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Nous pensions la chose entendue. Toutes les expressions musicales s’équivalaient, ou presque. Nous passions indifféremment de Schubert à Cérone, de Coltrane à Doc Gynéco, de Brassens à Zazie, de Dylan à Donizetti. France-Musique(s), d’ailleurs, arborait depuis peu le (s) de la pluralité, celle de toutes les musiques. Nous cultivions les vertus de l’éclectisme. Les classes privilégiées donnaient le ton. Des sociologues nous apprenaient que les “classes supérieures cultivées” adhéraient plus que par le passé à une forme d’éclectisme éclairé combinant le goût pour la musique classique à celui du jazz, voire du rock et de la world music. Tout était affaire de goût, entendait-on. Et tous les goûts étaient dans la nature. La musique se trouvait ainsi pacifiée.

Le principal mérite du livre de Christian Béthune, Adorno et le jazz (sous titré : Analyse d’un déni esthètique ) serait de s’inscrire en faux contre cette pacification. Relevons un premier paradoxe. Car Béthune, confronté à la théorie critique adornienne, plus particulièrement celle visant “l’industrie culturelle”, reprend une antienne que ne désavoueraient pas certains de nos auteurs ou théoriciens postmodernes. On précisera cependant que cet ouvrage traite principalement des relations pour le moins problématiques de Théodor Adorno avec la musique de jazz. Pourtant, par delà le cas particulier du philosophe allemand, il y a dans cet essai comme un continuo au sujet duquel le lecteur, qui connaît beaucoup mieux la musique aimée et défendue par Adorno que celle que ce dernier critique et dénigre, s’interroge : le livre de Béthune n’est-il pas implicitement dirigé contre la musique dite classique ? L’auteur en nourrit le soupçon à travers plusieurs axes critiques : le “théoricisme” des musiciens classiques et contemporains, un “retour à l’oralité” censé remettre en cause la “raison graphique” des mêmes compositeurs, la relation au corps, la fixation sur l’oeuvre et les avatars du “sens historique”.
Une question par trop tranchée, j’en conviens, et qui mériterait d’être modulée. Ceci pour dire que cet Adorno et le jazz, au delà des thèses défendues - j’y répondrai tout d’abord (1) - incite à débattre du sens en musique. Et plus particulièrement de celle dont, faute d’une expression satisfaisante, par commodité, j’appelerais “musique classique”.
Un premier problème se pose au lecteur de Adorno et le jazz. Parmi les articles que cite Béthune, Abschied von jazz (1933), mais surtout Uber jazz (1936) (2), largement cités et commentés, ne sont pas disponibles en langue française. A moins de lire l’allemand dans le texte (et de disposer des 20 tomes de l’édition complète originale des oeuvres d’Adorno), nous n’avons pas la possibilité de consulter ces articles en regard des citations faites par Béthune du texte adornien. On le regrette d’autant plus qu’à travers ces citations Adorno se montrerait plus volontiers polémique à l’égard du jazz que dans les autres pages consacrées à cette musique. Celles-ci sont constituées en grande partie par trois articles (également non traduits en langue française) : On popular Music, Social Critique of Radio Music (1937), et Jazz rédigé pour The Encyclopédia of Arts (1942). La dernière contribution d’Adorno sur le sujet étant l’article Mode intemporelle : à propos du jazz (1953, repris un an plus tard dans Prismes, traduit et disponible en langue française en 1986). Pour être exhaustif relevons des remarques incidentes dans Quasi una fantasia, Introduction à une sociologie de la musique (une page dans l’article Musique légère ) et Théorie esthétique. C’est très peu, quantitativement parlant, à l’aune des très nombreuses pages que le philosophe allemand aura consacré à la “musique classique” toute sa vie (et dérisoire en regard des 20 tomes des Gesammelte Schrifen ). Théodor Adorno a moins écrit de pages sur le jazz que n’en comporte l’ouvrage de Christian Béthune. De surcroît les articles d’Adorno concernant le jazz (à l’exception de Mode intemporelle ) sont concentrés dans les années 1933-1942 : c’est à dire la “période anglaise” et le début de la “période américaine”. Ceci relativise l’une des thèses de Béthune : à savoir pour Adorno une “insistance à multiplier, sa vie durant, les analyses centrées autour de la thématique du jazz” (3). Le lecteur de Adorno et le jazz qui n’aurait pas lu auparavant la moindre ligne du philosophe allemand, risque d’imaginer celui-ci sous les traits d’un “ronchon” obsédé toute sa vie par une musique qu’il détestait. Adorno avait d’autres sujets de détestation autrement plus importants en ce qui le concernait.
Pour compléter ce tableau, Béthune revient souvent sur l’obsession (ou supposée telle) d’Adorno à l’égard de la musique de jazz en surdimentionnant ce trait jusqu’à l’absurde, ou presque. Béthune interprète la célèbre première phrase de la Théorie esthétique (“Il est devenu évident que tout ce qui concerne l’art, tant en lui-même que dans sa relation au tout, ne va plus de soi, pas même son droit à l’existence”) comme relevant de “l’angoisse d’Adorno” devant le jazz (vouant cette musique aux gémonies pour “sauver les fondements ontologiques d’un art désormais en crise”). Nous ne sommes pas loin de ce que l’on pourrait appeler une “prétention démesurée”. A croire que Béthune n’a pas été plus loin dans sa lecture (pourtant il n’en est rien puisque La Théorie esthétique reste l’un des ouvrages du philosophe allemand les plus cités dans Adorno et le jazz ).
Second problème. Dés les premières pages de son ouvrage Béthune cite une anecdote censée éclairer le lecteur sur l’une des raisons, ici d’ordre psychologique, de l’incompréhension d’Adorno à l’égard du jazz. Cette histoire édifiante, qui entend apporter un témoignage direct sur le “malentendu” fondamental entre le philosophe et le jazz, relève en réalité du genre apocryphe.
La scène se passe aux USA en 1939, au début du séjour américain de Théodor Adorno. Assistant en compagnie d’un critique de jazz renommé à un concert du Cotton Club, Adorno (qui parait apprécier la musique qu’on joue ce soir là) se méprend sur une remarque de son voisin, faute de comprendre les subtilités de l’argot américain, et préfère s’éclipser “confus de constater les insuffisances de son sens critique en la matière”. Béthune, qui cite ici Volker Kriegel sans trop vérifier ses sources (l’anecdote se termine par la mention d’un Adorno “sur sa lancée vengeresse”, s’attelant “à la rédaction du peu amène Mode intemporel : à propos du jazz  lequel article date de... 1953 !), nous gratifie d’une “scène primitive” fictive, mais terriblement signifiante. Béthune reconnaît ensuite que l’état d’esprit d’Adorno envers le jazz ne date pas de cette soirée. Mais qu’importe, il fallait d’emblée situer la nature du malentendu. Et le lecteur se trouve incité à penser que les présupposés philosophiques, ma foi, ont beau dos.
D’autres lecteurs - ceux d’Adorno - bien avant la parution du livre de Christian Béthune n’étaient pas sans émettre des réserves, voire des critiques sur les pages du théoricien de l’École de Francfort consacrées au jazz. Avec le recul, ces pages restent pertinentes si l’on continue à porter un regard critique sur la “musique de divertissement” produite par l’industrie culturelle, mais se trompent de cible si l’on prend acte de l’évolution du jazz depuis les années cinquante. La principale erreur d’Adorno c’est, rétrospectivement parlant, d’avoir relégué le jazz dans les enfers de la musique soit “populaire”, ou “commerciale”, ou de “masse”, ou de “divertissement”, ou “légère”. Ceci dit, je persiste à penser que l’argumentation du philosophe allemand reste valable, utile et nécessaire pour de toutes autres musiques. 
De là ce constat : aujourd’hui le jazz, à l’instar de la “musique classique”, doit être classé parmi les “musiques savantes”. Trois types de raisons y concourent. D’ordre esthétique, tout d’abord : le livre de Béthune, parmi d’autres, en apporte la preuve. Deuxièmement, pour des raisons sociologiques : le jazz a également son public de connaisseurs, ses critiques musicaux, ses historiens, ses revues, ses encyclopédies, ses querelles d’école, ses festivals, ses émissions radiophoniques, etc. Troisièmement, la prise en considération d’une nouvelle donne musicale. Philippe Coulangeon, sociologue des goûts artistiques, remarque que “la progression du goût cultivé pour le jazz (qui) peut s’interpréter comme une conséquence directe de la banalisation de la musique classique par le microsillon depuis le début des années 70 et de la marginalisation des avants gardes de la musique savante depuis l’après guerre”. Une constatation qui en recouvre d’autres, et qui tend à accroître que ce statut le jazz l’a aussi acquis en raison des changements structurels qui affectent la “musique classique”. Celle-ci, en terme de diffusion il va de soi, mais également sur le plan symbolique, n’est plus en situation d’hégémonie, Autre indication qui vient renforcer ce triple constat, Coulangeon remarque “que l’incorporation du jazz au pôle de la légitimité culturelle, tel qu’il ressort du positionnement des préférences sur ce secteur, intervient à la suite de la défonctionnalisation de cette musique, dont la dimension de musique de danse a quasiment disparu aujourd’hui. Autrement dit, la légitimité culturelle ne se définit pas seulement par rapport à la segmentation des genres mais encore par rapport à la différenciation des usages, en opposant écoute “pure” et écoute “fonctionnelle””.
Donc, s’il faut comparer ce qui est comparable : distinguer, caractériser, différencier, singulariser, ou opposer l’une ou l’autre de ces musiques, celle dite classique et le jazz, ces distinctions s’apparenteraient à un combat d’arrière garde si elles reprenaient les catégories d’Adorno. Et la question du sens en musique, celle dite classique dans ses relations principalement avec les autres formes d’expressions musicales, risquerait d’être occultée ou perdrait de sa pertinence (sachant que la “musique rock” frappe à la porte et réclame ce qu’on accorde aujourd’hui au jazz).
Ceci posé, il serait vain de répondre point par point à Christian Béthune. D’abord, comme je l’ai précisé, quitte à reconnaître qu’Adorno s’est ici trompé, ou doit être taxé de “mauvaise foi” en matière de jazz, les pages consacrées par le philosophe allemand sur le sujet, certes discutables, restent secondaires si nous les replaçons dans l’abondante, brillante, pertinente et salutaire réflexion d’Adorno sur la musique. Ceci pour relativiser la portée de cet Adorno et le jazz. Ensuite parce que Adorno n’en peut mais dans des pages (le livre de Béthune) qui servent moins d’introduction à une esthétique du jazz (comme l’écrit l’éditeur en quatrième de couverture) qu’elles ne s’inscrivent dans une perspective relevant de l’idéologie postmoderne (4). Béthune n’en dit mot (et j’imagine qu’il s’en défendrait). Pourtant, sinon, comment qualifier cette aversion envers la théorie ? On ne sait à quelle “fantastique excroissance de la théorie”, dont s’entoureraient les musiciens occidentaux “pour justifier les orientations de leur poétique”, se réfère Béthune. Les lunettes ici déformantes du critique de jazz et sa méconnaissance de la “musique classique” ne le prédisposent pas à faire la part des choses dans une discipline dont les traités d’harmonie constituent davantage la grammaire du compositeur qu’ils n’induisent quelque “volonté théoriciste”. Il y a l’exemple de Schoenberg, certes. Que le fondateur de la seconde École de Vienne, pour faire “éclater les formes convenues de la structure tonale”, se soit “senti obligé de se justifier en rédigeant plusieurs traités ardus”, ne renvoie qu’à l’intéressé. Schoenberg ne serait pas Schoenberg s’il n’en avait pas été ainsi (il suffit de se reporter à sa biographie), consacrant plusieurs années de sa vie, au détriment de son travail de compositeur, à la rédaction de ce volumineux Traité d’harmonie.
Passons sur des propos déplacés, inutilement polémiques, du genre , “Il peut, au premier abord, paraître surprenant qu’un marxiste affiché revendique une position sur l’art dont les fondements culturels s’enracinent dans une organisation esclavagiste de la société”, qui n’abusent que les ignorants (5). Plus sérieusement, dans sa “défense et illustration” de la musique de jazz, Béthune réactualise un débat déjà ancien, celui de la confrontation entre les musiques écrites et improvisées. Il n’hésite pas à défendre un point de vue que nous n’avions plus l’habitude de lire sous la plume d’un critique de jazz. Une querelle, en quelque sorte, qui ne semblait plus tellement d’actualité. Le jazz accédant au statut de “musique savante”, l’une de ses spécificités, et non la moindre, se trouvait ainsi reconnue. Et puis les histoires du jazz mettaient l’accent sur le rôle et l’importance des arrangeurs, lesquels écrivaient des partitions pour les grandes formations. Dans l’autre camp, des compositeurs aussi différents que Cage, Boulez ou Stockhausen, en libérant le matériau et en diversifiant les principes aléatoires, introduisaient le hasard ou l’indétermination dans la lecture des partitions. L’improvisation, d’ailleurs, se trouvait moins spécifiquement liée au jazz puisque la musique pop, dans les années soixante-dix, s’émancipait du format chanson pour proposer, à l’instar d’Hendrix, du Gradeful dead, de Clapton, et d’autres, de longs morceaux où les interprètes, guitaristes solistes principalement, se lançaient dans des “impros” qui ne cédaient en rien à celles des musiciens de la planète jazz.
Christian Béthume, bien loin des gages d’apaisement donnés par les deux fronts depuis les dernières décennies, vient donc ranimer cette querelle en convoquant pour l’occasion un “retour à l’oralité” par le jazz censé remettre en cause “notre vieille conception de l’oeuvre d’art implicitement normée par une métaphysique de la graphie et de l’inscription”. Béthune peut dés lors concentrer son tir sur Adorno, coupable d’être l’héritier naturel d’une “raison graphique” (6) qui, dés l’origine, s’est constituée contre les fondements de la culture orale. Par conséquent, à travers la critique adornienne du jazz, “ne faudrait-il pas entendre le secret attachement du penseur aux valeurs de l’écriture (sic) telles que, au cours des siècles, elles ont pu se réfracter dans ce que nous pensons oeuvre d’art” et “que viennent désormais concurrencer de nouvelles formes d’expression”. Nous voyons mieux où Béthume veut en venir.
On ne saurait nier, dans toute société “développée”, la permanence d’une tradition orale. Cependant, entre cette “reconnaissance” (et défense le cas échéant contre une main mise totalitaire) et ce “retour à l’oralité” béthunien il y a comme une différence, pour ne pas dire plus. On lit, sous la plume de Béthume, “tradition lettrée dont Adorno ne peut se départir”. Notre critique ne s’interroge pas un seul instant sur ce qui fonde, ici en l’occurrence, cette “tradition lettrée” (pour reprendre cette formulation discutable). Enfin Adorno n’est plus ici qu’un prétexte, ceci apparaît clairement.
Cette opposition entre écriture (ou “raison graphique”) et “culture orale” selon Béthune est artificielle, simplificatrice et manichéenne. Elle pourrait même se révéler dangereuse dans d’autres contextes. L’écriture donc, pour aller jusqu’au bout de ce raisonnement, ne renverrai nullement à un processus d’émancipation dans l’histoire de l’humanité ? On s’excuse presque de poser pareille question. Cette catégorisation (dans la formulation béthunienne) finit par renvoyer aux notions de bien (l’oralité) et de mal (l’écriture). “Tout ça pour ça”, comme dirait Lelouch !
Je préfère reprendre cette discussion sur le bien (ou le mal) fondé d’une opposition entre les musiques “écrites” et “improvisées” en proposant l’exemple suivant. Avant de l’exposer précisons que chaque interprète de “musique classique (soliste, chambriste ou musicien d’orchestre) dispose d’une même partition. On y joue la musique telle qu’elle se trouve écrite dans le marbre de la partition. Cependant, d’une interprétation à l’autre, l’auditeur entend-il la même musique ? Cette oeuvre, que nous pensions pourtant bien connaître, un beau jour, en l’entendant interpréter par untel, nous l’entendons différemment. Bien entendu, ceci n’épuise pas la discussion, interminable, sur la meilleure façon de lire et de jouer une partition (indications ou non respectées, liberté donnée à l’interprète, tradition nationale, etc.). 
Un exemple, j’y viens, entre mille autres, celui du Treizième nocturne pour piano de Gabriel Fauré. Une oeuvre que l’on joue de temps à autre, sans plus. Pas un standard, ni un bis. Au catalogue il existe plusieurs versions (pas toutes disponibles), dont celles de Vladimir Horowitz et de Jean-François Collard (je n’ai rien, je précise à l’avance, contre Collard, mais ce sont les deux versions qui figurent dans ma discothèque). Entend-on la même oeuvre, écoulant l’une, puis l’autre de ces interprétations ? A croire que l’une prendrait des libertés avec la partition. Et pourtant non. Il y a là comme un écart, incommensurable, entre une interprétation habitée, haletante, hallucinée (la musique semble se désintégrer, perdre tout sens de gravité : béance, blessure, brisures), celle de Vladimir Horowitz, et l’autre, plus apaisée, plus conforme, plus convenue (un Fauré sans surprise), celle de Jean-François Collard. Tout ceci (l’une et l’autre de ces versions) est écrit, “figé dans la partition”, pour parler comme Béthune. Pourtant un vertige nous saisit. C’est tout Fauré que nous aimerions réécouter maintenant pour comprendre ce qui se passe ici, à travers l’expérience de cette double écoute. A croire que nous avons rêvé. Horowitz aurait-il en quelque sorte “traversé le miroir” pour nous faire entendre une musique de l’au-delà ? Nous retrouvons dans notre bibliothèque un petit livre de Jean-Michel Nectoux consacré à Gabriel Fauré. Ce Treizième nocturne a été composé à la fin de l’automne 1921. “De janvier à août 1922, écrit Nectoux, ses facultés créatrices semblent totalement inhibées : Est-ce que j’ai épuisé mes ressources ? interroge le musicien avec une angoisse grandissante”. Fauré, avant de mourir en 1924, écrira encore un Trio et un Quatuor à cordes, deux oeuvres essentielles, composées au prix de nombreuses difficultés. Ces indications n’épuisent pas nos questions. Et celle qui vient le plus naturellement sous la plume (Fauré a-t-il eu la prémonition de sa mort en composant ce Treizième nocturne ?) n’est peut-être pas la plus pertinente. Voilà, pour clore cet intermède fauréen, un aperçu de ce que le jazz ne saurait nous offrir (7).
Venons en à la “performance”, consubstantiellement liée selon Béthune à la musique de jazz, J’avoue ne pas plus m’y intéresser que pour les performances sportives des stades ou ailleurs. C’est la question du corps qui se trouve en jeu, dit l’auteur. Emporté par son élan, Béthune va jusqu’à écrire qu’au “XVIIIe siècle on dissimulait volontiers les musiciens derrière un rideau pour s’épargner la présence physique des corps au travail”. Il ne lui vient pas à l’esprit que ce dispositif permettait au public de mieux se concentrer sur la musique écoutée. Depuis le règne du microsillon, et plus encore à travers la vulgarisation du DVD ces “corps au travail” apportent comme une valeur ajoutée au concert classique. Enfin dans le registre de la performance le jazz n’a rien inventé. Prenons l’exemple de l’opéra italien du XIXe siècle, du bel canto plus particulièrement. Le public saluait chacune des performances des chanteurs, ténors de préférence, en applaudissant ou en manifestant plus ou moins bruyamment sa satisfaction après les airs qui faisaient appel à la virtuosité de l’interprète (8). Des commentateurs évoquent au sujet de cette tradition bel cantiste un “art populaire” ou un “spectacle vivant” dans lequel le public jouait pleinement son rôle. Il est vrai que cet opéra italien (Verdi excepté) subissait sans trop de dommages ces interruptions qui auraient paru intempestives et déplacées ailleurs avec des oeuvres d’une toute autre facture. J’ajoute que les exigences de Gustav Mahler, comme directeur musical de l’Opéra de Vienne, fermant les portes de l’Opéra dés le début d’une représentation, visaient cette bourgeoisie qui se croyait obligée de venir en retard au spectacle pour se montrer, et continuait à le faire savoir ostensiblement durant les ouvertures ou les préludes. Mahler s’en prenait ici aux privilégiés de la “bonne” société viennoise. Celle là même qui ourdit des cabales contre ce “compositeur juif”. Mahler ne céda pas. C’est la musique qui y gagnait.
La volonté d’opposer une “musique vivante” à une autre qui le serait moins (celle d’une écoute passive, dit-on) nous remet en mémoire une autre querelle, déjà ancienne également, initiée par les thuriféraires du théâtre mettant en avant l’aspect “spectacle vivant” (le “corps des acteurs”, “les aléas et les imprévus de la scène”, etc.), pour établir quelque supériorité du théâtre sur le cinéma, cet art figé dans la pellicule. Si l’on veut bien aller jusqu’au bout de cette logique, le cirque, plus encore que le théâtre, devrait représenter l’art total de ce point de vue. Je note en passant que le cirque, spectacle marginalisée depuis l’hégémonie télévisuelle, n’a jamais été tant magnifié qu’au cinéma (Bergman, Fellini, Tati, Étaix). Indépendamment du goût ou de l’intérêt que l’on dit éprouver pour l’un ou l’autre de ces deux modes d’expression, le cinéma, en termes symboliques, occupe un espace que le théâtre ne peut lui disputer. Le monde tel qu’il va (ou ne va pas) s’appréhende davantage à travers le cinéma que dans le théâtre depuis une cinquantaine d’années.
Jusqu’à présent, généralement, les commentaires de Christian Béthune en recoupaient d’autres, déjà lus et entendus. Mais, quittant les rivages du jazz, l’hardi critique entend prolonger son investigation en interrogeant les fondements même de l’esthétique adornienne. De là des pages étranges qui, quand elles font retour sur le jazz, à rebours d’une conception historique défendue par Adorno, introduisent l’idée d’un processus de dissolution de cette histoire : “Le temps du jazz donne au contraire l’impression de se répéter indéfiniment au point d’abolir la possibilité même de cette histoire”. Foin de l’histoire donc. Les oeuvres, selon Béthune, seraient “sans fin ni finalité”, dispensées dans l’instant éphémère et volatile. Si l’oeuvre existe, elle s’organise après coup, “davantage sans doute dans l’esprit de l’auditeur à l’écoute que dans le projet du musicien au travail”.
Donc, contre l’évidence - même une oreille plus exercée au contact de la “musique” classique perçoit des styles de jazz différents selon les époques -, Béthune va jusqu’à nier l’existence d’une histoire du jazz. Fondamentalement notre auteur fourbit des armes contre “le sens historique” dont se prévaudrait la culture occidentale. Sauf que le jazz, n’en déplaise à Béthune, appartient sans barguigner à la culture occidentale (9). On peut certes évoquer la rythmique des musiques africaines lorsque l’on aborde la question des origines du jazz. C’est cependant la symbiose entre la musique des esclaves désormais affranchis, et celle de leurs anciens maîtres qui a donné naissance au jazz. L’évolution ensuite de cette musique, autant sur le plan du perfectionnement de son langage musical que de son assujettissement à la “variété américaine” ancrent définitivement le jazz dans le processus évolutif de la musique occidentale. Le free-jazz, qui dans ses intentions entendait retourner aux racines africaines de cette musique, représente paradoxalement dans cette histoire une “révolution” comparable à celle initiée par Schoenberg (et poursuivie par Webern), laquelle reste liée aux années cinquante et soixante, celle des combats du sérialisme et de la musique atonale. Ensuite, le jazz ne s’est-il pas embourgeoisé ? Béthune abonderait dans ce sens si j’en crois sa conclusion.
Évoquer une “durée neuve” pour le jazz, comme l’affirme Béthune, c’est pousser un peu loin le bouchon de l’idéalisme. Et écrire dans la foulée, “le musicien de jazz peut au contraire rejouer sans complexe ce qui l’a déjà été, sans se lasser de redire”, ne rend pas véritablement justice à une musique qui ne s’est pas contentée de redire. Si cela était nous ne serions pas là pour en parler. Et tout d’abord le livre de Christian Béthune n’existerait pas. Je veux bien croire que pour lui le temps s’arrête quand il écoute Take the a train d’Ellington ou encore Swinging the blues de Basie. Ceci nous renvoie à la subjectivité de l’intéressé. Elle est parfaitement respectable. Mais à trop vouloir en faire certains plaidoyers finissent par se retourner contre la cause qu’ils défendent. 
Béthune sollicite les textes d’Adorno au point de ne retenir qu’une conception historique “figée dans sa partition”, et une pensée philosophique incapable de se projeter au-delà de ce “sens historique” propre à l’art occidental. Il aurait été mieux avisé de méditer les lignes suivantes, extraites de Philosophie de la nouvelle musique : “Une fois encore la musique arrive à dominer le temps : cependant non plus en se faisant donner de celui-ci sa plénitude, mais en le niant, grâce à la construction omniprésente, par le figement de tous les éléments musicaux. Nulle part ailleurs, on ne trouve preuve plus manifeste de la complicité entre la musique légère et la musique avancée. Le dernier Schoenberg partage avec le jazz, et du reste aussi avec Stravinsky, la dissociation du temps musical. La musique trace l’image d’un état du monde qui, pour le bien et pour le mal, ignore l’histoire”.
Voilà des lignes qui, commentées, permettraient d’autres développements, plus pertinents que les raccourcis béthuniens, plus à même de comprendre l’évolution de la musique occidentale au XXe siècle (et celle de ses contradictions). Il y avait de quoi, en les complétant par d’autres propos du philosophe, d’une même facture, écrire une thèse originale sur Adorno et le jazz. Mais non ! Pour les besoins de sa démonstration il fallait à Béthune un Adorno bétonné, sectaire, dépassé, “reconstruit” à l’usage du prêt-à-penser intellectuel contemporain. 
Cependant les toutes dernières pages de cet Adorno et le jazz, celles de la conclusion, apportent un éclairage inattendu sur la perspective défendue durant 150 pages par l’auteur. Cette “analyse d’un déni esthétique” ne masque-t-elle pas en définitive quelque dépit ? Béthune, il l’avoue d’une certaine façon, parait nostalgique de ce temps où l’on détestait le jazz. Il laisse entendre que cette musique se serait embourgeoisée. D’où cette nostalgique constatation : le jazz n’a plus les ennemis qu’il méritait. 
Autre dépit, que l’on retrouve en filigrane dans plusieurs passages de Adorno et le jazz, exprimé sur le mode du regret : “à lire de près la Théorie esthétique, il semble que l’ouvrage contienne les éléments théoriques qui, bien loin de discréditer le jazz comme objet de l’esthétique, auraient dû permettre à son auteur d’en saisir la véritable dimension philosophique ; une perspective qui, à l’heure actuelle, nous fait encore cruellement défaut” (10). Il en ressort que le “meilleur ennemi” du jazz aurait pu (ou du), pour les raisons avancées ci-dessus par Béthune, être le penseur susceptible de doter le jazz de la philosophie la plus à même de rendre justice à cette musique. Il n’en a rien été et Béthune, comme on l’a vu, nous gratifie d’un Adorno obsédé sa vie durant par son aversion pour le jazz. Emporté par sa démonstration, l’auteur de Adorno et le jazz va jusqu’à jeter le bébé (la “musique classique”) avec l’eau du bain (le philosophe) dans des pages toutes à la gloire d’un jazz qui pourtant, Béthune le concède in fine, “est devenu une sorte d’obligation consensuelle à laquelle on sacrifie rituellement sans vraiment y adhérer”.
S’il existe une vérité propre à ce livre elle se situe entre les deux positions exprimées ci-dessus, celle d’un double dépit et d’une attaque en règle. Cette “analyse d’un déni esthétique” viendrait trop tard : Béthune en fait l’aveu dans les toutes dernières lignes de son ouvrage. Un livre cependant a été écrit. Et celui que l’on nous donne à lire appartient sans contestation possible à son temps. Le Théodor Adorno reconstruit par Christian Béthune peut figurer dans la galerie de portraits que le postmodernisme décline sur un mode muséographique. Mais j’en resterais là : l’analyse d’un tel constat, par delà cet Adorno et le jazz, sera poursuivie et développée ailleurs.

Max Vincent

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(1) Ce texte date de juillet 2003. Il a été légèrement modifié et augmenté lors de sa mise en ligne. Les notes de bas de page ont été ajoutées en 2008.

(2) Ce dernier article est paru entre temps aux éditions Contrechamps dans Moments musicaux, un recueil d’essais écrits par Adorno entre 1928 et 1962.

(3) Béthune essaie de le justifier en arguant, “au fil de ses oeuvres (celles d’Adorno) un nombre d’occurrences du terme “jazz” sans équivalent dans toute la philosophie contemporaine”. Il ajoute : “Si le terme apparaît fugacement dans l’oeuvre de Sartre, je ne me souviens pas de l’avoir rencontré par exemple chez Heidegger, Jaspers, Wittgenstein ou Nelson Goodman”. Encore faut-il comparer ce qui est comparable. Le tiers des écrits d’Adorno est consacré à la musique (ce qui n’est absolument pas le cas des philosophes plus haut cités). En terme “d’occurrence”, à travers les noms Bach, ou Beethoven, ou Mahler, ou Schoenberg, ou Stravinsky, ou Berg, ou quelques autres compositeurs “classiques”, ces occurrences reviennent plus souvent dans les écrits musicaux d’Adorno que celle de jazz.

(4) Une terminologie encore plus justifiée depuis la parution en français (2007) de l’important ouvrage de Fredric Jameson : Le Postmodernisme ou la logique du capitalisme tardif.

(5) Ou encore sur des “interprétations sauvages” qui prêtent à Adorno des opinions diamétralement opposées à ce que ce dernier écrit par ailleurs. Par exemple, quand Béthune avance : “Mais d’une façon générale, le jazz serait l’expression musicale de toutes les perversions : pornographie, onanisme, sexualité de groupe, sadomasochisme, etc. Adorno ne déroge finalement pas à la règle qui consiste, pour les Occidentaux, à percevoir le jazz comme une obscénité, ce que confirmerait l’étymologie péjorative du terme jazz” (Béthune ne donne pas ici de référence alors qu’habituellement il cite ses sources). Dans un article connu d’Adorno, Tabous sexuels et droit, aujourd’hui (recueilli dans Modèles critiques ), le philosophe allemand remarque que “la génitalité, débarrassées de toutes les pulsions primaires taxées de perversités, est pauvre, émoussée, réduite à presque rien”, avant d’en tirer des conséquences qui s’inscrivent en faux contre le propos un peu trop généreusement prêté à Adorno par Béthune.

(6) Dans cet ordre d’idée, pour étayer son point de vue, Béthune cite un passage de la Théorie esthétique (que je n’ai d’ailleurs pas retrouvé malgré les indications de l’auteur !) selon lequel “les oeuvres d’art ne sont langage qu’en tant qu’écriture” et “les partitions sont presque toujours meilleures que les exécutions”. A cela on peut rétorquer que, d’abord, Adorno appartient à une génération de mélomanes (celle d’avant le microsillon) qui découvrait les oeuvres musicales autant à travers la lecture d’une partition qu’au concert. Ensuite, certaines oeuvres, ici contemporaines, n’ont pas une exécution à la hauteur de la partition, selon Adorno. Cette attitude est également l’expression d’une utopie : celle d’une écoute idéale et idéelle. Laquelle n’existe pas, Adorno n’est pas dupe. Enfin, plus fondamentalement, ceci renvoie au pessimisme d’Adorno. Ses préventions, pour rester mesuré, à l’égard de l’industrie culturelle l’expliquent en grande partie. On peut évidemment parler d’une attitude rigoriste. Aujourd’hui, plus qu’hier, la critique musicale se focalise sur l’interprétation des oeuvres classiques au point que les oeuvres deviennent semblables et interchangeables. C’est certainement quelque chose de cet ordre qu’Adorno exprime à travers les lignes citées par Béthune. 
Pour connaître le point de vue d’Adorno sur cette question, il vaut mieux se référer à l’article Nouvelle musique, interprétation, public (recueilli dans Figures sonores ). Les lignes suivantes, entre autres, “Tout d’abord une oeuvre musicale ne consiste pas seulement en une partition, elle a besoin de se faire entendre dans la réalité, de même qu’à l’inverse les sons passent par la partition”, témoignent d’une relation dialectique entre l’une et l’autre. Ne pas en tenir compte ici ou là contient le risque de déformer (volontairement ou involontairement) la pensée d’Adorno.

(7) Dois-je ajouter que je n’éprouve aucune animosité, mais pas d’appétence particulière pour la musique de jazz ? Cette musique “ne me touche pas” comme je pourrais le dire pour d’autres musiques, celles dites “classique” ou “contemporaine” plus précisément. L’histoire du jazz m’intéresse comme m’intéressent les histoires des différents genres musicaux. Tout comme sa mythologie. J’ai durant un temps écouté du free-jazz , mais plus pour des raisons extra-musicales. Ou alors il me faut passer par une autre case, celle de la chanson par exemple, pour trouver du plaisir autant que de l’intérêt à cette écoute. Ce que les puristes pourraient me reprocher.

(8) L’expression “con comme un ténor”, qui perdure encore aujourd’hui dans les milieux musicaux, n’est pas sans relation avec l’infatuation de ces interprétations. 

(9) Cette volonté chez Béthune de ne pas vouloir le reconnaître est bien étrange. Du coup c’est toute sa démonstration qui devient biaisée. On comprend mieux pourquoi notre auteur s’accroche à l’idée que le jazz n’aurait pas d’histoire. En se réfugiant sur ce pré carré “anti-occidental” Béthune en arrive à émettre des opinions de ce genre : “Le jazz se déploie tout entier à l’intérieur d’une dialectique du rire et des larmes inaccessible à la conscience de l’Occidental moyen”. Quid de la musique juive, alors !

(10) Il y a comme une oscillation chez Béthune qui l’entraîne à distinguer dans l’oeuvre d’Adorno les “nombreux éléments de sa vision critique de l’art (qui) auraient dû lui permettre de saisir la dimension esthétique propre au jazz et l’inciter à en élaborer philosophiquement le contenu” tout en affirmant, dans d’autres pages, certes plus nombreuses et plus catégoriques, que l’aversion d’Adorno pour le jazz remet en cause l’esthétique adornienne. Contradiction ou volonté d’opposer deux figures d’Adorno ? Dans le second cas c’est une manière artificielle et arbitraire d’opposer Adorno à lui-même : d’un coté celui des “positions critiques radicales” et de l’autre “l’adhésion systématique du philosophe au vieux moule de l’esthétique idéaliste”. Béthune ne cite pratiquement pas La dialectique négative dans son ouvrage. On saisit mieux pourquoi.