Toute l'eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle"

Lautréamont

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Il y aura fallu moins de quinze ans, le temps séparant la mort d'Aragon de l'année 1997, date du centenaire de la naissance de l'écrivain, pour que le bilan effectué en 1982, qui s'avérait encore équilibré, se transforme en un pieux et vibrant hommage centré autour d'une figure récurrente, celle du "grand écrivain".

Certains diront qu'on en fait jamais trop, dixit le P.C.F. Faut il ajouter que le Parti Communiste se situe dans le cadre officiel d'un "hommage national" rendu à celui qui naguère écrivit : "Mon Parti m'a rendu les couleurs de la France". Là n'est pas la question. Ou plutôt, elle parait secondaire. Fer de lance d'une série de manifestations liées à ce centenaire, la parution des oeuvres complètes d'Aragon en pléiade donne l'occasion aux journalistes et critiques littéraires de se distinguer dans une discipline nouvelle du monde des lettres, l'aragonâtrie. Car à l'exception, remarquée, d'un article de Bernard Desportes dans La Quinzaine Littéraire, ce qu'on lit ou entend ici ou là est à proprement parler inouï.

Mais avant de revenir, plus ou moins dans le détail, sur cette oeuvre et sa réception en cette année de centenaire, j'aimerais tout d'abord m'inscrire en faux contre une opinion largement partagée aujourd'hui : la séparation, dans le cas d'Aragon, entre l'oeuvre et la vie (ou la production littéraire et l'homme qui la crée, si l'on préfère). Car chez Aragon, comme nulle part ailleurs, la vie éclaire l'oeuvre et réciproquement. Cela paraît ressortir d'une telle évidence que l'on devrait plutôt s'interroger sur l'obligation qui nous est faite ici de devoir nous expliquer à ce sujet. Nos trissotins des lettres ont certainement d'excellentes raisons de séparer la vie et l'oeuvre chez Aragon. Et puis nous verrons plus loin en quoi un certain "cynisme contemporain" s'accommode bien de l'une et de l'autre.

Mais auparavant il m'importe de dire quelques mots, et un peu plus, sur l'itinéraire du personnage. Les nombreux faits qui le jalonnent sont connus (à l'occasion du centenaire pourtant, qui les mentionne ?). Ils constituent l'indispensable introduction à la connaissance des textes d'Aragon. Les taire, comme nous y invite une partie de la critique, s'inscrit dans une perspective révisionniste où l'histoire y est occultée et le personnage amendé au nom d'une prétendue "vérité de l'oeuvre".

Pour illustrer la carrière d'Aragon, je citerai sept exemples. Ils tracent un portrait du personnage. L'ordre chronologique a été respecté et les titres, de chacune de ces rubriques, renvoient aux nombreuses "qualités" d'Aragon. Les lecteurs informés n'apprendront rien qu'ils ne savaient déjà et peuvent délibérément sauter ce chapitre. Ce rappel des faits s'impose néanmoins pour tous les autres . vous verrez jeunes gens, la vie d'Aragon, quel roman

LE RENÉGAT.

Nous sommes en 1930. Aragon et Sadoul, surréalistes "délégués officiellement pour la France au plénum du bureau international de littérature prolétarienne" de Kharkov, signent une déclaration par laquelle ils se repentent d'avoir couvert des critiques ouvertes contre le Parti Communiste et des textes relevant d'une "idéologie anarchiste". Ils se désolidarisent par ailleurs du Second manifeste du surréalisme et dénoncent le freudisme, ainsi que le trotskisme (qu'ils s'engagent à combattre en toute occasion). Sommés de s'expliquer dés son retour à Paris, Aragon arguera du fait qu'on leur avait présenté cette déclaration à signer une ou deux heures avant leur départ d'URSS (Une légende tenace, puisqu'il faudra attendre 1986, et les recherches de Jean Pierre Morel dans les archives soviétiques pour connaître la vérité : Aragon et Sadoul avaient accepté de signer cette inqualifiable déclaration dés le début du congrès comme prix de leur présence à Kharkov). Une année durant, les dérobades et les atermoiements d'Aragon tiendront le devant de la scène. On peut, avec le recul, s'étonner de la mansuétude dont firent preuve les surréalistes à son égard. Une véritable amitié, il est vrai, liait Aragon à Breton. Ce dernier tenta, dans la mesure du possible, mais sans céder sur l'essentiel, de la préserver (il faut lire, à ce sujet, les extraits de sa correspondance cités par Marguerite Bonnet sans le second tome des oeuvres complètes de Breton en pléiade, pour savoir à quelle hauteur de vue se situait l'auteur de Nadja ).

La publication du poème Front rouge l'année suivante entraîne l'inculpation d'Aragon pour "incitation de militaires à la désobéissance et de provocation au meurtre". Les surréalistes protestent et répliquent par un tract, "L'affaire Aragon", qui s'élève contre toute tentative d'interprétation d'un texte poétique à des fins judiciaires et réclame la cessation immédiates des poursuites. Breton publie peu de temps après un texte important, Misère de la poésie, qui tout en se situant dans la perspective des points de vue défendus par le tract, redéfinit en quelque sorte l'esthétique surréaliste et tient Front rouge "pour un exercice à part, aussi captivant qu'on voudra mais sans lendemain parce que poétiquement régressif, autrement dît pour un poème de circonstance" (une expression soulignée par Breton, qui fera florès !). Front rouge est en effet un poème sans grand intérêt, dont le contenu renvoie à l'idéologie du P.C.F. de l'époque, acte d'allégeance à une ligne qui concentre alors ses attaques contre la social-démocratie (de préférence au fascisme). Une remarque en passant (ironique) : la rythmique du poème repose sur la répétition de la cellule SS.

Breton, avant impression, communique Misère de la poésie à Aragon. Ce dernier se déclare dans un premier temps "objectivement d'accord". Il prendra ensuite l'initiative de la rupture sous prétexte qu'un des propos rapportés par Breton "avait été tenu à l'intérieur du Parti et ne pouvait donc être rendu public". Un tract collectif des surréalistes, Paillasse, puis un texte de Paul Eluard, Certificat (reproduit ici en annexe), mettront fin à cette "affaire Aragon".

Cet épisode est essentiel pour situer le personnage à l'orée d'une carrière qui tiendra toutes les promesses que le rappel des faits ci-dessus éclaire déjà d'une lumière crue. Comme le précisera André Thirion . "Aragon a senti, dés cette époque, que la pratique du reniement et de l'aveu était, dans le monde stalinien, avec la délation, le seul moyen de parvenir et de se maintenir". On a beaucoup glosé sur le fait que le surréaliste le plus enclin à réussir dans le monde littéraire, celui qui n'avait "qu'un mot à dire pour être reçu chez les duchesses", soit celui qui ait choisi de se plier à la discipline du Parti Communiste. C'est oublier que la faiblesse de caractère d'Aragon ne le prédisposait pas à se retrouver seul, livré à lui-même, sur le pavé littéraire. Il avait besoin qu'on pense pour lui, quitte à se fondre dans un moule d'où il pourrait tirer quelques avantages personnels. Je reviendrai plus tard sur la "question du roman", plus déterminante sans doute pour expliquer une telle évolution.

L'ESCAMOTEUR.

Louis Aragon et Elsa Triolet se sont souvent rendus en Union Soviétique à partir de 1934. Ils n'ont rien vu, rien entendu, rien appris. Tous deux ne savaient pas, bien entendu. D'autres également, me souffle-t-on. Certes, mais les "hôtes étrangers" n'y rencontraient que des officiels et se trouvaient ainsi protégés de toute contamination avec la population. Le couple Aragon fréquentait la famille d'Elsa, et en premier lieu Liii Brik, la veuve de Maïakovski, dont quelques proches "disparurent" à l'époque des grandes purges. Nadejda Mandelstam, dans son Contre tout espoir (l'un des plus précieux, plus atroce, et bouleversant témoignage sur ces années là) nous apprend : "On ne laissait entrer en URSS que les élus comme Aragon et sa femme. Leur amour pour nous servait à la fois notre propagande et leur carrière. On raconte aujourd'hui qu'Aragon signe des pétitions contre les cannibales. A t-il donc oublié qu'il dînait à la table des cannibales ? Et qu'il ne prétende pas qu'il ignorait ce qui se passait. Dans la maison qu'il fréquentait, il entendait parler des atrocités cannibales. Ne les ignoraient que ceux qui voulaient bien". D'ailleurs André Stil, qui connaît bien son "grand homme", enfonce le clou : "Louis savait beaucoup plus de choses que personne en France sur la vérité, la vérité de la bas. Même que Thorez peut être". Cette "vérité de là bas" que la presse communiste et Aragon qualifiait immanquablement de "mensonges contre-révolutionnaires". Louis Aragon s'est tu toute sa vie sur ce qu'il savait. Y compris durant les années de déstalinisation et après. Ce ne sont pas les pirouettes et les explications "a posteriori" des derniers livres qui le démentent.

LE DIFFAMATEUR.

L'annonce du pacte germano-soviétique plonge de nombreux militants communistes dans le désarroi. Après un moment de flottement la direction du Parti reprend la situation en main et fait sienne la position soviétique. Un article d'Aragon, publié dans Ce soir, en prend acte. Paul Nizan, plus ébranlé que ses camarades, n'accepte pas ce virage et le fait savoir en démissionnant du P.C.F.. Lors de la campagne de diffamation orchestrée par le P.C.F., qui vise à faire passer Nizan pour un indicateur de police, Aragon joue un rôle occulte. Sans jamais directement se compromettre par quelque écrit, il fait courir le bruit que Nizan est un traître appointé par le ministère de l'intérieur, et "commandite" quelques articles calomnieux dans la presse communiste.

Aragon n'en reste pas là. Il se sert de Paul Nizan pour le décrire sous les traits d'un personnage abject, le journaliste Orfilat des Communistes. Comme par enchantement, Orfilat disparaîtra du roman lors de sa réédition en 1966. Entre temps, il est vrai, la publication des lettres de guerre de Nizan, et la préface de Sartre à Eden Arabie faisaient justice à Paul Nizan en confondant ses diffamateurs.

LE CALOMNIATEUR.

Lors de la parution de l'ouvrage de Gide, Retour d'URSS, ou l'auteur de Paludes prend ses distances avec le Parti Communiste, Aragon monte au créneau. Il s'ensuit une campagne de calomnie et de dénigrement d'une rare violence. Cette haine perdurait encore en 1945. Aragon, qui après la Libération faisait la pluie et le beau temps au sein du Comité National des Écrivains, tout puissant en matière d'épuration, alla jusqu'à écrire dans Les Lettres françaises que Gide méritait de passer devant un tribunal d'épuration sous prétexte (je vous le donne en mille !) que sa bête noire "s'était remise à l'étude de la langue allemande en 1940". Plusieurs lettres de protestations de lecteurs des Lettres françaises (ce qui laisse entendre que ce journal n'était pas lu par les seuls staliniens) obligèrent Aragon à faire cette piteuse mise au point : "Je ne demande pas qu'on fusille M. Gide, précisera-t-il. Je demande qu'on ne le publie pas dans Les Lettres françaises. Il y a une nuance". Du pur Aragon

LE PLEUTRE.

A la mort de Staline, Les Lettres françaises publient un portrait du "petit père des peuples" par Picasso. Ce dessin irrite Lecoeur et Billoux qui assurent au secrétariat du P.C.F. l'intérim de Thorez, (convalescent en URSS à l'époque, et "protecteur" d'Aragon). Le directeur des Lettres françaises fait amende honorable et publie un communiqué dans lequel il reconnaît ses erreurs (un chef d'oeuvre d'autocritique stalinienne !). Il y gagne un siège au Comité Central du Parti Communiste mais perd l'amitié de Picasso.

LE VEULE.

A l'automne 1956, les chars russe envahissent Budapest. Dans la presse du Parti, comme au CNE, Aragon défend avec acharnement l'occupation soviétique. "Ce jour là (le 12 janvier 1957), Aragon déchaîné, et au bord de la crise de nerf, fit rejeter ma motion, puis modifier celle de Sartre, déclarant que jamais il n'accepterait les mots "condamnation" et "indignation". En mars 1957, la revue Europe, au lieu d'une lettre de moi qu'elle devait publier (j'appartenais à son comité), donnait un texte inouï d'Aragon : invoquant l'éthique militaire de Napoléon, son sens de 'l'honneur", son mépris des "hommes de conscience" ' il qualifiait de traîtres ceux qui exigeaient le retrait des troupes soviétiques de Hongrie et même, pour finir, de "rats" qu'il fallait "faire rentrer dans leurs trous". (Louis de Villefosse).

Cette même année 1957, Simone Signoret, de retour de Hongrie, demande à rencontrer Aragon. Elle tenait à lui parier du poète Tibor Tardos, alors emprisonné (les lignes suivantes sont extraites de La nostalgie n'est plus ce queue était ).

"Tardos ? Tardos ?" faisait mine de chercher Aragon.

- Oui. Tardos, Tibor Tardos, Aragon. Un poète.

- Ah oui, le petit poète, je ne savais pas qu'il était en prison, mais que puis-je faire ? Moi, je suis français. Ce qui se passe en Hongrie ne me regarde pas. - Je vais vous dire ce que son ex-femme m'a demandé de vous demander'. de ne pas dormir au moins pendant une nuit.

- Mais ma pauvre amie, ça fait vingt ans que je ne dors pas

J'ai raccompagné Aragon jusqu'à la porte. Je lui ai dit que je ne voulais plus le revoir de ma vie, je l'ai mis dehors et je ne lui ai plus jamais adressé la parole".

LE MÉDAILLÉ.

En 1972, sous la pression des éléments les plus orthodoxes du P.C.F. (avec la bénédiction de l'ambassade d'URSS), Les Lettres françaises suspendent leur parution. Aragon s'en console en acceptant de recevoir, pour son 75e anniversaire, la médaille de la Révolution d'Octobre remise par les dirigeants soviétiques.

Aragon récidivera pour son 80e anniversaire, en se faisant décorer à Moscou de l'Ordre de l'Amitié des Peuples.

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ARAGON ET LE PARTI

On affirme aujourd'hui, pour s'étonner de l'importance que l'on accorderait à l'itinéraire politique d'Aragon, qu'il n'y a plus de staliniens. Plus de staliniens, donc plus de raisons de s'insurger contre un "état des choses" renvoyé dans les poubelles de l'histoire. C'est vite dit. En cette fin de siècle, il est vrai, l'idéologie qui inspire les partis communistes ne peut être confondue avec celle qui, durant des décennies, constitua la politique du P.C. de l'Union Soviétique, et ce partant celle du P.C.F. et des "partis frères". Il existe certainement d'authentiques staliniens encore parmi les membres du P.C.F., mais ils ne tiennent plus les rênes du Parti. Dans les termes des débats et des enjeux actuels la question du stalinisme ne se pose plus par conséquent. Il n'en va pas de même si l'on se situe sur un plan historique. Nous n'allons pas gommer, ou effacer cinquante ans de stalinisme sous prétexte que celui ci ne survivrait qu'à La Havane ou à Oulan Bator !

Il convient de rappeler que l'horreur a en ce siècle atteint les sommets que l'on sait à travers les totalitarismes fascistes et staliniens. La présence et l'influence grandissante du Front National, ou encore, a contrario, le travail de mémoire autour de la Shoah et la mise en accusation de la France de Vichy permettent d'exercer une indispensable vigilance à l'égard des idées fascistes ou fascisantes, et de faire les rappels qui s'imposent (le combat à mener contre le Front National s'inscrit, cela va de soi, dans une problématique qui dépasse le cadre strictement historique qui importe ici). Par contre, pour des raisons déjà exposées, cet "effort de mémoire" (pour reprendre la belle expression de Dionys Mascolo) joue moins à l'égard de l'autre totalitarisme. Notre époque ne devient elle pas fâcheusement silencieuse sur l'une des plus grandes tragédies de l'histoire de l'humanité ? De l'amnésie à l'amnistie n'y aurait-il qu'un pas ? A la lecture des contributions et des articles qui célèbrent le centenaire d'Aragon ce pas serait allégrement franchi. Il n'y a pas si longtemps, pourtant, la dissidence, vous vous souvenez ? Phénomène de mode éditoriale ? Sans doute, mais qu'importe ! Lisez (je pense aux jeunes générations) ou relisez L'Archipel du Goulag, et compléter cette lecture par les Mémoires de Nadejda Mandelstam, celles de Chostakovitch, ou les écrits de Chalomov.

Par ce biais de la dissidence, revenons à notre personnage. Aragon n'a jamais été entraîné, comme quelques imprudents tentent de le faire accroire, dans un mouvement de dissidence. Il représentait le modèle même de l'intellectuel du P.C.F. resté dans la ligne du Parti. Du surcroît, Aragon bénéficiait de la protection de Thorez qui su en retour s'en servir pour de viles besognes. Il va, par la suite, accompagner le processus de déstalinisation mais sans le précéder. On verra également qu'il lui faudra l'aval de Garaudy (je fais référence à la parution en 1961 du Réalisme sans rivage de ce dernier) pour que sa production romanesque puisse faire éclater le cadre des romans du "monde réel".

Puis vint 1968. Si je dois choisir un instantané, une image d'archives, je retiens celle d'Aragon venant au devant des étudiants contestataires, pour soi-disant manifester sa sympathie à l'égard du mouvement, et se faisant accueillir par des "Vive le Guépéou, et vive Staline notre père à tous" et autres joyeusetés extraites de l'oeuvre aragonienne. Enfin il se fit insulter de telle sorte qu'on ne le vit plus arpenter le pavé de sitôt. Je ne peux néanmoins passer sous silence l'habileté du personnage, qui savait de quoi il en retournait quand, dans un article publié peu après dans Les Lettres françaises, il écrivait : "Je dis aux étudiants d'aujourd'hui ce qui me rend grave leur comportement, ce qui d'ailleurs me semble conférer à leur liberté un caractère sacré, c'est qu'ils sont l'avenir et que demain il leur faudra avoir devant leurs cadets l'attitude qu'ils ont raison d'exiger de nous. Sans quoi ils deviendraient leur propre ennemi".

Jusqu'à la fin de sa vie Aragon restera fidèle au Parti (je précise, puisque nul ne l'a rappelé à l'occasion du centenaire, qu'Aragon signa "l'appel des 75", publié par L'humanité en 1980, qui se voulait une riposte à la campagne anticommuniste suite à l'intervention soviétique en Afghanistan). Les "incartades" des dernières années n'ont plus grand chose à voir avec "l'Aragon politique". Certains témoins parlent de "naufrage", d'autres de "gâtisme", d'autres encore évoquent un "vieillard pathétique". Je veux bien tous les croire, mais le spectacle de cette déchéance (si c'en est une) me laisse indifférent. Et si nous parlions plutôt des victimes d'Aragon ? La responsabilité de l'écrivain, si vous préférez. Mais en attendant, un détour par l'oeuvre.

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ARAGON ET LA LITTÉRATURE

Qu'à donc écrit Aragon qui vaille la peine d'être lu ? (puisqu'on nous somme d'oublier le stalinien pour nous plonger dans l'oeuvre du "grand écrivain").

Aragon fut impertinent durant sa belle jeunesse. Sa participation au mouvement dada, puis sa contribution aux "scandales surréalistes" en témoignent. Il est l'auteur de plusieurs formules cinglantes qui font mouche. En particulier ce fameux "Avez vous déjà giflé un mort ?" extrait du pamphlet contre Anatole France. Mais il en va de l'impertinence comme de la jeunesse. Elle s'érode, finit par devenir une marque de fabrique. Une seconde lecture du Traité du style laisse dubitatif. C'est brillant mais vain. Aragon fait certes preuve de brio. Pourtant, le livre reposé, tout cela parait bien gratuit.

Le Paysan de Paris reste le meilleur livre d'Aragon. Écrit à l'époque où le surréalisme donnait le meilleur de lui-même, l'ouvrage d'Aragon rend compte, en 1926, des préoccupations du groupe, du désir de repassionner la vie et de créer un mythe urbain. L'insolite, qui se dégage de ce livre, ne peut être confondu avec l'étrangeté, voire la pacotille qui trop souvent sont associées à ce qualificatif.

Les romans du "monde réel" ponctuent la période stalinienne. Ses enjeux, ceux du réalisme, pour ne pas dire le réalisme-socialiste, appartiennent à une époque révolue. Du strict point de vue littéraire, si l'on se réfère à une quelconque filiation, autant relire Zola. Plus grand monde, ne me semble-t-il, les lisait avant que les projecteurs ne se braquent de nouveau sur Aragon avec l'insistance que l'on sait.

Et la poésie, alors ? Par charité je ne citerai pas ces immortels poèmes à la gloire du Parti, de Thorez, ou de Staline. Et je n'ai nulle envie de recopier des vers médiocres, et relativement connus. Un grand poète ? Un son inimitable à la lecture de ses vers ? Allons donc ! Même Bernard Lecharbonnier, auteur d'un Aragon bienveillant, évoque "les réminiscences nombreuses qui s'éveillent en nous à la lecture de ses oeuvres". Car à moins d'être presbyte, ignorant ou aveuglé par sa passion comment ne pas trouver ici ou là des échos ou des tournures propres à Larbaud, Desnos, Apollinaire, ou encore des pastiches de la poésie française antérieure au XVIle siècle. Je reconnais que Le Roman inachevé comporte des poèmes d'une bonne facture. Certains nous sont parvenus par le biais de la chanson. Aragon, en passant, doit beaucoup à des interprètes telles que Catherine Sauvage ou Monique Morelli, et il a eu la chance d'être mis en musique par Léo Ferré. Comparons cependant l'interprétation de Ferré de Est-ce ainsi que les hommes vivent (la plus belle réussite du disque consacré à Aragon) du poème sans titre du Roman inachevé. Ferré, en utilisant deux des vers qui, répétés, deviennent un refrain, donne un autre éclairage au texte. Le poème y gagne (au risque de désespérer ceux qui interdisent que l'on mette de la musique sur des vers). C'est l'une des preuves, il en existe d'autres, que la poésie d'Aragon, quelquefois estimable, n'a pas les qualités qu'on lui prête trop souvent. Aragon peut être un bon poète, mais il n'est pas un grand poète (avec toutes les réserves que j'ai pour cette terminologie, mais le mettre sur le même plan que Baudelaire, Nerval, Rimbaud, Mallarmé, Apollinaire, Breton, Artaud ou Char, pas question !). Comparons, par exemple, la production poétique dite de "la Résistance", d'Aragon (brocardée avec bonheur, celle là et d'autres, par Benjamin Peret dans son Déshonneur des poètes ) aux Feuillets d'Hypnos de René Char (notes et aphorismes poétiques écrits en 1943 et 1944 dans le maquis du Vercors). Comparaison écrasante s'il en est ! D'un coté on trouve une poésie de circonstance, qui aligne ses alexandrins en se référant à une France éternelle (que l'on disputerait à Vichy, en quelque sorte). Je sais, on va se récrier. Me répondre que cette poésie là s'adressait à la France qui ne s'avouait pas vaincue ; qu'elle rencontrait de nombreux lecteurs tout en paraissant dans des revues clandestines, etc. Je regrette, messieurs, mais je partage l'opinion de Peret qui, dans le petit ouvrage déjà cité, concluait ainsi : "Tout poème qui exalte une liberté volontairement indéfinie quand elle n'est pas décorée d'attributs religieux ou nationalistes, cesse d'abord d'être un poème et par suite constitue un obstacle à la libération totale de l'homme, car il le trompe en lui montrant une "liberté" qui dissimule de nouvelles chaînes. Par contre, de tout poème authentique s'échappe un souffle de liberté entière et agissante, même si cette liberté n'est pas évoquée sous son aspect politique ou social , et par là, contribue à la libération effective de l'homme". Je reviens à René Char. Les notes des Feuillets d'Hypnos, écrites dans la "tension, la colère, la peur, l'émulation, le dégoût, la ruse, le recueillement furtif, l'illusion de l'avenir, l'amitié, l'amour" aident à vivre tout simplement. Mais plus encore, quoique "affectées par l'événement", elles s'insurgent contre un monde qui réduirait la poésie à quelque fonction utilitaire et décorative. Lisez Char, lisez les Feuillets d'Hypnos, lisez cette poésie du grand-large et de la fulgurance plutôt que les vers rassis d'Aragon. 


 L'ACTUALITÉ D'ARAGON

Avant d'aborder la partie la plus problématique de l'oeuvre d'Aragon, et en anticipant quelque peu sur sa réception critique, j'aimerais m'attarder sur un ouvrage publié cette année. Cet essai, Aragon 1897-1982 "Quel est celui qu'on prend pour moi ?", signé Louis Taillandier, se distingue de l'exercice hagiographique. Son auteur, qui n'appartiendrait pas au clan des aragonolâtres déclarés, reconnaît que le personnage auquel il consacre presque 200 pages peut l'agacer, voire l'indisposer. Si ce livre mérite un commentaire, c'est d'abord comme symptôme d'une nouvelle génération de lecteurs d'Aragon. Des lecteurs qui n'émargent plus au P.C.F., et pour qui le stalinisme paraît contemporain de la guerre de Cent ans. Ceci dit, en ouvrant ce livre et en découvrant qu'il était dédié à Jean Dutourd, j'ai eu comme un mouvement de recul. Une telle dédicace, d'habitude, adressée à des Dutourd et consort, m'inciterait à refermer le livre illico. Mais sachant que le "Frédéric-Dupont de la littérature" appréciait Aragon (il le fit savoir par une nécrologie qui réclamait des "obsèques nationales" pour un écrivain "entré dans la glorieuse histoire de la littérature française" aux cotés de "Hugo, de Lamartine, de Musset, de Baudelaire, de Verlaine, de Rimbaud") j'ai passé outre.

Chez Aragon, Taillandier tient à distinguer le personnage de l'homme. Sur ce dernier il se garde bien d'émettre quelque opinion : il ne l'a pas connu. Cette subtile distinction l'entraîne à exercer sa verve contre "les reproches qu'on adresse volontiers à l'homme Aragon". Taillandier fait ici référence aux auteurs de "deux ou trois pamphlets" (dont il ne cite pas les noms) qui "n'exposent pas grand chose d'autre que la médiocrité de leurs signataires, l'insuffisance de leur style, une indignation de courrier de lecteurs". Ils écrivent mal, dites vous. Faut voir. Citons des noms. Les auteurs de pamphlets contre Aragon n'encombrent pas les rayons des librairies. Celui ci, tout au long de sa vie, n'a pas été sans susciter l'hostilité ouverte de quelques uns de ceux qui l'avaient connu ou fréquenté, et de ceux qui le combattaient sur les terrains politiques et littéraires. Les uns comme les autres ont livré leurs témoignages et leurs critiques, mais sans que ceux ci ou celles là ne fassent l'objet d'un ouvrage. Je fais ici référence à certaines pages de Thirion, de Breton, d'Éluard, de Bataille, et à d'autres contributions, toutes lacunaires. Pour en revenir aux pamphlétaires, il s'agirait de Jean Malaquais (auteur d'une plaquette publiée en 1947 par les Éditions Spartacus sous le titre, Le dénommé Louis Aragon ou le patriote professionnel, sachant qu'à cette époque la "crapule stalinienne" n'avait pas parfait la carrière qu'on lui connaît). Plus certainement, Taillandier vise Aragon, un nouveau cadavre, de Paul Morelle, écrit au lendemain de la mort de l'écrivain. C'est un ouvrage fondamental sur le sujet (et qui mériterait d'être réédité) qui, toute polémique mise à part, propose une documentation de première main, et livre une argumentation à laquelle je souscris généralement. Taillandier ne le citant pas n'en dit rien, à une (voire deux) exception près. Il monte en épingle l'aspect le plus discutable de cet ouvrage -. les lignes traitant de la sexualité d'Aragon. Morelle fait dans le "sexuellement correct" et Taillandier ne le rate pas. Pour ma part, je me fiche comme de l'an quarante de la bisexualité d'Aragon. Cela me parait ressortir de l'anecdote : fut-elle entretenue par une légende "négative", celle où certains se complaisent à situer le "dernier Aragon". Cela prêterait à sourire si, dans la foulée, pour quand même dire un mot sur le contenu de ces pamphlets, Taillandier ajoutait : "Quant à la crapulerie stalinienne, nous valant ne serait que l'admirable confession du traître qui est au début du Fou d'Elsa, tout ce qu'on peut en dire est qu'elle n'a pas été perdue". J'ai une autre opinion de la "crapulerie stalinienne". Je me suis déjà expliqué là dessus et je n'y reviendrai pas. Tout parait bon pour faire de la littérature : rien n'est jamais perdu, nous dit Taillandier. Pourquoi pas. Mais de quelle littérature s'agit-il ici ? Dans l'ignorance de cette "admirable confession" j'en resterais là pour l'instant.

La défense d'Aragon, sa réhabilitation s'accompagnent nécessairement, à lire nos critiques littéraires, d'une dépréciation du surréalisme en général et d'André Breton en particulier. Taillandier ne s'en prive pas : dans le genre hargneux on fait difficilement mieux. Sa haine, à l'égard de Breton, tient du morceau d'anthologie. Ailleurs plus avisé, même si l'on ne partage pas son point de vue, Taillandier rate ici à ce point sa cible qu'il serait absurde de vouloir lui répondre. Je ne peux néanmoins passer sous silence les raisons pour lesquelles André Breton, à la veille du "congrès des écrivains pour la défense de la culture" de Paris en 1935, rencontrant l'écrivain soviétique Ilya Ehrenbourg le gifla de belle manière. Ehrenbourg venait de faire paraître un livre, Vu par un écrivain de l'URSS, qui comportait des passages calomnieux et d'une bêtise crasse sur les surréalistes. En corrigeant Ehrenbourg, Breton ignorait que ce diffamateur professionnel (qui plus tard soutiendra publiquement que Le Silence de la mer de Vercors provenait des services secrets allemands) faisait partie de la délégation soviétique à ce congrès. Breton, qui devait y intervenir, fut bien entendu interdit de parole. Ces péripéties seraient ici secondaires si elles n'avaient pas indirectement provoqué la mort de René Crevel (lequel, s'étant dépensé en pure perte auprès des organisateurs pour que Breton put intervenir, se suicida). Taillandier n'y voit là qu'histoires de "cour de récré" (mais il y a des gifles qui se perdent On appelle ça de la désinvolture. C'est très fin de siècle, n'est ce pas ?

Il y a de la graine de "hussard" chez Taillandier et Cie, ces aragoniens de la dernière heure. Nous sommes loin de l'imagerie stalinienne, de la langue de bois idoine. Le rideau de fer a volé en éclat et la dépouille d'Aragon n'est plus revendiquée par les seuls gardiens du temple. De vieux jeunes gens impertinents se bousculent au portillon. Ils poussent même l'impertinence, certains d'entre eux en tout cas, jusqu'à se dire "de droite". Vous voyez. Tout au long de son ouvrage Taillandier relève avec gourmandise, quelquefois avec une pointe d'émotion, les petits écarts de conduite du "grand homme". Cela ne porterait pas trop à conséquence s'il ne s'agissait, par ce biais là, d'écrire un portrait romancé du personnage. Sans y être opposé sur le principe, je crains, avec Aragon, d'être floué sur la marchandise. Et puis les exemples rapportés par Taillandier, tous secondaires, voire anecdotiques, lui permettent de brosser un portrait à décharge d'Aragon. L'élève rejoint le maître dans un exercice où ce dernier excellait -. un certain talent à noyer le poisson.

Taillandier pousse cependant le bouchon un peu trop loin lorsque, en référence aux couleuvres avalées par Aragon, il précise -. "Surtout après avoir comme lui poussé l'abnégation, ou le masochisme, ou la provocation, jusqu'à tout accepter pour défendre son parti..." Provocation ? Voilà une singulière relecture de l'histoire. C'était un provocateur et il nous a bien eu ! C'est dans cette veine que, pour le dixième anniversaire de la mort d'Aragon, Philippe Sollers écrivait : " Ce qui manque dans l'oeuvre d'Aragon, c'est le petit livre de soixante pages que lui seul aurait pu écrire. Le petit traité du désespoir génial (... ) Oui, il y a cette coloration tragique, désespérée, voire plaintive et romantique sur l'échec, qui peut être ailleurs une des formes par lesquelles on présente une réussite. Mais il y a pas le rire sarcastique du criminel pour dire ; "Je vous ai tous bien eus, tout ceci n'était qu'illusion. Je me suis toujours amusé de votre crédulité dans tous les domaines, y compris de votre crédulité politique". Ce petit livre manque. Ce petit livre ferait un chef d'oeuvre (... ) Comme pour les poésies d'Isidore Ducasse. Un Aragon froid, ô merveille. ce serait terrifiant d'efficacité, enfin de lumière". Mais il ne l'a pas écrit ce petit livre. Je veux bien croire qu'on aurait alors eu entre les mains un chef d'oeuvre de cynisme. Pour écrire un tel traité le criminel en question devrait être dépourvu de toute culpabilité. Ce qui n'était pas le cas d'Aragon. Sollers n'est pas sans le savoir. Sous des dehors désinvoltes, il se montre en réalité très cruel à l'égard d'Aragon. Plus que je ne le suis.

Retour à Taillandier. Retraçant la carrière littéraire d'Aragon, du Paysan de Paris, qualifié "roman clandestin de l'époque surréaliste" (sic), aux poèmes staliniens de Mes Caravanes, et en passant par les poèmes nationaux de la période de l'occupation et le roman Aurélien, Taillandier n'hésite pas à écrire : "Sa grandeur est que ce soit la liberté, in extremis, qui l'emporte toujours. La liberté d'être un autre que celui qu'on voudrait qu'il soit". Les mots ont ils encore un sens ! Quand on sait le sort que fit Aragon à cette liberté qu'il brada la plus grande partie de sa vie, il faut être sacrement naïf ou d'une impudence folle pour tenir pareil discours. Taillandier a beau tempérer son propos en relativisant la dite liberté, la pilule reste amère.

Entre autres images édifiantes, Taillandier retient celle d'Aragon siégeant au Comité central du P.C. F. et écrivant des vers. Arrêt image sur le poète, donc. Là, Taillandier prend des risques. Il ressort quelques uns des plus fameux vers d'Aragon, ceux dont on rigole (et Taillandier d'ajouter qu'on "a le droit de rigoler, il y a de quoi"). Enfin d'accord ? Mais non, car il s'en va de ce pas chercher dans les Yeux et la mémoire, parmi des insanités staliniennes, quelques vers qui l'agrée. Et c'est pour asséner -. "Quand on lu et qu'on a pas été capable de relever ces vers superbes, on a pas a rigoler devant les hymnes à Maurice Thorez, parce qu'on est un niais qui n'y connaît rien et un conformiste qui bêle avec les moutons". Doucement Taillandier ! Vous trouvez ces vers superbes, moi pas. S'ils n'ont pas le ridicule des premiers, ils ne sont pas inoubliables pour autant. Plus loin, Taillandier nous livre sa méthode de lecture. Un bon poème d'Aragon est fait de vers sincères, sinon on n'y croit pas et la qualité s'en ressent. Mesurer la qualité d'un poème à l'aune de ce critère, la sincérité, c'est déjà fort. Mais renchérir là dessus en prenant pour exemple Aragon, c'est d'un comique achevé ! Comment Taillandier sait il reconnaître un vers sincère, d'un autre qui ne le serait pas ? Sans doute est-il équipé d'un appareil genre "sincèrographe" qui lui permet de détecter ce qu'un lecteur lambda ne saurait découvrir.

Enfin, pour en finir avec Taillandier, ce dernier nous livre une information de la plus haute importance. En 1926, sachant André Thirion sans le sou, Aragon "lui fit cadeau d'un chandail pour l'hiver". Vous êtes ému, n'est ce pas ? Ce qui n'empêchera pas plus tard Thirion de dire tout le mal qu'il pensait d'Aragon (en étant précis, compétent, et bien informé sur son ancien camarade). Ingratitude, quand tu nous tiens ! Mais après tout le chandail était peut être mal tricoté, ou plein de trous. L'histoire ne le dit pas.

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L'OEUVRE ROMANESQUE

Parmi les clameurs qui accompagnent ce centenaire, un mot fait figure de porte-drapeau, de point de ralliement, à savoir "roman". Certains commentateurs font d'ailleurs preuve d'une rare éloquence pour que l'un, le roman, serve la cause de l'autre, Aragon, et c'est réciproque. Le roman, on le sait, est devenu le genre dominant de la littérature. Les "premiers romans" de la rentrée, largement couverts par la critique, deviennent un événement éditorial : les journalistes y découvrent les talents de demain tout en analysant quelques une des tendances de notre société. Le succès de plusieurs "premiers romans" prouve que le public suit et s'intéresse à cette production. Plus significatif, le roman se pare d'une aura qu'il n'a jamais eu par le passé. On se gausse, au passage, des pages écrites naguère contre le roman dans le Premier manifeste du surréalisme, en oubliant que Breton s'en prenait d'abord au réalisme. Le roman, comment ne pas le reconnaître, en fonction de cet aspect critique, mais plus encore en raison de l'évolution propre au genre, a pu produire La Recherche du temps perdu, Ulysse, L'Homme sans qualité, Le Bruit et la fureur, Un roi sans divertissement, Monsieur Ouine, Le Voyage au bout de la nuit, Lolita, Ferdydurke, Le Rivage des Syrtes, Notre Dame des fleurs, La Vie mode d'emploi, ou tout Thomas Bernhard. Mais franchement, que pèse l'oeuvre romanesque d'Aragon par rapport au moindre de ces ouvrages ? Rien, ou pas grand chose. On en croit pas ses yeux lorsqu'on lit les dithyrambes qui accompagnèrent la parution de La Défense de l'infini. Le plus grand non événement littéraire de ces dernières années, tout en s'inscrivant dans une stratégie dont je dirai quelques mots, doit beaucoup au mythe forgé de son vivant par Aragon. Nos critiques font leurs les propos tenus par le bonimenteur du "mentir-vrai" : "C'était un roman où l'on entrait par autant de portes qu'il y avait de personnages différenciés. Je ne connaissais rien de l'histoire de chacun de ces personnages, chacun était déterminé à partir de l'une de ces constellations de mots (... ), par sa bizarrerie, son improbabilité, je veux dire le caractère improbable de son développement".

On connaît l'histoire. Victime de la "terreur intellectuelle" exercée par Breton et le surréalisme à l'égard du roman ("terreur" à laquelle l'auteur du Traité du style souscrivait à ce moment là) Aragon aurait détruit 1500 pages d'un manuscrit dont les pages retrouvées auraient comme un air de "roman du siècle". Et nos critiques de faire de l'auteur de La Défense de l'infini un "martyr du roman". Et de brosser le portrait d'un homme qui aurait porté cette croix, et dont l'autodafé en question, le roman sacrifié sur l'autel de la fidélité au surréalisme, aurait provoqué la crise déjà évoquée qui conduisit Aragon dans les bras du Parti Communiste (lui permettant ainsi d'écrire des romans où la veine surréaliste finirait de se dissoudre dans le réalisme le plus socialiste). Soit, mais Aragon martyr, quand même ! Lui qui n'a pas dit un mot quand des écrivains et des intellectuels des pays du "mensonge déconcertant" se trouvaient emprisonnés ou déportés dans des camps de concentration. Lui qui, bien au contraire, criait haro sur le baudet lorsque l'on envoyait à la mort ces "traîtres à la patrie socialistes, ces "saboteurs", ces "rats". Lui qui trempait sa plume dans le sang de ses victimes pour contribuer à "l'immortalité de la pensée stalinienne" ! C'est l'homme, me répond une buse, pas l'écrivain. Mais qui tient la plume, hein ?

Je reviens à La Défense de l'infini. On se demande par quelle aberration notre "critique littéraire" fait ses choux gras d'une telle logorrhée ! Les fragments dont on pourrait conseiller la lecture, Le Con d'Irène par exemple, étaient déjà connus. Enfin : beaucoup de bruit pour rien !

Sautons les romans du "monde réel" et venons en aux derniers romans. On leur accorde un certain crédit, de nos jours. Leur modernité est fréquemment évoquée : Aragon y mêle fictions, digressions historiques et réflexions sur son passé. Dans les années soixante le nouveau roman tient le devant de la scène littéraire -. La Mise à mort et Blanche ou l'oubli s'en font l'écho. La parution en 1963 de l'ouvrage de Roger Garaudy, Un réalisme sans rivages (alors membre du bureau du Parti Communiste) remet en cause l'idéologie officielle du P.C.F. en matière culturelle, celle du réalisme-socialiste (c'est à dire qu'elle permet de repousser les limites du réalisme en récupérant des auteurs que l'on n'attendait pas à pareille fête). Ceci pour bien situer le contexte dans lequel est écrit le premier des romans de la "dernière manière".

Aragon s'y montre brillant, sans doute. Mais ces jeux de miroirs, ces chausse-trapes, cette virtuosité souvent vaine, cette érudition gratuite finissent par lasser. Trop, c'est trop, a-t-on envie de dire devant les tours de passe-passe du vieil escamoteur. Car c'est de cela dont il s'agit : une tentative "d'effacer de sa mémoire et de celle des autres trente années de corruption et d'assujettissement intellectuel" (Paul Morelle). Aragon, à ce jeu, ne manque pas d'habileté. Il n'aborde jamais l'obstacle de front, mais le contourne, le biaise, l'efface le cas échéant. Il faut attendre la page 147 de La Mise à mort (en l'édition de poche) pour trouver la clef de cet "exercice de style". Je la cite presque entièrement : "C'est pourquoi savoir ne me suffira pas, et jamais ne me dispensera de mentir. Mentir est le propre de l'homme. Qui a dit ça ? Moi, sans doute. C'est par cette propriété du mensonge qu'il avance, qu'il découvre, qu'il invente, qu'il conquiert... c'est par cette hypothèse qu'il se dépasse, qu'il dépasse ce dont il peut témoigner, ce qu'il tient d'autrui ou de l'expérience. Est ce que la fourmi peut, sait mentir ? La forme la plus haute du mensonge c'est le roman, ou mentir permet d'atteindre la vérité (...) Et n'ai-je pas le droit de le demander pour moi-même, pourquoi serais-je traité de menteur parce que je n'ai pas honte d'être un conteur d'histoires". Tout Aragon ou presque, en quelque sorte !

Je sais, certains s'extasient à la lecture des lignes ci-dessus. Le mensonge à l'oeuvre dans l'oeuvre romanesque, disent-ils. Allons donc, c'est enfoncer une porte ouverte ! Mais de quels mensonges s'agit-il ici ? Là encore Aragon cherche à se justifier, à noyer dans le "mensonge romanesque" les mensonges de toute une vie. C'est une sensation de nausée que l'on éprouve au fil de ces interminables justifications, de ces vrais-faux aveux et de ces palinodies. Dans n'importe quel entretien, dans le moindre texte où il se penche sur son passé Aragon entretient la confusion. C'est chaque fois avec la volonté de s'expliquer, de justifier des choix ou des prises de position. Jamais il ne cite les faits essentiels, ceux qui ne manqueraient pas de l'accabler (qu'on lise les entretiens avec Dominique Arban, intitulés Aragon parle, entre autres les pages consacrées au Congrès de Kharkov et à la rupture avec les surréalistes, c'est édifiant!).

Puisqu'il est question du roman, et du mensonge romanesque, pourquoi ne pas évoquer un autre romancier, de deux ans plus âgé qu'Aragon. Jean Giono peut être considéré sur bien des points comme l'exact contraire de Louis Aragon. Un retour par l'histoire et la biographie s'imposent. Giono, dont on sait qu'il fut emprisonné à deux reprises, en septembre 1939 pour pacifisme, et en 1944 aux lendemains de la Libération, n'a jamais cherché, autant devant ses geôliers que vis à vis de l'opinion publique, à faire valoir certains faits qui, en toute justice, auraient dissipé tout malentendu sur sa prétendue collaboration. La seconde arrestation de Giono, il est vrai, s'inscrivait dans un contexte particulier, celui des règlements de compte de la Libération. Et nous savons par ailleurs que cette détention de cinq mois avait plutôt pour but de "protéger" l'écrivain contre des résistants locaux, la plupart communistes, un peu trop zélés. Ceci pour dire que Giono, devant ses accusateurs, préféra se taire. L'auteur de Colline, dont le seul reproche qu'on puisse lui faire concerne sa naïveté, ne fit pas savoir qu'il avait hébergé des juifs et des personnes activement recherchées par la Gestapo et la police de Vichy. Un telle attitude peut paraître absurde, mais elle correspond assez à l'éthique de Giono, à son sens de la dignité, et aussi à son coté fantasque. Nous sommes là aux antipodes d'Aragon, au souci de se dernier de vouloir se justifier en tout et pour tout, y compris à travers ce qui ressort de l'injustifiable.

Ne quittons pas Giono pour autant. Voilà un écrivain qui, au moins sur un plan, pourrait être comparé à Aragon, celui d'une plume prolixe. En restant dans le domaine du roman, genre où Giono s'est particulièrement illustré, il faut convenir qu'Aragon fait difficilement le poids devant l'auteur du Hussard sur le toit Sans vouloir entrer dans les détails de cette confrontation, j'aimerais cependant ajouter à l'adresse de nos petits marquis des Lettres qui s'ébaudissent devant le "dernier Aragon", en mettant en valeur la modernité de La Mise à mort, de Blanche ou l'oubli, ou de Théâtre-Roman : que n'avez vous pas lu Un roi sans divertissement ! Dans cet ouvrage publié en 1948, Giono utilise des techniques romanesques qui feront la fortune du nouveau roman quelques années plus tard. C'est assurément mieux que les romans estampillés sous cette appellation . Et puis, loin des ficelles du "m'as tu vu moderne", des afféteries et des miroirs déformants du dernier Aragon, Giono fait preuve d'une extraordinaire liberté. C'est celle d'un écrivain qui avance au pas de ses oeuvres. Il ne juge pas utile de revenir sur ses productions d'avant guerre. Il ne cherche pas à se justifier devant ses pairs ou la postérité. Il écrit, c'est tout. Au lecteur de trancher.

Un autre écrivain me vient également à l'esprit : c'est Georges Bernanos. Une opposition exemplaire en quelque sorte. D'un coté l'honnêteté intellectuelle : Bernanos. De l'autre son contraire : Aragon. On ne trouve pas dans la vie de Bernanos d'actes ou de choix dont il eut à rougir. J'ajoute qu'il défendait une toute autre conception de la liberté que l'écrivain stalinien. Les lignes suivantes, sur "l'homme libre" ressemblent furieusement à un autoportrait de Bernanos : "Je dis l'homme libre, non le raisonneur ou la brute ; l'homme capable de s'imposer à lui-même sa propre discipline, mais qui n'en reçoit aveuglément de personne ; l'homme pour qui le suprême "confort" est de faire, autant que possible, ce qu'il veut, à l'heure qu'il a choisie, dut-il payer de la solitude et de la pauvreté ce témoignage intérieur auquel il attache tant de prix ; l'homme qui se donne ou se refuse, mais qui ne se prête jamais". N'est ce pas libertaire ? Quant au réalisme, cher au romancier du "monde réel", Bernanos nous sort une définition qui n'est pas piquée des hannetons : "Le réalisme prétend être la saine attitude de l'esprit qui s'en tient aux réalités observables. Il est en fait tout autre chose -. il est la logique policière de l'ordre qui affirme, en toute circonstance, ne faire que cela seul qu'il est préférable de faire".

Aragon paraît vieillot, littérateur, esclave de son grand Parti et de son petit moi par rapport à Bernanos. Ce dernier, dans Lettre aux anglais, Le chemin de la Croix-des-Ames, et La France contre les robot a écrit des pages prophétiques, prémonitoires si l'on sait qu'elles datent du début des années quarante. Ces ouvrages anticipent sur ce qu'il sera convenu d'appeler plus tard la "société de consommation", et instruisent avant la lettre le procès de la raison économique, et même de la "société du spectacle". Ajoutons à cela, chez cet écrivain qui se disait catholique et royaliste, une critique impitoyable des deux totalitarismes ainsi que du capitalisme. C'est un air salubre que l'on respire en lisant Bernanos, celui des grands imprécateurs , des fiers révoltés. Qu'on en juge -. "J'ai remis mon espoir entre les mains des insurgés. J'appelle à l'esprit de Révolte, non par une haine irréfléchie, aveugle contre le conformisme, mais parce que j'aime encore mieux voir le monde risquer son âme que la renier". Et pour finir, quand Aragon célébrait avec des trémolos dans la voix le énième plan quinquennat soviétique, Bernanos écrivait : "Dans un ordre fondé sur la primauté de l'économique, il est parfaitement naturel que des millions d'hommes soient sacrifiés de temps en temps à l'équilibre instable des marchés, pour la conquête des puits de pétrole et des mines de charbon. On me reproche de ne pas reconnaître cet ordre. Non seulement je ne le reconnais pas, mais je ne vois pas d'autre moyen de délivrer les hommes que de le briser".

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ARAGON ET L'ÉTHIQUE

C'est peut être le moment de parler d'éthique. Par quelque bout que l'on prenne Aragon on y revient toujours. Parler en ces termes peut déplaire. Je pense à ceux qui par idéalisation de la "chose littéraire" estiment que la littérature n'a pas de compte à rendre. Tiens, si nous parlions de Céline ? Des commentateurs n'ont pas manqué de comparer les deux écrivains, ces derniers temps. Céline constituerait toujours un cas tandis qu'Aragon cesserait de l'être. Etrange, très étrange. Bernard Desportes en parle bien : "Si l'on compare cette oeuvre si tôt vieillie et dépassée à celle d'un Céline, son contemporain sur le bord opposé, il saute aux yeux que l'auteur de Nord, qui sans doute aucun dépasse de loin dans l'abjection l'auteur de J'abats mon jeu, le domine aussi, incontestablement, sur tous les plans de la création romanesque. La haine des hommes serait-elle plus "créatrice" que le mépris de leur liberté ?". Bonne question. Chez Céline l'abjection apparaît pour ce qu'elle est, sans détours. Les pamphlets céliniens sont à dégueuler, mais jamais leur auteur ne s'avance masqué. Nous ne sommes pas très loin de la démence, quelquefois. Cela n'excuse rien, mais donne une indication essentielle.

Et puis, dans un autre ordre d'idée, si l'on se réfère aux pages consacrées à la banlieue rouge, aux pauvres, celles de Mort à crédit par exemple, on y découvre une générosité, une tendresse et une humanité absente chez Aragon. Il est vrai que l'on parle bien de ce que l'on connaît. Aragon connaissait mieux les "beaux quartiers" que la banlieue rouge. Contrairement à Céline. Sa fréquentation des dignitaires du P.C.F. n'y changera pas grand chose. Aragon est resté un indécrottable bourgeois toute sa vie. L'homme qui "n'avait qu'un mot à dire pour être reçu chez les duchesses", celui qui, un jour, descendant d'une voiture avec chauffeur, apparut au jeune Alphonse Boudart, alors employé chez un libraire ancien, comme "un monsieur très XVIeme arrondissement, assez hautain", ignorait les gens du peuple, et certainement les méprisait.

On me répondra qu'Aragon connut des fins de mois difficiles dans les années trente. Au début de sa vie commune avec Elsa Triolet, il plaçait chez les grands couturiers des colliers de verroterie qu'Elsa fabriquait. C'est encore André Thirion qui nous apprend : "L'habileté commerçante d'Aragon était stupéfiante, au point d'en être gênante, car il avait pris toutes les manières des vrais représentants". Voilà un détail intéressant. Par la suite Aragon sut vendre une autre camelote. Ses dons de bonimenteurs ne sont pas pour rien dans le concert d'éloges qui saluent aujourd'hui son oeuvre. Du boniment, de l'esbroufe, et du talent : ça c'est Aragon !

Je parlais d'éthique un peu plus haut. Il me parait opportun de citer les lignes que Dionys Mascolo consacrait à Aragon en 1957, dans sa Lettre polonaise sur la misère intellectuelle en France (grand petit livre qu'il conviendrait de rééditer) , "Mais que dire d'Aragon ? Il décourage même la haine qu'il a tout fait pour s'attirer depuis douze ans. Que dire d'Aragon, non pas grand poète, mais qui fut écrivain avec un naturel inégalable, comme on est une femme belle, et qui joua de l'écriture avec le même naturel vraiment qu'une femme très belle, jeune, peut jouer de sa beauté, de sa jeunesse, et de sa féminité (à condition toutefois de mourir assez tôt), d'Aragon qui n'écrivit rien d'important, mais l'écrivit comme Bossuet, qu'il est possible de lire avec bonheur sans prêter intérêt au sens, qui est nul, d'Aragon mort depuis longtemps, qui ne pouvait vivre mieux, et qui se survit tristement, ayant manqué même son suicide, que beaucoup attendaient sans émotion, comme ceux de Drieu en 1945 ou de Fadeiev en 1956, dans le carmel du Jdanovisme ? Un certain nombre de femmes très belles, mais qui n'étaient pas assez belles sans doute pour être belles encore après la jeunesse, ont ainsi trouvé asile, de tout temps, dans les couvents".

Je retiens la phrase suivante, assassine s'il en est: "Ayant manqué même son suicide, que beaucoup attendaient sans émotion". Aragon aurait tenté de se suicider à Venise en 1928, lors de sa liaison avec Nancy Cunard. Je préfère utiliser le conditionnel car rien ne prouve qu'il ait réellement voulu mettre fin à ses jours. C'est pourtant devenu une des pièces maîtresses du mythe. Ce pauvre Aragon était bien à plaindre entre les caprices d'une riche américaine et les exigences démesurées des surréalistes ! Enfin, il faut bien commencer quelque part une carrière de candidat au suicide. Et à Venise, ma foi, c'est plus chic ! Un peu plus tard, Aragon parlera'de "vie et de mort", et entretiendra un chantage au suicide auprès de ses amis surréalistes (lire en annexe Certificat de Paul Eluard) lors de son retour de Kharkov. Beaucoup plus tard, et devant les caméras de la télévision, un Aragon monté sur ressort, au coté d'une Elsa impassible, soutiendra que si les responsables du PCF n'avaient pas réagi à temps pour condamner l'invasion de la Tchécoslovaquie en 1968 il se serait donné la mort. Abject!

Serait-ce le moment de glisser un mot sur l'amitié ? Aragon n'a plus eu d'amis après 1932. Ensuite, il faut parler de compagnons, de compères, ou de complices. Plus tard on peut évoquer les courtisans d'une époque et les petits jeunes gens de la suivante. Mais d'amis, nenni ! Quant en 1972, Aragon écrivait dans le dernier numéro des Lettres françaises : "Ma vie a été un gâchis" (certainement la seule phrase authentique jamais écrite par le chantre du "mentir-vrai") il se référait à son passé stalinien. Mais pas seulement. Le regret d'un lointain passé qui, à partir des années soixante apparaît chez Aragon, l'idée folle de revoir André Breton (ce qui bien entendu n'était pas réciproque) apporte du grain à moudre à ce moulin des "amitiés de jadis", jamais remplacées. Enfonçons le clou. On n'a pas d'amis lorsque l'on vit dans le mensonge et la duplicité, quand tant de veulerie et de compromissions rendent les relations improbables.

Nul écrivain ne s'est plus corrigé qu'Aragon. Des années trente, consacrées à effacer son passé surréaliste par une allégeance sans faille au réalisme socialiste, à l'époque de déstalinisation, Aragon n'a cessé de brouiller les pistes, mentant par omission, peaufinant de correction en correction ce "mentir vrai" sur lequel s'extasient aujourd'hui les gogos et les ignorants. L'auteur de J'abats mon jeu ne se montrait pas indifférent - ô combien ! - aux critiques qui lui étaient adressées ou aux témoignages le concertant. Plus que quiconque, si j'en crois ce besoin obsessionnel de justifier le moindre de ses choix et le pire de ses errements. Ceci explique les longues préfaces à ses romans, écrites vingt ou trente ans plus tard, qui relèvent surtout, comme le remarque Paul Morelle de "plaidoyers pro-domo, d'explications de textes, d'interprétations d'intentions, en réponse aux critiques, aux réserves ou aux incompréhensions de l'époque".

Les portraits brossés par Breton, Thirion et d'autres, d'un Aragon discourant sans arrêt dans les cafés et ne perdant rien de ses attitudes dans les miroirs, constituent un témoignage du narcissisme de notre personnage. lis ont certainement du chatouiller désagréablement Aragon du coté de l'amour propre. Je pense, sans trop me tromper, que les incessantes variations sur le thème du miroir, présentes dans La Mise à mort, sont la réponse si l'on peut dire du berger à la bergère. Certains verront là une preuve du génie d'Aragon. Ma foi, pourquoi ne pas leur laisser ce qualificatif. Si le génie d'un écrivain tient dans le faux-semblant, l'illusionnisme, et la justification "a posteriori", fusse aux prix de quelques falsifications et d'une lecture complaisante de l'histoire, la sienne et celle des autres, je suis prêt à trouver Aragon "génial".

Puisque j'évoquais la période surréaliste du personnage, et pour parfaire le portrait ébauché plus haut, les lignes suivantes de Breton : "nul ne s'entend comme lui à prendre le vent : vous n'avez pas décidé, même contre son avis, de gravir une colline qu'il est déjà au sommet", renvoient à une attitude typique relevée au sein de groupes (et d'autant plus observable selon la radicalité de ces groupes). Ce sont toujours les individus, dont on pourrait dire qu'ils font preuve de "faiblesse de caractère", ou qui pêchent par quelque défaut sur le plan moral, qui en rajoutent dans la surenchère verbale, jusqu'au moment où cette attitude finit par apparaître pour ce qu'elle est, c'est à dire gratuite, sans véritable contenu, infatuée. Nul besoin de faire un dessin pour retrouver Aragon. Ensuite, au sein de l'appareil du PCF, le "grand écrivain" reproduira d'une certaine façon l'attitude relevée ci-dessus. Dans un sens diamétralement opposé, bien entendu. Mais là, c'est toute la différence, il s'agit d'un parti qui s'accommode très bien de cet histrionisme, qui sait s'en servir comme il sait utiliser les qualités intellectuelles de ceux, à l'instar d'Aragon, que l'on emploie au mieux de leurs capacités à se montrer dociles. 

LE SIÈCLE D'ARAGON

"Aragon serait moins dérangeant, et à coup sûr moins déchiré, s'il n'avait eu comme on dit "un roman" avec l'URSS, et n'avait à ce point collé au formidable mensonge stalinien, l'une des énigmes de ce siècle". Ces lignes, dues au maître d'oeuvre des oeuvres complètes d'Aragon en pléiade, illustrent bien ce retournement de perspective qui, en cette année 1997, s'attache à la situation de l'écrivain. En clair : c'est parce qu'Aragon a été stalinien que son oeuvre revêt cette importance. Plus futée que les habituels plaidoyers sur Aragon, qui séparent l'homme et l'oeuvre, et ne subordonnent pas la seconde au premier, cette approche moderne file la métaphore des fleurs qui poussent sur le fumier. "L'une des énigmes du siècle" dit Daniel Bougnoux. Pour lui, peut être ! Voilà une élégante façon de dédouaner un tant soit peu le stalinisme. Plus loin Bougnoux ajoute : "Grand brûlé de cette tragédie, Aragon nous renseigne de première main sur les prestiges redoutables de l'erreur, ses chemins amoureux, son charme peu résistible". Mais de qui se moque-t-on ? Quand on sait à quel point le "grand brûlé" s'est montré expert et d'une efficacité à toute épreuve dans le maniement du lance-flamme ! A moins que Bougnoux veuille évoquer ces blessures que l'on ressent intérieurement après les avoir infligées à d'autres. Le salaud se transforme-t-il en victime quand il fait acte de contrition et connaît les affres du remord ? Quant à la contrition, chez Aragon, vous pouvez toujours repasser ! Il s'est plaint, d'accord, mais sur lui même, uniquement sur sa chère personne ! Il n'a jamais dit un seul mot sur tous ceux qu'il avait dénoncés, calomniés, ou diffamés !

Mais quel est donc celui, messieurs les critiques, que vous prenez pour un autre ? Quand je lis sous la plume de Pierre Lepape -. "Car au plus bas de la bassesse on y décèle encore, inimitables, sa griffe, son style, son orgueilleuse jouissance à s'avilir", je me demande avec quel autre écrivain le journaliste du Monde confond Aragon. La réhabilitation d'Aragon, ici en l'occurrence, peut emprunter des chemin tortueux, inattendus, prendre la forme de ces hommages paradoxaux que l'on réserve d'ordinaire à ceux que Bataille rangea sous la bannière de "la littérature et le mal" en se référant à des écrivains qui excédaient la littérature. Je présume que Lepape les fréquente assidûment, ces auteurs là, mais les a-t-il bien lu ? Nous sommes en plein confusionnisme. On va prêter à Aragon des qualités qu'il n'a jamais eu, et "une orgueilleuse jouissance à s'avilir" qui semble toute droit sortie d'une étude sur Jean Genet. Mettre sur le même plan Sade, Céline, Genet, Bataille, Leiris, et Aragon, c'est confondre allégrement la "part maudite" de la littérature, celle qui nous importe, et un bonimenteur d'estrade et littérateur de salon. De grâce, messieurs les critiques, ne mêlez pas le triste Aragon à tout cela ! Jeunes gens, ne cédez pas aux pressions médiatiques, regardez de plus près la camelote qu'on veut vous fourguer !

Vous ne connaissez pas Georges Bataille ? Et si je vous disais qu'il est né en 1897, lui aussi. Sur ce centenaire là pas un mot. C'est d'ailleurs préférable. Vous ne savez pas par quel livre commencer ? Soit. Lisez d'abord, pour vous faire une idée, l'entretien recueilli par Madeleine Chapsal dans Les Écrivains en personne. Je ne connais pas de meilleure introduction à l'oeuvre de Bataille. Vous y trouverez tout ce que vous chercherez en vain dans les écrits d'Aragon l'honnêteté intellectuelle, une rage contre l'état de choses existant, une authentique révolte, la haine de toutes les servitudes, le sentiment de l'inachevé poussé jusqu'au vertige, l'absence de toute complaisance, l'expérience de l'excès. Je les entends en contrepoint, nos perroquets : le style, le style, le style d'Aragon ! Et si le style c'était ce que retiennent les imbéciles ! En 1928 paraissaient, tous deux sous le manteau, Le Con d'Irène d'Aragon, et L'Histoire de l'oeil de Bataille. Comparez. Entre la virtuosité parfois vaine, l'érotisme convenu du premier, et le récit sans afféteries, écrit au scalpel, bouleversant quand on en connaît les enjeux, pornographique pour tout dire du second, on comprendra sans peine où va ma préférence.

Retour sur le centenaire. "Un grand écrivain" nous serine-t-on dans les gazettes. "Un grand écrivain" nous répète-on avec plus ou moins de conviction. Ce n'est pas tant cette appellation, relativement courante, et dont on pourrait dire "qu'elle ne mange pas de pain", (et qu'il ne s'agit pas de dénoncer au nom de l'on ne sait quelle usurpation), qui me fait réagir là dessus. J'y vois plutôt un symptôme, dans cette célébration aragonienne, de notre époque, de la situation de l'art, et des relations entre la vie et l'oeuvre.

Mais comment en est on arrivé là ? D'abord il faudrait évoquer ce consensus, qui là, avec Aragon, prend des aspects particuliers. L'auteur de Hourrah lOural a cessé d'appartenir au "domaine réservé" du PCF pour devenir un écrivain consensuel. D'une part le Parti Communiste, en perte d'influence, n'avait plus les moyens de conserver par devers lui son "grand poète". On sait également qu'aux lendemains de la mort d'Aragon des "grandes voix de droite" s'étaient élevées pour revendiquer la dépouille de l'écrivain au nom de la France et de l'ensemble du peuple français. Plus important : le journalisme littéraire, relayé par quelques universitaires, désemparé par l'absence de ces grands noms qui donnaient autrefois l'impression à nos gazetiers que la France occupait la première place au monde dans le domaine des Lettres, s'est rabattue sur le dernier de ses " monstres sacrés" pour forger au fil des ans cette figure de "grand écrivain". Cependant, pour donner toute satisfaction, il fallait que ce travail de statuaire rencontrât l'assentiment d'un public sans mémoire, ou en passe d'en être privé. On connaît la suite - certains préfèrent oublier ce qu'ils savent, et les autres n'ont pas les moyens de savoir ce qu'on leur tait. En ajoutant que parmi les jeunes écrivains, des néo-hussards et d'autres, tous gens parfaitement désengagés, se flattent, au nom d'un mépris de la politique et des contingences historiques, de défendre l'écrivain quand bien même il serait le personnage que l'on sait. Quant l'ignorance tend la main au cynisme le siècle devient aragonien.


LA RÉHABILITATION

La réhabilitation d'Aragon, comme toute opération de reclassement, permet quelques bénéfices premiers. Elle s'inscrit, pour être précis, dans un mouvement plus profond qui vise à discréditer certaines des aventures qu'à connu ce siècle, de celles qui voulaient à la fois "transformer le monde" et "changer la vie", à d'autres, délibérément contemptrices des totalitarismes et du capitalisme, ou encore "belles entreprises de subversion" de cette seconde moitié de siècle. Ce discrédit, de façon massive et récurrente, porte en premier lieu sur le surréalisme.

Que n'a-t-on pas dit ou écrit en ce sens sur ce mouvement depuis une quinzaine d'années ! Je ne veux pas ici entamer un plaidoyer en faveur du surréalisme. Je remarque simplement que la plupart des critiques qui lui sont adressées ressemblent furieusement à une défense de l'establishment littéraire : écrivains, critiques, lecteurs, que chacun reste à sa place ! Dionys Mascolo notait déjà en 1957 -. "C'est encore au surréalisme que l'on est redevable de la répugnance qu'éprouvent un certain d'intellectuels à se spécialiser. Cette haine de la spécialisation est un phénomène d'importance : elle impose aux esprits une tension qui leur assure la maximum de vie. Elle contraint le roman à tenter d'être aussi poésie - ou à se reléguer à une existence mineure, le penseur à recourir au récit sans concept, le moraliste à se faire ethnographe, le poète à creuser ce qui est antérieur à toute activité poétique, et ainsi de suite..."

André Breton est particulièrement visé par cette campagne de dénigrement. L'anecdote prend le plus souvent le pas sur l'analyse. Cela situe le niveau du débat. Par exemple, on a maintes fois cité le document constitué par la "Recherche sur la sexualité" publié dans le NO 1 1 de La Révolution Surréaliste. Il s'agissait d'une libre discussion autour de ce thème, à laquelle participaient une douzaine de surréalistes. On le sait, Breton avait un problème avec l'homosexualité (nul n'est parfait), et ses propos contre la pédérastie tenus durant cette, discussion ont été largement rapportés. Quelques précisions s'imposent. Dans les années vingt ou trente l'homosexualité n'était pas admise comme elle l'est actuellement, y compris dans les milieux d'avant garde. Breton n'a jamais écrit la moindre ligne contre la pédérastie ou les homosexuels, pas plus qu'il n'en fit mention dans aucun de ses livres ou articles. Les propos des participants lors de cette "Recherche sur la sexualité" (sachant qu'il s'agissait de discussions d'une totale liberté et parfaitement scandaleuses dans le contexte de l'époque), s'il parait difficile de les qualifier de "privés" des lors qu'ils firent l'objet d'une publication, ne peuvent cependant pas être confondus avec des prises de positions publiques. Nuance importante. Aragon, pour revenir à lui, par ses discours, ses articles, ses livres a calomnié, dénoncé, diffamé, quand il ne défendait pas l'indéfendable. Il l'a fait en son nom propre et au nom de son Parti en signant chacune de ses déclarations. Il en allait chaque fois de la responsabilité d'Aragon. Voilà le mot clef, qu'il faudrait répéter, asséner presque en détachant chacune des syllabes : responsabilité. Qu'aujourd'hui l'on fustige l'un, Breton, pour la raison exposée ci-dessus, sans dire le moindre mot des crapuleries de l'autre, se passe de commentaire. Et qu'on ne vienne pas me répondre que les errements d'Aragon sont d'abord ceux de son Parti. C'est également tout, en dehors d'un plan littéraire, ce qui sépare Céline d'Aragon. Céline à travers ses idées, ou ses élucubrations, ne représentait que sa personne. En terme d'influence cela ne pesait pas grand chose. Et puis Céline paya, fit de la prison. Aragon, lui, était un homme d'influence. Et je ne vais pas reprendre dans le détail ce qu'il en résultât.

J'ai dit plus haut que la réhabilitation d'Aragon s'accompagnait d'une campagne de discrédit, laquelle visait d'abord Breton et les surréalistes. J'ai également précisé qu'il s'agissait d'une lame de fond qui dépassait le strict cas d'Aragon. Ce révisionnisme insidieux n'en finit pas de dénombrer les "erreurs" commises durant ce siècle par ceux qui, nous apprend on, se trompèrent puisque l'histoire n'aurait pas confirmé leurs théories, ni vérifié leurs jugements. Telle l'écriture automatique, chère aux premiers surréalistes. Mais il fallait, pour en finir avec une certaine idée de la littérature - cela dans le prolongement de la célèbre phrase de Lautréamont, "La poésie doit être faite par tous" - le démontrer par la pratique de l'écriture automatique. Dans le même ordre d'idée, certains dénoncent par exemple le sort fait par Adorno à Stravinsky dans Philosophie de la nouvelle musique, ou encore se gaussent du constat de "mort de l'art" énoncé par l'Internationale Situationniste au début des années soixante. Mais là aussi il fallait, contre la "restauration" alors incarnée par le Stravinsky néoclassique, lui opposer la "révolution musicale" représentée par l'écriture atonale à travers Schoenberg et l'École de Vienne -, mais il fallait également signer l'acte de décès des différentes formes d'activités artistiques pour que l'art, un jour, puisse se fondre dans la vie. Je sais, plus tard Breton écrira "L'histoire de l'écriture automatique est celle d'une longue infortune", et aujourd'hui cette pratique a fait long feu ; je sais aussi : Stravinsky, après la mort de Schoenberg, "s'émancipera" de l'écriture tonale, et donc le propos d'Adorno doit être rectifié -, je sais également : en reprenant la thèse citée plus haut de l'Internationale Situationniste, il conviendrait plutôt de dire aujourd'hui que "l'art a perdu son caractère d'évidence". Même si la lettre porte à discussion, l'esprit par contre doit toujours être invoqué pour que toute activité critique digne de ce nom perdure, le reste relevant du bavardage culturel ou de la pensée servile. Et quant aux prétendues erreurs relevées par ci par là, j'aimerais répondre comme le fit Dimitri Chostakovitch à Sofia Gubaïdulina, dont l'anticonformisme musical se trouvait blâmé par des apparatchiks qui lui demandaient de s'amender : "Je vous souhaite de progresser le long de votre chemin d'erreurs".

On l'aura peut être remarqué : je n'ai, sinon incidemment, pas dit un mot concernant Elsa Triolet. On a suffisamment écrit sur ce "couple mythique" et je n'ai rien à ajouter. Et puis aborder le "cas Aragon" sous cet aspect ne me paraît pas particulièrement pertinent. On dit qu'Elsa joua un rôle occulte dans l'adhésion d'Aragon au communisme et la carrière qui s'ensuivit. On dit aussi qu'elle fut moins dupe que lui des mensonges staliniens. Que, par la suite, à partir de la fin des années cinquante, Louis Aragon s'évertua à ensevelir Elsa Triolet sous des tonnes de vers et d'hommages, me semble plausible. Et je serais porté à croire qu'il s'émancipa de la tutelle d'Elsa, après la mort de cette dernière, en affichant sa bisexualité, mais je m'en fiche. Dans cette affaire, l'un avait besoin de l'autre, et réciproquement. Inutile d'ajouter quoique ce soit. 

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LA POSTÉRITÉ

Quand Pierre Lepape écrit : "Que reste-t-il d'Aragon stalinien ignominieux, ami félon, amoureux truqueur ? Rien, ou presque -. des rancunes qui disparaîtront avec la mémoire de ses contemporains, de la matière à psychanalyse, des énigmes pour biographes, quelques points d'exclamation pour jalonner les chemins tortueux de l'histoire intellectuelle de ce siècle", il parie sur la passivité de nos contemporains, sur la perte du sens et de la mémoire, sur ce lecteur "d'élevage" qui lirait tout sans rien retenir dans l'acceptation béate d'une culture qu'on lui mâcherait avant qu'il n'en fasse usage. Peut être Lepape a-t-il raison, après tout. Comme dirait Jaime Semprun : "Si le sens de la vérité se perd, tout est permis et c'est bien ce que l'on constate".

Que nous reste-t-il, nous qui n'oublions pas, qui ne pardonnons pas, qui ne sommes pas prêt à prendre une vessie pour une lanterne ? La capacité de nous indigner, de dire "nous ne mangeons pas de ce pain là" ? Certainement, mais encore ? C'est aussi une affaire de lecture. Et ce que nous en attendons a quelque chose à voir avec la vie. La vie, mais pas cette littérature pour littérateurs. Avec la pensée également, mais pas cet affadissement et cette démission de l'esprit. Avec la liberté pour finir. C'est ce pari là que nous aimerions tenir en nous inscrivant en faux contre les constats dressés par des Lepape et consort. Mais en attendant : avez vous déjà giflé Aragon ?

Max Vincent 

(septembre-octobre 1997)

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(1) La parution, depuis, du "Livre noir du communisme" et le bruit fait autour de cette publication démentiraient ces lignes écrites en septembre 97. Je ne reviendrai pas sur la polémique suscitée par les textes introductif et conclusif de Stéphane Courtois : il s'agit d'un problème éditorial qui ne mérite pas une telle publicité.Les détracteurs de Courtois par ailleurs s'en servent pour porter le discrédit sur l'ensemble de l'ouvrage (quand ils veulent bien évoquer son contenu).Ce n'est pas parce que le "communisme" s'est avéré être, dans certains pays et à certaines époques, une vaste entreprise criminelle qu'en faire état absous pour autant les crimes nazis.La vérité est toujours bonne à dire et doit être dite.Et ce n'est pas parce que la quasi totalité des partis communistes adoptent aujourd'hui un profil social-démocrate qu'il convient de relativiser le totalitarisme stalinien et son cortège d'horreurs. S'il y a un abus du mot communisme, les bolcheviks en portent d'abord la responsabilité. N'oublions pas que les premières victimes de la tchéka furent les anarchistes, et que la répression aux lendemains d'Octobre s'exerça principalement contre ceux qui, en réclamant "tout le pouvoir aux soviets", voulaient concilier démocratie et communisme. Ce "Livre noir" le rappelle utilement.

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Certificat

J'ai connu Louis Aragon pendant quatorze ans. J'ai eu longtemps en lui une confiance sans réserves. Mon estime et mon amitié pour lui m'ont fait fermer les yeux sur ce que je prenais pour des défauts de caractère. Quand il allait dans le "monde", je croyais qu'il était plus léger, plus sociable que moi , quand il tentait de temporiser avec notre volonté de manifester publiquement notre colère, j'attribuais cette attitude à un excès d'esprit critique ; ses écarts me le rendaient seulement un peu puéril, un peu inoffensif ; ses erreurs, je le croyais toujours assez intelligent, assez courageux, assez honnête pour les réparer. Je l'aimais, je l'estimais, je le défendais.

Il y a un an, il est revenu de Russie, après avoir signé un texte désavouant l'activité surréaliste et particulièrement le Second Manifeste du Surréalisme, d'André Breton. Quand ce dernier lui a dit qu'il nous paraissait indispensable de publier un désaveu, Aragon, honteux ou feignant de l'être, l'a menacé de se tuer. C'est alors qu'Aragon s'est obscurci pour moi. Une pareille menace m'a fait douter de sa conscience révolutionnaire, un révolutionnaire ne pouvant vivre sur un tel compromis. Troublé, démoralisé, sceptique à voir chaque jour ne peu plus apparaître sa mauvaise foi sous un chantage sentimental croissant, j'ai attendu le saut qu'il ne pouvait manquer de faire dans la nuit définitive. Tirant toute sa force de ses reniements successifs, mais reculant sans cesse le jour où il n'aurait plus rien à renier, le jour où son arrivisme n'aurait plus le reniement pour aliment naturel, j'ai subi toutes les concessions intéressées qu'il voulait bien faire aux mobiles de notre activité. Je l'ai vu, il y a trois mois, usant de moyens théâtraux, fondre en larmes en nous lisant ces phrases déjà suspectes, maintenant monstrueuses, de son article Le Surréalisme et le Devenir révolutionnaire : "C'est pourquoi, mes amis, je considère avec quelque émotion, avec plus d'émotion qu'il me plaît de le dire, la singulière entreprise de tous ceux qui voudraient, aujourd'hui, me séparer de vous. j'ai été, cela est vrai, sollicité et resollicité de m'écarter de vous. Il est certain que par des voies détournées mais tout aussi perfides, les mêmes gens vous sollicitent aussi de croire que ceci est un fait accompli, qu'on a réussi à nous séparer". Quand nous lui proposions de lui rendre sa liberté d'action, il nous démontrait qu'il y perdrait toutes raisons d'agir. Brusquement, pressé par la crainte de nous voir dévoiler le double jeu qu'il menait, il se démasqua. Il osa nous demander, lui, l'auteur de trois livres publiés sous le manteau, d'éliminer, sous le prétexte que des esprits malveillants voulaient la faire passer pour pornographique, la collaboration de SalvadorDali à nos publications. Devant notre stupéfaction, il comprit qu'il devait abandonner tout espoir de ruiner l'activité surréaliste. Il n'attendit plus que le premier prétexte venu pour la dénoncer, et, au moment exact où Breton commentait les résultats de la protestation que nous avions élevée contre l'inculpation d'un de ses poèmes, il n'hésita pas à nous accuser d'être des contre-révolutionnaires.

Il le fit avec la même désinvolture qu'il écrivait, au lendemain de la mort de Lénine, "Moscou-la-Gâteuse". Je comprends qu'il ait toujours tenté de justifier à nos yeux le principe d'une évolution par bonds qui lui serait propre et qui ne laissait pas de me paraître inquiétante. C'est seulement aujourd'hui qu'il m'est donné de voir, en effet, quelles contradictions misérables il entend faire passer à la faveur de sa prétendue conception dialectique de la vie.

L'incohérence devient calcul, l'habileté devient intrigue. Aragon devient un autre et son souvenir ne peut plus s'accrocher à moi. J'ai pour m'en défendre une phrase qui, entre lui et moi, n'a plus la valeur d'échange que je lui ai si longtemps prêtée, une phrase qui garde tout son sens et qui fait justice, pour lui comme pour tant d'autres, d'une pensée devenue indigne de s'exprimer "Toute l'eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle" (LAUTRÉAMONT).

Paul Éluard (23 mars 1932)

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On ne pouvait mieux, par ce texte superbe, cinglant, clore ainsi "l'affaire Aragon". Qui aurait pu alors imaginer que les sieurs Éluard et Aragon feraient dix ans plus tard cause commune sous la bannière du stalinisme!