LOBSTINATION DE TOUTE UNE VIE
RÉFLEXIONS PARTIELLES ET APPAREMMENT PARTIALES SUR LÉPOQUE ET LE MONDE TEL QUIL VA
INTRODUCTION
1) LES DEUX JEAN-CLAUDE (MICHÉA, MILNER) NOUS MÈNENT EN BATEAU
1) MODE DEMPLOI POUR SABORDER LA FLOTTILLE MICHÉENNE
2) COMMENT ARRAISONNER LARROGANCE DU PRÉSENT
2) MAI 68, ENCORE
3) UN ÉTAT DES LIEUX
1) SUR LES MOEURS
2) SUR LART (ET LA POÉSIE)
3) SUR LÉTHIQUE
AUTRE DIALOGUE ENTRE LE VOYAGEUR ET SON OMBRE
INTRODUCTION
Le rétablissement de lhomme sopérera fatalement sur le monceau
de tout ce qui la fait
André Breton
Le travail de la critique révolutionnaire nest assurément pas damener
les gens à croire que la révolution deviendrait impossible
Guy Debord
Dans une lettre adressée en décembre 1938 à son ami Théodor W. Adorno, Walter Benjamin écrit ceci : Dans mon travail, jessayais darticuler les moments positifs aussi nettement que vous y êtes parvenu pour les négatifs. Je vois donc quune des forces de votre travail réside là où le mien trahissait une faiblesse. Ne pourrait-on pas dire la même chose de chacun de ceux dont le travail sarticule autour dune telle polarité ? Et puis, par delà le cas particulier du livre sur Baudelaire ayant provoqué cet échange épistolaire, cette remarque ne renvoie-t-elle pas à toute pensée critique cherchant dans la négativité des raisons despérer en un monde meilleur ? Essayer dy répondre nécessite de replacer ce propos dans ce monde qui est le notre. Deux premières constatations peuvent être avancées. Benjamin, déjà, dans ce fragment de correspondance, traduisait quelque chose dune relation déséquilibrée entre les pôles positif et négatif de ce qui perdurerait comme exigence critique. La nouveauté serait que ce négatif là, du moins sous des aspects bien particuliers, très partiels (sur lesquels je reviendrai dans le détail), apporterait autant deau au moulin de ce monde là (auquel le terme de société du spectacle rend le plus justice) quil ne fourbirait comme il va de soi des armes à lun des deux partis saffrontant depuis des lustres, celui justement qui voudrait que cette société disparaisse.
Il faut cependant revenir en arrière pour relever les prémices de ce constat. Aux formes classiques de reproduction du monde tel quil va, bien analysées par de bons auteurs, dautres, plus inédites, initiées par danciens ennemis de cette société (ou considérés tels), sont venues apporter du sang neuf et une nouvelle légitimité à la cause jadis combattue. Cest traduire la capacité de la dite société à recycler une partie de ceux qui la combattaient (ou étaient censés la combattre) pour redonner de lélan à une machine sociétale qui sessoufflerait. Une première vague, constituée par les anciens communistes, parait trop disparate ou trop localisée (cest plutôt du coté des historiens quelle a donné des résultats) pour être véritablement prise en considération. La vague suivante, en revanche, celle des anciens gauchistes, de part son importance quantitative et qualitative, mérite quon lui consacre plus de place. Dabord à laune de deux facteurs jouant un rôle de vases communicants : le phénomène générationnel et mai 68. Lopération dite des nouveaux philosophes avait représenté un premier ballon dessai. Dautres, moins médiatisées, enfonceront le clou : portant indifféremment le nom de démocratie représentative, de libéralisme ou de droits de lhomme sur fond dhorizon indépassable du capitalisme. On remarque également quen quittant le gauchisme ses anciens cadres ne sont pas pour autant tombés dans lanonymat. Bien au contraire si lon en croit les brillantes carrières de nombre dentre eux (la règle nest pas absolue mais la tendance très forte) : un tel sest recyclé dans les médias et lédition, tel autre dans la haute administration ou la publicité, tel autre encore au Parti socialiste. Cest dire que ceux-ci et ceux-là occupent des positions stratégiques dans des lieux influents. Enfin ces nouveaux convertis (plus tellement de fraîche date au moment où nous écrivons) apportaient un réel savoir-faire, des compétences et une pugnacité qui, sur le plan idéologique, nétaient nullement dédaignés en ces temps de giscardisme ou de mitterrandisme. On verra, dans la partie (la seconde) consacrée à mai 68, en quoi les événements se trouvent aussi récupérés et recyclés par ceux qui, faute davoir su révolutionner le monde, se sont mis à le gérer au mieux de leurs intérêts (ou de ceux qui les emploient).
Il ne sagit ici que dun rappel : le sujet, maintes fois traité, est aujourdhui bien connu. Il nen va pas de même dune troisième vague, moins conséquente, moins repérable, plus récente : celle des anciens radicaux. Alors que les deux premières vagues possédaient de nombreux traits communs, celle-ci se distingue des deux précédentes principalement sur un point précis : elle recycle moins des individus (la moindre notoriété acquise dans les milieux radicaux lexplique en partie) que des idées ; du moins certaines, je dirai plus loin lesquelles. Il y a cependant une logique qui prévaut dans les trois cas de figure : les uns et les autres finissent par brûler ce quils avaient jadis adoré (avec toutes les nuances que lon voudra selon lappartenance à lune de ces vagues, ou pour des raisons plus strictement biographiques). Ou encore, pour le dire autrement, les critiques, autrefois adressées au pouvoir (quelque soit la forme alors donnée) et à ses représentants, se retournent contre ceux qui persisteraient à vouloir transformer le monde ou changer la vie. Cest dans le ton aussi que cette troisième vague fait entendre sa différence. Les certitudes dhier se sont transformées en constatations désabusées. Parler de révolution sociale ou daffrontements dans une perspective démancipation na plus aucun sens. Ce ne sont que des illusions qui remettent toujours à plus tard la seule prise de conscience possible : quoique nous fassions ou voudrions faire, cest déjà trop tard. On évacuera donc tout ce que peu ou prou recouvre le mot radicalité tout en en conservant cependant la pose. Ceci nétant pas sans parfois abuser des esprits pourtant avertis. Sur le mode de linversion, la notion de progrès devient la plus sollicitée : elle finit par se confondre avec le mal absolu. A ce jeu le progressiste, en terme dopprobre, prend la place jadis assignée au réactionnaire.
Sil faut trouver là un lointain précédent historique, le nom de Joseph de Maistre peut être cité. Et avec lui le courant très justement qualifié de contre-révolutionnaire. Ou bien se référer, en la dotant dun autre contenu, à lexpression philosophique que Nietzsche appelait dans ses derniers ouvrages le nihilisme passif. Un autre facteur, contemporain, doit être mentionné : la fuite en arrière dune écologie dabord radicale, puis désignant la société industrielle comme étant à lorigine de tous nos maux et malheurs. Doù la mise en place de discours catastrophistes ou spéculant sur leffondrement de la civilisation occidentale. Une autre manière, en quelque sorte, de réactualiser une fin de lhistoire (ou encore de fin du monde) que le brave Hegel, et longtemps après Fukuyama ne pouvaient certes pas imaginer.
Ceci posé, pour reprendre la formulation benjaminienne de moments négatifs, je ne reviendrai que partiellement, incidemment ou de façon indirecte sur ce triple recyclage : les deux premières vagues ne feront lobjet que dutiles ou indispensables rappels, et jai consacré à la troisième, du moins sa composante anti-industrielle, un petit essai auquel je renvoie le lecteur (1). Il ne sera cependant pas dit, bien au contraire, que nous en serons quitte avec elle, comme on pourra le vérifier dans les première et troisième parties de cet ouvrage. Donc, toujours pour illustrer ces moments négatifs, mon choix sest porté sur deux penseurs, Jean-Claude Michéa et Jean-Claude Milner, dont les travaux me paraissent chacun à leur manière symptomatiques de lépoque présente, surtout dans la mesure où ceux du premier ne sont pas sans entretenir la confusion (et sur un mode qui porte très précisément la signature de lépoque), quand ceux du second fascinent une fraction du monde intellectuel (tel le serpent fasciné par la flûte du charmeur).
Michéa représente une bonne transition avec les paragraphes précédents si lon observe tout dabord que ce philosophe renvoie aux trois vagues évoquée plus haut. Cet ancien communiste a traversé une période gauchiste, et plusieurs aspects de sa pensée entrent en parfaite résonance avec les thèmes de prédilection des anciens radicaux. Une telle lecture resterait pourtant partielle, voire superficielle. Jean-Claude Michéa sest fait connaître en publiant un livre, Orwell anarchiste tory, alors quil avait depuis longtemps quitté les rangs communiste et gauchiste. Cest donc un penseur indépendant, si lon veut, qui apparaît en 1995 sur la scène intellectuelle pour ne plus la quitter. Cet agrégé de philosophie na sans doute pas la réputation de quelques uns de ses collègues, ni ne bénéficie au sein de luniversité dun statut comparable à celui des philosophes les plus en vue de sa génération. Cependant ses lecteurs savèrent plus nombreux que ceux de la très grande majorité de ces chers collègues. Sans que ce lectorat puisse être comparé à celui qui fit, par exemple, la réputation et le succès des duettistes Comte-Sponville et Ferry. Mais ceci parait relativement secondaire en regard de la très grande diversité de ces lecteurs. On parlera même de grand écart pour désigner, à lune et lautre extrémité dun large spectre, des réactionnaires sur le mode Finkielkraut dun coté, des libertaires de lautre. Cest particulièrement à ce titre que nous nous intéressons à Michéa. Car on ne se concilie pas pareils publics sans tordre le cou à un certain nombre de concepts. La critique du libéralisme, devenue au fil de ses ouvrages la marque de fabrique de Jean-Claude Michéa, qui passe chez lui par une volée de bois vert adressée aux gauches et extrême-gauche (certes méritée mais pas exactement pour les bonnes raisons), reprend une antienne bien connue (la délinquance, linsécurité, lécole, les murs, etc.) en des termes danalyses peu éloignés de ceux, pour ne citer quun seul exemple, qui ont concouru à lélection de Sarkozy au printemps 2007. Ceci bien entendu (cest toute la différence) au nom dune critique du capitalisme. Cette confusion se trouve redoublée par le fait que les fondements de la pensée de Michéa reposent sur une notion, la common decency, empruntée à George Orwell (que lon pourrait traduire par la décence commune des gens ordinaires), qui sous la plume de notre philosophe sapparente à une fiction. Que peut-on construire sur de telles fondations ? De lanti-intellectualisme, soit ; une défense et illustration du populisme, aussi ; la mise en accusation de la modernité, également : donc de quoi satisfaire un public déboussolé, recherchant danciens repères ou des certitudes à bon compte. Cest bien court, et plus encore discutable.
Contrairement à Jean-Claude Michéa, Jean-Claude Milner ne se trouve ici convoqué quà travers son dernier ouvrage, Larrogance du présent. Je lui consacre également moins de place. Les brillants paradoxes de ce linguiste et philosophe, jen ai dit un mot, fascinent une partie de lintelligentsia. Pourtant, à condition de bien vouloir lire cet auteur au plus près, les morceaux de bravoure qui font la réputation de Milner reposent sur des postulats faux ou infondés. Je dirai en quoi et pourquoi. Cependant Milner devient utile quand, alors que la question semblait réglée par les intéressés, il entend de nouveau justifier de longues années après les revirements gauchistes sur un mode inusité. Lintérêt est double : la démonstration de notre linguiste dépasse alors le cadre gauchiste proprement dit et peut être élargi à dautres (qui certainement nen demandent pas tant), et sa manière de reprendre en termes choisis et sans appel la question éthique (à travers ce que Milner appelle linfidélité), nous permet de lui répondre avec la même netteté. .
Comment alors, pour parler comme Benjamin, faire ressortir des moments positifs ? En quoi les objectifs de lémancipation, vers lesquels tend également toute pensée résolument critique, restent envisageables malgré les démentis que daucuns ne cessent de nous adresser, en excipant de linéluctabilité du capitalisme tout comme du type de société que celui-ci induit (ou réciproquement) ; ou encore, pour dautres, en arguant des illusions contenues dans toute pensée révolutionnaire ou radicale ? Notre troisième partie sy exerce non sans difficultés. Le chemin est long, malaisé, semé dembûches, et conduit parfois dans des impasses. Et puis les cartes ici déployées (celles des murs, de lart et de la poésie, de léthique) ne recouvrent pas tout le territoire. Sachant aussi que leur mode demploi diffère sensiblement selon les aspérités et les accidents du terrain, ou la manière de déchiffrer les légendes respectives.
La première de ces cartes sélargit dailleurs à quelques unes des portions du territoire arpenté durant la première partie de cet ouvrage. Cest vouloir, partant de Sade (voire de Fourier), aborder lensemble des thématiques que lon associe à la notion de perversions sexuelles pour déboucher, via la pédophilie, sur le traitement par nos sociétés développées de lun des modes de contrôle et de dressage des corps et des esprits par lequel le monde tel quil va exerce sa domination. Ceci dans une perspective plus globale du traitement de linsécurité non pas tant, comme le prétend lidéologie dominante, pour répondre à une augmentation des faits et comportements délictueux et criminels, que pour installer la thématique sécuritaire au coeur même de la gestion de cette société. Cela passe bien évidemment par une instrumentalisation de linsécurité proprement dite à des fins répressives, mais également par le renforcement des dépendances et précarisations de tous genres devant les dangers, risques et catastrophes qui menacent (ou menaceraient) la dite société.
En revanche, sur lart (et la poésie), des allers et retours sont nécessaires pour aborder cette carte sous les angles requis : depuis lhypothèse dune fin de lart à celle de son dépassement ou de sa réalisation dans un devenir révolutionnaire, en passant par diverses occurrences que recouvrent les termes modernité et postmodernité, ou encore par la capacité (dans le sens dune nécessité) pour chaque individu de vivre poétiquement dans lici et maintenant à linstar de ce que revendiquaient et préconisaient les surréalistes. Les limites de cet ouvrage ne nous permettrons pas de répondre à toutes les questions posées dans ce chapitre. Tout comme il nest nullement certain que des réponses complètement satisfaisantes pourraient être malgré tout données en raison du caractère hétérogène du sujet.
Enfin la troisième carte remet en perspective lensemble de cet ouvrage en en exposant les ressorts subjectifs, et en reprenant sur le mode approprié, de léthique donc, les raisons qui une fois de plus nous entraînent à dire en quoi ce monde nest pas le notre, et ce pourquoi nous aspirons à vivre dans une société radicalement différente. Nous serons, pour ce faire, bien accompagné puisque Guy Debord, André Breton, Georges Bataille, viendront, chacun dans sa partition, traduire ce sentiment avec les mots de la révolte, du refus, de la poésie, de lutopie, de lexcès, voire même du pessimisme ou du désespoir. Une autre façon de dire, pour conclure, que là aussi il existerait un certain point de lesprit doù les moments positifs et négatifs évoqués par Benjamin cesseraient dêtre perçus contradictoirement.
(1) Du temps que les situationnistes avaient raison : consultable sur le site lherbe entre les pavés (http://www.lherbentrelespaves.fr/)
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LES DEUX JEAN-CLAUDE (MICHÉA, MILNER) NOUS MÈNENT EN BATEAU
1) MODE DEMPLOI POUR SABORDER LA FLOTTILLE MICHÉENNE
Jean-Claude Michéa est un étrange philosophe. Le lire donne quelquefois le tournis. Quon en juge. Michéa préconise la plus grande méfiance à légard des médias officiels et accorde sans barguigner des entretiens au Point et au Nouvel Observateur, il signe un ouvrage commun avec Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner tout en passant pour un penseur radical, il est fasciné par lintelligence exceptionnelle du très élitiste Jean-Claude Milner mais défend bec et ongles le populisme, cet infatigable contempteur de mai 68 nhésite pas à citer Guy Debord, etc., etc., etc.
Quel est donc ce Protée de la pensée, ce Fregoli de la philosophie ? Est-ce un dialecticien hors pair, capable de réconcilier tous ces contraires ? Ou la dernière des baudruches à la mode ? Ou alors, tout simplement, nest-il rien de tout cela : mais un gars bien ordinaire, comme dirait Charlebois, amoureux du football et des plaisirs de la plage, que les hasards de lexistence et de lédition auraient propulsé sur le devant de la scène ?
Le lecteur des Essais, articles et lettres de George Orwell qui entamerait la lecture des publications de Jean-Claude Michéa par celle de son premier ouvrage, Orwell anarchiste tory, et la poursuivrait par (citons dans lordre) Lenseignement de lignorance, Impasse Adam Smith, George Orwell éducateur, Lempire du moindre mal et La double pensée aurait de bonnes raisons de sinterroger. Avait-il bien lu les six épais volumes dessais de lécrivain anglais ? Ne serait-il pas quelquefois passé à coté de son sujet ? Retournons la question. En se référant de livre en livre, continuellement, voire obsessionnellement à la notion proposée par Orwell de common decency, Michéa ne sollicite-t-il pas le texte orwellien au point den forcer le sens ?
A cette objection, Bruce Begout, lauteur dun ouvrage paru en 2008 aux édition Allia, De la décence ordinaire, a déjà répondu. Dans ce petit essai Begout, qui traduit common decency par décence ordinaire (et non honnêteté ou moralité) précise quil faut également entendre là un comportement social et une certaine forme destime de soi. Il ajoute (nous en venons à notre objection) quil trouve regrettable que la traduction française des Essais, articles et lettres (par ailleurs remarquable) nait pas rendu la common decency par une formule unique, effaçant ainsi lunité dun concept central. Certes, mais les traducteurs pourraient lui répondre quil ny avait justement pas là matière à conceptualiser : quils ont traduit Orwell au plus près, au plus juste, en conservant à cette notion de common decency son contenu équivoque. Dailleurs Begout ladmet quelques pages plus loin en reconnaissant, on le voit, il nest pas simple de définir la décence ordinaire, dans les différents emplois quil en fait, Orwell nen donne une définition univoque. Ce qui entre pour le moins en contradiction avec ce quil écrivait plus haut. Ne lisant pas langlais, ni ne disposant dune édition originale de ces Essais..., jen resterais là. Cependant, là où Begout hésite, malgré tout, à faire de cette common decency un concept, Michéa, sans pour autant le formuler explicitement, na pas lui lombre dune hésitation.
Jen viens donc au premier ouvrage publié par Jean-Claude Michéa, Orwell anarchiste tory. Dans ce livre Michéa revient plusieurs fois sur la common decency. Elle se trouve dabord définie par ce sens commun qui nous avertit quil y a des choses qui ne se font pas. Lauteur ajoute plus loin quil sagit également dune perception émotionnelle que quelque chose nest pas juste. Autre précision : La common decency inclut donc aussi bien les formes modernes du sens éthique (...) que les formes dobligation sociale plus traditionnelles, et les moins individualisées (...) Orwell y adjoint même explicitement des choses telles que laffection, lamitié, la bonté et même la politesse ordinaire. Enfin citons deux dernières occurrences, plus ciblées : en premier lieu Michéa évoque lintellectuel dont la révolte, on le voit, na nullement pour ressort la common decency des prolétaires ; quand la seconde traite du principe de cette immense normalisation culturelle (qui) a pourtant été - Orwell lavait prévu - la déconstruction méthodique de la common decency, devenue avec le temps, lexercice obligé de toute pensée de gauche.
Ceci posé, une rapide présentation de loeuvre de George Orwell nest pas inutile. Distinguons dabord lécrivain et romancier, lauteur de deux livres essentiels, La ferme des animaux et 1984 qui nont pas besoin dêtre commentés. Jy adjoins Hommage à la Catalogne : cet indispensable témoignage sur la guerre dEspagne. Le reste de la production littéraire et romanesque dOrwell na pas la même notoriété. Cela semble dommage pour Et vive laspidistra ! : un roman étonnant, surprenant pour qui ne connaîtrait de lécrivain anglais que ses deux derniers et célèbres ouvrages. George Orwell, le penseur, essayiste et critique, est aujourdhui mieux connu en France depuis la publication des Essais, articles et lettres. Ce second Orwell parait plus problématique que le précédent. Pas tant le critique du totalitarisme - où ces deux Orwell dailleurs se confondent, (et au sujet duquel, mais avec dautres moyens, lauteur de 1984 figure, aux cotés dHannah Arendt parmi les penseurs ayant le plus contribué à la compréhension de ce phénomène) - que le penseur et vulgarisateur de cette fameuse common decency.
Jajoute quil existe aujourdhui comme une sorte dinterdit critique au sujet de George Orwell (et ceci dans des camps diamétralement opposés, ce qui ne manque pas dintérêt). Je névoque nullement, il va de soi, les réponses à des articles visant à salir lhomme par la mention de propos prétendument délateurs. Orwell néchappe cependant pas à la critique : quelques uns de ses essais et articles sont discutables, pour ne pas dire plus. La figure de saint laïque que daucuns font dOrwell eut certainement indisposé lauteur de La ferme des animaux (par delà, jimagine, lamusement dune telle découverte).
Le livre de Bruce Begout, on la vu, aborde sous langle de la common decency loeuvre de George Orwell. Lempathie dont fait preuve lauteur ne lempêche pas pour autant de porter sur lécrivain anglais un regard contrasté. Begout apporte la précision suivante : La common decency est la faculté instinctive (pour lhomme ordinaire) de percevoir le bien et le mal. Elle est même plus quune simple perception, car elle est réellement affectée par le bien et le mal. Si pour Orwell, daprès Begout, les hommes ordinaires ne sont pas exempts de défauts (Orwell se plaint de leur apathie à défendre la liberté de la presse, de leur attentisme, ou de leur apolitisme), en revanche leurs qualités typiques (retour sur la common decency définie ici à travers le sens du partage, lentraide entre les gens simples, la méfiance vis à vis toute autorité) les distingue fondamentalement, poursuit Begout, des intellectuels. Doù cette opposition chez Orwell, indispensable, entre la décence des gens ordinaire et lindécence des intellectuels.
Lanti-intellectualisme de George Orwell ne se confond pas, précise Begout, avec celui de la droite réactionnaire accusant lintellingentsia dêtre responsable de la décadence morale et du déclin de la société. Orwell reproche aux intellectuels dêtre coupés du monde de la vie quotidienne, de vivre dans le monde des idées, et donc de privilégier avant tout lidéologie : ce qui les entraînerait à mépriser des valeurs aussi fondamentales que la liberté et la moralité avec comme conséquence dans les années trente lenrôlement des intellectuels dans les partis totalitaires. Begout reconnaît cependant quOrwell scrute cette continuelle mainmise de la mentalité totalitaire chez les intellectuels avec une persévérance qui frise parfois lobsession. Sans vouloir pour linstant entrer dans le débat je résumerai ces propos par la formule suivante, dOrwell : Les gens ordinaires vivent toujours dans un monde de bien absolu et de mal absolu, monde dont les intellectuels se sont depuis longtemps détachés.
Tout ceci nest pas fondamentalement faux mais cette vision pour le moins schématique, des gens ordinaires et des intellectuels, néchappe pas à la caricature, voire au manichéisme. Cest prêter plus de vertus aux dits gens ordinaires quils nen ont dans la réalité et cest en retour forcer le trait en ce qui concerne les intellectuels, groupe hétérogène sil en est. Que recouvre par exemple la terminologie gens ordinaires ? A lire Orwell on constate que cet emploi relève dune géométrie variable. Même chose pour les intellectuels. Dailleurs ne nous méprenons pas : le cursus universitaire du futur George Orwell, puis son activité décrivain et dessayiste en font un intellectuel. Begout émet lhypothèse que lenrôlement dOrwell dans la police birmane, puis, par la suite, la volonté du jeune écrivain de partager la vie (le temps dune ou plusieurs expériences) des plus démunis participe dune stratégie dabaissement sur un mode expiatoire. Les éléments biographiques le confirment. On peut aussi évoquer quelque haine de soi durant ces années où lécrivain Orwell se cherche encore. Celle-ci na cependant pas perduré contrairement à lantienne anti-intellectualiste.
Sur un plan plus théorique, lopposition entre gens ordinaires et intellectuels, formulée de la sorte, est-elle pertinente ? Pourquoi Orwell ici en loccurrence ne raisonne-t-il pas en terme de classes sociales ? Ladhésion au totalitarisme concerne-t-elle les seuls intellectuels ? Il ne semble pas que de ce point de vue là la situation ait été sensiblement différente entre la Grande Bretagne et la France. Les centaines de milliers dadhérents aux différents partis communistes européens ou ceux qui vinrent grossir les rangs des partis et des milices fascistes et nazies appartenaient en grande majorité aux gens ordinaires. On peut supposer (sinon on ny comprend plus rien) quils avaient par la même occasion abandonné toute forme de décence ordinaire, pour parler comme Orwell. Ce qui nest pourtant pas complètement sûr en ce qui concerne les communistes à lire Michéa. Une seule certitude : Orwell a besoin de mettre en valeur la décence des gens ordinaires pour mieux lopposer à lindécence des intellectuels.
Dans son petit essai, Bruce Begout aborde la question de la moralité en notant que parfois, Orwell cède trop facilement à la tentation dinstituer cette moralité ordinaire en critère de jugement absolu. Lécrivain anglais, que ne choque nullement chez Henri Miller ou James Joyce la vulgarité sexuelle, devient plus que réticent à légard de James Hadley Chase. Citons ici lun de ses articles les plus connus, Raffles et Miss Blandish : où le célèbre roman de Chase se trouve qualifié de fascisme à létat pur en raison de son penchant à considérer comme normales et moralement neutres, voire admirables des scènes parfaitement immorales. Encore plus significatif, dans un article de la même année (1944) consacré à Salvador Dali, Orwell, commentant lautobiographie du peintre (Le secret de la vie de Salvador Dali ), parle dun livre qui pue non pas pour les raisons qui ont fait exclure Dali du groupe surréaliste (sans parler de son ralliement ensuite au franquisme), mais, précise Orwell, parce quil est dirigé contre la santé desprit et la simple décence (...) contre la vie elle-même. Pour lécrivain anglais de tels individus sont indésirables, et une société qui favorise leur existence a quelque chose de détraqué. Sans commentaires ! En toute logique Orwell aborde ensuite la question de limmunité artistique quil illustre, en reprenant le discours des défenseurs de lart (ce qui vaut lieu de condamnation), par lartiste doit être exempté des lois morales qui pèsent sur les gens ordinaires.
Certes, Dali est indéfendable sur de nombreux aspects (nous savourons, rapporté par Orwell, le propos de Dali expliquant que la projection de LÂge dor fut interrompue par des voyous : on sait que ces voyous appartenaient en réalité à cette extrême-droite pour qui Dali aura plus tard quelque sympathie) mais pas sur ceux que George Orwell cloue au piloris : lesquels relèvent de lactivité fantasmatique et du geste créateur (même sils mettent en jeu des perversions ou sappliquent à les décrire). Jen resterai là pour linstant, quitte à y revenir dans la troisième partie. Citons quand même, vers la fin de larticle sur Dali, la phrase suivante : Des phénomènes tels que le surréalisme (...) participent de la décadence bourgeoise (...) un point cest tout (ceci au nom, une fois nest pas coutume, de la critique marxiste). Le P.C.F. à la même époque ne sexprimait pas autrement.
Sans doute, ces deux articles cités, nous comprenons mieux les raisons de la focalisation dOrwell sur cette indécence des intellectuels (ou prétendue telle). Dailleurs Begout ne parait pas tout à fait à son aise dans ce registre et préfère repartir sur des bases à priori plus solides : celle par exemple de la répugnance populaire envers la violence et la perversion dont il nous dit quelle nest pas le reflet dun esprit petit bourgeois mais le témoignage dune décence naturelle. Nous voulons bien. Pourtant comment expliquer, du temps dOrwell déjà, le succès auprès du public populaire dune presse flattant et encourageant chez le lecteur des penchants plus ou moins conscients pour la violence et la perversion ? Il serait plus judicieux de remarquer, pour finir là-dessus, que la violence et les perversions sont les choses les mieux partagées du monde. Mais les uns (gens ordinaires disons) et les autres (les intellectuels, pour simplifier) ny ont pas le même accès ou lintègrent différemment. Les vaches sont bien gardées : lart pour les seconds et la presse à scandale ou sensation (en y ajoutant aujourdhui le people et la télé réalité) pour les premiers.
Cette common decency, pour revenir à Jean-Claude Michéa, napparaît quen une seule occasion dans Lenseignement de lignorance. En revanche, dans ses quatre livres suivants, Michéa revient souvent sur cette notion. En règle générale il reprend ou développe les définitions proposées dans Orwell anarchiste tory (que jai citées plus haut). Au fil des ouvrages Michéa tient à bien distinguer common decency et idéologie du bien (la seconde relevant dun catéchisme moralisateur émanant dune église ou dun parti pour cautionner leur pouvoir) ; dautre part il lui importe dassocier la common decency au principe de moralité proposé par Mauss dans son Essai sur le don (soit ici ces capacités psychologiques, morales et culturelles de donner, recevoir et rendre ). On relève cependant une légère poussée de paranoïa quand, évoquant dans Orwell éducateur louvrage de Mauss, Michéa avance que les experts contemporains sont subventionnés par tous les centres de recherche possibles pour imaginer de nouvelles réfutations définitives de Lessai sur le don . Voilà comment on utilise largent des contribuables ! Cest vraiment scandaleux ! Heureusement Pecresse et Sarkozy nous promettent de faire le ménage au CNRS et ailleurs. Ne désespérez pas Michéa !
Notre philosophe agrégé, dans Impasse Adam Smith, écrit les lignes suivantes : Il nest guère difficile de comprendre en quoi cest cet attachement naturel à la common decency qui a permis à Orwell, à la différence de la plupart des intellectuels de son temps, de ne jamais éprouver la moindre fascination pour la volonté de puissance des partis totalitaires. Revenons à la fin de lannée 1936. Alors que de nombreux intellectuels européens avaient pris position contre le stalinisme (pour sen tenir à ce seul aspect), la question nétait pas encore réglée pour Orwell. Ses sympathies politiques allaient plutôt à la gauche anticommuniste, et plus particulièrement à lIndépendant Labour Party (que lon pourrait avec des nuances qualifier de trotskiste, et auquel Orwell finit par adhérer en juin 1938). Cest donc naturellement ou logiquement que George Orwell sengage en décembre 1936 dans les milices du POUM (proche de lILP). Un moment il envisage rejoindre les Brigades Internationales (contrôlées par les communistes) pour être envoyé sur le front de Madrid, plus décisif à ses yeux. Orwell fera même des démarches en ce sens. Lévolution de la situation au printemps 1937 contribue à changer la donne. Dans un premier temps les journées de mai à Barcelone, puis linterdiction du POUM le confronteront directement aux méthodes et pratiques staliniennes et linciteront à prendre définitivement son parti. Tout ceci se trouve narré et expliqué par Orwell dans Hommage à la Catalogne avec lhonnêteté intellectuelle qui caractérise son auteur. Les lecteurs dOrwell ne sont donc pas sans savoir que la prise de conscience de lécrivain anglais eu égard le totalitarisme stalinien date de sa participation à la guerre dEspagne, et très précisément des journées de Barcelone. Ensuite Orwell na pas manqué de s'y référer. Ceci devait être rappelé. Les intellectuels qui durant les années trente se sont opposés parfois violemment aux staliniens lont fait pour de multiples raisons, mais certes pas (nous sommes daccord) par attachement à la common decency, George Orwell compris. Revendiquer la chose pour Orwell relève dun raisonnement à posteriori et dune lecture tendancieuse de la biographie orweillienne.
Je viens dévoquer lhonnêteté intellectuelle de George Orwell en me référant à Hommage à la Catalogne. Elle ne se trouve pas pour autant absente des articles que jai cités plus haut même si là mon désaccord est patent (en particulier autour de la notion dimmunité artistique). Cependant Orwell prend quelquefois à rebrousse-poil ses commentateurs les plus bienveillants ou les plus intéressés (lesquels auraient tendance à le figer dans une posture politiquement correcte, ou comme Jean-Claude Michéa à traduire cette dernière en terme de common decency). Les lignes suivantes, extraites de Hommage à la Catalogne, ne sont jamais citées que je sache par nos orweilliens (en tout cas pas par Michéa) : Pour la première fois que jétais à Barcelone, jallais jeter un coup doeil sur la cathédrale ; cest une cathédrale moderne et lun des plus hideux monuments du monde (...) A la différence de la plupart des autres églises de Barcelone, elle navait pas été endommagée pendant la révolution ; elle avait été épargnée à cause de sa valeur artistique disaient les gens. Je trouve que les anarchistes ont fait preuve de bien mauvais goût en ne la faisant pas sauter alors quils en avaient loccasion, et en se contentant de suspendre entre ses flèches une bannière rouge et noire.
George Orwell, fondamentalement, na rien inventé. On savait avant lui que ce quil appelle common decency, à savoir la loyauté, lhonnêteté, la générosité, lesprit dentre-aide et la solidarité se portaient beaucoup mieux chez les gens den bas que ceux den haut. Cest autant un lieu commun que la traduction de travaux sociologiques ou de textes littéraires depuis le milieu du XIXe siècle. Cependant, même en reprenant la terminologie dOrwell, en quoi, par delà les observations sociologiques qui sy rapportent, sommes nous aujourdhui plus instruits ? Celles-ci recoupent par exemple celles faites depuis par Pierre Sansot, un sociologue atypique. Ces travaux qui ne sont pas sans intérêt nont pas eux la prétention den dire plus quils ne relatent. Je nen dirai pas autant de la common decency. Orwell nest quà moitié responsable de lutilisation quen fait Michéa. Pourtant, à lire ce dernier, on relève comme un écart entre la chose proprement dite et ce quelle produit comme effets. Il ne pouvait en être autrement lorsque, entre autres raisons, gens ordinaires vient se substituer à prolétaires. Ces qualités, relevées par Orwell - mais en insistant ici dans la liste proposée plus haut sur lentraide et la solidarité - ne tournent pas à vide, ni ne se consument dans leur excellence quand elles viennent apporter de leau au moulin de la question sociale. Cest là quil faut reprendre et corriger Orwell en remplaçant gens ordinaires par prolétaires. Au moins ces qualités trouvent à sexprimer à travers les diverses expressions dun conflit social (la grève, les occupations, les manifestations, voire laffrontement armé) opposant les prolétaires à la classe dirigeante (ou les gouvernés aux gouvernants).
Ce nest là bien entendu que lun des aspects de la question. Car aujourd'hui, en ce début de XXIe siècle, peut on encore ici parler dans les termes mêmes de George Orwell ? Ces mêmes qualités se retrouvent-elles nécessairement chez les dits gens ordinaires ? Orwell, me semble-t-il, apporterait de nos jours des correctifs à la notion de common decency. Sans doute accorderait-il plus dimportance au mouvement associatif, et à ces nouvelles classes moyennes qui en fournissent les plus importants bataillons. On imagine aussi quil prendrait davantage en considération la relation des gens ordinaires à la consommation en général, et aux médias en particulier. Et puis je nexclus pas quil abandonnerait finalement la common decency : cette dernière se trouvant pour ainsi dire vidée de sa substance. Alors, pourquoi Michéa reprend-il dans les termes même dOrwell cette notion de common decency dont le sens parait pourtant se réduire telle une peau de chagrin ? Non content de la reprendre Michéa la tire même du coté dun concept. Ce qui nétait pas le cas, jinsiste, avec Orwell et permettait donc plus de souplesse dans lexpression. Oui, pourquoi ?
Il y a plusieurs explications. Dabord parce que cette common decency se trouve au coeur de la pensée de Jean-Claude Michéa. Tout le reste en découle, y compris la large place prise au fil des ouvrages publiés par la réflexion sur le libéralisme (sous le double angle de sa civilisation ou dun retour sur sa question). Mais pour que cet édifice puisse, du point de vue de son auteur, reposer sur de solides fondations tout autre ciment que la common decency neut pas fait laffaire. Le lecteur en a été plus tôt informé à travers lexemple dOrwell. Michéa ne revient obsessionnellement sur la décence des gens ordinaires que pour lopposer à lindécence de ces autres (qui selon langle choisi se nomment possédants, classes supérieures ou intellectuels). Ce quil faut bien appeler une conception du monde chez lui sen ressent. Et celle que nous expose et propose Michéa na pas grand chose à voir avec lémancipation (du moins telle quelle se trouve défendue par lauteur de ces lignes). Mais nanticipons pas, nous aurons tout le loisir dy revenir.
Dans La double pensée Michéa apporte quelques éléments biographiques très instructifs. Né dans une famille de militants communistes (son père, Abel Michéa, est un journaliste sportif réputé), le jeune Jean-Claude rejoint comme il va de soi les organisations de jeunesse du P.C.F. En 1967, lannée du début de ses études de philosophie à la Sorbonne, Michéa passe dans le camp gauchiste. Deux ans plus tard il retourne au P.C.F. (le fait nest pas courant et mérite dêtre souligné). Il quittera finalement le Parti en 1976. Michéa nest pas sans conserver quelque nostalgie de ce passé dans son évocation des militants communistes rencontrés pendant cette dizaine dannées. Par ailleurs il dit préférer avant tout les plaisirs du football, de lamitié et des plages montpelliéraines. Notre auteur sexcuserait presque davoir écrit huit ouvrages. Un agrégé de philosophie certes (comme lindiquent ses quatrième de couverture), mais qui a su conserver une fibre populaire. Cest du moins limage que Michéa dans plusieurs entretiens tient à donner de sa personne.
Dans la préface de Impasse Adam Smith, le premier mot à apparaître en italique (et avec une majuscule, sil vous plaît !) est Peuple. Conservons le mot pour faire état de griefs permanents chez Michéa concernant la façon dont on traite (ou maltraite) le peuple : soit dans la façon de le décrire, ou celle de le mettre en concept. Tout dabord Michéa se plaint que les élites intellectuelles et médiatiques caricaturent les gens ordinaires en beaufs et en Deschiens. Guignol a changé de camp, nous dit-il, aujourdhui ce sont les élites qui se moquent du peuple. Le personnage du beauf, pour lui répondre, est devenu aujourd'hui un type à part entière dans une tradition caricaturale initiée par Daumier. Le beauf existe, chacun dentre nous la rencontré. Cabu a su croquer ce type et lui a donné ce nom (ce qui nest pas rien !). Ce terme désigne un homme plutôt vulgaire, aux idées étroites et aux goûts discutables, rempli de préjugés, peu tolérant, peu cultivé et parfois le revendiquant, généralement chauvin et raciste, le tout baignant dans une certaine autosatisfaction. Jajoute quon limagine plutôt amateur de football, et passant de préférence ses vacances sur les plages des bords de mer. Plus en amont, le terme BOF (beurre-oeufs-fromage), qui se rapporte à une catégorie de petits commerçants, et par extension au poujadisme pourrait lui être associé. Dailleurs la définition proposée un peu plus haut rend la catégorie peuple très extensible puisque elle désignerait également de larges secteurs de la petite bourgeoisie, voire des classes moyennes (anciennes). Ne voir là quun effet de la malignité des élites à se moquer du peuple parait manquer du plus élémentaire sens de lhumour. Jespère que lors de lentretien accordé en 2000 à Charlie-Hebdo (repris et remanié dans Impasse Adam Smith ) Michéa eut loccasion hors micro de se plaindre de limmense tort fait par Cabu auprès des gens ordinaires.
Les Deschiens nappartiennent pas à lunivers de la caricature. Cest plutôt dans un registre poétique qui tient à la fois du cirque, de Jacques Tati, des chansons populaires ou de lart brut quil faut replacer ce cycle. Il y a plus de tendresse que de moquerie dans le regard que lon porte sur les personnages des Deschiens. Lincapacité de Michéa, pourtant hérault auto proclamé des gens ordinaires, à réfléchir un tant soit peu sur le concept de culture populaire parait confondante. A moins que pour lui celle-ci se trouve réduite aux seuls sports (que Michéa aime tant) : cest dire !
Dans tous ses ouvrages notre philosophe ne manque pas de faire référence et allégeance au populisme. Le plus souvent pour se plaindre dun détournement de sens (ou dune manipulation ou désinformation quil impute aux intellectuels, ou aux médias officiels, voire aux ateliers sémantiques des politologues). Michéa pousse le bouchon un peu loin dans Orwell éducateur en allant jusquà écrire que le mot populisme aurait été intégralement falsifié sur ordre (sic) par les politologues et les néojournalistes de lordre établi. Mais qui donc aurait donné un tel ordre ? Michéa en dit trop ou pas assez : nous voulons des noms ! Il y aurait-il un chef dorchestre clandestin ? Inversement Michéa prétend que le western hollywoodien classique (genre quil semble priser) exprime quelque chose encore des valeurs de ce fier populisme américain et de sa common decency. Cest curieux, nous ne lavions pas remarqué. Michéa aurait plus avisé, quitte à prendre un exemple, de citer le courant folk singer (ou protest singer) en général, et Woody Guthry en particulier.
Une premier constatation. On peut difficilement nier que le mot populisme, qui a lorigine désignait des courants politiques américains ou russes de la seconde moitié du XIXe siècle se réclamant du peuple (mais également une école littéraire apparue en France au début des années 20 qui se proposait de dépeindre avec réalisme la vie des gens du peuple), a changé de signification. Michéa explique ce glissement de sens contemporain (non sans avoir indiqué préalablement que populisme désignait lensemble des idées et des principes qui, en 1968 et dans les années suivantes, avaient guidé les classes populaires dans leurs différents combats pour refuser, par avance, les effets (...) destructeurs de la modernité capitaliste) par le changement de cap opéré par le Parti Socialiste en 1983. Nous avons quitté le registre paranoïde de Orwell éducateur et la discussion redevient possible. Ne pouvant plus se situer sur le terrain de la rupture avec le capitalisme, poursuit Michéa, il fallait bien trouver quelque idéal de substitution. Lantiracisme, ajoute-t-il, y répondra principalement (aidé par lindispensable installation dun FN dans le nouveau paysage politique, celle-ci résultant de linstitution, le temps dun scrutin, du système proportionnel) : cette conjonction favorisant dans les médias officiels une traduction en terme de populisme.
Cette analyse nest pas complètement fausse (même si la forte montée du Front National ne sexplique pas fondamentalement par la duplicité tactique de Mitterrand : le maintien pendant vingt ans du FN à cet étiage électoral denviron 15 % prouve si besoin était quil faut chercher dautres explications) mais passe à coté de lessentiel. Pourtant, évoquant le FN (signalons en passant que la référence à lextrême-droite est quasiment absente des ouvrages de Michéa) notre philosophe prend en compte lun des deux aspects de la question. Il lui manque lautre, le plus important, à savoir la sensible perte dinfluence du P.C.F. durant les années 80 et 90 : une perte dinfluence à mettre parallèlement en relation avec lémergence dun fort FN (du moins sur le plan électoral). On sait que dans plusieurs bastions communistes (dun électorat populaire plutôt ouvrier) de très nombreux électeurs communistes reportèrent leurs suffrages sur le FN. Cette donnée incontestable (et vérifiable du point de vue de la sociologie électorale) fut contestée par ceux que heurtait au plus fort de leurs convictions une pareille réalité. Le populisme, jy reviens à travers la traduction dun certain nombre de phénomènes contemporains, nest en tout cas pas univoquement comme le prétend Michéa le mot derrière lequel les élites et consort entendent dénigrer les gens du peuple de la manière la plus maligne.
Je propose la définition suivante. On appelle populisme les courants de pensée apparus vers la fin du XXe siècle dans un contexte de mondialisation accélérée qui, disant parler au nom du peuple ou affirmant vouloir en défendre les valeurs, excipent des légitimes inquiétudes des classes populaires devant pareille évolution pour leur proposer une médecine et des remèdes pires que la maladie. Le populisme, dune part participe de la liquidation du prolétariat comme sujet émancipateur visant à labolition des classes sociales ; dautre part, il représente pour les élites converties à la mondialisation un commode épouvantail brandi le cas échéant pour fustiger la défense non moins légitime des avantages acquis des salariés. Cette dernière précision savère bien entendu nécessaire si lon lon prend en considération la tendance chez nos gouvernants, et plus encore chez les experts qui les inspirent damalgamer toutes les formes de dissensus qui remettraient en cause le consensus dominant (ou décrit comme tel) : de lexpression démocratique des salariés dans les conflits sociaux aux questions raciales ou religieuses.
Bruce Begout reconnaît quil y a manifestement dans la pensée politique dOrwell des penchants au populisme : sa critique des élites non-patriotiques et internationalistes, sa virulence contre le monde politique coupé du peuple, son éloge des petites gens et de leur honnêteté spontanée ; tous les ingrédients sont là pour engendrer une forme diffuse de démagogie radicale-socialiste sur la défense des petits contre les gros. Cependant, au risque de se contredire, il affirme dans le même mouvement que la théorie de la décence ordinaire constitue le meilleur antidote contre toute forme de populisme. Cette théorie (si on veut bien lappeler telle) qui la détient ? Pas les gens ordinaires certes. Dailleurs, en reprenant lune des définitions proposées, la common decency désigne un sens moral inné, quelque chose de naturel donc, qui va de soi. Rien dune théorie. Jusquà preuve du contraire les théoriciens de la common decency sappellent Orwell, Michéa, Begout, pour ne citer queux.
Les mineurs de la vallée du Jui, en répondant une première fois en 1990 au discours populiste de Ion Ilescu, cest à dire en venant casser du hooligan ou de létudiant dans les rues de Bucarest, manquaient du sens le plus élémentaire de common decency. On peut certes parler ici de manipulation mais Ilescu neut pas trop à forcer son talent pour aboutir à un tel résultat. Ce sens moral inné navait pas auparavant empêché une bonne partie des gens ordinaires de soutenir les régimes stalinien et hitlérien. On se souvient que les opposants politiques en URSS, mais aussi les dissidents, les déviants ou tous ceux qui ne se retrouvaient pas dans la ligne étaient traités dennemis du peuple. Certains (en Allemagne, ou dans les anciennes démocraties populaires), à qui pour les plus âgés on ne pourrait reprocher que leur passivité durant les années nationales-socialistes ou staliniennes, regrettaient, ou disent regrettent lun ou lautre de ces régimes en arguant du fait quen ce temps là la vie était plus décente (sous entendu la vie matérielle) : un discours entendu au mot près, et qui na rien dexceptionnel. Et oui, le même mot peut dire une chose et son contraire. Ou peut-être pas, après tout...
On le constate : la mayonnaise, cette common decency, a du mal à prendre. Pour lui donner plus de consistance, Jean-Claude Michéa va donc reprendre lopposition faite auparavant par Orwell entre la décence des gens ordinaires et lindécence de ceux que notre philosophe qualifie le plus souvent par les intellectuels (qui sous sa plume peut aussi bien désigner les intellectuels de gauche, lextrême-gauche du libéralisme ou la sociologie détat). On distingue deux axes critiques dans cette volonté ici chez Michéa de mieux faire ressortir lindécence des seconds (en lopposant il va de soi à la décence des premiers). Le premier axe reprend grosso modo le point de vue dOrwell en matière de morale, de transgression ou de libération des moeurs en ladaptant aux réalités de notre contemporainéité. Jen parlerai plus longuement dans la troisième partie. Toute réponse circonstanciée serait pour linstant prématurée dans la mesure où elle tend à dépasser le propos de Michéa pour aborder une thématique plus globale et plus complexe.
Le second axe critique tient largement compte des réalités sociétales (ou prétendues telles) du monde contemporain, même si Michéa repère ici et là chez Orwell les prémices de ce que lauteur de 1984 appelle le crime moderne. Dans Lenseignement de lignorance Michéa consacre plusieurs pages aux questions que les médias classent sous les rubriques délinquance, intégration, quartiers sensibles, insécurité. Là où dautres évoquent des barbares ou la racaille, Michéa se réfère lui à la Caillera (soit les bandes violentes, surgies sur la ruine politiquement organisée des cultures populaires, et qui règnent par le trafic et la terreur sur les populations indigènes et immigrées des quartiers que lÉtat et le capitalisme légal ont désertés). Une telle définition charge quelque peu la barque. Mais acceptons en le principe sans pour autant souscrire à tous les détails du tableau. Sensuivent chez Michéa des remarques justifiées sur lintégration de cette caillera au système capitaliste en terme de consommation, buzness et symbolisation du pouvoir. Cependant, ces précisions apportées, un tel tableau dans son ensemble renvoie pour lessentiel à lunivers du crime organisé. A la différence près que le milieu, ou plus sûrement un nouveau milieu aurait investi les quartiers dits sensibles, ceux où lÉtat se retire (du moins en partie). Le lecteur qui sattendrait à trouver ensuite des éléments permettant de comprendre le pourquoi et le comment de cette situation en sera pour ses frais. En revanche on voit mieux où Michéa veut en venir. Partant du fait que la caillera est parfaitement intégrée au système qui détruit la société, Michéa ajoute dans la foulée : Cest évidemment à ce titre quelle ne manque pas de fasciner les intellectuels et les cinéastes de la classe dominante, dont la mauvaise conscience constitutive les dispose toujours à espérer quil existe une façon romantique dextorquer la plus value .
Le plus grave nest pas tant que ce genre de charabia ait été écrit et publié (il en existe bien dautres !), mais que des lecteurs pourtant pas trop bien disposés à légard du monde tel quil va croient reconnaître dans les lignes précédentes quelque écho critique. Il ny a aucun lien logique entre les deux phrases (le à ce titre lillustre pour ainsi dire), et il parait inutile de déconstruire la seconde : son ridicule saute aux yeux de qui sait lire. A ce sujet la mention ici de cinéastes de la classe dominante (appelés ainsi en raison de leur fascination pour la dite caillera) ne manque pas de sel lorsque lon connaît par ailleurs ladmiration de Michéa pour le cinéma hollywoodien et ses cinéastes (dépositaires dun art populaire les préservant de facto de toute appartenance à la classe dominante). On aura compris que quand Michéa brocarde les intellectuels et les artistes ceux-ci appartiennent sans barguigner à la classe dominante tandis que dans le cas contraire (groupe limité pour les seconds au seul exemple hollywoodien) il nen est rien. Le lecteur commence à connaître la chanson. Mais il reste encore plusieurs couplets.
Ces grandes lignes tracées, Jean-Claude Michéa concentre son tir sur ce quil appelle la sociologie dÉtat : la principale coupable, puisque légitimant en quelque sorte la fascination des intellectuels et artistes pour les délinquants. Passer ainsi dans le même paragraphe du mot caillera à celui de délinquant comme si de rien nétait na rien dinnocent. Pour lheure Michéa entend éclairer son lecteur sur deux procédés qui permettent à la sociologie dÉtat de mieux faire passer la pilule. Tout dabord il laccuse de revêtir le délinquant moderne de la tunique du bandit dhonneur de jadis : une opération gratifiante sous langle des prestiges de la rébellion et de la révolte morale. Une indication amusante. Michéa ne cite ici que les seuls noms de Harlem Désir et Félix Guattari. Ce qui prouve que chez lui la notion de sociologie dÉtat savère particulièrement extensible.
Le second procédé, celui de lélaboration par la dite sociologie dÉtat dun paradigme du délinquant moderne, consiste à justifier lexistence de la délinquance par leffet mécanique de la misère et du chômage, et par conséquent de la déligitimer (ne pas la reconnaître telle). Là nous sommes en terrain connu. Largument a déjà servi : cest même devenu le fond de commerce de certains penseurs ou médiatiques. Cette argumentation sest retrouvée au coeur des campagnes électorales de 2002 et 2007. Alain Finkielkraut sen fait linfatigable propagandiste depuis de longues années. Michéa tient à nous faire savoir que ce paradigme a dabord été célébré dans lordre culturel avant de trouver ses bases pratiques dans la prospérité économique des Trente glorieuses. Et de citer un dénommé Charles Szlakmann, lequel aurait fourni toutes les données statistiques nécessaire dans son ouvrage La violence urbaine publié en 1992. Nous avouons ne pas connaître un si remarquable penseur. Dans ce livre (celui dun historien et journaliste), sous titré à contre courant des idées reçues, lauteur avance que ces phénomènes de violence ne sont pas pour lui associés au chômage et à la pauvreté mais relèvent du mépris de lautre, particulièrement du plus faible. Malheureusement ce livre décisif na pas trouvé de lecteurs en 1992, et encore moins de commentateurs (si ce nest le sagace et vigilant Michéa). Nul doute que la sociologie dÉtat, compte tenu des moyens démesurés dont elle dispose, sest évertuée à établir un mur de silence autour de cette démonstration impitoyable de la vacuité des thèses de la dire sociologie sur la délinquance.
Enfin, pour terminer sur ce long paragraphe de Lenseignement de lignorance Michéa nous informe que le développement de la délinquance moderne, dabord considéré par la sociologie officielle comme un pur fantasme des classes populaires (il ne cite aucun nom étant bien entendu dans limpossibilité de trouver un auteur layant prétendu : cest pur fantasme chez Michéa), sapparente selon lui à une procédure gagnante pour le capitalisme des lors quon le présente comme un effet conjoncturel du chômage. Et pourquoi donc ? Dabord cela conduirait à présenter la reprise économique pour la clé principale du problème. La relation de cause à effet nous échappe. Ensuite Michéa nous entretient de la logique même du capitalisme de consommation quil relie aux conditions symboliques et imaginaires dun nouveau rapport des sujets à la Loi sans pour autant répondre à la question. Nous en resterons donc là. Pas tout à fait puisque, pour conclure, Michéa tient à illustrer une dernière fois la fascination exercée sur les intellectuels bourgeois (...) par la figure du mauvais garçon en citant Chalamov et son ouvrage Le monde du crime. Ici la référence en terme de droits communs (qui possède encore plus de force dans Larchipel du Goulag de Soljénitsyne) parait déplacée du point de vue de la fascination indiquée par Michéa. Elle renvoie chez Chalamov à lune des fonctions du monde totalitaire. Il parait difficile de comparer ce qui est incomparable. Mais cétait en passant une manière dopposer le vécu dun Chalamov à la science du Collège de France. Une opposition dont la pertinence néchappera à personne.
Les livres suivants de notre philosophe reprennent la même antienne. Sinon dans Lempire du moindre mal Michéa hasarde une hypothèse psychologisante : le besoin de chercher à tout prix une explication purement sociologique étant imputée à une faillite personnelle ou philosophique. Nous apprenons que limaginaire de nos sociologues est structuré par une double fascination pour lidéal de la science et un spinozisme simplifié, et pas une influence souterraine des sensibilités luthériennes et jansénistes (sic). Plus sérieusement, nous comprenons mieux pareille hostilité à la dite sociologie dÉtat en général, et de Bourdieu en particulier quand Michéa, sans trop nous surprendre, en vient à défendre mordicus la notion de mérite (critiquée par Bourdieu). Nous avons là lun des noyaux durs de la pensée michéenne qui renseigne mieux sur les présupposés de notre philosophe que ses explications fantaisistes ou cuistres sur limaginaire des sociologues. On pourrait dailleurs retourner contre lui, à des fins dexplication psychologique, son argumentation de la même manière quil en use avec ses habituelles têtes de turc. Il ne faudrait cependant pas croire que Michéa met tous les sociologues dans le même panier de linge sale de la sociologie dÉtat. Il en est au moins un, Paul Yonnet, qui trouve grâce à ses yeux. Il se trouve que Michéa et Yonnet sont tous deux sur la même longueur donde.
Plus fondamentalement (et ici un recul historique simpose), Michéa nous devait quelque explication philosophique de la thématique traitée depuis plusieurs pages. Dans Orwell éducateur il reproche aux Lumières (et ce partant à toute sensibilité progressiste) de ne pas avoir su penser le Mal autrement que comme privation . Donc, pour un esprit moderne, le mystère métaphysique du crime ne peut trouver dexplication quà travers les effets du chômage, de lignorance, des coups reçus pendant lenfance, etc., etc. Nous revenons par un autre biais aux propos cités précédemment par Michéa (et dautres). Ce dernier ajoute cependant : Cette forclusion moderne de la question du Mal ninterdit pas seulement de poser le problème éthique sur des bases sérieuses, dans la mesure où elle revient toujours, dune manière ou dune autre, à évacuer la part dimplication personnelle du sujet dans ses actes (part toujours pensée, dans un discours de la Cause Excusante, comme un sentiment illusoire et mystification idéaliste).
Je répondrai en deux points : dabord sur la première partie du propos de Michéa, puis sur la seconde, plus importante. Lauteur de ces lignes, ancien travailleur social (et ayant de surcroît principalement travaillé en milieu psychiatrique, mais également en maison darrêt) a été durant sa vie professionnelle confronté en permanence à ces effets. Lhistoire dun sujet, en loccurrence, permet de comprendre comment celui-ci en est arrivé là : à venir consulter dans un service social ou de psychiatrie, ou se retrouver en prison. Cest justement en décryptant et et en prenant compte ces différents éléments que les professionnels pourront intervenir en aval en essayant de trouver, avec laide du sujet, des réponses adaptées à ses difficultés, à sa situation ou aux symptômes et troubles présentés. Il sagit bien entendu dune règle générale. Mais même en considérant chacune des exceptions celles-ci élargissent plutôt la palette de ces effets quelles ne contredisent les observations générales induites par la biographie. Tout comme il est avéré (mais qui prétend le contraire !) que le chômage, lignorance, la maltraitance et lhumiliation ne conduisent pas nécessairement à la délinquance. Cest même le cas de la grande majorité des personnes qui sy trouvent, ou qui y ont été confrontées. Ceci ressort dune évidence. En revanche, nier la réalité de ces effets, ne pas reconnaître quils puissent constituer même lébauche dune explication (dailleurs Michéa et consort substituent là par commodité le mot excuses) porte un nom : cest de lidéologie. Une fois de plus inversons la question. Pourquoi refuser de voir et dadmettre ce que les professionnels de la profession observent et constatent à longueur dannée ? Un reportage de TF 1, un article de Finkielkraut, un discours de Sarkozy, ou les résultats dun sondage dopinion (publié de préférence au lendemain dun crime crapuleux) auraient-ils raison de lobservation et du travail sur le terrain, avec les intéressés ? Nous avons bien entendu notre idée sur la question, et lexposerons quand il le faudra.
Le second point parait plus fondamental, philosophiquement parlant. Largumentation de Michéa, en terme dimplication personnelle (souligné par lui), ou sa logique si lon préfère, vaut bien entendu pour un penseur, un philosophe, un écrivain, un artiste, un révolutionnaire, enfin pour tous ceux, intellectuels, créateurs ou militants politiques, dont lactivité, la création, les écrits portent très justement la marque de cette implication personnelle. Dautant plus, il convient de le préciser, quelle pose la question de la responsabilité de ceux-ci et de ceux-là. Mais ce qui est vrai et vérifiable ici na plus la même signification dés lors que lon quitte le chemin balisé du sujet conscient et responsable. Cest dire que la notion de responsabilité ne peut être ailleurs invoquée dans les mêmes termes. Autant, en se référant à un sujet conscient et responsable, la question morale posée par Michéa est justifiée ; autant elle prend ailleurs un caractère idéologique pour évacuer ou refouler toute explication mettant en procès le monde dans lequel nous vivons. Car cest la question essentielle, et sur laquelle achoppent les Michéa et consort : cette société, pour le dire trivialement, a les délinquants quelle mérite.
On sait que cette focalisation sur le mal nest pas nouvelle. Depuis longtemps elle exprime la position de ceux qui, excipant dune mauvaise nature de lhomme (encore plus mauvaise quand on descend dans les classes inférieures), sefforcent daccréditer le fait que toute volonté de transformer le monde savère non opératoire et inutile de part cette mauvaise nature de lhomme et ce mal organiquement liés à la condition humaine. Cela ne constitue pas fondamentalement une nouveauté dentendre ce discours repris par une partie de nos élites intellectuels ou du personnel politique (la gauche ayant ici rejoint la droite même si elle donne limpression davoir le cul entre deux chaises). Rien de plus normal chez ceux dont les positionnements philosophique et politique saccordent sur la manière daborder cette question, celle du mal. Laquelle, faut-il le préciser, ne connaît pas de meilleure réponse en matière de délinquance que celle de la répression : protéger la société en punissant sans état dâme et de manière exemplaire des sujets délinquants tenus responsables de leurs actes. Michéa, qui partage en amont ces analyses et constats, ne va pas pourtant jusquau bout des conséquences que les premiers réclament et nécessitent. Pourquoi le plus gros du chemin fait, sarrête-t-il au moment de conclure ? Ce nest pourtant pas que je sache par prudence flaubertienne. Dun point de vue moral nous pourrions le qualifier de faux cul. Allons, encore un petit effort camarade Michéa ! Cela coûte peut-être la première fois. Mais vous verrez, daucuns vous le confirmeront (parmi nos ex : communistes, gauchistes, radicaux), comme on se sent soulagé, après !
Aux habituels griefs de Jean-Claude Michéa (sur la question scolaire et la délinquance) viennent sajouter ceux concernant le rapport à limmigration et aux sans-papiers. Ici lauteur concentre son tir sur Réseau-Sans-Frontière. Il ne le fait pas frontalement comme un vulgaire politicien de droite sinsurgeant contre les entraves à lapplication de la politique de limmigration votée par une majorité de français. Dans lanalyse michéenne RSF devient lun des agents indirect de ce nomadisme induit par les nouvelles formes capitalistes du déplacement et de la force de travail. Sur ce terrain sensible on découvre un Michéa pris entre le désir de se lâcher et une certaine prudence (de ne pas trop donner de prise à ladversaire).
Une dernière donnée, pour compléter le tableau esquissé jusquà présent, concerne la famille. Il peut paraître étrange de trouver sous la plume dun penseur se disant volontiers radical (selon la définition donnée par Marx) des propos à ce point alarmants sur la délitescence de la famille. Certes Michéa narbore pas son familialisme à la boutonnière. On remarque quil sabstient de citer ici Engels (convoqué dans dautres pages sur son analyse du lumpenprolétariat) qui a pourtant écrit un ouvrage classique sur la question. Mais, histoire de retomber comme dhabitude sur ses pieds, Michéa rend le capitalisme responsable de cette délitescence. Cependant la manière que prend cette défense et illustration de la famille (en opposition au nomadisme et au monde sans frontière des penseurs de lextrême gauche) nous remet fâcheusement en mémoire une certaine formule : Je préfère ma fille à ma nièce, ma nièce à ma cousine, ma cousine à ma voisine, etc.. Ne nous méprenons pas ! Michéa ne va pas chercher ses références chez le Pen mais dans la psychanalyse (en précisant quil sagit là du dernier Michéa : celui de Lempire du moindre mal ou de La double pensée, davantage branché sur certaines théorisations psychanalytiques). Les militants de cette extrême-gauche libérale (soit la détestation des détestations pour Michéa), que tout oppose à lhomme oedipien, ne peuvent que renvoyer (les progrès du capitalisme aidant précise lauteur) au meurtre du père et à la soumission parallèle à une mère dévorante. Dailleurs cette référence matriarcale nest pas sans rencontrer un certain succès auprès du dernier Michéa : elle se trouve régulièrement associée à linconscient de la gauche extrême. Qui eut dit que la common decency menait à une certaine idée de lordre symbolique ! Mais laissons là la psychanalyse pour linstant.
Largumentation de Jean-Claude Michéa prend parfois un aspect boutiquier (la boutique philosophique contre la boutique sociologique) qui lentraîne à tenir sur la seconde les propos caricaturaux que lon a relevés. La mention réitérée de livre en livre dune sociologie dÉtat ou sociologie officielle - dont Michéa exclurait tout sociologue qui ne chercherait pas dexcuses aux délinquants, ou qui remettrait en question le manque dautorité à lécole ou ailleurs, ou qui ne chercherait pas à justifier la présence dune immigration irrégulière sur le sol national, ou qui se plaindrait du délitescence des liens familiaux - finit par lasser. Ceci na rien doriginal : cest même devenu lun des pont-aux-ânes de certains penseurs médiatiques. Nappartenant ni à lune ou lautre de ces boutiques je répondrai dabord de manière générale sur la sociologie avant de mattarder plus longuement sur un événement étrangement absent des derniers ouvrages de Michéa, à savoir les émeutes de lautomne 2005 dans les banlieues françaises.
Dans sa critique de la sociologie Michéa aurait été plus inspiré de se référer à un numéro de la revue Lignes intitulé Crise et critique de la sociologie (publié en 1999), et en particulier à larticle de Henri-Pierre Jeudy (sociologue et philosophe, il faut le souligner), Lesthétisme des sciences sociales. Comme le précise Jeudy : La violence critique qui semblait inhérente à lécriture sociologique elle-même, qui tirait sa puissance dune volonté, désormais tenue pour idéologique, de changer radicalement la société, a perdu son sens utopique, la sociologie affichant sa fonction daide à la gestion de la collectivité ou son rôle thérapeutique par la compréhension et la production du lien social. Le rôle, étant alors assigné à la sociologie, relevant dune meilleure gestion de la société. A vrai dire Michéa naborde nullement la sociologie de ce point de vue critique. On imagine également que la revue Lignes nest pas sa tasse de thé. La critique michéenne (si lon peut dire) vise davantage Laurent Mucchielli et le courant auquel ce sociologue appartient, qui, contrairement à ce quaffirme Michéa, ne se situe pas en pôle position dans le domaine des sciences sociales. Il parait certain que les travaux de Mucchielli et ses ses amis - lesquels tendent à sinscrire en faux contre lopinion dominante (que les médias influents, des intellectuels décomplexés, et des politiciens intéressés façonnent à coup de fausses évidences) en matière dinsécurité, de violence à lécole et dassociation entre immigration et délinquance - insupportent particulièrement Michéa. Pour y voir un peu plus clair faisons un détour par les émeutes de lautomne 2005.
Dans un texte écrit en janvier 2006 (Remarques sur les émeutes de lautomne 2005 dans les banlieues françaises (1), jessaye de faire la part des choses entre une analyse en prise directe sur ces émeutes et celle que minspire cet événement (sous toutes ses occurrences) dans le contexte plus global de notre monde contemporain. Si en premier lieu jentends donner raison aux émeutiers (en incluant le soutien aux personnes inculpées et la demande damnistie pour celles faisant lobjet dune condamnation), en second lieu ma réflexion devient plus problématique. Dans le premier cas je lexprime ainsi : Les jeunes émeutiers, majoritairement noirs et arabes, par delà les discriminations raciales exprimaient à travers leur révolte le sentiment plus ou moins diffus de la plupart des habitants des quartiers dits sensibles, à savoir le refus dune vie de merde dans ces marges de la société les plus directement confrontées à la dégradation des conditions dexistence. Ces mêmes habitants le traduisaient à leur façon quand, tout en se plaignant de lincendie de leur véhicule ou de la destruction de lécole du quartier, ils disaient comprendre les émeutiers. Dans le second cas il me fallait me confronter au terme récurrent d'intégration. Ici mon analyse pourrait rejoindre celle de Michéa quand, pour ma part, jévoque une intégration réussie en précisant : Les jeunes de banlieue sont aussi les enfants de ce monde. Celui du bonheur dans la consommation, de TF1 et de M6, des séries américaines, des fast food, de la bagnole, de la pub, des marques. le rap représente un bon indicateur de cette ambivalence. Dun coté nous sommes confronté à une parole de révolte, celle là même qui sexprime en actes durant lautomne 2005 ; de lautre nous nous déplaçons dans un univers célébrant sans barguigner le règne de la marchandise.
Cest vouloir reconnaître que le jeune de banlieue peut être ceci et cela : un émeutier et un consommateur moderne. Il vaut mieux parler dambivalence que de contradiction pour comprendre les raisons ici de la révolte et là de soumission au monde de la marchandise. Il y a donc un double écueil à éviter : magnifier la première sans tenir compte de la seconde limite lexemplarité à la seule expression idéale du phénomène ; se focaliser sur la seconde laisse la porte ouverte à toutes les interprétations qui, en terme de prise en otage des quartiers par les caïds de la drogue ou de manipulation islamiste, se sont exercées au déni de réalité tout au long de ces semaines démeutes.
Cest dailleurs là que nous retrouvons Michéa. Son long paragraphe de Lenseignement de lignorance, La caillera et son intégration, représente en quelque sorte les prémices de ce que daucuns dirons, écrirons, et prétendront pendant et après les émeutes de lautomne 2005. Certes Michéa peut toujours, pour établir un lien historique entre lancien lumpenprolétariat et lactuelle caillera reprendre une citation connue (et discutable) de Marx et une autre moins connue (mais encore plus discutable) dEngels. Reconnaissons cependant que Michéa ne fait pas volontairement lamalgame entre jeune de banlieue et délinquant. En cela il savère plus prudent que Jaime Semprun (auquel Michéa, à la fin de louvrage précité, rend un hommage mérité car sa démonstration se trouve en partie empruntée à Labîme se repeuple de Semprun) qui lui appelle barbare la jeunesse sans avenir des cités.
Ceux qui, à linstar des Finkielkraut (2), Michéa et consort, se plaignent depuis de longues années de la complaisance, voire de la fascination dune partie des intellectuels ou artistes envers les délinquants (des plaintes qui trouveront la réponse politique la plus adaptée dans le discours de Sarkozy à Bercy du 29 avril 2007), ne citent jamais le magistral ouvrage de Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses. On les comprend ! Chevalier y relève en quelque sorte la naissance du sentiment dinsécurité avec la parution en 1825 du premier numéro de La gazette des tribunaux : Du jour au lendemain les parisiens, trouvant rassemblés dans ces pages une masse de faits quils apprenaient jusqualors en ordre dispersé, eurent limpression - disons la certitude - que la capitale était encore moins sûre quils ne le pensaient et que de véritables bandes de voleurs, nombreuses et organisées, menaçaient leur sécurité. Linstrumentalisation proprement dite de ce sentiment dinsécurité par le pouvoir politique viendra beaucoup plus tard. Il faudra attendre le début du XXIe siècle (avec le premier gouvernement Raffarin de la seconde présidence Chirac, et la diligence du ministre de lIntérieur Sarkozy) pour sen servir comme dun mode de gouvernement. En cela il avait été précédé et préparé par la surenchère électoraliste entre Chirac et Jospin sur ce sentiment dinsécurité : le premier, alors en perte de vitesse, jouant une toute autre carte que celle, usée jusquà la corde (la fracture sociale) de 1995 ; et le second poursuivant logiquement le chemin balisé depuis le colloque de Villepinte de 1997 (date de laggiornamento du P.S. sur les questions de sécurité). A ce jeu la droite, mieux préparée, plus crédible et plus décomplexée ne pouvait que lemporter. Tout ceci est bien connu. On sait aussi que ces discours sécuritaires trouvaient une explication, ou se justifiaient par la présence, sur le plan électoral, dune forte extrême-droite. Fabius, auparavant, avait ouvert la boite à pandore en déclarant que le FN apportait de mauvaises réponses à de bonnes questions. Cétait faux bien entendu : les questions savéraient déjà fallacieuses. En revanche, pas ou peu de commentateurs ont relevé que la mise sur orbite de ce discours sécuritaire avait été effectuée dans les lendemains du mouvement social de 1995. Cela nest pourtant pas anodin.
La délinquance dite juvénile ne date certes pas dhier. Mais durant les années 60 elle va pour la première fois connaître une forte exposition médiatique à travers lapparition de bandes dadolescents appelés blousons noirs. Un phénomène quil convient de mettre en relation avec les débuts du rocknroll dans lhexagone et la montée en puissance des adolescents comme nouveau public de consommateurs. Ces blousons noirs appartiennent majoritairement à la classe ouvrière. La société dite dabondance créait de nouveaux besoins qui ne pouvait être satisfaits que de manière partielle par la jeunesse des milieux populaires. Doù limportance à lépoque des délits tels que le vol de cyclomoteurs ou de voitures. La présence de ces bandes est elle liée à la politique urbanistique du début du gaullisme, celle des grands ensembles. Un film mineur de Marcel Carné, Terrain vague, lillustre bien sur le plan sociologique.
Cest là quil faut faire retour sur Classes laborieuses et classes dangereuses. Comme introduction à son livre III, Le crime, expression dun état pathologique considéré dans ses effets, Louis Chevalier, partant de laccroissement et du remaniement démographique de la population parisienne durant la première moitié du XIXe siècle, observe que la population ouvrière (qui bénéficie dune importante immigration provinciale), déjà reléguée dans un espace géographique, lest également sur le plan symbolique : sinon dans la condition criminelle, du moins aux confins de léconomie, de la société et presque de lexistence, dans une condition matérielle, morale et fondamentalement biologique qui est favorable à la criminalité et dont la criminalité est une possible conséquence. Doù, pour Chevalier, les lignes suivantes, en forme de constat : En marge de la ville et pour ainsi dire aux frontières de la condition criminelle, cette population lest dans les faits ; mais elle lest aussi, dautre part, dans lopinion concernant ces faits et qui est elle-même un fait. Telles sont les raisons pour lesquelles cette population adopte à tous égards, dans son genre de vie, dans son attitude politique ou religieuse, dans son existence privée ou publique, un comportement qui correspond à lopinion quon en a, à ce quon veut quil soit, à ce quelle accepte elle-même quil soit, volontairement ou passivement, par la force de cette opinion collective, par la soumission à cette universelle condamnation.
Il fallait citer entièrement ce magistral et très éclairant passage qui nest pas sans renvoyer, comme nous le verrons plus tard, à notre bel aujourdhui. Louis Chevalier relève ensuite dans ce livre III, parmi les nombreux exemples proposés, ceux des mauvaises moeurs ouvrières (en particulier le concubinage dont les pratiquants savent quil est un état contraire aux règles de la morale et aux coutumes de la société, mais qui en raison de la généralisation de cette pratique autour deux, quils relèvent à dessein, les absous du reproche dimmoralité), livrognerie et de nouveaux modes de mendicité. On jette plus volontiers lostracisme sur les nouveaux venus à Paris (limmigration est constante dans la première moitié du XIXe siècle) que sur la population parisienne de souche. Ce sont les premiers que lon désigne plus communément sous les vocables barbares, misérables, sauvages et même nomades. Le baron Haussmann déclare que Paris appartient à la France et pas aux parisiens de naissance et encore moins aux parisiens dadoption, cette tourbe de nomades. Le mot populace rencontre un certain succès lorsquil sagit de confondre les groupes populaires et criminels. Chevalier, commentant labsence de frontière entre ces groupes, donc rassemblant plus que séparant, précise que ces groupes sociaux dont laffectation est incertaine appartiennent aux classes laborieuses assurément, mais dun labeur abject ou considéré comme tel, et auxquels la plupart des descriptions criminelles de ce temps nhésitent pas à emprunter le plus communément leurs exemples.
Les analyses de Louis Chevalier, je lai déjà souligné, prennent dautant plus de résonance quelles retrouvent aujourdhui, depuis une vingtaine dannées disons, un regain dactualité. A la différence près que ces classes dangereuses, qui désignaient à Paris dans la première moitié du XIXe siècle une classe ouvrière revue et corrigée pour les besoins de la cause que lon sait, renvoient de nos jours à la jeunesse vivant dans les banlieues populaires des grandes villes (avec une focalisation sur la région parisienne qui na pas été démentie par les émeutes de lautomne 2005). Sur ces nouvelles classes dangereuses on trouvera maints commentaires des Haussmann, Thiers, Fragier, Duchatel et Richerand de notre époque, reprenant des épithètes empruntées à la bourgeoisie du premier XIXe siècle (qui avaient pourtant disparu du langage des dominants depuis 1848 !), les stigmatisant : certains parlant de barbares, dautres de sauvageons, ou encore de racailles (en reconnaissant que ce dernier mot doit davantage sa fortune à Sarkozy quà lun des personnages cités : au XIXe siècle on utilisait son synonyme canaille). En référence à ces bandes violentes dont les médias et les politiques amplifient la dangerosité, Chevalier consacre plusieurs pages aux violences compagnonniques qui opposaient dans la première moitié du XIXe siècle des sociétés rivales. Une violence réelle certes, mais déjà une violence montée en épingle par la presse de lépoque et stigmatisée par les honnêtes gens.
Un lien également peut être fait entre la violence juvénile et ce phénomène de bandes dans louvrage savoureux de Bertrand Rothé, Lebrac, trois ans de prison. Ce livre reprend laction et les personnages du roman La guerre des boutons (de lexcellent Louis Pergaud) pour les transposer dans la France daujourdhui. Doù il en découle un enchaînement de faits (dépôt de plainte, examen aux urgences médico-judiciaires, interpellation policière au Lycée, garde à vue, audition filmée, menace dune inculpation pour violence avec arme par destination, nuit passée au dépôt du Palais de Justice, rencontre avec léducateur du tribunal, convocation avec les parents dans le bureau du juge pour enfants, inculpation pour violence ayant entraîné une ITT de plus de huit jours avec armes, placement en liberté surveillée, suivi éducatif, etc., etc.) à coté duquel le moindre parcours de combattant relève de la plaisanterie. On me répondra que la France de 2009 nest plus celle de 1912. Certains des intervenants de la chaîne en question objecteront quils sont là - en sen excusant ou en le justifiant, selon les points de vue - pour répondre à la demande de la société. Sans doute, mais de quelle nature est cette demande, et pour quelle société ? La réponse nous intéresse, forcément.
Si aujourdhui comme hier on ne saurait nier lexistence dun potentiel de violence chez les uns, les ouvriers du XIXe siècle, et les autres, la jeunesse populaire des banlieues, en revanche, pour reprendre un mot qui fait florès, linsécurité (du moins telle quelle est présentée et problématisée dans le débat public) renvoie à un mythe (pour parler comme Pierre Tevagnan) ou à une construction idéologique. Nous entrons dans le registre de la manipulation. Celle des chiffres, qui reflètent plus la réalité de lactivité policière que celle de la délinquance. En demandant bien entendu aux policiers de faire du chiffre, davantage de chiffre pour gonfler les statistiques. La forte présence, parmi les infractions relevées, doutrages à agent vérifie plus laugmentation sensible des contrôles policiers (sans parler dun seuil de tolérance policier devenu ridiculement bas en Sarkozie) que la montée des incivilités. On remarque également que la violence patronale (observable à travers de multiples infractions au code du travail) suscite moins lintérêt de la justice que lorsque cette violence émane des milieux défavorisés. Comme le relève Pierre Tevagnan les mots violence et délinquance ne sont pas interchangeables et désignent des réalités différentes. Lamalgame permet dimposer sans le dire une thèse implicite : celle selon laquelle le premier mot de travers ou la première incivilité mènent inéluctablement, selon une progression continue, à la délinquance, voire la criminalité. Cela vaut aussi pour des problèmes de société du type de ces tournantes très médiatisées au tout début de ce siècle. Une focalisation qui a depuis fait long feu : cette mise en scène médiatique, initiée pour ne pas dire instrumentalisée par lassociation Ni pute ni soumise, sétant progressivement dégonflée devant lexamen des faits et les verdicts des cours dassise.
Jean-Claude Michéa serait socialiste. Le socialisme dans lequel se reconnaîtrait notre philosophe remonte aux premiers temps de la doctrine, ceux dun socialisme originel dont le principe selon Michéa exclut tout clivage gauche / droite. Ce socialisme originel étant pour lauteur la traduction en idées philosophiques des premières protestations populaires (luddistes et chartistes anglais, canuts de Lyon, tisserands de Silésie, etc.) contre les effets humains et écologiques désastreux de lindustrialisation libérale. Cette thèse et ce positionnement ne sont pas très éloignés de ceux défendus par la courant anti-industriel. Michéa nentend pas associer socialisme et gauche car ce dernier terme désigne pour lui les partisans du progrès pour qui la révolution industrielle et scientifique (...) conduira par sa seule logique, à réconcilier lhumanité avec elle-même. Seule, poursuit Michéa, laffaire Dreyfus inscrira massivement le mouvement socialiste dans le camp de la gauche, donc celles des forces du Progrès. Et pourquoi ? Michéa évoque dans un autre ouvrage un compromis historique passé entre la gauche et le mouvement socialiste lors de cette même affaire Dreyfus. Soit, mais quelle est la nature de ce compromis ? Et à quelles fins ? Le lecteur nen saura rien. On ne sait pas plus, en labsence de toute autre référence, si cette analyse pour le moins étrange sort du cerveau de Michéa ou si elle lui a été suggérée par untel.
Essayons de comprendre. Aujourdhui chacun saccorde à reconnaître que laffaire Dreyfus signe lavènement de lintellectuel (ladjectif existait mais il devient un nom, à connotation évidemment péjorative, chez les adversaires du capitaine Dreyfus pour désigner les partisans de ce dernier !). Est-ce là, sans vouloir le dire, ni lexpliciter, ce à quoi veut se référer Michéa ? Je constate quun autre contempteur des élites intellectuelles, Louis Janover, évoque laffaire Dreyfus (quil qualifie de purge républicaine) en des termes qui peuvent se rapprocher de ceux de Jean-Claude Michéa. Pour Janover laffaire Dreyfus clôt en quelque sorte lère de la Sociale et lève le rideau sur la scène de la politique. Je rappelle que pour une partie du mouvement ouvrier laffaire Dreyfus résultait dune lutte entre deux factions rivales de la classe bourgeoise détournant les socialistes (et le peuple) des vrais combats contre le système capitaliste. Cétait déjà regrettable, mais cela lest encore plus lorsquon retrouve pareille analyse chez lun ou lautre de nos penseurs contemporains. Car ici en loccurrence rien nexclut rien : on peut à la fois combattre mordicus le capitalisme et sinsurger contre linjustice (et cétait plus quune injustice !) faite à Dreyfus. Il parait très possible que Michéa (lecteur de Janover) souscrire à une telle interprétation ou lecture de lhistoire. Rien de ce quil écrit par ailleurs ne le démentirait. Mais en labsence de tout développement michéen sur laffaire Dreyfus jen resterai là.
En revanche, notre philosophe est particulièrement disert sur le libéralisme puisque cette thématique prend pour lui le pas sur ses autres sujets de prédilection dans ses deux derniers ouvrages. Sa thèse peut être résumée ainsi : contrairement à la gauche et lextrême gauche, qui elles distinguent fondamentalement un libéralisme économique et un libéralisme culturel (ce dernier défini par lauteur comme lavancée illimitée des droits et la libération permanente des moeurs), lun et lautre doivent être philosophiquement unifiés. Ne pas le reconnaître, insiste Michéa, revient à faire le jeu dune pensée unique dédoublée qui croise en permanence un discours économiquement correct (le libéralisme économique) et un discours politiquement correct (le libéralisme culturel). Doù les analyses de lauteur pour inscrire depuis le XVIIIe siècle la philosophie libérale dans un tableau à double entrée : soit deux versions parallèles et complémentaires du libéralisme.
Parler de libéralisme culturel ne pouvait quentraîner Michéa à se pencher sur la modernité quil définit curieusement dans Lempire du moindre mal comme une étrange civilisation qui, la première dans lHistoire, a entreprit de fonder ses progrès sur la défiance méthodique, la peur de la mort et la conviction quaimer et donner étaient des actes impossibles (sic). Une telle définition renseigne plus sur la subjectivité de notre philosophe, et surtout sur lune de ses obsessions quelle ne nous éclaire sur la chose en question. On finit par comprendre que la modernité (laquelle induit pour Michéa une image profondément négative de lhomme) représente lexact contraire de la common decency. Nous voilà bien avancé ! Certes, Michéa subodorant la faiblesse des analyses de Lempire du moindre mal (des contradicteurs lont sans doute aidés en ce sens) y consacre un chapitre supplémentaire dans La double pensée. Ici lanalyse devient étayée par des exemples précis, mieux venus, empruntés à des modernités secondaires apparues dans le courant de lhistoire. Pourtant, lorsque Michéa reprend le fil de la réflexion ébauchée dans Lempire du moindre mal, à savoir le projet occidental moderne forgé dans le contexte de guerre de religion, notre philosophe se trouve de nouveau emporté par sa verve polémique en décrivant les différents totalitarismes du XXe siècle comme des formes de modernité non libérales. Cette modernité consubstantiellement liée chez Michéa au libéralisme culturel sen séparerait ici par lon ne sait quelle opération du Saint-Esprit (à croire quil souffle sur notre auteur) pour engendrer les deux totalitarismes du XXe siècle !
Michéa parait plus convaincant dans son analyse du libéralisme lorsque il évoque la tendance, dans nos sociétés contemporaines, du processus de judiciarisation (en provenance des États Unis) qui tend à opposer des groupes à dautres groupes ou des personnes à dautres personnes. Michéa le traduit par la formule un tantinet excessive une nouvelle guerre de tous contre tous, non sans préciser que lextension infinie des droits individuels, laquelle rencontre nécessairement des résistances, y conduit. Trop de liberté, en quelque sorte, mène au prétoire. Le dernier Michéa, féru de psychanalyse, ajoute à cette guerre de tous contre tous celle de chacun contre lui-même. Donc le libéralisme, non content de faire de nous des procéduriers nous transforme en schizophrènes. Que faire docteur ? Michéa ne le dit pas. Nous aurons certainement la réponse dans lun de ses prochains ouvrages. Cette guerre de tous contre tous, pour y revenir, sexprime concrètement pour notre philosophe à travers par exemple les effets anthropologiques quotidiens induits par la transformation capitaliste de lêtre humain en automobiliste . Soit, mais alors que faire de ceux qui, comme lauteur de ces lignes, nauraient ni automobile ni même le permis de conduire ? En quoi ceci les concernerait (anthropologiquement parlant) ? Michéa emporte davantage la conviction quand il aborde la question sous langle du tabac, puisque les non fumeurs se trouvent ici davantage concernés.
Le libéralisme culturel et la modernité sont par conséquent tenus responsables pour Michéa de labandon définitif de la question sociale . Nous lui laissons la responsabilité dun pareil constat. A vrai dire, comme on le découvrira dans la seconde partie, lanalyse michéenne du libéralisme nous conduit via le capitalisme moderne à mai 68.
Dernière thématique à être ici abordée, celle dont il est question dans les paragraphes suivants na rien de véritablement original chez Michéa et ne sera donc pas prioritairement traitée depuis les ouvrages de notre philosophe. Je my référerai cependant pour apporter ici ou là quelque précision utile ou relancer si besoin est la discussion.
Il parait de bon ton dans des sphères ou des milieux qui, par le passé - un passé relativement récent - usaient, voire abusaient des références révolutionnaire ou radicale (dans la mesure ou lune nexcluait pas lautre) de trouver des individus se disant aujourdhui conservateur, et même (par goût inversé de lextrémisme) réactionnaire. Même si les personnes décrites ci-dessus ne revendiquaient nullement une appartenance au camp des gauches (ou tenaient à sen distinguer), elles se gardaient bien de reprendre en ce qui les concernaient de telles épithètes pour le moins péjoratives en ce temps-là encore là à leurs yeux. Il y aurait donc comme un changement de paradigme qui, de part ces inversions, transforme le plomb et or, et réciproquement. Sachant que cest plus particulièrement le progressisme qui se trouve ici voué aux gémonies tandis que les références au conservatisme et à la réaction cessent dêtre négatives. On remarque, non sans ironie, que parmi ces plaignants nombreux sont ceux qui usent de ladjectif progressif en reprenant à lintonation près le mode daccusation jadis réservé au type réactionnaire. Dans cette histoire Michéa joue le rôle dun vulgarisateur. Dautres lont précédé, nous verrons plus loin lesquels. Dans Lenseignement de lignorance les terminologies conservateur et réactionnaire sont décrites comme les deux figures par excellence de lincorrection politique. Lastuce michéenne consistant à lexpliquer par limpositon du Spectacle. Dans ses autres ouvrages Michéa revient sur ce quil appelle la croyance au caractère conservateur de lordre économique et libéral des militants de gauche et dextrême-gauche.
Mettons de coté Philippe Muray, qui nest pas à proprement parler lun des inspirateurs de Jean-Claude Michéa. En revanche Christopher Lasch, qui doit son actuel crédit aux efforts déployés par Michéa et les éditions Climats pour faire connaître son oeuvre en France, en fait incontestablement partie. Daucuns estimant même que tout Michéa vient de Lasch pourraient me reprocher de consacrer trop de place à la copie alors que loriginal se trouve mis aujourdhui à la disposition du lecteur de langue française. Je répondrai dabord que Michéa doit certes beaucoup à Lasch mais quil a su adapter la pensée du philosophe américain à la spécificité hexagonale. Et puis la copie finit parfois par lemporter sur loriginal. Lexemple durant la dernière campagne présidentielle de Sarkozy et le Pen apporte la preuve que les électeurs peuvent légitimement préférer la première à la seconde.
Parmi les autres références il en est une, moins revendiquée, qui peut le cas échéant prendre la forme dun compagnonnage (du moins chez Michéa) : je veux parler de la proximité de notre philosophe avec le courant anti-industriel. Jai consacré un petit essai (Du temps que les situationnistes avaient raison (3)) à la principale composante de ce courant et, comme je lai déjà dit plus haut, jy renvoie le lecteur. Ici Michéa cite volontiers dans ses ouvrages Jaime Semprun, René Riesel et Jean-Marc Mandosio sans pour autant faire sien limpératif catégorique : Il ny a plus rien à faire, et de toute façon cest déjà trop tard. Cest dire que sa montre ne sest pas arrêtée au XIXe siècle lors de lavènement de la révolution industrielle : accréditant, par cela même, lidée que tous les malheurs de lhumanité proviennent de cette industrialisation. Cest aussi dire que Michéa ne souscrit pas non plus à quelque fin de lhistoire jamais dite en tant que telle, et encore moins revendiquée, mais qui reste indéfectiblement liée à limpératif catégorique énoncé plus haut. Cette proximité sexplique davantage par des aversions ou ennemis communs au sein desquels le progressisme figure à la première place.
La notion de progrès on le sait na pas bonne presse de nos jours pour de bonnes et mauvaises raisons. Les premières sont bien connues depuis la fin des années 60, date dune première prise de conscience écologique, laquelle, parallèlement, entraînait la critique, ou la mise en accusation des sciences, techniques et technologies. Pour prendre un exemple critique que cite Jean-Claude Michéa dans Lenseignement de lignorance (avec lequel je tiens pour une fois à manifester mon accord), louvrage dAlain Roger Court traité du paysage avait également attiré mon attention lors de sa parution en 1997. Cet esthéticien insiste dans son livre sur la distinction entre paysage et environnement. Il importe à cet auteur de démontrer que le paysage est toujours une invention historique et essentiellement esthétique qui ressort dun phénomène dartialisation : ce dernier désignant des opérations in situ (loeuvre des jardiniers, des paysagistes, du Land Art) ou in visu (celles des peintres, des écrivains, des photographes). Par conséquent, pour Roger, il ne saurait y avoir une science du paysage. Ce qui nest pas pour lui le cas de lenvironnement, concept récent, dorigine écologique, et justifiable, à ce titre, dun traitement scientifique. La distinction parait fondée : il semble préférable, pour bien sentendre, de ne pas confondre lun avec lautre. A lappui de cette thèse, le paysage sinvente, nest pas une notion figée, Alain Roger cite à contrario un exemple caricatural, celui de la Charte architecturale et paysagère de la région Auvergne. Cette charte recommande la plantation dessences locales et non exotiques et celles de feuillages caducs et non persistants. Une recommandation qui rappelle à Roger de fâcheux souvenirs, ceux laissés par les paysagistes du Troisième Reich qui réclamaient une guerre dextermination contre les essences étrangères menaçant la pureté du paysage allemand. Pour aller dans le sens de la thèse dAlain Roger, les pins, qui donnent aujourdhui ce cachet particulier à la forêt de Fontainebleau, ont été plantés à la fin du XVIIIe siècle. Nous avons là une illustration du paysage comme invention historique. Jajoute quAdolphe Alphant, le maître doeuvre des parcs parisiens du Second empire, faisait léloge des plantes exotiques et prescrivait de les entretenir avec tous les soins que réclame cette aristocratie végétale.
Alain Roger dérape, en quelque sorte, lorsque son Court traité du paysage abandonne la réflexion historique et esthétique pour manifester son aversion à légard de lécologie. Ou comment, partant dune analyse fine et pertinente (sur lhistoire du paysage), il en vient à prendre le contre-pied des discours écologiques pour dénoncer le conservatisme de leurs discours de préservation, de protection et de sauvegarde du paysage. Il faut vivre avec son temps, insiste Roger, et ne pas se recroqueviller sur le passé. Et ne pas figer la pratique paysagère en musée afin dinventer lavenir et de nourrir le regard de demain. La présence dAlain Roger au sein du Comité dexperts Environnement et paysage mis en place par la direction des routes au ministère de lÉquipement, explique en partie les positions de notre esthéticien. Curieusement, à aucun moment, Roger ne se réfère à la loi du 2 mai 1930 sur les monuments naturels et les sites dont la conservation et la préservation présentent un intérêt général du point de vue artistique, historique, scientifique, légendaire et pittoresque. Cette loi permet dinscrire les sites qui mériteraient dêtre protégés, puis de les classer. Une procédure qui, on le sait, a permis de sauvegarder des sites menacés par des intérêts privés. Jusquà un certain point, certes, si lon met par exemple des deux cotés de la balance, dune part le projet Eurodisney, et de lautre le classement du site de la crête de Chalifert (situé à proximité, et célébré par des peintres paysagistes du XIXe siècle) : soit la lutte du pot de fer et du pot de terre. Un exemple parmi dautres dune situation où lÉtat bafoue la légalité quil est censé défendre.
Le paysage est une invention, soit. Mais il importe alors de distinguer paysage et paysage. Car tous les paysages ne sont pas soumis au même phénomène dartialisation. Pour certains cela ne prête guère à conséquence : on reste dans le domaine du commun, de lordinaire et du convenu. Dautres par contre se cristallisent en quelque sorte à travers le regard que des artistes, des écrivains, ou tout simplement les passants portent sur eux. Cette élaboration, cette reconstruction sont celles dun imaginaire. A moins dêtre une brute ou un butor on ne peut pas vivre sans imaginaire. La destruction dun site savère par conséquent préjudiciable à tous (en exceptant ceux qui bien entendu en tirent un profit pécuniaire ou autre). On comprend mieux maintenant loubli chez Alain Roger du mot site. Puisque ce dernier renvoie à la fois au paysage et à lenvironnement (ici en raison du caractère particulier que lui confère la loi du 2 mai 1930). La distinction quil convenait de souligner, du point de vue sémantique, et pour toutes les bonnes raisons évoquées plus haut, vole en éclat dés lors que nous labordons sous langle dun site. Comment ne pas évoquer quelque duplicité, ou une volonté de noyer le poisson quand des propos, à lorigine pertinents sur les plans historiques et esthétiques, finissent par servir des intérêts privés ou prétendument publics. Doit on rappeler que le moindre de ces projets devrait faire lobjet, au préalable (y compris par limposition, et cela sans lésiner sur les modes dactions, mêmes violentes), dun débat et dune consultation avec tous les intéressés. Mais on aura compris que des arguments et des démonstrations du type Alain Roger justifient par avance laffairisme et ses complicités.
Ce nest pas par hasard que je me suis livré à ce long commentaire sur Court traité du paysage car il contient les prémices de lun des aspects de la question qui nous occupe ici. Dans Du temps que les situationnistes avaient raison, au sujet dun échange polémique entre Jaime Semprun et Norbert Trenkle (lun des animateurs de la revue Kristis ), je constatais : On voit parfaitement ce qui sépare Semprun et Trenkle. Là où le premier, pour expliquer le monde tel quil ne va pas, se focalise sur la production industrielle et les nouvelles technologies, le second, partant des contradictions entre forces productives et rapports de production, tente de définir le cadre qui permettrait de mettre la science et les technologies à lépreuve des choix par lesquels nous aspirons à vivre dans une société plus libre, plus juste, plus solidaire, plus riche en potentialités diverses. Cest aussi la question de la démocratie qui est posée ici. Il faudra bien y revenir.
Nous y revenons. Non sans avoir précisé préalablement que les sciences et techniques ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi. Une confiance absolue (la position technophile) est aussi condamnable que laffirmation dun refus tout aussi absolu (la position technophobe). La critique bien entendu prévaut dans ce monde célébrant lhorizon indépassable des nouvelles technologies. Celles-ci, il va de soi, génèrent des formes inédites de dépendance et daliènation. Mais après tout la comparaison simpose, en terme de nocivité, avec laliénation religieuse du monde préindustriel (décrit par daucuns comme un âge dor). Les théoriciens anti-industriels, les auteurs des éditions de Lencyclopédie des Nuisances, et le premier cercle de leurs lecteurs savent pertinemment - mieux que quiconque même ! - que lon ne reviendra jamais en arrière, cest à dire aux temps préindustriels. Ils ne défendent pas une utopie dans le sens par exemple de Fourier et des utopistes les plus conséquents : à savoir la figure dun monde comme objet de désir, à la fois inaccessible et relevant dune nécessité, désirable car inaccessible, réalisable de part cette nécessité.
Donc, dans la société que jappelle, que nous appelons de nos vux, lusage des sciences, techniques et technologies devient lun des éléments dune discussion plus globale sur ce qui serait utile ou pas pour lhumanité. Il ne sagit pas ici de trancher en ce sens, ou de décliner des préférences, mais de définir le cadre dans lequel cette discussion pourrait ou devrait avoir lieu. Parler par conséquent de démocratie suppose que les thèmes relevant de cette discussion soient débattus par tous dans la vie de tous les jours, et dune manière que lon aimerait décisive dans un contexte daffrontement, au travers dun mouvement social, et pour le mieux au sein dassemblées prenant la forme de conseils dans les entreprises, les quartiers et les institutions de toutes sortes. Il ne sagit donc pas, on la compris, de débats citoyens organisés par le pouvoir en place ou un collège dexperts. Cette discussion doit cependant avoir lieu préalablement, et dans les formes requises pour générer les conflits de demain. Jajoute que la question de la démocratie (que je ne fait quaborder), de la manière dont elle se trouve énoncée ici, est très naturellement et très logiquement absente des ouvrages des auteurs du courant anti-industriel, puisque en aucun cas ce monde ne peut être pour eux transformé. Tout comme elle napparaît pas dans les livres de Michéa. Là les raisons sont plus complexes, mais on peut avancer que les développements michéens sur la common decency lui permettent de faire limpasse sur la question, ou de botter en touche (pour reprendre une métaphore sportive).
Linfortune que rencontre depuis une trentaine dannées la notion de progrès prend toute sa dimension si on la compare à la fortune du mot, de la notion, du concept durant le XIXe siècle et la plus grande partie du XXe. Parler de progrès allait alors de soi (du moins dans le camp de la gauche) : progrès scientifique et progrès social marchant dun même pas. Parmi plusieurs définitions le Robert évoque un développement en bien. Puis vint le temps de la suspicion : principalement en raison de la prise de conscience écologique évoquée plus haut. Pour le coup la notion de progrès scientifique, ce développement du bien, sen trouvait ébranlée. Et avec elle le crédit jusqualors accordé aux technologies censées contribuer à lamélioration du genre humain. La science, ou un certain usage de la science faisait lobjet daccusations, y compris par des membres de la communauté scientifique. Cependant, par une ruse de lhistoire, la critique légitime de ce progrès-là, celle des sciences, techniques et technologies, sest élargie à la notion de progrès en général. Il y a sous cet angle comme une collusion entre des courants de pensée qui nont pas ou peu de choses en commun, sinon dans la dénonciation réitérée du Progrès devenu une sorte de Grand Satan à léchelle occidentale. Cest là quil faut distinguer, et bien distinguer.
Les écrivains, les premiers, ont fustigé le progrès. Baudelaire dans un célèbre fragment de Fusées lui reproche datrophier en nous toute la partie spirituelle. Flaubert crée avec lapothicaire Homais un type universel : le parangon de ceux qui au nom de la science et du progrès dessinent les contours dune sinistre société hygiéniste. Plus tard Benjamin, dans Sur le concept dhistoire, le métaphorise à travers lanalyse dun tableau de Klee. Sur un plan plus philosophique, sans vouloir remonter à Nietzsche, juste après la Seconde guerre mondiale Adorno insistera dans Minima moralia sur le caractère double du progrès en précisant quil avait toujours développé le potentiel de liberté en même temps que la réalité de loppression. Cest ce que chacun devait avoir en tête dans la moindre discussion sur la notion de progrès. Celui-ci nest pas uniquement associé aux sciences, techniques et technologies, mais englobe tous les aspects de lactivité humaine. Il faut progresser vers plus de liberté, dégalité, de solidarité, de richesse intérieure, pour saffranchir des pouvoirs, des idéologies, de la raison raisonnante. Il conviendrait en amont de se prémunir contre les amis et les ennemis du progrès. Et donc de ne pas prendre des vessies pour des lanternes. Ni même, pour finir sur Jean-Claude Michéa, des lanternes pour des vessies.
2) COMMENT ARRAISONNER LARROGANCE DU PRÉSENT
On la maintes fois relevé : mai 68 fait régulièrement lobjet dune confiscation par quelques uns de ceux que lon a appelés les soixante-huitards. La parution en 1987 du premier volume de Génération (Les années de rêve) de Patrick Rothman et Hervé Hamon initie en quelque sorte un genre qui, sous les formes biographique, autobiographique, ou celle de lessai, voire du pamphlet, va périodiquement constituer un événement éditorial, ou alimenter les pages dossiers des presses quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle, ou encore ceux des débats radiophoniques et télévisés (ou encore des documentaires donnant loccasion de revoir encore les mêmes images darchives). Les principaux protagonistes de cette saga figurent dailleurs en bonne part parmi les sources indiquées à la fin du second volume de Génération (Les années de plomb, paru en 1988), et immanquablement dans lindex recensant les personnages cités dans ces deux volumes.
Serge Quadruppani écrit dans Mai 68, le gadget triomphant et lutopie nécessaire : Si on veut le détail de laffaire, on peut lire cette saga des parvenus quest Génération de Hamon et Rothman. Ce petit monde des chefaillons gauchistes devenus petits potentats réalistes a ses réseaux, ses tics de langage, ses codes (par exemple les allusions, avec rire malin obligatoire, aux différends entre groupuscules, aux exploits de leurs gros bras et au prolétariat - ce dernier mot déclenchant particulièrement lhilarité). Il nest pas étonnant que ces soixante-huitards-là aient beaucoup fait pour transformer mai 68 en gadget, et quils aient participé avec ferveur à ce qui est le comble de refoulement dune mémoire vivante : la commémoration.
Commémoration est le mot quil convient de retenir puisque la parution de Génération précédait le vingtième anniversaire de mai 68. Le premier et non le dernier à faire figure dévènement médiatique. Le trentième anniversaire surpassa même le précédent du point de vue de lécho recueilli. Le quarantième fut lui précédé un an plus tôt par le fameux discours de Sarkozy du 30 avril 2007 à Bercy, en grande partie consacré à mai 68. Je ne mattarderai pas sur lévolution de quelques uns des protagonistes de mai 68 ou de la saga Génération (de Cohn-Bendit à Geismar, en passant par Sauvageot, Castro, Gluskmann, July, Krivine, le Dantec, Victor, Weber...). Elle est bien connue et tout le monde sait aujourdhui de quoi il en retourne.
Jévoquais plus haut la naissance dun genre éditorial : mai 68 (voire la première moitié des années 70) réécrit et parfois corrigé par quelques uns des acteurs de lépoque. La dernière pièce à venir compléter ce volumineux dossier, Larrogance du présent (sous titré : Regard sur une décennie 1965 - 1975), a comme auteur Jean-Claude Milner. Ce linguiste réputé, auteur dune dizaine douvrages (dont certains fort remarqués), avait deux ans plus tôt créé un mini-scandale dans lémission Répliques sur France-Culture (animée par Alain Finkielkraut) en traitant louvrage de Bourdieu et Passeron, Les héritiers, de livre antisémite. Interrogée, Élisabeth Roudinesco ny vit pour sa part quun lapsus. Dans pareil cas vous et moi seriez traités de tous les noms, mais venant dun penseur de limportance de Milner il ne pouvait sagir que dun regrettable lapsus ! Des intellectuels représentant différentes disciplines réagissent cependant contre les propos absurdes et ridicules, symptomatiques de la vacuité du débat intellectuel et politique dans une tribune publiée par Libération. Contacté par Le Monde, Milner répondait en évoquant une provocation qui vise à faire penser quil ne regrettait pas. Ceci permettant de faire relire de façon sérieuse et loyale les textes de Bourdieu (sic). Nous avons là comme un concentré de la méthode très particulière, paradoxale dirions nous, de Jean-Claude Milner. Cette anecdote parait particulièrement bien choisie pour présenter le personnage. Même si loutrance milnérienne sexplique ici in fine par lélément biographique suivant : Moi-même je suis lexemple type de ce quon appelle lélite méritocratique ! Or de quoi suis-je lhéritier ! Mes parents navaient pas dargent, et le français nétait pas leur langue maternelle.
Cette péripétie mincite à dire un mot, et plus sur lun des précédents ouvrages de Milner paru en 2003. Les penchants criminels de lEurope démocratique (premier volet dun triptyque comprenant Le juif de savoir et Larrogance du présent ), qui navait pas été sans provoquer des réactions très contrastées (lun des commentateurs nhésitant pas à parler dun livre admirable et odieux à la fois). Il faut dire que la thèse défendue par Milner est très hardie, pour parler par euphémisme. Je la résume en quelques lignes. En demandant la paix au Moyen-Orient, donc en privilégiant une solution pacifique et négociée au conflit israélo-palestinien, les démocraties européennes uvrent en réalité à la destruction de létat dIsraël. Cette paix que lon présente comme la seule solution possible résulte de lextermination des Juifs. LEurope des lendemains de la Seconde guerre mondiale sétant unie en raison du génocide nazi. Cependant cette union dans la paix et la démocratie navait pu seffectuer quune fois débarrassée du peuple faisant obstacle à la réalisation du projet européen, à savoir le peuple juif. On imagine sans difficulté le profit que daucuns peuvent retirer de ce genre de thèse.
Jean-Claude Milner est un homme intelligent et un brillant écrivain. Nul ne contestera le brio de cet intellectuel. Ajouter que lon est totalement en désaccord avec la thèse exposée ci-dessus parait même secondaire. Il sagit dune vision pour le moins délirante de lhistoire. Milner fascine une partie de la gente intellectuelle (Michéa compris). Cest, toute proportion gardée, quelque chose de ce genre quexerçait autrefois Lacan, ou qui malgré tout (et pourtant !) perdure encore aujourdhui au sujet dHeidegger : disciples et lecteurs enthousiastes en viennent à prendre au pied de la lettre (volée certes chez Lacan) des propositions pour le moins paradoxales, un tantinet fumeuses ou dun ésotérisme pas plus avoué quassumé.
Lun des chapitres des Penchants criminels de lEurope démocratique sintitule La solution définitive. La première phrase donne le ton : le consensus sénonce ainsi et Hitler ne la pas inventé : en fait il est déjà lisible dans La question juive de Marx. En avançant dans ce chapitre la lecture devient malaisée, voire plus. Car il faut être profondément naïf ou dune duplicité à toute épreuve pour ne pas entendre dans la réitération du terme solution définitive celui de solution finale. On y lit que les Lumières, lAufkläring et lÉtat nation des droits de lhomme de 89 préparaient la future extermination des Juifs : lEurope moderne ne pouvant se réaliser quen réglant le problème juif. Les Lumières lont posé, et Hitler a trouvé la solution permettant de le résoudre.
Habilement, pour aborder le conflit israélo-arabe, Milner ne veut pas tant opposer la guerre à la paix que la victoire et la défaite. Lauteur sort alors de sa besace un paradigme civilisé quil fait remonter à 1815 pour lEurope. Avec cette grille de lecture lhistoire apparaît dune simplicité enfantine. LAllemagne vainqueur de 1870 devient la nation barbare par excellence et la France vaincue le pays de la justice. Exit les politiques impérialistes (des quatre grandes nations européennes), le jeu des alliances et les évolutions géopolitiques pour expliquer 1914. Au sujet de la défaite allemande de 1918, Milner évoque lextraordinaire opération de propagande de la France depuis 1870. Et dajouter Si grande est lefficace du paradigme civilisé quand on sait sen servir. Mais pas un mot sur le traité de Versailles ! Milner sort maintenant de son chapeau un paradigme 45 (lexact contraire, selon lauteur, du paradigme civilisé). A savoir, la victoire est belle, la défaite honteuse. Ainsi la victoire peut résoudre définitivement le problème et incarner la justice : lequel problème vient des révolutions modernes et plus particulièrement de Staline. Ce dernier nom suffit, précise Milner, à irrémédiablement disqualifier ce paradigme. Le terrain ainsi balisé lauteur écrit sans sourcilier : Leurope ne peut pas ne pas désirer la disparition dIsraël qui est le nom de sa propre honte. Soit le moment choisi pour brandir alors un paradigme palestinien. Cest, nous explique lauteur, le paradigme européen revu par les guerres de libération nationale.
A ce stade le propos (alors délirant, ou dun équilibriste de haut vol, selon les versions) devient réducteur, caricatural et méprisant. Le masque tombe. Limpression de déjà lu prend le pas. Par exemple quand Milner affirme que lEurope nest plus lEurope dés lors quon veut lélargir aux pays du sud de la Méditerranée et du Proche Orient. Ici lauteur fait retour sur sa thèse centrale lorsquil avance que la disparition dIsraël est sensée ouvrir la voie dune réconciliation entre les hommes de bonne volonté : dans la forme de la paix pour lEurope, dans les formes du djihad pour les musulmans. Citions, pour finir, la dernière phrase des Penchants criminels de lEurope démocratique (devenue depuis un leitmotiv milnérien) : Lantijudaisme sera la religion naturelle de lhumanité à venir. Une sentence qui aurait quelque pertinence dans la mesure où le conflit israélo-palestinien ne déboucherait pas à court ou moyen terme sur une solution pacifique et négociée. Ce à quoi semploie Milner, on la compris, sur un mode qui relève du terrorisme intellectuel.
Le même Jean-Claude Milner sest retrouvé en 2004 au coté des psys (ceux de la Cause freudienne, du moins) partis en guerre contre lamendement Accoyer, lequel entendait réglementer le champ des psychothérapies dans lhexagone. Lors dun meeting organisé par les promoteurs de cette contestation, Milner, rapporte Le Monde, prophétisa lavènement du pire : un état totalitaire, assoiffé de fiches, prompt à planifier le contrôle des âmes et le dressage des corps, bref léradication de toute liberté (...) A la fois vertigineuse et apocalyptique, entretenant avec le réel des rapports plutôt équivoques, cette parole enflamma alors les larges masses psychanalytiques.
Après ce long préambule, jen viens donc au dernier livre de Jean-Claude Milner, Larrogance du présent. Cet ouvrage traite de mai 68, du gauchisme, du maoïsme de la Gauche Prolétarienne, avant de faire le lien (via le Juif de révolution) avec ce que Milner appelle le nom juif. Ces pages peuvent être qualifiées doriginales, de singulières ou dinsolites si on les compare aux habituels écrits des soixante-huitards sur la question. Ceci à titre comparatif, car cette originalité, comme nous en avons eu un aperçu avec Les penchants criminels de lEurope démocratique, nhésite pas le cas échéant à prendre lhistoire à contre-pied ou à sen affranchir. Cest dire que les analyses de Milner ne résistent pas toujours à lexamen des faits.
Lauteur, qui entend faire et bien faire la distinction entre mai 68 et le gauchisme, affirme demblée que Mai 68 et le gauchisme ont été laffaire de la petite bourgeoisie intellectuelle et de personne dautre. Cela commence mal mais poursuivons. En route pour 68 avec dans ses poches des biscuits qui ont pour nom Sartre, Althusser et Lacan, le jeune Jean-Claude Milner aborde le joli mois de mai. Partant dune citation connue de Retz sur la Fronde, Milner lui fait subir une légère distorsion, enfin juste ce quil faut pour remplacer peuple et rois par gouvernés et gouvernements : ce qui renvoie au couple actif / passif. Une vieille histoire, poursuit lauteur, entre les défenseurs et les contempteurs de la démocratie. Un conflit que la pensée politique moderne tenterait de surmonter à laide dune figure, celle de lacteur permanent : soit le peuple, soit la classe, soit les masses, soit lÉtat, cest selon.
Ici Karl Marx entre en scène. Après un propos fort alambiqué sur lobligation faite à Marx de conserver aussi longtemps que possible une position active, Milner nous assène : Comme en passant, il (Marx) forge lexpression dictature du prolétariat, que Lénine repéra au fil des textes et dont il fit la pierre angulaire de sa philosophie politique. Milner aurait tenu pareil propos autrefois, du temps de sa belle jeunesse althussérienne, on comprendrait. Ceci faisait partie de la doxa. Mais aujourdhui ! Comment ici ignorer que Marx na que très incidemment fait mention de cette notion de dictature du prolétariat. Elle ne figure que dans une lettre de 1852 adressée à Joseph Weydemeyer, et dans les notes critiques sur le programme social-démocrate de Gotha (en 1875) : aucun des ouvrages connus de Marx ne la mentionne (4). Cette terminologie appartient exclusivement au vocabulaire marxiste-léniniste, le seul que connaissait et qua retenu Milner. On ne peut également exclure Engels dune part de responsabilité. Après la mort de Marx, rappelons que Engels écrivait dans la préface de lédition de La guerre civile en France que la commune de Paris était la première application de la Dictature du prolétariat.
En tout cas la moisson milnérienne se révèle particulièrement maigre et décevante : le bon grain que Miner croit avoir récolté savère être de livraie. Larrogance du présent confirme, si besoin était, que la montre de Jean-Claude Milner sest arrêtée en 1975 pour tout ce qui concerne ce questionnement politique : celle, en loccurrence, dune lecture althussérienne de Marx déjà plombée avant la mort du philosophe. Mais lessentiel est ailleurs : il fallait à Milner ce Marx là pour, en lui attribuant la paternité de lexpression dictature du prolétariat, énoncer que le prolétariat doit être le seul être politiquement actif. Il doit être lActeur permanent. Le reste de la démonstration coule de source. lActeur permanent ne sera pas lÉtat, ni le peuple, mais un grand Autre : Seule demeure laction permanente exercée, en forme de contrainte, sur des classes disparaissantes et de plus en plus passives. Ici nous comprenons mieux à quoi sert le couple actif / passif sert puisque Marx, nous dit Milner, ne fait quinverser les signes de la philosophie classique. Là où Marx se plaît à louer la révolution, en réalité il ny croit pas : doù chez lui cette posture esthétique. Damned ! Et Milner dajouter, comme un vulgaire Gluskmann : Quon lise ses commentaires sur la Commune. Je ne reviens pas sur la suite ; elle est connue. Disons que des millions de personnes ont payé cher lirréflexion marxiste touchant lopposition actif / passif en politique.
Tout ceci, jinsiste, partant dune analyse infondée sur Marx et la dictature du prolétariat. Pourtant nous navons pas terminé avec le couple actif / passif. On finit par subodorer que Marx nest ici quun prétexte. Car Milner règle des comptes. La vulgate marxiste-léniniste a beau avoir perdu de sa superbe, lauteur nous prévient que lopposition actif / passif nen continue pas moins de fonctionner comme aux plus beaux jours. Sensuit un morceau de bravoure, lun de ceux qui ont fait la réputation de Jean-Claude Milner auprès dun certain public. Et puisquil sagit ici de pourfendre la plus récente catéchèse progressiste, ce nest pas un public mais des publics (rebonjour Michéa !) quil faudrait mentionner. De nouveau lActeur permanent reçoit une volée de bois vert. Maintenant il ne renvoie plus à une classe sociale, mais à un état desprit, qui devrait subsister en chacun, même quand on ny pense pas. Alors Milner bastonne à tour de bras car cet Acteur permanent est tout à la fois un duplice, un arrogant et un imbécile qui pourchasse avec acharnement toute marque dintelligence chez autrui (suivez mon regard). Immergé dans la passivité permanente lActeur permanent nen finit pas de revendiquer lidéal dactivité. Mais encore ? : Esprit citoyen, passion de légalité, ouverture à lautre, démocratie participative, devoir dimbecillité, autant de produits dérivés de ce mélange de gloriole et de mépris. Calmez-vous Milner, reprenez vos esprits ! Ce nest plus un Acteur permanent que vous nous décrivez là mais une auberge espagnole !
Rangeant son gourdin, Jean-Claude Milner nous apprend alors que Mai 68 a renversé tout cela. On ne comprend plus rien. Un événement vieux de quarante ans aurait renversé une opposition actif / passif dont on vient de nous dire à linstant quelle continuait dorganiser aujourdhui des discours ! Comprenne qui pourra ! Passons, puisque dans la foulée de ce tour dillusionniste, Milner laisse entendre que mai 68 aurait posé la question autrement. Notre auteur le formule ainsi : la position de mai 68 se place en dehors de la relation dautorité et est demblée politique. Ce qui revient à dire : en mai 68 il sagit de sortir de la relation actif / passif pour la faire exploser. Comme lexprime Milner dans son jargon : La grande chasse à lActeur permanent prit fin. Pour un temps. Bref, avec mai 68 exit lécole de la passivité : lactivité trouve sa légitimité à travers les formes multiples qui redessinent la carte du territoire. Et Milner de terminer ce chapitre sur ces mots : Mai voulait créer une société de maîtres, où il ny eut pas un seul esclave. Nous sommes bien daccord. Raoul Vaneigeim également puisque cette formule (moins la référence à mai) vient du Traité de savoir-vivre à lusage des jeunes générations.
Quand Milner, sur mai 68 - avec, on le devine, cette dimension subjective de ceux qui nont pas manqué Mai - cesse de lacaniser, nous lui devons de beaux moments. Baudelaire et Benjamin sont alors convoqués. Il est vrai que Paris ne fut jamais aussi beau, écrit Milner. Soit la beauté du mouvement qui déplace. Les lignes deviennent incertaines, la multitude fait sens, la rue sintroduit dans le lieu clos des assemblées et celles-ci se déplacent à même le pavé des rues. Cest là une vision positive de mai 68 qui se distingue de lhabituel discours dancien combattant de la mouvance gauchiste (certains repensant dailleurs avec nostalgie aux événements tout en crachant sur lesprit de mai 68).
Rien ne va plus quand Jean-Claude Milner réitère le propos du début de son ouvrage : de nouveau il persiste à faire de mai 68 la stricte affaire de la petite bourgeoisie intellectuelle. Contrairement à Michéa, nous le verrons dans la seconde partie, cette affirmation chez lui na rien de péjoratif ou de condamnable. Milner écrit dans la foulée que les grèves naquirent de ce qui chez les ouvriers les apparentaient à la petite bourgeoisie ou tout simplement à la jeunesse étudiante (sic). Voilà pourquoi, ajoute lauteur, on les appela grèves sauvages. Au piquet Milner ! On les appela sauvages, ces grèves, parce que les centrales syndicales ne furent pas à lorigine de celles qui, au lendemain du 13 mai, paralysèrent en quelques jours le pays. Ce sont des ouvriers non syndiqués et syndiqués (ces derniers contre les directives syndicales dans un premier temps) qui impulsèrent le mouvement des occupations. Dans un second temps les organisations syndicales sefforcèrent de récupérer ou de canaliser ce mouvement (la C.G.T., plus particulièrement).
En revanche, je suivrais plus volontiers Milner quand, pour faire la distinction entre lun et lautre, il écrit que Mai 68 nest pas le gauchisme : il en est même le contraire. Dire même le contraire peut paraître exagéré. Encore faut-il préciser ce que lon entend par gauchisme. Ce terme a été comme on le sait forgé par Lénine dans son opuscule La maladie infantile du communisme, le gauchisme. Milner cite la définition de lun des dictionnaires, Le trésor de la langue française : Courant politique dextrême-gauche, dobédience trotskiste, anarchiste ou maoïste notamment, prônant la révolution, préconisant laction directe, et rejeté comme déviationniste par le communisme orthodoxe. Le Petit Robert de lédition 1993 ne prend pas de risque en proposant cette minimale définition : Courant politique dextrême-gauche (jajoute que lentrée gauchiste se révèle plus détaillée : Partisan extrême des solutions de gauche, révolutionnaires dans un parti -- anarchiste, maoïste, trotskiste). Même Richard Gombin, dans le chapitre introductif (Quest-ce que le gauchisme ?) de son livre Les origines du gauchisme (un ouvrage qui en 1971 proposait la première analyse des courants ayant plus ou moins souterrainement préparé mai 68), en désignant par gauchisme cette fraction du mouvement révolutionnaire qui offre, ou veut offrir, une alternative radicale ou marxiste-léniniste en tant que théorie du mouvement ouvrier et de son évolution, nemporte pas véritablement ladhésion.
Je définirais pour ma part un gauchisme organisationnel (celui des groupes trotskistes et maoïstes, tous deux étant marxistes-léninistes, mais les seconds dans une acception plus ou moins stalinienne sil sagit de prochinois orthodoxes ou de mao-spontex), et un gauchisme diffus (lequel désigne les différents modes de contestation apparus dans les lendemains de mai 68, et en dehors des organisations dextrême-gauche, via lécologie, le féminisme, léducation parallèle, lantipsychiatrie, le mouvement communautaire, la contre-culture, etc.). Ni les anarchistes, ni les situationnistes, ni le courant ultra-gauchiste (groupes bordiguistes, conseillistes, spartakistes, généralement anti-léninistes ; on peut y ranger les autonomes apparus vers la fin des années 70, et quelques unes de leurs résurgences, voire ici le Comité invisible ; en distinguant alors une vieille ultra-gauche, dune nouvelle, très éloignée de la première, mais qui comme la précédente se signale par son anti-gauchisme) ne figurent dans cette liste.
Cette définition, ou plutôt cette classification me semble plus précise, voire plus pertinente que celles proposées plus haut si lon tient compte de lévolution du mot gauchisme depuis lopuscule léniniste, et plus encore les années 70. Dailleurs les groupuscules marxistes-léninistes qui en mai 68 refusaient lappellation gauchistes (comme les appelaient les staliniens) finirent progressivement par laccepter et ladopter. Le livre des Cohn-Bendit, Le gauchisme, remède à la maladie infantile du léninisme, y contribua. Ces précisions valent également pour éviter (ou à loccasion les dénoncer) des amalgames qui, reprenant ainsi une méthode abandonnée depuis par le P.C.F., entendent fondre dans une appellation commune, commode et réductrice tout ce qui peu ou prou renverrait à un progressisme non réformiste.
Pour revenir à Jean-Claude Milner, son gauchisme, dans lexposé des faits, tend à se confondre avec le maoïsme de ses jeunes années. Selon lui le gauchisme 65 (point de départ de son itinéraire politique) a été transformé par mai 68. La formule suivante lexplicite : Au gauchisme, Mai ne donne rien de ce quil demande. Mais il lui donne ce quil désire. Et que désire-t-il ? Lici maintenant, répond Milner. La gauche prolétarienne, dont Milner fut, sinon lun des fondateurs, du moins lun des cadres les plus actifs, entre ici en scène. Elle nait, précise lauteur, dune double volonté : ne rien perdre de lici-maintenant que Mai portait en soi ; ne rien perdre du gauchisme qui réécrit lici-maintenant dans lalphabet de la politique et de lHistoire. Afin déclairer la lanterne du lecteur (qui en a bien besoin !), Milner définit la GP à travers ces quatre traits caractéristiques :
- recours équivoque à la notion de guerre civile.
- traitement équivoque de la notion des grands nombres.
- léquivoque de la référence ouvrière.
- une référence équivoque à la Chine.
Je laisse de coté les trois premiers pour en venir au quatrième. La principale raison de la quasi disparition du maoïsme de la scène politique française vers la fin des années 70 est due à la prise en compte (ou de conscience) par les militants maoïstes de la réalité du pouvoir politique en Chine, et ce partant de la société chinoise (bureaucratique, stalinienne, totalitaire, à mesure que les yeux se dessillaient). Milner note justement que le recours des maoïstes à la Révolution culturelle requiert une entière ignorance de ce qui se passait effectivement en Chine (...) Il faut aller plus loin ; il faut supposer une véritable volonté dignorance. Milner ne va pas cependant aussi loin quil ne lindique lorsquil ajoute, en guise dexplication, que les textes de la Révolution culturelle auraient été mal traduits. Cest déplacer le problème ou, comme dirait Michéa, botter en touche. Sil est vrai que larbre de la Révolution culturelle cachait la forêt de la société chinoise, nous aimerions, cet arbre abattu, débité et brûlé, avoir dautres explications. Nous ne les aurons pas. Milner ne veut rien savoir parce que là, comme dans dautres pages de Larrogance du présent, lexplication que le lecteur un peu instruit attend ou anticipe rendrait vaine la belle construction virtuelle ou le tour de prestidigitation sur lesquels sextasient les gogos.
Donc, pour reprendre le fil de cette histoire en amont, précisons quen octobre 1967 le N° 11 de le revue LInternationale situationniste souvrait sur un texte intitulé Le point dexplosion de lidéologie en Chine (dont on saura plus tard quil avait été écrit par Guy Debord) : un article remarquable, expliquant, alors que la lutte au pouvoir en Chine navait pas encore livré son verdict, ce quil fallait savoir dés 1967 de la Révolution culturelle et du maoïsme. Les nombreuses analyses qui prendront acte durant la première moitié des années 70 de lévolution de la situation chinoise confirmeront si besoin était lexcellence des thèses de ce Point dexplosion de lidéologie en Chine. Et les situationnistes nétaient pas les seuls : dautres textes (venant des secteurs de lultra-gauche ou du mouvement libertaire) sans égaler le tranchant de la thèse situationniste disaient du moins lessentiel.
Jentends une première objection. Certes cet article ou ces textes critiques restaient relativement confidentiels. Ceci cependant devenait moins vrai à partir de mai 68 dans la mesure où, les événements aidant, linformation circulait beaucoup plus rapidement (y compris sur la Chine maoïste) et cette littérature trouvait de nouveaux lecteurs. Et encore moins par la suite avec les ouvrages publiés dans la collection 10 / 18 à lenseigne de la bibliothèque asiatique. Se souvient-on de la façon dont les livres de Simon Leys étaient reçus dans les milieux maoïstes ou assimilés ? Il y aurait de quoi confectionner un impressionnant bêtisier. Les arguments de Leys (et dautres) glissaient comme la pluie sur les plumes du canard maoïste. Nos prochinois croyaient en un dieu : Mao ; en ses apôtres : les gardes rouges ; en un évangile : le petit livre rouge ; le peuple, dans lhistoire, jouait le rôle du Saint-Esprit dés lors que la pensée de Mao irriguait leur système sanguin et nerveux.
Milner, il va de soi, sefforce de préciser ce qui distingue la GP des autres groupes maoïstes. Il est vrai que la répression en se focalisant sur la GP vers 1970 et 1971 donne à cette dernière une légitimité politique à laquelle contribuent les intellectuels de renom qui se mobilisent contre linterdiction de La Cause du peuple. Cest aussi affirmer en retour lillégitimité dun pouvoir sen prenant de la sorte à la liberté de la presse. Dés lors la référence à la Résistance contre loccupant nazi prend le pas sur celle de la Révolution culturelle (moins cependant que ne le prétend Milner, la référence chinoise restant très présente). Cest aussi, ne loublions pas, le moment (lété 1971) que choisit Milner pour quitter la GP. Curieusement il évoque ensuite lévolution de ses anciens amis vers le christianisme social (LIP étant cité comme témoignage). Mais pas un mot sur la Chine et la Révolution culturelle pour expliquer le processus de dissolution du maoïsme version GP. Non, puisque Milner devient à ce moment là un intellectuel dégagé, lexplication sera philosophique : le christianisme introduira au platonisme.
Plus loin, revenant sur son départ de la GP, Jean-Claude Milner laisse entendre quil sen est bien tiré. Il a ces mots (le lecteur les trouvera naïfs, putassiers ou présomptueux selon son inclination) : Navais-je pas en vainqueur traversé lAcheron de la Révolution culturelle ? Et cela par deux fois, une fois pour my plonger sans perdre lentendement, une fois pour en ressortir sans perdre la raison. Au prix de quoi ? Milner lindique : ne rien savoir sur la Chine (et ceci, soit dit en passant, perdure aujourdhui). Cela vaut, poursuit-il, impitoyable, tel un Clint Eatswood de la pensée, pour le Cambodge, la Kolyma, et même Auschwicz. Enfin tout est rentré dans lordre : la Chine et la Révolution culturelle ayant cessé dintéresser Milner celles-ci navaient plus dimportance. Seule restait laccusation du seul fait de penser par masses.
Ce terrain ainsi balisé, Milner en vient aux raisons qui, fondamentalement, replacent Larrogance du présent dans le triptyque plus haut évoqué. Je réclame ici toute lattention du lecteur. Les dix premières pages du chapitre Lhistoire revient font retour sur mai 68. Milner y fait preuve de la virtuosité quon lui connaît en usant de ses habituels paradoxes. Il part du fameux Nous sommes tous des Juifs allemands, scandé spontanément dans les rues de Paris au lendemain de larrêt dinterdiction de séjour de Daniel Cohn-Bendit sur le sol français. Comme lécrit Milner, la phrase a de lallure. Lauteur de ces lignes se souvient du frisson qui courut alors le long de léchine des manifestants : un mélange dexaltation et de colère que venait renforcer le sentiment de savoir répondre de la manière la plus juste, la plus appropriée et la plus cinglante à cet arrêté dexpulsion. Milner revient sur lorigine de la phrase : un article de LHumanité signé Georges Marchais (inconnu encore du grand public) décrivant Cohn-Bendit comme un anarchiste allemand. Marchais, indique Milner, na pas utilisé dans cet article publié au début du mois de mai (ni dans ceux qui suivront, reprenant la même antienne) le nom juif. Sappuyant sur Lacan (une fois de plus mis à contribution chaque fois que Milner se lance dans un morceau de bravoure), notre auteur précise que que le sujet entend le sens au delà des significations. Doù les interrogations suivantes : Les manifestants de Mai avaient-ils entendu, au delà des mots effectivement écrits, un autre mot absent - le mot qui dévoile la vérité ? (...) Mai se souciait-il donc du nom juif au point dy susciter un instant de vérité ?.
La question ainsi posée nous sommes en droit de supposer que lon répondra par laffirmative. Et bien non ! Jean-Claude Milner prenant le lecteur à contre-pied répond quil est pour sa part persuadé du contraire. Le nom juif, ajoute-t-il, dans les années 50 et 60 est voué à dépérir au fur et à mesure que sétend le règne de la paix et de la prospérité. Dans le film Hitler, connaît pas, sorti en 1963, les jeunes gens interrogés qui avouaient Hitler, connaît pas, entendaient dire, selon Milner, Juif, connaît pas. Que lon peut traduire par : je ne veux plus rien connaître du délire dHitler, cest le passé, donc le nom juif ne me dit rien. Soit la preuve, poursuit Milner, que la jeunesse, dans lensemble, est alors persuadée que du coté du nom juif, tout est désormais réglé. Les lecteurs des Penchants criminels de lEurope démocratique nont pas lieu dêtre étonné de retrouver la même logique dun livre à lautre. Pour Milner il sagit de la question centrale, et lon sait déjà que rien ne lempêchera daller jusquau bout de sa démonstration. Ce nest pas sans difficulté, avouons le, que nous le suivons. Car Milner aligne une série de paradoxes qui, jimagine, font jubiler des lecteurs revenus de tout, ou presque : ceux à qui on peut dire une chose et son contraire sans craindre dêtre démenti. Milner, une fois de plus, revient à Nous sommes tous des juifs allemands, qualifié maintenant de mot dordre pour glisser, lair de rien, quil sagissait dun jeu de mot malgré tout et rien de plus (sic). La preuve, pour lauteur, résidant dans la totale inefficacité de pareil mot dordre auprès de lopinion et des gouvernants ! Ce symbolique auquel Milner se réfère expressément dans dautres pages est mis ici à la trappe ! Milner va jusquà écrire que jamais, par la suite, Cohn-bendit ne retrouva de place dans le jeu politique français (resic).
Tenant donc pour acquis cette inefficacité, Jean-Claude Milner pointe deux certitudes chez les manifestants. Premièrement, puisque le nom juif était devenu sans portée ceux-ci ne prenaient aucun risque à se dire tels. Vous suivez ? Même chose, en second lieu, en ce qui concerne le jeu sur les étiquettes nationales. Les manifestants, poursuit Milner, protestaient contre lexpulsion de Cohn-Bendit parce quils imaginaient que de telles procédures étaient rares (elles étaient au contraire déjà courantes). Milner se trompe dépoque, mais passons. Il importe que le lecteur retienne ceci : plus national que ce mot dordre tu meurs ! En réalité, nous dit Milner, ces manifestants sont de grands naïfs. Par delà le rôle joué par la police en mai 68 (et là lauteur ne nous cache rien des exactions policières), les gens en mai conservaient malgré tout une forme de confiance irréductible en la police. Allez comprendre ! Lexplication suit : ils avaient encore la naïveté de penser que lon ne vous traitait pas en étranger quand vous ne lêtes pas, ni que lon vous retirait la citoyenneté et lappartenance nationale quand elles ont été reconnues par une administration tatillonne. Mais pas un manifestant, conclut provisoirement Milner, pour se souvenir que cela avait été emporté par le vent mauvais 25 ans plus tôt, et pas un de ceux, notamment, dont les parents avaient connu ce sort. Voilà pourquoi votre fille est muette ! Ce qui revient à dire que la même, dans les rues de Paris, crie Nous sommes tous des juifs allemands sans savoir ce quelle dit. Et Milner denfoncer le clou : cette réponse à lexpulsion de Cohn-Bendit, qui révélait déjà une totale inconscience à légard de toutes les immigrations, anciennes et récentes, révélait plus encore une confiance béate dans la société française, tenue pour fondamentalement bonne et généreuse, par delà la malignité des politiques.
Jai parlé plus haut dun lecteur qui jubile. Jen connais un autre qui demande grâce. Et un troisième qui commence à simpatienter : pour le dire vulgairement il trouve que Milner le prend pour un con. Marquons un temps darrêt. Ny a t-il pas un oubli dans cette longue péroraison ? Et pas quun détail (sans vouloir jouer sur les mots). Remettons nous dans le contexte des journées de mai. La moitié de la réponse se trouve bien évidemment dans les articles de Marchais : Cohn-Bendit lanarchiste allemand. Et lautre moitié alors ? Que disent au début du mois lextrême-droite et lhebdomadaire Minute ? Ce journal évoque comme LHumanité un anarchiste allemand, mais ajoute quil est juif ! Minute était très lu à lépoque. Il est vrai que la manière de qualifier Cohn-Bendit chez Marchais suscita plus de commentaires que celle de Minute. Parce que la première souleva lindignation dune partie de la gauche tandis que la seconde restait dans son registre habituel : il ne sagissait que dune ignominie de plus. Cependant, jinsiste, au lendemain de lexpulsion de Cohn-Bendit les manifestants se souvinrent de lun (Marchais), comme de lautre (lextrême-droite, Minute ). Il ny a pas dautre explication à ce Nous sommes tous des juifs allemands. Pourquoi Jean-Claude Milner nen fait-il pas mention alors quelle tombe sous le sens ? Car tout simplement elle remettrait en cause la longue et tortueuse démonstration que jai essayé, dans la mesure du possible, de traduire fidèlement (et lexercice nest pas simple !). Si Milner évoquait ici lextrême droite, comme cela pourtant va de soi pour comprendre la seconde des raisons de la fameuse phrase, tout lédifice dressé à la compréhension du nom juif seffondrerait ou naurait pas lieu dêtre. Je ne suis même pas certain quil sagisse chez Milner dun oubli conscient : lextrême droite napparaît pas pour ainsi dire dans son ouvrage (le sujet assurément ne le préoccupe pas plus quil ne lintéresse : les antisémites sont dailleurs évoqués du bout des lèvres sans quon puisse les confondre avec la droite extrême). Cest, semble-t-il, plutôt linconscient de Milner qui lui tient en loccurrence la plume. Il y a cependant une certaine perversité dans le raisonnement qui linfirmerait. Je laisse à de plus savants le soin de trancher entre ces deux hypothèses. Un psychanalyste sans préjugés pourrait sy essayer. Ce qui veut dire que jexclus par avance linénarrable Jacques-Alain Miller, ou lun des membres de sa secte lacanienne.
Ceci posé et reposé, la voie devient libre : Jean-Claude Milner peut déployer à son aise le nom juif pour le raccrocher aux wagons de Penchants criminels de lEurope démocratique. Lauteur a immolé Nous sommes tous des juifs allemands sur lautel du nom juif. Mais posez lui la question, il vous répondra quil ne sagit que dun dommage collatéral. Milner revient alors au gauchisme et à la Gauche prolétarienne pour énoncer cette thèse : La GP est marquée par le nom juif dans la mesure exacte où elle nen parle pas. Élémentaire, mon cher Milner ! Le fameux couteau sans lame auquel manque le manche reprend du service. Un tel est marqué par le fascisme, le protestantisme, la guerre des Malouines, la purée de pois cassé, ou que sais-je encore dans la mesure exacte où il nen parle pas. Voilà de quoi élargir notre perplexité à linfini. Une seconde thèse - lévènement de cette fin de XXe siècle, à savoir le retour du nom juif, ayant pour corollaire la disparition du nom ouvrier - prend acte de la dissolution de la GP et du reflux du gauchisme (en y ajoutant leffacement du P.C.F.). Sur cette disparition lauteur va un peu vite en besogne : lactualité de cette année 2009 le démentirait. Mais cela na pas dimportance pour Jean-Claude Milner. Chez lui ce nest pas lénoncé des faits qui fait sens. Cest dire que pour notre linguiste lHistoire marche sur la tête. En dernier lieu Milner la reconstruit depuis la grille de lecture du nom juif. A ce compte là lHistoire peut délirer, Milner pérorer, et les dupés sextasier.
(1) Consultable sur le site Lherbe entre les pavés : http://www.lherbentrelespaves.fr/
(2) Alain Finkielkraut nest ici cité, une fois de plus, que comme philosophe et penseur incarnant plus que dautres la tendance à loeuvre auquel Michéa apporte sa contribution dans les registres que je viens de relever. On peut être totalement en désaccord avec Finkielkraut sans pour autant le mépriser (comme nous pourrions le dire, parmi de très nombreux exemples, dun Bernard-Henri Levy). On peut affirmer de manière très polémique ses désaccords avec le philosophe, penseur et médiatique Finkielkraut tout en respectant lhomme. Il est intervenu il y a dix ans en faveur dun écrivain qui faisait alors lobjet dun lynchage médiatique (excessivement disproportionné eu égard ce qui lui était reproché). Et Finkielkraut était bien le seul parmi ceux que lon pourrait appeler des intellectuels de renom. Cétait faire preuve dun certain courage, du moins pour un intellectuel médiatique. Dailleurs ce soutien a mis fin à la collaboration (même ponctuelle) de Finkielkraut avec Le Monde. Certes notre philosophe sexprime depuis dans les colonnes du Figaro, mais jimagine que pour lintéressé ce nest pas exactement la même chose.
(3) Consultable sur le site Lherbe entre les pavés : http://www.lherbentrelespaves.fr/
(4) Ceci avait été précisé il y a déjà longtemps par Boris Souvarine.
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MAI 68, ENCORE
Le lecteur, après léclairage critique de la première partie, sera sans doute peu étonné dapprendre que pour Jean-Claude Michéa mai 68 a joué un rôle décisif dans lélaboration du capitalisme moderne. On la lu sous dautres plumes : cest lune des figures imposées des penseurs de droite ou de gauche décomplexés (mais pas nécessairement pour les mêmes raisons). Michéa, dans Orwell anarchiste tory, évoque en mai 68 le mythe fondateur de notre modernité. Ce thème se trouvera repris et développé dans les ouvrages suivants du philosophe au point de devenir lun des thèmes récurrents de sa pensée.
Lopération vise à réduire mai 68, dune part en lassimilant aux July, Geismar, Cohn-Bendit, Kouchner, et compagnie ; dautre part en y situant les prémices de laccomplissement du capitalisme moderne. Pour ce faire Michéa ne prend en compte (à travers ce quil appelle laspect dominant de 68) que la seule jeunesse estudiantine, voire les nouvelles classes moyennes. Ce cadre posé, mai 68 devient ce moment où le refus de lordre capitaliste a basculé dans lapprobation libérale. Michéa explique ce basculement par, premièrement, le sens de lhistoire revendiqué par les insurgés de mai (un sens de lhistoire décrit comme un mythe reposant sur lidée de progrès) ; en second lieu par limmoralisme inhérent au libéralisme (en lopposant à la morale de la common decency). Certes, notre philosophe écrit par ailleurs que mai 68 na jamais fait que catalyser et précipiter une évolution économique et culturelle dont les racines plongeaient bien plus dans les nouveaux développements du capitalisme de consommation que dans leur contestation officielle. Toutefois il fait suivre cette phrase du constat suivant : Du reste cette évolution sest largement reproduite à lidentique dans lensemble des pays occidentaux quils aient connu ou non léquivalent de Mai 68. Ici le lecteur un tant soit peu logique peut sinterroger. Si cette évolution sest produite à lidentique dans les pays nayant pas connu mai 68 que vient donc faire celui-ci dans cette galère ? Par conséquent, si je lis Michéa dans le texte mai 68 na rien à voir avec les nouveaux développements du capitalisme puisque notre auteur nous explique (et insiste même !) que cette évolution dans dautres pays sest faite en labsence de tels événements. Cest dire une chose et son contraire. Sauf quici pareille contradiction met particulièrement en lumière la vacuité du raisonnement michéen. Quand, en présence de deux phrases, la seconde, censée confirmer la première, en constitue le meilleur démenti, nous tenons là un exemple flagrant de cette confusion quun Michéa élève ici à un niveau rarement atteint.
Notre philosophe y revient pourtant dans de nombreuses pages de la Double pensée. En particulier lors dun entretien accordé à Radio Libertaire, sans être un seul instant interrompu par le gentil interviewer. A coté de laspect dit dominant de mai 68, largement traité, Michéa évoque un aspect dominé. Il se réfère ici aux travaux de Kristin Ross pour distinguer un mai 68 étudiant dun mai 68 populaire, tout en avançant que luniversitaire et journaliste américaine aurait définitivement établi pareille distinction. Il sagit chez Ross (dans son livre Mai 68 et ses vies ultérieures ) dune proposition parmi dautres : lintérêt de cet ouvrage résidant dans la documentation proposée. Parlons plutôt dune auberge espagnole dans laquelle Michéa choisit le plat qui lui convient pour le servir à son lecteur. Tout comme il nest pas à un anachronisme près lorsquil relève que Daniel Cohn-Bendit invitait en mai 68 les étudiants parisiens à célébrer le pouvoir émancipateur de toutes les formes de deterritorialisation (ce concept ayant été forgé quelques années plus tard par Deleuze et Guattari). Sur cette lancée Michéa accuse également Dany-le-Rouge davoir incité ces mêmes étudiants à abolir toutes les frontières. On sait quil nen fut rien puisque le pouvoir gaulliste fit savoir de la façon la plus catégorique à DCB quil existait bien une frontière entre lAllemagne et la France. Plus sérieusement Michéa reprend la distinction faite plus haut pour nier lexistence en aucune façon dune unité de mai 68. Cest lun des points sur lequel il insiste le plus : ces deux aspects (mai 68 étudiant et mai 68 populaire) nont jamais coïncidé, ni ne peuvent être reliés par des passerelles. Je dirai plus loin combien, lorsquil sagira de préciser ce que fut réellement mai 68, je suis en désaccord avec cette analyse.
En attendant, sans vouloir sortir du sujet, il parait utile de sattarder sur le propos suivant de Michéa concernant Sarkozy (dautant plus que lactuel Président est très peu cité dans un corpus michéen faisant la part belle à lactualité) : Il fallait être un universitaire de gauche pour prendre au sérieux les imprécations de Sarkozy contre mai 68. Allons donc ! La droite (voire certains secteurs de la gauche) qui arborait une mine plus que réjouie le lendemain de ce discours ne les avaient pas prise au sérieux ? Et Michéa dajouter que dans le même discours (celui de Bercy) Sarkozy sen prenait également au culte de largent, au profit à court terme, à la spéculation et aux dérives du capitalisme financier. On sait ce que valent de tel propos chez Sarkozy. Mais en quoi cela invaliderait les imprécations sarkozistes sur mai 68 ? Celles-ci dailleurs ne dataient pas davril 2007. Il y en avait eu dautres, auparavant. Mais ces imprécations là eurent plus de résonance que les précédentes. Au point que des commentateurs prétendirent que Sarkozy avait définitivement enterré mai 68 à Bercy. Il ny aurait donc que Michéa à ne pas vouloir prendre au sérieux le discours de Bercy ?
Reprenons ce fameux discours. Que disait donc Sarkozy ce jour davril 2007 sur mai 68 ? Très médiatisés (ils représentaient dailleurs la moitié de ce discours) ces propos furent largement reproduits par la presse tous genres confondus. Ils sont bien connus et je ne les reprendrai pas (1). Cependant, et plus particulièrement à Bercy, Sarkozy parlait Michéa en nous renvoyant aux thèses défendues par le philosophe sur la délinquance, lautorité, lécole, les repères éthiques, les valeurs morales, la gauche héritière de 68, le mérite, la famille, etc., etc., etc. Il sagit dun secret de polichinelle : ce discours a été écrit par Henri Guaino (2). Cest probable, voire possible que Michéa figure parmi les auteurs et penseurs ayant inspiré le conseiller spécial du futur président.
Au début de son mandat présidentiel on sait que Sarkozy avait contacté Manuel Valls, parmi dautres personnalités de gauche, pour lui proposer dentrer dans le gouvernement Fillion (ce qui était déjà un signe de reconnaissance). Contrairement à Kouchner, Besson et Jouyet (qui ne pouvaient espérer mieux au P.S.), Valls refusa. Lhomme est ambitieux, et cette ambition avait selon lui plus à gagner au P.S. Sarkozy dut sy résoudre. Mais il comprit assez rapidement que Valls lui serait plus utile au P.S. quau gouvernement. Nous en avons eu la confirmation.
On pourrait élargir ce propos. En létendant par exemple aux penseurs et philosophes qui ne seraient pas sans partager un certain nombre de valeurs avec lactuel hôte de lÉlysée sans pour autant faire preuve dallégeance. Dans une telle configuration un Michéa parait évidemment plus utile quun Glucksmann ou un Ferry.
Pour le trentième anniversaire de mai 68, en réponse à la fièvre commémorative évoquée dans le chapitre précédent, jécrivais et diffusais le tract suivant (reproduit ci-dessous).
MAI 68, TRENTE ANS APRÈS
Trente ans après, mai 68 fait de nouveau la une de lactualité. Les médias sen donnent à coeur joie : cest à qui renchérira sur lévénementiel, voire lanecdotique. Derrières ces images complaisantes qui tant reproduites finissent pas perdre toute signification, il convient de rappeler ce que fut réellement ce printemps là.
Cette grève générale, la plus importante qui ait jamais arrêté léconomie dun pays industrie, se trouvait amplifiée par un mouvement doccupations sans précédent. Lusage de la démocratie directe redonnait du sens au projet révolutionnaire. Limagination avait pris le pouvoir parce que la poésie était descendue dans la rue. Les gens parlaient : le désir retrouvé du dialogue, le goût dune véritable communauté et la volonté pour chacun décrire sa propre histoire débouchaient sur une critique généralisée des aliénations, des idéologies et de lorganisation de ce monde. Mai 68 fut cette fête où lon refusait toute autorité, toute enrégimentation, toute spécialisation. refus également des partis et des bureaucraties syndicales, toute comme du mensonge stalinien, de la morale répressive et du travail aliénant. En cela mai 68 fut libertaire.
Trente ans après, qui commémore quoi ? Notre belle jeunesse ? Des illusions perdues ? Un printemps sans avenir ? Cest même devenu la référence obligée de ceux qui, faute davoir su révolutionner le monde le gèrent maintenant aux mieux de leurs intérêts (et de ceux qui les emploient). On peut à la fois cracher sur ses idéaux passés et exhiber complaisamment quelque fait darmes datant des événements. Il y a belle lurette que ces contestataires là se sont recyclés dans les médias, la publicité, la haute administration ou au parti socialiste. Nous leur laissons cette commémoration, cet enterrement de première classe, ce cadavre que la famille comme les croque-morts ressortent tous les dix ans en se félicitant de lavoir échappé belle.
Lépoque a changé, nous dit-on. Sil est vrai que la montée de lextrême-droite, lexistence de millions de chômeurs, la destruction de certaines des bases biologiques de la vie et le processus de liquidation du prolétariat ne le démentent pas, faut-il pour autant désespérer de mai 68 ? Naccuse-t-on pas la culture antiautoritaire de laprès 68, ses utopies, et même un goût pour la transgression hérité de ces années là dêtre en grande partie responsables de cette crise du lien social à laquelle sont directement confrontés ceux qui à des titres divers se trouvent investis de charges et de responsabilités éducatives. Voilà la vraie nouveauté de cet anniversaire : si lécole se délite, les banlieues explosent et la famille ne joue plus son rôle, cest la faute à mai 68 !
Cela ne nous rend pas spécialement heureux dêtre les hommes dun temps de médiocrité historique. Mais en quoi ce monde là serait-il davantage supportable ou réformable que celui contre lequel nous nous insurgions voilà trente ans ? Si la lettre porte à discussion, lesprit de ce printemps là doit encore être invoqué pour insuffler toute activité critique digne de ce nom. Aujourdhui, comme hier, il nous faut refaire lentendement humain. Il nexiste pas dautre façon de célébrer mai 68.
Pour reprendre plus dans le détail ce que fut mai 68, jaimerais mentionner en premier lieu lune des contributions les plus importantes écrites dans laprès coup (le long article intitulé Le commencement dune époque qui ouvre le douzième et dernier numéro de lInternationale Situationniste en septembre 1969), ensuite des textes écrits à chaud pendant les événements ou durant les mois suivants par Maurice Blanchot.
Le premier et les seconds ne se confondent pas. Pourtant, indépendamment des raisons qui mincitent à les commenter, je tiens à les mettre en parallèle. Dune certaine façon lun et les autres se complètent. Cest aussi quarante ans plus tard entendre dépasser ce qui pouvait sapparenter alors à un malentendu, mais dans les termes du conflit si lon se réfère à ce quont pu écrire les uns sur les autres, et réciproquement (sachant que les autres désigne ici les membres du Comité des écrivains et des étudiants auquel appartenait Blanchot, et au sein duquel ses textes furent publiés sans nom dauteur). Je ne veux pas dire par là que le temps efface nécessairement une telle dimension conflictuelle. Celle-ci appartient à une histoire que lon ne saurait réécrire pour arrondir les angles. En revanche, la nécessité de comprendre aujourdhui mai 68 dans toutes ses dimensions passe par la prise en considération des écrits et de laction de quelques uns de ceux qui, tout en sopposant sur certains points, même sur un mode très polémique, nen contribuèrent pas moins, parmi dautres (mais plus que dautres) à ce que mai 68 fut ce que jen dirai plus loin. Certes le plateau de la balance penche sensiblement du coté situationniste. Cependant les textes confidentiels de Blanchot (dautant plus quils étaient anonymes) font retour sur quelques unes des vérités essentielles de mai 68, et à ce titre supportent la comparaison avec les analyses situationnistes.
Plus quaucun groupe (à lexception du Mouvement du 22 mars), lInternationale Situationniste reste associée à mai 68. Son influence se trouva reconnu dans un second temps (y compris sur le mode paradoxal du fantasme ou de la calomnie). Comme lécrivaient les situationnistes dans Le commencement dune époque : Si les rares documents connus de lI.S. ont rencontré une telle audience cest évidemment quune partie de la critique pratique avancée se reconnaissait delle-même dans ce langage. Cest dire que lI.S. sétait autant reconnue dans mai 68 que le mouvement se reconnaissait en grande partie dans les thèses situationnistes. Cette reconnaissance là sexpliquait principalement par le caractère révolutionnaire nouveau de ces thèses, lesquelles dépassaient les habituelles antinomies entre le politique et le culturel, le social et la vie quotidienne pour les fondre dans une critique radicale de tous les aspects de la société de ces années-là. Sachant que lI.S. ne prétendait nullement jouer pour elle un rôle dominant dans ce processus : Le caractère largement nouveau de ce mouvement pratique est précisément lisible dans cette influence même, tout à fait étrangère à un rôle directif, que lI.S. sest trouvée exercée.
En ce qui concerne les événements proprement dits, Le commencement dune époque revient sur les prémices de mai 68 : à travers lactivité du groupe les Enragés (dont plusieurs membres adhéreront ensuite à lI.S.) à la faculté de Nanterre depuis janvier 1968 (relayé par le Mouvement du 22 mars en avril), ceci entraînant une répression autant universitaire que policière. Le conflit sélargit alors à dautres facultés et sexprime une première fois dans les rues du Quartier Latin le 3 mai. Cest le début dune série de manifestations de plus en plus violentes avec le point culminant de la nuit dite des barricades de la rue Gay-Lussac des 10 et 11 mai. Situationnistes et Enragés se retrouvent dans la Sorbonne occupée depuis le 14 mai. Lun dentre eux se trouve élu au premier comité doccupation. Un comité Enragés - I.S.. publie plusieurs documents qui, tout en rappelant lactivité précédente des situationniste, appellent à agir de suite pour faire connaître, soutenir, étendre lagitation. Laccent est mis sur loccupation immédiate de toutes les usines en France et à la formation de Conseils ouvriers. Les situationnistes et leurs amis quittent la Sorbonne le 17 mai pour constituer le Conseil pour le maintien des occupations dans les locaux de lIPN de la rue dUlm. Le CMDO publie ensuite de nombreux documents diffusés à quelques 200 000 exemplaires en France, et même à létranger durant le mois de juin. Il décide de se dissoudre le 15 juin.
Par delà cet aspect factuel, Le commencement dune époque insiste sur les points suivants. Mai 68 a été la plus grande grève générale qui ait jamais arrêté léconomie dun pays industriel avancé, et la première grève générale sauvage de lhistoire : les occupations révolutionnaires et les ébauches de démocratie directe ; leffacement de plus en plus complet du pouvoir étatique pendant près de deux semaines ; la vérification de toute la théorie révolutionnaire de notre temps, et même ça et là le début de sa réalisation partielle ; la plus importante expérience du mouvement prolétarien moderne qui est en voie de se constituer dans tous les pays sous sa forme achevée, et le modèle quil a désormais à dépasser - voilà ce que fut essentiellement le mouvement français de mai 1968, voilà déjà sa victoire. Cétait également la critique généralisée de toutes les aliénations, de toutes les idéologies et de lensemble de lorganisation ancienne de la vie réelle (...) Dans un tel processus, la propriété était niée, chacun se voyant partout chez soi. Le désir reconnu du dialogue, de la parole intégralement libre, le goût de la communauté véritable, avaient trouvé leur terrain dans les bâtiments ouverts aux rencontres et dans la lutte commune (...) Le mouvement des occupations était évidemment le refus du travail aliéné ; et donc la fête, le jeu, la présence réelle des hommes et du temps. Il était aussi bien le refus de toute autorité, de toute spécialisation, de toute dépossession hiérarchique : le refus de lÉtat et, donc, des partis et des syndicats aussi bien que des sociologues et des professeurs de la morale répressive et de la médecine.
Mai 68 fut ceci et cela en même temps, et intimement liés. Nous sommes bien loin des tombereaux dinsanités déversés depuis par les Michéa et consort ! La séparation faite par Jean-Claude Michéa entre deux mai 68, létudiant et le populaire, le premier layant largement emporté sur le second, relève dune reconstruction autant arbitraire que dérisoire. Tout comme la fiction michéenne dun mai 68 impulsant un nouvel élan au capitalisme vise fondamentalement à brouiller et à occulter autant que possible la réalité, le sens et les conséquences des dits événements pour fourguer la camelote idéologique la plus susceptible de discréditer le type denseignement quil conviendrait encore aujourdhui de tirer de ce beau mois de mai. Plus largement elle sinscrit dans un processus révisionniste qui vise à faire passer mai 68 pour son contraire.
Il fut un temps où les contempteurs de mai 68, du gaullisme à la droite traditionnelle et des staliniens à la gauche réformiste, en dénonçaient les excès. Mai 68, même vilipendé, même traîné dans la boue, conservait une forte identité. Elle était plus ou moins négative mais on savait cependant de quoi lon parlait. Raymond Aron, indiscutable penseur de droite, mais doté dune vue un peu plus perçante que ce qui tenait lieu dintellingentsia au pouvoir, le premier ouvrit une brèche en avançant dans La révolution introuvable quil ne sétait fondamentalement rien passé en mai 68. Dautres, par la suite (mais cela prit un certain temps), arguant ou prenant prétexte des palinodies ou revirements successifs de soixante-huitards bien en vue (parmi lesquels Daniel Cohn-Bendit, immanquablement associé à mai 68, sera en quelque sorte la cerise sur le gâteau) sengouffreront dans cette ouverture en sefforçant de dépouiller mai 68 de ses aspects spécifiques, radicaux, émancipateurs afin de le réduire à une crise dadaptation des institutions ou de le disqualifier comme moment refondateur du capitalisme, voire de laccuser de tous les maux dont souffrirait après coup la société française. Nous en avons eu lune des illustrations avec les écrits de Michéa et le discours de Bercy du candidat Sarkozy.
Et puis, en regard des sempiternels arguments des Michéa et consort sur lévolution que lon sait des Geismar, Glucksmann, July, Kouchner et cie visant à discréditer mai 68, reprenons ce quécrivaient en 1969 les situationnistes sur le gauchisme. Dans Le commencement dune époque ils adressent une volée de bois vert aux groupuscules auxquels appartenaient tous ces messieurs en relevant leur rôle de porte à faux lors des événements, leur volonté malgré tout de ménager les bureaucraties syndicales ou staliniennes, leur propension à courir après un mouvement bien plus extrémiste queux, leurs illusions pseudo-stratégiques, leur incapacité à comprendre la radicalité de mai 68 alors quils parodiaient de la manière la plus malheureuse toutes les formes de révolution du passé. Le Mouvement du 22 mars (et DCB) bénéficie dun traitement particulier. Moins suspect de ménager le P.C.F. et les syndicats, ce groupe combine presque toutes les tares idéologiques avec les défauts du confusionnisme naïf. Lultra-gauche nest nullement épargnée : bien au contraire en raison de ses archaïsmes économistes et de son incapacité à comprendre la profonde nouveauté de mai 68.
Il y a une dimension polémique indéniable dans ces constats. Cependant cette critique, déjà à loeuvre dans les précédents numéros de lInternationale Situationniste, constituera en quelque sorte le socle, durant les années 70, à partir duquel on traitera du gauchisme et des gauchismes (du trotskisme au maoïsme, en passant par tous les avatars du léninisme ou du spontanéisme) dans des milieux qui ne se réclamaient pas toujours de la théorie situationniste, mais qui sur ce plan-là savaient de quoi il en retournait. Par conséquent, pour ce qui concerne les personnages cités plus haut, en 68 le vers était déjà dans le fruit. Ou bien, pour reprendre une certaine formule, ces messieurs ont ensuite échangé une erreur contre une autre. Je veux bien reconnaître que la seconde possède un caractère de gravité plus évident (ou beaucoup plus évident selon les cas).
Mai 68, pour compléter le tableau, relie dans le droit fil des révolutions du XIXe siècle lancien et le nouveau. Les barricades, tout en représentant matériellement la réponse la mieux adaptée à loccupation dun terrain urbain ou encore à la violence de la répression policière, symbolisaient les luttes du passé et en constituaient la mémoire vivante. On ne dira jamais assez combien les gens se sont parlés dans les rues de Paris et dailleurs tout au long des journées de mai. Des groupes de personnes se formaient spontanément pour discuter et débattre des différents aspects du mouvement, des solutions qui pourraient être ici ou là envisagées, mais aussi de leurs aspirations à vivre dans un autre monde. Sur les murs des grandes villes de multiples inscriptions portaient le témoignage dune poésie descendue dans la rue. Cette dimension prenait le pas sur le coté propagandiste des slogans maoïstes et trotskistes. Une dernière donnée : en mai et juin 68 on hospitalisa beaucoup moins que dordinaire en milieu psychiatrique.
Ce que lon pourrait appeler à proprement parler lengagement politique de Maurice Blanchot (sachant que cette sensibilité se trouvait déjà exprimée au lendemain de la Libération dans un texte consacré au surréalisme) date de la création de la revue 14 juillet en 1958. Fondée par Dionys Mascolo et Jean Schuster (avec la collaboration des surréalistes, de Daniel Guérin, Claude Lefort, Maurice Nadeau, Robert Antelme...), elle appelle à lutter contre larrivée au pouvoir de de Gaulle (en déclarant illégal son gouvernement et usurpateur le général). Blanchot participe au second numéro avec un court article, Le refus. Une référence qui va devenir comme une sorte de signature pour Blanchot. Il sagit là de lun des beaux textes jamais écrit sur la capacité et lobligation dans certaines circonstances de refuser : un refus absolu et catégorique. Ensuite Blanchot sera le principal rédacteur de la Déclaration sur le droit à linsoumission dans la guerre dAlgérie (le Manifeste des 121), puis, dans la continuité, il tente avec dautres écrivains dimpulser une Revue Internationale qui restera à létat de projet. Enfin Blanchot est lun des membres fondateurs (avec Antelme, Mascolo, Bounoure, Duras, des Forêts, Leiris, Nadeau) du Comité daction étudiants - écrivains constitué le 8 mai 1968. Ce comité, installé un premier temps à la Sorbonne, publie en mai-juin des déclarations collectives et des articles non signés. Il fait également paraître un bulletin en octobre 1968, puis un bilan en juillet 1969 clôt cette activité.
On put vérifier en 1998, à loccasion de la publication dans le n° 33 de la revue Lignes dun dossier consacré à Dionys Mascolo, le Manifeste des 121 et mai 68 (attribuant à chacun des auteurs la paternité des articles anonymes du Comité), limportance de la participation de Blanchot autant du point de vue quantitatif que qualitatif. Jen extrait un texte intitulé Sur le mouvement (datant de décembre 1968, ensuite repris dans le bilan). Partant de linterrogation Quelle a été sa force (celle du mouvement) en mai 68, Blanchot répond, que dans cette action, dite étudiante, jamais les étudiants nont agi comme étudiants mais comme révélateurs dune crise densemble, comme porteurs dun pouvoir de rupture mettant en cause le régime, lÉtat, la société. LUniversité na été quun point de départ. Puis il enchaîne sur les forces et faiblesses du mouvement tout en sinscrivant en faux contre un prétendu échec de mai. Là Blanchot parle de révolution : Le mouvement de mai a été la RÉVOLUTION dans la fulgurance et léclat dun événement qui sest accompli et, en saccomplissant, a tout changé. Une révolution qui ne ressemble à aucune autre : Plus philosophique que politique ; plus sociale quinstitutionnelle ; plus exemplaire que réelle ; et détruisant sans rien de destructeur, détruisant, plutôt que le passé, le présent même où elle saccomplissait et ne cherchant pas à se donner un avenir, extrêmement indifférente à lavenir possible, comme si le temps quelle cherchait à ouvrir fût déjà au-delà de ces déterminations usuelles. Cependant Blanchot ajoute à lintention de ceux qui ne verraient là quune mystique de la révolution, des précisions dordre factuel sur le déroulement des événements. Avant de conclure il insiste sur laspect radicalement nouveau de mai 68 (rejoignant ainsi les situationnistes) : PLUS RIEN NE SERA COMME AVANT. Penser, agir, organiser, désorganiser : tout se pose en dautres termes, et non seulement les problèmes sont nouveaux, mais la problématique elle-même est changée. En particulier, tous les problèmes de la lutte révolutionnaire, et dabord de la lutte de classe, ont pris une forme différente.
Il y a là également, osons le mot, une dimension spirituelle qui ne fut pas absente de mai 68. Cest aussi poser la question des termes de lémancipation. Jy reviendrai dans la troisième partie de cet essai. Pour en revenir au différend relevé plus haut, le Comité étudiants-écrivains en général, et Dionys Mascolo en particulier ne présentent pas lactivité des situationnistes sous un jour favorable. Ceux-ci leur répondent dans le n° 12 de la revue sur le mode polémique habituel. Mais à aucun moment ils ne se référèrent à Blanchot. Ceci précisé, et après mêtre attardé sur les contributions des uns (les situationnistes) et de lautre (Blanchot), il parait préférable davancer quarante ans plus tard que lune et lautre traduisent parmi dautres, mais plus que dautres, ce que lon pourrait et devrait dire aujourdhui de mai 68. Dun coté la confirmation, par la preuve des dits événements, dune radicalité qui sétait trouvée chez elle en mai 68 (Si beaucoup de gens ont fait ce que nous avons écrit, cest parce que nous avons écrit essentiellement le négatif qui avait été vécu, part tant dautres avant nous, et aussi par nous mêmes) ; de lautre la dimension souveraine dun refus radical que mai 68 traduit comme possibilité révolutionnaire, mais également négation même de ce qui na pas été encore posé et affirmé.
Jévoquais dans un précédent paragraphe une brèche ouverte par Raymond Aron, dans laquelle sétaient engouffrés daucuns avec un temps de retard - celui du retournement de veste dune grande partie des chefaillons gauchistes - pour réviser mai 68 sur le mode dune prétendue adaptation du capitalisme (les critères variant selon le champ dintervention, de la philosophie aux sciences humaines). Gilles Lipovetsky figure parmi ceux qui au début des années 80 entendent se colleter dans des travaux à caractère philosophique ou sociologique avec ce que lon rapporte à un nouvel air du temps. On ne discutera pas ici les thèses de Lère du vide : essais sur lindividualisme contemporain sinon pour dire que lon peut accepter quelques unes des descriptions faites par Lipovetsky quant aux formes prises ici ou là par cet individualisme sans pour autant adhérer à la vision du monde qui nous est par ailleurs proposée, ni aux conclusions de lauteur. Lipovetsky, par exemple, va jusquà écrire que lindividualisme contribue désormais à abolir lidéologie de la lutte des classes (laquelle devient bien entendu idéologique sous sa plume). Cest prendre ses désirs pour des réalités. Mais ce qui nous importe ici se sont les lignes suivantes : Les journées de mai (...) reproduisent moins le schéma des révolutions modernes fortement articulées autour des enjeux idéologiques quelles ne préfigurent la révolution postmoderne des communications. Ici Lipovetsky va relire et réinterpréter les événements pour les enrôler sous la bannière de lindividualisme contemporain. Il semblerait que les thèses de ce philosophe aient depuis fait long feu. Quoiquil en soit elles avaient le vent en poupe durant les sinistres années 80. Nous nen avons pas terminé avec lauteur sur mai 68, puisque trois ans plus tard Lipovetski y revient dans un article de la revue Pouvoirs. Il y écrit que sous le signe de la révolution lesprit 68 ne faisait que prolonger la tendance pesante de la privatisation des existences (...) Non seulement lesprit de Mai est individualiste mais il contribue à sa manière (...) à accélérer lavènement de lindividualisme narcissique contemporain, dépolitisé et réaliste, flottant et apathique, largement indifférent aux grandes finalités sociales et aux combats de masse.
Il parait difficile de faire mieux : comment aligner le plus grande nombre de contre-vérités en si peu de lignes ! Ajoutons Lipovetsky à la liste de ceux qui nen finissent pas dexorciser à travers mai 68 laversion, même rétroactive, que leur inspirent les événements. La rage dont se trouve accusée mai 68 sappelle ici individualisme. Ce que ne manqueront pas de souligner plus tard Michéa dans ses ouvrages, et Sarkozy dont son discours de Bercy. Rien de vraiment nouveau sous le soleil, mais une pièce supplémentaire à verser au dossier. A vrai dire je citais Lipovetsky en dernier lieu pour faire ressortir la mention dun esprit 68 (ou esprit de mai 68). Car, je le souligne, pareille mention qui chez Jean-Claude Michéa, comme on sen doute, ne suscite que des sarcasmes nest pas davantage prisée par lautre Jean-Claude (pourtant beaucoup moins critique sur mai 68).
Ceci sexplique par la lecture faite par Milner des années 70. On a vu quelle se limitait à un indépassable horizon du gauchisme auquel Larrogance du présent apporte maints témoignages. Milner donc, pour les besoins de sa démonstration, tient à opposer mai 68 à l esprit 68 sur le mode paradoxal quon lui connaît. Pour ce faire il écrit que Mai 68 voulait que tous, maîtres et esclaves du vieux monde, deviennent des maîtres ; lesprit 68 affranchit les esclaves mais nen fait pas des maîtres. Milner, si nous le suivons bien, veut opposer mai 68 à la doxa gauchiste des années 70 sur ces mêmes événements. Cette manière de voir nest pas sans pertinence. Pourtant la critique du gauchisme était déjà explicite en mai 68 (entre autres par les situationnistes, comme on la vu). Là aussi lesprit 68 sous la plume de Milner nest quune façon de plus de distinguer mai 68 de la période gauchiste qui suit. Cette gymnastique lentraîne à établir une autre distinction, plutôt spécieuse, entre certains de ses interlocuteurs de la décennie 70 : les uns venus de mai, et les autres du gauchisme. Lopération permet dexcuser quelques uns de ces derniers de pareil héritage au prétexte quils avaient eu la loyauté de ne pas vouloir sen taire et de sopposer à eux-mêmes un démenti. Pour le lecteur qui na pas lu Larrogance du présent je précise que Milner évoque ici les nouveaux philosophes. Sur ces dernier Deleuze évoquait leur haine de 68 et ajoutait cétait à qui cracherait le mieux sur 68. Ce que Milner traduit par qui se refuse au démenti de soi, ne sait pas ce quest la vérité ; qui recule avec effroi devant la renégation (sic) ne sait pas ce quest laffirmation. Ici la vérité est bonne fille, pour ne pas dire bien obligeante puisquelle sert à justifier les revirements (ou les renégations pour parler le milnérien) des amis de Milner, mais également le sien. Laffirmation, quant à elle, na jamais été soumise à pareille fête : mais un tel succès risque de lui ôter à jamais tout crédit. Ce morceau de bravoure (autant impudent que culotté, arrogant que dérisoire) soulève un lièvre que je lèverai le moment opportun.
Non, lesprit de 68 na pas grand chose en commun avec ce que peuvent écrire les Michéa, Milner, Lipovetsky et cie. Il désigne ce en quoi mai 68, ensuite, sincarne ou se trouve illustré dans des actions, des activités, des oeuvres. Cest vouloir dire que celles-ci nauraient pas le caractère exemplaire que nous leur portons sans mai 68. Citons en quelques unes pour les seules années 69 et 70.
Le 10 mars 1969, en fin de journée, la statue de Charles Fourier était remise place Clichy sur son socle. Il sagissait de la réplique en plâtre, mais finement bronzée, de la précédente déboulonnée presque trente ans plus tôt par les nazis. Une plaque gravée à la base de la statue désignait les auteurs de ce détournement : En hommage à Charles Fourier, les barricadiers de la rue Gay Lussac. Le lendemain trente gardiens de la paix, aidés dune grue, furent mis à contribution pour remettre le socle à nu (3).
Le 15 janvier 1970 sort à Paris le premier film dAlain Tanner, Charles mort ou vif. Ce film raconte la rupture dun industriel suisse (Charles Dé) davec son milieu, puis la lente et inexorable progression, jubilatoire, critique et exemplaire de Charles vers son destin de déserteur social et familial que lon finit par enfermer en psychiatrie. Charles mort ou vif pose la question de lémancipation dune manière singulière : la place du sujet émancipateur incombe plus à Charles quau couple de marginaux qui lont recueilli (4). Tanner lillustre par un usage de la citation nayant pas déquivalent (Godard excepté) dans le cinéma de lépoque : la fable brechtienne rejoint ici le détournement situationniste. Il se trouva au moins un critique (Philippe Haudiquet) pour écrire que cest de Suisse que nous parvient (...) le plus bel enfant cinématographique du mois de mai 1968.
Ce même mois de janvier, Léo Ferré chante à la Mutualité. Il crée durant cette série de récitals la presque totalité des chansons qui se retrouveront sur les deux albums Amour-Anarchie. Les références à mai 68 sont présentes dans plusieurs des titres de ce tour de chant. Certains étaient déjà connus depuis le disque précédent. Mais seuls les bons connaisseurs de Ferré savent quune chanson comme Madame la misère (Ce sont des enragés qui dérangent lhistoire) avait été écrite - le texte en tout cas - une vingtaine dannées plus tôt : ce poème figurant dans le recueil Poète... vos papiers ! publié en 1956. De là à dire que cet esprit de mai 68 nétait sans antériorité il ny a quun pas que nous franchirons sans hésiter.
On sattendait moins, pour citer un dernier témoignage à charge sur mai 68, à trouver ce genre de discours, même atténué, dans lun des ouvrages du collectif Pièces et mains doeuvres (7). On ne sait sil faut incriminer quelque maladresse ou un rapport désinvolte à lhistoire dans la phrase suivante : Quelques nuits démeutes, et le retour de lessence dans les pompes à la Pentecôte 68 suffirent à pacifier un mouvement communément réformiste. Dans ce livre (Terreur et possession ) qui comporte des pages pertinentes (même si les thèses des auteurs ne sont pas à labri de la critique) on aurait pu se passer de lire ce propos un tantinet mesquin, plutôt léger et complètement à coté de la plaque.
Pour terminer sur une note bouffonne, mai 68 a également été pris à partie par deux psychanalystes dans un ouvrage intitulé Lunivers contestationnaire : un livre sorti en 1969 et signé André Stéphane (pseudonyme sous lequel se cachaient Bela Grunberger et Janine Chasseguet-Smirgel). Jai ailleurs dit deux mots sur cet ouvrage indigent qui comporte un chapitre posant léquation gauchisme = fascisme. Sinon Lunivers contestationnaire (titre décalqué de Lunivers concentrationnaire de David Rousset) sattarde bien évidemment sur la contestation du discours du père identifié comme un discours bourgeois et même juif. Ceci afin daccréditer quelque fondement antisémite de mai 68. Passons sur les élucubrations de nos deux analystes sur la dalle sacrée ou le tombeau du père (ici pour associer contestataires 68 et nazis) afin den venir au chapitre Lidentification finale à la mère sadique-anale. Les auteurs insistent sur laspect anti-patriarcal (ou prétendu tel) des théoriciens de mai 68 tout en avançant paradoxalement que les contestataires sen prennent en réalité à un personnage féminin au sujet duquel il sagit de prouver quon a rien à faire avec lui puisquil représente le Mal. Je ne sais ce que Freud en penserait (ou plutôt on peut le subodorer à travers une remarque prudente des deux auteurs sur des méandres psychanalytiques que Freud naurait que très peu explorés). Donc, pour sefforcer de prouver quil na rien de commun avec limage maternelle mauvaise, le contestataire 68 se conduira en bonne mère. Et lidentification réalisée il pourra ainsi sattaquer à la mauvaise, cest à dire la société bourgeoise capitaliste de consommation.
Ces pages burlesques, permettant dévacuer toute analyse politique, nont pas été sans trouver des lecteurs attentifs, ou pour le moins intéressés parmi les contempteurs de mai 68. Et parmi ceux-ci linévitable Jean-Claude Michéa. Notre philosophe ne cite pas Lunivers contestationnaire mais il reprend la thématique soulignée ci-dessus (il se réfère à dautres ouvrages publiés depuis, et reprenant cette thématique sans pour autant souscrire à toutes les propositions dAndré Stéphane). En tout état de cause elle apporte de leau à son moulin puisque Michéa écrit, au sujet de ceux quil nomme les innombrables militants de lextrême gauche libérale, quils ont certainement quelque chose à voir avec le meurtre du père et la soumission parallèle à une mère dévorante . Des lignes à mettre en résonance avec un autre passage de La double pensée où linspecteur Michéa, après avoir enquêté sur des formes maternalistes demprise (...) difficiles à reconnaître parce que déjà invisibles aux yeux de ceux (ou de celles) qui les exercent, finit par trouver le coupable en la personne de Saint François dAssise (fondateur, précise Michéa dun ordre voulant réaliser une égalité absolue). Bon dieu, mais cest bien sûr ! Et notre Bourrel doccasion de conclure ainsi son enquête : Il serait peut-être temps de sinterroger sur ce que linconscient de la gauche extrême doit à la spiritualité franciscaine et spirituelle (8).
Une autre fois, car jen resterai là. Jaurai loccasion durant le chapitre suivant de revenir sans trop my attarder sur cette question matriarcale (ou anti-matriarcale). Je ne reprendrai pas pour autant Jean-Claude Michéa sur le sujet. Après un ultime tour de piste nous cesserons de nous intéresser à lauteur de La double pensée.
(1) Ce discours peut être consulté dans son intégralité sur le site de lUMP.
(2) Bernard-Henri Levy sest retourné contre Henri Gueno pour lui faire porter la responsabilité des discours de Sarkozy. Depuis toujours la très grande majorité des hommes politiques se font aider par leurs conseillers ou par des plumes extérieures (tel Berl pour Pétain en 1940) pour rédiger leurs discours. Mais un texte écrit par Emmanuel Berl reste un discours de Philippe Pétain (la terre ne ment pas ou Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal), et un texte écrit par Henri Guaino reste un discours de Nicolas Sarkozy. Il faut posséder un pois chiche à la place du cerveau pour prétendre le contraire. Les amis de BHL peuvent toujours répondre quil sagissait dune attitude tactique en quelque sorte : leur grand homme étant lami de Sarkozy (mais ayant voté Royal !) il ne lui était pas possible dexprimer frontalement son désaccord, etc. Si le ridicule tuait encore, il y a belle lurette que nous serions débarrassé de Bernard-Henri Levy.
(3) En 1960, suite à une proposition dun conseiller municipal parisien, un certain René Thomas, exhortant le préfet de la Seine à faire disparaître le socle même où reposait jusquen 1942 la statue de Charles Fourier, André Breton adressait une vigoureuse protestation au journal Combat. Les lignes suivantes extraites de ce courrier (Ce M. René Thomas vit, en effet, en plein accord avec son époque, celle qui livre ce soir Paris aux bandes fascistes sans que les partis de gauche aient envisagé la moindre contre-manifestation) nont pas été publiées par Combat.
(4) Lors de la rencontre de Charles avec Paul et Adeline, le jeune couple, Paul, qui sétonne que Charles manifeste peu dintérêt pour les automobiles, sentend répondre : Premièrement, la position du conducteur est très mauvaise. Elle coupe la digestion, comprime lestomac et engraisse le coeur. Deuxièmement la circulation est devenue lart dramatique des imbéciles. Les accidents sont de misérables tragédies et les risques de la route tout ce qui nous reste daventure. Troisièmement, lautomobilisme est un système daccumulation, dentassement, mais qui napporte pas le moindre échange, à part bien entendu celui de grossièretés, et où les gens ne se rencontrent jamais. Cest un système de dispersion sociale : chacun dans sa petite caisse. Et pour terminer, à travers lautomobile, les compagnies pétrolières et les marchands de tôles, imposent leur loi, détruisent les villes, font dépenser des fortunes en routes et en flics, empuantant le monde et surtout font croire aux gens que ceux-ci ne désirent plus rien dautre. Ajoutons que Paul, dabord interloqué, desserre le frein à main de la voiture de Charles tout en répondant nous allons vous arranger ça, et pousse lautomobile qui va sécraser dans le ravin au dessus duquel se trouvait les trois personnages.
Quarante ans plus tard, citons le dialogue suivant :
- Pourquoi vous naimez pas les téléphones portables ?
- Premièrement. Lutilisation régulière et prolongée du téléphone portable provoque à plus ou moins long terme des désordres fonctionnels et des maladies chroniques. Deuxièmement. Cette laisse électronique qui affecte 90 % de la population française représente le meilleur moyen de contrôle policier en termes ditinéraires, demploi du temps ou de réseau de relations. Troisièmement. La question du choix (en avoir ou pas) se pose de moins en moins puisque la possession dun téléphone portable devient progressivement une obligation pour de nombreux actes de la vie quotidienne. Ceux qui persistent à vivre sans portable sont pour le mieux considérés comme des asociaux ou pour le pire comme des ennemis de la société. Quatrièmement. La possibilité dêtre joignable en tous lieux et à tous moments (et réciproquement) focalise lusager sur lattente dun appel ou dun message au détriment des capacités dattention, découte ou de disponibilité dans lespace public. Tout comme elle représente pour les salariés équipés de cette prothèse un moyen de contrôle pour les employeurs et une forme de dépendance qui nest pas sans empiéter sur la vie privée des premiers. Cinquièmement. Laspect nuisance sonore du téléphone portable sassortit de comportements peu respectueux ou grossiers envers les personnes environnantes. Et pour terminer, lindustrie du téléphone portable est lune des plus polluantes, et des plus grandes consommatrices dénergie électrique et de ressources en eau. Elle accélère la destruction de la planète et contribue à la technification du monde.
Non, ne cherchez pas. Vous ne trouverez ce dialogue dans aucun film. Un cinéma politique du type Charles mort ou vif ne peut plus exister en 2009. Et puis, nest ce pas, comme on le disait jadis pour Billancourt, il ne faut pas aujourdhui désespérer Laetitia et Kevin.
(6) Dans Du temps que les situationnistes avaient raison : http://www.lherbentrelespaves.fr/
(7) Ce collectif a écrit un très utile Le téléphone portable, gadget de destruction massive.
(7) Michéa va chercher ses références chez Jacques Dalarun et Jean-Pierre Lebrun.
3
UN ÉTAT DES LIEUX
1) DES MOEURS
Durant ma lecture critique de Jean-Claude Michéa jai volontairement laissé de coté les pages que le philosophe consacre aux questions que lon regroupera par commodité sous la rubrique des moeurs. Ceci parce que les réponses qui pourraient être données dépassent largement le cadre des remarques et diatribes de Michéa sur le sujet. Il parait en tout cas certain que ce qui tient lieu ici de pensée chez le philosophe montpelliérain vient de son mentor Christopher Lasch, mais aussi de la partie la plus discutable des écrits théoriques de George Orwell. Jen ai déjà dit un mot en me référant à deux articles (parmi les plus connus) de lécrivain anglais. Dailleurs Michéa se rapporte à lun deux (Raffles et Miss Blandish ) pour fustiger la tendance très moderne à tolérer le crime et admirer le criminel de nombreux intellectuels. Tout comme il accuse les penseurs de la gauche et de lextrême-gauche de se livrer à lapologie de principes de toutes les transgressions morales possibles.
Cela précisé il fallait un nom pour incarner et illustrer ce qui pour Michéa représente le mieux (cest à dire pour le pire) cette dimension transgressive : celui du marquis de Sade, présenté comme lune des vaches sacrées de lintelligenstia de gauche. Ce nom revient de livre en livre, soit pour faire de Sade lun des pères fondateurs de linfrastructure psychologique et imaginaire dun monde entièrement libre, ou la face dombre de la philosophie des lumières, soit pour lassocier au fascisme finissant (en se référant au film Salo de Pasolini), soit pour lui imputer la fascination caractéristique des intellectuels modernes pour le crime et la délinquance, ou encore, pour clore la liste, davoir anticipé les implications dun libéralisme entièrement développé. Généralement Michéa sappuie sur Christopher Lasch pour réduire Sade à une utopie sexuelle, fondatrice du principe capitaliste selon lequel hommes et femmes ne sont que des objets déchange. Le marquis de Sade, jadis accusé dimmoralisme, dapologiste du crime et de toutes les perversions sexuelles imaginables, devient, sous la plume de messieurs Lasch et Michéa, un génie du mal qui aurait anticipé vers la fin du XVIIIe siècle toutes les implications morales et culturelles de lhypothèse capitaliste. Au point de nous faire regretter les accusations des premiers qui avaient au moins le mérite dappeler un chat un chat quand les seconds sévertuent à noyer le poisson. Ce nest certes pas la première fois que les écrits de Sade se trouvent ainsi sollicités. Cependant leur lecture par Lasch et Michéa nest pas sans renouveler un genre qui commençait à sessouffler. Ce Sade alors, cest du lard ou du cochon ? Les indécis qui sans lavoir lu se poseraient la question, du moins ceux qui se rangeraient délibérément dans le camp anticapitaliste risquent de trouver les explications de messieurs Lasch et Michéa convaincantes, sinon satisfaisantes.
A chacun ses références. La remarque suivante dApollinaire (Sade, lesprit le plus libre qui ait encore existé) représente une bonne introduction à la lecture de Donatien-Alphonse de Sade. Cest de ce type détoffe dont se vêt le divin marquis. Car pour Sade la liberté est souveraine. Lindispensable correspondance du proscrit en administre la preuve. En 1783, depuis sa cellule du donjon de Vincennes, Sade répond en ces termes à sa femme (qui, se faisant lécho des pressions de ladministration pénitentiaire, incitait le prisonnier à réviser ses raisonnements) : Ma façon de penser, dites vous, ne peut être approuvée. Et que mimporte ? Bien fou est celui qui adopte une façon de penser pour les autres ! Ma façon de penser est le fruit de mes réflexions ; elle tient à mon existence, à mon organisation. Je ne suis pas le maître de la changer ; je le serais, que je ne le ferais pas. Cette façon de penser que vous blâmer fait lunique consolation de ma vie ; elle allège toutes mes peines en prison, elle compose tous mes plaisirs dans le monde et jy tiens plus quà la vie. Ce nest point ma façon de penser qui a fait mon malheur, cest celle des autres (...) Si donc, comme vous le dites, on met ma liberté au prix du sacrifice de mes principes ou de mes goûts, nous pouvons nous dire un éternel adieu, car je sacrifierais plutôt queux, mille vies et mille libertés, si je les avais. Ces principes et ces goûts sont portés par moi jusquau fanatisme, et le fanatisme est louvrage des persécutions de mes tyrans. Plus ils continuent leurs vexations, plus ils enracinent mes principes dans mon coeur, et je déclare ouvertement quon a pas besoin de me jamais parler de liberté, si elle mest offerte quau prix de leur destruction. Je le dis à vous. Je le dirai à M. Le Noir. Je le dirai à toute la terre. Léchafaud serait là, que je ne varierais pas.
Lignes admirables ! Les raisons pour lesquelles Sade a écrit loeuvre que lon sait tiennent en quelques phrases, éclairantes, confondantes, prémonitoires ! Il faut être professeur agrégé de philosophie à Montpellier, ou avoir enseigné lhistoire à lUniversité de Rochester pour ny rien comprendre ! Et puis, contre ceux qui ont tellement galvaudé cette liberté quelle finirait par se confondre avec un esclavage librement consenti, il importait de citer le propos dun homme qui savait plus que quiconque de quoi il en retournait.
Continuons. Dans une autre lettre adressée à sa femme, Sade répond en réalité à ses geôliers qui venaient de lui refuser la lecture des Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Partant dune réflexion sur la censure et léternelle bêtise des censeurs, Sade poursuit ainsi : Vous avez imaginé faire merveille, je le parierais, en me réduisant à une abstinence atroce sur le péché de la chair. Et bien vous vous êtes trompés : vous avez échauffé ma tête, vous mavez fait former des fantômes quil faudra que je réalise. Ça commençait à se passer, et cela sera à recommencer de plus belle. Quand on fait trop bouillir le pot, vous savez bien quil faut quil verse. Sade va alors satteler à la rédaction des Cent vingt journées de Sodome. Jamais il nira plus loin dans la description dun univers effroyable, horrible, voire non représentable, qui aujourdhui encore, malgré les commentaires et les relectures permettant de distancier ce texte, ne laisse pas indemne. Une telle volonté de réduire à néant les sentiments et les croyances de lespèce humaine, de la scandaliser à travers ce quelle aurait de plus humain, de plus sacré, na pas déquivalent.
Cest ici, à la lumière de cette correspondance, quil convient dapporter la précision suivante. Sade renvoie à ses geôliers, à ses persécuteurs, à la société, au monde entier labjection dont on laccable. Il le fait à la mesure de la révolte qui lhabite, dune rage indescriptible, dun orgueil démesuré, dune voix étincelante. On trouve dans les Cent vingt journées, à travers lextrait de dialogue suivant, lun des thèmes récurrent du texte sadien : Est-il possible de commettre des crimes comme on les conçoit et comme vous le dites là ? Pour moi javoue que mon imagination a toujours été sur cela au-delà de mes moyens : jai toujours mille fois plus conçu que je ne lai fait, et je me suis toujours plaint de la nature qui, en me donnant le désir de loutrager, men ôte toujours les moyens. Sade, par lintermédiaire des personnages de ses romans, dans de nombreuses pages témoigne du hiatus existant entre le réalisable et les pouvoirs de limagination : celui-ci cédant toujours devant ceux-là. Cest lune des grandes leçons à retenir du divin marquis. Mais celle-ci, et dautres, sont immanquablement occultées pour qui Sade doit être pris au pied de la lettre. Léquation Sade = sadisme : cette absurdité, cette bêtise, cette incompréhension totale, continue à faire des adeptes. Même chez ceux qui seraient plus armés que dautres pour lire Sade dans le texte. La force du préjugé ? Sans parler des timorés et des sentencieux : de ceux pour qui le il ny a pas de fumée sans feu ou le on ne fait pas domelette sans casser des oeufs tient lieu de pensée. Ou encore de ceux qui considèrent que Sade sest livré par anticipation à une apologie des régimes totalitaires. Nest ce pas Élisabeth Badinter ? A quoi bon leur dire, leur répéter que Sade, au sein de la section des Piques, dans les premiers temps de la Terreur, au péril de sa vie, se fit lavocat de labolition de la peine de mort ! Quil écrivit, non sans superbe : Oui je suis un libertin, je lavoue : jai conçu tout ce quon peut concevoir dans ce genre là, mais je nai sûrement pas fait tout ce que jai conçu et ne le ferai sûrement jamais. Je suis un libertin, mais ne suis pas un criminel ni un meurtrier.
Annie Le Brun lexprime par le paradoxe suivant : Tous les révolutionnaires de 1789, acceptant le fait que la fin justifie les moyens, sont immoraux, alors que dans cet environnement idéologique, il ny a quun personnage moral, profondément moral, cest Sade, qui dit que les moyens justifient la fin, que la fin ne peut différer des moyens que lon a utilisés. Dans le même livre, Sade, aller et détours, Annie Le Brun met laccent sur quelques uns des aspects essentiels de la pensée de Sade. Deux, principalement, méritent dêtre retenus. Dabord Sade affirme que la loi est un mensonge puisquelle ne rend compte que du général au détriment de la vérité (sadienne soit) du particulier ; ensuite il est le premier à avoir tiré toutes les conséquences de la disparition de la figure divine : de part sa volonté de tout connaître et de tout expérimenter afin de se déployer souverainement dans une perspective infinie.
La teneur, la vigueur et la diversité des attaques qui continuent de sabattre sur Sade prouvent, si besoin était, que loeuvre du divin marquis nest pas prête dêtre récupérée, même si depuis quelques années elle prend place dans la prestigieuse collection de la Pléiade. On ne sait pas lire Sade ou on ne veut pas le lire parce que le scandale de ses écrits nen finit pas de brouiller la vue et le discernement de ceux qui ne peuvent ni ne veulent reconnaître chez Sade cet exercice souverain de la liberté à travers lequel les poètes, principalement, se sont reconnus. Certes il parait malaisé pour qui le mot liberté se confond avec la notion laissée par la pensée bourgeoise (en particulier linepte ma liberté commence où finit celle des autres qui nest en réalité quune définition de la propriété privée) de lentendre de cette oreille. Mais ceux dont il est question ici, par définition pourrait-on dire, ne nous entretiennent pas de Sade. Freud eut lintuition que les perversions étaient nécessaires à la civilisation. En cela il reprenait lun des enseignements de Sade. Pour Freud la confrontation avec cette part maudite là devait prendre le pas sur son occultation, toujours préjudiciable selon les critères du père de la psychanalyse. Ensuite Bataille en formalisera quelque principe de base dans des pages qui ne doivent rien à Freud. Mais ceci est une autre histoire.
Un philosophe, bien avant Freud, mais avec de tout autres moyens, avait posé la même équation : il sagit de Charles Fourier. Lui aussi tout comme Sade figure dans la liste des penseurs les plus incompris ou dénigrés. Mais il ne parait pas certain, contrairement à Sade, quon le prenne toujours au sérieux. Fourier et Sade ne sont pas convoqués ici par hasard. En y ajoutant Nietzsche, ces trois noms circonscrivent un second pôle de lémancipation : le premier relevant des catégories du politique et du social. Sans oublier de citer ici le troisième, le pôle de lart (et de la poésie) : qui davantage proche du second na cessé depuis le début du XXe siècle de faire le lien entre le premier et le second, au point de voir quelques uns de ses éléments les plus avancés rejoindre lautre rive (celle du politique et du social) durant la seconde moitié du XXe siècle. Cette question de lart sera traitée dans le chapitre suivant.
Venons en à Charles Fourier. Par quel bout que lon prenne loeuvre du philosophe et utopiste cest lenchantement qui prend le dessus. Létonnement saisit le lecteur le plus endurci dans des pages faussement souriantes, où la part du rêve se trouve à ce point matérialisée que lon en arrive à douter de nos certitudes les plus établies. Une idée force travaille le Nouveau monde amoureux, le livre majeur (pour ce qui nous occupe ici) de Fourier : chacun a raison en amour. Une proposition simple, facile à retenir, lévidence même... Et pourtant ! En Civilisation (pour parler comme Fourier qui loppose à lHarmonie) nous sommes très loin de nous y conformer. Bien au contraire : on exclut, on discrimine, on enferme et on soigne au nom dune raison moralisante. Quand Fourier écrit : En amour, comme en toutes choses, chaque civilisé voudrait généraliser ses goûts dominants. Serait-ce lenvers de la proposition précédente ? Non, il ny a pas véritablement de contradiction. La différence, sans plus, entre lusage de la liberté chez chacun et la volonté de partager cette licence avec le plus grand nombre. Ceci parait insurmontable ? Pas chez Fourier en tout cas. Ceux que le mot liberté gênerait ici, dans pareil contexte, peuvent le remplacer sans dommage (lauteur les y invite) par le mot manie. Ce sont dailleurs ces manies qui au premier chef intéressent Fourier. Chacun trouve sa place dans le monde harmonien quil décrit, y compris celui ou celle qui dans le domaine sexuel ferait preuve dextravagance ou enfreindrait les lois relatives aux bonnes moeurs. Fourier renverse ce qui en Civilisation est considéré comme aberrant, monstrueux, bizarre, condamnable pour doter chacun de ces adjectifs de valeurs positives. Comme lécrit Simone Debout, dans sa belle présentation des Oeuvres complètes de Charles Fourier : En Harmonie, les manies amoureuses les plus décriées sont licites, voire appréciées, et Fourier les décrit complaisamment. Plus elles sont étranges et rares, plus elles sont précieuses, car elles poussent leurs adeptes à chercher au loin des semblables et relient des individus destinés, semblait-il, à signorer. Dailleurs, si la sexualité est lexpression du plus particulier et suscite toujours entre les amants comme une société secrète, les manies en sont le moment ultime. La norme, en ce domaine, est une abstraction vide et elle implique une restriction conventionnelle des possibilités érotiques du corps. Dans le nouvel ordre, plus aucune exclusive. Les Harmoniens ont le droit dêtre des pervers polymorphes, de retrouver, au delà de lenfance, une intégrité sexuelle qui apparie plus intimement les sexes opposés ; en effet, si plus rien nest interdit, ni refoulé, il y aura passage de lun à lautre sexe, transition, dit Fourier, nécessaire à lHarmonie.
Les critiques faites à Charles Fourier portent principalement sur le caractère systématique de son oeuvre. Il sagit dun système pour qui ny voit quune gigantesque utopie. Assurément il est bien ici question dutopie mais celle-ci na rien de contraignant, et encore moins de totalitaire. Cest tout le possible de lhomme qui se trouve mis à lépreuve avec Fourier. La notion de sexualité prend une autre signification en Harmonie. Lart de la combinatoire fait imploser les modes de représentations auxquels sattache la Civilisation, et cela est encore plus vrai en amour. Il y a toujours chez Fourier une dialectique subtile entre la critique portée sur le monde civilisé et la mise en perspective des différents projets harmoniens. Rien nexclut rien : Les polygynes ont la propriété de se créer un ou plusieurs pivots amoureux, cest à dire un amour qui se maintient à travers les orages dinconstance. Un polygyne, quoique changeant fréquemment de maîtresse, aimant par alternat tantôt plusieurs femmes à la fois, tantôt une seule exclusivement, conserve en outre une vive passion pour quelque pivotale à qui il revient périodiquement. Plus loin Fourier ajoute : Après avoir vécu un certains temps avec une pivotale et lavoir quittée, on peut en devenir céladon aussi galant que que si lamour était à son aurore. Délicieux, nest ce pas ? Je sais, certains feront la moue : Trop beau pour être vrai, diront-ils. Dautres traiteront Fourier de fou. A ceux là, Simone Debout a déjà joliment répondu : Une telle folie est le plus haut défi au malheur. Cest ce quil faudrait avoir toujours à lesprit en lisant Fourier. Le malheur des hommes vient, entre autres raisons, de leur impossibilité à projeter leur imagination au delà des limites que ce monde nous assigne. Fourier sinscrit en faux contre cette fatalité. Il nous répète quil ne faut pas croire la nature bornée aux moyens connus. Cest lessentiel.
Il y a comme un paradoxe à vouloir partir de Sade et Fourier (voire de Nietzsche), dans la mesure où, plus quailleurs, il parait difficile détablir dans la perspective évoquée ci-dessus une filiation (à lexception de Bataille pour Sade et Nietzsche, voire des surréalistes pour Fourier). On partira donc ici du mot perversions (en lassociant sur ce mode pluriel à la sexualité) pour définir depuis Sade (explicitement) et Fourier (implicitement) le cadre nécessaire aux développements qui suivront. A ce stade, il va de soi, nous rencontrons ou retrouvons la psychanalyse.
Une première tentative chez Freud pour systématiser la vie sexuelle remonte à Trois essais sur la sexualité. Le second de ces essais, La sexualité infantile, est devenu un classique. Il a longtemps fait sétrangler dindignation ceux qui refusaient de reconnaître toute sexualité à lenfant. Jy reviendrai. Attardons nous dabord sur le premier de ces essais, Les aberrations sexuelles. Freud se réfère ici aux travaux de Krafft-Ebing et dHavelock Ellis. Il y met en relation, cest là loriginalité de sa démarche, les liens qui unissent la sexualité dite normale aux perversion. Ce que traduit bien la formule suivante : Ce quil y a de plus élevé et ce quil y a de plus bas, dans la sexualité, montrent les plus intimes rapports. Freud remaniera et complétera plusieurs fois ce texte écrit en 1905.
Lors de la série de conférences quil prononce aux États-Unis en 1917, rassemblées dans le volume Introduction à la psychanalyse, Freud reprend les thèses des Trois essais dans deux des chapitres de ce livre. Ce dernier ouvrage reste, autant que je sache, lun des plus lus de Freud, et cest à ce titre que je le cite. Le père de la psychanalyse, donc, précise dans un premier temps au sujet des perversions que ces folies, singularités et horreurs représentent réellement lactivité sexuelle des individus en question (...) elles jouent dans leur vie exactement le même rôle que la satisfaction normale dans la notre. Freud ajoute ensuite quil sagit de pratiques courantes, répandues, qui ont existé à toutes les époques connues, chez tous les peuples, aussi bien chez les plus primitifs que chez les plus civilisés, et qu(elles) ont parfois joui de la tolérance et de la reconnaissance générale. Ceci lui permet de reprendre lune des thèses fondamentales des Trois essais : Tant que nous naurons pas compris ces formes morbides de la sexualité, tant que nous naurons pas établi leurs rapports avec la vie sexuelle normale, il nous sera également impossible de comprendre cette dernière. Cest là lun des postulats de la psychanalyse. Une découverte vertigineuse, en quelque sorte, pour les contemporains de Freud. Pourtant, poursuivant cette lecture, je lis plus loin la phrase suivante : Ce qui caractérise, dautre part, toutes les perversions, cest quelle méconnaissent le but essentiel de la sexualité, cest à dire la procréation (souligné par moi). Nous qualifions en effet de perverse toute activité sexuelle qui ayant renoncé à la procréation, recherche le plaisir comme un but indépendant de celle-ci.
Pour les perversions cest lévidence même, mais lassortir dun but essentiel de la sexualité qui serait la procréation étonne et laisse dubitatif le lecteur des Trois essais. Comme si Freud réalisait que la découverte du savant (quil sait fondamentale) risquait de lentraîner là où, en ce qui le concerne, et du point de vue de la société dont il partage les valeurs, il ne saurait aller. On se demande de quelle nature était cette peste que Freud imaginait apporter aux américains. Dailleurs, à lattention de ceux que ce raisonnement laisserait circonspects, les lignes suivantes de Freud, dans la continué de son propos, sont éloquentes : Vous comprenez ainsi que la ligne de rupture et le tournant du développement de la vie sexuelle doivent être cherchés dans sa subordination aux fins de procréation. Tout ce qui se produit avant ce tournant, tout ce qui sy soustrait, tout ce qui sert uniquement à procurer de la jouissance, reçoit la dénomination peu recommandable de pervers et est, comme tel, voué au mépris.
On ne risque guère de trouver ces précieuses citations chez les commentateurs, et plus encore les disciples contemporains de Freud. Le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis (un ouvrage de référence) nen dit mot à lentrée perversion. On dira que les choses sont plus compliquées que cela. Freud, le plus souvent nuance ce qui pourrait apparaître comme une attitude moralisante ou moralisatrice (quoique, pour rester dans la tonalité précédente, qualifier dans dautres pages ces perversions par lindécence devient de la turpitude : si les mots ont un sens...). Je relève certes que pour Freud les actions perverses qui interviennent dans laccomplissement de lacte sexuel normal quà titre de préparation et de renforcement ne sauraient être qualifiées de perversions. Il reconnaît également que le fossé qui sépare la sexualité normale de la sexualité perverse se trouve en partie comblée par des faits de ce genre. Et si lon me fait remarquer, autre découverte fondamentale des Trois essais, que la sexualité normale est le produit de quelque chose qui avait existé avant elle, à savoir la disposition perverse polymorphe de toute sexualité infantile, jaurais envie de compléter Freud par Freud : Elle na pu se former (la sexualité dite normale) quaprès avoir éliminé comme inutilisables certains de ces matériaux préexistants et conserver les autres pour les subordonner au but de la procréation.
Cest la vie, me répondra-t-on, non sans agacement. Sans doute, mais Sade, Fourier, et quelques autres bons auteurs allaient quand même plus loin dans leur évocation de la sexualité. Cest différent ? La reconnaissance dune sexualité infantile savérait révolutionnaire, bien entendu. Mais le reste mérite discussion. La perversion organisée de lâge adulte serait la persistance déléments polymorphes ayant échappé au refoulement. Et alors, il ny a pas de quoi en faire une névrose ! Citons Adorno : La génitalité, débarrassée de toutes les pulsions primaires taxées de perversité, est pauvre, émoussée, réduite à presque rien. Dailleurs Freud le dit à sa façon, plus nuancée, dans Les trois essais.
Revenons en arrière, en 1908 précisément. Freud écrit La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes (article repris dans La vie sexuelle). Notre médecin viennois y oppose une sexualité normale salutaire à la civilisation (on ne commentera pas) aux déviations : perversions et homosexualité. Sa démonstration fait ressortir les phénomènes substitutifs qui apparaissent ici par suite de la répression de la pulsion, que Freud appelle psychonévroses. Cela lui permet de préciser : Cest une des injustices flagrantes de notre société que le standard culturel exige de tout le monde la même conduite sexuelle, les uns y parvenant sans effort grâce à leur organisation, tandis que les autres se voient imposer par cela les plus lours sacrifices psychiques : cest une injustice que lon déjoue le plus souvent en ne suivant pas les préceptes moraux. Cest très bien vu ! Et il y aurait matière à développer. Jen viens à la partie la plus problématique de cet article. Freud, en se référant à la morale victorienne de son temps écrit ceci : Depuis que les relations sexuelles normales ont été si inexorablement persécutées par la morale et aussi - par suite des possibilités dinfection - par lhygiène, les relations entre les deux sexes, relations dun type quon appelle pervers où dautres points du corps reprennent le rôle des parties génitales ont vu, cest indubitable, leur importance sociale saccroître. Ce qui parait justifié au regard de nos connaissances historiques bien que Freud force ici le trait. Mais quand dans la foulée je lis : Ces activités ne peuvent pas être jugées aussi inoffensives que dautres excès dans le commerce amoureux : elles sont condamnables sur le plan éthique car elles rabaissent cette chose sérieuse que sont les relations amoureuses entre deux êtres humains à un jeu agréable sans danger et sans participation de lâme (souligné par moi). En dehors du coït à des fins de reproduction point de salut docteur ? Et quest ce qui autorise Freud à affirmer quil sagit dun jeu agréable et sans participation de lâme ? La-t-il disséquée, lâme en question ? Mais de quoi nous entretient-il en définitive ? Plus loin Freud ajoute : Tous les hommes qui, par suite de pratiques masturbatoires ou dexercices sexuels pervers, ont satisfait leur libido autrement que par une voie et des conditions normales ont dans le mariage une puissance diminuée. Et les femmes elles-mêmes auxquelles il ne reste que des moyens semblables pour protéger leur virginité se montrent anesthésiées envers les relations sexuelles dans le mariage. Ce que la pratique dément, mais on comprend mieux où Freud voulait en venir : à une défense et illustration du mariage. Dailleurs celui-ci doit être considéré, du point de vue de la morale sexuelle, comme le seul héritier des aspirations sexuelles par notre bon docteur.
Nous nallons pas quitter La Morale civilisée et la maladie nerveuses des temps modernes puisque Freud, juste avant notre dernière citation, nous instruisait en ces termes : Une autre conséquence de laggravation de la difficulté dune vie sexuelle normale est quelle conduit la satisfaction homosexuelle à se répandre ; il faut ajouter à tous ceux qui sont déjà homosexuels de par leur organisation, ou le sont devenus dans lenfance, la grande masse de ceux qui voient, à la maturité, par suite de la fermeture de la voie principale découlement de leur libido, souvrir largement le bras latéral de lhomosexualité. Trois ans plus tôt, dans les Trois essais, Freud rangeait lhomosexualité (appelée inversion) parmi les aberrations sexuelles. Comme lindiquent Laplanche et Pontalis : Sil existe une norme pour Freud, celle-ci nest jamais cherchée dans le consensus social, pas plus que la perversion nest réduite à une déviance par rapport à la tendance du groupe social : lhomosexualité nest pas anormale parce quelle est condamnée et ne cesse dêtre une perversion dans les sociétés ou dans les groupes où elle est très répandue et admise. Linterrogation demeure : tout dépend alors du statut de ces dites perversions. On sait parfaitement en revanche ce quil en était du vivant de Freud. Ce dernier finira par admettre dans Psychogenèse dun cas dhomosexualité féminine (1920) que la psychanalyse nest pas appelée à résoudre le problème de lhomosexualité. Une précision dimportance, si lon se réfère aux textes précédents de Freud , quil convient de souligner.
Il était plus haut question de la masturbation. A cet égard les Minutes de la Société psychanalytique de Vienne sont instructives. On y relève des propos dun autre âge. Du genre : il faut, après la puberté, ne pas laisser se développer lonanisme masculin (et amener les garçons aux prostituées), en laissant les filles se masturber ; ou, plus étonnant, dentendre déclarer nocive toute masturbation faisant appel à limagination. Ici Freud ne pouvait que répondre à Stekel en précisant que lessentiel ce sont les fantasmes. Ce qui ne lempêche nullement, dans un second temps, de sétendre sur les effets psychiques de la masturbation, considérés également nocifs par notre bon docteur. Citons un relâchement des liens de lindividu avec les autres, ou un acte antisocial qui met lindividu en opposition avec la société, ou une prédominance de la vie imaginaire sur la vie réelle, prédominance qui constitue un modèle pour une foule dautres fonctions. Mais, mon cher Freud, tout ceci est excellent : cela favorise les appétences révolutionnaires et poétiques ! Et le père de la psychanalyse, pour finir, termine par ces deux points forcément contestables. Dabord le fait que lactivité masturbatoire doit être considérée comme égale au maintien de la condition de la condition infantile à tous les égards. Cest en cela que réside la nocivité psychique essentielle de la masturbation parce que cela constitue le fondement de la psychonévrose qui se forme lorsque le conflit et le rejet viennent sy ajouter. Ensuite : lavilissement de la vie sexuelle, lequel résulte de la facilité, de la commodité et du peu destime social de cet acte social. Ces onanistes deviennent incapables davoir des rapports sexuels avec des personnes quils aiment en estiment, mais seulement avec celles quils dédaignent. Sans commentaire.
Mais pas un mot, chez Freud et ses disciples, sur lextraordinaire culpabilisation exercée envers ceux qui se livrent à ce vice infâme ! Normal. Les premiers psychanalystes partagent les préjugés de leur temps sur la masturbation. Il ne fallait pas sattendre à les entendre tenir un autre discours. Sommes nous si loin des Tissot et des médecins hygiénistes du siècle précédent lorsque se trouve évoquée une corruption du caractère par lonanisme ? Car Freud sy réfère en opposant aux mauvaises habitudes de la masturbation, cette façon datteindre des buts importants sans se fatiguer (à croire que Freud ne sest jamais branlé !), le principe du prototype sexuel selon lui, ce coït dont Karl Kraus affirmait quil nétait quun succédané insuffisant de la masturbation.
Il était pourtant possible en ce début de XXe siècle, pour des bourgeois éclairés, des scientifiques, des esprits curieux, de se renseigner sur ce qui se pratiquait ailleurs du coté de la masturbation. Certes lintérêt de Freud pour les recherches anthropologiques viendra plus tard. En tout cas, qui est civilisé (pas au sens de Fourier, bien sûr) : les médecins et les pédagogues qui culpabilisent les onanistes, ou les sioux du Dakota (lesquels enseignent la masturbation à leurs enfants) ? Il est vrai que les primitifs de ce début de XXe siècle, ces hommes des sociétés sans histoire, avaient sur leurs contemporains occidentaux cet avantage de ne pas appartenir au monde judéo-chrétien, et donc, entre autres conséquences, dignorer le pêché originel et larsenal de culpabilisations qui en découlent (terrain sur lequel la psychanalyse excellera malgré lathéisme de ses fondateurs).
La meilleure réponse à Freud date de 1921. Elle est due à Georg Groddeck et consiste en une série de lettres fictives adressées au père de la psychanalyse (lettres plus tard rassemblées dans Le livre du ça ). Groddeck revient plusieurs fois sur lonanisme en des termes qui peuvent rappeler ceux par lesquels Diogène avaient jadis recours (on sait que le philosophe cynique se masturbait en public, et plaçait lonanisme au dessus de lacte sexuel proprement dit). Pour Groddeck (je cite Roger Lewinter), lonanisme est non pas une préparation puis un substitut mais la permanence de la sexualité, se déviant pour un temps dans la forme socialement prescrite de lhétérosexualité génitale, qui nest jamais quune masturbation à deux, comme sa perversion idéologique. Groddeck fait pour sa part lindispensable distinction entre lonanisme et les effets dit nocifs de lauto-érotisme : Entendons nous bien : par la masturbation ; je ne parle pas de la peur de la masturbation ; cela, cest autre chose, elle mine la santé et cest pourquoi je tiens tant à démontrer quels criminels peuvent être ceux qui vitupèrent contre le vice caché, et effraient les gens. Comme tous les êtres humains pratiquent consciemment ou inconsciemment lonanisme et éprouvent aussi la satisfaction inconsciente comme telle, cest un crime envers lhumanité toute entière, un crime épouvantable. Et une sottise, aussi ridicule que lorsquon fit dériver des suites nocives à la santé du fait de la station verticale. Évidemment, de tel propos ne pouvaient que déplaire à Vienne ! Cest une psychanalyste, Joyce Mac Dougall, qui nous apprend que ce sont les analysants disposant dune culture psycho-analytique étendue, les psychiatres, psychologues et autres analystes en formation qui sont les plus réticents à venir aborder librement leur activité masturbatoire. Pareille constatation vaut de longs commentaires.
Du foutre a coulé sous les ponts depuis le début du XXe siècle, et aujourdhui, du coté de lonanisme, il ny aurait plus de quoi fouetter une verge. Les moeurs saméliorent, dirons nous. Des sexologues vont jusquà recommander lusage de la masturbation auprès dadolescents afin que ces derniers soient davantage à lécoute de leur corps. Dans un autre contexte, celui des années sida, la masturbation en tant que pratique nimpliquant pas déchanges de fluides corporels, a été lobjet dune valorisation par la santé publique. Ceci passe par des messages de prévention qui, a coté des conseils relatifs à la sodomie ou à la fellation, rappellent que la masturbation solitaire et mutuelle, comme forme légitime de plaisir sexuel, nimplique aucun risque de transmission.
On remarque, en sen félicitant, que la culpabilité liée aux pratiques masturbatoires a pratiquement disparu. Mais ce nest pas grâce à Françoise Dolto, qui écrivait : Chez les petits il est fréquent quil y ait des jeux sexuels masturbatoires. Je parle de ces jeux masturbatoires des corps à corps génito-génitaux. Or ces corps à corps barrent le développement de la fonction symbolique utilisable dans la scolarité, par exemple. Votre enfant travaille mal à lécole ? Il touche trop son pipi et celui de ses petits camarades. Merci Dolto ! A contrario, René Schérer pointe sur le mode du paradoxe les limites de cette reconnaissance : La masturbation, elle, est rangée parmi les inconvénients inévitables de labsence de maturation, du stade de lauto-érotisme, ou bien encore elle est intégrée à une conception hygiénique, aussi peu érotique que possible, de la bonne maîtrise de son propre corps réservé par la suite à des usages plus conjugaux. devenue instrument pédagogique comment présenterait-elle encore un danger ?. Aurions nous perdu la poésie dans ce retournement ? Quen est-il de ces cartes de France que les adolescents confectionnaient chaque soir en cachette au creux de leurs lits douillets ? Chères têtes blondes, vous que lon disait nuls en géographie !
Retour à Freud. La psychanalyse, on le sait, est née en pleine époque victorienne. Jamais, peut-être, dans lhistoire de la civilisation occidentale la sexualité ne sétait trouvée ainsi corsetée, ou réprimée. Certes les hommes allaient au bordel, quant aux femmes... Freud na pas, comme on le dit parfois, surestimé limportance de la sexualité. Celle-ci, dans le silence de son cabinet viennois, se manifestait avec la violence de ce refoulement-là. Cest parce que lanalyse en permettait lexpression, puis le décryptage que Freud en tirait les enseignements que lon connaît. Je veux dire par là que la psychanalyse, sans pour autant vouloir la réduire à de strictes déterminations historiques, est aussi le produit - en négatif évidemment - de cette époque victorienne (un parallèle dailleurs simpose avec la richesse artistique des avant gardes de la Vienne du début du XXe siècle). Freud, partant de cette logique, a été jusquau bout de sa démarche de chercheur, de savant, de médecin, avec la ténacité des grands découvreurs, sans se référer à une nature, à des instincts, ou à des normes biologiques ou physiologiques ; mais il la mise, cette démarche, au service de ce quil pensait être les intérêts de la civilisation, et que jappellerais pour ma part une norme sociale. Ou encore, comme lécrit René Schérer : Freud a préféré la conception évolutive et normative dune sexualité se confondant progressivement avec la fonction de reproduction à celle dune sexualité libre se pliant uniquement au principe de plaisir et ne se canalisant vers la reproduction que par un abandon successif de ses virtualités.
Freud dabord reconnaît, contre les préjugés de son temps, la disposition à la perversion comme partie intégrante de la constitution sexuelle normale, pour en même temps affirmer que la perversion qui se fixe, ou devient exclusive doit être considérée comme un symptôme morbide. Quand il précise : Chaque déviation de la vie sexuelle nous apparaissait, dés le moment où elle sest fixée, comme résultant dune inhibition de développement, comme une marque dinfantilisme, nous sommes enclin à lui demander ce qui permettrait alors un bon développement, ou plutôt, pour parler freudien, quelles sont les forces limitant la direction de la pulsion sexuelle ? (la redressant à la manière dun tuteur). Freud répond la pudeur, le dégoût, la pitié, et les représentations collectives de la morale imposée par la société. Nous retombons sur nos pieds. Par quel bout que nous prenions le problème nous en revenons au même point.
La psychanalyse, en quelque sorte, prend le relais de lidéologie médicale du XIXe siècle, dont le scientisme saccordait avec les exigences du monde judéo-chrétien. De là cette formidable machine à culpabiliser qui caractérise la société victorienne, et même au delà. Freud et ses premiers disciples, peu suspects de complaisance envers la religion, se sont dabord signalés par des découvertes qui remettaient en cause de nombreuses idées reçues en matière de sexualité. Mais en même temps ils en limitaient la portée par leur incapacité structurelle à en tirer des enseignements en dehors de la clinique (Reich excepté), et en restant attachés à un modèle de société qui tend à se confondre avec le ça civilisé, bourgeois, dépossédé de la mystique revendiqué par Freud. Ce qui auparavant, en société, relevait dun acte antisocial, dun attentat aux bonnes moeurs et à la morale dominante, devient frappé dun signe, certes moins infamant, mais tout autant discriminatoire, celui de pathologique.
Peut-être la psychanalyse a-t-elle eu raison trop tôt. La forte personnalité de Freud lexplique, dune certaine manière. Et puis la volonté, ensuite chez certains analystes, de prendre des distances avec Vienne na pas donné de résultats satisfaisants (pas en tout cas du point de vue développé ici). Seul Georg Groddeck... mais Groddeck se trouvait isolé, et son coté atypique et marginal ne le prédisposait pas à prendre la tête dune quelconque dissidence ou à vouloir infléchir la doctrine de lintérieur. Groddeck choisira une autre voie, celle dune exploration libre de la sexualité dans sa diversité : Les relations sexuelles doivent apporter du plaisir et dans tous les hymens, si pudiques que soient les hommes et chastes les femmes, on les pratique sous toutes les formes imaginables : masturbation mutuelle, exhibitionnisme, jeux sadiques, séduction et viol, baisers et succions aux zones hérogènes, sodomie, échange des rôles - en sorte que la femme chevauche lhomme - couché, debout, assis et aussi more feratum. Seules quelques personnes nont pas le courage ; en revanche elles en rêvent. Mais je nai pas remarqué quelles fussent meilleures que celles qui ne renient point leur enfantillage devant laimé. Je nai rien retranché à ces lignes extraites du Livre du ça. Il importait de faire entendre, y compris contre des lecteurs qui pourraient sinsurger contre quelques uns des termes de cette énumération, la pleine signification ici du mot diversité.
Mais nous nen avons pas encore terminé avec les dites perversions. La discussion va se prolonger avec une psychanalyste. Elle sappelle Joyce Mac Dougall et a publié plusieurs ouvrages, dont Plaidoyer pour une certaine anormalité et lindispensable Éros aux mille et un visages. Il sagit dune analyste sans préjugés, nhésitant pas à prendre le taureau par les cornes. Ses recherches, dans un domaine où elle jouit dune certaine réputation, lui permettent davancer des propositions qui tranchent avec lhabituelle orthodoxie ici du monde analytique. Elle le fait sans affectation, en saidant régulièrement de la clinique. Mac Dougall constate : En fait, la plupart des gens considèrent leurs actes amoureux et leur choix objectal comme a-conflictuel, en accord avec leurs représentations deux-mêmes et conforme à leurs désirs, en dépit de ceux qui qualifient ces choix et ces actes de pervers. Ainsi la forme spécifique que revêt la prédilection sexuelle dun analysant ne devient un problème clinique, en quête de solution, que dans la mesure où elle provoque des souffrances chez lui ou chez elle . Parmi ses analysants, Mac Dougall cite le cas de patients hétérosexuels ne parvenant à la satisfaction sexuelle que par le truchement de scénarios fétichistes, sadomasochistes et autres. On dira, avec Mac Dougall, que pour ceux-ci il ny a pas lieu de souhaiter quils abandonnent leurs pratiques amoureuses. Les solutions érotiques pour obtenir cette satisfaction ne sont pas limitées à ce que daucuns appelleraient une sexualité saine. Et puis, ajoute Mac Dougall au sujet des personnes qui ne développeraient pas dans leur vie sexuelle un spectre plus riche dactivités érotiques et amoureuses : Abandonner leur système de survie sexuelle, le seul auquel ils ont été capables daccéder, serait léquivalent dune castration. Et davantage encore. Dans nombre des cas, ces scénarios érotiques, complexes et inéluctables, contribuent non seulement à assurer le sentiment de sa propre identité sexuelle (comme le fait tout acte sexuel) mais souvent savèrent être des techniques de survie psychique en ce quils sauvegardent en même temps le sentiment didentité subjective.
Une question reste en suspend, celle de la définition. Le terme perversion reste-t-il satisfaisant ? Faut-il le conserver, quitte à le mettre entre guillemets le cas échéant, ou parler des dites perversions pour les différencier de leur acception péjorative et de leur connotation (a) morale ? Joyce Mac Dougall, pour sortir de cette impasse (et mettre en avant laspect mélioratif des dites perversions) propose néosexualités. Elle tient cependant à distinguer ce quelle entend par là, à savoir des modes insolites de maintient dune relation hétérosexuelle et les formes déviantes de la masturbation, des perversions proprement dites quelle réserve à certaines formes de relations, cest à dire des relations sexuelles qui sont imposées par un individu à un autre non consentant (voyeurisme, viol) ou non responsable (enfant, adulte mentalement perturbé). Je propose alors que les relations quon peut décrire comme perverses soient celles au cours desquelles un des partenaires est complètement indifférent à la responsabilité, aux besoins ou aux désirs de lautre. Cette réserve coïncide jusquà un certain point avec la définition que donne Robert Stoller du pervers : celui que se moque de faire souffrir quelquun de non consentant.
Sans vouloir répondre ici sur cette complexe et problématique question du consentement, et en partageant pour lessentiel la définition ci-dessus proposée je ferai cependant quelques réserves sur le sort fait au voyeurisme. Soit, cas peu fréquent, on voit en simaginant à tort que lautre nen sait rien. Ici la personne matée sait quelle se trouve sous le regard dun voyeur (ce dernier lignorant). Plaisir du voyeur dun coté, de lexhibitionniste de lautre (un exhibitionniste de second type, qui nimpose rien). Soit (cas plus courant), on voit sans être vu (et sans que la personne matée ne le sache). Peut-on alors parler dune relation imposée à lautre ? Je ne crois pas. Le voyeurisme est une perversion très courante. Il ny a que des hypocrites pour sen défendre. Cest même tellement banal que le mot perversion résiste, lécrivant. Le voyeurisme alimente en scènes plus ou moins suggestives les arts et les lettres. Le cinéma, particulièrement, en fait un large usage (1).
Lutilisation du mot perversion suscite donc de nombreuses interrogations. Il y aurait-il de bonnes ou de mauvaises perversions ? Ou des perversions licites et dautres qui ne le seraient pas ? Faut-il, comme le propose Joyce Mac Dougall, ne conserver ce terme que pour des relations non consenties par lun des partenaires ? Jaurais plutôt envie de parler dinclination sexuelle, voire de préférence sexuelle, quitte à distinguer dun point de vue éthique ce quil en va de lune ou lautre de ces perversions. Je réserve par ailleurs le terme pervers aux sujets qui, par perversion des instincts élémentaires, accomplissent des actes immoraux, antisociaux, agressifs et de malveillance. On pourrait également évoquer des minorités sexuelles ? Mais peut-on le dire, aujourdhui encore, de la communauté homosexuelle ? On ne relève pas, hormis le choix fondamental de lobjet sexuel (et en mettant de coté les aspects culturels et sociaux), de profonde différence avec les hétérosexuels. Cest tout (et cest beaucoup) ce qui sépare les homosexuels de ceux qui pratiquent peu ou prou une sexualité déviante, dordre privé, clandestine presque, non avouée, et dont la publicité constituerait dans certains cas un délit, voire un crime.
Jévoquai plus haut une différenciation entre des perversions licites et illicites. Je ne suis pas sûr quelle savère judicieuse. Il est à craindre que toute distinction en ces termes ait des effets discriminatoires. En revanche, on pourrait distinguer les sujets qui se reconnaissent en tant que pratiquants, adeptes de lune ou lautre perversions, ou usagers à loccasion, qui vivent leur sexualité en toute connaissance de cause, sans culpabilité avérée ; des autres. Cest théorique, je le concède. A lépreuve des faits cela parait plus problématique. Et puis le caractère privé semble souhaitable, dans létat actuel des choses, pour quelques unes de ces pratiques sexuelles. On aura peut-être compris quen essayant de dégager une typologie de minoritaires sexuels, il mimportait surtout de distinguer ces derniers des véritables pervers.
Encore faut-il préciser, pour clore ce sujet, quil ne sagit pas ici didéaliser ces dites perversions. Chacun vit sa sexualité comme il lentend. Groddeck, une fois de plus, sest exprimé là-dessus en des termes plus que convaincants : Tout homme porte en lui des tendances à la perversité, voilà ma façon de voir. Mais alors, il est inutile et peu pratique de continuer à employer lexpression pervers, parce quainsi on éveille limpression que les tendances personnelles, inexprimables et perpétuelles de cet être ou de cet autre sont quelque chose dexceptionnel, de singulier, de choquant (...) Il vaudrait mieux que vous vous efforciez de mettre en pratique la proposition : rien de ce qui est humain ne nous est étranger, un idéal que nous natteignons certes jamais, mais qui nen ai pas moins fondé en droit, et auquel, nous les médecins, nous nous sentons astreints de tout notre être. Nous reparlerons encore souvent de ces tendances, que vous appelez perverses, que je suppose, moi, présentes chez tous les hommes, et des motifs pour lesquels, en ces matières, lêtre humain se ment tellement à lui même.
Il nen est pas moins vrai que ces perversions présentent plus dintérêt pour qui se soucie de davantage demander à la vie, dans sa diversité et sa singularité, que lordinaire dune sexualité dite normale chez Freud ou saine chez Reich (2). Quand Joyce Mac Dougall affirme que le pervers ne choisit pas dêtre pervers, pas plus quil ne choisit la forme de sa perversion, jaurais envie de faire une réponse de normand. Nous sommes tous, un peu (souvent), beaucoup (quelquefois), passionnément (plus rarement), des voyeurs, des exhibitionnistes, des fétichistes, des sadomaso, des pédophiles... (le lecteur complétera à sa convenance). Daucuns ne le vivent pas toujours bien, il est vrai : ils se sentent coupables, honteux, pas dans la norme. Dautres mènent une double vie : dans la lignée de ladultère bourgeois ils se livrent, en privé, à des pratiques quils peuvent par ailleurs, dans la vie publique, dénoncer en terme de moeurs dissolues. Dautres encore, qui en ont tâté autrefois (ne serait-ce quen pensée), lont à ce point refoulé quils constituent larmée de ceux qui font du sexuellement correct leur cheval de bataille. Les commissions de censure chargées de protéger notre belle jeunesse contre des publications licencieuses regorgent de membres dassociations familiales. Imaginez les feuilletant une revue pornographique lair sévère, pincé ou fâché (ou égrillard, du coté des hommes). Bande-t-il ou mouille-t-elle ? Sont-ils dautant plus portés à censurer quils ressentent une (coupable) excitation sexuelle ? Amis lecteurs, si daventure vous étiez confrontés à lun ou lautre de leurs représentants, nhésitez pas à leur poser cette question !
Il parait difficile de conclure (provisoirement) sur la psychanalyse sans prendre en considération la notion dordre symbolique. Laplanche et Pontalis, dans leur Vocabulaire de la psychanalyse, anticipaient sur la suite des événements en adressant la mise en garde suivante : Prétendre enfermer le sens du terme symbolique dans les limites strictes - le définir - serait aller contre la pensée même de Lacan qui se refuse à assigner à un signifiant une liaison fixe avec un signifié. On ne la pas entendu de cette oreille car la référence à lordre symbolique fait florès aujourdhui, et pas uniquement dans des milieux analytiques. Cest au nom de lordre symbolique que daucuns défendent la famille, la différenciation sexuelle, ou encore la sexualité à la papa. Parmi les agents destructeurs de cet ordre symbolique, deux dentre eux, principalement, focalisent lattention des vigilants : lhomosexualité et le matriarcat. En ce qui concerne la première, nous pourrions remonter à Voltaire (Ce vice destructeur de lhumanité sil était général), pour trouver quelque matrice à ce thème, récurrent sil en est, mais que la défense de lordre symbolique absout de ses aspects ringard, répressif ou strictement homophobe (ceux-ci représentés, entre autres exemple, par le sénateur Vanneste déclarant : Le comportement des homosexuels (...) est évidemment une menace pour la survie de lhumanité), quand se trouve posée à travers la question de la reconnaissance juridique du couple homosexuel celle, plus grave disent-ils, du devenir psychique des enfants produits par de telles unions ; et, à plus long terme, de nos enfants si le phénomène allait se généralisant.
Un lien pourrait être fait ici avec le matriarcat via le propos suivant de Michel Schneider, psychanalyste à ses heures, dans son livre La confusion des sexes : A peine si quelques femmes déplorent la débandade dhommes féminisés ne bandant plus que pour leurs semblables ou pour les femmes du Sud livrées par la mondialisation à leurs appétits criminels. Schneider trouvant le moyen de fustiger dans la même phrase lhomosexualité, le matriarcat, la pédophilie, et linvitée surprise, la mondialisation (3).
Il semblerait cependant que les dérapages, provoqués par la référence homosexuelle, soient davantage contrôlés dés lors que lon aborde la question du matriarcat. Il convient de partir de la crise (ou supposée telle) du patriarcat pour trouver lexplication de cette mise en accusation relativement récente de la mère. Le lecteur se souvient que le fameux André Stéphane y avait consacré un chapitre dans son accablant Lunivers contestationnaire. Schneider se réfère au début des années 70 pour pointer le début de la longue agonie du critère de filiation par le père, en raison de lévolution de la législation. Le père, qui a déjà perdu cette bataille juridique, est en train de perdre la guerre, dautant plus que lon constate que les hommes ont presque disparu des activités où lenfant se façonne. Il ne reste plus comme lieu de confrontation entre lhomme et lenfant que celui de lespace familial. Et encore ! Le père est en train dy être évacué ! Et pourquoi donc ? Parce que les hommes, selon Schneider et cie, en se féminisant abandonnent leur rôle de père, tandis quen même temps les femmes senferment dans leur rôle de mère.
Quelles conséquences en tirent les partisans de lordre symbolique ? La politique devient de plus en plus une affaire maternelle. Ce qui revient à dire que la figure maternelle prend le pouvoir politique indépendamment du fait quil serait exercé par des hommes ou par des femmes. On laura compris, ce type de discours (que lon résumera par la formule suivante : Il ny a plus dhommes, il ny a plus de femmes, mais des hommes desexualisés et des mères) sinscrit dans la thématique de la décadence de notre société contemporaine. On peut lui trouver quelque équivalent dans les arts (Jean Clair lincarne plus particulièrement) ou dans léconomie (quoique lon parle ici plus volontiers de déclin). Dailleurs, plus en amont, les mêmes partisans de lordre symbolique - partant par exemple des situations provoquées par les divorces ou les séparations (en nombre croissant certes), entraînant pour des enfants élevés très généralement par les mères (mais élevés, nous dit-on, dans le rejet de leur père, du père en général, voire de lhomme) - établissent conséquemment un constat de faillite : les enfants peinent à devenir adultes, et quand par chance ils le deviennent les fils ont des difficultés à devenir des hommes et les filles des mères.
On dira que je suis caricatural. Il nen est malheureusement rien. Le genre de propos qui traîne dans un ouvrage comme La confusion des sexes fait lobjet de vulgarisations dans la presse écrite (les grands hebdomadaires plus particulièrement) ou certaines émission de télévision en prime time. Précisons que dans des situations de séparation ou de divorce des parents conscients, avertis et responsables font le nécessaire et sorganisent pour ce faire afin que leurs enfants puissent le moins possible pâtir des conséquences de cette séparation ou de ce divorce. On sait aussi que des parents peuvent préférer continuer régler leurs comptes en prenant psychiquement en otage lun ou lautre de leurs enfants. Ici et là toute référence en terme dordre symbolique vise à instrumentaliser de telles situations au profit de la représentation du monde qui vient dêtre décrite.
Il parait possible quen cours de route nous ayons perdu la psychanalyse. En tout état de cause celle qui persisterait à se réclamer dun enseignement freudien, et qui exciperait de lordre symbolique dans les termes que jai plus haut relevés, remplit une fonction idéologique bien précise : la défense de quelques unes des valeurs les plus traditionnelles.
Une pièce dimportance doit être apportée à notre dossier : la pédophile. On peut dire aujourdhui sans risquer dêtre démenti que la société française (et cela vaut pour la Belgique, la Grande Bretagne, voire la plupart des pays du bloc occidental) a littéralement marché sur la tête à la toute fin du XXe siècle et au début de ce XXIe siècle en ce qui concerne les affaires dites de pédophilie et la manière de les traiter. Les historiens un jour se pencheront sur létrange maladie (lhystérie antipédophile) qui a saisi nos contemporains au lendemain de laffaire Dutroux, et dont le point culminant (laffaire dOutreau pour lhexagone) a été suivi de deux procès retentissants : ceux-ci provoquant même une onde de choc à la mesure du rétablissement dune vérité qui navait cessé dêtre bafouée. On sait que laccusation se retourna contre ceux (et plus particulièrement le juge Burgaud, dont laudition télévisée reste un moment unique dans les annales télévisuelles) qui avaient instruits Outreau ou que linstruction avait placé en situation dexpertise.
Cette vérité donc, tant malmenée depuis louverture de cette instruction à charge, a fini par apparaître au grand jour. Il y aura fallu cependant deux procès après des mois ou des années dincarcération pour laver de toute accusation les quatorze prévenus qui depuis leur inculpation ne cessaient de clamer leur innocence. Mais a-t-on pourtant dit toute la vérité ? Car il ne parait pas certain quelle se présente aujourdhui avec la clarté souhaitable. La justice a failli certes, mais le chapeau quon voudrait lui faire porter savère trop grand pour elle. Il faudrait pourtant quelle le partage avec quelques autres, si lon entend faire la part des choses et des responsabilités. On ne peut comprendre pareil dévoiement de la vérité sans reprendre et analyser lenchaînement des faits qui, depuis la fameuse affaire Dutroux, a finalement débouché sur un désastre judiciaire sans équivalent dans lhistoire de la Cinquième république.
Laffaire Dutroux, à laune de lémotion provoquée (et, comme il se doit, ensuite instrumentalisée), na pas de précédent. Le spectre dune menace pédophile saffiche à la une dans de nombreuses gazettes et sur le petit écran. La justice semballe : les affaires Toro Bravo et Ado 71 mobilisent dimportantes forces de police et permettent linterpellation de plusieurs centaines de personnes soupçonnées dappartenir à de gigantesques réseaux pédophiles. Laffaire Ado 71, particulièrement médiatisée, se dégonfle rapidement. La moisson en tout état de cause savère bien maigre : on a mis la main au mieux sur des consommateurs de cassettes pornographiques dont seulement une petite partie de celles-ci méritent la qualification de pédophiles. Entre temps le mal avait été fait. Cinq personnes arrêtées durant ce coup de filet se suicident durant la garde à vue. La presse ensuite se défendra davoir cité des noms. Des journalistes pourtant avaient apporté des éléments dinformation permettant à leurs lecteurs didentifier sans difficulté les personnes interrogées par les policiers. Je laisse au lecteur (le mien) le soin de qualifier de manière adaptée et circonstanciée ce type de professionnalisme.
Lhystérie antipédophile qui déferle alors sur lhexagone prend un caractère différent selon les situations. Je relèverai, parmi des centaines dexemples, les quatre affaires suivantes : elles ont le mérite daborder un même problème sous des angles différents. Cest dabord, par ordre chronologique, la condamnation en 1998 par un jury de cour dassises du libraire et éditeur Antoine Soriano à 10 ans de prison ferme pour viol sur la personne de son beau-fils (Soriano a toujours clamé son innocence et lavocate générale, lors du procès, reconnaissait que les accusations de la dite victime ne pouvaient être prouvées). Cest aussi, lannée suivante, la polémique suscitée par le Canard enchaîné accusant dans un article anonyme luniversitaire Ian Hacking davoir défendu des thèses complaisantes sur la pédophilie dans son ouvrage Lâme réécrite (léditeur du livre et la collection qui laccueillait, Les empêcheurs de penser en rond, seront lun licencié et lautre passée à la trappe par le groupe pharmaceutique finançant cette collection). Cest également, en lan 2000, le verdict dun tribunal accordant pour ainsi dire limpunité ou presque, trois ans demprisonnement, aux assassins de pédophiles ou considérés tels (un père outragé jugé pour le meurtre dun homme de 78 ans : celui ci ayant eu auparavant la fâcheuse et malencontreuse idée de mettre la main dans la culotte des deux enfants du premier). Cest encore, un an plus tard, la haineuse campagne de presse contre Daniel Cohn-Bendit accusé davoir écrit dans son livre Le grand bazar (publié 25 ans plus tôt !) deux ou trois phases propres à lui faire endosser la tunique du pédophile (les usagers du jardin alternatif ou Cohn-Bendit exerçait alors la profession déducateur rejetant tout rapprochement entre lancien Dany le rouge et un agresseur sexuel).
Je ne cite là que quelques exemples parmi tant dautres. Mais ils me semblent significatifs et suffisamment riches en enseignements pour planter le décors de laffaire dOutreau. En quelques années la pédophilie est devenue le mal absolu. Cest dans ce contexte que la presse annonce larrestation de nombreuses personnes censées appartenir à un vaste réseau de pédophilie dans le Pas-de-Calais. Lopinion publique naurait pas accepté, avance-t-on maintenant dans certaines sphères, que lon laissa en liberté des personnes accusées dune telle infamie. Soit, mais qui la chauffait à blanc cette même opinion publique ? On ne dira jamais assez le rôle joué par la presse lors des péripéties qui émaillèrent linstruction dOutreau. On peut dailleurs comparer de nombreux articles écrits au lendemain du second procès à ceux qui avaient été publiés cinq ans plus tôt par les mêmes journalistes : cest édifiant ! Cétait alors à qui renchérirait sur le sordide, le crapuleux, le crapoteux, le misérabilisme, le monstrueux ! Et ceci dans la presse dite respectable !
Il faut remonter encore plus en arrière pour proposer une première explication. Les violences sexuelles, en règle générale, ont bénéficié pendant longtemps dune relative tolérance. Vers la fin du XXe siècle cette tendance sinverse. Dans ce retournement de situation la nouvelle définition du crime de viol occupe une place centrale. Nous sommes ainsi passé dun excès à lautre : la lecture des arrêts des tribunaux condamnant de plus en plus lourdement les personnes accusées de violences sexuelles en apporte la preuve. Entre temps, il est vrai, la réforme en 1993 du Code pénal avait très sensiblement aggravé les peines entrant dans le registre des agressions et atteintes sexuelles. On peut même évoquer une exception excelle dans le droit quand lon constate que les agressions sexuelles en ce début de XXIe siècle sont autant, sinon plus réprimées que les crimes de sang. Nous pensions, naïvement sans doute, que le fait dôter la vie à un autre être humain contre sa volonté constituait lacte le plus répréhensible de nos sociétés développées. Nenni ! Dailleurs les auteurs de violences sexuelles font lobjet de condamnations de plus en plus lourdes, pas tant pour des raisons strictement répressives quen fonction de limportance accordée au traumatisme de la victime. Celle-ci, nous dit-on, aura dautant plus de chance ou de possibilité de sen sortir, sur le plan psychologique, que son agresseur sera lourdement condamné. On voit sans peine les risques de surenchère. Ce type dargumentation tend même à devenir un lieu commun. A ce compte là il faudrait rétablir un jour ou lautre la peine de mort.
Ma seconde explication cerne encore un peu plus notre sujet. Laffaire Dutroux, jy reviens de nouveau, a potentialisé dans les milieux psys un courant (auparavant très minoritaire) de professionnels pour qui labus sexuel figure au centre de leur représentation du monde. Citons, parmi ceux-ci, trois thérapeutes familiaux auteurs dun livre paru en 1991: La violence impensable. Cet ouvrage navait recueilli lors de sa parution que de maigres échos, uniquement dans des milieux professionnels très spécialisés. Je le cite ici à titre de symptôme. Car à vrai dire il sagit dun livre indigent : le caricatural côtoie le grotesque dans les pages consacrées à la reconnaissance dun abus sexuel. A croire quelles auraient été écrites par le Père Ubu. Cependant, au fil des années, certaines des thèses ou propositions figurant dans La violence impensable vont se trouver reprises par des psys divers, des magistrats, des travailleurs sociaux, et même des policiers (sans parler des politiques comme on le verra plus tard). Ce qui est dit, répété et réitéré de façon récurrente, voire obsessionnelle en matière dabus sexuel tient en une seule phrase : toute plainte dun enfant doit être absolument considérée comme véridique et constituer une preuve pour un tribunal. Voilà qui nous ramène, on en conviendra, à Outreau.
Mais patientons. Lépisode Dutroux, ou plus exactement ses conséquences font apparaître plus quauparavant une ligne de fracture dans les milieux psys. Des professionnels, de plus en plus nombreux, vont désormais argumenter au nom dune théorie de la séduction - pourtant abandonnée par Freud à la fin du XIXe siècle ! - que viendrait étayer en retour celle dune innocence de lenfant. Cest le cheval quenfourche la psychanalyste Catherine Bonnet dans son livre Lenfant cassé. Freud devient le responsable dune diabolisation de lenfant que cette analyste croit observer dans le monde contemporain. Mais elle va encore plus loin quand elle désigne à la vindicte publique un courant pro-agresseur coupable, dit-elle, de faire régner à nouveau le temps des enfants menteurs et vicieux. De là une théorie manichéenne (et empruntée à la théorie du complot) : avec dun coté les bons, un monde de chevaliers blancs et de croisés unis pour la meilleure des causes, celle de lenfance en danger ; de lautre les méchants, les pervers et leurs otages. Ces derniers létant dans la mesure où leurs interrogations et critiques (sur la suggestibilité de lenfant, sa manipulation par lun des deux parents lors dun divorce, sur le syndrome des faux souvenirs, sur les campagnes antipédophiles, etc.) font le jeu des pervers.
La transition est trouvée pour en venir à ces associations de défense et de protection de lenfance (dont deux dentre elles figuraient parmi les parties civiles aux procès de Saint-Omer et de Paris) : les lignes ci-dessus illustrent en grande partie la philosophie de lune ou lautre de ces associations. Par delà des motifs on ne peut plus légitime (en terme stricto sensu de protection de lenfance), ces associations poursuivent des buts moins avouables (ou pervertis), en terme dassainissement des moeurs et de limitation de liberté de création. Je ne reprendrai pas dans le détail laffaire Rose bonbon, celle de lexposition Présumés innocent ou la condamnation dun roman de Louis Skorecki : elles sont bien connues. Vouloir poursuivre sur le plan judiciaire des oeuvres de fiction censées faire lapologie de la pédophilie vise également à interdire à un public adulte laccès à des oeuvres considérées immorales ou dégradantes selon les critères de ces mêmes associations. Celles-ci (et leurs relais médiatiques) font peser de graves menaces sur la liberté dexpression et de création non seulement parce que des suites judiciaires peuvent leur être favorables mais également en raison du chantage qui se trouve par cela même exercé auprès des éditeurs, des institutions culturelles et des commissaires dexposition. Il semblerait cependant, après le procès de Saint Omer, et plus encore celui de Paris que ces associations aient perdu une partie de leur capacité de nuisance. Lattitude sectaire et les propos caricaturaux (voire stupides) des avocats de lEnfant bleu et de lEnfance Majuscule lors des audiences de ces deux procès se sont retournés contre ces associations. Devant leur acharnement à refuser de reconnaître la réalité des faits, ceux innocentant les quatorze inculpés, chacun a ainsi pu se faire une idée de leur degré de surdité et de sottise.
Cette liste se clôt avec les politiques. Du temps où elle était ministre de la Famille, Ségolène Royal a tenu des propos qui paraissent aujourdhui bien irresponsables lorsquelle répétait sur tous les tons Lenfant dit le vrai !. Plus près de nous, en novembre 2003, 71 parlementaires de lactuelle majorité déposaient une proposition de loi visant à lutter contre linceste en donnant du crédit à la parole de lenfant. On lit dans lexposé des motifs la phrase suivante : Il nous apparaît important que la présomption de crédibilité de la parole de lenfant puisse être retenue dans toutes les procédures le concernant. Là ne parlons pas dirresponsabilité mais de dangerosité puisquil sagit dune proposition de loi. Jimagine que ces aimables parlementaires (4) adoptent aujourdhui un profil bas. Il aurait été souhaitable de les entendre dans le cadre des auditions de la Commission denquête parlementaire chargée de rechercher les causes du dysfonctionnement de la justice dans laffaire dite dOutreau. Nous aurions écouté avec la plus grande attention de pareils experts. Ce qui aurait permis à la dite commission dauditionner lun de ces membres : en effet le parlementaire Étienne Blanc figure sur les deux listes. Avouons que cest plutôt cocasse de trouver parmi les pompiers chargés déteindre le feu le nom de lun des 71 pyromanes !
Il importe, ces précisions faites, de relever que ces psys intégristes, ces associations de défense et de protection de lenfance, et dans une moindre mesure les penseurs ou consciences nhésitant à renchérir dans le domaine de la criminalité sexuelle ou en terme de victimisation, les uns et les autres relayés par des politiques et la quasi totalité des médias, ont contribué à créer le climat délétère et dordre moral aboutissant au scandale dOutreau. Il fallait impérativement le rappeler pour expliquer en quoi la justice ne faisait que reprendre ici un train en marche. Le principal responsable de ce désastre judiciaire reste évidemment le juge Burgaud (tout a été dit à son sujet). Mais le procureur général de la cour dappel de Douai, lavocat général du procès de Saint-Omer, les membres de la chambre dinstruction de la cour dappel de Douai, et le ministre Perben (regrettant après chacun des deux procès les excès dune détention provisoire dont il avait auparavant, à travers une loi qui porte son nom, expressément facilité les conditions et lallongement pour des motifs dordre public inspirés de lidéologie sécuritaire), ont également leur part de responsabilité. On ne saurait oublier les deux experts psychologues du procès de Saint-Omer : leur incompétence (la partialité, le sectarisme, et certains aspects grotesques de leur rapport les transformant en militants de la cause dont jai relevé plus haut la dangerosité) étant même reconnue par le tribunal !
En revanche, lors des auditions de la Commission denquête parlementaire, les acquittés dOutreau faisaient preuve de ce qui manquait élémentairement à tous ces personnages : de dignité. Par delà lémotion et la colère que lon éprouvait à lécoute de lune ou lautre de ces interventions, quant au récit des brimades policières et de la description de lunivers carcéral (y compris les persécutions dont ils étaient lobjet de la part des autres détenus), compte tenu du large écho de ces auditions et de leurs répercussions, il paraissait possible daffirmer que rien ne serait plus jamais comme avant. Du moins en ce qui concernait le noeud de causes et de raisons expliquant cette invraisemblable instruction dOutreau, laquelle venait de déboucher sur lun des principaux fiascos judiciaires de la Cinquième république. Quelques années après on constate dailleurs que la plupart des affaires de ce type, promises à une large publicité, se sont dégonflées les unes après les autres. On remarque aussi que les signes forts quenvoient les milieux psys depuis quelque temps, en réaction aux annonces et à la politique sarkozienne, sont ceux qui ont présidé à la création de la Nuit sécuritaire, voire de lAppel des appel. Il était temps !
Un parallèle, pour conclure, na pas été fait à ma connaissance entre les dérives exposées ci-dessus et les conséquences du tout sécuritaire. Il convient de faire remonter la naissance de lidéologie sécuritaire au rapport Peyreffitte (Comité détudes sur la violence, la criminalité et la délinquance. Réponses à la violence ) qui date de 1977. Cette thématique est popularisée par lextrême droite dés 1983, et repris par une droite qui joue sur deux tableaux : limiter linfluence du FN en lui piquant une partie de son programme, et montrer lincapacité de la gauche au pouvoir à se colleter avec les problèmes dinsécurité. La création de Comités de prévention de la délinquance (suite au rapport Bonnemaison, maire P.S. dÉpinay-sur-Seine) traduit les ambiguïtés du pouvoir socialiste dans un registre où il faut répondre aux surenchères de la droite tout en ménageant son électorat le plus à gauche. A partir de 1985, et durant la décennie suivante, les médias vont complaisamment reproduire des images de violence (les émeutes de Vaulx-en-Velin en particulier) et faire accroire lidée quune grande partie de nos concitoyens résidant en zone urbaine vivraient en permanence dans un climat dinsécurité. On ne saurait nier la réalité de certains des faits qui concourent à létablissement dun tel diagnostic, mais il sagit le plus souvent dune réalité partielle, déformée, interprétée à des fins répressives. Un constat en tout cas auquel le P.S. se rallie en 1997, lors du colloque de Villepinte, en faisant du droit à la sécurité le second objectif du gouvernement après la lutte contre le chômage. Ce droit, dit-on, serait la réponse la plus adaptée au sentiment dinsécurité. En quelques années la donne a changé. Ce droit à la sécurité fait consensus dans la classe politique. Lidéologie sécuritaire qui y préside, inspirée par de prétendus experts, devient un principe de gouvernement. Quand la liberté ne peut plus exister quau prix de la sécurité, comme on nous laffirme alors, les mots ont-ils encore un sens ?
Il y a quand même détranges relations entre cette histoire là (qui se prolonge avec la campagne électorale de 2002, et la montée en puissance ensuite de Sarkozy) et celle que nous racontons depuis de nombreuses pages. Sauf quici le pédophile se substitue au jeune de banlieue, à limmigré ou au délinquant. Le pédophile en puissance devient lenseignant, léducateur ou le prêtre que lon croise tous les jours. Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Là où linstrumentalisation de ce sentiment dinsécurité fait recette, devient un important enjeu électoral et lobjet de surenchères sécuritaires entre la gauche et la droite, les croisades antipédophiles portent leurs fruits. Il semblerait cependant quici le pire soit derrière nous. Mais nous avions en quelque sorte touché le fond avec Outreau.
On la vu avec les délinquants, puis les pédophiles : les uns et les autres prennent dans limaginaire collectif la place jadis assignée ici à la pègre, et là aux sorciers ou hérétiques de tout poil. En cela ils constituent une menace qui, tendanciellement, sélargit dun coté à tous les jeunes dits de banlieue, et de lautre aux enseignants, éducateurs, animateurs, prêtres, et même aux proches parents. Nous avons également vu en quoi États et partis de gouvernements instrumentalisent la peur alimentée par les médias pour jeter lostracisme sur une nouvelle classe dangereuse, et parfaire ainsi larsenal répressif. Ceci visant, par delà les objectifs proclamés, à mieux contrôler la partie de la population qui regimberait devant la politique antisociale des gouvernements en place en détournant par cela même cette population des excellentes raisons qui linciterait à vouloir en découdre avec le pouvoir.
Ceci bien entendu marche plus ou moins bien. On constate cependant que ce quil faut bien appeler une gestion de linsécurité (5) remplace avantageusement la politique classique, ouvertement répressive, prenant appui sur la police, voire larmée le cas échéant pour endiguer les mécontentements populaires, mais parfois au risque dun renforcement de ces mécontentements. Dailleurs ce mode de gestion sétend à tout ce qui peu ou prou constituerait une menace pour lhumanité : depuis le réchauffement climatique aux exemples relevant de la chronique écologique, en passant par le terrorisme et lislamisme (la menace prenant ici la forme du foulard islamique, et plus récemment de la burqa). Sans aller jusquà dire que nous serions en présence ici et là dennemis imaginaires, il convient dinsister sur le caractère manipulateur ou intéressé des États, des gouvernements, de certains groupes de pression, ou des intellectuels ralliés au consensus sécuritaire (les Ruffin, Val, Adler et consort) si lon en croit leur volonté de désigner quelque figure dun mal absolu qui, selon les rubriques, viserait à détruire loccident chrétien, la laïcité, la République, la démocratie, ou à remettre en cause le processus de mondialisation ou tout type de société indexée sur le capitalisme.
Quel serait alors, pour lune et lautre de ces menaces, léquivalent dun Outreau ? En quoi une telle onde de choc pourrait ici et là enrayer le processus sécuritaire en cours : ce mode de contrôle des populations par la peur de lautre, de ce quon ne connaît pas, de ce que lon vous présente comme le plus opposé à vos valeurs, de ce qui apparaît comme parfaitement irrationnel et lié à une nature maligne ? Avec Outreau la tendance sest relativement inversée quand, de manière concomitante, le mensonge (celui des enfants, mais également leur exploitation par un juge dinstruction avec la complicité plus ou moins bienveillante de lappareil judiciaire), le fanatisme (les experts psychologues et les associations de protection de lenfance en danger), et linjustice (la longue incarcération des inculpés innocentés) sont apparus de façon flagrante durant le premier, et plus encore le second procès. On conviendra aussi quavec Outreau nous avions en quelque sorte touché le fond. Doù ce retournement à la mesure de lignominie qui avait eu pour nom cette commune du Pas-de-Calais.
Pour essayer dy répondre il me faudrait ouvrir un nouveau front. Mais je ne saurais pour linstant my attarder, en faire une priorité. Dautres tâches me requièrent, qui ne peuvent attendre.
2) DE LART (ET DE LA POÉSIE)
En ces temps de reflux inaugurés par les sinistres années quatre-vingt, des commentateurs nen finissent pas de dénombrer les erreurs commises durant le XXe siècle par ceux qui, nous dit-on, se trompèrent puisque lHistoire naurait pas confirmé leurs théories, ni vérifié leurs jugements. Entre autres exemples, un tel sen prendra à travers lécriture automatique aux surréalistes ; tel autre dénoncera le sort fait par Adorno à Stravinski dans Philosophie de la nouvelle musique ; tel autre, encore, fera des gorges chaudes du constat de dépassement de lart énoncé par lInternationale situationniste au début des années 60. Mais il fallait, pour en finir avec une certaine idée de la littérature - ceci dans le prolongement de la célèbre phrase de Lautréamont, la poésie doit être faite par tous - le démontrer par la pratique de lécriture automatique ; mais il fallait également, contre la restauration quincarnait alors le Stravinski néoclassique, lui opposer la modernité de Schoenberg et de lÉcole de Vienne ; mais il fallait encore signer lacte de décès des différentes disciplines artistiques pour ne pas rester en deçà de cette exigence : que lart, un jour, puisse se fondre dans la vie. Même si, comme la écrit André Breton en 1934, lhistoire de lécriture automatique est celle dune longue infortune, et quaujourdhui cette pratique ait fait long feu (le mot plus que la chose) ; même si Stravinski, après la mort de Schoenberg, sémancipe de lécriture tonale, et quainsi la thèse dAdorno doit être relativisée (ce que celui-ci fera, dune certaine façon) ; même si, en corrigeant le constat des situationnistes, il conviendrait plutôt de dire avec Adorno que lart a perdu son caractère dévidence ; même si la lettre porte à discussion, lesprit, en revanche, doit toujours être invoqué puisquil continue dinsuffler et dimpulser toute activité critique digne de ce nom, le reste relevant du bavardage culturel ou de la pensée servile. Et quant à ces erreurs que daucuns ne cessent de relever, jaimerais répondre comme le fit Dimitri Chostakovitch à Sofia Gubaïdulina, dont lanticonformisme musical était blâme par les apparatchiks de la musique soviétique qui lui demandaient de samender : Je vous souhaite de progresser le long de votre chemin derreurs.
Arrêtons nous dans un premier temps sur les situationnistes. LInternationale situationniste, on le sait, est née en 1957 (sur les bases du Rapport sur la construction des situations, rédigé par Guy Debord) de la fusion de trois groupes davant garde : lInternationale lettriste, le Mouvement international pour un Banhaus imaginiste et le Comité psychogéographique de Londres. Compte tenu de lévolution de lI.S., cela nest pas anodin de relever que cette organisation comprenait à lorigine de nombreux artistes (dont les objectifs, tout comme ceux des autres membres de lI.S., sarticulaient en particulier autour de projets dexpérimentations artistiques). Cest dire quil fallait, venant de lart, le dépasser pour le réaliser dans la vie quotidienne. Une telle tension dialectique ne pouvait que déboucher sur une pensée résolument critique : voulant réaliser les promesses de la poésie moderne tout en provoquant lémergence dune radicalité politique. Les situationnistes en apporteront la preuve par la théorie à travers le concept de spectacle, le plus capable de traduire lessence, la logique et le fonctionnement de cette société capitaliste et marchande. Et lon sait combien cette radicalité sest trouvée justifiée lorsquelle fut rattrapée par lhistoire en mai 68. Ces promesses encore présentes dans La Véritable scission en 1972, voire In girum imus nocte et consumimur igni à la fin des années 70, prennent ensuite acte de linversion dune tendance que confirment les écrits ultérieurs de Guy Debord. Si la Révolution a failli la Radicalité demeure. Cest celle de lindividu qui, quoiquil en soit, ne se soumet pas, ni ne se résout à accepter un monde plus que jamais inacceptable. Et qui continue à forger des armes contre lui, dussent-elles laccompagner durant quelque traversée du désert.
Il faut revenir sur ce paradoxe situationniste. Et se replacer dans le contexte des années 60. A la différence des avant gardes politiques traditionnelles, cest bien parce quelle venait de lart le plus expérimental, autant quelle portait en elle les promesses de la poésie moderne que lI.S. entendait dépasser lart pour le réaliser dans la vie. Lhistoire qui se faisait lui donnait raison (dans le monde occidental) : les conflits de ces années là, et les formes inédites quils prenaient réactualisaient la question révolutionnaire à laune des exigences de lI.S. On connaît la suite. Avec le reflux amorcé depuis la fin des années 70 il paraissait difficile de tenir le même discours : cette promesse de lart se fondant dans la vie restant lettre morte puisque seule la Révolution pouvait réaliser cet ambitieux programme. Debord, dans les années 80, se taisant désormais sur le sujet laissait entendre (ou penser) que la question avait été définitivement réglée. Mais il ne semblait pas certain quelle leut été dans le sens indiqué vingt ans plus tôt. En 1988 pourtant, dans le cadre dun échange épistolaire, Debord croira bon préciser, au sujet des situationnistes et du dépassement de lart : Je ne craindrai pas demployer des mots célèbres pour rappeler que, dans le concept hégélien dAufhebung, dépassé et conservé cessent dêtre perçus contradictoirement.
Dans un passage de sa Théorie esthétique, Adorno nexclut pas l'hypothèse de la mort de lart, sans pour autant pouvoir en apporter la vérification sur le plan esthétique. Il sagit pour lui de préserver la teneur substantielle de lart du passé dune possible disparition ou dune poursuite dans le désespoir dun art réduit à létat de culture. Comme il lavance : Elle pourrait survivre à lart dans une société qui aurait été libérée de la barbarie de sa culture. Soit un glissement de lart vers la culture qui signerait le déclin de lart et des oeuvres dart.
Adorno, parallèlement, ne nie pas pour autant que lart puisse disparaître (cest à dire ici se réaliser) dans une société émancipée, libérée : lart intégré dans la vie ou la vie devenant une oeuvre dart. Cependant il ne lenvisage pas sur un mode programmatif, ni nen décrit pour ce faire les différentes étapes. Dailleurs, dans Théorie esthétique, il conclut louvrage par le rappel dune société pacifiée à laquelle échoirait à nouveau lart du passé. Non sans préciser quil refuse desquisser même la forme de lart dans une société transformée. Pourtant, par delà ce qui pourrait apparaître comme une réticence à se projeter dans une société dite pacifiée ou transformée, Adorno déplace la question vers une troisième chose par rapport à lart passé et présent. Il ajoute alors : Mais il vaudrait mieux souhaiter quun jour meilleur lart disparaisse plutôt quil oublie la souffrance qui est son expression et dans laquelle la forme puise sa substance.
La Théorie esthétique parut plusieurs mois après la mort dAdorno. Les dernières lignes de cet ouvrage (je viens de my référer) font écho à dautres - souvent citées, parfois déformées - du philosophe sur limpossibilité décrire des poèmes après Auschwitz. Cette fameuse phrase figure originellement dans Critique de la culture et société : un texte écrit en 1949 et publié en 1951, puis repris quatre ans plus tard dans Prismes (pour lédition allemande). Partant de la critique de la culture sur un plan historique, Adorno renvoie dos à dos, si lon peut dire, cette critique sous ses formes transcendante et immanente. Enfin presque, puisque la méthode immanente, si elle sexpose au reproche de passer sous silence lessentiel, le rôle de lidéologie dans les conflits sociaux, risque moins de contribuer au rétablissement officiel de la culture. Ici loeuvre réussie devient celle qui exprime négativement lidée dharmonie en donnant forme aux contradictions de façon pure et intransigeante jusquau coeur de sa structure (au lieu de réconcilier les contradictions objectives dans une harmonie illusoire). Plus loin Adorno ajoute : Aucune théorie (...) nest à labri de la perversion qui la change en délire, des lors quelle a perdu le rapport spontané avec lobjet. La dialectique doit se garantir tout autant contre une telle perversion que contre le risque de rester prisonnière de lobjet culturel. Elle doit éviter à la fois le culte de lesprit et lanti-intellectualisme. Le critique dialectique doit à la fois participer et ne pas participer à la culture. Cest le seul moyen de rendre justice à lui-même et à son objet. Une dernière fois, dans ce texte, Adorno revient sur cette double faillite : pour lune (la critique transcendante), étant donné quil ny a plus didéologie au sens propre de fausse conscience, mais seulement de la publicité pour le monde sous forme de redoublement et un mensonge provocateur qui ne cherche pas à tromper mais impose le silence ; pour lautre (limmanente), son objet lentraîne dans labîme. De là ce constat, pour finir : Plus la société devient totalitaire, plus lesprit y est réifié et plus paradoxale sa tentative de sarracher à la réification par ses propres forces. Même la conscience la plus radicale du désastre risque de dégénérer en bavardage. La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible décrire aujourdhui des poèmes. Lesprit critique nest pas en mesure de tenir tête à la réification absolue, laquelle présupposait, comme lun de ses éléments, le progrès de lesprit quelle sapprête aujourdhui à faire disparaître, tant quil senferme dans une contemplation qui se suffit à elle-même.
Ces dernières lignes peuvent paraître inacceptables, dun pessimisme outrancier, voire, comme diraient certains, contre productives. Il convient de revenir sur la période décisive, dans litinéraire dAdorno, de la rédaction des Minima moralia (de 1944 à 1947) pour essayer de comprendre les causes, les enjeux et la portée de cette phrase si commentée et si controversée. Lexpérience douloureuse de lexil conduit le philosophe allemand à écrire ces réflexions sur la vie mutilée (pour reprendre le sous-titre de louvrage). Cette expérience lui permet de saisir avec une particulière acuité létat présent de la domination sous la forme du capitalisme le plus avancé (tel quAdorno lobserve, lanalyse et le dissèque dans lAmérique des années 40), mais aussi le naufrage de la raison (de part lexistence des camps dextermination justifiant à posteriori, en forçant le trait, les thèses de la Dialectique de la raison défendues quelques années plus tôt avec Horkheimer).
Il ny a plus rien dinnocent, constate Adorno. Le regard qui se voudrait consolateur dans une vie inconsolable doit être démenti vigoureusement : Que cest joli ! , même cette exclamation innocente revient à justifier les infamies de lexistence, qui est tout autre que belle ; et il ny a plus maintenant de beauté et de consolation que dans le regard qui se tourne vers lhorrible, sy confronte et maintient, avec une conscience entière de la négativité, la possibilité dun monde meilleur. Cest dire que malgré son pessimisme absolu, exprimé dans de nombreuses pages des Minima moralia, Adorno ne se résigne pas. Sa pensée, dun thème à lautre, se confronte à lhorrible, lordure, la brutalité, la déréliction, larrogance, la bêtise, loppression, laliénation sans cesser de maintenir avec une conscience entière de la négativité, la possibilité dun monde meilleur. Quil traite de la négation des rapports de classe, de la brutalité de la technique, du pouvoir de la connaissance, de lescamotage de la personnalité, de laversion pour la pensée, du caractère double du progrès, de la morale de lesclave, du conformisme intellectuel, ou de laugmentation graduelle de lhorreur, la noirceur du tableau saccompagne du relevé, au plus intime de la vie individuelle, des processus doppression et de domination. En tout état de cause la lecture des Minima moralia est lune de celles qui contribue à rendre ce monde encore plus inacceptable. Ceci dit Adorno, comme je viens de le suggérer, nest pas sans armer théoriquement parlant le lecteur qui nentendrait pas laccepter. Sans cependant faire des concessions dans le registre ne pas désespérer Billancourt. Ici, au contraire, il sagit de désespérer Billancourt comme lexprimait déjà à sa façon Benjamin disant que lespoir nous serait donné par les plus désespérés. Ou, pour le dire autrement, il ny a pas dautre réponse que celle de la radicalité.
Dans un fragment de Minima moralia, Adorno revient sur une question qui, par anticipation, replace la fameuse phrase dans son contexte : celui de lhorreur propre à Auschwitz. Il sagit dune problématique que Critique de la culture et société laisse de coté (ou na pas jugé utile de reprendre). Adorno donc, partant du relativisme (exprimé par le il en a toujours été ainsi), le dénonce comme relevant dune pseudo objectivité scientifique ou de lillusion dune histoire inchangée. Il ajoute, paradoxalement, que cette affirmation, fausse dans son immédiateté (...) ne devient vraie quà travers la dynamique de la totalité. Cest vouloir dire que le refus de reconnaître laugmentation de lhorreur saccompagne dune cécité à légard de ce qui différencie spécifiquement les événements les plus récents dévénements passés et passe du même coup à coté de ce qui constitue la véritable identité du tout, la terreur qui nen finit pas.
En réponse aux commentaires et critiques que la dite phrase de Critique de la culture et société suscite durant les années 50, Adorno reviendra plusieurs fois sur ce quil convient dentendre par ne plus écrire de poèmes après Auschwitz. Il faut cependant attendre 1962, et larticle Les fameuses années 20 (reproduit dans Modèles critiques ) pour voir Adorno apporter la précision suivante. Tout en ne cédant rien quant à lidée dune culture ressuscitée (qui pour lui relève dun leurre et dune absurdité), Adorno reconnaît que le monde a néanmoins besoin de lart en tant quécriture inconsciente de son histoire. Les artistes authentiques du présent sont ceux dont les oeuvres font écho à lhorreur extrême. La même année (dans larticle Engagement repris dans Notes sur la littérature ), Adorno revient plus directement sur la fameuse phrase en indiquant ne pas vouloir la minimiser. Il pose alors la question de savoir si lart est encore possible en faisant suivre cette interrogation dune autre sur la régression intellectuelle dans la notion de littérature engagée. La réponse sera dialectique : la conscience du malheur, comme le dit Hegel, tout en interdisant que lart continue dexister, exige en même temps quil le fasse. Cest dire que lintransigeance absolue des oeuvres des plus grands artistes de ce temps leur confère la force effrayante que nont pas les poèmes parfaitement inutiles sur les victimes. Évitions les méprises ! Adorno se réfère ici à la propension quaurait la littérature engagée dinscrire le génocide dans son patrimoine culturel. Car, bien entendu, en référence aux nombreuses, éclairantes et décisives pages consacrées par Adorno au Revelge de Mahler ou au Wozzeck de Berg (6), il en va tout autrement en ce qui concerne les victimes !
Quatre ans plus tard, la Dialectique négative apporte un correctif en déplaçant dans un premier temps la question de limpossibilité décrire des poèmes après Auschwitz vers des considérations moins culturelles quexistentielles. Quelques pages plus loin, Adorno y revient en affirmant que Auschwitz a prouvé de façon irréfutable léchec de la culture. Plus loin encore, il nous faut citer entièrement un long passage reprenant sur un autre mode le questionnement, devenu pour le moins contradictoire, dAdorno sur Auschwitz et la poésie. Et là nous touchons au coeur dune question que le philosophe expose admirablement : Quelquun qui avec une force quil convient dadmirer avait supporté Auschwitz et autres camps, disait avec une intense émotion contre Beckett : si celui-ci avait été à Auschwitz, il écrirait autrement à savoir plus positivement, avec la religion de tranchée du rescapé. Le rescapé a raison autrement quil le pense ; Beckett et quiconque encore resterait maître de soi y aurait été brisé et probablement contraint dembrasser cette religion de tranchée que le rescapé revêtit de mots par lesquels il exprimait quil voulait donner du courage aux hommes : comme si cela dépendait dune quelconque configuration spirituelle ; comme si le projet qui sadresse aux hommes et sorganise en fonction deux ne les frustrait pas de ce quils revendiquent, même sils croient le contraire. Cest à quoi on en est arrivé avec la métaphysique.
Une dernière fois Adorno retourne sur ce motif dans Lart est il gai (article de 1967 repris dans Notes sur la littérature ). Là aussi, dans la continuité de ce quil écrivait lannée précédente, le philosophe précise : La phrase selon laquelle on ne peut plus écrire de poèmes après Auschwitz nest pas à prendre telle quelle. Il ajoute cependant quaprès Auschwitz on ne peut plus présenter un art qui soit gai, sauf à dégénérer en cynisme. La référence à Beckett permet de sortir de cette impasse : ici la catégorie du tragique se laisse aller au rire. Il sagit bien dune issue même si ce minimum de ce quil reste de la vie (selon la réduction artistique opérée par Beckett) escompte la catastrophe historique, peut être afin de pouvoir lui survivre.
On peut aussi aborder ce questionnement lié à lart par lentrée culture. Ici, redescendu de quelques étages, partons de la définition proposée par le dictionnaire Le Robert : Développement de certaines facultés de lesprit par des exercices intellectuels appropriés, PAR EXT Ensemble des connaissances acquises qui permettent de développer le sens critique, le goût, le jugement. Et pourtant, cette définition même validée, il ne parait pas certain que lon puisse saccorder sur ce que lon entendrait par culture dés lors que celle-ci se trouve mise à lépreuve de son concept. Et puis à force de vouloir trouver de la culture partout, elle risque de ne plus signifier grand chose. On ne saurait également taire cette voix intempestive qui nous susurre à loreille : La culture, mais il y a des maisons pour cela !. Voilà pourquoi, sans reprendre pour autant Le Robert, établir une distinction entre culture et culturel nest pas sans utilité pour la suite de la démonstration.
Le culturel, entre autres définitions, reprécise les attentes en matière de culture. Soit une culture dite vivante dont nous serions le cas échéant les usagers. Cest à dire une culture dispensée au plus grand nombre, avec la possibilité, pour les intéressés, de se livrer à une activité culturelle. De là limportance du mot activité. Lusager nétant pas seulement un consommateur de produits culturels : il participe, devient créatif (la créativité, autre mot fétiche). Et puis, à priori, le culturel nétablit pas de hiérarchie : le rap vaut la musique classique, qui vaut la danse moderne, qui vaut latelier théâtre, qui vaut lactivité poterie, etc. Contre ceux qui défendraient une conception élitiste de la culture - lart, pour simplifier -, le culturel a toujours raison démocratiquement parlant. La discussion portera alors principalement sur la question des moyens, celle des investissements financiers, des subventions, des budgets : afin de permettre au plus grand nombre, davantage encore, daccéder à la culture.
Il sagit là des intentions, car dans la réalité cela peut se traduire différemment. Le libéralisme économique sinscrit dailleurs tendanciellement en faux contre ce principe à travers les restrictions budgétaires que lon sait. Même en restant au niveau des intentions (celles, par exemple, du meilleur des mondes démocratiques), les questions liées à la culture ne sont nullement épuisées par le culturel, et plus particulièrement celles, changeons de registre, qui relèveraient de lart. Car celui-ci, de notre point de vue, ne peut être rabattu sur le culturel. Ce dernier, fondamentalement (ou tendanciellement si lon veut), na pas grand chose à voir avec lidée démancipation exprimée précédemment. Ou du moins pas selon les critères qui sont les nôtres. Cependant, pour éviter un malentendu, encore faut-il parlant de lart ne pas confondre hiérarchiser et distinguer. Cest toute la différence entre une approche frontale, la première, témoignant en quelque sorte dune conception élitiste de la culture, de celle, la seconde, qui se trouve défendue dans ce chapitre. A vrai dire ce nest pas tant cet aspect élitaire quil faudrait discuter que labsence de relations dialectiques entre lart, la culture et la société que la terminologie hiérarchiser induit.
Le livre de Fredric Jameson, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, représente, parmi la pléthore douvrages publiés depuis 1990, sur les relations quentretiennent lart (ou ce est donné comme tel) et la société (dite ici, pour reprendre la terminologie de lauteur, du capitalisme tardif), un très utile état des lieux dun monde entre autre défini par cette logique culturelle, et une salutaire réflexion sur les relations, interactions et contradictions du couple modernisme / postmodernisme. Cest dailleurs le principal intérêt de ce livre : il entend redonner du sens à une histoire que la chape de plomb postmoderne aurait occultée. Jameson lexprime dans les termes suivants : Le modernisme constituait encore, au minimum et tendanciellement, une critique de la marchandise. Le postmodernisme est la consommation de la pure marchandise comme processus. Néanmoins ce livre, dans le choix des termes exprimés, nest pas sans provoquer des interrogations chez le lecteur français ne disposant pas du texte en anglais. Jameson passe sans trop de difficulté de postmodernisme à postmodernité comme de modernisme à modernité. Il ne sagit pourtant pas exactement de la même chose (surtout dans le second cas). Certes très souvent le contexte linduit mais la lecture nen est pas pour autant facilitée. Cependant il serait dommage, compte tenu de la richesse du contenu de louvrage, den mesurer lintérêt à laune de cette question sémantique. Refermons ici la parenthèse.
Ceci posé que faut-il entendre par modernisme ? Et là, autre retournement dialectique, Jameson avance que si le modernisme se caractérise par une situation de modernisation incomplète, le postmodernisme serait alors plus moderne que le modernisme lui-même. Doù cette constatation, essentielle : Ce que lon aurait également perdu avec le postmoderne, cest la modernité en tant que telle, dans le sens où lon peut prendre ce mot pour viser une chose spécifique et distincte du modernisme comme de la modernisation. Autre différence fondamentale : la modernité, à linverse du postmoderne, na jamais été hégémonique et ne représente nullement une dominante culturelle. Elle incarne (incarnait) dans le meilleur des cas lutopie dun monde libéré ou émancipé.
Si lon admet que le postmodernisme accompagne la fin de lart, il ny aurait plus à proprement parler doeuvre dart autonome : cette vieille chose, loeuvre, qui nest plus censée exister dans le postmodernisme, précise Jameson. A contrario, la modernité reste associée à lidée de Révolution. Elle ne se confond pas objectivement et nécessairement avec les révolutions sociales du XIXe siècle mais participe de ce processus démancipation que Rimbaud, par exemple, traduit par changer la vie. Donc, pour prolonger le propos de Jameson il conviendrait dajouter, pour conclure provisoirement : les idées et pratiques liées à lémancipation du genre humain (des révolutions aux utopies), dun coté ; celles associées aux différentes expressions de la modernité, de lautre, constituent (ou plutôt constituaient) les deux faces de la même pièce. Sans toujours vouloir parier sur la qualité du métal, les unes ne vont (ou nallaient pas) sans les autres. A condition, bien entendu, de rendre à chacune la part dincertitude qui lui revient (ou lui revenait). Cest aussi dire que la modernité appartient à des temps historiques que daucuns sévertuent à considérer révolus. Il serait vain, pour linstant, à ce stade de notre démonstration, de prétendre le contraire.
Le postmodernisme est par conséquent ce que lon obtient quand le processus de modernisation est achevé. Cest un monde dans lequel la culture devient une véritable seconde nature. Et Jameson poursuit : En effet, un des indices les plus importants pour suivre la piste du postmodernisme pourrait bien être le sort de la culture : une immense dilapidation de sa sphère (la sphère des marchandises) (...), un grand saut dans ce que Benjamin appelait lesthétisation de la réalité (mais Benjamin pensait au fascisme là où nous sommes confronté au capitalisme tardif). Doù cette indication fondamentale sur le postmodernisme : il a à ce point absorbé la sphère culturelle que tout devient plus ou moins culture dans ce monde de léquivalence généralisée.
Là où la modernité, par delà les opinions et les positionnements des écrivains et artistes, posait dans les termes du conflit (du dissensus) les questions de lêtre et du vivre en société, et plus encore celles des formes lexprimant dans un monde dont on aurait, pour citer Musil, aboli la réalité, le postmoderne, lui, cultive le dissensus à la mode de lépoque (7) : daprès ses thuriféraires il sagirait de la version pacifiée et réconciliée dune modernité qui aurait rendu les armes devant le tribunal de lhistoire. Le postmodernisme a partie liée avec la reprise idéologique qui accompagne les années 80 (et poursuivie durant la décennie suivante), déclinant sur le mode de la fin de..., celle de lart, des luttes de classes, des grands récits, de lhistoire, et des idéologies. Cétait là lun des aspects dune guerre qui dépassait la question proprement dite de la modernité et du postmoderne, mais au sujet de laquelle il faudra bien revenir si lon ne veut pas prendre le postmodernisme pour une fatalité. Dailleurs, les partisans du monde tel quil va entendaient bien en recueillir les bénéfices secondaires pour déligitimer à jamais lidée de révolution (et ce partant toute volonté dautonomisation de lart qui puisse laccréditer). Ce que Michel Surya traduit à travers les trois soupçons suivants : énoncer autant de fins à la fois témoignait au moins dune résignation réelle, je veux dire qui eût conclu à une impossibilité elle-même réelle ; ensuite dun confusionnisme entretenu (elles avaient peu en commun et quelques unes étaient même contradictoires) ; enfin dun applaudissement, conscient ou non, à une situation politique qui avait tout à gagner à ce que dautant de fins surgissent à la fois (8).
Mais revenons à Jameson. Il dégage quatre grandes positions sur le postmodernisme. En premier, le point de vue essentiellement antimoderniste : défendu par les partisans dune nouvelle contre-révolution conservatrice restée en phase avec les attitudes de rejet des contemporains de Joyce, Picasso, Le Corbusier ou Schoenberg ; ou entendant liquider ce qui reste de lhéritage des années 60. Secondement, Jameson renverse cette position : le postmodernisme faisant ici lobjet dun rejet par les défenseurs dune certaine modernité. Cest par exemple le point de vue du premier Habermas (sinscrivant encore dans la tradition de lÉcole de Francfort). Ces deux positions traduisent lidée dune franche rupture entre modernité et postmodernité. La troisième position reprend les thèses de Lyotard. Cest la désignation sous le terme postmoderme dun processus appartenant à la tradition du haut modernisme. Un propos pour le moins paradoxal : le postmodernisme ne suit pas le haut modernisme proprement dit, comme un déchet industriel de ce dernier, mais au contraire, très exactement, le précède et le prépare, afin que les postmodernismes contemporains qui nous entourent puissent apparaître comme une promesse de retour, de réinvention, de triomphale réapparition dun nouveau haut modernisme investi de tout son ancien pouvoir et dune vie nouvelle. La quatrième et dernière position renverse également la précédente. Pas tant pour affirmer une nouvelle culture postmoderne que pour envisager celle-ci comme une simple dégénérescence des élans dore et déjà stigmatisés du haut modernisme proprement dit.
Lexposition de ces quatre positions nous permet-il de mieux comprendre le postmodernisme ? Au contraire même, le concept devient flou. Cest sans doute pourquoi, pour conclure son introduction, Jameson prenait le soin dapporter la précision suivante : Quant au mot postmodernisme, je nai pas tenté den systématiser un usage ou den imposer une quelconque signification concise commodément cohérente, car le concept nest pas seulement contesté, il est aussi en conflit et en contradiction à lintérieur de lui-même. Je soutiendrai que, pour le meilleur ou pour le pire, nous ne pouvons pas ne pas lutiliser. Mais ma thèse implique également que, chaque fois que lon emploie ce mot, on est dans lobligation de reprendre ses contradictions internes et de présenter ses incohérences et ses dilemmes représentationnels ; il faut chaque fois assumer tout cela. Le postmodernisme nest pas quelque chose que lon peut fixer une bonne fois pour toute pour lutiliser ensuite la conscience tranquille. Ce concept, sil y en a un, doit arriver à la fin, et non au début de nos discussions à son sujet.
Il fallait citer ce long passage pour remettre en perspective autant que possible toute référence au postmodernisme. Je vais donc reprendre quelques unes des propositions de Jameson pour les commenter, les discuter ou les critiquer. Il décrit, partant de ces fins de... évoquées plus haut, lémergence du postmodernisme en terme de rupture ou de coupure radicale que lon fait en général remonter à la fin des années cinquante ou au début des années soixante (une rupture liée aux idées de déclin ou dextinction dun mouvement moderne déjà centenaire ou à sa répudiation idéologique ou esthétique). Jameson cite lexpressionnisme abstrait en peinture, lexistentialisme en philosophie, les formes ultimes de la représentation dans le roman, les films des grands auteurs, lécole modernisme en poésie comme lexpression ultime dun haut modernisme passant, entre autres, par Warhol, lhyperréalisme, John Cage, Glass, Riley, Godard, Burrough, Pynchon, le nouveau roman, etc. ; ou encore les Beatles et les Stones. Une énumération qualifiée par lauteur de chaotique, hétérogène ou empirique, ce dont on conviendra.
A condition de bien distinguer lune et lautre, modernité et postmodernité, lidée dune rupture simpose. Mais faut-il pour autant conserver la périodisation avancée par Jameson ? Cette rupture intervient-elle au même moment pour les arts plastiques, la musique, la littérature, le cinéma ? Je nen suis nullement certain. Dailleurs Jameson reconnaît que les lignes peuvent bouger. Cest davantage sur le phénomène de structuration du postmodernisme que lapport de Jameson savère essentiel pour en comprendre les enjeux et les finalités. Alors que les partisans de la modernité entendent distinguer (voire distinguer fondamentalement comme Adorno) lart dun coté, et la culture de lautre (celle de lindustrie culturelle), le postmodernisme efface cette différence à travers lémergence de nouveaux types de textes imprégnés des formes, catégories et contenus de cette industrie culturelle dénoncée avec tant de passion par tous les idéologues du moderne. Cest dire, poursuit Jameson, que les postmodernismes ont précisément été fascinés par ce paysage dégradé de la pacotille et du kitsch ; la culture des séries TV et du Reader Digest, la publicité et les motels, les spectacles de second ordre et les films hollywoodiens de série B, la soi disant paralittérature avec ses romans de gare en format poche et ses genres spécifiques - policier, science-fiction, fantasy, gothique, roman damour ou biographie populaire -, matériaux que les postmodernes ne se contentent plus de citer, comme un Joyce et un Mahler ont pu le faire, mais quils incorporent à la substance même.
A ce stade de sa démonstration Jameson met en parallèle lémergence de cette postmodernité, définie ici à travers une grille culturelle (mais dune culture de léquivalence généralisée) avec les théorisations sociologiques des années 60 annonçant lavènement dune société postindustrielle. Une antienne que reprendront dix ans plus tard en France les Lipovetski et Maffesoli dans des ouvrages célébrant la naissance dune société postmoderne. Je me suis déjà référé au premier de ces messieurs et jen resterai là.
Dans un fragment de sa Théorie esthétique, Adorno distingue ceux quil appelle les hommes non libres, conventionnels, au caractère agressif et réactionnaire, pour avancer que leur hostilité globale envers lart, et plus particulièrement contre la modernité procède préalablement dune tendance à refuser lintrospection, la réflexion sur soi et lexpression en tant que telle. Adorno reprend alors lanalyse freudienne classique pour expliquer que ces mêmes individus (...) obéissent psychologiquement aux mécanismes de défense par lesquels un moi faiblement formé repousse de lui-même ce qui pourrait ébranler sa pénible capacité fonctionnelle, et nuire avant tout à son narcissisme. Cependant, de manière plus décisive, pour établir une relation entre ces mécanismes de défense et les conséquences de la tendance indiquée plus haut, Adorno ajoute que cette attitude est celle de lintolérance à lambiguïté, ou envers lambivalent, et finalement intolérance contre ce qui est ouvert, ce qui nest pas préalablement décidé par aucune instance, contre lexpérience elle-même.
Ces lignes sont particulièrement éclairantes : Adorno démontre de la manière la plus précise possible ce qui sépare les hommes du point de vue de lart, quelque soit la nature et la spécificité de cette séparation. Jajouterai (le propos étant ici plus implicite quexplicite chez Adorno) : et en quoi pareille séparation reproduit, entre autres causes (mais celle-ci apparaît fondamentale de notre point de vue), le monde tel quil va. Cependant, plus problématique, des hommes qui se voudraient libres, non conventionnels, et dont le caractère ne serait ni agressif ni réactionnaire, ne sont pas sans faire preuve dhostilité (pour le pire), ou dune souveraine indifférence (pour le mieux), envers lart, ce qui signifierait en définitive quils considèrent cette question obsolète ou définitivement réglée. Les glorieux devanciers signataires dune fin ou dun dépassement de lart, auxquelles ces mêmes personnes pourraient ici se référer pour illustrer pareil constat de faillite, savaient eux, sauf avis contraire, de quoi il en retournait en matière dart. On pouvait leur reconnaître une certaine légitimité dans la mesure où certains venaient de là. Mais je me suis déjà exprimé sur le sujet au sujet des situationnistes.
Non, le plus problématique serait, le conditionnel simpose, de se retrouver bien loin du compte chez ces mêmes personnes en terme dintrospection, de réflexion sur soi, ou dexpression en tant que telle. Dans le cas où nous retrouverions le schéma proposé ci-dessus il y aurait tout lieu de croire que des explications se voulant rationnelles quant à la fin ou au dépassement de lart masqueraient en réalité une hostilité envers lart et la modernité selon les critères avancés par Adorno. Tout comme, dans un second temps, elles laisseraient planer un doute sur les postulations relevées plus haut en matière de liberté, de non convention, et dabsence de caractère agressif et réactionnaire. Il ne sagit bien entendu que dune hypothèse. Elle peut se trouver validée ou pas selon les cas, les situations, les circonstances. Jadmets même que lon puisse discuter sa formulation. Mais ce nest pas un hasard si je la propose à ce moment précis de ma démonstration. Cest dire quil me faut replacer pareille hypothèse dans le contexte global de ce chapitre (depuis le paradoxe situationniste jusquà à la réflexion de Jameson sur le couple modernité / postmodernité, en passant par les ambiguïtés relevées au sujet de la fameuse phrase dAdorno de 1949) pour avancer la double proposition suivante.
Aucune volonté de transformer le monde selon le processus révolutionnaire hérité des luttes ouvrières du XIXe siècle ne peut, en dépit des garanties présentées sur les plans programmatif et démocratique, véritablement changer la vie sans, quant à laction qui résulterait de cette volonté, prendre en compte les dimensions artistique et poétique. Cest aussi vouloir affirmer en retour que lart et la poésie ne peuvent in fine être dépassés, alors quelles infléchiraient limpératif changer la vie vers les perspectives évoquées par les penseurs utopistes, sans être en même temps lun des éléments structurants de cette volonté de transformer le monde nécessitée par le processus de révolution sociale.
Envers qui jugerait les lignes précédentes abstraites, utopiques ou théoricistes, je rappelle que le surréalisme, en amont il va de soi, plus quaucun autre mouvement artistique ou assimilé à lavant garde, sest efforcé, depuis le mode dexpression qui lui était propre, de réaliser avec une constance qui na pas dégal le programme le plus ambitieux quait connu le XXe siècle : à savoir la capacité pour chaque individu de vivre poétiquement dans lici et maintenant. Ce qui nest pas incompatible, en loccurrence, avec cet autre projet issu du mouvement ouvrier du siècle précédent de transformation du monde vers une société plus libre, plus juste, plus solidaire, abolissant les classes sociales. Mais pareille ambition (celle des surréalistes) serait restée lettre morte si le surréalisme sétait aligné sur lune ou lautre des organisations avec lesquelles il avait établi des liens de compagnonnage, ou encore partagé des objectifs communs dans un contexte particulier. Cest dire que le surréalisme aura plus dune fois durant son histoire affirmé le souci, le besoin, lexigence de préserver son autonomie que seule garantissait son programme. Non pas dans la mesure où celui ci connaîtrait un début de réalisation (comme on pourrait le dire dune situation révolutionnaire), mais en conservant ce tranchant et cette qualité, ou le tranchant de cette qualité : celle ou celui de continuer à vouloir parier pour la subversion poétique initiée par le mouvement dada. En la prolongeant à travers les trois principales données suivantes : lécriture automatique, le scandale, et la rencontre (ou la fusion) de limaginaire et du quotidien.
Il est convenu à juste titre de se référer aux Champs magnétiques de Breton et Soupault pour désigner la première expression revendiquée de lécriture automatique. Le Premier manifeste du surréalisme en déclinera toutes les occurrences afin den faire lune des pierres angulaires du mouvement naissant. Par delà les aspects techniques ou cliniques de lautomatisme, auxquels les noms de Myers, et plus encore de Freud peuvent être associés, deux références fondamentales du surréalisme, Rimbaud et Lautréamont, doivent être ici citées pour bien préciser la nature des enjeux que recouvre la notion décriture automatique. Le premier, dans sa Lettre au voyant, préconise un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens . A laune de loeuvre rimbaldienne cest vouloir infléchir la poésie vers une direction qui laffranchirait de formes confondues dans les siècles précédents avec lexpression même de la poésie ; mais que la double modernité initiée par Baudelaire, puis par Mallarmé, tout comme la réaction spirituelle eu égard la rationalité du monde bourgeois, lune et lautre remettant profondément en cause cette expression, limitaient ces formes anciennes (du moins tendanciellement) à un exercice littéraire. Quant à Lautréamont, proclamant dans Poésies La poésie doit être faite par tous, non par un, lécriture automatique y répond par excellence. Il sagit den finir avec la littérature, avec une pratique littéraire entraînant la spécialisation et la confiscation par quelques uns de lécriture poétique ; pour permettre à cette dernière dêtre faite par tous, selon le voeux de Lautréamont.
André Breton reconnaîtra en 1933 dans Message automatique que lhistoire de lécriture automatique serait, je ne crains pas de le dire, celle dune infortune continue. Il ajoutait : Durant des années, jai compté sur le débit torrentiel de lécriture automatique pour le nettoyage définitif de lécurie littéraire. Les résultats nétaient certes pas à la hauteur des espérances de la première génération des surréalistes. Ce constat fait (et sans décliner sa part de responsabilité), Breton revient sur quelques principes de base, quelque peu écornés depuis les premières années du mouvement surréaliste. Dune part, partant des réductions de type spirite ou médiumnique, en remettant le cap sur Rimbaud et Lautréamont ; dautre part en ce cédant pas sur lessentiel : la nécessité pour tous les hommes de se convaincre des possibilités existant chez chacun deux de pouvoir recourir à volonté dun langage automatique, de la poésie donc.
En second lieu la notion de scandale se situe dans la lignée de ceux, inaugurés lors de lépoque dada : ces scandales visant à discréditer les idées de patrie, de religion, de famille, de travail, mais également larmée, les enfermements carcéraux et asilaire, et plus généralement toutes les institutions du monde bourgeois. Et qui, sinon les surréalistes, sy adonnaient avec constance, détermination, violence et ludisme. En dépit de ce que lon en dirait aujourdhui, à lheure de la mondialisation, de la (relative) déliquescence de la famille et de la perte dinfluence de léglise catholique, les surréalistes, les premiers, ont défendu collectivement, sur un ton qui nappartenait quà eux, une conception du monde qui entendait ruiner de telles idées pour détruire le monde bourgeois et capitaliste. Ces scandales représentent la partie révoltée de lactivité des surréalistes.
Troisièmement, la mention dune rencontre entre limaginaire et le quotidien recouvre les notions de hasard objectif, de merveilleux, dérotisme, ainsi que les mythes de la réconciliation poétique de lhomme avec le monde, la transformation par limaginaire de lespace urbain, et la pratique des jeux collectifs. Il sagit aussi de démarches faisant peu ou prou appel à lautomatisme. Je ne décrirai pas dans le détail chacune delles. Jajoute que lon retrouve dans cette recension la dimension la plus singulière du surréalisme. Il va de soi que cette rencontre, ces démarches, à la mesure de lengagement quelles impliquent, nécessitent, se heurtent de plein fouet à la passivité générée par ce monde là : aux petits hommes que cette société façonne en limitant leur univers mental à lhorizon borné par la marchandisation généralisée, et à travers elle les modes de consommation et de culture de masse.
Certes, certes, certes... mais aujourdhui ? On reconnaîtra que le relativisme culturel contemporain, parmi dautres incidences, tend à expurger lart (ou la poésie) de tout négatif pour proposer en lieu et place lune de ces potions consensuelles à la mode de ce temps. De bons auteurs nont dailleurs pas hésité à faire un parallèle entre les totalitarismes du XXe siècle (où lart et la culture devaient être sains et heureux) et ce que lon pourrait ici appeler un totalitarisme de linconsistance et là le dernier état dune postmodernité triomphante : lun et lautre baignant dans ce même relativisme culturel.
Cependant cette tendance, même générale, même dominante, même susceptible de désarmer quelques certitudes critiques, traduit plus la place de lart (et de la poésie) que lui assigne le culturel quelle ne saurait exprimer une indication du type les carottes sont cuites. Il faudrait écrire un autre ouvrage pour dire en quoi - toujours en référence à cette tendance - cela savère plus ou moins vrai, plus ou moins pertinent, plus ou moins flagrant selon que lon aborde larchitecture, la musique, les arts plastiques, le cinéma, le spectacle vivant ou la littérature. Il semblerait pourtant que celle-ci, durant les 50 dernières années, ait davantage conservé le cap (en citant ici Samuel Beckett, Thomas Bernhard, Elfiede Jelinek, dans la continuité des Holderlin, Baudelaire, Nerval, Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé, Apollinaire, Kafka, Proust, Joyce, Musil, Faulkner) : un cap que ces écrivains et poètes avaient maintenu contre vents et tempêtes. Et si lon me répond que le vent justement a tourné, il me faudrait alors recommencer.
En ces temps de reflux inaugurés par les sinistres années quatre-vingt, des commentateurs nen finissent pas de dénombrer....
3) DE lÉTHIQUE
A lautomne 1997, je diffusais une brochure écrite en réaction à lenvahissant et indécent concert de louanges accompagnant le centenaire de la naissance du personnage que des critiques appelaient le dernier de nos grands écrivains, à savoir Louis Aragon. Parmi les réponses que je reçus de cette large diffusion (la plupart, compte tenu des destinataires, affirmant leur accord avec Avez vous déjà giflé Aragon ? (9) ), quelques unes sinscrivirent en faux, voire sinsurgèrent contre ce portrait à charge - trop à charge selon elles. On me reprocha de me focaliser sur un itinéraire qui appartenait à un monde révolu, celui du stalinisme ; on mit en balance cet itinéraire (lequel selon mes contradicteurs relevait dune histoire dépassée) et loeuvre de lécrivain, tout en précisant que le plateau de la balance penchait définitivement du second coté ; ou on relativisa le portrait du personnage : cétait plus compliqué que ça ; ou encore Aragon, si jen crois certain, était plutôt une victime (sic). Javais pourtant répondu dans Avez vous déjà giflé Aragon ? à lune ou lautre de ces objections (sauf la dernière, certes !). Mais mon argumentation ne passait pas, ou on ne voulait pas lentendre ; peut-être, également, navais-je pas suffisamment insisté, en terme de comparaison, sur la spécificité dAragon dés lors que celle-ci relevait de la sphère éthique.
Douze ans plus tard, les enjeux restent les mêmes. Je citerai à nouveau Pierre Lepape, écrivant en 1997 : Que reste-t-il dAragon stalinien ignominieux, ami félon, amoureux truqueur ? Rien, ou presque : des rancunes qui disparaîtront avec la mémoire de ses contemporains, de la matière à psychanalyse, des énigmes pour biographes, quelques points dexclamation pour jalonner les chemins tortueux de lhistoire intellectuelle de ce siècle. Et jajouterai de même que Lepape pariait ainsi sur la passivité de nos contemporains, sur la perte du sens et de la mémoire, sur lapparition dun lecteur délevage lisant tout sans véritablement rien retenir dans lacceptation béate dune culture mâchée avant quil nen fasse usage. On aura sans doute compris que ces deux positions sont parfaitement antagoniques. Et que formulées ici par Lepape, et là par lauteur de ces lignes, le lecteur serait en quelque sorte dans lobligation de choisir son camp. Car il parait difficile de trouver dans pareil cas de figure un juste milieu. Le pari de Lepape, puis ma réponse, tracent, parmi dautres, une ligne séparant les raisons de lacceptation de celle du refus. La première saccomodant très bien du relativisme, voire dun certain cynisme contemporain. Tout comme elle occulte la question éthique dans des termes quil mimportera de définir et de mettre en situation tout au long de ce chapitre.
Reprenons le mot ignominie (puisque Lepape nous tend la perche) pour lélargir à quelques autres écrivains. Dans cette rubrique nous retrouvons ceux qui à des degrés divers ont trempé leurs plumes dans lencre nauséeuse des fascismes et stalinismes. On se contentera de citer, pour rester dans lhexagone, Drieu la Rochelle, Céline, Rebatet, Brasillac pour le versant fasciste. Et en se limitant aux seuls noms de Vaillant, Still, Éluard (hélas !) pour lautre versant. Et Aragon ? Bien entendu, il a sa place ci-dessus. Mais il relève en vérité dune autre catégorisation, celle où lignominie devient si lon peut dire encore plus ignominieuse. Aragon, ne loublions surtout pas, eut des responsabilités au P.C.F., et pas nimporte lesquelles ! Officiellement il nétait pas le responsable en titre des intellectuels du Parti (ceci relevant des prérogatives dun membre du bureau politique). Pourtant son aura décrivain reconnu (y compris dans la bourgeoisie), sa diligence, son habileté manuvrière, sa tribune des Lettres françaises, et son statut de protégé de Maurice Thorez savèrent plus décisifs en terme de responsabilités.
Aragon était un homme dinfluence, dautant plus quil appartenait à un parti dont il faut rappeler limportance et le rôle hégémonique également dans la vie intellectuelle de ce pays entre le début des années trente et la fin des années soixante. On peut certes le relativiser en invoquant le magistère dun Sartre ou dun Camus, ou encore lactivité en coulisses dun Paulhan. Mais il ne sagit pas du même type dinfluence : ni Sartre, ni Camus, ni Paulhan ne disposaient de ce pouvoir de nuisance qui permettait à Aragon de piloter ou dinspirer les opérations visant à diffamer Nizan, à calomnier Gide (après la parution par le dernier de Retour dURSS ), ou de faire rejeter par le CNE une motion prenant fait et cause pour les insurgés hongrois de 1956 (après avoir traité ceux qui exigeaient le retrait des troupes soviétiques de traîtres et de rats), pour ne citer que quelques uns des exemples relevés dans Avez vous déjà giflé Aragon ?
Louis Aragon, auparavant, avait joué un rôle de premier plan après la Libération dans le cadre de lépuration. Il nobtint pas la tête de Gide mais sauva celle, toute proportion gardée, de Maurice Chevalier (lequel chantait Ça sent si bon la France en 1942). En 1937, déjà, Aragon lors du Congrès pour la défense de la culture déclamait emphatiquement : Je te salue ma France (...) pour Nous nirons plus au bois et Maurice Chevalier. On tempérera cette influence en reconnaissant que le P.C.F., malgré son rôle on ne peut plus hégémonique au lendemain de la Libération, ne pouvait empêcher la parution de textes critiques ou de pamphlets visant Aragon : ceux de Georges Henein (Qui est Monsieur Aragon ) ou de Jean Malaquais (Le nommé Luis Aragon ou le patriote professionnel ). En 1945, encore, Georges Mounier (communiste mais surtout connu comme critique littéraire) pouvait se permettre dans Les Lettres françaises de ne pas compter Aragon parmi les trois poètes marquants de lépoque (lui préférant Éluard, Ponge et Char). Mounier sattira dailleurs dans les colonnes du même journal cette réponse définitive de Mousignac : La voix dAragon a été celle de la France (sous entendu pendant les années dOccupation).
Aragon nétait pas intouchable. On le vérifiera huit ans plus tard, lorsquà la mort de Staline (et en labsence de Thorez retenu en URSS), Aragon dut piteusement désavouer, sous la pression de Lecoeur et Billoux, un portrait du petit père des peuples par Picasso paru dans Les Lettres françaises (ceci faisant partie de lhistoire des luttes dinfluence au sein du P.C.F.). Aragon sen consolera 20 ans plus tard en recevant des mains des dignitaires soviétiques la médaille de la Révolution dOctobre lors de ses 75 ans, et celle de lOrdre de lamitié des peuples pour ses 80 ans. Ni Billoux, ni Lecoeur (ce dernier exclu du parti en 1954) nauront connu de tels honneurs. Enfin, pour en finir avec ce personnage, il faut dire et redire à cette critique littéraire très volontiers oublieuse - quand elle ne réclame pas le devoir doubli pour ses monstres sacrés -, que la fin du stalinisme dun coté, et la mention dun génie, ou prétendu tel de lécrivain Aragon de lautre, nefface pas lhistoire, ni la participation active de Louis Aragon à lun des épisodes les plus tragique du XXe siècle. Plus cette même critique severtuera à effacer tout ce qui maculerait la statue du grand écrivain, plus nous reviendrons avec nos plumes, nos pinceaux, nos claviers, ou nos crachats pour juste rappeler qui était Louis Aragon.
Cet écrivain na été ici évoqué que pour poser un premier jalon. Il va de soi que cette question, celle de léthique, peut être abordée différemment. Nous allons pour ce faire retrouver Jean-Claude Milner. Jai dit plus haut comment ce linguiste justifiait dans Larrogance du présent les revirements des intellectuels gauchistes (principalement maoïstes), et parmi ces derniers plus particulièrement ceux qui sen vinrent grossir dans la seconde moitié des années soixante-dix les rangs des nouveaux philosophes. Ce type de justification na rien doriginal. On la souvent entendu dans les décennies 70 et 80. On distinguera ceux qui disent je me suis trompé, les plus nombreux, qui deviennent généralement les meilleurs avocats dune société jadis vouée aux gémonies, de ceux pour qui cest dabord le monde qui a changé : ces derniers, plus retords, laissent entendre quils sont restés les mêmes mais que lon ne doit plus compter sur eux pour défendre des idées devenues obsolètes et irrecevables compte tenu de lévolution de ce monde. En simplifiant, et en schématisant disons que les premiers ont rejoint le camp de la démocratie représentative ou celui du libéralisme, quand les seconds, du moins ceux qui ne versent pas dans lapolitisme, rejoignent ou soutiennent ce qui peu ou prou se trouve assimilé à la gauche. Ce constat vaut surtout pour la période de référence indiquée plus haut.
Largumentation de Milner se situe plutôt dans le premier cas de figure. Elle relève dune analyse en quelque sorte généalogique du gauchisme qui aurait pour objectif de délivrer la théorie de cette notion de revirement en se servant de la double casquette du linguiste et du philosophe. Donc Milner part dune critique du gauchisme empêtré dans les marécages de lhéritage marxiste et des mensonges du maoïsme pour faire ressortir, en réaction, et sur le mode paradoxal quon lui connaît, la loyauté de ceux (il cite Glucksmann, BHL, et ses anciens interlocuteurs de la Gauche prolétarienne) qui nont pas voulu se taire là dessus et qui se sont opposés à eux mêmes un démenti. Milner exprime dune façon que lon qualifiera élégante ou emphatique que ceux-ci se sont tout bonnement trompés. Mais la théorisation annoncée est encore à venir. Habilement Milner renverse les termes de la question en avançant : Qui se refuse au démenti de soi, ne sait pas ce quest la vérité. Sauf que cette habileté ne risque de convaincre que ceux qui usèrent ou abusèrent en loccurrence de ce démenti de soi. Cest aussi prendre de très grandes libertés avec la vérité au point de lui faire dire le contraire, ou presque, de ce quelle signifie. Pour aggraver son cas Milner ajoute dans la foulée : qui recule avec effroi devant la renégation, ne sait pas ce quest laffirmation. Là notre linguiste pousse le bouchon un peu loin. On subodore chez lui lintention dopérer un nouveau renversement pour doter le mot renégat dune signification positive. Ici également les intéressés peuvent relever la tête fièrement : non content de les absoudre Milner leur tresse de surcroît une couronne de lauriers.
Mais javais déjà précisé auparavant ce que minspirait un tel morceau de bravoure. A vrai dire je ny suis revenu que pour reprendre et commenter, autant du point de vue du démenti de soi que de la renégation, un propos de lintroduction de Larrogance du présent à travers lequel Jean-Claude Milner se penche sur son itinéraire depuis 68 jusquà aujourdhui. Je cite ici Milner pour, par avance, souligner que ce propos est exactement à lopposé de ce qui mimportera plus loin de définir, dargumenter, de défendre dans ce chapitre. Jajoute quici le propos milnérien na rien de caricatural mais traduit, plutôt brillamment, un point de vue que lon pourrait situer au carrefour des notions déthique, dengagement, de philosophie de la vie ou de réflexion sur soi. Notre linguiste, donc, écrit ceci : Ainsi ai-je, durant des décennies, répondu à des convocations successives ; Mai 68 fut lune dentre elles, le gauchisme en fut une autre ; je pourrais y ajouter la linguistique structurale, le marxisme althussérien, Lacan, Chomsky, le nom juif. Ces convocations étaient toutes absolues et elles étaient radicalement hétérogènes les unes aux autres. Plus exactement, elles navaient dintérêt que par leur hétérogénéité et leur propension à sexclure mutuellement. Si je prends en compte leur succession chronologique, un ordre logique en émerge, dautant plus valide quil dépend du hasard ; chaque convocation permettait en effet délucider les précédentes, dans la mesure où elle en exposait une ou plusieurs insuffisances ; chacune affirmait sa force et sa légitimité, dans la mesure où elle faisait de linfidélité un devoir ; chacune se soumettait par avance pour elle-même à cette même loi dabandon. Je complète les lignes ci-dessus par la fin de lintroduction de Larrogance du présent, plus polémique : Ceux qui ont vécu le dernier tiers du XXe siècle, ceux qui se sont efforcés dy agir et de parler dans la langue dont ils disposaient, ceux-là nont quune obligation au seuil de la vieillesse ; elle sanalyse en deux commandements : ne pas devenir stupides et ne pas inciter autrui à la stupidité. Jobserve que plusieurs de mes contemporains se dérobent à lun ou lautre de ces commandements, quand ce nest pas aux deux. Pour excuser leurs manquements, ils invoquent souvent la fidélité ; ils ne font au vrai que ressasser leur décrépitude. Pour ma part je choisis la voie contraire et ne compte pas fléchir. Mon présent est à venir.
Rien nobligeait Jean-Claude Milner à revenir sur ce passé, déjà lointain. Dautres intellectuels, appartenant à sa génération, et ayant un itinéraire comparable au sien, sétaient déjà exprimé sur la même question il y a 20 ou 30 ans en la considérant alors réglée. Milner y revient dans ces termes choisis quarante ans plus tard, pas tant pour exorciser une arrogance passée ou solder définitivement une période dégarement (le sujet parlant sest égaré, écrit-il), que - la fin de son introduction nous y invite - pour régler un différend avec ceux de ses contemporains qui invoquent souvent la fidélité. Le lecteur un peu averti ou perspicace na pas besoin quon lui cite de noms pour connaître les cibles de Milner. Seule, martèle notre linguiste, linfidélité garantit la vérité et rend justice à la pensée. Elle préserverait même, à len croire, de la stupidité.
Une telle volonté de procéder ainsi par convocations successives (chacune dentre elles se trouvant légitimée dés lors que linfidélité devient la règle) renvoie à un exemple littéraire du XIXe siècle, bien connu, devenu depuis un type universel : celui de Bouvard et Pécuchet. Si Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir on pourrait en dire autant ici de Milner vis à vis des deux personnages de Flaubert. Lassociation faite, on appréciera à sa juste valeur lassertion milnérienne selon laquelle cette défense et illustration de linfidélité préserverait de la stupidité quand lon sait que Bouvard et Pécuchet représentent, avec toutes les nuances que lon voudra, la bêtise selon Flaubert. Bouvard et Pécuchet est lun des plus grands romans du XIXe siècle et comme tel a donné lieu à de nombreuses interprétations. Celle-ci portent cependant davantage sur le roman proprement dit que sur la personnalité des deux personnages. Dabord ridicules, Bouvard et Pécuchet, vers le milieu du récit, apparaissent plus complexes, voire pathétiques. Une phrase de Flaubert le traduit bien : Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise, et de ne plus la tolérer. Nest ce pas la meilleure des façons de retrouver Jean-Claude Milner !
Avant de me référer ou de mappuyer sur quelques uns de ceux qui exprimeraient le mieux selon moi le contraire de cette infidélité là (même si le mot fidélité nest pas tout à fait satisfaisant et que les noms cités plus loin ne sont nullement ceux auxquels pense Milner), je dirai - réponse du berger à la bergère - quelques mots sur mon itinéraire. Ils ne seront pas inutiles pour planter le décors de ce chapitre.
Il existerait au moins un point commun entre Jean-Claude Milner et lauteur de ces lignes : tous deux ne sont pas originaires dun milieu favorisé (cest du moins ce que jai cru comprendre des explications données par Milner après lépisode anti Bourdieu cité dans un précédent chapitre). Sinon, ensuite, tout nous sépare. Sortant dune école professionnelle, jai commencé à travailler comme coupeur en miroiterie (javais 17 ans) à lusine avec la perspective dy passer toute ma vie. En mai 68, dans lentreprise où jétais salarié, jai participé à la création dune section syndicale (la première, à ma connaissance, en milieu miroitier), et me suis retrouvé délégué syndical (je venais juste davoir 21 ans). Jai quitté la miroiterie et le monde ouvrier à la fin de lannée 68. Pendant 15 ans jai vécu de petits boulots (en isolant, durant tout ce temps, deux expériences de deux ans chacune : la première comme infirmier psychiatrique, et la seconde dans une maison dédition musicale). A la suite dune période de chômage jai entamé une formation professionnelle. Après lobtention dun diplôme détat dassistant de service social, jai exercé cette profession durant 15 ans. En privilégiant cependant, selon les situations professionnelles, des mi-temps, deux tiers ou trois quart de temps, voire des période dinactivité ou de chômage pour mes consacrer par ailleurs, pendant presque la même période, à la rédaction de guides de promenades. On aura peut être compris, ceci posé, quaujourdhui retraité jappartiens au monde appelé des économiquement faibles.
Je ne me suis attardé sur ces rapides éléments biographiques que pour mieux faire ressortir ce qui suit. Mai 68 a été lévénement le plus important de ma vie. On peut dire que celle-ci a basculé à ce moment là. Jai réalisé combien leffervescence de ce beau printemps entrait en résonance avec des aspirations encore confuses, lesquelles, sous la pression des événements, commençaient à trouver lexpression et la formulation quelles réclamaient. La découverte des penseurs anarchistes, et la reviviscence dune pulsion poétique (apparue durant ladolescence mais contrariée par le cours de lexistence), introduisirent, au lendemain de 68, une période décisive durant laquelle je découvris presque en même temps le surréalisme, lInternationale situationniste, Georges Bataille, et quelques écrivains (Artaud, Leiris, Gracq, Blanchot, Jarry, Musil, Rilke) qui ne cesseront de compter. Jai pu écrire plus tard, en forme de boutade, que javais alors un pied chez les anars, un pieds chez les situs, et la tête dans la poésie moderne. Il va sans dire que certaines rencontres, de visu, accompagnèrent plus quelles ne précédèrent ces choix déterminants. A la fin des années 70, la découverte dAdorno (qui nétait pas étrangère à mon intérêt, voire ma passion pour les musiques classique et contemporaine) vint compléter ce dispositif référentiel. Jajoute que les années 70 ont été, pour ce qui me concerne, autant des années de formation que de maturation. Ensuite, dans le champ élargi des connaissances de tous genres, rien nest venu fondamentalement démentir ce que je pouvais penser ou défendre à la fin de cette même décennie. Voilà pour bien préciser en quoi le mot fidélité me convient. Mon désaccord avec Milner savère total dans la mesure où ces convocations, les miennes, ne sexcluent nullement. Bien au contraire, jai toujours davantage mis laccent (parfois contre des adeptes de lun ou lautre camp) sur ce qui rapprochait par exemple les surréalistes et les situationnistes, ou Breton et Debord, ou Bataille et Breton, etc. Sans taire pour autant les conflits et désaccords : il nest pas question de réécrire lhistoire mais de donner au temps la capacité de trier lessentiel, à savoir ce qui relève de lémancipation du genre humain. Il me reste cependant à faire le lien entre des expériences personnelles et ce que jappellerai, pour reprendre le fil de ma démonstration, une attitude éthique.
Le mot fidélité (ou léquivalent adjectivé) revient au moins deux fois dans la correspondance du dernier Debord. Dans un courrier du 9 octobre 1992 adressé à Annie Le Brun, Guy Debord précise, au sujet dun bref échange épistolaire avec Georges Goldfayn, ancien membre du groupe surréaliste : Je suis heureux que ce dialogue ait pu reprendre après trente six ans. Nous sommes des gens fidèles. Le 27 mai 1993, dans une lettre qui a pour destinataire Jean-Jacques Pauvert (je reviendrai plus loin sur cet important courrier), Debord écrit : Je constate quAnnie Le Brun est la fidélité même, ce qui nest assurément pas la moindre de ses éclatantes qualités. Les ultimes mots écrits par Debord (ou plutôt dictés à son épouse) figurent dans le dernier carton du plan final de Debord, son art et son temps (film programmé sur Canal Plus, un peu plus dun mois après le suicide de Debord) : cette dizaine de lignes qui en expliquent la raison se terminent par la fidèle obstination de toute une vie.
Cest résumer, en peu de mots, larc tendu dune vie incomparable, du moins à léchelle de cette notoriété, dont nous ne pouvons que relever - car la guerre à laquelle Debord a participé continue malgré les démentis plus ou moins intéressés que daucuns ne cessent de nous adresser - lexemplarité selon le point de vue exprimé ici. Car, toujours à léchelle qui fut la sienne, nul ne sest moins compromis que Debord avec son temps. Il na jamais accordé la moindre interview à un journaliste, pas plus quil ne sest présenté sur un plateau de télévision, ni même à lantenne dune quelconque radio. Debord na également jamais répondu aux sollicitations des médiatiques ou des membres de lintelligenstia pour qui pareille rencontre aurait dabord flatté la vanité. Cela sappelle, entre autre, être exigeant. Cette exigence Debord ne la réclamait pas moins de ceux auxquels le liait, depuis sa lointaine jeunesse lettriste, mais surtout les années de lInternationale situationniste, des objectifs communs. Il sagit dune histoire tumultueuse, comme celle auparavant du groupe surréaliste. Ce tumulte prenant parfois un caractère démesuré. Mais on sait, ou on lapprendra, que la démesure nest que lune des manières de ne pas transiger sur la question, justement, de lexigence.
Dans un texte consacré au surréalisme (10), jai essayé de définir le plus précisément possible ce quimplique pour laction collective pareille exigence. Je le formule ainsi en partant de la notion de groupe. Il sagit damis qui se donnent les moyens, par lexistence dun collectif, de réaliser des objectifs communs. Ces amis discutent, argumentent, affirment des désaccords, et même peuvent entrer en conflit. Cependant il existe des règles non écrites qui, tout en fondant lappartenance de chacun au groupe, apportent la preuve de sa cohésion. En cas de manquement le groupe peut prendre, après une discussion où chacun est appelé à se prononcer, la décision de se séparer de lun ou lautre de ses membres. Cest ni plus ni moins une façon dexercer à pareille échelle la démocratie directe.
Il me fallait partir de cette définition pour aborder dans lhistoire du mouvement surréaliste la question de lexclusion. Il na pas manqué de commentateurs pour fustiger, chez les surréalistes dabord, les situationnistes ensuite, le goût, la propension, ou la tendance des uns et des autres à lexclusion. Cest même devenu lun des ponts-aux-ânes dune critique nhésitant pas à faire ici lamalgame avec les pires pratiques staliniennes. Dans ce texte sur le surréalisme javais pris le soin de préciser ce qui sépare incommensurablement des amis, liés par une exigence commune, dont légalité nest pas la moindre des composantes, de partis marqués au fil de leurs histoires par des épurations plus ou moins importantes. Non sans relever également, dans le cas des partis communistes et assimilés, nécessairement hiérarchisés, le caractère religieux de ladhésion au Parti, cest à dire à une église. De nombreux anciens communistes se sont exprimés sur leurs expulsions respectives en des termes relevant de lexcommunication. Ceci et cela est bien connu, et pourtant à lire les gazettes on laurait oublié, ou on voudrait loublier. On sait aussi que la haine et la bêtise, qui ne désarment pas, ne reculent devant aucun amalgame pour accuser surréalistes et situationnistes de toutes les rages possibles (même si à ce jeu Breton et ses amis ont pris une large avance) (11).
Quand cette critique ne procède pas par amalgame elle reprend lantienne victimaire. Les personnes exclues deviennent alors des victimes du pouvoir démesuré prêté ici à Breton et là à Debord. Certains folliculaires nhésitant pas à employer le mot terreur. Dans le texte cité plus haut, je reprends chacune des exclusions ayant marqué lhistoire du groupe surréaliste en la justifiant chaque fois (même si des nuances, voire des réserves doivent être, il va de soi, exprimées dans des cas précis). Du moins jusquau moment - après la mort de Breton - où une exclusion (celle de Jehan Mayoux) ne peut plus être justifiée. Il ne sagit pas à proprement parler dune exclusion puisque Mayoux refusait de contresigner un texte (Pour un demain joueur ), qui, savèrant déjà le plus discutable jamais écrit au nom du groupe surréaliste, émanait de surcroît dune minorité proposant une ligne directrice sans quaucune discussion préalable ait eut lieu sur des sujets essentiels engageant la vie du mouvement. Des désaccords sexprimèrent. Mais les surréalistes qui répondirent de manière critique aux injonctions de Pour un demain joueur choisirent une voie intermédiaire (celle de rester malgré tout au sein du groupe) en assortissant leur accord de nombreuses réserves par écrit. Cétait certes reculer pour mieux sauter. Deux ans plus tard, le texte Sas (signé par une large majorité de membres du Mouvement) prendra acte de la dissolution du groupe surréaliste contre la minorité responsable du coup de force de Pour un demain joueur.
Il existe de nombreux traits communs du point de vue de cette histoire tumultueuse entre le groupe surréaliste et lInternationale situationniste. Cependant les situationnistes ont davantage formalisé les questions pratiques et organisationnelles en se dotant de statuts absents de la pratique du groupe surréaliste (plus informelle), et en se donnant la possibilité dans un second temps de pouvoir constituer des tendances. Il est vrai que nous disposons avec la Correspondance (12) de Guy Debord déléments qui permettent de traiter dans le détail de cette sempiternelle question de lexclusion. Par exemple, dans une lettre daoût 1962 adressée à Asger Jorn, Debord Précise : La pratique de lexclusion me parait absolument contraire à lutilisation des gens : cest bien plutôt les obliger à être libres seuls - en le restant soi même - si on ne peut semployer dans une liberté commune.
Cest là lune des manières de poser la question de lappartenance à un groupe dégaux : les disciples ny peuvent prétendre par définition (et encore moins les exécutant promis aux diverses tâches militantes depuis une ligne définie par un petit cercle de dirigeants). Et puis Debord, contrairement à certaines légendes, était plus réticent que ceux, dans les rangs situationnistes, qui renchérissaient en terme dexclusion. Et lon pourrait dire la même chose de Breton. En revanche, Debord a régulièrement insisté sur ce quil appelait la politique de la porte presque fermée en ce qui concerne ladhésion à lI.S., afin que les situationnistes se trouvent le moins souvent confrontés à lobligation de se séparer de lun ou lautre membre du groupe.
Autre manière daborder la question : Nous navons pas de lexclusion une conception métaphysique. La rupture avec lI.S. signifie un désaccord objectif sur un point central, mais évidemment ne signifie pas obligatoirement que ceux qui sy sont trouvés amenés avaient des motifs déshonorants, ni quils sont condamnés à aller ensuite, par eux-mêmes, vers des positions toujours plus mauvaises (lettre du 22 septembre 1962 adressée à Rodolphe Gashé). Ces lignes parfaitement claires nont pas besoin dêtre commentées. A lun de ses interlocuteurs (Branko Vucicovic) qui reprochait aux situationnistes ce fameux goût pour lexclusion, Debord répondait (le 27 novembre 1965) : Nous navons jamais voulu empêcher qui que ce soit dexprimer ses idées ou de faire ce quil veut (et nous navons jamais cherché à être en position pratique pour faire pression dans ce sens). Nous refusons seulement dy être mêlés nous-mêmes contre nos convictions et nos goûts. Notez que ceci est dautant plus vital que nous navons presque aucune liberté dexprimer nos propres convictions et goûts tels quils sont réellement, du fait de leur caractère nettement contre le courant. Notre intolérance nest jamais quune réponse - bien limitée - à lintolérance et lexclusion pratiquement très solides que nous rencontrons partout dans lintelligentsia installée particulièrement.
Ceci pour ne pas oublier quil sagissait dune guerre que les situationnistes avaient déclarée aux différents aspects de la domination, ses agents et partisans donc ; et quil convenait den tirer toutes les conséquences. Enfin, pour faire le lien avec ce que je mentionnais plus haut quant aux exclusions du groupe surréaliste, et plus particulièrement celle de Jehan Mayoux, je citerai Debord écrivant en 1969 aux membres de la section italienne de lI.S. : Il est en effet absurde de craindre de subir une exclusion injuste. Je peux vous assurer quil ny en a jamais eu dans lI.S., et je ne pense pas que lI.S. puisse durer après une seule exclusion injuste. Jamais une erreur na été sanctionné par lexclusion, qui, en effet, na rien de tactique (...) Cependant, lexclusion est aussi une conséquence du niveau, variable, des exigences quune organisation se fixe librement à elle-même dans un moment donné. Ce que la collectivité a fixé en pleine conscience doit être défini avec une conscience vraie de ce quon peut faire effectivement.
Jajoute que lon trouve là, ces citations mises bout à bout, une leçon de démocratie pour qui cette notion na rien de figé, de contraignant, ou de platement idéologique. Il sagit bien entendu dun usage à léchelle réduite dun groupe dont légalité entre ses membres constitue justement la meilleure des garanties démocratiques. Les habituels contempteurs qui se focalisent sur ces exclusions pour dénoncer sur le mode de la dignité outragée le totalitarisme des surréalistes ou des situationnistes sont assurés de figurer parmi les principaux défenseurs du monde tel quil va. On reconnaîtra que certains de ceux-ci - des journalistes le plus souvent - pêchent par ignorance ou légèreté en se contentant de reprendre des clichés éculés sans connaître le détail dune histoire qui, sil en étaient informés, devrait au moins les inciter à ne pas écrire nimporte quoi.
Autre argument, souvent invoqué (je lai trop rapidement évoqué) : le pouvoir plus ou moins absolu quauraient exercés Breton et Debord au sein de leurs groupes respectifs. Je parlerai volontiers pour ce qui les concerne dune autorité naturelle. Celle-ci na rien de commun avec lautoritarisme de ceux qui, dans des mouvements, partis ou syndicats, exercent un pouvoir légitimé par toute organisation hiérarchisée, donc structurée sur un mode inégalitaire. Cette autorité naturelle nétant pas non plus indifférente au fait que Breton ait écrit quelques uns des textes fondateurs du surréalisme, tout comme Debord pour lI.S. Tous deux en ont écrit dautres qui, sur ces fondations, savérèrent déterminants dans la genèse du mouvement surréaliste ou de lInternationale situationniste. Cest là quil me faut revenir à cette fidélité évoquée plus haut : ni Breton ni Debord nayant ici démérité du point de vue exposé ici.
Cependant, pour rester avec Guy Debord, et afin de faire ressortir toutes les occurrences que recouvre le terme fidélité, les précisions suivantes simposent. Très tôt, dans les années 1952-1954 (celles de la première période de lInternationale lettriste), Debord se retrouve en très mauvaise compagnie (celle de gens bien sincèrement prêts à mettre le feu au monde pour quil ait plus déclat) dans un quartier de Paris où le négatif tenait sa cour. Si quelquun éveillait alors la sympathie de Debord et de ses amis, cétait Arthur Cravan, déserteur de dix-sept nations, ou peut être aussi Lacenaire, bandit lettré. En 1978, dans le texte accompagnant les images du film In girum imus nocte et consumimur igni, Debord revient sur cette période de sa jeunesse. Les années de lInternationale situationniste sont derrière lui : Hegel, Marx et Lautréamont, ses principales références du temps de lI.S., demeurent certes, mais le trio Thucydile, Machiavel, Clausewitz a pris au fil des années, depuis la dissolution de lI.S. précisément, de plus en plus dimportance. Et pourtant Debord tient à préciser : On a beau dire : Il a vieilli, il a changé : il est aussi resté le même. Toujours dans In girum... Debord tord le cou à la légende selon laquelle il serait une sorte de théoricien des révolutions. Il ajoute : Les théories ne sont faites que pour mourir dans la guerre du temps : ce sont des unités plus ou moins fortes quil faut engager au juste moment dans le combat et, quels que soient leurs mérites ou leurs insuffisances, on ne peut assurément employer que celles qui sont là en temps utile. De même que les théories doivent être remplacées, parce que leurs victoires décisives, plus encore que leurs défaites partielles, produisent leur usure, de même aucune époque vivante nest partie dune théorie : cétait dabord un jeu, un conflit, un voyage.
Dix ans plus tard, Panégyrique rassemble dans un texte autobiographique de haute tenue lessentiel dune vie confrontée à des temps troubles, dextrèmes déchirements dans la société et dimmenses destructions. Debord indique quil partira naturellement de lui, pour être capable de condamner le monde sans même vouloir entendre ses discours trompeurs. Il ny a rien de présomptueux quand se trouvent ainsi marquées les limites précises qui bornent nécessairement cette autorité : à savoir sa propre place dans le coeur du temps, et dans la société, ce quon a fait et ce quon a connu, ses passions dominantes. Debord, plus loin, apporte cette donnée essentielle : Le ton de ce discours sera en lui-même une garantie suffisante, puisque tout le monde comprendra que cest uniquement en ayant vécu comme cela que lon peut avoir la maîtrise de cette sorte dexposé.
Ce livre, en définitive, illustre un principe de vie, jamais démenti tout au long de lexistence de lauteur, depuis le refus de toute obligation salariale, de toute spécialité (docteur en rien), de toute participation aux milieux qui passaient alors pour intellectuels et artistiques, et par indifférence aux questions dargent ou celle liée à lobligation doccuper une quelconque place dans la société. De telles dispositions desprit, plus quelques rencontres décisives favorisent la lecture des bons livres (...) voire décrire ceux qui manquent encore. Et Debord de relever (une fois de plus en 1989) : Quant à la société, mes goûts et mes idées nont pas changé, restant les plus opposés à ce quelle était comme à tout ce quelle annonçait vouloir devenir. Ceci également na pas besoin dêtre commenté. Debord est resté fidèle à ce principe de vie que les lignes suivantes, toujours dans Panégyrique, peuvent résumer : Jai assurément vécu comme jai dit quil fallait vivre ; et ceci a été peut-être plus étrange encore, entre les gens de ma date, qui ont tous paru croire quil leur fallait seulement vivre daprès les instructions de ceux qui détiennent la production économique présente, et la puissance de communication dont elle sest armée.
Il en va de même, sur le chapitre de cette fidélité, pour ce qui concerne André Breton. Plus encore peut-être pour lauteur de Nadja, dans la mesure où, jusquà sa mort en 1966, il défendit avec la constance que lon sait des principes de vie, un rapport au monde (13), une exigence, et une démarche collective confondus avec son engagement surréaliste. Il sagit également ici dune histoire tumultueuse dans des temps non moins troubles, sinon plus. Durant une période particulièrement difficile de sa vie Breton a écrit les lignes suivantes : Cet homme, en avril 1930, recommencerait terriblement si cétait à refaire. Il na que lexpérience de ses rêves. Il ne peut concevoir de déception dans lamour mais il conçoit et il na jamais cessé de concevoir la vie - dans sa continuité - comme le lieu de toutes les déceptions. Cest déjà bien assez curieux, bien intéressant quil en soit ainsi. Ces lignes admirables prouvent, si besoin était, que lon ne reste pas fidèle envers ce qui vous importe fondamentalement seulement dune manière linéaire, sans aspérités, ou à la façon paisible dun fleuve venant se jeter naturellement dans la mer. Cette fidélité séprouve à laune des difficultés qui la remettraient en question. Là aussi il faut pour ce faire avoir vécu, comme lentendra plus tard Debord ; et également, dans le cas de Breton, avoir beaucoup désiré (dans le sens de sémerveiller, il va sans dire).
Cette fidélité séprouve également quand lhistoire, dans des moments particuliers, vous somme de choisir entre deux impératifs, deux blocs dominants, deux manières de se renier. Lors dun meeting organisé le 10 avril 1949 par le Rassemblement démocratique révolutionnaire, André Breton devait intervenir dans le cadre de la Journée internationale de résistance à la dictature et à la guerre. La salle devenant houleuse après lintervention du physicien américain Comprom, prenant la défense dune dissuasion nucléaire qui nen avait pas encore le nom, les organisateurs avaient du annuler les dernières interventions prévues, dont celle de Breton. Cétait fort dommage car cette allocution, outre les qualités intrinsèques du texte (et la surprise, bienvenue, de découvrir une longue et belle citation des Enfants humiliés de Bernanos), refuse de choisir comme daucuns lincitaient à le faire entre les camps soviétique et américain. Il faut insister sur limportance et lexemplarité dun tel refus au tout début de la guerre froide. Seuls les surréalistes, la plus grande partie des anarchistes, et quelques rares intellectuels refuseront de se rallier à lun ou lautre camp. Ni lun, ni lautre, affirme Breton avec force. Sachant que les mots, les arguments, pour dénoncer lun, puis lautre, ne sont assurément pas les mêmes.
Un an plus tôt André Breton publiait La lampe dans lhorloge. Ce texte recueilli en 1953 dans La clef des champs na certainement pas eu lors de ces deux publications lécho quil méritait. Il parait aussi possible que la seconde des deux parties (consacrée au poète Malcom de Chazal) ait contribué à occulter - même relativement - la première. Nous tenons pourtant là lune des contributions essentielles du Breton de laprès guerre. La lampe dans lhorloge revient sur cette fin du monde auquel le premier surréalisme avait pu autrefois donner quelque gage ou subir la tentation. Depuis, il est vrai, de leau avait coulé sous les ponts, et du genre nauséabond. Le nazisme, le second conflit mondial, les déportations et exterminations, la bombe atomique, le stalinisme (plus présent que jamais en 1948) rendent pour le moins caduque lidée dune fin du monde selon les critères prévalant dans les années vingt, donc. Cette fin du monde là, surgie dun faux pas de lhomme, Breton nen veut pas. Tant que son éventualité subsiste, ajoute-t-il, nous ne voyons aucun obstacle à marquer à ce sujet un revirement total, à procéder délibérément à un renversement de signe .
Ceci doit être souligné, car Breton, pour couper court aux interprétations trop rapides, ou malveillantes, tient de suite à préciser quil ne sagit en aucune manière de reniement. Ni même, pour le traduire dans un langage contemporain, de changement de paradigme. A ce renversement de signe, Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, ont jadis apporté leur contribution : à savoir ce fait sensible pur grâce à quoi peut être surmonté le principe de contradiction. Breton lillustre également à travers lattitude de Sade durant la Terreur se prononçant, avec les risques que lon sait, contre la peine de mort (et le cas échéant au grand désarroi de ses exégètes futurs) : un renversement eu égard la place du crime dans loeuvre du divin marquis. Par ailleurs, ce renversement de signe ne constitue nullement le rejet de lhéritage de lart noir ou celui de la poésie maudite. Au contraire même, ajoute Breton, il importe encore et toujours de sen réclamer pour sopposer au dernier état de la pensée servile, celui des mots dordre de réalisme socialiste et danti-formalisme. Ici Breton fait le pari que le rétablissement de lhomme sopérera fatalement sur le monceau de tout ce qui la fait. Une fois de plus il insiste pour rendre compatibles lattitude spirituelle et lattitude sociale énergique et concentrée qui tende avant tout au regroupement de tous ceux qui, non obnubilés par les consignes de haine, ont conscience dun péril immédiat menaçant lespèce humaine dans son ensemble et entendent, dés maintenant, tout mettre en oeuvre pour le conjurer. En dépit du noir tableau brossé dans les premières pages de La lampe dans lhorloge, André Breton entend de nouveau parier sur tout ce qui pourrait contribuer au rétablissement de lhomme plus haut évoqué. Même sils se font rares, il tient à accorder une particulière attention aux grands messages isolés, et surtout à leur valeur dindice . Il sagit, dit-il, de toute nécessité et de toute urgence, de passer (14)
Ceux qui aujourdhui, sans le formuler explicitement, et encore moins le revendiquer, font écho dans des écrits au fort parfum catastrophiste (quand ils ne reprennent pas lantienne de leffondrement) à une fin du monde ou une fin de lhistoire indexée sur le dernier état de la société industrielle, se laissent en réalité porter par lun des courants dominants là où Breton sefforçait de le remonter, en dépit des difficultés relevées, pour retrouver la source dun fait sensible pur, celle de lhéritage de lart noir ou les grandes vigies de la subversion poétique (tout en maintenant le cap sur lindispensable révolution sociale). Cest tout ce qui sépare la volonté affirmée de refuser la fin du monde (telle que Breton la traduisait en 1948 en allumant les contre-feux nécessaires), des complaisances très fin de siècle que le constat désabusé (On ne peut plus rien faire, et de toute façon cest déjà trop tard) illustre particulièrement. Et dont on sait combien il sert les intérêts du monde tel quil va en confortant lidéologie qui tient pour acquis que plus rien, ni personne ne pourrait aujourdhui transformer fondamentalement ce monde là. Même si les explications diffèrent, il va de soi, ici et là.
Certes Debord et les jeunes lettristes, puis la première génération des situationnistes se sont opposés, parfois violemment, au surréalisme (et réciproquement). On sait que dans lhistoire des avants gardes des groupes se constituent, entendent exister, perdurer et développer une activité autonome en se positionnant contre ceux qui les ont précédés, et particulièrement ceux dont ils seraient le plus redevables. Au début des années soixante Debord et les situationnistes cesseront de se référer au surréalisme. En dépit de ces différends jai, de longue date, davantage insisté sur ce qui rapprochait Breton et Debord (il y a des parentés flagrantes malgré les apparences) que ce qui les différencierait ou les éloignerait.
Un lien dailleurs, sur le tard, peut être fait entre eux à travers Annie Le Brun. La personnalité de cette dernière, son goût proclamé pour la subversion poétique, sa volonté de maintenir lesprit de révolte du surréalisme, et des références communes, la prédisposaient plus que dautres, parmi les anciens membres du groupe surréalisme, à écrire les lignes suivantes (dans Appel dair en 1988) : Dépassement dont la nécessité historique, en ce qui concerne lart, avait été formulée dés les début de lInternationale situationniste et qui continue dêtre affirmée par ceux qui ont encore lambition de poursuivre une critique sociale cohérente. Ce qui déjà me retiendrait de passer outre, si, en plus, cette réflexion politique, menée depuis près de trente ans, avec une vigueur assez rare, ne se différenciait pas de toutes les autres à navoir jamais perdu de vue certains embrasements de la subversion poétique, de Sade à Vaché en passant par Dante et Lacenaire. Trois ans plus tard, dans Qui vive, Annie Le Brun écrit au sujet dun passage extrait de In girum... : Dans les années où Guy Debord écrivait ces lignes comme la critique des images de son film (...), je ne sais personne pour avoir mieux mené le projet même de la poésie de redonner à la parole sa grande efficience. Pour avoir montré aussi par sa vie que la formule pour renverser le monde a partie liée avec la façon de le dire, comme les deux rives dun même défi aux mouvements du temps, de ne sarrêter jamais, de se faire nomades, quil sagisse des situations, des idées, des mots. Il est vrai quentre temps Guy Debord et Annie Le Brun sétaient rencontrés.
Le tome 7 de la Correspondance de Guy Debord mentionne une première lettre adressée le 26 septembre 1988 à Annie Le Brun. En réponse à lenvoi de Appel dair Debord lui répond : Je crois quen fait vos idées et les miennes ne sont pas tellement éloignées touchant la place éminente de la poésie, et ce que sont ses ennemis. Ceux-ci ont été récemment renforcés par de nouvelles forces matérielles, qui contrôlent toujours plus dangereusement lespace et le temps. Nos divergences terminologiques sur ces questions ont eu sans doute leurs raisons, liées à certains déplacements des opérations sur les théâtres dune vaste guerre qui a continué, qui est toujours la même. Et, quant à ce quavaient voulu dire les situationnistes en souhaitant le dépassement de lart, je ne craindrai pas demployer des mots célèbres pour rappeler que, dans le concept hégélien dAufhebung, dépassé et conservé cessent dêtre perçus contradictoirement. Par ces lignes la relation se trouve faite entre ce qui fondamentalement relie surréalistes et situationnistes, (sans pour autant taire leurs divergences et les raisons de celles-ci), et plus encore ce qui renforcerait ce lien dans le contexte particulier des années quatre-vingt. Annie Le Brun répond (certainement sur le même mode) à lenvoi par Debord de Panégyrique. Un échange de lettres sensuit. Dans lune dentre elles, Debord réagit très favorablement aux ouvrages écrits par Annie Le Brun sur D.A.F. de Sade que vient de lui adresser sa correspondante. On relève, après la réception par Debord de Qui vive, la volonté chez lui dapprofondir plus encore ce qui les lie lun à lautre (en terme de refus, de révolte, décart absolu), et propose que tous deux se rencontrent : Malgré les circonstances, sans doute regrettables, qui ont pu autrefois nous tenir éloignés, par attachement à des nuances ou, mieux, à des personnes, mais considérant ce qui est advenu depuis, ne croyez-vous pas que nous devrions maintenant nous rencontrer ?.
Une première rencontre, au début de mai 1991, sera suivie par plusieurs autres : en Auvergne (chez Debord), à Paris (au domicile dAnnie Le Brun), ou encore en Normandie. Dans une lettre du 11 mai 1991, Guy Debord revient sur André Breton : Le seul fait davoir été capable dattendre toujours témoigne de sa grandeur. Il ajoute même, sur le ton de la confidence, quil a pour sa part, malgré les apparences, hérité du surréalisme un goût pour lémerveillement. Toujours dans cette lettre, Debord fait cet aveu, rare chez lui : Je navais littéralement pas rencontré, depuis bientôt dix ans, quelquun avec qui il soit possible de se comprendre, sur des sujets un peu difficiles. Parallèlement, la relation épistolaire et amicale (liée à leur proximité éditoriale) que Debord entretient alors avec Jean-Jacques Pauvert nest pas sans renforcer ses liens avec Annie Le Brun, proche de lancien éditeur de Sade et Bataille. A la suite dun passage dAlice et Guy Debord au domicile dAnnie Le Brun, le premier écrit à la seconde : Mais, plus simplement, ce qui nous aide tant maintenant, cest que vous existiez. Enfin, dans une importante lettre adressée à Jean-Jacques Pauvert le 27 mai 1993 (relatant une rencontre avec Antoine Gallimard, et demandant à son destinataire den communiquer une copie à Annie Le Brun), Debord précise ceci : Jadmire et jaime grandement Annie Le Brun. Il me répond que lui aussi. Je précise que ce nest pas de la justesse dun tel goût que je prétendais avoir besoin de le convaincre. Le détail pratique brut est que jai une fois, il y a peu, demandé à Annie si elle voudrait bien écrire un jour un livre sur lensemble de mes ouvrages, quand elle en aurait le temps, et pour lequel je lui procurerais les documents. Elle ma fait lhonneur daccepter. Et que je nen souhaite donc de personne dautre, aussi longtemps que sera possible de lempêcher, étant clair que je nai confiance quen elle. Antoine répond quil en prend acte. Jajoute pour vous que la chose est vraie, bien sûr, mais cest un projet de principe, encore très vague et général, et dont Annie ne mavait pas explicitement autorisé à faire état. Jai pensé que cétait précisément lhomme et lheure où cette sorte dindiscrétion, en somme, simposait.
Le même jour Guy Debord adresse une courte lettre à Annie Le Brun pour linformer de la rencontre mentionnée ci-dessus. On apprendra, dans un courrier du 10 juin à Pauvert : Alice a réussi à joindre par téléphone Annie, qui nous avait dabord donné limpression quelle souhaitait venir au plus tôt, mais qui depuis, sans dissiper positivement et à linstant même lensemble des mystères, nous a donné à conclure que plus rien ne la pressait avant lautomne à ce propos. Pour la dernière fois le nom dAnnie Le Brun se trouve cité dans cette correspondance. On ne sait ce qui sest passé entre les deux correspondants. Faute de disposer de lettres dAnnie Le Brun (qui de toute façon ne nous apprendraient rien sur ce point précis avant juin 93), nous ne pouvons quémettre des hypothèses sur ce qui ne manque pas dapparaître comme une brouille, voire un conflit. Il sagit aussi de lexemple unique chez Guy Debord, du moins daprès les documents dont nous disposons à ce jour, dune absence dexplication par lintéressé des raisons dune rupture. Un silence dautant plus étrange que les nombreuses lettres adressées ensuite par Debord à Pauvert, dont on connaît la proximité avec Annie Le Brun, ne font nullement référence à celle-ci. Quant aux raisons de la brouille, la fameuse lettre du 27 mai 1993 à Jean-Jacques Pauvert permet davancer lhypothèse suivante. Dans le courant du printemps 93, lors dune rencontre, Guy Debord propose à Annie Le Brun décrire un livre sur lensemble de ses ouvrages, quand elle en aurait le temps. Son interlocutrice en accepte le principe. Nous savons quil sagit dun projet général, peu précis, sur lequel Annie Le Brun na pas explicitement autorisé Debord à faire état, de surcroît à un éditeur. Il ne parait pas du tout certain quAnnie Le Brun lait entendu de cette oreille. On suppose que cette indiscrétion na pas été appréciée, et quelle a même pu provoquer une réaction de défiance ou de rejet. De là à remettre en question un projet encore très vague, il ny a quun pas. Et ce partant la relation avec Debord.
Ceci dans un contexte Gallimard particulier. Lexpression crétinisme crémisiste contre Annie utilisée par Debord dans sa correspondance (lettre du 14 mars 1993) traduit très certainement lhostilité du bras droit dAntoine Gallimard, Teresa Cremisi, envers Annie Le Brun. Le 26 mai de la même année, lors de cette rencontre avec Antoine Gallimard (qui était accompagné de Teresa Cremisi), Debord a obligé en quelque sorte son interlocuteur à se prononcer dans un premier temps sur Annie Le Brun, puis sur linopportunité de tout projet éditorial le concernant qui ne serait pas associé à celle-ci. La mention, ensuite, de Jean-Jacques Pauvert prend un caractère plus suggestif : un tel livre pourrait être publié chez Gallimard par lintermédiaire de Pauvert. Antoine Gallimard répondra dabord quil partage ladmiration de Guy Debord pour Annie Le Brun, puis quil ne songe nullement à séparer cette dernière de Jean-Jacques Pauvert. Là aussi ce forçage a pu indisposer Annie Le Brun.
Il ne sagit que dhypothèses, et jaccepterais volontiers dêtre démenti si lon me mettait sous les yeux quelque preuve contraire. Mais lessentiel est ailleurs. Les deux écrivains et penseurs vivants qui, pour lauteur de ces lignes, comptent le plus en ce début des années quatre-vingt-dix, se rencontrent. Une amitié nait, très forte si lon en croit la correspondance de Debord. Puis, pour des raisons qui restent en partie obscures, que jai essayé dexpliciter, cette amitié cesse brusquement. Cest décevant : je nai pas besoin de dire pourquoi.
Cest encore plus décevant quand on connaît la suite. En 2000 Annie Le Brun publie Du trop de réalité. Pour la première fois, à coté de belles et pertinentes pages, heureusement nombreuses, dautres, plus discutables, forcent le trait analogique. Ici les rapprochements faits entre le structuralisme et la forêt amazonienne, la prétention universitaire et la pollution, la textualité et la désertification, laffaiblissement du langage et les organismes génétiquement modifiés, lindustrie culturelle et la mal bouffe, etc., semblent affectés, à la limite de lartifice rhétorique. Dans un autre registre, la pointe contre Debord (il lui est reproché de navoir pas su en définitive se protéger de récupérations du genre Sollers), parait encore plus déplacée aujourdhui, après la parution des deux derniers volumes de la correspondance de Debord, dans lesquels on apprend combien celui-ci dans ses rapports avec les éditions Gallimard mettait un soin particulier à ne pas avoir la moindre relation avec un Philippe Sollers quil méprisait souverainement. Et Annie Le Brun était particulièrement bien placée pour savoir de quoi il en retournait ici.
Cela nétant quun hors doeuvre. Plus significatif, dans lune de ses chroniques (A distance du 4 janvier 2004) de la Quinzaine littéraire, Annie Le Brun rend compte favorablement (malgré quelques réticences) dun pamphlet anti-situationniste, Dans le chaudron du négatif, publié par les éditions de LEncyclopédie des Nuisances. Son accord avec les thèses de ce livre sarticule autour de lantienne antiprogressiste. Le propos de la chroniqueuse na pas toujours la clarté souhaitée car il oscille entre des mouvements de pensée pour le moins contradictoires. Annie Le Brun se place sur le terrain des contempteurs de la société industrielle pour nier en quelque sorte la prétention des situationnistes (et par extension de nombreux révolutionnaires) à vouloir sauver la société industrielle tout en voulant abolir la société marchande (thèse classique du courant anti-industriel). Ceci pour mieux faire ressortir la contradiction intrinsèque à toute pensée révolutionnaire assurée de navoir pas à tenir compte du domaine sensible. Cest vouloir jouer sur deux tableaux avec le risque de rater lun et lautre : affirmer son accord au prix de quelques distorsions avec lune des thèses classiques du courant anti-industriel tout en défendant quelques uns des fondamentaux du surréalisme. Lécart parait pratiquement insurmontable (mais na rien ici dabsolu !).
Au sujet du surréalisme, justement, on ne comprend pas labsence de réaction dAnnie Le Brun devant la stupidité suivante : Voir tout le bien dans linconscient et tout le mal dans la raison, comme le faisaient les surréalistes, revient à sinterdire toute réconciliation de ces deux instances. Il existe suffisamment de textes dans la littérature surréaliste en général, et chez Breton précisément, qui sinscrivent particulièrement en faux contre une telle assertion. Et puis, compte tenu de ce quelle écrivait précédemment dans Du trop de réalité, pareil raccourci de lauteur de ce Chaudron du négatif (on peut ne pas connaître le surréalisme mais alors il parait préférable de nen pas parler) aurait mérité de la part dAnnie Le Brun (qui ne laisse habituellement rien passer, ce dont on la félicite) une réponse pour le moins appropriée. Dans le même ordre didée, Breton approuverait le principe énoncé par Guenon selon lequel les faits historiques ne valent quen tant que symboles de réalités spirituelles. Le plus drôle, si lon peut dire, réside dans le fait que le rédacteur de ce Chaudron du négatif va chercher ici ses références chez Raoul Vaneigem (qui avait publié en 1977 sous le nom de Jean-François Dupuis une discutable Histoire désinvolte du surréalisme ) ; Vaneigem étant par ailleurs lauteur le plus maltraité de ce pamphlet anti-situationniste ! On voit le genre. Comme le disait Degas : Ils nous fusillent, mais ils nous font les poches.
Loeuvre de Georges Bataille ne ressemble à aucune autre. Ce penseur inclassable, dont laccord avec le surréalisme était plus ou moins tributaire dun désaccord qui lentraînera à prendre la place dun ennemi de lintérieur ou celle dun compagnon de route, doit être ici associé à Debord et Breton dans la continuité du propos défendu depuis de nombreuses pages, mais selon dautres critères. La fidélité de Bataille ne sest pas exercée à la manière dun Breton (le surréalisme) ou dun Debord (lI.S., et après). Après laventure de la revue Documents, et ensuite sa participation à La Critique sociale, Bataille devient le principal animateur (avec Breton) du collectif Contre-Attaque, puis de la revue (et groupe) Acéphale, et, presque en même temps, du Collège de sociologie. Après la Libération, la direction par Georges Bataille de la revue Critique prend un caractère plus académique. Lépoque de la création de la revue na cependant rien de paisible, et Bataille rompt des lances avec Sartre ou les communistes. Ceci au nom dune conception de la littérature (au centre de nombreux des enjeux de laprès Seconde guerre mondiale) excédant le genre : des textes antérieurs comme La notion de dépense, ou ceux écrits dans le cadre du Collège de sociologie layant inspirée. Bataille, avant que le mot ne fasse flores, argumentait déjà en 1944 contre la notion dengagement en posant la littérature comme lennemi de lutile, et en affirmant que la liberté nest rien sans les excès qui lui sont inhérents (quelquefois à la limite du liberticide, mais Bataille, comme à son habitude, pense sur une ligne de crête, ou un fil, pour anticiper la belle métaphore de Genet sur le funambule).
Quelque chose dun désordre, fondamental, chevillé à lexistence, sourd tout au long de litinéraire de Georges Bataille. Plus flagrant certes durant les années de formation de lécrivain, pendant lesquelles il hésite entre différentes directions, se situant à la fois aux cotés et contre le surréalisme. Il semblerait cependant que la découverte de Sade, en 1926, ait permis de fixer, du moins relativement, une pensée qui intégrera par la suite le marxisme hétérodoxe du Cercle Communiste Démocratique, lanthropologie de Marcel Mauss, et lhegelianisme de Kojeve (sans oublier les incessants retours sur Nietzsche découvert avant Sade). Cest dailleurs à ce dernier que Bataille adresse limportante lettre du 6 décembre 1937, dite de la négativité sans emploi, qui représente pour nous le coeur secret de loeuvre de Georges Bataille (ce nest pas par hasard que de larges fragments de cette lettre seront inclus un peu plus tard dans Le coupable, lun des livres essentiels de lauteur).
La maladie naura pas épargné Bataille une grande partie de sa vie. La tuberculose diagnostiquée en 1942 lhandicapa pendant plusieurs années. De 1953 date sa première attaque dartériosclérose cérébrale dont il mourra en juillet 1962. Durant les dernières années de sa vie, diminué par la maladie, Bataille écrit Les larmes dEros, son dernier livre, au prix de nombreuses difficultés. Il prend progressivement de la distance avec la vie intellectuelle, et son activité décrivain sen ressent.
En mars 1961, alors que ses forces commencent à décliner, Georges Bataille accorde un entretien à Madeleine Chapsal (cet entretien, avec ceux de Breton, Céline, Giono, Leiris, Levi Strauss, Mauriac, Paulhan, Prévert, Sartre, Simon, Tzara, etc., sera recueilli dans Les écrivains en personne ). Dans un ensemble plutôt convenu, les propos de Bataille tranchent sur ceux de ses confrères, non pas par des révélations qui pourraient sy trouver (on apprend rien fondamentalement que lon ne sache sur lécrivain) que par lextrême tension dune pensée accordée au désordre, à lexcès, sans lesquels cette vie-là ne saurait être rendue. Dailleurs Bataille se réfère autant à lui quau surréalisme lorsquil traduit lessentiel de ce mouvement par une sorte de rage, cest à dire une rage contre létat des chose existant. Une rage contre la vie telle quelle est. Ou encore, ajoute-t-il plus loin : Il faudrait arriver à devenir le plus enragé possible en gardant une sorte de lucidité. On le voit, peu de temps avant de mourir Georges Bataille reste fidèle aux idées qui lont animé, depuis le désordre de sa jeunesse exprimé par que peut on imaginer dun monsieur qui affirme à la fois être dada et touché par la biographie de Jean de la Croix, ou quillustre lune des lignes de conduite quil se sera donné : Faire tourner le désordre, le désordre fondamental, initial, en quelque chose qui participe de lart. Il en va de même pour lexcès, toujours revendiqué contre la vie servile.
Bien entendu cette fidélité-là, celle de Breton, Bataille, Debord, ou de tout écrivain, artiste ou quidam correspondant à la définition donnée par Bernanos (15) de lhomme libre (Je dis lhomme libre, non le raisonneur ou la brute ; lhomme qui simpose à lui-même sa propre discipline, mais qui nen reçoit aveuglement de personne ; lhomme pour qui le suprême confort est de faire, autant que possible, ce quil veut, à lheure quil a choisie, dut-il payer de la solitude et de la pauvreté ce témoignage intérieur auquel il attache tant de prix ; lhomme qui se donne ou se refuse, mais qui ne se prête jamais), je ne répéterai jamais trop quelle séprouve à laune des difficultés qui la remettraient en question. Elle nest en aucune manière comparable à celle de lindividu qui, adolescent ou jeune adulte, aurait rejoint une organisation politique pour ne plus la quitter : celui-là est pensé plus quil ne pense. Si lon évoque un parti communiste ou une organisation gauchiste, les fluctuations dune ligne politique tributaire de facteurs extérieurs ou des luttes dappareil en cours dans le cercle dirigeant, on dira du militant discipliné qui sy soumet que sa fidélité (si lon peut encore sexprimer ainsi) relève dun tout autre genre.
Autre donnée : ni Breton, ni Bataille, ni Debord nétaient universitaires (et la liste peut sélargir à plusieurs des noms cités dans cette troisième partie (16)) ; contrairement à Milner (et Michéa, pour ne pas loublier). Il nest pas rare dentendre tel ou tel universitaire interrogé par un journaliste - indépendamment des positions politiques, philosophique, éthiques que le premier pourrait défendre - déclarer que sa vie na rien de passionnant. La vie sans passions ne mériterait pas que lon sy attarde si par ailleurs cette dimension passionnelle (sans laquelle on se demande si la vie vaut vraiment la peine dêtre vécue) nétait captée et détournée de ses fins pour des raisons qui, dans un large spectre, vont des impératifs de la survie au décervelage médiatique, en passant par la dilution de cette même dimension dans le grand bain de lindustrie culturelle. Sans oublier lobligation salariale.
Ce nest pas non plus le fait du hasard si lon nous rebat les oreilles depuis quelques temps avec la valeur travail : en mettant en avant la France qui se lève tôt, celle des méritants, des besogneux, des intoxiqués du boulot. Après Ciceron (Car quiconque donne son travail pour de largent se vend lui-même et se met au rang desclave), Lessing (Paressons en toute chose, hormis en aimant et en buvant, hormis en paressant), Rimbaud (Jai horreur de tous les métiers), Laffargue (Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste (...) Cette folie est lamour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusquà lépuisement des forces vitales de lindividu et de sa progéniture), Debord (Ne travaillez jamais !), Vian (Moi jaim pas le travail mais jaim bien la vie / Et jvais voir de quoi elle a lair / En fsant gaffe de ne pas trop en faire), Pirotte (Je lai dit, jabomine le travail. Aucune activité nexalte en moi cette certitude des lendemains qui mafflige et métonne chez mes contemporains affairés), Dhôtel (dont toute loeuvre romanesque est une invitation à la paresse et au vagabondage), après tous ceux là donc jajouterai ceci pour conclure.
Nous naimons pas le travail. Nous aimons la vie, les livres, la musique, lherbe des talus, le rire des filles, les jeux des enfants, les promenades au crépuscule, la rosée du matin, lattente de la femme aimée, les dérives urbaines, livresse que procure le vin, la sieste sous les tilleuls, etc.,etc., mais nous détestons le travail salarié. La vie, la vraie vie commence pour nous dés lors que nous ne sommes plus dans lobligation de la gagner. Ce travail destructeur, dégradant, dévalorisant, dénué de lintérêt que daucuns disent y trouver (17) : nous le détestons dautant plus quil nous ôte, ou nous ôterait la possibilité, voire lenvie de nous livrer à tous les plaisirs énumérés plus haut.
Lobstination de toute une vie, nest ce pas...
(1) Une sale histoire, de Jean Eustache, est à ce titre lun des films les plus singuliers de lhistoire du cinéma. Le personnage du voyeur, quand il mate le sexe des femmes par le trou de la porte des toilettes du café, ne sait plus, au fil des jours, lors de cet exercice devenu quotidien, sil bande ou sil mouille ! Et il y aurait dautres remarques à faire sur ce film étonnant, inclassable.
(2) Wilheim Reich, fort lu et commenté dans laprès 68 (principalement comme caution politique de la psychanalyse, à linstar de son Psychologie de masse du fascisme ) semble relativement oublié aujourdhui. Il est vrai quune relecture des textes reichiens laisse dubitatif. Indépendamment de lintérêt que suscitent les livres de Reich, de lactivité clinique du psychanalyste (non dépourvue dune dimension sociale), et de son itinéraire atypique, on trouve dans cette oeuvre une cohérence propre à lesprit de système. Les concepts rechiens circonscrivent un objet, la sexualité, laquelle constitue une totalité, une scientia sexualis focalisée sur une fonction, celle de lorgasme, au détriment des pluralité et diversité sexuelle. En dehors de lorgasme pas de salut, pourrait-on dire. Cest dailleurs cet aspect théologique qui, entre dautres différences, éloigne Reich de Freud (ce dernier manifestant plus de scepticisme dans ce domaine). Mais tout dabord, chez Reich, de quelle sexualité sagit-il ? Cest là lun des paradoxes reichiens : cette propension à la totalité ne recouvre que lun des aspects de la sexualité, la dimension dite génitale. On relève que Reich partage les préjugés de ses collègues viennois à légard de lhomosexualité. Certaines pages de La lutte sexuelle des jeunes laissent songeur : On peut constater en effet que la satisfaction sexuelle moyenne chez lindividu hétérosexuel sain est plus intense que la satisfaction chez lhomosexuel (...) Chaque homosexuel peut cesser de lêtre en suivant un traitement psychique tout à fait précis ; mais il narrive jamais quun individu normalement développé devienne homosexuel à la suite du même traitement. Ou encore : considérant lhomosexualité comme pratique de substitution à lhétérosexualité, et donc moins satisfaisante, Reich parle de déviation et entend préserver les jeunes de virer définitivement. Plus militant hétérosexuel que Reich, tu meurs ! Cest dautant plus surprenant que Freud, comme je lai précisé, avait fini par reconnaître en 1920 que lhomosexualité ne relevait pas dun traitement psychanalytique.
Lattitude de Reich vis à vis de lhomosexualité na rien danecdotique. Pour lauteur de La fonction de lorgasme il existe une bonne sexualité à contrario de celles produites par la misère et de la frustration sexuelle ou par des attitudes névrotiques liées à langoisse et à limpuissance orgastique. Là où nous suivrons plus difficilement Reich cest lorsque ladjectif sain vient se substituer à ceux traduisant laspect mélioratif de la sexualité. Et cet adjectif revient souvent sous la plume de Reich. Quest ce qui peut être défini comme sain ? Sur quel critères ? Qui décide ce qui le serait ? Prenons lexemple suivant. Reich évoque lattitude de lindividu parvenu à la puissance orgastique, celui dont les besoins génitaux de base sont satisfaits, soit lindividu sain selon Reich, pour ajouter que le rapport avec une prostituée devient impossible, mais également disparaîtraient les fantaisies sadiques (...), lidée de séduire des enfants, les perversions anales, lexhibitionnisme (...), et avec elles lanxiété sociale et les sentiments de culpabilité qui les accompagnaient, tout comme la fixation incestueuse aux parents, frères et surs perd de son intérêt, ce qui libère lénergie liée à ces fixations. En mettant de coté la question de linceste, comment ne pas parler ici de moralisme génital ? Ceci étant évidemment lié à la focalisation de Reich sur la fonction de lorgasme. Sans doute, comme pour Freud auparavant, faut-il distinguer laspect thérapeutique, dans ce climat de répression sexuelle propre à lAllemagne et à lAutriche des années 20 et 30, de la volonté de théorisation. Aujourdhui cependant on constate que le reichisme se trouve plus ou moins absorbé par la sexologie. Ici cest dune hygiène sexuelle quil conviendrait de parler. Dans la mesure où la sexologie évacue laspect politique et social du rechisme pour nen conserver que le sexuel. Car force est de reconnaître qu il existe un hygiènisme sexuel chez Wilheim Reich. Si lon ajoute, non sans ironie, que le sexuellement correct a pris dune certaine façon naissance vers 1920 dans le cabinet dun psychanalyste hétérodoxe de Vienne, nul nétait censé savoir à ce moment là ce quil en adviendrait.
Loeuvre de Reich a dabord été reçue de part le potentiel révolutionnaire quelle renfermait. Elle donnait le ton, si lon peut dire, dans un climat où la libération sexuelle se trouvait en première ligne dans des milieux gauchistes, voire anarchistes. Cétait cependant paradoxal de se référer à une révolution sexuelle qui par ailleurs stigmatisait, du point de vue reichien, des comportements ne relevant pas de la sphère génitale proprement dite. Je retiens principalement que la pensée reichienne pour qui la sexualité représente lélément fondamental de la vie dun individu ne prend pas en considération toute la sexualité (lérotisme, par exemple, lui est complètement étranger). Elle aménage sur un plan médical, à visée thérapeutique, la sexualité de Monsieur tout le monde, dominante, admise, en pointant les dysfonctionnements qui limiteraient son expression, ou en sen prenant aux instances morales qui réduisent laccès au plaisir de tout un chacun. Je ne le discuterai pas. Pourtant, ce que Reich exclut, cette sexualité malsaine, qui va jusquà comprendre lonanisme et lhomosexualité, aurait mérité de la part dun psychanalyste différent, révolutionnaire de surcroît, un autre traitement que celui qui nous est administré dans de nombreuses pages. Sans pour autant faire de Reich un puritain il fallait le souligner.
(3) Il est cependant loin de faire plus court que Sade écrivant : Pour réunir linceste, ladultère, la sodomie et le sacrilège, il encule sa fille mariée avec une hostie.
(4) Dans cette liste figure Mme Kosciusko-Morizet, ministre du gouvernement Fillon au moment où nous écrivons ces lignes.
(5) Jacques Rancière est lun des rares penseurs et philosophes à sy référer. On regrette que ce type danalyse, que lon retrouve de manière lacunaire chez le Rancière des dix dernières années, nait pas encore fait lobjet dun livre en particulier.
(6) Le plus remarquable dans Revelge est la manière dont Mahler détourne laspect martial et codé de la musique militaire pour le transformer en un cri de révolte contre la condition faite aux soldats (la piétaille), et ce partant à la plus grande partie de lhumanité. La musique de Mahler sinsurge contre ce qui se trouve mis ici sous le boisseau par la norme esthétique, à savoir lidentification avec les victimes. On ajoutera que Revelge est lune des matrices de la Sixième symphonie, dite tragique. Le terrifiant cortège de fantômes du premier mouvement de la Neuvième symphonie fait quant à lui écho aux chants de soldats du Das Knaben Wunderhorn dont est extrait Revelge.
Avec lopéra Wozzeck dAlban Berg nous retrouvons le soldat du cycle mahlérien mais avec cette dimension supplémentaire que confère le livret. Le personnage Wozzeck devient la double victime dune société quincarnent à des titres différents le capitaine, le docteur et le tambour major : il est à la fois la victime dun ordre social et celle de la raison mentale. Plus que dans la pièce de Büchner, ladaptation musicale de Berg confond cette double aliénation au point de faire de Wozzeck la personnification du malheur universel. Aucune oeuvre du répertoire lyrique ne nous avait encore si justement et si tragiquement parlé de la condition humaine.
(7) Celle des impertinences télévisées, des petites subversions et des rebelles médiatiques.
(8) Dans le numéro 23-24 (novembre 2007) de la revue Lignes consacré à Vingt années de la vie politique et intellectuelle.
(9) Consultable sur le site Lherbe entre les pavés : http://www.lherbentrelespaves.fr/
(10) Le surréalisme mis à mal par ses propriétaires mêmes, et autres considérations à lavenant : consultable sur le site Lherbe entre les pavés : http://www.lherbentrelespaves.fr/
(11) Lun des derniers exercices en date ne provient pas dune gazette mais dun blog (Le Cri du Gonze) sous la plume dun dénommé Lemi. Dans un article (dont le titre De lexclusion en avant-garde : Breton Vs Debord, le combat des papes, annonce bien la couleur) qui reprend la plupart des lieux communs que lon peut lire depuis longtemps sur le sujet, parmi de nombreuses inexactitudes je nen relève quune, mais de taille : Asger Jorn aurait été exclu de lI.S. ! Dans le registre malhonnêteté intellectuelle il parait difficile de faire mieux. Un tel talent devrait trouver à semployer. Mais que font les journaux ! On se demande cependant dans quelle mesure le plumitif (qui, détail intéressant, cite parmi ses témoins à charge un Patrice Delbourg, plus connu aujourdhui comme plagiaire que comme poète) ignore le rôle important joué par Jorn au sein de lI.S., et la profonde amitié qui le liait à Debord. A la question de savoir si Lemi est un imbécile ou un faussaire, nous répondrons : les deux mon Capitaine !
Cet exercice, parmi dautres, peut être rangé dans la rubrique néo-hussard repérée dans Avez-vous déjà giflé Aragon ? (ce courant relayant les staliniens dans la célébration dAragon depuis la disparition des seconds). Cette tendance a comme il va de soi la faveur des médias.
(12) Cette correspondance a déjà fait couler beaucoup dencre. Labsence de lettres, entre autres correspondants, de Michèle Berstein, son ancienne compagne, prive certainement le lecteur daspects personnels de Debord. On relève des absences dun autre type, plus préjudiciables pour nous. Il faut pour lexpliquer revenir en arrière. En rappelant que linterdiction en 1999, à la demande dAlice Debord et des éditions Fayard, de louvrage publié lannée précédente par Jean-François Martos (Correspondance avec Guy Debord ), et quelques unes de ses conséquences, même indirectes, privent le lecteur dimportants documents sur Debord, et en particulier dune lettre adressée par lui le 9 septembre 1987 à Jean-Pierre Baudet et Jean-François Martos. On consultera à ce sujet Du temps que les situationnistes avaient raison (sur le site de Lherbe entre les pavés : http://www.lherbentrelespaves.fr/ ), et en complétant cette lecture par Sur linterdiction de ma correspondance avec Guy Debord par Jean-François Martos (Le fin mot de lhistoire, BP n° 274, 758666 Paris cedex 18), et celle de Signé X sur le site Les amis de Nemesis.
(13) Pour faire écho à ce que lon disait plus haut de Guy Debord, le rapport dAndré Breton avec largent se trouve bien mis en valeur dans une parution récente, Lettres à Aube (sachant que la correspondance de Breton, qui sera publiée à partir de 2016, en donnera maints exemples supplémentaires). Dans lune de ces lettres, Breton reproche à sa fille Aube, âgée de 15 ans, ses trop grandes facilités à légard de largent (On a parlé trop librement devant toi des difficultés matérielles que pourraient connaître - avaient toujours connu et connaîtront toujours - des gens comme moi, et conséquemment Élisa, pour que tu ne comprennes pas que tu dois observer dans ce domaine quelque mesure). Alors que la demoiselle avait sans doute dû se regimber, son père lui répond en ces termes : Si tu commences à ton âge à me connaître un peu, tu dois savoir que je nai pas misé ma vie sur largent. Je nen débattrai pas avec toi plus quavec quiconque, ni aujourdhui ni un autre jour.
(14) Breton, pour lillustrer, cite alors comme exemple de grand message isolé celui de Malcolm de Chazal. Ce poète mauricien na pas été sans grandement attirer lattention en 1947 avec son étonnant Sens plastique. Chazal parait relativement oublié aujourdhui. En tirer des conclusions sur la portée du constat dAndré Breton serait cependant prématuré : la voix de Malcolm de Chazal étant dun timbre et dun métal que tôt ou tard lon redécouvrira.
(15) Le texte Le retour de Bernanos peut être consulté sur le site Lherbe entre les pavés : http://www.lherbentrelespaves.fr/
(16) A lexception notable dAdorno.
(17) Certains de ceux-ci répondront quils ont la chance de faire un métier qui leur plaît et dans lequel ils se réalisent. Cest certainement vrai pour une partie dentre eux (qui ne représentent quune petite minorité), mais reste discutable pour les autres.
Il faudrait ici prolonger lanalyse faite par Debord dans La véritable scission sur le cadre, défini comme lhomme absolument dépendant qui croit devoir revendiquer la liberté même, idéalisée dans sa consommation semi-abondante. A ce trait, caractéristique, japporterai la précision suivante : le cadre qui est assez payé pour consommer plus que les autres tient à se distinguer du tout venant consommateur par une consommation ostensiblement culturelle. La culture se trouve là élargie à des domaines tels que lalimentation (biologique il va de soi) et le vin, qui même prennent le pas sur ceux renvoyant à une conception plus traditionnelle de la culture. Autre donnée à prendre en compte : la relation du cadre à son travail, ou ce quil est convenu dappeler Linvestissement professionnel . Quon lui demande de consacrer du temps, et encore plus de temps à son activité professionnelle, ou quil se croit obligé de le faire eu égard ses responsabilités le résultat reste le même. Le cadre met régulièrement en avant quelques bénéfices secondaires pour masquer sa dépendance ou son aliénation et le justifier à la mesure de limportance quil accorde à cette même activité professionnelle. A la différence de louvrier qualifié dautrefois, soucieux de bien faire son travail (mais qui en restait là, et dans le meilleur des cas se consacrait le reste du temps à la sociale), linvestissement professionnel du cadre dépasse le cadre de la sphère proprement dite du travail. Cest pour les personnels cadre que lon concocte en priorité des séminaires, des cessions détude ou des thérapies de groupe dont la finalité est de contribuer à lharmonisation du participant avec son environnement professionnel et à renforcer sa dépendance psychique envers lentreprise. Le cadre qui dit se réaliser à travers son travail, et entend le faire savoir, nest jamais complètement dupe de ce quil prétend. Mais son souci de préserver limage qui sattache à sa fonction, et celle dêtre à la hauteur des tâches quon lui confie prend le pas sur toute autre considération. On peut, en extrapolant quelque peu, raisonnablement penser que le cadre envie secrètement cet homme libre évoqué plus haut par Bernanos (et dont nous pourrions trouver des équivalents chez nos auteurs préférés) que parfois il rencontre dans la vie ou à travers ses lectures. Pourtant, la force des choses, la nécessité de correspondre au rôle assigné, lobligation daligner son mode de vie sur son statut social, une fatalité en quelque sorte, finissent par lemporter.
Faire état du malaise, et plus que du malaise auquel lactualité de ces derniers temps nous confronte avec le suicide de plusieurs cadres à France-Telecom ou ailleurs, confirme - plus quinfirme - cette analyse. Les conditions de travail expliquent en grande partie ces suicides, mais ne pas soulever ici le lièvre de linvestissement professionnel reviendrait à passer complètement à coté de la question.
AUTRE DIALOGUE ENTRE LE VOYAGEUR ET SON OMBRE
Je suis de beaucoup lhomme le plus terrible quil y eut jamais ;
cela nexclut pas que je devienne le plus bienfaisant. Je connais
la joie de détruire à un degré qui est conforme à ma force de
destruction. Dans les deux cas jobéis à ma nature dionysienne
qui ne saurait séparer une action négative dune affirmation. Je
suis le premier immoraliste. Cest ainsi que je suis le
destructeur par excellence.
Nietzsche
LOMBRE : Jai du mal à te suivre quelquefois...
LE VOYAGEUR : Pour une ombre, reconnais...
O : Ne minterrompt pas ! Même si tu ten défends, ou ten défendrais, je trouve que tu pêches par optimisme par moments.
V : Cest moi qui ne te suis plus. Que veux tu dire par là ?
O : Disons que tu lexprimes sur le mode de la politique de lautruche. Tu as beau te moquer dun tel en lassortissant dune métaphore sportive, tu fais comme lui : tu bottes en touche.
V : Pourrais-tu être plus précis.
O : Il y a des mensonges par omission. Et cela vaut aussi pour loptimisme en ce qui te concerne. Tu sembles placer lart au dessus de tout, pourtant tu nes pas capable de citer le nom dun artiste contemporain digne de limportance que tu accordes à la chose en question. Quen est-il aujourdhui, pour reprendre la formulation de Breton, des grandes voix isolées de ce temps ?
V : Bon... Dabord tu ne mas pas lu avec toute lattention nécessaire. Je cite trois noms à un moment donné. Mais pas exactement dans le sens que tu viens dindiquer, je te le concède. Il y a un double aspect dans ta question. Tu as raison dinsister sur limportance que jaccorde à lart mais je nai jamais écrit que je le mettais au dessus de tout. En revanche, je veux bien admettre que rien na plus dimportance à mes yeux que la poésie.
O : A te lire pourtant, nest ce pas la même chose, lart et la poésie ?
V : Oui et non. La façon dont je procède peut le laisser entendre. Mais si lon sait lire entre les lignes...
O : Là tu men demandes trop !
V : Enfin, pour répondre à ta précédente remarque, je voulais en premier lieu souligner quil en va de lart comme du reste (la politique et le social, pour simplifier) en ce qui concerne les possibilités que nous aurions encore aujourdhui, pardonne moi de citer une nouvelle fois André Breton, de transformer le monde et changer la vie.
O : Cest à dire ?
V : Ici la marge, comme je le dis quelquefois, sest sensiblement rétrécie. Ou elle parait plus étroite que jamais. Cest dailleurs depuis cette marge que jécris. Même si elle se réduisait davantage, la capacité de refus ou les expressions de révolte que je rencontre encore chez certains individus ne peut que minciter à poursuivre ce genre de discours. Et puis, comment faire autrement quand on est ce que je suis, et que le monde est ce quil est. Comme lécrivait lexcellent Benjamin Péret : Je ne mange pas de ce pain là. Est-ce là de loptimisme, du pessimisme ? Je ne saurais dire. A moins dévoquer un pessimisme raisonné.
O : Je comprends le principe, ta démarche si tu préfères. Pourtant, dans les faits, comment cela se traduit-il ? En partant de la politique et du social, puisque tu viens de les mentionner, que pourrais-tu dire de plus ? Tu laisses le lecteur sur sa faim, quelquefois.
V : A savoir ?
O : Dans les paragraphes de la première partie consacré au progrès on ne sait pas, pour citer un seul exemple, ce que tu penses du nucléaire.
V : Jy suis hostile, bien évidemment.
O : Alors pourquoi ne pas lécrire ?
V : Excuse moi, mais jentendais préciser le cadre dans lequel ce genre de discussion - celle portant sur ce quil faudrait conserver ou pas, des techniques et technologies, de leurs secteurs dactivité plus précisément - devrait avoir lieu. Cest ce qui mimporte. Je ne tenais pas à décliner mes préférences ou mes souhaits. Il ne sagissait pas pour moi dentrer dans les détails de la question. Je voulais avant tout définir ce cadre (celui de la démocratie donc) pour mieux souligner linanité des positions technophile et technophobe. Lobligation de choisir entre deux positions antagonistes, ou prétendument telles, revient de tant à autre dans lhistoire, sous des formes certes différentes...
O : Prétendument telles ?
V : Laisse moi finir. On te somme de choisir entre deux camps, deux maux ou deux illusions. Jai cité lexemple de Breton en 1947. En insistant sur ce quimpliquait pour les surréalistes pareil refus : ne pas transiger de leur point de vue sur la question de lémancipation du genre humain. On pourrait aujourdhui, dans une toute autre perspective, prendre lexemple du Proche orient avec les islamistes du Hamas et les faucons israéliens de toutes tendances. Les uns et les autres sentendent sur lessentiel : conserver le statu quo. Les premiers en entretenant lillusion quIsraël pourrait être vaincu militairement, les seconds en brandissant lépouvantail islamiste pour justifier leur politique dapartheid. Les uns et les autres ont tout à perdre de lexistence, au coté dIsraël, dun état palestinien...
O : Si nous revenions à nos moutons.
V : Le schéma, toute proportion gardée, nest pas sensiblement différent avec nos technophiles et technophobes. Les uns ont également besoin des autres, et réciproquement, pour désigner quelque mal absolu. Celui dun retour au Moyen âge, voire à celui des Cavernes dun coté, ou de linéluctabilité dune catastrophe pour les autres. Certains même te diront que celle-ci a déjà eut lieu.
O : Tu les renvoies dos à dos.
V Je préférerais parler dun espace, allant sélargissant - le cadre évoqué précédemment - pour les tenir à bonne distance.
O : Ne te leurres tu pas sur la démocratie ? Tu risques de connaître quelque déconvenue à vouloir enfourcher comme tu le fais ce cheval de bataille. Il y a eu voilà plusieurs mois une consultation éminemment démocratique en Suisse qui laisse, cest le moins quon puisse dire, circonspect.
V : Tu fais bien de le rappeler. Mais de quoi parlons nous en réalité. Pas exactement de la même démocratie. Daucuns se gargarisent du mot tout en évacuant la chose. Tu sais ce que je pense de la démocratie représentative.
O : Je ne lignore pas. Mais lélection présidentielle devrait tous vous mettre daccord.
V : Tu plaisantes ! Je ne vais pas revenir sur les raisons de sa mise en place en 1848. Les républicains qui lont sorti de leur chapeau entendaient justement contrecarrer ainsi toute révolte populaire. Lidée a refait surface avec le retour de de Gaulle. Cétait le genre de costume dont avait besoin le général pour se donner totalement à la France tout en la guidant au dessus du système des partis. Il y a ensuite une regrettable focalisation sur lévénement qui pervertissait lidée même de démocratie. Je pense aux effets pervers de linvraisemblable légitimité donnée à Chirac en 2002 lors du second tour. Ce qui na pas été sans décomplexer une droite qui a pu faire passer à la hussarde les réformes les plus antisociales que la France ait connues depuis Vichy. Cest sur ce fumier qua prospéré un Sarkozy avec les résultats que lon sait.
O : Tu ne mapprends rien. Mais quel nom donner alors à cette foutue démocratie ?
V : Tout dabord je dirais que les gens devraient décider de ce qui les concerne à tous moments et en tous lieux : à lusine ou au bureau, dans un quartier ou dans leur village, ou encore à travers leurs loisirs ou services au quotidien. Ce qui entraîne à ces niveaux de décision la disparition de la propriété privée et une réappropriation collective selon les secteurs géographiques ou dactivité. Là nous retrouvons notre fameux cadre. Cest à dire celui dassemblées souveraines élisant des délégués révocables à tout moment. Il sagit bien entendu de démocratie directe.
O : Enfin tu las dit. Le principe est louable, certes. Pourtant ceci parait plus facile à dire quà faire.
V : Bien évidemment. Mais le faire passe auparavant par le dire, que je sache. Ma démonstration reste cependant incomplète. Il faudrait reprendre lhistoire de la démocratie. Partir de la république dAthènes, en venir à celle de Florence, avant daborder les périodes révolutionnaires des XVIIIe, XIXe et XXe siècle. En particulier la Commune de Paris, la Catalogne de la guerre dEspagne, Budapest 56, mai 68. Nous sommes ici au carrefour des traditions marxienne et libertaire avec les expériences dites des conseils ou de communisme de conseils. Tout ceci est relativement connu mais il convient de toujours le rappeler.
O : Rien de vraiment nouveau sous le soleil, donc. Il me parait pâlichon en ce moment, tu ne trouves pas ?
V : Nous nallons pas recommencer notre discussion. En revanche ton histoire suisse devrait nous permettre de prolonger notre conversation.
O : Tu ne vas pas embrayer sur lislamisme ? Le peu que tu en dis me satisfait.
V : Non, je te rassure. Je voulais ajouter quil importe que nous ayons deux fers au pied. Le premier, nous venons den parler avec la démocratie. Le second, je lappelerai la radicalité.
O : Tiens donc ! Pour marcher vers quoi, un avenir radieux ?
V : Ton ironie est déplacée, et plus vraiment de saison. Jentends là reprendre lune de tes objections, même si tu ne las pas formalisé explicitement. Tu avais raison de parler dun principe pour la démocratie, et de vouloir le mettre à lépreuve de son application. Car celle-ci nest pas sans le remettre en cause à travers des exemples historiques, voire contemporains. Le même genre de critique sest reporté plus particulièrement sur lautogestion. Il ne sagit pas dautogérer la police, larmée, la prison, les secteurs publicitaires et nucléaires, et tutti quanti, mais de créer les conditions, le type de société soit, qui permettrait de sen débarrasser. Le terme dépérissement me semble pour ce faire le plus adapté. Cest ici quintervient la radicalité. Il convient dagir sur la cause profonde des effets que lon entend modifier. Ou, pour parler autrement, défendre un point de vue qui nentend pas transiger sur la question des fins. Mais pas par nimporte quels moyens ! Là nous retrouvons la démocratie. En décidant collectivement des choix qui seraient à faire ici et là. Des choix, bien entendu, qui sinscrivent dans une perspective démancipation du genre humain. Laspect dialectique de cette relation ne ta sans doute pas échappé. Mais je ne voulais pas mettre la charrue avant les boeufs. De là, dans un premier temps, ces deux fers au pied...
O : Jai compris, ninsiste pas. Vaste programme, quand même ! Je sais que tu nes pas le premier à tenir ce type de discours, loin de là. Et lon peut raisonnablement penser que tu ne seras pas non plus le dernier. Pourtant, pour filer la métaphore, rien ne nous dit que ce ferrage puisse seffectuer dans les meilleures conditions. Tu en connais le risque : marcher de guingois.
V : Je ne vais pas te répondre par la négative. Lhistoire nous offre maints exemples des difficultés quil y a, ou quil y aurait de concilier ces deux impératifs. Pourtant, je le répète, et cest fondamental de le poser comme préalable : il faut lune et lautre !
O : Cest curieux que tu naies pas, depuis le début de notre dialogue, à une exception près je crois, évoqué la révolution ou utilisé ladjectif révolutionnaire. Tu ne ten prives pourtant pas dans ce que jai lu.
V : Je lexpliquerais par la tournure qua prise notre discussion. Jai cependant retenu de la décennie 70 quil ne fallait pas trop fétichiser le mot. Il parait préférable de décrire la chose, quitte, le cas échéant, à se passer du mot.
O : Je te trouve bien prudent, brusquement. Si tu veux dire par là que le terme révolution a été mis à toutes les sauces, et quil faudrait chaque fois lui donner le sens quil conviendrait pour savoir de quoi lon parle, je pourrais te renvoyer le compliment pour ce qui concerne la radicalité.
V : Je ne peux quêtre daccord. Dailleurs, dans ce que tu as lu, je nen abuse pas.
O : Je le reconnais.
V : Ceci pose aussi la question du langage, de la perte du sens des mots...
O : Une autre fois, sil te plaît. Il commence à se faire tard.
V : En ce début de XXIe siècle, nous sommes confronté au choix suivant : dun coté la radicalité, ou lexigence de radicalité ; de lautre les différents modes daménagement de ce monde. Je ne confonds pas ceux-ci, il va de soi. Certaines circonstances pourraient nous contraindre à défendre lun de ceux-ci dans la mesure où le choix indiqué plus haut deviendrait impossible. Tu me suis ?
O : Jusquà présent, oui.
V : Sauf que ce genre de situation appartient au passé. Les formes que prend aujourd'hui la domination, du moins dans les pays dits développés, rendent caduques des scénarios de ce type. Mais cette hypothèque levée lhorizon nen est pas dégagé pour autant. Il est même particulièrement encombré par des nuées. Jai indiqué en quoi ce brouillage relevait dune confusion propre à lépoque. Je my suis suffisamment attardé pour ne pas y revenir. Et rien ne vaut pour dissiper de telles nuées que le vent salubre de la radicalité. Cest aussi une manière de dire que la vieille opposition réformiste / révolutionnaire devient inadéquate. Pendant longtemps ce dilemme, cette distribution des rôles ont prévalu. Le terme réformiste a perdu le peu de crédit qui lui restait depuis que la réforme est devenue limpératif catégorique de la droite depuis 2002 dans lhexagone. Cétait là couper lherbe sous le pied de la gauche réformiste, voire, de manière moins frontale, mais plus en profondeur, de toute pensée entendant concilier dissensus et consensus. Non sans souligner, en amont, le rôle joué par cette intelligentsia qui a en quelque sorte ouvert la boite à pandore en mettant cette même réforme au service des intérêts de ce quelle considérait finalement comme étant le moins mauvais des mondes possibles : celui dune rénovation du capitalisme dictée par les impératifs de la mondialisation. Nous en avons vu ici et là les effets.
O : Et ceci tincite à loptimisme ?
V : Encore ton optimisme ! Nai-je pas précédemment évoque mon pessimisme raisonné ?
O : Comment sexprimer, sinon ? Nous nallons pas reprendre notre dialogue là où nous lavons commencé. Dailleurs le soleil décroît sérieusement.
V : Jaurais pu commencer par lanecdote suivante. Mais elle me semble plus à sa place pour conclure. Je lisais, ou plutôt relisais dans le métro lun des ouvrages que jai cité dans mon texte, quand un homme, à coté de moi, ma interpellé au sujet dune phrase que javais précédemment soulignée pour me signifier son accord. Une discussion sest ensuivie, portant principalement sur le surréalisme. Lhomme, un professeur de philosophie, après quelques minutes de conversation ma alors dit être pessimiste. Je lui ai répondu que je ne létais sans doute pas moins que lui mais que je nentendais surtout pas confondre le pessimisme avec le renoncement ou la résignation.
O : Dépêche toi, je ne tentends presque plus.
V : Lhomme a dabord semblé surpris, puis, après quelques secondes de silence, il ma dit : Vous avez certainement raison. Il sest alors levé pour me serrer la main en ajoutant : Oui, je pense que vous avez raison.
O : Je...
V : Mais je ne te vois plus... Où es tu ?
Max Vincent janvier 2010