-"Nous n'y sommes pas encore" dit Bouvard

 “Espérons-le ! “ reprit Pécuchet .
N’importe, cette fin du monde, si lointaine qu’elle fût, les assombrit - et côte à côte, ils marchaient silencieusement sur les galets (...) Pécuchet poursuivait à haute voix ses pensées : 
- A moins que la terre ne soit anéantie par un cataclysme ? On ignore la longueur de notre période. Le feu central n’a qu’à déborder” .
Bouvard se figura l’Europe engloutie dans un abîme.
- “Admets” dit Pécuchet “qu’un tremblement de terre ait lieu sous la Manche. Les eaux se ruent dans l’Atlantique. Les côtes de France et de l’Angleterre en chancelant sur leurs bases, s’inclinent, se rejoignent, et v’lan ! tout l’entre-deux est écrasé”.
Au lieu de répondre, Bouvard se mit à marcher tellement vite qu’il fut bientôt à cent pas de Pécuchet. Étant seul, l’idée d’un cataclysme le troubla. Il n’avait pas mangé depuis le matin. Ses tempes bourdonnaient. Tout à coup le sol lui parut tressaillir, - et la falaise au-dessus de sa tête pencher par le sommet. A ce moment, une pluie de graviers, déroula d’en haut. Pécuchet l’aperçut qui détalait avec violence, comprit sa terreur, cria, de loin :
- Arrête ! arrête ! la période n’est pas accomplie”.

Gustave FLAUBERT




Mais là où il y a danger, là aussi
Croît ce qui sauve
Friedrich HÖLDERLIN 







De certains usages du catastrophisme clôt un cycle entamé avec Du temps que les situationnistes avaient raison, poursuivi avec Réflexions partielles et apparemment partiales sur l’époque et le monde tel qu’il va, puis Lettre ouverte à Anselm Jappe sur Crédit à mort, et Cours plus vite Orphée, Michéa est derrière toi ! (textes tous mis en ligne sur le site “l’herbe entre les pavés”). Ce petit essai est autant une réflexion à proprement parler sur le catastrophisme que la reprise et le développement de thématiques abordées dans les textes précédents. Ces usages du catastrophisme sont traités prioritairement dans la première partie à travers l’analyse critique d’un livre publié en 2008 par les deux têtes pensantes des Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, celle d’un ouvrage plus récent de Bertrand Méheust, voire dans les commentaires sur une prétendue “histoire intellectuelle” du mouvement situationniste (au sujet de laquelle un retour critique sur Le nouvel esprit du capitalisme s’impose). 
La seconde partie prolonge ce propos catastrophiste du point de vue d’un “choc des civilisations” (à travers plusieurs articles du rédacteur d’un bulletin intitulé Le communisme du XXe siècle ), en choisissant de le traiter depuis l’exposition d’une position antagoniste, féministe, antiraciste et “communautariste” : le premier légitimant en quelque sorte la seconde (sans que l’on s’interdise d’exercer son esprit critique voire plus sur cette “légitimité”). 
La troisième partie s’efforce d’apporter des réponses à des questions laissées en suspens. En particulier sur les raisons pour lesquelles d’aucuns, parmi les anciens “radicaux” - qui mettaient leur énergie, leur passion, leur intelligence, et leurs capacités intellectuelles à vouloir démontrer que ce monde devait et pouvait être révolutionné dans la perspective d’une société sans classes, que pour ce faire la révolte était nécessaire, indispensable, - en sont arrivés à vouloir démontrer le contraire, avec la même constance : que ce monde par conséquent ne pouvait en aucun être transformé dans le sens indiqué, qu’il n’était plus possible, ni même envisageable de se révolter contre les nouvelles formes d’asservissement. Des réponses qui inciteront à reprendre la question du catastrophisme par un autre biais.
Enfin la quatrième partie tente dans un premier temps de prendre le contre-pied de ces discours catastrophistes, ou du néoconservatisme qu’ils peuvent inspirer en allumant des contre-feux, principalement ceux d’une “survivance malgré tout ”. Ceci étant précédé du rappel de deux principes fondamentaux : la démocratie et l’utopie (elles mêmes mises à l’épreuve pour les replacer dans la dynamique souhaitée) La voix d’André Breton, ensuite, vient remettre en perspective plusieurs des enjeux de cette “survivance” (déjà exprimés dans La lampe dans l’horloge vers le milieu du siècle précédent avec un argumentaire qui n’est pas sans présenter de nombreuses analogies avec le nôtre). Un commentaire plutôt inattendu, celui d’Annie Le Brun critiquant ce texte de Breton, provoquant en retour une autre approche du catastrophisme à travers la lecture critique des derniers livres publiés par Annie Le Brun.

1

Le catastrophisme n’est certes pas une idée neuve. Pourtant il retrouve en ce début de XXIe siècle un regain d’intérêt qui doit être mis en relation, nous affirme-t-on, avec une peur accrue de l’avenir dans un monde devenu incertain où le pire serait le plus sûr. N’ayant pas l’ambition de traiter sous toutes ses occurrences un sujet d’une telle ampleur, et qui suscite aujourd’hui davantage de commentaires voire de controverses que par le passé, je me contenterai d’en relever certains usages, quitte à déplacer les lignes pour dire en quoi, pourquoi et comment l’abandon ou la mise sous boisseau de perspectives révolutionnaires favorise l’émergence de discours catastrophistes, et réciproquement.
Le catastrophisme, mais aussi le populisme sont rarement revendiqués du point de vue de l’appartenance par les “catastrophistes” et “populistes” de tout poil. Pour les seconds, il parait souhaitable de lever l’équivoque suivante. Le populisme à l’origine s’applique à des courants politiques américains et russes de la seconde moitié du XXe siècle se réclamant du peuple, ou accessoirement à une école littéraire française des années 1920 et 1930. Cette terminologie a cependant changé de signification, progressivement il va sans dire, depuis une trentaine d’années. Le populisme désigne aujourd’hui des courants de pensée apparus vers la fin du XXe siècle dans un contexte de mondialisation accélérée qui, disant parler au nom du peuple ou affirmant vouloir en défendre les valeurs, excipent des légitimes inquiétudes des classes populaires devant pareille évolution pour leur proposer une médecine et des remèdes pires que la maladie. Le populisme, d’une part, participe de la liquidation du prolétariat comme sujet émancipateur visant à l’abolition des classes sociales ; d’autre part il sert de repoussoir (et à travers lui exerce un chantage moral) aux élites converties à la mondialisation, lesquelles brandissent le cas échéant cet épouvantail pour fustiger la défense très légitime des avantages acquis par les salariés. Cette dernière précision s’avère nécessaire pour dire en quoi nos gouvernants, et plus encore les experts qui les inspirent, par delà la perniciosité bien réelle du populisme, ont recours au vocable “populiste” pour déligitimer des formes de dissensus qui remettraient en cause le consensus dominant (ou que l’on décrit tel) : de l’expression démocratique des salariés aux questions raciales ou religieuses. Ceci, je le répète, ne déligitimant d’aucune manière le qualificatif de “populiste” appliqué aux partis, courants ou penseurs répondant de la définition ci-dessus. On aurait donc recours à un discours à double entrée pour traiter du populisme. D’ailleurs l’existence d’un “populisme de gauche” et d’un “populisme de droite” l’illustre en partie. Cependant, si l’on se réfère au succès remporté par l’expression “bobos”, force est de constater que cette terminologie se trouve de plus en plus utilisée comme marqueur populiste. A ce jeu là (de Marine le Pen à Copé) la balance finit par nettement pencher du côté droit.
Il parait difficile de reprendre ce type d’argumentation avec le catastrophisme. D’autant plus que les enjeux ne sont pas les mêmes. Du moins avancera-t-on que ceux qui revendiquent en la nuançant cette appellation (à l’instar du “catastrophisme éclairé” de Jean-Pierre Dupuy), le seraient moins que d’autres, catastrophistes, qui eux se gardent bien d’endosser pareille tunique, et s’en défendent même le cas échéant. On dira aussi que les premiers situent généralement la catastrophe sur une échelle temporelle quand les seconds en font l’horizon indéfini de notre futur, que la catastrophe soit pour eux advenue ou pas. Ceci doit être mis en relation avec deux manières d’envisager “la fin des temps”, ou du moins des raisons qui pourraient conduire à cette extrémité. Si ce catastrophisme, dans l’une ou l’autre de ces versions, ne peut que prospérer dans ce monde postmoderne qui est le notre, la seconde reprend à son compte la métaphore apocalyptique en l’usant jusqu’à la corde. Il y a certes d’autres façons d’aborder le catastrophisme que les limites de ce texte ne permettent pas de développer. Le rapport à la technique, par exemple. A travers les machines qui nous agiraient sans que la volonté humaine puisse changer quoique ce soit. Mais j’ai déjà évoqué cet invariant catastrophiste dans d’autres textes de “l’herbe entre les pavés”C’est pourquoi, en reliant les deux thématiques de ce petit essai (telles qu’elles sont d’emblée exposées au tout début de ce texte), il m’importera prioritairement d’indiquer en quoi le catastrophisme dans sa version la plus absolutiste contribue à neutraliser, occulter ou liquider tout projet concourant à l’émancipation du genre humain, révolutionnaire par conséquent.

J’en viens au premier des ouvrages de cette rubrique “catastrophiste”. En 2007, dans un essai critique intitulé Du temps que les situationnistes avaient raison,consacré à l’Encyclopédie des Nuisances, j’avais évoqué parmi d’autres constatations le “discours catastrophiste” des auteurs publiés par cette petite maison d’édition. L’année suivante paraissait aux Éditions de l’EdN un ouvrage intitulé Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, signé par René Riesel et Jaime Semprun. Autant que je sache nul commentateur lors de cette publication ne s’est attardé sur les points précis qu’il m’importe de souligner ci-dessous. Je mentionne d’emblée le plus significatif d’entre eux : ce livre marque un temps d’arrêt dans le processus de “fuite en arrière” relevé d’une parution de l’EdN à l’autre, sur lequel venait se greffer le seul discours susceptible d’en rendre compte, catastrophiste donc. C’est un paradoxe, et pas le moindre, de constater que des auteurs ayant renchéri, voire surenchéri dans le genre entendent retourner ce type d’argumentation contre ceux - “experts informés, dans tant de rapports, d’articles, d’émissions, et films et d’ouvrages dont les données chiffrées sont diligemment mises à jour par les agences gouvernementales ou internationales et les PNG compétentes” - qui représenteraient la pointe avancée de l’écologisme. Une argumentation recevable, du moins en partie, si l’on considère que l’EdN (représentée par l’animateur de cette maison d’édition et par l’un de ses auteurs les plus représentatif) recentre ici son propos dans le domaine qu’elle maîtrise le mieux. Ce discours catastrophiste écologique des experts et cie s’adresse, selon les deux auteurs, à l’humanité pour la conjurer de changer radicalement de mode de vie “avant qu’il ne soit trop tard”. Mais en réalité il s’agit d’un leurre puisque cette société là ne “pose jamais les problèmes qu’elle prétend “gérer” que dans des termes qui font de son maintien une condition sine qua non “. Donc, pour résumer, Riesel et Semprun reprennent d’un point de vue critique une terminologie, celle de catastrophisme (ces “épouvantables tableaux d’une crise écologique totale” brossés par les experts et cie), que d’aucuns avaient auparavant utilisée à l’égard de l’EdN.
Dans des “précisions liminaires” les deux auteurs indiquent qu’ils entendent renouer avec la “critique sociale” les ayant formé “il y a déjà quarante ans”. Il s’agit d’une véritable nouveauté pour le lecteur familier des ouvrages publiés par cette maison d’édition depuis une dizaine d’années ! Nous qui en étions resté avec Défense et illustration de la novlangue française de Jaime Semprun à un couplet (parmi d’autres) anti-Lumières et anti-Révolution française venant dans le domaine du langage apporter son tribut à la cause contre-révolutionnaire, ce revirement spectaculaire a de quoi laisser circonspect et dubitatif. Certes, ajoutent Riesel et Semprun, cette critique sociale n’est plus ce qu’elle a été. Néanmoins pareille référence dés les “précisions liminaires”, de surcroît en termes positifs, surprend le lecteur averti. Celui-ci est encore plus surpris de lire ensuite lorsque, se défendant d’un “goût supposé de la noirceur” qu’on leur prêterait, les deux auteurs précisent alors benoîtement : “nous voulions seulement tenter de décrire le monde tel qu’il devenait, qu’il s’imposait préalablement à toute ambition de le transformer”. Le même lecteur n’étant pas au bout de ses surprises. Pas tant par la mention plus loin (toujours dans les “précisions liminaires”) de citations censées prouver que le propos de Catastrophisme... reprend et prolonge le discours tenu par l’EdN depuis une vingtaine d’années, que par celle de corrections : à savoir ”corriger, le cas échéant, des formulations imprécises ou erronées”. D’ailleurs Catastrophisme... dans sa conclusion fait écho à ces “précisions liminaires” puisqu’on y lit : “Le rôle de l’imagination théorique reste de discerner, dans un présent écrasé par la probabilité du pire, les diverses possibilités qui n’en demeurent pas moins ouvertes”. L’accent étant mis in fine sur la capacité de résistance de “l’action de quelques individus, ou de groupes humains très restreints” confrontés à une “réalité aussi mouvante que violemment destructrice”..
Je ne peux qu’acquiescer. C’est ce que nous défendons, moi et d’autres, depuis un certain temps déjà... contre l’EdN le cas échéant ! Une opposition qui s’avérait encore plus tranchée quand Jaime Semprun, dans le n° 4 de la revue Nouvelles de nulle part (il s’agit de l’article Le fantôme de la théorie ) affirmait en 2003 que depuis Hiroshima “les effets dévastateurs de ce qui devient alors une réaction en chaîne échappent à tout contrôle”, que par conséquent le fait de prendre conscience d’un tel processus “ne peut rien changer”. Il ne s’agit pas d’un propos isolé, sorti de son contexte, mais d’un refrain que l’on entendait auparavant mezza-voce chez les encyclopédistes avant de devenir cette ritournelle évoquée dans plusieurs pages de Du temps que les situationnistes avaient raison (que je résume par la formule suivante, plébiscitée par le lectorat de l’EdN : “On ne peut plus rien faire, et de toute façon c’est déjà trop tard”). Comment expliquer ce virage à 180 degré, voire cet aggiornamento ? Les critiques adressées à l’EdN depuis plusieurs années avaient elles enfin été prises au sérieux ? Ou s’agit-il des effets, bénéfiques dirais-je, d’une crise interne ? En tout état de cause le propos de Jaime Semprun relevé plus haut (celui figurant dans Le fantôme de la théorie ) devrait normalement prendre place parmi les “formulations imprécises ou erronées” que mentionnent les deux auteurs dans les “précisions liminaires” de Catastrophisme... Parce qu’il s’agit d’une chose, et de son (presque) contraire, si l’on sait lire.
Pourtant l’édition que j’ai sous les yeux reprend en annexe deux textes de Jaime Semprun publiés en 2003 dans Nouvelles de nulle part (dont ce fameux Le fantôme de la théorie ). Cela devient incompréhensif. Fallait-il recycler malgré tout ces deux articles, dont l’importance et la tonalité ne m’avaient pas échappées puisque je leur consacre une large place dans Du temps que les situationnistes avaient raison ? Mais là, compte tenu de ce que j’ai plus haut relaté, on serait tenté de parler d’une contradiction difficilement surmontable. A moins de trouver quelque explication à ce grand écart dans les pages deCatastrophisme...
Il est vrai que Riesel et Semprun se réfèrent dans le paragraphe VI à une “prise de conscience” du désastre écologique apparentée par eux à un “surcroît de fausse conscience”, mais ils nuancent ce qui pouvait paraître abrupt, outrancier ou sans appel en 2003. On en a rapidement un premier aperçu avec la mention de Tchernobyl comme curseur historique (à la place de Hiroshima dans Le fantôme de la théorie ) censé indiquer un point de non retour en terme de prise de conscience. Ceci parce qu’auparavant (durant les années 70, à l’instar d’une manifestation “de l’ampleur de celle de Malville”), la France, reconnaissent les deux auteurs, “était encore travaillée par les suites de 68”. Dans la foulée, Riesel et Semprun évoquent “l’essentiel du cours du désastre” pour affirmer que celui-ci “n’a jamais été secret”. Ils précisent alors que ce sont surtout les artistes et les écrivains qui se sont déclarés horrifiés par le monde nouveau que le “développement” impliquait. En des termes que l’on a parfois jugés “réactionnaires”, ajoutent les deux auteurs, alors qu’il eut été “plus équitable, et plusdialectique de s’en prendre aux partisans de la critique sociale, mauvais cliniciens qui laissaient passer un tel symptôme, comme si l’enlaidissement de tout n’était qu’un vague détail, propre à offusquer le seul bourgeois esthète”. Ceci suivi d’une volée de bois vert pour les “meilleurs d’entre eux”, à savoir les membres de l’Internationale situationniste : lesquels “obéissant à une sorte de surmoi progressiste, ont écarté le plus souvent, et pendant longtemps, ce qui aurait pu les exposer au reproche de “passéisme””. On l’avait déjà lu dans le dernier numéro (15) de la revue de l’EdN ou dans l’un ou l’autre des ouvrages publiés depuis par les Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances. C’est l’un des thèmes récurrent du courant “anti-industriel”. Cependant retrouver pareille diatribe dans Catastrophisme... en des termes inchangés mérite qu’on s’y attarde un instant. Cette critique sociale à laquelle Riesel et Semprun rendent un hommage plutôt inattendu (et bienvenu) dans les “Précisions liminaires” devient seize pages plus loin marquée de l’opprobre “progressiste”. Le lecteur deCatastrophisme... n’est pas sans savoir que les deux auteurs furent formés quarante ans plus tôt par cette même critique sociale illustrée plus particulièrement par l’Internationale situationniste (à laquelle René Riesel appartenait). Comprenne qui pourra ! Riesel a-t-il durant les années où il était membre de l’I.S. tenté d’infléchir cette organisation dans un sens non “progressiste” ? Évidemment non. Semprun a-t-il manifesté quelque chose de ce type dans les deux ouvrages publiés sous son nom aux Éditions Champ Libre durant les années 70 ? Pas plus. Pourtant, auparavant, en 1972, les thèses de “L’Internationale situationniste et son temps” figurant dans La seconde scission de l’Internationale ne s’y dérobaient pas. Et elles étaient signées Guy Debord.
Il y a peut-être une explication à ces palinodies, ou cette manière lacunaire de réécrire pareille histoire. Nonobstant les “corrections” évoquées plus haut, les deux auteurs se défendent en 2008 de dire le contraire de ce qu’ils affirmaient antérieurement. Les psychanalystes savent ce que valent de telles dénégations, surtout quand elles sont réitérées. La critique, explicite, du catastrophisme (adressée à l’écologisme), se fait cependant sur le mode, plus implicite, du “nous ne parlons pas de la même catastrophe”. Voulant ceci posé “prévenir tout malentendu”, Riesel et Semprun renforcent au contraire l’incrédulité d’un lecteur quelque peu informé en écrivant : “Il s’est ainsi trouvé d’étranges “révolutionnaires” pour soutenir que la crise écologique sur laquelle les informations nous arrivent désormais en avalanche n’était en somme qu’un spectacle, un leurre par lequel la domination cherchait à justifier son état d’urgence, son renforcement autoritaire, etc.”. Ceci assorti du désir, par les mêmes “révolutionnaires”, “de sauver une “pure” critique sociale, qui ne veut considérer de la réalité que ce qui lui permet de reconduire le vieux schéma d’une révolution anticapitaliste, vouée à reprendre, certes en le “dépassant”, le système industriel existant”. Le tout, pour emballer le paquet, étant rangé sous la rubrique “négationnisme” (en regard à “d’autres négationnisme”, plus précisément celui de ceux qui en niant l’existence des chambres à gaz entendent sauver avant tout “la définition canonique du capitalisme”) : le lien étant ainsi fait entre ces deux formes de négationnisme à travers l’anticapitalisme. Soit, mais de qui parlent les deux auteurs ? Pour le second négationnisme, bien connu, chacun sait aujourd’hui à quoi s’en tenir. Mais pour le premier, inconnu de nos services, qu’en est-il ? La mention de “révolutionnaires”, même nuancée par des guillemets, exclut de fait les sieurs Claude Allègre et Luc Ferry. Alors qui ? Je ne vois pas. Des représentants de la vieille ultra-gauche ? Non, ceux-ci ne parleraient pas en terme de “spectacle”. Une absence d’autant plus étrange que, par ailleurs, tout au long de leur livre, Riesel et Semprun n’hésitent pas à citer des noms (d’auteurs, de revues, d’ouvrages : tous rangés dans la rubrique “catastrophisme”). Mais là ils restent cois. Le lecteur reste sur sa faim. A quoi bon alors convoquer pareille terminologie ? Nous n’en sommes pas encore à vouloir traîner devant les tribunaux ceux (des “négationnistes”) qui refuseraient de reconnaître la réalité de la crise écologique ! Parler ici de négationnisme parait donc bien excessif, très exagéré, et inutilement polémique. Et même, pour parler contemporain : contre-productif. J’étais beaucoup plus nuancé quand j’évoquais dans Du temps que les situationnistes avaient raison, en m’appuyant sur l’ouvrage d’Enzo Traverso, Le passé mode d’emploi (où Traverso distingue trois types de révisions historiques : fécondes, discutables et néfastes), le révisionnisme discutable, voire très discutable de l’EdN (ceci en raison des révisions successives dont je donne le détail dans l’essai précité). Le procédé relevé ci-dessus n’est pas nouveau. Il vise, on l’a compris, à déligitimer qui critiquerait l’EdN sur un certain mode en accusant cette même “critique” d’être dans le déni de la réalité de la crise écologique. 
Revenons à Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable. Étranges auteurs ! Ils remettent d’abord plutôt habilement en cause ce qui tendait à devenir au fil des publications de cette maison d’édition la doxa de l’EdN, tout en insistant contradictoirement par la suite sur la continuité du projet encyclopédique depuis 1986. Ils ont leurs citations, nous avons les nôtres. Puis, ceci dit, Riesel et Semprun lancent une accusation bien imprudente, gratuite pour ainsi dire, que le lecteur peut interpréter à sa guise. Il y aurait matière à épiloguer depuis la parution de Catastrophisme sur le devenir de l’EdN. N’a-t-elle pas, en voulant revenir à ce que j’appellerais “les fondamentaux de la critique sociale”, perdu une bonne partie de son pouvoir attractif auprès du public séduit par le nihilisme passif des encyclopédistes ? Si ce public, ici en l’occurrence, n’y a vu que du feu je serais porté à croire que l’esprit critique s’est bel et bien perdu en cours de route chez les partisans de l’EdN. Ne disposant pas d’informations sur le sujet j’en resterai là. Sinon, pour conclure là-dessus, entreCatastrophisme... et les ouvrages antérieurs de l’EdN il y a plus, voire beaucoup plus que les corrections évoquées à la fin des “Précisions liminaires” par Riesel et Semprun. Ce dont je ne plaindrai pas, bien au contraire.
Je reconnais que dans la seconde partie de leur ouvrage les deux auteurs concentrent leur tir sur de véritables cibles. On ne peut que partager, sans vouloir entrer dans le détail, la plupart des critiques adressées aux écoles dites du réchauffement, de l’épuisement, de l’empoisonnement et du chaos, ou aux théoriciens de la décroissance. Cela vaut également pour les pages consacrées à mai 68 et au gauchisme. Je prends acte du fait que dans ce dernier cas de figure Riesel et Semprun ne procèdent pas par amalgame comme pouvait le faire par exemple Jaime Semprun dans L’abîme se repeuple (alors qu’une note de bas de page vient malencontreusement rappeler quelque continuité entre cet ouvrage et Catastrophisme... onze ans plus tard !). J’en termine en extrayant de l’avant dernier paragraphe cette importante précision, laquelle concerne “l’écroulement de la société industrielle” dont les deux auteurs nous disent que “le projet bureaucratique de gestion durable du désastre” s’efforce, en l’administrant, de faire durer pour une période qui “peut être longue, l’écroulement de la société industrielle, avec nous dessous “. Au moins nous voilà “rassurés” (ou pas, c’est selon) sur un point laissé en suspens ou apprécié contradictoirement par les auteurs de l’Encyclopédie des Nuisances depuis une dizaine d’années : cet effondrement n’a pas déjà eu lieu et durera un certain temps (1) (nous serions dans la longue, voire la très longue durée évoquée par les historiens). D’un tel constat il sera plus loin question, mais en d’autres compagnies.

Il y aurait quelque ironie à relever que le collaborateur d’une revue brocardée dans Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable occupe en cette année 2012 un espace laissé vacant depuis par l’Encyclopédie des Nuisances. Bertrand Méheust n’est certes pas le seul mais son dernier ouvrage, La nostalgie de l’Occupation, reprend sur un mode qui lui est propre des thématiques et une vision du monde familières des lecteurs acquis aux thèses de la critique anti-industrielle. L’en distingue un style, des références et un mode discursif qui renvoient davantage à la tradition essayiste illustrée par exemple par un Jean-Claude Michéa (pour citer un auteur prisé par Méheust).
Bertrand Méheust, philosophe et historien de la psychologie, avait publié en 2009 un livre intitulé La politique de l’oxymore : cet ouvrage pouvant constituer un premier galop d’essai aux thématiques traitées par l’auteur dans La nostalgie de l’Occupation. Avec ce dernier livre l’accent se trouve mis sur l’incapacité, ou presque, d’opposer une quelconque résistance à la tendance lourde de notre monde contemporain, la catastrophe en cours, laquelle menace l’humanité dans son existence même. Ce que Bertrand Méheust traduit par “un sentiment de perte, de rage et d’impuissance (...) devant la dérive actuelle de nos sociétés“, d’autant plus enragé et impuissant qu’il n’en a pas toujours été ainsi : l’histoire nous confrontant à maints exemples contraires, à l’exemple (pour reprendre la métaphore du titre de l’ouvrage) de la Seconde guerre mondiale. A vrai dire, de cette “nostalgie de l’Occupation” il ne sera question que dans les premières pages du livre (titre “évidemment destiné à faire travailler les esprits”, précise l’auteur à l’intention des lecteurs qui n’auraient pas compris). Il faut donc repartir du sous-titre (“Peut-on encore se rebeller contre les nouvelles formes d’asservissement”) pour savoir de quoi Méheust va nous entretenir tout au long de son ouvrage. On ne dira pas que l’argumentation de l’auteur représente une véritable nouveauté dans le genre. On l’a lu ailleurs mais pas systématisé à ce point. C’est à ce titre que La nostalgie de l’Occupation mérite largement le détour.
Bertrand Méheust, par exemple, reprend une antienne que ne désavouerait pas le Jaime Semprun de 2003 sur l’impossibilité qui est la nôtre de changer quoi que ce soit au processus de destruction de cette société, “que nous puissions par ailleurs en prendre conscience et tenter d’y remédier est sans doute, hélas, un fait tardif, un épiphénomène”, précise l’auteur. Méheust entendrait cependant nuancer cette constatation en ajoutant : “Bien entendu, comme il n’y a pas d’autres solutions, il faut agir comme si l’on pouvait encore inverser la tendance. Mais sur fond de pessimisme méthodique, et pas dans l’illusion de la toute puissance de la technique et du savoir”. Ce procédé rhétorique renforce bien évidemment l’irréversibilité ou l’inéductabiliuté de la chose. L’une des explications de Méheust à ce “processus destructeur” réside dans l’incapacité de se colleter aujourd’hui avec un capitalisme qui “n’a pas de tête, de centre régulateur”. On peut grosso modo souscrire à cette définition tout en en tirant d’autres enseignements. Quand, lors des émeutes de l’automne 2005 dans les banlieues françaises (et cela vaut pour celles de Londres en 2001), les émeutiers s’en prenaient à la fois aux bâtiments publics, aux commerces, aux véhicules individuels et collectifs, ils reconnaissaient à leur façon que le capitalisme (entendu dans la définition de Méheust) avait envahi tous les aspects de la vie et de l’existence. C’est également répondre à notre auteur lorsqu’il prétend que “aujourd’hui, il n’y a plus, il ne peut plus y avoir d’ennemis de classe, agissant en uniforme. L’ennemi est partout et nulle part et il nous ronge de son arme la plus terrible, son apparente défection”. Ce qu’infirme l’exemple précédent où l’ennemi est traité en tant que tel par les émeutiers, que ce traitement plaise ou déplaise. Méheust avance ici plus vite que la musique. Rassurons le : l’ennemi n’en continue pas moins d’exister, y compris “agissant en uniforme”. Il va de soi que les jeunes de banlieue qui sont contrôlés à longueur ou presque de journée connaissent mieux la couleur de l’uniforme qu’un universitaire ou un professeur de philosophie. Méheust souligne alors que cet ennemi “est aussi en nous, nous sommes en quelque sorte occupés par nous-mêmes” (sic). Il parle pour lui ! Sans doute faut-il y voir un clin d’oeil à la période de l’Occupation évoqué précemment. Dans ce processus destructeur nous passons de l’Occupation allemande (ou nazie) à celle plus insidieuse d’un ennemi qui est en quelque sorte nous-mêmes. On verra plus loin et plus sérieusement ce que recoupe ce “nous” qui prête à rire.
Bertrand Méheust emprunte au philosophe Gilbert Simondon un concept, dit de saturation, afin d’étayer l’une des thèses de son livre, histoire aussi de le doter d’un contenu “scientifique”. Il s’agit d’une notion de physique contemporaine censée s’appliquer à de nombreux aspects du monde contemporain. Méheust le résume ainsi : “Une réalité quelconque (physique, biologique, psychique, psychosociale) va jusqu’au bout d’elle-même et ne se renouvelle que lorsqu’elle est arrivée au bout de ses possibilités”. Il va donc élargir ce concept à un usage non prévu par Simondon. On ne sait pas bien ce qu’il en reste quand, excipant d’une “situation inédite”, Méheust en vient à envisager “le cas de la saturation globale des systèmes, de la saturation des saturations”. On voit en revanche où notre auteur veut en venir lorsqu’il écrit dans la foulée : “Il en résulte une vision tragique du devenir où la physique sociale abolit au moins pour un temps nos possibilités d’action et où nous voyons des événements se dérouler sans que nous puissions plus avoir prise sur eux”. Mais le concept de saturation dans tout ça ? C’est le lecteur qui risque d’être saturé pour le coup ! Certes Méheust avance prudemment “ce sont là évidemment des axiomes”. Et de mettre en demeure “les partisans de la fuite en avant” de prouver le contraire. N’étant nullement un partisan de la fuite en avant, mais pas davantage un partisan de la fuite en arrière je ne répondrai pas. Il faut choisir, insiste Méheust. Là il nous sort de son chapeau les notions de pessimisme et d’optimisme. A savoir, d’un côté, ceux qui tiennent pour l’axiome de saturation du monde ; de l’autre, ceux qui défendent sa “correction infinie”. Ceci pour affirmer in fine que les optimistes sont en réalité des “nihilistes masqués”, tandis que les pessimistes “veulent encore préserver l’avenir”.
Arrêtons nous un instant sur ce séduisant paradoxe (ou retournement dialectique). C’est faire fi d’une part de la catégorie “optimisme”. Ils ne sont guère nombreux aujourd’hui les penseurs, et même les citoyens qui adoptent délibérément un ton ou une posture optimiste. C’est autant passé de mode que peu compatible avec la manière de penser le monde tel qu’il va. Il m’est arrivé d’utiliser la terminologie “nihilisme passif” (empruntée à Nietzsche) au sujet des partisans déclarés de la critique anti-industrielle. Je serais tenté d’enrôler Bertrand Méheust sous cette bannière mais l’inventaire de La nostalgie de l’Occupation n’étant pas terminé je réserve pour l’instant ma réponse. L’une des pierres d’achoppement des discours de type catastrophiste, en particulier ceux que j’associe à la critique anti-industrielle, réside dans leur difficulté à situer sur un plan historique ce qu’ils appellent l’effondrement ou la catastrophe, ou leurs prémices (ceux-ci et celles-là se confondant parfois dans ce discours). On peut même parler d’un grand écart puisque, en remontant le temps, celui-ci ou celle-là (ou leurs prémices) se confondent avec Hiroshima, ou la première révolution industrielle, ou l’avènement de la science moderne, ou l’invention de l’imprimerie, voire la naissance de l’écriture. A ce sujet, je l’ai précisé plus haut, René Riesel et Jaime Semprun optaient en 2008 plus prudemment pour un écroulement de la société à long terme, lequel durerait un temps indéterminé : corrigeant au passage les affirmations péremptoires et contradictoires des mêmes auparavant, et celles de plusieurs autres auteurs de l’EdN (ou compagnons de route des encyclopédistes).
Bertrand Méheust a recours à une notion, l’anthropocène, pour décrire “l’ère nouvelle dont le nom ne nous est pas encore familier”. Non moins prudemment que nos deux encyclopédistes il avance que “l’échelle temporelle d’homo sapiens se joue sur des centaines de millénaires “. Méheust nous incite ensuite à distinguer “l’entrée dans l’anthropocène, c’est à dire le choc de l’humanité avec ce qu’elle a déclenché, et l’anthropocène proprement dit qui aura, si les mots ont un sens, la dimension temporelle d’une ère géologique”. Bon, si les mots ont un sens, la catastrophe serait repoussée aux calendes grecques, non ?. Nenni ! On se rassurerait ainsi à trop bon compte ! Cette “entrée dans l’anthropocène” étant “une longue descente aux enfers” ou “une apocalypse molle” (sic), qui s’étalera sur des siècles. Une apocalypse très molle, en définitive. Et pour que l’on sache bien à quoi s’en tenir, Méheust précise ici que “la catastrophe annoncée se laisse difficilement saisir à travers la vision religieuse traditionnelle de l’apocalypse”. Si l’on veut. Pourtant je crains qu’une apocalypse dépourvue de toute signification religieuse finisse par ne plus dire grand chose. Enfin l’auteur, faute de “précédents et d’éléments de comparaison” en reste là. Sinon pour évoquer une “destruction de la biosphère” ne laissant “aux êtres humains d’autre perspective que celle d’une vie crépusculaire dans un monde à jamais dévasté”.
Voilà pour le volet écologiste. Cependant, ajoute Bertrand Méheust, “la saturation ne concerne pas seulement la nature, elle affecte aussi les esprits et la culture et l’on ne peut pas dissocier, sauf par abstraction, ces deux processus, qui constituent comme les deux faces d’une même médaille”. D’où une série de constatations que l’on peut partager, du moins en partie, mais qui passées au tamis de ce que l’auteur appelle des “dispositifs inhibiteurs” ratent leur cible, soit par excès dirais-je, ou par défaut. Dans le premier cas Méheust souligne : “l’économie dominatrice d’aujourd’hui est une fausse science, et que de toutes les fausses sciences, elle est la plus dangereuse (...) une fausse science est une science qui n’est pas consciente de son interaction avec son objet ou qui ne sait pas l’évaluer “. Que l’économie soit scientifique ou pas peu nous chaut. Elle n’est pas plus ou moins scientifique que les sciences dites humaines ou sociales. Le problème posé par son hégémonie, encore plus aujourd’hui, se situe ailleurs. Il n’y a pas une économie une et indivisible, mais des écoles, des courants, des tendances, des chapelles qui représentent autant de manières d’analyser les modes de production, de distribution et de consommation des ressources, et les biens matériels de nos sociétés. En revanche l’économie joue aujourd’hui le rôle jadis dévolu à la religion. On dira qu’elle est la continuation de la religion par d’autres moyens. C’est dire que la transcendance divine s’efface devant l’immanence marchande. La croyance s’est déplacée sur d’autres objets. Et c’est justement parce que l’économie présente les caractères d’une science (que l’on peut discuter, et cela vaut pour les sciences humaines et sociales, l’histoire, etc., sans toutefois répondre à la question posée précédemment) qu’elle a pris pour nos contemporains la place de la religion.
Sinon Méheust se réfère à une “propagande démocratique” jugée plus pernicieuse par exemple que la “propagande nazie” parce que “mondialisée” et “non locale”. De surcroît “la propagande libérale” diffère de la “nazie” de part son mode de diffusion, plus nocif ici, n’imposant rien de l’extérieur mais distillant “comme venant de l’intérieur de nous-mêmes ce que nous avons envie d’entendre”. C’est passer par pertes et profits la manière dont le nazisme a distillé son poison auprès des masses allemandes. Nous ne sommes pas ici dans un registre de provocation visant, comme dit l’autre, à faire penser mais dans le déni de ce que fut réellement le nazisme. Et puis l’interchangeabilité des termes “démocratie” et “libéralisme” (je ne sais si elle est délibérée ou pas) apporte une note de confusion supplémentaire. Enfin l’exemple censé illustrer cette perniciosité, à savoir le surenchérissement “dans une quête caricaturale de l’autonomie individuelle”, parait mal choisi. Ajouter que “l’incitation à l’autonomie est devenue le nerf de l’asservissement contemporain” fait partie de ces vérités partielles qui se révèlent problématiques, voire fausses lorsqu’elles sont assénées sur ce mode là. Il n’est pas exclu qu’en réalité Méheust veuille parler ici d’autre chose que d’autonomie. Mais les mots pour le dire lui manqueraient, assurément. Je pense plutôt que Méheust reprend, sans le mentionner explicitement, le point de vue des auteurs du Nouvel esprit du capitalisme sur la question. 
Dans un registre équivalent, Bertrand Méheust, vers la fin de son livre, nous informe que sa réflexion l’a conduit à apparenter les nouvelles formes d’assujettissement “à la domestication qu’ont subi les animaux “. Cette déprimante constatation lui a permis de croiser sur le tard l’oeuvre de Peter Sloterdijk (en particulier Règles pour le parc humain et La domestication de l’Être ), “laquelle développe certaines intuitions de Martin Heidegger”. Ce philosophe allemand, selon l’auteur, “s’efforce surtout de regarder en face l’abîme du devenir humain que la pensée conforme essaie en vain d’occulter”. Sloterdijk devient surtout utile ici lorsqu’il s’agit de distinguer les termes asservissement, apprivoisement et domestication. Je résume pour le lecteur la vingtaine de pages qui suivent. Il faut retenir que la domestication a un caractère irréversible que n’a pas, bien entendu, l’asservissement (contre lequel on peut se révolter et se rebeller). De là pour l’auteur cette évidence : la néodomestication en cours se poursuivra pour atteindre des niveaux qui pour l’heure échappent à notre entendement. On conclura sur ce point en précisant que Bertrand Méheust avoue d’un livre à l’autre une passion pour la littérature de science-fiction.
Certes, pour reprendre le propos de La nostalgie de l’Occupation dans sa globalité, nous l’avions lu ailleurs. Méheust cite d’ailleurs quelques unes de ses sources. Il y a cependant un aspect plus original qui le distingue des auteurs du courant auquel on peut l’apparenter : nous sommes, explique Méheust, quoique nous pensions, faisions et agissions, également responsables de cet état de fait, à savoir la domestication (d’où cette autodomestication). Quand l’auteur, je l’ai relevé, constatait que “l’ennemi est partout et nulle part” et a “envahi la terre entière”, il ajoutait “mais il est aussi en nous, nous sommes en quelque sorte occupés par nous mêmes”. Passons sur le burlesque de la formulation puisque l’auteur y revient plus tard afin de l’expliciter. Pour Méheust nous assistons là à “l’apparition d’un homme nouveau”. Le proche parent en quelque sorte de celui que voulaient créer les deux totalitarismes du milieu du XXe siècle. Et “cet homme là”, assène l’auteur, “c’est vous, c’est moi, c’est “nous””. Méheust s’efforce alors de prévenir l’objection qui vient naturellement à l’esprit en arguant “que c’est la part de chaque individu conquis par le système, la part de renoncement et de servilité que tout le monde doit concéder, y compris évidemment l’auteur de ces lignes”. Vers la fin de son ouvrage, Méheust reprend cette argumentation afin de doter ce “nous” d’un contenu plus théorique, plus en phase avec sa démonstration : nous passons ainsi de la domestication à l’autodomestication.
Les raisons pour lesquelles des penseurs, essayistes ou théoriciens se croient obligés de ne pas s’exclure de ce que par ailleurs ils dénoncent, condamnent ou relèvent sur un mode désabusé (non sans y être fasciné, j’y reviendrai) sont multiples et variées. Cela rejoint d’une certaine façon un rapport de l’individu au monde auquel un Nietzsche en son temps avait répondu de belle manière. Ceci dépasse, il va de soi, le cas particulier de Bertrand Méheust. D’aucuns pourraient débusquer dans ce genre d’attitude quelque “haine de soi”. C’est aussi, plus prosaïquement, vouloir s’affranchir d’un mode de pensée qui continue à appeler un chat un chat, et un ennemi un ennemi. La domination doit être reconsidérée et analysée aujourd’hui selon d’autres critères, mais il parait abusif de la diluer dans un “partout et nulle part” contre lequel nous ne pourrions plus rien faire. L’ennemi, je suis désolé, reste désignable, localisable et dicible malgré les efforts des Méheust et consort à vouloir nous persuader du contraire.
Il faut reconnaître un mérite à Bertrand Méheust. Celui d’avoir subodoré, parmi la masse d’ouvrages parus ces dernières années, que le livre de Georges Didi-Huberman La survivance des lucioles s’inscrivait en faux, plus que d’autres, par anticipation, contre le propos et les thèses de La nostalgie de l’Occupation.Cet ouvrage paru en 2009 fait écho à un texte devenu célèbre de Pier Paolo Pasolini, “L’article des lucioles” (recueilli dans Écrits corsaires ). Dans cet article publié en 1975 (un “texte prophétique” selon Méheust), Pasolini prend comme métaphore la disparition des lucioles à Rome pour décrire l’Italie du milieu des années 70 : une société qui bascule dans quelque chose pire que le fascisme. Pasolini évoque un “désastre économique, écologiste, urbaniste, anthropologique” concomitant d’une disparition du peuple italien (il parle même de “génocide”), du moins de son “irrésistible dégradation”. Pour Didi-Huberman, commentant ce texte de Pasolini (mais également l’oeuvre de Giorgio Agamben), “ce ne sont pas les lucioles qui ont été détruites” mais “plutôt quelque chose de central dans le désir de voir (...), donc dans l’espérance politique de Pasolini”. Ce que tout lecteur de bonne foi peut vérifier à la lecture desÉcrits corsaires. Méheust n’y répond pas directement. Il reproche d’abord à Didi-Huberman l’absence de toute référence “à la perte de la diversité”. Ce qui l’entraîne à forcer le sens du texte pasolinien quand il prétend qu’il “s’agissait de prendre la disparition d’une espèce fragile d’insectes comme figure de la perte de la psychodiversité et de l’ethnodiversité”. 
Je lui répondrai sur deux points. La thématique écologique n’est qu’une thématique parmi d’autres (économique, urbaniste, anthropologique) évoquées à travers la métaphore de la disparition des lucioles. Et il faut prendre en compte tous ces éléments pour savoir de quoi nous entretient Pasolini : de la disparition du monde auquel l’auteur de Théorème se disait attaché et que même le fascisme n’avait pas détruit. Je renvoie le lecteur à d’autres articles de Pasolini desÉcrits corsaires qui reprennent cette antienne. On peut y lire implicitement le regret d’un temps (celui des années fascistes) où il était encore possible de résister, entre autres raisons parce que “le peuple existait”. C’est d’une certaine façon (le “peuple” mis de côté) le point de départ du livre de Bertrand Méheust. Pasolini va jusqu’à appeler génocide “cette assimilation (totale) au mode et à la qualité de vie de la bourgeoisie”. Dans l’un de ses articles de 1974 (appelé justement “Génocide”), Pasolini reprend cette argumentation sans pour autant abandonner l’espoir de voir “le parti communiste” et les “intellectuels progressistes” faire “prendre conscience aux masses populaires” du phénomène d’acculturation imposé par les classes dominantes. Ceci, plus un paradoxal éloge du progrès, la condamnation du divorce et de l’interruption volontaire de grossesse, et j’en passe, est prudemment omis des commentateurs qui, chez Méheust et d’autres (sachant que Pasolini, du moins celui des Écrits corsaires, devient une référence dans certains milieux intellectuels anciennement “progressistes”) ne retiennent de Pasolini que les aspects “prophétiques” des Écrits corsaires : au détriment de son oeuvre de cinéaste, pourtant la plus importante et la plus significative (et sans laquelle les articles recueillis en volume après la mort de Pasolini n’auraient vraisemblablement pas vu le jour).
Il parait évident que Bertrand Méheust n’a pas compris, ou plutôt qu’il n’a pas voulu comprendre le sens et la portée de Survivance des lucioles. Il ne retient des critiques adressées par Didi-Huberman à Agamben, ou de commentaires sur un texte de Derrida, ou encore la controverse Adorno-Heidegger que “la difficulté qu’ont encore certains intellectuels à regarder en face le défi écologique”. Une remarque un peu courte, et plus encore insuffisante si l’on sait que Georges Didi-Huberman est philosophe, esthéticien et historien de l’art. Pourquoi lui reprocher de n’avoir qu’esquissé “la question écologique” ? D’ailleurs ce n’est pas exact. J’en viens au second point de mon argumentation. Je rappelle que Didi-Huberman reprend la métaphore de la disparition des lucioles là où l’avait laissée Pasolini. Et, j’insiste, il ne peut s’agir que d’une métaphore puisque, comme l’indique Survivance des lucioles, ces petits insectes n’avaient pas pour autant disparu en Italie l’année 1975. L’écrivain et photographe Denis Roche les découvre dans un village italien en 1981. Et Didi-Huberman lui-même, une dizaine d’années après la mort de Pasolini (du temps où il résidait à la Villa Médicis), en se rendant en un lieu précis de la colline de Pincio (à Rome donc) eut l’occasion d’observer une “véritable communauté de lucioles”. Apprenant plus tard que le bois de bambous de la colline de Pincio avait été rasé, Didi-Huberman en conclut mélancoliquement à la disparition de cette colonie de lucioles. Ceci pour dire que les lucioles, tout comme d’autres espèces animales (ou végétales) sont évidemment menacées par la pollution de l’air et des eaux, mais également pour ce qui les concerne par l’éclairage artificiel. Didi-Huberman le mentionne explicitement. On ne voit pas ce qu’il aurait pu ajouter de plus.
Bien entendu l’intérêt de Survivance des lucioles dépasse très largement les considérations écologiques relevées ci-dessus. Partant de la métaphore pasolinienne, Didi-Huberman pose la bonne question : “Pourquoi Pasolini a-t-il inventé la disparition des lucioles ?”. J’ajouterai qu’à travers Pasolini Didi-Huberman vise un certain discours contemporain, catastrophiste dirais-je. Il pose alors une autre question, induite par la première : “Peut-on (alors) déclarer la mort des survivances ?”. Le cas Pasolini se révèle d’autant plus exemplaire que le cinéaste avait auparavant été l’un de ceux capables, “magistralement” dit Didi-Huberman, “de voir dans le présent des années 50 et 60 les survivances à l’oeuvre et les gestes de résistance du sous-prolétariat dans les Chroniques romaines, dans Accatone ou dans Mama Roma “. Pourquoi l’avoir perdu de vue durant la première partie des années 70 ? Survivance des lucioles y répond quand Didi-Huberman ajoute, métaphore pour métaphore : “Ce qui avait disparu en lui (Pasolini) était la capacité de voir - dans la nuit comme sous la lumière féroce des projecteurs - ce qui n’a pas complètement disparu”. Nous sommes, on l’aura compris, au coeur du sujet.
Survivance des lucioles poursuit cet inventaire par delà le cas particulier de Pasolini. Un nom incarne plus que d’autres l’attitude de “survivance des lucioles” selon Didi-Huberman, celui de Walter Benjamin. Ce dernier, malgré son pessimisme foncier, s’est efforcé de le surmonter (Benjamin dit vouloir “organiser le pessimisme”) en se référant au théâtre de Brecht, ou aux dérives des surréalistes dans Paris (pour prendre deux exemples parlants). Didi-Huberman analyse finement toutes les occurrences du terme “déclin” chez Benjamin, pour les opposer à “la chose disparue”. Il poursuit son investigation (“organiser le pessimisme” soit) en citant les écrits de Char et Michaux durant la Seconde guerre mondiale, et LTI de Victor Klemperer. Didi-Huberman précise alors que “les mots les plus sombres” ne sont pas nécessairement “les mots de la disparition absolue, mais ceux d’une survivance malgré tout lorsque écrits du fond de l’enfer”. A la même époque, dans une solitude presque complète, Georges Bataille écrit des ouvrages (Le coupable, L’expérience intérieure, Sur Nietzsche ) qui sont autant de lueurs dans une nuit opaque. Didi-Huberman le traduit ainsi : “Loin du règne de la lumière, donc, Bataille tentait d’émettre ses signaux dans la nuit comme autant de paradoxes”. Au passage Didi-Huberman rappelle (et je mentionnerai pour ma part La structure psychologique du fascisme publié en 1934 dans la revue La critique sociale ) combien Bataille à travers sa défense et illustration de Nietzsche développait “une fois de plus, la critique la plus virulente du fascisme”. 
C’est là que nous revenons à Bertrand Méheust. Dans les premières pages de La nostalgie de l’Occupation j’avais été désagréablement surpris par une référence positive au livre inepte de Jean Clair, Du surréalisme considéré dans son rapport au totalitarisme et aux tables tournantes. Je l’avais mis sur le compte d’une méconnaissance de Méheust à l’égard d’un sujet qui ne semblait pas être au premier rang de ses préoccupations. Cependant, retrouvant cette même référence positive, cette fois-ci développée, dans l’épilogue sous la mention d’une “fascination qu’ont éprouvé pour la violence fasciste dans les années 1930 certains des écrivains les plus prestigieux de notre panthéon littéraire, comme Breton, Bataille ou Artaud”, j’aurais envie de replacer cette très fâcheuse proximité avec Jean Clair dans le contexte de ma lecture de La nostalgie de l’Occupation. Car consacrer plusieurs pages à réfuter Survivance des lucioles,certainement l’un des livres les plus stimulants de ces dernières années, et à côté, souscrire négligemment aux inepties de Jean Clair, n’a rien d’anodin. Et oblige le lecteur un tant soit peu conséquent à se poser la question suivante : dans quel camp en définitive se situe Bertrand Méheust ?
Ici on prendra du recul pour considérer que La nostalgie de l’Occupation est l’un des symptômes d’une tendance plus générale, laquelle aurait aujourd’hui le vent en poupe puisqu’elle trouve des éditeurs, bénéficie de relais médiatiques, et peut même le cas échéant susciter des articles élogieux chez des commentateurs influents. Cette tendance peut être décrite en grande partie à travers l’interrogation suivante. Comment d’aucuns, qui mettaient leur énergie, leur passion, leur intelligence, leurs capacités intellectuelles à vouloir démontrer que ce monde devait et pouvait être transformé, que pour cela la révolte s’avérait nécessaire, indispensable, comment ceux-ci sont ils arrivés à vouloir démontrer le contraire, avec la même énergie, la même passion, la même intelligence, les mêmes capacités intellectuelles, que ce monde donc ne pouvait d’aucune manière être transformé, qu’il n’était plus envisageable, ni même possible de se révolter contre les nouvelles formes d’asservissement ? 
On pourrait m’objecter, pour revenir à Bertrand Méheust, que ce dernier cherche surtout à comprendre les raisons pour lesquelles nous en sommes arrivés là. Il parait également possible que son itinéraire ne s’inscrive pas dans le processus (ou renversement de perspective) évoqué plus haut. Au détour d’une phrase Méheust avoue avoir “participé aux événements (mai 68) comme Fabrice à la bataille de Waterloo”. Cela ne prêterait pas tant à conséquence si par ailleurs Méheust laissait entendre que ce retrait (ou cette incompréhension) s’expliquait par le fait que notre futur philosophe appartenait au camp des “étudiants issus du peuple”. Ici Méheust reprend grosso modo l’analyse des Michéa et compagnie sur cette période. D’où ce rabâchage autour d’un mai 68 contribuant à renforcer le système capitaliste. Le refrain devient bien connu. En fin de compte, Bertrand Méheust n’a pas fondamentalement changé. En mai 68 il n’a su voir ce qui était pourtant en jeu à travers les dits “événements”. Et en 2012, pour filer jusqu’au bout la métaphore pasolinienne, il s’interdit de voir ce qui n’a (ou n’aurait) pas pour autant disparu.

La parution en 2012 d’un livre consacré au mouvement situationniste (Le mouvement situationniste : une histoire intellectuelle ) ne pouvait que susciter l’intérêt. Il faut en effet remonter à la fin des années 1980 pour trouver deux ouvrages (ceux de Jean-François Martos, Histoire de l’Internationale situationniste, et Pascal Dumontier, Les Situationnistes et mai 68 ) auxquels le projet de Patrick Marcolini pourrait être comparé. Ce livre lu on comprend mieux la présence - qui pouvait d’abord paraître insolite - de l’adjectif “intellectuel” dans le sous-titre. Marcolini aurait pu d’ailleurs remplacer “histoire intellectuelle” par “histoire subjective” : nous aurions ainsi été mieux renseigné sur le contenu de l’ouvrage. Une première question traverse l’esprit du lecteur qui, comme l’auteur de ces lignes, restait très partagé, pour ne pas dire plus durant la première partie de ce livre (celle traitant de l’histoire proprement dite de l’Internationale Situationniste et de ses prémices : “trajectoire : 1952 - 1972”), qui éprouvait de l’agacement dans plusieurs des pages de la seconde partie (les situationnistes après la dissolution de l’I.S. : “circulations”), avant de laisser la place à une franche irritation pour ce qui concerne la partie conclusive : n’aurait-il pas été souhaitable, du point de vue même de la cohérence des projet et propos de l’auteur, de ne conserver que sa substantielle conclusion (là où Marcolini exprime le fond de sa pensée), en y intercalant des “morceaux choisis” significatifs, extraits des 300 pages précédentes, plutôt que sous la forme publiée par les Éditions de l’Echappée ? Je pense par exemple à la présentation choisie par Jean-Claude Michéa dans l’un ou l’autre de ses essais : des renvois et des notes de bas de page venant ponctuer cette lecture (ou pouvant être lus à la suite des chapitres). Cette manière de procéder aurait été, je le répète, plus cohérente, et plus honnête intellectuellement parlant, moins sujette au malentendu. Marcolini n’en aurait pas moins été critique (c’est son droit), mais nous aurait épargné la lecture de ce volumineux pensum.
Patrick Marcolini étant présenté comme un historien des idées et un philosophe, n’y a-t-il pas un hiatus entre l’historien (les idées mises de côté) et le philosophe : le premier allant au charbon pour recueillir le précieux minerais (mais également de la tourbe), que le second exploite selon des critères discutables, et que l’on discutera ? On en a déjà un premier aperçu avec la quatrième de couverture. Lire que Marcolini “accumule les documents du mouvement situationniste depuis plus de deux ans” passe encore. Mais ajouter qu’il “rencontre les acteurs et fréquente ceux qui poursuivent leur aventure” laisse dubitatif. Ce livre s’avère en réalité peu prolixe sur la nature de ces “rencontres” et “fréquentations”. Si on essaie de la décrypter ici ou là, le lecteur averti reconnaîtra sans peine dans le lot quelques faux témoins (2). Et il s’étonnera en revanche de certaines absences, plutôt lourdes de signification.
Sur l’histoire proprement dite de l’Internationale Situationniste, je remarque, pour le mieux, l’éclairage apporté par Marcolini entre la pensée brechtienne et ce qui s’élabore chez Debord et ses amis sous le nom de “société du spectacle”. A côté de quelques notations bienvenues sur “l’esthétique parodique” des situationnistes ou les influences surréalistes dans la formulation de la notion de dérive, je serais plus circonspect, et plus critique sur cette histoire dans sa globalité : de nombreux aspects de l’I.S. ne sont pas développés, ni même abordés. Pour le reste passons sur le rapprochement entre Sartre et les situationnistes : c’est vouloir jouer sur les mots et les concepts en évacuant le contenu, et accorder une importance excessive à des témoignages de seconde main. Je ne m’attarderai pas davantage sur la mention de l’avènement d’un “homme nouveau” relevée parait-il dans les pages de la revue de l’I.S. (une “mutation anthropologique” indique Marcolini). C’est vouloir prendre quelques unes des vessies des tous premiers temps de l’I.S. (Pinot-Gallizio par exemple, nonobstant son indéniable présence dans l’I.S. des années 1958 et 1959) pour des lanternes. Ici Marcolini reprend avec d’autres références l’argumentation d’un Janover polémiquant avec les situationnistes en 1967, et voulant les confondre à l’aide de citations extraites du premier numéro de la revue, publié dix ans plus tôt. Dans un autre registre Marcolini donne quelque idée de sa méthode quand il attribue le “mimétisme obstiné” des post-situationnistes au fait que “l’une des principales caractéristiques de l’I.S. a été de travailler à forger son propre mythe”. Là notre historien se réfère à un ouvrage de Fabien Danesi, Le mythe brisé de l’Internationale Situationniste, en l’assortissant d’une citation sur le mythe puisée dans dans ce même livre, laquelle citation ayant été extraite de l’ouvrage de Lacoue-Labarthe et Nancy intitulé... Le mythe nazi ! Je ne sais pas si notre historien des idées invente sans le savoir la pensée par ricochets, ou s’il se livre à un exercice d’ouverture de boite (estampillée situationniste), dans laquelle se trouverait une autre boite, puis encore une autre, etc., pour finalement nous faire cadeau de la petite boite nazie. Le lecteur choisira la version qui lui convient.
Je prendrais davantage au sérieux le propos marcolinien sur les relations entre Henri Lefebvre et les situationnistes. Il traite plutôt pertinemment de ce que met en jeu chez l’un et les autres la notion de “romantisme révolutionnaire (dans une lettre à Lefebvre Debord écrit en 1960 : “Si le romantisme peut se caractériser, généralement, par un refus du présent, sa non-existence traditionnelle est un mouvement vers le passé ; et sa variante révolutionnaire une impatience vers l’avenir. Ces deux aspects sont en lutte dans tout l’art moderne, mais je crois que le second seul, celui qui se livre à des revendications nouvelles, représente l’importance de cette époque artistique”), tout en reprochant dans un second temps à Lefebvre et Debord d’avoir “en quelque sorte été pris à revers dans leurs propres querelles”. Ici il s’agit en 1960 d’échanges et de discussions : la querelle viendra plus tard pour des raisons que Marcolini ne mentionne pas. Afin d’étayer son point de vue, notre historien se livre à une démonstration pour le moins paradoxale selon laquelle “la puissance révolutionnaire” de la critique situationniste “résiliait moins dans une ouverture vers un futur utopique que dans une inspiration archaïque venue du fond des siècles” (paradoxale dans la mesure où, dans d’autres pages, le “futur utopique” est mis à contribution pour instruire le procès des situationnistes). Donc, pour Marcolini, le contenu de la lettre adressée par Debord à Lefebvre escamote pour ainsi dire cette “inspiration archaïque”. L’exemple alors choisi, celui d’une chevalerie médiévale chère aux situationnistes, joue un rôle comparable à celui de l’alchimie chez Mandosio : ces deux références, certes présentes dans les écrits situationnistes, le sont en tant que métaphores (Debord évoque quelque part les situationnistes comme “des chevaliers de la conscience historique”). C’est vouloir accorder à de telles références une importance ou un rôle inculte qui n’existent que dans l’imagination de leurs commentateurs.
Je ne me suis attardé sur les prolongements de cette discussion “romantique révolutionnaire” chez Lefebvre et les situationnistes que pour mieux mettre en valeur d’autres pages du Mouvement des situationnistes, critiques celles-là, où Marcolini reproche aux situationnistes leur progressisme : c’est à dire le contraire des aspects “archaïques” qui viennent d’être évoqués. L’historien sourcilleux débusque même cette “conscience typique de l’avant-garde” dans une lettre de Debord à Wolman datant de... 1953 ! Car Debord en évoquant une pièce de John Cage parle - horreur ! - de “la marche de l’histoire”. Ces morceaux de bravoure marcoliniens reprennent peu ou prou les thèses des auteurs du courant anti-industriel, en particulier ce qu’ils ont pu écrire à ce sujet sur les situationnistes. Marcolini veut cependant bien reconnaître que le texte La planète malade, et le livre La véritable scission (tous deux de Debord et datant du début des années 70) “restent des textes étonnants par leur lucidité”, qu’ils n’ont “pas pris une ride”, tout en assortissant cette reconnaissance de considérations spécieuses. Ce n’est nullement une “manière d’autocritique”, comme le prétend Marcolini, mais la prise en considération d’une dimension écologique (celle des nuisances, leurs causes et conséquences) absente il est vrai dans les textes précédents de l’I.S., mais également de tout le courant révolutionnaire ou chez les intellectuels les plus critiques. On ne conseillera jamais trop à notre historien des idées de se replonger dans ce contexte de l’après 68 pour relever ici ou là les prémices de cette prise de conscience écologique. Et puis écrire que ces deux textes s’émancipent “des aspects les plus positivistes du marxisme” incite à penser que Marcolini n’a pas lu avec l’attention voulue certaines des thèses La Société du spectacle, ouvrage publié quatre ans plus tôt mais qui avait été écrit dans le milieu des années 60.
Plus loin, essayant de surmonter la contradiction relevée plus haut, sur le progressisme et le futurisme de l’I.S. d’un côté, et sa “critique foncièrement romantique de la modernité” de l’autre, Marcolini articule cette relation pour le moins contrastée sur les concepts freudiens de “contenu manifeste” et “contenu latent” du rêve. Une pareille articulation pourrait d’abord paraître séduisante. Pourtant, si l’on se reporte à la définition donnée par Freud, l’analogie marcolinienne vient renforcer cette contradiction, puisque, selon Laplanche et Pontalis, le contenu latent désigne “la traduction intégrale et véridique de la parole du rêveur”. Lapsus ou confusion ? A condition d’être attentif, ce qui s’ensuit est par conséquent nul et non avenu.
Mais selon toute vraisemblance le lecteur retient surtout le couplet anti-progressiste qui conclut la première partie de ce Mouvement des situationnistes, très manifeste lui. En dépit de ce qu’ont pu dire et écrire Debord et les situationnistes (plus particulièrement dans le chapitre “Le prolétariat comme sujet et représentation” de La Société du spectacle ), Marcolini les range in fine dans le camp du “marxisme portant encore les stigmates des orthodoxies social-démocrate, puis stalinienne, économiste, productiviste à outrance et vecteur d’une idéologie du progrès fatal à l’humanité” (sic). On avait comme l’impression que notre historien des idées rongeait son frein depuis plusieurs pages : sur le terrain “progressiste” il n’hésite pas à sortir l’artillerie lourde. On comprend mieux pourquoi La véritable scission devient une “manière d’autocritique” dans la logique du raisonnement marcolinien. Le terrain est ainsi balisé pour préparer le lecteur au scoop suivant. Debord, après la dissolution de cette I.S. traitée de tous les noms, deviendra selon Marcolini “surtout avec lesCommentaires sur la société du spectacle en 1988 (...) un auteur anti-industriel au sens plein du terme”. Voilà une récupération à laquelle, franchement, on ne s’attendait pas ! Et ce qui nous est ici proposé par notre historien des idées ne craint pas le ridicule. Mais qui a donc soufflé à Marcolini une pareille énormité ? Et il tire cette constatation des Commentaires sur la société du spectacle de surcroît ! Serait-ce parce qu’en 1989 la revue L’Encyclopédie des Nuisances avait commenté favorablement le livre de Debord ? Marcolini assurément ne connaît pas la suite. Il parait en tout cas certain que dans le camp anti-industriel, aujourd’hui, on ne l’entende pas tout à fait de cette oreille. Si l’on essaie de comprendre il y aurait un “bon Debord”, celui de la fin, et un “mauvais” ou “discutable”, celui du temps de l’I.S. A qui serait tenté d’accréditer un tant soit peu pareil discours, Debord, pourtant, avait déjà répondu dans Panégyrique(en 1989). A croire que Marcolini n’a pas lu ce dernier livre. Et s’il en connaît le contenu, c’est encore plus grave. Il y a bien évidemment un seul Debord, mais celui-ci, comme la société de son temps, comme vous et moi, a évolué. J’imagine que cette mention “d’auteur anti-industriel au sens plein du terme” eut bien diverti Debord. Ce qui l’aurait moins diverti, en revanche, c’est que l’on veuille sauver le soldat Debord de la faillite de l’entreprise situationniste dans les termes choisis par notre historien des idées.
La seconde partie de ce Mouvement des situationnistes (“Circulations, de 1972 à nos jours”) traite de la postérité situationniste. C’est sans doute, en regard de la masse d’informations communiquées, la partie la plus développée de ce livre. Un peu trop, cependant : Marcolini cite parfois des auteurs ou des collectifs (surtout dans un registre postmoderne) dont l’influence situationniste doit être revue à la baisse ou minorée. Ce panorama n’est pas inintéressant mais il excède quelque peu le propos de l’ouvrage. Il y a également des oublis dont on se demande s’ils sont délibérés ou pas (3). Marcolini reprend l’un des propos récurrents de la première partie : cette “tension interne entre romantisme et futurisme qui a fait la singularité du mouvement situationniste”, pour ajouter qu’il s’agit du phénomène le plus structurant pour comprendre sa postérité dans le champ politique”. Sauf que le plateau de la balance marcolinienne penche nettement en faveur du “futurisme”. Ainsi nous apprenons que les situationnistes ont anticipé “l’éthique hacker”, voire le cybercommunisme et l’Internet ! On ne prête qu’aux riches, n’est ce pas. Notre historien des idées s’y réfère pour constater que ces “apologies du cybercommunisme” et autres “convergent de façon étonnante avec les écrits de ceux (...) qui planifient le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication”. Pierre Levy, Alain Minc et Richard Barbrook n’ont-ils pas cité les situationnistes dans l’un ou l’autre de leurs écrits ? Et alors ! C’est vieux comme le monde, ou presque. Auparavant, Rimbaud, les surréalistes, etc., etc., ont également été cités par des personnages guère plus recommandables. Enfin la récupération, nous y venons, représente un bien trop gros morceau pour être traité dés à présent.
Sinon Marcolini évoque “l’influence de Debord et du mouvement situationniste” chez un Jean-Claude Michéa. Il n’en est rien. La critique du gauchisme faite en son temps par l’I.S., puis largement reprise par la suite dans les milieux radicaux, anarchistes, et ultra-gauchistes n’a qu’une lointaine ressemblance avec le contenu des critiques adressées par Michéa aux gauche et extrême-gauche, lesquelles, au contraire, inspirent prioritairement au fil des années des cercles intellectuels se réclamant de la droite (4). Écrire également que “la ligne adoptée par l’EdN s’est maintenue de 1984 à nos jours” s’apparente à une aimable plaisanterie. Je renvoie Marcolini au petit essai que j’ai écrit sur la question (5). En revanche, la relation entre les notions de “spectacle” et de “représentation”, induite par la référence aux travaux de Lacoue-Labarthe et Nancy, mériterait un plus large examen.
J’en viens à l’essentiel, à savoir la substantielle conclusion de ce Mouvement des situationnistes. Dans cette partie conclusive, Marcolini jette définitivement le masque : celui d’un historien encore soucieux, malgré tout, de ménager la chèvre et le chou. Le diagnostic est net et sans appel : le mouvement a été “intégré” aux mécanismes de la société du spectacle et “récupéré” en totalité par cette même société. Devant un constat si dépréciatif on se demande de nouveau pourquoi Marcolini, comme on l’a vu plus haut, en exclut le Debord postérieur à I.S. Si cela s’avérait exact, de la manière même dont notre historien des idées le formule, Commentaires sur la société du spectacle serait donc une critique impitoyable de La Société du spectacle ? C’est stupide, bien entendu. Qui pourrait le soutenir ? Il y a quelque chose qui cloche dans le raisonnement marcolinien. Soit le bilan de l’I.S. n’est pas si lourd et si désastreux que le prétend Marcolini ; soit la volonté marcolinienne de sauver après 1972 Debord de ce désastre s’apparente à une galéjade. Sinon on n’y comprend rien.
Pour en venir au détail de cette “récupération”, Marcolini cite trois retournements de veste situationnistes : Walter Korun, Anton Hartstein et René Vienet. Les deux premiers sont des “petits poissons” n’ayant eu qu’un rôle secondaire au sein de l’I.S., surtout en ce qui concerne le second (qui a été six mois adhérent à l’I.S. et non un an et demi comme l’écrit Marcolini). Le cas de René Vienet parait plus sérieux en raison du temps (dix ans adhérent), et de la place qui a été la sienne dans l’I.S. vers la fin des années soixante (sans oublier l’animateur au début des années 70 de la collection “bibliothèque asiatique”). Vienet est ensuite devenu “un homme d’affaire, représentant et conseiller à Taïwan” de plusieurs grandes entreprises françaises. J’ajoute, pour compléter la fiche de Marcolini, que cet ancien situationniste à même écrit il y a quelques années un article dans les colonnes du Figaro. Avec Vienet nous sommes en présence de la seule prise de taille par les circuits de “l’État et de l’économie capitaliste” à mettre au passif des situationnistes. Cela ne fait quand même pas trop sérieux si l’on compare cette triple prise aux notables, nombreux et spectaculaires retournements de veste observés dans les rangs gauchistes (maoïstes plus particulièrement). Seuls les milieux anarchistes semblent épargnés par ces “retournements”, mais il est vrai qu’on y trouve plus de prolétaires qu’ailleurs. 
Enfin, pour revenir aux situationnistes, prendre pour argent comptant, comme le fait Marcolini, telle déclaration de la Fondation Saint-Simon se félicitant d’avoir mis en lumière “les filiations profondes existant entre les situationnistes et les nouveaux capitalistes” (Berlusconi, De Benedetti, etc.), sans voir de quoi il en retourne - et sans s’interroger sur la présence (ne parlons pas de pertinence) de ce type de retournement critique dans des cercles intellectuels qui ont joué, je le rappelle, un rôle plus ou moins occulte lors de la mise en place des “plan Juppé” et autres “réformes” de même acabit, - apporte un nouvel éclairage sur la méthode marcolinienne. La Fondation Saint-Simon n’étant pas, que je sache, la tasse de thé de notre historien des idées, elle serait donc critiquable sur de nombreux plans, et pour de nombreuses raisons excepté lorsqu’il s’agit des situationnistes ? La ficelle commence à être un peu trop grosse. Dans la foulée Marcolini fait un parallèle entre les situationnistes (à qui il reproche leur attitude “irrespectueuse” à l’égard des monuments et des œuvres artistiques du passé) et la tendance du capitalisme à défigurer et détruire “tous les témoignages historiques des civilisations qui l’ont précédé”. A contrario, ajoute-t-il, de l’attitude respectable des militants et des théoriciens du mouvement ouvrier, et en particulier des anarchistes espagnols. A travers ce parallèle Marcolini réinvente à sa façon le système des vases communicants : en chargeant la barque capitaliste pour mieux couler le rafiot situationniste. Je ne vais pas reprendre dans le détail une histoire réduite aux seuls témoignages susceptibles de corroborer le point de vue marcolinien. Ceci au détriment de faits qui viendraient s’inscrire en faux contre cette relecture. Pour ne prendre qu’un seul exemple : les incendies d’églises par les anarchistes durant la guerre d’Espagne me paraissent difficilement ressortir d’une attitude respectueuse.
On n’est pas étonné de trouver dans le même paragraphe un vibrant plaidoyer en faveur du travail, emprunté dans les grandes lignes aux auteurs du courant anti-industriel. On l’avait déjà lu ailleurs : “le mépris des situationnistes à l’égard du travail et des idéologies qui le justifient a convergé historiquement avec la disparition de la figure du travailleur amoureux de la “belle ouvrage””. Marcolini reprend au passage un refrain proudhonien que l’on peut retrouver chez Michéa. Il n’hésite par à se réclamer abusivement, une fois de plus, des socialistes du XIXe siècle. Je réserve pour l’instant ma réponse et y reviendrai plus tard. Afin de ne rien oublier, notre historien des idées ajoute à cette liste noire “les critiques virulentes portées par les situationnistes contre le militantisme” : Marcolini arguant ici d’une prétendue “volonté de ranger l’action révolutionnaire à sa source pulsionnelle immédiate” (sic). Ce qui contribue, selon lui, “à délier de toute visée stratégique politique organisée durablement en terme de changement social” et “à fabriquer une subjectivité égoïste repliée sur l’assouvissement de ses propres appétits”. Rien que ça ! La critique du militantisme a été faite - et bien faite - par l’I.S. en son temps mais les situationnistes n’étaient pas les seuls à l’exprimer dans les termes choisis. Cette critique d’ailleurs recoupait celle du gauchisme. Marcolini entretient sciemment une confusion entre les effets de cette critique du militantisme, bénéfique il va sans dire de mon point de vue, et la remise en cause de l’action politique en lien avec une montée de l’individualisme apparue durant les années 1980. Ceci dépasse bien évidemment la critique du militantisme faite il y a presque un demi siècle par les situationnistes. Encore faudrait-il reprendre la question à une autre échelle, et dans un temps différent de celui de l’histoire de l’I.S. pour y répondre de manière circonstanciée. Ce que se garde bien de faire Marcolini, plus que jamais historien “des idées qui m’arrangent”.
Nous n’en sommes qu’au hors d’oeuvre. En guise de plat de résistance, Marcolini va s’appuyer sur l’ouvrage de Luc Boltanski et Éve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, pour prolonger sa réflexion sur “la récupération par le capitalisme de l’activité situationniste”. Il parait difficile de répondre sur ce thème précis à Marcolini sans auparavant discuter le bien fondé ou pas de cette thématique récupératrice chez Boltanski et Chiapello, et par voie de conséquence des thèses exposées dans Le nouvel esprit du capitalisme. Je m’y consacrerai plus loin le temps qu’il faudra , puis je reviendrai plus rapidement sur les enseignements marcoliniens d’une telle lecture pour ce qui concerne les situationnistes.
Je reviens à la conclusion de ce Mouvement des situationnistes. Il faut attendre les dernières pages pour savoir, comme on disait à une certaine époque, d’où parle Marcolini. Il entend d’abord démontrer que le capitalisme intègre et récupère tout ce qui s’oppose délibérément à lui, surtout quand cette opposition propose de changer radicalement “la totalité des rapports sociaux” comme le préconisaient les situationnistes. Le lecteur est alors ensuite surpris d’apprendre qu’il y aurait quelque chose d’extérieur au capitalisme qui n’a pas encore été “happé dans ses rouages” (Marcolini évoque même une résistance). Compte tenu de ce qui précède nous nous perdons en conjectures : serait-ce Dieu ? Mais non, la réponse s’avère plus triviale (ou plus décevante). Pour Marcolini la chose résiderait en une attitude : celle “d’être conservateur mais de l’être “dans un sens qu’aucun homme qui s’affiche comme un conservateur n’accepterait””. Cette dernière citation est empruntée à Günther Anders. Il n’est pas sûr que le contexte dans lequel Anders s’est ainsi exprimé soit réellement en phase avec le propos marcolinien. Cela devient secondaire car Marcolini nous sort alors de son chapeau un concept : celui de “conservatisme révolutionnaire” censé répondre aux questions que se pose l’humanité (du moins une humanité revue et corrigée depuis les lunettes marcoliniennes). Il s’agit ni plus ni moins que d’une défense des valeurs traditionnelles. Certes l’habillage proposé par Marcolini parait plus seyant que l’habituelle vêture de la tradition conservatrice. Notre historien des idées évoque des figures de “conservateur ontologique” ou “conservateur radical” en se référant à Orwell, Pasolini, et aux paysans et artisans de l’ancien régime demandant que leurs droits et coutumes soient respectés. Ce “conservatisme révolutionnaire”, avance alors Marcolini, serait exactement le contraire de “la révolution conservatrice” de l’entre-deux guerres. Le bon docteur Freud nous a appris ce que ce genre de dénégation signifiait. La révolution conservatrice de l’Allemagne de Weimar, puisque c’est cela dont il est question, ne relève nullement d’un “modernisme réactionnaire” ! Où donc notre historien des idées a-t-il été pêcher cela ? (6) La révolution conservatrice plonge ses racines dans un certain romantisme pour exprimer un triple refus : de l’industrialisation, du nationalisme, de la modernité. N’est ce pas ce que défend plutôt prou que peu Marcolini ? En mettant de côté la question nationale, je relève plus de points de convergence que de divergence entre la “révolution conservatrice” de l’entre-deux guerres et le “conservatisme révolutionnaire” sous l’étendard duquel se place Patrick Marcolini.
Que pouvait-on attendre, pour citer une derniere fois Le mouvement situationniste : une histoire intellectuelle, d’un philosophe affichant de telles couleurs, même coiffé de la casquette d’historien des idées ? Ce livre, pareillement à charge, évoque plus l’instruction du fameux juge Burgaud dans l’affaire d’Outreau que le travail argumenté, circonstancié, recontextualisé, même critique d’un véritable historien. En outre Marcolini perd sur les deux tableaux : l’historien, je viens de l’évoquer ; le polémiste (ne parlons pas du philosophe) pâtit lui de la composition du livre (j’ai d’emblée précisé en quoi). Cependant, contrairement au juge Burgaud, Marcolini ne risque pas de passer devant une commission “parlementaire” ou autre lui demandant des comptes sur ses faux témoins, ses amalgames, ses raccourcis, ses absences, ses approximations et son confusionnisme intéressé. L’histoire du mouvement situationniste reste à écrire.

En 2011, dans une Lettre ouverte à Anselm Jappe, commentant la manière dont Jappe reprenait à son compte quelques unes des thèses du Nouvel esprit du capitalisme, je m’étais interdit de traiter en trois quatre lignes un ouvrage aussi touffu que volumineux, autant foisonnant que discutable, et parfois ambigu, plus problématique en tout cas que ne le laissaient supposer des commentateurs pressés ou peu versés dans la nuance. Je précisai toutefois que l’opposition entre “critique sociale” et “critique artiste” me semblait ressortir du domaine des fausses bonnes idées, le concept de “critique artiste” m’apparaissant de surcroît peu pertinent. Par conséquent, pour résumer, je remettais en question la thèse centrale du livre (plus nuancée, j’insiste, chez Boltanski et Chiapello, que ce qu’en retiennent certains lecteurs) : à savoir la capacité du capitalisme à tout récupérer (ou presque tout) à l’ère, selon les auteurs, du “troisième esprit du capitalisme”.
Les limites de cette “lettre ouverte” ne m’avaient donc pas permis de développer ce rapide commentaire. Le mouvement des situationnistes m’en donne maintenant l’occasion puisque cette notion de “récupération” s’avère centrale et décisive chez son auteur pour caractériser les situationnistes. Pour revenir auNouvel esprit du capitalisme je n’entends pas discuter de tous les aspects de cet ouvrage sociologique, mais principalement de ceux, d’ailleurs essentiels, qui ont fait le succès et la renommée de ce livre, non sans quelquefois entraîner des commentateurs à solliciter le texte pour l’orienter dans la direction souhaitée. Vu sous cet angle ce succès peut s’apparenter, du moins en partie, à un malentendu. Il ne parait pas certain que les auteurs du Nouvel esprit du capitalisme se reconnaissent toujours dans ce qu’on a pu écrire ici ou là sur leur livre, ou dans la manière dont leurs thèses sont parfois exposées. On a pu s’étonner que Luc Boltanski, lors de la parution du dernier opus de Jean-Claude Michéa, lui consacre un article très peu amène dans les colonnes du Monde. Indépendamment des raisons de la présence de Boltanski, qui n’appartient pas à la rédaction du “Monde des livres” (j’aborde cet aspect conjoncturel dans Cours plus vite Orphée, Michéa est derrière toi ! ), le lecteur familier de l’oeuvre de Michéa n’est pas sans savoir que ce philosophe reprend dans plusieurs pages de ses ouvrages les thèses du Nouvel esprit du capitalisme sans toujours citer ses sources (alors qu’il le fait avec ses références habituelles : Orwell et Lasch en tête). On a déjà un début d’explication à la mauvaise humeur de Boltanski. Mais on comprend mieux ensuite la volée de bois de vert adressée à Michéa si l’on ajoute que ce dernier reprend ici ou là le propos récurrent du Nouvel esprit du capitalisme analysant le capitalisme aujourd’hui et de sa capacité de récupération pour en tirer des conclusions absentes chez Boltanski et Chiapello. Michéa fait porter la responsabilité de cet état de fait aux gauches et extrême-gauches associées au libéralisme, quand Boltanski et Chiapello, dans leur registre sociologique, proposent de corriger les effets délétères du capitalisme à l’aide d’un cadre critique dont la gauche (même si elle n’est pas explicitement nommée) serait partie prenante. Cette observation est surtout utile pour tenter de circonscrire le “lieu politique” d’où parlent implicitement nos deux auteurs. C’est également l’occasion d’avancer que le concept de “critique sociale” chez eux porte à discussion. Il y a deux façons de le discuter. D’abord sur ce qu’entendent par “critique sociale” les auteurs du Nouvel esprit du capitalisme,ensuite dans les relations que cette critique entretient avec la critique dite “artiste”.
On sera d’accord avec Boltanski et Chiapello pour dire que la critique sociale apparaît dans les textes des premiers socialistes du XIXe siècle, et plus particulièrement chez Marx. Pourtant l’insistance accordée dans Le nouvel esprit du capitalisme à la notion d’exploitation (au détriment par exemple de celle d’aliènation) vide la critique sociale d’une partie de sa substance. Quand les deux auteurs, dans le même ordre d’idée, s’arrêtent sur “l’association particulièrement forte en France entre la critique sociale et le mouvement communiste” (il s’agit ici, précision utile, du parti communiste et de ses satellites), je leur répondrai que c’est justement la critique sociale à laquelle je suis redevable depuis plus de quarante ans (elle m’a formé, dirais-je, pour parler comme Riesel et Semprun), qui m’a permis de ne pas confondre le communisme (tel que l’entendait Marx, voire une partie des anarchistes du XIXe siècle) avec sa postérité léniniste, et plus encore stalinienne. Il ne s’agit pas exactement, c’est le moins que l’on puisse dire, de la même critique sociale. Celle à laquelle se réfèrent nos deux sociologues entre plus en résonance avec ce que Rosanvallon et d’autres appelleront plus tard “nouvelle critique sociale”. Ceci pour avancer que le “cadre critique” du Nouvel esprit du capitalisme évoqué plus haut devrait être qualifié de “réformiste” (dans le sens ancien du terme et qui a prévalu jusqu’au début des années 1990). Nous en avons une première illustration lorsque Boltanski et Chiapello insistent particulièrement sur l’aspect amélioratif et concret des effets de la critique. Dans cet ordre d’idée ils évoquent, en regard de l’agitation politique des années 1970, la “grande politique contractuelle” de ces années là, laquelle “augmentera dans des proportions importantes la sécurité des salariés et contribuera à mettre en place un statut du salariat”. Boltanski et Chiapello se réfèrent non sans raison à une “relance de la critique sociale” au milieu des années 90 (on retiendra davantage l’exemple des grèves et manifestations de décembre 95 que la mention “d’ouvrages destinés à un large public” sur des thèmes à caractère sociaux et économiques”). Là encore, les effets de cette critique en terme de “politique publique responsable” ou de “constitution de nouveaux droits” ne sont pas sans édulcorer ce que l’on attendrait d’une véritable critique sociale.
En ne changeant pas vraiment de registre on trouve dans Le nouvel esprit du capitalisme des pages pertinentes sur les contenus de la notion d’exclusion depuis la fin de la période soixante-huitarde. Pourtant doit-on pour autant parler d’un “renouveau de la critique sociale” en regard des thématiques humanitaires, citoyennes ou anti-discriminatoires ? Les deux auteurs, en privilégiant ici une approche anglo-saxonne, mettent l’accent sur un “impératif de non discrimination” plutôt que sur l’exigence d’égalité. Position réformiste s’il en est.
Il n’y aurait pas tant lieu de s’attarder sur la critique sociale revue, pour ne pas dire corrigée par Boltanski et Chiapello si elle ne se trouvait mise à l’épreuve, et réciproquement, par la “critique artiste”. On peut encore suivre nos deux sociologues lorsqu’ils disent que celle-ci s’enracine “dans l’invention d’un mode de vie bohème”. Puis souscrire au constat alors proposé en terme de “désenchantement” et de recherche d’authenticité dans “un monde bourgeois associé à la montée du capitalisme” : avec “la perte du sens du beau et du grand” qui en résulte et en l’associant au “moralisme étroit de la société bourgeoise”. Nous sommes en terrain connu, les analyses de Boltanski et Chiapello recoupent celles des Règles de l’art de Bourdieu. Je relève cependant un problème terminologique quand les deux auteurs avancent “que la critique artiste repose sur une opposition dont on trouve la mise en forme exemplaire chez Baudelaire” : d’un côté le monde bourgeois, celui de “l’attachement” et de la “stabilité” ; de l’autre (à travers “des intellectuels et des artistes libres de toute attache”) celui du monde du “détachement” et de la “mobilité”, qu’incarne par exemple la figure du dandy. Exemplarité baudelairienne ? J’en doute. Il y a des oppositions (parler de “contradiction” serait plus précis) chez Baudelaire plus significatives, plus affirmées et plus exemplaires que celle-ci (une banalité sociologique pour évoquer les écrivains et les artistes issus d’un milieu bourgeois). L’une des principales contradictions chez Baudelaire repose sur le fait que cet écrivain, considéré à juste tire comme l’inventeur de la modernité, est également celui qui, plus que d’autres, s’est insurgé contre le progrès et le monde moderne. Le raisonnement à la base me parait donc vicié. Doter pareille critique de telles béquilles induit un mode de locomotion pour le moins incertain. Elle risque de marcher de guingois, à considérer qu’elle avance. Comme dirait Roland Barthes : “Le sujet fait du surplace”.
Curieusement, Boltanski et Chiapello n’évoquent pas ici la notion de modernité qui vient naturellement sous la plume des lors que l’on se réfère à Baudelaire dans une telle configuration. Le reste, d’une certaine façon, découle de cette difficulté terminologique. Cette “critique artiste” désigne une chose, et quelquefois une autre, voire les deux à la fois. Il s’agit d’un concept à géométrie variable. On pourrait m’objecter que les deux auteurs prennent le soin de préciser en amont que “la critique artiste est antimoderne quand elle insiste sur le désenchantement et moderniste quand elle se préoccupe de libération”. Cette dialectique ne manque pas de subtilité. On verra plus loin à l’épreuve des faits que ceux-ci font davantage ressortir le coté volatil du concept qu’ils n’en confirment le bien fondé dialectique.
Sinon, pour reprendre le fil historique tendu par Boltanski et Chiapello, cette “critique artistique” serait longtemps restée marginale jusqu’en 68 : le mouvement de mai va la mettre “au coeur de la contestation”. Selon nos deux auteurs, les étudiants et les jeunes salariés (ceux-ci issus du monde étudiant) vont “plutôt développer une critique de l’aliénation qui reprend les principaux thèmes de la critique artiste”. Celle-ci, précisent-ils, ayant été renouvelée dans un langage emprunté à Marx, Freud, Nietzsche et le surréalisme, et développée par les avant gardes politiques dés les années 50 : Socialisme ou Barbarie et l’Internationale Situationniste sont cités. Classer le groupe Socialisme ou Barbarie (voire l’I.S.), même sous une forme renouvelée, dans le camp de la “critique artiste” ne plaide pas en faveur du concept. Mais cela est dit en passant, voyons plus loin de quoi il en retourne pour ce qui concerne l’après 68.
Ici le relevé de Boltanski et Chiapello en terme de “critique artiste” s’articule autour de deux axes (“d’exigences de la libèration” et de “vie vraiment authentique”) pour décrire une nébuleuse contestataire recouvrant les “mouvements féministes, homosexuels, antinucléaires”, et où ”le rejet du totalitarisme occupe la première place”. Parallèlement à l’abandon par la gauche de la critique sociale (selon la définition des deux auteurs), laissée aux seuls P.C.F. et C.G.T., la “critique artiste” recueille des succès dans le domaine des mœurs et de l’écologie qui vont contribuer, précisent Boltanski et Chiapello, à masquer une série de phénomènes au sujet desquels nos auteurs consacrent deux chapitres. 
On y apprend que la “critique artiste”, du moins ses effets à plus ou moins long terme, serait responsable de la désyndicalisation observée depuis les années 1980, de la désaffection d’institutions (familiales, religieuses, et politiques, notamment du parti communiste) jugées oppressives. En y ajoutant “cette autre institution de poids : l’État”. Une telle responsabilité parait bien exagérée. Mais elle a le mérite, si j’ose dire, de pointer du doigt une seule et même responsable, laquelle, si l’on sait lire, pousse un peu trop loin le bouchon de la liberté, de l’égalité et de l’émancipation. J’imagine que Boltanski et Chiapello n’ont pas dû être tout à fait convaincu par le caractère univoque de leur démonstration, puisqu’ils insistent alors sur l’alliance des deux critiques dans des situations particulières. Dans le domaine syndical, par exemple, via la critique gauchiste du communisme, mais de manière plus générale à travers le lien fait entre “la critique de la domination” et une “exigence de libération”. Les deux auteurs retombent sur leurs quatre pieds mais rendent encore plus problématiques ces deux notions critiques. J’en viens maintenant à la principale thèse de l’ouvrage.
Partant de ce qu’ils appellent “le troisième esprit du capitalisme”, à savoir la capacité du capitalisme d’aller “puiser des ressources en dehors de lui-même”, y compris dans quelques unes de celles qui lui seraient hostiles, les deux auteurs vont tenter d’en expliquer le bien fondé à l’aide d’exemples concrets. Ils consacrent tout un chapitre à la “littérature de management des années 90” pour finalement constater que la “capacité de mobilisation” décrite ici leur “semble finalement médiocre”. La pêche se révèle plus fructueuse avec “l’exaltation de la mobilité” que Boltanski et Chiapello vont décliner dans de nombreuses pages. Cette mobilité devient même l’alpha et l’oméga d’un capitalisme précarisant ceux pour qui “l’enracinement local, la fidélité et la stabilité” constitueraient encore des valeurs. On sent pointer derrière l’analyse sociologique quelque présupposé philosophique pour ne pas dire moral. Là, pour en venir à la thèse en question, les deux auteurs vont associer cette mobilité à l’exigence de libération caractéristique de la “critique artiste”. Boltanski et Chiapello l’illustrent à travers la pensée d’un Gilles Deleuze critiquant “ce qui était dénonçable en tant que “point fixe” susceptible de faire référence : soit, par exemple, l’État, les familles, les Églises et plus généralement toutes les institutions, mais aussi les maîtres à penser, les bureaucraties, les traditions (parce qu’elles tournées vers une origine traitée comme point fixe) et les eschatologies, religieuses ou politiques, parce qu’elles rendent les êtres dépendants d’une essence projetée dans l’avenir”. La critique philosophique de ce “point fixe” est une chose (critique à laquelle je souscrirais), la mobilité initiée par le capitalisme en est une autre. Il y a quelque abus à vouloir ici les associer. 
Nous n’en sommes qu’aux années 1970. Les deux auteurs poursuivent cette exploration au fil du temps pour mentionner l’apparition de nouveaux mouvements sociaux qui se distinguent des organisations traditionnelles de la période précédente (à qui l’on reproche leur rigidité et les risques de bureaucratisation) par leurs structures militantes plus “souples” et “flexibles” : donc hétérogènes, plurielles, et s’inscrivant dans une logique de réseau. Il n’en faut pas plus à Boltanski et Chiapello pour en conclure à “l’homologie morphologique entre les nouveaux mouvements protestataires et les formes du capitalisme qui se sont mises en place au cours des vingt dernières années”. Dans cette version soft de l’histoire du chien promis à la noyade “flexibilité” et “logique du réseau” prennent la place de la rage.
En fin de compte, on l’aura deviné, ce “nouvel esprit du capitalisme” vise à récupérer tout ce qui peu ou prou serait logé à l’enseigne de la “critique artiste”. Le déchiffrage est parfois laborieux, voire problématique eu égard la volatilité du concept. Ce qui ne veut pas dire que le relevé ici ou là soit inexact. Mais les pages qui y souscrivent traitent d’un aspect isolé de la question sans pour autant venir étayer ce qui fait débat dans le livre. Peut-on tirer de telles conclusions, lourdes de conséquences théoriques et pratiques, quand la cause, cette hybride “critique artiste”, branle autant dans le manche (et cela vaut également pour une “critique sociale” par trop timorée) ? D’ailleurs, pour s’arrêter sur un passage du Nouvel esprit du capitalisme que d’aucuns considèrent “décisif”, je pense pour ma part que Boltanski et Chiapello ratent leur cible. Nos deux auteurs se réfèrent à quatre sources d’indignité censées recouvrir les notions de “critique sociale” et “critique artiste” pour y diagnostiquer “l’ambiguïté intrinsèque de la critique” qui l’entraîne à toujours partager - même pour ce qui concerne les mouvements les plus radicaux - “quelque chose avec ce qu’elle cherche à critiquer”. C’est quoi ce quelque chose ? Boltanski et Chiapello répondent : “Cela tient au fait que les références normatives sur lesquelles elle s’appuie (la critique) sont-elles-mêmes inscrites pareillement dans le monde”. Nous voilà bien avancé ! Qu’est ce qui ne serait inscrit “pareillement dans le monde” ? Et pourquoi les “références” deviennent alors “normatives” ? On peut trouver brillant cet exercice tautologique tout en restant sur sa faim “critique”. Que peut-on construire sur un tel flou théorique ? 
Plus loin, les deux auteurs nous certifient que “ceux qui étaient à l’avant-garde de la critique dans les années 70 sont souvent apparus comme les promoteurs de la transformation” (celle impulsée par le “nouvel esprit du capitalisme”, il va sans dire). Soit, mais qui sont-ils ? Et en quoi précisément participent-ils de cette “transformation” ? A part l’exemple de Deleuze, Boltanski et Chiapello s’avèrent peu diserts sur le sujet. Et les processus de transformation en cours ne sont pas vraiment mis en relation avec les auteurs, ouvrages et courants de cette “avant garde de la critique” qui finit par ressembler à une armée mexicaine. On en vient cependant à un exemple concret lorsque les deux auteurs évoquent la récupération de la thématique autogestionnaire. Mais qu’est ce qui est récupéré pour le coup : l’autogestion ou l’usage qui en est fait dans certaines sphères politiques ? Ce n’est pourtant pas la même chose. Là encore Boltanski et Chiapello paraissent imprécis dans un domaine qu’ils maîtrisent moins bien que la littérature de management ou le connexionnisme cognitif. Je veux bien admettre que l’autogestion revue et corrigée par la CFDT après 1977, ou le P.S., voire par un P.C.F. en voie de déstalinisation, ou quelques supplétifs gauchistes passés par la Yougoslavie de Tito, a pu être récupérée puisqu’elle représente bien évidemment un leurre dans un monde régi par le capitalisme, new look ou pas. Il faudrait replacer l’autogestion dans le contexte d’une histoire plus globale, celle des conseils ouvriers, pour redonner à l’autogestion son sens actif et dynamique. 
La question de l’autogestion reste néanmoins périphérique dans le dispositif. Boltanski et Chiapello, après avoir tourné autour du pot, en viennent au coeur de cette notion de récupération indexée sur la “critique artiste”. Il le formulent sous les quatre formes suivantes : demande d’autonomie, de créativité, d’authenticité, de libération. Ce ne sont pas les constats que l’on peut partager ici ou là quant à la capacité indéniable du capitalisme ancien ou nouveau de récupérer, ou du moins de désamorcer quelques unes des thématiques exprimant la contestation des années 1970, que je discuterais. Sinon nous n’en serions pas là (en nous arrêtant à l’année 1999, celle de la parution du Nouvel esprit du capitalisme ). Mais mettre à plat ces quatre formes (typiques, selon les deux auteurs, de la “critique artiste”) n’a pas la signification que leur prêtent Boltanski et Chiapello à condition de reconnaître qu’elles recoupent des réalités différentes, voire contradictoires. C’est l’effet, une fois de plus, de la volatilité, de la versatilité et de la perniciosité du concept de “critique artiste”. La grille de lecture proposée pourrait être rabattue plus pertinemment pour analyser par exemple le phénomène de gentrification des grands centres urbains : ces quatre demandes traduisent les aspirations des nouvelles classes moyennes (et classes moyennes supérieures) qui investissent les anciens quartiers populaires des grandes villes, et plus récemment de la proche banlieue. 
Dissipons un possible malentendu en rappelant cette évidence : tout pouvoir ou toute domination dans les sociétés dites démocratiques (régis par la loi capitaliste ou comme on le dit plus euphémiquement par celle de “l’économie de marché”) mis en difficulté se trouve dans l’obligation d’ouvrir un front idéologique (celui de la bataille des idées) pour tenter de reprendre l’avantage dans des secteurs où l’idéologie dominante a été soumise à plus ou moins rude épreuve. L’originalité du livre de Boltanski et Chappiello étant de subordonner cette “reprise en main” à un troisième esprit du capitalisme. Cependant, par delà le constat, partagé par tous, ou presque, que nous vivons depuis les années 1970 dans une période de reflux, avec les conséquences que cela induit, les analyses peuvent sensiblement diverger quant aux places et rôles respectifs du capitalisme et de ses opposants dans pareille configuration. Je le répète : je ne nie pas par ailleurs l’intérêt de certaines pages du Nouvel esprit du capitalisme, celles où les deux auteurs se livrent à des descriptions sociologiques précises ou pertinentes, souvent sur le mode de la digression, dans les domaines qu’ils maîtrisent le mieux. Mais il manque l’essentiel : une colonne vertébrale capable de faire tenir tout cet ensemble. On pourrait me rétorquer qu’elle existe. C’est à voir. Ce qui apparaîtrait pour telle me semble plutôt cousu de fil blanc. En résumé Le nouvel esprit du capitalisme s’apparente à une version renouvelée et très améliorée de La pensée 68 des Ferry et Renaut. Sans parler du même lieu que ces deux philosophes (classés à droite), Boltanski et Chiapello proposent une lecture plus séduisante, plus décapante, plus globale, et davantage susceptible de rallier à elle des lectorats différents (en traitant de thématiques connues que l’éclairage inédit du Nouvel esprit du capitalisme renouvellerait). 
Comme je l’ai relevé plus haut, les deux auteurs portent implicitement les couleurs d’une gauche responsable (réformiste dans le sens ancien du terme). Leur principale cible étant la “gauche contestataire”, ou le gauchisme, et plus généralement tout ce qui aurait partie liée avec la “libération” sous toutes ses formes dans l’après 68. Plus précisément, sans toujours le dire, nos deux auteurs s’en prennent surtout à ce que j’appellerais la critique radicale. C’est ce dont ils veulent parler, assez souvent, à travers la terminologie “critique artiste”. La ficelle parait quelquefois grossière mais je crains qu’on ne l’ait pas vue, ou pas voulu la voir. A vrai dire, Boltanski et Chiapello défendent in fine et non sans talent une vision du monde qui n’est pas celle - loin de là ! - de ceux qui se réfèrent à cette critique radicale et la pratiquent. Et pourtant, là réside le paradoxe, on reconnaîtra que ce “talent” réside dans la plus ou moins grande capacité du Nouvel esprit du capitalisme à vouloir renverser le paradigme critique. La critique de type soixante-huitard, qui s’en prenait de manière manifeste au capitalisme, se trouvant maintenant accusée de faire le lit du nouvel esprit du capitalisme. 
Je n’aurais pas consacré toutes ces pages critiques au Nouvel esprit du capitalisme si par ailleurs cet ouvrage, pour en revenir à mon propos initial, ne suscitait depuis sa parution un fort intérêt chez quelques uns des penseurs faisant l’objet de commentaires critiques sur “l’herbe entre les pavés” : ces penseurs n’hésitant pas quelquefois à solliciter le texte pour l’orienter dans la direction souhaitée. J’ai d’emblée évoqué le cas particulier de Jean-Claude Michéa. J’y ajoute Anselm Jappe, Annie le Brun (7)), et Patrick Marcolini. Ce dernier nom nous ramène à l’Internationale Situationniste. Qu’en disent Boltanski et Chiapello ? Pas grand chose. L’I.S. se trouve enrôlée au côté de Socialisme ou Barbarie parmi les avant garde ayant renouvelées la “critique artiste”. Elle est également mentionnée dans une note de bas de page où, “pour prendre un exemple récent, celui du situationnisme”, les deux auteurs empruntent à un étudiant nommé... Julien Coupat (!) (dans un mémoire DEA datant de 1997, jamais publié), l’idée d’une opposition entre “critique radicale de la modernité” et “critique moderniste”, la première étant défendue par Debord et la seconde par Vaneigem : laquelle opposition expliquerait la rupture entre les deux situationnistes, puis l’autodissolution du mouvement. Dans une autre note de bas de page, Boltanski et Chiapello mentionnent Debord à travers une citation de Coupat. Nos deux sociologues ne connaissent donc les situationnistes qu’à travers un document non porté à la connaissance du public, et à priori discutable autant qu’on peut le vérifier en se rapportant à la brève remarque de Boltanski et Chiapello. Cette digression nous ramène à la conclusion du livre de Marcolini.
Je reprends l’analyse là où je l’avais laissée. Marcolini s’efforce, comme je l’ai précisé, de reconstituer pour les besoins de sa démonstration un “mouvement situationniste” qui puisse correspondre à la grille de lecture proposée par Boltanski et Chiapello. Il emprunte à deux “décus du situationnisme” l’idée, déjà fortement exprimée tout au long de son ouvrage, que les situationnistes ont surtout innové dans le domaine des mœurs, contribuant ainsi à la modernisation de la société. L’I.S., revue par Marcolini, devient une organisation hédoniste, permissive, transgressive, mettant la jouissance au poste de commandement. Citant alors Boltanski et Chiapello, notre historien des idées enveloppe le tout dans le paquet “critique artiste”. Il suffit d’agiter son contenu pour obtenir, non pas l’âge du capitaine, mais la preuve par Marcolini de la récupération des situationnistes par le nouvel esprit du capitalisme. Pour aggraver son cas, Marcolini reprend l’une des grilles d’analyse proposée dans Le nouvel esprit du capitalisme que j’ai plus haut commentée : celle des demandes d’autonomie, de créativité, d’authenticité et de libération censées traduire l’un des modes de récupération de la “critique artiste”), en remplaçant ici authenticité et libération par jeu et nomadisme. 
C’est peu dire que l’on est pas décu du voyage. Le passage concernant l’autonomie remporte la palme. Marcolini y livre la thèse secrète de son livre. L’I.S. a été profondément vaneigemisé par le sémillant Raoul, alias “le vampire du borinage”. Depuis une conception politique reposant sur la notion de réseau, Vaneigem participe (et avec lui l’I.S.) à la mise en place de “l’idéologie connexionniste”, nec plus ultra du nouvel esprit du capitalisme. La créativité maintenant. Vaneigem rempile (mais bon sang, où donc était passé Debord !) pour irriguer la révolution “du mode de production capitaliste”. Le jeu ensuite. Encore Vaneigem ! (ça commence à bien faire : pourquoi Debord ne l’a-t-il pas exclu plus tôt !). Non content d’être l’un des inspirateurs du nouvel esprit du capitalisme, Vaneigem de surcroît est portraituré par Marcolini en “véritable entrepreneur de plaisir “ et parangon du libéralisme. Enfin, nous respirons, l’entreprise Vaneigem n’apparaît pas dans la quatrième rubrique, celle du nomadisme. Ici Marcolini nous entretient d’un “nomadisme existentiel” (sic) pour caractériser l’appétence des situationnistes en matière de voyage et d’errance. Il lui reste plus qu’à faire le lien via Michéa avec les auteurs du Nouvel esprit du capitalisme, puisque bien entendu “le nomadisme et la mobilité sont devenus entre temps les conditions transcendantales du développement capitaliste”; etc., etc.
Marcolini nous livre ainsi clefs en main, pour conclure, un mouvement situationniste revu, corrigé, puis finalement reconstruit pour les besoins de sa démonstration : les thèses, les pratiques et la vision du monde des situationnistes auraient été sur tous les plans récupérées en raison de leur “compatibilitéavec la tendance profonde du capitalisme moderne”. On peut également y entendre quelque chose de comparable à la manière dont certains anciens communistes et gauchistes vouaient Marx aux gémonies en l’accusant d’être l’inspirateur du Goulag. Dans un fragment d’Aurore, Nietzsche établit une hiérarchie entre “en premier lieu des penseurs superficiels, en second lieu des penseurs profonds - qui descendent dans la profondeur des choses, - en troisième lieu des penseurs radicaux qui vont au fond des choses, ce qui a beaucoup plus de valeur que de descendre seulement dans leurs profondeurs ! - et enfin des penseurs qui enfoncent la tête dans le bourbier : ce qui ne devrait être signe ni de profondeur, ni de radicalité ! Ce sont nos chers “penseurs du sous-sol””. On ne saurait mieux dire en retenant ce dernier type de penseurs pour qualifier aujourd’hui les Marcolini et consort !

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Entre autres effets secondaires, l’affaire DSK (8) n’a pas été sans remettre sous les projecteurs un mouvement féministe qui semblait sensiblement en perte de vitesse depuis une vingtaine d’années. Les féministes de longue date et celles (et ceux) qui, par voie de presse, lors de manifestations publiques, ou par le canal pétitionnaire entendaient ainsi défendre la cause des femmes contre le sexisme, la phallocratie ou la domination masculine n’ont cependant pas su trouver de réponses à la hauteur de leur indignation. D’abord en se focalisant sur un quarteron d’hommes âgés et usés, appartenant à nos “élites” intellectuelles et politiques, les féministes et leurs soutiens tiraient sur une ambulance. A ce titre la pétition intitulée “Sexisme : ils se lâchent, les femmes trinquent”, initiée par trois organisations féministes et signée par de nombreuses “personnalités” des deux sexes, est éloquente. Le sexisme des Jean-François Kahn et consort relevait d’un archaïsme désuet, témoignant d’une France en voie de disparition ou d’une culture pour le moins surannée. D’ailleurs la mention de “propos misogynes” dans la pétition le reconnaissait implicitement. Mais c’était abusif de confondre ces “troussage de domestique” et autres joyeusetés avec “l’expression publique d’un sexisme décomplexé”. Cette focalisation permettait à la pétition de recueillir de nombreuses signatures, mais pareille confusion entre l’événementiel et une réalité au quotidien éludait pour des raisons diverses un sexisme plus diffus, plus ordinaire, présent dans toutes les couches de la société, y compris chez les jeunes générations de toutes origines : donc un sexisme moins caricatural, plus problématique, plus insidieux, qui n’avait pas attendu l’affaire DSK pour s’exprimer.
Autre remarque, plus déterminante sur “l’affaire” proprement dite : la personnalité de DSK (à travers ce qu’on a dit de lui avant son arrestation et surtout après sur ses relations avec l’autre sexe) a pesé plus lourd dans la balance que celles des deux “victimes” (Nafissatou Diallo, voire Tristane Banon). Mais pas comme on pourrait l’entendre. Les deux “victimes”, dans un second temps, se sont révélées incapables d’endosser le costume trop grand pour l’une comme pour l’autre qu’on voulait leur faire porter. Saura-t-on un jour ce qui s’est véritablement passé dans la chambre d’hôtel du Sofitel ? C’est peu probable. Cependant si cette “vérité” nous était révélée un jour lointain par DSK gageons qu’elle ferait l’objet de regrets ou de remords tardifs dans une page des Mémoires de l’ancien directeur du F.M.I. En revanche, s’il incombait à Nafissatou Diallo de nous la faire connaître, l’intéressée n’attendrait pas si longtemps : au cas où le procès en civil ne rapporterait rien, financièrement parlant, l’hypothèse de cette “vérité” achetée au prix fort par quelque gazette n’est pas à exclure. Il n’entre aucun cynisme dans ces projections. C’est juste vouloir rendre compte de tous les paramètres d’une “affaire” (y compris de ceux remettant en cause certaines “certitudes”) qui dans les rebondissements de l’hiver 2012 tourne à la farce avec l’apparition sur la scène judiciaire de personnages paraissant sortir d’un film policier français des années 50, tel le désormais célèbre Dédé la Saumure.
En ce milieu d’année 2012 le soufflé serait retombé. C’est du moins ce que l’on a entendu le 8 mars lors de la Journée internationale de la femme. Mais pouvait-il en être autrement ? La société française, répétons le, n’est ni plus ni moins sexiste depuis le 14 mai 2011. L’arrestation de DSK et les péripéties qui s’en sont ensuivies n’ont rien fondamentalement changé. La machine médiatique certes s’était emballée. Et dans cet emballement des voix avaient pu se faire entendre plus qu’à l’ordinaire sur cette sempiternelle question sexiste. Mais il ne parait pas certain que la manière de la traiter ait été tout à fait convaincante. Pour tenter d’y voir un peu plus clair prenons du recul.
Il n’y a pas lieu de distinguer fondamentalement l’émancipation de l’homme de celle de la femme. Mais on peut difficilement parler d’égalité en ce qui concerne les sexes. Ceci posé l’émancipation de la femme pourrait être alors abordée sous trois aspects différents. D’abord l’inégalité entre les hommes et les femmes (celles des revenus, des fonctions, des places) n’est que le corollaire de l’inégalité sociale. Seule une profonde transformation sociale traduisant en actes l’égalité entre les sexes permettrait d’y répondre. La parité ne représente qu’une réponse inadaptée, autant fallacieuse qu’illusoire : ce que l’on vous octroie étant par nature le contraire de l’émancipation (9). Ensuite il semble difficile de ne pas associer cette inégalité structurelle à l’assignation faite à la femme (son rôle d’épouse, de mère, de gardienne du foyer) depuis l’avènement de la civilisation judéo-chrétienne. Le “mouvement des femmes” apparu durant les années 70 l’a en grande partie remise en cause sur le plan collectif en obligeant le pouvoir en place à légiférer dans la direction voulue (la loi sur l’IVG en étant le fait le plus représentatif), mais aussi sur le plan individuel (dans les relations de couple, ou entre les sexes). Enfin le sexisme n’a pas disparu pour autant et peut le cas échéant se renforcer en fonction de l’une ou l’autre des “avancées féminines”.
Plutôt que d’évoquer le féminisme, il vaudrait mieux parler de féminismes au pluriel en raison de l’hétérogénéité du “mouvement”. Pour les besoins de ma démonstration je vais m’attacher à l’un de ces courants, minoritaire, auquel le nom de Christine Delphy se trouve particulièrement associé. La pensée de cette sociologue, militante féministe de longue date, est pour ainsi dire concentrée dans le texte La fabrication de l’ “Autre” par le pouvoir (publié dans la revueMigration et société et reproduit sur le blog de la militante féministe). C. Delphy se distingue, voire s’oppose aux courants féministes “classiques” en leur reprochant - et ce reproche s’élargit à l’ensemble de la société - de réserver l’accusation de sexisme, plus qu’auparavant, et très majoritairement aux seuls Noirs et Arabes : le sexisme ordinaire, celui des “hommes blancs”, étant par cela même réduit à la portion congrue ou passé sous silence. Ce constat, même exagéré, n’est pas faux et traduit une certaine tendance de la société française depuis une dizaine d’années (et du féminisme de manière dominante). Partant de cette constatation, C. Delphy trouve à juste titre spécieuse l’explication selon laquelle le sexisme de l’homme blanc serait imputable à sa psychologie et celui de l’homme de couleur à sa culture (non occidentale donc). C’est la conséquence (ou l’un des avatars si l’on veut nuancer) de discours reprenant l’antienne du “choc des civilisations”, dont on remarque que ceux qui les tiennent représentent un groupe très hétérogène (tout comme les publics auxquels ils s’adressent). J'y reviendrai dans un second temps. 
L’analyse de Christine Delphy sur la tendance relevée plus haut ne manque pas d’une certaine justesse, même si la nuance, comme l’aurait dit Monsieur Teste, n’est pas le fort de notre auteure. Cependant, ce constat posé, C. Delphy l’assortit de considérations discutables, voire très discutables. L’auteure retrouve quelques uns des accents du féminisme des années soixante-dix lorsque, greffant son discours sur l’une des modes intellectuelles de ce temps, elle déclare que “les vêtements sont genrés”. Les exemples cités (“les talons hauts, le maquillage, la chirurgie esthétique”) renverraient à cette vieille aliénation féminine dénoncée en son temps par une partie des féministes. Le mot “aliénation” n’est pas prononcé par C. Delphy mais le lecteur entend quelque chose d’équivalent quand l’auteure suggère qu’il s’agit ici et là (en Occident comme chez les musulmans) de “symboles patriarcaux”. C’est vouloir dire (pour ne pas quitter “vêtement” et “genre”), que le voile islamique d’un côté, les talons aiguilles de l’autre, traduisent en l’occurrence “la hiérarchie entre les hommes et les femmes” puisque dans un cas comme dans l’autre ils limitent “la mobilité” et signifient par cela même “que pour plaire aux hommes les femmes doivent “volontairement” se mettre dans des situations où leur infériorité statutaire est marquée à la fois par le sens (...) du vêtement et par les conséquence concrètes qu’ils entraînent” : à savoir “l’incapacité de courir, et donc la vulnérabilité”. Je ne m’attarderai pas sur le côté burlesque d’une telle comparaison. Si C. Delphy pouvait démontrer, études à l’appui, que les femmes portant des talons hauts sont davantage agressées sexuellement que les autres en raison de cette “vulnérabilité”, je serais prêt à retirer cet adjectif (10). 
En tout cas cette curieuse analyse entend prouver que nombre de féministes ne retiennent de la critique “genrée” du vêtement que les seuls aspects non occidentaux, à savoir le foulard islamique et le voile (intégral ou pas). Ce qui permet en retour de banaliser le vêtement féminin occidental en le soustrayant ainsi à une “véritable critique féministe”. Les limites de notre texte ne permettent pas de répondre à toutes les questions posées ici. En quoi, par exemple, les manières de se vêtir et de mettre son corps en valeur ressortent ou pas de “l’aliénation féminine”. Tout comme les relations de séduction, implicites dans le discours de C. Delphy, mériteraient une réponse circonstanciée si l’auteure était un peu plus explicite sur le sujet. A comparer ce qui n’est pas comparable (le foulard et le voile islamique sont des prescriptions religieuses, tandis que les talons hauts, le maquillage et la chirurgie esthétique relèvent des domaines culturels et anthropologiques), l’auteure nous entretient davantage de ses différends ou relations conflictuelles avec une partie des mouvements féministes qu’elle ne convainc le lecteur de la pertinence de la critique “genrée” du vêtement. 
Pour ne pas quitter le foulard islamique, Christine Delphy affirme, sans citer de sources, que porter ce foulard représente pour les jeunes filles qui l’arborent une façon de se rebeller à la fois contre le racisme ambiant, mais également contre leurs familles et parents. Ce qui contredit d’une certaine manière ce que l’auteure appelait plus haut “symbole patriarcal” (à moins que C. Delphy ne réserve cette terminologie aux seules mères et épouses : une classification à géométrie variable, mais passons). En tout cas, présenté ainsi, nous aimerions plus de précisions. Dans un ouvrage paru en 1995 (Le foulard et la République), les sociologues Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar décrivaient, partant de ce type de situation (la première à faire l’objet d’une étude approfondie), une réalité plus complexe et plus contradictoire. Ils soulignaient que le port du voile n’avait pas un sens univoque : qu’il relevait, selon les situations et les circonstances, autant d’une manière pour ces jeunes filles d’affirmer leur identité dans une société française rejetante, que de passer un compromis avec un environnement familial prescriptif afin de pouvoir prolonger leur scolarisation. Je veux bien admettre que la situation dans ce cas de figure a évolué depuis 1995. En particulier la loi anti-foulard n’a pas été sans modifier la donne. Mais cette manière catégorique chez C. Delphy de décrire une réalité qui, autant que je sache, reste complexe et non univoque renvoie à des présupposés idéologiques (à ce paradoxe, ou cette ânerie, selon les points de vue, que le foulard islamique aurait ici un aspect émancipateur). Ces jeunes filles portent-elles voile et foulard contre l’avis de leurs familles ? Ou doivent-elles le porter par obligation et prescription familiale ? Dans un cas comme dans l’autre on en tirera des enseignements différents. La vérité se situe certainement entre les deux. 
On a bien compris que Christine Delphy voulait remettre le racisme au cœur de cette problématique. D’ailleurs elle ajoute que le “ressort des campagnes anti-foulard n’est en rien une opposition à la religion en général. Le ressort est le racisme”. C’est bien entendu l’un et l’autre (ou l’une et l’autre), mais encore faut-il savoir de quoi l’on parle. C. Delphy évoque ici les “laïcards” en leur reprochant de séparer arbitrairement religion et culture. Ces laïcards défendent il est vrai une conception rigide, rigoriste, voire sectaire de la laïcité. Mais cela en fait-il pour autant des racistes ? L’auteure aurait été plus avisée de faire par exemple une distinction entre des essayistes et écrivains (on citera le seul Houellebecq), passés maîtres dans l’art de noyer le poisson raciste en excipant d’un poison musulman, et des militants laïques (autant sincères que bornés) qui ont le tort ou la faiblesse de croire encore aux vertus du modèle républicain.
Les analyses de Christine Delphy devaient immanquablement rencontrer celles des Indigènes de la République. Ce mouvement est né en 2005 au lendemain de la loi de 2004 sur l’interdiction du port des signes religieux à l’école. Il se distingue très sensiblement des autres organisations antiracistes par une récurrente référence coloniale : la France, disent-ils, restant un État colonial. Une référence qu’ils étendent à tous les aspects d’une vie publique française considérée discriminatoire pour les descendants de ces “indigènes”. Sans m’attarder sur le caractère discutable ou abusif du terme “colonial”, ou même “néo-colonial” dans la France de 2012, le propos suivant de l’un des porte-parole des Indigènes de la république (“Un banquier noir c’est d’abord un noir”) donne une indication essentielle sur cette organisation. Le soutien de C. Delphy aux Indigènes de la République prend la forme suivante : “La lutte contre la discrimination ne concerne que les gens discriminés” (en l’opposant à la lutte contre la précarité, qui elle “concerne tout le monde”). Voilà une façon bien étrange de raisonner. Comme si “la lutte contre la discrimination”, raciste en l’occurrence, n’était pas l’affaire de “tout le monde”, du moins de ceux qui veulent en terminer avec toutes les discriminations. Sachant qu’à côté de la discrimination sociale, de loin la plus importante, la discrimination raciale et celle concernant les sexes se rattachent par certains aspects à la première. N’est ce pas l’essentiel ? Toute personne critique sur le monde tel qu’il va, ne fonctionnant pas sur un mode sectaire ou exclusif, ou exempte des préjugés idéologiques relevés plus haut, ou tout simplement de bonne foi, devrait pourtant le reconnaître. On pourrait dire de la grande majorité des personnes “racialisées” qu’elles sont soumises à une double peine : la discrimination liée à la couleur de peau ou au faciès étant redoublée par l’appartenance aux classes défavorisées. Ce qui est de moins en moins le cas lorsque l’on remonte en direction du sommet de la pyramide sociale. Et puis, pour s’en tenir à une comparaison à la fois paradoxale et significative entre les discriminations sociale et sexuelle, l’espérance de vie des femmes par rapport à celle des hommes est inversement proportionnelle à celle que l’on peut observer entre, pour ne retenir que les deux extrêmes opposés, les plus pauvres et les plus riches de nos concitoyens.
Christine Delphy après tant d’autres escamote la lutte des classes au profit de ce qu’elle appelle “lutte de castes”. J’y reviendrai. Elle soutient de surcroît les Indigènes de la République pour mieux les opposer aux organisations antiracistes “classiques” (ici ce sont la Ligne des droits de l’homme et le MRAP qu’elle désigne, qui sont, je la cite, “contrôlées par des Blancs”). D’ailleurs C. Delphy, qui étrangement ne mentionne jamais l’extrême-droite lors des longs développements qu’elle consacre aux discriminations raciales (une manière d’occulter le versant politique de la question), se réfère en une occasion au Front National pour préciser que le racisme existait avant Le Pen. La Palice ne dirait mieux. L’auteure nous explique alors que “parler de lépénisation c’est réduire le racisme à des idées”, ce que font, ajoute-t-elle, “les plus connus des sociologues et philosophes spécialistes du racisme qui ainsi négligeraient les actes racistes et ignoreraient les victimes”. Sans vouloir défendre les “chers collègues” de C. Delphy, on se demande si ces propos sont d’abord polémiques ou s’ils témoignent plus en profondeur d’un aveuglement de l’auteure sur la question. L’instrumentalisation du racisme par le FN n’a pas pour seules conséquences les retombées électorales que l’on connaît et peut générer le cas échéant des passages à l’acte racistes. 
A vrai dire Christine Delphy s’en prend ainsi à ses “chers collègues”, ceci expliquant cela, parce que ces derniers ne reconnaîtraient pas ou ne voudraient pas reconnaître ce système de castes évoqué plus haut. Un système, selon elle, spécifique “de l’organisation raciste et sexiste de la société”. Dans le tableau brossé par l’auteure la société se trouve divisée entre, à l’échelon supérieur, les “Blancs et les hommes” (sic), et en bas par les “gens de couleur” et “des femmes” (pas toutes alors ? sur quel critère les distingue-t-on ? Sur une base de classe ou d’appartenance au mouvement féministe ? Voire à un courant féministe parmi d’autres ?). Doit on ranger les Arabes (oubliés de la liste) parmi les gens de couleur ? Tout cela n’est pas sérieux et prête à sourire. C’est, par un autre détour, vouloir essentialiser Blancs, Noirs, Arabes, et occulter toute réflexion un tant soit peu historique sur les vagues d’immigration apparues en France depuis plus d’un siècle, et les réponses, contradictoires, en terme d’intégration, pour ne retenir que la version caricaturale défendue par les Indigènes de la République. Selon laquelle “la société blanche”, même la partie la plus progressiste de celle-ci, refuse aux descendants des indigènes les principes d’émancipation de tout révolutionnaire. Ces descendants sont donc traités comme des “assistés, des enfants, des mineurs”, Delphy dixit. Pareille assignation empêchant “toute possibilité d’identification, et donc d’empathie” avec ces populations. 
La montre de Christine Delphy, comme celle des Indigènes de la République, s’est arrêtée il y a quelques décennies. La société française a évolué depuis “le temps béni des colonies” chanté par Michel Sardou. Le racisme n’en existe pas moins mais n’a de nos jours qu’un lointain rapport avec les modes discriminatoires souvent paternalistes de l’époque coloniale. On peut toujours débusquer ici ou là des relents de colonialisme. Pourtant ceux-ci ne peuvent expliquer à eux seuls, loin de là, les raisons pour lesquelles des discours racistes recueillent de l’écho et plus dans certains secteurs de la société française. La thèse des Indigènes de la République fait d’ailleurs depuis quelques années l’objet d’un retournement dans des milieux ouvertement “réactionnaires” : ce sont ceux-ci, des Blancs ou “souchiens” (comme ils se nomment ou déplorent qu’on les nomment : reprenant à leur compte ou pas la désignation un rien stigmatisante de l’adversaire), qui disent-ils sont colonisés par les immigrés, voire par les français issus de l’immigration. C’est échanger une caricature pour une autre. La seconde l’est certes davantage, caricaturale, mais la première la légitime ou la justifie en quelque sorte.
On ne sera pas étonné, ceci posé, d’apprendre que Christine Delphy associe “les exigences des Indigènes de la République” à une revendication communautaire (ou “communautariste”(11)). Ceci valant comme “déclaration de rupture avec une communauté blanche”. Ici l’auteure se rattache au courant de pensée pour qui cette preuve par “l’affirmation communautaire” témoignerait de l’excellence ou de la supériorité du modèle anglo-saxon. On l’entendit plus particulièrement au lendemain de l’arrestation de DSK dans une version formatée par l’événement new-yorkais. 
Ces discours, pour résumer, reprennent une triple thématique (victimaire, coloniale, “communautariste”) que je récuserai ainsi. D’abord se poser en tant que victime, et rien que victime n’est nullement un facteur d’émancipation. C’est même le contraire. C’est certes vouloir une reconnaissance, voire un statut. Mais auprès de qui ? De l’État ? La belle affaire ! Ensuite la réflexion sur le passé colonial de la France, très déficitaire il y a encore une dizaine d’années, tend à rattraper le temps perdu avec la parution d’ouvrages historiques sur la question. Des études qui témoignent de la spécificité de ce pays en terme d’héritage colonial, et de ses difficultés (par rapport au traumatisme algérien, surtout) à digérer ce passé. Mais elles démontrent si besoin était que la façon complexifiée, diversifiée, argumentée d’aborder cet héritage s’inscrit en faux contre ceux, à l’instar des Indigènes de la République et de leurs soutiens, qui persistent à confondre notre “bel aujourd’hui” avec une représentation à l’identique du modèle colonial. Enfin la revendication communautaire (ou “communautariste”) trouve ses limites quand le réel vient perturber les certitudes les plus bétonnées. Comment, pour ne citer que cet exemple, qualifier les émeutes londoniennes de l’été 2011 ? De raciales ou de sociales ? Si elle choisit le premier qualificatif c’est reconnaître que l’excellence du modèle anglo-saxon vole en éclat. Et le choix du second remet en cause ce qu’elle avait auparavant dit et écrit après les émeutes de l’automne 2005 dans les banlieues françaises en prétendant le contraire. On voit le type de contorsion auxquels peuvent se livrer nos “communautaristes” pour sortir de ce genre de contradiction. Et puis cette triade (victimaire, coloniale, “communautariste”) ne renvoie-t-elle pas in fine à une vision morale du monde ? Tout ça pour ça, dirait Lelouch. Ou beaucoup de bruit pour rien, pour citer un certain William Shakespeare. Ici Christine Delphy aurait beau jeu de nous répondre que ce Shakespeare n’est pas sans cumuler trois handicaps rédhibitoires : homme, blanc et âgé.
Ce courant (où l’on retrouve la minorité féministe représentée par Christine Delphy, les Indigènes de la République, le collectif Les Mots Sont Importants(12)) n’aurait pas la place, voire la relative importance qui est la sienne en 2012 si une tendance plus globale, présente dans la société française mais également dans les autres pays du bloc occidental, arguant d’un “choc des civilisations” et des enseignements qui devraient en découler, ne lui donnait quelque légitimité eu égard l’islamophobie ambiante. Le livre de Samuel Huntington, Le choc des civilisations, même remarqué lors de sa parution en 1996, trouvera un plus large public au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. On retint surtout les pages consacrées au “péril musulman” : une menace selon l’auteur liée à l’expansionnisme islamiste (en raison de la croissance démographique plus forte des pays musulmans), aux fortes difficultés d’assimilation des musulmans dans les pays occidentaux, et à une opposition culturelle radicale entre l’Occident chrétien et l’Islam. Huntington pointe aussi les risques de désintégration de “l’intérieur” pour l’Occident : en se référant à son déclin, mais aussi en incriminant la montée des multiculturalismes. Les thèses de Samuel Huntington ont été critiquées sur les plans démographique, anthropologique ou géopolitique. Cependant elles recueillent depuis 2001 de larges échos dans des milieux qui ne font pas tous allégeance au néoconservatisme américain. A côté de ceux pour qui, le “péril communiste” disparu, le “péril musulman” est venu naturellement se substituer au premier (les mêmes reprenant ici l’éternel discours à deux entrées des ennemis de l’extérieur et de l’intérieur), d’autres, plus avertis pourtant sur la marche du monde tel qu’il va, n’en mangent pas moins de ce pain là en campant sur un terrain miné par excellence, celui du civilisationnel. Cela peut s’entendre dans un sens comme dans un autre : comme dénonciation ou défense de l’Occident.
D’une part, se positionner d’un point de vue philosophique, anthropologique et géopolitique pour fustiger, voire condamner en bloc l’Occident comporte des risques : celui, entre autres, d’être incité à lui opposer une autre civilisation, même sous des aspects parcellaires. L’exercice s’avère difficile, voire préjudiciable pour qui s’y adonnerait sans de solides connaissances historiques. 
Parallèlement, d’autre part, pour revenir à la tendance lourde évoquée plus haut, c’est à dire ceux pour qui ce “choc des civilisations” (l’occidentale contre la musulmane, principalement) représente la pierre angulaire de nos sociétés moderne, leur volonté de se situer ici sur ce terrain civilisationnel occulte tout autre forme de conflit, et plus précisément le conflit de classes. Ce sont des valeurs que l’on oppose à d’autres valeurs à travers des discours plus ou moins catastrophistes qui reprennent peu ou prou la métaphore de la citadelle assiégée. 
Quatre années avant la parution de l’ouvrage de Samuel Huntington quelques uns de nos intellectuels patentés avaient effectué un galop d’essai lors de la première guerre du Golfe. Déjà le soutien apporté à George Bush senior - par delà des considérations strictement géopolitiques avancées par les chancelleries occidentales - nous donnait à entendre l’un des couplets d’une petite chanson que l’on entendrait souvent par la suite à la faveur de l’une ou l’autre guerres “civilisationnelles”, et dont le refrain nous est aujourd’hui bien connu. Vingt ans plus tard, ce qui pouvait encore d’une certaine façon relever d’un débat philosophique, historique, anthropologique s’est déplacé plus trivialement sur le terrain politique. Cette thématique (de “choc des civilisation”) a été reprise en février 2012 par Claude Guéant, alors ministre de l’Intérieur, lors d’une surenchère islamophobe destinée à siphonner les voix des électeurs du Front National au profit du candidat Sarkozy. Mais le ver était déjà dans le fruit quand ce dernier, au début de son quinquennat, sortait de son chapeau une euphémisante “politique de civilisation” davantage inspirée par Huntington que par Edgar Morin, l’inventeur de ce concept.
Pourtant, ceci posé, le terrain civilisationnel n’est pas encore épuisé. D’autres penseurs l’investissent sans pour autant, à priori, choisir l’un ou l’autre camp. Dans leur ouvrage La pensée aveugle (paru en 1993), Jean-Pierre Garnier et Louis Janover consacrent plusieurs pages au soutien de quelques uns de nos intellectuels à la première guerre du Golfe. Les deux auteurs s’arrêtent sur le cas particulier de Cornelius Castoriadis : ce dernier s’était alors engagé auprès des lecteurs (ceux de Libération ) à “refuser la question : fallait-il la faire ou ne fallait-il pas la faire ?” (la guerre). Garnier et Janover le commentent ainsi : “Après cette entrée en fanfare, ce demi solde de l’anticapitalisme en déroute fera en sorte d’être de la partie sans avoir à prendre parti sur la guerre”. Ce commentaire pourrait paraître sévère. Ce “refus de choisir” là mérite que l’on y regarde de plus prêt.
Castoriadis est revenu régulièrement dans ses ouvrages sur la spécificité et la singularité de l’Occident, à savoir “l’émergence en Grèce d’un projet de liberté, d’autonomie individuelle et collective, de critique et d’autocritique” sans équivalent dans l’histoire de l’humanité. Il s’agit également, précise Castoriadis, d’un “lourd privilège”. Ce qui revient à dire que l’on peut dans le monde occidental contemporain dénoncer, soit le totalitarisme, soit le colonialisme (en y incluant ici la traite des Noirs et l’extermination des Indiens d’Amérique), tandis que la réciproque n’est pas vraie du côté des peuples non occidentaux. L’exemple le plus patent aux yeux de l’auteur étant celui des Arabes. En même temps Castoriadis, non moins régulièrement, revient sur “le délabrement de l’Occident” (pour reprendre le titre de l’un de ses articles). En l’expliquant, entre autre, par un phénomène de culpabilité (pouvant s’apparenter à du masochisme puisque les non occidentaux n’expriment rien de tel), et parce que l’Occident, Castoriadis le souligne, “cesse de se mettre vraiment en question “ (la raison en étant l’état de crise permanent et récurrent du monde occidental).
Il convient d’une manière générale de ne pas répondre à l’obligation qui nous est faite (ou nous serait faite) de choisir entre deux impératifs dans la mesure où toute réponse, dans un sens comme dans un autre, reviendrait à nier d’autres choix, plus fondamentaux. Dans le cas précis de la première guerre du Golfe cette réticence vole en éclat. Même en abordant l’engagement des américains et de leurs alliés sous tous les angles possibles (géopolitique, économique, “humanitaire”...), il en ressort que les causes invoquées sont irrecevables pour des raisons exposées très justement par Castoriadis dans l’article de Libération(intitulé La guerre du Golfe mise à plat ) auquel se réfèrent Garnier et Janover. Il est vrai qu’à côté de cette argumentation, recevable sur la plupart des points, un autre type d’argumentation vient contrebalancer la première. La seconde, on l’aura compris, étant d’ordre civilisationnel. On fera juste remarquer, pour en terminer avec cet article, qu’il n’y avait aucune incompatibilité à penser pis que pendre de Saddam Hussein et à manifester son hostilité devant cette guerre.
C’est ici qu’il faut revenir aux considérations civilisationnelles évoquées plus haut. J’ai indiqué que Castoriadis prenait acte d’une “culpabilité de l’Occident” alimentée, selon lui, par “l’idéologie et la mystification déconstructiviste” relative au colonialisme, au totalitarisme, à la “fantasmatique de la maîtrise”. Quand Castoriadis ajoute que ce genre de condamnation, toute légitime soit-elle, condamnerait par ailleurs le “projet greco-occidental d’autonomie individuelle et collective”, les “aspirations à l’émancipation”, ou encore “les institutions” même imparfaites qui se sont incarnées dans ce projet, je répondrai oui et non. Que l’on puisse s’accorder sur la critique de cette idéologie est une chose, aller jusqu’au bout de la démonstration de Castoriadis en est une autre. Je veux dire par là que je ne partage pas le raisonnement qui sous-tend l’argumentation de Castoriadis. Pour lui, c’est là que le bât blesse, la condamnation en l’occurrence du colonialisme, du totalitarisme et tutti quanti vaudrait comme condamnation du projet d’autonomie, d’émancipation, de démocratie, et donc in fine de l’Occident. Je ne le suivrai pas sur ce terrain là. C’est du point de vue de l’humanité à laquelle j’aspire, à laquelle nous sommes quand même quelques uns à aspirer, que je défends (que nous défendons) ici l’autonomie, là l’émancipation, là encore la démocratie, et non, j’insiste, au nom de l’Occident : d’un Occident qui a produit par ailleurs au XXe siècle les pires systèmes politiques de sa déjà longue histoire. Il parait certain que les fortes réticences exprimées ici ou là par Castoriadis à l’égard du monde arabo-musulman expliquent en partie cette défense, malgré tout, de l’Occident. Pourtant l’important, je viens de le souligner, est ailleurs.
Là cependant où Castoriadis semblait encore hésiter durant les années 1990, oscillait entre deux positions, ou nuançait ce qui méritait de l’être, un castoriadien déclaré, l’étrange Guy Fargette, annonce lui plus crûment la couleur. Fargette s’est fait connaître dans les milieux “radicaux” ou “situationnistes” vers le milieu des années 1980. Un temps proche de la revue l’Encyclopédie des Nuisances (d’aucuns lui prêtaient un rôle “d’éminence grise” au sein de ce collectif), il s’en est éloigné vers la fin de ces mêmes années. A l’époque Fargette publiait un bulletin intitulé Les mauvais jours finiront (reprise du titre de l’un des articles les plus connus de la revue Internationale situationniste ). Guy Fargette est pour ainsi dire réapparu presque 20 ans plus tard lorsque le collectif Lieux Communs a commencé de mettre en ligne sur son site les textes publiés par Fargette dans son second bulletin (intitulé lui Le crépuscule du XXe siècle ) : des articles écrits depuis 2003.
Dans ceux-ci Fargette dit se raccrocher encore à la possibilité de l’hypothétique reprise “d’un authentique mouvement d‘émancipation”. Mais cela reste un voeu pieux (ou une concession rhétorique à un lectorat qui ne se confond pas que je sache avec celui du Figaro ), puisque, parallèlement, et de manière beaucoup plus constante, Fargette s’efforce d’un article à l’autre de démentir tout ce qui peu ou prou se référerait aujourd’hui à pareille possibilité. D’ailleurs, c’est l’un des invariants de la prose fargetienne, elle n’a de cesse de déclarer nul et non avenu tout “projet de redéfinition général des rapports humains” dans notre monde contemporain. On est donc pas étonné de trouver sous la plume de M. Fargette de nombreuses remarques acerbes et négatives sur ce qu’il nomme le “radicalisme abstrait” (reconnaissons que dans les lendemains de sa rupture avec l’EdN il en formulait déjà les principes). Cependant une autre terminologie, tout autant négative (sinon plus) revient de manière récurrente, presque obsessionnelle chez Fargette, celle des “stalino-gauchistes”. Je serais tenté de parler ici d’un oxymore (de moindre qualité certes que les “hitlero-trotskistes” et “gauchistes-Marcellin” de jadis). Il parait pourtant préférable, pour savoir de quoi l’on parle, de bien distinguer les uns et les autres : les staliniens et les gauchistes. Ce que le Fargette des années 80 savait, assurément. Je le relève d’autant plus quand je lis, dans un article de 2007 intitulé La très significative survivance des stalino-gauchistes, que “les trotskistes formaient un appendice gauchiste du stalinisme” (appendice, appendice, répond le piolet, est ce que j’ai une gueule d’appendice !). Plus sérieusement, il n’est pas besoin de recourir à pareil amalgame pour critiquer le trotskisme. Allons donc, nous répond M. Fargette, la référence commune au communisme, ce “fétiche idéologique”, suffit. 
Afin d’illustrer ce principe et l’existence de cette “survivance”, Fargette prend trois exemples contemporains : Badiou, Moulier-Boutang et... Rancière ! On est est quand même surpris de trouver ce dernier nom dans une telle rubrique (Rancière, de surcroît, se trouve affublé de l’adjectif “stalinoïde” !). Nous avons déjà quelque aperçu de la méthode de M. Fargette, lorsque, introduisant son texte sur Jacques Rancière (Quand un stalinoïde prétend traiter de la démocratie, Rancière ) par la mention d’un entretien accordé par le philosophe à la revue espagnole Archipielago (réalisé en 2006 et publié la même année, puis traduit en 2009 dans l’ouvrage Et tant pas pour les gens fatigués ), le lecteur qui a pris le soin de lire ensuite cet entretien en français se demande s’il s’agit bien du texte commenté par Fargette : faut-il incriminer la traduction en espagnol de cet entretien ou une lecture fautive de la langue de Cervantes ? La version française comporte-t-elle des coupes ? Pourtant rien ne le laisse supposer. En revanche, on constate que sur de nombreux points les analyses de Rancière sont très sensiblement différentes de celles défendues dans Le crépuscule du XXe siècle. En guise de réponse, Fargette insiste sur le passé althussérien de Rancière. Depuis ce temps, lointain déjà, la pensée de Rancière n’a plus grand chose à voir avec celle d’Althusser. Ce dont Fargette douterait au prétexte que ce philosophe resterait prisonnier d’une “théologie politique” et d’une vision du monde où l’on “cherche à travers la définition de l’adversaire immonde la construction d’un unanimisme rassurant”. Le tout étant rangé dans la rubrique d’un “caractère suspect (...) avec les pire idéologies autoritaires”. Soit Fargette est d’une parfaite mauvaise foi, soit il ne comprend rien au propos de Rancière ; les deux n’étant pas exclus. Mais je penche plutôt pour la première explication.
A vrai dire les griefs de Guy Fargette se reportent principalement sur un livre de Jacques Rancière publié en 2005, La haine de la démocratie. Le rédacteur du Crépuscule du XXe siècle reproche d’abord à Rancière de se livrer dans cet ouvrage à un règlement de compte intellectuel. Cela ne manque pas de sel venant d’un Fargette ! Il est vrai que Rancière s’en prend à plusieurs penseurs contemporains mais sur un mode argumenté, et pour ce qui me concerne justifié. Il reste à préciser que parmi les “cibles” de Rancière figurent des auteurs prisés par Fargette. Mais nous ne sommes pas toujours censés le savoir. Je dirai plus loin pourquoi. On comprend alors mieux l’ire du rédacteur du Crépuscule du XXe siècle. Non sans savourer au passage le reproche fargetien de “procéder par amalgame, et d’ajouter de la confusion à la confusion” adressé à Rancière. Il est à craindre que Monsieur Fargette, pour paraphraser Monsieur Jourdain, fasse du boomerang sans le savoir. En réalité (Fargette le reconnaît explicitement) Rancière aborde des thématiques qui peuvent par certains côtés faire écho à la pensée de Castoriadis. Sauf que Rancière ne cite pas ce dernier. Fargette reconnaît donc que La haine de la démocratie comporte “certains éléments pratiques de lucidité” tout en lui imputant “les pires topiques du stalino-gauchisme”. Là encore la mauvaise foi prend la place de l’argumentation. Les remarques rageuses de Fargette sur l’égalité chez Rancière l’illustrent particulièrement. Ceci pour insinuer en conclusion que Rancière serait resté althusserien. 
Notre contempteur du “stalino-gauchisme” parait plus à l’aise avec Badiou et Moulier-Boutang (même si dans le seul ouvrage commenté de ce dernier, La révolte des banlieues, Fargette passe à côté de la raison, principalement, pour laquelle ce livre a été écrit). La mention d’une “haine de l’Occident” commune à Moulier-Boutang et Badiou nous ramène à notre sujet. J’évoquais plus haut l’ouvrage de Samuel Huntington. Fargette lui consacre un article (Faut-il confondre “choc” et “conflit” de civilisations ) plutôt mesuré dans le ton. Il entend se livrer à une analyse objective des thèses de Huntington en pesant le pour et le contre, non sans faire sien l’invariant civilisationnel proposé par le penseur’ américain. Ici Fargette s’en prend aux détracteurs de Huntington qu’il soupçonne ou accuse de déformer la pensée huntingtonienne. En résumé Fargette retient du Choc des civilisations que nous vivons dans le temps de l’après guerre froide avec un déplacement du conflit ouest-est dans un axe pays occidentaux / pays musulmans en raison des “différences anthropologiques profondes” qui sépareraient l’une ou l’autre de ces civilisations.
Deux articles sont plus explicites sur le positionnement “civilisationnel” de Guy Fargette. Le premier concerne l’ennemi extérieur (En Palestine, plus qu’ailleurs ), le second traitant de l’ennemi intérieur (Violences et banlieues françaises ). En préambule j’aimerais apporter la précision suivante (dans l’article sur Rancière je l’évoquais à demi mot en promettant d’y revenir). D’aucuns, parmi les lecteurs du Crépuscule du XXe siècle, qui accordent de l’intérêt voire plus aux analyses de Fargette, sembleraient ignorer que celles-ci ont déjà été en grande partie formulées par des penseurs considérés (ou qui se considèrent tels), soit “libéraux”, soit “conservateurs”, soit “réactionnaires”, soit “contre-révolutionnaires”. Le “sembleraient ignorer” s’explique par l’absence, ou la quasi absence de références ou de citations de ces mêmes auteurs dans les articles de Fargette (alors que celui-ci se réfère et cite sans la moindre difficulté Mumford, Polanyi, Lefort, Arendt, Adorno, sans parler de Castoriadis bien évidemment). Il y a chez Fargette un usage de la référence et de la citation qui varie selon les penseurs en question. Cette prudence, cette retenue ou cet implicite pourrait s’expliquer par la nécessité encore aujourd’hui (mais cela change rapidement) pour le rédacteur du Crépuscule du XXe siècle de ne pas trop se dévoiler ou de ne pas jeter en pâture des noms susceptibles de créer un malentendu dans l’esprit des lecteurs ou de fournir à “l’adversaire” l’occasion de brandir quelque épouvantail. Cela d’ailleurs se trouve d’une certaine façon théorisé par Fargette à l’enseigne du “stalino-gauchiste”. Nous verrons plus loin de quelle manière. Ceci pour dire que j’ajoute à la liste plus haut communiquée les noms de Raymond Aron, François Furet, Alexandre Adler, Pierre-André Taguieff, Peter Sloterdjik et Jean-Claude Milner (cette liste n’étant pas exhaustive).
Ce dernier nom s’impose ici car Fargette dans l’article En Palestine, plus qu’ailleurs s’inspire en partie des thèses de l’ouvrage très discutable (voire délirant) de Milner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique, sans le citer un seul moment. Ce texte sur la Palestine illustre “le choc des civilisations” selon Fargette sur un mode souvent outrancier et parfois paradoxal. Fargette n’a pas l’hypocrisie de ceux qui, se déclarant partisans de deux États, juif et palestinien, soumettent cet accord à tant de restrictions qu’elles finissent par vider l’État palestinien de sa substance en le réduisant à l’état d’une coque vide ou d’un bantoustan. Comme il le dit sans fard : “Les phrases sur la coexistence de deux peuples sur la terre de Palestine demeurent de la propagande superficielle”. Puisque, selon Fargette, “le rejet des Juifs à la mer demeure symétriquement l’objectif fondamental des Arabes de Palestine”. Une “vérité” asséné sans tenir compte des positions respectives de l’OLP et du Hamas (et pour ce dernier sans distinguer ce qui ressort de l’affichage ou de la réalité), et sans se référer à l’histoire complexe d’un conflit ponctué par des accords (ceux d’Oslo en particulier) entre les deux parties, et en se gardant bien de mentionner que ces deux sociétés présentées comme radicalement antagonistes sont traversées de mouvements contradictoires (avec des possibilités de convergence ici et là depuis les sociétés civiles). Mais si l’on rentre dans ce genre de discussion, en se référant à la charte de l’OLP par exemple, M. Fargette a une réponse toute prête : les arabes, du moins leurs dirigeants, sont écrit-il “d’une veulerie et d’une fourberie séculaire”.
Fargette en vient à des considérations géopolitiques, son habituel cheval de bataille. Curieusement il subordonne le soutien américain aux israéliens à la présence du pétrole au Moyen-Orient. Quid de l’importante minorité juive aux USA et du groupe de pression qu’elle représente ! Quid aussi des accords passés entre les États-Unis et Israël ! Ces considérations nous conduisent au morceau de choix de cet article. Fargette pose le problème en ces termes : soit les palestiniens seront “radicalement chassés, au terme d’une épuration ethnique ouverte ou déguisée” ; soit la Palestine sera le lieu d’un nouveau “génocide, encore plus radical que celui qui s’est produit en Europe entre 1941 et 1945”. Il n’y a pas d’autre solution possible pour un Fargette plus droit que jamais dans ses bottes milnériennes. Il ajoute, pour qui n’aurait pas compris, que cette “liquidation des Juifs de Palestine” est programmée. Plus loin il explique l’hostilité dont les Juifs de France font l’objet par la volonté des arabo-musulmans de les renvoyer en Israël, là où les premiers pourraient être exterminés. Une extermination considérée par Fargette comme un moindre mal puisque la déportation et le relégation des Juifs dans des “régions désolées”, et la perspective de “conversions forcées” qui les réduiraient à l’état d’esclaves représenteraient en définitive une “solution encore pire que l’extermination”. Si l’on essaie d’entrer dans la logique de ce raisonnement fargetien pourquoi ne pas également affirmer que les nazis en exterminant les Juifs d’Europe se sont montrés plus modérés et plus tolérants qu’on ne le prétend habituellement : ils pouvaient faire pire en les déportant à Madagascar ou en Ouganda.
Je passe sur les diatribes envers le monde arabo-musulman et le ressentiment qui l’anime depuis la Reconquista pour en venir à l’aspect paradoxal des analyses de M. Fargette. Devant l’absence, nous dit-il, de toute solution actuelle en Palestine il en ressort que “attentats suicides et exécutions “ciblées” (...) sont parfaitement légitimes et le resteront “ des deux côtés. Fargette réinvente ici le jugement de Salomon. Mais il est à craindre que seuls les super faucons des deux camps puissent s’en accommoder. Le moment parait alors venu de désigner plus en amont un responsable. Fargette n’hésite pas : l’anti-impérialisme auquel ont finalement succombé les mouvements ouvriers européens porte la responsabilité de ce conflit. Fargette, il n’est pas le premier, renouvelle cette déjà vieille question en occultant le sionisme d’un côté, et le colonialisme de l’autre. Il y a pourtant une abondante littérature sur le sujet, en particulier celle des “historiens révisionnistes” israéliens que Fargette ne semble pas connaître. Enfin il ne l’entend pas de cette oreille. De là sont nées, explique-t-il (en référence à cet anti-impérialisme) les théories du complot désignant les Juifs comme boucs émissaires. C’est confondre causes et conséquences. Mais le raisonnement étant vicié à la base il ne pouvait en être autrement.
Alors que nous croyions l’affaire entendue, Fargette, en introduction à sa conclusion, déclare benoîtement : “Le secret du conflit en Palestine c’est qu’il n’existe pas de camp légitime “ (souligné par lui). Allons donc ! Après avoir mis le feu à la maison notre pyromane se drape maintenant dans la toge de Ponce-Pilate ! C’est aussi dire une chose et son contraire. Fargette qui jusqu’à présent (à l’exception remarquée des “attentats suicides” et “exécutions ciblées”) soutenait délibérément l’un des deux camps prétend plus loin ne pas vouloir choisir. Enfin, rassurons le lecteur, Fargette retombe rapidement sur ses pieds en nous mettant en garde contre ce que signifierait pour l’Occident la disparition d’Israël. Et il revient finalement à des considérations plus en rapport avec la tonalité de son article en affirmant que “l’Europe s’est historiquement tissée au fil des siècles” contre l’impérialisme musulman, cette “forme archaïque de l’oppression”.
Le seconde pièce à verser au dossier “civilisationnel” (l’article Violences et banlieues françaises “) prend la mesure de “l’ennemi de l’intérieur”. En répondant sur le fond à M. Fargette j’aurais l’impression de m’adresser en réalité à ceux qui durant les émeutes de l’automne 2005 voulaient passer au Kärcher les quartiers dits “sensible” ou en expulser la “racaille”. Je veux dire par là que Fargette reprend en grande partie l’argumentation des politiques et médias les plus hostiles à l’égard des “émeutiers” Ayant écrit un texte sur le sujet je préfère y renvoyer le lecteur (13). D’ailleurs, pour revenir à l’article de Fargette, le collectif Lieux Communs, une fois n’est pas coutume, en présentant cet article tient à préciser que “le point de vue tel qu’il est exprimé n’est pas le nôtre”. Je vais dans un premier temps citer quelques morceaux choisis de la prose fargetienne sans les commenter. Par exemple : “ambiance qui évoque davantage l’irrationnalité des foules orientales que les caractéristiques des mouvements sociaux européens”, ou “violence du ramadan”, ou “opérations squaristes” (le squarisme désigne les mouvements paramilitaires du fascisme italien, bras armés agissant en dehors de toute légalité), ou “hagra partie”, ou “exactions capillaires”, ou “la retenue immense de l’État français” (retenue dans la répression il va sans dire), ou “il est à craindre que l’humeur publique ne prenne cette retenue pour une démonstration de faiblesse”, ou ce scoop “la commune de Clichy-sous-Bois concentre à elle seule 20 % des aides de l’État français aux communes françaises”, etc., etc. 
Après avoir tapé sur les sociologues, lesquels relayent il va de soi le point de vue des “stalino-gauchistes”, Fargette en trouve au moins un à son goût. Il cite cette forte parole : “Comme l’a écrit Jean-Pierre Legoff, il y a déjà dix ans, la France est un pays où plus personne n’a confiance en personne”. Dans cette représentation du monde que je viens d’illustrer à travers ces morceaux choisis seul Le Figaro, selon M. Fargette, propose une information honnête. Et à gauche, si j’ose dire, seule une Caroline Fourest “fournit une analyse symptomatique irréfutable des comportements liberticides de ceux qui composent la nébuleuse stalino-gauchiste”. Citant le propos peu aimable d’un rapeur envers la France, Fargette en déduit qu’il “s’agirait moins de prolonger et de reproduire la société d’accueil que de la piller”. Quand, vers la fin de son article, M. Fargette avance que “vouloir postuler un lien “organique” entre cette “racaille” actuelle ou à venir et son milieu social qui en est la victime la plus directe, c’est au fond nourrir le discours du Front National” (en ajoutant “mais le plus important est plutôt de savoir si la réalité va au devant de ce discours. Et si oui, le comprendre pourquoi”), il nous met la puce à l’oreille. Cet escamotage ressemble à celui du chat qui se croit invisible derrière le rideau mais dont l’extrémité de la queue trahi la présence. Fargette réalise-t-il que son article reprend une argumentation, à quelques nuances et références près, proche voire très proche de celle du Front National, y compris dans le vocabulaire ? A moins que son “mais le plus important” veuille exprimer un embarras bien compréhensif sur une telle proximité.
On ne change pas vraiment de registre avec l’article 2007, l’oligarchie s’affirme (datant de 2008). Fargette, qui dans Violences et banlieues françaises avait décerné un brevet de “stature d’homme d’État” à Sarkozy (ceci parce que le ministre de l’Intérieur avait eu le courage de prononcer le mot “racaille”), revient sur le sujet en expliquant la victoire de Sarkozy aux élections présidentielles de 2007 par le rejet électoral populaire de la “racaille” et du “lumpenprolétariat” : il s’agissait, Fargette dixit, “de répondre à l’horreur publique des violences de 2005”. Après un an de règne sarkozyste, le rédacteur du Crépuscule du XXe siècle est bien obligé de reconnaître que la stature d’homme d’État s’est sérieusement effritée. Sarkozy est certes traité “d’escroc”, mais, je vous le donne en mille, parce que l’intéressé ne tiendra pas ses promesses de “sécurité” (ce que disaient également les Le Pen père et fille à la même époque). Je ne résiste pas au plaisir de citer cette perle fargetienne sur Sarkozy : “On peut même se demander si son origine partiellement étrangère ne lui a pas fait manquer quelques codes sociaux cruciaux dans la perception des convenances dont vit tout pouvoir dans ce pays”. Cela n’est nullement un dérapage ou une maladresse et s’inscrit dans le droit fil de ce qu’écrit M. Fargette depuis 2005.
La totalité du numéro 23-24 du Crépuscule du XXe siècle (novembre 2011) reprend sous un angle inédit plusieurs des thèmes qui viennent d’être traités. Cette livraison s’articule autour de deux polémiques, la première ayant opposé Yves Coleman (l’animateur de la revue Ni patrie ni frontières ) et le collectif Lieux Communs, la seconde Guy Fargette et Yves Coleman. Trois articles la composent : Une polémique d’autre autre époque (14), La motivation actuelle du stalino-gauchisme et des “bien pensants” et Le graal illusoire de l’organisation. Le second texte est une variation sur le thème “stalino-gauchiste” replaçant l’Occident au centre de la discussion : “La grosse affaire des derniers survivants du marxisme, écrit Fargette, se réduit désormais à dénoncer “l’Occident” sous toutes ses formes, sans faire de détail”, en diabolisant par cela même le contradicteur, l’adversaire ou l’ennemi, tout en “se gardant d’appliquer la même grille de valeurs à l’ensemble des civilisations de la planète”. Fargette insiste sur la haine de ces “survivants” à l’égard de la société qui les a vu naître. Une haine qui n’a d’équivalent en intensité que leur foi marxiste. Ceci, nous explique doctement M. Fargette, parce que le marxisme est un phénomène essentiellement religieux (il emprunte à Sloterdjik le qualificatif de “quatrième monothéisme” désignant le marxisme). Fargette fait alors une distinction subtile entre “détruire” et “liquider” : ce dernier terme étant caractéristique de la “mentalité totalitaire”. Donc les post-marxistes n’ayant pu transformer la société occidentale selon leurs voeux veulent maintenant la liquider. Dans un tel schéma les classes populaire occidentales “deviennent ainsi de véritables adversaires qu’il faut châtier” (sic). Ces post-marxistes, en définitive, ne font que reproduire la manière dont les islamistes procèdent avec les populations musulmanes.
M. Fargette n’est pas seulement spécialiste en “religion marxiste”, il est également expert en démonologie. Nos post-marxistes, gens essentiellement religieux, voient “des démons partout, et surtout autour d’eux qu’ils sont d’ailleurs les seuls à distinguer”. Bigre ! Pareille hallucination ressort de la psychiatrie, ou plutôt de l’ethno-psychiatrie dans ce registre démoniaque. Fargette avance, toujours au sujet des post-marxistes, que “le sommet de leur délire idéologique est de prétendre que le racisme anti-blanc est “impossible”” (ceci ne figurant pas dans la doctrine post-marxiste). Il nous apprend alors que sa brouille avec Yves Coleman (qui était son ami depuis une dizaine d’années) vient justement de la pertinence ou pas de ce racisme anti-blanc. Que ne l’a-t-il pas dit plus tôt ! Cela lui aurait épargné ces laborieux, discutables, voire ridicules développements sur les post-marxistes qui, on le devine maintenant, ressemblent à s’y méprendre à l’animateur de Sans patrie ni frontières. Avec ce racisme anti-blanc nous sommes au coeur du problème (15). Mais on ne peut le traiter, même succinctement, sans le mettre en parallèle avec une analyse réitérée par Fargette : à savoir que ses adversaires (appelés indifféremment “stalino-gauchistes”, “stalinoïdes”, “post-marxistes”, voire “radicaux abstraits” pour désigner une autre catégorie) n’ont de cesse de diaboliser ou d’instruire le procès en sorcellerie de ceux qui argumentent dans un sens opposé, principalement autour de l’Occident et des questions raciales, en les soupçonnant de glisser vers l’extrême-droite ou d’en épouser certaines idées. 
Bien entendu le racisme existe dans un sens comme dans un autre, c’est indéniable. Encore faut-il savoir de quoi l’on parle. Fargette, ses adversaires, vous, moi, nous nous exprimons dans une situation donnée : celle de la France du début du XXIe siècle (en l’élargissant à l’Europe, ou même au monde occidental si l’on veut). Tout en reconnaissant que le racisme est l’une des choses les plus partagées du monde, comment peut-on ne pas constater que le plateau ici en l’occurrence penche très largement dans un sens ! Il n’est pas besoin de préciser lequel. C’est un critère objectif qu’il parait difficile de réfuter. Cette forme très dominante de racisme s’explique par des raisons historiques suffisamment connues, structurellement liées à l’hégémonie du monde occidental depuis des siècles. Fargette les connaît autant que vous et moi, ce n’est pas utile de les rappeler. Il est vrai que parmi ses “adversaires” ceux qui évoquent un “racisme anti-noir” ou un “racisme anti-arabe” en les essentialisant, ou, encore pire, en racialisant ce qu’ils appellent des “souchiens” apportent de l’eau au moulin de M. Fargette. Mais on sait ce que valent certaines dénonciations lorsqu’on les reproduit symétriquement. 
Pour revenir au “critère objectif” évoqué un peu plus haut, Fargette choisit de prendre la pose du candide. Il parait s’étonner que le racisme soit devenu un thème envahissant de l’espace public. On peut discuter, comme je l’ai fait au début de cette seconde partie, le contenu de certains discours antiracistes et les critiquer résolument sans pour autant relativiser la place et l’importance du racisme dans nos sociétés contemporaines. Mais également sans rabattre de manière abusive du racial sur du social. Selon Fargette, “les populations attachées aux libertés instituées dans les nations d’Europe seraient seules soupçonnables de racisme”. Voilà un propos bien étrange. Les courants politiques européens qui sous couvert de “problèmes posés par l’immigration” caressent l’électeur dans le sens du poil raciste ne s’adressent pas que je sache à des “populations” particulièrement attachées aux “libertés instituées”. Une fois de plus M. Fargette se livre à une opération de contournement pour nier dans ce cas de figure le rôle, voire l’existence de ces partis, coteries et officines au sujet desquels on sait pourtant pertinemment que le racisme constitue le principal fond de commerce. Et puis ajouter (pour ces mêmes “populations”) que “leurs couches sociales les plus pauvres subissent pourtant l’essentiel du poids d’une immigration diffuse” conduit très logiquement à opposer “français de souche” et “immigrés”. Qui le fait ouvertement ? Qui prospère ainsi sur ce fumier ? Certes M. Fargette nous dit dans la foulée que c’est la faute des oligarchies. Mais dit-on le contraire dans les sphères les plus droitières ? On se souvient que dans l’entre-deux guerres le terme “ploutocratie” fleurissait dans les milieux de l’extrême-droite. Celui de “oligarchie” l’a remplacé dans la prose de nombreux commentateurs appartenant aux mêmes milieux. C’est quand même plus tendance !
Fargette revient sur un point pour lui fondamental : “Les populations nouvelles venues depuis l’Afrique du nord ou sub-saharienne ne se sentent aucune vocation à s’intégrer aux mœurs et aux habitudes des populations déjà établies, d’abord parce que leur culture religieuse les incite à mépriser absolument les populations occidentales “. Des populations de surcroît peu reconnaissantes puisque, selon Fargette, elles “ont été nettement moins mal reçues dans les 40 dernières années que les immigrants européens il y a un siècle”. Ce qui nous fait remonter à l’indépendance de l’Algérie. L’accueil en France des populations africaines et maghrébines se serait donc sensiblement amélioré depuis cette date ? Mais qui peut mordre à un tel hameçon ! Et puis n’y a-t-il pas un défaut ou quelque oubli dans ce raisonnement D’ailleurs pour une fois Fargette nous tend la perche. Si vous pensez à l’extrême-droite, répond-il en substance, elle est “de plus en plus floue et dépourvue de tout appareil de propagande sérieux”. Il ne va pas jusqu’à dire qu’elle compte pour du beurre mais il n’en est pas loin. Fargette évoque alors alors la “réaction diffuse d’allergie à l’Islam” des dix dernières années. Même si l’adjectif “diffus” parait bien euphémisant la discussion peut s’engager. Pourtant Fargette se garde bien de dire un mot sur la manière dont on alimente cette “allergie” quand elle ne se trouve pas instrumentée. Il ne manque pas de livres publiés depuis une dizaine d’années qui y répondent. Disons, pour ne pas tourner autour du pot, que l’on s’attendait moins à trouver pareille mention d’un “racisme anti-blanc” chez Fargette, avec ce qu’elle induit en terme de “représentation du monde”, qu’auprès de ceux dont l’islamophobie suinte par tous les pores de la peau ou d’autres qui veulent en tirer des bénéfices électoraux. Mais après tout la défense et illustration de l’Occident par M. Fargette, sous la forme exprimée dans les articles du Crépuscule du XXe siècle, y conduit très logiquement. Fargette n’en est pas encore à dire explicitement que, le colonialisme s’inversant, ce sont maintenant “les couches populaires les plus pauvres” qui subissent la loi du colonisateur islamiste, mais il l’exprime parfois implicitement ou sur le mode de la suggestion.
J’avoue ne pas pouvoir répondre à la question suivante : Guy Fargette est-il le disciple conséquent, atypique ou dévoyé de Cornelius Castoriadis ? D’autres lecteurs, plus instruits, ou plus concernés que moi devraient pouvoir y répondre. Je crois savoir en revanche que les analyses de M. Fargette seraient susceptibles, si elles étaient mieux connues, de recueillir un écho très favorable dans des milieux qui ne constituent pas l’habituel lectorat du Crépuscule du XXe siècle. Le témoignage ci-dessous en prouve le bien fondé. Ainsi sur le forum du Parti de l’In-nocence (organisation qui a appelé à voter Marine Le Pen en 2012), plusieurs membres ou sympathisants de ce parti ont pu trouver “admirables”, “remarquables”, “de très haute facture” deux des articles que je viens de commenter (la mention fargetienne d’une “bédouinisation capillaire” ayant été par exemple très appréciée). A vrai dire, cette proximité n’étonnera que ceux qui n’ont pas encore su ou voulu prendre la mesure de ce que signifie pour des Fargette et consort la défense de l’Occident. On le relativisera en ajoutant que ceci ne concerne qu’un petit milieu eu égard la notoriété de M. Fargette : dont le principal titre de gloire à ce jour est de figurer dans la liste des protagonistes de Cette mauvaise réputation de Guy Debord : mais après tout cette notoriété peut gagner en importance sur le mode de la “contamination capillaire” chere à M. Fargette. Debord cite dans cet ouvrage un passage du bulletin Les mauvais jours finiront le concernant (publié en 1990). J’en extrais le propos suivant (que Debord n’a pas jugé utile de commenter, tout comme le reste du passage, pour laisser au lecteur le soin d’apprécier par lui-même l’ironie de la chose) : “Sa démarche (celle de Debord) apparaît nécessairement comme un désir d’avènement de la catastrophe (...) Il est clair que la catastrophe historique constituerait pour lui une secrète revanche sur une humanité qu’il a comprise de façon très aléatoire”. Fargette était alors loin de soupçonner qu’il mettrait un jour ou l’autre en garde contre une catastrophe d’un autre type. On reconnaîtra que le discours catastrophiste de M. Fargette sur la menace islamique dans le monde occidental n’a rien de très original par les temps qui courent. L’intéressé faisait quand même preuve de plus d’originalité quand il révélait au grand jour la complaisance catastrophiste de Guy Debord. Ce que ce dernier n’avait pas manqué de relever pour le plus grand plaisir de ses lecteurs.
L’existence des Indigènes de la République fonde paradoxalement celle des animateurs du site F. de souche, et réciproquement (pour citer deux exemples particulièrement opposés). Les uns ont besoin des autres comme repoussoir. Il s’agit d’un jeu de dupes au sujet duquel je me suis efforcé de décrire le mécanisme. Qu’un Guy Fargette s’invite dans un tel banquet me permet de faire le lien avec la première partie de ce texte. C’est sans doute là le cas le plus caricatural (à l’échelle de l’évolution de Fargette vers une “défense de l’Occident” et ce que celle-ci implique) d’un penseur issu des “milieux radicaux”. Je précise que sur plusieurs autres thèmes que je n’ai pas traité (la réhabilitation du travail : “la revendication de l’anti-travail véritable sabordage d’un mouvement social” ; mai 68 : “ce que l’on appelle le mouvement de 68 n’a finalement constitué qu’une brève et superficielle parenthèse qui s’est dissoute avec l’évaporation du mouvement ouvrier dont (les contestataires) espéraient tant” ; la récupération des “avant-gardes” : “ces deux courants (surréaliste et situationniste) ont été complètement récupérés par l’industrie du divertissement dont la publicité est le moteur, parce qu’ils ont dés le départ cultivé un bluff principiel, et surenchéri sur cette base faussée”), Fargette s’inscrit sans contestation possible dans le courant analysé durant la première partie de ce texte.

3

En 1999, l’année de la parution du Nouvel esprit du capitalisme, paraissait un ouvrage qui, sans avoir - et de loin ! - le retentissement du livre de Luc Boltanski et Eve Chiapello, représentait à son échelle l’une des premières remises en cause d’un mode de pensée que l’on qualifiera de “radical” faute de trouver une terminologie plus satisfaisante. Cet ouvrage, Votre révolution n’est pas la mienne, reprend ici et là un discours comparable à celui du Nouvel esprit du capitalisme dans le registre de la “récupération”. A la différence près que ses deux auteurs ne s’expriment pas en tant que sociologues (ou historiens, philosophes, politologues, etc.) mais comme acteurs (ou anciens acteurs) de la mouvance “radicale” depuis 30 ans : l’un venant des milieux situationnistes et anarchistes, l’autre de l’ultra gauche (16). Dans leur préface, François Lonchampt et Alain Tizon délivrent le constat suivant : “Il nous a fallu nous replonger douloureusement dans un passé où beaucoup de nos rêves se sont perdus, puisqu’il semble que toutes les tentatives sur lesquelles nous avons joué notre existence n’aient contribué qu’à faire advenir le monde que nous connaissons aujourd’hui”.
Les deux auteurs vont par conséquent nous entretenir dans Votre révolution n’est pas la mienne de leur déception, et de ses conséquences théoriques, pratiques, existentielles. A savoir : “Remettre en cause nombre de certitudes et tenter de comprendre comment nous avons été si vite rattrapés, puis dépassés par cette société même que nous voulions détruire et que nous avons malgré tout contribué à perfectionner”. Ces certitudes sont au nombre de trois. D’abord les possibilités historiques qu’aurait la société de classe de se dépasser. Ensuite la référence à l’aliénation (décrite en 1999 comme une “théorie confortable”) dans la vulgate radicale. Enfin que nous serions au “seuil de bouleversements décisifs”. Je laisse aux deux auteurs la responsabilité de ce triple constat. Il ne s’agit pas ici de le critiquer ou de l’amender, ni de le corriger. Votre révolution n’est pas la mienne m’intéresse en premier lieu pour le détail de la nature et des raisons de cette déception. Il représente donc de ce point de vue un document de première main sur ce phénomène de “déprise” en milieu radical ou assimilé. 
D’aucuns, il est vrai, avaient précédé Lonchampt et Tizon dans ce “droit d’inventaire” (Jaime Semprun, entre autres, dans L’abîme se repeuple publié deux ans plus tôt), mais avec Votre révolution n’est pas la mienne les deux auteurs le systématisent d’une manière particulièrement virulente. Il me parait de surcroît plus justifié de me situer sur ce terrain “documentaire” si j’ajoute que ce livre est exempt de toute complaisance cynique, pas plus qu’il ne pratique le double discours ou le mode allusif. A la suite d’une remarque sur mai 68 que Lonchampt et Tizon n’ont jamais renié, l’évocation dans l’après 68 de l’engagement des deux auteurs (“C’est avec joie que nous avons fréquenté certains milieux radicaux dans la mouvance de l’anarchisme, de l’ultra-gauche ou de l’Internationale Situationniste, dont la théorie fut notre principale influence”) parait déjà anticiper ce qui s’ensuivra. De longues années plus tard la croyance s’est transformée en désillusion. D’ailleurs Lonchampt et Tizon insistent sur l’une de ces illusions : “Pendant que les révolutionnaires s’adressaient à des prolétaires mythiques, leurs adversaires parlaient aux prolétaires réellement existants”.
Rien de bien nouveau sous le soleil après tout : nos deux auteurs reprennent une chanson fredonnée auparavant par les anciens gauchistes. Lonchampt et Tizon citent le Pasolini des Écrits corsaires, fustigeant l’individualisme de son temps, pour le reprendre comme un modèle critique qui leur permettrait de retrouver cet individualisme derrière les postures “révoltées”, “asociales”, “rebelles” ou de mépris souverain à l’égard de toutes les conventions. Ceci n’étant pas étranger, ajoutent les deux auteurs, à la fascination des mêmes pour la voyoucratie. Lonchampt et Tizon associent alors cet individualisme (agrémenté d’inculture et de brutalité) à ce qu’ils appellent “un certain conformisme libertaire”. D’où, pour l’illustrer, une description à ce point chargée (“feignants de la tête”, “adeptes des solutions les plus irréalisables, les plus faussement naïves et les plus provocatrices”, “confort de l’extrémisme”, “cultiver l’irresponsabilité à visage découvert”, “gloriole de révolutionnaire”, “ignorance crasse au delà des dogmes autorisés”, “prêt à penser”, “insolences niaises”, “grossièretés à choquer le bourgeois du siècle dernier”, “phrases toutes faites”, “attitudes convenues aussi indigentes que celles du puritanisme bien pensant d’une autre époque”, etc.) que l’on se demande forcément quel genre de libertaires Lonchampt et Tizon ont-ils donc rencontrés durant plus de 20 ans ? Car ils n’ont pas un mot, après cette longue et fastidieuse énumération, pour replacer ce “conformisme libertaire” dans de plus justes proportions. Bien au contraire, ils chargent à nouveau la barque en déclarant haut et fort que les comportements de ces “libertaires auto-proclamés sont comparables à ceux des bourgeois”. La barque risque de prendre l’eau, et de couler pour le coup. Ceci étant précédé d’un autre morceau d’anthologie où l’on nous apprend, pour fustiger la doxa libertaire : “qu’il n’y a pas de société sans normes”, “que l’amour est aussi le lieu de tous les pouvoirs””, “que derrière le refus de toute hiérarchie il y a bien souvent que la haine de l’intelligence, de la distinction et de tout ascendant”, “qu’une certaine passion inégalitaire” débusque son médiocre, “qu’il faudra beaucoup d’autorité” pour “bouleverser cette société”, “que les femmes semblent avoir bien du mal, à présent, à se libérer des conséquences de leur dernière libération”, “que beaucoup d’immigrés trimbalent les pires arriérations dans leurs bagages”; etc. On hésite entre la franche rigolade et la consternation. Monsieur Prudhomme reprend du service. Cependant, franchement, pouvait-on s’attendre à ce qu’il prenne l’identité des auteurs de Votre révolution n’est pas la mienne ? Enfin, cerise sur le gâteau, cette figure honnie de “libertaire” s’incarnerait dans la personne de Michel Onfray. Quoi que l’on puisse penser de ce philosophe il parait difficile de faire coïncider les différents états de ce “conformisme libertaire” avec la pensée de Michel Onfray (moins libertaire d’ailleurs qu’on ne le prétendait en 1999, la question ne se posant plus aujourd’hui).
Il s’est toujours trouvé dans les milieux révolutionnaires de tous genres (libertaires ou pas) des personnes enclines à faire de la surenchère sur des points doctrinaux, organisationnels ou depuis l’expression de leur subjectivité; quand d’autres, quelquefois les mêmes, venaient régler là quelque problème personnel ou psychologique, ou chercher des certitudes à bon compte. Cela n’a rien d’un secret ou d’une révélation, et ne date pas de l’après 68. Cependant, expérience pour expérience, j’ai toujours trouvé plus de réelle révolte, de capacité d’insoumission, de générosité, de camaraderie, et même de tolérance chez les libertaires qu’ailleurs. A vrai dire, ceci posé, si l’on essaie de comprendre la nature et la finalité des diatribes adressées par Lonchampt et Tizon aux “libertaires” et “radicaux” (accompagnés ou pas des adjectifs les plus dépréciatifs), il ne faut plus parler de déception mais de ressentiment.
C’est également le ressentiment qui inspire d’autres pages de Votre révolution n’est pas la mienne : celles-ci étant consacrées à cette Internationale Situationniste qui a tant influencé Lonchampt et Tizon (qualifiée en 1999 de “dogmatique”, avec ses “réponses à tout”, ses “outrances à répétition”, accusée d’avoir contribuer “à enrayer la pensée et l’imagination des contestataires nés dans la foulée de 68 ainsi qu’à éloigner les jeunes générations d’une rencontre qui paraissait inévitable”). Rien que ça ! Ce n’était pourtant qu’un hors d’oeuvre puisque les accusations tombent maintenant comme le plomb à Gravelotte sur le bataillon situationniste : “surestimation jusqu’au délire” de pseudo sujets révolutionnaires, critiques “sans nuances du vieux militantisme et de son contenu humaniste”, “narcissisme de peu d’envergure”, “apologie d’une certaine voyoucratie littéraire déjà repérable ça et là dans la gauche littéraire”, “sectarisme haineux érigé en affirmation exemplaire de la révolte”, “manifestations d’intolérance et de hargne dues à un prétendu style de vie radical “, “fascination pour l’aristocratie et les bas-fonds”, et j’en passe (on subodore que Patrick Marcolini, qui se réfère de manière positive à Votre révolution n’est pas la mienne dans son ouvrage, a lu attentivement ce paragraphe). Étrangement, après ce déluge de feu, nos deux artilleurs reprochent à l’I.S. de s’être “dissoute” au “moment “d’affronter le succès de certaines de ses idées”. Ceci parce que “certains des plus lucides et des moins carriéristes d’une génération révoltée étaient prêts à la rejoindre”. C’est plutôt contradictoire, camarades ! Pourquoi vouloir rejoindre une pareille planche pourrie ? Il est vrai qu’à cette époque tout était bon dans le cochon. On aimerait cependant connaître l’identité de ces “certains” ? Lonchampt et Tizon parlent-ils dans la vague ou ont-ils quelques exemples en tête ? On n’en saura rien. Dommage, nous aurions sans doute eu une explication supplémentaire sur ce phénomène de “déprise” envers les situationnistes et tutti quanti. 
Sur Debord les deux auteurs n’ajoutent rien de vraiment original. On est quand même étonné, compte tenu de ce qui précède, de la surprise de Lonchampt et Tizon évoquant la “surenchère de louange et de flagornerie” depuis la mort de Debord, et de leur rage de “voir tout un gratin intellectuel” arriviste et inconsistant venir “voler sans vergogne quelques miettes” d’une pensée superbement ignorée du temps du vivant de Debord. La logique voudrait, dans le droit fil des attaques virulentes portées au mouvement situationniste, et en regard de la thématique récupératrice abordée dans d’autres pages, que nos deux auteurs se félicitent au contraire de ce type de récupération sur le mode “c’était déjà inscrit dans les gènes du situationnisme”. Les Marcolini et consort l’ont bien compris, eux. A moins que cette “déprise” concerne moins Debord que l’I.S. Non pas, puisque ce dernier en prend également pour son grade ! Il est question de “vanité sans bornes”, de “prétention inouïe”, “d’échec retentissant”, de “dandysme sulfureux”, d’un “hédonisme à la pose avantageuse”, de “phraséologie aussi arrogante qu’opaque”, et autres joyeuseté du genre.
Là aussi il faut se garder de confondre l’esprit et la lettre quand la lettre manque à ce point d’esprit et l’esprit tout autant de lettre. Le tableau brossé par Lonchampt et Tizon s’avère trop caricatural pour qu’on prenne la peine d’y répondre. Il y a des limites à tout, quand même ! Pourtant, j’y reviens encore, qui les deux auteurs ont-ils donc rencontré durant toutes ces années ? Quel genre de relations ont-ils eu avec ces anars ou ces situs traités en 1999 de tous les noms d’oiseaux ? Comment ont-ils pu supporter si longtemps cette doxa libertaire et situationniste, et leur public de jouisseurs et de décérébrés ? En ont-ils avalé des couleuvres pendant tout ce temps pour ensuite les recracher dans une langue vipérine !
Quand, pour conclure là dessus, Lonchampt et Tizon se demandent depuis quel héritage il serait encore possible de construire quelque projet, ils en excluent bien évidemment les surréalistes (avec leurs “déclarations tonitruantes”, leurs “prétentions sans borne”, et leurs “provocations aussi faciles qu’inutiles”). Ceci assorti du sempiternel couplet sur les exclusions que nos deux auteurs imputent, sans craindre le ridicule, à la volonté des surréalistes de rester fidèles à “la lumière léniniste d’Octobre”. On l’a bien compris : Lonchampt et Tizon ne veulent surtout pas “rejouer à l’avant-garde”. J’en termine avec cet avant-gardisme voué aux gémonies en relevant chez les deux auteurs cette curieuse remarque. Selon eux “le pouvoir aurait appris depuis la condamnation des Fleurs du malce qu’il peut et doit laisser faire”. Ceci me parait bien imprudent. Il faudra attendre presque un siècle (l’année 1949) pour voir la Cour de Cassation se prononcer contre le jugement de 1857 condamnant Baudelaire. Le “pouvoir” a quand même mis beaucoup plus de temps à rectifier son erreur que Lonchampt et Tizon la leur (à une tout autre échelle j’en conviens). L’exemple de Madame Bovary (Flaubert est traîné devant les tribunaux, puis acquitté) aurait été plus indiqué. Mais Baudelaire comme parangon de la “négation” et de l’avant-garde faisait mieux l’affaire que l’ermite de Croisset.
Malgré des analyses qui recoupent parfois celles du Nouvel esprit du capitalisme, Votre révolution n’est pas la mienne a d’abord valeur de témoignage et de symptôme. Ses auteurs entendent témoigner d’une “déprise”, de celle qui les a conduit à quitter avec perte et fracas le rafiot “radical” sur lequel ils se trouvaient embarqué au lendemain de mai 68. On peut décliner de manière différente pareille volonté de prendre congé : ici cela se traduit sur le mode du ressentiment. C’est ce qui transforme “ce que nous avons tant aimé” en détestation pure et haine vivace. Du sol autrefois fertile, de cette promesse de jardin d’Eden, ne subsiste qu’une terre brûlée et désolée, incapable de donner le moins fruit. On imagine que cette “prise de conscience” ne s’est pas faite du jour au lendemain : à un certain moment, à la faveur de circonstances ou en raison d’un événement précis, Lonchampt et Tizon se sont progressivement dépris de leurs “croyances”. Pourtant la façon dont ils en témoignent obéit moins à un principe de rationalité qu’à un article de foi : nous n’y croyons plus, disent en substance les deux auteurs (et nous haïssons d’autant plus cette “croyance” que nous avons longtemps mangé de ce pain là).
Après tout, le vers n’était-il pas déjà dans le fruit ? On l’a maintes fois observé avec les anciens communistes, puis gauchistes : les premiers croyaient au communisme du “petit père des peuple”, les seconds à la Révolution. Nous nous sommes trompés, disent-ils de concert. Même si en milieu “radical” on serait à priori plus averti, plus circonspect, ou davantage protégé contre l’adhésion aveugle à une doctrine, on observe cependant, à l’instar des auteurs de Votre révolution n’est pas la mienne, que la règle précédente s’applique à quelques uns de ceux qui ne manquaient pas en leur temps de couvrir de sarcasmes et de traiter par le mépris ce qu’il leur importe maintenant de préserver, conserver ou défendre. Sans doute étaient-ils loin alors de se douter qu’ils passeraient un jour sous de telles fourches caudines. 
Il s’agit d’un problème plus complexe qu’il n’y paraîtrait. Il faudrait se doter d’un appareillage critique comparable à celui que Nietzsche, dans le registre philosophique, déploie depuis La généalogie de la morale pour tenter d’apporter des réponses plus précises et plus satisfaisantes sur ce phénomène de “croyance” (et ce partant de “déprise”) en milieu révolutionnaire généralement, et “radical” plus particulièrement. Je me contenterai de poser ci-dessous quelques jalons, et de proposer deux trois pistes. J’ai pu, sur le mode de la boutade, me décrire vers le milieu des années 1970 comme “ayant un pied chez les anars, un pied chez les situs, et la tête dans la poésie moderne”. J’ajoute, presque quarante ans plus tard, qu’il n’y aurait pas trop lieu de modifier cette description. Ma situation n’étant pas unique, loin de là, cela signifie que l’on pouvait partager pour l’essentiel, sur le plan théorique, les thèses situationnistes sur la critique du spectacle, de la marchandise, et du monde tel qu’il va sans pour autant s’interdire d’exercer son esprit critique, ou de contester certains aspects doctrinaux. L’importance, pour ce qui me concerne, accordée au surréalisme pouvait aller jusqu’à un désaccord sur la question de l’art, en la prolongeant par celle du “comment vivre poétiquement dans le monde”. Une certaine éthique libertaire, ou un goût pour la marge et les marginalités me permettaient également de faire entendre quelque différence. De l’eau ayant depuis coulé sous les ponts, reprendre ce questionnement tel quel n’aurait pas aujourd’hui grande signification. Ce qui reste, fondamentalement, doit être mis sur le compte d’un goût et d’une appétence pour la critique sociale (entendue, pour se démarquer des interprétations la révisant à la baisse, comme critique radicale ). C’est même une nécessité quand d’aucuns prétendent exercer leur esprit critique en convoquant le ban et l’arrière ban des penseurs qui n’ont eu ou n’ont de cesse de fourbir des armes contre cette même critique sociale (du moins tel que je l’entends).
Cela renvoyait, pour revenir sur la description précédente, à une attitude hétérodoxe. Aujourd’hui, quarante ans après la dissolution de l’I.S., comme je l’ai indiqué, cette hétérodoxie n’a plus lieu d’être. Et l’orthodoxie alors ? Maintenir quelque chose de cet ordre, en ne quittant pas les situationnistes, n’a plus la même signification que dans les années 70 et 80. On observe aussi, autre cas de figure, que certains “repentis” ont échangé l’orthodoxie d’origine contre une autre, devenant par cela même particulièrement critiques envers la première (et cela vaut pour d’autres que les situationnistes bien évidemment). C’est l’occasion de revenir par un autre biais au phénomène de “croyance” analysé depuis Votre révolution n’est pas la mienne. Pour reprendre la notion de révolution (entendue pour l’auteur de ces lignes comme volonté de “changer la vie” et “transformer le monde”) : à côté des raisons objectives qui rendent nécessaire cette transformation (les habitants de cette société “se sont divisés en deux partis (...) dont l’un veut que l’autre disparaisse”) , il importe également de la traduire en terme de nécessité intérieure. Il ne s’agit pas tant de croire, comme si l’on était révolutionnaire ou pas en fonction de lendemains qui chanteraient ou déchanteraient, que de ne pas se retrouver en deçà de ses propres exigences (celles-ci étant communes à ceux qui n’entendent pas transiger sur cette double nécessité). Certes on peut le nuancer d’une époque à l’autre, en remplaçant le cas échéant “ne pas se retrouver en deçà” par “ne pas désespérer”. Ceci ne change pas fondamentalement la nature de ce propos : l’indication d’une incompatibilité entre le “croire” et cette “nécessité intérieure”. C’est vouloir distinguer ici et là une ligne de partage des eaux. Il en résulte que les rivières qui prennent de part et d’autre leurs sources dans un massif commun ne se jettent pas dans la même mer.
Revenons à des considérations plus triviales. Lonchampt et Tizon reproduisent à l’échelle “radicale” le genre de littérature illustrée précédemment par les anciens communistes d’abord, les anciens gauchistes ensuite sur le mode du repentir. On l’avait ailleurs constaté : la violence verbale à l’égard des “anciens compagnons” s’explique d’abord par le ressentiment. Votre révolution n’est pas la mienne en est l’exemple le plus achevé et à ce jour insurpassé. Pourtant le ressentiment ne peut à lui seul tenir lieu d’explication si l’on se reporte à d’autres situations. On ne saurait, pour changer le fusil d’épaule, tenir le même discours avec les anciens radicaux de l’Encyclopédie des Nuisances (ou de ceux qui sont passés avec armes et bagages dans le camp “anti-industriel”). Des éléments ressentimentaux apparaissent quelquefois derrière un commentaire (le rôle occulte, voire duplice joué par Debord vers le milieu des années 1980 en est généralement la cause) mais ne représentent pas l’essentiel. A l’origine l’EdN se situait dans une lignée post-situationniste : entre autre parce qu’elle reprenait une critique, celle des nuisances, élaborée par Debord en 1972 (dans La seconde scission ) et laissée en grande partie à l’état de chantier. Ensuite l’EdN a viré sa cuti situationniste, puis debordienne. Ce qui l’entraînait, selon un processus de “fuite en arrière” caractérisé, à jeter par dessus bord révolution, avant-garde et modernité. J’ai émis l’hypothèse dans la première partie de ce texte, en me référant au dernier ouvrage significatif publié par les Éditions de l’Editions de l’Encyclopédie des Nuisances (signé par Riesel et Semprun), que l’EdN avait joué dans cette histoire un rôle d’apprenti sorcier. En 2008 Riesel et Semprun font de nouveau les yeux doux à la critique sociale “les ayant formé quarante ans plus tôt”. Sauf que le bébé auparavant avait été jeté avec l’eau sale. Et, pour reprendre un invariant encyclopédique, de toute façon c’était déjà trop tard. Il en découle, parmi d’autres raisons, que l’EdN (d’ailleurs privée depuis le décès de Jaime Semprun de sa principale force de frappe) n’a plus la place qui était encore la sienne au début de ce siècle au sein du groupe hétérogène des “anciens radicaux”. Auparavant déjà, dans sa période “militante” (celle des derniers temps de la revue) elle n’avait su ou pu fédérer les divers groupes composant alors le milieu de l’écologie radicale. Elle s’est ensuite fait connaître plus largement à travers les éditions du même nom. Son lectorat, au fil des ans, n’étant pas uniquement composé d’anciens radicaux mais également de lecteurs généralement plus jeunes venant d’autres milieux (en y ajoutant des intellectuels, comme Finkielkraut, séduits par certaines thèses encyclopédiques).
La nébuleuse dont je tente ici de définir les contours n’est donc pas, je le répète, composée que d’anciens radicaux. Ceux-ci n’en ont pas moins constitué le fer de lance d’une tendance à l’oeuvre dont j’ai souligné dans les première et seconde parties de ce texte les aspects régressifs. Malgré ce qui différentie l’un ou l’autre des éléments de ce conglomérat (aux deux extrémités du spectre un Fargette qualifie l’EdN de “minuscule secte”), ce qui vaut en plus à un Michéa, un Méheust, un Marcolini, voire aux deux auteurs de Votre révolution n’est pas la mienne d’y figurer doit être mis en rapport avec leur conservatisme (explicite ou implicite selon les cas). C’est à dire dans leur capacité, ou leur manière de rendre acceptables, actuels ou séduisants des thèses, des analyses et des positionnements qui ressortent de la tradition conservatrice. On ne confondra pas ce conservatisme avec l’école dite des “néoconservateurs” américains : ces derniers tenant lieu de boite à idée pour les administrations républicaines de ces deux dernières décennies. Nos conservateurs à la mode frenchie entendent eux préserver et conserver des valeurs traditionnelles mises à mal par les “progressistes” de tout poil (gauchistes, radicaux, avant-gardistes et penseurs de la modernité). Parmi ces valeurs deux d’entre elles méritent que l’on s’y arrête un instant en raison de la place qui leur est consacrée, mais plus encore parce ce qu’elles mettent en branle par delà l’aspect strictement conservatoire de cette défense : la famille, et surtout le travail. 
Cette défense de la famille, explicite chez un Michéa (son intérêt pour certaines théorisations psychanalytiques l’entraînant à se référer positivement au courant dit de “l’ordre symbolique”, gardien sourcilleux de la famille traditionnelle), s’avère plus implicite chez les autres auteurs de cette nébuleuse conservatrice. Ce que l’on voudrait préserver et conserver entre plus en résonance, bien évidemment, avec l’enseignement d’un Proudhon que d’un Pétain. Ces messieurs, les nôtres, s’accordent cependant difficilement sur les causes du délitement de la famille : soit on en accuse le capitalisme, soit les contestataires.
On observe moins de flou, de retenue ou de relative indifférence avec le travail : là nous sommes dans de l’explicite, et du lourd dirais-je pour quelques uns de ces messieurs. A les lire, cette critique du travail (entendue ici dans le sens de l’obligation salariale, il va sans dire), qui aujourd’hui les révulse, n’aurait pas ou peu d’antériorité avant, par exemple, le fameux “travaillez jamais !” de Guy Debord, ou “les oukases situationnistes” sur la question, ou plus généralement son large emploi dans la galaxie postsoixanthuitarde. C’est oublier que cette critique du travail là ne date pas de la seconde moitié du XXe siècle mais qu’elle se trouvait déjà exprimée dans plusieurs courants anarchistes (pas chez les proudhoniens certes), et avec force et talent dans l’indispensable pamphlet de Paul Laffargue, Le droit à la paresse. Mais auparavant, Ciceron, Lessing, Rimbaud, puis, après Laffargue, Vian, Dhôtel, Pirotte, parmi tant d’autres, s’inscrivaient déjà en faux contre cette “valeur travail”. Il faut également associer à cette critique du travail le principe du sabotage : “à mauvaise paye, mauvais travail” préconisait l’excellent Émile Pouget pour justifier la pratique du sabotage dans les entreprises. 
Parmi nos nouveaux thuriféraires du travail, l’un d’entre eux a relevé la contradiction suivante : ceux qui revendiquent “l’anti travail” se livrent par cela même à un “véritable sabordage d’un mouvement social”. Cette contradiction, pour renchérir sur l’implicite du propos de Guy Fargette, pourrait s’appliquer à d’autres domaines (blocage de compteurs EDF, vols de livre, perruque, etc.). La critique du travail, de mon point de vue, n’est que l’un des aspects d’une critique plus globale, laquelle passe par la suppression du salariat. L’une ne va pas sans l’autre : on ne peut vouloir supprimer le salariat sans argumenter résolument en défaveur du travail salarié. Si les conflits sociaux présentent aujourd’hui un aspect plus défensif qu’offensif, c’est aussi, à côté d’autres raisons, conjoncturelles, d’ordre économique et social, bien connues, parce que cette critique du travail a moins le vent en poupe. Le paradoxe n’est qu’apparent. La montée du chômage figure au premier rang de ces “raisons conjoncturelles” et explique en grande partie cet aspect défensif, et donc la révision à la baisse des perspectives de mouvement social de grande ampleur. Pourtant ceci n’épuise pas le sujet et ne saurait répondre définitivement à la question posée précédemment sur l’influence délétère (ou supposée telle) de la critique du travail sur les mouvements sociaux. A moins de l’envisager d’un strict point de vue moral. 
N’est ce pas l’implicite de la remarque fargetienne (qui rejoint un point de vue très dominant) ? A savoir : comment peut-on critiquer ainsi le travail quand une partie importante de nos concitoyens se retrouve sans emploi ? J’aggrave même le cas de ceux qui se retrouveraient dans l’oeil du cyclone si j’ajoute que certains, parmi ceux-ci, non content de mépriser la “valeur travail”, préfèrent vivre avec des allocations chômage plutôt que d’aller vendre leur force de travail, voire - enfer et damnation ! - après avoir auparavant fait le nécessaire pour se retrouver au chômage ! Le choeur des offusqués répondra que ces chômeurs (appelés des “faux chômeurs” pour les distinguer des “vrais chômeurs” qui battent leur coulpe en adoptant un profil bas) prospèrent sur le dos de la collectivité. Nous ne sortons pas de ces considérations morales. Pourtant, sur le volume de la phynance proprement dite, que représentent les rémunérations de ces “chômeurs volontaires” si on les compare aux prébendes de ceux qui vivent grassement sur le dos de la collectivité en faisant fructifier un argent toujours indûment gagné ? Entre pas grand chose et trois fois rien. 
Certes, un petit malin se détachant du choeur des offusqués me rétorquera que je ne quitte pas véritablement ces considérations morales. Comme le chantait le regretté Jean Arnulf, tout en question de point de vue : “vu par en d’sus ou par en d’sous”. Plus généralement on objectera que cette “critique du travail” est l’un des modes sous lequel se décline l’individualisme contemporain. Cela reste à voir. Celle que j’exprime ici n’est pas, je l’avoue, sans entrer en résonance avec l’individualisme d’un Thoreau par exemple, philosophique donc. En non depuis la conception sociologique d’un Lipovetski ou d’un Maffesoli. Quand j’évoquais plus haut la critique du travail comme l’un des aspects d’une critique plus générale, radicale dirais-je, je n’étais pas allé jusqu’au bout de ma démonstration. Cette critique s’avère structurellement inséparable de celle de la consommation. Pourquoi consommer des produits dont nous n’avons pas besoin, et pourquoi donc travailler pour les acquérir ? Là aussi il parait difficile de critiquer la consommation sans également critiquer le travail salarié. Cela a été dit et redit depuis longtemps. Ceci pour réaffirmer, afin de conclure là dessus, que la critique du travail reste la première des critiques, celle qui précède les autres : il suffit de tirer ce fil pour voir la bobine se défiler tout entière sous nos yeux.
Sur un autre plan, l’hostilité, le rejet, ou une souveraine distance à l’égard de Marx et du marxisme représente un second pôle de convergence. Cette aversion ou cet éloignement se déclinent différemment selon l’un ou l’autre de nos protagonistes. Et peut même, le cas échéant, prendre un aspect positif paradoxal à l’aide de citations extraites du Manifeste du Parti Communiste : la bourgeoisie étant par excellence la classe révolutionnaire en ce sens que “tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conception et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent”. On isole ici plusieurs des paragraphes de la première partie du Manifeste du Parti Communiste en se gardant bien de préciser ce qui suivra : l’apparition du mot “prolétariat” siffle d’ailleurs le fin de la récréation. Rien de bien nouveau sous le soleil, sur le fond : les anciens communistes, puis les anciens gauchistes étant déjà passés par là. Sauf que le rejet de Marx et du marxisme par ces derniers reprenait une argumentation classique : celle des pensées libérales ou “démocrate bourgeoise”. Alors que les plus virulents ici en l’occurrence de nos messieurs vont plutôt chercher leurs arguments anti-marxistes dans la pensée d’un Castoriadis, pour ne citer que lui. Le concept d’aliénation fait particulièrement l’objet d’un rejet pour des raisons qui ne se recoupent pas toujours : certains parlent d’une utilisation “facile” quand d’autres mettent l’accent sur le côté obsolète de la chose. Je ferai juste remarquer qu’il n’y a pas véritablement incompatibilité entre l’aliénation selon Marx, et ce qu’il faut entendre par “servitude volontaire” après La Boétie. 
Le discrédit du concept d’aliénation s’observe parallèlement à la fortune de la notion “mutation anthropologique” (ou “révolution anthropologique) : laquelle tend à tordre le concept à travers des questionnements sur les effets plus ou moins durables et définitifs du processus. Le problème étant que l’on veut souvent aller plus vite que la musique en oubliant que pareille notion relève du long terme (ou de la longue durée). A ce titre la “mutation anthropologique” à la vitesse grand V prend place parmi les tartes à la crème contemporaines. Un penseur comme Anselm Jappe, par exemple, en fait un large usage dans Crédit à mort sans que l’on sache exactement de quoi il en retourne. Et puis, précision utile, cette “mutation anthropologique” peut être connoté négativement (Jappe entre autres) et positivement (j’y reviens rapidement). Dans le premier cas il s’agit assurément d’une contradiction insurmontable pour qui argumenterait encore en faveur de l’émancipation humaine. Pour le second cas je prendrai l’exemple de Castoriadis. En 1974 ce dernier évoquait “l’immense mutation anthropologique” déclenchée par le mouvement des femmes et des jeunes “qui est en cours et dont il est impossible de prévoir le cours et les effets”. Parallèlement Castoriadis constatait qu’elle prenait plus d’importance que celle initiée au XIXe siècle par le prolétariat. Ce qui était pour le moins imprudent. D’ailleurs, en 1979, dans l’article “Une interrogation sans fin”, ce constat se trouvait sérieusement revu à la baisse : luttes ouvrières, et mouvements des femmes et des jeunes se retrouvaient sur le même plan. Et il n’était plus question, pour ces derniers, de “mutation anthropologique”. Trois ans plus tard (l’article “La crise du monde occidental”), Castoriadis allait encore plus loin dans la révision du constat en évoquant le “reflux” de mouvements qui “n’ont ni pu ni voulu assumer un projet politique positif”. Nous sommes donc très loin de “l’immense mutation anthropologique” annoncée huit ans plus tôt. 
Il n’est pas exclu que ces deux exemples (les femmes, les jeunes) soient mal choisis. Mais ce sont ceux de Castoriadis. Et puis, plus généralement, du point de vue des effets pernicieux de la consommation, le terme aliénation parait plus approprié pour les traduire et en rendre compte. A moins de vouloir trouver quelque équivalent de “cette mutation anthropologique” dans les effets de la relation que les jeunes générations entretiennent avec les nouvelles technologies, et à travers ce que ce type de dépendance induirait à plus ou moins long terme. Cela repose la question de la durée (sur quelle échelle du temps ?), et du sens : cette “mutation anthropologique” n’aurait-elle que des aspects négatifs ? Pourtant le Castoriadis de 1974 semblait l’infirmer. Bon, nous n’avons guère avancé dans la réflexion sur la pertinence ou pas de cette “mutation anthropologique”. On voit mieux en revanche où d’aucuns veulent en venir. Il n’y a rien à attendre de ces “mutants”, de ces “hommes nouveaux” à la mode de ce temps, disent-ils sur un ton plus ou moins désolé : les carottes sont définitivement cuites. 
Cette réflexion resterait incomplète, si de nouveau, à la lumière de ce qui vient d’être dit, elle ne revenait sur la thématique catastrophiste. Il est indéniable qu’en ce début de XXIe siècle le catastrophisme exerce une fascination, voire une séduction comparable, toute proportion très gardée, au “révolutionnarisme” des deux siècles précédents. L’audience rencontrée par les thèses écologiques les plus radicales durant les années 70 s’apparentait à une prise de conscience. Au fil des ans, progressivement, des considérations plus globales sur l’état du monde sont venues se greffer sur les discours écologiques les plus alarmistes jusqu’à remettre en cause le mode de la société industrielle (du moins dans le monde occidental). Je l’ai déjà suffisamment évoqué pour ne pas y revenir. En revanche il parait nécessaire de remonter le temps jusqu’à l’année 1794 pour reprendre cette discussion sous l’angle abordé un peu plus haut.
Dans un petit traité intitulé La fin de toutes choses, Emmanuel Kant constate d’emblée que “cette pensée (celle de “la fin de toutes choses”) a de quoi donner le frisson, car elle conduit, pour ainsi dire, au bord de l’abîme, d’où il n’est pas possible, pour celui qui y tombe, de revenir (...), pourtant elle a quelque chose d’attirant ; car on ne peut s’empêcher d’y ramener toujours et à nouveau son regard qui se détourne d’effroi”. Mais l’opuscule kantien nous intéresse en premier lieu pour de toutes autres raisons. Kant recense une série de signes annonciateurs de la “fin de routes choses” exprimés ici et là dans la société de son temps : “l’injustice triomphante” (l’oppression des riches vis à vis des pauvres), “la perte générale de la fidélité et de la foi”, “les guerres sanglantes” qui n’en finissent pas, “la décadence morale” et “l’augmentation rapide de tous les vices et les maux qui les accompagnent”, et encore “les changements extraordinaires de la nature”, “les tremblements de terre”, “les tempêtes et les inondations”, “les comètes et les météores”. Kant indique qu’il s’agit dans ces cas de figure de “la fin naturelle de toutes choses” (entendue pas uniquement du point de vue physique, mais également moral).
Abordant dans un second temps “la fin mystique (ou surnaturelle) de toutes choses”, le philosophe cite le passage suivant de L’apocalypse : “Un ange lève la main au ciel et jure par Celui qui vit pour le siècle des siècles, qui a créé le ciel, etc. : qu’il n’y aura désormais plus de temps “. Kant le commente ainsi : “Il faut supposer qu’il a voulu dire que, désormais, il n’y aurait plus de changement, car s’il y avait encore du changement dans le monde, il y aurait encore du temps, puisque c’est seulement dans le temps qu’un changement peut avoir lieu et on ne peut absolument pas concevoir ce dernier sans cette présupposition”. Il ajoute, précision importante, que là “où il n’y a pas de temps, aucune fin non plus ne peut arriver, ce concept est simplement un concept négatif de la durée éternelle”. 
Commentant le Kant de La fin de toutes choses, le philosophe Michaël Foessel (dans un ouvrage publié en 2012, Après la fin du monde, sous-titré “Critique de la raison apocalyptique”) établit un lien entre ce texte et un autre article célèbre de Kant écrit dix ans plus tôt, Qu’est ce que les Lumières ? Entre temps un “événement considérable”, la Révolution française, a mis Kant dans l’obligation de prendre la “défense du mouvement historique et culturel dans lequel il s’inscrit” (contre les penseurs contre-révolutionnaires qui reprennent à leur compte un discours apocalyptique pour dénoncer à travers cette révolution la remise en cause radicale de l’ordre sur lequel “l’humanité avait organisé son existence”). Cette défense prenant également la forme d’une “ontologie du présent”. Puisque ces “lectures apocalyptiques de la Révolution française” entendent rendre responsable les Lumières des excès de la Terreur, il importe donc à Kant “de neutraliser le thème de la fin du monde au moment où il est convoqué, en même temps que la Révolution, les Lumières qui la portent”. Cette neutralisation passe par l’établissement d’un lien “entre la raison et la négation du monde” : les penseurs contre-révolutionnaires n’étant que “les derniers représentants en date d’une métaphysique” décelant dans cet événement leur volonté de “voir le temps supprimé”. Partant de la distinction kantienne entre les progrès scientifiques et techniques de l’humanité, et ses progrès moraux, Foessel ajoute ces lignes qui valent comme conclusion temporaire : “Dire, comme le fait Kant, que le progrès moral de l’humanité est “indéfini” n’est pas la marque d’une assurance prométhéenne que l’invention de l’arme nucléaire, par exemple, nous forcerait à abandonner. C’est au contraire une manière de rappeler que rien n’est définitif dans l’histoire”. 
Ce détour par le Kant de La fin de toutes choses prouve à l’évidence que la “philosophie moderne” n’a pas attendu la révolution industrielle, ou Hiroshima, ou les crises écologique et sanitaire de la fin du XXe siècle (et de ce début de XXIe siècle), voire de la montée du fondamentalisme musulman pour être confronté à l’idée de “fin du monde”. S’il est vrai que les lectures apocalyptiques de la Révolution française ont fait long feu (quoique...), nos catastrophistes à la mode d’aujourd’hui concentrent leurs tirs sur la triade sciences et techniques, progrès et modernité. A ce titre d’aucuns, plus en amont, mettent en accusation les Lumières pas tant pour avoir engendré la Révolution française (quoique...) que les valeurs du monde moderne qui est le nôtre. Et s’il est vrai également que Kant et les penseurs des Lumières faisaient en quelque sorte le pari que le monde qu’ils défendaient poursuivrait son cours malgré la disparition d’un ordre social millénaire ou les transformations profondes liées à la modernité, la question de la fin du monde reposée depuis une tout autre perspective à l’avènement de la révolution industrielle, puis diluée dans les affrontements de classe des XIXe et XXe siècle, a resurgit après Auschwitz et Hiroshima, et plus encore depuis la crise écologique, sanitaire et civilisationnelle de notre monde contemporain.
Un ouvrage sous titré “critique de la raison apocalyptique” devait tôt ou tard se confronter à la pensée de Günther Anders. Michaël Foessel écrit : “Nous pensons que le catastrophisme d’Anders tire des conclusions erronées d’une intuition juste. S’il est une mauvaise réponse à une bonne question, c’est d’abord parce qu’il cède à la tentation de dater la catastrophe. Selon Anders, le temps de la fin a commencé le 6 août 1945”. Foessel prolonge sa critique par des considérations philosophiques qui ne seront pas débattues ici. Ne voulant pas me prononcer pour l’instant sur la pertinence, ou pas, de poser la “question Anders” dans les termes mêmes de Foessel, je ferai auparavant un détour par Le temps de la fin (un petit livre qui constitue en réalité le dernier chapitre de l’ouvrage La menace nucléaire : considérations radicales sur l’âge atomique ).
Günther Anders y établit une distinction entre l’apocalypse chrétienne (l’histoire des peurs eschatologiques) dont le concept “se révèle n’avoir été qu’une simple métaphore”, voire même “qu’une fiction”, et “le véritable danger de fin du monde”, celui qu’Anders date de 1945 (Hiroshima donc), “le premier a être objectivement sérieux”. Anders, cependant lecteur de Kant (il se réfère à Critique de la raison pratique dans Le temps de la fin ) parait étrangement ignorer l’existence de La fin de toutes choses, pourtant parmi les textes de Kant celui qui entre le plus (et comment !) en résonance avec le propos du Temps de la fin.Cela n’est pas sans étonner et plus. Je suis bien obligé de relever chez Anders l’absence de la relation kantienne (décisive à mes yeux) entre “temps” et “fin du monde”, puisque selon Kant “penser comporte un moment de réflexion qui ne peut avoir que dans le temps” et “là où il n’y a pas de temps, aucune fin de peut advenir”. D’où ce paradoxe d’un Anders pensant la fin du monde en l’inscrivant dans une temporalité précise. La remarque de Foessel est donc en partie justifiée.
Quand Jaime Semprun en 2003 évoquait une “catastrophe en cours” entre Hiroshima et Tchernobyl il reprenait le point de vue d’Anders. Après une courte période où, comme on l’a vu, le curseur encyclopédique s’était particulièrement affolé le long de l’échelle temporelle de la catastrophe, Riesel et Semprun en concluaient finalement (en 2008) à un écroulement en quelque sorte indéfini de la société industrielle, ou du moins s’inscrivant dans le très long terme. Ce qui signifie que nos encyclopédistes (mais également Bertrand Méheust) en renonçant in fine à dater la catastrophe s’affranchissent du cadre conceptuel proposé par Anders (pourtant le seul, selon ce dernier, à être “objectivement sérieux”) pour reprendre cette antienne apocalyptique au sujet de laquelle, citons Anders, “On attendait une fin qui ne venait pas. Elle était, pour aller vite, infondée”. Un concept qui se révélait n’avoir été qu’une simple métaphore, voire une fiction.
Certes on ne parlera pas ici de “nouveaux apocalypsiens” en l’absence de toute référence théologique ou de réelle filiation avec les pensées eschatologiques. Cependant cette manière de camper sur deux versants opposés permet d’approfondir un peu mieux la notion de catastrophisme. Ceci dit faut-il accoler cette “qualité” à Günther Anders ? Il y a des aspects catastrophistes dans cette pensée mais ceux-ci doivent être mis en balance avec d’autres. Les dernières pages du Temps de la fin, par exemple, durant lesquelles l’auteur, en évoquant “la tâche qui nous est proposée maintenant”, entend “gagner le combat qui oppose temps de la fin et fin des temps” en apportent une illustration. On pourrait, peut-être, pour décrire un courant contemporain proche de l’écologie dite radicale, plus ou moins inspiré d’Anders, parler d’un “catastrophisme modéré”. Un oxymore en quelque sorte, mais un auteur comme Jean-Pierre Dupuy ne se réclame-t-il pas d’un “catastrophisme éclairé” ? Je crains cependant que le catastrophisme n’éclaire rien : qu’il participe plutôt de la confusion ambiante quand il ne fait pas entendre la douce musique (“on ne peut plus rien faire, et de toute façon c’est déjà trop tard”) de la résignation. Mais nous n’en avons pas encore fini avec le catastrophisme. On verra dans la dernière partie en quoi plus précisément il représente une idéologie.
A la fin de son livre Michaël Foessel estime, en terme de “menace”, que le “danger actuel” réside moins “dans l’apocalypse que dans l’apparition d’une nouvelle forme d’insensibilité”. De là ce “rêve de vies déjà ordonnées à des prothèses” et autres facteurs (dont l’intériorisation de la catastrophe, “pour ne plus la voir”) contribuant à promouvoir un devenir “d’hommes imperturbables “. La remarque ne manque pas d’intérêt et les développements qui l’étaye paraissent fondés, pourtant je préférerais exprimer différemment ce point de vue. Ce que décrit Foessel renvoie à notre monde postmoderne. L’insensibilité en question figure parmi ces traits d’époque qui sont l’un des marqueurs de cette postmodernité. Si l’on fait comme Fredric Jameson l’hypothèse d’une proximité entre le temps des “perspectives révolutionnaires” et celui de la modernité, et donc de leur vacuité ici et maintenant, notre époque postmoderne n’en finit pas de recycler la révolution en lui faisant porter les couleurs du catastrophisme. Dans ce monde postmoderne où rien ne serait censé advenir, sinon la circulation indéfinie du même, le catastrophisme ne peut que figurer parmi les agents reproducteurs du monde tel qu’il va.

4

J’y reviens, une fois de plus : nos catastrophistes ou conservateurs new look sont au moins d’accord, malgré tout ce qui les sépare, pour déclarer obsolète toute perspective révolutionnaire, signer le constat de faillite des “avant-gardes” et de la modernité, et renvoyer dans les poubelles de l’histoire tout modèle utopique. A ce titre, malgré des déclarations d’intention en défaveur du capitalisme, leurs argumentations contribuent à renforcer l’idée, très dominante, que ce monde ne peut en aucun cas être transformé, ni la vie changée (dans la perspective décrite tout au long de ce texte, il va sans dire). Certes catastrophistes et consort ne décernent pas pour autant un satisfecit au monde tel qu’il va. Mais je me suis suffisamment exprimé sur le sujet pour ne plus y revenir.
La question n’est pas nouvelle : comment renverser cette perspective ? Je préférerais plus modestement allumer des contre-feux. Ceux-ci seront nécessairement précédés de deux principes fondamentaux. Chacun d’entre eux, comme on le verra, devant être mis à l’épreuve pour le replacer dans la dynamique souhaitée. Le premier de nos contre-feux aborde le domaine de l’histoire des sciences, des techniques et de l’environnement. Les autres s’inscrivent eux dans une perspective de “survivance, malgré tout” (en écho à la métaphore de “survivance des lucioles” dont il a été question dans la première partie de ce texte).
J’en viens aux deux principes qui viennent d’être évoqués. Du premier d’entre eux, le principe démocratique, posons comme préalable que chacun devrait pouvoir décider de ce qui le concerne sur le plan collectif en tous lieux : à l’usine, au bureau, dans un quartier, un village, dans les domaines de la vie active et des “loisirs”. Ceci étant corollaire d’une suppression de la propriété privée et d’une réappropriation collective selon les critères géographiques ou d’activité. Ceci et cela définissant le cadre démocratique : celui d’assemblées souveraines élisant des délégués élus et révocables à tout moment. 
Bien évidemment cette démocratie là n’a pas grand chose à voir avec ce que l’on appelle généralement sous ce nom sans plus de précision. On sait ici que cette dernière renvoie en réalité à la notion de “démocratie représentative”, laquelle s’accommode pour le mieux de l’existence du capitalisme ou de l’euphémiste “économie de marché”. Le démocratie dont il est question ici ne sort pas de la cuisse de Jupiter mais résulte d’un long processus historique : depuis la république d’Athènes; puis celle de Florence, en passant par les périodes révolutionnaires des XVIIIe, XIXe et XXe siècles (plus particulièrement la Commune de Paris, la Catalogne durant la guerre d’Espagne, Budapest 56, Mai 68, etc...). Une démocratie en acte qui se trouve au carrefour des traditions marxiennes et libertaires avec les expériences dites de “conseils ouvriers” ou de “communisme de conseil”. Ceci est bien connu mais doit être constamment rappelé.
Parallèlement, ce principe énoncé il parait indispensable de le mettre à l’épreuve pour éviter que sa mise en application ne débouche sur la conservation de ce qui peu ou prou contribue à l’asservissement du genre humain. C’est dire que la démocratie doit avoir deux fers à ses pieds. Le premier, celui de l’émancipation, ressort indirectement du principe démocratique : il convient de décider collectivement des choix qui seraient à faire ici et là dans la mesure, bien évidemment, où ceux-ci s’inscrivent dans un processus d’émancipation. Il n’est pas question d’autogérer la police, l’armée, la prison, les secteurs publicitaire et nucléaire, pour s’en tenir à ces seuls exemples, mais de créer le type de société dans lequel ces institutions ou secteurs d’activité deviendraient obsolètes. C’est là qu’il faut en venir au second fer, l’exigence de radicalité. Car il convient également d’agir sur les causes profondes des effets que l’on entend modifier. C’est à dire défendre un point de vue qui n’entend pas transiger sur la question des fins. Mais pas par n’importe quel moyen. Ce qui nous ramène à la nécessité du cadre démocratique défini plus haut.
Pour le second de ces principes, celui d’utopie, il s’agit moins de décrire le détail de la société désirée que de contribuer à susciter le désir et la nécessité d’une figure du monde radicalement différente. L’esprit d’utopie se trouve ici convoqué plus que la lettre. Ou, pour le dire autrement, il n’est pas question de la prendre au pied de la lettre. Cela d’ailleurs renvoie à la notion d’utopisme : désirer et penser ce qui n’est pas. Henri Meschonnic dit quelque chose d’équivalent lorsqu’il remarque que l’utopie “passe donc nécessairement par le refus du monde tel qu’il est, ou tel qu’il est représenté”. Cette lettre, pour y revenir, entraîne à faire nettement la distinction entre les utopies dont la réalisation dessine les contours d’un monde “contraignant”, voire totalitaire, et celles qui s’inscrivent en faux contre l’idée même de contrainte, par excès si l’on peut dire (selon Miguel Abensour, “en matière d’utopie seul l’excès a valeur de vérité”). 
Parmi ces dernières, l’oeuvre de Charles Fourier plus que tout autre le traduit superbement. Si certaines pensées, très sollicitées, trop sollicitées peut-être, finissent pas s’épuiser ou par perde de leur fertilité (sachant qu’une mise en jachère s’avère parfois nécessaire pour renverser le processus), d’autres, comme celle de Fourier, sont comparables à des gisements que l’on aurait peu ou pas exploité, par ignorance, frilosité, ou incapacité de traiter pareil minerais. Elles auraient donc l’avenir pour elles, n’en déplaise aux esprits chagrins et catastrophistes. On résumera l’oeuvre de Fourier en une phrase : en disant avec Simone Debout, qu’elle “est le plus haut défi jeté au malheur”.
Un lien peut être fait avec le précédent principe quand Benjamin indique que l’utopie posséderait deux visages, l’un étant tourné vers l’émancipation (l’autre vers le mythe : ce qui est une tout autre histoire qui sort du cadre de notre investigation). On ne saurait pour finir oublier que l’utopie reste la voie royale par laquelle les hommes (ceux du moins qui n’entendent pas se situer en deçà de leurs rêves) aspirent à vivre poétiquement dans le monde. 
J’en viens maintenant au premier de ces contre-feux. L’ouvrage dont il est question ci-dessous met à mal quelques unes des certitudes à bon compte que l’on retrouve chez les uns comme chez les autres : dans le camp des défenseurs des sciences, techniques et technologies comme dans celui de leurs accusateurs. Rappelons, pour l’introduire, que le catastrophisme n’est pas une idée neuve. D’aucuns l’exprimaient déjà au milieu du XIXe siècle. En particulier un certain Eugène Huzar, auteur de Fin du monde par la science, qui en 1855 propose la première critique connue du progrès fondé sur le catastrophisme. A côté de prévisions pour le moins apocalyptiques sur l’avenir de l’humanité, étayées par l’incapacité de la société industrielle d’anticiper les conséquences souvent désastreuses de ses productions, Huzar précise néanmoins : “Je ne fais la guerre ni à la science, ni au progrès, mais je suis l’ennemi implacable d’une science ignorante, impresciente, d’un progrès qui marche à l’aveugle sans critérium, ni boussole”.
L’historien Jean-Baptiste Fressoz, dans l’ouvrage L’apocalypse joyeuse (sous titré : “Une histoire du risque technologique”), nous raconte en introduction l’histoire du petit livre de Eugène Huzar. Il indique que l’étonnement aujourd’hui devant pareille lecture, qui n’est pas sans remettre en question nombre de préjugés, vient de “notre méconnaissance des technociences du passé et des controverses qu’elles ont suscitées”. La tendance lourde, depuis le dernier quart du XXe siècle, à mettre en accusation le progrès et la modernité qui lui serait associée, vient de loin. On croit généralement que seuls étaient en présence les deux camps antagonistes : d’un côté les apôtres du progrès, et de l’autre leurs contempteurs indécrottablement réactionnaires. Il y eut également de nombreux citoyens, penseurs et “décideurs” qui durant la révolution industrielle “étaient bien conscients des risques immenses” liés à son développement. Cependant, ajoute Fressoz, “ils décidèrent sciemment, de passer outre”. Une précision importante à tous égards.
D’un chapitre à l’autre, Fressoz traite, ici de la controverse sur l’innoculation de la petite vérole, là de la vaccination antivariolique, plus loin de la relation entre l’ancien régime et “les choses environnantes”, plus loin encore de la libéralisation de l’environnement, pour conclure sur le risque industriel et sa gestion. Cette histoire qui couvre plusieurs siècles nous est restituée à travers les conflits, litiges et controverses qui apparaissent autour des risques et nuisances provoqués par les innovations technologiques (des vaccins aux locomotives en passant par les machines de tout genre et les usines chimiques). Une histoire par conséquent du risque technologique et des contestations et condamnations que ces technologies suscitèrent, et la manière dont ces critiques furent réduites ou surmontées pour permettre l’avènement de la société industrielle.
Ce livre balaie un certain nombre d’idées reçues. En particulier la perception d’une révolution industrielle comme “histoire de sociétés modifiant de manière inconsciente leurs environnements et leurs formes de vie”, dont on ne comprendrait qu’à “posteriori les dangers et leurs erreurs”. En réalité ces sociétés savaient à quoi s’en tenir quant aux risques que pareilles innovations entraînaient, et ne les envisageaient pas sans grande circonspection, voire même avec effroi. Comme le précise l’auteur : “la confiance n’allait pas de soi et il a fallu produire de manière calculée, sur chaque point stratégique et conflictuel de la modernité, de l’ignorance et / ou de la connaissance desinhibée”. C’est dire que les techniques et technologies passées au crible de L’apocalypse joyeuse“furent, en leur temps, des objets de doute, de dispute, de scrupule et de perplexité, au même titre que la technoscience contemporaine”. D’où cette constatation : “Il apparaît alors que les opposants ne prenaient pas parti contre l’innovation, mais plutôt pour leur environnement, leur société, leur travail et pour la préservation de formes de vie jugées bonnes”. Nous retrouvons là le propos de Fin du monde par la science. 
Jean-Baptiste Fressoz revient aussi sur une autre idée reçue. Contrairement à ce que l’on croit généralement “la technique n’a jamais fait l’objet d’un choix partagé”, à savoir d’un très large consensus. Son histoire “est celle de ses coups de force et des efforts ultérieurs pour les normaliser”. Ce qui repose la question du risque. Fressoz entend d’ailleurs “écrire une histoire comparative des différentes régulations du risque (par la norme technique, par les recours aux tribunaux, par la surveillance administrative, par les assurances) et de leurs effets sur les savoirs et les trajectoires techniques”.
Dans ce projet historique ambitieux, et qui a les moyens de son ambition, L’apocalypse joyeuse met à mal, nous y venons, plusieurs certitudes sur l’idée de progrès (entendue ici dans son acception scientifique et technologique), qu’elles émanent de ses thuriféraires ou de ses contempteurs. Les uns et les autres excipent d’un même “passé inument technophile” pour - les premiers - poursuivre dans la même voie, inéluctable selon eux (les bienfaits des technologies prenant le pas sur les risques) ; les seconds arguant du fait qu’ils “sont les premiers à distinguer dans les lumières éblouissantes de la science l’ombre de ses dangers”, afin d’en recueillir les bénéfices secondaires (une posture qui se révèle être une imposture historique, si les mots ont un sens). L’intérêt d’un ouvrage comme L’apocalypse joyeuse serait d’inciter technophiles et technophobes à se montrer plus circonspects et moins péremptoires : les uns dans leur défense et illustration du progrès, les autres dans leurs condamnations sans appel.
Mais laissons là les technophiles. Pour les seconds, parmi les technophobes, “nos maux écologiques constituent l’héritage de la modernité elle-même”.L’apocalypse joyeuse apporte des réponses plus circonstanciées. Fressoz, d’un chapitre à l’autre, à travers des exemples significatifs, prouve si besoin était “que la modernité n’a jamais été univoque dans sa vision mécaniste du monde et dans son projet de maîtrise technique”. L’auteur met justement en garde “contre le risque de se tromper d’ennemi” : il s’agit de ne “pas confondre la logique de la crise environnementale avec celle de la modernité”. Il faudrait écrire un autre ouvrage pour analyser dans le détail cette confusion, plus ou moins sciemment entretenue, depuis laquelle s’organisent, se déploient et prospèrent les discours catastrophistes de notre bel aujourd’hui. 
Durant sa conclusion, Jean-Baptiste Fressoz recadre son propos dans une histoire plus globale, celle des transformations du capitalisme depuis l’avènement de la société industrielle. Cette réflexion n’est pas à proprement parler nouvelle. Il serait cependant souhaitable que certains aspects puissent être développés dans un prochain livre. L’auteur reste in fine en deçà de ce que nous pourrions attendre ici de “l’idée de démocratie”. Mais nous ne lui en tiendront pas rigueur : l’important, on l’a vu, étant ailleurs.
Dans la première partie de ce texte, commentant La nostalgie de l’occupation de Bertrand Méheust, je m’étais attardé sur un livre de Georges Didi-Huberman, La survivance des lucioles, pour préciser en quoi ce dernier ouvrage prenait le contre-pied de la doxa catastrophiste. Didi-Huberman se réfère à plusieurs bons auteurs pour évoquer une “survivance malgré tout “. C’est ce “malgré tout” que je voudrais retenir pour rappeler, une fois de plus, la phrase de Walter Benjamin : “C’est seulement à cause de ceux qui sont sans espoir que l’espoir nous est donné”. D’ailleurs la pensée de Benjamin incarne pour Didi-Huberman, plus que d’autres, ce qu’il faut entendre par la métaphore “survivance des lucioles”. Cela vaut aussi pour Adorno. Même (et j’ajouterai surtout) pour le plus pessimiste de ses ouvrages, l’indispensable Minima moralia. Adorno ne traduit-il pas de la manière la plus convaincante (qui n’est pas la moins désespérée) le nec plus ultra de cette “survivance malgré tout”, lorsque, confronté “aux infamies de l’existence”, il déclare “il n’y a plus maintenant de beauté et de consolation que dans le regard qui se tourne vers l’horrible, s’y confronte et maintient, avec une conscience entière de la négativité, la possibilité d’un monde meilleur”. Car cette possibilité, malgré tout, reste néanmoins présente d’un paragraphe à l’autre de Minima moralia : là même où la vie apparaît mutilée, aliénée, oppressée, inconsolée. Je pourrais tout comme Didi-Huberman donner d’autres exemples de “survivance malgré tout”. De nombreuses œuvres ou pensées, avant Benjamin et après, ne s’y dérobent pas, chacune à leur manière. Je ne m’interdis pas, plus loin, de reprendre cette démonstration sous un autre angle (17).
André Breton, dans La lampe dans l’horloge (un texte écrit en février 1948 et repris plus tard dans le recueil La clef des champs ), se livre à une série de constatations qui ne sont pas sans présenter des analogies troublantes avec celles qui ont présidé aux différents exposés de cette “survivance malgré tout”. L’état du monde, aux lendemains de la Seconde guerre mondiale, n’a rien qui puisse inciter Breton à faire preuve d’un quelconque optimisme. Ce même mois de février, le “coup de Prague” range durablement la Tchécoslovaquie (chère aux surréalistes) dans le camp stalinien. Un an et demi plus tôt Hiroshima et Nagasaki ont été le théâtre “des progrès d’une folie meurtrière qui ne connaît plus de bornes”. Comment alors ne pas s’interroger sur “les nouvelles conditions faites à la pensée” : la conscience n’est-elle pas touchée, “menacée dans son substrat propre” ? Cela entraîne Breton à porter l’interrogation sur “les possibilités de tirer parti (...) d’une crise générale de la responsabilité”. Le bilan, moins de trois ans après la fin de la Seconde guerre mondiale, reste très contrasté. Cette période de l’après guerre, que l’on espérait “propre à la germination et au développement d’idées nouvelles”, se révèle globalement décevante. La présence de deux blocs antagonistes représente une menace pour l’avenir de l’humanité à travers l’hypothèse d’une troisième guerre mondiale. Une menace qui prend par ailleurs un aspect plus pernicieux quand “le domaine des idées (...) devient à ce point falsifié par les gribouilles des deux camps”. Breton en tire néanmoins l’enseignement que “la transformation du monde” s’avère “plus nécessaire et incomparablement plus urgente que jamais”, mais qu’en raison des menaces nouvelles qui pèsent sur l’humanité elle “demanderait à être repensée de fond en comble”. Ici Breton rejoint le propos plus haut cité d’Adorno (ou le nôtre d’une “survivance malgré tout”) lorsqu’il précise : “Du sein de l’effroyable misère physique et morale de ce temps on attend sans désespérer encore que les énergies rebelles à toute domestication reprennent à pied d’oeuvre la tâche de l’émancipation de l’homme”. Breton reconnaît que l’exercice se révèle particulièrement difficile. Et qu’il faut surmonter bien des découragements pour s’atteler à une pareille tâche.
Pourquoi alors, ceci posé, les poètes ont-ils pu depuis un siècle se laisser aller “à la tentation de la fin du monde ?”. Breton cite Nerval, Botrel, Baudelaire, Cros, Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé : c’est à dire ceux, parmi les poètes, qui ont le mieux représenté cette “sensibilité moderne” à laquelle le surréalisme sera redevable. Ceci étant dit et reconnu, Breton ajoute : “Et pourtant cette fin du monde, je n’éprouverai pas le moindre embarras à dire qu’aujourd’hui nous n’en voulons plus “. Certes cette tentation “de fin du monde” des poètes ne saurait se confondre avec celle qui apparaissait en filigrane à travers le constat pessimiste sur l’état du monde en 1948 : “Cette fin du monde n’est pas la nôtre” précise Breton. Il évoque alors “un renversement de signe ” qu’il subordonne à un “fait sensible pur, grâce à quoi peut être surmonté le principe de contradiction” (illustré plus que d’autres par Baudelaire, Rimbaud et Lautréamont). Un “renversement de signe” qui, on ne le dira jamais trop, n’a absolument rien en commun avec le “reniement dont l’actualité met en tapageuse évidence quelques spécimens”. Plus en amont, ce principe de contradiction s’applique à Sade qui, “durant la terreur (...), au prix de sa liberté et au grand désarroi de ses exégètes futurs, se prononçait contre la peine de mort”. Breton s’en tient là à un “grand mystère poétique”. Ce qui n’exclut pas, ajouterai-je, de vouloir reconnaître depuis pareille tension entre l’oeuvre et la vie une notion souveraine de la liberté.
Ces précisions faites, il n’est pas pour autant question pour Breton “de rejeter l’héritage de l’art “noir” et d’écarter d’un revers de main avantageux la “malédiction” relevée par les plus grands poètes et artistes de ce siècle dernier à la façon d’un gant ardent”. Oui, il faut le dire et le redire après Breton, en haussant la voix si besoin : les plus grandes œuvres du passé ont été créées sous ce signe “noir”, celui de la malédiction certes, mais aussi de la révolte, du désespoir, de la déréliction, de la mélancolie, de la destruction. Il devenait alors nécessaire en ce début d’année 1948 de se retourner vers le présent, ce déprimant présent, pour tenter de déchiffrer ces “grands messages isolés” auxquels André Breton entend accorder “la plus haute valeur d’indice “. Encore faut-il l’entendre dans les deux sens du terme. Ici la manière dont Breton établit une distinction s’avère essentielle. Citons là : “D’une part (cet indice) exprime la convertibilité d’un certain nombre de signes dont nous n’apercevons que trop en ce moment la prédominance néfaste en un autre qui marque la pérennité et la reprise de la vie”. Mais également “cet indice à la propriété d’illuminer en chaîne loin en arrière de lui une suite de démarches dont il peut être considéré comme l’aboutissant”. Breton, ensuite, durant la seconde partie de La lampe dans l’horloge, va délivrer l’un de ces “grands messages isolés”, celui que le poète Malcom de Chazal fait parvenir depuis l’île Maurice.
Auparavant, s’inscrivant résolument en faux contre ceux qui en appellent ou appelaient à la construction d’un “homme nouveau” (l’une des versions ayant sombré avec la fin du “Grand Reich”, tandis que la seconde prospère derrière le rideau de fer et même en deçà), mais aussi dirai-je par anticipation contre les sectateurs d’une “révolution anthropologique” (ou “mutation anthropologique”) qui nous transformerait en avatars ou en sous-hommes, André Breton affirme de ce timbre de voix que l’on aimerait résonner aux oreilles de ceux qui sont revenus de tout : “le rétablissement de l’homme s’opérera fatalement sur le monceau de tout ce qui l’a fait”. 

Pour la première fois, à ma connaissance, Annie Le Brun a fait part d’un réel désaccord avec André Breton au sujet justement du point de vue qui vient d’être exposé. Plus de quarante ans plus tard, elle revenait sur La lampe dans l’horloge en critiquant Breton sans ménagement. Ce désaccord s’exprimait d’abord lors d’une conférence (Surréalisme et subversion poétique ) donnée à l’université Stanford en 1990 (et reprise dans le recueil De l’inanité en littérature paru en 1994) : les lecteurs d’Annie Le Brun ayant auparavant pris connaissance de ce propos critique puisqu’il se trouvait repris et développé dans Qui vive(ouvrage paru en 1991). Le désaccord, j’y viens, porte principalement sur “l’optimisme” de Breton, coupable en quelque sorte de penser “avoir trouvé le moyen de s’opposer à cette situation désastreuse”. Annie Le Brun cite en ce sens Breton quand il dit vouloir “précéder délibérément à un renversement de signe “, même si elle reconnaît qu’il “prenait soin de préciser qu’il ne saurait être question de rejeter la grande tradition négatrice”. Elle constate cependant que la perspective évoquée dans La lampe dans l’horloge est restée lettre morte, et doute “que la solution soit encore à chercher du côté de cette “reprise de la vie” souhaitée par Breton. De là un commentaire sur “une indéfectible confiance dans l’homme”, laquelle, en regard de “l’écroulement progressif de toutes les illusions révolutionnaires”, n’a pas pris la mesure du constat de faillite de “l’humanisme à l’origine de tous ces ratages”. Donc, “l’idée de ce renversement” espéré par Breton devient un “leurre”, le dernier peut-être “auquel nous nous sommes inconsciemment raccrochés les uns et les autres pour ne pas envisager la gravité de la situation”. Ceci assortit d’un couplet dirigé contre l’humanisme au nom duquel “les pires exactions ont été commises”. Il y a comme un point de non retour dans l’analyse d’Annie Le Brun. Elle se réfère au Goulag, à Auschwitz et Hiroshima pour ajouter que “la notion d’anéantissement est passée dans les faits”, puis déclarer vain “l’espoir d’une activité sensible” devenue obsolète car “aidant à la mise en place d’un ordre esthétique” préfiguration symbolique “de l’anéantissement dont nous sommes menacés”.
L’attaque est rude. Elle a bien évidemment un côté très à posteriori qui ne rend pas justice à un propos écrit en 1948 dans une situation historique précise (sans parler de la reprise d’activité du groupe surréaliste). Procédons par ordre. Tout d’abord qu’entend Annie Le Brun par “humanisme” ? Ses lecteurs savent qu’elle n’apprécie guère Yves Bonnefoy (accusé encore dans Qui vive de vouloir réconcilier l’art et l’humanisme), mais pas davantage Maurice Blanchot (peu susceptible lui d’être traité d’humaniste). Est-ce la “culture humaniste”, comme elle le prétend, qui “a rendu Auschwitz possible” ? Ceci mériterait d’être fortement nuancé. A lire Annie Le Brun la notion d’humanisme devient particulièrement extensible. Mais ce ne sont pas tant ces considérations qui m’incitent à réagir que, sur un mode plus allusif, le reproche fait à Breton d’avoir donné plus que des gages à cet humanisme (à travers par exemple la mention de “renversement de signe” et de ce qui s’ensuit). Pourtant d’une manière générale Breton serait plutôt accusé du contraire. En restant dans ce contexte particulier de l’après Seconde guerre mondiale, les surréalistes il est vrai ont pu se laisser entraîner durant une courte période à des compagnonnages (le collectif Front humain, mais surtout Gary Davies) qui peuvent prêter le flanc à l’accusation d’humanisme. Il faudrait revenir dans le détail de ces années là pour relativiser l’activité en ce sens du groupe surréaliste. Et puis, surtout dirais-je, il ne manque pas de “grandes consciences” qui depuis 1945 mettent en garde contre le péril atomique, ou s’efforcent de tirer toutes les leçons d’Auschwitz et du Goulag au nom justement de l’humanisme. Des déclarations qui ne peuvent en aucun cas être confondues avec le propos de Breton dans La lampe dans l’horloge. Ce dernier n’argumentait-il pas, entre autres choses, contre l’humanisme de Camus lors de la querelle les ayant opposés après la parution de L’homme révolté ? Alors, de quel humanisme nous entretient Annie Le Brun ? Ce désaccord s’élargit d’ailleurs chez elle, sans prendre certes autant d’importance, aux autres textes publiés par Breton dans cette immédiate après guerre, tel Signe ascendant écrit en 1947. Là le différend porte sur “l’image analogique”. Plus généralement Annie Le Brun reproche à l’André Breton de cette période de n’avoir pas su éviter “un certain anthropocentrisme doublé d’un certain moralisme”. Ce qui se discute, voire plus. Elle ajoute que le pari fait par Breton en 1948 “ne convient plus à la situation actuelle”. Je suis d’un avis opposé, même en 2012. Précisons qu’il ne s’agit pas pour Annie Le Brun de remettre en cause tout Breton (les références positives à l’auteur de Nadja abondent dans Qui vive, quoique relevant presque uniquement des années vingt), mais de critiquer certains aspects de la pensée du Breton de l’après Seconde guerre mondiale.
J’ai consacré en 2005 un petit essai au surréalisme (Le surréalisme mis à mal par ses “propriétaires” mêmes et autres considérations à l’avenant (18)) dans lequel j’insiste, contrairement à Annie Le Brun, sur l’importance que revêtent à mes yeux les textes écrits par Breton lors de son retour en France (réunis plus tard dans le recueil La clef des champs ). En l’écrivant je ne songeais nullement répondre à Annie Le Brun (la partie de loin la plus étendue de cet essai porte sur l’histoire du surréalisme revue à travers le prisme des exclusions ayant marqué la vie du groupe). Au sujet du propos de Breton ayant fait l’objet d’un double commentaire (le mien, puis celui de Qui vive ), il s’agissait pour moi, si j’en croyais mon souvenir, de “réserves” chez Annie Le Brun. Alors qu’une relecture récente de cet ouvrage prouve à l’évidence que “réserves” relève d’un euphémisme. J’avais d’ailleurs intitulée la partie qui nous concerne : “Une période relativement occultée du mouvement surréaliste : la fin des années quarante”. Il me semblait alors nécessaire de consacrer plusieurs pages à cette période, surtout pour m’inscrire en faux contre ceux qui disaient vouloir y voir le déclin du surréalisme. Donc il m’importait ceci posé de me replacer dans le contexte de l’époque (Sartre et l’existentialisme, la place hégémonique du P.C.F. et le réalisme-socialiste, la création du RDR) pour bien préciser quels étaient les enjeux auxquels se trouvait confronté ces années là le groupe surréaliste dans une situation aucunement comparable à celle de l’entre deux guerres. A ce titre, plusieurs textes écrits par André Breton entre 1947 et 1950 (Devant le rideau, Comète surréaliste, Signe ascendant, La lampe dans l’horloge, Fronton virage) prenaient une acuité particulière et témoignaient que le surréalisme avait su se remettre en mouvement tout en conservant le cap fixé par les jeunes gens révoltés de 1924.
Mon désaccord avec Annie Le Brun ne porte pas tant sur l’analyse que l’on pourrait faire cinquante ans plus tard sur la situation du surréalisme de l’après guerre (la sienne parait trop succincte dans Qui vive et ne concerne que le seul Breton) qu’il ne repose sur une appréciation différente du monde tel qu’il va depuis 1945. Je cite entièrement le passage suivant, extrait toujours de Qui vive : “Il ne faut pas chercher d’autre raison au désintérêt depuis 1945 à l’endroit des grandes utopies sociales que celle de cette situation complètement neuve : non seulement la réalité atomique nous prive de notre pouvoir de nier ce qui est, mais elle nous prive aussi de notre pouvoir de la nier absolument, dans un sens comme dans un autre, qu’il s’agisse d’évoquer la fin du monde ou au contraire d’imaginer le début d’un autre monde. Ce qui revient à dire qu’en perdant notre pouvoir de négation absolue, nous perdons aussitôt celui de penser et de figurer la notion même de totalité. Et c’est très grave : devant cet horizon privé de points de fuite, nous ne trouvons pas devant un horizon mais devant un mur”. 
Je n’avais pas trop pris au sérieux en les découvrant ces lignes écrites en 1991, les mettant sur le compte me semble-t-il d’une poussée de pessimisme. Cela parce que les ouvrages précédents d’Annie Le Brun, dont Appel d’air (certainement le plus attachant de ses livres, quoiqu’elle puisse en penser aujourd’hui), publié trois ans plus tôt, garantissait en quelque sorte son lecteur contre le risque de prendre au pied de la lettre de telles lignes, définitives s’il en est. D’ailleurs d’autres pages plus nombreuses de Qui vive venaient contredire ce propos désabusé. Pourtant, plus de 20 ans plus tard, compte tenu d’une évolution perceptible d’une parution à l’autre, ce passage de Qui vive mérite d’être pris avec le plus grand sérieux. Que s’est-il donc passé entre 1988 et 1991, déjà, pour que le pessimisme d’Annie Le Brun prenne cette tonalité ? Je ne lui ferais pas injure de ne pas s’être inquiétée plus tôt de cette “réalité atomique”. Cependant elle ne s’était pas auparavant exprimée en des termes qui balayaient définitivement “notre pouvoir de négation” et même celui de penser. L’Histoire que je sache ne s’est pas arrêtée en 1945 ! Quelques pages marquantes de cette histoire ont été écrites depuis cette date par des hommes et des femmes qui refusaient cette fatalité là (qu’elle porte le nom d’Auschwitz ou d’Hiroshima) et surtout toute fatalité de quelque nature que ce soit. Et puis il n’est pas vrai que la dite “réalité atomique” ait atomisé les grandes utopies sociales. A quoi rêvaient Annie Le Brun et ses amis surréalistes 23 ans plus tôt ? Et tant d’autres ?
Enfin, même en considérant qu’il s’agissait encore dans Qui vive d’un accès de pessimisme, force nous est de constater que l’appétence catastrophiste relevée au fil des publications d’Annie Le Brun vient de là. Je la différencierais fortement d’un intérêt déjà ancien de l’auteure pour l’idée de catastrophe exprimée la même année 1991 dans un petit livre (Perspective dépravée ) dont nous aurons l’occasion de reparler. Mais, j’insiste, rien ne nous permettait alors de savoir ce qui s’ensuivrait. D’autres dés étaient jetés dans Qui vive, qui permettaient d’explorer des territoires poétiques et sensibles ouvrant sur des perspectives moins déprimantes. Annie Le Brun n’écrivait-elle pas vers la fin de son ouvrage : “Car la question de continuer à vivre malgré tout n’en devient que plus vive, pour peu que l’on ne s’accommode pas de la facilité habituelle d’associer la révolte à la jeunesse et d’accorder à celle-là le peu de durée de celle-ci”. Nous sommes entièrement d’accord.
On ne fera pas grief à Annie Le Brun, ceci précisé, d’avoir perdu en cours de route son esprit critique. Dans Du trop de réalité, l’ouvrage qui l’a ensuite fait connaître d’une nouvelle génération de lecteurs, elle en use généralement pour notre plus grand plaisir. En prenant souvent le contre-pied de quelques unes des “valeurs” de ce temps ou des idéologies à la mode d’aujourd’hui, quitte, quelquefois, à prendre paradoxalement mais délibérément le parti d’un “moindre mal” (pour parler en termes très mesurés). Je pense à la publicité qu’elle oppose certes “aux inconsolables de la culture académique”, mais quand même ! S’il faut choisir je préfère encore l’un de ces “inconsolables” à n’importe quel publicitaire. A se demander, pour prendre l’exemple d’un article, Gastronomie : qui mange ? , publié en 2001 dans la Quinzaine littéraire (et repris dix ans plus tard dans le recueil Ailleurs et autrement ), si la publicité ne serait pas le talon d’achille d’Annie Le Brun. 
Avant d’en venir à cet article, il parait préalablement utile et nécessaire de dire un mot et plus sur les relations entre Annie Le Brun et Guy Debord (et à travers ce dernier les situationnistes). Dans Réflexions partielles et apparemment partiales sur l’époque et le monde tel qu’il va (le chapitre “Un état des lieux”, sous chapitre “De l’éthique”), je m’étais interrogé sur les raisons de leur rupture (ou de leur brouille). Je rappelle qu’une amitié (forte si l’on en croit les lettres de Debord publiées en 2008 dans le tome 7 de sa Correspondance ) était née en 1991 entre eux deux à la suite d’un échange épistolaire remontant à l’année 1988. J’avançais une hypothèse quant aux raisons de cette brouille ou rupture en me référant très précisément à une lettre adressée le 27 mai 1993 par Guy Debord à Jean-Jacques Pauvert. Annie Le Brun ne s’est jamais expliquée sur ce sujet, mais depuis la parution de Du trop de réalité et plus encore par la suite on relève ici et là des propos dépréciatifs ou des critiques acerbes à l’égard de Debord et des situationnistes. Dans Du trop de réalité elle reproche à Debord de ne pas avoir “rendu impossible” qu’un Philippe Sollers, parmi d’autres, “se réclame aujourd’hui de lui jusqu’à l’indécence” (tout en ajoutant, sans qu’il s’agisse véritablement d’une nuance, que Debord avait qualifié “insignifiant” dans Cette mauvaise réputation un propos tenu par Sollers le concernant). Je relève d’abord qu’en 1999 l’enthousiasme de Sollers pour Debord n’est plus ce qu’il était dix ans plus tôt. Ensuite, plus significatif, ce reproche n’est pas justifié et devient surprenant venant d’Annie Le Brun qui savait mieux que quiconque (Pauvert excepté) ce que Debord pensait de Sollers, et plus encore quelles dispositions il avait prises pour n’avoir aucune relation avec Sollers. La Correspondance de Debord en donne les détails. On me répondra qu’il s’agit chez Annie Le Brun d’un mouvement d’humeur, ou d’une manière très subjective de réagir six à sept ans plus tard à un différend (qui ne semble pas avoir été explicité chez l’un comme chez l’autre). Il n’empêche. Debord et les situationnistes vont rejoindre le camp de ceux qui suscitent de longue date l’ire d’Annie Le Brun. A la différence près, de taille, que les qualités reconnues dans Appel d’air et Qui vive deviennent des défauts depuis une dizaine d’années. On pourrait, comme l’a fait André Breton dans le Second manifeste du surréalisme traçant deux colonnes sur des opinions ou jugements émis par ses anciens amis sur sa personne, l’une “avant” (celui du temps de la louange), l’autre “après” (celui du temps de l’opprobre), procéder de même avec Annie Le Brun(19).
Cette critique là va même devenir après la parution de Du trop de réalité l’un des leitmotive d’Annie Le Brun ( les articles recueillis dans Ailleurs et autrement, l’ouvrage Si rien avait une forme ce serait cela, et des textes ultérieurs en témoignent). Je prendrai l’exemple d’un entretien accordé en 2003 par Annie Le Brun à la revue Histoires littéraires (reproduit en 2012 dans le livre Aventures littéraires ) où elle réitère son couplet sur la récupération. Debord, dit-elle, a été très “vite récupéré par le monde la publicité” et celui “du tout Paris radical chic”. J’ai abordé le thème de la récupération au sujet du Nouvel esprit du capitalisme, je ne vais pas reprendre ma démonstration. Cependant on s’étonne qu’Annie Le Brun aille chercher son argumentation dans les poubelles des lieux communs journalistiques. Qu’est ce qui a été récupéré ? Un nom, un fétiche, une posture ? Tous les penseurs importants des deux derniers siècles ont été “récupérés” de ce point de vue (Breton parmi d’autres). Nul n’y échappe. A partir du moment où les livres d’Annie Le Brun recueillent de plus en plus d’échos, que les commentaires souvent élogieux accompagnant l’une et l’autre de ces parutions émanent de journalistes qui, un jour loueront “l’esprit de révolte” chez Annie Le Brun, et le lendemain le contraire chez quelque autre auteur contemporain, ne risque-t-elle pas de prêter le flanc à ce type de critique (qui ne vise chez elle que Debord et les situationnistes !) ? Durant le même entretien Annie Le Brun ajoute que cette récupération est “vraisemblablement liée au refus situationniste de l’inconscient et de toute dimension sensible”. Il y a en premier lieu une relation de cause à effet qui ne parait pas évidente. Et sur le fond cela reste à voir. C’est même tout vu pour l’inconscient : Annie Le Brun serait bien en peine de trouver dans les textes situationnistes et les livres de Debord un “refus de l’inconscient” ? Freud est certes peu cité mais toujours à bon escient. Quant au “domaine sensible” encore faut-il s’entendre sur cette formulation. Cela mériterait de longs développements. Le reste de l’argumentation d’Annie Le Brun découle de ces prémices. Jusqu’à affirmer contre l’évidence (sachant que les situationnistes plus que n’importe quel mouvement révolutionnaire de la seconde moitié du XXe siècle se sont souciés d’établir des liens entre poésie et révolution) que Debord “sous prétexte d’efficacité” aurait “fait le jeu de la séparation” entre le monde sensible et celui de la raison. C’est d’autant plus étrange de lire pareil propos lorsque, dans plusieurs lettres adressées par Guy Debord à Annie Le Brun, Debord évoque l’importance qu’a toujours représenté pour lui la poésie (ce que nous savions déjà, il va sans dire). Et puis, même dans un domaine où on l’attendait moins, il écrit à sa correspondante, certainement dans le prolongement d’une discussion qu’ils venaient auparavant d’avoir : “Je dois préciser que je n’oppose d’aucune façon l’émerveillement à la lucidité. En fait, je crois que j’ai passé presque tout mon temps à m’émerveiller. J’ai peu écrit là dessus, voilà tout”. Je ne sais si la mémoire d’Annie Le Brun s’avère à ce point sélective, ou s’il s’agit tout simplement de ressentiment (qui ne serait pas tout à fait sans raison, selon mon hypothèse). Il serait souhaitable qu’Annie Le Brun s’exprime un jour ou l’autre sur ce sujet (20).
Cette digression faite, j’en viens l’article Gastronomie : qui mange ? Dans un premier temps Annie Le Brun traite par le mépris l’ouvrage Guy Debord de Vincent Kaufmann (discutable sur plusieurs points mais qui n’est pas sans qualités : il a le mérite d’aborder certains aspects peu connus de la pensée de Debord ou insuffisamment signalés, en particulier dans le registre poétique) en évoquant un “projet hagiographique”, ce qu’il n’est pas. Et en le déclarant bon pour “le coffee table book qu’on attendait dans les beaux quartiers de la publicité”. Quelques lignes plus loin, Annie Le Brun se dit charmée par une publicité représentant Laetitia Casta, “perle rare entre toutes les petites perles noires de la coupe de caviar” (sic), qui s’étale alors sur les murs de Paris. Ici elle nous incite à ne pas y voir “un message publicitaire” mais “l’illustration de l’une des plus éclatantes étapes de La conquête de l’irrationnel menée tambour battant par Salvador Dali en 1935”. Pour que l’on comprenne bien de quoi il en retourne, elle conclut son article par : “Ceci n’est pas un détournement mais une façon pas comme une autre de sortir de l’ordinaire”. Certes chère Annie, mais à quel prix ! Seul Avida Dollar s’en sort bien dans l’histoire. Et puis Magritte en son temps était plus sobre et davantage convaincant.
Dans l’ouvrage Si rien avait une forme ce serait cela (paru en 2010), Annie Le Brun se livre à une attaque encore plus en règle de la notion de détournement. C’est selon elle l’arme par excellence de la “nécessité culturelle” pour imposer “un système de représentation propre à transformer toutes les figures de l’altérité en réplique du Même”. Elle n’hésite pas à remonter jusqu’à Lautréamont pour poser la question des responsabilités. Annie Le Brun cite alors la fameuse phrase (“La poésie doit être faite pas tous, et non par un”) en indiquant qu’il s’agit d’un détournement de Pascal et donc qu’il convient de réviser à la baisse la portée de l’injonction ducassienne : son “interprétation révolutionnaire” devenant selon elle “des plus sujettes à caution” car ce “détournement renvoie à tous les sentiments et non pas à tous les hommes”. Il semblerait qu’Annie Le Brun n’ait pas été entièrement satisfaite de sa démonstration (plutôt tordue et un rien confuse) puisqu’elle se croit obligé d’ajouter que cela n’a pas empêché plusieurs générations de s’en réclamer pour des raisons que l’on peut comprendre. Enfin l’important était de discréditer en passant “l’interprétation révolutionnaire” de la notion de détournement.
Ceci dit, il n’est pas question de réduire Si rien avait une forme ce serait cela aux lignes précédentes. Ce livre comporte des pages plus inspirées. On y trouve par exemple une double réflexion sur le “noir” et le “négatif” qui prolonge et renouvelle des thématiques présentes de longue date dans les ouvrages d’Annie Le Brun. Kant, Goëthe, Sade, Hegel, sont convoqués mais aussi la peinture de la seconde moitié du XVIIIe siècle : Annie Le Brun faisant remonter “la découverte du noir “ (“énergie qui fait scandaleusement le lien entre l’organique et l’imaginaire”) au Sade de Cent vingt journées de Sodome. Elle précise que “le noir a autant affaire avec le Mal alors en train de perdre son efficience religieuse qu’avec l’inconscient dont on ne sait encore rien (...) En fait le noir serait en l’homme le sens de l’inhumain dont il participe”. C’est impeccablement dit. Ce noir donc a envahi l’espace romanesque vers la fin du XVIIIe siècle (les ruines et châteaux gothiques) mais également pictural, plus particulièrement avec le dernier Goya. On a plus de difficulté en revanche à suivre Annie Le Brun lorsque, parallèlement, dans le domaine philosophique, elle entreprend d’établir un lien entre “la question du sublime” chez Burke, puis Kant et Schiller, et lenoir pour avancer que la première annonce la liquidation du second. Mais difficulté surtout dans la mesure où Critique de la façon de juger de Kant (ouvrage qui selon Annie Le Brun relève d’une “éblouissante stratégie menant à l’occultation définitive du noir “) précède d’une année la rédaction des Cent vingt journées de Sodome ! Comment peut on occulter définitivement quelque chose encore en gésine (en 1764 parait le premier roman noir, Le château d’Otranted’Horace Walpole), mais qui n’a pas encore donné ses plus beaux fruits, voire même, si l’on prend Annie Le Brun au pied de la lettre, qui n’aurait pas encore d’existence ? Cela ne me semble ni convaincant, ni logique. Le lecteur n’est pas bout de ses surprises lorsqu’il découvre quelques pages plus loin que ce noirque l’on croyait neutralisé, occulté ou liquidé n’en investit pas moins “la poésie (21) comme les arts plastiques” du XIXe siècle, et n’a pas été, comme force attractive, sans “infléchir les démarches les plus déterminés vers ce qui parait leur être fondamentalement étranger”. Annie Le Brun mentionne ici Nietzsche, Freud et l’Adorno de La dialectique négative. Cette dernière remarque, qui n’est pas sans pertinence ni justesse, n’en accuse pas moins, sinon plus, le caractère approximatif de la démonstration précédente. Ceci étant corroboré par les lignes suivantes (toujours concernant Bataille, Freud et Adorno) : “Ces parcours inquiètent pareillement de mener là où le négatif n’a pu être totalement dégagé du noir, sur la crête d’où il est encore possible de considérer le gouffre au fond duquel l’humain se mêle à l’inhumain”. Voilà une excellente transition pour en venir au “négatif”.
Annie Le Brun cite un extrait de La philosophie de l’esprit d’Hegel, un passage où il est question de cette “nuit du monde qui s’avance ici à la rencontre de chacun”, souvent commentée (notre commentatrice situant dans “l’imagination l’origine de la négativité”). Deux ans plus tard, avec La phénoménologie de l’esprit, Hegel, selon Annie Le Brun, y reconnaît encore “l’origine de la “puissance prodigieuse du négatif”” mais “il ne va plus cesser de rationaliser la négation sous toutes ses occurrences”. Pour elle, cette conceptualisation suppose que soit exclu le “noir” pour “aboutir à l’avènement de l’Esprit Absolu”. D’où, selon Annie Le Brun, le “tour de force” d’Hegel : à savoir ce “moment décisif” durant lequel “Hegel fait tout pour se dégager de la “nuit de l’esprit” en prenant le risque d’en passer cette fois-ci par une autre folie, celle inverse de nier la totalité du monde sensible”. Si l’on suit Annie Le Brun à travers les tribulations du négatif chez Hegel, on voit moins ce que vient faire le “noir” dans cette histoire. Il y a sans doute une articulation entre Kant et Hegel qui nous a échappé. Mais existerait-t-elle cela ne changerait pas grand chose. Ce “noir” dans la version d’Annie Le Brun finit par ressembler au furet de la chanson. On le croyait disparu, et puis il reparaît là où on ne s’attendait pas toujours à le trouver.
Avant de poser la question de la place du négatif dans notre monde contemporain, j’aimerais revenir au milieu du XVIIIe siècle pour aborder une thématique déjà ancienne chez Annie Le Brun, celle de la catastrophe. Dans un petit livre publié en 1991, Perspective dépravée, elle se livre à une analyse souvent pertinente sur les relations entre “catastrophe réelle et catastrophe imaginaire” (le sous titre de l’ouvrage). Ce livre a été republié en 2011 avec une préface inédite sur laquelle je reviendrai. Je ne commenterai pas le propos d’Annie Le Brun sur “l’imaginaire catastrophique” lié à la catastrophe naturelle, je le partage (ainsi : “le spectacle de la catastrophe naturelle a incité le XVIIIe à rêver la catastrophe jusqu’à susciter des méditations de l’ampleur de celle de Sade”). Commentant le tremblement de terre de Lisbonne de 1755 et les nombreuses réflexions que ce désastre provoqua dans le monde philosophique européen, Annie Le Brun ne mentionne pas l’importante controverse ayant opposé Voltaire et Rousseau. Car, répondant au Poème sur le désastre de Lisbonne de Voltaire, Rousseau argumente, entre autres considérations, dans un sens qui nous est aujourd’hui familier puisqu’il fait porter la responsabilité du désastre sur ceux qui avaient choisi d’entasser “tout ce monde en un lieu peu sûr”. Cela n’eut pas de répercussion immédiate : la lettre de Rousseau à Voltaire ne fut pas alors rendue publique (Jean-Jacques se contentant de l’évoquer dans Les confessions ). Ceci doit être rapporté et souligné dans la mesure où Rousseau apporte des éléments rationnels dans une discussion encore à caractère métaphysique au lendemain du tremblement de terre. Il s’agit là d’une catastrophe naturelle et non d’une catastrophe provoquée par l’homme, distinction fondamentale, mais Rousseau inaugure une manière de traiter l’événement qui est devenue un lieu commun dans l’approche contemporaine du second type de catastrophe.
Je reviens à Perspective dépravée. Tout en se montrant critique envers le propos de Voltaire dans Candide (une réponse indirecte à la lettre de Rousseau sur le désastre de Lisbonne), Annie Le Brun rejoint paradoxalement l’auteur de Zadig lorsque, recensant les catastrophes réelles du XXe siècle (des camps d’extermination au péril atomique en passant par les crises écologiques) et mettant en avant “une situation dont la complexité est telle qu’on ne parvient pas à la penser”, elle se demande si “cette notion de choix fait encore sens ?”. Elle n’évoque il va de soi nulle providence mais son propos apporte quelque indication sur sa façon d’envisager le fait catastrophiste à la fin du XXe siècle.
Poursuivant sa réflexion sur l’imaginaire catastrophique, Annie Le Brun s’appuie entre autres exemples sur celui des films catastrophe, lesquels contribuent à occulter le risque nucléaire en neutralisant la catastrophe à l’état de spectacle du divertissement, pour avancer que notre monde contemporain prive la catastrophe de “la partie imaginaire qu’elle a toujours eu”. De là ce paradoxe : le “surgissement de la situation nucléaire” s’accompagne d’un “refoulement du danger d’anéantissement général devenu réel”. D’où Annie Le Brun en conclut qu’il faut y voir là l’une des raisons de la perte de “notre pouvoir critique”.
A lire Perspective dépravée c’est le monde contemporain, encore, qui se trouvait mis en procès. Vingt ans plus tard (nous revenons à Si cela avait une forme ce serait cela ), Annie Le Brun se pose la question de savoir si “la crise que nous vivons” ne viendrait pas “de beaucoup plus loin qu’on ne le supposait”. Elle émet l’hypothèse que notre sentiment d’impuissance devant cette crise serait lié à un manque de moyens dont, contrairement à ce que nous supposons, nous serions privé depuis longtemps. Il faut de nouveau se transporter au début du XIXe siècle pour avoir un début d’explication. Le lecteur l’aura deviné, la crise dont nous subirions aujourd’hui les effets remonte à cette double dévalorisation : du “noir” d’un côté, du “négatif” de l’autre. Hegel joue dans cette histoire un rôle central puisqu’il “réussit à conjurer l’émergence du noir “, magistralement précise Annie Le Brun, tout en finissant pas confondre au fil des années “la puissance prodigieuse du négatif” avec “l’idée de progrès”. De surcroît, conséquence essentielle pour Annie Le Brun, ceci et cela s’accompagne de la négation de “la totalité du monde sensible”.
Un lecteur qui aurait de la suite dans les idées pourrait me faire remarquer, en repartant des critiques acerbes adressées par Annie Le Brun à Guy Debord, aux situationnistes, ou à de nombreux révolutionnaires, que celles-ci, contrairement à ce que j’ai pu en dire, trouvent ici quelque fondement théorique à travers la démonstration précédente (que ces remarques apparaissent convaincantes ou pas). Sans doute, mais la théorisation en question vient à posteriori. C’est toute la différence. Cela n’a rien de bien original. Les exemples ne manquent pas dans l’histoire des idées de penseurs qui, depuis un différend, et l’exprimant dans des termes choisis, en viennent à échafauder une construction théorique leur permettant de substituer à un propos polémique un mode argumentaire qui prendrait la distance nécessaire (historique, philosophique, sociologique) avec le différend proprement dit tout en le reformulant en des termes où le particulier s’effacerait devant l’universel. 
Autre donnée : Annie Le Brun aurait-elle été jusqu’au bout de cette analyse si, entre temps, elle n’avait découvert l’oeuvre de Günther Anders ? Ce n’est pas explicitement chez Anders qu’elle trouvé son argumentation mais plutôt les références qui lui manquaient pour mettre en forme certaines intuitions. Parce qu’on ne peut nier qu’il y a parfois dans quelques unes des pages de Perspective dépravée une proximité avec Anders dont Annie Le Brun ignorait certainement jusqu’au nom en 1991. Cependant Günther Anders apparaît dans Si rien avait une forme ce serait cela de manière saugrenue quand l’auteure, revenant une fois de plus sur les lignes maintes fois citées d’André Breton de La lampe dans l’horloge (mais sans les accompagner cette fois ci d’un commentaire dépréciatif), ajoute que pour ce qui concerne ce fameux “renversement de signe” énoncé par Breton, il “y eut seulement Günther Anders pour empêcher toute son énergie à le faire advenir”. Voilà qui est surprenant. D’abord si l’on se remet en mémoire ce qu’écrivait Annie Le Brun sur le sujet dansQui vive. Ensuite parce qu’il y a plus qu’un hiatus entre ce qu’entendait Breton par “renversement de signe” et la lecture qu’en fait Annie Le Brun en 2010. L’existence d’Anders eut été connue de Breton, j’imagine que ce dernier aurait témoigné beaucoup d’estime pour ce militant antinucléaire. Mais même dans le cas où Breton aurait pris durant les années 50 et 60 connaissance de textes alors inconnus du lecteur de langue française, je doute fortement qu’il les eut associés à l’un de ces “grands messages isolés” évoqués dans La lampe dans l’horloge. Nous ne sommes pas dans le même registre, cela parait pourtant évident. 
Les pages qu’Annie Le Brun consacre à Anders dans Si rien avait une forme ce serait cela me semblent relever de ce que j’appellerais “une prose de nouveau converti”. J’entends là une absence de cet esprit critique dont notre auteure fait habituellement preuve, et qui reste l’un des éléments importants de son “image de marque”. Je tiens d’ailleurs à faire une nette distinction entre ce qu’a pu ou peut écrire Annie Le Brun sur Sade, Jarry, Roussel, et compagnie, des auteurs qu’elle n’a cessé de commenter et de défendre avec talent et conviction dans des pages qui ressortent de la meilleure “critique littéraire”, et ses commentaires lénifiants sur Anders (cela vaut encore plus pour les auteurs de L’Encyclopédie des Nuisances) où nous basculons dans le registre idéologique, voire hagiographique. Cela entraîne par exemple Annie Le Brun à prendre au pied de la lettre une proposition d’Anders selon laquelle “l’immoralité ou la faute aujourd’hui” ne serait pas due à la “malhonnêteté” ou à “l’exploitation” mais résiderait dans “le manque d’imagination”. Celle-ci ajoute-t-elle, toujours commentant Anders, “impliquerait à la fois l’acquiescement à ce qui est et l’impossibilité de s’y opposer”. La cause en étant “la fausse rationalité d’une croyance au progrès”, qui en nous privant d’envisager la fin d’une histoire “à priori sans fin” aboutit à rendre “irréel le concept de négatif”. D’où la remise en cause par un autre biais de la dialectique hégélienne.
Les limites de ce texte ne me permettent pas de répondre à la question suivante : Annie Le Brun sollicite-t-elle ou pas le texte d’Anders (il s’agit ici deL’obsolescence de l’homme ) ? Il y a cependant quelque chose de spécieux dans ce raisonnement. Le “manque d’imagination” n’explique pas tout, loin de là. Et le mettre en balance avec “l’exploitation” ou “la malhonnêteté” parait hasardeux. Et puis je crains que les prémices ne soient déjà sujettes à caution. En tout cas ce “manque d’imagination” n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde puisqu’Annie Le Brun s’y réfère plusieurs fois dans son livre pour déplorer l’absence d’une “capacité de refus”. Et puis ces “affaissements successifs devant la réalité” contribuent, c’est là où l’auteure veut en venir, à “s’accommoder d’une situation atomique”. En fin de compte, dit en substance Annie Le Brun, les analyses les plus radicales faisaient “figure de diversion devant l’ampleur d’une aliénation, pour le coup spectaculaire”. Il s’agit de la reprise d’une thèse émanant d’anciens radicaux passés avec armes et bagages dans le camp de la critique anti-industrielle. Je parlais d’idéologie un peu plus haut. Nous allons y rester à travers la confrontation avec une certaine actualité.
Dans la préface à la réédition (2011) de Perspective dépravée, Annie Le Brun entre plus dans le détail d’une question encore traitée sur le mode philosophique dans les pages de Si rien avait une forme ce serait cela. Son analyse devient exemplaire en ce sens qu’elle franchit le pas séparant l’implicite de l’explicite en matière de catastrophisme. D’abord, contrairement à ce que prétend Annie Le Brun, on ne peut parler d’un “traitement relativement discret réservé à Fukushima” en l’opposant à celui du tsunami thaïlandais de 2004, ou encore (là nous frisons le ridicule) du volcan islandais Eyjafjöll de 2010. Il n’y a pas eu de “disproportion entre les commentaires” pour ce qui concerne Fukushima d’un côté, le tsunami et le volcan de l’autre. Mais laissons là Eyjafjöll, qui n’aura pénalisé que les lignes de transport aériennes et leurs clientèles durant une courte période : ce qui à l’aune des deux autres catastrophes n’a pas grande signification. Le tsunami thaïlandais revêtait un aspect particulièrement spectaculaire avec ces images du raz de marée diffusées en boucle par les télévisions du monde entier. Une médiatisation également due au nombre important de victimes, et à l’effort de solidarité internationale sans équivalent pour venir financièrement en aide aux populations sinistrées. La présence aussi de touristes occidentaux sur la côte thaïlandaise n’a pas été sans amplifier le traitement médiatique du tsunami. Il n’est nullement question de minimiser la focalisation médiatique sur cette catastrophe : les images ne manquaient pas.
Celles-ci en revanche ont été beaucoup plus chiches à Fukushima en raison du caractère particulier de la catastrophe et des mesures prises alors par les autorités japonaises. Ceci n’a pas empêché la même focalisation médiatique, voire davantage de commentaires (certes contradictoires) sur la nature de la catastrophe, ses conséquences, et les leçons qui devraient en être tirées. J’y reviendrai. J’en viens à ma seconde objection. C’est également inexact de mettre Tchernobyl et Fukushima sur le même plan en avançant que “les pouvoirs russes et japonais ont (...) pareillement opté pour filtrer l’information, afin de maquiller à la hâte la part flagrante de leur responsabilité”. Ce genre de raisonnement figure en bonne place dans la rubrique des certitudes à bon compte.Compte tenu de ce qu’a été et a représenté Tchernobyl, y compris, par delà la catastrophe même et ses conséquences, la manière dont l’événement a été traité sur le plan médiatique, il n’y a pas d’équivalence. L’exemple du fameux nuage de Tchernobyl qui se serait arrêté à la frontière française, pris alors au sérieux par une partie de la population à la suite d’une expertise digne de figurer dans une anthologie d’un dictionnaire de la bêtise, ne peut plus se reproduire à l’identique (22). 
Quand Annie Le Brun ajoute, que “chaque démenti aura, de part et d’autre, été prétexte à réitérer cette illusion de plus en plus mensongère, au point que, dans les deux cas, l’opinion en est arrivée à ne plus vraiment discerner entre démenti et mensonge”, elle s’arrange avec la réalité pour que les faits viennent corroborer son idéologie catastrophiste. Il y a eu bien évidemment des mensonges et des démentis au sujet de Fukushima : mais qui a pris, en regard des seconds, les premiers véritablement au sérieux ? Une partie du peuple japonais, sans doute. Un certain fatalisme y concourt certainement. Enfin, pour en revenir à Tchernobyl et Fukushima, l’attitude de la bureaucratie encore soviétique en 1986 ne peut être comparée à celle du gouvernement japonais : entre l’opacité de la première et les atermoiements et revirements du second il y a plus qu’une différence. Et puis 25 ans séparent les deux catastrophes. L’histoire ne s’est pas arrêtée, contrairement à ce que prétendent implicitement les catastrophistes. Les débats contradictoires qui ont opposé en France partisans et contempteurs du nucléaire après Fukushima ont davantage posé la question des choix (qu’il faudrait effectuer ou pas) qu’au lendemain de Tchernobyl. Il y eut également de nombreuses manifestations dans le monde contre le nucléaire : ce qu’Annie Le Brun est ici bien obligée de reconnaître. Mais c’est bien la seule concession qu’elle puisse quand nous lisons ensuite que “la gravité de Fukushima (...) a pu paraître incertaine, alors que celle-ci est en train de dépasser tout ce qu’on a pu imaginer”. Incertaine pour qui ? Les partisans du nucléaire, bien évidemment. Ont-ils été les seuls à se faire entendre ? Bien sûr que non. Ce “déni de réalité” n’est pas exprimée simplement au détour d’une phrase puisqu’Annie Le Brun insiste sur cette “disproportion” (entre la gravité de la catastrophe et sa perception). C’est pourquoi le terme “neutralisation” (déjà utilisé avec des fortunes diverses dans Si rien avait une forme ce serait cela au sujet du “noir” ou du “négatif”) reprend du service pour désigner “l’événement Fukushima”.
Le problème s’avère plus complexe et plus pernicieux que ceux qui se contentent comme Annie Le Brun (et les catastrophistes) de décrire une opinion publique uniquement ballottée entre les mensonges et les démentis des gouvernants (et de leurs experts). D’abord, même pour quelques uns de ceux-ci, une politique nucléaire n’est pas une fatalité. Ou qu’il serait possible de s’en passer à condition de pouvoir s’en donner les moyens. L’exemple allemand le prouve. La France a de longue date fait un choix inverse. Le débat n’en n’est donc que plus vif. En tout cas le lobby nucléariste n’a eu de cesse d’argumenter qu’une catastrophe de la nature de Fukushima ne pouvait se produire en France. Mais il n’est nullement certain qu’on l’ait cru. C’est également toute la différence avec l’après Tchernobyl : les discours rassurants et lénifiants de ces experts (ou prétendus tels) convainquent de moins en moins de monde. Mis à part le fait que “tout va de mal en pis” nos concitoyens n’ont plus vraiment de certitudes, dans le domaine du nucléaire ou ailleurs. La réalité s’avère plus triviale qu’il n’y paraîtrait. Le principal argument aujourd’hui en faveur du nucléaire repose une forme de chantage : le maintien du niveau de vie, lequel en pâtirait si l’on sortait du nucléaire. Vrai ou faux cela renvoie une fois de plus à la question des choix : celui du monde dans lequel nous voulons vivre. Y répondre en arguant que nous aurions à ce point investi et intégré la “réalité atomique” que cette question n’a plus lieu d’être posée, porte la signature du catastrophisme. J’ajoute, comme je l’ai plus haut indiqué, pour conclure ce commentaire sur la préface à Perspective dépravée, que pour l’idéologie catastrophiste les faits doivent correspondre au discours (catastrophiste) : si ceux-ci contredisent celui là, on ne les reconnaîtra pas pour ce qu’ils sont mais pour ce qu’ils devraient être.

A vrai dire, dans le cas particulier d’Annie Le Brun, l’intéressée ayant d’autres cordes à son arc, cela ne porterait pas tant à conséquence si ce catastrophisme là ne s’élargissait à tous les domaines de la création et de la pensée plus généralement. C’est d’autant plus surprenant et regrettable que, parallèlement, depuis la parution de Si rien avait une forme ce serait cela surtout, Annie Le Brun ne faisait allégeance sur un mode dépourvu de tout esprit critique à Günther Anders et aux auteurs de l’Encyclopédie des Nuisances. Elle ne nous avait pas habitué à ce genre de révérence. Il est toujours décevant de voir un auteur que l’on rangeait parmi les esprits plus libres de ce temps se mettre à la remorque d’un courant de pensée à ce point éloigné de l’esprit des lignes suivantes, pour ne s’en tenir qu’à ce seul exemple, extraites de Appel d’air (23): “Où ailleurs que dans l’utopie trouvons-nous cette distance permettant d’excéder autant ce qui est réfléchit que ce qui est imaginé, pour retrouver dans le mouvement même du désir ce qu’il a d’irréductible à toute détermination idéologique ? En ce sens l’utopie ouvre au coeur de l’espace social la perspective infinie que la poésie ouvre au coeur des êtres et des choses”.
Que reste-t-il de cette poésie “noire” du XIXe tant célébrée jadis par Annie Le Brun ? Il semblerait qu’à la suite de Lautréamont, sensiblement revu à la baisse en 2010, Baudelaire et Rimbaud l’aient rejoint dans ce purgatoire. Que reste-t-il du surréalisme ? Seuls Sade, Jarry, Roussel (plus Hugo, curieusement) restent en grâce.
Il n’y aurait plus de poètes ? Et Franck Venaille alors (pour ne citer que lui) ? Et La descente de l’Escaut ? Comment peut-on passer à côté de ces poèmes là, et d’autres, qu’Annie Le Brun entend délibérément ignorer ? Il y aurait beaucoup à dire sur la disparition de l’art et de la poésie. C’est à la fois vrai et faux. Il faudrait reprendre la question sous un tout autre angle pour tenter d’y répondre. Mais se tenir ainsi “droite dans ses bottes” s’accompagne d’une bien étrange cécité. On se souvient que Pasolini, selon le pertinent commentaire de Didi-Hubermann, avait perdu vers le milieu des années 70 la capacité de voir ce qui pourtant n’avait pas disparu. Cela ne vaut-il pas également pour Annie Le Brun ?
Dans Si rien avait une forme ce serait cela, Annie Le Brun cite les vers célèbres d’Hölderlin (“Mais là où il y a danger, là aussi / Croît ce qui sauve”) en se contentant de s’y référer à travers un propos d’Heidegger. Ces vers auraient mérité un meilleur sort. Dans Perspective dépravée, ouvrage qui se situe sur une ligne de crête, le lecteur avait encore la possibilité de se tourner en direction de l’un des deux versants pour en entendre quelque écho. Vingt ans plus tard, ces vers n’ont plus grande signification quand la certitude du pire balaie définitivement le champ du possible (et même celui de l’impossible) au prétexte que la question des choix, une fois de plus, ne se poserait plus. Depuis Hölderlin il y a pourtant manière et manière d’affronter la catastrophe sans pour autant céder au catastrophisme (comme l’exprimait encore Perspective dépravée). Quitte à privilégier une stratégie de retournement ou de détournement (pour utiliser un mot qu’Annie Le Brun en est arrivée à détester).
Une catastrophe est un très court film de Jean-Luc Godard réalisé en 2008 (il n’excède pas la minute et peut être comparé à un aphorisme musical d’Anton Webern) comportant les quatre cartons suivants (Une catastrophe - C’est la première - Strophe d’un poème - D’amour) sur des images empruntées auCuirassé Potemkine d’Eisenstein et au film de Robert Siodmak Les hommes le dimanche (sur une bande son où l’on entend les halètements d’un joueur de tennis, des bruits d’explosions, le texte d’une chanson allemande du XVIIIe siècle, et quelques mesures de piano du premier thème des Scènes d’enfants de Robert Schumann). Comme l’a écrit pertinemment Cyril Neyrat : “Godard a retourné le retournement. Déplacée de la fin au début, la catastrophe fait basculer du négatif au positif, du massacre du peuple sur les escaliers d’Odessa au baisers de deux jeunes berlinois un dimanche de 1929”.
Dans le même esprit, neuf ans plus tôt, l’une des chansons d’un disque scandaleusement passé à la trappe (cet album de Jean Guidoni, intitulé “Fin de siècle”, comporte également l’admirable J’habite à Drancy, chanson qui évoque la déportation des dizaines de milliers de Juifs détenus à Drancy, mais également cette autre forme de barbarie, plus douce celle-là, qui “concentre” des populations démunies en banlieue, à Drancy ou ailleurs), cette chanson donc, Une valse de 1937 (écrite comme toutes les chansons de ce disque par Pierre Philippe, ici sur une belle musique de Romain Didier), revisite à sa façon les vers d’Hölderlin. Elle retrace avec un brio confondant et une virtuosité érudite le quotidien en 1937 de trois couples d’amoureux : à Suresnes, Moscou et Berlin. L’apparente ambiguïté de cette “mise à plat”, celle des couplets décrivant ce quotidien, se trouve corrigé par un refrain (“Tant qu’il restera un faubourg / Tant qu’il restera un dimanche / Et rien qu’une fille en robe blanche / On pourra vivre d’amour”) qui s’enrichit chaque fois d’éléments susceptibles de remettre en perspective le couplet précédent. On ressent à l’écoute de Une valse de 1937 une profonde mélancolie à la hauteur du tragique qui sourd derrière les épisodes moscovites et berlinois, mais aussi comme dans le film miniature de Godard ce quelque chose d’autre qui permettrait de retourner le négatif en positif : le très grand talent de Pierre Philippe n’y étant pas étranger (24).
Enfin, pour conclure, y compris comme contrepoint des pages précédentes, j’aimerais citer les lignes suivantes que Michel Surya m’adressait en 1994 (en réponse à une enquête sur “Quelques unes des causes des malheurs de nos contemporains”), un propos qui m’avait à l’époque laissé perplexe, mais dont la tonalité nietzschéenne parait aujourd’hui conclure au plus juste ce petit essai : “Avec ce qui est, je ne vois pas quel désaccord je puis avoir qui ne m’engage dans le désir d’un autre monde possible. Je m’en tiens, avec Nietzsche à un entier assentiment à ce qui est, quelque tragique que soit ce qui est, quelque tragique que ne puisse manquer d’être tout ce qui est”.

Max VINCENT
décembre 2012





(1) Riesel et Semprun rendent ici sans le savoir hommage à Fernand Raynaud. Des lecteurs se souviennent certainement du sketch Le fût du canon, et de la réponse apportée par l’humoriste à la question suivante : “combien de temps met le fût du canon pour refroidir lorsque l’obus est sorti du fût ?” 

(2) Dans les “remerciements” en fin d’ouvrage figure le nom de Bertrand Louart avec la mention “pour ses critiques lucides vis à vis de l’héritage situationniste “orthodoxe””. Ceci renseigne déjà sur la nature et le contenu de cette “lucidité” et la manière dont cette histoire va nous être racontée après 1972.

(3) En particulier L’histoire de l’Internationale Situationniste de Jean François Martos, publié en 1989 aux Éditions Gérard Lebovici. Citons également le site “Les amis de Nemesis” : http://www.lesamisdenemesis.com/

(4) Lire sur le sujet le texte que j’ai consacré à Michéa, Cours plus vite Orphée, Michéa est derrière toi ! : http://www.lherbentrelespaves.fr/michea.html

(5) Du temps que les situationnistes avaient raison :
http://www.lherbentrelespaves.fr/html-textes/edn.html

(6) Chez un certain Jeffrey Herf, précise Marcolini dans une note de bas de page : l’ouvrage traitant de cette question n’a pas été traduit en français.

(7) Annie le Brun retient surtout les pages traitant de la “société connexionniste” ou de “réseaux”. Elle ne mentionne pas le concept de “critique artiste”. 

(8) Lire sur le sujet le texte DSK et les neveux français de l’oncle Sam (http://www.lherbentrelespaves.fr/desk1.html) sur le site “l’herbe entre les pavés”.

(9) Voilà de quoi offusquer qui se dit “de gauche” (et même, pour certains “de droite”), après la composition paritaire du gouvernement Ayraud, un exemple qui semblerait faire des petits dans la société française. Peu me chaut que dans les sphères du pouvoir l’on distribue à part égale les places et les prébendes aux deux sexes. Ce n’est en définitive qu’un cache-sexe pour masquer l’inégalité évoquée ci-dessus. Nous sommes et restons dans le registre du symbolique. On remarque, comme le soulignait récemment la sociologue Nathalie Heinich au sujet de l’Association française de sociologie (où elle s’était opposée à un article de règlement visant à la mise en oeuvre de la parité entre hommes et femmes au sein du cercle dirigeant de l’association), que les sociologues hommes adoptent une position suiviste ou du genre profil bas dans ce type de discussion. Donc il y aurait dans certains milieux “progressistes” ou intellectuels comme un interdit à se positionner contre la parité pour ne pas être suspecté de sexisme. On comprendra, j’espère, que je suis totalement indifférent au fait que les gouvernements, conseils d’administration, instances dirigeantes de toutes sortes, soient majoritairement composées d’hommes ou de femmes.

(10) Nous conseillons à Christine Delphy d’aller sur le site du capitaine Jacques Levinet. Ce dernier, “pour répondre à une demande de plus en plus importante de femmes peu sportives et récalcitrantes aux sports de combat (...) a mis au point une méthode spécifique à leur intention pour se défendre sans un entraînement assidu contre les agressions”. Les femmes, précise-t-il, pouvant parmi les objets usuels qu’elles ont sous la main utiliser leurs talons aiguilles comme arme de défense. 

(11) Les guillemets sont de rigueur pour se garder d’entrer dans une querelle qui ne nous concerne pas. C’est vouloir reconnaître que les habituels adversaires de la dite affirmation communautaire, les républicains, usent et abusent du vocable communautarisme à des fins stigmatisantes. En même temps on reconnaîtra que parler d’affirmation ou de revendication communautaire relève un tant soit peu d’un euphémisme. Donc les guillemets s’imposent.

(12) Un article de Pierre Tevanian (“Les nouveaux chiens de garde”), mis en ligne sur le site de LMSI en décembre 2011, témoigne de l’évolution du collectif Les Mots Sont Importants. Pierre Tevanian et Sylvie Tissot, ses deux animateurs, s’étaient fait connaître en 1998 par un livre utile et bienvenu (Mots à maux : dictionnaire de lepenisation des esprits ) qui démontait des discours d’hommes politiques, de médias et d’intellectuels participant peu ou prou, involontairement ou volontairement, à cette “lepenisation des esprits”. La forme dictionnaire permettant de se doter d’un argumentaire à multiples entrées en réponse aux rhétoriques xénophobe, raciste et discriminatoire. Treize plus tard, l’alignement de Tevanian sur les positions défendues par les Indigènes de la République l’entraîne à ce colleter avec les ennemis de ce mouvement antiraciste (ici l’Alliance Générale contre le Racisme et pour le respect et l’Identité Française et chrétienne, laquelle venait de traîner devant les tribunaux la porte parole des Indigènes pour l’utilisation par ces derniers du terme “souchien”, jugé offensant et raciste) tout en se situant sur le terrain sémantique de l’AGRIF : Tevanian, en l’occurrence, traitant les membres de cette alliance de “chiens de garde de l’ordre blanc”. Pour rester dans cette verve canine (via le compagnonnage le LMSI avec Christine Delphy), Tevanian qualifie par ailleurs certains gauchistes de “chiens de garde de la domination masculine et/ou de l’ordre hétérosexuel”. Même Pierre Desproges n’échappe pas à l’ire de LMSI, puisque, citation à l’appui (“On ne m’ôtera pas de l’esprit que, pendant la Seconde guerre mondiale, de nombreux Juifs ont eu une attitude carrément hostile à l’égard du régime nazi. Les allemands de leur côté cachaient mal une certaine antipathie à l’égard des Juifs. Mais ce n’était pas une raison pour exacerber cette antipathie, en arborant une étoile jaune sur sa veste pour bien montrer qu’on est pas n’importe qui”), Tevanian estime que ce sketch relève d’un “niveau d’abjection” témoignant d’une méconnaissance de “la réalité des rapports d’oppression, lorsqu’on définit le racisme comme un simple sentiment d’hostilité, et que de ce fait on renvoie dos à dos les oppresseurs et les opprimés”. Bigre ! On était loin de se douter qu’une même logique, comme l’article le précise, était à l’oeuvre chez Desproges et à l’AGRIF. Plus loin Tevanian en rajoute une couche quand Pierre Desproges devient l’un des représentants de cette tendance fâcheuse “qu’ont les dominants à expliquer aux dominés qu’ils ont raison de se révolter mais qu’ils doivent le faire d’une manière plus polie, patiente civilisée”. Étonnant non ? Ce n’était pas inutile de citer entièrement le propos desprogien pour le mettre en regard de ces quelques lignes, complètement hors sujet pour rester poli. A croire que l’humour noir ne serait pas prisé par Tevanian parce que... noir ? L’humour noir (voire l’humour tout court) est-il raciste dés lors que l’on parlerait des Noirs, des Arabes, des Juifs, des femmes, des homosexuels ? Je conseillerais à Tevanian la lecture de l’Anthologie de l’humour noir d’André Breton : rien de tel pour se remettre les idées en place.

(13) Remarques sur les émeutes de l’automne 2005 dans les banlieues françaises : (http://www.lherbentrelespaves.fr/html-textes/remarques.html). Tout comme Fargette je réponds de manière critique, entre autres considérations, à l’ouvrage précité de Moulier-Boutang, mais il ne s’agit pas exactement de la même critique.

(14) Il importe de lire la réponse de Yves Coleman pour se faire une idée plus précise des raisons de cette polémique : http://www.mondialisme.org/spip.php?article1811

(15) C’est d’autant plus savoureux de trouver pareille référence sous la plume de M. Fargette que la petite frappe UMP, le dénommé Copé, vient en cette fin d’été 2012 abonder dans le sens du rédacteur du Crépuscule du vingtième siècle avec des retombées médiatiques à rendre jaloux le Pen père et fille, les vulgarisateurs de la formule.

(16) Ceci étant précisé dans un “Compte rendu d’une discussion sur le livre Votre révolution n’est pas la mienne “ : discussion de 2001 à laquelle participait un certain GF (initiales permettant de retrouver l’un des protagonistes de la seconde partie de ce texte).

(17) En attendant, j’aimerais citer un ouvrage paru en 2012, Paris est un leurre. L’auteur, Xavier Boissel, dans l’épilogue d’une investigation (celle de la reconnaissance sur le terrain du projet vers la fin de la Première guerre mondiale d’un “faux Paris”, situé en dehors de la capitale, destiné à leurrer l’aviation allemande) l’ayant entraîné à quelques “perspectives pessimistes”, n’en discerne pas moins (le relevé de cette “déréliction” effectué et l’hypothèse d’une “défaite” évoquée), paradoxalement, une autre “saisie du monde” : laquelle “peut ouvrir la voie non seulement à une compréhension d’autres phénomènes, plus amples, mais encore à une forme de “”sauvetage” de ce monde falsifié”. Et Boissel ajoute : “Faire pièce à cette falsification, recueillir des éléments avant même qu’ils ne s’agrègent, ne se figent, c’est retourner notre regard sur l’unité secrète qui le gouverne”. Voilà qui nous ramène, depuis “les fragments ternis” que la vie retient, ou cet “autre regard “ qui feuillette les “irrégularités du monde” et met au jour “ses déchets”, à des considérations benjaminiennes qui ne sont pas sans entrer en résonance avec notre proposition de “survivance, malgré tout”.

(18) Texte mis en ligne sur le site de “l’herbe entre les pavés” : http://www.lherbentrelespaves.fr/surrea.html

(19) Des références négatives concernant Debord et les situationnistes étant mentionnées dans notre texte, je ne citerai que les passages suivants extraits d’Appel d’air et de Qui vive. 
“Il me plaît de reconnaître là, entre ceux qui auront tourné dans la même nuit, dévorés par le même feu, les silhouettes fort dissemblables d’Arthur Cravan et de Guy Debord (...) Simplement de loin, de très loin, on dirait que leurs gestes, qui ne coïncident pas, évoquent pourtant la même certitude de ne jamais arriver et la même insouciance à risquer ce qui vaut encore raisonnablement la peine”.
“C’est pourquoi, à l’irresponsabilité poétique (...), je ne craindrai pas d’opposer une responsabilité poétique, indissociable de la quête qui aura par exemple entraîné les surréalistes vers l’automatisme, comme une trentaine d’années plus tard, les situationnistes vers la pratique de la “dérive”. Quête de toux ceux qui obéissent au désir de savoir où il en sont avec le temps, à la seule fin d’inventer leur temps”.
“Dans les années où Guy Debord écrivait ces lignes comme la critique de son film In girum imus nocte et consumimur igni, je ne sais personne pour avoir mieux mené le projet même de la poésie de redonner à la parole sa plus grande efficience”.
“Entre “le secret pour opérer un tremblement de terre” (...) dont parle Sade dans La Nouvelle Justine, et les “secrets pour changer la vie” de Rimbaud, ou encore de Debord “la formule pour renverser le monde”, il y a une infinité de répercussions analogiques à provoquer comme une infinité des moyens, allant du plus sérieux de l’insoumission à l’humour du plus irréel des bouleversements, pour mener à la même fin d’une subversion sans fin”.

(20) Pour être complet il faut rappeler que Debord n’a jamais accordé d’interview à un journaliste, ni ne s’est exprimé dans un média quelconque, et qu’il n’est jamais passé à la radio ni à la télévision. On ne trouvera pas d’équivalent chez quelqu’un de la notoriété (venue sur le tard certes) de Guy Debord. L’hostilité dont il est en but de longue date vient en partie de là. On ne saurait en dire autant d’Annie Le Brun qui, outre sa présence de temps à autre sur les ondes de France-Culture (ce qui n’est pas un reproche), n’a pas hésité à répondre favorablement à plusieurs sollicitations télévisées. Lors de son dernier passage chez Pivot en 1988 il paraissait évident que quelques unes des questions l’agaçaient, mais après tout elle jouait le jeu.

(21) On relève un certain flottement chez Annie Le Brun autour de la poésie noire du XIXe siècle. Comme quoi des auteurs que l’on croyait pourtant bien défendus contre une certaine “haine contemporaine de l’art et la poésie”, dissimulée en quelque sorte derrière une critique de la modernité, peuvent au fil des années devenir sensibles à l’argumentation que l’on retrouve par exemple au chapitre X de Défense et illustration de la novlangue française de Jaime Semprun.

(22) En novembre 2012, l’intéressé, le professeur Pellerin, a été innocenté des accusations de “tromperie et tromperie aggravée” par la Cour de cassation de Paris : ce qui prouve la puissance du lobby nucléaire dans l’hexagone mais ne change rien sur le fond.

(23) La préface de l’édition de poche d’Appel d’air (Verdier poche) parait significative de l’écart qui sépare l’Annie Le Brun de 2011 de celle de 1988. On comprend que certaines pages du livre lui restent en travers de la gorge plus d’une vingtaine d’années plus tard. Mais plutôt que de s’y confronter elle préfère s’interroger sur “l’efficience” de cette “parole (...) dés lors qu’il parait nécessaire de la réitérer”. On peut reconnaître la légitimité de son interrogation (si ce que pareille parole “visait n’a pas été atteint, pourquoi y réussirait-elle des années après ?”) tout en ajoutant que celie-ci lui permet de ne pas aborder les passages “litigieux” de son livreCertes elle y répond indirectement en précisant que la marche du monde depuis 20 ans et la “gravité de la situation” qui en résulte sont venues par exemple démentir des pages un peu trop versées dans “l’insurrection lyrique”. Mais cela reste un peu court.
Cependant, le passage suivant (“Car, au cours des vingt dernières années, force est de le constater, rien n’est venu s’opposer véritablement à l’ordre des choses. A tel point que presque tous ceux qui prétendaient mener une critique sociale ne se sont nullement rendu compte de l’anachronisme de leurs armes. Trop occupés à sacrifier au rituel de leur rhétorique dont le succès aura été inversement proportionnel à son peu de prise sur le présent, ils ont continué de ne pas s’apercevoir que la donne avait complètement changé. Il ne leur est même pas venu à l’esprit de considérer d’un oeil critique avec quelle facilité leur production “révolutionnaire” prenait place sur les gondoles des grandes surfaces de la librairie parmi les livres à succès”) entraîne le lecteur à poser deux questions. De qui parle Annie Le Brun ? Depuis 20 ans on ne voit pas quelle “production révolutionnaire” aurait eu un tel succès. Ce type de discours à vide sur cette figure fictive de “révolutionnaire” ou de “radical” ne m’est pas inconnu. D’ailleurs, la mention dans la foulée de “L’encyclopédie des Nuisances” et de “Paul Jorion” (bienvenu au club !), qui eux poursuivent “avec une tout autre rigueur une réflexion sur un “capitalisme à l’agonie” comme sur le chaos idéologique en train de l’accompagner”, dispense le lecteur d’aller chercher plus loin le modèle. La seconde question porte sur le constat d’Annie Le Brun : cette donne a-t-elle changée à ce point ? Elle a bien entendu changé mais pas dans les termes mêmes de notre auteure. Qu’est ce qui a le plus changé en vingt ans : ce monde ou Annie Le Brun ? 
Ce n’est pas tant ce “revirement” qui provoque le malaise à lire cette courte préface que le ressentiment qui sourd derrière le propos d’Annie Le Brun. N’est-elle pas implicitement en train de remettre en cause ce pourquoi nous la lisons depuis Lâchez tout, qui se confondait principalement avec la défense et illustration d’une “subversion poétique” à laquelle Annie Le Brun aura plus que d’autres apporté sa contribution. Aujourd’hui, en se rejoignant le camp des partisans de l’expression contemporaine d’un “nihilisme passif”, ne scie t-elle pas la branche sur laquelle elle se trouvait installée durant les années 60 lors de son adhésion au groupe surréaliste ? 

(24) Se reporter aux entrées Pierre Philippe, Jean Guidoni, Juliette du Dictionnaire raisonné de la chanson française au XXe siècle : http://www.dicochansons.fr/index-html (concocté par l’auteur de ces lignes)