COURS PLUS VITE, ORPHÉE, MICHÉA EST DERRIÈRE TOI !
Dites à ce Michéa quil cesse de tousser : jai arrêté de
fumer depuis un certain temps déjà ! .
George ORWELL
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Depuis trois ans nous étions sans nouvelles de Jean-Claude Michéa. De la part dun philosophe publiant un livre chaque année (lmpasse Adam Smith en 2006, Lempire du moindre mal en 2007, La double pensée en 2008) il y avait de quoi sinterroger. En prenant sa retraite de professeur Michéa avait-il mis fin à celle dessayiste ? Sétait-il finalement dérobé devant les sollicitations de son éditeur pour se consacrer plus entièrement à ses hobbies et passions : du football aux plaisirs des plages montpelliéraines, sans oublier les rencontres avec des gens ordinaires. Pensait-il avoir tout dit dans ses précédents ouvrages (le dernier en date représentant une sorte de digest de la pensée michéenne) ?
La parution cet automne 2011 dun livre intitulé Le complexe dOrphée : la gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès met un point final à ces supputations. Michéa revient une nouvelle fois à la charge pour fustiger le libéralisme, la gauche, le progrès et tutti quanti dans, lit-on en quatrième de couverture, un essai scintillant, nourri dhistoire, danthropologie et de philosophie. A vrai dire cet ouvrage napporte rien de fondamentalement nouveau à la pensée michéenne. Le lecteur familier du philosophe retrouve dans ce Complexe dOrphée les thèmes chers à lauteur et ses habituelles têtes de turcs. Dans un essai (Réflexions partielles et apparemment partiales sur lépoque et le monde tel quil va ) mis en ligne sur le site Lherbe entre les pavés en janvier 2010, javais consacré un sous-chapitre (Mode demploi pour saborder la flottille michéenne) aux écrits de Jean-Claude Michéa. Je le reproduis intégralement à la suite de cette première partie (la partie 2 donc). Dautres pages, extraites du chapitre Mai 68, encore, viendront compléter les précédentes (la partie 3). Puis-je conclurai sur le mode A quoi sert Michéa (la partie 4).
La nouveauté de ce Complexe dOrphée doit dabord être recherchée dans le traitement dune certaine actualité (lidentité nationale, laffaire Zemmour) depuis la parution de La double pensée, puis en second lieu à travers les nombreuses pages consacrées à un sujet que Michéa navait auparavant queffleuré : laffaire Dreyfus signant pour lui la naissance de la gauche moderne. Je lui répondrai. Je reviendrai également sur quelques aspects périphériques (dont le populisme) qui feront lobjet de plus longs développements dans la seconde partie. Enfin la réception médiatique, journalistique, webmatique du Complexe dOrphée élargit un tant soit peu le lectorat de Michéa. On verra en quoi et pourquoi.
Avant den venir à louvrage proprement dit, faisons un tour en librairie. On y découvre ce Complexe dOrphée revêtu dun bandeau portant linscription suivante en lettres majuscules : MICHÉA LINCLASSABLE. On ne sait sil faut féliciter les Éditions Climats pour cette trouvaille publicitaire ou la maison-mère, les Éditions Flammarion (dont on rappelle quelles déclenchèrent la plus importante opération de marketing littéraire connue à ce jour dans lhexagone lors de la parution du roman Les particules élémentaires de Michel Houellebecq). Cette manière de vendre lauteur-maison des Éditions Climats viserait à priori un public peu sensible (ou moins sensible) au marketing littéraire que celui qui achète chaque automne les prix littéraires. On le vendra par conséquent sur un mode qui puisse satisfaire cette clientèle. MICHÉA LINCLASSABLE, donc : un auteur qui ne serait pas réductible à lune ou lautre idéologie, à lune ou lautre chapelle, à lune ou lautre posture, à lun ou lautre clan, etc. Pourtant comme on le vérifiera plus tard il sagit sans contestation possible dune publicité mensongère. Voilà pour lemballage.
Nous relevions plus haut que ce livre napportait rien fondamentalement de nouveau à la pensée de lauteur. A sa décharge, si lon peut dire, les dix chapitres composant ce Complexe dOrphée sont autant de réponses aux questions posées par un universitaire canadien : à savoir la version entièrement remaniée et considérablement amplifiée de cet entretien initial. Il fallait cependant une accroche pour présenter le tout sous un jour inédit. Et ainsi appâter les journalistes susceptibles décrire un article sur cet ouvrage. Michéa va donc se référer à lun des épisodes les plus connus de la mythologie grecque : celui où Orphée descendu au royaume des morts pour y rechercher Eurydice réussit à convaincre Hadès de le laisser repartir en compagnie de son épouse pour retrouver le monde des vivants. Hadès y met cependant une condition : Orphée à aucun moment ne se retournera pour jeter un regard sur Eurydice. On sait ce quil sensuivit.
Puisque tout essai doit avoir un titre, écrit Michéa, celui-ci sappellera Le complexe dOrphée eu égard ce faisceau de postures à priori et de commandements sacrificiels qui définit - depuis bientôt deux siècles - limaginaire de la gauche progressiste. Mais encore ? Lhomme de gauche, à linstar dOrphée, est en effet condamné à gravir le sentier escarpé du Progrès (...) sans jamais pouvoir sautoriser ni de plus léger repos (...) de de moindre regard en arrière. Pourtant, sans vouloir anticiper sur la véracité ou pas de ce propos, nous relevons tout dabord que Michéa ne file pas la métaphore jusquau bout. A travers la façon dont il interprète et réécrit le mythe aujourdhui Orphée ne se retourne pas. Doù ce ressassement (pour le lecteur qui pratique Michéa depuis une dizaine dannées) sur la fascination béate pour tout ce qui est nouveau (de lhomme de gauche) et son étonnante incapacité philosophique - et le plus souvent psychologique - à tisser le moindre rapport positif avec son passé. Certes, certes, certes, mais Eurydice dans lhistoire ? Michéa lescamote purement et simplement. Cela parait incompréhensif. Orphée sans Eurydice ! Peut on imaginer Philémon sans Baucis, Abélard sans Héloïse, Tristan sans Iseult, Erckmann sans Chatrian, Roux sans Combaluzier, Laroche sans Migennes !
Sagissant de Michéa, en regard de pages écrites dans ses autres ouvrages sur le matriarcat (et de celles que lon peut trouver à ce sujet dans Le complexe dOrphée ) il y aurait peut-être une explication. Pour le lecteur qui lignorerait Michéa figure parmi les plus farouches contempteurs du matriarcat (dans le Complexe dOrphée, encore, il évoque de féroces figures maternelles). Proposons lhypothèse suivante. Eurydice (avant dêtre mordue par un serpent le soir de ses noces) aurait recueilli la semence dOrphée et serait ainsi devenue grosse des uvres de ce dernier. Ovide névoque pas que nous sachions une quelconque grossesse, pourtant dans la version filmée de Cocteau Eurydice se retrouve enceinte. Cette explication vaut ce quelle vaut. Mais tirer des plans sur la comète depuis le mythe dOrphée en supprimant Eurydice parait encore plus discutable. Un Orphée qui se retourne (la gauche donc) remettrait en cause le titre du livre et les propos caricaturaux et univoques de Michéa sur lassociation gauche / progrès.
On me répondra que cela vaut uniquement pour la préface : dans les chapitres suivants Michéa apporterait les réponses voulues comme le suggère la quatrième de couverture. Parlons en. Je cite entièrement ce passage : Voudrait-il (Orphée) enfreindre ce tabou - cétait mieux avant - quil se verrait automatiquement relégué au rang de Beauf, dextrémiste, de réactionnaire, tant les valeurs des gens ordinaires sont condamnées à nêtre plus que lexpression dun impardonnable populisme. Mais de quel tabou nous entretient-on ici ? Le cétait mieux avant peut-il raisonnablement correspondre à un système dinterdictions de caractère religieux appliquées à ce qui est considéré comme sacré ou impur ou à une interdiction rituelle (1). Cela parait plutôt tiré par les cheveux (à croire que Michéa confondrait Orphée et Eurydice avec Lycos et Dircé). Du mot tabou ou de lexpression cétait mieux avant lun est de trop. Si lon conserve les deux la phrase na plus grand sens. Le cétait mieux avant appartient à ce stock de petites phrases vieilles comme le monde. Cétait mieux avant, pour ne citer que cet exemple, disaient les uns, menés par Boileau, lors de la fameuse querelle des anciens et des modernes, aux autres, regroupés derrière Perrault. Doit-on ajouter que dans ce cas de figure les modernes avaient raison ? Ceci pour dire que lapproximation relevée dans la quatrième de couverture nest pas un résumé défectueux mais traduit lincapacité dialectique de Michéa à se colleter avec la notion de progrès (lassociation Orphée - la gauche en étant le dernier avatar). Nous laborderons dune manière plus générale dans la seconde partie. Et puisque Michéa regrette lécole du temps de sa jeunesse, nous le coiffons ici dun bonnet dâne tout en lui demandant de recopier cent fois : J'ai perdu mon Eurydice.
On ne quitte pas ce sujet lorsquon relève sous la plume de Michéa, en référence à ce quil nomme, lesprit progressiste de notre époque, la certitude obsessionnelle quaujourdhui tout va forcément pour le mieux. De quel coté se trouve lobsession ! Dans quelle planète vit donc Michéa pour refuser de voir et dentendre ce que chacun peut vérifier empiriquement ? De plus en plus, y compris dans lancien camp progressiste, nos concitoyens pensent bien au contraire que cela va de mal en pis. Et que le pire est encore à venir. Si cet esprit, pour essayer de comprendre, ne se retrouve que chez les intellectuels et les politiciens de gauche, Michéa force une fois de plus la barque pour les besoins de sa démonstration. Il va jusquà écrire que la nostalgie, pour ceux-ci, serait un sentiment réactionnaire et fasciste par excellence (...) le crime qui contient tous les crimes (sic). Des noms Michéa ! Ici ce nest plus de lexagération. Je laisse le soin au lecteur de trouver le mot adéquat. Dans le même registre : le progressiste (appelé dans une autre page Robinson des temps modernes) qui a pourtant comme tout un chacun un passé familial (lequel sinscrit dans une généalogie donnée), ce progressiste donc serait affligé selon Michéa dune philosophie officielle lui interdisant de prendre en charge ce passé et de lassumer. Damned ! Faut-il en rire ou alors procéder par injonction thérapeutique : Robinson, sur le divan !
Javais précédemment trouvé un peu courte lanalyse de Jean-Claude Michéa sur ce quil appelait linscription massive du mouvement socialiste dans le camp de la gauche, ou plus précisément un compromis historique passé entre la gauche et le mouvement socialiste lors de laffaire Dreyfus. On ne savait pas bien de quel compromis il sagissait, ni de qui composait cette gauche. Je précisais également que cette thèse pouvait avoir été inspirée à Michéa par Louis Janover, pour qui laffaire Dreyfus clôt en quelque sorte lère de la Sociale et lève le rideau sur la scène de la politique. Michéa, dans Le complexe dOrphée, apporte des explications. Cest pour ainsi dire la véritable nouveauté de son livre. Dés la première phrase de sa préface cette question se trouve abordée en terme de cartographie du champ politique (...) au lendemain de laffaire Dreyfus. Même si notre auteur y consacre par la suite tout un chapitre le lecteur reste cependant sur sa faim. Disons que la terminologie la gauche, laquelle désigne aux lendemains de lavènement de la Troisième république les républicains siégeant sur le coté gauche de lAssemblée nationale, a sensiblement évolué durant les décennies suivantes. En intégrant dabord les radicaux, puis les socialistes. Ces derniers qui sen distinguaient (de la gauche), avec toutes les nuances que lon voudra, finirent par basculer dans ce camp lors de la campagne électorale de 1902 à travers le bloc des gauches. Dans ce contexte de recomposition du champ républicain, marqué par la scission du groupe alors dominant, celui des républicains progressistes, une partie sallie avec la droite conservatrice et nationale quand lautre partie rejoint les radicaux ; les socialistes salliant à ces derniers pour faire échec à la droite ainsi recomposée. Nous ne nions pas limportance de laffaire Dreyfus dans ce processus de recomposition mais elle savère moins décisive que la question religieuse pour expliquer limplosion du camp républicain et la stratégie dalliance des socialistes. Cest par conséquent quelque peu abusif dévoquer un compromis historique passé entre la gauche et les socialistes lors de laffaire Dreyfus. Les socialistes entendaient principalement soutenir la politique antireligieuse ou anticléricale du gouvernement Waldeck-Rousseau ou celui appelé à lui succéder. En même temps, et là on suivra Michéa, les socialistes se posaient en défenseurs de la République dans un contexte où lexacerbation du climat politique durant laffaire Dreyfus (mais sans oublier la question religieuse) faisait craindre un coup détat militaire.
Restons avec les socialistes. Comment confondre ceux que Michéa appelle les pères fondateurs du socialisme et, à laube du XXe siècle, les Guesde, Vaillant, Millerand, voire Jaurès ? Si pour Michéa le ver est dans le fruit il sy trouvait déjà auparavant, bien avant laffaire Dreyfus. Il faudrait se livrer à une analyse historique plus approfondie, depuis la création de la Première Internationale jusquà lémergence dun courant anarcho-syndicaliste, pour, en terme dévolution du mouvement socialiste, obtenir des réponses plus convaincantes et plus précises que celles de Jean-Claude Michéa.
Cette focalisation de lauteur sur laffaire Dreyfus nest pas, ceci posé, sans susciter des interrogations. On suivra encore Michéa lorsquil évoque des tournures de langage antisémites chez les premiers socialistes. On ajoutera que pour ceux-ci, du moins chez certains, il faudrait parler dun antisémitisme économique, non religieux et non racial. Sachant que pour Fourier, par exemple, les autres peuples commerçants (Arméniens, Chinois, Anglais) nétaient pas mieux traités que les Juifs. A vrai dire, Michéa entend nuancer au possible lantisémitisme du mouvement ouvrier naissant pour bien le distinguer de lantisémitisme qui, je le cite, caractérise aujourdhui une partie très importante de lextrême-gauche et des nouvelles radicalités. On comprend où voulait en venir Michéa. Là nous quittons lantisémitisme socialiste et populaire, compréhensif et excusable pour lauteur (parce que le Juif représente lincarnation parfaite de cette mobilité, de ce déracinement et de cette dissolution de tous les rapports sociaux qui constituent lessence même des temps capitalistes) pour aborder un nouveau type dantisémitisme, ni compréhensif, ni excusable celui-là, qualifié par Michéa de essentiellement libéral et progressiste . Notre philosophe, en référence au sionisme et à létat dIsraël, cite ici les élucubrations de Jean-Claude Milner (Les penchants criminels de lEurope démocratique ), mais on entend dans sa démonstration comme un écho du Pierre-André Taguieff de La nouvelle judéophobie. Pourtant là où Taguieff évoque la haine de soi des Juifs qui trahissent (qui marquent contre leur camp en soutenant les Palestiniens), Michéa, plus féru en psychanalyse, parle de Juifs dipiens pour lesquels les idées même de filiation et de transmission sont devenues trop lourdes à porter. Et tout ça ferait nous suggère-t-on dexcellents antisémites, à linstar de ces excellents français que Maurice Chevalier chantait à la veille du second conflit mondial.
Reconnaissons que seuls lextrême-gauche et les courants radicaux se trouvent ici dans le collimateur de Jean-Claude Michéa. Cela pour préciser que notre philosophe sattarde davantage sur la gauche dans Le complexe dOrphée que sur ses extrêmes. Nous nallons pas revenir sur la thématique progrès (qui dailleurs fait lobjet dun long paragraphe dans la seconde partie), abordée plus haut. Juste pour ajouter que la définition proposée par Michéa dans sa préface (être de gauche signifie avant tout vivre avec son temps) donne une première indication. Plus loin Michéa la complète (évoquant lessence de toute pensée de gauche) par la formule, il ne peut (pour la gauche, toujours) y avoir de limites, traduite en langue michéenne par la métaphysique progressiste de lillimitation . On ne voit pas bien en quoi ceci concernerait plus la gauche que la droite aujourdhui. Pour Michéa lUMP serait-elle en réalité à gauche ? Dailleurs sous la plume de Michéa la terminologie gauche devient une fiction lorsquil lassocie sans la moindre nuance au progrès. Nous sommes plus dans le registre de lidée fixe que de la réflexion. Mais passons.
Dans le lot des diatribes michéennes adressées à la gauche figurent des évidences connues de longue date. Et même, nous le soulignons, du temps où Michéa militait encore au sein du P.C.F.. Nous ne lavons pas attendu pour dire ce que nous pensions de la gauche en des termes choisis. Il y aurait pourtant matière à analyser la gauche aujourdhui à travers les avatars de lidée de réformisme, et sa captation en partie par la droite. Mais on ne trouvera pas chez Michéa lébauche dune réflexion sur le sujet. Sur la gauche, pour conclure là-dessus, notre auteur évoque un principe dAudiard inconnu de nos services. Citons le : Moi, cest la gauche qui me rend de droite. Cest un peu le cas de Michéa, non ?
Javais précédemment remarqué le curieux désintérêt de Jean-Claude Michéa pour lextrême-droite (à travers la quasi absence de références la concernant). La seule fois où, dans Le mythe dOrphée, Michéa évoque une montée de lextrême-droite il limpute à la gauche et aux intellectuels : à travers la réaction dindignation des classes populaires envers celle-ci et ceux-là. Pourtant expliquer cette réaction dindignation des milieux populaires par lensemble des vertus et des traditions morales auxquelles ils sont attachés (à savoir, nous citons toujours Michéa, la foi religieuse, le sens de leffort personnel et le patriotisme) avait peut-être quelque pertinence du temps dOrwell mais parait furieusement anachronique aujourdhui. Michéa escamote purement et simplement les principales raisons du vote FN. Elles sont pourtant bien connues, mais pas de notre philosophe apparemment. Comme nous ne lui ferons pas injure de les méconnaître, cet escamotage explique mieux quun long discours laccueil favorable que reçoivent récemment les ouvrages de Michéa dans des cercles situés à la droite de la droite.
Passons de la préférence nationale à lidentité nationale. Alors que cette dernière, même ranimée et instrumentalisée par Sarkozy, a connu linfortune que lon sait, Michéa ne sen tient pas quitte. Il laborde en fustigeant les gauche et extrême-gauche coupables de se situer à travers leurs critiques sur le terrain du Medef. Michéa reprend alors un couplet que nous connaissons bien en déplorant une fois de plus louverture de frontières ouvertes à tous les vents de la mondialisation libérale. Il néglige cependant de prolonger ce constat sous langle des développements du capitalisme pour revenir, une fois encore, sur lune de ses bêtes noires : le nomadisme. Michéa, selon son habitude, procède par amalgame. Tout et le contraire de tout sont convoqués sous sa plume dans cette rubrique. On lui conseille la lecture de louvrage de Keneth White, Lesprit nomade (cet esprit renvoyant à une typologie mentale dans la lignée de Segalen, ce grand écrivain-voyageur) ou découter la belle chanson de Michèle Bernard, Nomade (2). Et puis, avouons-le, notre sympathie va aux peuples nomades.
On peut faire ici le lien avec ce que nous relevions plus haut : la mention par Michéa du Juif comme incarnation parfaite de de la mobilité et du déracinement. Dune forme de nomadisme, par conséquent. Doù lémergence - en y ajoutant le cosmopolitisme, la modernité, la traversée des langues et des cultures - dun type intellectuel juif élaborant une vision critique et anticonformiste qui échappait aux conventions comme aux idées reçues en développant une pensée critique non soumise à la défense des intérêts constitués (Enzo Traverso). Tout en admettant que les Juifs ont préfiguré dune certaine manière au XIXe siècle la globalisation capitaliste, il parait important de rappeler aux Michéa et consort quils en ont été aussi les critiques les plus conséquents : uvres, engagements révolutionnaires, pensées critiques en portent le témoignage. Fermons la parenthèse.
Jean-Claude Michéa, pour revenir au nomadisme, amalgame dans une même réprobation le mouvement brownien des individus atomisés provoqué par la mondialisation capitalisme et la défense par daucuns des gens du voyage et des migrants. Ceci, martèle-t-il, se faisant au détriment des gens du peuple fiers de leurs racines, de leurs origines et de leurs traditions familiales. Michéa sétrangle dindignation à lidée que lon pourrait se gausser dune famille de province dans laquelle on serait ébéniste, marin pêcheur ou horloger de père en fils. On subodore notre philosophe nostalgique de lépoque où les artisans proudhoniens représentaient encore un courant dominant dans le monde ouvrier du milieu du XIXe siècle avant de céder la place au prolétariat des courants marxiste et anarcho-syndicaliste. Michéa serait certainement daccord avec nous pour reconnaître quà travers cette figure de lartisan proudhonien il lui importe den défendre les aspects les plus réactionnaires, ceux auxquels il se réfère un peu plus haut. Ceci et cela méritant dêtre mis en relation, pour compléter le tableau, avec la récurrente défense de la notion de mérite chère à Michéa.
Un autre fait dactualité, celui de laffaire Éric Zemmour, nous vaut un long développement à deux entrées dans Le complexe dOedipe. Sur laffaire proprement dite notre attitude de prime abord ne serait pas très différente de celle de Michéa. A savoir que nous prenons de la distance devant les réactions indignées qui ont accompagné et prolongé les propos de Zemmour quant à la sureprésentation des citoyens français originaires du Maghreb ou de lAfrique noire dans la catégorie délinquance. Nous najoutons pas notre voix à ce chur pour un simple argument de bon sens (que lon pourra nuancer, amender, affiner tant que lon voudra) : cest très logique de rencontrer davantage de délinquants parmi les populations les plus pauvres, les plus démunies, les moins scolarisées, et dont le taux de chômage savère le plus élevé. Et parmi celles-ci nous retrouvons non moins logiquement les populations évoquées par Éric Zemmour. Notre accord avec Zemmour (celui dun constat) sarrête là où nous en donnons les raisons. Ce journaliste du Figaro est un personnage public connu pour ses opinions souverainistes et neoconservatrices. Il va de soi, personne nest dupe, que tenir pareils propos lors dun débat télévisé lorsquon sappelle Zemmour tient lieu de stigmatisation des populations en question : ce journaliste disant tout haut, sans prendre de gants, ce que certains laissent entendre, ou suggèrent, ou disent sans le dire. Bien évidemment les propos de Zemmour ne sont pas recevables puisque in fine ils accréditent lidée que les citoyens français originaires du Maghreb et de lAfrique noire seraient davantage enclins que les français de souche à devenir des délinquants pour des raisons raciales implicites (lexplicitement conduisant directement au prétoire).
Parmi ceux qui se sont indignés après lintervention télévisée de Zemmour, tous, cest bien là le problème, ne lont pas exprimé en reprenant notre raisonnement. Certains ont mis en avant labsence dans le droit français de statistiques ethniques, et par conséquent de limpossibilité pour Zemmour de prouver quoi que ce soit de cet ordre (voire en envisageant cela étant de poursuivre le journaliste devant les tribunaux), quand dautres niaient tout simplement la validité du constat zemmourien. La réponse de Michéa, nous y revenons après ce long et indispensable détour, savère particulièrement contournée. Il relève, dans une autre perspective que la notre, certaines des contradictions du chur anti-Zemmour. Mais nous sommes fondamentalement en désaccord sur lanalyse des causes et des raisons de la délinquance. Michéa sest dans ses précédents ouvrages déjà longuement exprimé sur ce sujet et je lui avais non moins longuement répondu. Je renvoie donc le lecteur à la seconde partie de ce texte pour connaître le détail de cette disputatio.
On ne quitte pas tout à fait laffaire Éric Zemmour quand Michéa, dans dautres pages, évoque ces militants politiques ou ces journalistes pour qui la délation et les chasses aux sorcières représentent un devoir citoyen par excellence, voire une occupation à temps plein. On aimerait en savoir davantage. Michéa ajoute plus loin - cet ajout étant précédé par la mention quautrefois beaucoup de délateurs agissaient de manière anonyme (et cela même sous le régime de Vichy ) - la phrase suivante : Aujourdhui, au contraire, la plupart dentre eux assument fièrement leur activité et ont même fondé des associations (quand ils ne sont pas tout simplement journalistes ou animateurs de sites internet). Tiens, tiens, tiens, Michéa serait-il lune des victimes de cette chasse aux sorcières ? Nous avons comme limpression de passer du général au particulier. Mais qui sont donc ces délateurs ? Dans la sphère journalistique il ne sagit ni du Point, ni de Lexpress, ni du Nouvel Observateur, ni du Causeur, journaux où notre philosophe a donné des entretiens : ni vous, ni moi, ni même Michéa nirions nous exprimer dans les colonnes dun journal où séviraient délateurs et chasseurs de sorcières. A vrai dire le seul exemple de délation mentionné dans Le complexe dOrphée concerne Raphaëlle Baqué, journaliste au Monde, coupable grâce à une traque diligente davoir chiffré le nombre exact de ces néo-conservateurs qui ont réussi à infiltrer sournoisement lappareil médiatique libéral. Dans cet ordre didée, Michéa pourrait également évoquer la traque diligente par exemple des journalistes de Médiapart concernant lentourage de Sarkozy, voire la personne du chef de lÉtat. Son prochain ouvrage comblera certainement cette lacune.
La prolixité, relevée plus haut chez Michéa sur un thème (laffaire Dreyfus, les socialistes et la gauche) juste effleuré auparavant, ne se retrouve pas pour ce qui concerne le populisme dans les pages de ce Complexe dOrphée, alors que sur ce second thème notre philosophe se montrait particulièrement disert dans ses livres précédents. Michéa se contente ici de revenir aux sources mêmes du terme populisme à travers les exemples américains et russes. Ce rappel historique toujours utile ne nous apprend rien de plus sur la signification du populisme aujourd'hui. Une manière pour Michéa de botter en touche parce quil ne sagit pas, nous ne le répéterons jamais assez, de la même chose. Dans notre seconde partie le lecteur trouvera les développements absents dans Le complexe dOrphée. On remarque cependant sur cette question une révision à la baisse si on compare cette discrétion aux affirmations et revendications populistes des écrits précédents.
Une seule fausse note, autant que nous pouvons le vérifier, a accompagné la sortie du dernier livre de Jean-Claude Michéa, celle du Monde. Nayant alors pas encore lu Le complexe dOrphée je métais étonné de trouver une telle recension critique (Michéa, cest tout bête) sous la plume de Luc Boltanski (qui nappartient pas à la rédaction de ce quotidien). De surcroît Boltanski ne figure pas sur la liste noire établie par Michéa des sociologues dits dÉtat ou militants. Boltanski relève tout dabord que le type dopposition binaire (celle des gauche et droite) qui fait aujourdhui le succès dun Jean-Claude Michéa délivre un message tout con. Tout con certes, mais le coté auberge espagnole des livres de Michéa satisfait ceux qui, sur le flanc gauche, ne veulent y entendre quune critique des libéralisme et capitalisme ; et dautres, à droite, un retour aux vraies valeurs. Doù lintérêt que les ouvrages de Michéa rencontrent dans des milieux en rupture ou prenant de la distance avec le gauchisme, le radicalisme, voire lanarchisme : qui y trouvent de quoi fourbir des armes contre la gauche parlementaire au nom du peuple trahi. Parallèlement Michéa a tout pour plaire aux médias de droite : qui lui ouvrent généreusement leurs colonnes dans la mesure où Michéa dans ses ouvrages sen prend principalement à la gauche. Comme lécrit Boltanski : Le complexe dOrphée assène des vérités incontestables mais sans craindre de les fondre dans les amalgames les plus contestables. Cet article recoupe en partie largumentation de Mode demploi pour saborder la flottille michéenne, jaurai donc longuement loccasion dy revenir dans le détail durant la seconde partie de Cours plus vite, Orphée, Michéa est derrière toi !
Jajoute que cet article de Luc Boltanski, parmi les recensions consacrées à ce Complexe dOrphée, constitue la seule véritable analyse critique connue de ce livre au moment où jécris ces lignes (et par delà louvrage proprement dit du phénomène Michéa dans la pensée contemporaine). Alors que les journalistes chargés den rendre compte se contentent le plus souvent de paraphraser Michéa : à ce point que si lon échangeait certaines signatures le lecteur ny verrait que du feu. Ils reprennent généralement, docilement, sans faire preuve du moindre esprit critique, lexplication donnée par Michéa pour son titre. On remarque, pour finir là-dessus, que le lectorat de Michéa sest sensiblement agrandi sur sa droite depuis la parution du Complexe dOrphée, avec la présence dans Le Causeur dun entretien avec le philosophe (interviouvé ici par Élisabeth Levy). Et plus encore à travers la mention dun article mis en ligne sur le blog identitaire (3) Fdesouche, où le dernier livre de Michéa a été particulièrement bien accueilli : un essai décapant (...) dun penseur inclassable qui dénonce la gauche (...) et le mépris (envers) la culture populaire. Un commentateur de ce blog relève cependant une lacune chez Michéa : ce dernier ne tire pas les conclusions qui découlent de bonnes constatations. Même sil sagit pour nous de constatations discutables (voire très discutables), ce constat ne manque pas justesse. Dailleurs nous lavions émis précédemment au sujet de la relation délinquance / répression chez notre philosophe. Jean-Claude Michéa, dans son prochain livre peut-être, se décidera-t-il enfin à franchir ce pas ?
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Jean-Claude Michéa est un étrange philosophe. Le lire donne quelquefois le tournis. Quon en juge. Michéa préconise la plus grande méfiance à légard des médias officiels et accorde sans barguigner des entretiens au Point et au Nouvel Observateur, il signe un ouvrage commun avec Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner tout en passant pour un penseur radical, il est fasciné par lintelligence exceptionnelle du très élitiste Jean-Claude Milner mais défend bec et ongles le populisme, cet infatigable contempteur de mai 68 nhésite pas à citer Guy Debord, etc., etc., etc.
Quel est donc ce Protée de la pensée, ce Fregoli de la philosophie ? Est-ce un dialecticien hors pair, capable de réconcilier tous ces contraires ? Ou la dernière des baudruches à la mode ? Ou alors, tout simplement, nest-il rien de tout cela : mais un gars bien ordinaire, comme dirait Charlebois, amoureux du football et des plaisirs de la plage, que les hasards de lexistence et de lédition auraient propulsé sur le devant de la scène ?
Le lecteur des Essais, articles et lettres de George Orwell qui entamerait la lecture des publications de Jean-Claude Michéa par celle de son premier ouvrage, Orwell anarchiste tory, et la poursuivrait par (citons dans lordre) Lenseignement de lignorance, Impasse Adam Smith, George Orwell éducateur, Lempire du moindre mal et La double pensée aurait de bonnes raisons de sinterroger. Avait-il bien lu les six épais volumes dessais de lécrivain anglais ? Ne serait-il pas quelquefois passé à coté de son sujet ? Retournons la question. En se référant de livre en livre, continuellement, voire obsessionnellement à la notion proposée par Orwell de common decency, Michéa ne sollicite-t-il pas le texte orwellien au point den forcer le sens ?
A cette objection, Bruce Begout, lauteur dun ouvrage paru en 2008 aux édition Allia, De la décence ordinaire, a déjà répondu. Dans ce petit essai Begout, qui traduit common decency par décence ordinaire (et non honnêteté ou moralité) précise quil faut également entendre là un comportement social et une certaine forme destime de soi. Il ajoute (nous en venons à notre objection) quil trouve regrettable que la traduction française des Essais, articles et lettres (par ailleurs remarquable) nait pas rendu la common decency par une formule unique, effaçant ainsi lunité dun concept central. Certes, mais les traducteurs pourraient lui répondre quil ny avait justement pas là matière à conceptualiser : quils ont traduit Orwell au plus près, au plus juste, en conservant à cette notion de common decency son contenu équivoque. Dailleurs Begout ladmet quelques pages plus loin en reconnaissant, on le voit, il nest pas simple de définir la décence ordinaire, dans les différents emplois quil en fait, Orwell nen donne une définition univoque. Ce qui entre pour le moins en contradiction avec ce quil écrivait plus haut. Ne lisant pas langlais, ni ne disposant dune édition originale de ces Essais..., jen resterais là. Cependant, là où Begout hésite, malgré tout, à faire de cette common decency un concept, Michéa, sans pour autant le formuler explicitement, na pas lui lombre dune hésitation.
Jen viens donc au premier ouvrage publié par Jean-Claude Michéa, Orwell anarchiste tory. Dans ce livre Michéa revient plusieurs fois sur la common decency. Elle se trouve dabord définie par ce sens commun qui nous avertit quil y a des choses qui ne se font pas. Lauteur ajoute plus loin quil sagit également dune perception émotionnelle que quelque chose nest pas juste. Autre précision : La common decency inclut donc aussi bien les formes modernes du sens éthique (...) que les formes dobligation sociale plus traditionnelles, et les moins individualisées (...) Orwell y adjoint même explicitement des choses telles que laffection, lamitié, la bonté et même la politesse ordinaire. Enfin citons deux dernières occurrences, plus ciblées : en premier lieu Michéa évoque lintellectuel dont la révolte, on le voit, na nullement pour ressort la common decency des prolétaires ; quand la seconde traite du principe de cette immense normalisation culturelle (qui) a pourtant été - Orwell lavait prévu - la déconstruction méthodique de la common decency, devenue avec le temps, lexercice obligé de toute pensée de gauche.
Ceci posé, une rapide présentation de loeuvre de George Orwell nest pas inutile. Distinguons dabord lécrivain et romancier, lauteur de deux livres essentiels, La ferme des animaux et 1984 qui nont pas besoin dêtre commentés. Jy adjoins Hommage à la Catalogne : cet indispensable témoignage sur la guerre dEspagne. Le reste de la production littéraire et romanesque dOrwell na pas la même notoriété. Cela semble dommage pour Et vive laspidistra ! : un roman étonnant, surprenant pour qui ne connaîtrait de lécrivain anglais que ses deux derniers et célèbres ouvrages. George Orwell, le penseur, essayiste et critique, est aujourdhui mieux connu en France depuis la publication des Essais, articles et lettres. Ce second Orwell parait plus problématique que le précédent. Pas tant le critique du totalitarisme - où ces deux Orwell dailleurs se confondent, (et au sujet duquel, mais avec dautres moyens, lauteur de 1984 figure, aux cotés dHannah Arendt parmi les penseurs ayant le plus contribué à la compréhension de ce phénomène) - que le penseur et vulgarisateur de cette fameuse common decency.
Jajoute quil existe aujourdhui comme une sorte dinterdit au sujet de George Orwell qui tendrait à évacuer ou à traiter de haut toute critique le concernant. Je névoque nullement, il va de soi, les réponses à des articles visant à salir lhomme (à travers la mention de propos prétendument délateurs). Orwell néchappe pas à la critique : quelques uns de ses essais et articles sont discutables, pour ne pas dire plus. La figure de saint laïque que daucuns font dOrwell aurait certainement indisposé lauteur de La ferme des animaux (par delà, jimagine, lamusement dune telle découverte).
Le livre de Bruce Begout, on la vu, aborde sous langle de la common decency loeuvre de George Orwell. Lempathie dont fait preuve lauteur ne lempêche pas pour autant de porter sur lécrivain anglais un regard contrasté. Begout apporte la précision suivante : La common decency est la faculté instinctive (pour lhomme ordinaire) de percevoir le bien et le mal. Elle est même plus quune simple perception, car elle est réellement affectée par le bien et le mal. Si pour Orwell, daprès Begout, les hommes ordinaires ne sont pas exempts de défauts (Orwell se plaint de leur apathie à défendre la liberté de la presse, de leur attentisme, ou de leur apolitisme), en revanche leurs qualités typiques (retour sur la common decency définie ici à travers le sens du partage, lentraide entre les gens simples, la méfiance vis à vis toute autorité) les distingue fondamentalement, poursuit Begout, des intellectuels. Doù cette opposition chez Orwell, indispensable, entre la décence des gens ordinaire et lindécence des intellectuels.
Lanti-intellectualisme de George Orwell ne se confond pas, précise Begout, avec celui de la droite réactionnaire accusant lintellingentsia dêtre responsable de la décadence morale et du déclin de la société. Orwell reproche aux intellectuels dêtre coupés du monde de la vie quotidienne, de vivre dans le monde des idées, et donc de privilégier avant tout lidéologie : ce qui les entraînerait à mépriser des valeurs aussi fondamentales que la liberté et la moralité, avec comme conséquence dans les années trente lenrôlement des intellectuels dans les partis totalitaires. Begout reconnaît cependant que George Orwell scrute cette continuelle mainmise de la mentalité totalitaire chez les intellectuels avec une persévérance qui frise parfois lobsession. Sans vouloir pour linstant entrer dans le débat je résumerais ces propos par la formule suivante, dOrwell : Les gens ordinaires vivent toujours dans un monde de bien absolu et de mal absolu, monde dont les intellectuels se sont depuis longtemps détachés.
Tout ceci nest pas fondamentalement faux, mais cette vision pour le moins schématique, des gens ordinaires et des intellectuels, néchappe pas à la caricature, voire au manichéisme. Cest prêter plus de vertus aux dits gens ordinaires quils nen ont dans la réalité, et cest en retour forcer le trait en ce qui concerne les intellectuels, groupe hétérogène sil en est. Que recouvre par exemple la terminologie gens ordinaires ? A lire Orwell on constate que cet emploi relève dune géométrie variable. Même chose pour les intellectuels. Dailleurs ne nous méprenons pas : le cursus universitaire du futur George Orwell, puis son activité décrivain et dessayiste en font un intellectuel. Begout émet lhypothèse que lenrôlement dOrwell dans la police birmane, puis, par la suite, la volonté du jeune écrivain de partager la vie (le temps dune ou plusieurs expériences) des plus démunis participe dune stratégie dabaissement sur un mode expiatoire. Les éléments biographiques le confirment. On peut aussi évoquer quelque haine de soi durant ces années où lécrivain Orwell se cherche encore. Celle-ci na cependant pas perduré contrairement à lantienne anti-intellectualiste.
Sur un plan plus théorique, lopposition entre gens ordinaires et intellectuels, formulée de la sorte, est-elle pertinente ? Pourquoi Orwell ici en loccurrence ne raisonne-t-il pas en terme de classes sociales ? Ladhésion au totalitarisme concerne-t-elle les seuls intellectuels ? Il ne semble pas que de ce point de vue là la situation ait été sensiblement différente entre la Grande Bretagne et la France. Les centaines de milliers dadhérents aux différents partis communistes européens ou ceux qui vinrent grossir les rangs des partis et des milices fascistes et nazies appartenaient en grande majorité aux gens ordinaires. On peut supposer (sinon on ny comprend plus rien) quils avaient par la même occasion abandonné toute forme de décence ordinaire, pour parler comme Orwell. Ce qui nest pourtant pas complètement sûr en ce qui concerne les communistes à lire Michéa. Une seule certitude : Orwell a besoin de mettre en valeur la décence des gens ordinaires pour mieux lopposer à lindécence des intellectuels.
Dans son petit essai, Bruce Begout aborde la question de la moralité en notant que parfois, Orwell cède trop facilement à la tentation dinstituer cette moralité ordinaire en critère de jugement absolu. Lécrivain anglais, que ne choque nullement chez Miller ou Joyce la vulgarité sexuelle, devient plus que réticent à légard de James Hadley Chase. Citons ici lun de ses articles les plus connus, Raffles et Miss Blandish : où le célèbre roman de Chase se trouve qualifié de fascisme à létat pur en raison de son penchant à considérer comme normales et moralement neutres, voire admirables des scènes parfaitement immorales. Encore plus significatif, dans un article de la même année (1944) consacré à Salvador Dali, Orwell, commentant lautobiographie du peintre (Le secret de la vie de Salvador Dali ), parle dun livre qui pue non pas pour les raisons qui ont fait exclure Dali du groupe surréaliste (sans parler de son ralliement ensuite au franquisme), mais, précise Orwell, parce quil est dirigé contre la santé desprit et la simple décence (...) contre la vie elle-même. Pour lécrivain anglais de tels individus sont indésirables, et une société qui favorise leur existence a quelque chose de détraqué. Sans commentaires ! En toute logique Orwell aborde ensuite la question de limmunité artistique quil illustre, en reprenant le discours des défenseurs de lart (ce qui vaut lieu de condamnation), par lartiste doit être exempté des lois morales qui pèsent sur les gens ordinaires.
Certes, Dali est indéfendable sur de nombreux aspects (nous savourons, rapporté par Orwell, le propos de Dali expliquant que la projection du film LÂge dor fut interrompue par des voyous : on sait que ces voyous appartenaient en réalité à cette extrême-droite pour qui Dali aura plus tard quelque sympathie), mais pas sur ceux que George Orwell cloue au piloris : lesquels relèvent de lactivité fantasmatique et du geste créateur (même sils mettent en jeu des perversions ou sappliquent à les décrire). Jen resterai là pour linstant, quitte à y revenir par la suite. Citons quand même, vers la fin de larticle sur Salvador Dali, la phrase suivante : Des phénomènes tels que le surréalisme (...) participent de la décadence bourgeoise (...) un point cest tout (ceci au nom, une fois nest pas coutume, de la critique marxiste). Le P.C.F. à la même époque ne sexprimait pas autrement.
Sans doute, ces deux articles cités, nous comprenons mieux les raisons de la focalisation dOrwell sur cette indécence des intellectuels (ou prétendue telle). Dailleurs Begout ne parait pas tout à fait à son aise dans ce registre et préfère repartir sur des bases à priori plus solides : celle par exemple de la répugnance populaire envers la violence et la perversion dont il nous dit quelle nest pas le reflet dun esprit petit bourgeois mais le témoignage dune décence naturelle. Nous voulons bien. Pourtant comment expliquer, du temps dOrwell déjà, le succès auprès du public populaire dune presse flattant et encourageant chez le lecteur des penchants plus ou moins conscients pour la violence et la perversion ? Il serait plus judicieux de remarquer, pour finir là-dessus, que la violence et les perversions sont les choses les mieux partagées du monde. Mais les uns (gens ordinaires disons) et les autres (les intellectuels, pour simplifier) ny ont pas le même accès ou lintègrent différemment. Les vaches sont bien gardées : lart pour les seconds et la presse à scandale ou sensation (en y ajoutant aujourdhui le people et la téléréalité) pour les premiers.
Cette common decency, pour revenir à Jean-Claude Michéa, napparaît quen une seule occasion dans Lenseignement de lignorance. En revanche, dans ses quatre livres suivants, Michéa revient souvent sur cette notion. En règle générale il reprend ou développe les définitions proposées dans Orwell anarchiste tory (que jai citées plus haut). Au fil des ouvrages Michéa tient à bien distinguer common decency et idéologie du bien (la seconde relevant dun catéchisme moralisateur émanant dune église ou dun parti pour cautionner leur pouvoir) ; dautre part il lui importe dassocier la common decency au principe de moralité proposé par Mauss dans son Essai sur le don (soit ici ces capacités psychologiques, morales et culturelles de donner, recevoir et rendre ). On relève cependant une légère poussée de paranoïa quand, évoquant dans Orwell éducateur louvrage de Mauss, Michéa avance que les experts contemporains sont subventionnés par tous les centres de recherche possibles pour imaginer de nouvelles réfutations définitives de Lessai sur le don . Voilà comment on utilise largent des contribuables ! Heureusement Pecresse et Sarkozy nous promettent de faire le ménage au CNRS et ailleurs.
Notre philosophe agrégé, dans Impasse Adam Smith, écrit les lignes suivantes : Il nest guère difficile de comprendre en quoi cest cet attachement naturel à la common decency qui a permis à Orwell, à la différence de la plupart des intellectuels de son temps, de ne jamais éprouver la moindre fascination pour la volonté de puissance des partis totalitaires. Revenons à la fin de lannée 1936. Alors que de nombreux intellectuels européens avaient pris position contre le stalinisme (pour sen tenir à ce seul aspect), la question nétait pas encore réglée pour Orwell. Ses sympathies politiques allaient plutôt à la gauche anticommuniste, et plus particulièrement à lIndépendant Labour Party (que lon pourrait avec des nuances qualifier de trotskiste, et auquel Orwell finit par adhérer en juin 1938). Cest donc naturellement ou logiquement que George Orwell sengage en décembre 1936 dans les milices du POUM (proche de lILP). Un moment il envisage rejoindre les Brigades Internationales (contrôlées par les communistes) pour être envoyé sur le front de Madrid, plus décisif à ses yeux. Orwell fera même des démarches en ce sens. Lévolution de la situation au printemps 1937 contribue à changer la donne. Dans un premier temps les journées de mai à Barcelone, puis linterdiction du POUM le confronteront directement aux méthodes et pratiques staliniennes et linciteront à prendre définitivement son parti. Tout ceci se trouve narré et expliqué par Orwell dans Hommage à la Catalogne avec lhonnêteté intellectuelle qui caractérise son auteur. Les lecteurs dOrwell ne sont donc pas sans savoir que la prise de conscience de lécrivain anglais eu égard le totalitarisme stalinien date de sa participation à la guerre dEspagne, et très précisément des journées de Barcelone. Ensuite Orwell na pas manqué de s'y référer. Ceci devait être rappelé. Les intellectuels qui durant les années trente se sont opposés parfois violemment aux staliniens lont fait pour de multiples raisons, mais certes pas (nous sommes daccord) par attachement à la common decency, George Orwell compris. Revendiquer la chose pour Orwell relève dun raisonnement à posteriori et dune lecture tendancieuse de la biographie orweillienne.
Je viens dévoquer lhonnêteté intellectuelle de George Orwell en me référant à Hommage à la Catalogne. Elle ne se trouve pas pour autant absente des articles que jai cités plus haut même si là mon désaccord est patent (en particulier autour de la notion dimmunité artistique). Cependant Orwell prend quelquefois à rebrousse-poil ses commentateurs les plus bienveillants ou les plus intéressés (lesquels auraient tendance à le figer dans une posture politiquement correcte, ou comme Jean-Claude Michéa à traduire cette dernière en terme de common decency). Les lignes suivantes, extraites de Hommage à la Catalogne, ne sont jamais citées que je sache par nos orweilliens (en tout cas pas par Michéa) : Pour la première fois que jétais à Barcelone, jallais jeter un coup doeil sur la cathédrale ; cest une cathédrale moderne et lun des plus hideux monuments du monde (...) A la différence de la plupart des autres églises de Barcelone, elle navait pas été endommagée pendant la révolution ; elle avait été épargnée à cause de sa valeur artistique disaient les gens. Je trouve que les anarchistes ont fait preuve de bien mauvais goût en ne la faisant pas sauter alors quils en avaient loccasion, et en se contentant de suspendre entre ses flèches une bannière rouge et noire.
George Orwell, fondamentalement, na rien inventé. On savait avant lui que ce quil appelle common decency, à savoir la loyauté, lhonnêteté, la générosité, lesprit dentre-aide et la solidarité se portaient beaucoup mieux chez les gens den bas que ceux den haut. Cest autant un lieu commun que la traduction de travaux sociologiques ou de textes littéraires depuis le milieu du XIXe siècle. Cependant, même en reprenant la terminologie dOrwell, en quoi, par delà les observations sociologiques qui sy rapportent, sommes nous aujourdhui plus instruits ? Celles-ci recoupent par exemple celles faites depuis par Pierre Sansot, un sociologue atypique. Ces travaux qui ne sont pas sans intérêt nont pas eux la prétention den dire plus quils ne relatent. Je nen dirai pas autant de la common decency. Orwell nest quà moitié responsable de lutilisation quen fait Michéa. Pourtant, à lire ce dernier, on relève comme un écart entre la chose proprement dite et ce quelle produit comme effets. Il ne pouvait en être autrement lorsque, entre autres raisons, gens ordinaires vient se substituer à prolétaires. Ces qualités, relevées par Orwell - mais en insistant ici dans la liste proposée plus haut sur lentraide et la solidarité - ne tournent pas à vide, ni ne se consument dans leur excellence quand elles viennent apporter de leau au moulin de la question sociale. Cest là quil faut reprendre et corriger Orwell en remplaçant gens ordinaires par prolétaires. Au moins ces qualités trouvent à sexprimer à travers les diverses expressions dun conflit social (la grève, les occupations, les manifestations, voire laffrontement armé) opposant les prolétaires à la classe dirigeante (ou les gouvernés aux gouvernants).
Ce nest là bien entendu que lun des aspects de la question. Car aujourd'hui, en ce début de XXIe siècle, peut on encore ici parler dans les termes mêmes de George Orwell ? Ces mêmes qualités se retrouvent-elles nécessairement chez les dits gens ordinaires ? Orwell, me semble-t-il, apporterait de nos jours des correctifs à la notion de common decency. Sans doute accorderait-il plus dimportance au mouvement associatif, et à ces nouvelles classes moyennes qui en fournissent les plus importants bataillons. On imagine aussi quil prendrait davantage en considération la relation des gens ordinaires à la consommation en général, et aux médias en particulier. Et puis je nexclus pas quil abandonnerait finalement la common decency : cette dernière se trouvant pour ainsi dire vidée de sa substance. Alors, pourquoi Michéa reprend-il dans les termes même dOrwell cette notion de common decency dont le sens parait pourtant se réduire telle une peau de chagrin ? Non content de la reprendre Michéa la tire même du coté dun concept. Ce qui nétait pas le cas, jinsiste, avec Orwell et permettait donc plus de souplesse dans lexpression. Oui, pourquoi ?
Il y a plusieurs explications. Dabord parce que cette common decency se trouve au coeur de la pensée de Jean-Claude Michéa. Tout le reste en découle, y compris la large place prise au fil des ouvrages publiés par la réflexion sur le libéralisme (sous le double angle de sa civilisation ou dun retour sur sa question). Mais pour que cet édifice puisse, du point de vue de son auteur, reposer sur de solides fondations tout autre ciment que la common decency neut pas fait laffaire. Le lecteur en a été plus tôt informé à travers lexemple dOrwell. Michéa ne revient obsessionnellement sur la décence des gens ordinaires que pour lopposer à lindécence de ces autres (qui selon langle choisi se nomment possédants, classes supérieures ou intellectuels). Ce quil faut bien appeler une conception du monde chez lui sen ressent. Et celle que nous expose et propose Michéa na pas grand chose à voir avec lémancipation (du moins telle quelle se trouve défendue par lauteur de ces lignes). Mais nanticipons pas, nous aurons tout le loisir dy revenir.
Dans La double pensée Michéa apporte quelques éléments biographiques très instructifs. Né dans une famille de militants communistes (son père, Abel Michéa, est un journaliste sportif réputé), le jeune Jean-Claude rejoint comme il va de soi les organisations de jeunesse du P.C.F. En 1967, lannée du début de ses études de philosophie à la Sorbonne, Michéa passe dans le camp gauchiste. Deux ans plus tard il retourne au P.C.F. (le fait nest pas courant et mérite dêtre souligné). Il quittera finalement le Parti en 1976. Michéa nest pas sans conserver quelque nostalgie de ce passé dans son évocation des militants communistes rencontrés pendant cette dizaine dannées. Par ailleurs il dit préférer avant tout les plaisirs du football, de lamitié et des plages montpelliéraines. Notre auteur sexcuserait presque davoir écrit huit ouvrages. Un agrégé de philosophie certes (comme lindiquent ses quatrième de couverture), mais qui a su conserver une fibre populaire. Cest du moins limage que Michéa dans plusieurs entretiens tient à donner de sa personne.
Dans la préface de Impasse Adam Smith, le premier mot à apparaître en italique (et avec une majuscule, sil vous plaît !) est Peuple. Conservons le mot pour faire état de griefs permanents chez Michéa concernant la façon dont on traite (ou maltraite) le peuple : soit dans la façon de le décrire, ou celle de le mettre en concept. Tout dabord Michéa se plaint que les élites intellectuelles et médiatiques caricaturent les gens ordinaires en beaufs et en Deschiens. Guignol a changé de camp, nous dit-il, aujourdhui ce sont les élites qui se moquent du peuple. Le personnage du beauf, pour lui répondre, est devenu aujourd'hui un type à part entière dans une tradition caricaturale initiée par Daumier. Le beauf existe, chacun dentre nous la rencontré. Cabu a su croquer ce type et lui a donné ce nom (ce qui nest pas rien !). Ce terme désigne un homme plutôt vulgaire, aux idées étroites et aux goûts discutables, rempli de préjugés, peu tolérant, peu cultivé et parfois le revendiquant, généralement chauvin et raciste, le tout baignant dans une certaine autosatisfaction. Jajoute quon limagine plutôt amateur de football, et passant de préférence ses vacances sur les plages des bords de mer. Plus en amont, le terme BOF (beurre-oeufs-fromage), qui se rapporte à une catégorie de petits commerçants, et par extension au poujadisme pourrait lui être associé. Dailleurs la définition proposée un peu plus haut rend la catégorie peuple très extensible puisque elle désignerait également de larges secteurs de la petite bourgeoisie, voire des classes moyennes (anciennes). Ne voir là quun effet de la malignité des élites à se moquer du peuple parait manquer du plus élémentaire sens de lhumour. Jespère que lors de lentretien accordé en 2000 à Charlie-Hebdo (repris et remanié dans Impasse Adam Smith ) Michéa eut loccasion hors micro de se plaindre de limmense tort fait par Cabu auprès des gens ordinaires.
Les Deschiens nappartiennent pas à lunivers de la caricature. Cest plutôt dans un registre poétique qui tient à la fois du cirque, de Jacques Tati, des chansons populaires ou de lart brut quil faut replacer ce cycle. Il y a plus de tendresse que de moquerie dans le regard que lon porte sur les personnages des Deschiens. Lincapacité de Michéa, pourtant hérault auto proclamé des gens ordinaires, à réfléchir un tant soit peu sur le concept de culture populaire parait confondante. A moins que pour lui celle-ci se trouve réduite aux seuls sports (que Michéa aime tant) : cest dire !
Dans tous ses ouvrages notre philosophe ne manque pas de faire référence et allégeance au populisme. Le plus souvent pour se plaindre dun détournement de sens (ou dune manipulation ou désinformation quil impute aux intellectuels, ou aux médias officiels, voire aux ateliers sémantiques des politologues). Michéa pousse le bouchon un peu loin dans Orwell éducateur en allant jusquà écrire que le mot populisme aurait été intégralement falsifié sur ordre (sic) par les politologues et les néojournalistes de lordre établi. Mais qui donc aurait donné un tel ordre ? Michéa en dit trop ou pas assez : nous voulons des noms ! Il y aurait-il un chef dorchestre clandestin ? Inversement Michéa prétend que le western hollywoodien classique (genre quil semble priser) exprime quelque chose encore des valeurs de ce fier populisme américain et de sa common decency. Cest curieux, nous ne lavions pas remarqué. Michéa aurait été plus avisé, quitte à prendre un exemple, de citer le courant folk singer (ou protest singer) en général, et Woody Guthry en particulier.
Une premier constatation. On peut difficilement nier que le mot populisme, qui a lorigine désignait des courants politiques américains ou russes de la seconde moitié du XIXe siècle se réclamant du peuple (mais également une école littéraire apparue en France au début des années 20 qui se proposait de dépeindre avec réalisme la vie des gens du peuple), a depuis changé de signification. Michéa explique ce glissement de sens contemporain (non sans avoir indiqué préalablement que populisme désignait lensemble des idées et des principes qui, en 1968 et dans les années suivantes, avaient guidé les classes populaires dans leurs différents combats pour refuser, par avance, les effets (...) destructeurs de la modernité capitaliste) par le changement de cap opéré par le Parti Socialiste en 1983. Nous avons quitté le registre paranoïde de Orwell éducateur et la discussion redevient possible. Ne pouvant plus se situer sur le terrain de la rupture avec le capitalisme, poursuit Michéa, il fallait bien trouver quelque idéal de substitution. Lantiracisme, ajoute-t-il, y répondra principalement (aidé par lindispensable installation dun FN dans le nouveau paysage politique, celle-ci résultant de linstitution, le temps dun scrutin, du système proportionnel) : cette conjonction favorisant dans les médias officiels une traduction en terme de populisme.
Cette analyse nest pas complètement fausse (même si la forte montée du Front National ne sexplique pas fondamentalement par la duplicité tactique de Mitterrand : le maintien pendant vingt ans du FN à cet étiage électoral denviron 15 % prouve si besoin était quil faut chercher dautres explications) mais passe à coté de lessentiel. Pourtant, évoquant le FN (signalons en passant que la référence à lextrême-droite est quasiment absente des ouvrages de Michéa) notre philosophe prend en compte lun des deux aspects de la question. Il lui manque lautre, le plus important, à savoir la sensible perte dinfluence du P.C.F. durant les années 80 et 90 : une perte dinfluence à mettre parallèlement en relation avec lémergence dun fort FN (du moins sur le plan électoral). On sait que dans plusieurs bastions communistes (dun électorat populaire plutôt ouvrier) de très nombreux électeurs communistes reportèrent leurs suffrages sur le FN. Cette donnée incontestable (et vérifiable du point de vue de la sociologie électorale) fut contestée par ceux que heurtait au plus fort de leurs convictions une pareille réalité. Le populisme, jy reviens à travers la traduction dun certain nombre de phénomènes contemporains, nest en tout cas pas univoquement comme le prétend Michéa le mot derrière lequel les élites et consort entendent dénigrer les gens du peuple de la manière la plus maligne.
Je propose la définition suivante. On appelle populisme les courants de pensée apparus vers la fin du XXe siècle dans un contexte de mondialisation accélérée qui, disant parler au nom du peuple ou affirmant vouloir en défendre les valeurs, excipent des légitimes inquiétudes des classes populaires devant pareille évolution pour leur proposer une médecine et des remèdes pires que la maladie. Le populisme, dune part participe de la liquidation du prolétariat comme sujet émancipateur visant à labolition des classes sociales ; dautre part, il représente pour les élites converties à la mondialisation un commode épouvantail brandi le cas échéant pour fustiger la défense non moins légitime des avantages acquis des salariés. Cette dernière précision savère bien entendu nécessaire si lon lon prend en considération la tendance chez nos gouvernants, et plus encore chez les experts qui les inspirent damalgamer toutes les formes de dissensus qui remettraient en cause le consensus dominant (ou décrit comme tel) : de lexpression démocratique des salariés dans les conflits sociaux aux questions raciales ou religieuses.
Bruce Begout reconnaît quil y a manifestement dans la pensée politique dOrwell des penchants au populisme : sa critique des élites non-patriotiques et internationalistes, sa virulence contre le monde politique coupé du peuple, son éloge des petites gens et de leur honnêteté spontanée ; tous les ingrédients sont là pour engendrer une forme diffuse de démagogie radicale-socialiste sur la défense des petits contre les gros. Cependant, au risque de se contredire, il affirme dans le même mouvement que la théorie de la décence ordinaire constitue le meilleur antidote contre toute forme de populisme. Cette théorie (si on veut bien lappeler telle) qui la détient ? Pas les gens ordinaires certes. Dailleurs, en reprenant lune des définitions proposées, la common decency désigne un sens moral inné, quelque chose de naturel donc, qui va de soi. Rien dune théorie. Jusquà preuve du contraire les théoriciens de la common decency sappellent Orwell, Michéa, Begout, pour ne citer queux.
Les mineurs de la vallée du Jui, en répondant une première fois en 1990 au discours populiste de Ion Ilescu, cest à dire en venant casser du hooligan ou de létudiant dans les rues de Bucarest, manquaient du sens le plus élémentaire de common decency. On peut certes parler ici de manipulation mais Ilescu neut pas trop à forcer son talent pour aboutir à un tel résultat. Ce sens moral inné navait pas auparavant empêché une bonne partie des gens ordinaires de soutenir les régimes stalinien et hitlérien. On se souvient que les opposants politiques en URSS, mais aussi les dissidents, les déviants ou tous ceux qui ne se retrouvaient pas dans la ligne étaient traités dennemis du peuple. Certains (en Allemagne, ou dans les anciennes démocraties populaires), à qui pour les plus âgés on ne pourrait reprocher que leur passivité durant les années nationales-socialistes ou staliniennes, regrettaient, ou disent regretter lun ou lautre de ces régimes en arguant du fait quen ce temps là la vie était plus décente (sous entendu la vie matérielle) : un discours entendu au mot près, et qui na rien dexceptionnel. Et oui, le même mot peut dire une chose et son contraire. Ou peut-être pas après tout...
On le constate : la mayonnaise, cette common decency, a du mal à prendre (4). Pour lui donner plus de consistance, Jean-Claude Michéa va donc reprendre lopposition faite auparavant par Orwell entre la décence des gens ordinaires et lindécence de ceux que notre philosophe qualifie le plus souvent sous le vocable les intellectuels (qui sous sa plume peut aussi bien désigner les intellectuels de gauche, lextrême-gauche du libéralisme ou la sociologie détat). On distingue deux axes critiques dans cette volonté ici chez Michéa de mieux faire ressortir lindécence des seconds (en lopposant il va de soi à la décence des premiers). Le premier axe reprend grosso modo le point de vue dOrwell en matière de morale, de transgression ou de libération des murs en ladaptant aux réalités de notre contemporainéité. Jen parlerai plus longuement ensuite. Toute réponse circonstanciée serait pour linstant prématurée dans la mesure où elle tend à dépasser le propos de Michéa pour aborder une thématique plus globale et plus complexe.
Le second axe critique tient largement compte des réalités sociétales (ou prétendues telles) du monde contemporain, même si Michéa repère ici et là chez Orwell les prémices de ce que lauteur de 1984 appelle le crime moderne. Dans Lenseignement de lignorance Michéa consacre plusieurs pages aux questions que les médias classent sous les rubriques délinquance, intégration, quartiers sensibles, insécurité. Là où dautres évoquent des barbares ou la racaille, Michéa se réfère lui à la Caillera (soit les bandes violentes, surgies sur la ruine politiquement organisée des cultures populaires, et qui règnent par le trafic et la terreur sur les populations indigènes et immigrées des quartiers que lÉtat et le capitalisme légal ont désertés). Une telle définition charge quelque peu la barque. Mais acceptons en le principe sans pour autant souscrire à tous les détails du tableau. Sensuivent chez Michéa des remarques justifiées sur lintégration de cette caillera au système capitaliste en terme de consommation, buzness et symbolisation du pouvoir. Cependant, ces précisions apportées, un tel tableau dans son ensemble renvoie pour lessentiel à lunivers du crime organisé. A la différence près que le milieu, ou plus sûrement un nouveau milieu aurait investi les quartiers dits sensibles, ceux où lÉtat se retire (du moins en partie). Le lecteur qui sattendrait à trouver ensuite des éléments permettant de comprendre le pourquoi et le comment de cette situation en sera pour ses frais. En revanche on voit mieux où Michéa veut en venir. Partant du fait que la caillera est parfaitement intégrée au système qui détruit la société, Michéa ajoute dans la foulée : Cest évidemment à ce titre quelle ne manque pas de fasciner les intellectuels et les cinéastes de la classe dominante, dont la mauvaise conscience constitutive les dispose toujours à espérer quil existe une façon romantique dextorquer la plus value .
Le plus grave nest pas tant que ce genre de charabia ait été écrit et publié (il en existe bien dautres !), mais que des lecteurs pourtant pas trop bien disposés à légard du monde tel quil va croient reconnaître dans les lignes précédentes quelque écho critique. Il ny a aucun lien logique entre les deux phrases (le à ce titre lillustre pour ainsi dire), et il parait inutile de déconstruire la seconde : son ridicule saute aux yeux de qui sait lire. A ce sujet la mention ici de cinéastes de la classe dominante (appelés ainsi en raison de leur fascination pour la dite caillera) ne manque pas de sel lorsque lon connaît par ailleurs ladmiration de Michéa pour le cinéma hollywoodien et ses cinéastes (dépositaires dun art populaire les préservant de facto de toute appartenance à la classe dominante). On aura compris que quand Michéa brocarde les intellectuels et les artistes ceux-ci appartiennent sans barguigner à la classe dominante tandis que dans le cas contraire (groupe limité pour les seconds au seul exemple hollywoodien) il nen est rien. Le lecteur commence à connaître la chanson, mais nous en avons pas terminé avec les couplets (5).
Ces grandes lignes tracées, Jean-Claude Michéa concentre son tir sur ce quil appelle la sociologie dÉtat : la principale coupable, puisque légitimant en quelque sorte la fascination des intellectuels et artistes pour les délinquants. Passer ainsi dans le même paragraphe du mot caillera à celui de délinquant comme si de rien nétait na rien dinnocent. Pour lheure Michéa entend éclairer son lecteur sur deux procédés qui permettent à la sociologie dÉtat de mieux faire passer la pilule. Tout dabord il laccuse de revêtir le délinquant moderne de la tunique du bandit dhonneur de jadis : une opération gratifiante sous langle des prestiges de la rébellion et de la révolte morale. Une indication amusante. Michéa ne cite ici que les seuls noms de Harlem Désir et Félix Guattari. Ce qui prouve que chez lui la notion de sociologie dÉtat savère particulièrement extensible.
Le second procédé, celui de lélaboration par la dite sociologie dÉtat dun paradigme du délinquant moderne, consiste à justifier lexistence de la délinquance par leffet mécanique de la misère et du chômage, et par conséquent de la déligitimer (ne pas la reconnaître telle). Là nous sommes en terrain connu. Largument a déjà servi : cest même devenu le fond de commerce de certains penseurs ou médiatiques. Cette argumentation sest retrouvée au coeur des campagnes électorales de 2002 et 2007. Alain Finkielkraut sen fait linfatigable propagandiste depuis de longues années. Michéa tient à nous faire savoir que ce paradigme a dabord été célébré dans lordre culturel avant de trouver ses bases pratiques dans la prospérité économique des Trente glorieuses. Et de citer un dénommé Charles Szlekmann, lequel aurait fourni toutes les données statistiques nécessaire dans son ouvrage La violence urbaine publié en 1992. Nous avouons ne pas connaître un si remarquable penseur. Dans ce livre (celui dun historien et journaliste), sous titré à contre courant des idées reçues, lauteur avance que ces phénomènes de violence ne sont pas pour lui associés au chômage et à la pauvreté mais relèvent du mépris de lautre, particulièrement du plus faible. Malheureusement ce livre décisif na pas trouvé de lecteurs en 1992, et encore moins de commentateurs (si ce nest le sagace et vigilant Michéa). Nul doute que la sociologie dÉtat, compte tenu des moyens démesurés dont elle dispose, sest évertuée à établir un mur de silence autour de cette démonstration impitoyable de la vacuité des thèses de la dire sociologie sur la délinquance.
Enfin, pour terminer sur ce long paragraphe de Lenseignement de lignorance Michéa nous informe que le développement de la délinquance moderne, dabord considéré par la sociologie officielle comme un pur fantasme des classes populaires (il ne cite aucun nom étant bien entendu dans limpossibilité de trouver un auteur layant prétendu : cest pur fantasme chez Michéa), sapparente selon lui à une procédure gagnante pour le capitalisme des lors quon le présente comme un effet conjoncturel du chômage. Et pourquoi donc ? Dabord cela conduirait à présenter la reprise économique pour la clé principale du problème. La relation de cause à effet nous échappe. Ensuite Michéa nous entretient de la logique même du capitalisme de consommation quil relie aux conditions symboliques et imaginaires dun nouveau rapport des sujets à la Loi sans pour autant répondre à la question. Nous en resterons donc là. Pas tout à fait puisque, pour conclure, Michéa tient à illustrer une dernière fois la fascination exercée sur les intellectuels bourgeois (...) par la figure du mauvais garçon en citant Chalamov et son ouvrage Le monde du crime. Ici la référence en terme de droits communs (qui possède encore plus de force dans Larchipel du Goulag de Soljénitsyne) parait déplacée du point de vue de la fascination indiquée par Michéa. Elle renvoie chez Chalamov à lune des fonctions du monde totalitaire. Il parait difficile de comparer ce qui est incomparable. Mais cétait en passant une manière dopposer le vécu dun Chalamov à la science du Collège de France. Une opposition dont la pertinence néchappera à personne.
Les livres suivants de notre philosophe reprennent la même antienne. Sinon dans Lempire du moindre mal Michéa hasarde une hypothèse psychologisante : le besoin de chercher à tout prix une explication purement sociologique étant imputée à une faillite personnelle ou philosophique. Nous apprenons que limaginaire de nos sociologues est structuré par une double fascination pour lidéal de la science et un spinozisme simplifié, et pas une influence souterraine des sensibilités luthériennes et jansénistes (sic). Plus sérieusement, nous comprenons mieux pareille hostilité à la dite sociologie dÉtat en général, et de Bourdieu en particulier quand Michéa, sans trop nous surprendre, en vient à défendre mordicus la notion de mérite (critiquée par Bourdieu). Nous avons là lun des noyaux durs de la pensée michéenne qui renseigne mieux sur les présupposés de notre philosophe que ses explications fantaisistes ou cuistres sur limaginaire des sociologues. On pourrait dailleurs retourner contre lui, à des fins dexplication psychologique, son argumentation de la même manière quil en use avec ses habituelles têtes de turc. Il ne faudrait cependant pas croire que Michéa met tous les sociologues dans le même panier de linge sale de la sociologie dÉtat. Il en est au moins un, Paul Yonnet, qui trouve grâce à ses yeux. Il se trouve que Michéa et Yonnet sont tous deux sur la même longueur donde.
Plus fondamentalement (et ici un recul historique simpose), Michéa nous devait quelque explication philosophique de la thématique traitée depuis plusieurs pages. Dans Orwell éducateur il reproche aux Lumières (et ce partant à toute sensibilité progressiste) de ne pas avoir su penser le Mal autrement que comme privation . Donc, pour un esprit moderne, le mystère métaphysique du crime ne peut trouver dexplication quà travers les effets du chômage, de lignorance, des coups reçus pendant lenfance, etc., etc. Nous revenons par un autre biais aux propos cités précédemment par Michéa (et dautres). Ce dernier ajoute cependant : Cette forclusion moderne de la question du Mal ninterdit pas seulement de poser le problème éthique sur des bases sérieuses, dans la mesure où elle revient toujours, dune manière ou dune autre, à évacuer la part dimplication personnelle du sujet dans ses actes (part toujours pensée, dans un discours de la Cause Excusante, comme un sentiment illusoire et mystification idéaliste).
Je répondrai en deux points : dabord sur la première partie du propos de Michéa, puis sur la seconde, plus importante. Lauteur de ces lignes, ancien travailleur social (et ayant de surcroît principalement travaillé en milieu psychiatrique, mais également en maison darrêt) a été durant sa vie professionnelle confronté en permanence à ces effets. Lhistoire dun sujet, en loccurrence, permet de comprendre comment celui-ci en est arrivé là : à venir consulter dans un service social ou de psychiatrie, ou se retrouver en prison. Cest justement en décryptant et et en prenant compte ces différents éléments que les professionnels pourront intervenir en aval en essayant de trouver, avec laide du sujet, des réponses adaptées à ses difficultés, à sa situation ou aux symptômes et troubles présentés. Il sagit bien entendu dune règle générale. Mais même en considérant chacune des exceptions celles-ci élargissent plutôt la palette de ces effets quelles ne contredisent les observations générales induites par la biographie. Tout comme il est avéré (mais qui prétend le contraire !) que le chômage, lignorance, la maltraitance et lhumiliation ne conduisent pas nécessairement à la délinquance. Cest même le cas de la grande majorité des personnes qui sy trouvent, ou qui y ont été confrontées. Ceci ressort dune évidence. En revanche, nier la réalité de ces effets, ne pas reconnaître quils puissent constituer même lébauche dune explication (dailleurs Michéa et consort lui substituent par commodité le mot excuse) porte un nom : cest de lidéologie. Une fois de plus inversons la question. Pourquoi refuser de voir et dadmettre ce que les professionnels de la profession observent et constatent à longueur dannée ? Un reportage de TF 1, un article de Finkielkraut, un discours de Sarkozy ou les résultats dun sondage dopinion (publié de préférence au lendemain dun crime crapuleux) auraient-ils raison de lobservation et du travail sur le terrain, avec les intéressés ? Nous avons bien entendu notre idée sur la question, et lexposerons quand il le faudra.
Le second point parait plus fondamental, philosophiquement parlant. Largumentation de Michéa, en terme dimplication personnelle (souligné par lui), ou sa logique si lon préfère, vaut bien entendu pour un penseur, un philosophe, un écrivain, un artiste, un révolutionnaire, enfin pour tous ceux, intellectuels, créateurs ou militants politiques, dont lactivité, la création, les écrits portent très justement la marque de cette implication personnelle. Dautant plus, il convient de le préciser, quelle pose la question de la responsabilité de ceux-ci et de ceux-là. Mais ce qui est vrai et vérifiable ici na plus la même signification dés lors que lon quitte le chemin balisé du sujet conscient et responsable. Cest dire que la notion de responsabilité ne peut être ailleurs invoquée dans les mêmes termes. Autant, en se référant à un sujet conscient et responsable, la question morale posée par Michéa est justifiée ; autant elle prend ailleurs un caractère idéologique pour évacuer ou refouler toute explication mettant en procès le monde dans lequel nous vivons. Parce que cest la question essentielle, et sur laquelle achoppent les Michéa et consort : cette société, pour le dire trivialement, a les délinquants quelle mérite.
On sait que cette focalisation sur le mal nest pas nouvelle. Depuis longtemps elle exprime la position de ceux qui, excipant dune mauvaise nature de lhomme (encore plus mauvaise quand on descend dans les classes inférieures), sefforcent daccréditer le fait que toute volonté de transformer le monde savère non opératoire et inutile de part cette mauvaise nature de lhomme et ce mal organiquement liés à la condition humaine. Cela ne constitue pas fondamentalement une nouveauté dentendre ce discours repris par une partie de nos élites intellectuelles ou du personnel politique (la gauche ayant ici rejoint la droite même si elle donne limpression davoir le cul entre deux chaises). Rien de plus normal chez ceux dont les positionnements philosophique et politique saccordent sur la manière daborder cette question, celle du mal. Laquelle, faut-il le préciser, ne connaît pas de meilleure réponse en matière de délinquance que celle de la répression : protéger la société en punissant sans état dâme et de manière exemplaire des sujets délinquants tenus responsables de leurs actes. Michéa, qui partage en amont ces analyses et constats, ne va pas pourtant jusquau bout des conséquences que les premiers réclament et nécessitent. Pourquoi le plus gros du chemin fait, sarrête-t-il au moment de conclure ? Ce nest pourtant pas que je sache par prudence flaubertienne. Dun point de vue moral nous pourrions le qualifier de faux cul. Allons, encore un petit effort camarade Michéa ! Cela coûte peut-être la première fois. Mais vous verrez, daucuns vous le confirmeront (parmi nos ex : communistes, gauchistes, radicaux), comme on se sent soulagé, après !
Aux habituels griefs de Jean-Claude Michéa (sur la question scolaire et la délinquance) viennent sajouter ceux concernant le rapport à limmigration et aux sans-papiers. Ici lauteur concentre son tir sur Réseau-Éducation-Sans-Frontièrs. Il ne le fait pas frontalement comme un vulgaire politicien de droite sinsurgeant contre les entraves à lapplication de la politique de limmigration votée par une majorité de français. Dans lanalyse michéenne RESF devient lun des agents indirect de ce nomadisme induit par les nouvelles formes capitalistes du déplacement et de la force de travail. Sur ce terrain sensible on découvre un Michéa pris entre le désir de se lâcher et une certaine prudence (de ne pas trop donner de prise à ladversaire).
Une dernière donnée, pour compléter le tableau esquissé jusquà présent, concerne la famille. Il peut paraître étrange de trouver sous la plume dun penseur se disant volontiers radical (selon la définition donnée par Marx) des propos à ce point alarmants sur le délitement de la famille. Certes Michéa narbore pas son familialisme à la boutonnière. On remarque quil sabstient de citer ici Engels (convoqué dans dautres pages sur son analyse du lumpenprolétariat) qui a pourtant écrit un ouvrage classique sur la question. Mais, histoire de retomber comme dhabitude sur ses pieds, Michéa rend le capitalisme responsable de ce délitement. Cependant la manière que prend cette défense et illustration de la famille (en opposition au nomadisme et au monde sans frontière des penseurs de lextrême gauche) nous remet fâcheusement en mémoire une certaine formule : Je préfère ma fille à ma nièce, ma nièce à ma cousine, ma cousine à ma voisine, etc.. Ne nous méprenons pas ! Michéa ne va pas chercher ses références chez le Pen mais dans la psychanalyse (en précisant quil sagit là du dernier Michéa : celui de Lempire du moindre mal ou de La double pensée, davantage branché sur certaines théorisations psychanalytiques). Les militants de cette extrême-gauche libérale (soit la détestation des détestations pour Michéa), que tout oppose à lhomme dipien, ne peuvent que renvoyer (les progrès du capitalisme aidant précise lauteur) au meurtre du père et à la soumission parallèle à une mère dévorante . Dailleurs cette référence matriarcale nest pas sans rencontrer un certain succès auprès du dernier Michéa : elle se trouve régulièrement associée à linconscient de la gauche extrême. Qui eut dit que la common decency menait à une certaine idée de lordre symbolique ! Mais laissons là la psychanalyse pour linstant.
Largumentation de Jean-Claude Michéa prend parfois un aspect boutiquier (la boutique philosophique contre la boutique sociologique) qui lentraîne à tenir sur la seconde les propos caricaturaux que lon a relevés. La mention réitérée de livre en livre dune sociologie dÉtat ou sociologie officielle - dont Michéa exclurait tout sociologue qui ne chercherait pas dexcuses aux délinquants, ou qui remettrait en question le manque dautorité à lécole ou ailleurs, ou qui ne chercherait pas à justifier la présence dune immigration irrégulière sur le sol national, ou qui se plaindrait du délitement des liens familiaux - finit par lasser. Ceci na rien doriginal : cest même devenu lun des pont-aux-ânes de certains penseurs médiatiques. Nappartenant ni à lune ou lautre de ces boutiques je répondrai dabord de manière générale sur la sociologie avant de mattarder plus longuement sur un événement étrangement absent des derniers ouvrages de Michéa, à savoir les émeutes de lautomne 2005 dans les banlieues françaises.
Dans sa critique de la sociologie Michéa aurait été plus inspiré de se référer à un numéro de la revue Lignes intitulé Crise et critique de la sociologie (publié en 1999), et en particulier à larticle de Henri-Pierre Jeudy (sociologue et philosophe, il faut le souligner), Lesthétisme des sciences sociales. Comme le précise Jeudy : La violence critique qui semblait inhérente à lécriture sociologique elle-même, qui tirait sa puissance dune volonté, désormais tenue pour idéologique, de changer radicalement la société, a perdu son sens utopique, la sociologie affichant sa fonction daide à la gestion de la collectivité ou son rôle thérapeutique par la compréhension et la production du lien social. Le rôle, étant alors assigné à la sociologie, relevant dune meilleure gestion de la société. A vrai dire Michéa naborde nullement la sociologie de ce point de vue critique. On imagine également que la revue Lignes nest pas sa tasse de thé. La critique michéenne (si lon peut dire) vise davantage Laurent Mucchielli et le courant auquel ce sociologue appartient, qui, contrairement à ce quaffirme Michéa, ne se situe pas en pôle position dans le domaine des sciences sociales. Il parait certain que les travaux de Mucchielli et ses ses amis - lesquels tendent à sinscrire en faux contre lopinion dominante (que les médias influents, des intellectuels décomplexés, et des politiciens intéressés façonnent à coup de fausses évidences) en matière dinsécurité, de violence à lécole et dassociation entre immigration et délinquance - insupportent particulièrement Michéa. Pour y voir un peu plus clair faisons un détour par les émeutes de lautomne 2005.
Dans un texte écrit en janvier 2006 (Remarques sur les émeutes de lautomne 2005 dans les banlieues françaises), jessaye de faire la part des choses entre une analyse en prise directe sur ces émeutes et celle que minspire cet événement (sous toutes ses occurrences) dans le contexte plus global de notre monde contemporain. Si en premier lieu jentends donner raison aux émeutiers (en incluant le soutien aux personnes inculpées et la demande damnistie pour celles faisant lobjet dune condamnation), en second lieu ma réflexion devient plus problématique. Dans le premier cas je lexprime ainsi : Les jeunes émeutiers, majoritairement noirs et arabes, par delà les discriminations raciales exprimaient à travers leur révolte le sentiment plus ou moins diffus de la plupart des habitants des quartiers dits sensibles, à savoir le refus dune vie de merde dans ces marges de la société les plus directement confrontées à la dégradation des conditions dexistence. Ces mêmes habitants le traduisaient à leur façon quand, tout en se plaignant de lincendie de leur véhicule ou de la destruction de lécole du quartier, ils disaient comprendre les émeutiers. Dans le second cas il me fallait me confronter au terme récurrent d'intégration. Ici mon analyse pourrait rejoindre celle de Michéa quand, pour ma part, jévoque une intégration réussie en précisant : Les jeunes de banlieue sont aussi les enfants de ce monde. Celui du bonheur dans la consommation, de TF1 et de M6, des séries américaines, des fast food, de la bagnole, de la pub, des marques. le rap représente un bon indicateur de cette ambivalence. Dun coté nous sommes confronté à une parole de révolte, celle là même qui sexprime en actes durant lautomne 2005 ; de lautre nous nous déplaçons dans un univers célébrant sans barguigner le règne de la marchandise.
Cest vouloir reconnaître que le jeune de banlieue peut être ceci et cela : un émeutier et un consommateur moderne. Il vaut mieux parler dambivalence que de contradiction pour comprendre les raisons ici de la révolte et là de soumission au monde de la marchandise. Il y a donc un double écueil à éviter : magnifier la première sans tenir compte de la seconde limite lexemplarité à la seule expression idéale du phénomène ; se focaliser sur la seconde laisse la porte ouverte à toutes les interprétations qui, en terme de prise en otage des quartiers par les caïds de la drogue ou de manipulation islamiste, se sont exercées au déni de réalité tout au long de ces semaines démeutes.
Cest dailleurs là que nous retrouvons Michéa. Son long paragraphe de Lenseignement de lignorance, La caillera et son intégration, représente en quelque sorte les prémices de ce que daucuns dirons, écrirons, et prétendront pendant et après les émeutes de lautomne 2005. Certes Michéa peut toujours, pour établir un lien historique entre lancien lumpenprolétariat et lactuelle caillera reprendre une citation connue (et discutable) de Marx et une autre moins connue (mais encore plus discutable) dEngels. Reconnaissons cependant que Michéa ne fait pas volontairement lamalgame entre jeune de banlieue et délinquant. En cela il savère plus prudent que Jaime Semprun (auquel Michéa, à la fin de louvrage précité, rend un hommage mérité car sa démonstration se trouve en partie empruntée à Labîme se repeuple de Semprun) qui lui appelle barbare la jeunesse sans avenir des cités.
Ceux qui, à linstar des Finkielkraut, Michéa et consort, se plaignent depuis de longues années de la complaisance, voire de la fascination dune partie des intellectuels ou artistes envers les délinquants (des plaintes qui trouveront la réponse politique la plus adaptée dans le discours de Sarkozy à Bercy du 29 avril 2007), ne citent jamais le magistral ouvrage de Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses. On les comprend ! Chevalier y relève en quelque sorte la naissance du sentiment dinsécurité avec la parution en 1825 du premier numéro de La gazette des tribunaux : Du jour au lendemain les parisiens, trouvant rassemblés dans ces pages une masse de faits quils apprenaient jusqualors en ordre dispersé, eurent limpression - disons la certitude - que la capitale était encore moins sûre quils ne le pensaient et que de véritables bandes de voleurs, nombreuses et organisées, menaçaient leur sécurité. Linstrumentalisation proprement dite de ce sentiment dinsécurité par le pouvoir politique viendra beaucoup plus tard. Il faudra attendre le début du XXIe siècle (avec le premier gouvernement Raffarin de la seconde présidence Chirac, et la diligence du ministre de lIntérieur Sarkozy) pour sen servir comme un mode de gouvernement. En cela il avait été précédé et préparé par la surenchère électoraliste entre Chirac et Jospin sur ce sentiment dinsécurité : le premier, alors en perte de vitesse, jouant une toute autre carte que celle, usée jusquà la corde (la fracture sociale) de 1995 ; et le second poursuivant logiquement le chemin balisé depuis le colloque de Villepinte de 1997 (date de laggiornamento du P.S. sur les questions de sécurité). A ce jeu la droite, mieux préparée, plus crédible et plus décomplexée ne pouvait que lemporter. Tout ceci est bien connu. On sait aussi que ces discours sécuritaires trouvaient une explication, ou se justifiaient par la présence, sur le plan électoral, dune forte extrême-droite. Fabius, auparavant, avait ouvert la boite à pandore en déclarant que le FN apportait de mauvaises réponses à de bonnes questions. Cétait faux bien entendu : les questions savéraient déjà fallacieuses. En revanche, pas ou peu de commentateurs ont relevé que la mise sur orbite de ce discours sécuritaire avait été effectuée dans les lendemains du mouvement social de 1995. Cela nest pourtant pas anodin.
La délinquance dite juvénile ne date certes pas dhier. Mais durant les années 60 elle va pour la première fois connaître une forte exposition médiatique à travers lapparition de bandes dadolescents appelés blousons noirs. Un phénomène quil convient dassocier avec les débuts du rock en roll dans lhexagone et la montée en puissance des adolescents comme nouveau public de consommateurs. Ces blousons noirs appartiennent majoritairement à la classe ouvrière. La société dite dabondance créait de nouveaux besoins qui ne pouvaient être satisfaits que de manière partielle par la jeunesse des milieux populaires. Doù limportance à lépoque des délits tels que le vol de mobylettes ou de voitures. La présence de ces bandes doit être mise en relation avec la politique urbanistique du début du gaullisme, celle des grands ensembles. Un film mineur de Marcel Carné, Terrain vague, lillustre bien sur le plan sociologique.
Cest là quil faut faire retour sur Classes laborieuses et classes dangereuses. Comme introduction à son livre III, Le crime, expression dun état pathologique considéré dans ses effets, Louis Chevalier, partant de laccroissement et du remaniement démographique de la population parisienne durant la première moitié du XIXe siècle, observe que la population ouvrière (qui bénéficie dune importante immigration provinciale), déjà reléguée dans un espace géographique, lest également sur le plan symbolique : sinon dans la condition criminelle, du moins aux confins de léconomie, de la société et presque de lexistence, dans une condition matérielle, morale et fondamentalement biologique qui est favorable à la criminalité et dont la criminalité est une possible conséquence. Doù, pour Chevalier, les lignes suivantes, en forme de constat : En marge de la ville et pour ainsi dire aux frontières de la condition criminelle, cette population lest dans les faits ; mais elle lest aussi, dautre part, dans lopinion concernant ces faits et qui est elle-même un fait. Telles sont les raisons pour lesquelles cette population adopte à tous égards, dans son genre de vie, dans son attitude politique ou religieuse, dans son existence privée ou publique, un comportement qui correspond à lopinion quon en a, à ce quon veut quil soit, à ce quelle accepte elle-même quil soit, volontairement ou passivement, par la force de cette opinion collective, par la soumission à cette universelle condamnation.
Il fallait citer entièrement ce magistral et très éclairant passage qui nest pas sans renvoyer, comme nous le verrons plus tard, à notre bel aujourdhui. Louis Chevalier relève ensuite dans ce livre III, parmi les nombreux exemples proposés, ceux des mauvaises murs ouvrières (en particulier le concubinage dont les pratiquants savent quil est un état contraire aux règles de la morale et aux coutumes de la société, mais qui en raison de la généralisation de cette pratique autour deux, quils relèvent à dessein, les absous du reproche dimmoralité), livrognerie et de nouveaux modes de mendicité. On jette plus volontiers lostracisme sur les nouveaux venus à Paris (limmigration est constante dans la première moitié du XIXe siècle) que sur la population parisienne de souche. Ce sont les premiers que lon désigne plus communément sous les vocables barbares, misérables, sauvages et même nomades. Le baron Haussmann déclare que Paris appartient à la France et pas aux parisiens de naissance et encore moins aux parisiens dadoption, cette tourbe de nomades. Le mot populace rencontre un certain succès lorsquil sagit de confondre les groupes populaires et criminels. Chevalier, commentant labsence de frontière entre ces groupes, donc rassemblant plus que séparant, précise que ces groupes sociaux dont laffectation est incertaine appartiennent aux classes laborieuses assurément, mais dun labeur abject ou considéré comme tel, et auxquels la plupart des descriptions criminelles de ce temps nhésitent pas à emprunter le plus communément leurs exemples.
Les analyses de Louis Chevalier, je lai déjà souligné, prennent dautant plus de résonance quelles retrouvent aujourdhui, depuis une vingtaine dannées disons, un regain dactualité. A la différence près que ces classes dangereuses, qui désignaient à Paris dans la première moitié du XIXe siècle une classe ouvrière revue et corrigée pour les besoins de la cause que lon sait, renvoient de nos jours à la jeunesse vivant dans les banlieues populaires des grandes villes (avec une focalisation sur la région parisienne qui na pas été démentie par les émeutes de lautomne 2005). Sur ces nouvelles classes dangereuses on trouvera maints commentaires des Haussmann, Thiers, Fragier, Duchatel et Richerand de notre époque, reprenant des épithètes empruntées à la bourgeoisie du premier XIXe siècle (qui avaient pourtant disparu du langage des dominants depuis 1848 !), les stigmatisant : certains parlant de barbares, dautres de sauvageons, ou encore de racailles (en reconnaissant que ce dernier mot doit davantage sa fortune à Sarkozy quà lun des personnages cités : au XIXe siècle on utilisait son synonyme canaille). Et même sur ce phénomène de bandes violentes dont les médias et les politiques amplifient la dangerosité, Chevalier consacre plusieurs pages aux violence compagnonniques qui opposaient dans la première moitié du XIXe siècle des sociétés rivales. Une violence réelle certes, mais déjà une violence montée en épingle par la presse de lépoque et stigmatisée par les honnêtes gens.
Un lien également peut être fait entre la violence juvénile et ce phénomène de bandes dans louvrage savoureux de Bertrand Rothé, Lebrac, trois ans de prison. Ce livre reprend laction et les personnages du roman La guerre des boutons (de lexcellent Louis Pergaud) pour les transposer dans la France daujourdhui. Doù il en découle un enchaînement de faits (dépôt de plainte, examen aux urgences médico-judiciaires, interpellation policière au Lycée, garde à vue, audition filmée, menace dune inculpation pour violence avec arme par destination, nuit passée au dépôt du Palais de Justice, rencontre avec léducateur du tribunal, convocation avec les parents dans le bureau du juge pour enfants, inculpation pour violence ayant entraîné une ITT de plus de huit jours avec armes, placement en liberté surveillée, suivi éducatif, etc., etc.) à coté duquel le moindre parcours de combattant relève de la plaisanterie. On me répondra que la France de 2009 nest plus celle de 1912. Certains des intervenants de la chaîne en question objecteront quils sont là - en sen excusant ou en le justifiant, selon les points de vue - pour répondre à la demande de la société. Sans doute, mais de quelle nature est cette demande, et pour quelle société ? La réponse nous intéresse, forcément.
Si aujourdhui comme hier on ne saurait nier lexistence dun potentiel de violence chez les uns, les ouvriers du XIXe siècle, et les autres, la jeunesse populaire des banlieues, en revanche, pour reprendre un mot qui fait florès, linsécurité (du moins telle quelle est présentée et problématisée dans le débat public) renvoie à un mythe (pour parler comme Pierre Tevagnan) ou à une construction idéologique. Nous entrons dans le registre de la manipulation. Celle des chiffres, qui reflètent plus la réalité de lactivité policière que celle de la délinquance. En demandant bien entendu aux policiers de faire du chiffre, davantage de chiffre pour gonfler les statistiques. La forte présence, parmi les infractions relevées, doutrages à agent vérifie plus laugmentation sensible des contrôles policiers (sans parler dun seuil de tolérance policier devenu ridiculement bas en Sarkozie) que la montée des incivilités. On remarque également que la violence patronale (observable à travers de multiples infractions au code du travail) suscite moins lintérêt de la justice que lorsque cette violence émane des milieux défavorisés. Comme le relève Pierre Tevagnan les mots violence et délinquance ne sont pas interchangeables et désignent des réalités différentes. Lamalgame permet dimposer sans le dire une thèse implicite : celle selon laquelle le premier mot de travers ou la première incivilité mènent inéluctablement, selon une progression continue, à la délinquance, voire la criminalité. Cela vaut aussi pour des problèmes de société du type de ces tournantes très médiatisées au tout début de ce siècle. Une focalisation qui a depuis fait long feu : cette mise en scène médiatique, initiée pour ne pas dire instrumentalisée par lassociation Ni pute ni soumise, sétant progressivement dégonflée devant lexamen des faits et les verdicts des cours dassise.
Jean-Claude Michéa serait socialiste. Le socialisme dans lequel se reconnaîtrait notre philosophe remonte aux premiers temps de la doctrine, ceux dun socialisme originel dont le principe selon Michéa exclut tout clivage gauche / droite. Ce socialisme originel étant pour lauteur la traduction en idées philosophiques des premières protestations populaires (luddistes et chartistes anglais, canuts de Lyon, tisserands de Silésie, etc.) contre les effets humains et écologiques désastreux de lindustrialisation libérale. Cette thèse et ce positionnement ne sont pas très éloignés de ceux défendus par la courant anti-industriel. Michéa nentend pas associer socialisme et gauche car ce dernier terme désigne pour lui les partisans du progrès pour qui la révolution industrielle et scientifique (...) conduira par sa seule logique, à réconcilier lhumanité avec elle-même. Seule, poursuit Michéa, laffaire Dreyfus inscrira massivement le mouvement socialiste dans le camp de la gauche, donc celles des forces du Progrès. Et pourquoi ? Michéa évoque dans un autre ouvrage un compromis historique passé entre la gauche et le mouvement socialiste lors de cette même affaire Dreyfus. Soit, mais quelle est la nature de ce compromis ? Et à quelles fins ? Et qui compose alors cette gauche ? Le lecteur nen saura rien. On ne sait pas plus, en labsence de toute référence, si cette analyse pour le moins étrange sort du cerveau de Michéa ou si elle lui a été suggérée par untel.
Essayons de comprendre. Aujourdhui chacun saccorde à reconnaître que laffaire Dreyfus signe lavènement de lintellectuel (ladjectif existait mais il devient un nom, à connotation évidemment péjorative, chez les adversaires du capitaine Dreyfus pour désigner les partisans de ce dernier !). Est-ce là, sans vouloir le dire, ni lexpliciter, ce à quoi veut se référer Michéa ? Je constate quun autre contempteur des élites intellectuelles, Louis Janover, évoque laffaire Dreyfus (quil qualifie de purge républicaine) en des termes qui peuvent se rapprocher de ceux de Jean-Claude Michéa. Pour Janover laffaire Dreyfus clôt en quelque sorte lère de la Sociale et lève le rideau sur la scène de la politique. Je rappelle que pour une partie du mouvement ouvrier laffaire Dreyfus résultait dune lutte entre deux factions rivales de la classe bourgeoise détournant les socialistes (et le peuple) des vrais combats contre le système capitaliste. Cétait déjà regrettable, mais cela lest encore plus lorsquon retrouve pareille analyse chez lun de nos penseurs contemporains. Car ici en loccurrence rien nexclut rien : on peut à la fois combattre mordicus le capitalisme et sinsurger contre linjustice (et cétait plus quune injustice !) faite à Dreyfus. Il parait très possible que Michéa (lecteur de Janover) souscrire à une telle interprétation ou lecture de lhistoire. Rien de ce quil écrit par ailleurs ne le démentirait. Mais en labsence de tout développement michéen sur laffaire Dreyfus jen resterai là.
En revanche, notre philosophe est particulièrement disert sur le libéralisme puisque cette thématique prend pour lui le pas sur ses autres sujets de prédilection dans ses deux derniers ouvrages. Sa thèse peut être résumée ainsi : contrairement à la gauche et lextrême gauche, qui elles distinguent fondamentalement un libéralisme économique et un libéralisme culturel (ce dernier défini par lauteur comme lavancée illimitée des droits et la libération permanente des murs), lun et lautre doivent être philosophiquement unifiés. Ne pas le reconnaître, insiste Michéa, revient à faire le jeu dune pensée unique dédoublée qui croise en permanence un discours économiquement correct (le libéralisme économique) et un discours politiquement correct (le libéralisme culturel). Doù les analyses de lauteur pour inscrire depuis le XVIIIe siècle la philosophie libérale dans un tableau à double entrée : soit deux versions parallèles et complémentaires du libéralisme.
Parler de libéralisme culturel ne pouvait quentraîner Michéa à se pencher sur la modernité quil définit curieusement dans Lempire du moindre mal comme une étrange civilisation qui, la première dans lHistoire, a entreprit de fonder ses progrès sur la défiance méthodique, la peur de la mort et la conviction quaimer et donner étaient des actes impossibles (sic). Une telle définition renseigne plus sur la subjectivité de notre philosophe, et surtout sur lune de ses obsessions quelle ne nous éclaire sur la chose en question. On finit par comprendre que la modernité (laquelle induit pour Michéa une image profondément négative de lhomme) représente lexact contraire de la common decency. Nous voilà bien avancé ! Certes, Michéa subodorant la faiblesse des analyses de Lempire du moindre mal (des contradicteurs lont sans doute aidés en ce sens) y consacre un chapitre supplémentaire dans La double pensée. Ici lanalyse devient étayée par des exemples précis, mieux venus, empruntés à des modernités secondaires apparues dans le courant de lhistoire. Pourtant, lorsque Michéa reprend le fil de la réflexion ébauchée dans Lempire du moindre mal, à savoir le projet occidental moderne forgé dans le contexte de guerre de religion, notre philosophe se trouve de nouveau emporté par sa verve polémique en décrivant les différents totalitarismes du XXe siècle comme des formes de modernité non libérales. Cette modernité consubstantiellement liée chez Michéa au libéralisme culturel sen séparerait ici par lon ne sait quelle opération du Saint-Esprit (à croire quil souffle sur notre auteur) pour engendrer les deux totalitarismes du XXe siècle !
Michéa parait plus convaincant dans son analyse du libéralisme lorsque il évoque la tendance, dans nos sociétés contemporaines, du processus de judiciarisation (en provenance des États Unis) qui tend à opposer des groupes à dautres groupes ou des personnes à dautres personnes. Michéa le traduit par la formule un tantinet excessive une nouvelle guerre de tous contre tous, non sans préciser que lextension infinie des droits individuels, laquelle rencontre nécessairement des résistances, y conduit. Trop de liberté, en quelque sorte, mène au prétoire. Le dernier Michéa, féru de psychanalyse, ajoute à cette guerre de tous contre tous celle de chacun contre lui-même. Donc le libéralisme, non content de faire de nous des procéduriers nous transforme en schizophrènes. Que faire docteur ? Michéa ne le dit pas. Nous aurons certainement la réponse dans lun de ses prochains ouvrages. Cette guerre de tous contre tous, pour y revenir, sexprime concrètement pour notre philosophe à travers par exemple les effets anthropologiques quotidiens induits par la transformation capitaliste de lêtre humain en automobiliste . Soit, mais alors que faire de ceux qui, comme lauteur de ces lignes, nauraient ni automobile ni même le permis de conduire ? Y échapperaient-ils (anthropologiquement parlant) ? Michéa emporte davantage la conviction quand il aborde la question sous langle du tabac, puisque les non fumeurs se trouvent ici davantage concernés.
Le libéralisme culturel et la modernité sont par conséquent tenus responsables pour Michéa de labandon définitif de la question sociale . Nous lui laissons la responsabilité dun pareil constat. A vrai dire, comme on le découvrira ensuite, lanalyse michéenne du libéralisme nous conduit via le capitalisme moderne à mai 68.
Dernière thématique à être ici abordée, celle dont il est question dans les paragraphes suivants na rien de véritablement original chez Michéa et ne sera donc pas prioritairement traitée depuis les ouvrages de notre philosophe. Je my référerai cependant pour apporter ici ou là quelque précision utile ou relancer si besoin est la discussion.
Il parait de bon ton dans des sphères ou des milieux qui, par le passé - un passé relativement récent - usaient, voire abusaient des références révolutionnaire ou radicale (dans la mesure ou lune nexcluait pas lautre) de trouver des individus se disant aujourdhui conservateur, et même (par goût inversé de lextrémisme) réactionnaire. Même si les personnes décrites ci-dessus ne revendiquaient nullement une appartenance au camp des gauches (ou tenaient à sen distinguer), elles se gardaient bien de reprendre en ce qui les concernaient de telles épithètes pour le moins péjoratives en ce temps-là encore à leurs yeux. Il y aurait donc comme un changement de paradigme qui, de part ces inversions, transforme le plomb et or, et réciproquement. Sachant que cest plus particulièrement le progressisme qui se trouve ici voué aux gémonies tandis que les références au conservatisme et à la réaction cessent dêtre négatives. On remarque, non sans ironie, que parmi ces plaignants nombreux sont ceux qui usent de ladjectif progressif en reprenant à lintonation près le mode daccusation jadis réservé au type réactionnaire. Dans cette histoire Michéa joue le rôle dun vulgarisateur. Dautres lont précédé, nous verrons plus loin lesquels. Dans Lenseignement de lignorance les terminologies conservateur et réactionnaire sont décrites comme les deux figures par excellence de lincorrection politique. Lastuce michéenne consistant à lexpliquer par limpositon du Spectacle. Dans ses autres ouvrages Michéa revient sur ce quil appelle la croyance au caractère conservateur de lordre économique et libéral des militants de gauche et dextrême-gauche.
Mettons de coté Philippe Muray, qui nest pas à proprement parler lun des inspirateurs de Jean-Claude Michéa. En revanche Christopher Lasch, qui doit son actuel crédit aux efforts déployés par Michéa et les éditions Climats pour faire connaître son uvre en France, en fait incontestablement partie. Daucuns estimant même que tout Michéa vient de Lasch pourraient me reprocher de consacrer trop de place à la copie alors que loriginal se trouve mis aujourdhui à la disposition du lecteur de langue française. Je répondrai dabord que Michéa doit certes beaucoup à Lasch mais quil a su adapter la pensée du philosophe américain à la spécificité hexagonale. Et puis la copie finit parfois par lemporter sur loriginal. Lexemple durant la dernière campagne présidentielle de Sarkozy et le Pen apporte la preuve que les électeurs peuvent légitimement préférer la première à la seconde.
Parmi les autres références il en est une, moins revendiquée, qui peut le cas échéant prendre la forme dun compagnonnage (du moins chez Michéa) : je veux parler de la proximité de notre philosophe avec le courant anti-industriel. Jai consacré un petit essai (Du temps que les situationnistes avaient raison (6)) à la principale composante de ce courant et jy renvoie le lecteur. Ici Michéa cite volontiers dans ses ouvrages Jaime Semprun, René Riesel et Jean-Marc Mandosio sans pour autant faire sien limpératif catégorique : Il ny a plus rien à faire, et de toute façon cest déjà trop tard. Cest dire que sa montre ne sest pas arrêtée au XIXe siècle lors de lavènement de la révolution industrielle : accréditant, par cela même, lidée que tous les malheurs de lhumanité proviennent de cette industrialisation. Cest aussi dire que Michéa ne souscrit pas non plus à quelque fin de lhistoire jamais dite en tant que telle, et encore moins revendiquée, mais qui reste indéfectiblement liée à limpératif catégorique énoncé plus haut. Cette proximité sexplique davantage par des aversions ou ennemis communs au sein desquels le progressisme figure à la première place.
La notion de progrès on le sait na pas bonne presse de nos jours pour de bonnes et mauvaises raisons. Les premières sont bien connues depuis la fin des années 60, date dune première prise de conscience écologique, laquelle, parallèlement, entraînait la critique, ou la mise en accusation des sciences, techniques et technologies. Pour prendre un exemple critique que cite Jean-Claude Michéa dans Lenseignement de lignorance (avec lequel je tiens pour une fois à manifester mon accord), louvrage dAlain Roger Court traité du paysage avait également attiré mon attention lors de sa parution en 1997. Cet esthéticien insiste dans son livre sur la distinction entre paysage et environnement. Il importe à cet auteur de démontrer que le paysage est toujours une invention historique et essentiellement esthétique qui ressort dun phénomène dartialisation : ce dernier désignant des opérations in situ (loeuvre des jardiniers, des paysagistes, du Land Art) ou in visu (celles des peintres, des écrivains, des photographes). Par conséquent, pour Roger, il ne saurait y avoir une science du paysage. Ce qui nest pas pour lui le cas de lenvironnement, concept récent, dorigine écologique, et justifiable, à ce titre, dun traitement scientifique. La distinction parait fondée : il semble préférable, pour bien sentendre, de ne pas confondre lun avec lautre. A lappui de cette thèse, le paysage sinvente, nest pas une notion figée, Alain Roger cite à contrario un exemple caricatural, celui de la Charte architecturale et paysagère de la région Auvergne. Cette charte recommande la plantation dessences locales et non exotiques et celles de feuillages caducs et non persistants. Une recommandation qui rappelle à Roger de fâcheux souvenirs, ceux laissés par les paysagistes du Troisième Reich qui réclamaient une guerre dextermination contre les essences étrangères menaçant la pureté du paysage allemand. Pour aller dans le sens de la thèse dAlain Roger, les pins, qui donnent aujourdhui ce cachet particulier à la forêt de Fontainebleau, ont été plantés à la fin du XVIIIe siècle. Nous avons là une illustration du paysage comme invention historique. Jajoute quAdolphe Alphant, le maître doeuvre des parcs parisiens du Second empire, faisait léloge des plantes exotiques et prescrivait de les entretenir avec tous les soins que réclame cette aristocratie végétale.
Alain Roger dérape, en quelque sorte, lorsque son Court traité du paysage abandonne la réflexion historique et esthétique pour manifester son aversion à légard de lécologie. Ou comment, partant dune analyse fine et pertinente (sur lhistoire du paysage), il en vient à prendre le contre-pied des discours écologiques pour dénoncer le conservatisme de leurs discours de préservation, de protection et de sauvegarde du paysage. Il faut vivre avec son temps, insiste Roger, et ne pas se recroqueviller sur le passé. Et ne pas figer la pratique paysagère en musée afin dinventer lavenir et de nourrir le regard de demain. La présence dAlain Roger au sein du Comité dexperts Environnement et paysage mis en place par la direction des routes au ministère de lÉquipement, explique en partie les positions de notre esthéticien. Curieusement, à aucun moment, Roger ne se réfère à la loi du 2 mai 1930 sur les monuments naturels et les sites dont la conservation et la préservation présentent un intérêt général du point de vue artistique, historique, scientifique, légendaire et pittoresque. Cette loi permet dinscrire les sites qui mériteraient dêtre protégés, puis de les classer. Une procédure qui, on le sait, a permis de sauvegarder des sites menacés par des intérêts privés. Jusquà un certain point, certes, si lon met par exemple des deux cotés de la balance, dune part le projet Eurodisney, et de lautre le classement du site de la crête de Chalifert (situé à proximité, et célébré par des peintres paysagistes du XIXe siècle) : soit la lutte du pot de fer et du pot de terre. Un exemple parmi dautres dune situation où lÉtat bafoue la légalité quil est sensé défendre.
Le paysage est une invention, soit. Mais il importe alors de distinguer paysage et paysage. Car tous les paysages ne sont pas soumis au même phénomène dartialisation. Pour certains cela ne prête guerre à conséquence : on reste dans le domaine du commun, de lordinaire et du convenu. Dautres par contre se cristallisent en quelque sorte à travers le regard que des artistes, des écrivains, ou tout simplement les passants portent sur eux. Cette élaboration, cette reconstruction sont celles dun imaginaire. A moins dêtre une brute ou un butor on ne peut pas vivre sans imaginaire. La destruction dun site savère par conséquent préjudiciable à tous (en exceptant ceux qui bien entendu en tirent un profit pécuniaire ou autre). On comprend mieux maintenant loubli chez Alain Roger du mot site. Puisque ce dernier renvoie à la fois au paysage et à lenvironnement (ici en raison du caractère particulier que lui confère la loi du 2 mai 1930). La distinction quil convenait de souligner, du point de vue sémantique, et pour toutes les bonnes raisons évoquées plus haut, vole en éclat dés lors que nous labordons sous langle dun site. Comment ne pas évoquer quelque duplicité, ou une volonté de noyer le poisson quand des propos, à lorigine pertinents sur les plans historiques et esthétiques, finissent par servir des intérêts privés ou prétendument publics. Doit on rappeler que le moindre de ces projets devrait faire lobjet, au préalable (y compris par limposition, et cela sans lésiner sur les modes dactions, mêmes violentes), dun débat et dune consultation avec tous les intéressés. Mais on aura compris que des arguments et des démonstrations du type Alain Roger justifient par avance laffairisme et ses complicités.
Ce nest pas par hasard que je me suis livré à ce long commentaire sur Court traité du paysage car il contient les prémices de lun des aspects de la question qui nous occupe ici. Dans Du temps que les situationnistes avaient raison, au sujet dun échange polémique entre Jaime Semprun et Norbert Trenkle (lun des animateurs de la revue Kristis ), je constatais : On voit parfaitement ce qui sépare Semprun et Trenkle. Là où le premier, pour expliquer le monde tel quil ne va pas, se focalise sur la production industrielle et les nouvelles technologies, le second, partant des contradictions entre forces productives et rapports de production, tente de définir le cadre qui permettrait de mettre la science et les technologies à lépreuve des choix par lesquels nous aspirons à vivre dans une société plus libre, plus juste, plus solidaire, plus riche en potentialités diverses. Cest aussi la question de la démocratie qui est posée ici. Il faudra bien y revenir.
Nous y revenons. Non sans avoir précisé préalablement que les sciences et techniques ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi. Une confiance absolue (la position technophile) est aussi condamnable que laffirmation dun refus tout aussi absolu (la position technophobe). La critique bien entendu prévaut dans ce monde célébrant lhorizon indépassable des nouvelles technologies. Celles-ci, il va de soi, génèrent des formes inédites de dépendance et daliènation. Mais après tout la comparaison simpose, en terme de nocivité, avec laliènation religieuse du monde préindustriel (décrit par daucuns comme un âge dor). Les théoriciens anti-industriels, les auteurs des éditions de Lencyclopédie des Nuisances, et le premier cercle de leurs lecteurs savent pertinemment - mieux que quiconque même ! - que lon ne reviendra jamais en arrière, cest à dire aux temps préindustriels. Ils ne défendent pas une utopie dans le sens par exemple de Fourier et des utopistes les plus conséquents : à savoir la figure dun monde comme objet de désir, à la fois inaccessible et relevant dune nécessité, désirable car inaccessible, réalisable de part cette nécessité.
Donc, dans la société que jappelle, que nous appelons de nos voeux, lusage des sciences, techniques et technologies devient lun des éléments dune discussion plus globale sur ce qui serait utile ou pas pour lhumanité. Il ne sagit pas ici de trancher en ce sens, ou de décliner des préférences, mais de définir le cadre dans lequel cette discussion pourrait ou devrait avoir lieu. Parler par conséquent de démocratie suppose que les thèmes relevant de cette discussion soient débattus par tous dans la vie de tous les jours, et dune manière que lon aimerait décisive dans un contexte daffrontement, au travers dun mouvement social, et pour le mieux au sein dassemblées prenant la forme de conseils dans les entreprises, les quartiers et les institutions de toutes sortes. Il ne sagit donc pas, on la compris, de débats citoyens organisés par le pouvoir en place ou un collège dexperts. Cette discussion doit cependant avoir lieu préalablement, et dans les formes requises pour générer les conflits de demain. Jajoute que la question de la démocratie (que je ne fait quaborder), de la manière dont elle se trouve énoncée ici, est très naturellement et très logiquement absente des ouvrages des auteurs du courant anti-industriel, puisque en aucun cas ce monde ne peut être pour eux transformé. Tout comme elle napparaît pas dans les livres de Michéa. Là les raisons sont plus complexes, mais on peut avancer que les développements michéens sur la common decency lui permettent de faire limpasse sur la question, ou de botter en touche (pour reprendre une métaphore sportive).
Linfortune que rencontre depuis une trentaine dannées la notion de progrès prend toute sa dimension si on la compare à la fortune du mot, de la notion, du concept durant le XIXe siècle et la plus grande partie du XXe. Parler de progrès allait alors de soi (du moins dans le camp de la gauche) : progrès scientifique et progrès social marchant dun même pas. Parmi plusieurs définitions le Robert évoque un développement en bien. Puis vint le temps de la suspicion : principalement en raison de la prise de conscience écologique évoquée plus haut. Pour le coup la notion de progrès scientifique, ce développement du bien, sen trouvait ébranlée. Et avec elle le crédit jusqualors accordé aux technologies censées contribuer à lamélioration du genre humain. La science, ou un certain usage de la science faisait lobjet daccusations, y compris par des membres de la communauté scientifique. Cependant, par une ruse de lhistoire, la critique légitime de ce progrès-là, celle des sciences, techniques et technologies, sest élargie à la notion de progrès en général. Il y a sous cet angle comme une collusion entre des courants de pensée qui nont pas ou peu de choses en commun, sinon dans la dénonciation réitérée du Progrès devenu une sorte de Grand Satan à léchelle occidentale. Cest là quil faut distinguer, et bien distinguer.
Les écrivains, les premiers, ont fustigé le progrès. Baudelaire dans un célèbre fragment de Fusées lui reproche datrophier en nous toute la partie spirituelle. Flaubert crée avec lapothicaire Homais un type universel : le parangon de ceux qui au nom de la science et du progrès dessinent les contours dune sinistre société hygiéniste. Plus tard Benjamin, dans Sur le concept dhistoire, le métaphorise à travers lanalyse dun tableau de Klee. Sur un plan plus philosophique, sans vouloir remonter à Nietzsche, juste après la Seconde guerre mondiale Adorno insistera dans Minima moralia sur le caractère double du progrès en précisant quil avait toujours développé le potentiel de liberté en même temps que la réalité de loppression. Cest ce que chacun devrait avoir en tête dans la moindre discussion sur la notion de progrès. Celui-ci nest pas uniquement associé aux sciences, techniques et technologies, mais englobe tous les aspects de lactivité humaine. Il faut progresser vers plus de liberté, dégalité, de solidarité, de richesse intérieure, pour saffranchir des pouvoirs, des idéologies, de la raison raisonnante. Il conviendrait en amont de se prémunir contre les amis et les ennemis du progrès. Et donc de ne pas prendre des vessies pour des lanternes, ni même, pour finir sur Jean-Claude Michéa, des lanternes pour des vessies.
3
Le lecteur, après cet éclairage critique, sera sans doute peu étonné dapprendre que pour Jean-Claude Michéa mai 68 a joué un rôle décisif dans lélaboration du capitalisme moderne. On la lu sous dautres plumes : cest lune des figures imposées des penseurs de droite ou de gauche décomplexés (mais pas nécessairement pour les mêmes raisons). Michéa, dans Orwell anarchiste tory, évoque en mai 68 le mythe fondateur de notre modernité. Ce thème se trouvera repris et développé dans les ouvrages suivants du philosophe au point de devenir lun des thèmes récurrents de sa pensée (7)
Lopération vise à réduire mai 68, dune part en lassimilant aux July, Geismar, Cohn-Bendit, Kouchner, et compagnie ; dautre part en y situant les prémices de laccomplissement du capitalisme moderne. Pour ce faire Michéa ne prend en compte (à travers ce quil appelle laspect dominant de 68) que la seule jeunesse estudiantine, voire les nouvelles classes moyennes. Ce cadre posé, mai 68 devient ce moment où le refus de lordre capitaliste a basculé dans lapprobation libérale. Michéa explique ce basculement par, premièrement, le sens de lhistoire revendiqué par les insurgés de mai (un sens de lhistoire décrit comme un mythe reposant sur lidée de progrès) ; en second lieu par limmoralisme inhérent au libéralisme (en lopposant à la morale de la common decency). Certes, notre philosophe écrit par ailleurs que mai 68 na jamais fait que catalyser et précipiter une évolution économique et culturelle dont les racines plongeaient bien plus dans les nouveaux développements du capitalisme de consommation que dans leur contestation officielle. Toutefois il fait suivre cette phrase du constat suivant : Du reste cette évolution sest largement reproduite à lidentique dans lensemble des pays occidentaux quils aient connu ou non léquivalent de Mai 68. Ici le lecteur un tant soit peu logique peut sinterroger. Si cette évolution sest produite à lidentique dans les pays nayant pas connu mai 68 que vient donc faire celui-ci dans cette galère ? Par conséquent, si je lis Michéa dans le texte mai 68 na rien à voir avec les nouveaux développements du capitalisme puisque notre auteur nous explique (et insiste même !) que cette évolution dans dautres pays sest faite en labsence de tels événements. Cest dire une chose et son contraire. Sauf quici pareille contradiction met particulièrement en lumière la vacuité du raisonnement michéen. Quand en présence de deux phrases la seconde, censée confirmer la première, en constitue le meilleur démenti nous tenons là un exemple flagrant de cette confusion quun Michéa élève ici à un niveau rarement atteint.
Notre philosophe y revient pourtant dans de nombreuses pages de la Double pensée. En particulier à travers un entretien accordé à Radio Libertaire sans être un seul instant interrompu par le gentil interviewer. A coté de laspect dit dominant de mai 68, largement traité, Michéa évoque un aspect dominé. Il se réfère ici aux travaux de Kristin Ross pour distinguer un mai 68 étudiant dun mai 68 populaire, tout en avançant que luniversitaire et journaliste américaine aurait définitivement établi pareille distinction. Il sagit chez Ross (dans son livre Mai 68 et ses vies ultérieures ) dune proposition parmi dautres : lintérêt de cet ouvrage résidant dans la documentation proposée. Parlons plutôt dune auberge espagnole dans laquelle Michéa choisit le plat qui lui convient pour le servir à son lecteur. Tout comme il nest pas à un anachronisme près lorsquil relève que Daniel Cohn-Bendit invitait en mai 68 les étudiants parisiens à célébrer le pouvoir émancipateur de toutes les formes de deterritorialisation (ce concept ayant été forgé quelques années plus tard par Deleuze et Guattari). Sur cette lancée Michéa accuse également Dany-le-Rouge davoir incité ces mêmes étudiants à abolir toutes les frontières. On sait quil nen fut rien puisque le pouvoir gaulliste fit savoir de la façon la plus catégorique à Daniel Cohn-Bendit quil existait bien une frontière entre lAllemagne et la France ! Plus sérieusement Michéa reprend la distinction faite plus haut pour nier lexistence en aucune façon dune unité de mai 68. Cest lun des points sur lequel il insiste le plus : ces deux aspects (mai 68 étudiant et mai 68 populaire) nont jamais coïncidé, dit-il, ni ne peuvent être reliés par des passerelles. Une telle distinction, encore recevable le 10 mai, na plus lieu dêtre par la suite. Mai 68 a été, entre autres, la plus grande grève générale qui ait jamais arrêté léconomie dun pays industriel avancé, mais aussi la critique généralisée de toutes les aliénations, de toutes les idéologies et de lensemble de lorganisation ancienne de la vie réelle, et également le refus de toute autorité,de toute spécialisation, de toute dépossession hiérarchique sans oublier le refus du travail aliéné : et donc la fête, le jeu, la présence réelle des hommes et du temps (Internationale Situationniste n° 12 : larticle Le commencement dune époque ).
Mai 68 fut ceci et cela en même temps, et intimement liés. Nous sommes loin des tombereaux dinsanités déversés depuis par les Michéa et consort ! La séparation faite par Jean-Claude Michéa entre deux mai 68, létudiant et le populaire, le premier layant selon lui largement emporté sur le second, relève dune reconstruction autant arbitraire que dérisoire. Tout comme la fiction michéenne dun mai 68 impulsant un nouvel élan au capitalisme vise fondamentalement à brouiller et à occulter autant que possible la réalité, le sens et les conséquences des dits événements pour fourguer la camelote idéologique la plus susceptible de discréditer le type denseignement quil conviendrait encore aujourdhui de tirer de ce beau mois de mai. Plus largement cette fiction sinscrit dans un processus révisionniste qui tend à faire passer mai 68 pour son contraire.
Sans vouloir sortir du sujet il parait utile de sattarder sur le propos suivant de Michéa, concernant Sarkozy (dautant plus que lactuel Président est très peu cité dans le corpus michéen) : Il fallait être un universitaire de gauche pour prendre au sérieux les imprécations de Sarkozy contre mai 68. Allons donc ! La droite (voire certains secteurs de la gauche) qui arborait une mine plus que réjouie au lendemain de ce discours ne les avaient pas prise au sérieux ? Et Michéa dajouter que dans le même discours (celui de Bercy) Sarkozy sen prenait également au culte de largent, au profit à court terme, à la spéculation et aux dérives du capitalisme financier. On sait ce que valent de tel propos chez Sarkozy. Mais en quoi cela invaliderait les imprécations sarkozistes sur mai 68 ? Celles-ci dailleurs ne dataient pas davril 2007. Il y en avait eu dautres, auparavant. Mais ces imprécations là eurent plus de résonance que les précédentes. Au point que des commentateurs prétendirent que Sarkozy avait définitivement enterré mai 68 à Bercy. Il ny aurait donc que Michéa à ne pas vouloir prendre au sérieux le discours de Sarkozy dans lenceinte de Bercy ? Il y a une explication et nous allons voir laquelle.
Reprenons ce fameux discours. Que disait donc Sarkozy ce jour davril 2007 sur mai 68 ? Très médiatisés (ils représentaient dailleurs la moitié de ce discours) ces propos furent largement reproduits par la presse tous genres confondus. Ils sont bien connus et je ne les reprendrai pas. Cependant, et plus particulièrement à Bercy, Sarkozy parlait Michéa en renvoyant aux thèses défendues par notre philosophe sur la délinquance, lautorité, lécole, les repères éthiques, les valeurs morales, la gauche héritière de 68, le mérite, la famille, etc., etc., etc. Il sagit dun secret de polichinelle : ce discours a été écrit par Henri Guaino (8). On nexclura pas que Michéa puisse figurer parmi les auteurs et penseurs ayant inspiré le conseiller spécial du futur président.
Au début de son mandat présidentiel on sait que Sarkozy avait contacté Manuel Valls, parmi dautres personnalités de gauche, pour lui proposer dentrer dans le gouvernement Fillion (ce qui était déjà un signe de reconnaissance). Contrairement aux Kouchner, Besson et Jouyet (qui ne pouvaient espérer mieux au P.S.), Valls refusa. Lhomme est ambitieux, et cette ambition avait selon lui plus à gagner au P.S. Sarkozy dut sy résoudre. Mais il comprit assez rapidement que Valls lui serait plus utile au P.S. quau gouvernement. Nous en avons eu la confirmation.
On pourrait élargir ce propos. En létendant par exemple aux penseurs et philosophes qui ne seraient pas sans partager un certain nombre de valeurs avec lactuel hôte de lÉlysée sans pour autant faire preuve dallégeance. Dans une telle configuration un Michéa parait évidemment plus utile quun Glucksmann ou un Ferry.
4
A quoi sert Jean-Claude Michéa ? Avant de répondre à cette question encore faut-il préciser pourquoi une telle pensée prospère pareillement en ce début de XXIe siècle. Michéa apparaît en 1995 sur la scène intellectuelle avec un ouvrage consacré à Georges Orwell, et ne la quittera plus (auparavant cet ancien communiste avait traversé une période gauchiste avant et après mai 68, pour revenir deux ans plus tard dans le giron du P.C.F., un parti quil quittera finalement en 1976). Sans avoir la réputation de quelques uns de ses collègues philosophes, et sans bénéficier de relais au sein de lUniversité Michéa a vu néanmoins ses lecteurs augmenter de livre en livre. Un lectorat aujourdhui dune grande diversité qui va de libertaires ou dancien radicaux à la droite de la droite, en passant par différentes variétés de réactionnaires avoués. Un tel grand écart na pas déquivalent dans le monde intellectuel de ce début de siècle. On ne sattache pas pareils publics (à ce point diversifiés) sans tordre le cou à quelques concepts, ou rendre la confusion encore plus confuse en pratiquant lamalgame avec un art consommé. La critique du libéralisme, devenue au fil des ouvrages de lauteur lune des marques de fabrique de Michéa, passe chez lui par une critique incessante, voire obsessionnelle des gauche et extrême-gauche (regroupées généralement par Michéa sous la rubrique libéralisme culturel) sur un mode que la réponse à la question - à quoi sert Jean-Claude Michéa ? - explique en partie. Cette critique du libéralisme reprend par ailleurs une antienne bien connue (la délinquance, linsécurité, lécole, les murs, etc.), en des termes danalyse proches de ceux qui, par exemple, ont concouru à lélection de Sarkozy en 2007. La différence étant que Michéa laccompagne dune critique du capitalisme. On y reviendra plus loin.
Cette confusion se trouve redoublée par le fait que les fondements de la pensée de Michéa reposent sur une notion, la common decency, empruntée à George Orwell, qui sous la plume de notre philosophe sapparente beaucoup plus à une fiction quelle ne traduit une réalité observable. Que peut-on alors construire sur de telles fondations ? : de lanti-intellectualisme, il est vrai ; une défense et illustration du populisme, surtout ; une mise en accusation de la modernité, aussi. Ceci et cela au nom des vraies valeurs, celles des gens ordinaires. Donc de quoi satisfaire des publics déboussolés cherchant des certitudes à bon compte. Cest un peu court, et encore plus discutable. Michéa ne semble pas également réaliser quil se situe sur le même terrain (moral) que quelques uns de ceux quil fustige et brocarde dun livre à lautre : défenseurs des sans-papiers, droitsdelhommistes, citoyennistes, etc. Alors que la référence à la common decency prend chez Michéa des aspects pourtant plus moralisateurs que lordinaire des interventions, déclarations ou écrits de ses habituelles têtes de turc.
On repose la question : à quoi sert Michéa ? Les livres de ce philosophe trouvent un écho favorable auprès des déçus du radicalisme, du gauchisme, voire de la gauche. Des déceptions qui cependant ne se confondent pas : le coté auberge espagnole des ouvrages de Michéa offrant la possibilité aux uns comme aux autres de faire leur marché en trouvant ici ou là une argumentation censée répondre à la nature de cette déception (ou de leur ressentiment). Parallèlement, le fort intérêt que suscitent les ouvrages de Michéa dans la presse de droite, voire dans des cercles situés à la droite de la droite sexplique en premier lieu par la virulence des critiques de Michéa à légard de la gauche, et plus particulièrement des intellectuels de gauche (elles constituent des boites à outil pouvant le cas échéant être utilisées par le prêt-à-penser de la droite). Mais un tel succès doit aussi être mis ici sur le compte de la défense des valeurs traditionnelles (de la famille au mérite, en passant par le travail (9), le civisme, la sédentarité, le patriarcat (10)). Soit la preuve par Michéa que la critique du capitalisme peut être reprise par cette droite à la manière dun fétiche : en gommant, occultant ou travestissant toute véritable critique du système capitaliste et de la société marchande. On retrouve là, toute proportion gardée, une situation comparable à celle de lentre-deux-guerres, quand des intellectuels et des groupes situés à droite ou à lextrême-droite pourfendaient le capitalisme et les ploutocraties. On ajoutera, pour ne rien oublier, que critique du Capital et défense des valeurs traditionnelles (en mettant de coté la question de lURSS et des démocraties populaires) représentaient encore lessentiel du bagage intellectuel dun militant communiste durant les années 60.
Enfin substituer au terme prolétariat celui de peuple na rien dinnocent. Même si le premier désigne moins quauparavant la classe devant dissoudre les classes existantes nous ne passerons nullement par pertes et profits le processus démancipation, son corollaire. Il arrive parfois à Michéa de parler démancipation, mais cest chez lui un mot creux, dépourvu de toute signification, puisque la mention réitérée dun cétait mieux avant, de plus en plus présent dans ses écrits, sinscrit structurellement en faux contre lidée même démancipation (et il va de soi de toute perspective révolutionnaire). Nous sommes avec Michéa dans le registre de la restauration : ici la restauration du monde des vraies valeurs, celles selon lauteur des gens ordinaires. Le paradoxe étant que ce type de pensée réactionnaire se trouve repris et illustré par un philosophe venant de la gauche (et se réclamant de surcroît dun socialisme des origines). Mais sans doute fallait-il passer par la case Michéa (et cela vaut pour dautres, bien évidemment) pour renouveler un genre en voie dessoufflement ou réservé aux seuls membres du sérail. Dans une époque marquée affirme-t-on par le discrédit des idées révolutionnaires et utopiques un tel talent devait nécessairement trouver à semployer. Certains parleront dun tour de force. Nous le relativiserons en renvoyant le lecteur aux raisons conjoncturelles exposées ci-dessus. Ce qui revient à dire que Michéa est également le produit de cette époque.
Max Vincent
novembre 2011
(1) Il sagit de la définition du dictionnaire Le Robert. Certes Michéa, au détour dune phrase, évoque linterdiction religieuse (pour la gauche) de regarder en arrière, ou la pure et simple foi religieuse qui a remplacé la critique sociale . Pourtant il lui faudrait dautres biscuits pour quon veuille lui accorder du crédit. Ceci ou cela est dit en passant, sans le début du quart dune argumentation. Michéa aurait été plus inspiré de prendre comme exemple léconomie (et lactualité de cet automne 2011 en fournit maints exemples) pour donner quelque pertinence à son propos. En dehors de la raison économique point de salut, nous proclame-t-on. On imagine ce que Sade (pour citer un auteur que Michéa déteste) écrirait aujourdhui à ce sujet sur le mode de Dialogue entre un prêtre et un moribond. A lun des représentants de cette nouvelle prêtrise, qui sétonnerait de le voir reprendre du service (Mais, mon cher marquis, la transcendance divine sefface aujourdhui devant limmanence marchande. Vous devriez donc être comblé. De quoi vous plaignez-vous ?), Sade, nous prenons le lecteur à témoin, répondrait ceci :
- Vous ny êtes pas ! Pourquoi serais-je satisfait ? Parce que, à bien regarder, je retrouve lautre putain ! Elle sest débarrassée de ses oripeaux, de ses vapeurs encens, de ses petits secrets, de ses pompes, de son carnaval, de ses génuflexions, de ses sophismes et prédications pour reparaître sous dautres traits. La croyance sest déplacée sur un autre objet, si vous préférez. Les hommes ne sinclinent plus sous le poids de leurs fautes, ne craignent plus les jugements de lau-delà, nimplorent plus le crapaud de Nazareth : ils sen remettent à léconomie. Ce dieu dont la matérialité saffirme au quotidien reste néanmoins une abstraction. Et nul nest tenu de lhonorer. Malin va ! Et puis, lair de rien, insidieusement, lon finit par sexprimer dans sa langue, à lui. Vous ne saisissez pas ? Mais le langage usuel devient colonisé par celui de léconomie ! Plus rusé que lancien, ce dieu-là peut se payer le luxe de seffacer derrière son concept. Et surtout ne me parlez pas de fatalité ! Votre fatalité économique nest quun utilitarisme érigé en morale !
(2) Une femme marche dans le désert, son enfant balançant le long des hanches : un enfant qui ne sait rien des frontières et marche avec la lumière (Enfants ne tuez jamais / En vous ce désir nommé / Nomade ).
(3) Ou qualifié dextrême-droite, selon certains commentateurs. Nayant pas approfondi une question somme toute secondaire, nous en resterons là.
(4) Dans Le complexe dOrphée, encore, Michéa reprend sans craindre le ridicule le langage de léconomie pour traduire la guerre impitoyable que mènent le libéralisme et les gauches contemporaines contre la common decency : la décision de privatiser toutes les valeurs communes (à commencer par celles de la common decency ). Ceci, pour faire bonne mesure, saccompagnant dune citation dun Marx qui nen peut mais.
Dans le même ordre didée (Le complexe dOrphée, toujours), en référence à la fameuse (et fumeuse) coupure épistémologique, Michéa accuse Althusser davoir ainsi déligitimé lexpérience vécue des classes populaires pour asseoir le pouvoir universitaire des nouvelles classes moyennes. Alors que dans un livre précédent, Michéa félicitait le même Althusser davoir tordu le cou au concept daliénation (incompatible avec la notion de common decency) Cest manquer particulièrement de suite dans les idées parce quon pourrait ici également convoquer cette coupure épistémologique aux mêmes fins dexplication. Marx doit rigoler un bon coup dans sa tombe.
(5) Lun de ces couplets, en provenance du Complexe dOrphée, sattarde sur la notion de vol. Michéa parait bien naïf, ou mal informé, à moins dêtre en présence dun déni de réalité (fréquent chez lui), quand il prétend que seule la jeunesse bourgeoise contestataire fauchait dans laprès 68 (il cite exemple à lappui celui de la librairie Maspéro). Il y avait peut être parmi les faucheurs quelques uns de ces jeunes bourgeois (pas trop gauchistes cependant, compte tenu de linterdit que pouvait représenter pour les militants de lextrême-gauche, trotskistes plus particulièrement, la fauche chez un camarade libraire et éditeur). Ces faucheurs en vérité, je puis en témoigner, étaient majoritairement de jeunes prolétaires (anars et situs) qui ne faisaient pas de différence entre La joie de lire et les autres librairies parisiennes (et pourquoi lauraient-ils faite ?).
Michéa semble dailleurs ignorer la tradition anarchiste de la reprise individuelle selon laquelle le vol était un droit : voler les riches, les bourgeois, les possédants, cest faire restituer à tous ceux là leurs richesses mal acquises. Certes cette pratique ne faisait pas exactement lunanimité au sein du mouvement anarchiste mais en 1897 le point de vue du Libertaire (En affirmant le droit au vol nous devons faire remarquer que nous ne parlons pas dun droit naturel né avec lhomme et ne devant séteindre quavec lui. Pour les asservis nous considérons le droit au vol comme le droit opposé au droit dexploitation que les possédants ont pris) reflétait celui de la grande majorité des anarchistes.
(6) http://www.lherbentrelespaves.fr/html-textes/edn.html
(7) La thématique haro sur mai 68, très présente dans les précédents ouvrages de Jean-Claude Michéa (surtout La double pensée), est curieusement absente des pages du Complexe dOrphée.
(8) Bernard-Henri Levy sest retourné contre Henri Guaino (après le discours de Dakar) pour lui faire porter la responsabilité des discours de Sarkozy. Depuis toujours les hommes politiques, très majoritairement, se font aider par leurs conseillers ou des plumes extérieures (tel Berl avec Pétain) pour rédiger leurs discours. Un texte écrit par Emmanuel Berl reste un discours de Philippe Pétain (La terre ne ment pas ou Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal) et un texte écrit par Henri Guaino reste un discours de Nicolas Sarkozy. Il faut posséder un pois chiche à la place du cerveau pour prétendre le contraire. Les amis de BHL peuvent toujours répondre quil sagissait dune attitude tactique : leur grand homme étant lami de Sarkozy (mais ayant voté Royal) il ne lui était pas possible dexprimer frontalement son désaccord, etc. Si le ridicule tuait, il y a belle lurette que nous serions débarrassés de Bernard-Henri Levy.
(9) Il ne faut pas prendre trop au sérieux la mention dans une page du Complexe dOrphée du droit à la paresse (dailleurs Michéa ajoute dans la foulée quelle ne saurait être confondue avec la simple fainéantise : ce qui ne manque pas de sel !). Dans une autre page il cite le pamphlet anarchiste Travailler, moi ? Jamais ! (Michéa réduit cette lecture à un appel élitiste à vivre aux crochets dautrui : du concentré de Michéa !) en précisant que son auteur, Robert. C Black, serait devenu lun des indicateurs de la police de Seattle. Ce qui paraît exagéré pour relater une sombre histoire de drogue se terminant en eau de boudin, avec son habituel lot de dénonciations. Nen sachant pas davantage nous en resterons là. En revanche nous conseillons vivement la lecture de ce roboratif petit ouvrage de Bob Black, une excellente contribution à la critique du travail. On imagine facilement Michéa sétranglant dindignation en le lisant.
(10) La référence patriarcat nest pas explicitement revendiquée par Michéa mais la condamnation sans appel du matriarcat dun livre à lautre ne laisse pas de place au doute. Michéa écrit, au sujet de ceux quil nomme les innombrables militants de lextrême-gauche libérale : ils ont certainement quelque chose à voir avec le meurtre du père et la soumission parallèle à une mère dévorante . Ces lignes sont à mettre en résonance avec un autre passage de La double pensée où linspecteur Michéa, après avoir enquêté sur des formes maternalistes demprise (...) difficile à reconnaître parce que déjà invisibles aux yeux de ceux (ou de celles) qui les exercent, finit par trouver le coupable en la personne de Saint François dAssise (fondateur, précise Michéa, dun ordre voulant réaliser une égalité absolue). Bon sang, mais cest bien sûr ! Et notre Bourrel doccasion conclut ainsi son enquête : Il serait peut-être temps de sinterroger sur ce que linconscient de la gauche extrême doit à la spiritual!ité franciscaine et spirituelle. Sauf que dans Le complexe dOrphée nous navons pas eu lexplication attendue. On se consolera avec ce savoureux couplet sur linvisibilité retorse du matriarcat dont le coté burlesque naura échappé à personne.