CES LÈVRES QUI REMUENT







Essai sur DIMITRI CHOSTAKOVITCH






En me privant des mers, de l’élan, de l’envol
Pour donner à mon pied l’appui forcé du sol
Quel brillant résultat avez-vous obtenu ?
Vous ne m’avez pas pris ces lèvres qui remuent ! “

Ossip Mandelstam































Pourquoi écrire sur Dimitri Chostakovitch ? Il n’est pas certain que ma réponse eut été la même, voilà vingt-cinq ans. L’oeuvre de Chostakovitch pendant longtemps nous parvint déformée, vidée du sens que nous lui reconnaissons aujourd’hui. Le contexte politique, celui de la “guerre froide”, l’expliquait en partie. Les années soixante-dix furent, dans cette histoire, décisives. Des témoignages, ceux des dissidents et rescapés de l’univers concentrationnaire, vinrent s’inscrire en faux contre les histoires officielles, ou du moins les corrigèrent très sensiblement. C’est dans ce processus de “reconnaissance historique” que parurent (en 1980 pour l’édition française) les “Mémoires” de Chostakovitch. Certes ce Témoignage (recueilli par Solomon Volkov), qui fit alors l’effet d’une bombe, reste controversé (1). Mais la publication de plusieurs autres documents, celle de correspondances ou d’écrits biographiques, ensuite, confirma plus qu’elle n’infirma le portrait brossé dans ces “Mémoires”. Par delà le personnage Chostakovitch, dont ces témoignages détruisaient l’imagerie encore dominante, il était enfin permis, possible et légitime d’écouter cette musique pour elle-même (si l’on peut dire !). Ou, pour l’exprimer autrement : l’homme qui se révélait tel ne pouvait avoir écrit une oeuvre formatée selon les critères idéologiques qu’on lui prêtait encore vers la fin des années soixante-dix.
Comment le biographique peut-il à ce point interférer sur le commentaire musical ? N’est-ce pas exagéré ? Soyons clair. Il serait vain de tenir le même discours sur des musiciens comme Britten, Dutilleux ou Messiaen ; sur aucun autre musicien, même. J’aurai souvent l’occasion de revenir sur les relations particulières qu’entretiennent les oeuvres de Chostakovitch avec leur temps. Car il semble difficile de comprendre quoi que ce soit à cette musique sans avoir quelques connaissances sur l’époque et les conditions dans lesquelles Chostakovitch écrivit l’oeuvre que l’on sait (et qui nous est parvenue dans son intégralité à la fin du siècle dernier).
Alors, avant 1980, comment recevait-on la musique de Chostakovitch ? Mal, en ce qui concerne la France (il faudrait nuancer pour les pays anglo-saxons). A lire certains commentateurs (2) Chostakovitch se révélait être le chantre par excellence du réalisme-socialiste en musique. Cela peut faire sourire aujourd’hui, mais durant les années cinquante et soixante, certains (des communistes ou communisants) s’y référaient de manière positive, et d’autres (des libéraux, pour simplifier) de la façon la plus négative : en traitant par le mépris ou la commisération (quand ils ne les vouaient pas aux gémonies) les compositions de Chostakovitch. Dans cet ordre d’idée c’est souvent au nom du “progressisme en musique” que la musique de Chostakovitch se trouvait condamnée. Là aussi, il convient de rappeler dans ce contexte de “guerre froide” l’instrumentalisation de l’oeuvre de notre musicien par les idéologues soviétiques pour savoir de quoi l’on parle. Du coté des contempteurs occidentaux de Chostakovitch il fallait plutôt évoquer quelque surdité (et des préjugés lés à leur méconnaissance du système soviétique). Reconnaissons cependant à ceux-ci des circonstances atténuantes. De larges pans de cette oeuvre (et non des moindres !) restaient méconnus, voire ignorés.
D’autres publications, avant ce Témoignage, avaient en quelque sorte préparé le terrain. En même temps que les voix des dissidents du bloc soviétique se faisaient entendre paraissaient dans le monde occidental des ouvrages de l’importance de L’archipel du Goulag de Soljenitsyne (pour ne citer que celui-là). Dans la foulée de cette masse de documents et de témoignages, lesquels donnaient un large coup de projecteur sur une histoire plus ou moins occultée, ces “Mémoires” apportaient un démenti sans appel à l’hagiographie soviétique, mais aussi aux interprétations et relectures occidentales. La musique ne pouvait qu’y gagner. Certes, nous sentions comme un frémissement depuis plusieurs années. Le nom de Dimitri Chostakovitch revenait plus souvent dans les programmes des salles de concert, ceux de France-Musique, ou dans les pages des magazines musicaux. Une page se tournait. A cette découverte (ou redécouverte) associons pour l’hexagone les noms de Paul-Émile Barbier, Harry Halbrech, Marcel Marnat, Patrick Szersnovicz, et quelques autres.
Pourtant, de part ce phénomène de reconnaissance, et du mouvement de balancier qu’il entraînait, ne risquait-on pas de passer d’un extrême à l’autre, c’est à dire du “communiste sincère” (ou “musicien officiel soviétique” et “parangon du réalisme socialiste” pour l’autre boutique) à un dissident ? D’aucuns, il est vrai, franchirent ce pas. C’était beaucoup moins dommageable pour la musique de Chostakovitch mais il y avais comme un abus sur le terme. Et cela revenait d’une certaine manière à évacuer la spécificité de Chostakovitch. Celle d’un compositeur qui confiait à sa musique le soin de traduire des sentiments qu’il ne pouvait exprimer publiquement. On relève d’ailleurs à ce sujet un extraordinaire paradoxe. Ceux qui en URSS s’intéressaient ou avaient accès à la “musique classique” (plus nombreux que leurs homologues de l’autre coté du rideau de fer) savaient pour la plupart à quoi s’en tenir quand Chostakovitch (après 1937) lisait des déclarations qu’il n’avait pas écrites et avec lesquelles il se trouvait en désaccord. Ces citoyens soviétiques n’étaient pas dupes du caractère “obligé” de l’exercice. Lors des concerts ces mêmes auditeurs traduisaient, comme on savait le faire dans les régimes totalitaires, les sentiments exprimés par le compositeur. Cette musique évoquait leur condition, leurs peurs et leurs angoisses, voire leurs espérances. C’était un miroir en quelque sorte que leur tendait Chostakovitch. Les bureaucrates, les hommes d’appareil et autres apparatchiks savaient également de quoi il en retournait quant à la prétendue allégeance de Chostakovitch et des artistes dont le renom pouvait servir les intérêts du régime. On utilisait ces créateurs sur un mode qui rappelait celui des intellectuels occidentaux que Lénine appelait des “idiots utiles”. A la différence près que la menace d’une arrestation ou d’une déportation continuait à planer au dessus de la tête des premiers, telle une épée de Damoclès. Le système fonctionnait ainsi.
En revanche, en Occident, les uns (les staliniens), et les autres (les libéraux) prenaient pour argent comptant tout propos sortant de la bouche de Chostakovitch (pour des raisons inverses évidemment). A la décharge des seconds, comme je l’ai déjà suggéré, ils ne disposaient pas d’informations, ni des indispensables documents cités plus haut qui leur auraient permis de revoir leur copie et de rectifier le tir. Pourtant, à l’écoute des Huitième, Dixième et Treizième symphonies (pour citer des oeuvres alors disponibles dans le catalogue des Éditions du Chant du monde) la question mérite d’être reposée : pourquoi nos critiques musicaux (du moins la majorité d’entre eux) sont ils ainsi restés “droits dans leurs bottes” ?
Ce débat, ou ces querelles, appartiennent à une époque révolue. Aujourd’hui Chostakovitch est joué partout dans le monde. Il semblerait même que sa Cinquième symphonie ait été l’oeuvre symphonique la plus jouée (et la plus enregistrée) à la fin du XXe siècle. L’histoire du compositeur russe est maintenant bien connue. La publication en France de la biographie de Krzysztof Meyer (3) semble avoir dissipé les dernières zones d’ombre. Chacun s’accorde sur les souffrances qu’endura Chostakovitch durant la période stalinienne. On reconnaît sans barguigner qu’il fut la victime d’un régime totalitaire. La cause parait entendue, du moins dans le registre biographique. La parole, donc, reste à la musique. Rien que la musique ?
En 1989, Pierre Boulez déclarait (dans des propos recueillis par la revue Diapason ) : “Quant à Chostakovitch, l’ombre de Mahler pèse lourdement sur lui, ce qui n’arrange rien. Je ne pense pas du tout qu’il y ait actuellement nécessité d’un retour vers la tonalité. Faire du pseudo-Malher, est-ce bien nécessaire ? Ce qui est fait et bien fait, pourquoi le refaire dans l’inactualté et l’amoindrissement ?”. Boulez n’a pas pour habitude de prendre des gants. Ses opinions sont tranchées. Il ne ménage personne, à part quelques “compagnons de route” et les compositeurs dont il défend les oeuvres depuis plus de cinquante ans. S’il fut naguère injuste à l’égard de Berg, voire de Bartok, il est ensuite revenu sur ces partis pris. On peut le trouver arrogant, fustiger son autoritarisme, déplorer son pouvoir occulte auprès de certaines institutions musicales. Il n’empêche : Boulez a le plus souvent raison face à ses contradicteurs. Mais, pour revenir à Chostakovitch, Boulez se trompe ici sur toute la ligne. Certes, j’y reviendrai en temps utile, parler de filiation malhérienne pour Chostakovitch relève d’une évidence. Mais on pourrait en dire autant, sinon plus, d’Alban Berg. Et personne n’en accable l’auteur de Wozzeck. Chostakovitch n’a jamais caché son admiration pour Mahler, ni l’importance du musicien viennois sur son propre travail compositionnel. Mais cette influence, surtout perceptible dans la Quatrième symphonie, doit être ensuite relativisée. Elle ne peut en aucun cas être évoquée dans les termes de Boulez. Chostakovitch n’a jamais fait de “pseudo Mahler”. La moindre oreille exercée reconnaît d’emblée le ton particulier du compositeur russe (y compris dans sa Quatrième symphonie). Et puis influence ne signifie pas mimétisme. Voilà pour “l’amoindrissement”.
“Inactualité” ? Parlons en. Je laisse ici Boulez pour reprendre le fil de ma démonstration. L’avant garde qui s’exprime dans la Russie des années vingt (et à laquelle Chostakovitch de trouve rattaché avec la Première sonate pour piano, les Aphorismes pour piano, la Seconde symphonie, et l’opéra Le Nez ) voit ses exigences sérieusement réduites au début de la décennie suivante. Le désormais célèbre article de 1936 inspiré par Staline, “La cacophonie en musique” (qui à travers l’opéra Lady Macbeth du District de Mzensk, s’en prend violemment au “formalisme” de Chostakovitch) se veut lourd de menaces pour qui voudrait encore écrire dans un langage musical “avancé” (ce que le rédacteur de l’article appelle “cacophonie”, “chaos musical”, “gauchisme”, “formalisme petit-bourgeois”, “hermétisme”). Chostakovitch, par conséquent, après une période que l’on peut qualifier d’expérimentale ou de moderniste, a ensuite usé d’un langage strictement tonal durant de longues années (lesquelles correspondent à celles de la terreur stalinienne et du “dégel” kroutchévien), avant de s’émanciper un tant soit peu de la tonalité vers la fin de sa vie (quelques emprunts à la grammaire sérielle). Ceci pour les grandes lignes : les années 1930-1934 apparaissent par exemple comme une période de transition due aux incertitudes de Chostakovitch quant à l’évolution de son langage musical.
On est alors tenté de poser la question suivante : quelle musique Chostakovitch aurait-il alors composé si l’histoire de la Russie eut été toute autre après 1936 ? Harry Halbrech affirme à ce sujet, dans un article traitant (entre autres opéras de la “compassion sociale”) de Lady Macbeth : “S’il n’avait pas été la victime de Staline, Chostakovitch serait sans doute devenu le plus grand de tous les chantres de la compassion sociale, au lieu de nous accabler d’innombrables symphonies”. Parmi celles-ci figurent les indispensables Cinquième, Sixième, Huitième, Dixième, Treizième, Quatorzième et Quinzième symphonies : excusez du peu ! Sinon, il est vrai que que Chostakovitch projetait d’écrire deux autres opéras (Lady Macbeth constituant le premier volet de cette trilogie) consacrée au destin de femmes russes dans des époques différentes. La question reste ouverte. On ne voit d’ailleurs pas comment il pourrait y être répondu. Il s’agit d’hypothèses qui renseignent surtout sur la relation d’un commentateur à l’oeuvre de Chostakovitch. Et j’ajoute que le fait de poser pareille question n’a pas véritablement d’équivalent dans l’histoire de la musique.
Nous savons, en revanche, qu’aucun livret d’opéra ne pouvait à la fois correspondre aux exigences de Chostakovitch et à celles du pouvoir. Celles-ci et celles-là s’avéraient à partir de 1937 parfaitement contradictoires. Il semblerait, si l’on en croit des sources biographiques, que le musicien russe n’avait pas renoncé à écrire un opéra vers la fin de sa vie (Le Moine noir d’après Tchekov, selon Solomon Volkov). Il lui aurait fallu pour cela des forces, de l’énergie, une puissance de travail que la maladie lui refusait. On peut le regretter. Mais était-ce encore une forme qui pouvait lui convenir ? A l’écoute de ses dernières oeuvres, et plus particulièrement des Treizième et Quinzième quatuors il est permis d’en douter. Si Chostakovitch après Lady Macbeth n’a plus écrit d’opéra, il n’est pas d’interdit d’entendre dans la Treizième symphonie et la cantate La Mort de Stenka Razine quelque écho d’un désir contrarié. C’est aussi une façon de replacer le compositeur dans une tradition russe qu’il n’avait jamais véritablement quittée. Et pourtant ce mot “tradition” semble peu approprié pour traiter de larges pans de cette oeuvre. Ne faut-il pas procéder différemment pour éviter de faire ainsi le grand écart entre ces deux Chostakovitch : entre l’ancien et le moderne (en simplifiant) ?
Je vais repasser par Mahler (et Berg) pour mieux revenir à Chostakovitch. Dans la dernière partie de sa vie (à travers un corpus comprenant les ouvrages Mahler, une physionomie musicale et Alban Berg, le maître de la transition infime, ainsi que les articles Musique et musique nouvelle et Vers une musique informelle ), Adorno évoque chez Mahler et Berg une autre forme de modernité. Alors que la musique du premier trouve son accomplissement en réintégrant des éléments apparemment régressifs, celle du second conserve des références tonales à l’intérieur d’un cadre sériel : toutes deux, en quelque sorte, refusent de soumettre le sujet à la logique du matériau. Ou encore, comme le remarque Philippe Albéra (commentant Adorno) : “Le recours à l’archaïsme, à ce qui est dépassé ou déchut, écarté par la logique du progrès, est justement ce qui sauve le sujet de son propre anéantissement dans le déterminisme absolu ou l’indétermination totale”. Dans ces années là Adorno prenait des distances avec le sérialisme strict (“le déterminisme absolu”), mais aussi le courant représenté par John Cage (“l’indétermination totale”). Ceci expliquant cela, le philosophe et musicologue allemand, confronté à certaines des “impasses de l’avant garde” (en particulier la volonté chez de nombreux compositeurs sériels de mesurer la progrès de la composition à celui de ses moyens techniques), éprouve le besoin de proposer cette “autre modernité” (à condition de bien distinguer ces deux concepts : Adorno privilégiant l’idée de “modernité” à celle “d’avant garde”).
Chostakovitch, si l’on reprend l’analyse adornienne, devrait être associé à Mahler et Berg dans la définition plus haut proposée. Certes le philosophe allemand ne connaissait pas véritablement la musique du compositeur russe. On ne trouve que deux références (plutôt négatives) sur ce dernier dans ses abondants écrits musicaux. Et nullement en relation avec le thème ici traité. Cependant, soit dans dans la première partie de son oeuvre (la Première sonate pour piano, les Aphorismes, la Deuxième symphonie, Le Nez, Lady Macbeth, la Quatrième symphonie, pour illustrer un courant moderniste se différentiant de la Seconde école de Vienne ; soit dans la partie médiane (les Huitième et Dixième symphonies, les Troisième et Cinquième quatuors, pour cette capacité comme chez Mahler de poser la question de savoir “comment des ruines du monde musical réifié peut sortir une totalité vivante” (Adorno)) ; soit dans la dernière partie (le Second concerto pour violoncelle, la Quatorzième symphonie, Les Sonnets de Michel-Ange, les Douzième, Treizième, et Quinzième quatuors, pour signaler la présence de structures atonales) la musique de Chostakovitch s’inscrit dans cette “autre voie” proposée par Adorno.
Cette association (Mahler, Berg, Chostakovitch) prend encore plus de sens quand on aborde la question de la subjectivité. Adorno pose quelques jalons lorsqu’il écrit : “Ce qui est inhumain, c’est l’oubli, puisqu’on oublie la souffrance accumulée : car la trace de l’histoire sur les choses, les mots, les couleurs et les sons est toujours celle d’une souffrance passée”. Cette catégorie (la subjectivité chez Adorno), précise Philippe Albéra, “peut seule, par son irrationalité même, dépasser les contradictions en les assumant sans tomber dans la réification”. Nous sommes au coeur du sujet. J’ai plus haut évoqué les relations de Chostakovitch avec l’histoire. C’est en se référant à cette conception de la subjectivité selon Adorno qu’il devient possible d’affirmer que la musique de Chostakovitch s’insurge plus qu’aucune autre contre la condition faite à l’homme. C’est d’ailleurs principalement la thèse de cet essai. Ceci vaut pour les oeuvres les plus autobiographiques (à l’instar du Huitième quatuor ) ; mais aussi pour celles qui se collettent avec la folie meurtrière des pires “années staliniennes” ; ou encore pour celles, les dernières, qui nous font entendre un “au delà du désespoir” où la mort même n’a rien d’une consolation.
Il convient pour le traduire de faire ressortir l’essentiel dans une oeuvre dont le catalogue, en terme d’opus, ne manque pas d’impressionner. Contrairement à celles de Mahler et de Berg, les compositions de Chostakovitch s’avèrent quantitativement d’un intérêt inégal. Le compositeur ne l’ignorait pas. Les circonstances historiques, le plus souvent, expliquent ce phénomène de dispersion. Cette irrégularité est l’une des raisons pour lesquelles d’aucuns continuent à faire la fine bouche au sujet de Chostakovitch. Pourtant nul aujourd’hui ne se focalise plus sur les oeuvres propagandistes que le musicien russe dut écrire au plus fort du glacis stalinien. Chacun sait ce qu’il en relevait de l’obligation qui lui était alors faite. Il y eut encore par la suite deux ou trois compositions de ce type, d’une médiocrité voulue, délibérée et assumée, mais qui par ailleurs pouvaient satisfaire les commanditaires (on ne traverse pas quarante ans de stalinisme sans devenir quelque peu duplice). En tout cas l’écart qui sépare Octobre et Fidélité des oeuvres, leurs contemporaines, du dernier Chostakovitch (que la postérité retient et qui forment le bloc le plus cohérent de la carrière du musicien) est incommensurable.
Le risque (moindre cependant) serait, dans la continuité du succès rencontré par la valse de la Deuxième suite pour orchestre de jazz, de voir se dessiner une autre figure de Chostakovitch, celle d’un compositeur de musique légère : en puisant dans le catalogue des années 1929 à 1935 (les musiques de scène composées pour le théâtre), ou en exhumant les nombreuses musiques de film écrites jusqu’au milieu des années soixante. Toute l’oeuvre de Chostakovitch, il va de soi, doit être enregistrée. Mais il importe de faire le tri entre les compositions contingentes, qui n’apportent rien de plus à la connaissance du compositeur (qui risquent même de brouiller les lignes), et celles dont je rendrai compte plus loin, qui placent Chostakovitch parmi les plus importants musiciens du XXe siècle.
Certaines des pages de cet essai pourront paraître polémiques. D’autres risquent de heurter certaines convictions. Il n’est pas sûr que tous les lecteurs retrouveront dans ce portrait musical leur Chostakovitch. Peut être, après tout, en va-t-il mieux ainsi. Un Chostakovitch consensuel ne m’aggrérait pas. Celui que j’illustre et défend ne rentre pas dans cette catégorie, assurément. N’est ce pas aussi, par delà la figure de ce compositeur, une manière d’affirmer la primauté du sens en musique ? (4)
S’il m’a fallu faire la part des choses pour essayer de rendre à Chostakovitch sa vérité musicale, le musicien aux 147 opus reste par certains cotés une énigme. La logique se trouve parfois prise en défaut si l’on tente, dans des périodes bien précises il est vrai, d’établir quelque cohérence, même de manière paradoxale, entre les compositions du musicien russe et le contexte politique du moment. On relève certes deux grandes ruptures dans la vie de Dimitri Chostakovitch. La plus importante, celle de 1937, infléchit en profondeur l’orientation musicale du compositeur. Puis celle de 1948, celle de l’année du “décret Jdanov”, installe jusqu’à la mort de Staline, et même au delà, la dichotomie oeuvres publiques et oeuvres privées (ces dernières n’étant créées que durant la période kroutchevienne). On pourrait même évoquer 1969, l’année du début de la maladie qui assombrit encore davantage l’oeuvre de Chostakovitch.
Si l’on met entre parenthèse l’époque située entre la fin de la composition du Nez et le début de celle de Lady Macbeth (dans la mesure où le phénomène de “régression musicale” évoqué plus haut s’explique autant par l’obligation de répondre à des commandes pour la scène et le cinéma qu’en raison des incertitudes musicales du moment), il n’en va pas de même pour les années qui suivent la mort de Staline. Après la création de la Dixième symphonie Chostakovitch ne compose pas d’oeuvre digne de sa plume avant le Premier concerto pour violoncelle, six ans plus tard (en mettant de coté la Onzième symphonie, une composition pour le moins problématique). On sait aujourd’hui que Chostakovitch consacra une partie de son temps et de son énergie à aider quelques uns de ceux qui, bénéficiant de la relative libéralisation du régime soviétique, revenaient de captivité. Cet élément biographique important n’est cependant pas suffisant pour expliquer l’incapacité du compositeur à écrire une oeuvre de quelque envergure entre 1953 et 1959. Sans doute faudrait il évoquer une certaine complexion psychologique chez Chostakovitch. Sachant que généralement le soulagement et la décompression ne sont pas toujours les meilleurs vecteurs de la création artistique. Mais de là à vouloir accréditer la thèse selon laquelle l’existence de Staline stimulait (si l’on peut dire !) le travail de notre compositeur, non c’est non !














Dimitri Chostakovitch revient de loin. Le compositeur le plus controversé du XXe siècle prend sa revanche. Longtemps confondu avec un régime qu’il abhorrait, Chostakovitch était le prisonnier d’une légende négative. D’ailleurs dans l’après Seconde guerre mondiale on le jouait rarement (du moins en France). Et les quelques oeuvres que l’on pouvait entendre ne dissipaient nullement le malentendu (quand elles ne le portaient pas à son comble !). La cause paraissait entendue et cette musique restait associée aux platitudes et à la médiocrité de l’art réaliste-socialiste. On se souvient que Le Chant des forêts, une oeuvre mineure et de circonstance, comparable à ces nombreuses musiques de film que Chostakovitch dut composer pour subvenir (voire survivre), passa longtemps pour l’une de ses compositions les plus significatives ! Malgré le processus de réhabilitation en cours depuis une quarantaine d’années cette musique ne fait pas toujours l’unanimité. Les préjugés ont certes la vie dure, mais - pourquoi s’en plaindre - n’est ce pas la marque de toute oeuvre singulière, en rupture avec les attentes d’une époque ? Même s’il faut relativiser ce constat en 2007. Et puis, n’y a-t-il pas aussi comme de l’excès dans cette musique ? Et ceci dérangerait. Sans parler d’une suspicion envers qui compose trop. On évoque alors les déchets d’une oeuvre prolifique. Pourtant Chostakovitch ne disait-il pas dans l’intimité : “Je travaille beaucoup, mais compose peu”.
On relève de nombreuses incertitudes autour de la musique (dite savante) qui se crée en ce début de XXe siècle. La vieille querelle des anciens et des modernes se trouve ranimée dans un contexte qui évolue de jour en jour, où les rôles sont échangés (pour ainsi dire). Il parait aujourd’hui difficile de classer Chostakovitch parmi les “champions de la tonalité”. De donner par conséquent du grain à moudre à ceux qui seraient tentés d’enrôler notre musicien dans leur croisade contre, au choix, l’atonalité, la modernité ou l’avant garde. La musique de Chostakovitch, le temps et la connaissance aidant, finit par se soustraire aux simplifications abusives ou à l’enrôlement partisan. Il faudra cependant revenir sur les conditions historiques durant lesquelles fut écrite cette oeuvre hétérogène et disparate. En tenant compte d’une évolution qui, du modernisme vers la tradition ou le néoclassicisme, aboutira aux compositions intemporelles des dernières années, à ce bloc d’étrangeté marqué des signes de la mort. C’est peu dire que l’histoire, celle de l’Union Soviétique, sera présente. Ceci pour expliquer pourquoi cette oeuvre fut infléchie, situation politique obligeait, et que malgré l’obligation faite à Chostakovitch de “rentrer dans le rang” ses compositions ne souscrivirent pas, bien au contraire, à l’injonction totalitaire.
Et puis un destin apparaît, entre la rumeur sourde de l’histoire et l’horreur qui en résulte. On ne peut que renchérir sur cette exemplarité parce que jamais, dans l’histoire de la musique occidentale, tel musicien de cette stature ne fut soumis à pareille pression de la part d’un pouvoir. D’autres exemples, antérieurs, pourraient relativiser ce propos. Ce sentiment d’unicité, cependant, ne l’éprouve-t-on pas en toute connaissance de cause quand la musique de Chostakovitch rend compte des limites qui lui furent imposées sur ce mode douloureux, tragique ?

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De l’eau a coulé sous les ponts depuis la publication (dans les années soixante-dix et quatre-vingt) des nombreux témoignages sur la vie de Dimitri Chostakovitch et les conditions dans lesquelles il écrivit son oeuvre. C’est la prise en considération de ce contentieux historique, présent dans les compositions de Chostakovitch, qui permit de réévaluer cette musique, donc de lui donner ce sens que l’on s’accorde à lui trouver aujourd’hui. Il serait cependant souhaitable, maintenant que cette dimension se trouve intégrée dans la réception critique et l’écoute de nos contemporains, d’en tirer toutes les conséquences. Car la musique de Chostakovitch, au delà même du cadre particulier au sein duquel ces compositions virent le jour, s’insurge contre la condition faite à l’homme. C’est cela, fondamentalement, qu’il faudrait retenir de cette écoute en distinguant dans cette oeuvre multiforme ce qui mérite de l’être. Ceci vaut pour quelques oeuvres chorales et certains cycles mélodiques, pour la moitié des oeuvres concertantes et des symphonies (peut-on entendre dans l’histoire de la musique l’équivalent des premiers mouvements des Huitième et Dixième symphonies, ces pareils cris de révolte ?), et pour la quasi totalité des quatuors (où souvent l’affliction humaine devient incommensurable).

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Cette musique - la plus “humaine” peut-être jamais composée, dont les accents tragiques et la mélancolie (de plus en plus présente au fil des années) font de Chostakovitch le parangon contemporain du pathos, de la déploration et du désespoir - cette musique, disais-je, ne manque pas d’humour. Il s’agit d’un compositeur russe, ne l’oublions pas, dans la lignée de Moussorgski. Chostakovitch baigne dans une culture où la satire et l’ironie fourbissent des armes contre les fâcheux et les puissants. L’humour ici se veut volontiers grinçant, voire subversif. On retrouve très tôt chez notre compositeur le grotesque cher à Gogol. Quand aux sarcasmes, présents dans l’oeuvre de Chostakovitch dés lors que le pouvoir s’évertua à la mettre “sous tutelle”, ils visent plus directement ce dernier sans pour autant sortir du cadre de cette tradition satirique.

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Pourquoi j’aime Chostakovitch ? Dois-je faire parler ma subjectivité ? Je l’aime pour la Russie, pour les paysages sibériens, pour sa haine du tyran, pour ses requiems à la mémoire des victimes ; je l’aime aussi pour ce corps qui le trahissait, pour ses mains qui tremblaient, pour la mélancolie des dernières années, pour sa rage et son ironie mordante ; je l’aime aussi pour le dénigrement presque systématique dont il fut un temps l’objet, pour avoir été l’ami d’Ivan Sollertinski et de Mikhail Zochtchenko, pour les persécutions qu’il dut subir une partie de sa vie, pour son refus de toute complaisance sur sa personne ; je l’aime encore pour le personnage de Katerina Ismailova, pour ces gens qui s’étreignaient dans les rues de Leningrad un 21 novembre 1937, pour son aversion de l’antisémitisme, pour une certaine idée du tragique ; je l’aime enfin pour tout ce qui distingue sa musique des autres compositeurs (de ceux du moins qui m’importent), et pour ce que je ne saurai dire sur elle...

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Je me souviens d’un temps, pas nécessairement antédiluvien, où le nom de Chostakovitch ne m’évoquait rien de bien particulier, sinon celui d’un musicien “conformiste” (de cette conformité propre aux écrivains, plasticiens, cinéastes et musiciens officiels de la galaxie stalinienne). L’écoute d’une symphonie, la Douzième certainement, me permit de vérifier le bien fondé de la rumeur publique. La démonstration me semblait probante : je savais désormais ce qu’il fallait entendre par “réalisme-socialiste musical”. A la même époque j’avais été intrigué par le propos d’un vendeur de disques classiques qui, questionné par un client, avait répondu : “Chostakovitch ? Ce n’est pas un musicien, c’est un fonctionnaire ! “, avant d’ajouter, quelques secondes plus tard : “Il y a quand même de bien belles choses dans son oeuvre”.
Durant cette période, j’avais pris connaissance d’une étude, réalisée sur une année dans plusieurs grandes villes du globe, portant sur la place réservée aux compositeurs de musique classique dans la programmation des concerts. A ma grande surprise je constatai que Chostakovitch figurait en sixième position pour la ville de New York. N’était-ce, pensais-je, l’une des preuves flagrantes du mauvais goût des américains.
Un peu plus tard, lors d’une journée spéciale de France-Musique durant laquelle les auditeurs intervenaient pour proposer leurs choix musicaux, j’eus l’occasion d’entendre un extrait de l’opéra Le Nez (la fin de l’entracte pour percussions seules, et le début du troisième tableau, cet étonnant dialogue entre baryton et tuba). Je n’en crus pas mes oreilles. Ainsi Chostakovitch se révélait être l’auteur de cette musique impertinente et pleine d’humour, et d’un modernisme en tous points éloigné de l’idée rétrograde que j’en avais ! La même journée un autre auditeur programmait un extrait d’une oeuvre chorale (la Treizième symphonie ou la Cantate sur l’éxécution de Stépane Razine, je ne sais plus), et me donnait à entendre une autre facette du talent de Chostakovitch. Là j’étais surpris et ravi par la beauté de la ligne du chant et celle de l’écriture chorale. Je décidai donc d’écouter tout Chostakovitch. Je commençai par les Quatrième et Cinquième symphonies...

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Chostakovitch a seize ans quand il compose ses Trois danses fantastiques pour piano. Je ne sais pourquoi la première d’entre elles m’intrigue et excite ma curiosité. J’y vois, le temps d’une image vite dissipée, le Pétersbourg d’antan, avec ses calèches... (des calèches, mais pourquoi ?). Il s’agit d’une petite ritournelle bien fragile. Il suffirait qu’on souffle dessus pour qu’elle disparaisse. Peut-être que de même que son ami l’écrivain Zochtchenko (qui recherchait les causes de sa mélancolie en essayant de se remémorer du plus loin de ses souvenirs la scène qui put l’éclairer), Chostakovitch nous livre quelque impression fugitive des premières années de son existence. Mais pourquoi parler de mélancolie ? Nous n’en sommes pas encore là. Notre musicien faisait ses gammes et ne pouvait connaître le sort qui l’attendait. Laissons le s’installer dans la vie. Et je préfère laisser ici ma fragile impression.

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Vers le milieu des années vingt, Chostakovitch découvre de nombreux musiciens contemporains : Krenek, Bartok, Berg, Stravinsky, Prokofiev, Milhaud et Hindemith. La vie musicale soviétique s’ouvre encore sur l’extérieur, et le jeune compositeur se passionne pour cette “nouvelle musique” avec l’enthousiasme de ses dix-neuf ans.
C’est dans ce climat qu’il fait connaître sa Première symphonie. Cette oeuvre, écrite pour le concours de sortie du Conservatoire, remporte immédiatement beaucoup de succès. Citons les lignes suivantes, de Glenn Gould : “Comme tous ceux qui l’ont entendue pourront en témoigner sa Première symphonie comporte avec lucidité, son imagination, sa jubilation autobiographique tous les ingrédients de ce qu’une première symphonie devrait être. Son auteur, avec son regard de myope, son sourire timide et son âme profondément russe, avait tout juste 19 ans lorsque sa symphonie fut crée à Leningrad. C’est une oeuvre prodigieusement accomplie que l’on peut compter sans peine parmi les autres miracles de l’adolescence que sont la petite Symphonie en ut majeur de Bizet ou Le songe d’une nuit d’été de Mendelssohn. Voilà un jeune homme qui semblait parfaitement chez lui dans le vaste monde. Outre les attributs spécialement russes de couleur orchestrale et de ténacité lyrique il possédait une science harmonique digne des postromantiques allemands. On trouve dans cette oeuvre de fin d’études les dons qui distinguent le véritable symphoniste, la capacité d’affirmer dés la première note ce sens de dimension et de l’espace qui permet à la structure symphonique authentique de prendre forme. Il n’était pas déraisonnable d’attendre de ce jeune créateur qu’il devienne le nouveau grand de la génération montante”.

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Pour un coup d’essai c’est un coup de maître. Si de nombreuses réminiscences parsèment la partition (on y entend des échos de Tchaïkovsky, Scriabine, Prokoviev, Hindemith), elles n’ôtent rien aux qualités propres de l’oeuvre. Chostakovitch est déjà là tout entier. Et l’on ne peut être que confondu par le métier d’un si jeune compositeur.
Cette Première symphonie fait rapidement le tour du monde. Bruno Walter la dirige l’année suivante, en 1926. Alban Berg assistait à ce concert. Il adressa à Chostakovitch une longue lettre de félicitations (que le musicologue Boris Assaviev s’abstint de remettre au jeune compositeur). Stokowski et Rodzinski dirigèrent cette symphonie deux ans plus tard. En 1929 Toscanini l’inscrivit à son répertoire. Chostakovitch était lancé dans le grand monde musical.

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Parmi les critiques adressées à Chostakovitch, il faut distinguer celles qui, en référence à la modernité, dégagent la figure d’un compositeur attardé dans son siècle, écrivant des oeuvres datées au langage archaïque et peu novateur. L’ostracisme jeté par l’avant garde musicale des années cinquante et soixante sur Chostakovitch et d’autres compositeurs (parmi lesquels Britten, Poulenc, Jolivet, voire Dutilleux) s’explique de part le contexte musical particulier de ces années là. Cela dépasse bien évidemment le cas particulier de Chostakovitch. L’impératif catégorique, en matière de sérialisme, n’était-il pas synonyme de dogmatisme ? L’obligation d’être moderne ne générait-elle pas un nouveau conformisme ?
Ces questions, pertinentes en leur temps, paraissent presque obsolètes aujourd’hui. Un conformisme d’un autre type voit le jour. Il n’est pas certain qu’avec Gorecki, Part, Adams la musique aille de l’avant. Bien au contraire. Depuis toujours (ou presque) certains créateurs, en musique comme ailleurs (mais peut-être plus en musique) précèdent leur temps dans la mesure où ils expriment, contre l’expression dominante de leur époque (ou à coté), le langage à venir. Je précise, si besoin était, que l’importance d’un compositeur ne se limite pas à cet aspect novateur : Mahler, Ravel, Bartok, qui furent tous trois des contemporains de Schoenberg en apportent la preuve. Et il en va de même un peu plus tard pour Chostakovitch. Cette modernité cependant qui au cours des siècles semblait trouver un large public (Haydn, Beethoven, Listz, Wagner, Debussy, le premier Stravinsky, et d’autres, tous classiques depuis), qui le trouvait encore avec le Groupe des Six ; et à laquelle Chostakovitch sera un temps associé (avec la Première sonate pour piano, les Aphorismes pour piano, la Seconde symphonie, et l’opéra Le Nez ) a vu depuis le public se réduire telle une peau de chagrin.
Sur cette déjà vieille question du divorce entre la musique la plus novatrice et son public, indépendamment des réponses sociologiques (celles de Pierre-Michel Menger ne manquent pas d’intérêt, mais ne peuvent prétendre nous éclairer du strict point de vue musical), on pourrait émettre l’hypothèse que la génération post-webernienne (sérielle, électroacoustique, etc.) en porte la responsabilité : par fétichisme des douze sons, formalisme, ésotérisme, bruitisme ou absence de sens. Ce phénomène d’occultation, néanmoins, a préservé la musique contemporaine d’une médiatisation qui tend à transformer l’art en marchandises ou en produits de l’industrie culturelle. Enfin préservait... puisque Gorecki a atteint les sommets du hit-parade et que d’aucuns s’extasient devant l’insipide Adams.

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Revenons à l’année 1926. Après le succès remporté par sa Première symphonie Chostakovitch entre dans une phase expérimentale. Il rencontre la fine fleur de l’avant garde du moment (Detlef Gojowy, dans son livre sur le compositeur (5) a consacré de nombreuses pages sur cette période de recherches et d’expérimentations peu connue jusqu’alors). Dans ce climat d’émulation le jeune musicien compose sa Première sonate pour piano qui d’emblée tranche avec le classicisme de la Première symphonie. Cette sonate, peu jouée, mériterait un meilleur accueil dans les programmes de concert. Tout en présentant des ressemblances avec le Prokofiev ou le Bartok des années vingt, elle témoigne de l’intérêt du compositeur pour les recherches musicales. A l’écoute de cette oeuvre presque atonale, d’une étonnante inventivité, il n’est pas interdit d’entendre là un autre pôle de la modernité (se différenciant de l’École de Vienne, autant pour des raisons de grammaire musicale que par absence de tout expressionnisme).

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L’année suivante, Chostakovitch reçoit la commande d’une symphonie pour l’anniversaire de la Révolution d’Octobre (commande passée par l’Agitotiel des Éditions musicales soviétiques, département chargé de “l’agitation et de la formation musicale”). Cette Seconde symphonie ne manque pas de surprendre, aujourd’hui encore, en raison de son atonalité et de sa polyphonie débridée (la partie instrumentale contient un canon allant jusqu’à treize voix). Dans la seconde partie de l’oeuvre, un choeur célèbre le Dixième anniversaire de la Révolution d’Octobre (sur des vers “très mauvais (dixit Chostakovitch) d’un poètaillon du Komsomol). Ici la musique tient le poème à distance comme elle le ferait d’un objet singulier. Si Chostakovitch “compose” déjà avec le pouvoir, il le fait à la mode de ce temps-là, sans que cette contrainte le limite du point de vue de l’expression musicale.
Plus tard cette symphonie sera mise à l’index pour cause de “maladie infantile” ou “formalisme typique du proletkult”. On y stigmatisera l’absence d’émotion.

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Une photographie datant de 1929 représente Chostakovitch assis devant un piano et montrant à Vsévolod Meyerhold la partition de la musique de scène de La Punaise. Debout, derrière eux, se tient l’auteur de la pièce, Vladimir Maïakovski. Le poète fixe sur l’objectif un regard sombre, lointain, absent. A ses cotés figure un personnage au curieux visage de masque théâtral, l’artiste Alexandre Rodchenko. Ce dernier a les yeux tournés vers la partition. Chostakovitch, comme Maïakovski regarde l’objectif. On n’arrive pas à lire une quelconque expression derrière ses lunettes de myope. Il s’agit d’un étrange quatuor. Chacun semble jouer dans un registre particulier. Une telle photo pouvait encore exister à la fin des années vingt. Bientôt il sera trop tard.

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En adaptant la nouvelle de Gogol, Le Nez (avec l’aide d’Alexandre Preiss et de Georgui Ionine), Chostakovitch en conserve les grandes lignes. Cependant quelques uns de ses apports témoignent de son souci de replacer les mésaventures du major Kovalev dans une perspective plus contemporaine. La satire vise également la société soviétique dix ans après la Révolution d’Octobre. C’est bien ainsi que certains l’entendirent. Dans les critiques qui furent adressées à Chostakovitch lors de la création de l’opéra (en janvier 1930), l’une d’entre elles mérite d’être retenue, celle de “grenade anarchiste” ‘(“Il s’agit de la grenade à main d’un anarchiste, qui suscite la panique sur toute la ligne du front musico-théâtral et barre ainsi la voie à l’édification d’un opéra soviétique”). Deux données confirment cette perspicace remarque du critique Gries : l’attitude des forces de police et le rôle de la foule.
A la fin du premier tableau, alors que la femme d’Ivan Iakovleritch menace de dénoncer son barbier de mari à la police, la scène s’obscurcit pour permettre l’apparition de la silhouette du gendarme de quartier (l’indication figure bien dans le livret). En même temps on entend une fanfare qui joue une mélodie parfaitement déplacée dans le contexte atonal du tableau. Cette séquence n’est pas sans suggérer l’idée d’une omniprésence policière. Au début du second acte, Kovalev se rend au commissariat de police. Mais il ne peut s’entretenir avec le commissaire qui s’est absenté. Durant cette scène brève et caustique un autre motif de fanfare se fait entendre. Il sera repris dans le tableau suivant, plus précisément lorsque Kovalev trouve que la plaisanterie d’un employé sur la perte de son appendice nasal relève du mauvais goût (l’association est ainsi faite entre la grossièreté du propos de l’employé et l’image de la police). La satire se fait ensuite plus directe quand, dans le premier tableau du troisième acte, les policiers chargés de capturer le nez entonnent une chanson pour se donner du coeur à l’ouvrage. Cette mélodie se termine par une intervention pleurnicharde de la partie soliste, un ténor, qui imite à s’y méprendre les gémissements d’un chien. Ici les policiers apparaissent comme des personnages veules, peureux et médiocres. Plus loin, dans le même tableau, ils ont un comportement obscène à l’égard d’une marchande, nous sommes pas loin d’un viol collectif. Enfin, dans le tableau suivant, le gendarme de quartier (l’inspecteur de police en transposant) rapporte à Kovalev son nez en lui soutirant au passage quelques roubles.
Chez Gogol les représentants des forces de l’ordre étaient déjà dépeints comme des personnages ridicules, graveleux et cupides. Chostakovitch reprend la satire, mais dans son opéra (la partition y contribue, comme on vient de l’illustrer) la fonction policière devient à ce point présente, et même omniprésente qu’elle finit par investir l’inconscient du citoyen lambda. Le premier exemple cité est éclairant quoique nous restions dans un registre suggestif.
La foule, elle, est présente dans deux des tableaux du troisième acte. Chostakovitch campe des personnages appartenant à des milieux divers, puis les fond dans une masse indistincte. L’hystérie meurtrière de cette foule se trouve exprimée par des personnages qui semblaient sains d’esprit, ou peu s’en faut. En résumé Le Nez démontre à l’évidence que répression policière et psychose de masse vont de pair. Quelle oeuvre, à la fin des années vingt en Union Soviétique, pouvait dresser un pareil constat d’un monde en devenir !

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Jamais avec Le Nez Chostakovitch n’ira plus loin dans l’exploration d’un univers musical en connexion avec les recherches des mouvements futuristes et constructivistes. Nous retrouvons également dans cet opéra découpé selon une logique cinématographique les acquis des années de “pianiste des salles obscures”. On reste encore confondu devant ce rythme, cette liberté de ton, cet esprit de dérision. L’écriture musicale n’utilise la tonalité que pour forcer le trait, comme élément caricatural. Le premier, Harry Halbrech a mis l’accent sur l’étonnante modernité du Nez en relevant, entre autres exemples : “L’octuor des domestiques lisant les petites annonces à la fin du cinquième tableau décompose le texte en phonèmes entremêlés et autonomes ainsi que le fera Luigi Nono un quart de siècle plus tard”. Dans le même ordre d’idée, Chostakovitch au huitième tableau précède Bernd Aloïs Zimmermann d’une trentaine d’années en anticipant sur le concept musical de “sphéricité du temps” développé dans Les Soldats (ici le destinataire d’une lettre la lit en même temps que l’expéditeur la rédige). Le nom d’Edgar Varese doit aussi être cité : deux ans avant la création de Ionisation Chostakovitch sépare les deuxième et troisième tableaux par un long entracte pour percussions seules.
La première du Nez aura lieu à Leningrad en janvier 1930. L’opéra recevra un accueil mitigé. Le vent tourne, le glacis stalinien s’installe peu à peu. L’association russe des musiciens prolétariens (A.R.M.P) reprochera à l’oeuvre lyrique d’être compliquée, incompréhensible, et de ne pas respecter l’esprit soviétique.

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Il ne parait pas certain que l’on soit encore convaincu de nos jours de l’importance du premier opéra de Chostakovitch (contrairement au second, comme on le verra plus loin). Dans une liste établie en 1996 par Le Monde de la Musique des “300 chefs d’oeuvres de l’art lyrique”, Le Nez ne figure pas.
Lors de la création parisienne de cet opéra en 1981 quelques critiques estimèrent qu’il n’y avait pas de quoi en faire des gorges chaudes. Ainsi Jacques Drillon écrivant dans les colonnes du Nouvel Observateur : “Vu aujourd’hui, Le Nez parait bien innocent. Personne n’a rien à craindre de cette satire somme toute élémentaire (sic). On a vu autrement violent depuis. Il n’est pas certain que la satire ait gardé son poids de subversion”. Blasé (La chair est triste et j’ai vu tous les opéras), Drillon passe complètement à coté du sujet. Il en reste à Gogol et ne voit pas en quoi réside la portée subversive du Nez. Le major Kovalev n’est pas uniquement le personnage arrogant, mufle et imbu de lui-même de la nouvelle. C’est également, et c’est surtout la victime d’un ordre bureaucratique et policier.

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Durant trois années (de 1929 à 1931), Chostakovitch répond à des commandes : il écrit plusieurs musiques de film, dont La Nouvelle Babylone, des musiques de scène, et celles des ballets L’âge d’or et Le Boulon. Ce qui n’est pas la meilleure façon de poursuivre son travail de compositeur dans la voie tracée par la Première sonate pour piano, la Seconde Symphonie ou Le Nez. Chostakovitch a de moins en moins la possibilité de composer comme bon lui semble (à l’exception d’une Troisième symphonie plutôt ratée, qui ressemble à une esquisse de la Quatrième ). Les contraintes économiques, l’obligation de gagner sa vie en écrivant de la musique “sur commande”, limite et bride l’expression de notre musicien, même si elle lui permet en retour de mieux maîtriser le domaine de l’orchestration. Chostakovitch en ressens une profonde insatisfaction. La composition de son second opéra va le remettre en selle.

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La nouvelle de Nicolas Leskov dont s’est inspiré Chostakovitch pour écrire Lady Macbeth du district de Mzensk raconte l’histoire dramatique de Katerina Ismailova, femme de marchand et meurtrière par amour. Un destin tragique puisque l’héroïne de ce récit se noie dans les eaux de la Volga, sur le chemin du bagne, emportant avec elle sa rivale dans les flots glacés (celle avec qui son amant Serge, le complice de ses crimes, venait de la tromper).
Chostakovitch reprend le canevas de la nouvelle de Leskov à l’exception du meurtre du jeune héritier qu’il remplace par la scène du mariage de Serge et Katerina, et celle, la prolongeant, de l’irruption des forces de police. Ce dernier ajout n’a rien d’anodin. Déjà, dans Le Nez, Chostakovitch présentait des policiers sur le mode sarcastique. Dans Lady Macbeth ils deviennent plus inquiétants que ridicules. Quand, lors du troisième acte, l’action se déplace dans un poste de police, la délation, la vénalité, l’arbitraire apparaissent comme organiquement liés à la fonction de l’appareil policier. Il importe de souligner que Chostakovitch, contrairement à Leskov qui s’attache à peindre une criminelle en insistant sur l’aspect naturaliste, fait de Katerina la victime d’une société bornée et cupide en lui donnant cette dimension tragique moins présente dans le récit de l’écrivain russe.
Sur le plan critique, lorsque l’opéra fut représenté en janvier 1934, Lady Macbeth du district de Mzensk bénéficia d’un accueil favorable. Il est vrai que la résolution du Parti sur “la réorganisation des associations littéraires et artistiques” publiée en avril 1932 avait donné un peu d’air à la vie culturelle soviétique. Suite à ce décret toutes les associations culturelles “prolétariennes” d’écrivains, de peintres, d’architectes et de musiciens avaient été dissoutes. Il s’ensuivit un flou dont les créateurs les moins conformistes purent bénéficier durant presque deux ans.
Le public, pour en revenir à la création de Lady Macbeth, renchérit même sur l’accueil critique et fit un succès sans précédent à l’opéra en Union Soviétique. En France, depuis le début des années quatre-vingt, il s’agit de l’oeuvre la plus commentée du compositeur, sinon la plus connue. Les représentations, dans un premier temps de Nancy, puis de Toulouse, de l’Opéra Bastille ensuite, etc., ont suscité de nombreuses réactions critiques. La publication de cette oeuvre lyrique dans L’Avant-Scène Opéra (accompagnée du Nez ) venait parachever cette consécration tardive. Tout mélomane un peu informé sait, par exemple, que la charge érotique contenue dans l’opéra (principalement illustrée à la fin du premier acte, quand Serge devient l’amant de Katerina : l’orchestre imite les mouvements du coït et suggère le repos des corps après l’orgasme) provoqua la colère de Staline lorsqu’il assista à une représentation de Lady Macbeth, deux ans après sa création. Dans les jours qui suivirent, le tristement célèbre article anonyme de La Pravda intitulé “Le chaos remplace la musique” (que l’on peut également traduire par “La cacophonie au lieu de la musique” : un chef d’oeuvre de rhétorique stalinienne) donnait le signal d’une campagne de presse et de mobilisation de l’opinion publique contre Chostakovitch (sans précédent dans la sphère culturelle en Union Soviétique). Il va sans dire que les théâtres interrompirent, dans un ordre cependant dispersé, les représentations de l’opéra.
Diverses hypothèses ont depuis été émises sur “l’affaire Lady Macbeth “. Le musicologue anglais Norman Kay estime que les tendances féministes de l’opéra entraient en contradiction avec l’évolution de plus en plus patriarcales de la société soviétique au début des années trente. D’autres pensent que derrière Chostakovitch c’était Meyerhold, en réalité, qui se trouvait visé (à savoir “l’avant garde théâtrale”). Detlef Gojowy, quant à lui, estime que “dans le monde entier l’ennemi le plus acharné du compositeur n’est pas toujours le secrétaire politique, ni même le pouvoir politique, mais un autre compositeur”. Il argumente en ce sens lorsqu’il se réfère à une cabale fomentée par la plupart des compositeurs soviétiques (seuls Chélabine et Kabalevski ne s’y seraient pas associés). Ces chers collègues tenaient à discréditer Chostakovitch pour monter en épingle un opéra concurrent, Le Don paisible de Djerjinski, un modèle lui de réalisme-socialiste. Ces diverses hypothèses, si justes soient-elles, n’expliquent pas tout. Cela ne nous renseigne que partiellement sur la transformation de la société soviétique vers le milieu des années trente. Entre la création de Lady Macbeth et sa disparition des scènes lyriques les derniers secteurs de la vie artistique non encore acquis à l’idéologie officielle avaient rendu les armes les uns après les autres. L’opéra de Chostakovitch devenait tabou pour de multiples raisons. L’attitude opportuniste des “chers collègues”, parmi d’autres explications, résultait de cet état de fait. La machine répressive se trouvait lancée et rien ne pouvait plus l’arrêter. Le “petit père des peuples” en assistant à une représentation de Lady Macbeth quelques jours avant la parution du fameux article a certainement donné un coup de pouce au destin. Mais il est permis de penser que les jours de l’opéra étaient déjà comptés.

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Katerina Ismaïlova est l’une des plus attachantes héroïnes du répertoire de l’art lyrique (tout comme la Lulu de Berg avec qui elle possède quelques points communs). Cette femme excessive, qui se donne toute entière à l’homme qu’elle aime avec une extraordinaire générosité, commettra deux crimes pour préserver son amour. Katerina nous touche alors que les personnages masculins donnent du “sexe fort” une image peu flatteuse. Son mari est un médiocre, son beau-père un tyran domestique, et Serge, son amant, se caractérise par sa versatilité et une certaine lâcheté. Cet “homme à femme”, hâbleur et beau parleur, personnifie la vanité masculine. Chostakovitch le dépeignait comme “une nullité mielleuse”
“Je dédiais Lady Macbeth à ma fiancée, ma future épouse. Bien sûr, c’est aussi un opéra sur l’amour. Mais pas uniquement sur l’amour. Il montre surtout ce que l’amour pourrait devenir sans toutes les abominations qui l’entourent. A cause de ces abominations l’amour lui-même va de travers. A cause des lois, des usages, de l’argent. Et à cause de la police. Si les conditions étaient différentes, l’amour lui-même serait différent” (Témoignage ).
Ces propos de Chostakovitch, rapportés par Solomon Volkov peuvent être illustrés durant le second acte par le début du cinquième tableau. Après l’agonie de Boris Timiféiévitch, son beau père qu’elle vient d’empoisonner, Katerina se retrouve au lit en compagnie de Serge. Son amant dort profondément. La musique évoque la douceur de leur amour. On pense à une belle matinée de printemps. Katerina réveille Serge. Elle lui demande de l’embrasser.
“Pas comme ça, pas comme ça
Embrasse moi de sorte que j’ai mal aux lèvres
Que le sang me monte à la tête
Que les icônes tombent de leur emplacement”
(Serge l’embrasse)
Le lyrisme de la musique va s’accroissant, suggérant la montée de la passion jusqu’à un climax sur ce cri :
“Ah, petit Serge !”
Moment d’une tension extrême (a-t-on déjà entendu pareil cri de femme amoureuse sur une scène d’art lyrique ?) où le pathétique naît du sentiment de la fragilité de ce bonheur. Ou encore : c’est l’excès même (de ce bonheur) qui rend ce dernier fragile et incertain, et le condamne. La réplique suivante, chantée par Serge (“Ma chérie, c’est la fin de notre amour”) ne laisse pas de place au doute. Et elle ne se révèle pas uniquement prémonitoire dans le contexte de l’opéra. En transposant nous avons comme un écho de la destinée du compositeur. Une page se ferme avec Lady Macbeth. Le reste en découle.

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Dans le Lady Macbeth du district de Mzensk monté à l’Opéra Bastille en 1992, le meilleur côtoie le pire. Dans la scène que je viens de décrire, celle du cinquième tableau, André Engel ne tient pas compte des indications du livret (qui indique : “Katerina est avec Serge, au lit. Son amant dort”). Ici on découvre Serge dans une grande bassine, prenant un bain. Il se lève et apparaît nu, de dos, tandis que sa maîtresse l’essuie et l’enveloppe dans une serviette de toilette. Ceci au moment du climax que je viens d’évoquer. Dans la salle on chuchote et des dames émettent des petits gloussements. Ce qui faisait le prix et la spécificité du début de cette scène, l’un des moments clefs de l’opéra, se trouve évacué. Le public n’entend pas la musique. Il s’agit d’un grotesque contresens. De l’un de ceux qui font s’interroger sur les intentions d’un metteur en scène, et sur sa compréhension de l’oeuvre.

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Au début du quatrième et dernier acte de Lady Macbeth, quand se lève le bouleversant chant des bagnards, comment ne pas penser à Moussorgsky ! En quelques mesures, qui font monter les larmes aux yeux, le compositeur évoque sa compassion à l’égard des prisonniers, des forçats, des bagnards. Pourtant ce retour à la meilleure des traditions russes, si nous en croyons alors la musique, ne doit pas être pris au pied de la lettre. Chostakovitch ne nous renvoie pas qu’à l’époque tsariste, il décrit également le monde concentrationnaire qui s’installe dans les débuts de l’ère stalinienne. Certes cela n’est pas dit textuellement, mais suggéré vers la fin de l’opéra. La société des bagnards, plutôt emprunte d’une certaine noblesse (du moins telle que les écrivains russes du XIXe siècle l’ont dépeinte), devient l’univers des zecks, de l’inhumanité par excellence, étrangère à toute valeur.

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Dimitri Chostakovitch gardait à portée de main une petite valise. Elle contenait du linge de rechange et quelques affaires de toilette. Chaque soir, ces années là, avant de se coucher tout habillé, il la déposait au pied de son lit. Mais le sommeil tardait à venie. Chostakovitch se réveillait souvent, prêtant l’oreille au moindre bruit. C’était la nuit, généralement, qu’avaient lieu les arrestations. Et puis elle n’en finissait pas de résonner dans sa tête la petite phrase de l’article de La Pravda : “Un jeu qui peut mal finir... un jeu qui peut mal finir...”. Chostakovitch se retrouvait seul, ou presque. Ses connaissances le fuyaient, ou cessaient de lui téléphoner. On le traitait publiquement “d’ennemi du peuple”. Certains s’étonnaient de le savoir encore libre. Le compositeur recevait des lettres anonymes. Elles ne brillaient guère par leur originalité. Elles lui promettaient toutes un sort funeste. Chostakovitch avait peur, et les rares amis qui le soutenaient encore avaient peur pour lui (6). C’est dans ces moments là qu’il a songé au suicide. C’était peut-être la seule solution, pensait-il. Au moins on le laisserait tranquille. Il en aurait terminé avec les persécutions. Cela le soulageait d’y penser, d’une certaine façon...
A cette époque là Chostakovitch gardait toujours à portée de main une petite valise. Elle contenait du linge de rechange et quelques affaires de toilette. C’était tout.

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“Si on me coupait les deux mains, je continuerais quand même à écrire de la musique en tenant la plume entre les dents” (propos de Dimitri Chostakovitch rapportés par Isaac Glikman).

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Chostakovitch avouait une dette importante à l’égard de la musique de Gustav Mahler. Cette découverte il la devait à son ami, le musicologue Ivan Sollertinsky. Ce dernier lui avait fait connaître l’oeuvre du musicien viennois au début des années trente. Sollertinsky était certainement le meilleur connaisseur de Mahler en Union Soviétique si l’on en croit son ouvrage (publié en 1932) consacré aux symphonies de ce compositeur. Chostakovitch ne cessa durant sa vie de citer Mahler comme l’un de ses musiciens préférés (avec Bach et Moussorgsky). Il considérait, comme il le rapporta plus tard à Edison Denisov, le dernier mouvement du Chant de la terre comme le morceau le plus génial de l’histoire de la musique.
Les remarques, devenues banales, sur le contraste chez Mahler entre l’aspect tragique et pathétique de certains passages et les épisodes où prédominent les sarcasmes et le grotesque s’appliquent également à Chostakovitch, surtout dans le domaine symphonique. Dans le propos suivant d’Adorno, “C’est pourquoi la musique de Mahler plaide une nouvelle fois contre le cours du monde. Elle l’imite pour pouvoir l’accuser, les percées sont en même temps des moments de protestation. Jamais elle ne cherche à masquer le divorce du sujet et de l’objet. Elle préfère s’en aller elle même en morceau que de croire à une réconciliation réunie”, on pourrait remplacer le nom de Mahler par celui de Chostakovitch. Les lignes qui suivent, de Gérard Condé, “Ces qualités techniques ne trouveraient pas d’écho auprès du public si la musique de Chostakovitch ne possédait cette dimension tragique où se côtoient, selon la définition antique, la terreur et la pitié : les mouvements lents sont presque toujours de longues plaintes pathétiques et désespérées, tandis que les mouvements vifs, les accents épiques et grotesques, parfois indissociablement liés, prennent des proportions terrifiantes”, pourraient s’adresser à Mahler.

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Le moment parait choisi pour aborder la Quatrième symphonie. Cette composition qui clôt le “premier Chostakovitch” est en quelque sorte l’aboutissement des recherches formelles du musicien russe. Detlef Gojowy met en parallèle cette oeuvre et le théâtre d’avant garde de la fin des années vingt (voire du début de la décennie suivante) : “Toute l’expérience accumulée au “Théâtre Octobre” de Meyerhold ou d’ailleurs semble s’y retrouver. La forme se développe dans une dramaturgie gestuelle et grotesque à partir de la tension créée entre des rythmes inexorables et une approche kaléidoscopique apparentée à l’art de la miniature (...) Les développements et les catastrophes se produisent en plein milieu de périodes presque mécaniques, des épisodes d’une extrême sensibilité se heurtent à ces nécessités d’une brutale technicité ; à l’inverse du “pathétique objectif” tel qu’on le rencontrait dans la “musique mécanique” des années vingt, ce sont maintenant les émotions qui entrent en jeu : en passant par les ruptures, les traits ironiques, par la mise en scène des grandes émotions”.
C’est aussi, j’y reviens, la plus mahlérienne des symphonie de Chostakovitch. J’en veux pour preuve, dans le premier mouvement, ce bref accord sauvage, entendu aux violons soutenus par les trompettes bouchées et les trombones, (lointain écho du célèbre accord de neuf sons de l’adagio de la Dixième symphonie ) ; ou, quelques mesures plus loin, lorsque la musique bascule dans un univers spectral d’ombres et de fantômes défilant sur un mode grotesque (rappelant un passage du premier mouvement de la Neuvième symphonie du musicien viennois) ; ou encore, au début du troisième mouvement, la marche funèbre n’est sans évoquer celle du scherzo de la Symphonie Titan. Ces correspondances (ou réminiscences) précisées, il s’agit sans contestation possible d’une oeuvre de Chostakovitch, de celle là même que l’on était en droit d’attendre de ce compositeur après les recherches et les expérimentation des dix premières années, et l’étendue de la palette de Lady Macbeth. Car, pour en venir à ce qui distingue Mahler et Chostakovitch, là où le premier” objective” le chaos (si l’on peut dire), le second, dans l’impressionnant premier mouvement de cette Quatrième, est pris d’une sorte de rage transgressive qui n’a de cesse d’opposer des éléments inconciliables : des stridences futuristes à des pages extatiques, ou des dissonances brutales à des ostinatos apaisés. Une tension naît au fil des mesures, jusqu’au moment où la musique parait vouloir précipiter l’orchestre tout entier dans un gouffre.
Le troisième mouvement, par contraste, une fois dissipée l’impression de tristesse et d’accablement causée par la marche funèbre, fait se succéder des plans sonores sans lien apparent. Infléchit par le pur jeu des formes. Ce mouvement convoque des fragments musicaux représentatifs de différentes traditions musicales. Ici la musique s’avance masquée (ce qui n’est jamais le cas chez Mahler) si l’on en croit cette volonté d’insouciance et de détachement. Pourtant, vers la fin du mouvement, comme en surimpression (alors qu’un thème alerte disparaît progressivement en coulisses), on entend de nouveau quelques unes des mesures du premier mouvement, un peu à la manière d’une interrogation. Des appels, sur un mode dramatique, succèdent à ces interrogations. L’effet devient saisissant parce que la musique se trouve chargée du refoulé des épisodes précédents. Dans un passage sublime l’écoute se cristallise sur ces appels. D’abord véhéments, ils vont ensuite se perdre dans une sorte d’abandon, de renoncement. Du plus profond des ténèbres subsistent quelques notes, réponses ultimes des appels précédents. Dans ce final il est possible d’évoquer celui de la Sixième symphonie de Mahler qui, comme ici, en refusant de conclure “comme il en va de soi”, exprime un sentiment déchirant d’inachèvement.
Cette symphonie fut composée durant une période particulièrement difficile de la vie de Chostakovitch (principalement dans les premiers mois de l’année 1936, au lendemain de la la parution de l’article “Le chaos remplace la musique” de La Pravda ). Le final reflète certainement l’état d’esprit du compositeur. La musique de Mahler déjà, dans sa prescience d’un monde en devenir, donnait à entendre le “tragique de l’existence”. Adorno disait que cette musique “voulait réaliser avec des moyens esthétiques ce qui esthétiquement était déjà impossible”. On pourrait ajouter, sans craindre la métaphore, que ce “mal historique” ou cette “part maudite” qui hante l’oeuvre de Mahler, Chostakovitch les retraduit vingt-cinq ans plus tard, presque dans les mêmes termes du conflit, à la différence près que l’idée quitte les régions de l’esprit pour rendre compte de la “trivialité tragique” de la vie dans l’Union Soviétique du milieu des années trente.

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Chostakovitch avait déjà écrit quelques esquisses de cette Quatrième quand parut l’article de La Pravda. Malgré le climat délétère du début 1936 il acheva cette composition à la fin du mois de mai. Les mois qui s’ensuivirent, on le sait, furent ceux durant lesquels Chostakovitch s’attendait à être arrêté d’un moment à l’autre. Les répétitions de la symphonie, à l’automne, devinrent de plus en plus pesantes. Tout le monde avait peur. Musiciens et chef d’orchestre renâclaient. Certains disaient ouvertement qu’au lieu de s’amender, après la sévère mise en garde du fameux article, Chostakovitch avait fait la sourde oreille en renchérissant même sur le formalisme. Enfin on lui demanda de retirer sa symphonie : il n’y avait pas d’autre choix.
Pendant longtemps l’explication officielle prévalut : Chostakovitch avait décidé d’annuler la représentation de cette Quatrième en raison des imperfections de la partition. Lors de la création de l’oeuvre, le 30 septembre 1961 par Kyrill Kondrachine, il ne changera pas la moindre note.

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Cette Quatrième symphonie (pour ma part la plus importante des oeuvres symphoniques du compositeur avec les Huitième et Quatorzième ) a connu un curieux destin. Durant des années il n’exista qu’une seule version discographique (celle de Kondrachine). Et encore vint le temps où elle ne fut plus disponible ! Chostakovitch ne put prendre connaissance du second enregistrement, réalisé par Bernard Haitink en 1979 (en mettant de coté la version d’Ormandy, non distribuée en France).
En comparant ces deux versions, très différentes, il me semble que celle de Kondrachine se rapprocherait, autant que possible, d’une représentation pour le moins imaginaire puisqu’elle n’eut pas lieu : je veux parler de celle prévue en décembre 1936 que l’on annula (et en admettant que ce concert se fut déroulé dans les conditions habituelles). On y entend le Chostakovitch de la première moitié des années trente : à savoir le coté rugueux, frénétique, sans arrière pensée de la partition. La modernité de ces années là est bien rendue par Kondrachine. En revanche, la version de Haitink témoigne d’une écoute à posteriori : comme si cette Quatrième ne pouvait être entendue que par rapport aux oeuvres postérieures à l’années 1936. C’est pourquoi elle restitue davantage le coté tragique de l’oeuvre.
Indépendamment des qualités intrinsèques de ces deux versions, on aurait tort de vouloir choisir à tout prix entre l’une et l’autre. Car c’est ainsi que nous parvient la musique de Chostakovitch. Nous oscillons entre deux écoutes, dont l’une serait plus objective que l’autre. Mais qu’est ce que l’objectivité en musique ? Le risque de ne pas comprendre cette musique reste patent si l’on ne prend pas acte de cette dualité. Pour nombre de compositeur ceci, bien entendu, n’a pas lieu d’être. Mais l’art de Dimitri Chostakovitch ne fait pas partie de ceux qui ressortent de l’évidence. C’est l’une des raisons pour lesquelles, aujourd’hui encore, des malentendus subsistent sur cette musique.

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Après la non-représentation de sa Quatrième symphonie Chostakovitch s’attelle à la composition de la Cinquième. Celle-ci sera créée le 21 novembre 1937, avec le sous-titre suivant : “Réponse d’un artiste soviétique à de justes critiques” (il s’agit de l’appréciation d’un “critique” musical présent lors des répétitions, et reprise à l’insu du compositeur). Ce sous titre disparaîtra durant les “années de dégel”.
Cette symphonie, d’une facture traditionnelle, marque un indéniable retour en arrière. Nous sommes loin des audaces de la Quatrième : c’est Tchaïkovsky, plus que Mahler (quoique...) que l’on peut prendre comme référence. Chostakovitch d’une certaine façon rentre dans le rang. Le discrédit qui pesait depuis deux ans sur le compositeur est levé : avant même la représentation publique puisque l’Union des compositeurs de Leningrad lors d’une audition privée de l’oeuvre l’avait trouvée correcte sur le plan idéologique. Une chape de plomb s’est abattue sur la création dans ce pays où l’art officiel, le réalisme-socialiste, encourage les attitudes opportunistes, conformistes et médiocres. Chostakovitch, toute proportion gardée, n’échappe pas à la règle : sa dernière symphonie se plie à la norme en vigueur, en accepte les règles et les contraintes.
Et pourtant cette symphonie écrite dans un langage plus accessible, d’une construction classique, vêtue des oripeaux de la tradition, appartient au meilleur Chostakovitch : elle possède une force et renferme nombre de beautés (en dépit ou à cause de son pathos). Pour qui sait l’entendre elle rend également compte du douloureux dilemme du compositeur. Dés les premières mesures du moderato initial un sentiment de nostalgie étreint l’auditeur. Vers quel horizon regarde le musicien ? Il ne reste pas grand chose du climat de la précédente symphonie. La musique coule de source et la tristesse devient indicible. Un thème, aux cuivres, tente de trouer l’opacité. Le mouvement s’anime, mais cela manque de conviction, parait dérisoire. La suite le confirme : volonté de s’arracher à cette gangue et impossibilité d’y parvenir. Les dernières notes en sont l’illustration saisissante. Après un court scherzo (peut-être l’un des rares exemples où la musique de Chostakovitch évoque celle de Prokofiev), le troisième mouvement, un largo, introduit un genre, une atmosphère, un climat qui va distinguer Chostakovitch des autres compositeurs de son époque. Plus encore que la tristesse et la résignation, c’est à une sourde angoisse que nous renvoie ce largo. Le hautbois dialogue avec la clarinette dans un paysage désolé. Puis la musique atteint une tension extrême, exprime un déchirement que l’on réentendra souvent par la suite, avec ces accents pathétiques d’une subjectivité exacerbée.
Le dernier mouvement, un allégro non troppo, a fait couler beaucoup d’encre. Il serait redondant et traduirait un optimisme excessif. C’est ce mouvement, à travers l’explication donnée par Chostakovitch aux autorités musicales, qui permit la réhabilitation du compositeur. Le proscrit faisait amende honorable. Son final évoquait quelque “avenir radieux” de la grande histoire des peuples soviétiques. Il est vrai que de nombreuses interprétations du finale de cette Cinquième accréditent ce malentendu. Comme le précise Rostropovitch : “Les stridences répétitions de la note “la” à la fin de la symphonie, je les ressens comme autant de violents coups de lance dans les plaies d’un être martyrisé. A ce martyr s’identifièrent les les auditeurs de la création. Celui qui ressent le finale comme une glorification est un idiot”.
Le destin tragique du compositeur se scelle ici. Lors de la création de cette symphonie, à la fin de la terrible année 1937, tous ceux - à l’exception des officiels, des bureaucrates, des bien-pensants et des mouchards - qui avaient la possibilité de s’identifier à Chostakovitch à travers sa musique savaient de quoi il en retournait. Cette symphonie s’adressait à eux, et témoignait pour eux. J’ai d’emblée émis des réserves sur cette oeuvre pour mettre ensuite l’accent sur ses qualités (et pour bien resituer les conditions de sa création). A un moment donné, sous la pression des événements, un créateur s’autocensure, se met à écrire une musique non de circonstance, mais dont l’obligation de l’écrire telle accuse le caractère circonstanciel. Tout s’est joué, d’une certaine façon, entre les Quatrième et Cinquième symphonies. Le traumatisme persistera. Cela durera quelques trente ans. Longtemps les compositions de Chostakovitch en porteront la trace. Le compositeur en prendra son parti, établira une dichotomie entre les oeuvres plus ou moins officielles et les autres. Puis, vers la fin de sa vie, il n’en tiendra plus compte.
Pourtant, pour en revenir à cette Cinquième symphonie, il ne faudrait pas qu’entendre là aménagement, changement de direction ou occupation d’un autre territoire musical. Une blessure est apparue, qui mettra longtemps à se cicatriser. C’est dans le souvenir de cette plaie que Chostakovitch écrira les oeuvres les plus significatives de son répertoire durant les dix années suivantes. La carrière du compositeur deviendra certes contingente dés lors qu’il dut se plier aux “desiderata” du pouvoir. Sa musique s’en ressentira du point de vue de l’accomplissement formel tout en prenant acte d’une contradiction douloureuse qui, dans l’histoire de musique occidentale, donne à Chostakovitch cette place éminemment singulière, unique.

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On le lui avait raconté plusieurs fois. C’était comme s’il ne se souvenait de rien. Alors que le public applaudissait à tout rompre, depuis de longues minutes déjà, Chostakovitch ne pouvait détacher ses yeux de la loge officielle. Eux aussi applaudissaient. Plus modérément, certainement. Mais ils étaient encore présents. Et se tenaient debout. Comme tout le monde.
Le compositeur n’avait pas remarqué que de nombreuses personnes pleuraient pendant le largo. C’était une étrange atmosphère, digne d’un enterrement. Mais qui enterrait-on ce jour là ? Et ensuite, Chostakovitch ne se rappelait-il pas ? Juste après le dernier accord de la Cinquième symphonie la salle de la Philarmonia de Leningrad l’avait ovationné comme jamais auparavant. Et comme jamais il ne le connaîtrait par la suite. En sortant de la salle de concert les gens s’étreignaient. Et beaucoup discutèrent longtemps cette nuit là, en s’attardant dans les rues de la ville par petits groupes. Le 21 novembre de cette sinistre année 1937.
Je vais ajouter une absurdité. Je les envie ces témoins. Je les envie d’avoir été présents ce soit là dans la grande salle de la Philarmonia. D’avoir vécu ce moment, inoubliable. Absurde, n’est ce pas ?

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Aujourd’hui nombre de nos contemporains ne connaissent Chostakovitch qu’à travers la Suite pour orchestre de jazz N° 2 : plus précisément la valse extraite de cette suite. Cette composition qui date de 1938 fait partie de ces morceaux de “musique légère” que Chostakovitch écrivit sur commande, principalement dans les années trente. Cette Suite n’a qu’un intérêt anecdotique, et son succès - qui s’explique par l’utilisation faite par la CNP à des fins publicitaires - est dû aux incontestables qualités mélodiques de la fameuse valse. Des chefs d’orchestre n’hésitent pas à jouer la carte “musique légère” chez Chostakovitch en raclant des fonds de tiroirs qui ne mériteraient pas pareille exhumation (dans la mesure où le lancement et la promotion de ces disques s’apparente davantage à une opération commerciale qu’à une véritable découverte, car il va de soi que tout Chostakovitch doit être enregistré). A l’écoute de ce type de composition, on peut cependant se rendre compte du soin qu’apportait le musicien russe dans la moindre orchestration, même pour des oeuvres d’intérêt secondaire.
Ceci posé, la présence dans une liste comportant cinquante noms, destinée à élire “l’oeuvre musicale préférée des français” (enquête réalisée par Radio Classique et publiée dans le numéro de mai 2007 du Monde la Musique ), de la seule, parmi ses compositions, Valse de Chostakovitch, est rien moins que sidérant. Quel mépris pour la musique de ce compositeur ! On pourrait me rétorquer que figurent dans cette liste d’autres “tubes” de musique classique. Mais, pour Schubert, l’Ave Maria est tempéré par la présence du Trio n° 2 (qui d’ailleurs figure en tête de cette liste !), et puis ce n’est pas faire injure à Smetana ou à Barber de considérer que La Moldau ou l’Adagio pour cordes restent représentatives de ces deux auteurs. Ce qui n’est nullement le cas de la “valse” de Chostakovitch. Moralité : n’écoutez pas Radio Classique (encore appelée “la radio de la musique classique pour les nuls”). Et l’on s’étonne que Le Monde la la Musique se soit associé à une telle opération.

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Nous sommes dans les années précédant la Seconde guerre mondiale. Après le climat oppressant des grands procès le conformisme règne dans un pays exsangue. Pour donner le change, Chostakovitch laisse entendre qu’il travaille au projet d’une symphonie dédiée à la gloire de Lénine. Ce projet ne verra pas le jour puisqu’entre deux musiques de film le compositeur écrit sa Sixième symphonie, oeuvre dépourvue de sous-titre et de programme. Cette symphonie doit être mise en relation avec la précédente. Elle la prolonge, d’une certaine façon. En ce sens elle prend acte de la situation (au sujet de laquelle je me suis appesanti pour la Cinquième ), tout en essayant de modifier, sans trop de conviction cependant, le paysage musical brossé par la Cinquième symphonie.
Œuvre disproportionnée, d’une construction hybride (plutôt fragments symphoniques que symphonie), la Sixième traduit les hésitations et les incertitudes du moment chez Chostakovitch, son souci également de brouiller les cartes pour prévenir toute mise à l’index. Il parait difficile de se référer ici à une quelconque “représentation du monde” (on en est réduit à des hypothèses). L’ample et douloureux premier mouvement, l’un des plus beaux largo écrit par Chostakovitch, prolonge la sombre méditation du largo de la Cinquième symphonie. Pourtant ce sentiment n’est pas confirmé par l’écoute du scherzo, une page virtuose plutôt caustique. Et encore moins à celle du presto, carrément trivial, et dans le genre frénétique. Le tout ne manque pas d’intriguer. Les accents rossiniens du presto sembleraient déplacés, surtout par rapport au largo, si une intention parodique ne se faisait entendre. La Neuvième symphonie se situera dans cette lignée, puis, beaucoup plus tard, dans un registre autobiographique, la Quinzième.

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Chostakovitch obtint plusieurs fois le prix Staline : pour des oeuvre secondaires (la musique du film La chute de Berlin, l’oratorio Le Chant des forêts ) ou plus importantes (le Quintette pour piano et cordes, et la Septième symphonie ). Ce prix récompensait les “meilleures oeuvres musicales de l’année”. Krzysztof Meyer précise dans sa biographie que lors de l’attribution de son premier prix Staline (pour ce Quintette ), Chostakovitch consacra l’intégralité du montant de ce prix à secourir des proches et des connaissances dans le besoin.
Le pouvoir soviétique en a usé avec Chostakovitch selon les époques et les circonstances. Le compositeur fut utilisé ou mis à l’index en fonction des nécessités du moment. Ce jeu de bascule se maintint jusqu’à la fin des années soixante. Dans ce monde totalitaire, les récompenses, et là en l’occurrence les prix Staline, n’avaient pas la même signification que dans les pays dits démocratiques. Si le prix Staline récompensait le plus souvent des créateurs dociles (les gardiens de l’orthodoxie réaliste-socialiste), il focalisait l’attention, chez Prokofiev et Chostakovitch, sur des oeuvres de commande ou en phase avec l’idéologie du régime (le Quintette étant l’exception). La bureaucratie stalinienne savait bien à qui elle avait affaire avec Chostakovitch. En cela elle se révélait plus perspicace que les commentateurs occidentaux. Depuis l’article de La Pravda sur Lady Macbeth (et peut-être même celle du Nez ) deux solutions se présentaient à elle : l’intimidation ou la récupération. Cette dernière, s’expliquait dans la mesure où des Chostakovitch et consort pouvaient toujours servir. L’attribution du prix Staline s’inscrivait dans cette stratégie. Chostakovitch n’en était pas dupe. Il s’estimais à juste titre “persécuté” lorsqu’on le récompensait ainsi.

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On avait sans doute dû raconter à Chostakovitch cette célèbre anecdote concernant Picasso, datant de la Seconde guerre mondiale. Le peintre, à la question d’un dignitaire nazi, planté devant Guernica :
- C’est vous qui avez fait ça ?
Avait répondu :
- Non, c’est vous.
Pourquoi ne pas imaginer à la même époque l’un des responsables du ministère de la culture posant une question similaire à Chostakovitch au sujet de la Septième symphonie. En son fort intérieur le compositeur répond comme Picasso. On le voit cependant opiner du chef sans plus de commentaire.
Admettons que cette scène ait eu lieu. Chostakovitch y repense, de longues années après. Il revoit l’apparatchik, ce personnage puant. Il s’agissait bien de la Septième symphonie. De cette fameuse symphonie qui avait fait couler tant d’encre, et tant de salive ! Et toutes ces grotesques interprétations ! Rien que d’y repenser Chostakovitch ressentait comme de la nausée. L’officiel en question, soit dit en passant, faisait preuve de plus de discernement que ses collègues. N’était-il pas un ancien responsable de la censure ? Il ne ne connaissait rien, ou presque rien à la musique. Pourtant il ne manquait pas de flair. Il avait du métier assurément. Cela lui était difficile de remettre en cause la thèse officielle, celle d’une oeuvre musicale “symbolisant la lutte contre l’envahisseur nazi”. Alors que les alliés emboîtaient le pas en faisaient entendre cette symphonie aux quatre coins de l’univers. Il fallait être patient. Attendre une meilleure occasion...
Chostakovitch soupirait. Cette satané symphonie était à l’origine d’un malentendu : seuls quelques proches savaient qu’elle avait été aussi composée à la mémoire des victimes du régime stalinien. Des circonstances historiques, liées à la guerre, au siège de Leningrad et à la lutte contre le nazisme l’avait transformée en un étendard de résistance à l’occupant. Ce succès universel, paradoxalement, n’était pas une bonne chose qui puisse arriver à un citoyen soviétique quand celui-ci s’appelait Chostakovitch. L’apparatchik en question attendait son heure. Elle viendrait, plus rapidement que prévu, avec la symphonie suivante.

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On oppose parfois les deux symphonies composées durant la seconde guerre mondiale. La Septième tombe sous le discrédit tandis que la Huitième bénéficie d’appréciations favorables ou louangeuses. Le mouvement initial de la première (appelée également Symphonie “Leningrad” ) a suscité en son temps de nombreux commentaires extra-musicaux. C’est le lot de toute oeuvre dont le “programme” se trouve dicté à des fins idéologiques. Aujourd’hui les réserves portent également sur le contenu musical de la symphonie. On fait par exemple des réserves, pour rester avec ce premier mouvement, devant un procédé que l’on peut par ailleurs apprécier dans le Boléro de Ravel. Il n’en est pas moins vrai que cette symphonie pose des problèmes d’interprétation aux chefs d’orchestre. Il n’existe pas de version vraiment satisfaisante (j’excepte celle de Svetlanov, et son “terrifiant” premier mouvement), à l’exemple de Toscanini. Le maestro italien passe à coté du premier mouvement, fait de l’à peu près dans les deux mouvements suivants, mais s’en sort avec les honneurs dans l’allégro non troppo final, c’est à dire le mouvement le plus discutable de cette symphonie. Une hypothèse : Toscanini, qui se sentait peu en affinité avec cette oeuvre (laquelle l’intéressait d’abord comme contribution à l’antifascisme) avait trouvé la bonne distance pour conclure excellemment là ou d’autres, et pas des moindres, respectaient les intentions de la partition, et témoignaient de la difficulté de Chostakovitch à vouloir conclure dans le genre épique.
Cela dit, le discrédit en question ne vise nullement les deux mouvements centraux : deux réussites indiscutables. Le moderato, modèle de pudeur et de retenue après le démesuré allegro initial, nous fait entendre une musique venant d’un “au-delà de la souffrance”. L’adagio, un choral, évoque Mahler : un rythme de marche tentant de faire diversion dans un climat pour le moins extatique et douloureux est vite dissipé lorsque la musique s’anime, puis s’insurge, avant de retrouver le ton initial.

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La Huitième symphonie, on le sait, témoigne des horreurs de la guerre. Quoique moins jouée, ou moins enregistrée que d’autres, elle a toujours bénéficié, parmi les symphonies de Chostakovitch, d’une attention particulière et d’un intérêt critique soutenu (son auteur estimait qu’il s’agissait là de l’une de ses meilleures partitions). Elle pose des questions et soulève des problèmes habituels chez Chostakovitch. Mais, peut-être là plus qu’ailleurs son exemplarité (dans tous les sens du terme) la désigne comme l’une des figures de proue de cette oeuvre multiforme.
Dans cette symphonie en cinq mouvements, le premier d’entre eux, l’admirable adagio-allegro, met quelque peu dans l’ombre les mouvements suivants. Un pareil déséquilibre se reproduira de nouveau avec la Dixième symphonie, qui présente de nombreux points communs avec cette Huitième. L’oeuvre débute par une grave méditation, que l’on pourrait appeler “musique de glaciation”, typique du Chostakovitch de ces années-là. Puis la musique s’anime, devient paroxystique (jamais, peut-être, un tel cri de révolte ne s’est fait entendre en musique : il s’agit certes d’une dénonciation de la guerre et de son cortège d’horreurs, mais il n’est pas interdit d’y entendre également celle de toute oppression). L’adagio se transforme en un allégro véhément, d’une brutalité à couper le souffle. Un beau récitatif au cor anglais y met fin (où revient comme planer l’ombre de Lady Macbeth, en particulier le monologue halluciné de Katerina du dernier acte), avant de céder la place, pour conclure, à la sombre méditation du début.

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“Je considère la musique, par son essence, comme impuissante à exprimer quoi que ce soit, un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature... L’expression n’a jamais été la propriété immanente de la musique. Le phénomène de la musique nous est donné dans le seul but d’établir un ordre entre les choses, en particulier un ordre entre l’homme et le temps. Une fois la construction faite, l’ordre atteint, tout est dit”. Voilà ce qu’écrivait en 1935 dans Chronique de ma vie Igor Stravinski qui, de ce point de vue là, paraît se situer aux antipodes de son compatriote (tout en s’inscrivant en faux contre la thèse défendue dans cet essai). L’auteur de L’Oiseau de feu appréciait-il la musique de Chostakovitch ? On peut en douter (les témoignages paraissent contradictoires). Bien que lors de son séjour en URSS, datant de 1962, il avoua à Chostakovitch une surprenante admiration pour Gustav Mahler, non sans ajouter que son interlocuteur “irait plus loin” que le musicien viennois ! Chostakovitch admirait le musicien Stravinsky (en particulier sa Symphonie de psaumes dont il avait écrit une réduction pour piano,) mais détestait l’homme eu égard l’égocentrisme de Stravinsky et son indifférence devant les persécutions staliniennes.
Sans vouloir donner tort à Stravinsky, puisque le propos relevé dans Chronique de ma vie traduit bien la relation du compositeur à la musique qu’il écrivait vers le milieu des années trente, je rappellerai que le Sacre du printemps, pour ne citer que cette oeuvre, a suscité une littérature critique aux forts accents expressifs. Je ne suis pas responsable de ce que l’on peut écrire sur mon oeuvre, répondrait Stravinsky. Un musicien, comme un peintre et un écrivain, se pose des questions formelles : cela va de soi. L’acte compositionnel permet justement d’y répondre. La musique de Stravinsky, pour abonder dans son sens, relève du “pur jeu des formes”. Mais encore ? Ce qui est vrai et vérifiable chez Stravinsky ne l’est pas nécessairement chez d’autres compositeurs. En restant dans le domaine de la “musique pure” comment ne pas entendre un écho du drame intime de Gustav Mahler à l’écoute de sa Dixième symphonie ? Ou le sentiment d’anéantissement de Richard Strauss apprenant la destruction de l’Opéra de Munich à celle des Métamorphoses ? Ou le déchirement d’un exilé à celle de l’adagio du Troisième concerto pour piano de Bela Bartok ? Ou quelque pressentiment funeste à celle du Concerto pour la main gauche de Maurice Ravel ? En poursuivant ainsi on pourrait écrire tout un ouvrage.
Patrick Szersnovicz a raison, pour en revenir à cette Huitième symphonie, de préciser que “ce monument qui dure plus d’une heure apparaît aujourd’hui comme une sorte de totalité où le projet formel et l’expression s’allient par une correspondance parfaite, un étrange et altier geyser orchestral qui hurle, qui pleure le sang versé, les ruines, et plonge pourtant dans une construction abstraite”. Sans se laisser intimider, d’une part, par le discours de “spécialistes” qui, n’ayant rien à dire sur le sens, dissèquent l’oeuvre en se livrant à une lecture “note à note” de la partition (sachant qu’une bonne analyse syntaxique peut être reprise ailleurs par d’autres pour donner du corps à quelque intuition), et en se préservant, d’autre part, du discours impressionniste de ceux qui parleraient plus de leur personne que de l’oeuvre étudiée (mais l’ignorance de la grammaire n’empêche nullement l’existence de commentaires “habités” par la texture musicale), l’important de réside-t-il pas comme le dit excellemment Szersnovicz dans la prise en considération commune du projet formel et de l’expression ? Et si le trait se trouve quelque peu forcé du coté de l’expression avec Chostakovitch, à qui la faute ?
“Un ordre entre l’homme et son temps”, disait Stravinsky. Je veux bien. Mais quel ordre pour un temps durant lequel il fallait écrire une musique digne de l’ordre qui régnait alors ? La Huitième symphonie, comme plusieurs autres oeuvres de Chostakovitch, proteste contre cet ordre là. Mais encore plus ici qu’ailleurs à la mesure des interrogations douloureuses, des sentiments de désespoir et de terreur, mais aussi de la révolte, des sarcasmes, de l’ironie grinçante ou de la colère sourde que cette musique exprime.

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L’isolement de Dimitri Chostakovitch l’obligeait à ne compter que sur ses propres forces. Ce langage musical tonal dont certains se gaussaient alors en Occident, Chostakovitch le tordait dans tous les sens, jusqu’à l’épuiser. Si l’on parle aujourd’hui d’un “retour à la tonalité” que l’on imagine pas devoir à ce compositeur quoi que ce soit. Chostakovitch n’y est pour rien. Et la suite laisse à penser qu’il eut peu apprécié de voir son nom servir une cause qu’il n’avait jamais véritablement défendue.

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En 1944 Chostakovitch compose son Second quatuor. Les quinze quatuors à cordes, longtemps méconnus en France, ont pu représenter la partie immergée de l’oeuvre du compositeur. Leur découverte a permis de modifier l’image plutôt figée d’un Chostakovitch symphoniste. Et donc de déplacer des lignes en tous points bénéfiques à la compréhension plus globale de l’oeuvre du musicien russe. Aujourd’hui le bloc des quatuors est traité à l’égal du bloc symphoniste. En écoutant ces compositions des années durant occultées on réalise combien le travail souterrain des quatuors restitue la voix intime de Chostakovitch. C’est d’autant plus remarquable que plusieurs de ces quatuors durent attendre de longues années avant d’être joués en public, et d’autres furent créés dans une relative indifférence. L’évolution du compositeur apparaît plus flagrante, plus décisive ici parce que moins liée aux circonstances, et plus susceptible de donner des indications sur le processus formel. En ajoutant que pour le Chostakovitch de la maturité, plus volontiers tourné vers l’introspection, le quatuor à cordes représente la forme musicale la plus adaptée ou appropriée pour exprimer divers états d’âme : de la tristesse au désespoir, sans oublier la joie (plus rare), la sérénité ou la colère.

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Laissons de coté le Premier quatuor, une oeuvre mineure composée en 1938, qui fait figure d’esquisse ou d’essai peu concluant pour, avec ce Second quatuor, s’emparer de ce fil menant, via les quatuors suivants, aux oeuvres dites de “la dernière manière” de Chostakovitch.
Composé pendant la guerre, ce quatuor ne fait pas référence au conflit mondial contrairement aux Septième et Huitième symphonies. Les trois premiers mouvements (ouverture - récitatif et romance - valse) s’enchaînent sans liens apparents, seul le finale permet de retrouver une certaine unité. Cette “mise à distance” de l’événement est sensible dans le premier mouvement : Chostakovitch semble hésiter entre un lyrisme assez inhabituel chez lui et un sentiment qui n’est pas exactement de la déploration. A cette ouverture succède une romance encadrée de longs passages déclamatoires. En place et lieu de scherzo, une valse sombre et méditative s’anime, puis s’efface devant une protestation atténuée (nous l’entendons comme dans un rêve). Ce quatuor se clôt par un finale conçut comme un ensemble de variations d’une profonde richesse inventive. La musique dans son exultation croissante atteint une tension qui n’est pas sans évoquer à travers la stridence des deux violons les appels du finale de la Quatrième symphonie (la lettre plus que l’esprit). L’ensemble laisse une impression étrange. L’effusion est comme bridée, priée de marcher sur la pointe des pieds. Cette musique évoque des pages d’un journal intime, mais d’un journal qui rendrait compte d’une “réalité intérieure”. En 1944 Chostakovitch explore le quatuor à cordes sans pour autant encore faire de cette forme musicale un mode d’expression privilégié. Cela viendra rapidement.

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1945 : Chostakovitch écrit sa Neuvième symphonie. Chiffre symbolique pour une symphonie, chiffre jamais dépassé depuis Beethoven : ainsi Schubert et Dvorak pour les compositeurs les plus connus. Un chiffre que Chostakovitch se devait d’honorer. Le bruit courait, dans les “milieux autorisés”, que le compositeur tenterait d’égaler ses glorieux aînés en écrivant une oeuvre grandiose et triomphale avec quadruple effectif orchestral et choriste : le tout glorifiant la Victoire, le Communisme et Staline. Une neuvième nationale pour tout dire.
Fi donc, Beethoven pouvait dormir sur ses deux oreilles ! Chostakovitch présenta une “petite symphonie” autant légère qu’impertinente : une pochade dérisoire apparentée à l’univers du cirque et du bastringue. On relève par exemple sous la plume de Timothy Day : “Le quatrième mouvement donne le style épique, mais son éloquence se révèle n’être que rhétorique creuse lorsque le récitatif passionné joué par le basson devient le premier air si ordinaire du finale, dont la banalité est renforcée par le tintamarre de la caisse claire, du tambour de basque, du triangle et des cymbales”. Tout ceci, dans le contexte relevé plus haut, ne pouvait que déplaire.
Aujourd’hui cette symphonie suscite peu de commentaires. Beaucoup la relèguent au rayons des oeuvres mineures ou légères. Pourtant, en réécoutant cette Neuvième symphonie, l’interrogation persiste : le masque du gugusse ne recouvre-t-il pas l’une des expressions du désespoir ? Les références à la Huitième symphonie n’ont rien d’anodin. Chostakovitch n’avait pas “digéré” les attaques qui avaient accompagné la création de sa précédente symphonie. Il y a de l’amertume dans cette oeuvre, plus grave qu’il n’y paraît. Et le terme “gaieté”, dont les commentateurs qualifient l’allégretto final, devrait être remplacé par “dérision”. Même si cette Neuvième n’a pas l’importance, ni la dimension, ni l’ambition des “grandes” symphonies de Chostakovitch, l’art particulier du compositeur s’exprime ici. Je veux parler de cette manière de “donner le change”, peu courante en musique il est vrai. Un dernier mot. Lors des répétitions de cette symphonie, Chostakovitch demandait à Mravinski : “Du cirque, du cirque !”. C’était bien vu.

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Le Troisième quatuor, composé dans la foulée de la Neuvième symphonie présente davantage de parenté avec la Huitième. On réalise, ceci posé, l’écart qui sépare ce quatuor du précédent. C’est avec cet opus 73 que Chostakovitch inaugure ce ton inimitable qui deviendra celui de sa production pour quatuor à cordes, plus particulièrement du Septième au dernier de la liste.
Un air alerte et faussement badin donne le ton dans l’ouverture. Une tendance que le moderato, dans un registre doux-amer (que l’on réentendra souvent par la suite), et l’impétueux et véhéments allegro non troppo infléchiraient si la fausse solennité du quatrième mouvement, adagio, ne venait jeter un doute sur cette écoute (avec ici un phrasé qui annonce le dernier Chostakovitch). Le finale jette le masque une fois passée la véhémence de l’aveu, la musique devient profondément résignées, d’une tristesse insondable.
Il faut souligner l’exceptionnelle maîtrise de ce Troisième quatuor. Chostakovitch, dans le finale, en réutilisant des fragments des mouvements précédents, mais de telle manière que ceux-ci viennent un tant soit peu modifier ce qu’on avait précédemment entendu, procède par déplacement de sens. Faut-il y entendre quelque écho d’un histoire revue et corrigée par un compositeur qui n’en accepte pas la version officielle, ni les conséquences à usage interne ? Précisons, pour bien se faire comprendre : de très nombreux citoyens, en URSS, accueillirent la fin de la guerre non sans appréhension. N’allait-on pas recommencer comme en 1937 ?

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Tout recommença le jour où l’humoriste Mikhaïl Zochtchenko, l’un des amis de Chostakovitch, et la poétesse Anna Akhmatova furent mis au ban des écrivains par Jdanov. La guerre était finie, et bien finie : “Ils” pouvaient alors se permettre d’en finir avec “l’ennemi intérieur”. Après la littérature, des décrets frappèrent le théâtre, puis le cinéma. Un an et demi plus tard vint le tour de la musique. Un opéra de Muradeli, La Grande amitié, déclencha les hostilités. En réalité cet opéra avait irrité Staline parce que le livret donnait le beau rôle à l’un de ses anciens compagnons, Ordjonikidze (que l’on pense avoir été acculé au suicide par le maître du Kremlin). Cette attaque n’était qu’un prétexte pour normaliser les institutions musicales, et rappeler à l’ordre les plus grands compositeurs du pays. La fameuse “résolution Jdanov”, rédigée après la condamnation de La Grande amitié, indiquera pour de longues années la voie à suivre en ce qui concerne la création et le développement de la musique en Union Soviétique.
Pour bien en comprendre les enjeux, il faut extraire les lignes suivantes de cette résolution : “La situation est particulièrement grave pour la symphonie et l’opéra. On a affaire à des compositeurs qui persistent à rester dans le “formalisme” en dépit des souhaits du peuple. Cette tendance s’exprime chez des compositeurs tels que Chostakovitch, Prokofiev, Khatchatourian, Popov, Maiskovski et d’autres, dont les oeuvres sont des déformations formalistes et antidémocratiques, étrangères aux goûts artistiques du peuple soviétique (...) L’esprit de cette musique est l’écho de la mode bourgeoise moderniste européenne et américaine qui reflète la sénilité de la culture bourgeoise (...) Le “formalisme” dans la musique soviétique a déclenché chez certains compositeurs un enthousiasme partial pour la complexité des formes instrumentales, pour une musique symphonique sans texte, cela amène à mépriser certains genres musicaux comme l’opéra, les choeurs, la musique traditionnelle pour petits orchestres, les instruments de musique populaire, le chant”. Il ne restait plus qu’au sinistre Khrennikov, le nouveau secrétaire de l’Union des compositeurs, de donner le coup de grâce : “Le langage musical hermétique et abstrait de Chostakovitch cache trop souvent des formes et des émotions étrangères au réalisme soviétique : un expressionnisme ampoulé, de la nervosité, et une certaine tendance à la dégénérescence, à la laideur proche de la pathologie. De nombreuses pages des Huitième et Neuvième symphonies de Chostakovitch et les sonates pour piano de Prokofiev présentent ces travers. Pour Chostakovitch et ses épigones, le “néoclassicisme” est un moyen de fuir la réalité. Ils reprennent les intonations et le système de composition courant chez Bach, Haendel et Haydn, pour les déformer, en manipuler le sens et en faire un art décadent”.

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Juste après la publication de la “résolution Jdanov”, l’Union des compositeurs se réunit en assemblée plénière. Dans une salle bondée, Chostakovitch se retrouve seul au milieu d’une rangée de chaises vides. Personne ne daigne s’asseoir à coté de lui. La cause est entendue. On connaît déjà le verdict.
Chostakovitch n’aimait pas se remémorer ces moments difficiles, parmi les plus douloureux de son existence, en particulier les débats qui s’ensuivirent au sein de l’Union des compositeurs dans un climat délétère de suspicion et de délation qu’encourageaient Jdanov et Khrennikov. Que n’a-t-on dit alors ! Un nommé Zkharov s’en prit à la Huitième symphonie : “Qui a fait l’objet de tant de discussions pour savoir si elle était bonne ou mauvaise. Tout cela n’a aucun sens. Du point de vue du peuple, la Huitième n’est pas une oeuvre musicale, elle n’a rien de commun avec l’art”. Le médiocre Koval jugea cette même oeuvre “sans valeur, fallacieuse et anti-populaire”. Le musicologue Boris Assafiev, qui vingt ans plus tôt avait été lié à Chostakovitch, considéra lui la Neuvième symphonie “comme une offense personnelle”. Comme par hasard, ces trois personnages se retrouvèrent à la tête de l’Union des compositeurs sous la férule de Khrennikov.
Le soir, Chostakovitch rentrait chez lui pour travailler sur son Premier concerto pour violon. Il s’agissait du troisième mouvement. A l’écoute de cette bouleversante passacaille, comment ne pas entendre un écho de ces moments là, de cette angoisse paralysante qui ne le quittait que lorsqu’il livrait au papier à musique le témoignage de son sentiment de dégoût devant ces ignobles débats.
Le reste s’ensuivit. On retira au compositeur ses tâches d’enseignement au Conservatoire de Leningrad pour “incompétence professionnelle”, et seules ses Cinquième et Septième symphonies continuèrent d’être jouées. Chostakovitch connut de graves difficultés financières. Sa femme, pour subvenir aux besoins de la famille, dut aller travailler en Arménie. Durant ces années d’épreuves le compositeur écrivit des musiques de film, seul secteur où il était persona grata. Il donnait également quelques concerts en province. De nombreuses lettres de “travailleurs”, dans les journaux soviétiques, condamnaient sans appel le “formalisme” de Chostakovitch. Dans les écoles, les élèves apprenaient les “torts immenses” que le musicien et d’autres avaient causés à l’art. On ressortit pour l’occasion l’épithète “ennemi du peuple” dont on gratifiait Chostakovitch en 1937. Solomon Volkov, dans sa préface à Témoignage écrit : “Tout cela passait à coté de lui, depuis longtemps il était prêt au pire. Les événements passaient à coté de lui, mais il semblait les observer avec détachement”.
Chostakovitch continuait à composer, mais principalement “pour le tiroir”. Seules quelques oeuvres à caractère alimentaire, tel Le Chant des forêts, seront publiées et jouées dans les années précédant la mort de Staline. Au sujet de ces musiques de film, qui lui permettaient de “faire bouillir la marmite”, on citera cet extrait d’une lettre adressé par le compositeur à son ami Isaac Glikman (7) : “Je travaille beaucoup, mais ne compose rien. J’espère que ce n’est qu’un dérèglement passager de mon talent modeste et insignifiant. La modestie est une qualité de l’homme. Avec mon salut ardent”.

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L’histoire est belle, et mérite d’être contée. Une histoire d’amitié, de générosité, et de dette à l’égard d’un musicien disparu : Solomon Volkov y fait référence dans la préface de Témoignage, Krzysztof Meyer lui consacre quelques lignes dans sa biographie Chostakovitch, et Frans C. Lemaire un peu plus dans son ouvrage sur la musique du XXe siècle en Russie. Mais on connaît mieux l’histoire de l’opéra de Benjamin Fleischmann (complété par Dimitri Chostakovitch), Le Violon de Rothschild, depuis la sortie du film éponyme de Edgardo Cozarinsky en 1996 (la parution la même année de cet opéra dirigé par Rojdestvenski permettait enfin d’entendre cette oeuvre “maudite”).
Fleischmann, un élève de Chostakovitch, choisit une nouvelle de Tchékov, Le Violon de Rothschild (sur les conseils de son professeur), pour écrire un opéra . Le livret ne correspond guère au critère réaliste-socialiste dominant des oeuvres lyriques de la fin des années trente. L’action se situe dans un steitl (village juif polonais), et narre les tribulations d’un groupe de musiciens juifs jouant de noce en noce. C’est une histoire de rachat : Bronze, avant de mourir, offre son violon à Rothschild qu’il avait auparavant offensé.
Fleischmann commença la composition de cette oeuvre à la veille de la Seconde guerre mondiale. Il décédait durant le siège de Leningrad, en 1941, laissant son opéra inachevé. Chostakovitch, en retrouvant la partition de l’opéra, décida de le compléter. Il écrivit la plus grande partie de l’orchestration, dont un postlude qui paraît entièrement écrit de sa main. Ses efforts, dans l’immédiate après guerre, pour faire représenter Le Violon de Rothschild sur une scène lyrique demeurèrent vains. Vers la fin de l’opéra, on entend une touchante mélodie au violon. C’est elle qui structure le postlude orchestral. Cette brillante orchestration, qui rappelle celle du dernier mouvement de la Cinquième symphonie, baigne d’abord dans le climat mélancolique de la mélodie du violoniste, puis prend ensuite de l’ampleur pour basculer dans un registre de musique de requiem (mais d’un requiem où les victimes crieraient vengeance), avant de conclure par une impressionnante coda. C’est à la fois prodigieux et bouleversant.

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L’engagement de Chostakovitch en faveur de la minorité juive, tout au moins en ce qui concerne l’inscription musicale, date de la création du Trio pour piano, violon et violoncelle en 1944. Le dernier mouvement, allegro, s’inspire d’un thème de musique juive. Cette oeuvre est dédiée à la mémoire d’Ivan Sollertinsky, le plus proche ami du compositeur, qui venait de succomber à une crise cardiaque. Cette disparition avait bouleversé Chostakovitch. Dans le largo, les accords graves du piano résonnent comme un glas tandis qu’un thème réitéré au violon et au violoncelle n’est pas sans rappeler le rituel de la liturgie orthodoxe.
Cette thématique inspirée de la musique juive se retrouve dans plusieurs oeuvres ultérieures au Trio : le Premier concerto pour violon, et les Quatrième et Huitième quatuors par exemple. Mais ce sont surtout les Poésies populaires juives, composées en 1948, qui représentent le meilleur témoignage du philosémitisme de Chostakovitch. :”Un jour, après guerre, en passant devant une librairie, je vis un petit volume avec des chants populaires juifs. Je pensais qu’il y aurait des mélodies, mais le livre ne donnait que les textes. Il m’a semblé que si je sélectionnais quelques textes et les mettais en musique, je pourrais raconter le destin du peuple juif. Car je savais à quel point l’antisémitisme se répandait partout” (Témoignage ).
Ces onze mélodies pour soprano, contralto et ténor respectent l’esprit de la musique yiddish (non sans présenter quelque parenté avec certaines des mélodies de Moussorgsky, ou du Des Knaben Whunderhorn de Mahler). Ce cycle décrit le destin de pauvres juifs : la faim, la misère, la prison, la peur, les abandons, les séparations douloureuses. Ce sentiment de douleur, présent dans les huit premières mélodies du recueil, se trouve parfois mis à distance par un humour traduisant cette permanence du “rire à travers les larmes”. Dans la huitième mélodie, qui logiquement aurait dû clore le cycle, la musique émet une protestation plus générale. Chostakovitch laissait entendre que dans la Russie soviétique la misère, la faim et la déportation ne concernaient pas que les juifs. Mais à travers la musique juive il avait trouvé la métaphore pouvant l’exprimer. Les trois dernières mélodies, dans pareil contexte, peuvent paraître déplacées. A l’exception du truculent “Bonheur” (qui reste malgré tout dans l’esprit du cycle), “la Bonne vie” et “Chanson d’une jeune fille” témoignent d’un optimiste quelque peu forcé (s’il s’agit d’une concession, elle doit être relativisée : ces deux mélodies s’avèrant les plus faibles du recueil).
Le climat antisémite de la fin des années quarante dissuade cependant Chostakovitch de faire connaître cette oeuvre. Quoiqu’elle ne puisse être rangée dans la catégorie des “perversions formalistes” dénoncées par Jdanov la même année (si l’on se réfère à la simplicité du style harmonique, à sa clarté d’expression, et au coté “folklorique” des mélodies du cycle), les intentions exposées plus haut ne plaidaient pas en faveur d’une lecture de ces Poésies populaires juives par l’Union des compositeurs. La création aura lieu (avec accompagnement piano) en 1955.

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Plus tard, en 1961, un poème de Evtouchenko, Babi Yar, est publié dans la Gazette littéraire. Isaac Glikman le fait immédiatement connaître à Chostakovitch. Ce dernier sort profondément ému de cette lecture. “Babi Yar”, du nom d’un ravin situé près de Kiev où les troupes allemandes exécutèrent en 1941 des milliers de juifs, fait référence à d’autres atrocités : à l’oppression des juifs dans l’Égypte ancienne et durant l’ère chrétienne, à l’affaire Dreyfus, à Anne Franck, et à un enfant russe écrasé sous les bottes d’une bande de progrommistes ivres, et dénonce ouvertement l’antisémitisme ambiant. Chostakovitch décide dans un premier temps d’écrire un poème symphonique sur les vers de Evtouchenko. Quelques mois plus tard, après avoir composé une version pour piano et chant de “Babi Yar”, il se propose d’intégrer ce fragment dans un ensemble (toujours sur des poèmes de Evtouchenko) qui deviendra la Treizième symphonie.
En raison du caractère particulier de cette oeuvre le pouvoir s’émeut. Des pressions sont exercées sur les chanteurs (la première basse pressentie pour la création, puis une seconde) afin de les dissuader d’interpréter la partie soliste. Quelques jours avant la première, lors d’une réunion d’écrivains et d’artistes à laquelle Evtouchenko et Chostakovitch assistent, Kroutchev déplore que Chostakovitch se soit cru obligé de composer une symphonie soulevant sans aucune nécessité “la question juive” alors que les fascistes n’avaient pas tué que des juifs. La création de la Treizième symphonie n’est cependant pas annulée en raison des risques de répercussions défavorables à l’étranger. La première se déroule dans un climat tendu : des forces de police ont pris place devant l’entrée de la salle de concert, et les textes de Evtouchenko, contrairement à l’usage, ne sont pas imprimés dans le programme. Avant la seconde représentation, Evtouchenko publie une nouvelle version du texte de “Babi Yar” (sans en informer Chostakovitch) expurgée et débarrassée de ce qui principalement gênait. Le poète cédait aux pressions du pouvoir : on lui avait demandé de modifier plusieurs vers afin qu’aucun doute ne subsiste sur un “prétendu antisémitisme du peuple russe”. Chostakovitch protesta mais on lui fit comprendre que le sort de cette symphonie dépendait des modifications apportées par Evtouchenko.

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Revenons à la fin des années quarante. En 1949, aux lendemains de la “résolution Jdanov”, Les autorités se souvinrent de l’existence de Chostakovitch à la veille de la Conférence scientifique et culturelle pour la paix mondiale. On demanda au proscrit de venir compléter la délégation qui devait partir pour les États-Unis. Quoique mis à l’index, le compositeur pouvait utilement servir de vitrine à l’usage de l’Occident quand l’occasion se présentait. Chostakovitch tergiversa dans un premier temps en mettant en avant sa situation infamante de “formaliste”, de “musicien anti-populaire” ou encore “d’ennemi du peuple”. De surcroît il relevait de maladie, et ne supportait pas l’avion. Ce fut Staline, dit-on, qui enleva le morceau en téléphonant au compositeur comme si de rien n’était.
Ce voyage s’avèra particulièrement pénible pour Chostakovitch. Il lui fallut répondre en “langue de bois” aux questions des journalistes américains. Après la “résolution historique” de l’année précédente on attendait le compositeur soviétique au tournant. Il dut lire des discours préparé à l’avance et auxquels il ne souscrivait pas. Ce fut sans doute la plus grande humiliation de la vie de Chostakovitch. Tout le monde remarqua son extrême nervosité, sa fébrilité et l’expression de malaise qui ne le quittait pas. Quelques uns de ceux qui l’approchèrent évoquèrent même sa transpiration.
Sur une photo prise à New York on découvre Chostakovitch au milieu de “personnalités” de diverses nationalités. Il y a là Alexandre Fadeiv, le chef de la délégation soviétique, Norman Mailer, Arthur Miller et William Olaf Stapledon. Tous sont décontractés, à l’exception de Chostakovitch qui paraît tendu, inquiet, sur ses gardes. Il ressemble à un mannequin : cette comparaison doit beaucoup au “visage de cire” qu’il arbore à ce moment là.

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D’un coté la satire la plus virulente : Staline, Jdanov et Chepilov enrôlés dans une savoureuse pochade intitulée Raïok (ou Manuel d’enseignement de la lutte pour le réalisme en musique contre le formalisme en musique ) qui reprend sur un mode parodique quelques uns des discours contemporains de la “résolution historique” de 1948. Mieux encore : Chostakovitch précède cette cantate d’un féroce texte d’introduction où sa verve s’exerce au dépens de trois responsables du Parti (dont les noms légèrement déformés contiennent tous trois la racine “chier”) venus au secours d’un quatrième personnage (déformation identique donnant le nom “détestable”) tombé lui dans la fosse à merde et s’y étant immédiatement dissous.
De l’autre coté, les Vingt-quatre préludes et fugues pour piano, écrits sur le modèle du Clavier bien tempéré : une oeuvre austère et d’un intérêt inégal (mais le projet reste excitant et les réussites abondent).
Deux univers musicaux complètement opposés, donc. Deux démarches divergentes aussi. C’est pourtant le même Chostakovitch qui, en cette année 1950, éprouvait le besoin de se venger de ses persécuteurs (qui n’en surent rien, bien entendu), et celui de revenir aux “fondamentaux” de la musique à travers cet hommage rendu à Jean-Sébastien Bach.

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Comment ne pas être sensible au lyrisme de l’allégro (premier mouvement) du Quatrième quatuor, avec cette montée et cette exacerbation de l’expression qui provoquent comme un sentiment de jubilation. Et comment traduire, après le climax, cet apaisement, cette sensation indicible (ô la nuance, la nuance encore !). Comment ne pas apprécier l’andantino, sa belle mélodie rêveuse (jamais, peut-être, la la musique de Chostakovitch n’a tant chantée). Comment ne pas aimer les deux allegretto conclusifs, leur truculence (avec cette référence à la musique juive). Mais comment, surtout, ne pas aimer la fin du second allegretto, lorsque quelques mesures venues de l’allégro initial remettent ce finale dans l’orbite du quatuor. Il s’agit d’un retour au même, cependant atténué du point de vue de l’effusion lyrique. Une ombre passe. Quelque chose qui renvoie à la nudité et à la vérité de cette musique se fait alors entendre.

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La publication de Témoignage (à l’initiative de Solomon Volkov : en 1980 pour l’édition française) ne passa pas inaperçue, bien au contraire. A la lecture de ces “mémoires” dictées durant les dernières années de sa vie par le compositeur il fallait bien reconsidérer la “question Chostakovitch”. Et puis une personnalité attachante apparaissait entre les lignes. On y découvrait un personnage éloigné de la portraiture officielle, un humaniste étranger à l’idéologie stalinienne, un homme désabusé, d’un scepticisme éprouvé, se cachant tant bien que mal derrière ses sarcasmes.
Un Témoignage discuté par ailleurs, suscitant la controverse. Volkov, en transcrivant et en mettant en forme les souvenirs du compositeur, n’avait-il pas été tenté d’y ajouter des réflexions de son cru ? Qu’en était-il de la réalité du témoignage de Chostakovitch dans des propos qui n’avaient pas été enregistrés ? Rostropovitch, Aronovitch, Kondrachine, tous trois bien placés pour donner leur avis s’inscrirent en faux contre des passages concernant Scriabine et Prokoviev (musiciens particulièrement maltraités dans Témoignage ), sans pour autant remettre en cause la véracité de ces souvenirs. Maxime Chostakovitch, le fils du compositeur, d’abord hostile, déclarera après son installation en Occident : “C’est un livre sur mon mère, pas de mon père, en ajoutant que “les bases du livre (étaient) correctes” (8)
Bertrand Dermoncourt, auteur du dernier ouvrage publié en France sur Chostakovitch écrit en 2006 (9) : “Il est désormais établi que Témoignage est un faux. Volkov a utilisé plusieurs heures d’entretiens avec Chostakovitch, qu’il a complétées par des interviews déjà parues et des propos rapportés.” De son coté, en précisant que Témoignage “est un faux où tout est vrai”, Vladimir Ashkenazy résume bien le problème posé par ces “Mémoires”. Je ne prendrai pas partie dans la querelle qui oppose dans les pays anglo-saxons les “révisionnistes” aux “antirévisionnistes”. On ne gagne rien à passer d’un excès de crédulité à un excès d’incrédulité. Même si des modifications ou des ajouts ont été apportés par Volkov sur des points partiels ou secondaires cela ne me semble pas remettre fondamentalement en cause la valeur globale d’un témoignage qui s’est ensuite trouvé accrédité, en quelque sorte, par celui de Galina Vichnevskaïa (la cantatrice consacre plusieurs paragraphes de son Galina à Chostakovitch, tous significatifs des difficultés rencontrées par le compositeur et de la personnalité découverte dans Témoignage ). Plus récemment, la publication des Lettres à un ami (la correspondance avec Isaac Glikman) confirmait en grande partie les propos relevés par Solomon Volkov pour la période allant de 1941 à la mort du compositeur.

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Je l’ai dit, ce Témoignage constituait la première brèche ouverte dans le mur de l’incompréhension. Mais comment en était-on arrivé là ? Et de quelle nature était le malentendu responsable de l’ostracisme jeté sur la musique de Chostakovitch ?
Le compositeur a été trois décennies durant la propriété, sinon la chasse gardée des Éditions du Chant du Monde et du critique musical Michel Hoffmann. Ce dernier, “spécialiste incontesté” en son temps de Chostakovitch, lui a consacré un ouvrage (publié dans la collection “Musiciens de tous les temps” aux Éditions Seghers). Michel Hoffmann (qui, débarrassé de sa langue de bois stalinienne, n’est pas sans compétences musicales), s’est fait le propagateur des pires clichés véhiculés par la musicologie soviétique. Il a accrédité l’image d’un Chostakovitch musicien officiel et “communiste sincère”. Son livre, datant de 1963, ne pouvait pas rendre compte du “dernier Chostakovitch”. Cependant les commentaires d’Hoffmann, figurant au verso des pochettes de disques publiés ensuite par le Chant du Monde, ne modifient aucunement l’idée qu’on pouvait se faire de Chostakovitch à la lecture de l’ouvrage précité. Jusqu’en 1980, seul, dans le désert critique français, le livre de Michel Hoffmann faisait référence. Cette situation convenait parfaitement à tous ceux, staliniens comme libéraux, pour qui (pour des raisons inverses) les considérations extra-musicales, idéologiques, prenaient le pas sur un réel travail musicologique. Les libéraux pouvaient se permettre, puisque les staliniens les y incitaient, de traiter Chostakovitch de “musicien aux ordres d’un pouvoir contraignant”, de “créateur doué, mais d’une prolixité inépuisable et d’une platitude incompréhensible”, ou de “serviteur d’un régime où la musique, comme les autres formes d’expression, sert, propagande oblige, à glorifier les réalisations du régime”. Il est vrai que Le Chant des forêts, oeuvre de propagande à la gloire du reboisement du pays, en partie responsable de la légende forgée en Occident sur Chostakovitch, accréditait les commentaires précédents. D’autres oeuvres, les Septième, Onzième et Douzième symphonies pouvaient être entachées du même péché (indépendamment de leur valeur intrinsèque). Pour continuer dans ce registre, il convient d’ajouter que les déclarations et prises de position du compositeur parvenues dans le monde occidental confirmaient ces allégations sur l’aspect officiel, voire propagandiste du personnage. Et la longue liste de ses titres et récompenses y contribuaient également.
Cependant la réalité soviétique et ses contradictions devenaient mieux connues en Occident dans les années soixante-dix. Les témoignages s’accumulaient : ceux de Soljénistsyne et de Cholomov étant les plus significatifs. Il faut y ajouter les nombreux ouvrages qui analysaient ce régime totalitaire, dans la foulée des travaux d’Hannah Aerendt principalement. La publication de Témoignage venait compléter ce volumineux dossier.
Comme je l’ai précisé, ce livre ne passa pas inaperçu. Les commentaires abondèrent. Maurice Fleuret, dans sa chronique de Diapason, évoqua “quelque chose de sinistre et d’atroce, de cruel et de désespéré qui dépasse en horreur tout ce qu’ont écrit jusque là les dissidents soviétiques les plus véhéments”. Ce qui semblait pour le moins curieux après, par exemple, le lecture des trois volumes de L’Archipel du Goulag (ces “mémoires”, en outre, ne nous apprenaient rien que nous ne sachions déjà sur le stalinisme et le phénomène totalitaire : leur nouveauté résidait dans la personnalité d’un tel témoin). Et puis, franchement, en quoi ce témoignage pouvait-il “dépasser en horreur” ceux de Soljénitsyne, de Cholomov, de Nadéja Mandelstam, ou d’autres ? Plus loin Fleuret ajoutait : “Pourtant, on ne peut éviter d’imaginer quelle oeuvre il aurait pu construire dans d’autres circonstances ou avec un peu plus de courage ou seulement de caractère”. De quoi inciter le chroniqueur à se replacer dans le contexte des “belles années staliniennes” pour apprécier à leur juste valeur (celle d’un billet aller en direction de la Kolyma) de pareils critères moraux ! Maurice Fleuret concluait sa chronique par ces lignes : “Le héros du travail soviétique devait bien savoir qu’en remettant aux années qui suivraient sa mort la publication de ses souvenirs, il leur enlevait l’essentiel de leur force de combat. Mais il semble que cette dernière lâcheté, pas plus que les autres, ne l’ai empêché de dormir. Je parlais de nausée : ces mémoires d’outre-tombe ont une odeur de pourriture, une odeur de charnier à vous soulever le coeur”. En imaginant que ce Témoignage, pour répondre au voeu de Maurice Fleuret, ait circulé par la voie du samizdat, l’année précédent la mort du compositeur, les autorités soviétiques se seraient empressés de dénoncer un “faux grossier” (tout comme elles le firent en 1979, en intervenant auprès de compositeurs “proches” de Chostakovitch pour qu’ils rédigent une lettre de protestation ; alors que la seule édition disponible de Témoignage, publiée en langue anglaise, ne semble pas avoir été mise entre les mains de ces “chers collègues”). Des pressions, certainement, auraient alors été exercées sur Chostakovitch pour lui demander de désavouer les propos qui lui étaient prêtés. Sans préjuger de l’attitude du compositeur (qui n’avait en 1974 plus rien à perdre, ni à craindre pour sa personne), des personnes proches de Chostakovitch, ne bénéficiant pas de son “impunité” pouvaient être inquiétées. Brejnev ne rigolait pas ces années là.
Mais laissons là cette hypothèse. Il suffit de lire attentivement ce Témoignage (et compléter cette lecture par Galina et Lettres à un ami ) pour vérifier l’absurdité du propos de Fleuret. C’était un homme brisé, malade et atrocement pessimiste qui dictait ses souvenirs. Chostakovitch ne s’illusionnait plus sur les possibilités de transformation du régime soviétique. A la fin de sa vie il avait tant intériorisé insatisfactions et souffrances qu’il lui était difficile ou impossible (une analyse psychologique serait nécessaire pour l’expliquer) de mettre le poids de sa renommée du bon coté de la balance ou d’intervenir dans le sens indiqué par Fleuret. Là où Chostakovitch prenait parti, se battait, s’insurgeait, c’était à travers la musique qu’il écrivait. Et l’on peut difficilement parler de consolation dans une vie inconsolable par excellence. Les moralistes confortablement installés dans leur fauteuil de critique ou de donneur de leçons feraient mieux d’écouter la musique de Chostakovitch : ce qu’il avait à dire, le compositeur l’a exprimé d’abord et avant tout dans son oeuvre.

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Nous sommes à la fin de l’année 1952, date de composition du Cinquième quatuor. Staline meurt au mois de mars de l’année suivante. Chostakovitch compose sa Dixième symphonie durant l’été. Ce Cinquième quatuor anticipe cette symphonie. D’abord par l’apparition, dans le premier mouvement (allegro non troppo) du quatuor, de la permutation de la signature musicale (DSCH) du compositeur, monogramme que l’on retrouvera dans les troisième et quatrième mouvements de la Dixième symphonie. Il existe également une parenté, de nature obsessionnelle, entre l’allégro non troppo du quatuor et l’allégretto de la symphonie. Si le mouvement initial du quatuor tient de la gageure, tant Chostakovitch semble vouloir excéder dans ce registre symphonique les limites du quatuor à cordes, le troisième mouvement de la Dixième symphonie, où revient obsessionnellement la cellule DSCH, confine au pathétique.
Dans l’andante de ce Cinquième quatuor la musique devient nostalgique, d’une douceur amère. En revanche, le moderato conclusif (et l’on peut admirer au passage la manière dont le compositeur récapitule son oeuvre) se signale par sa véhémence. C’est également le cas du second mouvement (allégro) de la Dixième, souvent présenté - à tort de mon point de vue - comme un portrait de Staline. La mort du tyran je l’entends pour ma part dans le dernier mouvement (andante-allegro) de cette symphonie : de façon paradoxale, il est vrai, puisque cet allégro enlevé et enjoué parait déplacé dans le contexte des mouvements précédents. L’ultime citation du monogramme musical de Chostakovitch devrait pourtant convaincre les sceptiques, à condition de la comparer avec l’utilisation qui en est faite dans le mouvement précédent. Une page est tournée, et l’on devine sans peine laquelle.

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Il existe une parenté entre les premiers mouvements des Huitième et Dixième symphonies. Là aussi, dans la Dixième, le moderato initial parait démesuré par rapport aux autres mouvements. D’emblée la musique semble figée dans le temps. Jamais on a ressenti un tel sentiment de désolation chez Chostakovitch que dans le début de ce moderato. De cette sombre méditation des mesures, déjà entendues, resurgissent, puis sont réitérées jusqu’au paroxysme (ah ce passage d’une tension inouïe durant lequel cette musique s’insurge comme jamais auparavant, la Huitième exceptée, contre ce qu’il faut bien appeler “un monde honni” !), avant de retrouver les “régions désolées de l’âme” du début de ce mouvement.
Cette Dixième symphonie, comme les précédentes, fut largement critiquée en Union Soviétique lors de sa création (et même avant, au sein de l’Union des compositeurs). Quelques voix, néanmoins, défendirent Chostakovitch. Cette controverse prit encore plus d’ampleur deux ans plus tard, lors de la huitième conférence du plénum de l’Union des compositeurs. Il convient d’extraire, parmi les propos tenus durant ces cessions, celui du plus acharné des contempteurs de la Dixième, le musicologue du Comité Central Pavel Apostolov (celui-là même que Chostakovitch faisait disparaître dans les latrines de Rayok ) : “... la vision excessivement subjective du réel de cette symphonie, sa conception déformée, illusoire de l’esprit du mal. L’esprit optimiste et sain de l’homme de notre temps qui a confiance dans la force invincible des idées sociales d’avant garde peut-il accepter une conception aussi veule ?”. Il fallut trois journées aux collègues de Chostakovitch pour trouver un moyen terme, et l’on qualifia de “tragédie optimiste” (sic) cette Dixième symphonie qui, cela devenait une habitude, demeura absente des programmes de concert.

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Un soir de février, dans les années quatre-vingt, deux quidams déambulaient dans les rues de Paris.
- Regarde ! dit l’un d’eux, en s’arrêtant devant un grand panneau publicitaire.
Le second quidam découvrit un visage en gros plan, qu’il tarda à reconnaître. Une légende, à gauche de l’affiche, le fit sursauter : CHOSTAKOVITCH, SA MUSE PRÉFÉRÉE ÉTAIT STALINE.
Tandis qu’il lisait plus bas cette autre légende : LE SAMEDI, LA SEPT EST SUR LA TROIS, le premier quidam ajoutait :
- Tu ne trouves pas qu’ils lui ont fait une tête à la Jarulewski ?
Dans la foulée, le second quidam rédigeait le texte suivant, qu’il adressait à quelques critiques musicaux, ou producteurs de France-Musique, pour les sensibiliser, si besoin était, sur cette “campagne publicitaire”.

“Depuis plusieurs jours les parisiens peuvent découvrir sur les murs de leur ville, et dans les pages des quotidiens, une des affiches publicitaires commanditées par la Septième chaîne de télévision s’intitulant : “Le samedi, la Sept est sur FR3”. Sur cette affiche, une inquiétante photo de Dimitri Chostakovitch est illustrée par la légende suivante : “Chostakovitch, sa muse préférée était Staline”.
Que la vérité fasse petit à petit son chemin, en restituant à Chostakovitch cette part d’humanité et de révolte qu’exprime sa musique, les publicitaires n’en ont cure. Et l’arrogance de ces derniers à trouvé des clients digne d’elle : les responsables d’une chaîne TV dite “culturelle”, chargée de promouvoir ce “néo-produit” en utilisant tous les modes de racolage possibles.
Pauvre Chostakovitch, après les persécutions staliniennes, le mensonge de la publicité : décidément, rien ne lui sera épargné !”.

Une lettre manuscrite était jointe à ce texte dactylographié. Elle proposait que les personnes concernées se concertent pour envisager un éventuel “droit de réponse” (Mildred Clary et Marcel Marnat, seuls, répondirent à ce courrier).
Notre quidam n’ignorait pas que la publicité est par essence mensongère. Mais s’agissait-il là en l’occurrence de vendre un vulgaire produit ? Certains mensonges, ceux ayant trait à des falsifications historiques par exemple, méritent plus d’attention que le tout venant publicitaire déversé à longueur de journées par les presses parlées, télévisées et écrites, ou affiché sur les panneaux destinés à cet usage. Et puis, en réponse à une question sur l’importance qu’il fallait accorder à cette “affaire”, notre quidam répondit qu’entre le “détail” lepéniste et “sa muse préférée était Staline il n’y avait qu’une différence de degré dans l’abject ou l’ignoble.
Une fois ces courriers expédiés, notre quidam entreprit de confectionner des affichettes reproduisant l’affiche “incriminée” : un texte, qui reprenait les deuxième et troisième paragraphes de la circulaire précitée, venait s’y loger. L’un de ses amis, toujours prêt à “rougir du stalinien”, se joignit à lui pour l’opération suivante. Les deux compères s’en furent coller ces affichettes dans les parages du Théâtre des Champs-Élysées, de la salle Pleyel, de la Maison de la radio (un soir de concert), et autour du Conservatoire de la rue de Madrid.
Le lendemain sur FR3, en introduction à Testamony (téléfilm inspiré des “Mémoires” de Chostakovitch, et dont la fameuse affiche devait indirectement promouvoir la diffusion), le présentateur (André Harris) s’embarrassait dans des explications destinées à des “Comités Chostakovitch” qui, disait-il, s’étaient émus.
Rapidement les “Comités Chostakovitch” réagissaient en rédigeant les deux lettres suivantes. La première était adressée au PDG de la Sept et aux membres du conseil d’administration de la chaîne.

Messieurs
Ne croyez pas vous en tirer à si bon compte avec “l’affaire de l’affiche”. Ce n’est pas en envoyant le lamentable Harris faire une “mise au point” juste avant la diffusion de Testamony que vous vous êtes pour autant amendés. Au contraire, vous avez aggravé votre cas. Le susnommé s’étant cru obligé de justifier le “Chostakovitch, sa muse préférée était Staline”, en arguant d’un prétendu contenu du téléfilm de Palmer, lequel expliquerait la formule incriminée, chacun a pu ensuite vérifier le caractère mensonger de ces allégations. Faute de pouvoir vous botter les fesses, nous en resterons là.
Nous vous méprisons.
Les Comités Chostakovitch.

La seconde lettre était adressée à l’agence Audour, Soum et Larue.

Messieurs les publicitaires.
Vous faites un sale boulot, d’accord.
Vous êtes bêtes, incultes et ignorants, tout juste capables de proposer à votre client : “Chostakovitch, sa muse préférée était Staline”, d’accord.
A moins que vous ne soyez cyniques, arrogants et fils de pute, suffisamment malins pour proposer à votre client : “Chostakovitch, sa muse préférée était Staline”, encore d’accord.
La prochaine fois nous vous casserons la gueule. Toujours d’accord ?
Les Comités Chostakovitch

Entre temps (et par la suite), plusieurs interventions, principalement sur les ondes de France-Musique, “dénonçaient” cette campagne publicitaire, ou se faisaient l’écho des protestations suscitées par “l’affaire Chostakovitch”.

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Que penser de ce film, Testamony ? J’imagine qu’il aurait heurté Chostakovitch. Pour son coté spectaculaire, surtout. Palmer en rajoute dans le registre symphonique. L’archipel des quatuors n’est pas véritablement abordé. Évidemment on peut relever des trouvailles, par ci par là. Et reconnaître que cette vision à la Gogol ne manque pas de souffle, parfois.

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Dimitri Chostakovitch s’est toujours méfié du monde occidental. Il ne s’y sentait pas à sa place, pas à l’aise. Nul n’ignore plus aujourd’hui son sentiment sur le régime stalinien. Pourtant Chostakovitch restait profondément russe. On connaît sa dette à l’égard de Pouchkine, Gogol, Dostoïeski, Tchekov surtout, pour citer les anciens. Le tapage médiatique, la publicité envahissante et la vulgarité des journalistes, à l’ouest, l’insupportaient. Il n’adhérait pas. Ce qui n’était pas le cas de certains de ses amis ou connaissances que l’on appelait des “dissidents”, qui perdaient leur esprit critique en soutenant inconditionnellement les “démocraties” du monde occidental. Comment ne pas lui être grée de ce scepticisme ?

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Aucune composition d’importance ne voit le jour dans les années qui suivent la mort de Staline. Il est vrai que les premiers signes de dégel apparaissant, Chostakovitch consacre une partie de son temps à rédiger et à signer des demandes de réhabilitation de musiciens condamnés, et à aider au retour ou à la réinsertion de ceux qui avaient survécu. Il faut attendre la fin de l’année 1958 pour assister à la naissance d’une oeuvre “à part entière” de Chostakovitch : le lumineux et serein Sixième quatuor dont le ton tranche avec l’habituelle production du compositeur (du moins en ce qui concerne la littérature pour quatuor). Cette sérénité se trouve par moments démentie : dans le lento, par exemple, emprunt de gravité, ou encore un épisode particulièrement dramatique du finale. Cependant in fine ce Sixième quatuor prend au mot la métaphore du “dégel” de part son climat printanier : “Les thèmes résonnent avec davantage d’allégresse, les phrases se déroulent avec aisance, le discours s’épanouit sans tension”, précise Liouba Bouscant (dans son ouvrage Les quatuors à cordes de Chostakovitch ). Ceci posé, à l’aune des quatre quatuors précédents (et des trois suivants), ce Sixième quatuor se situe dans un registre plus mineur, secondaire.

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Les deux compositions suivantes, toutes deux de 1957, marquent une pause, voire un processus régressif dans l’oeuvre de Chostakovitch. Le Second concerto pour piano, contribution tardive au néoclassicisme, se signale par son conformisme, pour ne pas dire sa pauvreté d’invention. Dans une lettre alors adressée à Edison Denisov, Chostakovitch écrit : “Je compose mal. J’ai terminé un concerto pour piano qui n’a aucune valeur sur le plan artistique ni sur celui des idées”.
Le cas de la Onzième symphonie est plus complexe. Composée à l’occasion du quarantième anniversaire de la Révolution d’Octobre cette oeuvre évoque les moments les plus significatifs de la “révolution avortée” de 1905 à Saint-Pétersbourg. Elle le fait à travers quatre épisodes (la place du Palais, le 9 janvier, in mémoriam et le tocsin). Chostakovitch y cite plusieurs chants révolutionnaires (Écoute, le Chant des survivants, La Varsovienne, Tremblez tyrans ! ). Le résultat est à la hauteur des intentions du compositeur : il s’agit d’une fresque puissante, colorée, spectaculaire. Le ton épique de la musique “colle” parfaitement au sujet, et l’orchestration souligne avec maestria la dramaturgie. Cependant les qualités de cette symphonie renvoient à ses limites, celle de toute musique descriptive ou à programme. Dans ce gage, malgré tout donné au pouvoir, Chostakovitch conserve son savoir-faire mais perd en partie son âme. Ici “l’homme public” prend le pas sur “l’homme privé”. Les contradictions présentes du temps de Staline ont disparu : cette Onzième symphonie ne contient aucune des interrogations qui, dans les symphonies précédentes, venaient témoigner contre le cours du temps. Pourtant, derrière les intentions affichées, Chostakovitch ne se référait-il pas également à la “Révolution hongroise” de l’année précédente, aux événements de Budapest en particulier ? Le doute subsiste.
Ce processus régressif devient encore plus flagrant à l’écoute de la Douzième symphonie, composée en 1961. Cette oeuvre dédiée à Lénine cultive, tout comme la Onzième, le genre épique. Mais ici avec plus ou moins de bonheur : une fatigue et une lassitude s’y font entendre. Chostakovitch conclut cette symphonie difficilement, pesamment. On réalise, à l’écoute de l’allégro final, que Chostakovitch n’était pas très convaincu par son sujet : le résultat traduit ce manque de certitude. Comme il est dit (et bien dit) dans Testament : “Je comprends que de ce point de vue là, la Douzième symphonie n’ait pas été une réussite. Je l’ai commencée avec une intention créatrice définie, et l’ai terminée dans un plan très différent. Je n’ai pas réussi à réaliser ce que j’avais projeté. C’est le matériau qui a opposé une résistance. Vous voyez comme il est dur de refléter en musique l’image des Chefs et Maîtres”.
Nos interrogations sur cette Douzième sont d’autant plus renforcées si l’on sait qu’en 1956, juste avant la création de la Onzième symphonie, un article de Chostakovitch publié dans La Pravda et intitulé Sur quelques problèmes importants en matière musicale reprenait les thèmes de la “résolution Jdanov” en remettant à l’ordre du jour quelques uns des abus liés à la campagne contre le formalisme. Chostakovitch y amorçait une critique envers les représentants patentés de l’Union des compositeurs en ce qui concerne l’analyse des oeuvres. Il en appelait à l’existence d’une “réelle critique musicale” et réhabilitait la notion de “tragique en musique”. Chostakovitch revenait bien évidemment sur le formalisme en reprenant des arguments qu’il ne pouvait auparavant rendre publics.
On s’étonne donc, en raison de ces considérations (et compte tenu plus généralement du “dégel” de la société soviétique sous Kroutchev), de voir Chostakovitch sacrifier plus qu’auparavant à l’esprit d’orthodoxie, du moins dans le domaine symphonique (ce qui n’était pas le cas, comme on le verra plus loin, des Septième et huitième quatuors, ou des Satires, trois oeuvres crées entre les Onzième et Douzième symphonies). Il parait difficile d’en donner les raisons exactes. Mais il faut savoir que pour Chostakovitch, et pour d’autres, le traumatisme avait été tel que des traces, longtemps, perdureront. Ceci provoquait en quelque sorte un clivage entre les oeuvres publiques (à caractère officiel) et d’autres “privées” (pas toujours jouées, ou ne recueillant que peu d’échos publics). Les “compositions de circonstances” (musiques de film, principalement) ne rentrant pas dans cette catégorisation : elles assuraient d’abord la survie du compositeur (dans toute l’acceptation du terme) entre 1948 et le début des années soixante.
Attitude schizophrénique, alors ? Le terme peut paraître excessif car cet “état” était celui d’une bonne partie des citoyens soviétiques. Cela relève du paradoxe quand l’on sait que l’homme pour qui la musique disait tout, sinon l’essentiel (lorsque les mots devenaient privés de toute signification), ait en partie failli au moment où la parole reprenait droit de cité (certes dans les limites qui lui étaient assignées). Peut être, tout simplement, que la forme symphonique classique, genre majeur en Union soviétique, ne correspondait plus aux exigences de l’esthétique de Chostakovitch. Et la suite tendrait à le prouver (les Treizième et Quatorzième symphonies étant atypiques). De là à penser qu’il se soit évertuer à la discréditer ? C’est un pas difficile à franchir avec la Onzième. Mais pour la Douzième, d’une certaine façon...

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On joue souvent le Huitième quatuor. Il fut rapidement composé lors d’un séjour de Chostakovitch à Dresde, une ville ayant particulièrement souffert des bombardements de la dernière guerre. Le compositeur, impressionné par l’ampleur des destructions, dédicacera cette oeuvre “aux victimes de la guerre et du fascisme”.
Ce quatuor doit être distingué, dans le corpus des oeuvres les plus importantes du musicien russe, car la dénonciation explicite de la guerre, de ses destructions et de son cortège d’horreurs rejoint une problématique plus personnelle, celle d’un créateur dont la subjectivité exacerbée tend à se confondre avec le “malheur du monde”. En réalité, Chostakovitch nous propose là un autoportrait musical. Dans une lettre adressée à Isaac Glikman il a trouvé la bonne formule pour en parler : “Un quatuor idéologiquement condamnable, et dont personne n’a besoin”. Comment mieux dire ! Sur cette oeuvre, et les commentaires qu’elle inspire, s’il convient de repérer ici et là les nombreuses citations qui jalonnent la partition, encore faut-il les replacer dans le contexte d’une composition qui s’insurge plus que jamais contre les relectures totalitaires de l’histoire. C’est à dire en évoquant la prégnance du souvenir et la force du témoignage. Chostakovitch l’exprimait à sa façon dans la même lettre en précisant : “Je me suis dit que si je mourrais un jour, personne ne songerait à écrire une oeuvre à ma mémoire. Aussi ai-je décidé de l’écrire moi-même”.
On retrouve d’emblée dans le largo le monogramme musical de Chostakovitch (DSCH). C’est lui qui donne le ton de ce quatuor. Les premières notes de la Première symphonie sont également citées (mais peut-on les reconnaître à l’écoute de ce thème douloureux ?). Ensuite l’allégro molto reprend le thème juif du Trio. Dans la valse sardonique de l’allégro suivant c’est l’un des thèmes du Premier concerto pour violoncelle, composé l’année précédente, qui se trouve cité. Les deux derniers largo, pour finir. Dans le premier, dont le climat se rapproche de la Dixième symphonie, la musique devient protestataire (on y entendrait un rappel des bombardements de Dresde). Quand, vers la fin de ce mouvement, Chostakovitch cite Lady Macbeth, plus précisément le thème “Petit Serge” du dernier acte, rien n’est plus poignant. L’ultime mouvement reprend le thème du largo d’ouverture. Le sentiment de tristesse initial se transforme ici en désespoir, puis va s’effaçant, comme accablé.
Cette oeuvre est bouleversante. D’après Deflet Gojovy, Chostakovitch considérait ce quatuor à caractère autobiographique comme le présage de sa propre mort. Dans l’une des lettres adressées à Isaac Glickman le compositeur écrit : “Le pseudo-tragique de ce quatuor est tel qu’en le composant j’ai versé autant de larmes qu’on perd d’urine après une demi douzaine de bières. Rentré chez moi, j’ai essayé de le jouer une ou deux fois, et j’ai à nouveau pleuré. Mais cette fois-ci, moins à cause de son pseudo-tragique que par étonnement devant la magnifique intégrité de la forme. D’ailleurs, là joue peut-être une certaine auto-admiration qui, probablement, me passera bientôt, laissant place à l’enivrement d’une vision autocritique”.
Il n’existe pas de meilleure introduction à la musique de Chostakovitch que son Huitième quatuor. Sa relative simplicité musicale facilite son accès et l’on y retrouve les différentes facettes de la personnalité du compositeur. C’est certainement ce dernier aspect qui fait écrire à Renaud Camus (dans son journal La Guerre de Transylvanie ), après l’interprétation en concert de cette oeuvre par le quatuor Vermeer : “D’où vient-il qu’il me soit si familier ? Mystère. Je n’ai pas d’enregistrement parmi mes disques...”. Je tiens pour ma part ce quatuor comme l’un des sommets de la musique de chambre de tous les temps.

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La veine “musique russe” (ou de “tradition russe”) est plus ou moins présente chez Chostakovitch. Elle peut apparaître à travers des citations de chants traditionnels ou révolutionnaires dans des compositions de “musique pure” (telle la Onzième symphonie ), et devient plus présente dés lors que le compositeur aborde les oeuvres chorales (ou l’art lyrique, plus particulièrement dans le dernier acte de Lady Macbeth ).
A toute médaille son revers. N’a-t-on pas déploré dans ce cas de figure le “conservatisme” de cette musique dans, par exemple, la Treizième symphonie. Cependant Chostakovitch pouvait difficilement “innover” alors qu’il lui fallait, en s’appuyant sur les vers de E. A. Evtouchenko, les illustrer dans le registre émotionnel approprié. Et encore, ce que l’on appellerait “traditionalisme” doit être corrigé dans le détail. Il serait préférable ici de parler d’une “filiation moussorgskienne”. D’ailleurs Chostakovitch venait de réorchestrer La Khovantchina lorsqu’il entreprit de composer ce cycle symphonique. Le compositeur accordait une grande importance à cette Treizième. Les péripéties qui avaient accompagné la création de cette oeuvre, principalement en raison de la charge symbolique représentée par le premier mouvement, “Baby Yar” (que j’ai évoquées plus haut), l’expliquent en partie. Mais pas seulement. Dans la vie musicale de ces années-là en URSS, aucune oeuvre n’avait tant valeur de manifeste que cette symphonie. Et l’émotion qui se dégageait de cette écoute devait autant au texte qu’à une musique qui s’adressait au plus grand nombre sans sacrifier à la démagogie. Les autorités s’inquiètèrent à juste titre des répercussions que cela pouvait entraîner, et limitèrent au possible la portée de l’évènement. La création de cette Treizième symphonie (il y eut deux représentations) demeura néanmoins associée à une manifestation de protestation contre le régime.
Plus que dans le second mouvement, “L’humour”, où la causticité du propos est exprimé par une musique alerte et enlevée, la réalité soviétique apparaît dans les deux mouvements centraux, adagio et largo (“Au magasin” et “Pleurs”). Ici l’atmosphère devient pesante et menaçante. La musique évoque les “années de terreur” par un “solo caverneux de tuba, des reptations aux cordes graves, des frémissements, des chocs sourds, des montées aux cuivres avec sourdines” (André Lischke). Le dernier mouvement, “Une carrière”, dénonciation du carriérisme et défense et illustration de ceux qui ont le courage de leurs opinions (Chostakovitch devait se sentir particulièrement concerné par les vers suivants : “Ils sont oubliés ceux qui insultèrent / Mais nous nous rappelons de ceux qui furent insultés”), porte l’indication allegretto. Ce mouvement, le plus élaboré de cette symphonie, bien que respectant l’esprit du texte (son contenu ironique et sarcastique), propose quelques belles séquences méditatives. Il n’est pas interdit d’y entendre un écho du finale de la Quatrième symphonie qui venait d’être créée l’année précédente.

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Deux années plus tard, Chostakovitch met de nouveau en musique un poème de Evtouchenko, La mort de Stenka Razine. Le compositeur signe là l’oeuvre la plus “russe” de son répertoire. Cette cantate reste proche de l’univers de la Treizième symphonie tant part sa filiation mousorgskienne qu’en raison d’une semblable utilisation des choeurs et de la masse orchestrale. Il s’agit d’une oeuvre tendue, puissante, colorée, au rythme parfois élevé, contagieux dans des épisodes “trépidants” (l’auditeur sent des fourmis dans ses jambes durant la première partie de l’oeuvre). Cette cantate mériterait d’être davantage programmée au concert. Comme l’écrit Marcel Marnat : “Elle se déploie implacablement de l’initiale lisse populaire du monologue du héros sur les marches de l’échafaud, puis à ce frisson révolutionnaire qui parcourt la même foule, irrémédiablement avant l’exécution. Le thème unique souligne ainsi, à la fois la permanence de l’esprit de révolte, mais aussi la versatilité d’une même foule, d’abord venue applaudir à une mise à mort puis immédiatement prête, aux mêmes accents, à faire justice au bourreau”.
Les mêmes difficultés accompagnèrent la création de cette cantate. Après la Treizième symphonie l’histoire se répétait.

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Pessimisme. Pessimisme radical. La vie d’abord avait beaucoup donné à Dimitri Chostakovitch. On parlait d’un jeune musicien très doué ou trop doué. On le lui avait fait payer, d’une certaine façon. Cela l’avait entraîner à se méfier des idées, à se défier des mots. Il s’était tu. Il ne s’était plus exprimé qu’à travers sa musique. Et pourtant il était devenu une “conscience” pour de très nombreux citoyens soviétiques. Ceux-ci savaient, en venant entendre la musique de Chostakovitch, que celle-ci leur donnait des nouvelles du pays et d’eux-mêmes. Le compositeur ne leur apprenait rien, assurément. Mais il l’exprimait à travers la seule expression digne, convenable et recevable alors que le mensonge sévissait partout où l’on se payait de mots. Même lorsque cette musique s’avançait masquée. Ils savaient y reconnaître le désespoir qui soudait ici et là, leur désespoir après tout. Et chacun s’en retournait chez lui un peu meilleur. Je veux dire par là que Chostakovitch les incitait à résister, tout simplement.

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C’est Chostakovitch pourtant qui dans une lettre adressée à Isaac Glikman affirme : “J’ai été déçu par moi-même. Plus exactement par le fait que je suis un compositeur insipide et médiocre. En me retournant du haut de mes soixante ans vers “le chemin parcouru”, je dirai que deux fois j’ai été l’objet d’une grande publicité (Lady Macbeth et la Treizième symphonie ). Cette publicité agissait très fort. Mais quand tout se calme et se remet en place, on voit que Lady Macbeth et la Treizième symphonie ne sont que des “pschitt”, comme on dit dans Le Nez “.
Chostakovitch doutait. Il connaissait pourtant les joies de la création. Et il avait été profondément ému par l’interprétation en concert de quelques unes de ses oeuvres, en particulier celle des quatuors. Mais ce guignon qui le poursuivait reprenait le dessus. Et le doute s’insinuait tel un poison. Chostakovitch ne siégeait pas sur un petit nuage tel un pur esprit. Ce n’était pas tant sa facilité à écrire qui l’inquiétait que le sentiment d’une vacuité. Peut-être, après tout, avait-il besoin de douter pour mettre à distance quelque complaisance. Dans cette lettre, plus haut citée, il écrivait plus loin : “Cependant la composition, ce penchant malsain, ne me lâche toujours pas”. C’était là sa vie, et la cause de de ses malheurs. Mais il n’était pas prêt à échanger sa vie contre la promesse d’une existence ordinaire, laquelle l’aurait privé de ce “penchant malsain”, comme il le disait si bien. La déception devenait inhérente à la vie : il avait fini par en prendre son parti. Et puis, de déception en déception, il finissait par admettre que l’art était supérieur à la vie. On le lui reprochera, bien entendu. Mais nous n’en sommes pas encore là. Il nous reste un bout de chemin à parcourir en compagnie de Dimitri Chostakovitch.

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Un lecteur bien disposé, mais soucieux de remettre “les choses à leur juste place”, serait en droit de me demander :
- Votre Chostakovitch a été persécuté, soit. Mais d’autres le furent, et cela leur coûta la liberté, voire la vie. N’exagérez-vous pas la portée de cette persécution ? Comment pouvez-vous mettre sur le même plan les rescapés du Goulag et celui, quoique inquiété par le régime soviétique, qui ne connut ni l’exil, ni la déportation ?
Comparons ce qui est comparable. Objectivement parlant les interrogations de ce lecteur sont fondées. Mais encore ? La répression et les persécutions qu’elle implique ne sont pas vécues de façon identique par chacun de ceux qui s’y trouvent confrontés et les subissent. D’autant plus, en régime stalinien, si l’on se référait au cynisme ambiant ou aux différents types “d’aménagement psychologique” observés (et cela perdurait après la mort de Staline : il suffit de prendre connaissance des thèses de Zinoviev sur “l’homo sovièticus” pour le vérifier).
Chostakovitch n’hésitait pas à manier l’ironie ou à se répandre en sarcasmes à l’égard de ses ennemis, mais il n’était pas cynique. Il n’aménageait rien de cet ordre. Peut-être faut-il évoquer une complexion psychologique particulière. Chostakovitch n’était-il pas tenté de s’identifier aux victimes du stalinisme ? Pas à toutes ses victimes, certes : l’épuration n’avait pas épargné quelques uns de ses persécuteurs de jadis. On peut aussi relever quelques traits paranoïdes par ci par là chez le compositeur. Ceci, faut-il le rappeler, s’observait à grande échelle dans l’ère stalinienne. Chostakovitch souffrait là où d’autres en prenaient leur parti, ou s’amendaient, ou mettaient fin à leurs jours. Il continuait à souffrir puisqu’il n’avait rien oublié. Il faut insister : ce compositeur n’oubliait rien.

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Je consulte l’album de photographies de Dimitri Chostakovitch. Dans les années vingt (ou encore au début de la décennie suivante) je découvre “le visage insouciant de la jeunesse”. L’expression de la physionomie du compositeur n’a rien de particulier ou d’exceptionnel, rien qui ne retienne véritablement l’attention. En revanche, dans les photos postérieures à l’années 1937 (et ce phénomène s’accentuera encore après 1948) le visage de Chostakovitch se ferme, se crispe : son regard devient fixe, vide, impersonnel. Sur la pochette d’un disque d’importation, datant certainement des années soixante, on découvre le compositeur plutôt de dos, la tête tournée vers la droite, suffisamment en tout cas pour que les traits du visage apparaissent. La crispation qu’on y lit se communique à ses mains, dont les doigts semblent pianoter quelque marche incantatoire sur le dossier d’un bureau. Chostakovitch exprime un tel malaise (que l’on doit raisonnablement mettre sur le compte de l’aversion du compositeur pour les séances de poses photographiques) que l’on s’attend à voir surgir Staline derrière lui.
Mais je n’ai nulle envie d’en rire. Épreuves et tourments auront donc façonné ce visage jusqu’à lui faire prendre ce masque tragique que Chostakovitch conservera jusqu’à la fin.

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Dans les années soixante, le quatuor à cordes prend une place essentielle dans l’oeuvre de Chostakovitch. Ce dernier trouvait là une forme plus adaptée à son expression et à son évolution musicale. Le Douzième quatuor, écrit en 1968, introduira la “dernière manière” du compositeur.
De 1960 à 1966, Chostakovitch compose cinq quatuors. Ceux-ci, à l’exception du Huitième, oeuvre autobiographique déjà évoquée, traduisent une évolution sensible dans ce domaine de la musique de chambre.
Du Septième quatuor, écrit en 1960, on peut dire qu’il annonce les ultimes compositions de Chostakovitch. Cette oeuvre, d’une texture à la fois fine et simple, renferme plusieurs passages composés pour un ou deux instruments. Cela reviendra souvent par la suite, jusqu’à une utilisation systématique dans les trois derniers quatuors. Malgré un épisode fugué particulièrement violent, dans la lignée de certaines des “compositions de guerre”, cette oeuvre étrange, lunaire, parfaitement maîtrisée sur le plan formel, se situe dans un registre différent des quatuors précédents. Des indications nouvelles peuvent être relevées en terme de tonalité et de coloris. Le caractère énigmatique que l’on prête à ce quatuor s’explique sans doute par la nouveauté de cet inhabituel mode d’introspection chez le compositeur. Les premiers auditeurs furent d’ailleurs déconcertés par ce Septième quatuor lors de sa création par le quatuor Beethoven.

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Quoique tous deux composés la même année (en 1964), les Neuvième et Dixième quatuors sont de factures sensiblement différentes. Composition charnière dans la production de quatuor à cordes du musicien russe, ce Neuvième quatuor est remarquable à plusieurs titres. Il s’agit d’une oeuvre austère, complexe, sans séductions apparentes. L’ancien et le nouveau s’imbriquent tout au long des mouvements qui se succèdent sans interruption. L’unité se trouve assurée par un subtil système de relations thématiques de chacun de ces mouvements avec les autres parties du quatuor. Si ce Neuvième s’apparente par sa facture aux “quatuors symphoniques” de l’après guerre (les Troisième et Cinquième ), il s’en distingue par une tendance marquée à l’introspection et par des sonorités peu courantes chez Chostakovitch (les “lambeaux musicaux” du quatrième mouvement annoncent le Quinzième quatuor ). On peut trouver dans l’adagio quelque parenté avec le Quatuor pour la fin des temps de Messiaen, et entendre, par anticipation, un écho du “Delwig, ô Delwig” de la Quatorzième symphonie dans l’extatique récitatif. D’un mouvement à l’autre le sens s’approfondit d’une tension retenue qui trouve sa délivrance dans l’allégro conclusif. Il est dommage qu’une oeuvre de musique de chambre aussi accomplie (à faire connaître en priorité à ceux qui persistent à faire la “fine bouche” devant la musique de Chostakovitch) reste à ce jour encore méconnue.
Avec le Dixième quatuor nous basculons dans un tout autre climat. Œuvre plus sereine que le quatuor précédent, elle procure un sentiment de détachement et de moindre engagement formel. Il faut cependant isoler un allégro furioso (où l’on entend quelque chose du bruitisme d’antan), et l’adagio (une passacaille particulièrement réussie).

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Le Onzième quatuor possède de nombreux points communs avec le Septième. Cette oeuvre étrange, qui semble venir d’un autre monde, étonne par sa capacité à tenir à distance douleur et tristesse. Comme dans le Neuvième quatuor les sept mouvement s’enchaînent. Cette musique nous parvient le plus souvent assourdie : elle semble par moments éclairée par des rayons de lune. L’émotion n’est pourtant pas absente, en particulier dans une poignante élégie. Peut-être est ce dû à singularité de ce quatuor, mais l’évolution vers un autre territoire musical s’avère plus présente dans ce Septième quatuor que dans les oeuvres symphoniques ou concertantes de la décennie (à l’exception du Second concerto pour violoncelle composé également en 1966).

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Quelques autres oeuvres de Chostakovitch de cette même décennie restent malheureusement méconnues. Pour Satires (cinq romances pour voix et piano, sur des vers de Sacha Tchorny), c’est le statut de ce genre musical qui semble en être la cause. On ne se retrouve ni dans la tradition du lied allemand, ni même dans celle de la mélodie française ou russe. Le climat de ces Satires rappelle plutôt celui cabaret, voire de la chanson. Sans vouloir discuter les mérites d’un autre cycle mélodique composé un peu plus tard, Sept romances sur des poèmes d’Alexandre Blok (bien connu aujourd’hui), la palme de l’originalité revient cependant à ces Satires. Chacune de ces mélodies se présente comme un petit miracle d’intelligence, de sensibilité et d’humour. La musique ne se substitue pas au texte mais elle contribue à le mettre en valeur pour en faire ressortir les intentions. L’accompagnement pianistique, dans l’ensemble, est un modèle du genre. Par exemple, dans la quatrième mélodie, “le malentendu” : le piano, utilisé comme contrepoint ironique quand le texte le suggère, sait s’effacer derrière la partie vocale lorsque cette dernière n’admet d’autre sens que ce qu’elle donne à entendre.

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Le Second concerto pour violoncelle est l’une des oeuvres les moins accessibles de Chostakovitch. L’austérité du largo initial, et la déconcertante structure musicale des deux allégro suivants l’expliquerait. La complexité formelle de ce concerto et la modernité de son écriture ne renvoient pas pourtant à la “période expérimentale” des années de jeunesse du compositeur. C’est plutôt du coté du travail souterrain des quatuors qu’il faut replacer cette composition qui intègre avec un rare bonheur des structures tonales dans un contexte atonal. En outre cette musique pratique l’autoparodie avec moins de gratuité que ne le suggère la loi du genre. Sans aller jusqu’à parler “d’autocritique”, l’ironie de Chostakovitch s’exerce au dépend du néoclassicisme cultivé dans les précédentes oeuvres concertantes. Quant au grotesque, souvent présent chez le compositeur, il faut l’entendre ici au second degré : l’effet s’y annule tant l’écriture de la partie soliste confine à l’ascétisme. Et puis Chostakovitch ne conclut pas ce concerto selon les règles du genre : violoncelle et percussions dialoguent “hors du temps” dans un climat musical annonciateur des oeuvres qui suivront. Si ce Second concerto pour violoncelle présente quelques points communs avec son homologue pour violon (composé la même année); cette dernière oeuvre, d’une facture plus classique et d’une écriture moins élaborée, est loin d’égaler la première du point de vue de l’accomplissement formel.

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Pourquoi ne joue-t-on pas plus souvent la Sonate pour violon et piano ? Serait-ce par intimidation devant la “performance” des deux prestigieux créateurs de l’oeuvre, David Oïstrakh et Sviatoslav Richter ? Cette sonate austère se situe dans la lignée du Second concerto pour violoncelle. Chostakovitch s’interrogeait sur son langage musical en cette fin des années soixante. Sans pouvoir y répondre, me semble-t-il, qu’en renforçant ces interrogations. Peut-être doutait-il paradoxalement de ses dons de compositeurs. N’avait-il pas convoqué Jean-Sébastien Bach à la rescousse dans ce magnifique largo qui devrait faire le bonheur de tant d’interprètes !

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L’impressionnant Douzième quatuor représente une date importante dans la carrière du compositeur. Cette oeuvre, qui bénéficie de l’intérêt soutenu des musicologues et des critiques musicaux, n’en est pas moins rarement jouée. Là aussi on ne comprend pas pourquoi certaines des grandes formations de quatuors à cordes ne l’aient pas inscrite à leur répertoire. Ce Douzième quatuor constitue une introduction à la Quatorzième symphonie et aux oeuvres suivantes (dites de la “dernière période” du compositeur). Chostakovitch prend désormais ses distances avec une manière de composer plus ou moins liée aux circonstances, qui l’obligeait à écrire une musique “sur le fil du rasoir”. Les Septième, Neuvième et Onzième quatuors annonçaient cette évolution. A partir de 1968, les compositions de Chostakovitch ne portent plus la marque de contradictions (en terme de “musique publique” et “musique privé”, ou d’ancien et de moderne) sur lesquelles portait principalement ma réflexion depuis la Cinquième symphonie. Un autre paysage musical se dessine. Les opus suivants de Chostakovitch l’illustreront.
Le Douzième quatuor marque une extension du langage musical du compositeur. Deflet Gojovy écrit à ce sujet : “Sa mélodie s’appuyait délibérément sur l’espace dodécaphonique, qui pour lui incarnait bien plus le champ de l’échiquier que la contrainte d’un système, et permettait une infinité de combinaisons : il “remplissait” l’intervalle dodécaphonique d’une manière plus intuitive que réelle”. Cela mérite d’être souligné. D’autant plus qu’il ne s’agit pas d’une composition strictement atonale. Ici l’atonalité devient, dans un contexte tonal, la source principale des tensions et conflits qui seront exposés. J’en veux pour preuve le second thème du premier mouvement qui, à la fois hésitant et imprécis, vite le reste de l’exposition de tout centre tonal.
Le second et dernier mouvement n’a pas d’équivalent dans la littérature pour quatuor à cordes de Chostakovitch. Il contient plusieurs mouvements à lui seul (dont un épisode adagio qui anticipe le climat musical de la Quatorzième symphonie ). Les commentaires ne manquent pas sur ce quatuor, et l’on a plusieurs fois souligné sa parenté avec Beethoven. Par exemple, au premier épisode (moderato) qui exposerait “le monde des grands idéaux”, succéderait celui des “forces destructrices” (scherzo). Ensuite, après un “accès de désespoir” (adagio) viendrait le temps de “la pureté de l’intention et de l’aspiration haute” (développement). Avant de conclure (finale) par une “réaffirmation du bien sur le mal”. Je pense que si la référence à Beethoven peut être évoquée, elle ne se situe pas dans une dévote filiation, mais, négativement parlant, sur un mode conflictuel qui s’inscrirait en faux contre l’esprit d’affirmation beethovénienne. Car prétendre que le finale représente l’une des pages “les plus joyeuses” de Chostakovitch relève du contresens. J’y entends, pour ma part, derrière un masque de gaieté factice, le pessimisme du compositeur. Et un sentiment de profonde dérision.

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Début 1969, dans une chambre d’hôpital, Chostakovitch écrit en un peu plus d’un mois la partition pour piano d’une oeuvre qu’il ne considère pas encore comme sa future Quatorzième symphonie. La peur que sa main droite devienne paralysée, celle aussi de devenir aveugle et divers autres problèmes de santé expliquent cette rapidité. La veille de son hospitalisation, Chostakovitch réécoutait les Chants et danses de la mort de Moussorgsky, une oeuvre qu’il avait orchestré en 1962. Ce thème, la mort, n’était pas sans l’obséder depuis quelque temps. Le compositeur va utiliser cette période de repos forcé pour s’efforcer de le traduire et de l’illustrer sur un plan musical. A juste titre on rapproche ce cycle de onze poèmes (chantés à tour de rôle par une basse et un soprano qu’accompagne un orchestre réduit aux instruments à cordes et à percussions) au Chant de la terre de Gustav Mahler : l’oeuvre que Chostakovitch disait vouloir emporter sur l’île déserte.
La mort, par conséquent, inspire ce cycle symphonique (huit des onze poèmes y font référence). Une mort dont l’image ne rassure, ni n’apaise, mais accable d’une tristesse sans espoir. Dés les premières mesures du “De Profondis” (Garcia-Lorca) le ton est donné, celui de la désolation. Le contraste entre les violons qui jouent dans l’aigu (leur ligne mélodique débute sur les premières notes du Dies Irae ) et les notes graves des contrebasses renforce ce sentiment. Le changement devient brutal avec “Malaguéna” (Garcia-Lorca). L’Espagne ici convoquée est celle de Goya : cette danse de mort saccadée et hachée réclame du soprano une intensité proche de l’hallucination. On reste dans ce registre au début de “La Lorelei” (Apollinaire) : les deux parties solistes dialoguent sur un mode dramatique avec de fréquents changements de tempo. Cet épisode culmine dans une séquence d’une rare violence jusqu’au moment où deux forts battements de cloche introduisent la partie adagio. Une lumineuse texture de cordes, relayées par le vibraphone, le célesta et le carillon annoncent la venue de l’amant et celle de la mort. “Le suicidé” (Apollinaire) prolonge ce climat. La déploration du violoncelle accompagne la ligne lancinante du soprano. La musique s’anime vers le milieu du morceau, puis retourne ensuite au climat de déploration.
Du poème d’Apollinaire, “Les attentives”, Chostakovitch a extrait les deux premières parties : “Celui qui doit mourir” et “Mais madame, écoutez moi donc !”. Sur un thème rythmé par le xylophone (auquel les toms-toms répondent), la voix haletante du soprano donne un relief saisissant aux mots d’Apollinaire, lesquels illustrent “l’inceste et la mort, ces deux gestes si beaux”. Dans la seconde partie, le sentiment mêlé de dérision et d’amertume du poème est mis en évidence par la ligne du chant (qui tient du rire halluciné) et l’utilisation des percussions.
Les trois poèmes suivants (les deux premiers d’Apollinaire, le troisième de Küchelbecker) forment un triptyque interprété par la basse. Chostakovitch y abandonne la thématique de la mort pour celle de la protestation. Dans “A la Santé” la musique souligne avec éloquence, à la manière d’un plaidoyer, la plainte du poème enfermé à la prison de la Santé. Un épisode central, joué pizzicato aux cordes, évoque le prisonnier tournant en rond dans sa cellule. Au sujet du second poème d’Apollinaire citons le compositeur “Ce n’est pas contre la mort que je proteste, mais contre les bourreaux qui mettent les gens à mort. C’est pour cela, par exemple, que j’ai choisi pour la Quatorzième symphonie le poème d’Apollinaire sur la réponse des cosaques au sultan de Turquie”. Si la musique gomme quelque peu la truculence du texte (que l’on entend davantage dans l’adaptation faite par Léo Ferré de La Chanson du mal aimé ), elle exprime, c’est du moins l’intention du compositeur, une protestation d’ordre plus générale. Pour le dernier volet du triptyque, Chostakovitch a choisit un poème de Küchelbecker, poème décembriste qui passa vingt ans de sa vie en captivité. “Ô Delvig, ô Delvig” traite des relations entre le pouvoir et l’artiste (un thème cher au “dernier Chostakovitch”). La musique semble échapper aux affres du temps jusqu’à devenir transparente, presque désincarnée.
Le compositeur conclut par deux poèmes de Rilke. “La mort du poète” reprend la ligne mélodique de “De Profondis” en confiant la partie soliste au soprano. C’est le point d’orgue de cette symphonie. Une courte “Conclusion” (“La mort est grande / Nous sommes à elle / De la bouche riante / Lorsque nous croyons au sein de la vie / Elle ose pleurer / Dans notre sein”) résume l’esprit d’une oeuvre dont le pessimisme est sans égal chez Chostakovitch.
Le compositeur a eu la main heureuse en choisissant ces poèmes. Comment mieux traduire ou illustrer la chose en question (la mort soit) qu’à travers ces textes poétiques, tous remarquables. On ne pouvait faire meilleur choix. Je pense plus particulièrement à “La mort du poète”. En mettant en musique ces vers de Rainer-Maria Rilke, parmi les plus inspirés de cet auteur, Chostakovitch nous rend ce poème bouleversant, plus encore que ne le suggérait sa lecture. Rares sont ces moments où la musique épouse tant le sens du texte qu’elle nous l’accorde notre, comme imprégné et frémissant de notre subjectivité.

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Il se produisit un curieux événement au début des années quatre-vingt. Guidon Kremer et ses amis s’étaient installés pour quelques soirées au Théâtre de la Ville afin d’y faire entendre, entre autres compositeurs, la musique de Chostakovitch. Ce soir là, la programmation affichait le Treizième quatuor de Chostakovitch, suivi du célèbre Quintette “la truite” de Schubert. Ce couplage réunissant deux oeuvres à ce point dissemblables avait de quoi intriguer. Soit “la truite” jouait le rôle d’un rabatteur, et ainsi l’on jouerait ce quatuor devant une salle pleine ; soit (plus improbable) il y avait là quelque provocation.
C’est un public débonnaire, prêt à se “déboutonner” à l’écoute du Quintette “la truite” qui prit place dans la grande salle du Théâtre de la ville. Guidon Kremer, Gérard Caussé, et deux autres musiciens interprétèrent ce Treizième quatuor que peu d’auditeurs, selon toute vraisemblance, connaissaient. A la fin de l’oeuvre (et quelle fin !), quelques rares applaudissements se firent entendre. Les auditeurs, d’abord interloqués, se mirent à bavarder (à chuchoter plutôt) avec des mines où l’étonnement prévalait sur toute autre forme d’expression. Puis on se leva, c’était l’entracte. Et tout rentra dans l’ordre.
Ce Treizième quatuor est l’une des compositions les plus sombres de Chostakovitch. L’alto expose d’abord un thème douloureux, repris ensuite par les autres instruments. Des appels, des cris vite étouffés se font entendre dans les mesures suivantes, introduisant un climat d’angoisse. Puis, dominée par une configuration rythmique ostinato, la musique s’en va, telle la marche du temps, vers une destination que l’on soupçonne sans issue. Des ombres menaçantes donnent à cette marche un caractère grotesque. Le retour du thème d’ouverture ramène la désolation initiale, dont l’alto semble vouloir s’extraire. Enfin il s’en va tout seul, dans l’aigu, conclure ce quatuor par une note insoutenable, à déchirer les tympans. A l’écoute de ce si bémol, “qui part d’un pianissimo pour arriver à un sforzando quadruple forte” (P.E. Barbier) comment ne pas évoquer Le Cri d’Edward Munch. Un même sentiment de terreur et d’effroi nous saisit ici et là.

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En 1971 Dimitri Chostakovitch compose sa Quinzième et dernière symphonie. Cette oeuvre étrange, complexe, qui cite Rossini et Wagner, poserait des problèmes de compréhension. Durant sa composition, selon Isaac Glikman, Chostakovitch affirmait qu’elle n’avait pas une seule idée constructive. Je pense néanmoins qu’elle n’est pas sans posséder un caractère autobiographique. C’est peut-être ce que le compositeur voulait dire sans vouloir le dire. Mais pas une autobiographie à la manière du Huitième quatuor. En 1960 le compositeur s’autocitait pour produire, à travers un douloureux autoportrait musical, les preuves du “mal”, de ce malheur qui perdurait malgré la fin des “années de terreur”. La découverte de Dresde n’avait pas été sans provoquer un choc émotionnel chez le compositeur. Dans cette dernière oeuvre symphonique, en revanche, Chostakovitch prend plus de distance pour se pencher sur sa vie. Il lui fallait ce recul pour entreprendre ce bilan désabusé, sans complaisance.
Le premier mouvement contient plusieurs citations de l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini. Cet allégro évoque le climat grotesque, les sarcasmes de la Neuvième symphonie. Cette musique pseudo-légère, d’une écriture raffinée, renvoie à l’insouciance d’antan des “belles années de jeunesse”. Quoiqu’en écoutant attentivement ce brillant allegretto, proche des univers du cirque et du music-hall, la surenchère parodique masque difficilement l’inquiètude qui sourd progressivement derrière une gaieté plutôt forcée.
Le second mouvement contraste par son austérité. Dans cet adagio la musique surnage, irréelle, arrachée à l’on ne sait quelle région de l’âme. Puis un thème s’élève, évoquant un déplacement dans le temps (les contrebasses le ponctuent). Après une brève accalmie la musique devient véhémente, protestataire (rappelant sous une forme atténuée les premiers mouvements des Huitième et Dixième symphonies), avant de retrouver l’état premier d’atemporalité. Quant au troisième mouvement (allégretto), le compositeur n’a-t-il pas été tenté de décrire un portrait du Chostakovitch officiel ? Par dérision, en se caricaturant tel un personnage de Gogol. Quelques années plus tôt, en 1966, dans Préface à mes oeuvres complètes suivie d’une brève réflexion sur ladite préface, Chostakovitch citait ironiquement la liste des titres et récompenses reçues durant sa vie de compositeur.
Le quatrième mouvement (un adagio d’une grande ampleur) débute par une citation du thème du destin de la tétralogie de Wagner. Cet accord est réitéré. La troisième citation, plus à “hauteur d’homme”, introduit un thème qui, par sa modestie et sa désuétude, contraste avec la solennité wagnérienne (dans ces quelques mesures Chostakovitch semble nous dire : voilà mon destin, c’est le mien !). Ce que le premier adagio suggérait, c’est à dire un mémorandum des “années terribles”, ce second le traduit avec d’autant plus d’intensité que la musique remonte également le temps (toujours l’utilisation des contrebasses). Reviennent alors planer les ombres des Septième et Huitième symphonies. Comme si se rouvrait quelque plaie non cicatrisée, la musique alors proteste, s’insurge, pour finalement se désintégrer. Ensuite le basson, puis le hautbois tentent de donner le change, sans trop de conviction cependant. Deux dernières citations du thème du destin n’apportent aucune modification : on retrouve la “petite musique” du début du mouvement, mais désincarnée, presque exsangue. Le xylophone, relayé par le célesta concluent cette symphonie dans un climat d’irréalité. La musique alors s’oublie dans ce qu’elle semble appeler de ses vœux, le silence.

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Après une longue maladie, Chostakovitch se remet à la composition. En 1973 naissent le Quatorzième quatuor et les Six mélodies sur des poèmes de Marina Tsvetaïeva. Cette suite pour contralto et piano était encore inédite en france en 1986, avant que Bernard Haitink ne l’enregistre dans la version pour orchestre. Elle mériterait, comme Satires, un meilleur sort dans la discographie et les programmations musicales. Cette oeuvre grave, dont deux des poèmes du cycle se réfèrent aux difficultés rencontrées par Pouchkine sous le règne de Nicolas 1er, possède de nombreux points communs avec l’opus 145, Les Sonnets de Michel Ange.
En 1974, Chostakovitch met en musique huit des sonnets et trois suites de vers écrits par Michel-Ange, auxquels il donne des titres renvoyant au contenu de chaque poème (Vérité, Matin, Amour, Séparation, Colère, Dante, Le Banni, Œuvre, Nuit, Mort, Immortalité). Cette suite pour basse et piano (ou orchestre) permet à Chostakovitch d’exposer sa “philosophie” ou son “humanisme” via les problèmes posés par l’art et ses contradictions, les relations conflictuelles entre l’artiste et le pouvoir, l’ingratitude ou la versatilité des foules (Matin, Amour, Séparation constituant un “cycle dans le cycle” consacré à l’amour).
D’emblée la filiation musicale avec la Quatorzième symphonie parait évidente (quelques mesures de la symphonie sont même reprises dans Nuit ). Dans Le Banni, l’allusion à Soljénitstyne devient transparente, quelques mois après l’obligation faite à l’écrivain de quitter le territoire soviétique. Comme dans la plupart des oeuvres composées après 1969, la thématique de la mort reste présente le long de ces pages d’une inspiration élevée. Curieusement, le thème alerte du début du dernier sonnet, Immortalité, paraît incongru et déplacé dans cet ensemble grave et austère. Si l’on sait que Chostakovitch y reprend plusieurs mesures écrites à l’âge de neuf ans, on est incité à penser que pour le compositeur “la boucle est bouclée”, en quelque sorte.

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Le Quinzième quatuor (le dernier de la liste) date de la même année. Tout comme le Quatorzième quatuor cet opus 144 allège considérablement la trame polyphonique. Il est constitué de six adagio se suivant sans interruption. L’ouverture, une élégie, donne le ton : celui d’une musique intemporelle, désincarnée, statique. Le second mouvement, une danse macabre venue de l’on ne sait quel univers, est précédée, puis ponctuée par une succession de cris stridents émis par chaque instrument (on retrouve le terrifiant si bémol conclusif du Treizième quatuor, répété ici douze fois). L’intermezzo, que l’on réentendra dans le dernier mouvement, explose brusquement, puis se calme en laissant la place à un nocturne d’une tristesse douce et mélancolique. Le mouvement suivant, une marche funèbre, s’en vient rompre ce charme. Les instruments s’en vont, l’un après l’autre, sur le même rythme de marche (comme dans le Treizième quatuor ), vers une destination inconnue. Le dernier mouvement, épilogue, récapitule les thèmes principaux du quatuor. L’élégie nous parvient maintenant assourdie, comme si elle avait des difficultés à s’extraire de sa gangue. Se succèdent, de plus en plus rapidement, des marmonnements, gargouillements et autres borborygmes échappés de l’intermezzo (il parait difficile de ne pas évoquer des spectres et des hallucinations). Les dernières mesures, dominées par le thème de marche funèbre, renforcent ce sentiment de malaise : on ne sait si la musique en appelle au néant, à l’anéantissement, où si le compositeur laisse entendre que la paix, celle de la mort, a enfin été trouvée.
En écrivant ce Quinzième quatuor Chostakovitch ne pouvait aller plus loin dans l’exploration d’un univers qui, par delà l’aspect introspectif de l’oeuvre, pourrait devenir la référence de quelques uns des compositeurs de ce début de XXIe siècle dans le domaine de la musique de chambre. A moins que cet opus 144 reste sans postérité, en raison de sa singularité et du sentiment proche du néant qu’il exprime.

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Dimitri Chostakovitch nous quitta le 9 août 1975. Une dernière précision cependant. Quand le défilé commença, devant la dépouille du compositeur, chacun put découvrir (et je pense que beaucoup furent troublés) que Chostakovitch souriait : la mort semblait l’avoir saisi dans une expression de bienheureux. L’auteur de la musique “la plus désespérée du monde” s’en était allé en arborant ce masque mortuaire presque hilare !



Max VINCENT

décembre 2007














(1) Je reviendrai plus loin sur cette controverse.

(2) Citons Claude Rostand , style “conformiste, mélangé et banal” d’un “conservateur-né” ; Claude Samuel, “une négation absolue de l’évolution de la musique” ; Antoine Goléa, “toutes ses oeuvres sont composées dans le langage tonal et selon les charpentes formelles de la musique classique et romantique traditionnelle, sans aucun souci de recherche”.

(3) Dimitri Chostakovitch (Fayard)

(4) Une question essentielle, mais les limites de cet essai ne permettent pas d’y répondre.

(5) Chostakovitch (Éditions Bernard Coutaz).

(6) Chostakovitch n’a pas été arrêté (avec le risque d’être déporté ou exécuté) à la suite d’un hasard presque miraculeux. Convoqué une première fois au NKVD pour être interrogé comme suspect dans le cadre d’un complot visant Staline, le compositeur devait y repasser avec l’obligation de fournir la liste de ses prétendus complices. Quand Chostakovitch y retourna deux jours plus tard comme prévu, persuadé qu’il serait arrêté, il apprit que l’officier instructeur qui l’avait précédemment interrogé venait d’être passé par les armes !

(7) Dimitri Chostakovitch : lettres à un ami (correspondance avec Isaac Glikman). (Albin Michel). Une lecture indispensable.

(8) On peut prendre connaissance sur le site du “Centre International Dimitri Chostakovitch” ( http://www.chostakovitch.org/ ) d’un texte d’Irina Chostakovitch, la veuve du compositeur, intitulé Les morts sont-ils sans défense ? datant de l’année 2000. Ce témoignage, très critique à l’égard de Solomon Volkov, qui apporte d’utiles précisions sur le Chostakovitch des derniers temps, les conditions dans lesquelles le compositeur rencontra son “jeune admirateur” et les tribulations américaines de Testament, brosse un portrait peu flatteur de Volkov.

(9) Dimitri Chostakovitch (Actes Sud)