CES LÈVRES QUI REMUENT
Essai sur DIMITRI
CHOSTAKOVITCH
“En me privant des mers, de
l’élan, de l’envol
Pour donner à mon pied l’appui forcé du sol
Quel
brillant résultat avez-vous obtenu ?
Vous ne m’avez pas pris ces lèvres qui
remuent ! “
Ossip
Mandelstam
Pourquoi écrire sur Dimitri Chostakovitch ? Il n’est pas certain que
ma réponse eut été la même, voilà vingt-cinq ans. L’oeuvre de Chostakovitch
pendant longtemps nous parvint déformée, vidée du sens que nous lui
reconnaissons aujourd’hui. Le contexte politique, celui de la “guerre froide”,
l’expliquait en partie. Les années soixante-dix furent, dans cette histoire,
décisives. Des témoignages, ceux des dissidents et rescapés de l’univers
concentrationnaire, vinrent s’inscrire en faux contre les histoires officielles,
ou du moins les corrigèrent très sensiblement. C’est dans ce processus de
“reconnaissance historique” que parurent (en 1980 pour l’édition française) les
“Mémoires” de Chostakovitch. Certes ce Témoignage (recueilli par Solomon
Volkov), qui fit alors l’effet d’une bombe, reste controversé (1). Mais la publication de plusieurs autres documents,
celle de correspondances ou d’écrits biographiques, ensuite, confirma plus
qu’elle n’infirma le portrait brossé dans ces “Mémoires”. Par delà le personnage
Chostakovitch, dont ces témoignages détruisaient l’imagerie encore
dominante, il était enfin permis, possible et légitime d’écouter cette musique
pour elle-même (si l’on peut dire !). Ou, pour l’exprimer autrement : l’homme
qui se révélait tel ne pouvait avoir écrit une oeuvre formatée selon les
critères idéologiques qu’on lui prêtait encore vers la fin des années
soixante-dix.
Comment le biographique peut-il à ce point interférer sur le
commentaire musical ? N’est-ce pas exagéré ? Soyons clair. Il serait vain de
tenir le même discours sur des musiciens comme Britten, Dutilleux ou Messiaen ;
sur aucun autre musicien, même. J’aurai souvent l’occasion de revenir sur les
relations particulières qu’entretiennent les oeuvres de Chostakovitch avec leur
temps. Car il semble difficile de comprendre quoi que ce soit à cette musique
sans avoir quelques connaissances sur l’époque et les conditions dans lesquelles
Chostakovitch écrivit l’oeuvre que l’on sait (et qui nous est parvenue dans son
intégralité à la fin du siècle dernier).
Alors, avant 1980, comment
recevait-on la musique de Chostakovitch ? Mal, en ce qui concerne la France (il
faudrait nuancer pour les pays anglo-saxons). A lire certains commentateurs
(2) Chostakovitch se révélait être le chantre par
excellence du réalisme-socialiste en musique. Cela peut faire sourire
aujourd’hui, mais durant les années cinquante et soixante, certains (des
communistes ou communisants) s’y référaient de manière positive, et d’autres
(des libéraux, pour simplifier) de la façon la plus négative : en traitant par
le mépris ou la commisération (quand ils ne les vouaient pas aux gémonies) les
compositions de Chostakovitch. Dans cet ordre d’idée c’est souvent au nom du
“progressisme en musique” que la musique de Chostakovitch se trouvait condamnée.
Là aussi, il convient de rappeler dans ce contexte de “guerre froide”
l’instrumentalisation de l’oeuvre de notre musicien par les idéologues
soviétiques pour savoir de quoi l’on parle. Du coté des contempteurs occidentaux
de Chostakovitch il fallait plutôt évoquer quelque surdité (et des préjugés lés
à leur méconnaissance du système soviétique). Reconnaissons cependant à ceux-ci
des circonstances atténuantes. De larges pans de cette oeuvre (et non des
moindres !) restaient méconnus, voire ignorés.
D’autres publications, avant
ce Témoignage, avaient en quelque sorte préparé le terrain. En même temps
que les voix des dissidents du bloc soviétique se faisaient entendre
paraissaient dans le monde occidental des ouvrages de l’importance de
L’archipel du Goulag de Soljenitsyne (pour ne citer que celui-là). Dans
la foulée de cette masse de documents et de témoignages, lesquels donnaient un
large coup de projecteur sur une histoire plus ou moins occultée, ces “Mémoires”
apportaient un démenti sans appel à l’hagiographie soviétique, mais aussi aux
interprétations et relectures occidentales. La musique ne pouvait qu’y gagner.
Certes, nous sentions comme un frémissement depuis plusieurs années. Le nom de
Dimitri Chostakovitch revenait plus souvent dans les programmes des salles de
concert, ceux de France-Musique, ou dans les pages des magazines musicaux. Une
page se tournait. A cette découverte (ou redécouverte) associons pour l’hexagone
les noms de Paul-Émile Barbier, Harry Halbrech, Marcel Marnat, Patrick
Szersnovicz, et quelques autres.
Pourtant, de part ce phénomène de
reconnaissance, et du mouvement de balancier qu’il entraînait, ne risquait-on
pas de passer d’un extrême à l’autre, c’est à dire du “communiste sincère” (ou
“musicien officiel soviétique” et “parangon du réalisme socialiste” pour l’autre
boutique) à un dissident ? D’aucuns, il est vrai, franchirent ce pas. C’était
beaucoup moins dommageable pour la musique de Chostakovitch mais il y avais
comme un abus sur le terme. Et cela revenait d’une certaine manière à évacuer la
spécificité de Chostakovitch. Celle d’un compositeur qui confiait à sa musique
le soin de traduire des sentiments qu’il ne pouvait exprimer publiquement. On
relève d’ailleurs à ce sujet un extraordinaire paradoxe. Ceux qui en URSS
s’intéressaient ou avaient accès à la “musique classique” (plus nombreux que
leurs homologues de l’autre coté du rideau de fer) savaient pour la plupart à
quoi s’en tenir quand Chostakovitch (après 1937) lisait des déclarations qu’il
n’avait pas écrites et avec lesquelles il se trouvait en désaccord. Ces citoyens
soviétiques n’étaient pas dupes du caractère “obligé” de l’exercice. Lors des
concerts ces mêmes auditeurs traduisaient, comme on savait le faire dans les
régimes totalitaires, les sentiments exprimés par le compositeur. Cette musique
évoquait leur condition, leurs peurs et leurs angoisses, voire leurs espérances.
C’était un miroir en quelque sorte que leur tendait Chostakovitch. Les
bureaucrates, les hommes d’appareil et autres apparatchiks savaient également de
quoi il en retournait quant à la prétendue allégeance de Chostakovitch et des
artistes dont le renom pouvait servir les intérêts du régime. On utilisait ces
créateurs sur un mode qui rappelait celui des intellectuels occidentaux que
Lénine appelait des “idiots utiles”. A la différence près que la menace d’une
arrestation ou d’une déportation continuait à planer au dessus de la tête des
premiers, telle une épée de Damoclès. Le système fonctionnait ainsi.
En
revanche, en Occident, les uns (les staliniens), et les autres (les libéraux)
prenaient pour argent comptant tout propos sortant de la bouche de Chostakovitch
(pour des raisons inverses évidemment). A la décharge des seconds, comme je l’ai
déjà suggéré, ils ne disposaient pas d’informations, ni des indispensables
documents cités plus haut qui leur auraient permis de revoir leur copie et de
rectifier le tir. Pourtant, à l’écoute des Huitième, Dixième et
Treizième symphonies (pour citer des oeuvres alors disponibles dans le
catalogue des Éditions du Chant du monde) la question mérite d’être reposée :
pourquoi nos critiques musicaux (du moins la majorité d’entre eux) sont ils
ainsi restés “droits dans leurs bottes” ?
Ce débat, ou ces querelles,
appartiennent à une époque révolue. Aujourd’hui Chostakovitch est joué partout
dans le monde. Il semblerait même que sa Cinquième symphonie ait été
l’oeuvre symphonique la plus jouée (et la plus enregistrée) à la fin du XXe
siècle. L’histoire du compositeur russe est maintenant bien connue. La
publication en France de la biographie de Krzysztof Meyer (3) semble avoir dissipé les dernières zones d’ombre.
Chacun s’accorde sur les souffrances qu’endura Chostakovitch durant la période
stalinienne. On reconnaît sans barguigner qu’il fut la victime d’un régime
totalitaire. La cause parait entendue, du moins dans le registre biographique.
La parole, donc, reste à la musique. Rien que la musique ?
En 1989, Pierre
Boulez déclarait (dans des propos recueillis par la revue Diapason ) :
“Quant à Chostakovitch, l’ombre de Mahler pèse lourdement sur lui, ce qui
n’arrange rien. Je ne pense pas du tout qu’il y ait actuellement nécessité d’un
retour vers la tonalité. Faire du pseudo-Malher, est-ce bien nécessaire ? Ce qui
est fait et bien fait, pourquoi le refaire dans l’inactualté et
l’amoindrissement ?”. Boulez n’a pas pour habitude de prendre des gants. Ses
opinions sont tranchées. Il ne ménage personne, à part quelques “compagnons de
route” et les compositeurs dont il défend les oeuvres depuis plus de cinquante
ans. S’il fut naguère injuste à l’égard de Berg, voire de Bartok, il est ensuite
revenu sur ces partis pris. On peut le trouver arrogant, fustiger son
autoritarisme, déplorer son pouvoir occulte auprès de certaines institutions
musicales. Il n’empêche : Boulez a le plus souvent raison face à ses
contradicteurs. Mais, pour revenir à Chostakovitch, Boulez se trompe ici sur
toute la ligne. Certes, j’y reviendrai en temps utile, parler de filiation
malhérienne pour Chostakovitch relève d’une évidence. Mais on pourrait en dire
autant, sinon plus, d’Alban Berg. Et personne n’en accable l’auteur de
Wozzeck. Chostakovitch n’a jamais caché son admiration pour Mahler, ni
l’importance du musicien viennois sur son propre travail compositionnel. Mais
cette influence, surtout perceptible dans la Quatrième symphonie, doit
être ensuite relativisée. Elle ne peut en aucun cas être évoquée dans les termes
de Boulez. Chostakovitch n’a jamais fait de “pseudo Mahler”. La moindre oreille
exercée reconnaît d’emblée le ton particulier du compositeur russe (y compris
dans sa Quatrième symphonie). Et puis influence ne signifie pas
mimétisme. Voilà pour “l’amoindrissement”.
“Inactualité” ? Parlons en. Je
laisse ici Boulez pour reprendre le fil de ma démonstration. L’avant garde qui
s’exprime dans la Russie des années vingt (et à laquelle Chostakovitch de trouve
rattaché avec la Première sonate pour piano, les Aphorismes pour
piano, la Seconde symphonie, et l’opéra Le Nez ) voit ses
exigences sérieusement réduites au début de la décennie suivante. Le désormais
célèbre article de 1936 inspiré par Staline, “La cacophonie en musique” (qui à
travers l’opéra Lady Macbeth du District de Mzensk, s’en prend violemment
au “formalisme” de Chostakovitch) se veut lourd de menaces pour qui voudrait
encore écrire dans un langage musical “avancé” (ce que le rédacteur de l’article
appelle “cacophonie”, “chaos musical”, “gauchisme”, “formalisme
petit-bourgeois”, “hermétisme”). Chostakovitch, par conséquent, après une
période que l’on peut qualifier d’expérimentale ou de moderniste, a ensuite usé
d’un langage strictement tonal durant de longues années (lesquelles
correspondent à celles de la terreur stalinienne et du “dégel” kroutchévien),
avant de s’émanciper un tant soit peu de la tonalité vers la fin de sa vie
(quelques emprunts à la grammaire sérielle). Ceci pour les grandes lignes : les
années 1930-1934 apparaissent par exemple comme une période de transition due
aux incertitudes de Chostakovitch quant à l’évolution de son langage musical.
On est alors tenté de poser la question suivante : quelle musique
Chostakovitch aurait-il alors composé si l’histoire de la Russie eut été toute
autre après 1936 ? Harry Halbrech affirme à ce sujet, dans un article traitant
(entre autres opéras de la “compassion sociale”) de Lady Macbeth : “S’il
n’avait pas été la victime de Staline, Chostakovitch serait sans doute devenu le
plus grand de tous les chantres de la compassion sociale, au lieu de nous
accabler d’innombrables symphonies”. Parmi celles-ci figurent les indispensables
Cinquième, Sixième, Huitième, Dixième, Treizième, Quatorzième et
Quinzième symphonies : excusez du peu ! Sinon, il est vrai que que
Chostakovitch projetait d’écrire deux autres opéras (Lady Macbeth
constituant le premier volet de cette trilogie) consacrée au destin de
femmes russes dans des époques différentes. La question reste ouverte. On ne
voit d’ailleurs pas comment il pourrait y être répondu. Il s’agit d’hypothèses
qui renseignent surtout sur la relation d’un commentateur à l’oeuvre de
Chostakovitch. Et j’ajoute que le fait de poser pareille question n’a pas
véritablement d’équivalent dans l’histoire de la musique.
Nous savons, en
revanche, qu’aucun livret d’opéra ne pouvait à la fois correspondre aux
exigences de Chostakovitch et à celles du pouvoir. Celles-ci et celles-là
s’avéraient à partir de 1937 parfaitement contradictoires. Il semblerait, si
l’on en croit des sources biographiques, que le musicien russe n’avait pas
renoncé à écrire un opéra vers la fin de sa vie (Le Moine noir d’après
Tchekov, selon Solomon Volkov). Il lui aurait fallu pour cela des forces, de
l’énergie, une puissance de travail que la maladie lui refusait. On peut le
regretter. Mais était-ce encore une forme qui pouvait lui convenir ? A l’écoute
de ses dernières oeuvres, et plus particulièrement des Treizième et
Quinzième quatuors il est permis d’en douter. Si Chostakovitch après
Lady Macbeth n’a plus écrit d’opéra, il n’est pas d’interdit d’entendre
dans la Treizième symphonie et la cantate La Mort de Stenka Razine
quelque écho d’un désir contrarié. C’est aussi une façon de replacer le
compositeur dans une tradition russe qu’il n’avait jamais véritablement quittée.
Et pourtant ce mot “tradition” semble peu approprié pour traiter de larges pans
de cette oeuvre. Ne faut-il pas procéder différemment pour éviter de faire ainsi
le grand écart entre ces deux Chostakovitch : entre l’ancien et le moderne (en
simplifiant) ?
Je vais repasser par Mahler (et Berg) pour mieux revenir à
Chostakovitch. Dans la dernière partie de sa vie (à travers un corpus comprenant
les ouvrages Mahler, une physionomie musicale et Alban Berg, le maître
de la transition infime, ainsi que les articles Musique et musique
nouvelle et Vers une musique informelle ), Adorno évoque chez Mahler
et Berg une autre forme de modernité. Alors que la musique du premier trouve son
accomplissement en réintégrant des éléments apparemment régressifs, celle du
second conserve des références tonales à l’intérieur d’un cadre sériel : toutes
deux, en quelque sorte, refusent de soumettre le sujet à la logique du matériau.
Ou encore, comme le remarque Philippe Albéra (commentant Adorno) : “Le recours à
l’archaïsme, à ce qui est dépassé ou déchut, écarté par la logique du progrès,
est justement ce qui sauve le sujet de son propre anéantissement dans le
déterminisme absolu ou l’indétermination totale”. Dans ces années là Adorno
prenait des distances avec le sérialisme strict (“le déterminisme absolu”), mais
aussi le courant représenté par John Cage (“l’indétermination totale”). Ceci
expliquant cela, le philosophe et musicologue allemand, confronté à certaines
des “impasses de l’avant garde” (en particulier la volonté chez de nombreux
compositeurs sériels de mesurer la progrès de la composition à celui de ses
moyens techniques), éprouve le besoin de proposer cette “autre modernité” (à
condition de bien distinguer ces deux concepts : Adorno privilégiant l’idée de
“modernité” à celle “d’avant garde”).
Chostakovitch, si l’on reprend
l’analyse adornienne, devrait être associé à Mahler et Berg dans la définition
plus haut proposée. Certes le philosophe allemand ne connaissait pas
véritablement la musique du compositeur russe. On ne trouve que deux références
(plutôt négatives) sur ce dernier dans ses abondants écrits musicaux. Et
nullement en relation avec le thème ici traité. Cependant, soit dans dans la
première partie de son oeuvre (la Première sonate pour piano, les
Aphorismes, la Deuxième symphonie, Le Nez, Lady Macbeth, la
Quatrième symphonie, pour illustrer un courant moderniste se
différentiant de la Seconde école de Vienne ; soit dans la partie médiane (les
Huitième et Dixième symphonies, les Troisième et
Cinquième quatuors, pour cette capacité comme chez Mahler de poser la
question de savoir “comment des ruines du monde musical réifié peut sortir une
totalité vivante” (Adorno)) ; soit dans la dernière partie (le Second
concerto pour violoncelle, la Quatorzième symphonie, Les Sonnets de
Michel-Ange, les Douzième, Treizième, et Quinzième quatuors,
pour signaler la présence de structures atonales) la musique de Chostakovitch
s’inscrit dans cette “autre voie” proposée par Adorno.
Cette association
(Mahler, Berg, Chostakovitch) prend encore plus de sens quand on aborde la
question de la subjectivité. Adorno pose quelques jalons lorsqu’il écrit : “Ce
qui est inhumain, c’est l’oubli, puisqu’on oublie la souffrance accumulée : car
la trace de l’histoire sur les choses, les mots, les couleurs et les sons est
toujours celle d’une souffrance passée”. Cette catégorie (la subjectivité chez
Adorno), précise Philippe Albéra, “peut seule, par son irrationalité même,
dépasser les contradictions en les assumant sans tomber dans la réification”.
Nous sommes au coeur du sujet. J’ai plus haut évoqué les relations de
Chostakovitch avec l’histoire. C’est en se référant à cette conception de la
subjectivité selon Adorno qu’il devient possible d’affirmer que la musique de
Chostakovitch s’insurge plus qu’aucune autre contre la condition faite à
l’homme. C’est d’ailleurs principalement la thèse de cet essai. Ceci vaut pour
les oeuvres les plus autobiographiques (à l’instar du Huitième quatuor )
; mais aussi pour celles qui se collettent avec la folie meurtrière des pires
“années staliniennes” ; ou encore pour celles, les dernières, qui nous font
entendre un “au delà du désespoir” où la mort même n’a rien d’une
consolation.
Il convient pour le traduire de faire ressortir l’essentiel dans
une oeuvre dont le catalogue, en terme d’opus, ne manque pas d’impressionner.
Contrairement à celles de Mahler et de Berg, les compositions de Chostakovitch
s’avèrent quantitativement d’un intérêt inégal. Le compositeur ne l’ignorait
pas. Les circonstances historiques, le plus souvent, expliquent ce phénomène de
dispersion. Cette irrégularité est l’une des raisons pour lesquelles d’aucuns
continuent à faire la fine bouche au sujet de Chostakovitch. Pourtant nul
aujourd’hui ne se focalise plus sur les oeuvres propagandistes que le musicien
russe dut écrire au plus fort du glacis stalinien. Chacun sait ce qu’il en
relevait de l’obligation qui lui était alors faite. Il y eut encore par la suite
deux ou trois compositions de ce type, d’une médiocrité voulue, délibérée et
assumée, mais qui par ailleurs pouvaient satisfaire les commanditaires (on ne
traverse pas quarante ans de stalinisme sans devenir quelque peu duplice). En
tout cas l’écart qui sépare Octobre et Fidélité des oeuvres, leurs
contemporaines, du dernier Chostakovitch (que la postérité retient et qui
forment le bloc le plus cohérent de la carrière du musicien) est
incommensurable.
Le risque (moindre cependant) serait, dans la continuité du
succès rencontré par la valse de la Deuxième suite pour orchestre de jazz,
de voir se dessiner une autre figure de Chostakovitch, celle d’un
compositeur de musique légère : en puisant dans le catalogue des années 1929 à
1935 (les musiques de scène composées pour le théâtre), ou en exhumant les
nombreuses musiques de film écrites jusqu’au milieu des années soixante. Toute
l’oeuvre de Chostakovitch, il va de soi, doit être enregistrée. Mais il importe
de faire le tri entre les compositions contingentes, qui n’apportent rien de
plus à la connaissance du compositeur (qui risquent même de brouiller les
lignes), et celles dont je rendrai compte plus loin, qui placent Chostakovitch
parmi les plus importants musiciens du XXe siècle.
Certaines des pages de cet
essai pourront paraître polémiques. D’autres risquent de heurter certaines
convictions. Il n’est pas sûr que tous les lecteurs retrouveront dans ce
portrait musical leur Chostakovitch. Peut être, après tout, en va-t-il mieux
ainsi. Un Chostakovitch consensuel ne m’aggrérait pas. Celui que j’illustre et
défend ne rentre pas dans cette catégorie, assurément. N’est ce pas aussi, par
delà la figure de ce compositeur, une manière d’affirmer la primauté du sens en
musique ? (4)
S’il m’a fallu faire la part des
choses pour essayer de rendre à Chostakovitch sa vérité musicale, le musicien
aux 147 opus reste par certains cotés une énigme. La logique se trouve parfois
prise en défaut si l’on tente, dans des périodes bien précises il est vrai,
d’établir quelque cohérence, même de manière paradoxale, entre les compositions
du musicien russe et le contexte politique du moment. On relève certes deux
grandes ruptures dans la vie de Dimitri Chostakovitch. La plus importante, celle
de 1937, infléchit en profondeur l’orientation musicale du compositeur. Puis
celle de 1948, celle de l’année du “décret Jdanov”, installe jusqu’à la mort de
Staline, et même au delà, la dichotomie oeuvres publiques et oeuvres privées
(ces dernières n’étant créées que durant la période kroutchevienne). On pourrait
même évoquer 1969, l’année du début de la maladie qui assombrit encore davantage
l’oeuvre de Chostakovitch.
Si l’on met entre parenthèse l’époque située entre
la fin de la composition du Nez et le début de celle de Lady Macbeth
(dans la mesure où le phénomène de “régression musicale” évoqué plus haut
s’explique autant par l’obligation de répondre à des commandes pour la scène et
le cinéma qu’en raison des incertitudes musicales du moment), il n’en va pas de
même pour les années qui suivent la mort de Staline. Après la création de la
Dixième symphonie Chostakovitch ne compose pas d’oeuvre digne de sa plume
avant le Premier concerto pour violoncelle, six ans plus tard (en mettant
de coté la Onzième symphonie, une composition pour le moins
problématique). On sait aujourd’hui que Chostakovitch consacra une partie de son
temps et de son énergie à aider quelques uns de ceux qui, bénéficiant de la
relative libéralisation du régime soviétique, revenaient de captivité. Cet
élément biographique important n’est cependant pas suffisant pour expliquer
l’incapacité du compositeur à écrire une oeuvre de quelque envergure entre 1953
et 1959. Sans doute faudrait il évoquer une certaine complexion psychologique
chez Chostakovitch. Sachant que généralement le soulagement et la décompression
ne sont pas toujours les meilleurs vecteurs de la création artistique. Mais de
là à vouloir accréditer la thèse selon laquelle l’existence de Staline stimulait
(si l’on peut dire !) le travail de notre compositeur, non c’est non
!
Dimitri Chostakovitch revient de loin. Le compositeur le plus
controversé du XXe siècle prend sa revanche. Longtemps confondu avec un régime
qu’il abhorrait, Chostakovitch était le prisonnier d’une légende négative.
D’ailleurs dans l’après Seconde guerre mondiale on le jouait rarement (du moins
en France). Et les quelques oeuvres que l’on pouvait entendre ne dissipaient
nullement le malentendu (quand elles ne le portaient pas à son comble !). La
cause paraissait entendue et cette musique restait associée aux platitudes et à
la médiocrité de l’art réaliste-socialiste. On se souvient que Le Chant des
forêts, une oeuvre mineure et de circonstance, comparable à ces nombreuses
musiques de film que Chostakovitch dut composer pour subvenir (voire survivre),
passa longtemps pour l’une de ses compositions les plus significatives ! Malgré
le processus de réhabilitation en cours depuis une quarantaine d’années cette
musique ne fait pas toujours l’unanimité. Les préjugés ont certes la vie dure,
mais - pourquoi s’en plaindre - n’est ce pas la marque de toute oeuvre
singulière, en rupture avec les attentes d’une époque ? Même s’il faut
relativiser ce constat en 2007. Et puis, n’y a-t-il pas aussi comme de l’excès
dans cette musique ? Et ceci dérangerait. Sans parler d’une suspicion envers qui
compose trop. On évoque alors les déchets d’une oeuvre prolifique. Pourtant
Chostakovitch ne disait-il pas dans l’intimité : “Je travaille beaucoup, mais
compose peu”.
On relève de nombreuses incertitudes autour de la musique (dite
savante) qui se crée en ce début de XXe siècle. La vieille querelle des anciens
et des modernes se trouve ranimée dans un contexte qui évolue de jour en jour,
où les rôles sont échangés (pour ainsi dire). Il parait aujourd’hui difficile de
classer Chostakovitch parmi les “champions de la tonalité”. De donner par
conséquent du grain à moudre à ceux qui seraient tentés d’enrôler notre musicien
dans leur croisade contre, au choix, l’atonalité, la modernité ou l’avant garde.
La musique de Chostakovitch, le temps et la connaissance aidant, finit par se
soustraire aux simplifications abusives ou à l’enrôlement partisan. Il faudra
cependant revenir sur les conditions historiques durant lesquelles fut écrite
cette oeuvre hétérogène et disparate. En tenant compte d’une évolution qui, du
modernisme vers la tradition ou le néoclassicisme, aboutira aux compositions
intemporelles des dernières années, à ce bloc d’étrangeté marqué des signes de
la mort. C’est peu dire que l’histoire, celle de l’Union Soviétique, sera
présente. Ceci pour expliquer pourquoi cette oeuvre fut infléchie, situation
politique obligeait, et que malgré l’obligation faite à Chostakovitch de
“rentrer dans le rang” ses compositions ne souscrivirent pas, bien au contraire,
à l’injonction totalitaire.
Et puis un destin apparaît, entre la rumeur
sourde de l’histoire et l’horreur qui en résulte. On ne peut que renchérir sur
cette exemplarité parce que jamais, dans l’histoire de la musique occidentale,
tel musicien de cette stature ne fut soumis à pareille pression de la part d’un
pouvoir. D’autres exemples, antérieurs, pourraient relativiser ce propos. Ce
sentiment d’unicité, cependant, ne l’éprouve-t-on pas en toute connaissance de
cause quand la musique de Chostakovitch rend compte des limites qui lui furent
imposées sur ce mode douloureux, tragique ?
&
De l’eau a coulé sous les ponts depuis la publication (dans les années
soixante-dix et quatre-vingt) des nombreux témoignages sur la vie de Dimitri
Chostakovitch et les conditions dans lesquelles il écrivit son oeuvre. C’est la
prise en considération de ce contentieux historique, présent dans les
compositions de Chostakovitch, qui permit de réévaluer cette musique, donc de
lui donner ce sens que l’on s’accorde à lui trouver aujourd’hui. Il serait
cependant souhaitable, maintenant que cette dimension se trouve intégrée dans la
réception critique et l’écoute de nos contemporains, d’en tirer toutes les
conséquences. Car la musique de Chostakovitch, au delà même du cadre particulier
au sein duquel ces compositions virent le jour, s’insurge contre la condition
faite à l’homme. C’est cela, fondamentalement, qu’il faudrait retenir de cette
écoute en distinguant dans cette oeuvre multiforme ce qui mérite de l’être. Ceci
vaut pour quelques oeuvres chorales et certains cycles mélodiques, pour la
moitié des oeuvres concertantes et des symphonies (peut-on entendre dans
l’histoire de la musique l’équivalent des premiers mouvements des Huitième
et Dixième symphonies, ces pareils cris de révolte ?), et pour la
quasi totalité des quatuors (où souvent l’affliction humaine devient
incommensurable).
&
Cette musique - la plus “humaine” peut-être jamais composée, dont les accents
tragiques et la mélancolie (de plus en plus présente au fil des années) font de
Chostakovitch le parangon contemporain du pathos, de la déploration et du
désespoir - cette musique, disais-je, ne manque pas d’humour. Il s’agit d’un
compositeur russe, ne l’oublions pas, dans la lignée de Moussorgski.
Chostakovitch baigne dans une culture où la satire et l’ironie fourbissent des
armes contre les fâcheux et les puissants. L’humour ici se veut volontiers
grinçant, voire subversif. On retrouve très tôt chez notre compositeur le
grotesque cher à Gogol. Quand aux sarcasmes, présents dans l’oeuvre de
Chostakovitch dés lors que le pouvoir s’évertua à la mettre “sous tutelle”, ils
visent plus directement ce dernier sans pour autant sortir du cadre de cette
tradition satirique.
&
Pourquoi j’aime Chostakovitch ? Dois-je faire parler ma subjectivité ? Je
l’aime pour la Russie, pour les paysages sibériens, pour sa haine du tyran, pour
ses requiems à la mémoire des victimes ; je l’aime aussi pour ce corps qui le
trahissait, pour ses mains qui tremblaient, pour la mélancolie des dernières
années, pour sa rage et son ironie mordante ; je l’aime aussi pour le
dénigrement presque systématique dont il fut un temps l’objet, pour avoir été
l’ami d’Ivan Sollertinski et de Mikhail Zochtchenko, pour les persécutions qu’il
dut subir une partie de sa vie, pour son refus de toute complaisance sur sa
personne ; je l’aime encore pour le personnage de Katerina Ismailova, pour ces
gens qui s’étreignaient dans les rues de Leningrad un 21 novembre 1937, pour son
aversion de l’antisémitisme, pour une certaine idée du tragique ; je l’aime
enfin pour tout ce qui distingue sa musique des autres compositeurs (de ceux du
moins qui m’importent), et pour ce que je ne saurai dire sur elle...
&
Je me souviens d’un temps, pas nécessairement antédiluvien, où le nom de
Chostakovitch ne m’évoquait rien de bien particulier, sinon celui d’un musicien
“conformiste” (de cette conformité propre aux écrivains, plasticiens, cinéastes
et musiciens officiels de la galaxie stalinienne). L’écoute d’une symphonie, la
Douzième certainement, me permit de vérifier le bien fondé de la rumeur
publique. La démonstration me semblait probante : je savais désormais ce qu’il
fallait entendre par “réalisme-socialiste musical”. A la même époque j’avais été
intrigué par le propos d’un vendeur de disques classiques qui, questionné par un
client, avait répondu : “Chostakovitch ? Ce n’est pas un musicien, c’est un
fonctionnaire ! “, avant d’ajouter, quelques secondes plus tard : “Il y a quand
même de bien belles choses dans son oeuvre”.
Durant cette période, j’avais
pris connaissance d’une étude, réalisée sur une année dans plusieurs grandes
villes du globe, portant sur la place réservée aux compositeurs de musique
classique dans la programmation des concerts. A ma grande surprise je constatai
que Chostakovitch figurait en sixième position pour la ville de New York.
N’était-ce, pensais-je, l’une des preuves flagrantes du mauvais goût des
américains.
Un peu plus tard, lors d’une journée spéciale de France-Musique
durant laquelle les auditeurs intervenaient pour proposer leurs choix musicaux,
j’eus l’occasion d’entendre un extrait de l’opéra Le Nez (la fin de
l’entracte pour percussions seules, et le début du troisième tableau, cet
étonnant dialogue entre baryton et tuba). Je n’en crus pas mes oreilles. Ainsi
Chostakovitch se révélait être l’auteur de cette musique impertinente et pleine
d’humour, et d’un modernisme en tous points éloigné de l’idée rétrograde que
j’en avais ! La même journée un autre auditeur programmait un extrait d’une
oeuvre chorale (la Treizième symphonie ou la Cantate sur l’éxécution
de Stépane Razine, je ne sais plus), et me donnait à entendre une autre
facette du talent de Chostakovitch. Là j’étais surpris et ravi par la beauté de
la ligne du chant et celle de l’écriture chorale. Je décidai donc d’écouter tout
Chostakovitch. Je commençai par les Quatrième et Cinquième
symphonies...
&
Chostakovitch a seize ans quand il compose ses Trois danses fantastiques
pour piano. Je ne sais pourquoi la première d’entre elles m’intrigue et
excite ma curiosité. J’y vois, le temps d’une image vite dissipée, le
Pétersbourg d’antan, avec ses calèches... (des calèches, mais pourquoi ?). Il
s’agit d’une petite ritournelle bien fragile. Il suffirait qu’on souffle dessus
pour qu’elle disparaisse. Peut-être que de même que son ami l’écrivain
Zochtchenko (qui recherchait les causes de sa mélancolie en essayant de se
remémorer du plus loin de ses souvenirs la scène qui put l’éclairer),
Chostakovitch nous livre quelque impression fugitive des premières années de son
existence. Mais pourquoi parler de mélancolie ? Nous n’en sommes pas encore là.
Notre musicien faisait ses gammes et ne pouvait connaître le sort qui
l’attendait. Laissons le s’installer dans la vie. Et je préfère laisser ici ma
fragile impression.
&
Vers le milieu des années vingt, Chostakovitch découvre de nombreux musiciens
contemporains : Krenek, Bartok, Berg, Stravinsky, Prokofiev, Milhaud et
Hindemith. La vie musicale soviétique s’ouvre encore sur l’extérieur, et le
jeune compositeur se passionne pour cette “nouvelle musique” avec l’enthousiasme
de ses dix-neuf ans.
C’est dans ce climat qu’il fait connaître sa Première
symphonie. Cette oeuvre, écrite pour le concours de sortie du Conservatoire,
remporte immédiatement beaucoup de succès. Citons les lignes suivantes, de Glenn
Gould : “Comme tous ceux qui l’ont entendue pourront en témoigner sa Première
symphonie comporte avec lucidité, son imagination, sa jubilation
autobiographique tous les ingrédients de ce qu’une première symphonie devrait
être. Son auteur, avec son regard de myope, son sourire timide et son âme
profondément russe, avait tout juste 19 ans lorsque sa symphonie fut crée à
Leningrad. C’est une oeuvre prodigieusement accomplie que l’on peut compter sans
peine parmi les autres miracles de l’adolescence que sont la petite Symphonie
en ut majeur de Bizet ou Le songe d’une nuit d’été de Mendelssohn.
Voilà un jeune homme qui semblait parfaitement chez lui dans le vaste monde.
Outre les attributs spécialement russes de couleur orchestrale et de ténacité
lyrique il possédait une science harmonique digne des postromantiques allemands.
On trouve dans cette oeuvre de fin d’études les dons qui distinguent le
véritable symphoniste, la capacité d’affirmer dés la première note ce sens de
dimension et de l’espace qui permet à la structure symphonique authentique de
prendre forme. Il n’était pas déraisonnable d’attendre de ce jeune créateur
qu’il devienne le nouveau grand de la génération montante”.
&
Pour un coup d’essai c’est un coup de maître. Si de nombreuses réminiscences
parsèment la partition (on y entend des échos de Tchaïkovsky, Scriabine,
Prokoviev, Hindemith), elles n’ôtent rien aux qualités propres de l’oeuvre.
Chostakovitch est déjà là tout entier. Et l’on ne peut être que confondu par le
métier d’un si jeune compositeur.
Cette Première symphonie fait
rapidement le tour du monde. Bruno Walter la dirige l’année suivante, en 1926.
Alban Berg assistait à ce concert. Il adressa à Chostakovitch une longue lettre
de félicitations (que le musicologue Boris Assaviev s’abstint de remettre au
jeune compositeur). Stokowski et Rodzinski dirigèrent cette symphonie deux ans
plus tard. En 1929 Toscanini l’inscrivit à son répertoire. Chostakovitch était
lancé dans le grand monde musical.
&
Parmi les critiques adressées à Chostakovitch, il faut distinguer celles qui,
en référence à la modernité, dégagent la figure d’un compositeur attardé dans
son siècle, écrivant des oeuvres datées au langage archaïque et peu novateur.
L’ostracisme jeté par l’avant garde musicale des années cinquante et soixante
sur Chostakovitch et d’autres compositeurs (parmi lesquels Britten, Poulenc,
Jolivet, voire Dutilleux) s’explique de part le contexte musical particulier de
ces années là. Cela dépasse bien évidemment le cas particulier de Chostakovitch.
L’impératif catégorique, en matière de sérialisme, n’était-il pas synonyme de
dogmatisme ? L’obligation d’être moderne ne générait-elle pas un nouveau
conformisme ?
Ces questions, pertinentes en leur temps, paraissent presque
obsolètes aujourd’hui. Un conformisme d’un autre type voit le jour. Il n’est pas
certain qu’avec Gorecki, Part, Adams la musique aille de l’avant. Bien au
contraire. Depuis toujours (ou presque) certains créateurs, en musique comme
ailleurs (mais peut-être plus en musique) précèdent leur temps dans la mesure où
ils expriment, contre l’expression dominante de leur époque (ou à coté), le
langage à venir. Je précise, si besoin était, que l’importance d’un compositeur
ne se limite pas à cet aspect novateur : Mahler, Ravel, Bartok, qui furent tous
trois des contemporains de Schoenberg en apportent la preuve. Et il en va de
même un peu plus tard pour Chostakovitch. Cette modernité cependant qui au cours
des siècles semblait trouver un large public (Haydn, Beethoven, Listz, Wagner,
Debussy, le premier Stravinsky, et d’autres, tous classiques depuis), qui le
trouvait encore avec le Groupe des Six ; et à laquelle Chostakovitch sera un
temps associé (avec la Première sonate pour piano, les
Aphorismes pour piano, la Seconde symphonie, et l’opéra Le Nez
) a vu depuis le public se réduire telle une peau de chagrin.
Sur cette
déjà vieille question du divorce entre la musique la plus novatrice et son
public, indépendamment des réponses sociologiques (celles de Pierre-Michel
Menger ne manquent pas d’intérêt, mais ne peuvent prétendre nous éclairer du
strict point de vue musical), on pourrait émettre l’hypothèse que la génération
post-webernienne (sérielle, électroacoustique, etc.) en porte la responsabilité
: par fétichisme des douze sons, formalisme, ésotérisme, bruitisme ou absence de
sens. Ce phénomène d’occultation, néanmoins, a préservé la musique contemporaine
d’une médiatisation qui tend à transformer l’art en marchandises ou en produits
de l’industrie culturelle. Enfin préservait... puisque Gorecki a atteint les
sommets du hit-parade et que d’aucuns s’extasient devant l’insipide
Adams.
&
Revenons à l’année 1926. Après le succès remporté par sa Première
symphonie Chostakovitch entre dans une phase expérimentale. Il rencontre la
fine fleur de l’avant garde du moment (Detlef Gojowy, dans son livre sur le
compositeur (5) a consacré de nombreuses pages
sur cette période de recherches et d’expérimentations peu connue jusqu’alors).
Dans ce climat d’émulation le jeune musicien compose sa Première sonate pour
piano qui d’emblée tranche avec le classicisme de la Première symphonie.
Cette sonate, peu jouée, mériterait un meilleur accueil dans les programmes
de concert. Tout en présentant des ressemblances avec le Prokofiev ou le Bartok
des années vingt, elle témoigne de l’intérêt du compositeur pour les recherches
musicales. A l’écoute de cette oeuvre presque atonale, d’une étonnante
inventivité, il n’est pas interdit d’entendre là un autre pôle de la modernité
(se différenciant de l’École de Vienne, autant pour des raisons de grammaire
musicale que par absence de tout expressionnisme).
&
L’année suivante, Chostakovitch reçoit la commande d’une symphonie pour
l’anniversaire de la Révolution d’Octobre (commande passée par l’Agitotiel des
Éditions musicales soviétiques, département chargé de “l’agitation et de la
formation musicale”). Cette Seconde symphonie ne manque pas de
surprendre, aujourd’hui encore, en raison de son atonalité et de sa polyphonie
débridée (la partie instrumentale contient un canon allant jusqu’à treize voix).
Dans la seconde partie de l’oeuvre, un choeur célèbre le Dixième anniversaire de
la Révolution d’Octobre (sur des vers “très mauvais (dixit Chostakovitch) d’un
poètaillon du Komsomol). Ici la musique tient le poème à distance comme elle le
ferait d’un objet singulier. Si Chostakovitch “compose” déjà avec le pouvoir, il
le fait à la mode de ce temps-là, sans que cette contrainte le limite du point
de vue de l’expression musicale.
Plus tard cette symphonie sera mise à
l’index pour cause de “maladie infantile” ou “formalisme typique du proletkult”.
On y stigmatisera l’absence d’émotion.
&
Une photographie datant de 1929 représente Chostakovitch assis devant un
piano et montrant à Vsévolod Meyerhold la partition de la musique de scène de
La Punaise. Debout, derrière eux, se tient l’auteur de la pièce, Vladimir
Maïakovski. Le poète fixe sur l’objectif un regard sombre, lointain, absent. A
ses cotés figure un personnage au curieux visage de masque théâtral, l’artiste
Alexandre Rodchenko. Ce dernier a les yeux tournés vers la partition.
Chostakovitch, comme Maïakovski regarde l’objectif. On n’arrive pas à lire une
quelconque expression derrière ses lunettes de myope. Il s’agit d’un étrange
quatuor. Chacun semble jouer dans un registre particulier. Une telle photo
pouvait encore exister à la fin des années vingt. Bientôt il sera trop
tard.
&
En adaptant la nouvelle de Gogol, Le Nez (avec l’aide d’Alexandre
Preiss et de Georgui Ionine), Chostakovitch en conserve les grandes lignes.
Cependant quelques uns de ses apports témoignent de son souci de replacer les
mésaventures du major Kovalev dans une perspective plus contemporaine. La satire
vise également la société soviétique dix ans après la Révolution d’Octobre.
C’est bien ainsi que certains l’entendirent. Dans les critiques qui furent
adressées à Chostakovitch lors de la création de l’opéra (en janvier 1930),
l’une d’entre elles mérite d’être retenue, celle de “grenade anarchiste” ‘(“Il
s’agit de la grenade à main d’un anarchiste, qui suscite la panique sur toute la
ligne du front musico-théâtral et barre ainsi la voie à l’édification d’un opéra
soviétique”). Deux données confirment cette perspicace remarque du critique
Gries : l’attitude des forces de police et le rôle de la foule.
A la fin du
premier tableau, alors que la femme d’Ivan Iakovleritch menace de dénoncer son
barbier de mari à la police, la scène s’obscurcit pour permettre l’apparition de
la silhouette du gendarme de quartier (l’indication figure bien dans le livret).
En même temps on entend une fanfare qui joue une mélodie parfaitement déplacée
dans le contexte atonal du tableau. Cette séquence n’est pas sans suggérer
l’idée d’une omniprésence policière. Au début du second acte, Kovalev se rend au
commissariat de police. Mais il ne peut s’entretenir avec le commissaire qui
s’est absenté. Durant cette scène brève et caustique un autre motif de fanfare
se fait entendre. Il sera repris dans le tableau suivant, plus précisément
lorsque Kovalev trouve que la plaisanterie d’un employé sur la perte de son
appendice nasal relève du mauvais goût (l’association est ainsi faite entre la
grossièreté du propos de l’employé et l’image de la police). La satire se fait
ensuite plus directe quand, dans le premier tableau du troisième acte, les
policiers chargés de capturer le nez entonnent une chanson pour se donner du
coeur à l’ouvrage. Cette mélodie se termine par une intervention pleurnicharde
de la partie soliste, un ténor, qui imite à s’y méprendre les gémissements d’un
chien. Ici les policiers apparaissent comme des personnages veules, peureux et
médiocres. Plus loin, dans le même tableau, ils ont un comportement obscène à
l’égard d’une marchande, nous sommes pas loin d’un viol collectif. Enfin, dans
le tableau suivant, le gendarme de quartier (l’inspecteur de police en
transposant) rapporte à Kovalev son nez en lui soutirant au passage quelques
roubles.
Chez Gogol les représentants des forces de l’ordre étaient déjà
dépeints comme des personnages ridicules, graveleux et cupides. Chostakovitch
reprend la satire, mais dans son opéra (la partition y contribue, comme on vient
de l’illustrer) la fonction policière devient à ce point présente, et même
omniprésente qu’elle finit par investir l’inconscient du citoyen lambda. Le
premier exemple cité est éclairant quoique nous restions dans un registre
suggestif.
La foule, elle, est présente dans deux des tableaux du troisième
acte. Chostakovitch campe des personnages appartenant à des milieux divers, puis
les fond dans une masse indistincte. L’hystérie meurtrière de cette foule se
trouve exprimée par des personnages qui semblaient sains d’esprit, ou peu s’en
faut. En résumé Le Nez démontre à l’évidence que répression policière et
psychose de masse vont de pair. Quelle oeuvre, à la fin des années vingt en
Union Soviétique, pouvait dresser un pareil constat d’un monde en devenir !
&
Jamais avec Le Nez Chostakovitch n’ira plus loin dans l’exploration
d’un univers musical en connexion avec les recherches des mouvements futuristes
et constructivistes. Nous retrouvons également dans cet opéra découpé selon une
logique cinématographique les acquis des années de “pianiste des salles
obscures”. On reste encore confondu devant ce rythme, cette liberté de ton, cet
esprit de dérision. L’écriture musicale n’utilise la tonalité que pour forcer le
trait, comme élément caricatural. Le premier, Harry Halbrech a mis l’accent sur
l’étonnante modernité du Nez en relevant, entre autres exemples :
“L’octuor des domestiques lisant les petites annonces à la fin du cinquième
tableau décompose le texte en phonèmes entremêlés et autonomes ainsi que le fera
Luigi Nono un quart de siècle plus tard”. Dans le même ordre d’idée,
Chostakovitch au huitième tableau précède Bernd Aloïs Zimmermann d’une trentaine
d’années en anticipant sur le concept musical de “sphéricité du temps” développé
dans Les Soldats (ici le destinataire d’une lettre la lit en même temps
que l’expéditeur la rédige). Le nom d’Edgar Varese doit aussi être cité : deux
ans avant la création de Ionisation Chostakovitch sépare les deuxième et
troisième tableaux par un long entracte pour percussions seules.
La première
du Nez aura lieu à Leningrad en janvier 1930. L’opéra recevra un accueil
mitigé. Le vent tourne, le glacis stalinien s’installe peu à peu. L’association
russe des musiciens prolétariens (A.R.M.P) reprochera à l’oeuvre lyrique d’être
compliquée, incompréhensible, et de ne pas respecter l’esprit
soviétique.
&
Il ne parait pas certain que l’on soit encore convaincu de nos jours de
l’importance du premier opéra de Chostakovitch (contrairement au second, comme
on le verra plus loin). Dans une liste établie en 1996 par Le Monde de la
Musique des “300 chefs d’oeuvres de l’art lyrique”, Le Nez ne figure
pas.
Lors de la création parisienne de cet opéra en 1981 quelques critiques
estimèrent qu’il n’y avait pas de quoi en faire des gorges chaudes. Ainsi
Jacques Drillon écrivant dans les colonnes du Nouvel Observateur : “Vu
aujourd’hui, Le Nez parait bien innocent. Personne n’a rien à craindre de
cette satire somme toute élémentaire (sic). On a vu autrement violent depuis. Il
n’est pas certain que la satire ait gardé son poids de subversion”. Blasé (La
chair est triste et j’ai vu tous les opéras), Drillon passe complètement à coté
du sujet. Il en reste à Gogol et ne voit pas en quoi réside la portée subversive
du Nez. Le major Kovalev n’est pas uniquement le personnage arrogant,
mufle et imbu de lui-même de la nouvelle. C’est également, et c’est surtout la
victime d’un ordre bureaucratique et policier.
&
Durant trois années (de 1929 à 1931), Chostakovitch répond à des commandes :
il écrit plusieurs musiques de film, dont La Nouvelle Babylone, des
musiques de scène, et celles des ballets L’âge d’or et Le Boulon.
Ce qui n’est pas la meilleure façon de poursuivre son travail de compositeur
dans la voie tracée par la Première sonate pour piano, la
Seconde Symphonie ou Le Nez. Chostakovitch a de moins en moins la
possibilité de composer comme bon lui semble (à l’exception d’une Troisième
symphonie plutôt ratée, qui ressemble à une esquisse de la Quatrième
). Les contraintes économiques, l’obligation de gagner sa vie en écrivant de
la musique “sur commande”, limite et bride l’expression de notre musicien, même
si elle lui permet en retour de mieux maîtriser le domaine de l’orchestration.
Chostakovitch en ressens une profonde insatisfaction. La composition de son
second opéra va le remettre en selle.
&
La nouvelle de Nicolas Leskov dont s’est inspiré Chostakovitch pour écrire
Lady Macbeth du district de Mzensk raconte l’histoire dramatique de
Katerina Ismailova, femme de marchand et meurtrière par amour. Un destin
tragique puisque l’héroïne de ce récit se noie dans les eaux de la Volga, sur le
chemin du bagne, emportant avec elle sa rivale dans les flots glacés (celle avec
qui son amant Serge, le complice de ses crimes, venait de la
tromper).
Chostakovitch reprend le canevas de la nouvelle de Leskov à
l’exception du meurtre du jeune héritier qu’il remplace par la scène du mariage
de Serge et Katerina, et celle, la prolongeant, de l’irruption des forces de
police. Ce dernier ajout n’a rien d’anodin. Déjà, dans Le Nez,
Chostakovitch présentait des policiers sur le mode sarcastique. Dans Lady
Macbeth ils deviennent plus inquiétants que ridicules. Quand, lors du
troisième acte, l’action se déplace dans un poste de police, la délation, la
vénalité, l’arbitraire apparaissent comme organiquement liés à la fonction de
l’appareil policier. Il importe de souligner que Chostakovitch, contrairement à
Leskov qui s’attache à peindre une criminelle en insistant sur l’aspect
naturaliste, fait de Katerina la victime d’une société bornée et cupide en lui
donnant cette dimension tragique moins présente dans le récit de l’écrivain
russe.
Sur le plan critique, lorsque l’opéra fut représenté en janvier 1934,
Lady Macbeth du district de Mzensk bénéficia d’un accueil favorable. Il
est vrai que la résolution du Parti sur “la réorganisation des associations
littéraires et artistiques” publiée en avril 1932 avait donné un peu d’air à la
vie culturelle soviétique. Suite à ce décret toutes les associations culturelles
“prolétariennes” d’écrivains, de peintres, d’architectes et de musiciens avaient
été dissoutes. Il s’ensuivit un flou dont les créateurs les moins conformistes
purent bénéficier durant presque deux ans.
Le public, pour en revenir à la
création de Lady Macbeth, renchérit même sur l’accueil critique et fit un
succès sans précédent à l’opéra en Union Soviétique. En France, depuis le début
des années quatre-vingt, il s’agit de l’oeuvre la plus commentée du compositeur,
sinon la plus connue. Les représentations, dans un premier temps de Nancy, puis
de Toulouse, de l’Opéra Bastille ensuite, etc., ont suscité de nombreuses
réactions critiques. La publication de cette oeuvre lyrique dans
L’Avant-Scène Opéra (accompagnée du Nez ) venait parachever cette
consécration tardive. Tout mélomane un peu informé sait, par exemple, que la
charge érotique contenue dans l’opéra (principalement illustrée à la fin du
premier acte, quand Serge devient l’amant de Katerina : l’orchestre imite les
mouvements du coït et suggère le repos des corps après l’orgasme) provoqua la
colère de Staline lorsqu’il assista à une représentation de Lady Macbeth,
deux ans après sa création. Dans les jours qui suivirent, le tristement
célèbre article anonyme de La Pravda intitulé “Le chaos remplace la
musique” (que l’on peut également traduire par “La cacophonie au lieu de la
musique” : un chef d’oeuvre de rhétorique stalinienne) donnait le signal d’une
campagne de presse et de mobilisation de l’opinion publique contre Chostakovitch
(sans précédent dans la sphère culturelle en Union Soviétique). Il va sans dire
que les théâtres interrompirent, dans un ordre cependant dispersé, les
représentations de l’opéra.
Diverses hypothèses ont depuis été émises sur
“l’affaire Lady Macbeth “. Le musicologue anglais Norman Kay estime que
les tendances féministes de l’opéra entraient en contradiction avec l’évolution
de plus en plus patriarcales de la société soviétique au début des années
trente. D’autres pensent que derrière Chostakovitch c’était Meyerhold, en
réalité, qui se trouvait visé (à savoir “l’avant garde théâtrale”). Detlef
Gojowy, quant à lui, estime que “dans le monde entier l’ennemi le plus acharné
du compositeur n’est pas toujours le secrétaire politique, ni même le pouvoir
politique, mais un autre compositeur”. Il argumente en ce sens lorsqu’il se
réfère à une cabale fomentée par la plupart des compositeurs soviétiques (seuls
Chélabine et Kabalevski ne s’y seraient pas associés). Ces chers collègues
tenaient à discréditer Chostakovitch pour monter en épingle un opéra concurrent,
Le Don paisible de Djerjinski, un modèle lui de réalisme-socialiste. Ces
diverses hypothèses, si justes soient-elles, n’expliquent pas tout. Cela ne nous
renseigne que partiellement sur la transformation de la société soviétique vers
le milieu des années trente. Entre la création de Lady Macbeth et sa
disparition des scènes lyriques les derniers secteurs de la vie artistique non
encore acquis à l’idéologie officielle avaient rendu les armes les uns après les
autres. L’opéra de Chostakovitch devenait tabou pour de multiples raisons.
L’attitude opportuniste des “chers collègues”, parmi d’autres explications,
résultait de cet état de fait. La machine répressive se trouvait lancée et rien
ne pouvait plus l’arrêter. Le “petit père des peuples” en assistant à une
représentation de Lady Macbeth quelques jours avant la parution du fameux
article a certainement donné un coup de pouce au destin. Mais il est permis de
penser que les jours de l’opéra étaient déjà comptés.
&
Katerina Ismaïlova est l’une des plus attachantes héroïnes du répertoire de
l’art lyrique (tout comme la Lulu de Berg avec qui elle possède quelques points
communs). Cette femme excessive, qui se donne toute entière à l’homme qu’elle
aime avec une extraordinaire générosité, commettra deux crimes pour préserver
son amour. Katerina nous touche alors que les personnages masculins donnent du
“sexe fort” une image peu flatteuse. Son mari est un médiocre, son beau-père un
tyran domestique, et Serge, son amant, se caractérise par sa versatilité et une
certaine lâcheté. Cet “homme à femme”, hâbleur et beau parleur, personnifie la
vanité masculine. Chostakovitch le dépeignait comme “une nullité
mielleuse”
“Je dédiais Lady Macbeth à ma fiancée, ma future épouse.
Bien sûr, c’est aussi un opéra sur l’amour. Mais pas uniquement sur l’amour. Il
montre surtout ce que l’amour pourrait devenir sans toutes les abominations qui
l’entourent. A cause de ces abominations l’amour lui-même va de travers. A cause
des lois, des usages, de l’argent. Et à cause de la police. Si les conditions
étaient différentes, l’amour lui-même serait différent” (Témoignage
).
Ces propos de Chostakovitch, rapportés par Solomon Volkov peuvent être
illustrés durant le second acte par le début du cinquième tableau. Après
l’agonie de Boris Timiféiévitch, son beau père qu’elle vient d’empoisonner,
Katerina se retrouve au lit en compagnie de Serge. Son amant dort profondément.
La musique évoque la douceur de leur amour. On pense à une belle matinée de
printemps. Katerina réveille Serge. Elle lui demande de l’embrasser.
“Pas
comme ça, pas comme ça
Embrasse moi de sorte que j’ai mal aux lèvres
Que
le sang me monte à la tête
Que les icônes tombent de leur
emplacement”
(Serge l’embrasse)
Le lyrisme de la musique va s’accroissant,
suggérant la montée de la passion jusqu’à un climax sur ce cri :
“Ah, petit
Serge !”
Moment d’une tension extrême (a-t-on déjà entendu pareil cri de
femme amoureuse sur une scène d’art lyrique ?) où le pathétique naît du
sentiment de la fragilité de ce bonheur. Ou encore : c’est l’excès même (de ce
bonheur) qui rend ce dernier fragile et incertain, et le condamne. La réplique
suivante, chantée par Serge (“Ma chérie, c’est la fin de notre amour”) ne laisse
pas de place au doute. Et elle ne se révèle pas uniquement prémonitoire dans le
contexte de l’opéra. En transposant nous avons comme un écho de la destinée du
compositeur. Une page se ferme avec Lady Macbeth. Le reste en
découle.
&
Dans le Lady Macbeth du district de Mzensk monté à l’Opéra Bastille en
1992, le meilleur côtoie le pire. Dans la scène que je viens de décrire, celle
du cinquième tableau, André Engel ne tient pas compte des indications du livret
(qui indique : “Katerina est avec Serge, au lit. Son amant dort”). Ici on
découvre Serge dans une grande bassine, prenant un bain. Il se lève et apparaît
nu, de dos, tandis que sa maîtresse l’essuie et l’enveloppe dans une serviette
de toilette. Ceci au moment du climax que je viens d’évoquer. Dans la salle on
chuchote et des dames émettent des petits gloussements. Ce qui faisait le prix
et la spécificité du début de cette scène, l’un des moments clefs de l’opéra, se
trouve évacué. Le public n’entend pas la musique. Il s’agit d’un grotesque
contresens. De l’un de ceux qui font s’interroger sur les intentions d’un
metteur en scène, et sur sa compréhension de l’oeuvre.
&
Au début du quatrième et dernier acte de Lady Macbeth, quand se lève
le bouleversant chant des bagnards, comment ne pas penser à Moussorgsky ! En
quelques mesures, qui font monter les larmes aux yeux, le compositeur évoque sa
compassion à l’égard des prisonniers, des forçats, des bagnards. Pourtant ce
retour à la meilleure des traditions russes, si nous en croyons alors la
musique, ne doit pas être pris au pied de la lettre. Chostakovitch ne nous
renvoie pas qu’à l’époque tsariste, il décrit également le monde
concentrationnaire qui s’installe dans les débuts de l’ère stalinienne. Certes
cela n’est pas dit textuellement, mais suggéré vers la fin de l’opéra. La
société des bagnards, plutôt emprunte d’une certaine noblesse (du moins telle
que les écrivains russes du XIXe siècle l’ont dépeinte), devient l’univers des
zecks, de l’inhumanité par excellence, étrangère à toute valeur.
&
Dimitri Chostakovitch gardait à portée de main une petite valise. Elle
contenait du linge de rechange et quelques affaires de toilette. Chaque soir,
ces années là, avant de se coucher tout habillé, il la déposait au pied de son
lit. Mais le sommeil tardait à venie. Chostakovitch se réveillait souvent,
prêtant l’oreille au moindre bruit. C’était la nuit, généralement, qu’avaient
lieu les arrestations. Et puis elle n’en finissait pas de résonner dans sa tête
la petite phrase de l’article de La Pravda : “Un jeu qui peut mal
finir... un jeu qui peut mal finir...”. Chostakovitch se retrouvait seul, ou
presque. Ses connaissances le fuyaient, ou cessaient de lui téléphoner. On le
traitait publiquement “d’ennemi du peuple”. Certains s’étonnaient de le savoir
encore libre. Le compositeur recevait des lettres anonymes. Elles ne brillaient
guère par leur originalité. Elles lui promettaient toutes un sort funeste.
Chostakovitch avait peur, et les rares amis qui le soutenaient encore avaient
peur pour lui (6). C’est dans ces moments là qu’il a
songé au suicide. C’était peut-être la seule solution, pensait-il. Au moins on
le laisserait tranquille. Il en aurait terminé avec les persécutions. Cela le
soulageait d’y penser, d’une certaine façon...
A cette époque là
Chostakovitch gardait toujours à portée de main une petite valise. Elle
contenait du linge de rechange et quelques affaires de toilette. C’était
tout.
&
“Si on me coupait les deux mains, je continuerais quand même à écrire de la
musique en tenant la plume entre les dents” (propos de Dimitri Chostakovitch
rapportés par Isaac Glikman).
&
Chostakovitch avouait une dette importante à l’égard de la musique de Gustav
Mahler. Cette découverte il la devait à son ami, le musicologue Ivan
Sollertinsky. Ce dernier lui avait fait connaître l’oeuvre du musicien viennois
au début des années trente. Sollertinsky était certainement le meilleur
connaisseur de Mahler en Union Soviétique si l’on en croit son ouvrage (publié
en 1932) consacré aux symphonies de ce compositeur. Chostakovitch ne cessa
durant sa vie de citer Mahler comme l’un de ses musiciens préférés (avec Bach et
Moussorgsky). Il considérait, comme il le rapporta plus tard à Edison Denisov,
le dernier mouvement du Chant de la terre comme le morceau le plus génial
de l’histoire de la musique.
Les remarques, devenues banales, sur le
contraste chez Mahler entre l’aspect tragique et pathétique de certains passages
et les épisodes où prédominent les sarcasmes et le grotesque s’appliquent
également à Chostakovitch, surtout dans le domaine symphonique. Dans le propos
suivant d’Adorno, “C’est pourquoi la musique de Mahler plaide une nouvelle fois
contre le cours du monde. Elle l’imite pour pouvoir l’accuser, les percées sont
en même temps des moments de protestation. Jamais elle ne cherche à masquer le
divorce du sujet et de l’objet. Elle préfère s’en aller elle même en morceau que
de croire à une réconciliation réunie”, on pourrait remplacer le nom de Mahler
par celui de Chostakovitch. Les lignes qui suivent, de Gérard Condé, “Ces
qualités techniques ne trouveraient pas d’écho auprès du public si la musique de
Chostakovitch ne possédait cette dimension tragique où se côtoient, selon la
définition antique, la terreur et la pitié : les mouvements lents sont presque
toujours de longues plaintes pathétiques et désespérées, tandis que les
mouvements vifs, les accents épiques et grotesques, parfois indissociablement
liés, prennent des proportions terrifiantes”, pourraient s’adresser à
Mahler.
&
Le moment parait choisi pour aborder la Quatrième symphonie. Cette
composition qui clôt le “premier Chostakovitch” est en quelque sorte
l’aboutissement des recherches formelles du musicien russe. Detlef Gojowy met en
parallèle cette oeuvre et le théâtre d’avant garde de la fin des années vingt
(voire du début de la décennie suivante) : “Toute l’expérience accumulée au
“Théâtre Octobre” de Meyerhold ou d’ailleurs semble s’y retrouver. La forme se
développe dans une dramaturgie gestuelle et grotesque à partir de la tension
créée entre des rythmes inexorables et une approche kaléidoscopique apparentée à
l’art de la miniature (...) Les développements et les catastrophes se produisent
en plein milieu de périodes presque mécaniques, des épisodes d’une extrême
sensibilité se heurtent à ces nécessités d’une brutale technicité ; à l’inverse
du “pathétique objectif” tel qu’on le rencontrait dans la “musique mécanique”
des années vingt, ce sont maintenant les émotions qui entrent en jeu : en
passant par les ruptures, les traits ironiques, par la mise en scène des grandes
émotions”.
C’est aussi, j’y reviens, la plus mahlérienne des symphonie de
Chostakovitch. J’en veux pour preuve, dans le premier mouvement, ce bref accord
sauvage, entendu aux violons soutenus par les trompettes bouchées et les
trombones, (lointain écho du célèbre accord de neuf sons de l’adagio de la
Dixième symphonie ) ; ou, quelques mesures plus loin, lorsque la
musique bascule dans un univers spectral d’ombres et de fantômes défilant sur un
mode grotesque (rappelant un passage du premier mouvement de la Neuvième
symphonie du musicien viennois) ; ou encore, au début du troisième
mouvement, la marche funèbre n’est sans évoquer celle du scherzo de la
Symphonie Titan. Ces correspondances (ou réminiscences) précisées, il
s’agit sans contestation possible d’une oeuvre de Chostakovitch, de celle là
même que l’on était en droit d’attendre de ce compositeur après les recherches
et les expérimentation des dix premières années, et l’étendue de la palette de
Lady Macbeth. Car, pour en venir à ce qui distingue Mahler et
Chostakovitch, là où le premier” objective” le chaos (si l’on peut dire), le
second, dans l’impressionnant premier mouvement de cette Quatrième, est
pris d’une sorte de rage transgressive qui n’a de cesse d’opposer des éléments
inconciliables : des stridences futuristes à des pages extatiques, ou des
dissonances brutales à des ostinatos apaisés. Une tension naît au fil des
mesures, jusqu’au moment où la musique parait vouloir précipiter l’orchestre
tout entier dans un gouffre.
Le troisième mouvement, par contraste, une fois
dissipée l’impression de tristesse et d’accablement causée par la marche
funèbre, fait se succéder des plans sonores sans lien apparent. Infléchit par le
pur jeu des formes. Ce mouvement convoque des fragments musicaux représentatifs
de différentes traditions musicales. Ici la musique s’avance masquée (ce qui
n’est jamais le cas chez Mahler) si l’on en croit cette volonté d’insouciance et
de détachement. Pourtant, vers la fin du mouvement, comme en surimpression
(alors qu’un thème alerte disparaît progressivement en coulisses), on entend de
nouveau quelques unes des mesures du premier mouvement, un peu à la manière
d’une interrogation. Des appels, sur un mode dramatique, succèdent à ces
interrogations. L’effet devient saisissant parce que la musique se trouve
chargée du refoulé des épisodes précédents. Dans un passage sublime l’écoute se
cristallise sur ces appels. D’abord véhéments, ils vont ensuite se perdre dans
une sorte d’abandon, de renoncement. Du plus profond des ténèbres subsistent
quelques notes, réponses ultimes des appels précédents. Dans ce final il est
possible d’évoquer celui de la Sixième symphonie de Mahler qui, comme
ici, en refusant de conclure “comme il en va de soi”, exprime un sentiment
déchirant d’inachèvement.
Cette symphonie fut composée durant une période
particulièrement difficile de la vie de Chostakovitch (principalement dans les
premiers mois de l’année 1936, au lendemain de la la parution de l’article “Le
chaos remplace la musique” de La Pravda ). Le final reflète
certainement l’état d’esprit du compositeur. La musique de Mahler déjà, dans sa
prescience d’un monde en devenir, donnait à entendre le “tragique de
l’existence”. Adorno disait que cette musique “voulait réaliser avec des moyens
esthétiques ce qui esthétiquement était déjà impossible”. On pourrait ajouter,
sans craindre la métaphore, que ce “mal historique” ou cette “part maudite” qui
hante l’oeuvre de Mahler, Chostakovitch les retraduit vingt-cinq ans plus tard,
presque dans les mêmes termes du conflit, à la différence près que l’idée quitte
les régions de l’esprit pour rendre compte de la “trivialité tragique” de la vie
dans l’Union Soviétique du milieu des années trente.
&
Chostakovitch avait déjà écrit quelques esquisses de cette Quatrième
quand parut l’article de La Pravda. Malgré le climat délétère du
début 1936 il acheva cette composition à la fin du mois de mai. Les mois qui
s’ensuivirent, on le sait, furent ceux durant lesquels Chostakovitch s’attendait
à être arrêté d’un moment à l’autre. Les répétitions de la symphonie, à
l’automne, devinrent de plus en plus pesantes. Tout le monde avait peur.
Musiciens et chef d’orchestre renâclaient. Certains disaient ouvertement qu’au
lieu de s’amender, après la sévère mise en garde du fameux article,
Chostakovitch avait fait la sourde oreille en renchérissant même sur le
formalisme. Enfin on lui demanda de retirer sa symphonie : il n’y avait pas
d’autre choix.
Pendant longtemps l’explication officielle prévalut :
Chostakovitch avait décidé d’annuler la représentation de cette Quatrième
en raison des imperfections de la partition. Lors de la création de
l’oeuvre, le 30 septembre 1961 par Kyrill Kondrachine, il ne changera pas la
moindre note.
&
Cette Quatrième symphonie (pour ma part la plus importante des oeuvres
symphoniques du compositeur avec les Huitième et Quatorzième ) a
connu un curieux destin. Durant des années il n’exista qu’une seule version
discographique (celle de Kondrachine). Et encore vint le temps où elle ne fut
plus disponible ! Chostakovitch ne put prendre connaissance du second
enregistrement, réalisé par Bernard Haitink en 1979 (en mettant de coté la
version d’Ormandy, non distribuée en France).
En comparant ces deux versions,
très différentes, il me semble que celle de Kondrachine se rapprocherait, autant
que possible, d’une représentation pour le moins imaginaire puisqu’elle n’eut
pas lieu : je veux parler de celle prévue en décembre 1936 que l’on annula (et
en admettant que ce concert se fut déroulé dans les conditions habituelles). On
y entend le Chostakovitch de la première moitié des années trente : à savoir le
coté rugueux, frénétique, sans arrière pensée de la partition. La modernité de
ces années là est bien rendue par Kondrachine. En revanche, la version de
Haitink témoigne d’une écoute à posteriori : comme si cette Quatrième ne
pouvait être entendue que par rapport aux oeuvres postérieures à l’années 1936.
C’est pourquoi elle restitue davantage le coté tragique de
l’oeuvre.
Indépendamment des qualités intrinsèques de ces deux versions, on
aurait tort de vouloir choisir à tout prix entre l’une et l’autre. Car c’est
ainsi que nous parvient la musique de Chostakovitch. Nous oscillons entre deux
écoutes, dont l’une serait plus objective que l’autre. Mais qu’est ce que
l’objectivité en musique ? Le risque de ne pas comprendre cette musique reste
patent si l’on ne prend pas acte de cette dualité. Pour nombre de compositeur
ceci, bien entendu, n’a pas lieu d’être. Mais l’art de Dimitri Chostakovitch ne
fait pas partie de ceux qui ressortent de l’évidence. C’est l’une des raisons
pour lesquelles, aujourd’hui encore, des malentendus subsistent sur cette
musique.
&
Après la non-représentation de sa Quatrième symphonie Chostakovitch
s’attelle à la composition de la Cinquième. Celle-ci sera créée le 21
novembre 1937, avec le sous-titre suivant : “Réponse d’un artiste soviétique à
de justes critiques” (il s’agit de l’appréciation d’un “critique” musical
présent lors des répétitions, et reprise à l’insu du compositeur). Ce sous titre
disparaîtra durant les “années de dégel”.
Cette symphonie, d’une facture
traditionnelle, marque un indéniable retour en arrière. Nous sommes loin des
audaces de la Quatrième : c’est Tchaïkovsky, plus que Mahler (quoique...)
que l’on peut prendre comme référence. Chostakovitch d’une certaine façon rentre
dans le rang. Le discrédit qui pesait depuis deux ans sur le compositeur est
levé : avant même la représentation publique puisque l’Union des compositeurs de
Leningrad lors d’une audition privée de l’oeuvre l’avait trouvée correcte sur le
plan idéologique. Une chape de plomb s’est abattue sur la création dans ce pays
où l’art officiel, le réalisme-socialiste, encourage les attitudes
opportunistes, conformistes et médiocres. Chostakovitch, toute proportion
gardée, n’échappe pas à la règle : sa dernière symphonie se plie à la norme en
vigueur, en accepte les règles et les contraintes.
Et pourtant cette
symphonie écrite dans un langage plus accessible, d’une construction classique,
vêtue des oripeaux de la tradition, appartient au meilleur Chostakovitch : elle
possède une force et renferme nombre de beautés (en dépit ou à cause de son
pathos). Pour qui sait l’entendre elle rend également compte du douloureux
dilemme du compositeur. Dés les premières mesures du moderato initial un
sentiment de nostalgie étreint l’auditeur. Vers quel horizon regarde le musicien
? Il ne reste pas grand chose du climat de la précédente symphonie. La musique
coule de source et la tristesse devient indicible. Un thème, aux cuivres, tente
de trouer l’opacité. Le mouvement s’anime, mais cela manque de conviction,
parait dérisoire. La suite le confirme : volonté de s’arracher à cette gangue et
impossibilité d’y parvenir. Les dernières notes en sont l’illustration
saisissante. Après un court scherzo (peut-être l’un des rares exemples où la
musique de Chostakovitch évoque celle de Prokofiev), le troisième mouvement, un
largo, introduit un genre, une atmosphère, un climat qui va distinguer
Chostakovitch des autres compositeurs de son époque. Plus encore que la
tristesse et la résignation, c’est à une sourde angoisse que nous renvoie ce
largo. Le hautbois dialogue avec la clarinette dans un paysage désolé. Puis la
musique atteint une tension extrême, exprime un déchirement que l’on réentendra
souvent par la suite, avec ces accents pathétiques d’une subjectivité
exacerbée.
Le dernier mouvement, un allégro non troppo, a fait couler
beaucoup d’encre. Il serait redondant et traduirait un optimisme excessif. C’est
ce mouvement, à travers l’explication donnée par Chostakovitch aux autorités
musicales, qui permit la réhabilitation du compositeur. Le proscrit faisait
amende honorable. Son final évoquait quelque “avenir radieux” de la grande
histoire des peuples soviétiques. Il est vrai que de nombreuses interprétations
du finale de cette Cinquième accréditent ce malentendu. Comme le précise
Rostropovitch : “Les stridences répétitions de la note “la” à la fin de la
symphonie, je les ressens comme autant de violents coups de lance dans les
plaies d’un être martyrisé. A ce martyr s’identifièrent les les auditeurs de la
création. Celui qui ressent le finale comme une glorification est un idiot”.
Le destin tragique du compositeur se scelle ici. Lors de la création de
cette symphonie, à la fin de la terrible année 1937, tous ceux - à l’exception
des officiels, des bureaucrates, des bien-pensants et des mouchards - qui
avaient la possibilité de s’identifier à Chostakovitch à travers sa musique
savaient de quoi il en retournait. Cette symphonie s’adressait à eux, et
témoignait pour eux. J’ai d’emblée émis des réserves sur cette oeuvre pour
mettre ensuite l’accent sur ses qualités (et pour bien resituer les conditions
de sa création). A un moment donné, sous la pression des événements, un créateur
s’autocensure, se met à écrire une musique non de circonstance, mais dont
l’obligation de l’écrire telle accuse le caractère circonstanciel. Tout s’est
joué, d’une certaine façon, entre les Quatrième et Cinquième
symphonies. Le traumatisme persistera. Cela durera quelques trente ans.
Longtemps les compositions de Chostakovitch en porteront la trace. Le
compositeur en prendra son parti, établira une dichotomie entre les oeuvres plus
ou moins officielles et les autres. Puis, vers la fin de sa vie, il n’en tiendra
plus compte.
Pourtant, pour en revenir à cette Cinquième symphonie, il
ne faudrait pas qu’entendre là aménagement, changement de direction ou
occupation d’un autre territoire musical. Une blessure est apparue, qui mettra
longtemps à se cicatriser. C’est dans le souvenir de cette plaie que
Chostakovitch écrira les oeuvres les plus significatives de son répertoire
durant les dix années suivantes. La carrière du compositeur deviendra certes
contingente dés lors qu’il dut se plier aux “desiderata” du pouvoir. Sa musique
s’en ressentira du point de vue de l’accomplissement formel tout en prenant acte
d’une contradiction douloureuse qui, dans l’histoire de musique occidentale,
donne à Chostakovitch cette place éminemment singulière, unique.
&
On le lui avait raconté plusieurs fois. C’était comme s’il ne se souvenait de
rien. Alors que le public applaudissait à tout rompre, depuis de longues minutes
déjà, Chostakovitch ne pouvait détacher ses yeux de la loge officielle. Eux
aussi applaudissaient. Plus modérément, certainement. Mais ils étaient encore
présents. Et se tenaient debout. Comme tout le monde.
Le compositeur n’avait
pas remarqué que de nombreuses personnes pleuraient pendant le largo. C’était
une étrange atmosphère, digne d’un enterrement. Mais qui enterrait-on ce jour là
? Et ensuite, Chostakovitch ne se rappelait-il pas ? Juste après le dernier
accord de la Cinquième symphonie la salle de la Philarmonia de Leningrad
l’avait ovationné comme jamais auparavant. Et comme jamais il ne le connaîtrait
par la suite. En sortant de la salle de concert les gens s’étreignaient. Et
beaucoup discutèrent longtemps cette nuit là, en s’attardant dans les rues de la
ville par petits groupes. Le 21 novembre de cette sinistre année 1937.
Je
vais ajouter une absurdité. Je les envie ces témoins. Je les envie d’avoir été
présents ce soit là dans la grande salle de la Philarmonia. D’avoir vécu ce
moment, inoubliable. Absurde, n’est ce pas ?
&
Aujourd’hui nombre de nos contemporains ne connaissent Chostakovitch qu’à
travers la Suite pour orchestre de jazz N° 2 : plus précisément la valse
extraite de cette suite. Cette composition qui date de 1938 fait partie de ces
morceaux de “musique légère” que Chostakovitch écrivit sur commande,
principalement dans les années trente. Cette Suite n’a qu’un intérêt
anecdotique, et son succès - qui s’explique par l’utilisation faite par la CNP à
des fins publicitaires - est dû aux incontestables qualités mélodiques de la
fameuse valse. Des chefs d’orchestre n’hésitent pas à jouer la carte “musique
légère” chez Chostakovitch en raclant des fonds de tiroirs qui ne mériteraient
pas pareille exhumation (dans la mesure où le lancement et la promotion de ces
disques s’apparente davantage à une opération commerciale qu’à une véritable
découverte, car il va de soi que tout Chostakovitch doit être enregistré). A
l’écoute de ce type de composition, on peut cependant se rendre compte du soin
qu’apportait le musicien russe dans la moindre orchestration, même pour des
oeuvres d’intérêt secondaire.
Ceci posé, la présence dans une liste
comportant cinquante noms, destinée à élire “l’oeuvre musicale préférée des
français” (enquête réalisée par Radio Classique et publiée dans le numéro
de mai 2007 du Monde la Musique ), de la seule, parmi ses compositions,
Valse de Chostakovitch, est rien moins que sidérant. Quel mépris pour la
musique de ce compositeur ! On pourrait me rétorquer que figurent dans cette
liste d’autres “tubes” de musique classique. Mais, pour Schubert, l’Ave Maria
est tempéré par la présence du Trio n° 2 (qui d’ailleurs figure en
tête de cette liste !), et puis ce n’est pas faire injure à Smetana ou à Barber
de considérer que La Moldau ou l’Adagio pour cordes restent
représentatives de ces deux auteurs. Ce qui n’est nullement le cas de la “valse”
de Chostakovitch. Moralité : n’écoutez pas Radio Classique (encore
appelée “la radio de la musique classique pour les nuls”). Et l’on s’étonne que
Le Monde la la Musique se soit associé à une telle opération.
&
Nous sommes dans les années précédant la Seconde guerre mondiale. Après le
climat oppressant des grands procès le conformisme règne dans un pays exsangue.
Pour donner le change, Chostakovitch laisse entendre qu’il travaille au projet
d’une symphonie dédiée à la gloire de Lénine. Ce projet ne verra pas le jour
puisqu’entre deux musiques de film le compositeur écrit sa Sixième symphonie,
oeuvre dépourvue de sous-titre et de programme. Cette symphonie doit être
mise en relation avec la précédente. Elle la prolonge, d’une certaine façon. En
ce sens elle prend acte de la situation (au sujet de laquelle je me suis
appesanti pour la Cinquième ), tout en essayant de modifier, sans trop de
conviction cependant, le paysage musical brossé par la Cinquième
symphonie.
Œuvre disproportionnée, d’une construction hybride (plutôt
fragments symphoniques que symphonie), la Sixième traduit les hésitations
et les incertitudes du moment chez Chostakovitch, son souci également de
brouiller les cartes pour prévenir toute mise à l’index. Il parait difficile de
se référer ici à une quelconque “représentation du monde” (on en est réduit à
des hypothèses). L’ample et douloureux premier mouvement, l’un des plus beaux
largo écrit par Chostakovitch, prolonge la sombre méditation du largo de la
Cinquième symphonie. Pourtant ce sentiment n’est pas confirmé par
l’écoute du scherzo, une page virtuose plutôt caustique. Et encore moins à celle
du presto, carrément trivial, et dans le genre frénétique. Le tout ne manque pas
d’intriguer. Les accents rossiniens du presto sembleraient déplacés, surtout par
rapport au largo, si une intention parodique ne se faisait entendre. La
Neuvième symphonie se situera dans cette lignée, puis, beaucoup plus
tard, dans un registre autobiographique, la Quinzième.
&
Chostakovitch obtint plusieurs fois le prix Staline : pour des oeuvre
secondaires (la musique du film La chute de Berlin, l’oratorio Le
Chant des forêts ) ou plus importantes (le Quintette pour piano et
cordes, et la Septième symphonie ). Ce prix récompensait les
“meilleures oeuvres musicales de l’année”. Krzysztof Meyer précise dans sa
biographie que lors de l’attribution de son premier prix Staline (pour ce
Quintette ), Chostakovitch consacra l’intégralité du montant de ce prix à
secourir des proches et des connaissances dans le besoin.
Le pouvoir
soviétique en a usé avec Chostakovitch selon les époques et les circonstances.
Le compositeur fut utilisé ou mis à l’index en fonction des nécessités du
moment. Ce jeu de bascule se maintint jusqu’à la fin des années soixante. Dans
ce monde totalitaire, les récompenses, et là en l’occurrence les prix Staline,
n’avaient pas la même signification que dans les pays dits démocratiques. Si le
prix Staline récompensait le plus souvent des créateurs dociles (les gardiens de
l’orthodoxie réaliste-socialiste), il focalisait l’attention, chez Prokofiev et
Chostakovitch, sur des oeuvres de commande ou en phase avec l’idéologie du
régime (le Quintette étant l’exception). La bureaucratie stalinienne
savait bien à qui elle avait affaire avec Chostakovitch. En cela elle se
révélait plus perspicace que les commentateurs occidentaux. Depuis l’article de
La Pravda sur Lady Macbeth (et peut-être même celle du Nez
) deux solutions se présentaient à elle : l’intimidation ou la récupération.
Cette dernière, s’expliquait dans la mesure où des Chostakovitch et consort
pouvaient toujours servir. L’attribution du prix Staline s’inscrivait dans cette
stratégie. Chostakovitch n’en était pas dupe. Il s’estimais à juste titre
“persécuté” lorsqu’on le récompensait ainsi.
&
On avait sans doute dû raconter à Chostakovitch cette célèbre anecdote
concernant Picasso, datant de la Seconde guerre mondiale. Le peintre, à la
question d’un dignitaire nazi, planté devant Guernica :
- C’est vous
qui avez fait ça ?
Avait répondu :
- Non, c’est vous.
Pourquoi ne pas
imaginer à la même époque l’un des responsables du ministère de la culture
posant une question similaire à Chostakovitch au sujet de la Septième
symphonie. En son fort intérieur le compositeur répond comme Picasso. On le
voit cependant opiner du chef sans plus de commentaire.
Admettons que cette
scène ait eu lieu. Chostakovitch y repense, de longues années après. Il revoit
l’apparatchik, ce personnage puant. Il s’agissait bien de la Septième
symphonie. De cette fameuse symphonie qui avait fait couler tant d’encre, et
tant de salive ! Et toutes ces grotesques interprétations ! Rien que d’y
repenser Chostakovitch ressentait comme de la nausée. L’officiel en question,
soit dit en passant, faisait preuve de plus de discernement que ses collègues.
N’était-il pas un ancien responsable de la censure ? Il ne ne connaissait rien,
ou presque rien à la musique. Pourtant il ne manquait pas de flair. Il avait du
métier assurément. Cela lui était difficile de remettre en cause la thèse
officielle, celle d’une oeuvre musicale “symbolisant la lutte contre
l’envahisseur nazi”. Alors que les alliés emboîtaient le pas en faisaient
entendre cette symphonie aux quatre coins de l’univers. Il fallait être patient.
Attendre une meilleure occasion...
Chostakovitch soupirait. Cette satané
symphonie était à l’origine d’un malentendu : seuls quelques proches savaient
qu’elle avait été aussi composée à la mémoire des victimes du régime stalinien.
Des circonstances historiques, liées à la guerre, au siège de Leningrad et à la
lutte contre le nazisme l’avait transformée en un étendard de résistance à
l’occupant. Ce succès universel, paradoxalement, n’était pas une bonne chose qui
puisse arriver à un citoyen soviétique quand celui-ci s’appelait Chostakovitch.
L’apparatchik en question attendait son heure. Elle viendrait, plus rapidement
que prévu, avec la symphonie suivante.
&
On oppose parfois les deux symphonies composées durant la seconde guerre
mondiale. La Septième tombe sous le discrédit tandis que la Huitième
bénéficie d’appréciations favorables ou louangeuses. Le mouvement initial de
la première (appelée également Symphonie “Leningrad” ) a suscité en son
temps de nombreux commentaires extra-musicaux. C’est le lot de toute oeuvre dont
le “programme” se trouve dicté à des fins idéologiques. Aujourd’hui les réserves
portent également sur le contenu musical de la symphonie. On fait par exemple
des réserves, pour rester avec ce premier mouvement, devant un procédé que l’on
peut par ailleurs apprécier dans le Boléro de Ravel. Il n’en est pas
moins vrai que cette symphonie pose des problèmes d’interprétation aux chefs
d’orchestre. Il n’existe pas de version vraiment satisfaisante (j’excepte celle
de Svetlanov, et son “terrifiant” premier mouvement), à l’exemple de Toscanini.
Le maestro italien passe à coté du premier mouvement, fait de l’à peu près dans
les deux mouvements suivants, mais s’en sort avec les honneurs dans l’allégro
non troppo final, c’est à dire le mouvement le plus discutable de cette
symphonie. Une hypothèse : Toscanini, qui se sentait peu en affinité avec cette
oeuvre (laquelle l’intéressait d’abord comme contribution à l’antifascisme)
avait trouvé la bonne distance pour conclure excellemment là ou d’autres, et pas
des moindres, respectaient les intentions de la partition, et témoignaient de la
difficulté de Chostakovitch à vouloir conclure dans le genre épique.
Cela
dit, le discrédit en question ne vise nullement les deux mouvements centraux :
deux réussites indiscutables. Le moderato, modèle de pudeur et de retenue après
le démesuré allegro initial, nous fait entendre une musique venant d’un “au-delà
de la souffrance”. L’adagio, un choral, évoque Mahler : un rythme de marche
tentant de faire diversion dans un climat pour le moins extatique et douloureux
est vite dissipé lorsque la musique s’anime, puis s’insurge, avant de retrouver
le ton initial.
&
La Huitième symphonie, on le sait, témoigne des horreurs de la guerre.
Quoique moins jouée, ou moins enregistrée que d’autres, elle a toujours
bénéficié, parmi les symphonies de Chostakovitch, d’une attention particulière
et d’un intérêt critique soutenu (son auteur estimait qu’il s’agissait là de
l’une de ses meilleures partitions). Elle pose des questions et soulève des
problèmes habituels chez Chostakovitch. Mais, peut-être là plus qu’ailleurs son
exemplarité (dans tous les sens du terme) la désigne comme l’une des figures de
proue de cette oeuvre multiforme.
Dans cette symphonie en cinq mouvements,
le premier d’entre eux, l’admirable adagio-allegro, met quelque peu dans l’ombre
les mouvements suivants. Un pareil déséquilibre se reproduira de nouveau avec la
Dixième symphonie, qui présente de nombreux points communs avec cette
Huitième. L’oeuvre débute par une grave méditation, que l’on pourrait
appeler “musique de glaciation”, typique du Chostakovitch de ces années-là. Puis
la musique s’anime, devient paroxystique (jamais, peut-être, un tel cri de
révolte ne s’est fait entendre en musique : il s’agit certes d’une dénonciation
de la guerre et de son cortège d’horreurs, mais il n’est pas interdit d’y
entendre également celle de toute oppression). L’adagio se transforme en un
allégro véhément, d’une brutalité à couper le souffle. Un beau récitatif au cor
anglais y met fin (où revient comme planer l’ombre de Lady Macbeth, en
particulier le monologue halluciné de Katerina du dernier acte), avant de céder
la place, pour conclure, à la sombre méditation du début.
&
“Je considère la musique, par son essence, comme impuissante à exprimer quoi
que ce soit, un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de
la nature... L’expression n’a jamais été la propriété immanente de la musique.
Le phénomène de la musique nous est donné dans le seul but d’établir un ordre
entre les choses, en particulier un ordre entre l’homme et le temps. Une fois la
construction faite, l’ordre atteint, tout est dit”. Voilà ce qu’écrivait en 1935
dans Chronique de ma vie Igor Stravinski qui, de ce point de vue là,
paraît se situer aux antipodes de son compatriote (tout en s’inscrivant en faux
contre la thèse défendue dans cet essai). L’auteur de L’Oiseau de feu
appréciait-il la musique de Chostakovitch ? On peut en douter (les
témoignages paraissent contradictoires). Bien que lors de son séjour en URSS,
datant de 1962, il avoua à Chostakovitch une surprenante admiration pour Gustav
Mahler, non sans ajouter que son interlocuteur “irait plus loin” que le musicien
viennois ! Chostakovitch admirait le musicien Stravinsky (en particulier sa
Symphonie de psaumes dont il avait écrit une réduction pour piano,) mais
détestait l’homme eu égard l’égocentrisme de Stravinsky et son indifférence
devant les persécutions staliniennes.
Sans vouloir donner tort à Stravinsky,
puisque le propos relevé dans Chronique de ma vie traduit bien la
relation du compositeur à la musique qu’il écrivait vers le milieu des années
trente, je rappellerai que le Sacre du printemps, pour ne citer que cette
oeuvre, a suscité une littérature critique aux forts accents expressifs. Je ne
suis pas responsable de ce que l’on peut écrire sur mon oeuvre, répondrait
Stravinsky. Un musicien, comme un peintre et un écrivain, se pose des questions
formelles : cela va de soi. L’acte compositionnel permet justement d’y répondre.
La musique de Stravinsky, pour abonder dans son sens, relève du “pur jeu des
formes”. Mais encore ? Ce qui est vrai et vérifiable chez Stravinsky ne l’est
pas nécessairement chez d’autres compositeurs. En restant dans le domaine de la
“musique pure” comment ne pas entendre un écho du drame intime de Gustav Mahler
à l’écoute de sa Dixième symphonie ? Ou le sentiment d’anéantissement de
Richard Strauss apprenant la destruction de l’Opéra de Munich à celle des
Métamorphoses ? Ou le déchirement d’un exilé à celle de l’adagio du
Troisième concerto pour piano de Bela Bartok ? Ou quelque pressentiment
funeste à celle du Concerto pour la main gauche de Maurice Ravel ? En
poursuivant ainsi on pourrait écrire tout un ouvrage.
Patrick Szersnovicz a
raison, pour en revenir à cette Huitième symphonie, de préciser que “ce
monument qui dure plus d’une heure apparaît aujourd’hui comme une sorte de
totalité où le projet formel et l’expression s’allient par une correspondance
parfaite, un étrange et altier geyser orchestral qui hurle, qui pleure le sang
versé, les ruines, et plonge pourtant dans une construction abstraite”. Sans se
laisser intimider, d’une part, par le discours de “spécialistes” qui, n’ayant
rien à dire sur le sens, dissèquent l’oeuvre en se livrant à une lecture “note à
note” de la partition (sachant qu’une bonne analyse syntaxique peut être reprise
ailleurs par d’autres pour donner du corps à quelque intuition), et en se
préservant, d’autre part, du discours impressionniste de ceux qui parleraient
plus de leur personne que de l’oeuvre étudiée (mais l’ignorance de la grammaire
n’empêche nullement l’existence de commentaires “habités” par la texture
musicale), l’important de réside-t-il pas comme le dit excellemment Szersnovicz
dans la prise en considération commune du projet formel et de l’expression
? Et si le trait se trouve quelque peu forcé du coté de l’expression avec
Chostakovitch, à qui la faute ?
“Un ordre entre l’homme et son temps”, disait
Stravinsky. Je veux bien. Mais quel ordre pour un temps durant lequel il fallait
écrire une musique digne de l’ordre qui régnait alors ? La Huitième
symphonie, comme plusieurs autres oeuvres de Chostakovitch, proteste contre
cet ordre là. Mais encore plus ici qu’ailleurs à la mesure des interrogations
douloureuses, des sentiments de désespoir et de terreur, mais aussi de la
révolte, des sarcasmes, de l’ironie grinçante ou de la colère sourde que cette
musique exprime.
&
L’isolement de Dimitri Chostakovitch l’obligeait à ne compter que sur ses
propres forces. Ce langage musical tonal dont certains se gaussaient alors en
Occident, Chostakovitch le tordait dans tous les sens, jusqu’à l’épuiser. Si
l’on parle aujourd’hui d’un “retour à la tonalité” que l’on imagine pas devoir à
ce compositeur quoi que ce soit. Chostakovitch n’y est pour rien. Et la suite
laisse à penser qu’il eut peu apprécié de voir son nom servir une cause qu’il
n’avait jamais véritablement défendue.
&
En 1944 Chostakovitch compose son Second quatuor. Les quinze quatuors
à cordes, longtemps méconnus en France, ont pu représenter la partie immergée de
l’oeuvre du compositeur. Leur découverte a permis de modifier l’image plutôt
figée d’un Chostakovitch symphoniste. Et donc de déplacer des lignes en tous
points bénéfiques à la compréhension plus globale de l’oeuvre du musicien russe.
Aujourd’hui le bloc des quatuors est traité à l’égal du bloc symphoniste. En
écoutant ces compositions des années durant occultées on réalise combien le
travail souterrain des quatuors restitue la voix intime de Chostakovitch. C’est
d’autant plus remarquable que plusieurs de ces quatuors durent attendre de
longues années avant d’être joués en public, et d’autres furent créés dans une
relative indifférence. L’évolution du compositeur apparaît plus flagrante, plus
décisive ici parce que moins liée aux circonstances, et plus susceptible de
donner des indications sur le processus formel. En ajoutant que pour le
Chostakovitch de la maturité, plus volontiers tourné vers l’introspection, le
quatuor à cordes représente la forme musicale la plus adaptée ou appropriée pour
exprimer divers états d’âme : de la tristesse au désespoir, sans oublier la joie
(plus rare), la sérénité ou la colère.
&
Laissons de coté le Premier quatuor, une oeuvre mineure composée en
1938, qui fait figure d’esquisse ou d’essai peu concluant pour, avec ce
Second quatuor, s’emparer de ce fil menant, via les quatuors suivants,
aux oeuvres dites de “la dernière manière” de Chostakovitch.
Composé pendant
la guerre, ce quatuor ne fait pas référence au conflit mondial contrairement aux
Septième et Huitième symphonies. Les trois premiers mouvements
(ouverture - récitatif et romance - valse) s’enchaînent sans liens apparents,
seul le finale permet de retrouver une certaine unité. Cette “mise à distance”
de l’événement est sensible dans le premier mouvement : Chostakovitch semble
hésiter entre un lyrisme assez inhabituel chez lui et un sentiment qui n’est pas
exactement de la déploration. A cette ouverture succède une romance encadrée de
longs passages déclamatoires. En place et lieu de scherzo, une valse sombre et
méditative s’anime, puis s’efface devant une protestation atténuée (nous
l’entendons comme dans un rêve). Ce quatuor se clôt par un finale conçut comme
un ensemble de variations d’une profonde richesse inventive. La musique dans son
exultation croissante atteint une tension qui n’est pas sans évoquer à travers
la stridence des deux violons les appels du finale de la Quatrième symphonie
(la lettre plus que l’esprit). L’ensemble laisse une impression étrange.
L’effusion est comme bridée, priée de marcher sur la pointe des pieds. Cette
musique évoque des pages d’un journal intime, mais d’un journal qui rendrait
compte d’une “réalité intérieure”. En 1944 Chostakovitch explore le quatuor à
cordes sans pour autant encore faire de cette forme musicale un mode
d’expression privilégié. Cela viendra rapidement.
&
1945 : Chostakovitch écrit sa Neuvième symphonie. Chiffre symbolique
pour une symphonie, chiffre jamais dépassé depuis Beethoven : ainsi Schubert et
Dvorak pour les compositeurs les plus connus. Un chiffre que Chostakovitch se
devait d’honorer. Le bruit courait, dans les “milieux autorisés”, que le
compositeur tenterait d’égaler ses glorieux aînés en écrivant une oeuvre
grandiose et triomphale avec quadruple effectif orchestral et choriste : le tout
glorifiant la Victoire, le Communisme et Staline. Une neuvième nationale pour
tout dire.
Fi donc, Beethoven pouvait dormir sur ses deux oreilles !
Chostakovitch présenta une “petite symphonie” autant légère qu’impertinente :
une pochade dérisoire apparentée à l’univers du cirque et du bastringue. On
relève par exemple sous la plume de Timothy Day : “Le quatrième mouvement donne
le style épique, mais son éloquence se révèle n’être que rhétorique creuse
lorsque le récitatif passionné joué par le basson devient le premier air si
ordinaire du finale, dont la banalité est renforcée par le tintamarre de la
caisse claire, du tambour de basque, du triangle et des cymbales”. Tout ceci,
dans le contexte relevé plus haut, ne pouvait que déplaire.
Aujourd’hui cette
symphonie suscite peu de commentaires. Beaucoup la relèguent au rayons des
oeuvres mineures ou légères. Pourtant, en réécoutant cette Neuvième
symphonie, l’interrogation persiste : le masque du gugusse ne recouvre-t-il
pas l’une des expressions du désespoir ? Les références à la Huitième
symphonie n’ont rien d’anodin. Chostakovitch n’avait pas “digéré” les
attaques qui avaient accompagné la création de sa précédente symphonie. Il y a
de l’amertume dans cette oeuvre, plus grave qu’il n’y paraît. Et le terme
“gaieté”, dont les commentateurs qualifient l’allégretto final, devrait être
remplacé par “dérision”. Même si cette Neuvième n’a pas l’importance, ni
la dimension, ni l’ambition des “grandes” symphonies de Chostakovitch, l’art
particulier du compositeur s’exprime ici. Je veux parler de cette manière de
“donner le change”, peu courante en musique il est vrai. Un dernier mot. Lors
des répétitions de cette symphonie, Chostakovitch demandait à Mravinski : “Du
cirque, du cirque !”. C’était bien vu.
&
Le Troisième quatuor, composé dans la foulée de la Neuvième
symphonie présente davantage de parenté avec la Huitième. On réalise,
ceci posé, l’écart qui sépare ce quatuor du précédent. C’est avec cet opus 73
que Chostakovitch inaugure ce ton inimitable qui deviendra celui de sa
production pour quatuor à cordes, plus particulièrement du Septième au
dernier de la liste.
Un air alerte et faussement badin donne le ton dans
l’ouverture. Une tendance que le moderato, dans un registre doux-amer (que l’on
réentendra souvent par la suite), et l’impétueux et véhéments allegro non troppo
infléchiraient si la fausse solennité du quatrième mouvement, adagio, ne venait
jeter un doute sur cette écoute (avec ici un phrasé qui annonce le dernier
Chostakovitch). Le finale jette le masque une fois passée la véhémence de
l’aveu, la musique devient profondément résignées, d’une tristesse
insondable.
Il faut souligner l’exceptionnelle maîtrise de ce Troisième
quatuor. Chostakovitch, dans le finale, en réutilisant des fragments des
mouvements précédents, mais de telle manière que ceux-ci viennent un tant soit
peu modifier ce qu’on avait précédemment entendu, procède par déplacement de
sens. Faut-il y entendre quelque écho d’un histoire revue et corrigée par un
compositeur qui n’en accepte pas la version officielle, ni les conséquences à
usage interne ? Précisons, pour bien se faire comprendre : de très nombreux
citoyens, en URSS, accueillirent la fin de la guerre non sans appréhension.
N’allait-on pas recommencer comme en 1937 ?
&
Tout recommença le jour où l’humoriste Mikhaïl Zochtchenko, l’un des amis de
Chostakovitch, et la poétesse Anna Akhmatova furent mis au ban des écrivains par
Jdanov. La guerre était finie, et bien finie : “Ils” pouvaient alors se
permettre d’en finir avec “l’ennemi intérieur”. Après la littérature, des
décrets frappèrent le théâtre, puis le cinéma. Un an et demi plus tard vint le
tour de la musique. Un opéra de Muradeli, La Grande amitié, déclencha les
hostilités. En réalité cet opéra avait irrité Staline parce que le livret
donnait le beau rôle à l’un de ses anciens compagnons, Ordjonikidze (que l’on
pense avoir été acculé au suicide par le maître du Kremlin). Cette attaque
n’était qu’un prétexte pour normaliser les institutions musicales, et rappeler à
l’ordre les plus grands compositeurs du pays. La fameuse “résolution Jdanov”,
rédigée après la condamnation de La Grande amitié, indiquera pour de
longues années la voie à suivre en ce qui concerne la création et le
développement de la musique en Union Soviétique.
Pour bien en comprendre les
enjeux, il faut extraire les lignes suivantes de cette résolution : “La
situation est particulièrement grave pour la symphonie et l’opéra. On a affaire
à des compositeurs qui persistent à rester dans le “formalisme” en dépit des
souhaits du peuple. Cette tendance s’exprime chez des compositeurs tels que
Chostakovitch, Prokofiev, Khatchatourian, Popov, Maiskovski et d’autres, dont
les oeuvres sont des déformations formalistes et antidémocratiques, étrangères
aux goûts artistiques du peuple soviétique (...) L’esprit de cette musique est
l’écho de la mode bourgeoise moderniste européenne et américaine qui reflète la
sénilité de la culture bourgeoise (...) Le “formalisme” dans la musique
soviétique a déclenché chez certains compositeurs un enthousiasme partial pour
la complexité des formes instrumentales, pour une musique symphonique sans
texte, cela amène à mépriser certains genres musicaux comme l’opéra, les
choeurs, la musique traditionnelle pour petits orchestres, les instruments de
musique populaire, le chant”. Il ne restait plus qu’au sinistre Khrennikov, le
nouveau secrétaire de l’Union des compositeurs, de donner le coup de grâce : “Le
langage musical hermétique et abstrait de Chostakovitch cache trop souvent des
formes et des émotions étrangères au réalisme soviétique : un expressionnisme
ampoulé, de la nervosité, et une certaine tendance à la dégénérescence, à la
laideur proche de la pathologie. De nombreuses pages des Huitième et
Neuvième symphonies de Chostakovitch et les sonates pour piano de
Prokofiev présentent ces travers. Pour Chostakovitch et ses épigones, le
“néoclassicisme” est un moyen de fuir la réalité. Ils reprennent les intonations
et le système de composition courant chez Bach, Haendel et Haydn, pour les
déformer, en manipuler le sens et en faire un art décadent”.
&
Juste après la publication de la “résolution Jdanov”, l’Union des
compositeurs se réunit en assemblée plénière. Dans une salle bondée,
Chostakovitch se retrouve seul au milieu d’une rangée de chaises vides. Personne
ne daigne s’asseoir à coté de lui. La cause est entendue. On connaît déjà le
verdict.
Chostakovitch n’aimait pas se remémorer ces moments difficiles,
parmi les plus douloureux de son existence, en particulier les débats qui
s’ensuivirent au sein de l’Union des compositeurs dans un climat délétère de
suspicion et de délation qu’encourageaient Jdanov et Khrennikov. Que n’a-t-on
dit alors ! Un nommé Zkharov s’en prit à la Huitième symphonie : “Qui a
fait l’objet de tant de discussions pour savoir si elle était bonne ou mauvaise.
Tout cela n’a aucun sens. Du point de vue du peuple, la Huitième n’est
pas une oeuvre musicale, elle n’a rien de commun avec l’art”. Le médiocre Koval
jugea cette même oeuvre “sans valeur, fallacieuse et anti-populaire”. Le
musicologue Boris Assafiev, qui vingt ans plus tôt avait été lié à
Chostakovitch, considéra lui la Neuvième symphonie “comme une offense
personnelle”. Comme par hasard, ces trois personnages se retrouvèrent à la tête
de l’Union des compositeurs sous la férule de Khrennikov.
Le soir,
Chostakovitch rentrait chez lui pour travailler sur son Premier concerto pour
violon. Il s’agissait du troisième mouvement. A l’écoute de cette
bouleversante passacaille, comment ne pas entendre un écho de ces moments là, de
cette angoisse paralysante qui ne le quittait que lorsqu’il livrait au papier à
musique le témoignage de son sentiment de dégoût devant ces ignobles
débats.
Le reste s’ensuivit. On retira au compositeur ses tâches
d’enseignement au Conservatoire de Leningrad pour “incompétence
professionnelle”, et seules ses Cinquième et Septième symphonies
continuèrent d’être jouées. Chostakovitch connut de graves difficultés
financières. Sa femme, pour subvenir aux besoins de la famille, dut aller
travailler en Arménie. Durant ces années d’épreuves le compositeur écrivit des
musiques de film, seul secteur où il était persona grata. Il donnait également
quelques concerts en province. De nombreuses lettres de “travailleurs”, dans les
journaux soviétiques, condamnaient sans appel le “formalisme” de Chostakovitch.
Dans les écoles, les élèves apprenaient les “torts immenses” que le musicien et
d’autres avaient causés à l’art. On ressortit pour l’occasion l’épithète “ennemi
du peuple” dont on gratifiait Chostakovitch en 1937. Solomon Volkov, dans sa
préface à Témoignage écrit : “Tout cela passait à coté de lui, depuis
longtemps il était prêt au pire. Les événements passaient à coté de lui, mais il
semblait les observer avec détachement”.
Chostakovitch continuait à composer,
mais principalement “pour le tiroir”. Seules quelques oeuvres à caractère
alimentaire, tel Le Chant des forêts, seront publiées et jouées dans les
années précédant la mort de Staline. Au sujet de ces musiques de film, qui lui
permettaient de “faire bouillir la marmite”, on citera cet extrait d’une lettre
adressé par le compositeur à son ami Isaac Glikman (7) : “Je travaille beaucoup, mais ne compose rien.
J’espère que ce n’est qu’un dérèglement passager de mon talent modeste et
insignifiant. La modestie est une qualité de l’homme. Avec mon salut
ardent”.
&
L’histoire est belle, et mérite d’être contée. Une histoire d’amitié, de
générosité, et de dette à l’égard d’un musicien disparu : Solomon Volkov y fait
référence dans la préface de Témoignage, Krzysztof Meyer lui consacre
quelques lignes dans sa biographie Chostakovitch, et Frans C. Lemaire un
peu plus dans son ouvrage sur la musique du XXe siècle en Russie. Mais on
connaît mieux l’histoire de l’opéra de Benjamin Fleischmann (complété par
Dimitri Chostakovitch), Le Violon de Rothschild, depuis la sortie du film
éponyme de Edgardo Cozarinsky en 1996 (la parution la même année de cet opéra
dirigé par Rojdestvenski permettait enfin d’entendre cette oeuvre
“maudite”).
Fleischmann, un élève de Chostakovitch, choisit une nouvelle de
Tchékov, Le Violon de Rothschild (sur les conseils de son professeur),
pour écrire un opéra . Le livret ne correspond guère au critère
réaliste-socialiste dominant des oeuvres lyriques de la fin des années trente.
L’action se situe dans un steitl (village juif polonais), et narre les
tribulations d’un groupe de musiciens juifs jouant de noce en noce. C’est une
histoire de rachat : Bronze, avant de mourir, offre son violon à Rothschild
qu’il avait auparavant offensé.
Fleischmann commença la composition de cette
oeuvre à la veille de la Seconde guerre mondiale. Il décédait durant le siège de
Leningrad, en 1941, laissant son opéra inachevé. Chostakovitch, en retrouvant la
partition de l’opéra, décida de le compléter. Il écrivit la plus grande partie
de l’orchestration, dont un postlude qui paraît entièrement écrit de sa main.
Ses efforts, dans l’immédiate après guerre, pour faire représenter Le Violon
de Rothschild sur une scène lyrique demeurèrent vains. Vers la fin de
l’opéra, on entend une touchante mélodie au violon. C’est elle qui structure le
postlude orchestral. Cette brillante orchestration, qui rappelle celle du
dernier mouvement de la Cinquième symphonie, baigne d’abord dans le
climat mélancolique de la mélodie du violoniste, puis prend ensuite de l’ampleur
pour basculer dans un registre de musique de requiem (mais d’un requiem où les
victimes crieraient vengeance), avant de conclure par une impressionnante coda.
C’est à la fois prodigieux et bouleversant.
&
L’engagement de Chostakovitch en faveur de la minorité juive, tout au moins
en ce qui concerne l’inscription musicale, date de la création du Trio pour
piano, violon et violoncelle en 1944. Le dernier mouvement, allegro,
s’inspire d’un thème de musique juive. Cette oeuvre est dédiée à la mémoire
d’Ivan Sollertinsky, le plus proche ami du compositeur, qui venait de succomber
à une crise cardiaque. Cette disparition avait bouleversé Chostakovitch. Dans le
largo, les accords graves du piano résonnent comme un glas tandis qu’un thème
réitéré au violon et au violoncelle n’est pas sans rappeler le rituel de la
liturgie orthodoxe.
Cette thématique inspirée de la musique juive se retrouve
dans plusieurs oeuvres ultérieures au Trio : le Premier concerto pour
violon, et les Quatrième et Huitième quatuors par exemple.
Mais ce sont surtout les Poésies populaires juives, composées en 1948,
qui représentent le meilleur témoignage du philosémitisme de Chostakovitch. :”Un
jour, après guerre, en passant devant une librairie, je vis un petit volume avec
des chants populaires juifs. Je pensais qu’il y aurait des mélodies, mais le
livre ne donnait que les textes. Il m’a semblé que si je sélectionnais quelques
textes et les mettais en musique, je pourrais raconter le destin du peuple juif.
Car je savais à quel point l’antisémitisme se répandait partout” (Témoignage
).
Ces onze mélodies pour soprano, contralto et ténor respectent l’esprit
de la musique yiddish (non sans présenter quelque parenté avec certaines des
mélodies de Moussorgsky, ou du Des Knaben Whunderhorn de Mahler). Ce
cycle décrit le destin de pauvres juifs : la faim, la misère, la prison, la
peur, les abandons, les séparations douloureuses. Ce sentiment de douleur,
présent dans les huit premières mélodies du recueil, se trouve parfois mis à
distance par un humour traduisant cette permanence du “rire à travers les
larmes”. Dans la huitième mélodie, qui logiquement aurait dû clore le cycle, la
musique émet une protestation plus générale. Chostakovitch laissait entendre que
dans la Russie soviétique la misère, la faim et la déportation ne concernaient
pas que les juifs. Mais à travers la musique juive il avait trouvé la métaphore
pouvant l’exprimer. Les trois dernières mélodies, dans pareil contexte, peuvent
paraître déplacées. A l’exception du truculent “Bonheur” (qui reste malgré tout
dans l’esprit du cycle), “la Bonne vie” et “Chanson d’une jeune fille”
témoignent d’un optimiste quelque peu forcé (s’il s’agit d’une concession, elle
doit être relativisée : ces deux mélodies s’avèrant les plus faibles du
recueil).
Le climat antisémite de la fin des années quarante dissuade
cependant Chostakovitch de faire connaître cette oeuvre. Quoiqu’elle ne puisse
être rangée dans la catégorie des “perversions formalistes” dénoncées par Jdanov
la même année (si l’on se réfère à la simplicité du style harmonique, à sa
clarté d’expression, et au coté “folklorique” des mélodies du cycle), les
intentions exposées plus haut ne plaidaient pas en faveur d’une lecture de ces
Poésies populaires juives par l’Union des compositeurs. La création aura
lieu (avec accompagnement piano) en 1955.
&
Plus tard, en 1961, un poème de Evtouchenko, Babi Yar, est publié dans
la Gazette littéraire. Isaac Glikman le fait immédiatement connaître à
Chostakovitch. Ce dernier sort profondément ému de cette lecture. “Babi Yar”, du
nom d’un ravin situé près de Kiev où les troupes allemandes exécutèrent en 1941
des milliers de juifs, fait référence à d’autres atrocités : à l’oppression des
juifs dans l’Égypte ancienne et durant l’ère chrétienne, à l’affaire Dreyfus, à
Anne Franck, et à un enfant russe écrasé sous les bottes d’une bande de
progrommistes ivres, et dénonce ouvertement l’antisémitisme ambiant.
Chostakovitch décide dans un premier temps d’écrire un poème symphonique sur les
vers de Evtouchenko. Quelques mois plus tard, après avoir composé une version
pour piano et chant de “Babi Yar”, il se propose d’intégrer ce fragment dans un
ensemble (toujours sur des poèmes de Evtouchenko) qui deviendra la Treizième
symphonie.
En raison du caractère particulier de cette oeuvre le pouvoir
s’émeut. Des pressions sont exercées sur les chanteurs (la première basse
pressentie pour la création, puis une seconde) afin de les dissuader
d’interpréter la partie soliste. Quelques jours avant la première, lors d’une
réunion d’écrivains et d’artistes à laquelle Evtouchenko et Chostakovitch
assistent, Kroutchev déplore que Chostakovitch se soit cru obligé de composer
une symphonie soulevant sans aucune nécessité “la question juive” alors que les
fascistes n’avaient pas tué que des juifs. La création de la Treizième
symphonie n’est cependant pas annulée en raison des risques de répercussions
défavorables à l’étranger. La première se déroule dans un climat tendu : des
forces de police ont pris place devant l’entrée de la salle de concert, et les
textes de Evtouchenko, contrairement à l’usage, ne sont pas imprimés dans le
programme. Avant la seconde représentation, Evtouchenko publie une nouvelle
version du texte de “Babi Yar” (sans en informer Chostakovitch) expurgée et
débarrassée de ce qui principalement gênait. Le poète cédait aux pressions du
pouvoir : on lui avait demandé de modifier plusieurs vers afin qu’aucun doute ne
subsiste sur un “prétendu antisémitisme du peuple russe”. Chostakovitch protesta
mais on lui fit comprendre que le sort de cette symphonie dépendait des
modifications apportées par Evtouchenko.
&
Revenons à la fin des années quarante. En 1949, aux lendemains de la
“résolution Jdanov”, Les autorités se souvinrent de l’existence de Chostakovitch
à la veille de la Conférence scientifique et culturelle pour la paix mondiale.
On demanda au proscrit de venir compléter la délégation qui devait partir pour
les États-Unis. Quoique mis à l’index, le compositeur pouvait utilement servir
de vitrine à l’usage de l’Occident quand l’occasion se présentait. Chostakovitch
tergiversa dans un premier temps en mettant en avant sa situation infamante de
“formaliste”, de “musicien anti-populaire” ou encore “d’ennemi du peuple”. De
surcroît il relevait de maladie, et ne supportait pas l’avion. Ce fut Staline,
dit-on, qui enleva le morceau en téléphonant au compositeur comme si de rien
n’était.
Ce voyage s’avèra particulièrement pénible pour Chostakovitch. Il
lui fallut répondre en “langue de bois” aux questions des journalistes
américains. Après la “résolution historique” de l’année précédente on attendait
le compositeur soviétique au tournant. Il dut lire des discours préparé à
l’avance et auxquels il ne souscrivait pas. Ce fut sans doute la plus grande
humiliation de la vie de Chostakovitch. Tout le monde remarqua son extrême
nervosité, sa fébrilité et l’expression de malaise qui ne le quittait pas.
Quelques uns de ceux qui l’approchèrent évoquèrent même sa transpiration.
Sur
une photo prise à New York on découvre Chostakovitch au milieu de
“personnalités” de diverses nationalités. Il y a là Alexandre Fadeiv, le chef de
la délégation soviétique, Norman Mailer, Arthur Miller et William Olaf
Stapledon. Tous sont décontractés, à l’exception de Chostakovitch qui paraît
tendu, inquiet, sur ses gardes. Il ressemble à un mannequin : cette comparaison
doit beaucoup au “visage de cire” qu’il arbore à ce moment là.
&
D’un coté la satire la plus virulente : Staline, Jdanov et Chepilov enrôlés
dans une savoureuse pochade intitulée Raïok (ou Manuel d’enseignement
de la lutte pour le réalisme en musique contre le formalisme en musique )
qui reprend sur un mode parodique quelques uns des discours contemporains de la
“résolution historique” de 1948. Mieux encore : Chostakovitch précède cette
cantate d’un féroce texte d’introduction où sa verve s’exerce au dépens de trois
responsables du Parti (dont les noms légèrement déformés contiennent tous trois
la racine “chier”) venus au secours d’un quatrième personnage (déformation
identique donnant le nom “détestable”) tombé lui dans la fosse à merde et s’y
étant immédiatement dissous.
De l’autre coté, les Vingt-quatre préludes et
fugues pour piano, écrits sur le modèle du Clavier bien tempéré : une
oeuvre austère et d’un intérêt inégal (mais le projet reste excitant et les
réussites abondent).
Deux univers musicaux complètement opposés, donc. Deux
démarches divergentes aussi. C’est pourtant le même Chostakovitch qui, en cette
année 1950, éprouvait le besoin de se venger de ses persécuteurs (qui n’en
surent rien, bien entendu), et celui de revenir aux “fondamentaux” de la musique
à travers cet hommage rendu à Jean-Sébastien Bach.
&
Comment ne pas être sensible au lyrisme de l’allégro (premier mouvement) du
Quatrième quatuor, avec cette montée et cette exacerbation de
l’expression qui provoquent comme un sentiment de jubilation. Et comment
traduire, après le climax, cet apaisement, cette sensation indicible (ô la
nuance, la nuance encore !). Comment ne pas apprécier l’andantino, sa belle
mélodie rêveuse (jamais, peut-être, la la musique de Chostakovitch n’a tant
chantée). Comment ne pas aimer les deux allegretto conclusifs, leur truculence
(avec cette référence à la musique juive). Mais comment, surtout, ne pas aimer
la fin du second allegretto, lorsque quelques mesures venues de l’allégro
initial remettent ce finale dans l’orbite du quatuor. Il s’agit d’un retour au
même, cependant atténué du point de vue de l’effusion lyrique. Une ombre passe.
Quelque chose qui renvoie à la nudité et à la vérité de cette musique se fait
alors entendre.
&
La publication de Témoignage (à l’initiative de Solomon Volkov : en
1980 pour l’édition française) ne passa pas inaperçue, bien au contraire. A la
lecture de ces “mémoires” dictées durant les dernières années de sa vie par le
compositeur il fallait bien reconsidérer la “question Chostakovitch”. Et puis
une personnalité attachante apparaissait entre les lignes. On y découvrait un
personnage éloigné de la portraiture officielle, un humaniste étranger à
l’idéologie stalinienne, un homme désabusé, d’un scepticisme éprouvé, se cachant
tant bien que mal derrière ses sarcasmes.
Un Témoignage discuté par
ailleurs, suscitant la controverse. Volkov, en transcrivant et en mettant en
forme les souvenirs du compositeur, n’avait-il pas été tenté d’y ajouter des
réflexions de son cru ? Qu’en était-il de la réalité du témoignage de
Chostakovitch dans des propos qui n’avaient pas été enregistrés ? Rostropovitch,
Aronovitch, Kondrachine, tous trois bien placés pour donner leur avis
s’inscrirent en faux contre des passages concernant Scriabine et Prokoviev
(musiciens particulièrement maltraités dans Témoignage ), sans pour
autant remettre en cause la véracité de ces souvenirs. Maxime Chostakovitch, le
fils du compositeur, d’abord hostile, déclarera après son installation en
Occident : “C’est un livre sur mon mère, pas de mon père, en
ajoutant que “les bases du livre (étaient) correctes” (8)
Bertrand Dermoncourt, auteur du dernier ouvrage
publié en France sur Chostakovitch écrit en 2006 (9)
: “Il est désormais établi que Témoignage est un faux. Volkov a utilisé
plusieurs heures d’entretiens avec Chostakovitch, qu’il a complétées par des
interviews déjà parues et des propos rapportés.” De son coté, en précisant que
Témoignage “est un faux où tout est vrai”, Vladimir Ashkenazy résume bien
le problème posé par ces “Mémoires”. Je ne prendrai pas partie dans la querelle
qui oppose dans les pays anglo-saxons les “révisionnistes” aux
“antirévisionnistes”. On ne gagne rien à passer d’un excès de crédulité à un
excès d’incrédulité. Même si des modifications ou des ajouts ont été apportés
par Volkov sur des points partiels ou secondaires cela ne me semble pas remettre
fondamentalement en cause la valeur globale d’un témoignage qui s’est ensuite
trouvé accrédité, en quelque sorte, par celui de Galina Vichnevskaïa (la
cantatrice consacre plusieurs paragraphes de son Galina à Chostakovitch,
tous significatifs des difficultés rencontrées par le compositeur et de la
personnalité découverte dans Témoignage ). Plus récemment, la publication
des Lettres à un ami (la correspondance avec Isaac Glikman) confirmait en
grande partie les propos relevés par Solomon Volkov pour la période allant de
1941 à la mort du compositeur.
&
Je l’ai dit, ce Témoignage constituait la première brèche ouverte dans
le mur de l’incompréhension. Mais comment en était-on arrivé là ? Et de quelle
nature était le malentendu responsable de l’ostracisme jeté sur la musique de
Chostakovitch ?
Le compositeur a été trois décennies durant la propriété,
sinon la chasse gardée des Éditions du Chant du Monde et du critique musical
Michel Hoffmann. Ce dernier, “spécialiste incontesté” en son temps de
Chostakovitch, lui a consacré un ouvrage (publié dans la collection “Musiciens
de tous les temps” aux Éditions Seghers). Michel Hoffmann (qui, débarrassé de sa
langue de bois stalinienne, n’est pas sans compétences musicales), s’est fait le
propagateur des pires clichés véhiculés par la musicologie soviétique. Il a
accrédité l’image d’un Chostakovitch musicien officiel et “communiste sincère”.
Son livre, datant de 1963, ne pouvait pas rendre compte du “dernier
Chostakovitch”. Cependant les commentaires d’Hoffmann, figurant au verso des
pochettes de disques publiés ensuite par le Chant du Monde, ne modifient
aucunement l’idée qu’on pouvait se faire de Chostakovitch à la lecture de
l’ouvrage précité. Jusqu’en 1980, seul, dans le désert critique français, le
livre de Michel Hoffmann faisait référence. Cette situation convenait
parfaitement à tous ceux, staliniens comme libéraux, pour qui (pour des raisons
inverses) les considérations extra-musicales, idéologiques, prenaient le pas sur
un réel travail musicologique. Les libéraux pouvaient se permettre, puisque les
staliniens les y incitaient, de traiter Chostakovitch de “musicien aux ordres
d’un pouvoir contraignant”, de “créateur doué, mais d’une prolixité inépuisable
et d’une platitude incompréhensible”, ou de “serviteur d’un régime où la
musique, comme les autres formes d’expression, sert, propagande oblige, à
glorifier les réalisations du régime”. Il est vrai que Le Chant des forêts,
oeuvre de propagande à la gloire du reboisement du pays, en partie
responsable de la légende forgée en Occident sur Chostakovitch, accréditait les
commentaires précédents. D’autres oeuvres, les Septième, Onzième et
Douzième symphonies pouvaient être entachées du même péché
(indépendamment de leur valeur intrinsèque). Pour continuer dans ce registre, il
convient d’ajouter que les déclarations et prises de position du compositeur
parvenues dans le monde occidental confirmaient ces allégations sur l’aspect
officiel, voire propagandiste du personnage. Et la longue liste de ses titres et
récompenses y contribuaient également.
Cependant la réalité soviétique et ses
contradictions devenaient mieux connues en Occident dans les années
soixante-dix. Les témoignages s’accumulaient : ceux de Soljénistsyne et de
Cholomov étant les plus significatifs. Il faut y ajouter les nombreux ouvrages
qui analysaient ce régime totalitaire, dans la foulée des travaux d’Hannah
Aerendt principalement. La publication de Témoignage venait compléter ce
volumineux dossier.
Comme je l’ai précisé, ce livre ne passa pas inaperçu.
Les commentaires abondèrent. Maurice Fleuret, dans sa chronique de Diapason,
évoqua “quelque chose de sinistre et d’atroce, de cruel et de désespéré qui
dépasse en horreur tout ce qu’ont écrit jusque là les dissidents soviétiques les
plus véhéments”. Ce qui semblait pour le moins curieux après, par exemple, le
lecture des trois volumes de L’Archipel du Goulag (ces “mémoires”, en
outre, ne nous apprenaient rien que nous ne sachions déjà sur le stalinisme et
le phénomène totalitaire : leur nouveauté résidait dans la personnalité d’un tel
témoin). Et puis, franchement, en quoi ce témoignage pouvait-il “dépasser en
horreur” ceux de Soljénitsyne, de Cholomov, de Nadéja Mandelstam, ou d’autres ?
Plus loin Fleuret ajoutait : “Pourtant, on ne peut éviter d’imaginer quelle
oeuvre il aurait pu construire dans d’autres circonstances ou avec un peu plus
de courage ou seulement de caractère”. De quoi inciter le chroniqueur à se
replacer dans le contexte des “belles années staliniennes” pour apprécier à leur
juste valeur (celle d’un billet aller en direction de la Kolyma) de pareils
critères moraux ! Maurice Fleuret concluait sa chronique par ces lignes : “Le
héros du travail soviétique devait bien savoir qu’en remettant aux années qui
suivraient sa mort la publication de ses souvenirs, il leur enlevait l’essentiel
de leur force de combat. Mais il semble que cette dernière lâcheté, pas plus que
les autres, ne l’ai empêché de dormir. Je parlais de nausée : ces mémoires
d’outre-tombe ont une odeur de pourriture, une odeur de charnier à vous soulever
le coeur”. En imaginant que ce Témoignage, pour répondre au voeu de
Maurice Fleuret, ait circulé par la voie du samizdat, l’année précédent la mort
du compositeur, les autorités soviétiques se seraient empressés de dénoncer un
“faux grossier” (tout comme elles le firent en 1979, en intervenant auprès de
compositeurs “proches” de Chostakovitch pour qu’ils rédigent une lettre de
protestation ; alors que la seule édition disponible de Témoignage,
publiée en langue anglaise, ne semble pas avoir été mise entre les mains de
ces “chers collègues”). Des pressions, certainement, auraient alors été exercées
sur Chostakovitch pour lui demander de désavouer les propos qui lui étaient
prêtés. Sans préjuger de l’attitude du compositeur (qui n’avait en 1974 plus
rien à perdre, ni à craindre pour sa personne), des personnes proches de
Chostakovitch, ne bénéficiant pas de son “impunité” pouvaient être inquiétées.
Brejnev ne rigolait pas ces années là.
Mais laissons là cette hypothèse. Il
suffit de lire attentivement ce Témoignage (et compléter cette lecture
par Galina et Lettres à un ami ) pour vérifier l’absurdité du
propos de Fleuret. C’était un homme brisé, malade et atrocement pessimiste qui
dictait ses souvenirs. Chostakovitch ne s’illusionnait plus sur les possibilités
de transformation du régime soviétique. A la fin de sa vie il avait tant
intériorisé insatisfactions et souffrances qu’il lui était difficile ou
impossible (une analyse psychologique serait nécessaire pour l’expliquer) de
mettre le poids de sa renommée du bon coté de la balance ou d’intervenir dans le
sens indiqué par Fleuret. Là où Chostakovitch prenait parti, se battait,
s’insurgeait, c’était à travers la musique qu’il écrivait. Et l’on peut
difficilement parler de consolation dans une vie inconsolable par excellence.
Les moralistes confortablement installés dans leur fauteuil de critique ou de
donneur de leçons feraient mieux d’écouter la musique de Chostakovitch : ce
qu’il avait à dire, le compositeur l’a exprimé d’abord et avant tout dans son
oeuvre.
&
Nous sommes à la fin de l’année 1952, date de composition du Cinquième
quatuor. Staline meurt au mois de mars de l’année suivante. Chostakovitch
compose sa Dixième symphonie durant l’été. Ce Cinquième quatuor
anticipe cette symphonie. D’abord par l’apparition, dans le premier
mouvement (allegro non troppo) du quatuor, de la permutation de la signature
musicale (DSCH) du compositeur, monogramme que l’on retrouvera dans les
troisième et quatrième mouvements de la Dixième symphonie. Il existe
également une parenté, de nature obsessionnelle, entre l’allégro non troppo du
quatuor et l’allégretto de la symphonie. Si le mouvement initial du quatuor
tient de la gageure, tant Chostakovitch semble vouloir excéder dans ce registre
symphonique les limites du quatuor à cordes, le troisième mouvement de la
Dixième symphonie, où revient obsessionnellement la cellule DSCH, confine
au pathétique.
Dans l’andante de ce Cinquième quatuor la musique
devient nostalgique, d’une douceur amère. En revanche, le moderato conclusif (et
l’on peut admirer au passage la manière dont le compositeur récapitule son
oeuvre) se signale par sa véhémence. C’est également le cas du second mouvement
(allégro) de la Dixième, souvent présenté - à tort de mon point de vue -
comme un portrait de Staline. La mort du tyran je l’entends pour ma part dans le
dernier mouvement (andante-allegro) de cette symphonie : de façon paradoxale, il
est vrai, puisque cet allégro enlevé et enjoué parait déplacé dans le contexte
des mouvements précédents. L’ultime citation du monogramme musical de
Chostakovitch devrait pourtant convaincre les sceptiques, à condition de la
comparer avec l’utilisation qui en est faite dans le mouvement précédent. Une
page est tournée, et l’on devine sans peine laquelle.
&
Il existe une parenté entre les premiers mouvements des Huitième et
Dixième symphonies. Là aussi, dans la Dixième, le moderato initial
parait démesuré par rapport aux autres mouvements. D’emblée la musique semble
figée dans le temps. Jamais on a ressenti un tel sentiment de désolation chez
Chostakovitch que dans le début de ce moderato. De cette sombre méditation des
mesures, déjà entendues, resurgissent, puis sont réitérées jusqu’au paroxysme
(ah ce passage d’une tension inouïe durant lequel cette musique s’insurge comme
jamais auparavant, la Huitième exceptée, contre ce qu’il faut bien
appeler “un monde honni” !), avant de retrouver les “régions désolées de l’âme”
du début de ce mouvement.
Cette Dixième symphonie, comme les
précédentes, fut largement critiquée en Union Soviétique lors de sa création (et
même avant, au sein de l’Union des compositeurs). Quelques voix, néanmoins,
défendirent Chostakovitch. Cette controverse prit encore plus d’ampleur deux ans
plus tard, lors de la huitième conférence du plénum de l’Union des compositeurs.
Il convient d’extraire, parmi les propos tenus durant ces cessions, celui du
plus acharné des contempteurs de la Dixième, le musicologue du Comité
Central Pavel Apostolov (celui-là même que Chostakovitch faisait disparaître
dans les latrines de Rayok ) : “... la vision excessivement subjective du
réel de cette symphonie, sa conception déformée, illusoire de l’esprit du mal.
L’esprit optimiste et sain de l’homme de notre temps qui a confiance dans la
force invincible des idées sociales d’avant garde peut-il accepter une
conception aussi veule ?”. Il fallut trois journées aux collègues de
Chostakovitch pour trouver un moyen terme, et l’on qualifia de “tragédie
optimiste” (sic) cette Dixième symphonie qui, cela devenait une habitude,
demeura absente des programmes de concert.
&
Un soir de février, dans les années quatre-vingt, deux quidams déambulaient
dans les rues de Paris.
- Regarde ! dit l’un d’eux, en s’arrêtant devant un
grand panneau publicitaire.
Le second quidam découvrit un visage en gros
plan, qu’il tarda à reconnaître. Une légende, à gauche de l’affiche, le fit
sursauter : CHOSTAKOVITCH, SA MUSE PRÉFÉRÉE ÉTAIT STALINE.
Tandis qu’il
lisait plus bas cette autre légende : LE SAMEDI, LA SEPT EST SUR LA TROIS, le
premier quidam ajoutait :
- Tu ne trouves pas qu’ils lui ont fait une tête à
la Jarulewski ?
Dans la foulée, le second quidam rédigeait le texte suivant,
qu’il adressait à quelques critiques musicaux, ou producteurs de France-Musique,
pour les sensibiliser, si besoin était, sur cette “campagne
publicitaire”.
“Depuis plusieurs jours les parisiens peuvent découvrir
sur les murs de leur ville, et dans les pages des quotidiens, une des affiches
publicitaires commanditées par la Septième chaîne de télévision s’intitulant :
“Le samedi, la Sept est sur FR3”. Sur cette affiche, une inquiétante photo de
Dimitri Chostakovitch est illustrée par la légende suivante : “Chostakovitch, sa
muse préférée était Staline”.
Que la vérité fasse petit à petit son chemin,
en restituant à Chostakovitch cette part d’humanité et de révolte qu’exprime sa
musique, les publicitaires n’en ont cure. Et l’arrogance de ces derniers à
trouvé des clients digne d’elle : les responsables d’une chaîne TV dite
“culturelle”, chargée de promouvoir ce “néo-produit” en utilisant tous les modes
de racolage possibles.
Pauvre Chostakovitch, après les persécutions
staliniennes, le mensonge de la publicité : décidément, rien ne lui sera épargné
!”.
Une lettre manuscrite était jointe à ce texte dactylographié. Elle
proposait que les personnes concernées se concertent pour envisager un éventuel
“droit de réponse” (Mildred Clary et Marcel Marnat, seuls, répondirent à ce
courrier).
Notre quidam n’ignorait pas que la publicité est par essence
mensongère. Mais s’agissait-il là en l’occurrence de vendre un vulgaire produit
? Certains mensonges, ceux ayant trait à des falsifications historiques par
exemple, méritent plus d’attention que le tout venant publicitaire déversé à
longueur de journées par les presses parlées, télévisées et écrites, ou affiché
sur les panneaux destinés à cet usage. Et puis, en réponse à une question sur
l’importance qu’il fallait accorder à cette “affaire”, notre quidam répondit
qu’entre le “détail” lepéniste et “sa muse préférée était Staline il n’y avait
qu’une différence de degré dans l’abject ou l’ignoble.
Une fois ces courriers
expédiés, notre quidam entreprit de confectionner des affichettes reproduisant
l’affiche “incriminée” : un texte, qui reprenait les deuxième et troisième
paragraphes de la circulaire précitée, venait s’y loger. L’un de ses amis,
toujours prêt à “rougir du stalinien”, se joignit à lui pour l’opération
suivante. Les deux compères s’en furent coller ces affichettes dans les parages
du Théâtre des Champs-Élysées, de la salle Pleyel, de la Maison de la radio (un
soir de concert), et autour du Conservatoire de la rue de Madrid.
Le
lendemain sur FR3, en introduction à Testamony (téléfilm inspiré des
“Mémoires” de Chostakovitch, et dont la fameuse affiche devait indirectement
promouvoir la diffusion), le présentateur (André Harris) s’embarrassait dans des
explications destinées à des “Comités Chostakovitch” qui, disait-il, s’étaient
émus.
Rapidement les “Comités Chostakovitch” réagissaient en rédigeant les
deux lettres suivantes. La première était adressée au PDG de la Sept et aux
membres du conseil d’administration de la chaîne.
Messieurs
Ne croyez
pas vous en tirer à si bon compte avec “l’affaire de l’affiche”. Ce n’est pas en
envoyant le lamentable Harris faire une “mise au point” juste avant la diffusion
de Testamony que vous vous êtes pour autant amendés. Au contraire, vous
avez aggravé votre cas. Le susnommé s’étant cru obligé de justifier le
“Chostakovitch, sa muse préférée était Staline”, en arguant d’un prétendu
contenu du téléfilm de Palmer, lequel expliquerait la formule incriminée, chacun
a pu ensuite vérifier le caractère mensonger de ces allégations. Faute de
pouvoir vous botter les fesses, nous en resterons là.
Nous vous
méprisons.
Les Comités Chostakovitch.
La seconde lettre était adressée
à l’agence Audour, Soum et Larue.
Messieurs les publicitaires.
Vous
faites un sale boulot, d’accord.
Vous êtes bêtes, incultes et ignorants, tout
juste capables de proposer à votre client : “Chostakovitch, sa muse préférée
était Staline”, d’accord.
A moins que vous ne soyez cyniques, arrogants et
fils de pute, suffisamment malins pour proposer à votre client : “Chostakovitch,
sa muse préférée était Staline”, encore d’accord.
La prochaine fois nous vous
casserons la gueule. Toujours d’accord ?
Les Comités
Chostakovitch
Entre temps (et par la suite), plusieurs interventions,
principalement sur les ondes de France-Musique, “dénonçaient” cette campagne
publicitaire, ou se faisaient l’écho des protestations suscitées par “l’affaire
Chostakovitch”.
&
Que penser de ce film, Testamony ? J’imagine qu’il aurait heurté
Chostakovitch. Pour son coté spectaculaire, surtout. Palmer en rajoute dans le
registre symphonique. L’archipel des quatuors n’est pas véritablement abordé.
Évidemment on peut relever des trouvailles, par ci par là. Et reconnaître que
cette vision à la Gogol ne manque pas de souffle, parfois.
&
Dimitri Chostakovitch s’est toujours méfié du monde occidental. Il ne s’y
sentait pas à sa place, pas à l’aise. Nul n’ignore plus aujourd’hui son
sentiment sur le régime stalinien. Pourtant Chostakovitch restait profondément
russe. On connaît sa dette à l’égard de Pouchkine, Gogol, Dostoïeski, Tchekov
surtout, pour citer les anciens. Le tapage médiatique, la publicité envahissante
et la vulgarité des journalistes, à l’ouest, l’insupportaient. Il n’adhérait
pas. Ce qui n’était pas le cas de certains de ses amis ou connaissances que l’on
appelait des “dissidents”, qui perdaient leur esprit critique en soutenant
inconditionnellement les “démocraties” du monde occidental. Comment ne pas lui
être grée de ce scepticisme ?
&
Aucune composition d’importance ne voit le jour dans les années qui suivent
la mort de Staline. Il est vrai que les premiers signes de dégel apparaissant,
Chostakovitch consacre une partie de son temps à rédiger et à signer des
demandes de réhabilitation de musiciens condamnés, et à aider au retour ou à la
réinsertion de ceux qui avaient survécu. Il faut attendre la fin de l’année 1958
pour assister à la naissance d’une oeuvre “à part entière” de Chostakovitch : le
lumineux et serein Sixième quatuor dont le ton tranche avec l’habituelle
production du compositeur (du moins en ce qui concerne la littérature pour
quatuor). Cette sérénité se trouve par moments démentie : dans le lento, par
exemple, emprunt de gravité, ou encore un épisode particulièrement dramatique du
finale. Cependant in fine ce Sixième quatuor prend au mot la métaphore du
“dégel” de part son climat printanier : “Les thèmes résonnent avec davantage
d’allégresse, les phrases se déroulent avec aisance, le discours s’épanouit sans
tension”, précise Liouba Bouscant (dans son ouvrage Les quatuors à cordes de
Chostakovitch ). Ceci posé, à l’aune des quatre quatuors précédents (et des
trois suivants), ce Sixième quatuor se situe dans un registre plus
mineur, secondaire.
&
Les deux compositions suivantes, toutes deux de 1957, marquent une pause,
voire un processus régressif dans l’oeuvre de Chostakovitch. Le Second
concerto pour piano, contribution tardive au néoclassicisme, se signale par
son conformisme, pour ne pas dire sa pauvreté d’invention. Dans une lettre alors
adressée à Edison Denisov, Chostakovitch écrit : “Je compose mal. J’ai terminé
un concerto pour piano qui n’a aucune valeur sur le plan artistique ni sur celui
des idées”.
Le cas de la Onzième symphonie est plus complexe. Composée
à l’occasion du quarantième anniversaire de la Révolution d’Octobre cette oeuvre
évoque les moments les plus significatifs de la “révolution avortée” de 1905 à
Saint-Pétersbourg. Elle le fait à travers quatre épisodes (la place du Palais,
le 9 janvier, in mémoriam et le tocsin). Chostakovitch y cite plusieurs chants
révolutionnaires (Écoute, le Chant des survivants, La Varsovienne, Tremblez
tyrans ! ). Le résultat est à la hauteur des intentions du compositeur : il
s’agit d’une fresque puissante, colorée, spectaculaire. Le ton épique de la
musique “colle” parfaitement au sujet, et l’orchestration souligne avec maestria
la dramaturgie. Cependant les qualités de cette symphonie renvoient à ses
limites, celle de toute musique descriptive ou à programme. Dans ce gage, malgré
tout donné au pouvoir, Chostakovitch conserve son savoir-faire mais perd en
partie son âme. Ici “l’homme public” prend le pas sur “l’homme privé”. Les
contradictions présentes du temps de Staline ont disparu : cette Onzième
symphonie ne contient aucune des interrogations qui, dans les symphonies
précédentes, venaient témoigner contre le cours du temps. Pourtant, derrière les
intentions affichées, Chostakovitch ne se référait-il pas également à la
“Révolution hongroise” de l’année précédente, aux événements de Budapest en
particulier ? Le doute subsiste.
Ce processus régressif devient encore plus
flagrant à l’écoute de la Douzième symphonie, composée en 1961. Cette
oeuvre dédiée à Lénine cultive, tout comme la Onzième, le genre épique.
Mais ici avec plus ou moins de bonheur : une fatigue et une lassitude s’y font
entendre. Chostakovitch conclut cette symphonie difficilement, pesamment. On
réalise, à l’écoute de l’allégro final, que Chostakovitch n’était pas très
convaincu par son sujet : le résultat traduit ce manque de certitude. Comme il
est dit (et bien dit) dans Testament : “Je comprends que de ce point de
vue là, la Douzième symphonie n’ait pas été une réussite. Je l’ai
commencée avec une intention créatrice définie, et l’ai terminée dans un plan
très différent. Je n’ai pas réussi à réaliser ce que j’avais projeté. C’est le
matériau qui a opposé une résistance. Vous voyez comme il est dur de refléter en
musique l’image des Chefs et Maîtres”.
Nos interrogations sur cette
Douzième sont d’autant plus renforcées si l’on sait qu’en 1956, juste
avant la création de la Onzième symphonie, un article de Chostakovitch
publié dans La Pravda et intitulé Sur quelques problèmes importants en
matière musicale reprenait les thèmes de la “résolution Jdanov” en remettant
à l’ordre du jour quelques uns des abus liés à la campagne contre le formalisme.
Chostakovitch y amorçait une critique envers les représentants patentés de
l’Union des compositeurs en ce qui concerne l’analyse des oeuvres. Il en
appelait à l’existence d’une “réelle critique musicale” et réhabilitait la
notion de “tragique en musique”. Chostakovitch revenait bien évidemment sur le
formalisme en reprenant des arguments qu’il ne pouvait auparavant rendre
publics.
On s’étonne donc, en raison de ces considérations (et compte tenu
plus généralement du “dégel” de la société soviétique sous Kroutchev), de voir
Chostakovitch sacrifier plus qu’auparavant à l’esprit d’orthodoxie, du moins
dans le domaine symphonique (ce qui n’était pas le cas, comme on le verra plus
loin, des Septième et huitième quatuors, ou des Satires,
trois oeuvres crées entre les Onzième et Douzième symphonies).
Il parait difficile d’en donner les raisons exactes. Mais il faut savoir que
pour Chostakovitch, et pour d’autres, le traumatisme avait été tel que des
traces, longtemps, perdureront. Ceci provoquait en quelque sorte un clivage
entre les oeuvres publiques (à caractère officiel) et d’autres “privées” (pas
toujours jouées, ou ne recueillant que peu d’échos publics). Les “compositions
de circonstances” (musiques de film, principalement) ne rentrant pas dans cette
catégorisation : elles assuraient d’abord la survie du compositeur (dans toute
l’acceptation du terme) entre 1948 et le début des années soixante.
Attitude
schizophrénique, alors ? Le terme peut paraître excessif car cet “état” était
celui d’une bonne partie des citoyens soviétiques. Cela relève du paradoxe quand
l’on sait que l’homme pour qui la musique disait tout, sinon l’essentiel
(lorsque les mots devenaient privés de toute signification), ait en partie
failli au moment où la parole reprenait droit de cité (certes dans les limites
qui lui étaient assignées). Peut être, tout simplement, que la forme symphonique
classique, genre majeur en Union soviétique, ne correspondait plus aux exigences
de l’esthétique de Chostakovitch. Et la suite tendrait à le prouver (les
Treizième et Quatorzième symphonies étant atypiques). De là à
penser qu’il se soit évertuer à la discréditer ? C’est un pas difficile à
franchir avec la Onzième. Mais pour la Douzième, d’une certaine
façon...
&
On joue souvent le Huitième quatuor. Il fut rapidement composé lors
d’un séjour de Chostakovitch à Dresde, une ville ayant particulièrement souffert
des bombardements de la dernière guerre. Le compositeur, impressionné par
l’ampleur des destructions, dédicacera cette oeuvre “aux victimes de la guerre
et du fascisme”.
Ce quatuor doit être distingué, dans le corpus des oeuvres
les plus importantes du musicien russe, car la dénonciation explicite de la
guerre, de ses destructions et de son cortège d’horreurs rejoint une
problématique plus personnelle, celle d’un créateur dont la subjectivité
exacerbée tend à se confondre avec le “malheur du monde”. En réalité,
Chostakovitch nous propose là un autoportrait musical. Dans une lettre adressée
à Isaac Glikman il a trouvé la bonne formule pour en parler : “Un quatuor
idéologiquement condamnable, et dont personne n’a besoin”. Comment mieux dire !
Sur cette oeuvre, et les commentaires qu’elle inspire, s’il convient de repérer
ici et là les nombreuses citations qui jalonnent la partition, encore faut-il
les replacer dans le contexte d’une composition qui s’insurge plus que jamais
contre les relectures totalitaires de l’histoire. C’est à dire en évoquant la
prégnance du souvenir et la force du témoignage. Chostakovitch l’exprimait à sa
façon dans la même lettre en précisant : “Je me suis dit que si je mourrais un
jour, personne ne songerait à écrire une oeuvre à ma mémoire. Aussi ai-je décidé
de l’écrire moi-même”.
On retrouve d’emblée dans le largo le monogramme
musical de Chostakovitch (DSCH). C’est lui qui donne le ton de ce quatuor. Les
premières notes de la Première symphonie sont également citées (mais
peut-on les reconnaître à l’écoute de ce thème douloureux ?). Ensuite l’allégro
molto reprend le thème juif du Trio. Dans la valse sardonique de
l’allégro suivant c’est l’un des thèmes du Premier concerto pour violoncelle,
composé l’année précédente, qui se trouve cité. Les deux derniers largo,
pour finir. Dans le premier, dont le climat se rapproche de la Dixième
symphonie, la musique devient protestataire (on y entendrait un rappel des
bombardements de Dresde). Quand, vers la fin de ce mouvement, Chostakovitch cite
Lady Macbeth, plus précisément le thème “Petit Serge” du dernier acte,
rien n’est plus poignant. L’ultime mouvement reprend le thème du largo
d’ouverture. Le sentiment de tristesse initial se transforme ici en désespoir,
puis va s’effaçant, comme accablé.
Cette oeuvre est bouleversante. D’après
Deflet Gojovy, Chostakovitch considérait ce quatuor à caractère autobiographique
comme le présage de sa propre mort. Dans l’une des lettres adressées à Isaac
Glickman le compositeur écrit : “Le pseudo-tragique de ce quatuor est tel qu’en
le composant j’ai versé autant de larmes qu’on perd d’urine après une demi
douzaine de bières. Rentré chez moi, j’ai essayé de le jouer une ou deux fois,
et j’ai à nouveau pleuré. Mais cette fois-ci, moins à cause de son
pseudo-tragique que par étonnement devant la magnifique intégrité de la forme.
D’ailleurs, là joue peut-être une certaine auto-admiration qui, probablement, me
passera bientôt, laissant place à l’enivrement d’une vision autocritique”.
Il
n’existe pas de meilleure introduction à la musique de Chostakovitch que son
Huitième quatuor. Sa relative simplicité musicale facilite son accès et
l’on y retrouve les différentes facettes de la personnalité du compositeur.
C’est certainement ce dernier aspect qui fait écrire à Renaud Camus (dans son
journal La Guerre de Transylvanie ), après l’interprétation en concert de
cette oeuvre par le quatuor Vermeer : “D’où vient-il qu’il me soit si familier ?
Mystère. Je n’ai pas d’enregistrement parmi mes disques...”. Je tiens pour ma
part ce quatuor comme l’un des sommets de la musique de chambre de tous les
temps.
&
La veine “musique russe” (ou de “tradition russe”) est plus ou moins présente
chez Chostakovitch. Elle peut apparaître à travers des citations de chants
traditionnels ou révolutionnaires dans des compositions de “musique pure” (telle
la Onzième symphonie ), et devient plus présente dés lors que le
compositeur aborde les oeuvres chorales (ou l’art lyrique, plus particulièrement
dans le dernier acte de Lady Macbeth ).
A toute médaille son revers.
N’a-t-on pas déploré dans ce cas de figure le “conservatisme” de cette musique
dans, par exemple, la Treizième symphonie. Cependant Chostakovitch
pouvait difficilement “innover” alors qu’il lui fallait, en s’appuyant sur les
vers de E. A. Evtouchenko, les illustrer dans le registre émotionnel approprié.
Et encore, ce que l’on appellerait “traditionalisme” doit être corrigé dans le
détail. Il serait préférable ici de parler d’une “filiation moussorgskienne”.
D’ailleurs Chostakovitch venait de réorchestrer La Khovantchina lorsqu’il
entreprit de composer ce cycle symphonique. Le compositeur accordait une grande
importance à cette Treizième. Les péripéties qui avaient accompagné la
création de cette oeuvre, principalement en raison de la charge symbolique
représentée par le premier mouvement, “Baby Yar” (que j’ai évoquées plus haut),
l’expliquent en partie. Mais pas seulement. Dans la vie musicale de ces
années-là en URSS, aucune oeuvre n’avait tant valeur de manifeste que cette
symphonie. Et l’émotion qui se dégageait de cette écoute devait autant au texte
qu’à une musique qui s’adressait au plus grand nombre sans sacrifier à la
démagogie. Les autorités s’inquiètèrent à juste titre des répercussions que cela
pouvait entraîner, et limitèrent au possible la portée de l’évènement. La
création de cette Treizième symphonie (il y eut deux représentations)
demeura néanmoins associée à une manifestation de protestation contre le
régime.
Plus que dans le second mouvement, “L’humour”, où la causticité du
propos est exprimé par une musique alerte et enlevée, la réalité soviétique
apparaît dans les deux mouvements centraux, adagio et largo (“Au magasin” et
“Pleurs”). Ici l’atmosphère devient pesante et menaçante. La musique évoque les
“années de terreur” par un “solo caverneux de tuba, des reptations aux cordes
graves, des frémissements, des chocs sourds, des montées aux cuivres avec
sourdines” (André Lischke). Le dernier mouvement, “Une carrière”, dénonciation
du carriérisme et défense et illustration de ceux qui ont le courage de leurs
opinions (Chostakovitch devait se sentir particulièrement concerné par les vers
suivants : “Ils sont oubliés ceux qui insultèrent / Mais nous nous rappelons de
ceux qui furent insultés”), porte l’indication allegretto. Ce mouvement, le plus
élaboré de cette symphonie, bien que respectant l’esprit du texte (son contenu
ironique et sarcastique), propose quelques belles séquences méditatives. Il
n’est pas interdit d’y entendre un écho du finale de la Quatrième symphonie
qui venait d’être créée l’année précédente.
&
Deux années plus tard, Chostakovitch met de nouveau en musique un poème de
Evtouchenko, La mort de Stenka Razine. Le compositeur signe là l’oeuvre
la plus “russe” de son répertoire. Cette cantate reste proche de l’univers de la
Treizième symphonie tant part sa filiation mousorgskienne qu’en raison
d’une semblable utilisation des choeurs et de la masse orchestrale. Il s’agit
d’une oeuvre tendue, puissante, colorée, au rythme parfois élevé, contagieux
dans des épisodes “trépidants” (l’auditeur sent des fourmis dans ses jambes
durant la première partie de l’oeuvre). Cette cantate mériterait d’être
davantage programmée au concert. Comme l’écrit Marcel Marnat : “Elle se déploie
implacablement de l’initiale lisse populaire du monologue du héros sur les
marches de l’échafaud, puis à ce frisson révolutionnaire qui parcourt la même
foule, irrémédiablement avant l’exécution. Le thème unique souligne ainsi, à la
fois la permanence de l’esprit de révolte, mais aussi la versatilité d’une même
foule, d’abord venue applaudir à une mise à mort puis immédiatement prête, aux
mêmes accents, à faire justice au bourreau”.
Les mêmes difficultés
accompagnèrent la création de cette cantate. Après la Treizième symphonie
l’histoire se répétait.
&
Pessimisme. Pessimisme radical. La vie d’abord avait beaucoup donné à Dimitri
Chostakovitch. On parlait d’un jeune musicien très doué ou trop doué. On le lui
avait fait payer, d’une certaine façon. Cela l’avait entraîner à se méfier des
idées, à se défier des mots. Il s’était tu. Il ne s’était plus exprimé qu’à
travers sa musique. Et pourtant il était devenu une “conscience” pour de très
nombreux citoyens soviétiques. Ceux-ci savaient, en venant entendre la musique
de Chostakovitch, que celle-ci leur donnait des nouvelles du pays et
d’eux-mêmes. Le compositeur ne leur apprenait rien, assurément. Mais il
l’exprimait à travers la seule expression digne, convenable et recevable alors
que le mensonge sévissait partout où l’on se payait de mots. Même lorsque cette
musique s’avançait masquée. Ils savaient y reconnaître le désespoir qui soudait
ici et là, leur désespoir après tout. Et chacun s’en retournait chez lui un peu
meilleur. Je veux dire par là que Chostakovitch les incitait à résister, tout
simplement.
&
C’est Chostakovitch pourtant qui dans une lettre adressée à Isaac Glikman
affirme : “J’ai été déçu par moi-même. Plus exactement par le fait que je suis
un compositeur insipide et médiocre. En me retournant du haut de mes soixante
ans vers “le chemin parcouru”, je dirai que deux fois j’ai été l’objet d’une
grande publicité (Lady Macbeth et la Treizième symphonie ). Cette
publicité agissait très fort. Mais quand tout se calme et se remet en place, on
voit que Lady Macbeth et la Treizième symphonie ne sont que des
“pschitt”, comme on dit dans Le Nez “.
Chostakovitch doutait. Il
connaissait pourtant les joies de la création. Et il avait été profondément ému
par l’interprétation en concert de quelques unes de ses oeuvres, en particulier
celle des quatuors. Mais ce guignon qui le poursuivait reprenait le dessus. Et
le doute s’insinuait tel un poison. Chostakovitch ne siégeait pas sur un petit
nuage tel un pur esprit. Ce n’était pas tant sa facilité à écrire qui
l’inquiétait que le sentiment d’une vacuité. Peut-être, après tout, avait-il
besoin de douter pour mettre à distance quelque complaisance. Dans cette lettre,
plus haut citée, il écrivait plus loin : “Cependant la composition, ce penchant
malsain, ne me lâche toujours pas”. C’était là sa vie, et la cause de de ses
malheurs. Mais il n’était pas prêt à échanger sa vie contre la promesse d’une
existence ordinaire, laquelle l’aurait privé de ce “penchant malsain”, comme il
le disait si bien. La déception devenait inhérente à la vie : il avait fini par
en prendre son parti. Et puis, de déception en déception, il finissait par
admettre que l’art était supérieur à la vie. On le lui reprochera, bien entendu.
Mais nous n’en sommes pas encore là. Il nous reste un bout de chemin à parcourir
en compagnie de Dimitri Chostakovitch.
&
Un lecteur bien disposé, mais soucieux de remettre “les choses à leur juste
place”, serait en droit de me demander :
- Votre Chostakovitch a été
persécuté, soit. Mais d’autres le furent, et cela leur coûta la liberté, voire
la vie. N’exagérez-vous pas la portée de cette persécution ? Comment pouvez-vous
mettre sur le même plan les rescapés du Goulag et celui, quoique inquiété par le
régime soviétique, qui ne connut ni l’exil, ni la déportation ?
Comparons ce
qui est comparable. Objectivement parlant les interrogations de ce lecteur sont
fondées. Mais encore ? La répression et les persécutions qu’elle implique ne
sont pas vécues de façon identique par chacun de ceux qui s’y trouvent
confrontés et les subissent. D’autant plus, en régime stalinien, si l’on se
référait au cynisme ambiant ou aux différents types “d’aménagement
psychologique” observés (et cela perdurait après la mort de Staline : il suffit
de prendre connaissance des thèses de Zinoviev sur “l’homo sovièticus” pour le
vérifier).
Chostakovitch n’hésitait pas à manier l’ironie ou à se répandre en
sarcasmes à l’égard de ses ennemis, mais il n’était pas cynique. Il n’aménageait
rien de cet ordre. Peut-être faut-il évoquer une complexion psychologique
particulière. Chostakovitch n’était-il pas tenté de s’identifier aux victimes du
stalinisme ? Pas à toutes ses victimes, certes : l’épuration n’avait pas épargné
quelques uns de ses persécuteurs de jadis. On peut aussi relever quelques traits
paranoïdes par ci par là chez le compositeur. Ceci, faut-il le rappeler,
s’observait à grande échelle dans l’ère stalinienne. Chostakovitch souffrait là
où d’autres en prenaient leur parti, ou s’amendaient, ou mettaient fin à leurs
jours. Il continuait à souffrir puisqu’il n’avait rien oublié. Il faut insister
: ce compositeur n’oubliait rien.
&
Je consulte l’album de photographies de Dimitri Chostakovitch. Dans les
années vingt (ou encore au début de la décennie suivante) je découvre “le visage
insouciant de la jeunesse”. L’expression de la physionomie du compositeur n’a
rien de particulier ou d’exceptionnel, rien qui ne retienne véritablement
l’attention. En revanche, dans les photos postérieures à l’années 1937 (et ce
phénomène s’accentuera encore après 1948) le visage de Chostakovitch se ferme,
se crispe : son regard devient fixe, vide, impersonnel. Sur la pochette d’un
disque d’importation, datant certainement des années soixante, on découvre le
compositeur plutôt de dos, la tête tournée vers la droite, suffisamment en tout
cas pour que les traits du visage apparaissent. La crispation qu’on y lit se
communique à ses mains, dont les doigts semblent pianoter quelque marche
incantatoire sur le dossier d’un bureau. Chostakovitch exprime un tel malaise
(que l’on doit raisonnablement mettre sur le compte de l’aversion du compositeur
pour les séances de poses photographiques) que l’on s’attend à voir surgir
Staline derrière lui.
Mais je n’ai nulle envie d’en rire. Épreuves et
tourments auront donc façonné ce visage jusqu’à lui faire prendre ce masque
tragique que Chostakovitch conservera jusqu’à la fin.
&
Dans les années soixante, le quatuor à cordes prend une place essentielle
dans l’oeuvre de Chostakovitch. Ce dernier trouvait là une forme plus adaptée à
son expression et à son évolution musicale. Le Douzième quatuor, écrit en
1968, introduira la “dernière manière” du compositeur.
De 1960 à 1966,
Chostakovitch compose cinq quatuors. Ceux-ci, à l’exception du Huitième,
oeuvre autobiographique déjà évoquée, traduisent une évolution sensible dans
ce domaine de la musique de chambre.
Du Septième quatuor, écrit en
1960, on peut dire qu’il annonce les ultimes compositions de Chostakovitch.
Cette oeuvre, d’une texture à la fois fine et simple, renferme plusieurs
passages composés pour un ou deux instruments. Cela reviendra souvent par la
suite, jusqu’à une utilisation systématique dans les trois derniers quatuors.
Malgré un épisode fugué particulièrement violent, dans la lignée de certaines
des “compositions de guerre”, cette oeuvre étrange, lunaire, parfaitement
maîtrisée sur le plan formel, se situe dans un registre différent des quatuors
précédents. Des indications nouvelles peuvent être relevées en terme de tonalité
et de coloris. Le caractère énigmatique que l’on prête à ce quatuor s’explique
sans doute par la nouveauté de cet inhabituel mode d’introspection chez le
compositeur. Les premiers auditeurs furent d’ailleurs déconcertés par ce
Septième quatuor lors de sa création par le quatuor Beethoven.
&
Quoique tous deux composés la même année (en 1964), les Neuvième et
Dixième quatuors sont de factures sensiblement différentes. Composition
charnière dans la production de quatuor à cordes du musicien russe, ce
Neuvième quatuor est remarquable à plusieurs titres. Il s’agit d’une
oeuvre austère, complexe, sans séductions apparentes. L’ancien et le nouveau
s’imbriquent tout au long des mouvements qui se succèdent sans interruption.
L’unité se trouve assurée par un subtil système de relations thématiques de
chacun de ces mouvements avec les autres parties du quatuor. Si ce Neuvième
s’apparente par sa facture aux “quatuors symphoniques” de l’après guerre
(les Troisième et Cinquième ), il s’en distingue par une tendance
marquée à l’introspection et par des sonorités peu courantes chez Chostakovitch
(les “lambeaux musicaux” du quatrième mouvement annoncent le Quinzième
quatuor ). On peut trouver dans l’adagio quelque parenté avec le Quatuor
pour la fin des temps de Messiaen, et entendre, par anticipation, un écho du
“Delwig, ô Delwig” de la Quatorzième symphonie dans l’extatique
récitatif. D’un mouvement à l’autre le sens s’approfondit d’une tension retenue
qui trouve sa délivrance dans l’allégro conclusif. Il est dommage qu’une oeuvre
de musique de chambre aussi accomplie (à faire connaître en priorité à ceux qui
persistent à faire la “fine bouche” devant la musique de Chostakovitch) reste à
ce jour encore méconnue.
Avec le Dixième quatuor nous basculons dans
un tout autre climat. Œuvre plus sereine que le quatuor précédent, elle procure
un sentiment de détachement et de moindre engagement formel. Il faut cependant
isoler un allégro furioso (où l’on entend quelque chose du bruitisme d’antan),
et l’adagio (une passacaille particulièrement réussie).
&
Le Onzième quatuor possède de nombreux points communs avec le
Septième. Cette oeuvre étrange, qui semble venir d’un autre monde, étonne
par sa capacité à tenir à distance douleur et tristesse. Comme dans le
Neuvième quatuor les sept mouvement s’enchaînent. Cette musique nous
parvient le plus souvent assourdie : elle semble par moments éclairée par des
rayons de lune. L’émotion n’est pourtant pas absente, en particulier dans une
poignante élégie. Peut-être est ce dû à singularité de ce quatuor, mais
l’évolution vers un autre territoire musical s’avère plus présente dans ce
Septième quatuor que dans les oeuvres symphoniques ou concertantes de la
décennie (à l’exception du Second concerto pour violoncelle composé
également en 1966).
&
Quelques autres oeuvres de Chostakovitch de cette même décennie restent
malheureusement méconnues. Pour Satires (cinq romances pour voix et
piano, sur des vers de Sacha Tchorny), c’est le statut de ce genre musical qui
semble en être la cause. On ne se retrouve ni dans la tradition du lied
allemand, ni même dans celle de la mélodie française ou russe. Le climat de ces
Satires rappelle plutôt celui cabaret, voire de la chanson. Sans vouloir
discuter les mérites d’un autre cycle mélodique composé un peu plus tard,
Sept romances sur des poèmes d’Alexandre Blok (bien connu aujourd’hui),
la palme de l’originalité revient cependant à ces Satires. Chacune de ces
mélodies se présente comme un petit miracle d’intelligence, de sensibilité et
d’humour. La musique ne se substitue pas au texte mais elle contribue à le
mettre en valeur pour en faire ressortir les intentions. L’accompagnement
pianistique, dans l’ensemble, est un modèle du genre. Par exemple, dans la
quatrième mélodie, “le malentendu” : le piano, utilisé comme contrepoint
ironique quand le texte le suggère, sait s’effacer derrière la partie vocale
lorsque cette dernière n’admet d’autre sens que ce qu’elle donne à
entendre.
&
Le Second concerto pour violoncelle est l’une des oeuvres les moins
accessibles de Chostakovitch. L’austérité du largo initial, et la déconcertante
structure musicale des deux allégro suivants l’expliquerait. La complexité
formelle de ce concerto et la modernité de son écriture ne renvoient pas
pourtant à la “période expérimentale” des années de jeunesse du compositeur.
C’est plutôt du coté du travail souterrain des quatuors qu’il faut replacer
cette composition qui intègre avec un rare bonheur des structures tonales dans
un contexte atonal. En outre cette musique pratique l’autoparodie avec moins de
gratuité que ne le suggère la loi du genre. Sans aller jusqu’à parler
“d’autocritique”, l’ironie de Chostakovitch s’exerce au dépend du néoclassicisme
cultivé dans les précédentes oeuvres concertantes. Quant au grotesque, souvent
présent chez le compositeur, il faut l’entendre ici au second degré : l’effet
s’y annule tant l’écriture de la partie soliste confine à l’ascétisme. Et puis
Chostakovitch ne conclut pas ce concerto selon les règles du genre : violoncelle
et percussions dialoguent “hors du temps” dans un climat musical annonciateur
des oeuvres qui suivront. Si ce Second concerto pour violoncelle présente
quelques points communs avec son homologue pour violon (composé la même année);
cette dernière oeuvre, d’une facture plus classique et d’une écriture moins
élaborée, est loin d’égaler la première du point de vue de l’accomplissement
formel.
&
Pourquoi ne joue-t-on pas plus souvent la Sonate pour violon et piano
? Serait-ce par intimidation devant la “performance” des deux prestigieux
créateurs de l’oeuvre, David Oïstrakh et Sviatoslav Richter ? Cette sonate
austère se situe dans la lignée du Second concerto pour violoncelle.
Chostakovitch s’interrogeait sur son langage musical en cette fin des années
soixante. Sans pouvoir y répondre, me semble-t-il, qu’en renforçant ces
interrogations. Peut-être doutait-il paradoxalement de ses dons de compositeurs.
N’avait-il pas convoqué Jean-Sébastien Bach à la rescousse dans ce magnifique
largo qui devrait faire le bonheur de tant d’interprètes !
&
L’impressionnant Douzième quatuor représente une date importante dans
la carrière du compositeur. Cette oeuvre, qui bénéficie de l’intérêt soutenu des
musicologues et des critiques musicaux, n’en est pas moins rarement jouée. Là
aussi on ne comprend pas pourquoi certaines des grandes formations de quatuors à
cordes ne l’aient pas inscrite à leur répertoire. Ce Douzième quatuor
constitue une introduction à la Quatorzième symphonie et aux oeuvres
suivantes (dites de la “dernière période” du compositeur). Chostakovitch prend
désormais ses distances avec une manière de composer plus ou moins liée aux
circonstances, qui l’obligeait à écrire une musique “sur le fil du rasoir”. Les
Septième, Neuvième et Onzième quatuors annonçaient cette
évolution. A partir de 1968, les compositions de Chostakovitch ne portent plus
la marque de contradictions (en terme de “musique publique” et “musique privé”,
ou d’ancien et de moderne) sur lesquelles portait principalement ma réflexion
depuis la Cinquième symphonie. Un autre paysage musical se dessine. Les
opus suivants de Chostakovitch l’illustreront.
Le Douzième quatuor
marque une extension du langage musical du compositeur. Deflet Gojovy écrit
à ce sujet : “Sa mélodie s’appuyait délibérément sur l’espace dodécaphonique,
qui pour lui incarnait bien plus le champ de l’échiquier que la contrainte d’un
système, et permettait une infinité de combinaisons : il “remplissait”
l’intervalle dodécaphonique d’une manière plus intuitive que réelle”. Cela
mérite d’être souligné. D’autant plus qu’il ne s’agit pas d’une composition
strictement atonale. Ici l’atonalité devient, dans un contexte tonal, la source
principale des tensions et conflits qui seront exposés. J’en veux pour preuve le
second thème du premier mouvement qui, à la fois hésitant et imprécis, vite le
reste de l’exposition de tout centre tonal.
Le second et dernier mouvement
n’a pas d’équivalent dans la littérature pour quatuor à cordes de Chostakovitch.
Il contient plusieurs mouvements à lui seul (dont un épisode adagio qui anticipe
le climat musical de la Quatorzième symphonie ). Les commentaires ne
manquent pas sur ce quatuor, et l’on a plusieurs fois souligné sa parenté avec
Beethoven. Par exemple, au premier épisode (moderato) qui exposerait “le monde
des grands idéaux”, succéderait celui des “forces destructrices” (scherzo).
Ensuite, après un “accès de désespoir” (adagio) viendrait le temps de “la pureté
de l’intention et de l’aspiration haute” (développement). Avant de conclure
(finale) par une “réaffirmation du bien sur le mal”. Je pense que si la
référence à Beethoven peut être évoquée, elle ne se situe pas dans une dévote
filiation, mais, négativement parlant, sur un mode conflictuel qui s’inscrirait
en faux contre l’esprit d’affirmation beethovénienne. Car prétendre que le
finale représente l’une des pages “les plus joyeuses” de Chostakovitch relève du
contresens. J’y entends, pour ma part, derrière un masque de gaieté factice, le
pessimisme du compositeur. Et un sentiment de profonde dérision.
&
Début 1969, dans une chambre d’hôpital, Chostakovitch écrit en un peu plus
d’un mois la partition pour piano d’une oeuvre qu’il ne considère pas encore
comme sa future Quatorzième symphonie. La peur que sa main droite
devienne paralysée, celle aussi de devenir aveugle et divers autres problèmes de
santé expliquent cette rapidité. La veille de son hospitalisation, Chostakovitch
réécoutait les Chants et danses de la mort de Moussorgsky, une oeuvre
qu’il avait orchestré en 1962. Ce thème, la mort, n’était pas sans l’obséder
depuis quelque temps. Le compositeur va utiliser cette période de repos forcé
pour s’efforcer de le traduire et de l’illustrer sur un plan musical. A juste
titre on rapproche ce cycle de onze poèmes (chantés à tour de rôle par une basse
et un soprano qu’accompagne un orchestre réduit aux instruments à cordes et à
percussions) au Chant de la terre de Gustav Mahler : l’oeuvre que
Chostakovitch disait vouloir emporter sur l’île déserte.
La mort, par
conséquent, inspire ce cycle symphonique (huit des onze poèmes y font
référence). Une mort dont l’image ne rassure, ni n’apaise, mais accable d’une
tristesse sans espoir. Dés les premières mesures du “De Profondis”
(Garcia-Lorca) le ton est donné, celui de la désolation. Le contraste entre les
violons qui jouent dans l’aigu (leur ligne mélodique débute sur les premières
notes du Dies Irae ) et les notes graves des contrebasses renforce ce
sentiment. Le changement devient brutal avec “Malaguéna” (Garcia-Lorca).
L’Espagne ici convoquée est celle de Goya : cette danse de mort saccadée et
hachée réclame du soprano une intensité proche de l’hallucination. On reste dans
ce registre au début de “La Lorelei” (Apollinaire) : les deux parties solistes
dialoguent sur un mode dramatique avec de fréquents changements de tempo. Cet
épisode culmine dans une séquence d’une rare violence jusqu’au moment où deux
forts battements de cloche introduisent la partie adagio. Une lumineuse texture
de cordes, relayées par le vibraphone, le célesta et le carillon annoncent la
venue de l’amant et celle de la mort. “Le suicidé” (Apollinaire) prolonge ce
climat. La déploration du violoncelle accompagne la ligne lancinante du soprano.
La musique s’anime vers le milieu du morceau, puis retourne ensuite au climat de
déploration.
Du poème d’Apollinaire, “Les attentives”, Chostakovitch a
extrait les deux premières parties : “Celui qui doit mourir” et “Mais madame,
écoutez moi donc !”. Sur un thème rythmé par le xylophone (auquel les toms-toms
répondent), la voix haletante du soprano donne un relief saisissant aux mots
d’Apollinaire, lesquels illustrent “l’inceste et la mort, ces deux gestes si
beaux”. Dans la seconde partie, le sentiment mêlé de dérision et d’amertume du
poème est mis en évidence par la ligne du chant (qui tient du rire halluciné) et
l’utilisation des percussions.
Les trois poèmes suivants (les deux premiers
d’Apollinaire, le troisième de Küchelbecker) forment un triptyque interprété par
la basse. Chostakovitch y abandonne la thématique de la mort pour celle de la
protestation. Dans “A la Santé” la musique souligne avec éloquence, à la manière
d’un plaidoyer, la plainte du poème enfermé à la prison de la Santé. Un épisode
central, joué pizzicato aux cordes, évoque le prisonnier tournant en rond dans
sa cellule. Au sujet du second poème d’Apollinaire citons le compositeur “Ce
n’est pas contre la mort que je proteste, mais contre les bourreaux qui mettent
les gens à mort. C’est pour cela, par exemple, que j’ai choisi pour la
Quatorzième symphonie le poème d’Apollinaire sur la réponse des cosaques
au sultan de Turquie”. Si la musique gomme quelque peu la truculence du texte
(que l’on entend davantage dans l’adaptation faite par Léo Ferré de La
Chanson du mal aimé ), elle exprime, c’est du moins l’intention du
compositeur, une protestation d’ordre plus générale. Pour le dernier volet du
triptyque, Chostakovitch a choisit un poème de Küchelbecker, poème décembriste
qui passa vingt ans de sa vie en captivité. “Ô Delvig, ô Delvig” traite des
relations entre le pouvoir et l’artiste (un thème cher au “dernier
Chostakovitch”). La musique semble échapper aux affres du temps jusqu’à devenir
transparente, presque désincarnée.
Le compositeur conclut par deux poèmes de
Rilke. “La mort du poète” reprend la ligne mélodique de “De Profondis” en
confiant la partie soliste au soprano. C’est le point d’orgue de cette
symphonie. Une courte “Conclusion” (“La mort est grande / Nous sommes à elle /
De la bouche riante / Lorsque nous croyons au sein de la vie / Elle ose pleurer
/ Dans notre sein”) résume l’esprit d’une oeuvre dont le pessimisme est sans
égal chez Chostakovitch.
Le compositeur a eu la main heureuse en choisissant
ces poèmes. Comment mieux traduire ou illustrer la chose en question (la mort
soit) qu’à travers ces textes poétiques, tous remarquables. On ne pouvait faire
meilleur choix. Je pense plus particulièrement à “La mort du poète”. En mettant
en musique ces vers de Rainer-Maria Rilke, parmi les plus inspirés de cet
auteur, Chostakovitch nous rend ce poème bouleversant, plus encore que ne le
suggérait sa lecture. Rares sont ces moments où la musique épouse tant le sens
du texte qu’elle nous l’accorde notre, comme imprégné et frémissant de notre
subjectivité.
&
Il se produisit un curieux événement au début des années quatre-vingt. Guidon
Kremer et ses amis s’étaient installés pour quelques soirées au Théâtre de la
Ville afin d’y faire entendre, entre autres compositeurs, la musique de
Chostakovitch. Ce soir là, la programmation affichait le Treizième quatuor
de Chostakovitch, suivi du célèbre Quintette “la truite” de Schubert.
Ce couplage réunissant deux oeuvres à ce point dissemblables avait de quoi
intriguer. Soit “la truite” jouait le rôle d’un rabatteur, et ainsi l’on
jouerait ce quatuor devant une salle pleine ; soit (plus improbable) il y avait
là quelque provocation.
C’est un public débonnaire, prêt à se “déboutonner” à
l’écoute du Quintette “la truite” qui prit place dans la grande salle du
Théâtre de la ville. Guidon Kremer, Gérard Caussé, et deux autres musiciens
interprétèrent ce Treizième quatuor que peu d’auditeurs, selon toute
vraisemblance, connaissaient. A la fin de l’oeuvre (et quelle fin !), quelques
rares applaudissements se firent entendre. Les auditeurs, d’abord interloqués,
se mirent à bavarder (à chuchoter plutôt) avec des mines où l’étonnement
prévalait sur toute autre forme d’expression. Puis on se leva, c’était
l’entracte. Et tout rentra dans l’ordre.
Ce Treizième quatuor est
l’une des compositions les plus sombres de Chostakovitch. L’alto expose d’abord
un thème douloureux, repris ensuite par les autres instruments. Des appels, des
cris vite étouffés se font entendre dans les mesures suivantes, introduisant un
climat d’angoisse. Puis, dominée par une configuration rythmique ostinato, la
musique s’en va, telle la marche du temps, vers une destination que l’on
soupçonne sans issue. Des ombres menaçantes donnent à cette marche un caractère
grotesque. Le retour du thème d’ouverture ramène la désolation initiale, dont
l’alto semble vouloir s’extraire. Enfin il s’en va tout seul, dans l’aigu,
conclure ce quatuor par une note insoutenable, à déchirer les tympans. A
l’écoute de ce si bémol, “qui part d’un pianissimo pour arriver à un sforzando
quadruple forte” (P.E. Barbier) comment ne pas évoquer Le Cri d’Edward
Munch. Un même sentiment de terreur et d’effroi nous saisit ici et
là.
&
En 1971 Dimitri Chostakovitch compose sa Quinzième et dernière
symphonie. Cette oeuvre étrange, complexe, qui cite Rossini et Wagner, poserait
des problèmes de compréhension. Durant sa composition, selon Isaac Glikman,
Chostakovitch affirmait qu’elle n’avait pas une seule idée constructive. Je
pense néanmoins qu’elle n’est pas sans posséder un caractère autobiographique.
C’est peut-être ce que le compositeur voulait dire sans vouloir le dire. Mais
pas une autobiographie à la manière du Huitième quatuor. En 1960 le
compositeur s’autocitait pour produire, à travers un douloureux autoportrait
musical, les preuves du “mal”, de ce malheur qui perdurait malgré la fin des
“années de terreur”. La découverte de Dresde n’avait pas été sans provoquer un
choc émotionnel chez le compositeur. Dans cette dernière oeuvre symphonique, en
revanche, Chostakovitch prend plus de distance pour se pencher sur sa vie. Il
lui fallait ce recul pour entreprendre ce bilan désabusé, sans
complaisance.
Le premier mouvement contient plusieurs citations de
l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini. Cet allégro évoque le climat
grotesque, les sarcasmes de la Neuvième symphonie. Cette musique
pseudo-légère, d’une écriture raffinée, renvoie à l’insouciance d’antan des
“belles années de jeunesse”. Quoiqu’en écoutant attentivement ce brillant
allegretto, proche des univers du cirque et du music-hall, la surenchère
parodique masque difficilement l’inquiètude qui sourd progressivement derrière
une gaieté plutôt forcée.
Le second mouvement contraste par son austérité.
Dans cet adagio la musique surnage, irréelle, arrachée à l’on ne sait quelle
région de l’âme. Puis un thème s’élève, évoquant un déplacement dans le temps
(les contrebasses le ponctuent). Après une brève accalmie la musique devient
véhémente, protestataire (rappelant sous une forme atténuée les premiers
mouvements des Huitième et Dixième symphonies), avant de retrouver
l’état premier d’atemporalité. Quant au troisième mouvement (allégretto), le
compositeur n’a-t-il pas été tenté de décrire un portrait du Chostakovitch
officiel ? Par dérision, en se caricaturant tel un personnage de Gogol. Quelques
années plus tôt, en 1966, dans Préface à mes oeuvres complètes suivie d’une
brève réflexion sur ladite préface, Chostakovitch citait ironiquement la
liste des titres et récompenses reçues durant sa vie de compositeur.
Le
quatrième mouvement (un adagio d’une grande ampleur) débute par une citation du
thème du destin de la tétralogie de Wagner. Cet accord est réitéré. La troisième
citation, plus à “hauteur d’homme”, introduit un thème qui, par sa modestie et
sa désuétude, contraste avec la solennité wagnérienne (dans ces quelques mesures
Chostakovitch semble nous dire : voilà mon destin, c’est le mien !). Ce que le
premier adagio suggérait, c’est à dire un mémorandum des “années terribles”, ce
second le traduit avec d’autant plus d’intensité que la musique remonte
également le temps (toujours l’utilisation des contrebasses). Reviennent alors
planer les ombres des Septième et Huitième symphonies. Comme si se
rouvrait quelque plaie non cicatrisée, la musique alors proteste, s’insurge,
pour finalement se désintégrer. Ensuite le basson, puis le hautbois tentent de
donner le change, sans trop de conviction cependant. Deux dernières citations du
thème du destin n’apportent aucune modification : on retrouve la “petite
musique” du début du mouvement, mais désincarnée, presque exsangue. Le
xylophone, relayé par le célesta concluent cette symphonie dans un climat
d’irréalité. La musique alors s’oublie dans ce qu’elle semble appeler de ses
vœux, le silence.
&
Après une longue maladie, Chostakovitch se remet à la composition. En 1973
naissent le Quatorzième quatuor et les Six mélodies sur des poèmes de
Marina Tsvetaïeva. Cette suite pour contralto et piano était encore inédite
en france en 1986, avant que Bernard Haitink ne l’enregistre dans la version
pour orchestre. Elle mériterait, comme Satires, un meilleur sort dans la
discographie et les programmations musicales. Cette oeuvre grave, dont deux des
poèmes du cycle se réfèrent aux difficultés rencontrées par Pouchkine sous le
règne de Nicolas 1er, possède de nombreux points communs avec l’opus 145, Les
Sonnets de Michel Ange.
En 1974, Chostakovitch met en musique huit des
sonnets et trois suites de vers écrits par Michel-Ange, auxquels il donne des
titres renvoyant au contenu de chaque poème (Vérité, Matin, Amour, Séparation,
Colère, Dante, Le Banni, Œuvre, Nuit, Mort, Immortalité). Cette suite pour basse
et piano (ou orchestre) permet à Chostakovitch d’exposer sa “philosophie” ou son
“humanisme” via les problèmes posés par l’art et ses contradictions, les
relations conflictuelles entre l’artiste et le pouvoir, l’ingratitude ou la
versatilité des foules (Matin, Amour, Séparation constituant un “cycle
dans le cycle” consacré à l’amour).
D’emblée la filiation musicale
avec la Quatorzième symphonie parait évidente (quelques mesures de la
symphonie sont même reprises dans Nuit ). Dans Le Banni,
l’allusion à Soljénitstyne devient transparente, quelques mois après
l’obligation faite à l’écrivain de quitter le territoire soviétique. Comme dans
la plupart des oeuvres composées après 1969, la thématique de la mort reste
présente le long de ces pages d’une inspiration élevée. Curieusement, le thème
alerte du début du dernier sonnet, Immortalité, paraît incongru et
déplacé dans cet ensemble grave et austère. Si l’on sait que Chostakovitch y
reprend plusieurs mesures écrites à l’âge de neuf ans, on est incité à penser
que pour le compositeur “la boucle est bouclée”, en quelque sorte.
&
Le Quinzième quatuor (le dernier de la liste) date de la même année.
Tout comme le Quatorzième quatuor cet opus 144 allège considérablement la
trame polyphonique. Il est constitué de six adagio se suivant sans interruption.
L’ouverture, une élégie, donne le ton : celui d’une musique intemporelle,
désincarnée, statique. Le second mouvement, une danse macabre venue de l’on ne
sait quel univers, est précédée, puis ponctuée par une succession de cris
stridents émis par chaque instrument (on retrouve le terrifiant si bémol
conclusif du Treizième quatuor, répété ici douze fois). L’intermezzo, que
l’on réentendra dans le dernier mouvement, explose brusquement, puis se calme en
laissant la place à un nocturne d’une tristesse douce et mélancolique. Le
mouvement suivant, une marche funèbre, s’en vient rompre ce charme. Les
instruments s’en vont, l’un après l’autre, sur le même rythme de marche (comme
dans le Treizième quatuor ), vers une destination inconnue. Le dernier
mouvement, épilogue, récapitule les thèmes principaux du quatuor. L’élégie nous
parvient maintenant assourdie, comme si elle avait des difficultés à s’extraire
de sa gangue. Se succèdent, de plus en plus rapidement, des marmonnements,
gargouillements et autres borborygmes échappés de l’intermezzo (il parait
difficile de ne pas évoquer des spectres et des hallucinations). Les dernières
mesures, dominées par le thème de marche funèbre, renforcent ce sentiment de
malaise : on ne sait si la musique en appelle au néant, à l’anéantissement, où
si le compositeur laisse entendre que la paix, celle de la mort, a enfin été
trouvée.
En écrivant ce Quinzième quatuor Chostakovitch ne pouvait
aller plus loin dans l’exploration d’un univers qui, par delà l’aspect
introspectif de l’oeuvre, pourrait devenir la référence de quelques uns des
compositeurs de ce début de XXIe siècle dans le domaine de la musique de
chambre. A moins que cet opus 144 reste sans postérité, en raison de sa
singularité et du sentiment proche du néant qu’il exprime.
&
Dimitri Chostakovitch nous quitta le 9 août 1975. Une dernière précision
cependant. Quand le défilé commença, devant la dépouille du compositeur, chacun
put découvrir (et je pense que beaucoup furent troublés) que Chostakovitch
souriait : la mort semblait l’avoir saisi dans une expression de bienheureux.
L’auteur de la musique “la plus désespérée du monde” s’en était allé en arborant
ce masque mortuaire presque hilare !
Max VINCENT
décembre 2007
(1) Je reviendrai plus loin sur cette
controverse.
(2) Citons Claude Rostand , style “conformiste,
mélangé et banal” d’un “conservateur-né” ; Claude Samuel, “une négation absolue
de l’évolution de la musique” ; Antoine Goléa, “toutes ses oeuvres sont
composées dans le langage tonal et selon les charpentes formelles de la musique
classique et romantique traditionnelle, sans aucun souci de
recherche”.
(3) Dimitri Chostakovitch
(Fayard)
(4) Une question essentielle, mais les limites de cet
essai ne permettent pas d’y répondre.
(5) Chostakovitch
(Éditions Bernard Coutaz).
(6) Chostakovitch n’a pas été
arrêté (avec le risque d’être déporté ou exécuté) à la suite d’un hasard presque
miraculeux. Convoqué une première fois au NKVD pour être interrogé comme suspect
dans le cadre d’un complot visant Staline, le compositeur devait y repasser avec
l’obligation de fournir la liste de ses prétendus complices. Quand Chostakovitch
y retourna deux jours plus tard comme prévu, persuadé qu’il serait arrêté, il
apprit que l’officier instructeur qui l’avait précédemment interrogé venait
d’être passé par les armes !
(7) Dimitri Chostakovitch :
lettres à un ami (correspondance avec Isaac Glikman). (Albin Michel). Une
lecture indispensable.
(8) On peut prendre connaissance sur le
site du “Centre International Dimitri Chostakovitch” (
http://www.chostakovitch.org/ ) d’un texte d’Irina Chostakovitch, la veuve du
compositeur, intitulé Les morts sont-ils sans défense ? datant de l’année
2000. Ce témoignage, très critique à l’égard de Solomon Volkov, qui
apporte d’utiles précisions sur le Chostakovitch des derniers temps, les
conditions dans lesquelles le compositeur rencontra son “jeune admirateur” et
les tribulations américaines de Testament, brosse un portrait peu
flatteur de Volkov.
(9) Dimitri Chostakovitch (Actes
Sud)