas qu’elle ne peut pas l’aider à retrouver un poste de régisseur de travail, et lui propose de postuler un autre emploi. Pour ce faire elle se rend avec lui dans une entreprise pharmaceutique qui recrute sur un poste de directeur des ventes. Tous deux, sur place, y croisent Benoît Constant, qui vient d’être reçu dans le cadre d’un entretien d’embauche, pour ce même poste, et qui présente toutes les garanties pour l’obtenir. En pure perte puisque Françoise Duru met tout le poids de l’ANPE dans la balance pour que son candidat obtienne le poste. Sylvain a beau, durant une courte absence de Françoise, s’efforcer de torpiller sa candidature (il sort ostensiblement le journal Rouge d’une poche, puis roule une cigarette avec du shit) rien n’y fait. Ensuite, dans la rue, une voiture tente de faucher la jeune femme. Françoise accepte le proposition de Sylvain, de se rendre dans l’appartement du jeune homme pour se remettre de ses émotions. Elle y passera la nuit. L’explication entre eux a lieu au petit matin. Sylvain, pour dissiper un malentendu entre eux, précise qu’il avait tout lieu de sa plaindre de l’attitude de Françoise. Et lui explique pourquoi. La jeune femme tombe des nues et réalise qu’elle s’est trompée sur toute la ligne. 

  Nous sommes à la veille du week-end, et nous retrouvons nos deux tourtereaux se livrant aux joies de l’escalade en montagne. C’est une façon de parler car Françoise constate qu’elle ne possède pas les capacités physiques requises. Cependant, de retour à l’agence l’ANPE, elle aura au moins compris qu’il lui fallait tracer définitivement un trait sur son passé de « stakhanoviste du travail ». Ce dont ne peuvent que se féliciter son directeur, et accessoirement ses collèges.

  Benoît Constant prend en stop Sylvain Berg, équipé de pied en cap pour de nouvelles aventures montagnardes. Il reconnaît le chômeur croisé auparavant dans l’entreprise pharmaceutique. Sylvain lui avoue ingénument avoir décroché ce poste (qu’il ne voulait pas). Une fois embauché, il avait fait le nécessaire pour être rapidement licencié. C’en est trop pour Constant qui demande à son passager de quitter son véhicule en rase campagne, l’accusant de lui avoir pris son travail. Alors que Berg s’exécute, sans vraiment comprendre le comportement du conducteur, il demande à récupérer son piolet, resté dans la voiture. Constant le lui tend, puis le frappe avec (Berg reste hors champ). On rapprochera ici cet instrument avec le piolet ayant servi à Ramon Mercader, l’assassin de Trotsky (rappel de la scène où Sylvain, dans l’entreprise pharmaceutique, sort ostensiblement Rouge). Un trait d’humour noir qui sans doute a échappé à de nombreux spectateurs de La comédie du travail. C’est d’ailleurs dans ce registre que se conclut le film. Nous retrouvons Benoît Constant en Cour d’Assises, entendant le verdict le condamnant à 20 ans de réclusion. Alors que son avocat lui propose de faire appel, Constant l’en dissuade vivement : « En réclusion on a droit à un travail, comme ça ma vie est tracée jusqu’à la retraite. Pour la première fois depuis longtemps je me sens bien dans ma peau ».

  


 CACHÉ


  Le cinéma de Michael Haneke est depuis un quart de siècle l’un des plus controversés, sinon davantage par une partie de la critique cinématographique. Encore faut-il distinguer entre ces critiques l’explicite (j’en donnerai le détail avec Caché), et l’implicite. Dans ce dernier registre on dira que le cinéma d’Haneke remet en cause celui, dominant, du modèle américain, ou de ceux qui à travers le monde s’en inspirent (ou en reprennent la facture et les recettes), voire plus en amont le cinéma hollywoodien ou tout cinéma dit « de genre » (appellation de moins en moins contrôlée en fonction de la prolifération des genres). Cela relèverait donc d’un crime de « lèse cinéma » qui ne doit pas resté impuni pour les contempteurs du cinéaste autrichien. D’où cette hostilité envers Haneke depuis Funny Games, qui n’a depuis cessé de perdurer. Elle paraît autant alimentée par les propos tenus par Haneke (à travers les nombreux entretiens accordés ici et là par le cinéaste : du moins ceux sur lesquels s’est focalisé cette même critique) que par ses films mêmes. C’est évidemment plus commode d’isoler un propos d’Haneke pour renchérir sur tel ou tel aspect considéré « insupportable » de son cinéma. A ce titre, citons quelques uns des qualificatifs que lui adressent ses détracteurs : « moralisateur », « professoral », « démonstratif », « pervers », « ennuyeux », « obsessionnel », « manipulateur », « rabat-joie », et j’en passe.

  Il est vrai, pour prolonger l’indication ci-dessus sur le cinéma américain, que pour Haneke, comme il le précise dans un entretien avec Sarah Chiche, « beaucoup de film de « divertissement » ne sont rien d’autre que des films de propagande. Un grand nombre de films américains, sous couvert, d’entertainment, sont des films de propagande politique ». On comprend mieux les réticences ou l’hostilité d’une certaine critique devant pareille déclaration. Il va sans dire que je la partage entièrement. Nous verrons plus loin en quoi, contrairement à ce que prétendent les détracteurs du cinéaste, Haneka s’adresse à l’intelligence du spectateur. Nous aurons l’occasion de le vérifier avec Caché, le film que j’ai préférentiellement choisi dans la filmographie du cinéaste autrichien pour illustrer ce propos sur le cinéma politique. 

 Relevons tout d’abord que Caché (2005) s’avère exemplaire en ce qui concerne le point de vue adopté par Michael Haneke pour chacun de ses films : donner au spectateur la possibilité de se faire sa propre idée en laissant la porte ouverte à plusieurs interprétations. Cela paraît encore plus évident avec Caché puisque la vérité qui nous est peu à peu révélée (un souvenir d’enfance refoulé) ne contribue pas pour autant à résoudre la question posée dès le début du film : qui envoie les inquiétantes cassettes reçues par le couple Laurent ? En ce sens il y a comme une parenté entre Caché et Le Château de Kafka (adapté en 1996 par Haneke pour la télévision autrichienne) : plus nous approchons de la « vérité » de Georges Laurent, le principal personnage du film (interprété par un excellent Daniel Auteuil), plus l’incertitude prévaut pour désigner un coupable (ceci malgré les indices qui s’accumulent). A l’exception du dernier plan du film, qui semble donner la clef de l’énigme. Mais sans qu’on sache à quel moment de l’histoire (avant, pendant, après) la rencontre insolite qui se présente à nos yeux a eu lieu. Une rencontre d’ailleurs qui peut échapper à certains spectateurs en raison de la nature de ce plan (un plan large, fixe, délimitant un cadre dans lequel se déplacent de nombreuses personnes).

  C’est un autre plan fixe qui ouvre Caché : le générique défile alors que rien, ou presque rien n’apparaît dans un plan de rue. Ce « presque rien » se rapporte à l’apparition sur l’écran de quelques silhouettes de passants, dont celles de Georges et d’Anne, son épouse, sortant de leur domicile à des moments différents. On apprend rapidement que tous deux le découvrent en visionnant une cassette vidéo réceptionnée devant la porte de leur habitation parisienne. Pourtant, comme Georges le vérifie dans un second temps en se déplaçant dans la rue, il ne comprend pas comment, refaisant son itinéraire, il n’a pas remarqué la présence d’une caméra. Une seconde cassette, identique à la première, se trouve elle enveloppée dans un dessin, d’enfant a priori, représentant une tête d’où s’échappe du sang d’une bouche à demi-ouverte. Un appel téléphonique, où une voix inconnue demande à parler à Georges Laurent, puis raccroche ; ensuite un dessin d’enfant, identique au premier, reçu sur le lieu de travail de Georges (précisons que ce dernier est l’animateur d’une émission littéraire sur une chaîne de télévision), décide le couple a en informer la police qui se contente d’enregistrer sa déclaration. Ensuite, Pierrot, le fils de douze ans, reçoit à l’école (soi-disant adressé par son père) le même dessin d’enfant. Puis une troisième cassette (enveloppée dans un dessin représentant un coq, la gorge maculée de sang) est réceptionnée alors que les Laurent reçoivent des amis. Celle-ci, contrairement aux deux précédentes, a été filmée depuis une voiture sur une route de campagne, le véhicule s’immobilisant devant une habitation : « la maison de mon enfance », reconnaît Georges.

  Un souvenir d’enfance, désagréable, va peu à peu ressurgir de la mémoire de Georges. C’est à ce moment-là que ses soupçons se portent sur une personne bien précise, sans qu’il se décide à en informer son épouse. Une quatrième cassette, permettant d’identifier une commune, une avenue, un immeuble et un numéro de porte (il s’agit d’une cité HLM de Romainville, en banlieue parisienne, où Georges n’a jamais mis les pieds), l’incite à refaire le même chemin, comme on semble vouloir l’inviter. Georges frappe à la porte de ce logement. L’homme qui y vit se révèle être, comme il le soupçonnait, Majid, le jeune arabe que ses parents, quarante ans plus tôt, envisageaient d’adopter. Un projet que le petit Georges avait contribué à faire échouer.

  Les événements alors s’enchaînent en lien avec le dévoilement du « secret » de Georges. L’association se faisant entre la mauvaise conscience de notre personnage envers Majid (qu’il refuse d’admettre) et le massacre des manifestants algériens du 17 octobre 1961 par la police de Papon (où le père et la mère de Majid, qui travaillaient dans la ferme des parents de Georges, avaient très certainement trouvé la mort). Haneke dans ses entretiens a bien précisé qu’il n’avait pas voulu faire un film sur la guerre d’Algérie, mais que ce refoulé-là dans un film produit et tourné en France s’imposait. En ajoutant qu’il aurait pu trouver des équivalents dans n’importe quel autre pays. Ce souvenir désagréable de Georges, longtemps refoulé, se rapporte à la décapitation d’un coq par Majid, et au sang qui avait alors giclé sur le visage de l’enfant (Georges prétextant que son père demandait que Majid, plus âgé que Georges, tue ce coq). Le petit Georges avait ensuite dit à ses parents que Majid crachait du sang, puis qu’il avait décapité le coq pour lui faire peur. Les parents ayant certainement compris que Georges ne désirait pas qu’ils adoptent Majid. D’où l’hypothèse d’une certaine mauvaise conscience aussi de leur côté, ceci se trouvant accrédité par l’attitude de sa mère, que Georges vient visiter lors d’un déplacement dans le sud de la France, devant qui il dit avoir rêvé de Majid (anticipant le cauchemar de la nuit suivante, où l’on voit Majid décapiter le coq, puis s’approcher menaçant, la hache à la main, du petit Georges). Dans l’avant dernier plan de Caché, Georges se remémore le moment où les professionnels de l’aide à l’enfance viennent chercher Majid à la ferme, non sans difficulté : l’enfant s’enfuyant en criant qu’il ne veut pas partir. La place de la caméra indiquant l’endroit où se trouve Georges, assistant à la scène.

  Dans Vocabulaire de la psychanalyse, Laplanche et Pontalis précisent que pour Freud le souvenir-écran est un « souvenir infantile se caractérisant à la fois par sa netteté particulière et l’apparente insignifiance de son contenu ». Et qu’il distingue « des souvenirs écrans « positifs » et « négatifs » selon que leur contenu est ou non dans un rapport d’opposition avec le contenu refoulé ». Un contenu évidemment négatif avec Georges. La manière dont ce refoulé se manifeste, d’abord inconsciemment, puis consciemment se trouve remarquablement traitée par Haneke : par un rapide plan d’insert, puis un autre, plus long. dans un premier temps. C’est lorsque Georges prend connaissance de la troisième cassette (enveloppé du dessin d’un coq, la gorge maculée de sang), celle de la maison de son enfance, que ce souvenir refait consciemment surface. La mauvaise conscience de Georges va se trouver redoublée par celle qu’il éprouve envers Anne, à qui il cache toute la vérité, puis une partie de celle-ci (sous le prétexte de les protéger, elle et Pierrot). 

  Nous en venons par conséquent à la cinquième cassette (l’échange filmé qu’ont Georges et Majid dans l’appartement de ce dernier). Pris pour ainsi dire en flagrant délit, Georges se trouve dans l’obligation d’avouer à son épouse la vérité. Ce n’est pourtant que la partie (la plus avouable, croit-on) de cette vérité, puisque Georges évoque certes le contexte de guerre d’Algérie, la manifestation suivie du massacre du 17 d’octobre 1961, la disparition des parents de Majid ce jour-là, le désir de ses parents d’adopter Majid (et celui du petit Georges d’y contrevenir), mais il se garde bien de préciser la nature de son « caftage » (il dit ne plus s’en souvenir), tout en reconnaissant cependant que Majid s’était sans doute retrouvé dans un home d’enfant. Plus tard, autant bouleversé que traumatisé sur le moment par le suicide de Majid, se tranchant la gorge devant lui, Georges finit par avouer à Anne ce qu’il lui avait précédemment caché, l’épisode de la décapitation du coq et ce qui s’en était ensuivi.

  On subodore que pour son épouse rien ne sera plus comme avant dans leur relation de couple. Elle risque à l’avenir de mépriser Georges. Soit en prenant sur elle, comme tout à la fin de L’Avventura, quand le personnage joué par Monica Vitti pose une main consolatrice sur la nuque de son pitoyable compagnon, parce que les hommes sont faibles, n’est ce pas. Soit en réagissant comme Bardot envers Piccoli dans Le Mépris. C’est dans ce registre qu’il faut replacer la conversation tendue, vers la fin du film, entre Georges et le fils de Majid. Le jeune homme le quittant sur ce constat : « Je voulais savoir comme on se sent, quand on a un homme sur la conscience. C’était tout ». En laissant Georges, qui s’en défendait quelques secondes auparavant (« Tu n’arriveras pas à me convaincre d’avoir mauvaise conscience parce que la vie de ton père a peut-être été triste ou bousillée ! Je ne suis pas responsable »), le méditer. L’échange suivant (« Bon alors, qu’est ce que tu veux ? Que je te demande pardon ?  -  A qui ? A moi ? ») le souligne. 

  Si l’on s’en tient à l’exposé des faits, l’on ne saurait douter de la culpabilité de Georges Laurent. Cependant, si l’on prend de la distance, si l’on tire Caché du côté de la fable, n’est-on pas tenté de rééquilibrer les deux partis en présence ? Sans rien ajouter en ce qui concerne Georges, tout a été dit. Mais alors en face, ne faut-il pas évoquer, provoqué par l’esprit de vengeance, un dispositif particulièrement pervers. Sans que l’on sache si le suicide de Majid en fait réellement partie (qui serait le point culminant de ce dispositif pervers, eu égard la décapitation du coq). Il est pourtant permis d’en douter, voire même de le récuser puisque nulle cassette n’a été adressée aux Laurent après la cinquième (la cassette réceptionnée par le supérieur hiérarchique de Georges n’étant qu’une copie de la cinquième). 

  Une question se pose au sujet de la mort de Majid : pourquoi Haneke dont le cinéma relègue habituellement la violence hors champ, qui a pour ainsi dire théorisé cette démarche, filme-t-il frontalement le geste meurtrier de Majid sur sa personne (un geste d’autant plus terrifiant - il se tranche la gorge - qu’il est inattendu) ? J’ai plus haut évoqué un « dispositif pervers », illustré par l’envoi de cassettes insolites et de dessins d’enfant. Mais ce dispositif n’est-il pas enrayé par la disparition de Pierrot ? En réalité une fausse disparition, le jeune adolescent ayant oublié de prévenir ses parents qu’il dormait chez un camarade. Car le ravisseur ne peut être que Majid dans l’esprit de Georges. Une pseudo disparition dont les conséquences - l’irruption de la police (avec Georges) au domicile de Majid, l’interrogatoire de ce dernier et de son fils au commissariat - sont-elles de nature à expliquer ce suicide ? C’est là qu’il convient d’ajouter que la cinquième cassette  (Georges la découvre en compagnie d’Anne, qui l’avait déjà visionnée) montrait l’entretien tendu entre Georges et Majid, mais également l’attitude du second après le départ du premier : un Majid effondré, se tenant la tête entre les mains. Un moment bouleversant, si l’on tente de reconstituer ce qu’a été la vie de cet homme, élevé dans un orphelinat, qui pourtant, malgré l’aversion que lui inspire Georges, reste digne lors de cette rencontre. Et l’on pourrait dire la même chose de son fils, lors de cet échange non moins tendu avec Georges, sur le lieu de travail du dernier. Un lien peut d’ailleurs être fait à travers le propos suivant du fils : « Vous avez privé mon père de la possibilité de recevoir une bonne éducation. A l’orphelinat on apprend la haine mais pas vraiment la politesse. Et pourtant mon père m’a bien éduqué ».

  L’ouvrage Fragments du monde : retour sur l’oeuvre de Michael Haneke contient des contributions d’universitaires américains, dont celle de Scott Loren et Jorg Metelmann pour qui Caché serait « la projection extériorisée d’un traumatisme interne portant sur la culpabilité post coloniale et l’espace domestique compromis ». Ce qui est déjà forcer le trait, pour rester mesuré. Plus loin on se demande si ces deux universitaires pêchent par méconnaissance de la société française ou si leur grille d’interprétation post coloniale ne peut que déformer leur perception de la réalité, par exemple au sujet de la scène suivante. Lorsque le couple Laurent sort du commissariat après avoir en vain alerté la police, un Georges, énervé, s’engage entre une voiture et une camionnette pour traverser la rue. Un cycliste (jeune noir, assez grand) surgit brusquement et manque de le renverser. Georges lui crie alors : « Ça va pas, connard ! ». D’où s’ensuit une altercation à laquelle Anne met rapidement fin en disant que les torts sont partagés, tous deux n’ont pas fait attention. Ce cycliste devient sous la plume de nos deux universitaires « un migrant africain d’une classe inférieure » (sic). Que ce jeune noir soit d’origine africaine (plus qu’antillaise), c’est fort probable. Mais ce n’est nullement un migrant (rien dans son absence d’accent, son langage, ses expressions, son attitude, ne l’accrédite). Et le fait de circuler à vélo dans les rues de Paris ne vous identifie pas pour autant, a contrario même, comme appartenant aux « classes inférieures ». Cette altercation n’est là que pour signifier le degré de nervosité de Georges à ce moment-là. A l’opposé, si l’on peut dire, Rivarol a cru discerner à travers « les manipulations hypercérébrales et ultra-politiquement correctes » d’Haneke dans Caché comme un manifeste de « l’anti-France ».

  Cependant la palme revient à Jean-Baptiste Thoret, promu détracteur en chef du cinéaste, écrivant dans Charlie-Hebdo : « Haneke ne filme pas à hauteur d’homme mais de mirador, comme un juge sinistre et peu inspiré, sans jamais donner à ses personnages cobaye - qu’au fond il méprise - la moindre planche de salut. Pas d’explication, pas de nuances, pas de rachat possible : de même que Georges est pathétique dans sa volonté de refouler ce trauma historico-intime avec lequel Haneke le pilonne, de même ceux qui le pourchassent paraissent ontologiquement innocents ». Tout est faux, spécieux, indéfendable, dans ce commentaire acrimonieux, très en dehors du sujet. Ces contresens patents de Thoret sur Caché cachent difficilement la mauvaise foi du critique. Et puis, pour qui se souvient des éditoriaux à l’époque de Philippe Val (qui avait embauché Thoret à la mort du regretté Boujut) dans Charlie-Hebdo, il y a comme une proximité dans le discours entre l’un et l’autre. D’ailleurs (se rapporter ici à Défense du cinéma de Michael Haneke…), l’aversion de Thoret envers le cinéma d’Haneke prendra même un caractère pathologique avec Amour.

  Je ne voudrais pas conclure ce texte sur Caché sans revenir sur cette notion de culpabilité. Citons Pierre Bourdieu, relevant la « sorte de complaisance à base de culpabilité qui, autant que l’essentialisme racisme, enferme et enfonce les colonisés ou les dominés en portant à tout trouver parfait, à tout accepter de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font ». Ce propos se révèle encore plus pertinent en 2024 qu’en 1985. Il faut ici renverser cette donne pour prolonger notre démonstration. En citant maintenant Adèle Haenel (lors de son célèbre entretien vidéo à Médiapart) : « Si, en tant que femme blanche, je ne fais pas un travail de reconstruction sur comment j’ai été construite, je me fais moi-même le véhicule du racisme parce que j’ai été constituée dans cette société ». Ce propos est certes emberlificoté mais il traduit bien la nature de dimension culpabilisante d’un nombre conséquent de nos élites « blanches » et progressistes. J’ajoute que c’est dans ce cas de figure son statut de « femme privilégiée », ce qu’en d’autres temps on appelait une « bourgeoise », qui explique l’exercice de contrition d’Adèle Haenel. Il est recommandé de lire quelques bons auteurs (ici Nietzsche, plus précisément) pour ne pas tomber dans ce genre de complaisance. Il n’y a pas de quoi se sentir coupable de ce qu’est cette société (ou serait) sur un plan particulièrement dépréciatif dans la mesure où l’on s’oppose résolument à elle.

  Ceci pour dire qu’il échoit aux Arts et aux Lettres, nonobstant l’activité politique proprement dite, et donc au cinéma de traiter ce genre de question. Sachant qu’il y a évidemment une différence de traitement entre celui de x ou y et celui de Michael Haneke. Car c’est, je le répète, l’une des forces et spécificités de ce cinéaste : mettre à jour des ressorts de culpabilité chez plusieurs personnages de ses films pour amorcer un discours critique sur le monde. Cela apparaît par exemple dans Code inconnu où le couple, dont Juliette Binoche est la femme, n’est pas exempt de mauvaise conscience vis à vis de certains aspects de la « misère du monde ». Cela s’avère encore plus flagrant avec Caché puisque c’est le dispositif mis en place par Haneke, depuis la réception de cassettes vidéo adressées par un inconnu, qui concourt à révéler progressivement la culpabilité du personnage principal vis à vis d’un « souvenir d’enfance » depuis longtemps refoulé, mais qui par association entre brutalement en résonance abec le massacre de manifestants algériens le 17 octobre 1961 par la police de Papon. La manière dont ce refoulé se manifeste, d’abord inconsciemment, plus plus consciemment, se trouvant remarquablement traité et illustré par Haneke. C’est à ce titre que nous considérons que Caché est un film plus politique (ce que se garde d’avancer son auteur) qu’une pléthore de films ayant cette prétention.




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  Jean-Luc Godard, qui selon toute vraisemblance ignorait tout de Guy Debord avant 1968 (mais il avait certainement entendu parler des situationnistes), ne s’est jamais référé à l’auteur de La société du spectacle dans l’un de ses films ou texte quelconque, ni même à l’occasion d’une interview. Il faut attendre l’année 2004, lors d’un entretien du cinéaste avec Stéphane Zagdanski, pour que le nom « Debord » soit prononcé : Jean-Luc Godard remarquant brièvement « Je suis d’accord avec Debord, il l’a dit avant moi ». De l’autre côté, Godard n’est cité qu’une seule fois dans les Oeuvres complètes de Guy Debord. Ceci dans un texte de 1961 (« Pour un jugement révolutionnaire de l’art ») dont on s’étonne tout d’abord qu’il ne se soit pas retrouvé au sommaire du numéro 6 de L’Internationale situationniste. Comme il s’agit d’une réponse à un article de S. Chatel (« A bout de souffle de Jean-Luc Godard »), publié dans la revue du groupe Socialisme ou Barbarie, Debord, dont la proximité alors avec SouB ne sera connue que plus tard, avait sans doute préféré que son texte (pourtant pas ouvertement polémique), qui présente l’article de Chatel « comme une critique de cinéma dominé par des préoccupations révolutionnaires », se retrouve dans la plus confidentielle Notes critiques, bulletin de recherche et d’orientation révolutionnaire.

  Pour revenir à A bout de souffle, Debord reproche à Chatel de ne pas préciser « que Godard n’a pas explicitement fait le procès « du délire culturel dans lequel nous vivons » », et de se situer dans un registre de « critique d’art ». D’où, par rapport à l’argumentation de Chatel, attribuant à A bout de souffle une valeur d’exemple (puisque la fraction la plus critique de la population se reconnaîtrait dans ce film), le constat que « l’adéquation d’une certaine vérité dans la description du comportement des gens, n’est pas forcément positive » dans la mesure où Godard « leur présente tout de même une image fausse où ils se reconnaissent faussement ». Ensuite, le discours de Debord se veut plus volontiers critique à l’égard des ciné-clubs et de la critique cinématographique. L’importance de « Pour un jugement révolutionnaire de l’art » est à replacer dans l’histoire de l’Internationale situationniste (comme illustration, pour le cinéma, des thèses défendues six mois plus tôt par Guy Debord et Daniel Blanchard dans « Préliminaires pour une définition de l’unité des programmes révolutionnaires »). D’ailleurs Debord s’en prend plus à certains aspects de l’argumentation de Chatel qu’il ne commente A bout de souffle (à la différence de Michèle Bernstein, rendant compte exhaustivement de deux films d’Alain Resnais, l’un favorable avec Hiroshima mon amour, l’autre critique avec L’année dernière à Marienbad, dans l’I.S). La postérité d’A bout de souffle confirmera le jugement de Godard qui, disant se situer dans le prolongement de Bresson et de Resnais, déclarait en 1962 : « Ce que je voulais, c’était de partir d’une histoire conventionnelle et refaire, mais différemment, tout le cinéma qui avait déjà été fait ».

  La correspondance de Guy Debord s’avère un peu plus prolixe, même si le nom Godard se trouve davantage cité de manière indirecte (comme phénomène générationnel, ou associé à Cohn-Bendit ou encore au producteur Rassam). Dans cette substantielle correspondance, Godard, plus directement, est cité en deux occasions. D’abord en 1967 : à un correspondant yougoslave, Debord indique que « Godard n’est pas un cinéaste d’avant-garde ». Ensuite, en 1975, dans une lettre à Gérard Lebovici, Godard se trouve taxé de « plagiaire récupérateur ». De notre cinéaste, ensuite, il ne sera plus question.

  Revenons en arrière. Un article en 1966 dans le n° 10 de l’I.S (« Le rôle de Godard »), certainement écrit par René Viénet, va devenir la matrice de ce que les situationnistes diront à l’avenir du cinéma de Godard. Ce qu’il en est peut être résumé dans la première phrase de l’article : « Dans le cinéma Godard représente actuellement la pseudo liberté formelle, et la pseudo critique des habitudes et des valeurs, c’est à dire les deux manifestations inséparables de tous les ersatz de l’art moderne récupéré ». Ce qui nous paraît le moins convainquant, aujourd’hui, réside dans la phrase suivante : « En dernière analyse, la fonction présente du godardisme est d’empêcher l’expression situationniste au cinéma ». Ceci parce que l’I.S. était encore relativement confidentielles en 1966, elle le sera moins l’année suivante, celle du « scandale de Strasbourg » (la parution de De la misère en milieu étudiant), et encore moins en 1968. Précisons donc qu’à la date de la parution de l’article « Le rôle de Godard », ce cinéaste, tout comme la partie de la critique qui défendait son cinéma, ignorait l’existence de l’I.S. (surtout connue dans les milieux anarchistes, ultra-gauchistes, en y ajoutant quelques urbanistes et une fraction du monde universitaire, dont des représentants patentés se trouvaient alors épinglés par les situationnistes). 

  On remarque que cet article ne cite que Pierrot le fou dans la filmographie de Godard. C’est là un premier paradoxe puisqu’il s’agit de l’un des meilleurs films de Godard, sinon le meilleur. Cette manière de se focaliser sur ce film-làs’explique principalement par la raison suivante. Ce qui a le plus desservi Godard à l’époque (cela dépasse bien évidemment le cadre de l’I.S.) étant l’éloge par Aragon la gâteuse de Pierrot le fou. D’où le rejet de Positif (proche des surréalistes), ou plutôt l’accentuation critique de cette revue envers le cinéma de Godard (l’un des épisodes du différend opposant Positif au Cahiers du cinéma). Pourtant Aragon, dans son article des Lettres françaises (« Qu’est ce que l’art, Jean-Luc Godard ? »), parle davantage de lui et de sa marotte du moment, le collage, qu’il ne commente pertinemment Pierrot le fou. Et puis, d’une certaine façon, cela n’avait pas échappé au rédacteur du « Rôle de Godard » qui relève dans la posture d’Aragon quelque « variante togliattiste du stalinisme français », illustrée par « Garaudy et Aragon », lesquels alors « s’ouvrent à un modernisme artistique « sans rivages » ». 

  René Viénet, dans un article signé lui du n° 11 de l’I.S. en octobre 1967 (« Les situationnistes et les nouvelles formes d’action contre la politique et l’art »), y écrit qu’il se fait « fort de tourner Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande (l’un des textes essentiels de l’I.S.), et traite Godard - ce qui fera florès (y compris en dehors du milieu situationniste) - de « plus célèbre des suisses pro-chinois ». Puis il reprend les critiques, formulées précédemment dans « Le rôle de Godard », pour conclure que ce cinéaste « est effectivement un enfant de Mao et du coca-cola » (reprise de la non moins célèbre formule de Godard à l’égard de la jeunesse représentée dans le film Masculin-féminin). Viénet se réfère ici à La chinoise, qui venait juste de sortir. Pourtant ce dernier opus godardien se révèle au contraire ironique et critique envers le groupe pro-chinois de La chinoise (surtout à l’égard de l’activisme de Véronique, l’âme du groupe). Godard n’était pas maoïste en 1967 : son maoïsme, plus tard, même s’il faut le nuancer en indiquant que Godard n’a jamais adhéré à l’un ou l’autre des groupes pro-chinois, se rapporte aux deux années d’existence du groupe Dziga Vertov (qui était davantage travaillé par la question du cinéma que par celle de la Chine).

  Bien qu’avertissant le lecteur dans la troisième édition de La société du spectacle qu’il n’était « pas quelqu’un qui se corrige », Debord n’en avait pas moins reconnu, quatre années plus tôt, dans une lettre à Annie le Brun évoquant « les circonstances, sans doute regrettables, qui ont pu autrefois nous tenir éloignés, par attachement à des nuances ou, mieux, à des personnes », qu’il convenait de considérer « ce qui est advenu depuis ». Ce qui n’infirme pas le propos de 1993 mais introduit une nuance d’importance, même si cet extrait de lettre se rapporte ici au surréalisme. D’ailleurs, d’après Jean-Jacques Pauvert (et on peut le vérifier dans sa correspondance avec Annie le Brun), Debord, vers la fin de sa vie, était redevenu vis à vis de Breton dans les dispositions d’esprit de son adolescence. 

  Je vais revenir plus en arrière, vers la fin des années 1970 et le début de la décennie suivante, pour préciser que mon désaccord alors, avec mes amis situationnistes, portait sur la question de l’art. Ce différend d’ailleurs, qui aurait été sans objet durant les douze années d’existence de l’I.S., se rapportait à la situation présente, celle de ce moment de reflux. Je partageais toujours le postulat selon lequel l’art devait se fondre dans la vie, tout en constatant que seule une véritable révolution politique et sociale permettait de réaliser pareil « programme ». Ceci pour dire que les promesses contenues dans mai 68 n’ayant pas, dix ans plus tard, été tenues, je prenais acte du fait qu’il me fallait reconsidérer cette sempiternelle « question de l’art ». C’est là que le désaccord devenait patent entre ceux, pour qui l’art relevait désormais d’une catégorie obsolète et n’avait plus grande signification, et ceux qui récusaient cette interprétation. En ce qui concerne les premiers, l’oukase (Debord) selon lequel il n’y avait plus d’artistes dignes de ce nom depuis le milieu des années cinquante permettait d’évacuer ladite question. 

  J’ai quasiment vu tous les films de Jean-Luc Godard, ceux des années soixante,  durant la période de marginalisation du cinéaste (du groupe Dziga Vertov), Godard ayant disparu de l’activité cinématographique. Un intérêt ravivé ensuite par les « films expérimentaux » de l’époque suivante, parmi lesquels Numéro 2 prit la place que l’on sait. En même temps, la lecture des Cahiers du cinéma - revue qui sous la direction de Serge Daney mettait fin à la période « théoriciste » des Cahiers - n’était pas étrangère à ce renouveau d’intérêt pour le cinéma de Godard. J’ajoute que j’aurais dû, normalement, en raison de ce que représentait déjà le surréalisme dans mon existence, leur préférer la lecture de Positif (lu de façon intermittente). Il est vrai que l’hostilité de Positif à l’égard de Godard expliquait en partie ma préférence pour les Cahiers. Sans parler de la manière dont l’une ou l’autre revue défendait ce cinéma que dans la première partie j’ai associé à la modernité. Il me fallut attendre le retour de Godard à un cinéma plus « traditionnel » (à partir de Sauve qui peut la vie) pour éprouver quelque chose de comparable, certes un tantinet atténué (à l’exception de Prénom Carmen), à ce qui, dix ans plus tôt, avait été le cas lors de la découverte du Mépris, des Carabiniers, de Bande à part, d’Une femme mariée, de Week-end, de Pierrot le fou. Ensuite l’intérêt pour le cinéma de Godard s’est partiellement maintenu, mais sur un tout autre plan (plus poétique que politique). Comme dernier témoignage de ce que le cinéma aurait pu être (mais qu’il n’était plus).

  Fabien Danesi dans Le cinéma de Guy Debord, l’ouvrage le plus pertinent écrit sur le sujet, s’inscrit en faux contre un réductionnisme plus ou moins présent chez les commentateurs de Debord à l’égard de Godard. C’est dire aussi qu’il ne reprend pas à son compte des polémiques qui, 40 ans plus tard, n’étaient plus de saison. Au contraire même, en indiquant ce qu’il peut y avoir - non de comparable - mais d’analogique chez l’un et l’autre. Par exemple, Danesi écrit que le film « Les carabiniers affirme son caractère composite de façon abrupte en associant à l’histoire des héros Ulysse et Michel Ange, partis au combat, des images d’archives et des interlignes issus de diverses correspondances de guerre. Tout ici sert à déjouer la croyance du spectateur, de la pantomime absurde des personnages à l’absence d’explication contextuelle. Une telle distanciation corrosive s’immisce dans le réalisme sur un mode brechtien, et prend la forme d’une farce où l’acidité se substitue à toute signification ». Une analyse en tous points pertinente de l’un des premiers films de Jean-Luc Godard. Lequel Godard s’avère parfois injuste, de longues années plus tard, avec ses films des années 1960 (on ne partage nullement son sentiment dépréciatif envers Bande à part). Ce qui n’est pas le cas des Carabiniers, puisque dans la première partie du court métrage Prière pour refuzniks (2004), Godard reprend une séquence des Carabiniers (celle précédant l’exécution d’une militante) où il remplace en fond sonore les dialogues du film par la chanson L’oppression de Léo Ferré.

  Fabien Danesi indique plus loin que « Jean-Luc Godard a assumé un réel engagement politique » qu’il date de l’interdiction du film Suzanne Simonin, la religieuse de Diderot de Jacques Rivette. Rappelons que Godard s’était retrouvé en première ligne, lors des actions de protestation contre cette interdiction. Ici signalons la présence, au milieu de l’activité déployée pour faire reculer le gouvernement, de deux lettres ouvertes de Jean-Luc Godard. La première, adressée à Yvon Bourges, le secrétaire d’État à l’Information signataire de cette interdiction, établit un parallèle provocateur entre ce qu’avaient pu connaître les résistants pendant l’Occupation nazie et ce qu’il en résultait d’un pouvoir qui aujourd’hui interdisait le film de Rivette : « Hier, brusquement tout a changé : « Ils ont arrêté Suzanne » (…) Merci, Yvon Bourges, de m’avoir fait voir en face le vrai visage de l’intolérance actuelle ». Mais on a surtout retenu la « Lettre à André Malraux, ministre de la Kulture », écrite d’une plume alerte, qui appelle la censure « cette Gestapo de l’esprit », et se termine par ces lignes assassines : « Comment pouvez-vous donc m’entendre, André Malraux, moi qui vous téléphone de l’extérieur, d’un pays lointain, la France libre ».

  L’année suivante (1967), Jean-Luc Godard collabore au projet collectif Loin du Vietnam avec une contribution intitulée Caméra-oeil. La commentant, Danesi remarque que « l’enjeu du cinéaste fait écho à la mise en abîme insatisfaisante, développée quelques années plus tôt dans Sur le passage… et Critique de la séparation »(les deux courts métrages de Debord). Il faut revenir, plus dans le détail, sur Caméra-oeil, un opus godardien pas suffisamment mis en valeur dans l’oeuvre du cinéaste. Il représente pourtant le premier témoignage en date d’un genre, appelons le « essai cinématographique », que le dernier Godard illustrera depuis diverses thématiques. La « question vietnamienne », était déjà présente dans Pierrot le fou (incluse, lors du tournage, deux mois après le débarquement des troupes américaines au Vietnam), sous la forme d’une saynète des deux protagonistes, rejouant « le drame du peuple vietnamien » devant des touristes américains. Ensuite, Masculin-féminin, Made in USA, Deux trois choses que je sais d’elle, La chinoise, contiennent des plans et des séquences dénonçant la guerre du Vietnam. En avril 1967, Godard participe aux premières assises des Comités Vietnam. Il avait été précédemment contacté par Christ Marker, qui s’emploie alors à fédérer un collectif de cinéastes dans la perspective d’un film de soutien au peuple vietnamien. Godard donne son accord, aux côtés de Resnais, Varda, Klein, Lelouch, pour ne citer qu’eux. 

  En juin 1967, Godard tourne sa propre contribution. Se différenciant des approches de la majorité des membres du collectif, Caméra-oeil sera plutôt fraîchement accueilli lors de la sortie de Loin du Vietnam, à l’automne 1967. Il est vrai que Godard se livre dans Caméra-oeil à une réflexion politique sur le sens de l’engagement qui n’a pas été sans décontenancer ceux qui attendaient du cinéaste une contribution plus directement liée à la guerre. Pourtant Godard prend au pied de la lettre l’intitulé Loin du Vietnam, quand il observe, l’oeil collé au viseur de sa caméra, qu’il paraît difficile de « parler des bombes, alors qu’on ne les reçoit pas sur la tête ». Godard avoue qu’Hanoï avait auparavant refusé de lui donner l’autorisation de venir filmer au Vietnam. Ce qu’il comprend. D’où une réflexion sur la meilleure façon d’aider les vietnamiens qui puisse, depuis Paris, y répondre. Godard mentionne différents conflits dans le monde susceptible de l’illustrer, y compris en France par un soutien aux ouvriers de la Rhodiaceta à Saint-Nazaire. Mais l’on ne saurait s’arrêter là, puisque Godard reconnait qu’il est, en tant que cinéaste, « coupé d’une partie de la population française, de la classe ouvrière en particulier ». Il indique alors que le meilleur moyen pour lui de soutenir les vietnamiens, « c’est de lutter contre le cinéma américain, contre l’impérialisme économique et esthétique qui a gangrené le cinéma mondial ». Ne l’a-t-il pas exprimé de façon partielle dans ses films précédents ? Pourtant, Godard y revient, « le public ouvrier ne va pas voir mes films ». Lui, comme cinéaste, se trouve enfermé « dans une sorte de prison culturelle », tandis que l’ouvrier de la Rhodiaceta l’est « dans une sorte de prison économique ». D’où, pour le dépasser, le recours au Vietnam comme « symbole plus général de résistance ».

  Dans sa conclusion, Godard se réfère à André Breton. Il faut citer entièrement ce passage, dont j’indique préalablement qu’il figure dans l’une des notes ajoutées au Second manifeste du surréalisme (ceci en réponse aux jocrisses qui reprochaient vertement à Breton d’avoir écrit « L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule », sans citer la phrase suivante, qui en est l’indispensable complément). Breton donc, après s’être interrogé sur la manière de composer, ou pas, avec la violence, ajoute : « Je crois à la vertu absolue de tout ce qui s’exerce, spontanément ou non, dans le sens de l’inacceptation, et ce ne sont pas les raisons d’efficacité générale dont s’inspire la longue patience prérévolutionnaire, raisons devant lesquelles je m’incline, qui me rendront sourd au cri que peut nous arracher à chaque minute l’effroyable disproportion de ce qui est gagné à ce qui est perdu, de ce qui est accordé à ce qui est souffert ». Godard entend souligner ici « longue patience prérévolutionnaire » et là ce « cri », avant d’ajouter, pour conclure, : « Nous qui ne sommes pas dans une situation révolutionnaire en France, nous devons crier au contraire plus fort (…) Il faut écouter et retransmettre ces cris le plus souvent possible ».

  Sans doute fallait-il procéder par tâtonnements successifs, évoluer selon un principe d’incertitude, avancer quelque peu de guingois, à l’instar de ce Caméra-oeil, pour dire en quoi l’idée plus ou moins recevable, plus ou moins discutable, ou plus ou moins pertinente d’un « cinéma politique » selon les critères avancés dans la première partie, se renforçait dès lors qu’elle allait dans le sens d’une inacceptation que l’on pouvait moduler depuis des exemples cinématographiques choisis. Ces « modestes propositions » n’ont pas d’autre ambition.

Max Vincent

février 2024