L'herbe entre les pavés - Mot-clé - modernité2024-02-08T10:23:55+01:00Max Vincenturn:md5:8f0e7b5ea955bbb43c88ab343e5a1306DotclearLa « boussole », son « roi secret » et le « cochon de Francfort » : Arendt, Heidegger, Adornourn:md5:551a887a28b6b2454aeb8350403462062017-01-16T13:42:00+01:002017-01-18T16:50:28+01:00Max VincentCritique socialeAdornoBenjaminculture de massemodernitéPolitiquepostmodernité <h2>
<p align="center" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">LA
« BOUSSOLE », SON « ROI SECRET », ET LE
« COCHON DE FRANCFORT » </span>
</p>
<p align="center" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">.</span></p>
<p align="center" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">ARENDT,
HEIDEGGER, ADORNO</span></p>
<p align="center" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">.</span></p>
<p align="center" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">.</span></p>
<p align="center" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Dans
le paysage intellectuel de ce début de XXIe siècle, Hannah Arendt
est devenue une sorte d’icône. Du moins en France, son lectorat
couvre une large étendue du spectre philosophico-politique : de
Chantal Delsol à Barbara Cassin, ou de Finkielkraut à Badiou, en
passant par </span><span lang="fr-FR"><em>Esprit
</em></span><span lang="fr-FR">et
</span><span lang="fr-FR"><em>Le
Débat</em></span><span lang="fr-FR">
tout le monde (ou presque) se réclamerait peu ou prou d’Hannah
Arendt. La quasi totalité de son oeuvre a été publiée en France
et est régulièrement rééditée (le plus souvent dans des
collections de poche). Sans parler des nombreux volumes de
« Correspondances » (avec Heidegger, Jaspers, Scholem,
Blücher, McCarthy…), et de l’existence de six biographies (un
record dans le genre !). Même le grand public connait Hannah Arendt,
: « l’ayant vue » au cinéma ou à la télévision. Et
il ne doit pas rester grand monde pour encore ignorer son « grand
roman d’amour » avec Heidegger.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">En
face Adorno fait pâle figure. Son oeuvre, contrairement à celle
d’Arendt, nous est parvenue tardivement et dans le désordre. Pour
des ouvrages de l’importance du </span><span lang="fr-FR"><em>Jargon
de l’authenticité, </em></span><span lang="fr-FR">de
</span><span lang="fr-FR"><em>Minima
Moralia, </em></span><span lang="fr-FR">et
de </span><span lang="fr-FR"><em>La
Dialectique de la raison, </em></span><span lang="fr-FR">il
faudra attendre 25, 29 et 30 ans pour qu’ils soient publiés en
français ! Sans parler des autres. </span><span lang="fr-FR"><em>Théorie
esthétique </em></span><span lang="fr-FR">n’a
attendu que neuf ans mais la traduction de cet ouvrage s’étant
avérée défectueuse seule l’édition de 1989 (dix ans plus tard
chez le même éditeur) doit être prise en considération. Il y a eu
durant les années 80 un intérêt certain pour l’oeuvre d’Adorno
(ceci à la mesure de cette « découverte ») : le
catalogue des éditions Payot et Gallimard en porte le témoignage.
Ensuite des controverses, sur lesquelles j’aurai l’occasion de
revenir, ont rendu plus problématiques la réception d’Adorno. </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Si
celle-ci repose sur des malentendus, ou pour citer Miguel Abensour
s’apparente à un « malheur » (et nous reconnaissons
que l’éditeur de la collection « Critique de la politique »
chez Payot a contribué plus que n’importe qui en France à faire
connaître Adorno : publiant à ce jour douze ouvrages du philosophe
dans cette collection), de quel nom alors qualifier l’édition
française du </span><span lang="fr-FR"><em>Jargon
de l’authenticité </em></span><span lang="fr-FR">?
Abensour, en 1989 publiait cet ouvrage en le faisant préfacer par
la traductrice Éliane Escoubas (laquelle, selon Rainer Rochlitz et
Marc Jimenez, aurait heideggerisé le texte d’Adorno !) et
postfacer par Guy Petitdemange : ce qui représente la moitié des
pages de l’ouvrage proprement dit. Il s’avère que cette préface,
et plus encore la postface entendent neutraliser la critique
adornienne envers Heidegger (pour le postfacier « la mauvaise
humeur frise la mauvaise foi », « Adorno est comme
incapable de lire Heidegger », et devient un « raisonneur
déraciné et polyglotte », etc, etc). Ce traitement est celui
que l’on réserve habituellement aux auteurs négationnistes,
fascistes ou nazis publiés dans le cadre d’une édition critique.
Ce qui pouvait encore à l’extrême limite s’expliquer en 1989,
dans le contexte heideggerolâtre du moment, devient totalement
incompréhensif 20 ans plus tard lors de la réédition en poche du
</span><span lang="fr-FR"><em>Jargon
de l’authenticité. </em></span><span lang="fr-FR">C’était
apporter un élément supplémentaire au « malheur » de
la réception en France d’Adorno. Il est donc très souhaitable que
cet ouvrage reparaisse en France dans une nouvelle traduction, plus
fidèle au texte d’Adorno (édition dans laquelle serait évidemment
supprimée les préfaces et postfaces de 1989)</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Cet
essai comporte trois parties. La première, la plus courte, une
lettre que j’adressais en 2009 à Bruno Teckels, qui venait de
publier une biographie de Walter Benjamin, fait le lien entre les
deux parties suivantes, lesquelles n’ont pas de relations entre
elles (une longue note de bas de page apporte des précisions
nécessaires sur le contenu de cette lettre) ; la seconde, la plus
développée, consacrée à Hannah Arendt, comporte deux séquences
(l’une est un commentaire depuis l’ouvrage d’Emmanuel Faye
</span><span lang="fr-FR"><em>Arendt
et Heidegger, </em></span><span lang="fr-FR">l’autre
une substantielle étude critique de </span><span lang="fr-FR"><em>De
la révolution</em></span><span lang="fr-FR">),
voire trois avec la séquence conclusive ; la troisième partie
traite elle de quelques aspects particuliers de l’oeuvre d’Adorno,
ou en relation avec celle-ci.</span></p>
<p align="center" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">.</span></p>
<p align="center" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">1</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Monsieur,</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Je
ne vous reprocherai pas votre empathie envers Walter Benjamin, le
sujet s’y prête plus que d’autres. Cependant le portrait d’un
Benjamin persécuté, trahi ou abandonné par ses « amis »
(du moins certains) laisse dubitatif. Et dés lors que nous entrons
dans les détails il y a de quoi être d’abord agacé, puis
franchement irrité. </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Votre
malhonnêteté, puisqu’il faut l’appeler ainsi, consiste à
reprendre une querelle allemande vieille de quarante ans, pourtant
éteinte, en laissant volontairement dans l’ombre toute information
qui viendrait s’inscrire en faux contre votre procès à charge
(celui de l’Institut de la recherche sociale en général, et
d’Adorno en particulier). Car vous ne me ferez pas croire que vous
êtes dans l’ignorance des faits suivants.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Premièrement.
En 1967 et 1968 Adorno fit l’objet de violentes attaques dans des
revues et journaux allemands (entre autres d’Hannah Arendt),
l’accusant, d’une part d’avoir exercé des pressions sur
Benjamin durant les années d’exil à Paris de ce dernier, d’autre
part d’avoir procédé par sélection (l’édition des </span><span lang="fr-FR"><em>Écrits
</em></span><span lang="fr-FR">de
Benjamin, 1955, puis de ses </span><span lang="fr-FR"><em>Lettres,
</em></span><span lang="fr-FR">1966)
pour camoufler l’adhésion de Benjamin au marxisme. Accusations
autant absurdes que mensongères mais l’opération visait à
travers la personne d’Adorno la « théorie critique ».
Adorno répondit dans un article intitulé « Mise au point
intérimaire ». En même temps il adressait un courrier à l’un
de ses accusateurs, H. Heissenbrittel, en apportant toutes les
précisions nécessaires sur les relations (complexes il est vrai) de
Benjamin au marxisme, et de Benjamin à l’Institut.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Secondement.
Le manuscrit des thèses sur « Le concept d’histoire »
était en possession d’Adorno dés 1941. Il s’est d’emblée
soucié de le publier. La revue de l’Institut étant suspendue pour
des raisons financières, Adorno a conçu une sorte d’édition
spéciale de la revue qui est parue début 1942 à Los Angeles sous
une forme polycopiée : y étaient incluses ces fameuses thèses et
une notice biographique des écrits de Benjamin.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Troisièmement.
Dés son retour en Allemagne Adorno s’est mis en quête d’un
éditeur pour Benjamin. C’est ainsi que </span><span lang="fr-FR"><em>Enfance
berlinoise </em></span><span lang="fr-FR">a
été publiée par Suhrkamp en 1950. En même temps était mis en
chantier ce double projet des </span><span lang="fr-FR"><em>Écrits
</em></span><span lang="fr-FR">et
des </span><span lang="fr-FR"><em>Lettres.</em></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Ces
précisions s’avèrent indispensables. Tout « spécialiste »
ou même bon connaisseur de Walter Benjamin connait ces faits. Dans
le cas, très improbable, où vous les ignoreriez cela ne plaide
vraiment pas en faveur du sérieux de votre travail biographique.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Je
reviens au premier épisode. Il y eut à ce sujet en 1968 un échange
de lettres entre Adorno et Gershom Scholem. Adorno avait eu un temps
l’intention d’écrire un second article, plus développé et plus
polémique sur cette « affaire ». Il semble que Scholem
l’en ai finalement dissuadé. En tout cas ces courriers montrent
combien Adorno était blessé par ces accusations sans fondement.
J’ajoute, et j’insiste, que cette controverse disparut de la
scène intellectuelle allemande avec la parution de la correspondance
entre Benjamin et Adorno : en définitive la meilleure des réponses
aux calomnies des ennemis d’Adorno. Je constate également que dans
votre biographie vous minimisez les efforts d’Adorno pour aider
matériellement Benjamin. Leur correspondance donne pourtant toutes
les informations nécessaires.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Scholem
s’était lors de cette « affaire » plaint auprès de la
direction du </span><span lang="fr-FR"><em>Merkur
</em></span><span lang="fr-FR">des
propos pour une part « honteux, pour ne pas dire ignobles »
tenus par Hannah Arendt sur Adorno. Il s’indignait aussi que les
affirmations d’Arendt « procédaient de ses propres
inexactitudes » tout en ayant le sentiment « qu’éclatait
contre Adorno une fureur accumulée au coeur des années et qui
doit sans doute avoir des motifs plus profonds ».</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">J’ai
en ce qui me concerne une petite idée sur ces « motifs ».
Hannah Arendt détestait Adorno depuis leur première rencontre
(1929). L’amitié ensuite entre Benjamin et Adorno n’avait rien
arrangé, bien au contraire. Il parait difficile, compte tenu de la
profonde antipathie qu’Arendt manifestait à l’égard du second,
de ne pas évoquer quelque sentiment de jalousie chez elle. Cette
animosité s’est même amplifiée après la Seconde guerre mondiale
malgré des points de convergence avec Adorno sur l’appréciation
de la réalité allemande du moment. La « fureur »,
évoquée plus tard par Scholem, d’autant plus furieuse qu’elle
n’est pas avouée, renvoie à un nom : Heidegger. A se demander
même si Benjamin ne constituait pas un prétexte pour vider cette
querelle. Car, que je sache, Arendt n’était pas intervenue en 1955
dans le débat public lors de la publication des </span><span lang="fr-FR"><em>Écrits
</em></span><span lang="fr-FR">de
Benjamin. En revanche elle fit plus tard courir le bruit que « la
clique à Wiesengrund-Adorno » (comme elle disait) avait
inspiré un article contre Heidegger publié dans </span><span lang="fr-FR"><em>Der
Spiegel. </em></span><span lang="fr-FR">Une
rumeur bien entendu sans fondement. La parution en Allemagne (1964)
du </span><span lang="fr-FR"><em>Jargon
de l’authenticité </em></span><span lang="fr-FR">est
très certainement la principale cause des articles accusateurs
d’Arendt. Mais on déplaçait la question sur Benjamin (au sujet
duquel il restait des comptes à régler).</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Sans
quitter Hannah Arendt, et pour revenir à votre biographie, les
extraits des phrases suivantes (« selon la belle formule
d’Hannah Arendt dans le magnifique portrait qu’elle consacre à
Benjamin », « H.A reprend l’image d’une incroyable
justesse », « Dans le portrait qu’elle lui consacre H.A
voit juste », « si bien décrite par H.A », « H.A
avait vu clair dans le comportement de Benjamin », « H.A
repère très habilement », « H.A a parfaitement
raison », « Comme l’avait si bien remarqué H.A »,
« la seule personne qui s’intéresse </span><span lang="fr-FR"><em>vraiment
</em></span><span lang="fr-FR">à
lui (Benjamin), au point de vouloir le sauver de lui-même n’est
autre qu’H.A », « il fait de cette femme (H.A), qui
aura été jusqu’au bout sa boussole, et parfois même sa bouée,
sa messagère ») méritent d’être mises en regard avec les
épithètes dont vous gratifiez Horkheimer et Adorno. Je ne cite pas
ces dernières, elles sont trop nombreuses. D’un côté nous avons
la très bonne, très gentille et très dévouée Hannah Arendt, de
l’autre les « cochons de Francfort » (comme elle les
appelait). C’est ridicule. En définitive vous reprenez dans votre
biographie le seul point de vue d’Arendt. Dans les termes presque
inchangés d’un conflit qui a pourtant fait long feu : le propos
d’Hannah Arendt étant invalidé. Vos extrapolations sur la fameuse
valise de Benjamin font diversion quant à l’essentiel. Cela
devient même un mauvais polar puisque le lecteur sait trop
rapidement qui est le coupable.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Brecht
n’est pas trop maltraité dans votre livre. On sait qu’il
appréciait très modérément Adorno. Quant à Scholem, dans un
premier temps le bon Scholem mettant en garde Benjamin contre
l’Institut, il déçoit lors de sa rencontre à New York avec
Adorno (contre toute attente un rapprochement se produit), et passe
carrément dans l’autre camp en soutenant Adorno dans la seconde
moitié des années 60.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Vous
(et d’autres), encore aujourd’hui, vous ne digérez toujours pas
la désignation par Benjamin à la veille de sa mort d’Adorno comme
administrateur de sa succession intellectuelle (à la place de sa
« boussole » ou sa « bouée », par exemple
pour vous). Benjamin savait très bien ce qu’il faisait et pourquoi
ce choix s’imposait à lui. L’avenir a prouvé qu’il avait
raison (sans taire les difficultés liées à la publication des
oeuvres de Benjamin qui ne sont pas imputables à Adorno). Mais pour
se faire quelque idée sur la question encore faudrait-il avoir tous
les éléments en main. Ce qui n’est nullement le cas dans votre
biographie. Ceci étant aggravé par le fait que cette information,
si l’on veut bien la rechercher, s’avère aujourd’hui
disponible en français.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Votre
vision caricaturale, voire manichéenne plombe le crédit que l’on
pourrait vous accorder en raison de la masse d’informations
brassées (à l’exception de ce qui vient d’être rapporté) par
cette recherche biographique. Je parlais d’empathie au début de
cette lettre, mais c’est une idée fixe qui vous tient la plume
vers la fin de la biographie proprement dite. Enfin vos efforts à
vouloir défendre un « Benjamin et compagnie » revu er
corrigé par Hannah Arendt ne vaudra pas à votre livre de figurer
parmi les ouvrages de référence.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">PS
: vous pouvez communiquer cette lettre à Laure Adler puisque ce
</span><span lang="fr-FR"><em>Walter
Benjamin </em></span><span lang="fr-FR">étant
une « édition préparée sous sa direction » sa
responsabilité parait engagée.</span></p>
<p align="center" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Le
contenu de cette lettre demande quelques explications
supplémentaires.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Il
semblerait qu’Adorno et Hannah Arendt ne se soient rencontrés
qu’en une ou deux occasions. La première je l’ai rapidement
évoquée : il s’agissait d’un dîner auquel était présent
Gunther Anders (alors marié à Hannah Arendt) ; la seconde aurait eu
lieu à NewYork en 1941 (dans la mesure où Arendt a remis
personnellement à Adorno le manuscrit de </span><span lang="fr-FR"><em>Sur
le concept d’histoire </em></span><span lang="fr-FR">de
Benjamin). On ne connait pas le témoignage d’Adorno (qui par
ailleurs ne cite jamais Arendt dans ses écrits) sur la rencontre de
1929, alors qu’Arendt aurait déclaré, rapporte-t-on, qu’à
l’avenir Adorno ne remettrait plus les pieds chez eux. </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">L’hostilité
d’Arendt envers Adorno et l’Institut de recherches sociales, déjà
présente dans sa correspondance avec Gershom Scholem durant la
guerre, devient plus manifeste 20 ans plus tard dans les lettres
adressées à Karl Jaspers. Elle se rapporte explicitement comme je
l’ai souligné aux relations entre Benjamin et Adorno (et
accessoirement l’Institut). Dans sa correspondance avec Sholem
(qui est le plus vieil ami de Benjamin), l’aversion d’Arendt est
tempérée par le fait que son correspondant considère comme
authentique l’amitié d’Adorno envers Benjamin (en mettant de
côté ses réserves à l’égard du premier et de l’Institut).
Mentionnons qu’Arendt refuse la proposition faite par Scholem de
collaborer à l’édition des oeuvres de Benjamin. Lui répondant
(nous sommes en 1947) qu’elle n’était pas la mieux placée pour
réaliser ce travail, n’ayant connu Benjamin que les dernières
années de sa vie, et ne fréquentant pas les cercles auxquels il
appartenait : « Je sais très peu de choses sur lui »,
avoue-t-elle. Un aveu qui semble avoir échappé à la sagacité de
ses biographes.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Une
première fois le nom « Adorno » apparaît dans la
correspondance d’Arendt avec Jaspers le 13 avril 1965. Après une
citation de Karl Kraus elle ajoute : « Il y a bien sûr des
juifs qui se seraient laissés mettre au pas si on les avait
autorisés (…) Kart Kraus, bien sûr, ne se serait pas laissé
mettre au pas, même s’il n’avait pas été Juif. Mais Adorno
l’aurait surement fait - d’ailleurs il a essayé en tant que
demi-juif mais cela n’a malheureusement pas marché ». Dans
ce propos, pour le moins elliptique, la mention d’Adorno comme
« demi-juif » étonne, sinon plus. Je rappelle que le
père du philosophe était Juif et sa mère, d’origine corse,
catholique. Le plus troublant étant qu’Arendt dans </span><span lang="fr-FR"><em>Eichmann
à Jérusalem </em></span><span lang="fr-FR">évoque
également Heydrich (bras droit d’Himmler et l’un des maîtres
d’oeuvre de la « solution finale ») comme
« demi-juif ». Est-il besoin d’ajouter que cette
terminologie de demi-juif (qui n’a aucune pertinence du point de
vue de la loi juive : on est juif ou en ne l’est pas) appartient au
langage nazi, ceux-ci l’ayant inclue dans la classification des
lois raciales de Nuremberg. Force est de constater que ceci renvoie
sous la plume d’Hannah Arendt à celui qu’elle persiste le plus
souvent appeler Wiesengrund dans sa correspondance.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Presque
un an plus tard, Arendt revient sur Adorno dans une lettre à
Jaspers. Elle subodore qu’un article du </span><span lang="fr-FR"><em>Spiegel
</em></span><span lang="fr-FR">concernant
Heidegger (« qu’on devrait laisser tranquille »,
écrit-elle) émane de ceux qu’elle appelle « les cochons de
Francfort » : « Je ne peux pas le prouver il est vrai,
mais je suis convaincue que c’est le clan Adorno de Francfort qui
tire les ficelles derrière tout cela. Et c’est grotesque, d’autant
plus qu’on m’a appris (les étudiants ont découvert cela) que
Wiesengrund (demi-juif, et l’un des individus les plus abjects que
je connaisse) a tenté de s’arranger avec les nazis. Pendant des
années, lui et Horkheimer ont accusé d’antisémitisme quiconque
se mettait en travers de leur route, ou menaçait de le faire. Un
milieu vraiment répugnant, et il faut dire que Wiesengrund ne manque
pas de talent ». Ou encore, le 4 juin 1966 : « Sa vaine
tentative (Adorno) pour s’aligner sur les nazis en 1933 a été
révélée par </span><span lang="fr-FR"><em>Diskus,
</em></span><span lang="fr-FR">le
journal des étudiants de Francfort. Il a répondu dans une lettre
incroyablement lamentable, qui a pourtant profondément impressionné
les Allemands. La véritable infamie consistant naturellement à
entreprendre cette démarche sans en informer ses amis. Il espérait
s’en tirer avec le nom de sa mère, d’origine italienne ».</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Ces
extraits de correspondance nécessitent les mises au point suivantes.
Tout d’abord Adorno était quasiment inconnu en Allemagne en 1933 :
à l’époque sa réputation ne dépassait pas certains cercles
musicaux. Cela peut paraître étonnant mais il n’avait pas alors
d’idées politiques bien affirmées malgré la suspension de son
activité d’enseignant par l’administration nazie (la politique
ne tient pratiquement aucune place dans sa correspondance du moment
avec Benjamin, Berg et Krenek). De là une appréciation erronée du
phénomène nazi, et surtout de sa dangerosité. Adorno, comme une
partie de la communauté juive (mais également des intellectuels
restés en Allemagne peu suspects de sympathies
nationales-socialistes), était persuadé que le régime hitlérien
s’effondrerait rapidement. A vrai dire il ne prenait pas
véritablement au sérieux t’État nazi qu’il décrivait comme un
mixte « de King Kong et de coiffeur de banlieue ». Ses
yeux commencèrent à sa dessiller à la fin de l’année 1933 mais
il crut alors à la possibilité d’une révolte. C’est dans ce
contexte qu’il publia sous un pseudonyme dans </span><span lang="fr-FR"><em>Die
Musik </em></span><span lang="fr-FR">(pas
encore mise au pas par les nazis) un article sur les chœurs d’homme
du compositeur Herbert Müntzel (qui, facteur aggravant, l’étaient
sur des poèmes de Baldur von Schirach, l’un des responsables des
jeunesses hitlériennes) : article dans lequel l’auteur de surcroît
citait malencontreusement Goebbels. Adorno, qui l’envisage depuis
l’automne 1933, prend finalement la décision de quitter
l’Allemagne pour s’installer en Angleterre au printemps 1934. Non
sans difficulté en raison de la politique de restriction de la
Grande Bretagne en matière d’asile politique. Paradoxalement c‘est
à Oxford, où il enseigne, qu’Adorno en 1934 prend pleinement
conscience de ce que représente véritablement le régime
national-socialiste et des conséquences que cela entraîne sur le
plan mondial.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">C’est
donc cet article de </span><span lang="fr-FR"><em>Die
Musik </em></span><span lang="fr-FR">qu’en
1963 </span><span lang="fr-FR"><em>Diskus
</em></span><span lang="fr-FR">exhume.
Il est demandé à Adorno de s’expliquer puisque, précise le
rédacteur, le philosophe avait « rétrospectivement condamné
tous ceux qui, en 1934 et dans les années suivantes, avaient
contribué à l’évolution politique de l’Allemagne », à
l’instar par exemple d’un Heidegger. Pourquoi pareil silence ?
Adorno, dans sa réponse, regrettait « infiniment d’avoir
écrit cet article », puis il s’expliquait. Il avait cru
pouvoir ainsi défendre la « musique nouvelle » (ce en
quoi il se trompait). Sa « véritable erreur »,
résumait-il, résidant dans une « appréciation fausse de la
situation ». Sa conclusion (« J’aimerais tout de même
demander qu’on apprécie avec justice si les phrases incriminées
pèsent dans la balance de mon oeuvre et de ma vie (…) Celui qui
observe la continuité de mon oeuvre ne devrait pas me comparer à
Heidegger, dont la philosophie est fasciste jusqu’au plus profond
d’elle-même ») ne pouvait qu’insupporter Arendt. Elle n’en
dira rien à Jaspers, tout comme elle se gardera d’évoquer </span><span lang="fr-FR"><em>Le
jargon de l’authenticité </em></span><span lang="fr-FR">(paru
en 1964 en Allemagne) : certainement la véritable cause de la haine
ici d’Arendt envers Adorno. </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Toutes
les biographies consacrées à Hannah Arendt reproduisent
généralement les remarques acerbes, haineuses ou injustes de
celle-ci envers Adorno quand elles ne les amplifient pas. La palme
dans le genre revenant à Laure Adler qui n’a en réalité pas
écrit une biographie mais une hagiographie (laquelle a d’ailleurs
inspiré le </span><span lang="fr-FR"><em>Benjamin
</em></span><span lang="fr-FR">de
Teckels). Selon une autre biographe d’Arendt, Michelle-Irène
Brudny, l’ouvrage de Laure Adler marque « une étape
inédite de la réception, celle de la « peopolisation »
d’Hannah Arendt ». Ce pas avait été déjà franchi
auparavant quand un grand journal féminin invitait ses lectrices à
passer « une journée avec Hannah Arendt ». Les
responsables des différentes « Correspondances »
d’Arendt ne le cédant en rien (en particulier les deux maîtres
d’oeuvres de </span><span lang="fr-FR"><em>Correspondance
entre Karl Jaspers et Hannah Arendt</em></span><span lang="fr-FR">)
: les propos en l’occurrence tenus par celle-ci étant parole
d’évangile. </span>
</p>
<p align="center" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">.</span></p>
<p align="center" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">2</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">La
question de savoir si le dernier ouvrage d’Emanuel Faye, </span><span lang="fr-FR"><em>Arendt
et Heidegger, </em></span><span lang="fr-FR">fera
date comme cela avait été le cas en 2005 avec </span><span lang="fr-FR"><em>Heidegger,
l’introduction du nazisme dans la philosophie </em></span><span lang="fr-FR">(voire
l’ouvrage collectif </span><span lang="fr-FR"><em>Heidegger
: le sol, la communauté, la race, </em></span><span lang="fr-FR">coordonné
et dirigé par lui) reste posée. Ce n’est pas parce que </span><span lang="fr-FR"><em>Arendt
et Heidegger</em></span><span lang="fr-FR">
ne serait pas convaincant (il l’est assurément, du moins je vais
m’efforcer de dire en quoi il emporte ma conviction), mais
l’exercice critique s’avère sensiblement différent ici et là
puisqu’en 2005 Faye nous donnait à lire un Heidegger encore
occulté (celui de plusieurs séminaires de l’époque nazis) en
apportant la preuve que la philosophie même d’Heidegger avait été
affectée par le nazisme, alors qu’avec Arendt sa critique porte
sur un corpus d’ouvrages bien connus. De surcroît, pour rester
avec Heidegger, la thèse d’Emmanuel Faye était pour ainsi dire
validée dix ans plus tard par le contenu de la première livraison
des </span><span lang="fr-FR"><em>Cahiers
noirs </em></span><span lang="fr-FR">(commencés
à être publiés en 2014 en Allemagne). D’où la remarque
suivante : l’heideggerisme n’a plus aujourd’hui le vent en
poupe comme cela avait été longtemps le cas, surtout en France,
depuis 1960. Et l’avenir s’obscurcit sur ce qui se révèle
maintenant être la principale imposture intellectuelle du XXe
siècle. On peut déjà, sans trop anticiper, évoquer son devenir de
secte. Celle composée des irréductibles partisans d’une religion
philosophique ayant pour dieu Heidegger : l’occultation étant
alors préférable pour préserver ce qui pourrait encore l’être,
le cas Heidegger ne faisant plus débat.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Avec
Hannah Arendt la situation n’a rien de comparable. Ici c’est le
statut iconique de l’auteure des </span><span lang="fr-FR"><em>Origines
du totalitarisme </em></span><span lang="fr-FR">que
mettent à mal les analyses critiques de Faye. Il parait plus
difficile de préjuger de leur avenir. Une difficulté redoublée par
le fait que ce livre d’Emmanuel Faye est le premier ouvrage
véritablement critique publié en France sur Arendt. Il en existe
certes deux aux États-Unis, </span><span lang="fr-FR"><em>Hannah
Arendt on Holocaust. A Study of the Suppression of Truth, </em></span><span lang="fr-FR">de
Jules Steinberg (2000), et </span><span lang="fr-FR"><em>Hannah
Arendt and the Negro Question, </em></span><span lang="fr-FR">de
Kathryn T. Gines (2014). Le premier n’a pas vraiment eu d’échos
malgré (ou à cause de) l’acuité de son propos, et le second
traite d’un aspect très particulier mais tout autant problématique
(et peu connu) sur lequel je reviendrai plus loin. Tout laisse
supposer que ces deux livres ne seront jamais publiés en France.
Donc, pour résumer, le même problème, à quelques nuances près,
se pose aux USA, en Grande Bretagne, en Allemagne, et en France avec
Hannah Arendt : circulez, il n’y a rien à voir !</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Avant
d’en venir à ce qui fait principalement l’intérêt de </span><span lang="fr-FR"><em>Arendt
et Heidegger, </em></span><span lang="fr-FR">ce
que l’on pourrait reprocher à Faye parait secondaire eu égard
l’apport décisif de cet ouvrage. En effet l’auteur, parmi une
liste d’adjectifs qualifiant Arendt, qui pour la plupart sont
justifiés, en utilise deux qui en revanche paraissent discutables :
« aristocratique » et « fascisant ». Le
premier ne porte pas vraiment à conséquence mais le second
assurément oui. Encore faudrait-il chaque fois évoquer le contexte
dans lequel Faye utilise le terme « fascisant », pour le
relativiser ou le remettre en perspective. Il n’en est pas moins
vrai que cette terminologie risque d’être montée en épingle par
les détracteurs de Faye pour, j’imagine, ne retenir qu’elle, et
se débarrasser ainsi à bon compte d’un ouvrage stimulant,
rigoureux et documenté. </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Si
</span><span lang="fr-FR"><em>Arendt
et Heidegger </em></span><span lang="fr-FR">était
un roman policier je serais tenté, en dépit de toutes les règles
de lecture qui s’attachent à ce genre, de donner d’emblée au
lecteur le nom du coupable ; ou plutôt celui du fin mot de
l’histoire, ou de la résolution de l’énigme si l’on préfère.
Je veux parler ici d’un texte, capital, pour comprendre ce qui
précède (et qui s’ensuivra, y compris après la mort d’Arendt).
Il s’agit du cadeau d’anniversaire offert par Arendt à Heidegger
pour ses 80 ans. Ce texte, </span><span lang="fr-FR"><em>Martin
Heidegger a quatre-vingts ans, </em></span><span lang="fr-FR">est
paru dans </span><span lang="fr-FR"><em>Merkur
</em></span><span lang="fr-FR">au
mois d’octobre 1971. Une première remarque. Karl Jaspers, dont on
connait ses liens d’amitiés avec Hannah Arendt (une substantielle
correspondance en témoigne entre 1926 et 1969) venait de décéder
deux ans et demi plus tôt. Cette correspondance prouve, du moins
après les retrouvailles de l’hiver 1950 entre les deux anciens
amants, qu’Arendt se bridait dés lors qu’il s’agissait de
Heidegger : ne disant pas le fond de sa pensée à Jaspers (ce qui
aurait pu contrarier ce dernier et affecter leurs relations) qui,
rappelons-le, intervenant à la demande de la commission d’épuration
chargée après guerre de statuer sur le « cas Heidegger »
avait proposé que l’on suspende l’ancien recteur nazi de toutes
ses fonctions d’enseignement sans pour autant l’empêcher de
publier, d’écrie donc, ou d’avoir une activité de conférencier
(une proposition acceptée). C’est important de souligner qu’Arendt
n’aurait jamais écrit un tel hommage du vivant de Jaspers. </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR"><em>Martin
Heidegger à quatre-vingts ans </em></span><span lang="fr-FR">(recueilli
dans </span><span lang="fr-FR"><em>Vies
politiques</em></span><span lang="fr-FR">)
fait figure de texte exemplaire pour principalement deux raisons. La
première, qui se rapporte à l’ensemble de ce long article, est
l’un des témoignages parmi d’autres (mais il a d’autant plus
de valeur qu’il est signé Hannah Arendt) de ce que l’on pourrait
appeler « entrer dans la pensée de Heidegger comme on entre en
religion ». Tous les canons de la religion heideggerienne nous
sont offerts sur un plateau d’argent, en premier lieu ce fameux
« le penser », ce sésame qui vous dispense pour le coup
de penser par vous-même. Comme l’écrit Arendt : « il y a un
maître, on peut peut-être apprendre à penser ». C’est
d’ailleurs dans ce texte que nous retrouvons cette formulation non
moins fameuse du « roi secret », Heidegger donc, lequel
règne sur le « royaume du penser qui, entièrement de ce
monde, est pourtant caché en lui de telle sorte qu’on ne peut
savoir avec certitude s’il existe, mais dont les habitants sont
pourtant plus nombreux qu’on le croit ». Un propos plutôt
obscur, mimétisme oblige. Pourtant, si nous essayons de le
décrypter, ne renvoie-t-il pas à Heidegger réécrivant en 1945 son
passé (et dissimulant, à l’exception de l’épisode du rectorat,
ce qui pourrait se retourner contre lui), pour ensuite, une fois
absout, distiller juste ce qu’il convenait de faire savoir en terme
de « vérité interne du national-socialisme » de son
vivant, tout en programmant pour la postérité ses oeuvres complètes
qui, ainsi mises sur orbite après sa mort donneraient au fil des
publications de plus en plus de gages de reconnaissance envers cette
« vérité interne » jusqu’au bouquet final des </span><span lang="fr-FR"><em>Cahiers
noirs </em></span><span lang="fr-FR">?
Heidegger pensait que les temps à venir au moins le comprendraient.
Ce en quoi il se trompait. Le « roi secret » est nu : le
monde évoqué par Arendt cache moins un « royaume du penser »
qu’une vulgaire croix gammée. </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Ce
n’est pas ce que Hannah Arendt voulait dire, me répondra-t-on.
Peut-être, mais ventriloquer Heidegger comme elle le fait favorise
pareille interprétation. D’ailleurs, pour en venir à la seconde
de nos raisons (sur l’exemplarité de ce texte) les trois derniers
paragraphes de cet hommage se rapportent à l’explication
précédente sur le mode du déni. Ce dont il est question ici attire
d’autant plus notre attention que le propos d’Arendt sera repris,
sinon la lettre, du moins l’esprit par les heideggeriens de tout
poil ou de toute obédience pour relativiser le passé nazi
d’Heidegger. Si l’on s’en tient à la lettre, celle-ci s’avère
accablante. Arendt appelle l’engagement nazi de Heidegger en 1933
une « escapade » et l’année du rectorat « dix
courts mois de fièvre ». Pour elle tous les « grands
penseurs » depuis Platon (auprès de Denys de Syracuse) ont eu
un « penchant au tyrannique », Heidegger figurant
comme dernier de la liste (dont seul Kant se trouve exclu). Une
démonstration peu convaincante pour ne pas dire déplacée (Denys
n’étant pas Hitler). Et puis Arendt n’est pas sans savoir que la
« tempête » évoquée à la fin de son texte (celle
« qui fait lever le penser d’Heidegger » : en ajoutant
qu’elle « vient de l’immémorial » et « fait
retour » à lui en s’accomplissant) vient tout droit du
</span><span lang="fr-FR"><em>Discours
du rectorat </em></span><span lang="fr-FR">:
« Tout ce qui est grand se tient dans la tempête ». On
aura compris qu’Heidegger évoquait là le national-socialisme. Et
pour l’accomplissement, n’est ce pas ! Complétons le en
précisant que l’on retrouve le mot </span><span lang="fr-FR"><em>Sturm
</em></span><span lang="fr-FR">(tempête)
dans l’appellation des S.A, abréviation pour « section
d’assaut ». Pour l’inénarrable Laure Adler ce </span><span lang="fr-FR"><em>Martin
Heidegger a 80 ans </em></span><span lang="fr-FR">« est
pour l’essentiel un texte philosophique d’une grande ampleur et
d’une limpidité empreinte de grâce et d’ardeur ». Comme
quoi on peut écrire des lignes dont l’aspect lénifiant confine à
la bêtise et se retrouver « conseiller culturel » d’un
président de la République ou directrice de France-Culture. Mais
c’était avant, me rétorquera-t-on. </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Une
première fois le nom Heidegger était apparu sous la plume d’Hannah
Arendt dans un article (« La philosophie de l’existence »)
publié aux USA en janvier 1946 et traduit en français l’année
suivante. Notons préalablement que cet article, d’abord rédigé
en allemand en 1945, sera traduit par William Barrett qui à cette
occasion nouera des liens d’amitiés avec Arendt. En 1982, dans un
essai à caractère biographique, Barrett évoquera son « amie »
en des termes qui méritent d’être retenus : entre autres
« l’arrogance de Arendt, particulièrement à l’égard des
américains, son mépris des Juifs français si inférieurs à ses
yeux à ceux des Juifs allemands, et sa difficulté à admettre
l’idée que les pires persécutions des Juifs dans l’histoire
moderne (aient) éclaté en Allemagne ». La correspondance
d’Arendt confirme ces constatations. J’ajoute que dans une lettre
adressée depuis Paris à la fin des années quarante à Henrich
Blücher Arendt fait preuve d’une curieuse agressivité envers Éric
Weil (marié à sa meilleure amie, Annchen). Une animosité d’autant
plus surprenante qu’on n’en comprend pas bien les motifs. Il est
fort probable que Heidegger en était la cause : Éric Weil
ayant publié en 1947 dans </span><span lang="fr-FR"><em>Les
Temps modernes </em></span><span lang="fr-FR">
la première étude véritablement critique sur le philosophe
allemand. </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Cet
article de 1946, j’y reviens, ne ménage pas pourtant Heidegger
sous certains aspects biographiques. Par exemple, dans une note de
bas de page Arendt n’hésite pas à écrire que Heidegger « a
interdit à Husserl, son professeur et ami, dont il avait hérité de
la charge universitaire, de pénétrer dans l’université parce
qu’il était juif », puis, qu’après guerre « la
rumeur a couru qu’il s’était mis à la disposition des forces
françaises d’occupation pour rééduquer le peuple allemand ».
Cependant elle désamorce cette charge (non fondée dans le second
cas de figure) en évoquant « le comique réel de cette
évolution ». Il lui semble préférable qu’on « laisse
tomber toute cette histoire », Heidegger et le nazisme, qui
relève selon elle d’une tendance lourde du romantisme allemand
(Heidegger est décrit comme « le dernier romantique »
!!!) : les brillantes individualités de ce romantisme (comme
Schlegel et Müller) se comportant par ailleurs de manière
irresponsable. Comme quoi le nazisme de Heidegger se trouve
prestement évacué au profit d’une interprétation de type
« filiation romantique » pour le moins fantaisiste. Il
parait certain que Arendt s’inspire (sans le citer : l’intéressé
se trouvant alors emprisonné) de la thèse défendue par Carl
Schmitt dans </span><span lang="fr-FR"><em>Le
romantisme politique.</em></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Le
lecture en 1949 par Hannah Arendt de </span><span lang="fr-FR"><em>La
lettre de l’humanisme </em></span><span lang="fr-FR">(le
premier ouvrage de Heidegger publié après la guerre) n’est pas
sans incidence sur son évolution concernant la philosophie de
l’ancien recteur de Fribourg. Une lettre qu’elle adresse alors à
Dolf Sternberger (qui lui avait proposé de réagir de manière
critique au dernier livre de Heidegger) en porte le témoignage. Cet
ouvrage l’a impressionnée et il n’est pas question pour elle de
répondre à la demande de son interlocuteur et encore ami. Seule la
conduite « inqualifiable » de Heidegger envers Husserl
lui semble condamnable, et non, insiste-t-elle, de s’être « collé
comme un âne aux nazis ». Donc, le « tournant »
repéré chez Arendt (celui d’un « retour à Heidegger »)
ne s’est pas produit comme on l’écrit généralement lors des
« retrouvailles » de 1950 entre les deux anciens amants,
mais auparavant. Juste une incidence : les lettres que Heidegger
adresse à Arendt après ces « retrouvailles » apportent
le témoignage d’une forte excitation, comparable à celle éprouvée
lors de la prise de pouvoir par les nazis en mars 1933, ou de son
adhésion le 1er mai au NSDAP, ou encore de la victoire éclair de
l’Allemagne sur la France en juin 1940.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Une
seconde fois Arendt évoque publiquement Heidegger dans une
conférence de 1954, intitulée « L’intérêt pour la
politique dans la pensée philosophique européenne aujourd’hui »
(traduite et publiée en France en 1987). A cette date le nom Hannah
Arendt n’est plus inconnu. Le succès du livre </span><span lang="fr-FR"><em>Les
origines du totalitarisme </em></span><span lang="fr-FR">vaut
à son auteure d’être connue au-delà des cercles universitaires
et académiques : aux USA d’abord, mais également en
Grande-Bretagne, voire en Allemagne et en France où l’ouvrage n’a
pas encore été traduit. Parallèlement, Heidegger rétabli dans ses
fonctions d’enseignement depuis 1950 redevient une référence
philosophique et les critiques à son sujet se font plus rares ;
quand bien même la publication en 1953 d’un cours remontant à
1935 mentionne « la vérité interne et la grandeur du
national-socialisme ». </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Emmanuel
Faye souligne l’importance de cette conférence de 1954 qui
« marque l’une des toutes premières tentatives publiques
d’Arendt de transposer dans les sciences politiques quelque chose
des existentiaux de Heidegger ». Une conférence, précisons-le,
non publiée du vivant d’Arendt. Ce texte réévalue favorablement
</span><span lang="fr-FR"><em>Etre
et temps </em></span><span lang="fr-FR">(contrairement
à l’article de 1946), et résume la philosophie contemporaine
allemande aux seuls noms de Jaspers et d’Heidegger (le
rapprochement de ces deux noms l’obligeant à préciser que « les
convictions politiques » ne jouent « aucun rôle dans
l’affaire », ce qui permet de mettre sous le boisseau le
passé du second) : Heidegger étant de surcroît le penseur qui
permet de sortir des impasses de la philosophie politique.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Un
retour en arrière s’impose. Entre temps Hannah Arendt avait écrit
</span><span lang="fr-FR"><em>Les
origines du totalitarisme. </em></span><span lang="fr-FR">Ce
livre qui reste le plus connu de l’auteure (à juste titre,
dirais-je) contient trois parties : l’antisémitisme,
l’impérialiste, le totalitarisme. Dans la première partie son
propos s’avère parfois ambigu quand elle évoque une
« responsabilité spécifique » des Juifs dans la
formation de l’antisémitisme moderne. Une ambiguité partiellement
dissipée lors la préface de l’édition de 1971, mais là le
propos devient problématique puisque Arendt impute aux Juifs la
responsabilité d’avoir « sans aucune intervention
extérieure » formé les premiers, vers la fin du XVIe siècle,
une conception raciale du judaïsme « qui ne devait se
généraliser chez les non-Juifs que beaucoup plus tard, à l’époque
des Lumières ». Pour elle « la seule conséquence
directe et sans mélange des mouvements antisémites du XIX siècle
n’est pas le nazisme mais le sionisme ». Ce qui est en partie
vrai mais devient discutable si on reste là. C’est l’occasion de
mentionner l’un des points aveugles de la démonstration d’Arendt
: l’importance accordée à des questions périphériques quant à
la compréhension du nazisme (ici dans ses relations avec
l’antisémitisme) la conduit à passer à la trappe les penseurs
qui, dans l’Allemagne de Weimar, n’ont pas été sans contribuer
aux fondations de la maison nazie, voire ensuite à sa construction
en y apportant tout leur savoir-faire. Également, ceci renvoyant à
cela, son analyse de « l’affaire Dreyfus » reste
partielle : Arendt ne retient que ce qui viendrait confirmer sa
thèse, celle d’une « explosion de violence »
reproduite ensuite en Allemagne et en Autriche juste après la
Première guerre mondiale. Ce qui n’est pourtant pas comparable. </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Dans
la seconde partie (« L’impérialisme »), en écrivant
que « les tributs sauvages (…) vivent et meurent sans
laisser aucune trace, sans avoir contribué d’aucune manière à un
monde commun » Hannah Arendt apporte le témoignage d’un
occidotalocentrisme certes bien partagé par la plupart de ses
contemporains. Plus troublant, quand nous lisons ensuite que « ces
gens sans-droits (…) apparaissent comme les premiers signes d’une
possible régression par rapport à la civilisation » (même si
elle le précède par « dans un monde qui a pratiquement
éliminé la sauvagerie ») ne sommes nous pas en présence d’un
invariant arendtien que l’on retrouvera plus tard sous une autre
forme (ce clou occidotalocentriste toujours enfoncé) ? J’y
reviendrai.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Avec
la troisième partie (« le totalitarisme » : la plus
importante), à côté de ce qui en fait principalement l’intérêt
(et qui par certains aspects est devenu une doxa), d’autres pages
en revanche tombent sous le coup des critiques déjà formulées dans
la première partie. Citons la phrase suivante : « Il faut être
juste envers les membres de l’élite qui, à un moment ou un autre,
se sont laissés séduire par les mouvements totalitaires, et qui, à
cause de leurs capacités intellectuelles, sont même qualifiés
d’avoir inspiré le totalitarisme : ce que ces désespérés du XXe
siècle (sic) ont fait ou nom n’eut absolument aucune influence sur
le totalitarisme ». Il paraît étonnant que de telles lignes,
pourtant édifiantes, aient pu ainsi passer comme une lettre à
poste. Arendt entend ici dédouaner Heidegger (sans prononcer son
nom, le moment n’est pas encore venu), Carl Schmitt, (dont elle
loue « les ingénieuses théories sur la fin de la démocratie
et du gouvernement », lesquelles, dit-elle, « se lisent
encore avec profit »), Walter Franck, « homme de grande
valeur » (précisons, comme le rapporte l’historien allemand
Bernard Wasserstein, qu’en prenant Walter Franck et d’autres
historiens nazis comme sources, Arendt « a intériorisé une
bonne partie de ce que les historiens nazis avaient à dire des
Juifs, du parasitisme de la haute finance juive au « cosmopolitisme »
de Rathenau ») de leurs responsabilités au sein du monde
national-socialiste. Là nous retrouvons l’une des thèses de la
première partie : les véritables responsables en l’occurrence
pour Arendt sont les membres de cette « populace »
(appelée également « déclassés » ou « plèbe »)
mais nullement les penseurs que je viens de citer, l’élite donc.
Une analyse du nazisme faisant abstraction de l’apport représenté
par le gratin des intellectuels nazis (de Heidegger à Rosenberg, en
passant par Schmitt, Gehlen, les deux Franck et consort) s’avère
incomplète. S’il est vrai que la dimension plébéienne
(représentée par les SA) doit être prise en compte pour comprendre
de quelle manière la propagande nazie a pu convaincre les »
masses » de l’excellence de sa politique (en Allemagne et
ailleurs), il n’est pas moins vrai, indique Emmanuel Faye, que
« c’est par la pénétration systématique et réfléchie de
la vision du monde national-socialiste dans tous les champs de la
culture et de la vie universitaire, intellectuelle, sociale et
spirituelle « que cette conquête s’est également effectuée
: « non seulement la médecine, le droit, l’histoire, la
philosophie, mais aussi la religion, la poésie et l’art »
expliquent que le nazisme ait pu avoir cette dimension, laquelle nous
ramène au totalitarisme. Faye d’ailleurs ajoute, au sujet de
quelques uns de ces penseurs nazis : « Leur responsabilité
s’accroit en outre considérablement lorsque, dans le cas de
Heidegger et Gehlen, leur réputation a survécu à la défaite de
1945, ce qui permet à leur pensée de contribuer à agir sur les
esprits ».</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Douze
ans plus tard, les conditions dans lesquelles Hannah Arendt est
amenée à écrire </span><span lang="fr-FR"><em>Eichmann
à Jérusalem </em></span><span lang="fr-FR">sont
bien connues. Aujourd’hui la principale thèse de ce livre, celle
d’une « absence de pensée » chez Eichmann, liée à la
« banalité du mal » (qu’inspirent le personnage et son
« oeuvre ») est presque devenue un lieu commun. Évoquer
maintenant </span><span lang="fr-FR"><em>Eichmann
à Jérusalem </em></span><span lang="fr-FR">suppose
quelque continuité entre </span><span lang="fr-FR"><em>Les
origines du totalitarisme </em></span><span lang="fr-FR">et
cet ouvrage publié en 1963 (1965 pour la traduction française).
L’autre thèse qui parcourt ce livre, certes moins consensuelle, -
les Juifs, soit par passivité, soit par leur collaboration avec les
nazis, ont facilité la tâche exterminatrice de ces derniers, -
renvoie à la première partie (« l’antisémitisme »)
des </span><span lang="fr-FR"><em>Origines
du totalitarisme. </em></span><span lang="fr-FR">On
peut toujours avancer que les nazis, en imposant la création de
« conseils juifs » dans les ghettos, ont contraint leurs
habitants à participer à leur corps défendant au processus
conduisant à leur extermination. C’est, malgré tout, une façon
spécieuse de déplacer le problème, de faire des victimes leurs
propres bourreaux. C’est également vouloir minimiser les révoltes
qui ont éclaté dans de nombreux camps durant la Seconde guerre
mondiale. C’est surtout atténuer la responsabilité des nazis dans
l’extermination des Juifs d’Europe. Enfin tout cela avait déjà
été dit et redit après la publication de </span><span lang="fr-FR"><em>Eichmann
à Jérusalem.</em></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Expliquer
la fortune de l’expression « la banalité du mal »
(liée à « l’absence de pensée ») par quelque doxa
journalistique parait insuffisant. A l’explication d’Isabelle
Delpla (selon laquelle Arendt entendait disculper la pensée : « Si
Eichmann ne pense pas, la pensée est sauvée »), Emmanuel Faye
répond (en faisant lui le lien entre </span><span lang="fr-FR"><em>Eichmann
à Jérusalem </em></span><span lang="fr-FR">et
</span><span lang="fr-FR"><em>Martin
Heidegger a 80 ans</em></span><span lang="fr-FR">)
que ce qui est à sauver c’est la figure antagonique de celle
d’Eichmann, celle du penseur (…) à savoir Martin Heidegger ».
Encore faut-il remettre en perspective cette opposition, celle du
« penseur » et de « l’homme sans pensée »,
en ajoutant que le premier s’en sortit sans trop de mal (juste
interdit d’enseignement durant six ans) tandis que le second sera
pendu à l’issu de son procès. </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">C’est
là qu’il faut revenir à l’éloge de 1969. Hannah Arendt, je le
rappelle, y soutient que presque tous les grands penseurs ont été
attiré par les tyrans : de Platon à Heidegger. Elle écrit, en se
référant à ces « grands penseurs » : « Pour ce
petit nombre, peu importe finalement où peuvent les jeter les
tempêtes de ce siècle » (bien au contraire cela nous importe
!). N’est-ce pas en substance ce qu’affirme Heidegger dans
</span><span lang="fr-FR"><em>Expérience
de la pensée </em></span><span lang="fr-FR">en
1947 à travers cette formule (promise elle aussi à une certaine
postérité) : « qui pense grandement doit se tromper
grandement ». Ce que Faye traduit par : « L’hitlérisme
du recteur de Fribourg viendrait en quelque sorte confirmer
historiquement sa supposée grandeur ». Certains heideggeriens
s’en sont d’ailleurs fait l’écho. Daniel Bougnoux, l’un des
exégètes d’Aragon, ne dit pas autre chose quand il laisse
entendre que c’est justement parce qu’Aragon a été le stalinien
que l’on sait que son oeuvre revêt une telle grandeur. Il entre
certes une part de cynisme dans cette façon de commenter ici
Heidegger, là Aragon. Mais, de manière plus décisive, c’est
vouloir reconnaitre malgré tout, quoi qu’on puisse ailleurs en
dire, quelque légitimité d’un côté au nazisme, de l’autre au
stalinisme, puisque de telles fleurs poussent sur ces fumiers. </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Sans
pour autant accuser Hannah Arendt d’avoir entre 1950 (« le
mal absolu ») et le milieu des années 60 (« la banalité
du mal ») évolué dans le sens d’une banalisation du
nazisme, le succès de la seconde formule n’en ouvre pas moins la
boite de pandore de la réévaluation du phénomène
national-socialiste. Pour ne pas quitter Heidegger, mentionnons que
Faye, dans la seconde partie de son ouvrage (« Heidegger ou la
métapolitique de l’extermination ») s’attarde sur certains
aspects insuffisamment traités chez le « berger de l’être »
dans ses livres précédents. Le terme « métapolitique »
par exemple se trouve associé avant 1945 à la « fin de la
philosophie » : cette dernière terminologie devenant plus
explicite après le Seconde guerre mondiale (c’est ainsi que
Heidegger conclut cette </span><span lang="fr-FR"><em>Lettre
sur l’humanisme </em></span><span lang="fr-FR">qui
aura une telle importance pour Arendt). Ce qui apparaissait de
manière encore cryptée dans l’oeuvre philosophique de Heidegger
ne l’est plus depuis la première livraison des </span><span lang="fr-FR"><em>Cahiers
noirs. </em></span><span lang="fr-FR">En
1941 il y écrit : « Le genre le plus haut et l’acte le plus
haut de la politique contribuent à impliquer l’ennemi dans une
situation où il se trouve contraint de procéder à sa propre
extermination ». Cela est dit sans fard, et non de matière
contournée. Pour qui n’aurait pas compris de quel ennemi il est
question ici (ou ne voudrait pas comprendre), Heidegger y revient
l’année suivante plus explicitement : « l’élément juif »
devient « le summum de l’auto-extermination dans
l’histoire ». On le vérifie à la lecture de ces </span><span lang="fr-FR"><em>Cahiers
noirs </em></span><span lang="fr-FR">:
Heidegger exprime sur un plan « philosophique » ce que
Hitler ne pouvait reconnaître explicitement et publiquement, tout
en le suggérant (puisque dans ses discours il ne cesse d’imputer
les causes de la guerre aux Juifs : une explication d’ailleurs
reprise par les antisémites de toute obédience). En 1945, obligé
de s’adapter à la nouvelle situation, Heidegger initie ce qui
portera plus tard le nom de négationnisme en décrivant le peuple
allemand comme étant la victime d’une dévastation pire que les
chambres à gaz nazie. Une lettre de la même année à son frère
Fritz (correspondance publiée en Allemagne en 2016) le confirme si
besoin était : elle nous apprend que pour Heidegger l’expulsion
des Allemands des régions de l’est a atteint un summum en
« atrocités criminelles organisées ».</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Mais
revenons à Hannah Arendt. On pourrait dire qu’il existe une pensée
arendtienne qui ne doit rien à Heidegger. Celle qui se déploie dans
</span><span lang="fr-FR"><em>La
condition de l’homme moderne </em></span><span lang="fr-FR">par
exemple, l’autre « grand livre » de la philosophe.
Rappelons que dans la conférence déjà citée de 1954 (« L’intérêt
pour la politique dans la pensée philosophique »), Arendt se
réfère explicitement à la notion de « science politique ».
Ceci pour la distinguer de la « philosophie politique »
dont elle récuse ce qui dans cette discipline conforte une attitude
négative ou hostile envers la cité. C’est le fil qui nous conduit
à </span><span lang="fr-FR"><em>La
condition de l’homme moderne. </em></span><span lang="fr-FR">Il
s’agit d’un livre complexe que des commentateurs rangent parmi
les ouvrages « d’anthropologie politique », et d’autres
comme l’un des textes fondateurs de la « science politique »
; ou encore, dans un autre registre, certains soulignent l’humanisme
de l’auteure, et d’autres son conservatisme (dans la lignée de
certains textes philosophiques datant de la république de Weimar).
Si l’on ajoute que d’autres encore rangent ce livre parmi les
contributions à la critique de la technique on conviendra que </span><span lang="fr-FR"><em>La
condition de l’homme moderne </em></span><span lang="fr-FR">finit
par ressembler à une auberge espagnole. Pour essayer de dégager
quelques unes des lignes de force de cet ouvrage faisons un détour
par un texte contemporain de la rédaction de ce livre, </span><span lang="fr-FR"><em>Réflexions
sur la révolution hongroise.</em></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Ces
« réflexions », qui figuraient dans la seconde édition
des </span><span lang="fr-FR"><em>Origines
du totalitarisme, </em></span><span lang="fr-FR">1958,
avant d’être retirées des éditions suivantes, figurent néanmoins
dans le Quarto Gallimard parmi les « textes complémentaires »
aux </span><span lang="fr-FR"><em>Origines
du totalitarisme. </em></span><span lang="fr-FR">Il
s’agit d’une description précise, exhaustive, bien informée,
pertinente du déroulement de cette révolution à travers ses
épisodes successifs. Cependant, lorsque Arendt entend analyser
l’événement sa démonstration plombe tout le crédit lui
accorder. Citons là (tout ce paragraphe serait à souligner) :
« Nous devrons laisser sans réponse la question de savoir si
les conseils peuvent exercer des fonctions économiques pour autant
qu’elles diffèrent des fonctions politiques, s’il est possible,
en d’autres termes, de faire marcher des usines dont les ouvriers
seraient les dirigeants et les propriétaires. (En réalité, il
n’est pas sûr du tout que les principes politiques d’égalité
et d’autonomie puissent s’appliquer à la sphère de la vie
économique. Après tout la théorie politique des Anciens n’avait
peut-être pas tort lorsqu’elle affirmait que l’économie, liée
comme elle aux nécessités de la vie, requérait pour bien
fonctionner la domination des maîtres. Elle trouve d’ailleurs
d’une certaine manière sa confirmation à l’ère moderne, même
si cette confirmation est paradoxale : chaque fois qu’à l’ère
moderne on a cru que l’histoire est principalement la résultante
des forces économiques, on a acquis la conviction que l’homme
n’est pas libre et que l’histoire est soumise à la nécessité) ».</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Évidemment,
la « républicaine » Arendt est par définition éloignée
des traditions marxienne des conseils ouvriers (celle de Pannekoek,
de Mattick, etc) ou anarcho-syndicaliste. Ceci on le savait. En
réalité cet extrait nous renseigne davantage sur la pensée
d’Hannah Arendt que sur la révolution hongroise. Une telle
analyse, ensuite, l’entraîne à faire une distinction pour le
moins problématique entre « conseils révolutionnaires »
et « conseils ouvriers » : les premiers étant « avant
tout une réponse à la tyrannie politique », et les seconds
« dans le cas de la révolution hongroise, une réaction contre
les syndicats qui ne représentaient pas les ouvriers, mais le
contrôle que le parti exerçait sur eux ». Cette distinction
n’est qu’une fiction. En conclusion Arendt renchérit sur les
lignes citées plus haut : la révolution hongroise l’intéresse
prioritairement dans la mesure où l’analyse faite de l’événement
lui permet in fine de défendre ce qu’elle appelle « le monde
libre ». On a compris que l’économie (qu’Arendt confond
souvent avec le social), c’est à dire ici la capacité de « faire
marcher des usines », était chose trop sérieuse pour être
confiée à ceux (les ouvriers donc) qui ne voient pas plus loin que
le bout de leur nécessité, laquelle « économie » doit
par conséquent pour bien fonctionner relever de « la
domination des maîtres ». Arendt défend implicitement ce qui
ne porte pas encore le nom d’expertise mais que l’on retrouvera
plus tard d’une certaine manière revendiquée dans des cercles
intellectuels se référant à Hannah Arendt.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Nous
pouvons ainsi revenir à </span><span lang="fr-FR"><em>La
condition de l’homme moderne </em></span><span lang="fr-FR">en
meilleure connaissance de cause. Cette séparation du politique et du
social dans les termes exprimées ci-dessus vient de Carl Schmitt (</span><span lang="fr-FR"><em>Le
concept de politique</em></span><span lang="fr-FR">).
Dans le second chapitre de </span><span lang="fr-FR"><em>La</em></span><span lang="fr-FR">
c</span><span lang="fr-FR"><em>ondition
de l’homme moderne </em></span><span lang="fr-FR">(« Le
domaine public et le domaine privé »), Arendt, comme le
précise Faye, ne reprend pas explicitement « la distinction
schmittienne » mais l’historicise « et l’inscrit dans
une perspective herméneutique tacitement empruntée à Heidegger ».
Ce qu’elle traduit par la perte de la « conception
originellement grecque de la politique », à savoir « la
substitution du social au politique ». Selon cette conception,
précise-t-elle « l’égalité (…) supposait l’existence
d’hommes « inégaux » qui constituaient toujours la
majorité de la population de la Cité ». Mais il y a manière
et manière de l’interpréter. Ce n’est pas celle, dialectique,
que choisit Arendt. Ce qui nous ramène à l’un des invariants
arendtiens : la survalorisation de la sphère publique (celle pour
elle du politique) au détriment de la sphère privée (qu’elle
associe au social). Que signifie pour Arendt une séparation nette
(schmirrienne) du politique et du social (confondu souvent avec
l’économique, voire le juridique) ?</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Ce
qu’elle appelle le « monde des Anciens » ne pouvait que
bien fonctionner selon le principe suivant : l’égalité des uns
(les citoyens) garantissait l’inégalité des autres (les
esclaves). Aux premiers les prérogatives politiques, celle d’un
« bien commun » dispensé à ceux relevant de ce principe
d’égalité, c’est à dire les hommes libres ; aux seconds (la
majorité) tout ce qui relève du domaine de la nécessité, lequel
selon ce même principe exclut l’existence d’hommes libres.
Arendt transpose ce schéma inégalitaire (les lignes extraites plus
haut de </span><span lang="fr-FR"><em>La
révolution hongroise </em></span><span lang="fr-FR">sont
édifiantes) : les esclaves deviennent ceux qui sont directement
soumis aux rapports de production, de domination et de sujétion
(c’est dire les prolétaires, pour utiliser une terminologie
volontairement absente chez Arendt, qui sont par conséquent les
esclaves de la nécessité, celle du travail). Le social ne peut
rien, le politique tout. Emmanuel Faye le commente ainsi : « Toute
politique d’émancipation sociale se trouve ainsi disqualifiée
comme un mirage qui ne ferait qu’étendre le domaine de la
nécessité au détriment de l’espace politique ».</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Cette
« primauté du politique » a pu à l’usage prendre le
cas échéant des formes particulièrement pernicieuses. Hannah
Arendt a eu l’occasion de mettre à l’épreuve des faits cette
séparation plus que problématique entre le politique et le social
lors du mouvement pour les droits civiques aux USA. Cette séquence
peu connue en France (sinon dans l’article « Réflexions sur
Little Rock «, qui date de 1957) est traitée dans l’ouvrage
de Kathryn T. Gines, </span><span lang="fr-FR"><em>Hannah
Arendt and the Negro Question, </em></span><span lang="fr-FR">qui
malheureusement, malgré les efforts d’Emmanuel Faye, n’a pas été
traduit en français. Et l’on peut craindre, compte tenu de la
frilosité éditoriale hexagonale dans ce cas d’espèce, qu’il ne
reste accessible qu’à des lecteurs lisant couramment l’anglais.
Donc je ne peux que me référer ici à ce que Faye en rapporte sans
avoir la possibilité de me faire une opinion personnelle sur cet
ouvrage. </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">« Réflexions
sur Little Rock » avait en son temps suscité des controverses
aux États-Unis. Hourya Bentouhami (dans l’article « Hannah
Arendt et Ralph Ellison sur la question noire » publié en 2005
dans la revue </span><span lang="fr-FR"><em>Tumultes</em></span><span lang="fr-FR">)
en relève les trois « impairs » : « le premier
tient à se situer sur le mode de la psychologie pour dépolitiser le
social, le second tient à la confusion entre la question noire et la
question juive, le troisième rient à faire de la question noire une
question « américaine » ». C’est le moins qu’on
puisse dire d’un texte dans lequel on peut lire que « la
question n’est pas de savoir comment abolir la discrimination mais
comment la maintenir dans la sphère sociale où elle est légitime,
et l’empêcher d’empiéter dans la sphère politique où elle est
destructrice ». Ou encore : « Non seulement l’égalité
tire son origine du corps politique mais sa validité est clairement
restreinte au champs politique ». Dans cette logique, selon
Arendt, tout gouvernement n’est pas en mesure d’agir contre les
discriminations parce que son action ne peut s’exercer qu’au nom
de l’égalité, « principe qui n’a pas cours dans la sphère
sociale ». Et donc que seules les églises, selon elle, peuvent
combattre ce qu’elle appelle euphémiquement des « préjugés
sociaux ». Dans ce texte Arendt dévoile plus qu’ailleurs la
véritable nature de sa pensée : sous sa plume le mot « politique »
est pour le mieux un fétiche, sinon une fiction. De surcroît elle
élude l’aspect pourtant éminemment politique que représente
l’émergence d’un Mouvement pour les droits civiques (sans parler
de l’analyse qui pourrait en être faite). Pour résumer
« Réflexions sur Little Rock » n’est nullement une
réflexion sur l’événement en question : depuis une projection
subjective (les sentiments qu’inspirent à Hannah Arendt une
photographie), l’auteure ne retient de cet événement que ce qui
lui permet de le faire entrer dans une grille de lecture
(l’opposition selon ses termes entre politique et social) qui en
dénature le sens. Même un commentateur aussi bienveillant que
Philippe Raynaud est obligé d’admettre que « les
« Réflexions sur Little Rock » expriment une position
qui n’est plus guère audible aujourd’hui (…) surtout parce que
Hannah Arendt semble y défendre une philosophie libérale classique
qui n’a plus guère de défenseurs, du fait de la séparation
rigide qu’elle établit entre le « privé » et le
« public » ou entre le « social » et le
« politique ».</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Gines,
pour revenir à son ouvrage, qui a eu accès à des documents non
publiés en France (dont un entretien de 1964), indique que
confrontée aux revendications de familles noires, demandant que
leurs enfants soient scolarisés dans des écoles jusqu’alors
réservées aux enfants blancs, Arendt les traduit par une ambition
d’ascension sociale et non la revendication légitime à l’égalité
des droits civiques. Il ne faut pas croire qu’Arendt, sous la
pression des événements, modifie ses positions dans la seconde
moitié des années 60. Elle reste toujours critique vis à vis des
droits civiques, allant jusqu’à écrire dans une lettre à Marie
McCarthy que l’intégration croissante des Noirs dan la vie
académique représentait « une menace bien plus grande pour
nos institutions universitaires que les manifestations d’étudiants ».
Donc ceci et cela n’infirme nullement ce que Arendt soutenait déjà
dans « Réflexions sur Little Rock ». Dans la même
lettre (qui date de décembre 1968), reconnaissons qu’Arendt
souligne également ce qu’on pourrait appeler de nos jours « une
dérive communautariste ». Cependant elle n’en continue pas
moins d’enfoncer le clou de 1957, remettant en cause
« l’enthousiasme général pour les Droits civiques »
(une hyperbole) « Tout s’est bien passé aussi longtemps,
écrit-t-elle, que l’intégration s’est réduite (…) à celle
d’un pourcentage relativement petit de Noirs qu’on pouvait
intégrer sans menace pour les normes d’admission ». Emmanuel
Faye résume ainsi cette séquence : « Les Noirs
américains sont en effet écartés </span><span lang="fr-FR"><em>à
priori </em></span><span lang="fr-FR">de
l’espace commun du politique le seul où une revendication
d’égalité est reconnue par elle comme légitime - et cantonnés
dans celui, privé, du social, régi par des rapports d’inégalité,
de domination et de violence ». J’ajoute que les
insuffisances ici en l’occurrence d’Hannah Arendt ne doivent nous
empêcher par ailleurs de mettre l’accent sur les limites du
Mouvement pour les droits civiques. C’est vouloir traiter de la
question d’un point de vue totalement absent dans la pensée
d’Arendt. Comme l’expriment par exemple les situationnistes dans
</span><span lang="fr-FR"><em>Le
déclin et la chute de l’économie spectaculaire marchande </em></span><span lang="fr-FR">en
analysant les émeutes de Watt en 1965 : la « question noire »
étant d’abord une « question sociale ».</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Dans
quelle mesure, Hannah Arendt, fervente lectrice de Tocqueville, ne
partageait-elle pas (avec toutes les nuances et réserves que l’on
voudra) l’assertion selon laquelle « le plus redoutable de
tous les maux qui menacent l’avenir des États-Unis naît de la
présence des Noirs sur leur sol » ? Le chapitre « Position
qu’occupe la race noire aux États-Unis : dangers que sa présence
fait courir aux Blancs » de </span><span lang="fr-FR"><em>De
la démocratie en Amérique </em></span><span lang="fr-FR">attire
beaucoup moins le commentaire que d’autres chez nos modernes
tocquevilliens. Pourtant son propos général pourrait nous éclairer
sur quelques unes des apories du discours arendtien sur la « question
noire ».</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Dans
sa correspondance avec Henrich Blücher (la plus significative du
point de vue de l’expression même d’Hannah Arendt, les choses
étant dites pour ce qu’elles sont : alors que l’intérêt est
d’un ordre différent avec Jaspers, Scholem, Heidegger, voire
McCarthy) les différents voyages d’Arendt nous renseignent sur ses
sentiments à l’égard des peuples des pays où elle réside.
Allemand, Français, Italiens s’en sortent bien généralement,
mais Grecs, Turcs, Portugais et Juifs orientaux en prennent pour leur
grade : les remarques désobligeantes ne manquent pas. Ce qui
confirme la propension chez Arendt de vouloir classer les peuples
depuis des critères qui ne la distinguent pas véritablement dans ce
cas de figure d’une forme de racisme soft. Hannah Arendt n’a
jamais rien exprimé de tel dans aucun texte publié de son vivant
mais ces extraits de correspondance permettent de mieux comprendre
l’aspect problématique des positionnements de notre philosophe à
l’égard des revendications des Noirs américains. Dans un autre
registre, les lignes suivantes, écrites en 1955 à Berkeley, ne sont
pas isolées dans cette correspondance (« Il ne faudrait pas
tolérer le manque de tenue des étudiants. Il y a aussi une règle
très simple : tout le monde doit être habillé correctement, pas de
jeans, les cheveux coiffés, etc. Ça aide beaucoup. Ils sont aussi
correctement assis sur leurs chaises, et ne s’étirent pas dans
tous les sens »). On subodore que l’arendtisme d’un
Finkielkraut s’est abreuvé à ce genre de source. Enfin, lors de
ses passages en France, Arendt lit </span><span lang="fr-FR"><em>Le
Figaro.</em></span></p>
<p align="center" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR"><em>.</em></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">On
quitte Emmanuel Faye avec </span><span lang="fr-FR"><em>De
la révolution, </em></span><span lang="fr-FR">un
ouvrage qui ne doit pas grand chose à Heidegger (du moins pas
directement). Ce qui ne veut pas dire pour autant que ce livre ne
serait pas discutable : il l’est assurément, et pour des raisons
qui n’ont pas encore été exposées ci-dessus. Ce serait cependant
une erreur de ne retenir de </span><span lang="fr-FR"><em>De
la révolution </em></span><span lang="fr-FR">qu’un
comparatif entre les Révolutions américaine et française (ou,
comme une minorité de lecteurs, se limiter aux pages consacrées au
« système des conseils »). Dans cet ouvrage publié en
1963, Hannah Arendt y prolonge quelques unes de ses analyses
antérieures, celles de </span><span lang="fr-FR"><em>La
condition de l’homme moderne </em></span><span lang="fr-FR">principalement.
Cette re-fondation s’effectue depuis un relevé (ce que l’auteure
rapporte du contenu de l’une et l’autres des deux révolutions,
de leurs analyses distinctes et des conséquences qui en résultent)
censé corroborer le bien fondé de ces analyses, du moins à travers
quelques uns des fondamentaux de sa pensée. L’une des raisons pour
lesquelles ce livre a été écrit se trouve clairement exprimée par
Arendt lorsqu’elle souligne, tout en s’en désolant, le jugement
de la postérité : « la Révolution française a façonné
l’histoire du monde, alors que la Révolution américaine (…) est
à peu de chose demeurée un événement de portée régionale ».
Une « triste vérité » selon Arendt, puisque la première
s’est achevée en « désastre », alors que la seconde a
pourtant été « une réussite triomphale ». Arendt va
donc s’efforcer d’opposer l’une et l’autre des deux
révolutions sur un mode souvent manichéen : l’une cumulant les
défauts, l’autre les qualités. Pour étayer cette excellence
américaine Arendt l’explique d’abord par une différence
significative entre l’Amérique de 1776 et la France de 1789 : la
première, contrairement à la seconde, n’étant « pas
submergée par la pauvreté ». Là également le vocabulaire
n’est pas innocent. Mais laissons pour l’instant ce qu’induit
pour Arendt cette focalisation sur la pauvreté, il en sera largement
question avec la Révolution française. Autre explication : « La
bonne fortune de la Révolution américaine tint au fait que les
habitants des colonies, avant le conflit avec l’Angleterre, étaient
organisés en entités auto-gouvernées, et que la révolution (…)
ne les jeta pas dans un état de nature et jamais on ne remit
sérieusement en question le </span><span lang="fr-FR"><em>pouvoir
constituant </em></span><span lang="fr-FR">de
ceux qui rédigèrent les Constitutions des États et finalement
celle des États-Unis ». Cette « organisation » est
en partie une fiction. Arendt force ici le trait (comme elle le
forçait plus haut) pour que la réalité puisse correspondre à ses
analyses. Enfin les historiens corrigeront. En revanche on peut
retenir l’importance de l’enseignement biblique (celui de
l’Ancien testament) dans l’émergence d’un puritanisme, donc
d’un certain rapport à la richesse.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">On
relève dans les nombreuses pages consacrées à l’histoire de
l’Amérique deux absences : celles de l’esclavage (quasiment) et
du peuple indien. Un détail qui a pourtant son importance. On
s’étonne de ne pas trouver le moindre mot sur la question indienne
alors que Tocqueville, souvent cité par Arendt de manière positive,
y consacre un chapitre dans </span><span lang="fr-FR"><em>De
la démocratie en Amérique. </em></span><span lang="fr-FR">Citons
sa phrase introductive : « On n’avait jamais vu parmi les
nations un développement si prestigieux, ni une destruction si
rapide ». Ce qui signifie, comme Tocqueville l’étaye
ensuite, que parmi les raisons qui expliquent ce « développement
si prodigieux » figure en bonne place l’extermination ou la
déportation (ce qui revient pratiquement au même) des tribus
indiennes. Il me plait de citer ici le propos d’un autre exilé,
contraint de quitter la France à la même époque (hiver 1941)
qu’Arendt, qui a ensuite résidé à New York (tout comme elle)
durant son exil américain (sans toutefois, lui, vouloir s’y
« intégrer »), puis qui revenu en France, lors d’une
allocution prononcée lors d’un meeting du Rassemblement
Démocratique Révolutionnaire, revenant sur ses « années
américaines » déclarait : « Je hais autant que
quiconque et qu’eux même peuvent le haïr, la manière dont les
USA se comportent avec mes amis les Noirs et plus encore, si
possible, la manière dont ils se sont comportés avec mes amis les
Indiens ». Il s’agit d’André Breton, dont la vie, la
pensée, l’action donnent des gages à pareille déclaration. Tout
sépare évidemment, ici surtout, Breton d’Arendt. Si l’on me
rétorque que tout cela n‘a rien à voir avec </span><span lang="fr-FR"><em>De
la révolution, </em></span><span lang="fr-FR">que
je fais ici un procès d’intention à Hannah Arendt, je réponds
que bien au contraire nous tenons là l’un des fils qui plus en
amont, comme je l’ai plus haut indiqué (la partie « Impérialisme »
des </span><span lang="fr-FR"><em>Origines
du totalitarisme</em></span><span lang="fr-FR">),
renvoie à ce que peuvent représenter pour Arendt les « sociétés
primitives » ou « peuples sauvages ». Sauf que dans
</span><span lang="fr-FR"><em>De
la révolution </em></span><span lang="fr-FR">elle
préfère les exclure d’une histoire de l’Amérique puisque des
« peuples sans histoire » ne peuvent prétendre y prendre
place. Une autre raison, plus explicite, se rapporte à la violence,
consubstantielle selon elle à la Révolution française (car émanant
d’une société inégalitaire, non pacifiée) et absente de la
Révolution américaine (l’explication s’inversant) : pour Arendt
cette dernière cherchait « à préserver les conditions d’une
vie civilisée » et ne prétendait pas « faire de la
violence l’instrument de la providence ». Que faire de la
violence (un génocide selon certains) exercée contre les indiens,
alors ? Certes Arendt évoque à mots couverts les premiers temps de
l’histoire américaine (l’euphémique « les premières
pistes sillonnent la sauvagerie sans histoire » du continent :
ou l’art de savoir noyer le poisson indien) mais elle met la
violence sur le compte de « pires éléments » commettant
des « actions individuelles ». Ceci étant bien sûr
étranger à ce qui fait « nécessité » dans l’histoire
américaine. Pourtant Tocqueville donne maints exemples qui
s’inscrivent en faux contre les assertions arendtiennes,
significatifs eux d’une toute autre nécessité. </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Venons
en maintenant à la Révolution française. Je précise d’emblée
que je n’entends pas défendre cette révolution, mais souligner ce
que mettent en jeu les analyses critiques d’Hannah Arendt pour lui
rendre, si l’on peut dire, la monnaie de sa pièce. On subodorait
que les Lumières allemandes l’emportaient chez Arendt sur celles
françaises, nous en avons avec </span><span lang="fr-FR"><em>De
la révolution </em></span><span lang="fr-FR">la
confirmation. Selon elle, l’impact de la philosophie française du
XVIIIe siècle « sur l’histoire de la philosophie est
négligeable et leur contribution à l’histoire de la pensée
politique n’égale pas l’originalité de leurs grands
prédécesseurs du XVIIe et du début du XVIIIe siècle » :
après Montesquieu circulez, il n’y rien à voir ! Il est dans le
lot un philosophe qu’Arendt déteste particulièrement :
Jean-Jacques Rousseau. Une cible commode, puisqu'elle permet de
l’associer à Robespierre, son disciple en quelque sorte, et autre
détestation. J’en viens à l’un des principaux échecs de la
Révolution française (selon l’auteure) : l’existence en France
de la « masse de pauvres » rapidement évoquée plus
haut. Ce qui n’a pas été ensuite sans incidences en Amérique.
Citons Arendt regrettant que « sous l’impact d’un flux
migratoire massif et ininterrompu venu d’Europe, la lutte pour
l’abolition de la pauvreté tomba de plus en plus sous la coupe des
pauvres eux-mêmes et finit ainsi sous la gouverne des idéaux issus
de la pauvreté, distincts de ces principes qui avaient inspiré la
fondation de la liberté ».</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Salauds
de pauvres ! Hannah Arendt ignorait certainement l’existence de </span><span lang="fr-FR"><em>La
traversée de Paris, </em></span><span lang="fr-FR">mais
la célèbre interjection de Jean Gabin dans le film d’Autant-Lara
illustre bien un propos décliné dans de nombreuses pages de </span><span lang="fr-FR"><em>De
la révolution. </em></span><span lang="fr-FR">Il
ne s’agit pas à proprement parler de condamnation morale : Arendt
entend fortement souligner que tout ce qui met en mouvement cette
fameuse nécessité « était totalement absent des expériences
aussi bien de la Révolution américaine que de la société
égalitaire américaine » contrairement à la Révolution
française toute entière soumise au « diktat absolu de la
nécessité ». Ainsi : « C’est sous l’empire de cette
nécessité que la masse se rua pour prêter main-forte à la
Révolution française, l’inspira, la poussa et finit par la
conduire à sa perte, car cette masse était celle des pauvres ».
C’est là qu’il faut citer cette phrase, fondamentale pour savoir
de quoi il en retourne : « Depuis le XVIIIe siècle, nous avons
pris l’habitude d’appeler la question sociale ce qu’il vaudrait
mieux plus simplement appeler l’existence de la pauvreté ».
Ce propos exemplaire est un concentré d’arendtisme. Il y a quelque
anachronisme à dater du XVIIIe siècle une « question
sociale » (sinon pour l’associer de manière négative à la
Révolution française) qui a attendu le milieu du XIXe siècle pour
être ainsi posée au sein du mouvement ouvrier naissant (par les
« communistes » comme par les anarchistes). </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Avant
d’y revenir plus dans le détail essayons de comprendre ce que
signifie cette focalisation très arendtienne sur la pauvreté.
Celle-ci pourtant, malgré le ton catégorique de l’auteure, ne
saurait tout expliquer. Arendt indique que la notion de « peuple »
(qualifié de « concept français » !) s’est répandue
à travers le monde telle une trainée de poudre « puisqu’elle
paraissait tout à fait plausible dans des conditions d’extrême
pauvreté ». Ah bon ! C’est faire très bon marché de ce
qu’a pu représenter la Révolution française du point de vue de
la liberté, et donc de la libération des peuples en Europe, et en
Allemagne plus particulièrement (y compris chez Kant, qui figure
dans le panthéon philosophique d’Arendt aux côtés de Platon et
d’Heidegger). C’est sans doute un détail de l’histoire pour
Arendt. Passons. Elle avance ensuite que la « misère du
peuple » favorise des attitudes qui peuvent ressembler à de la
« solidarité », mais surtout susciter la pitié et ce
partant de la compassion. Peuple = compassion, dit Arendt. Par
conséquent les révolutionnaires ont eu « la volonté d’ériger
la compassion en rang de passion politique suprême, la plus haute
des vertus politiques ». Pas tous les révolutionnaires certes,
comme on pouvait s’y attendre Arendt en excepte les girondins.
Vient un temps cependant, poursuit-elle, où « les </span><span lang="fr-FR"><em>malheureux</em></span><span lang="fr-FR">
se transforment en </span><span lang="fr-FR"><em>enragés</em></span><span lang="fr-FR"> »,
dés lors, ajoute Arendt, que « Robespierre commença à
glorifier cette souffrance ». Mais finalement cette maudite
révolution les abandonna à leur sort pour « les laisser
retomber dans l’état de </span><span lang="fr-FR"><em>misérables</em></span><span lang="fr-FR"> ».
Et c’est ainsi que votre fille est muette ! (et que la plume du
père Hugo devint prolixe).</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Nous
sommes en présence d’une version caricaturale, orientée, et
passablement révisionniste de la Révolution française. Vouloir
répondre point par point à Arendt nous éloignerait de notre sujet,
son livre. Si Arendt reconnait du bout des lèvres que la Révolution
française à l’origine « visait la liberté », la
puissance de « la nécessité et de la misère » vient
ensuite remplacer cette visée par celle du « bonheur du
peuple ». Ce qu’elle traduit par « la lutte de la
république pour sa survie face à la pression des sans-culottes,
c’est à dire le combat pour la liberté publique contre la menace
toute puissante de la misère ». Une fois de plus la misère
expliquerait tout au détriment d’une vérité historique moins
univoque et plus complexe que ce qu’elle en retient en terme de
conflit. Il lui importe, comme pour la Révolution américaine, de
solliciter les faits, voire de les travestir pour qu’ils puissent
justifier ses analyses. </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Il
est temps d’en venir à la notion de révolution, plus
généralement. Il faut repartir de Tocqueville, la principale
référence d’Hannah Arendt, dont elle cite le propos bien connu :
l’égalité serait fréquemment un danger pour la liberté.
S’ensuivent des considérations sur l’égalité dans l’Antiquité
que l’on ne discutera pas. Par contre cette relation
liberté-égalité, écrit Arendt, devient à l’époque moderne
« l’un des problèmes les plus épineux de toute la politique
moderne ». Parce qu’il ne s’agit pas (c’est moi qui
souligne) « </span><span lang="fr-FR"><em>de
concilier liberté et égalité mais de concilier égalité et
autorité</em></span><span lang="fr-FR"> ».
C’est là l’un des invariants arendtiens. Il doit être associé
à cet autre invariant selon lequel, comme on l’a relevé plus haut
: depuis la Révolution française « au lieu de la liberté,
c’est la nécessité qui est devenue la catégorie principale de la
pensée politique et révolutionnaire ». Une nécessité sur
laquelle vient se greffer la violence (tiens voilà Hegel !). Bon,
mais la « question sociale » dans tout ça ? La
caricaturant au possible (réduite à l’état « d’existence
de la pauvreté », comme on l’a vu), Arendt lui retire toute
« portée pratique » et l’associe à « la plus
dévastatrice des passions qui motivaient les révolutionnaires,
l’amour passionné de la compassion ». Autre association
(attendue celle-là), celle de la « question sociale »
(revue et corrigée par l’auteure) et de la </span><span lang="fr-FR"><em>terreur
</em></span><span lang="fr-FR">:
les révolutionnaires du XIXe siècle « à tout jamais obsédés
par l’urgence de la « question sociale »(…) se
focalisaient invariablement, inévitablement peut-être, sur les
épisodes les plus violents de la Révolution française », la
terreur donc, « espéraient contre tout espoir que la violence
permettrait de vaincre la misère ». D’où l’argument,
répété à satiété : nulle révolution « n’est possible
là où les masses ploient sous la misère ». On aurait presque
envie de paraphraser Brecht : en ajoutant que pour faire une bonne
révolution il convient tout d’abord de dissoudre le peuple
miséreux.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Pourquoi
cette fatalité ? La réponse réjouira les lecteurs qui y ont cru (à
la révolution) mais qui n’y croient plus, parce que, comme
l’explique Arendt, « l’abondance et la consommation sans
fin sont l’idéal dont rêvent les pauvres ». Une autre
variation sur le thème « salauds de pauvres ! ». Certes,
partant d’un constat peu différent sur la capacité du capitalisme
moderne de faire accroire au plus nombre que le bonheur réside dans
la consommation, on pourrait en tirer d’autres enseignements. De
moins depuis une analyse politique radicalement différente de celle
d’Arendt, car cette dernière, soulignons le, ne fait nullement
référence au capitalisme dans </span><span lang="fr-FR"><em>De
la révolution. </em></span><span lang="fr-FR">Ce
qui réduit très sensiblement la portée de ses analyses dés lors
que l’on aborde ce genre de question. A ce point que la notion de
« liberté », constamment invoquée, finit par devenir
abstraite quand l’auteure affirme que « c’était
l’abondance et non la liberté qui devenait maintenant le but de la
révolution ». Ceci dans la mesure où ce qui serait la cause
de pareille abondance n’est jamais explicité.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Cette
relation contrariée entre liberté et révolution est l’un des
leitmotivs de </span><span lang="fr-FR"><em>De
la révolution. </em></span><span lang="fr-FR">Nous
sommes quand même surpris d’apprendre « que l’on a mieux
préservé la liberté dans les pays ou aucune révolution n’a
jamais éclaté ». Lesquels ? La question reste sans réponse.
On se demande, là encore, de quelle liberté l’auteure nous
entretient. S’il s’agit de « liberté politique » on
se contentera de l’explication suivante : « Car, en règle
générale, la liberté politique signifie le droit de participer au
gouvernement, ou ne signifie rien ». Un « rien »
lourd de conséquence dés lors que ce droit se trouve indexé sur la
démocratie représentative. Une fois de plus, s’appuyant sur
Tocqueville (« En Amérique on a des idées et des passions
démocratiques ; en Europe nous avons encore des passions et des
idées révolutionnaire »), Arendt avance que « ces
passions et ces idées n’ont pas réussi non plus à maintenir
l’esprit révolutionnaire pour la simple raison qu’ils ne l’ont
jamais représenté ». Fi donc ! Où souffle donc cet esprit,
alors ? L’explication, qui suit, parait un peu courte. Si l’on
comprend bien, cet « esprit révolutionnaire » doit être
associé « aux principes de liberté publique, de bonheur
public et de sens civique ». A cet esprit qui soufflait malgré
tout en 1789 s’est substitué un déchaînement (conduisant à la
Terreur), et cela vaut pour toutes les révolutions à venir inspiré
du modèle français. Les limites de ce genre d’analyse ont sans
doute incité Arendt à vouloir affiner un peu plus loin son propos.
Ainsi « l’esprit révolutionnaire recèle des éléments (…)
inconciliables, voire contradictoires » qui sont « le
souci de stabilité et l’esprit novateur ». La présence du
premier étonne. Arendt ajoute que pareille antinomie permet
l’identification, ici au conservatisme, là au progressisme.
Pareillement équipé, « l’esprit révolutionnaire »
est certes assuré de faire du surplace . Ceci, c’est là où
Arendt veut en venir, « s’inscrit parmi les symptômes de
notre perte ». La démonstration ne se signale pas par sa
clarté, ni parait pertinente. On ne sait plus bien ce qu’est cet
« esprit révolutionnaire » soumis à tant de vents
contraires, ou relevant d’une telle géométrie variable.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Du
moins cet exercice laborieux permet à Hannah Arendt d’affirmer que
ce « débat fécond » (celui du point de départ) se
trouve en 1963 parasité par « ces réflexes intellectuels
conditionnés par les sentiers battus de toutes les idéologies nées
dans le sillage et dans les suites de la révolution ». Et de
se plaindre de l’existence d’un « vocabulaire moderne
révolutionnaire » qui ne s’exprime que par « paires de
contraires : droite-gauche, réactionnaires-progressifs,
conservatisme-libéralisme ». Là nous touchons à quelque
chose d’essentiel de la « pensée Arendt », l’une de
ses ambiguïtés fondamentales. Les arendtiens se récrieront. En
particulier ceux qui louent à Arendt d’avoir, avant tout le monde,
remis en cause des oppositions devenues selon eux stériles, des
survivances d’un monde ancien tributaires de la lutte de classe, ou
de tout ce qui pourrait s’y rapporter en terme de conflit ou de
dissensus. Pourtant, que je sache (pour ne reprendre que la première
« paire de contraires »), il existe une façon de n’être
ni de droite ni de gauche : une façon de droite et une façon de
gauche.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Ceci
posé, la remarque selon laquelle « avant les révolutions
l’antinomie entre démocrates et aristocrates n’existait pas »
vaut comme aveu : Arendt rejoint ici Talleyrand. Elle retourne
cependant à son point de départ pour déclarer que ces antinomies
ne s’excluent pas « dans l’acte de fondation d’une
révolution », mais qu’ensuite, etc, etc. Et bien entendu la
Révolution française, une fois de plus, est la matrice de ce qui
s’ensuivra. Un principe énoncé sans l’étayer par des exemples
concrets (sinon une incidence concernant le bolchevisme). Cet ouvrage
intitulé </span><span lang="fr-FR"><em>De
la révolution </em></span><span lang="fr-FR">se
révèle par ailleurs peu disert sur les révolutions de 1848, la
Commune de Paris (sinon pour relever les hésitations de Marx à son
sujet). Ici signalons que Arendt, comme tant d’autres
commentateurs, met sur le compte de Marx une « dictature du
prolétariat » jamais reprise comme modèle dans ses écrits
(mais pas chez Lénine assurément). Quant à la Révolution
espagnole, elle n’existe pas pour Arendt puisqu’elle ne se trouve
même pas mentionnée ! Car faisant la part trop belle à la
« multitude » sans doute, ou trop libertaire, ou hors
contexte (totalitaire s’entend). Même si l’on nous assure que </span><span lang="fr-FR"><em>De
la révolution </em></span><span lang="fr-FR">serait
plus un ouvrage de « philosophie politique » et de
« science politique » qu’historique, pareilles absences
confirment si besoin était que toutes les révolutions ne sont pas
logées à la même enseigne auprès de la « maison Arendt »
: il en est de bonnes, de mauvaises ou de négligeables selon des
critères propres aux intérêts de la firme. Nous ne pouvons que
répéter ce que nous disions en introduction : </span><span lang="fr-FR"><em>De
la révolution </em></span><span lang="fr-FR">est
davantage le prolongement de </span><span lang="fr-FR"><em>La
condition de l’homme moderne </em></span><span lang="fr-FR">(voire
des </span><span lang="fr-FR"><em>Origines
du totalitarisme</em></span><span lang="fr-FR">)
qu’un essai argumenté sur les révolutions. Arendt met à
l’épreuve de cette thématique quelques unes de ses thèses
précédentes, dont celle (fondamentale pour elle) de la séparation
du politique et du social. Le côté problématique de l’exercice
étant qu’elle s’y exerce depuis une comparaison, entre les
révolutions américaine et française, le plus souvent nulle et non
avenue (la première étant valorisée et la seconde dévalorisée
sur le même mode de l’exagération). </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">De
surcroît cet ouvrage s’avère parfois confus ou contradictoire :
il est par exemple difficile de suivre Arendt lorsqu’elle évoque
un « esprit révolutionnaire » soufflant dans des
directions à ce point opposées. Nous en avons une indication quand,
opposant « une élite dirigeante » et « le
peuple », c’est à dire « entre la minorité qui
constitue à soi-seul un « espace public », et la
majorité, dont la vie s’écoule à l’extérieur et dans
l’obscurité », Arendt en déduit que « du point de vue
de la révolution et de la survivance de l’esprit révolutionnaire,
l’inconvénient ne réside pas dans l’émergence de fait d’une
nouvelle élite : ce n’est pas l’esprit révolutionnaire, mais la
mentalité démocratique d’une société égalitariste qui tend à
nier l’évidente incapacité et le manque d’intérêt manifeste
pour la politique en tant que telle dont témoignent de larges
couches de la population ». Donc on ne peut imputer à
« l’esprit révolutionnaire » ce travers là puisque la
cause de l’échec de ce qui pour Arendt s’avère essentiel, à
savoir la constitution d’un « espace public » par une
« nouvelle élite », doit être mise sur le compte d’une
funeste passion pour l’égalitarisme. Ce qui entre en parfaite
résonance avec le discours dominant d’aujourd’hui auprès de la
grande majorité des intellectuels. En revanche, dans d’autres
pages, Arendt tient le gouvernail d’une main ferme lorsqu’elle
pointe « l’incapacité de la révolution de se doter d’une
institution durable ». Mais même quand elle l’évoque
généralement elle garde en tête le modèle particulier de la
Révolution française qui, déjà, dans la description faite,
s’avérait lacunaire, tronqué, partiel et orienté. Les limites de
ce texte ne me permettant pas d’en faire le relevé.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Arendt
campe sur ses positions quand, prétendant que « corruption et
perversion sont plus pernicieux et en même temps plus problématique
dans une République égalitaire que dans toute autre forme de
régime », elle l’explique par le surgissement « des
intérêts privés envahissant l’espace public, autrement dit dés
qu’ils émanent </span><span lang="fr-FR"><em>d’en
bas et non d’en haut</em></span><span lang="fr-FR"> »
(c’est moi qui souligne). Nous avons </span><span lang="fr-FR"><em>La
condition de l’homme moderne </em></span><span lang="fr-FR">et
le leitmotiv de « salauds de pauvres » pour le même prix
(plus l’aveu indirect d’une méfiance à l’égard de la
démocratie). Il en résulte des considérations plutôt oiseuses sur
la corruption que nous ramènent à un autre invariant arendtien :
« la tendance des pouvoirs à s’étendre et à envahir la
sphère des intérêts privés ». Une seule solution… Non pas
la révolution, mais « contre ce danger le remède traditionnel
consiste à respecter la propriété privée » (sic). Que
ne l’a-t-elle pas dit plus tôt ! Cela nous aurait épargné bien
des pages inutiles. Enfin tout rentre dans l’ordre avec la
« Constitution américaine », dont la « Déclaration
des droits constitue le dernier rempart légal et le plus complet de
la sphère privée contre la puissance publique ». Eux ont eu
Jefferson, nous Robespierre : comment voulez-vous que nous nous en
sortions !</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Reconnaissons
au moins une certaine constance ici chez Hannah Arendt. Dans une
série de conférences prononcées en 1948 à la Rand School
(l’ébauche en quelque sorte des </span><span lang="fr-FR"><em>Origines
du totalitarisme</em></span><span lang="fr-FR">),
Arendt demandait aux intellectuels américains (du moins ceux qui
reprenaient une rhétorique anti-stalinienne) de plutôt privilégier
leur adhésion au régime constitutif américain. Citons Élisabeth
Young-Bruehl : « Il lui faut maintenir les principes
républicains du XVIIIe siècle pendant qu’on combat toutes les
forces intérieures qui les menacent, toutes les forces du XIXe et du
XXe siècle contraires à la liberté politique, ainsi que les
menaces de la société de masse ». C’est dire, pour parler
clair, combattre les révolutions héritées de la Révolution
française.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Ce
sont dans les dernières pages de son livre qu’Arendt aborde la
question de « l’élite » : le terme la fâche, mais
comme par ailleurs elle « doute que la vie politique ait jamais
été ou ne sera jamais la vie de la multitude », alors. Elle
en conclut, et résume ainsi pour notre gouverne </span><span lang="fr-FR"><em>De
la révolution </em></span><span lang="fr-FR">:
« Le fait que les « élites politiques » aient
toujours déterminé le destin politique de la multitude et que dans
la plupart des cas, elles aient exercé une domination sur elle,
signale d’une part l’exigence impérieuses où elles sont de se
protéger de la multitude, ou plutôt de protéger l’ilot de
liberté qu’elles ont fini par occuper contre l’océan de la
nécessité qui l’entoure ». Qu’ajouter de plus ? De quoi
frustrer le commentateur qui là ne se plaindra pas d’un manque de
clarté dans l’expression.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">J’ai
gardé pour la fin quatre thématiques de </span><span lang="fr-FR"><em>De
la révolution </em></span><span lang="fr-FR">insuffisamment
développées ou volontairement laissée de côté pour la dernière
(la plus développée). La première est indirectement liée au
paragraphe précédent, et à aux lignes se rapportant à la rubrique
« salauds de pauvres ! ». Même si dans cet ordre d’idée
le constat n’a pas à ma connaissance été fait, d’aucuns
pourtant seraient tentés ici de relever qu’Arendt, par
anticipation, entendait se livrer à une critique en règle du
populisme. Je m’inscris d’avance en faux contre une telle
éventualité. Le populisme, au sens où nous l’entendons
aujourd’hui, doit être strictement circonscrit dans les limites de
son assignation : comme phénomène apparu à la toute fin du XXe
siècle dans un contexte de mondialisation accélérée. Ce que
décrit Arendt ne peut s’y prêter. Cela n’est pas contradictoire
avec le fait que des commentateurs critiques du populiste (depuis
précisément le point de vue des « élites ») puissent
se retrouver en parfaite connivence avec l’argumentation d’Arendt
sur le destin de la multitude. Paradoxalement, les pages où
l’auteure évoque celle-ci (les pauvres, les miséreux, voire les
incapables) renvoient à la notion forgée par Louis Chevalier de
« classe dangereuse » dans l’indispensable </span><span lang="fr-FR"><em>Classes
laborieuses et classes dangereuses. </em></span><span lang="fr-FR">A
s’étonner même que l’association n’ait pas encore été
faite. Sans doute parce que </span><span lang="fr-FR"><em>De
la révolution </em></span><span lang="fr-FR">n’a
pas le statut des </span><span lang="fr-FR"><em>Origines
du totalitarisme </em></span><span lang="fr-FR">ou
de </span><span lang="fr-FR"><em>La
condition de l’homme moderne </em></span><span lang="fr-FR">(et
puis la « science politique » ne saurait en faire usage).
Un paradoxe dans la mesure où le propos d’Arendt ne rejoint
nullement celui de Chevalier, bien au contraire : cela fonctionne à
flux renversé.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Deuxièmement.
Cette partie de nos élites intellectuelles pour qui le « modèle
anglo-américain » s’avère supérieur à tous les autres en
en été certainement convaincue par Hannah Arendt (ou en a trouvé
la confirmation en la lisant). J’en excepte ceux qui y souscrivent
à travers la défense d’un « modèle communautaire »
opposé au « modèle républicain » : le premier n’étant
pas exactement la tasse de thé de miss Arendt comme je l’ai plus
haut indiqué. Celle-ci, généralement, mais plus particulièrement
dans </span><span lang="fr-FR"><em>De
la révolution </em></span><span lang="fr-FR">défend
l’excellence des régimes américains et britanniques, donc le
« système bipartite » de ces deux pays. Elle le
différencie fondamentalement du « système multipartite des
États-nations de l’Europe occidentale » par ce qu’elle
appelle « une conception radicalement différente du pouvoir
qui pénètre le corps politique tout entier ». Ce qui les
protégerait de toute aventure totalitaire. Dans les lendemains de la
guerre, déjà, Arendt débusquait curieusement « des
potentialités totalitaires indéniables et les convictions
autoritaires du gouvernement de Gaulle » (parce que des
ministres communistes faisaient partie de ce gouvernement ?). Par
conséquent le « système bipartite » représente la
panacée universelle pour Arendt. D’ailleurs elle écrit sans
trembler que la différence entre les gouvernements anglo-américains
et ceux de l’Europe de l’ouest (depuis la relation
gouvernants-gouvernés) réside dans le fait que les premiers
« aspirent à gouverner » tandis que les seconds
« consentent à se laisser gouverner ». La preuve par
Trump, en quelque sorte.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Troisièmement.
La principale raison pour laquelle les commentaires sur </span><span lang="fr-FR"><em>De
la révolution </em></span><span lang="fr-FR">paraissent
contrastés, contradictoires, ou semblent ménager la chèvre et le
choux doit être mise sur le compte des ambiguïtés (volontaires ou
involontaires) relevées dans de nombreuses pages de l’ouvrage.
Parallèlement l’auteure se plaint que le « débat
politique » soit confisqué par ceux, d’un côté les «
radicaux, qui reconnaissaient le fait révolutionnaire sans en
comprendre les problèmes » (sic) et de l’autre les
« conservateurs, qui se cramponnaient à la tradition et au
passé comme avec des talismans avec lesquels se prémunir contre
l’avenir ». Donc quelque chose comme l’expression d’un
juste milieu, ou la traduction d’un modérantisme, ou la volonté
de se tenir à distance des extrêmes, ou de s’arrimer à la seule
position raisonnable qui ne peut qu’entrer en résonance avec l’une
des tendances lourdes de nos sociétés contemporaines.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Le
quatrième point concerne les « conseils », ou plutôt le
« système des conseils » pour parler comme Hannah Arendt
(l’adjectif « ouvrier » accolé à « conseil »,
rarement utilisé par l’auteure, l’étant comme on le verra pour
en déprécier le contenu). La bonne réputation dont jouit Arendt
dans des cercles ultra-gauchistes, radicaux ou libertaires est due à
l’intérêt qu’elle a manifesté pour ce « système des
conseils ». Pourtant, comme on l’a observé avec </span><span lang="fr-FR"><em>Réflexions
sur la révolution hongroise</em></span><span lang="fr-FR">,
ses analyses s’avèrent pour le moins problématiques. Arendt, dans
</span><span lang="fr-FR"><em>De
la révolution, </em></span><span lang="fr-FR">énumère
les situations historiques (la Commune de Paris, 1905 et 1917 en
Russie, 1918 et 1919 en Allemagne, Budapest 1956) qui rendent compte
des « conseils » pour relever que « l’absence de
continuité, et traditions d’influence organisée » s’oppose
à la conception révolutionnaire traditionnelle « organisée
d’avance, préparée, exécutée avec une exactitude presque
scientifique par des révolutionnaires professionnels ». Les
seconds l’emportant toujours sur les premiers, quelquefois
violemment. Jusqu’ici je ne peux que partager cette analyse ; y
compris lorsque Arendt cite, pour ne pas s’y accorder, des
« témoins » pour qui la révolution par les conseils
« se trouvait malheureusement condamnée d’avance », eu
égard son romantisme, son aspect utopique, son manque de réalisme.
Cependant, progressivement, Arendt va intégrer ce propos spécifique
sur les « conseils » dans le propos plus général de son
livre (et de son mode de pensée). Une première occurrence nous est
donnée : « Partout les conseils, contrairement aux partis
révolutionnaires, étaient infiniment plus intéressés par l’aspect
politique que par l’aspect social de la révolution ». Donc
elle rectifie un tant soit peu ce qu’elle affirmait dans </span><span lang="fr-FR"><em>Réflexions
sur la révolution hongroise</em></span><span lang="fr-FR">.
Pourtant, autant que l’on puisse le vérifier, le politique et le
social se trouvent étroitement imbriqués dans les expériences
conseillistes (comme dans la plupart des situations
révolutionnaires). Je relève qu’Arendt ne se hasarde pas, sa
formulation l’induisant, à reprendre la distinction quelque peu
arbitraire entre « conseils révolutionnaires » et
« conseils ouvriers ». Certes, à l’appui de sa
démonstration l’auteure cite le communard Odyssée Barrot
distinguant « révolution sociale » (1871 procédant
« directement de 1793 qu’il continue et qu’il doit
achever ») et « révolution politique » (où « au
contraire 1871 est une réaction contre 1793 et un retour à 1789 »).
Mais on peut discuter ce propos d’un communard inconnu de nos
services, ou le traduire par ce qui renvoie à l’ancien et au
nouveau dans toute révolution. Enfin comme chacun le sait la
Révolution française était d’abord une « révolution
bourgeoise » et la Commune de Paris une « révolution
sociale » (ou « prolétarienne », pour reprendre un
gros mot totalement absent chez la délicate Hannah Arendt). Le mot
« politique », comme souvent chez Arendt, joue ici le
rôle d’un leurre. </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">J’aurais
aimé en savoir davantage sur ce précurseur arendtien, le dénommé
Odyssée Barrot (qui serait un publiciste proudhonien), dont une note
de bas de page indique qu’Arendt a trouvé l’extrait cité plus
haut dans un ouvrage de Heinrich Kœchlin sur la Commune de Paris,
non traduit en français. Malheureusement, malgré mes recherches, je
n’ai trouvé nulle trace d’Odyssée Barrot (le « Maitron »
l’ignore !). L’existence d’Heinrich Kœchlin est attestée par
Jean Tinguely (qui a fréquenté entre 1945 et 1954 la librairie de
cet anarchiste bâlois). Un lecteur, qui comme l’auteur de ces
lignes serait porté à croire que le propos de Barrot rapporté par
Kœchlin lui semble « presque trop beau pour être vrai »,
pourrait également se demander si ce Barrot existe réellement.
Arendt, c’est indéniable, a bien trouvé cette citation dans un
ouvrage intitulé </span><span lang="fr-FR"><em>Die
Pariser Commune con 1871 im Bewusstsein ihrer Anhänger </em></span><span lang="fr-FR">mais
cela n’interdit pas de s’interroger sur l’existence par Kœchlin
de cet Odyssée Barrot. Dans le cas, disons improbable, où ce
dernier serait l’invention d’un historien facétieux (ou
imputable à une erreur de transcription), il y aurait tout lieu
d’interpeler les gardiens du temple arendtien pour qu’ils
révisent leurs tables de loi.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Revenons
à des considérations moins hypothétiques. A travers une énième
comparaison entre « les partis révolutionnaires » et les
« conseils », Arendt affirme « que tous les partis,
de la gauche à la droite, ont bien plus de points communs que les
groupes révolutionnaires n’en ont jamais eus avec les conseils ».
L’indication est intéressante mais elle parait exagérée
(d’autant plus tous les « groupes révolutionnaires »
se trouvent logés à la même enseigne). Jusqu’à présent Arendt
qui avait souligné le rôle prépondérant des « partis
révolutionnaires » dans la destruction des « conseils »
tient à le relativiser en indiquant que « l’erreur fatale
des conseils a toujours été qu’ils n’établissaient pas
eux-mêmes clairement la distinction entre la participation aux
affaires publiques et l’administration ou la gestion des affaires
relevant de l’intérêt public ». Ce qui change la donne.
C’est ici qu’Arendt mentionne exceptionnellement les « conseils
ouvriers » pour en conclure au fiasco (celui « de prendre
en main la direction des usines »). Là nous retrouvons la
thèse de </span><span lang="fr-FR"><em>Réflexions
sue la révolution hongroise </em></span><span lang="fr-FR">:
les conseils sont chose trop sérieuse pour être confiés à des
ouvriers (ou à la « multitude » pour parler en
arendtien). Reconnaissons que contrairement au texte de 1958 cela
n’est pas dit explicitement. En revanche Arendt réitère le point
de vue selon lequel « les conseils ont toujours été
essentiellement politiques, les revendications sociales et
économiques n’y jouaient qu’un rôle annexe, et c’est
précisément ce manque d’intérêt pour les problèmes économiques
et sociaux qui, du point de vue du parti révolutionnaire,
constituait le signe indubitable de leur mentalité « petite
bourgeoise », abstraite et libérale ». Il s’agit plus
d’une construction destinée, une fois de plus, à légitimer la
séparation arendtienne entre le politique et le social qu’une
manière de rendre compte d’une réalité plus complexe que
l’auteure ne le prétend. On aimerait, là également, que cette
affirmation soit étayé par des exemples concrets. Car l’auteure
renvoie-t-elle aux conseils en général, ou à Budapest en
particulier ? Nulle réponse, mais par contre l’explication selon
laquelle « En réalité, c‘était un signe de leur maturité
politique, tandis que la volonté des travailleurs de diriger
eux-mêmes les usines était un signe du désir des individus,
compréhensible mais politiquement inopportun, d’accéder à des
postes jusqu’alors accessibles aux seules classes moyennes ».
On constate, le fait est remarquable, qu’Arendt presque à la même
époque tient un discours comparable sur les Noirs américains dont
les revendications (à caractère social, il va de soi) témoignent
d’un souci « d’ascension sociale ». Il faut également
signaler qu’Arendt reprend ici en substance un point de vue qu’elle
récusait plusieurs pages plus haut parce qu’émanant de
« témoins » avec qui elle se trouvait en désaccord.
Rangeons le dans la rubrique « ambiguités volontaires »
: l’une des marques de fabrique de l’auteure.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Encore
une fois de plus cette séparation du « politique » et du
« social » (le fondamental chez Hannah Arendt) se révèle
pernicieuse puisque notre auteure reconnaît malgré tout les
« talents de gestionnaire chez des individus issus de la classe
ouvrière » tout en affirmant que « les conseils ouvriers
représentaient certainement les pires organes qui soient pour les
détecter ». On a l’impression, à lire Arendt, que tout
l’aspect collectif, solidaire, communautaire (dans l’argumentation
et la représentation) lié à l’expression des conseils s’efface
(dés lors qu’il s’agit de « conseils ouvriers »)
devant des considérations individuelles sur la capacité de devenir
un bon gestionnaire, un bon administrateur, voire un bon dirigeant.
L’on retrouve ensuite cette dichotomie très arendtienne entre
« liberté et « nécessité » dans la sphère
des relations humaines. D’où, cette séparation n’étant
pas respectée : « Les conseils d’usines introduisirent un
élément d’action dans la gestion des choses, ce qui de facto ne
pouvait qu’engendrer le chaos ». Ce qui, poursuit logiquement
Arendt, a « valu sa mauvaise réputation au système des
conseils ». La faute à qui, hein ? Quand Arendt établit un
parallèle entre l’échec des conseils (leur incapacité à
« reconstruire le système économique » : échec qu’elle
impute paradoxalement à « leurs qualités politiques »)
et la réussite de « l’appareil de parti »
(s’expliquant par sa « structure originelle, oligarchique et
même autocratique, qui le rendait peu fiable dans toutes les
affaires politiques ») la terminologie « politique »
confine à l’absurde. Ou alors un tel usage permet d’affirmer une
chose et son contraire.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Enfin
ces pages sur « le système des conseils » constituent
moins un texte dans le texte qu’une manière de passer les conseils
à la moulinette de la pensée Arendt. L’auteure, une dernière
fois, reprend l’opposition plusieurs fois signalée pour affirmer
sans autre forme de procès que « cette forme de gouvernement
(celle des conseils), si elle s’était pleinement développée,
aurait elle aussi pris la forme d’une pyramide qui, bien sûr, est
celle d’un gouvernement d’essence autoritaire ». A la
différence que « dans ce cas ci, l’autorité ne serait
générée ni par le sommet ni par la base, mais à chaque niveau de
la pyramide ». Vous n’êtes pas convaincu ? Moi non plus.
Arendt sans doute aussi, parce qu’elle préfère conclure </span><span lang="fr-FR"><em>De
la révolution </em></span><span lang="fr-FR">une
page plus loin sur l’évocation de deux poètes : René Char et
Sophocle. J’ai d’abord cru que Char se retrouvait là au titre de
seul écrivain français digne de ce nom ayant rencontré Heidegger.
Mais en relisant le dernier fragment cité plus haut de </span><span lang="fr-FR"><em>De
la révolution </em></span><span lang="fr-FR">j’ai
réalisé qu’un recueil de poèmes de Char (publié en 1955)
s’intitule </span><span lang="fr-FR"><em>Recherche
de la base et du sommet. </em></span><span lang="fr-FR">Comme
quoi on peut se prendre au piège de ses propres contradictions avec
le « système des conseils » et néanmoins s’en sortir
d’une manière inattendue, sous la forme d’une pirouette ou d’un
clin d’œil à l’usage des happy few. Il faut savoir terminer une
grève, disait Thorez. Ou un livre dans le cas d’Arendt : on
reconnaitra que sa sortie s’avère réussie, même si elle emprunte
l’issue de secours. </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Résumons
</span><span lang="fr-FR"><em>De
la révolution</em></span><span lang="fr-FR">.
Il n’existe qu’une seule forme de bon gouvernement, viable et
durable (puisque les révolutions, y compris sous les formes les plus
acceptables, sont dans l’incapacité de « trouver
l’institution appropriée »), celui, on l’aura compris, qui
partant de la « réussite triomphale » de la Révolution
américaine, s’avère être le seul capable de garantir
constitutionnellement les libertés et droits civils. Tout le reste
n’étant que littérature (même si une distinction pourrait être
faite entre une la « bonne », le système des conseils,
et la « mauvaise », la Révolution française et
compagnie).</span></p>
<p align="center" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Où
en sommes nous avec Hannah Arendt aujourd’hui ? Sans vouloir
épuiser le sujet les quatre remarques suivantes tentent d’y
répondre. Une cinquième valant comme conclusion.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">1)
Une donnée qui parait pourtant essentielle pour comprendre quelques
uns des soubassements de la « pensée Arendt » n’a pas,
ou trop peu été pris en compte par ses commentateurs. Il est vrai
qu‘elle sort du champ balisé du classique débat d’idées pour
mettre en relation différents aspects de cette pensée avec la
manière dont ceux-ci ont pu se constituer depuis des éléments
biographiques attestés. Il s’agit d’une relation de la vie à
l’oeuvre (voire réciproquement), non moins classique, sauf qu’ici
avec Arendt quelques uns des « invariants » ou
« fondamentaux » arendtiens relevés durant notre lecture
critique de </span><span lang="fr-FR"><em>De
la révolution</em></span><span lang="fr-FR">
s’expliquent plus que d’autres (sur lesquels il n’y aurait pas
lieu de s’interroger ainsi) par des traits de caractère ou
psychologiques pouvant prendre la forme du ressentiment. Il n’est
pas question d’allonger Hannah Arendt sur un divan mais de prendre
en considération cette « part d’ombre » absentes des
commentaires relevant des disciplines philosophique, politiste,
anthropologique, ou que les biographies éludent ou travestissent le
cas échéant. Un exégète vigilant comme Philippe Raynaud en dit un
mot à sa façon de manière négative lorsque dans sa longue préface
à l’édition Quarto Gallimard de </span><span lang="fr-FR"><em>L’Humaine
condition, </em></span><span lang="fr-FR">tout
en accréditant la thèse arendtienne sur le contenu des révolutions
américaine et française, il traite de « malveillants »
les lecteurs qui affirment que « cette invention de la
Révolution américaine est le prix à payer pour l’assimilation à
la nation américaine d’une intellectuelle juive ». Raynaud,
préventivement, invalide une constatation pourtant difficilement
contestable, j’y reviendrai plus loin. Abordons cette « donnée »
de manière concrète à travers les trois exemples suivants.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Le
premier concerne l’ouvrage le plus controversé d’Hannah Arendt,
</span><span lang="fr-FR"><em>Eichmann
à Jérusalem. </em></span><span lang="fr-FR">Certaines
thèses du livre ont pu même indisposer, sinon plus, des proches de
la philosophe (comme Scholem). Entre la fin des années 40 et le
début de la décennie 60 le rapport d’Arendt à la judéité et
plus encore au sionisme évolue : ce qui explique en grande partie
cette controverse. Les réactions les plus indignées de la
« communauté juive » se rapportent à ce qu’Arendt
écrit sur Léo Baeck (représentant d’un judaïsme progressif,
ancien déporté et personnalité respectée) : le portrait qu’en
fait notre auteure conditionnant dans une certaine mesure les thèses
les plus discutables du livre. Il n’est pas indifférent de savoir
que ce ressentiment envers Baeck datait de l’époque de leur
première rencontre (1932). Une seconde rencontre à New York après
la guerre ne changeant en rien les sentiments d’Arendt.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Le
second exemple porte sur les relations très contrastées d’Arendt
avec la France (ce qui ne l’empêchait pas d’aimer Paris mais
c’est une autre histoire). Ici on peut faire l’hypothèse que les
internements de mai et juin 1940 (au Vel' d’Hiv d’abord, puis à
Gurs) par les autorités françaises sont principalement la cause de
l’aversion envers un pays où les époux Blücher ont vécu entre
1933 et 1941 (durant une discussion houleuse avec Mary McCarthy, dont
Arendt venait de faire le connaissance, cette dernière évoque même
un internement en « camp de concentration », ce dont elle
s’excusera plus tard auprès de son amie). Sinon comment comprendre
ses attaques en règle contre la Troisième république française
(</span><span lang="fr-FR"><em>Les
origines du totalitarisme</em></span><span lang="fr-FR">),
et surtout contre les Lumières et la Révolution française (</span><span lang="fr-FR"><em>De
la révolution</em></span><span lang="fr-FR">),
voire contre la civilisation française. Il y a donc chez Arendt de
ce point de vue là un continuum depuis les Lumières (c’est la
faute à Rousseau !) jusqu’au désastre et à l’effondrement de
la République française en 1940. Ensuite il parait difficile de
savoir si la haine qu’Arendt éprouve à l’égard de De Gaulle
relève d’une aversion personnelle ou si elle s’inscrit dans le
tableau brossé ci-dessus.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Le
troisième exemple a été rapidement évoqué un peu plus haut.
Parmi les artistes et intellectuels qui contraints de quitter
l’Europe s’installent aux États-Unis avant et pendant le second
conflit mondial, on pourrait distinguer ceux qui ne se résolvent pas
à s’ y intégrer (à l’instar de Breton), ceux qui s’y
intègrent plus ou moins avant de revenir en Europe, et ceux qui font
le choix d’y rester et donc de s’assimiler (comme Arendt). Bien
entendu son éloge de la Révolution américaine, de la constitution
des États-Unis et tutti quanti n’était nullement étranger au
fait d’avoir été ainsi assimilée à la nation américaine (juive
ou pas). Arendt avait une dette à l’égard des USA et elle s’en
est acquittée d’un ouvrage à l’autre. Tout ralliement ne va pas
aussi sans quelques reniements : le lecteur aura compris lesquels.
Élémentaire mon cher Raynaud ! L’hostilité d’Arendt envers
Horkheimer et plus encore Adorno (les deux « cochons de
Francfort »), par delà les raisons déjà évoquées dans la
première partie de ce texte, s’expliquait également par le fait
que tous deux avaient choisis de rentrer en Allemagne après guerre,
mais surtout (on reste avec le seul Adorno) parce que l’existence
d’un livre comme </span><span lang="fr-FR"><em>Minima
Moralia </em></span><span lang="fr-FR">(qui
s’en prenait au monde tel qu’il va depuis une description au
vitriol d’un modèle américain confondu à juste titre avec le
devenir du capitalisme à l’échelle mondiale) ne pouvait
qu’indisposer sinon plus Arendt. Parce que Adorno et consort
crachaient dans la bonne soupe américaine : même pas la
reconnaissance du ventre !</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">2)
Jacques Rancière est l’un des rares philosophes français à avoir
tenu des propos véritablement critiques sur Hannah Arendt. Dans un
entretien (« Politique et esthétique ») recueilli dans
</span><span lang="fr-FR"><em>Et
tant pis pour les gens fatigués, </em></span><span lang="fr-FR">Rancière
souligne ce qui l’oppose à Arendt. En particulier le fait que chez
elle « la scène politique serait comme brouillée, encombrée
par les revendications du social ». Rancière l’illustre par
ce qu’Arendt rapporte de la Révolution française où l’irruption
de la multitude « vient brouiller la pureté de la scène
politique » (d’où l’arbitraire d’une opposition entre
« une vie capable de jouer le jeu politique de l’apparence et
une vie vouée à la seule reproduction de la vie »). Autre
illustration : la manière dont Arendt « fait fonctionner
l’opposition du politique et du social renvoie aux vieilles
oppositions de la philosophie grecque entre les hommes de la
nécessité - qui sont hors apparence donc hors politique - et les
hommes du loisir ». Rancière entend cependant distinguer ce
qui relève de la pensée d’Arendt de celle de ceux qui se
réclament d’elle. Partant de son « différend théorique »
avec Arendt (pour lui la politique « commence précisément
quand ceux qui « ne peuvent pas faire une chose, montrent par
le fait qu’ils le peuvent »), Rancière constate que cette
« distinction arendtienne du social et du politique a été
massivement utilisée, par exemple lors des mouvements de 1995, pour
justifier la politique gouvernementale, « Libéraux » et
« républicains » ne cessent d’ânonner du Hannah
Arendt pour montrer que la politique - c’est à dire en fait l’État
et le gouvernement - est au-dessus de la mesquinerie sociale, qu’elle
est la sphère des intérêts communs collectifs s’élevant
au-dessus des égoïsmes corporatifs ». </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">3)
Sans pourtant partir des mêmes présupposés, Emmanuel Faye, mettant
en garde contre « ce que l’on peut appeler le double langage
arendtien et sa conception à deux niveaux où l’affirmation de
l’égalité politique a pour contrepartie la récusation radicale
de l’aspiration à l’égalité économique et sociale »,
rejoint sous cet angle là le propos de Rancière. On n’a sans
doute pas suffisamment mis l’accent sur l’aspect postmoderne de
la pensée d’Arendt. C’est là qu’il faut revenir à Heidegger
dans la mesure où Arendt, à l’instar de son mentor, a su capter
un auditoire à l’aide de notions qui font figure de mantra sous la
plume de maints commentateurs, arendtiens ou s’ignorant tels : par
exemple « natalité », « pluralité », et
plus encore le célèbre « vivre ensemble » (emprunté à
</span><span lang="fr-FR"><em>Etre
et temps</em></span><span lang="fr-FR">),</span><span lang="fr-FR">ce
pont-aux-ânes contemporain. Sans oublier « le droit d’avoir
des doits », devenu chez les thuriféraires d’Arendt l’un
de ses marqueurs idéologiques (laquelle notion, selon Philippe
Raynaud, témoignerait des limites et impasses de la notion de
« droits de l’homme et du citoyens » héritée de la
Révolution française et remettrait en cause celle d’États-nations).
Pourtant à l’usage ce « droit d’avoir des droits »
se révèle particulièrement extensible (ou pernicieux dans
l’utilisation faite). Les Palestiniens de Cisjordanie peuvent
l’invoquer, mais les colons Israéliens aussi. Alors, comme disait
Jean Renoir, « tout le monde a ses raisons » ? Sauf qu’en
l’occurence c’est le droit du plus fort qui prime ici. Donald
Trump ne le démentira pas, bien au contraire.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">4)
Le statut iconique d’Hannah Arendt est tel qu’il la protégerait
des risques d’idéologisation que confère le suffixe « isme »
: nul commentateur n’évoque par exemple l’arendtisme. Quel nom
donner à cette pensée qui, selon Enzo Traverso, ne serait « ni
de droite, ni de gauche, ni marxiste, ni libérale, ni progressiste,
ni conservatrice selon les schémas classiques », qui
trouverait « refuge dans la tradition du républicanisme, fondé
sur une vision de la politique comme participation et comme vertu
civique » ? D’ailleurs Arendt ne disait pas le contraire
quand dans un entretien de 1972 elle affirmait : « Vous savez
que la gauche pense que je suis conservatrice, et que les
conservateurs pensent parfois que je suis de gauche, ou une
indépendante, ou Dieu sait quoi. Et je dois dire que je ne m’en
soucie pas plus. Je ne pense pas que les vraies question de ce siècle
puisse être d’aucune façon éclairantes par des choses de ce
genre «. </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">On
tient là l’une des raisons que expliquent le succès d’Arendt
aujourd’hui. Dans un monde de moindres certitudes, dont on
nous répète qu’il serait celui « du déclin des
idéologies », cette manière de ne pas se positionner, de ne
pas se prêter au jeu des appartenances, de se situer au dessus de la
mêlée ou en dehors, ou ailleurs) ne peut que rencontrer
l’assentiment d’anciens « croyants » en politique (ou
conforter l’adhésion de ceux qui déjà renvoyaient dos à dos les
« extrêmes »). Ce qui peut se traduire par le refus
d’une quelconque assignation (venant corroborer en quelque sorte
cet assentiment). Il y a certes quelque légitimité à refuser
d’être vouloir assigné sur le mode de l’anathème. Mais en même
temps il convient d’appeler un chat un chat pour ne pas apporter de
la confusion à la confusion. C’est même une obligation </span><span lang="fr-FR"><em>politique
</em></span><span lang="fr-FR">dans
une telle époque de nommer les choses pour ce qu’elles sont. Ce
qui demande évidemment, régulièrement, patiemment, un effort de
clarification. Et puis comment échapper au processus
d’idéologisation si l’on n’est pas en mesure de définir de
manière critique, adaptée et circonstanciée, ce qu’est
l’idéologie ? Ou de celle qui dans le cas présent refuserait
d’être prise comme telle ?</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Un
parallèle doit être fait avec le constat par Philippe Raynaud d’un
« charme puissant » de la pensée Arendt, puisqu’elle
peut rassembler des catégories de lecteurs sur une grande partie des
échiquiers politique, philosophique, voire au-delà. Ce qui
témoignerait, nous lui laissons la responsabilité d’une telle
assertion, de « la cohérence interne de ce ce qu’il
faut bien appeler la « philosophie politique » de Hannah
Arendt ». Raynaud ajoute que ce charme agit sur des lecteurs
qui « peuvent par ailleurs avoir des sentiments politiques très
divers » et cite pour appuyer sa démonstration deux grandes
catégories de ces lecteurs. D’abord ceux, « les »
démocrates » les plus radicaux » qui « y
trouveront un bel éloge de la liberté politique qui va au-delà de
la simple « liberté négative » des libéraux pour
s’épanouir dans ce qui peut apparaitre comme un « humanisme
civique » de bon aloi », depuis la « démocratie
participative » héritée des Grecs à la « tradition
plus récente des conseils ». Ensuite « les conservateurs
y trouveront aussi de quoi alimenter leur scepticisme sur les
possibilités laissées à la politique pour « transformer le
monde » ou pour changer la condition humaine, car les
distinctions proposées par Hannah Arendt - entre le « social »
et le « politique » ou entre « l’action », »
l’oeuvre » et le « travail » - ont évidemment
pour effet de ruiner toute idée de continuité entre l’exercice de
la liberté politique et le progrès » social » »,
ce domaine du social relevant de « la sphère de la </span><span lang="fr-FR"><em>nécessité
</em></span><span lang="fr-FR">auquel
seul l’esclavage permettait aux hommes libres d’échapper ».
</span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">« Cohérence
interne » ? Mon cul, dirait Zazie ! Comment appeler du nom de
cohérence deux manières de penser à ce point antinomiques ! Le
« charme puissant » s’avère tel que Raynaud et consort
peuvent dire une chose et son contraire sans trop craindre d’être
démentis. Nous retrouvons là ce que j’évoquais plus haut en
terme de « confusion ». Et l’on comprend encore mieux
en quoi la pensée Arendt fascine une partie du monde intellectuel.
D’ailleurs, entre autres raisons, cette fascination n’est-elle
pas le corollaire d’une désaffection de ce même monde à l’égard
des professionnels et des praticiens de la politique ? Ces « déçus »
ne trouvent-ils pas dans la pensée Arendt matière à prérogatives
vis à vis d’un personnel politique de plus en plus dévalorisé ?</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">5)
Pour conclure on dira que la philosophie arendtienne (ou science
politique, ou anthropologie) n’est pas une pensée sur la
domination mais </span><span lang="fr-FR"><em>l’une
des pensées de la domination. </em></span><span lang="fr-FR">L’un
de ses fondements, fondamental chez Arendt, la nette distinction
entre le « politique » et le « social »,
s’origine depuis le principe selon lequel l’esclavage serait le
prix à payer pour que les hommes soient libres. D’où, pour en
venir au monde moderne, la valorisation d’une « liberté »
(celle du politique : de « l’espace public », du
« droit d’avoir des droits », des
« intérêts communs »), et la dévalorisation de
tout ce qui renverrait à la nécessité (le social, ou les diverses
expressions d’une multitude, celle des « pauvres »,
arrimée à cette nécessité). Cette pensée s’avère incompatible
avec toute perspective véritablement révolutionnaire et
d’émancipation, et ne peut que conforter ceux qui veulent
conserver ce monde en l’état, ou du moins qui n’entendent pas
que celui-ci se transforme depuis la perspective qui vient d’être
évoquée. Le succès de la pensée Arendt s’explique aussi, à
côté d’un « charme puissant » fascinant des lecteurs
en tous points opposés, par son vernis postmoderne (autre élément
de séduction). Il n’est pas interdit de penser que dans des temps
de moindre confusion la part des choses pourrait être faite entre ce
qui relève véritablement de la pensée Arendt, et ce qui s’est
dégradée chez elle sous le nom d’arendtisme. Mais il ne parait
pas possible de l’envisager sans avoir brisé préalablement
l’icône Hannah Arendt. </span>
</p>
<p align="center" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">.</span></p>
<p align="center" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">3</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">On
pourrait séparer, plutôt arbitrairement, le Theodor Adorno
théoricien de la musique et musicologue, du philosophe et du
sociologue (arbitraire dans la mesure où l’esthéticien les
réunit). Ceci pour dire que les ouvrages musicaux d’Adorno
m’importent davantage que les autres pour des raisons liées à ma
plus grande proximité avec la musique et l’intérêt que
j’éprouve à l’égard de celle que défend Adorno. Pour ne citer
qu’un exemple son </span><span lang="fr-FR"><em>Mahler
</em></span><span lang="fr-FR">reste
incomparable à mes yeux. Cependant il ne sera pas question de cet
Adorno-là ci-dessous : me réservant la possibilité de le commenter
à l’avenir dans un tout autre contexte (et de manière autonome).
Je me contenterai ici d’évoquer l’oeuvre d’Adorno à travers
trois aspects particuliers : le premier concerne la célèbre phrase
sur « Auschwitz et la poésie », le second commente et
surtout actualise le chapitre « La production des biens
culturels » de </span><span lang="fr-FR"><em>La
dialectique de la raison, </em></span><span lang="fr-FR">le
troisième est une courte variation depuis le « dernier
Adorno ».</span></p>
<p align="center" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Dans
un passage de sa </span><span lang="fr-FR"><em>Théorie
esthétique, </em></span><span lang="fr-FR">Adorno
n’exclut pas, après Hegel, l’hypothèse de la « mort de
l’art » sans pour autant pourtant le vérifier ou le
justifier sur le plan esthétique. Il s’agit pour lui de préserver
« la teneur substantielle de l’art du passé » d’une
possible disparition, ou d’une poursuite « dans le désespoir
d’un art réduit à l’état de culture ». Comme il
l’indique : « Elle pourrait survivre à l’art dans une
société qui aurait été libérée de la barbarie de sa culture ».
</span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Adorno,
parallèlement, ne nie pas pour autant que l’art, autre hypothèse,
puisse disparaitre, c’est à dire ici se réaliser dans une société
émancipée, libérée : l’art intégré dans la vie ou la vie
devenant oeuvre d’art. Cependant il ne l’envisage pas sur un mode
programmatique, ni n’en décrit pour ce faire les différentes
étapes. D’ailleurs </span><span lang="fr-FR"><em>Théorie
esthétique </em></span><span lang="fr-FR">se
conclut par le rappel d’une « société pacifiée » à
laquelle échoirait « à nouveau l’art du passé ». Non
sans préciser qu’il refuse « d’esquisser même la forme de
l’art dans une société transformée ». Pourtant, par delà
ce qui pourrait apparaître comme une réticence à se projeter dans
une société dite « pacifiée » ou « transformée »,
Adorno déplace la question vers « une troisième chose par
rapport à l’art passé et présent ». Il ajoute alors :
« Mais il vaudrait mieux souhaiter qu’un jour meilleur l’art
disparaisse plutôt qu’il oublie la souffrance qui est son
expression et dans laquelle sa forme puise sa substance ».</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">La
</span><span lang="fr-FR"><em>Théorie
esthétique </em></span><span lang="fr-FR">parut
plusieurs mois après la mort d’Adorno. Les dernières phrases de
l’ouvrage (je viens de relever l’une d’elles) font écho à
d’autres - souvent citées, parfois déformées - du philosophe sur
l’impossibilité d’écrire des poèmes après Auschwitz. Une
« célébrité » sujette à caution puisque Adorno se
trouve encore souvent réduit à ce qui est devenu une « petite
phrase » de grande conséquence : que l’on s’en serve
contre Adorno ou pas. Cette fameuse phrase figure originellement dans
</span><span lang="fr-FR"><em>Critique
de la culture et société </em></span><span lang="fr-FR">:
un texte écrit en 1949 et publié en 1951, puis repris quatre ans
plus tard dans </span><span lang="fr-FR"><em>Prismes
</em></span><span lang="fr-FR">(pour
l’édition allemande, cet ouvrage étant publié en France en
1986). Partant de la « critique de la culture » sur un
plan historique, Adorno renvoie dos à dos, si l’on peut dire,
cette critique sous ses formes « transcendante » et
« immanente ». Enfin presque, puisque la méthode
immanente, si elle « s’expose au reproche de passer sous
silence l’essentiel, le rôle de l’idéologie dans les conflits
sociaux, risque moins de contribuer au rétablissement officiel de la
culture «. Ici « l’oeuvre réussie » devient
« celle qui exprime négativement l’idée d’harmonie en
donnant forme aux contradictions de façon pure et intransigeante
jusqu’au cœur de sa structure » (au lieu de réconcilier les
« contradictions objectives dans une harmonie illusoire »).
Plus loin Adorno ajoute : « Aucune théorie (…) n’est à
l’abri de la perversion qui la change en délire, des lors qu’elle
a perdu le rapport spontané avec l’objet. La dialectique doit se
garantir tout autant contre une telle perversion que contre le risque
de rester prisonnière de l’objet culturel. Elle doit éviter à la
fois le culte de l’esprit et l’anti-intellectualisme. Le critique
dialectique doit à la fois participer er ne pas participer à la
culture. C’est le seul moyen de rendre justice à lui-même et à
son objet ». Une dernière fois, dans ce texte, Adorno revient
sur cette double faillite : « pour l’une (la critique
transcendante), « étant donné qu’il n’y a plus
d’idéologie au sens propre de fausse conscience, mais seulement de
la publicité pour le monde sous la forme de redoublement et un
mensonge provocateur qui ne cherche pas à tromper mais impose le
silence » ; pour l’autre (la critique immanente), « son
objet l’entraîne dans l’abîme ». De là ce constat, pour
finir : « Plus la société devient totalitaire, plus l’esprit
y est réifié et plus paradoxale sa tentative de s’arracher à la
réification par ses propres forces. Même la conscience la plus
radicale du désastre risque de dégénérer en bavardage. La
critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la
dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après
Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui
explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui
des poèmes. L’esprit critique n’est pas en mesure de tenir tête
à la réification absolue, laquelle présupposait, comme l’un de
ses éléments, le progrès de l’esprit qu’elle s’apprête
aujourd’hui à faire disparaître, tant il s’enferme dans une
contemplation qui se suffit à elle-même ». </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Ces
dernières lignes peuvent paraître inacceptables, d’un pessimisme
outrancier, voire pour parler contemporain « contre-productives ».
Il convient de revenir sur la période décisive dans l’itinéraire
d’Adorno de la rédaction de </span><span lang="fr-FR"><em>Minima
Moralia </em></span><span lang="fr-FR">(1944-1947)
pour essayer de comprendre, depuis cette phrase si commentée et si
controversée, ce qui dans la pensée du philosophe allemand se
trouve alors mis pareillement à l’épreuve et quelles causes
avaient produit de tels effets. Revenons donc quelques années en
arrière. L’expérience douloureuse de l’exil conduit Adorno à
écrire ces « Réflexions sur la vie mutilée » (pour
reprendre le sous-titre de l’ouvrage). Une investigation qui lui
permet de saisir avec une particulière acuité l’état présent de
la domination sous la forme du capitalisme le plus avancé (tel que
le philosophe doublé d’un sociologue l’observe, l’analyse et
le dissèque dans l’Amérique des années 40), mais aussi le
naufrage de la raison eu égard la révélation de l’existence des
camps d’extermination (justifiant à postériori, en forçant le
trait, quelques unes des thèses de </span><span lang="fr-FR"><em>La
Dialectique de la raison </em></span><span lang="fr-FR">défendues
plusieurs années plus tôt avec Horkheimer). </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Il
n’y a plus rien d’innocent, constate Adorno, Le regard qui se
voudrait consolateur dans une vie inconsolable doit être démenti
vigoureusement. « « Que c’est joli ! », même
cette exclamation innocente revient à justifier les infamies de
l’existence, qui est tout autre que belle ; et il n’y a plus
maintenant de beauté et de consolation que dans le regard qui se
tourne vers l’horrible, s’y confronte et maintient, avec une
conscience entière de la négativité, la possibilité d’un monde
meilleur ». C‘est dire, il faut insister là-dessus, que
malgré son pessimisme, exprimé dans de nombreuses pages de </span><span lang="fr-FR"><em>Minima
Moralia, </em></span><span lang="fr-FR">Adorno
ne se résigne pas pour autant. Sa pensée, d’un thème à l’autre,
se confronte à l’horrible, l’ordure, la brutalité, la
déréliction, l’arrogance, la bêtise, l’oppression,
l’aliénation sans cesser de maintenir, le négatif en figure de
proue, la possibilité en ce qu’advienne « un monde
meilleur ». Qu’il traite de « la négation des rapports
de classe », de « la brutalité de la technique »,
du « pouvoir de la connaissance », de « l’escamotage
de la personnalité », de « l’aversion pour la
pensée », du « caractère double du progrès », de
« la morale de l’esclave », du « conformisme
intellectuel », ou de « l’augmentation graduelle de
l’horreur » la noirceur du tableau s’accompagne du relevé,
au plus intime de la vie individuelle, des processus d’oppression
et de domination. En tout état de cause la lecture de </span><span lang="fr-FR"><em>Minima
Moralia </em></span><span lang="fr-FR">est
l’une de celles qui contribuent ce rendre ce monde encore plus
inacceptable. Ceci posé, Adorno, comme je viens de le suggérer,
n’est pas sans armer, théoriquement parlant, le lecteur qui
n’entendrait pas accepter pareil état des choses. Sans cependant
faire des concessions du genre « ne pas désespérer
Billancourt ». Ici au contraire il s’agit de désespérer
Billancourt dans le sens où l’exprimait Benjamin disant que
l’espoir nous serait donné par les plus désespérés. Ou, pour le
dire autrement, il n’y a pas d’autre réponse possible que celle
de défendre malgré tout une position radicale (en dépit de ce que
le mot « radicalité » a de contusionnant aujourd’hui :
le dernier avatar en étant Fillon, qui qualifiait à l’automne
2016 son programme de « radical »)</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Dans
un fragment de </span><span lang="fr-FR"><em>Minima
Moralia </em></span><span lang="fr-FR">Adorno
revient sur une question qui, par anticipation, replace la fameuse
phrase dans son contexte : celui de l’horreur propre à Auschwitz
mais pas seulement. Il s’agit d’une thématique que </span><span lang="fr-FR"><em>Critique
de la culture et société </em></span><span lang="fr-FR">laisse
de côté, qu’Adorno n’a pas jugé utile de reprendre. L’auteur
donc, partant d’un certain relativisme (exprimé par la formule
« il en a toujours été ainsi »), le dénonce comme
relevant d’une « pseudo objectivité scientifique » ou
de l’illusion d’une « histoire inchangée ». Adorno
ajoute, paradoxalement, que cette affirmation, « fausse dans
son immédiateté (…) ne devient vraie qu’à travers la dynamique
de la totalité ». C’est vouloir dire que le refus « de
reconnaître l’augmentation de l’horreur » s’accompagne
d’une cécité à l’égard de ce qui « différencie
spécifiquement les évènements les plus récents d’évènements
passés et passe du même coup à côté de ce qui constitue la
véritable identité du tout, cette horreur qui n’en finit
jamais ». </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">En
réponse aux commentaires et critiques que la dite phrase de </span><span lang="fr-FR"><em>Culture
et société </em></span><span lang="fr-FR">suscite
durant la seconde parties des années 50 (en Allemagne alors
exclusivement), Adorno reviendra plusieurs fois sur ce qu’il
conviendrait d’entendre par « ne plus écrire de poèmes
après Auschwitz ». Il faut cependant attendre 1962, et
l’article </span><span lang="fr-FR"><em>Les
fameuses années 20 </em></span><span lang="fr-FR">(reproduit
dans </span><span lang="fr-FR"><em>Modèles
critiques</em></span><span lang="fr-FR">)
pour voir Adorno apporter la précision suivante. Tout en ne cédant
rien quant à « l’idée d’une culture ressuscitée »
(qui pour lui relève d’un leurre ou d’une absurdité), Adorno
reconnaît que le monde « a néanmoins besoin de l’art en
tant qu’écriture inconsciente de son histoire. Les artistes
authentiques du présent sont ceux dont les oeuvres font écho à
l’horreur extrême ». La même année (dans l’article
</span><span lang="fr-FR"><em>Engagement,
</em></span><span lang="fr-FR">repris
dans </span><span lang="fr-FR"><em>Notes
sur la littérature</em></span><span lang="fr-FR">),
Adorno revient plus directement sur la fameuse phrase en affirmant ne
pas vouloir la minimiser. Il pose alors la question de savoir si
l’art est encore possible en faisant suivre cette interrogation
d’une autre sur « la régression intellectuelle dans la
notion de littérature engagée ». La réponse sera dialectique
: « la conscience du malheur, comme le dit Hegel, tout en
interdisant que l’art continue d’exister, exige en même temps
qu’il le fasse ». C’est dire que l’intransigeance absolue
des oeuvres des plus grands esprits de ce temps « leur confère
la force effrayante que n’ont pas les poèmes parfaitement inutiles
sur les victimes ». Évitons les méprises. Adorno se réfère
ici à la propension qu’aurait la « littérature engagé »
d’inscrire le génocide dans son « patrimoine culturel ».
Car bien entendu, en référence aux éclairantes pages consacrées
par Adorno au </span><span lang="fr-FR"><em>Revelge
</em></span><span lang="fr-FR">de
Mahler ou au </span><span lang="fr-FR"><em>Wozzeck
</em></span><span lang="fr-FR">de
Berg, notre philosophe et musicologue se place sur un tout autre
plan, compassionnel dirais-je (dans la mesure où cette compassion
est le corolaire d’une critique sans appel du monde qui produit ces
victimes). </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Quatre
ans plus tard, </span><span lang="fr-FR"><em>Dialectique
négative </em></span><span lang="fr-FR">apporte
un correctif en déplaçant dans un premier temps la question de
l’impossibilité d’écrire des poèmes après Auschwitz depuis
des considérations moins culturelles qu’existentielles.
Quelques pages plus loin, Adorno y revient en affirmant que
« Auschwitz a prouvé de façon irréfutable l’échec de la
culture ». Plus loin encore, il faut citer entièrement un
passage reprenant sur un autre mode le questionnement, devenu pour le
moins contradictoire, d’Adorno sur Auschwitz et la poésie. Et là
nous touchons au cœur d’une question que le philosophe expose
admirablement : « Quelqu’un qui avec une force qu’il
convient d’admirer avait supporté Auschwitz et autres camps,
disait avec une immense émotion contre Beckett : si celui-ci avait
été à Auschwitz, il écrirait autrement à savoir plus
positivement, avec la religion de tranchée du rescapé. Le rescapé
a raison autrement qu’il le pense ; Beckett et quiconque encore
resterait maître de soi y aurait été brisé et probablement
contraint d’embrasser cette religion de tranchée que le rescapé
revêtit de mots par lesquels il exprimait qu’il voulait donner du
courage aux hommes : comme si cela dépendait d’une quelconque
configuration spirituelle ; comme si le projet qui s’adresse aux
hommes et s’organise en fonction d’eux ne les frustrait pas de ce
qu’ils revendiquent, même s’ils croient le contraire. C’est ce
en quoi on en était arrivé avec la métaphysique ».</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Une
dernière fois Adorno retourne sur ce motif dans </span><span lang="fr-FR"><em>L’art
est-il gai </em></span><span lang="fr-FR">(article
de 1967 repris dans </span><span lang="fr-FR"><em>Notes
sur la littérature</em></span><span lang="fr-FR">).
Là aussi, dans la continuité de ce qu’il écrivait l’année
précédente, le philosophe précise : La phrase selon laquelle on ne
plus écrire de poèmes après Auschwitz n’est pas à prendre telle
quelle ». Il ajoute cependant qu’après Auschwitz « on
ne peut plus présenter un art qui soit gai », sauf à
dégénérer en cynisme. La référence à Beckett permet de sortir
de cette impasse : ici « la catégorie du tragique se laisse
aller au rire ». Il s’agit bien d’une issue même si ce
« minimum de ce qui reste de la vie » (selon la réduction
artistique opérée par Beckett) « escompte la catastrophe
historique, peut-être afin de pouvoir lui survivre ».</span></p>
<p align="center" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Le
lecteur qui aujourd’hui lit (ou relit) dans </span><span lang="fr-FR"><em>La
dialectique de la raison </em></span><span lang="fr-FR">de
Max Horkheimer et Theodor Adorno</span><span lang="fr-FR">l’important
chapitre « Le production industrielle des biens culturels »</span><span lang="fr-FR">(sous
titré : « Raison et mystification des masses) est certainement
confronté au caractère d’évidence de la plupart de ces pages. Ne
le savait-il pas déjà ? Pourtant, dans un second temps, s’il
prend la peine de s’interroger sur ce que signifie pareille
« évidence », il pourrait à bon droit s’étonner de
l’époque durant laquelle cet ouvrage a été rédigé : les
dernières années de la Seconde guerre mondiale. Adorno (dont
l’apport pour ce chapitre s’avère plus décisif que celui
d’Horkheimer) dresse là un constat sans appel de la manière dont
le capitalisme le plus avancé (celui des USA) avait progressivement
investi la sphère artistico-culturelle pour produire et promouvoir
une culture de masse censée répondre aux besoins des consommateurs.
Adorno s’avère également critique envers l’art des siècles
précédents mais il le formule différemment (et là n’est pas
principalement son sujet). Ce qu’il dit par exemple de l’évolution
du style s’inscrit en faux contre un certain idéalisme (« Ls
grands artistes n’ont jamais été ceux qui incarnaient le style le
plus pur et le plus parfait, mais ceux qui, dans leurs oeuvres,
utilisèrent le style pour se durcir eux-mêmes contre l’expression
chaotique de la souffrance comme vérité négative. Le style de
leurs oeuvres donnaient à ce qu’elles exprimaient la force sans
laquelle la vie s’en va sans qu’on l’entende »). Alors
que dans « l’industrie culturelle le concept de vie
authentique apparait comme un équivalent esthétique de la
domination ». Ce type de comparaison culmine dans l’aphorisme
« les oeuvres d’art sont ascétiques et sans pudeur,
l’industrie culturelle est pornographique et prude ».</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">On
retient principalement, pour entrer dans le vif du sujet, que le
principal objectif de l’industrie culturelle est de « faire
l’apologie de la société ». De là une série de variations
sur la capacité qu’à cette industrie de divertir, d’amuser, de
faire rêver : c’est à dire « ne penser à rien, oublier la
souffrance même là où elle est montrée ». Ce qui n’est
pas, insiste Adorno, « comme on le prétend une fuite devant la
triste réalité, c’est au contraire une fuite devant la dernière
volonté de résistance que cette réalité peut encore avoir laissé
substituer en chacun ». J’entends une buse me poser la
sempiternelle question : que croyez vous que les gens réclament ? A
reprendre donc depuis le début avec d’autres éléments et
arguments.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Il
en est un auquel Adorno consacre plusieurs pages : la fonction de la
publicité dans l’industrie culturelle. Je ferai ici une incidence
en relevant (cité par Adorno) l’un des slogans publicitaires de
cette même industrie devant l’étalage des marchandises : il y en
a vraiment pour tous les goûts ! Cette même phrase se retrouve dans
</span><span lang="fr-FR"><em>Vitrines
</em></span><span lang="fr-FR">(une
chanson de Léo Ferré datant de 1953) qui se révèle être, même
si Ferré l’exprime sous une forme poétique, en phase avec le
propos d’Adorno, et représente par anticipation une critique de ce
qu’on appelait pas encore du nom de « société de
consommation ». Un hasard objectif en quelque sorte. Sinon les
pages qu’Adorno consacre à la publicité ne nous apprennent rien
que nous ne sachions déjà. Mais nul avant </span><span lang="fr-FR"><em>La
dialectique de la raison </em></span><span lang="fr-FR">ne
s’était livré à un exercice critique à ce point exhaustif,
percutant et pertinent de la publicité (ceci depuis la critique de
la marchandise marxienne). Y compris dans la prétention de la
publicité, revendication pourtant plus récente, de vouloir relever
d’une expression artistique ; y compris dans ce qui »
rattache la publicité au mot d’ordre totalitaire » ; y
compris encore à travers la dégradation du langage que cela induit.
L’une des conclusions d’Adorno (« Mais la liberté dans le
choix de l’idéologie, qui reflète toujours la coercition
économique, apparait dans tous les secteurs comme la liberté de
choisir ce qui est toujours semblable ».) sera plus tard
reprise et développée par les situationnistes dans leur mise en
procès de la société du spectacle. </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Dans
la préface à l’édition de 1969 de </span><span lang="fr-FR"><em>La
dialectique de la raison</em></span><span lang="fr-FR">,
Horkheimer et Adorno indiquent qu’ils ne maintiendraient « pas
nécessairement tel quel tout ce qui est dit dans ce livre : une
telle attitude serait inconciliable avec une théorie qui affirme que
le cœur de la vérité est lié au cours du temps au lieu de
l’opposer telle une constance immuable au mouvement de
l’histoire ». Une constatation qui s’adresse moins (c’est
moi qui le précise) à « La production industrielle des biens
culturels » que d’autres chapitres du livre pour des raisons
qui excèdent notre propos. Il va de soi que la place et le rôle de
la télévision, par exemple, dans ce processus de « dressage »
ne pouvaient être évoqués dans un contexte où très peu de foyers
américains possédaient un poste de télévision. Et puis, par delà
la pertinence d’une critique forgée depuis la réalité
étasunienne, dans les domaines cinématographique ou de la
« variété » l’analyse, rétrospectivement, peut
parfois s’avérer lacunaire si on perd en considération tout ce
qui n’est pas américain. Le cinéma dominant, celui confectionné
à Hollywood, donne le ton d’un point de vue idéologique. Ce que
Adorno décrypte de façon convaincante, en se référant le cas
échéant à la psychanalyse. D’autant plus à la fin de la Seconde
guerre mondiale où Hollywood se trouvait en position de force comme
jamais auparavant puisque « l’usine à rêves » en
élargissant conséquemment son champ d’influence à l’Allemagne,
l’Italie et la France (pays privés de productions américaines
pendant la guerre). Par la suite, en Italie d’abord, puis en France
et au Japon, les cinématographies de ces trois pays, du moins sous
l’angle du renouvellement, représentèrent une exception dans ce
processus d’idéologisation, voire en limitèrent la portée. Sur
le cinéma d’ailleurs, ce qui vient d’être rapporté n’est pas
sans contredire le constat fait par Adorno dans le milieu des années
40 sur son analyse de la « fonction cinéma ». Pas tant
par rapport au cinéma hollywoodien (il n’y a pas lieu d’infirmer
sa critique) que vis à vis des moments marquants de l’évolution
ensuite du cinéma qu’Adorno ne pouvait pas prévoir. Mais on
aurait tort de considérer ses analyses « dépassées ».
Elles ne le sont que si l’on se réfère à un cinéma de la
modernité, encore à venir. A ce sujet il est permis de regretter
qu’Adorno, par la suite, n’ait pas ressenti le besoin de se
confronter avec le devenir du cinéma des année 50 et 60,
contrairement à la musique (voire à la littérature et aux arts
plastiques). Cependant, par delà ces constats et regrets, il faut
souligner - fait remarquable et exemplaire - que les analyses
d’Adorno, ici et là, sautent la case de la modernité pour se
rapporter à ce que l’on appellera plus tard du nom de
postmodernité. D’où le paradoxe de constater que de ce point de
vue là Adorno s’adresse plus au lecteur de ce début de XXIe
siècle qu’à celui de la fin des années 40. Mais avant d’y
revenir faisons un long détour pour mieux retrouver notre sujet.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Nous
sommes en 2010. J’ai sous les yeux un luxueux supplément du </span><span lang="fr-FR"><em>Monde
</em></span><span lang="fr-FR">daté
du 7 octobre (« offert » par Das Auto, Air France,
Giorgio Armani, Gérard Darel, MaxMara, Lancôme, Longchamp, Lancia,
Van Cleef et Arpel, Serge Lutens, Elmo, Louis Vuitton, tous grands
amis de la culture) dans lequel figure un article de Pascal Ory,
« Non au pessimisme culturel ! ». dont le chapeau
(peut-être rédigé par la rédaction du </span><span lang="fr-FR"><em>Monde</em></span><span lang="fr-FR">)
vaut valeur de programme : « Les élites nostalgiques ne
cessent de déplorer la « culture de masse » et le
prétendu nivellement intellectuel qu’elle induit, or loin
d’aliéner et d’abêtir les produits de l’industrie culturelle
permettent aux individus de s’affirmer et de reconquérir le
réel ». </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">En
une seule phrase la messe est dite. On ne saurait mieux résumer en
terme de « contraire absolu » les thèses d’Adorno.
L’article de Pascal Ory a le mérite de rassembler et de
synthétiser quelques uns des thèmes dominants ayant cours en
matière de culture et d’industrie culturelle dans les milieux
universitaire et médiatique. Il reprend des arguments qui, derrière
l’affichage (le leurre plutôt) « d’élites nostalgiques »,
s’en prennent en réalité à une théorie critique de la culture.
Celle-ci faute d’autres références étant représentée par
l’École de Francfort et Adorno : en première ligne, indique Ory,
dans l’analyse critique des nouvelles formes culturelles marquée
selon lui par la condescendance, l’élitisme ou la cécité de
leurs auteurs. Ory ajoute que « l’esprit critique » est
« un esprit partisan » (une phrase qui devrait valoir à
son auteur de figurer en bonne place dans l’universel bêtisier),
et revient une fois de plus sur ces sempiternelles élites,
lesquelles sont « toujours portées à la délectation morose »
et abonnées ad vitam aeternam au « pessimisme culturel ».</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Ce
discours n’a rien de vraiment original. Il émane de milieux
intellectuels qui depuis une trentaine d’années s’efforcent, non
sans succès, d’établir des contre-feux devant l’émergence
d’une « pensée critique » apparue durant les années
60, et réactualisée après mai 68. La riposte se traduisant par la
défense d’une culture appelée « de masse » ou
« populaire » (je reviendrai sur cette indécision) par
des intellectuels appartenant incontestablement à ces « élites »
que par ailleurs ils dénoncent. Pascal Ory, par exemple, enseigne en
2010 à la Sorbonne, à Sciences-Po, et à l’École des hautes
études en sciences sociales. Par ailleurs il a son rond de serviette
à France-Culture, et est à ma connaissance le seul intellectuel
figurant de manière continue parmi les collaborateurs réguliers des
émissions culturelles de la tranche du déjeuner (du « Panorama »
à « la Grande table »). Donc, comme dit le proverbe
populaire, c’est l’hôpital qui se fout de la charité. On ne
s’attardera pas trop sur la part de mauvaise conscience qui entre
dans cette attitude. On est cependant tenté de penser qu’un tel
« renversement de signe » lave nos universitaires et
médiatiques de ce péché originel d’appartenance à l‘élite
culturelle : (« Je suis peut-être malade mais je me soigne :
je lis des bandes dessinées, je suis scotché devant les séries
américaines, et j’écoute en boucle le dernier disque de
Katerine »).</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Par
delà les aspects polémiques qui viennent d’être relevés, Pascal
Ory entend défendre une expression culturelle qui reste à préciser.
Il y a comme un flou chez lui, comme pour tant d’autres, entre les
notions de « culture de masse » et « culture
populaire ». Ory devient plus disert lorsqu'il s’en prend à
ces fameuses « élites » (on s’en tiendra, pour les
identifier, aux seuls noms cités dans cet article : ceux de
Benjamin, de Kracauer, et bien entendu d’Adorno). Ici le regard
surplombant de ces élites devient selon Ory « aveugle ».
Pourquoi ? Première explication : « Le pessimisme culturel -
puisqu’il s’agit de cela - méconnait le tropisme de toute
culture à chercher la circulation maximale de ses valeurs et
l’adhésion optimale de ses membres ». Le propos ne se
signale pas par sa clarté. Quand Ory ajoute « Seul l’état
de la technologie de la communication à chaque époque freine ce
double mouvement », la lumière ne se fait pas davantage. La
suite cependant (« seule l’autonomie des sujets - que le
pessimisme culturel, par préjugé aristocratique, refuse de voir -
lui résiste ») devient plus compréhensive. Paradoxalement,
pour l’illustrer, Ory évoque la mobilisation par « les
grandes religions du salut » des « fameuses masses »
lors des pèlerinages. Il veut ici prouver qu’il n’y a « nulle
accélération du mouvement » en terme de « changement
qualitatif » depuis des siècles dans ce processus. C’est un
peu court comme explication. On se demande qui est « myope »
(pour citer Ory) ? Quid de l’avènement de la société
industrielle, de l’évolution du capitalisme, des facteurs de
marchandisation culturelle ? A qui s’adresse Pascal Ory ? A vrai
dire, sous le vocable « pessimisme culturel » nous avons
comme l’impression que notre historien désigne des penseurs qui
n’auraient pas grand chose en commun. D’où les lignes plutôt
confuses qui viennent d’être citées.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Non
sans culot Ory conclut ce paragraphe par : « L’observation
est donc myope. Mais elle est grossière aussi, en prétendant
délimiter nettement les deux camps qu’elle oppose ». Certes
Ory n’a pas tort quand il insiste ensuite sur la porosité des
cultures, les emprunts fais ici ou là, ou le changement de statut de
genres apparentés aujourd’hui à la culture savante. On le sent
plus à l’aise dans ce registre sociologique. La discussion devient
possible dés lors qu’il aborde le point essentiel de
« l’accélération de la massification » que notre
historien considère « indéniable » mais pas
« exclusive ». Et il pose une question recevable : en
quoi cette accélération se traduirait-elle uniquement par la perte
(nivellement par le bas, marchandisation, aliénation…) et non
aussi par du gain (diffusion, appropriations variées,
diversification des choix) » ? Pour ce qui me concerne je ne
vois nullement dans la reproductibilité et la consommation »
un « principe d’individuation ». Je souscrirais plus
volontiers à un « principe de nivellement » (moins
exclusif cependant que ne le prétend Ory en se référant aux dits
« pessimistes »). L’exemple donné, Internet, apporte
une réponse sur la forme mais ne change fondamentalement rien quant
au contenu.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Pour
résumer, Pascal Ory reproche au « pessimisme culturel »
de ne voir que les « cercles vicieux » au détriment des
« cercles vertueux ». Il y aurait selon lui une « sorte
de loi de compensation qui, par exemple, face à l’actuelle
généralisation du virtuel, entraîne par contrecoup, la
multiplication des pratiques individuelles de reconquête du réel,
du concret, du sensuel ». C’est prendre une partie du tout
pour le tout. Mais cela permet surtout de noyer le poisson. On
aimerait avoir plus de précisions sur ces « pratiques
individuelles de reconquête ». Quelques exemples choisis
auraient éclairé notre lanterne. A vrai dire mon désaccord avec
Pascal Ory porte, plus en amont, principalement sur « l’autonome
des sujets ». Là ou Ory et consort célèbrent à travers la
« culture de masse » cette dite autonomie je n’y vois
pour ma part, en forçant volontairement le trait, que nivellement
par le bas, marchandisation et aliénation. On constate que sans s’y
référer explicitement Ory reprend ici ou là un discours, celui des
</span><span lang="fr-FR"><em>cultural
studies, </em></span><span lang="fr-FR">très
présent aux États-Unis durant les années 90. Enfin, pour en finir
avec cet article, comment ne pas conclure que la montagne, celle du
chapeau (« loin d’aliéner ou d’abêtir, les produits de
l’industrie culturelle permettent aux individus de s’affirmer et
de conquérir le réel »), a accouché d’une souris. Mais
pouvait-on attendre mieux d’un historien pour qui l’esprit
critique est un esprit partisan.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Quelques
uns des arguments de Pascal Ory étaient déjà présents dans un
</span><span lang="fr-FR"><em>Dictionnaire
d’histoire culturelle de la France contemporaine </em></span><span lang="fr-FR">publié
en janvier 2010. A lire les entrées « culture de masse »,
« culture populaire », ou « culture médiatique »
on réalise que l’exercice s’avère difficile. Le concept de
« culture populaire », par exemple, n’a cessé
d’évoluer depuis les années 1960. Au découpage entre savant et
populaire, initié par Robert Mandrou, une nouvelle génération
d’historiens apparue après 1968 « récuse cette partition de
la culture en deux entités autonomes ». La culture populaire
n’est pas tant la marque de l’authentique, argument-ils, que le
« produit du regard, d’une assignation, d’une
disqualification opposée par les élites sur des pratiques ou des
objets jugés indignes ». Un peu plus tard Pierre Bourdieu,
dans l’article « Vous avez dit populaire », précise
que cette notion doit ses vertus dans la production savante au fait
que chacun peut, comme dans un test projectif, en manipuler
inconsciemment l’extension pour l’ajuster à ses intérêts ».
Ces débats, ces discussion ou ces querelles (qu’ils viennent des
disciplines historienne et sociologique) nous renseignent plus sur
l’évolution du concept de « culture populaire »
(Jacques Revel évoque une notion « précocement usée »)
qu’ils nous informent sur ce qui substituerait encore aujourd’hui
sous ce nom. Car cette « culture populaire » a
pratiquement disparu en ce début de XXIe siècle, ou ne persiste que
sous des modes qui la tirent du côté du populisme quand ils ne
servent pas de cache-sexe symbolique à l’une ou l’autre
expression de la « culture de masse ». On remarque que ce
processus d’érosion, de disparition, ou de liquidation de la
« culture populaire » est concomitant de celui que nous
venons d’évoquer en terme de recherches historiques et
sociologiques. C’est dire que la « culture populaire »
tend à disparaitre alors que parallèlement celle-ci se trouve
érigée en « objet d’histoire et de recherches » (les
études sur le sujet abondant). Sans évidemment rendre ces
chercheurs responsable de cette quasi disparition (ils ont juste
accompagné ce mouvement), on constate cependant que leurs travaux
trouvaient plus d’autant plus d’écho que l’objet traité
relevait de moins en moins du présent. Là encore le développement
du capitalisme, de la manière dont Adorno l’a exposé dans
l’Amérique des années 40, en porte la responsabilité même si
d’autres facteurs, plus conjoncturels, viennent s’y greffer. </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">La
difficulté de s’entendre sur la notion de « culture
populaire » vient en partie de la pluralité de sens de
l’adjectif « populaire » (tout comme le mot « peuple »,
il va de soi). On constate, lisant l’entrée « populaire »
du dictionnaire le Petit Robert, que cet adjectif signifie d’une
part « ce qui vient du peuple », d’autre part « ce
qui vise le peuple », et encore « ce qui est aimé du
peuple ». Ce qui n’est pas exactement la même chose. Il y
eut en France dans les années 1930 un cinéma populaire qui, pour le
meilleur, s’attachait aux noms de Carné, Renoir et Vigo, voire
Duvivier et Grémillon : ces cinéastes s’adressaient
prioritairement à un public populaire, lequel public pouvait se
reconnaître dans les personnages de ces films. Un équivalent
pourrait être donné avec la chanson réaliste (Fréhel surtout)
Auparavant les surréalistes avaient su découvrir dans la lignée de
Rimbaud (« J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes,
décors, toiles de saltimbanque, enseignes, enluminures populaires »)
et d’Apollinaire (les ressources poétiques du quotidien) une
poésie débusquée au grée de leurs déambulations urbaines. En
même temps ils « anoblissaient » des genres qui, de
</span><span lang="fr-FR"><em>Melmoth
</em></span><span lang="fr-FR">à
</span><span lang="fr-FR"><em>Fantomas,
</em></span><span lang="fr-FR">appartenaient
à la littérature populaire. Là aussi il s’agissait de retrouver
une poésie non reconnue par les gardiens du temple. Dranem, dont le
répertoire jouait sur les premier, deuxième, voire troisième
degrés, était à la fois prisé par le public populaire qui avait
fait son succès, et par les surréalistes. La chanson du XXe siècle
illustre bien l’évolution « vers le haut » du concept
de « culture populaire ». Des auteurs-compositeurs
interprètes de la trempe des Ferré, Brassens, Brel, Nougaro, sont
appréciés d’un large public en raison de la qualité de leurs
chansons : une conjonction relativement inédite pour ne pas dire
exceptionnelle (cette même qualité témoignant parallèlement de
l’émancipation du genre, du registre populaire vers un art
majeur). A contrario l’opérette a longtemps été prisée par un
public majoritairement populaire (en l’élargissant à la petite
bourgeoisie) avant de s’effacer progressivement devant la comédie
musicale qui, depuis les années 70, a définitivement basculé dans
le camp de la « culture de masse ».</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Cette
terminologie (« culture de masse ») serait paradoxalement
plus pertinente que celle (de « culture médiatique »)
pour dire en quoi le concept de « culture populaire » est
entré très progressivement dans un processus d’invalidation avec
l’apparition durant le XXe siècle de certains médias : de la
radio aux nouvelles technologies en passant par la télévision. Je
n’irai pas jusqu’à dire que là où la « culture de masse
passe » la « culture populaire » trépasse. Ces
deux occurrences ne sont pas exactement concomitantes. D’ailleurs
des historiens font remonter le surgissement de cette « culture
de masse » au XIXe siècle, du moins pour les grands pays
industriels. </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Ce
flottement est perceptible dans ce </span><span lang="fr-FR"><em>Dictionnaire
d’histoire culturelle de la France contemporaine </em></span><span lang="fr-FR">plus
haut mentionné. L’entrée « culture des élites » de
ce dictionnaire nous donne l’occasion de revenir sur l’article de
Pascal Ory. Le rédacteur de cette entrée, après avoir justement
précisé que cette notion aurait été autrefois qualifiée de
redondante, se livre à un balayage historique (depuis Flaubert) pour
l’expliciter, puis finit par reconnaître qu’il y aurait quand
même quelque différence entre « le cinéma d’art et
d’essai » et les films à succès populaire de de Funès et
Belmondo, entre le festival d’Avignon et le spectacle du
Puy-du-Fou », etc. Il ajoute, pour conclure, que la culture
(qualifiée par le rédacteur de « classique un peu rétro »,
« intello-branchée », ou tout simplement snob » :
les mots pour le dire ne sont pas innocents) se définit par son
« caractère sélectif et par le fait qu’elle est plus que
jamais signe de reconnaissance de ce qui se veut aujourd’hui une
élite ». Cela n’est pas fondamentalement faux sur un plan
sociologique (d’autant plus que les qualificatifs ci-dessus
l’induisent), mais en l’occurrence le rédacteur prend l’écume
produite par la chose pour la chose même. Cette sempiternelle
« preuve par l’élite » vise à disqualifier la
proposition critique selon laquelle, parmi d’autres incidences,
l’art le plus exigeant induit le procès du monde tel qu’il va.
Nous retrouvons là Adorno.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Pascal
Ory et les rédacteurs de ce </span><span lang="fr-FR"><em>Dictionnaire…
</em></span><span lang="fr-FR">tournent
autour d’une notion sans se décider à l’utiliser (par
méconnaissance ou méfiance) : celle de postmodernisme (ou mieux
encore celle de postmodernité). Pourtant elle permettrait de mieux
comprendre les enjeux culturels et artistiques de notre temps, et
d’affiner un tant soit peu le concept de « culture de
masse ». Fredric Jameson (</span><span lang="fr-FR"><em>Le
postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif</em></span><span lang="fr-FR"> »)
se situe dans la filiation d’Adorno lorsqu’il écrit : « Le
modernisme constituait encore, au minimum et tendanciellement une
critique de la marchandise. Le postmodernisme est le consommation de
la pure marchandise comme processus ». Autre différence,
essentielle, celle que la modernité, à l’inverse de la
postmodernité, n’a jamais été hégémonique et ne représente
(représentait) nullement une dominante culturelle. Elle incarne
(incarnait) dans le meilleur des cas l’utopie d’un monde libéré
ou émancipé. Si l’on admet que le postmodernisme accompagne « la
fin de l’art « , il n’y aurait plus à proprement parler
d’oeuvre d’art autonome : cette « vieille chose, l’oeuvre,
qui n’est plus censée exister dans le postmodernisme »,
précise Jameson. A contrario, la modernité reste associée à
l’idée de Révolution. Elle ne se confond pas objectivement et
nécessairement avec les révolutions sociales du XIXe siècle mais
participe de ce mouvement d’émancipation que Ribaud, par exemple,
traduit par « changer la vie ». Il conviendrait donc
d’ajouter pour conclure provisoirement : les idées et les
pratiques liées à l’émancipation du genre humain (des
révolutions sociales aux utopies), d’un côté ; celles associées
aux différentes expressions de la modernité, de l’autre,
constituent (constituaient) les deux faces de la même pièce. Sans
vouloir toujours parier sur la qualité du métal, les unes de vont
pas (n’allaient as) sans les autres. C’est aussi dire que la
modernité appartient à des temps que d’aucuns s’évertuent à
considérer révolus. Il serai vain pour l’instant, à ce stade de
ma démonstration, de prétendre le contraire.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Le
postmodernisme est par conséquent ce que l’on obtient quand le
processus de modernisation est achevé. Il dessine les contours d’un
monde dans lequel la culture devient une « véritable seconde
nature ». D’où cette indication fondamentale sur la
postmodernité : elle a à ce point absorbé la sphère culturelle
que tout devient plus ou moins culture dans ce monde de l’équivalence
généralisée. Là où la modernité, par delà les opinions et les
positionnements des écrivains et artistes, posait dans les termes du
conflit (du dissensus) la récurrente question de la remise en cause
par l’art de la société, la postmodernité elle cultive le
dissensus à la mode d’aujourd’hui (celle des impertinences
télévisées, des petites subversions et des rebelles médiatiques).
D’après ses thuriféraires il s’agirait de la version pacifiée
et réconciliée d’une modernité qui aurait rendu les armes devant
le tribunal de l’histoire. Le postmodernisme a partie liée avec la
reprise idéologique qui accompagne les années 1980 (et poursuivie
durant la décennie suivante), déclinant sur le mode de « la
fin de… (celle de l’art, de l’histoire, des luttes de classe,
des « grands récits », de l’idéologie, etc). C’est
l’un des aspects d’une « guerre » dépassant la
question des relations entre modernité et postmodernité, et au
sujet de laquelle il convient de fourbir des armes si on ne veut pas
prendre cette postmodernité pour une fatalité. </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Alors
que les partisans de la modernité entendent (entendaient)
distinguer, ou comme Adorno distinguer fondamentalement l’art d’un
côté, la culture (celle formatée par l’industrie culturelle) de
l’autre, le postmodernisme efface cette différence en produisant
une culture dégradée qui néanmoins aspire à être reconnue d’un
point de vue artistique : c’est le règne du kitch, de la
pacotille, de la publicité, des séries TV, de la paralittérature,
voire des reality show. Dans ce monde postmoderne tout ce qui se
revendique peu ou prou culturel participe de la « culture de
masse ». </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Je
m’arrêterai là. Je sortirais du cadre de ce sujet si
j’envisageais traiter de la postmodernité sous toutes ses
occurrences. D’aucuns ont pu (nous revenons à « La
production industrielles des biens culturels ») tancer Adorno
sur sa façon d’aborder et d’analyser le cinéma (confondu avec
le cinéma hollywoodien). J’en ai déjà dit un mot plus haut.
Pourtant, au moment de conclure, versons une dernière pièce au
dossier. Les lignes qui suivent (datant du milieu des années 1940)
ne traduisent-elles pas avec pertinence la manière dont les séries
télévisées aujourd’hui fictionnent et fonctionnent ? Citons
Adorno : « Les résultats doivent autant que possible résulter de
situation immédiatement précédente et surtout pas d’une vue
d’ensemble. Il n’a a pas d’intrigue qui résisterait au zèle
de scénaristes s’appliquant à tirer d’une scène tout ce qu’on
peut en tirer. Pour finir, même la trame semble dangereuse dans la
mesure où elle fournit un contexte - si misérable soit-il - alors
que seul le manque de signification est acceptable. Souvent on refuse
malignement à l’intrigue le développement que les caractères et
le sujet même exigeaient suivant l’ancienne trame. Au lieu de
cela, on choisit pour la prochaine étape l’effet apparemment le
plus efficace qu’imaginent les scénaristes pour la situation du
moment. On imagine un banal effet de surprise qui fera irruption dans
l’intrigue du film ». On ajoutera qu’ici en l’occurrence
les analyses critiques d’Adorno ne sont nullement « à côté
de la plaque » ou « dépassées » - comme beaucoup
l’ont prétendu à travers leur défense et illustration du cinéma
hollywoodien : ces analyses illustrent en ce début de XXIe siècle
ce que l’on pourrait attendre d’un travail critique sur les
séries télévisées (travail que personne ne fait : l’esprit
critique étant, n’est ce pas, un esprit partisan).</span></p>
<p align="center" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Adorno
n’échappe certes pas à la critique. Mais c’est surtout le
personnage institutionnel qu’il était devenu dans l’Allemagne
des années 60 qui mérite d’être logé à l’enseigne du
critiquable. D’ailleurs Adorno se trouva remis en question par les
étudiants de Francfort en 1968 et 1969. Durant le premier semestre
1969, lors d’un cours (l’épisode est aujourd’hui bien connu),
des étudiantes montent sur l’estrade en exhibant leur poitrine
dénudée. Le paradoxe étant que nombre de ces contestataires
interpellaient leur professeur, et le contestaient depuis les acquis
d’une « théorie critique » qu’ils tenaient d’Adorno.
Ce dernier, j’en conviens, n’a pas eu en 1968 et 1969 l’attitude
qu’on pouvait attendre de lui, et son analyse de la contestation
étudiante s’avère trop partielle pour ne pas dire partiale. En
même temps il n’en est pas moins légitime de se demander ce que
sont ensuite devenus les « contestataires » d’Adorno.
En Allemagne, comme en France, la plupart ont tourné casaque. Ce qui
n’excuse pas Adorno mais il est toujours bon de le rappeler. Ceci
aussi pour citer ici une phrase d’Adorno (au sujet des Lukâcs et
consort, qui s’étaient « rangés ») : « Ce
qu’ils détestent chez Beckett, c’est ce qu’ils ont trahi ».
L’indication parait essentielle. Si le professeur Adorno ne fut pas
à la hauteur de l’événement en 1968, le philosophe, penseur,
esthéticien n’a lui nullement « trahi ». Sa </span><span lang="fr-FR"><em>Théorie
esthétique, </em></span><span lang="fr-FR">restée
malheureusement inachevée (le philosophe décède en août 1969) en
apporte la preuve. </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Je
ne citerai qu’un exemple (pour apporter une touche supplémentaire
au tableau esquissé ci-dessus, qui serait à reprendre
ultérieurement). Dans un fragment de cette même </span><span lang="fr-FR"><em>Théorie
esthétique, </em></span><span lang="fr-FR">Adorno
distingue ce qu’il appelle « les hommes non libres,
conventionnels, au caractère agressif et réactionnaire »,
pour avancer que leur hostilité globale envers l’art, et plus
particulièrement contre la modernité procède préalablement d’une
tendance à refuser l’introspection, la réflexion sur soi et
l’expression en tant que telle. Adorno reprend alors l’analyse
freudienne classique pour expliquer que « ces mêmes individus
(…) obéissent psychologiquement aux mécanismes de défense par
lesquels un moi faiblement formé repousse de lui-même ce qui
pourrait ébranler sa pénible capacité fonctionnelle, et nuire
avant tout à son narcissisme ». Cependant, de manière plus
décisive, pour établir une relation entre ces « mécanismes
de défense » et les conséquences de la tendance indiquée
plus haut, Adorno ajoute que cette attitude est celle de
« l’intolérance à l’ambiguité », ou « envers
l’ambivalent », et finalement « intolérance contre ce
qui est ouvert, ce qui n’est pas préalablement décidé par aucune
instance, contre l’expérience elle-même ». Ces individus,
je tiens à le préciser, se retrouvent dans toutes les classes de la
société. </span>
</p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Ce
qui sépare les hommes du point de vue de l’art, quelle que soit la
nature et la spécificité de cette séparation, se trouve donc bien
illustré par Adorno ; y compris pourquoi pareille séparation -
parmi d’autres incidences, mais j’insiste sur celle-ci - tend à
reproduire le monde tel qu’il va. Cependant, nous constatons par
ailleurs que des hommes « libres », non conventionnels,
et dont le caractère ne serait ni agressif, ni réactionnaire, ne
sont pas sans faire preuve d’hostilité (pout le pire), ou d’une
souveraine indifférence (pour le mieux) envers l’art. Ce qui
signifierait, à condition de le formuler, qu’ils considéreraient
en définitive cette question obsolète ou définitivement réglée ?
Ce qui nous entraîne sur un autre terrain, celui de la fin ou du
dépassement de l’art, nous éloignant du propos initial d’Adorno.
Reprenons donc le train en marche. Plus problématique serait (le
conditionnel s’impose) de se retrouver loin du compte chez ces
mêmes personnes en terme d’introspection, de réflexion sur soi,
et expression en tant que telle. Dans le cas où nous retrouverions
ce schéma, il y aurait tout lieu de croire que des explications se
voulant rationnelles (quant à la fin ou au dépassement de l’art)
masqueraient en réalité une hostilité envers l’art et la
modernité selon les critères avancés par Adorno. Tout comme, dans
un certain temps, elles laisseraient planer un doute sur les
postulations relevées plus haut en matière de liberté, de non
convention, ou d’absence de caractère agressif et réactionnaire.
Il ne s’agit bien entendu que d’une hypothèse. Elle peut se
trouver validée ou pas selon les cas, les situations, les
circonstances. J’admets même que l’on puisse discuter sa
formulation. Le serpent se mord-il la queue ? Restons-en là. A
reprendre une prochaine fois.</span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">.</span></p>
<p align="right" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Max
Vincent</span></p>
<p align="right" style="margin-bottom: 0cm; border: none; padding: 0cm; font-weight: normal; line-height: 120%; break-inside: auto; break-before: auto; break-after: auto;">
<span lang="fr-FR">Janvier
2017</span></p>
</h2>Populisme et postmodernitéurn:md5:5f1319b9e6899bccb4b05e473706d0372014-05-30T17:55:00+02:002014-05-30T17:55:00+02:00Max VincentCritique socialeAdornoculture de masseDebordJamesonMicheamodernitéPolitiquepopulismepostmodernité <!--Fichier créé par le filtre AppleWorks HTML Filter 6.0-->
<p align="CENTER"> “Une élite qui veut s’imposer doit proclamer son allégeance la plus résolue à la<br />
foule inconstante. Elle doit revendiquer la plus grande “proximité” avec les<br />
problèmes du peuple et savoir anticiper les mouvements de l’opinion<br />
publique. En bref, elle doit sembler la moins “élitiste” possible”.<br />
Christopher HITCHENS</p>
<p><br />
<br />
<br />
Une critique se voulant radicale aurait tort d’occulter ou de négliger ce que recouvre aujourd’hui la notion de populisme ; mais également les querelles sémantiques ou idéologiques que l’emploi de cette terminologie suscite dans l’espace public : depuis son instrumentalisation par les uns jusqu’aux fortes réticences de la reconnaître telle par les autres. Il importe donc de clarifier ce que l’on désigne sous le nom “populisme” et l’adjectif “populiste” quand ceux qui se veulent critiques sinon plus envers le populisme ne le font pas toujours à bon escient, ni pour de bonnes raisons, ou en élargissant cette notion risquent d’en diluer le sens ; alors que leurs adversaires, contempteurs de cette même notion, n’ont pas tort de relever le caractère parfois manipulateur de ce type de discours, mais en s’arrêtant là s’interdisent de penser par cela même la réalité du populisme.<br />
Pourtant, plus fondamentalement, si cette critique du populisme doit être dans un premier temps traitée de manière autonome, il convient de la replacer ensuite dans le procès fait ici au “monde tel qu’il va” en la mettant en relation avec ce que recouvre par ailleurs une notion moins polémique, mais plus diffuse, voire plus insidieuse quant à ses effets délétères en ce début de XXIe siècle - et ceci ne fait que commencer : je veux parler de la postmodernité. Ce qui signifie que penser l’une et l’autre, mais plus encore les penser dans leur réciprocité devrait être l’un des axes d’une “critique radicale” digne de ce nom. <br />
J’ajoute que si l’un, le populisme, sera plus loin défini dans des termes qui peuvent être discutés, mais qui néanmoins font suffisamment le tour de la question pour répondre à celles que pourrait se poser le lecteur, qu’il soit d’accord ou pas ; l’autre, ce vaste chantier de la postmodernité, ne saurait en raison de sa complexité et de son “caractère double” être traité sur le même mode. Je me contenterai pour l’instant de poser quelques jalons.<br />
Un lien reste encore à établir entre “populisme” et “postmodernité”. On ne pourra pas faire l’économie, pour prolonger le premier et introduire la seconde, d’une réflexion sur ce que mettent en jeu dans ce même procès “culture populaire” d’un côté, et “culture de masse” de l’autre. C’est dire en quoi le populisme, parmi d’autres effets, prospère sur les ruines des cultures populaires, tandis que la culture de masse est l’une des portes d’accès à la postmodernité.</p>
<p align="CENTER">&</p>
<p> Qui reconnaît être populiste ? Pas grand monde semble-t-il. Pourtant Jean-Luc Mélenchon veut bien endosser la tunique populiste : “Je n’ai pas du tout envie de me défendre de l’accusation de populisme (...) Populiste, moi ? J’assume”. Marine le Pen lui répond : “Moi je suis populiste avec le peuple, lui populiste sans le peuple”. Ce à quoi Mélenchon pourrait rétorquer : “Non, c’est moi !”. Etc., etc. Un tel “pas de deux” ne permet certes pas de distinguer un “populisme de gauche” d’un “populisme de droite”. Et puis, y-a-t-il lieu de faire ici une distinction ? Je laisse la question pour l’instant en suspens. <br />
Donc, comme on vient de le voir sur le strict échiquier politique, quelques-uns de ceux que les médias appellent des “extrêmistes” acceptent volontiers de reprendre à leur compte l’appellation populiste. Il n’en va pas exactement de même dans le domaine de la pensée et des idées où les candidats ne se bousculent pas. A la notable exception d’un Jean-Claude Michéa qui, de livre en livre, se plaint d’un détournement de sens et dénonce à travers lui une manipulation des contempteurs du populisme. Allant même jusqu’à entonner l’air de la théorie du complot quand il écrit (dans <em>Orwell éducateur </em>) que le mot populisme aurait été “intégralement falsifié sur ordre par les <em>politologues </em>et <em>néojournalistes </em>de l’ordre établi”. A ce jour Michéa ne nous a toujours pas dévoilé les identités de ces ordonnateurs si puissants. Il semblerait pourtant que parmi ceux-ci figurent les “néojournalistes” à qui Michéa accorde généreusement un entretien lors de la sortie de l’un ou l’autre de ses ouvrages.<br />
Par-delà ce propos caricatural (ridicule ou un rien paranoïaque, c’est selon), Michéa pose une question récurrente, liée à la capacité qu’ont certaines notions d’évoluer ou pas dans des conditions historiques qui restent à préciser, et aux détournements de sens qui en résultent. Michéa, sans le dire (voire en l’ignorant), défend ici une position cratylique : à savoir que les mots disent quelque chose de préférence une fois pour toute contre la tendance contemporaine d’en émietter le sens, à ce point qu’on peut parfois leur faire signifier le contraire de ce qu’ils voudraient dire. Ou, pour simplifier, le mot étant lié intrinsèquement à la chose, on peut en déduire que son sens est immuable. Cette question, toute légitime soit-elle, dans le cas précis du populisme ne se pose plus en 2014.<br />
Populisme, du moins en France, a désigné au début des années 1930 une école ou un courant littéraire qui, selon la définition du Robert, “cherche dans les romans à dépeindre avec réalisme la vie du peuple”. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de relever que ce courant littéraire défendait une littérature indifférente, voire hostile à la politique. Cette école populiste, écartelée entre les partisans de la littérature prolétarienne d’un côté, et les tenants du réalisme socialiste de l’autre, ne passera pas le cap des années 30. <br />
Dans les pays de langue anglaise <em>populism </em>se rapporte au mouvement populaire apparu aux États-Unis vers 1880. D’abord impulsé par des petits fermiers, ce mouvement ensuite élargit sa base sociale et tente (la création du “People’s Party”) de devenir une force électorale susceptible de concurrencer Démocrates et Républicains. Il ne survivra pas à l’élection présidentielle de 1896. Parallèlement, on désigne également “populistes” les mouvements révolutionnaires russes opposés violemment au Tsar durant le XIXe siècle et exaltant les valeurs paysannes d’une “Petite Mère Russe” hostile à la modernisation de la société.<br />
C’est bien entendu à ces deux courants, russe et américain, que Michéa entend se référer. Sous sa plume, d’ailleurs, le populisme devient une notion extensible puisqu’il croit découvrir dans le western “quelque chose encore des valeurs de ce fier populisme américain” alors que la conquête de l’Ouest était quasiment achevée en 1880. Il est vrai que Michéa n’est pas à un télescopage historique près dés-lors qu’il s’agit de sauver les meubles, le sens d’un mot en l’occurrence. Car le populisme n’a pas été vers la fin du XXe siècle “intégralement falsifié sur ordre” mais subi le sort de ces notions ou concepts forgés par des spécialistes (historiens dans le cas présent) : notions qui à la faveur d’un processus historique précis changent de signification pour venir combler un vide sémantique. Nous passons en quelque sorte du particulier, un phénomène historique limité dans le temps comme dans l’espace, au général : cette vague de fond n’épargnant aucun des pays du monde occidental aujourd’hui. L’aspect péjoratif en découlant n’a rien d’un tour de passe-passe : ce n’est que la conséquence d’une “nouvelle donne” au sujet de laquelle quelques rappels s’imposent.<br />
Pour ce faire, je reprends ci-dessous la définition du populisme proposée dans <em>Cours plus vite Orphée, Michéa est derrière toi ! </em>(<strong>1</strong>)J’indiquais tout d’abord que celle-ci avait changé de signification, progressivement il va sans dire, depuis une trentaine d’années. J’ajoutais que le populisme désigne aujourd’hui des courants de pensée ou des forces politiques apparus vers la fin du XXe siècle dans un climat de mondialisation accélérée, qui, disant parler au nom du peuple ou affirmant vouloir en défendre les valeurs, excipent des légitimes inquiétudes des classes populaires devant pareille évolution <em>pour leur proposer une médecine et des remèdes pires que la maladie. </em>Le populisme, d’une part, participe de la liquidation du prolétariat comme sujet émancipateur visant à l’abolition des classes sociales (car reposant sur l’hypothèse que le peuple étant unifié le populisme entend ignorer la division de classe : l’ennemi devenant ici l’étranger ou là les forces qui incarneraient un “parti de l’étranger”) ; d’autre part, le mentionner ad nauseam sert de repoussoir (et exerce par cela même un chantage éthique) aux élites converties à la mondialisation, lesquelles brandissent le cas échéant cet épouvantail pour fustiger la défense très légitime des avantages acquis par les salariés. Cette dernière précision s’avère nécessaire pour dire en quoi nos gouvernants, et plus encore les experts qui les inspirent, par-delà la perniciosité bien réelle du populisme, ont recours au vocable “populiste” pour déligitimer des formes de dissensus qui remettraient en cause le consensus dominant (ou décrit comme tel) en ce qui concerne l’expression démocratique des salariés d’abord, voire en l’élargissant aux questions religieuses et raciales. Ceci ne délégitimant d’aucune manière, faut-il le rappeler, le qualificatif de populiste appliqué aux partis, courants de pensée et mouvements répondant de la définition ci-dessus.<br />
Pourtant, ceci posé (et exposé sous toutes ses occurrences), le malentendu qui persiste autour de la notion de populisme n’est-il pas dû en amont aux difficultés déjà de s’entendre sur la terminologie “peuple” ? Un petit livre (<em>Qu’est-ce que le peuple ? </em>) l’illustre à sa façon. Les Éditions de la Fabrique expliquent “le projet de ce livre” par “leur inquiétude (...) de voir le mot peuple rejoindre sans espoir le groupe des mots tels que république ou laïcité dont le sens a évolué pour servir au maintien de l’ordre”. Je ferai juste remarquer que le mot “peuple” dés-l’origine “recouvre une notion vague qui recoupe parfois celle de “nation”, “pays”, “population”, “ethnie” et dont le contenu est fortement marqué par ceux qui l’utilisent” (<em>Le Robert : dictionnaire historique de la langue française </em>). Quand les Éditions de la Fabrique ajoutent que cet ouvrage, malgré la diversité des points de vue et des contributeurs, serait censé “montrer ce que le <em>peuple </em>garde de solidement ancré du côté de l’émancipation”, je me demande dans quelle mesure elles ne confondent pas ici “peuple” et “prolétariat”. Serait-ce parce qu’il devient difficile de conserver le concept de prolétariat quand l’industrie dans un pays comme la France occupe de nos jours moins du quart de la population active ? Et puis là où il est convenu de parler de “l’émancipation des prolétaires” peut-on le traduire en terme équivalent avec la terminologie “peuple” ? N’y a-t-il pas dans cette substitution un forçage sémantique ?<br />
Le premier de ces contributeurs, Alain Badiou, se livre d’ailleurs à une série de variations sur les usages du mot “peuple”. Badiou distingue d’abord deux sens négatifs du mot : l’un “le type racial ou national”, de sinistre mémoire ; l’autre étant subordonné à l’existence d’un État supposé “légitime et bienfaisant” au sein duquel la classe moyenne généralisée prend le nom de peuple. Ensuite Badiou dégage deux sens positifs du même mot : le premier renvoie à une existence niée par “la domination coloniale ou coloniale, ou par celle des envahisseurs”, configurant “un nouveau peuple, tel qu’il se constitue en marge du peuple officiel pour lui arracher le mot “peuple en tant que mot politique” ; le second, plus classique, “est l’existence d’un peuple qui se déclare comme tel (...) affirmant politiquement son existence dans la visée stratégique d’une abolition de l’État existant”.<br />
Est-on plus avancé pour autant ? Cette démonstration nous renseigne davantage sur l’un des invariants de la pensée de Badiou qu’elle ne répond aux questions posées dans l’introduction de l’ouvrage. N’y a-t-il pas alors quelque abus à reprendre sempiternellement le “mot peuple” là où il serait plus avisé de parler de “plèbe”, ici de “classes moyennes”, là encore de “populations immigrées”, ici encore de “prolétariat”. On a comme l’impression que le sauvetage du mot “peuple” par Badiou serait le préalable à “l’objectif suprême de toute politique révolutionnaire : le dépérissement de l’État”.<br />
Georges Didi-Huberman, dans le même livre, répond plus à la question “Qu’est ce que le peuple ?” quand il écrit “on peut dire que le <em>peuple </em>tout simplement, “le peuple” comme unité, identité, totalité ou généralité, cela n’existe tout simplement pas (...) il n’y a pas un <em>peuple, </em>il n’y a que des <em>peuples </em>coexistants, non seulement d’une population à l’autre, mais encore à l’intérieur d’une même population aussi cohérente qu’on voudrait l’imaginer, ce qui, d’ailleurs, n’est jamais le cas”. Par conséquent, “le peuple”, notion floue, indéterminée, polysémique, n’existerait pas, ou sinon de manière plurielle (donc restrictive pour l’opposer aux sectateurs du “peuple un”), en précisant bien chaque fois ce dont il est question. Mais alors de quel peuple nous entretiennent ceux qui lui prêtent toutes les qualités du monde ? C’est là que nous retrouvons le populisme. Comme le précise Raphaël Liogier : “On peut donc définir d’emblée le populisme comme l’appel à la fiction du Peuple comme porteur de toutes les vertus et de toutes les vérités qui vont de soi (sans que l’on ait à les définir précisément)”. <br />
Et même lorsque l’on tente, à l’instar de Michéa, de le doter d’un contenu en se référant à la <em>common decency </em>(“la décence des gens ordinaires”) : cette notion, que l’on pouvait déjà discuter chez Orwell (sachant qu’elle n’avait pas pour ce dernier l’importance que lui donnent ses thuriféraires), là, un demi-siècle plus tard, devient discutable pour ne pas dire plus. Cette common decency permet à Michéa de faire ressortir à contrario “l’indécence des intellectuels”. Une caricature en chasse une autre, mais il y aurait encore un public (parmi les déçus de la gauche, de l’extrême-gauche et de la radicalité d’un côté, et de ceux qui à droite voire à l’extrême droite commentent élogieusement les ouvrages de Michéa) pour accréditer ce genre de “pensée”.<br />
Mais revenons au populisme. Parmi ceux qui s’y réfèrent, indépendamment de ceux qui le fustigent pour défendre le libéralisme et la mondialisation, d’aucuns ont tendance à appeler “populistes”, abusivement dirais-je, des mouvements, des courants ou groupements, par facilité de langage ou méconnaissance historique. Pour ne rester qu’en France, le boulangisme, par exemple, renvoie principalement au bonapartisme. Le poujadisme, lui, apparu brusquement sur la scène politique en 1956, qui est d’abord un mouvement corporatiste, tendantiellement situé à l’extrême-droite, sera deux ans plus tard en grande partie absorbé par le gaullisme. Voire plus près de nous le maoïsme version Gauche Prolétarienne, qui se signale avant tout par son aspect messianique révolutionnaire. On peut toujours à posteriori relever une rhétorique populiste chez les uns et les autres, mais cela devient secondaire du point de vue de la compréhension que nous devrions avoir du populisme aujourd’hui : du moins tel qu’il convient de l’analyser pour savoir de quoi l’on parle.<br />
A l’inverse des commentateurs n’y entendent que des effets de discours au service d’une idéologie dite dominante. Jacques Rancière (toujours dans l’ouvrage <em>Qu’est ce qu’un peuple ? </em>) argumente en ce sens dans un article dont le titre (“L’introuvable populisme”) annonce la couleur. Certes Rancière a en partie raison de souligner que l’utilisation du mot populiste par “nos élites gouvernementales et leurs idéologues” vise, d’une part à amalgamer extrême-gauche et extrême-droite, d’autre part à stigmatiser toute expression de mécontentement des salariés qui remettraient en cause les impératifs - nécessaires prétend-on en haut lieu - de la mondialisation, voire à agiter le spectre de “la foule dangereuse” devant des manifestations populaires forcément irrationnelles. D’où, comme l’écrit Rancière, force serait “d’en tirer la conclusion que nous devrions nous en remettre à ceux qui nous gouvernent et que toute contestation de leur légitimité et de leur intégrité est la porte ouverte aux totalitarismes”. Faire ressortir les bénéfices secondaires que nos gouvernants, leurs experts, les médias retirent de la dénonciation réitérée du populisme est une chose. Mais en rester là, en se contentant d’énoncer ce type de critique sans aller plus loin, revient à occulter la réalité du populisme : c’est en quelque sorte lâcher la proie pour l’ombre. <br />
Rancière termine son article par : “Le battage actuel sur les dangers mortels du populisme vise à fonder en théorie l’idée que nous n’avons pas d’autre choix”. Je constate que même un esprit pourtant averti comme Rancière peut faire preuve de cécité des lors que l’on aborde ce type de question. Non, le choix bien entendu se pose à ceux qui pensent à la fois le populisme dans sa spécificité, sa nocivité s’il faut le préciser, et à travers également la manière dont nos élites l’instrumentent aux fins que l’on sait. C’est ce que l’on appelait, en des temps de moindre confusion, “penser dialectiquement”. Rancière qui dans ce même texte précise lui aussi (comme Didi-Huberman) que “le peuple n’existe pas”, en l’explicitant par “les figures diverses, voire antagoniques du peuple”, bute sur le fait que “la notion de populisme construit, elle, un peuple caractérisé par l’alliance redoutable d’une capacité - la puissance brute du grand nombre - et d’une incapacité - l’ignorance attribuée à ce même nombre”. Il ne s’agit pas d’une invention maligne de nos gouvernants et consorts, qui savent en revanche trouver dans le libre-service populiste ce qui pourrait éventuellement les intéresser et les servir, que des effets pernicieux d’une idéologie revendiquant en son nom des mesures politiques certes différentes, selon que ces populismes s’affichent à gauche ou à droite, mais qui tous deux ont en commun de reposer sur la fiction d’un peuple vertueux par son essence même.<br />
La perniciosité du populisme peut même produire des aspects inusités en ce début de XXIe siècle. Le phénomène de “gentrification” - analysé par les sociologues dans les grandes villes du monde occidental - se traduit, pour prendre l’exemple de Paris, par la présence allant s’accroissant des nouvelles classes moyennes et classes moyennes supérieures dans les quartiers de l’est parisien (voire de la petite couronne attenante), où résidaient encore en grand nombre vers le milieu du XXe siècle les classes populaires : ceci et cela se cristallisant autour d’une trouvaille journalistique appelée à faire fortune, celle de “bobos”. Cette terminologie, qui dans un premier temps voulait traduire sous une forme familière quoique caricaturale ce phénomène de gentrification, se trouve de plus en plus utilisée, en raison de son succès justement, comme marqueur populiste. Et à ce jeu-là (de Marine le Pen à Copé) on constate que le “populisme de droite” recueille plus d’écho que le “populisme de gauche”. On ajoutera que le populisme de droite qui oppose le peuple aux dits “bobos”, mais également à la finance internationale et aux médias “bien-pensants”, se garde bien d’ajouter à cette liste les entrepreneurs et actionnaires français.<br />
Ce qui, pour boucler la boucle, nous ramène à la passe d’arme évoquée plus haut entre Marine le Pen et Mélenchon. Les renvoyer ainsi dos à dos ne signifie pas pour autant que l’on mette dans le même panier de linge sale la gauche et la droite. Je reprendrai ici un propos de Serge Quadruppani (<strong>2</strong>) mettant en garde, à travers l’emploi du mot “populisme” (lequel, selon lui, relaierait le point de vue de l’idéologie dominante), contre le risque d’amalgame. Quadruppani précise que cette “manière de refuser de distinguer entre gauche et droite pourrait rejoindre notre désintérêt pour les catégories parlementaires”. Puis il ajoute : “Sauf, comme dit l’autre, il y a deux manières de n’être ni de gauche ni de droite, une manière de gauche et une manière de droite”. Ce qui est bien vu, et renvoie comme le fait Quadruppani aux “luttes ouvrières de ces deux derniers siècles” quelque-que soient les critiques que l’on puisse par ailleurs leur adresser. Pourtant, l’autre exemple, Staline et Hitler comme seconde illustration, paraît mal choisi. Les catégories de gauche et de droite (y compris à travers la mention chez le second de “la persécution des Juifs”) deviennent moins pertinentes. Ce n’est pas tant en terme de “gauche” et de “droite” qu’il faut penser stalinisme et nazisme mais en terme de totalitarisme. Même s’il y a - nous sommes bien d’accord - façon et façon de n’être ni de gauche ni de droite pour le reste Quadruppani reste à quai en demeurant prisonnier de “préjugés” qui ne lui permettent pas de penser, comme Rancière et d’autres, le populisme dans sa globalité. On pourrait l’illustrer par un célèbre proverbe chinois (moins l’ironie : sans confondre les derniers noms cités avec un Michéa, par exemple) : regardons la lune, et non le doigt qui la montre !<br />
Les penseurs et les médias qui dénoncent le populisme le font au nom d’une conception du monde (qu’on l’appelle néolibérale, globaliste, ou postmoderne) et de catégories (celles de la démocratie représentative, du parlementarisme, et de l’intérêt bien dosé des classes dirigeantes) évidemment critiquables et condamnables. Cela ne suffit pas pour autant à invalider, du moins en grande partie, toute critique du populisme sous prétexte que ces penseurs et médias défendraient là le point de vue de “l’idéologie dominante”; C’est ici que nous retrouvons le doigt du proverbe chinois. L’un des effets de cette erreur de perspective, si l’on pousse cette logique jusqu’au bout, étant qu’il n’y aurait pas d’autre choix qu’entre le Front National et le Front de gauche. D’aucuns se récrirons, arguant d’un positionnement politique qui s’inscrirait délibérément en faux contre pareille obligation de choix. Certes, mais ont-ils pris toute la mesure de ce qu’implique le refus de se situer soi-disant sur le terrain de l’adversaire ? Mais je ne vais pas reprendre ma démonstration depuis le début. Sinon pour rappeler que l’utilisation a bon escient du mot populisme n’est nullement une manière de stigmatiser les classes populaires, pas plus qu’elle ne vise à confondre ce que recouvrent les notions de gauche et de droite (du moins dans l’idée que l’on s’en fait plus que dans la réalité), ni qu’elle serait la dernière ruse du pouvoir pour nous persuader du bien-fondé de la mondialisation et du néolibéralisme. <br />
Concluons provisoirement. On ne peut combattre en toute connaissance de cause les extrême-droite et autre “droite populaire” sans s’appuyer pour ce faire sur une critique sans appel du discours populiste. Tout comme on ne peut dissiper les illusions portées par le Front de gauche (<strong>3</strong>) sans critiquer résolument le populisme de ses cadres et dirigeants.</p>
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<p> Dans un luxueux supplément du <em>Monde </em>daté du 7 octobre 2010 (“offert” par Das Auto, Air France, Giorgio Armani, Gérard Darel, MaxMara, Lancôme, Longchamp, Lancia, Van Cleef et Arpel, Serge Lutens, Elmo, Louis Vuitton, tous grands amis de la culture) figure un article de Pascal Ory, “Non au pessimisme culturel !”, dont le chapeau (peut-être rédigé par la rédaction du <em>Monde’</em>) vaut valeur de programme : “Les élites nostalgiques ne cessent de déplorer la “culture de masse” et le prétendu nivellement intellectuel qu’elle induit, or loin d’aliéner ou d’abêtir, les produits de l’industrie culturelle permettent aux individus de s’affirmer et de reconquérir le réel”.<br />
En une seule phrase la messe est dite. L’article de Pascal Ory a le mérite de rassembler et synthétiser quelques-uns des thèmes dominants ayant cours en matière de culture et d’industrie culturelle dans les milieux universitaire et médiatique. Il reprend ici des arguments qui, derrière l’affichage (le leurre) “’élites nostalgiques”, s’en prennent en réalité à une théorie critique de la culture. Celle-ci, faute d’autres références, étant représentée par Adorno et l’École de Francfort : en première ligne, selon Ory, dans l’analyse critique des nouvelles formes culturelles marquée selon lui par la condescendance, l’élitisme ou la cécité de leurs auteurs. Pour faire bonne mesure, Ory ajoute que “l’esprit critique” est un “esprit partisan” (sic), et enfonce le clou d’une prétendue “défense des élites”, lesquelles sont “toujours portées à la délectation morose” et abonnées ad vitam aeternan au “pessimisme culturel”. <br />
Ce discours n’a rien de vraiment original. Il émane de milieux intellectuels qui depuis une trentaine d’années s’efforcent, non sans succès, d’établir des contre-feux devant l’émergence d’une “pensée critique” apparue dans les années 60, et réactualisée après mai 68. La riposte en quelque sorte résidant dans la défense d’une “culture de masse” ou “culture populaire” (je reviendrai sur cette indécision) par des intellectuels qui sans barguigner appartiennent à ces “élites” que par ailleurs ils dénoncent ou brocardent. Pascal Ory, par exemple, enseigne à la Sorbonne, à Sciences-Po et à l’École des hautes études en sciences-sociales (<strong>4</strong>) (“c’est l’hôpital qui se fout de la charité”, comme on dit dans le langage populaire). Sans trop s’attarder sur la part de mauvaise conscience qui entre dans cette attitude on est cependant tenté de penser qu’un tel “renversement de signe” lave nos universitaires et médiatiques de ce péché originel d’appartenance aux élites : (“Je suis peut-être malade mais je me soigne : je lis des bandes dessinées, je regarde des séries américaines, et j’écoute en boucle le dernier disque de Katerine”).<br />
Par delà les aspects polémiques que nous venons de relever, Pascal Ory entend défendre une expression culturelle qui reste à préciser. Il y a comme un flou chez lui (et cela vaut pour de nombreux autres commentateurs) entre les notions de “culture de masse” et “culture populaire”. Ory devient plus disert quand il s’en prend à ces fameuses “élites” (les seuls noms cités dans l’article sont ceux de Benjamin, Kracauer, et bien entendu Adorno). Ici le regard surplombant de ces mêmes élites devient selon lui “aveugle”; Pourquoi ? Une première explication : “Le pessimisme culturel - puisqu’il s’agit de cela - méconnaît le tropisme de toute culture à chercher la circulation maximale de ses valeurs et l’adhésion optimale de ses membres”. Le propos ne se signale pas par sa clarté. Quand Ory ajoute “Seul l’état de la technologie de la communication à chaque époque freine ce double mouvement”, la lumière ne se fait pas davantage. La suite, cependant, “seule l’autonomie des sujets - que le pessimisme culturel, par préjugé aristocratique, refuse de voir - lui résiste”, devient plus compréhensible. Paradoxalement, pour l’illustrer, Ory évoque la mobilisation par les “grandes religions du salut” des “fameuses masses” lors des pèlerinages. Il veut ici prouver qu’il n’y a nulle “accélération du mouvement”, en terme de “changement qualitatif” depuis des siècles dans ce processus. On se demande qui est “myope” (pour citer Ory) ? Quid de l’avènement de la société industrielle, de l’évolution du capitalisme, des facteurs de marchandisation culturelle ? A qui s’adresse Pascal Ory ? A vrai dire sous le vocable “pessimisme culturel” nous avons comme l’impression que notre historien désigne des penseurs qui n’auraient pas grand-chose en commun. D’où les lignes plutôt confuses que nous venons de citer.<br />
Non sans culot Ory conclut ce paragraphe par “L’observation est donc myope. Mais elle est grossière aussi, en prétendant délimiter nettement les deux camps qu’elle oppose”. Certes Ory n’a pas tort lorsqu‘il insiste ensuite sur la porosité des cultures, les emprunts faits ici ou là, ou le changement de statut de genres apparentés aujourd’hui à la culture savante. On le sent plus à l’aise dans ce registre sociologique (mieux balisé). La discussion devient possible dés-lors que notre historien aborde le point essentiel (pour lui comme pour moi) de “l’accélération de la massification” (même si je m’exprimerais différemment), que Pascal Ory considère “indéniable” (ce dont nous lui savons gré) mais “pas exclusive”. Et il pose une question recevable : en quoi cette accélération “se traduirait-elle uniquement par la perte (nivellement par le bas, marchandisation, aliénation...) et non aussi par du gain (diffusion, appropriation variées, diversification des choix)” ? Pour ma part je ne vois nullement dans “la reproductibilité et la consommation” un “principe d’individuation”. Je souscrirais plutôt à un “principe de nivellement” (moins exclusif cependant que ne le prête généreusement Pascal Ory aux dits pessimistes). L’exemple donné, Internet, apporte une réponse sur la forme mais ne change fondamentalement rien quant au contenu.<br />
Pour résumer, Pascal Ory reproche surtout au “pessimisme culturel” de ne voir que les “cercles vicieux” au détriment des “cercles vertueux” (qui d’après lui existent tout autant). Il y aurait selon Ory une “sorte de loi de compensation qui, par exemple, face à l’actuelle généralisation du virtuel, entraîne par contrecoup, la multiplication des pratiques individuelles de reconquête du réel, du concret, du sensuel”. C’est prendre une partie du tout pour le tout. Mais cela permet surtout de noyer le poisson. On aimerait davantage de précisions sur ces “pratiques individuelles de reconquête”. Quelques exemples choisis auraient éclairé notre lanterne. A vrai dire mon désaccord avec Pascal Ory porte, plus en amont, principalement sur “l’autonomie des sujets”. Là où Ory et consorts célèbrent à travers la “culture de masse” cette dite autonomie, je n’y vois pour ce qui me concerne, en forçant volontairement le trait, que nivellement par le bas, marchandisation et aliénation. On constate que sans s’y référer explicitement Pascal Ory reprend ici ou là un discours, celui des <em>cultural studies</em>, très présent aux USA durant les années 1990. Enfin, pour en finir avec cet article, comment ne pas conclure que la montagne, celle du chapeau (“loin d’aliéner ou d’abêtir, les produits de l’industrie culturelle permettent aux individus de s’affirmer et de reconquérir le réel”), a accouché d’une souris. Mais pouvait-on attendre mieux d’un historien pour qui “l’esprit critique” est un “esprit partisan” ? <br />
Quelques-uns des arguments de Pascal Ory étaient déjà présents dans un <em>Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine </em>publié en janvier 2010. A lire pour notre gouverne les entrées “culture populaire”, “culture médiatique”, “culture de masse”, ou encore “culture des élites”, on réalise que l’exercice s’avère difficile. Le concept de “culture populaire”, par exemple, n’a cessé d’évoluer depuis les années 1960. Au découpage entre savant et populaire, initié par Robert Mandrou, une nouvelle génération d’historiens apparue après 68 “récuse cette partition de la culture en deux entités autonomes”. La culture populaire n’est pas tant la marque de l’authentique, argumentent-ils, que le “produit du regard, d’une assignation, d’une disqualification opposée par les élites sur des pratiques ou des objets jugés indignes”. Un peu plus tard Pierre Bourdieu dans l’article “Vous avez dit populaire” précise que cette notion “doit ses vertus dans la production savante au fait que chacun peut, comme dans un test projectif, en manipuler inconsciemment l’extension pour l’ajuster à ses intérêts”. <br />
Ces débats, ces discussions ou ces querelles (qu’ils viennent des disciplines historienne ou sociologique) nous renseignent plus sur l’évolution du concept de “culture populaire” (Jacques Revel évoque une notion “précocement usée”) qu’ils nous informent sur ce qui subsisterait encore aujourd’hui sous ce nom. Car cette “culture populaire” a pratiquement disparu en ce début de XXIe siècle, ou ne persiste que sous des modes qui la tirent du côté du populisme quand ils ne servent pas de cache-sexe symbolique à l’une ou l’autre expression de la “culture de masse”. On remarque que ce processus d’érosion, de disparition ou de liquidation de la “culture populaire” est concomitant de celui que nous venons d’évoquer en termes de recherches historique ou sociologique. C’est dire que la “culture populaire” tend à disparaître alors que parallèlement celle-ci se trouve érigée en “objet d’histoire et de recherche” et que les études sur le sujet se multiplient. Il va de soi que les historiens ne sont pas directement responsables de cette “quasi disparition” : ils n’ont fait qu’accompagner le mouvement. Cependant leurs travaux trouvaient d’autant plus d’écho que l’objet traité relevait de moins en moins du présent. Là encore le développement dans ce cas de figure du capitalisme, sa relation avec la montée des totalitarismes, relevés auparavant aux États-Unis par l’École de Francfort dans les années 1940, en porte la responsabilité même si d’autres facteurs, plus conjoncturels, viennent s’y greffer dans l’hexagone. Pour un début d’analyse il faudrait se référer parmi de nombreux ouvrages au premier en date, à <em>La dialectique de la raison </em>de Horkheimer et Adorno (publié en 1944 aux USA, et 1947 en langue allemande, mais qui devra attendre 1974 pour l’édition française !), et surtout à l’important chapitre “La production industrielle de bien culturels”. Mais n’anticipons pas.<br />
La difficulté de s’entendre sur la notion de “culture populaire” vient en partie de la pluralité de sens de l’adjectif “populaire” (tout comme le mot “peuple”, comme nous l’avons indiqué précédemment). On constate, lisant l’entrée “populaire” du dictionnaire le Petit Robert, que cet adjectif signifie d’une part “ce qui vient du peuple”, d’autre part “ce qui vise le peuple”, et encore “ce qui est aimé du peuple”. Comme le précise Jacques Migozzi (<strong>5</strong>), il faut “se méfier de la polysémie et de la surcharge idéologique du mot-racine “peuple”, véritable talisman discursif dont la définition est saturée d’enjeux politiques” (<strong>6</strong>). Il y eut en France dans les années 1930 un cinéma populaire qui, pour le meilleur, s’attachait aux noms de Carné, Renoir et Vigo, voire Duvivier et Grémillon (<em>Hôtel du Nord, Quai des brumes, Le jour se lève, Le crime de Monsieur Lange, La chienne, L’Atalante, La belle équipe, Remorques... </em>). Des films réalisés par des cinéastes s’adressant prioritairement à un public populaire, et à travers lesquels ce même public pouvait se reconnaître :y compris quand les thèmes, situations, et personnages pouvaient renvoyer à la littérature dite populiste, ou à l’univers de la chanson réaliste. Auparavant les surréalistes avaient su découvrir dans la lignée de Rimbaud (“<em>J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires </em>“) et d’Apollinaire (“moderne” en ce sens où le “monde” et le “quotidien” sont logés à la même enseigne) une poésie débusquée au gré de leurs déambulations urbaines. En même temps Breton et ses amis “anoblissaient” des genres qui, de <em>Melmoth </em>à <em>Fantomas, </em>appartenaient à la littérature populaire. Là aussi il s’agissait de retrouver une poésie non reconnue par les “gardiens du temple”. Dranem, dont le répertoire jouait sur les premier, second, voire troisième degré, était à la fois prisé par le public populaire qui avait fait son succès, et par les surréalistes. La chanson du XXe siècle illustre bien l’évolution du concept de “culture populaire”. Des auteurs-compositeurs-interprètes de la trempe des Ferré, Brassens, Brel, Nougaro, appréciés d’un large public, en raison de la qualité de leurs chansons témoignent par cela même de l’émancipation du genre (du registre populaire vers un art majeur). A contrario l’opérette a longtemps été prisée par un public populaire (en l’élargissant à la petite bourgeoisie) avant de s’effacer progressivement devant la comédie musicale qui, depuis les années 1970, a définitivement basculé dans la “culture de masse”.<br />
Cette terminologie (“culture de masse”) serait paradoxalement plus pertinente que celle (“culture médiatique”) pour dire en quoi le concept de “culture populaire” est entré très progressivement dans un processus d’invalidation avec l’apparition durant le XXe siècle de certains médias : de la radio aux nouvelles technologies en passant par la télévision. Je n’irai pas jusqu’à dire que là où la “culture de masse” passe, la “culture populaire “ trépasse. Ces deux occurrences ne sont pas exactement concomitantes. D’ailleurs des historiens font remonter le surgissement de cette “culture de masse” au XIXe siècle, du moins pour les grands pays industriels. Cela déjà parait très discutable, mais permet surtout d’occulter la dimension critique des analyses faisant le lien, même indirect, entre la montée des totalitarismes du XXe siècle et l’apparition d’une “culture de masse” dans les pays développés du monde occidental. <br />
Ce flottement est perceptible dans ce <em>Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine </em>plus haut mentionné. L’entrée “culture des élites” de ce <em>Dictionnaire... </em>nous donne l’occasion de revenir à l’article de Pascal Ory. Le rédacteur, après avoir justement précisé que cette notion eût été autrefois redondante, se livre à un balayage historique (depuis Flaubert) pour l’expliciter, puis finit par reconnaître qu’il y aurait quand même quelque différence entre “le cinéma d’art et d’essai” et “les films à succès populaires des de Funès et Belmondo, entre le festival d’Avignon et le spectacle du Puy-du-Fou”, etc. Il ajoute, pour conclure, que la culture (qualifiée par le rédacteur de “classique un peu rétro”, “intello-branchée”, ou” tout simplement snob”) se définit par son “caractère sélectif et par le fait qu’elle est plus que jamais signe de reconnaissance de ce qui se veut aujourd’hui une élite”. Cela n’est pas fondamentalement faux sur un plan sociologique (d’autant plus que les qualificatifs ci-dessus l’induisent), mais en l’occurrence le rédacteur prend l’écume produite par la chose pour la chose même. Cette sempiternelle “preuve par l’élite” vise à disqualifier toute proposition critique selon laquelle, parmi d’autres incidences, l’art le plus exigeant instruit le procès du monde tel qu’il va.</p>
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<p> Pascal Ory comme les rédacteurs du <em>Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine</em> tournent autour d’une notion sans se décider à l’utiliser (par méconnaissance ou méfiance, cela importe peu), celle de postmodernisme (ou postmodernité). Pourtant elle permettrait de mieux comprendre les enjeux culturels et artistiques de notre temps, et d’affiner un tant soit peu ce concept fourre-tout de “culture de masse”. <br />
Le livre de Fredric Jameson, <em>Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, </em>représente, parmi la pléthore d’ouvrages publiés depuis 1990 sur les relations qu’entretiennent l’art (ou ce qui est donné comme tel) et la société (dite ici du “capitalisme tardif”), un très utile état des lieux d’un monde entre autre défini par cette “logique culturelle”, et une salutaire réflexion sur les relations, interactions et contradictions du couple modernisme / postmodernisme. C’est d’ailleurs le principal intérêt de ce livre : il entend redonner du sens à une histoire que la chape de plomb postmoderne aurait occultée. Jameson l’exprime ainsi : “Le modernisme constituait encore, au minimum et tendanciellement, une critique de la marchandise. Le postmodernisme est la consommation de la pure marchandise comme processus”. Néanmoins ce livre, dans le choix des termes exprimés, n’est pas sans provoquer des interrogations chez le lecteur de langue française ne disposant pas du texte en anglais (ou ne lisant pas cette dernière langue). Jameson passe sans trop de difficulté de postmodernisme à postmodernité comme de modernisme à modernité. Il ne s’agit pas exactement de la même chose (surtout dans le second cas). Le plus souvent certes le contexte du livre de Jameson l’induit mais la lecture n’en est pas pour autant facilitée. Cependant il serait dommage, compte tenu de la richesse du contenu de l’ouvrage, d’en mesurer l’intérêt à l’aune de cette question sémantique. Refermons la parenthèse.<br />
Ceci posé que faut-il entendre par modernisme ? Et là, autre retournement dialectique, Jameson avance que “si le modernisme se caractérise par une situation de <em>modernisation </em>incomplète”, le postmoderne serait alors “plus moderne que le modernisme lui-même”. D’où cette constatation, essentielle : “Ce que l’on aurait également perdu avec le postmoderne, c’est la modernité en tant que telle, dans le sens où l’on peut prendre ce mot pour viser une chose spécifique et distincte du modernisme comme de la modernisation”. Autre différence fondamentale : la modernité, à l’inverse du postmoderne, n’a jamais été hégémonique et ne représente nullement une dominante culturelle. Elle incarne (ou incarnait) dans le meilleur des cas l’utopie d’un monde libéré ou émancipé.<br />
Si l’on admet que le postmodernisme accompagne “la fin de l’art”, il n’y aurait plus à proprement parler d’oeuvre d’art autonome : cette “vieille chose, l’oeuvre, qui n’est plus censée exister dans le postmodernisme”, précise Jameson. A contrario, la modernité reste associée à l’idée de Révolution. Elle ne se confond pas objectivement et nécessairement avec les révolutions sociales du XIXe siècle mais participe de ce mouvement d’émancipation que Rimbaud, par exemple, traduit par “changer la vie”. Afin de prolonger le propos de Jameson il conviendrait donc d’ajouter, pour conclure provisoirement : les idées et pratiques liées à l’émancipation du genre humain (des révolutions sociales aux utopies), d’un côté ; celles associées aux différentes expressions de la modernité, de l’autre, constituent (ou constituaient) les deux faces de la même pièce. Sans toujours vouloir parier sur la qualité du métal, les unes ne vont (ou n’allaient pas) sans les autres. C’est aussi dire que la modernité appartient à des temps que d’aucuns s’évertuent à considérer révolus. Il serait vain, pour l’instant, à ce stade de notre démonstration, de prétendre, le contraire.<br />
Le postmodernisme est par conséquent ce que l’on obtient quand le processus de modernisation est achevé. C’est un monde dans lequel la culture devient une “véritable seconde nature”. D’où cette indication fondamentale sur le postmodernisme : il a à ce point absorbé la sphère culturelle que tout devient plus ou moins culture dans ce monde de l’équivalence généralisée. Là où la modernité, par delà les opinions et les positionnements des écrivains et artistes, posait dans les termes du conflit (du dissensus) les questions de “l’être” et du “vivre” en société, et plus encore celle des formes l’exprimant dans un monde dont on aurait, pour parler comme Musil, “aboli la réalité”, le postmoderne, lui, cultive le dissensus à la mode de l’époque (celle des impertinences télévisées, des petites subversions et des rebelles médiatiques). D’après ses thuriféraires il s’agirait de la version pacifiée et réconciliée d’une modernité qui aurait rendu les armes devant le tribunal de l’histoire. Le postmodernisme a partie liée avec la reprise idéologique qui accompagne les années 1980 (et poursuivie dans la décennie suivante), déclinant sur le mode de “la fin de...”, celle de l’art, des luttes de classe, de l’histoire, des “grands récits”, de l’idéologie, etc. C’est l’un des aspects d’une “guerre” dépassant la question proprement dite des relations entre modernité et postmodernité, mais au sujet de laquelle il faudra bien fourbir des armes si l’on ne veut pas prendre cette postmodernité pour une fatalité. D’ailleurs les partisans du “monde tel qu’il va” entendent (entendaient) bien en recueillir quelques bénéfices secondaires : entre autres en délégitimant à jamais l’idée de Révolution (et ce partant toute volonté d’autonomisation de l’art qui puisse l’accréditer).<br />
Revenons à Jameson. Il dégage “quatre grandes positions” sur le postmodernisme. En premier, le point de vue essentiellement antimoderniste : défendu par les partisans d’une “nouvelle contre-révolution conservatrice” restée en phase avec les attitudes de rejet des contemporains de Joyce, Picasso, Le Corbusier ou Schoenberg ; ou entendant liquider ce qui reste de “l’héritage des années 60”. Secondement, Jameson renverse cette position : le postmodernisme faisant ici l’objet d’un rejet par les défenseurs d’une certaine modernité. C’est par exemple le point de vue du “premier Habermas” (s’inscrivant encore dans la tradition de l’École de Francfort). Ces deux positions témoignent d’une franche rupture entre modernité et postmodernité. La troisième position recoupe les thèses de Lyotard. C’est la désignation sous le terme de postmoderne d’un processus appartenant à la tradition du haut modernisme. Un propos pour le moins paradoxal : “le postmodernisme ne <em>suit </em>pas le haut modernisme proprement dit, comme un déchet industriel de ce dernier, mais au contraire, très exactement, le <em>précède </em>et le prépare, afin que les postmodernismes contemporains qui nous entourent puissent apparaître comme une promesse de retour, de réinvention, de triomphale réapparition d’un nouveau haut modernisme investi de tout son ancien pouvoir et d’une vie nouvelle”. La quatrième et dernière position renverse également la précédente. Pas tant pour affirmer une nouvelle culture postmoderne que pour envisager celle-ci “comme une simple dégénérescence des élans d’ores et dejà stigmatisés du haut modernisme proprement dit”.<br />
L’exposition de ces quatre positions nous permet-elle de mieux comprendre le postmodernisme ? Pas vraiment. Au contraire même, le concept devient flou. C’est certainement pourquoi, en conclusion de son introduction, Jameson prenait le soin d’ajouter la précision suivante : “Quant au mot <em>postmodernisme, </em>je n’ai pas tenté d’en systématiser un usage ou d’en imposer une quelconque signification concise commodément cohérente, car le concept n’est pas seulement contesté, il est aussi en conflit et en contradiction à l’intérieur de lui-même. Je soutiendrai que, pour le meilleur ou pour le pire, nous ne pouvons pas <em>ne pas </em>l’utiliser. Mais ma thèse implique également que, chaque fois que l’on emploie ce mot, on est dans l’obligation de reprendre ses contradictions internes et de présenter ses incohérences et ses dilemmes représentationnels ; il faut chaque fois assumer tout cela. Le <em>postmodernisme </em>n’est pas quelque chose que l’on peut fixer une bonne fois pour toute pour l’utiliser ensuite la conscience tranquille. Ce concept, s’il y en a un, doit arriver à la fin, et non au début de nos discussions à son sujet”.<br />
Il fallait citer entièrement ce paragraphe pour remettre en perspective autant que possible toute référence au postmodernisme (ou à la postmodernité). Pour ce faire reprenons quelques-unes des propositions de Jameson afin de les commenter, les discuter ou les critiquer. L’auteur décrit, partant de ces “fins de...” évoquées plus haut, cette émergence, celle du postmodernisme en terme de rupture ou de coupure radicale, en la faisant “remonter à la fin des années cinquante ou au début des années soixante” : une rupture selon lui liée aux “idées de déclin ou d’extinction d’un mouvement moderne déjà centenaire” ou à “sa répudiation idéologique ou esthétique”. Jameson cite “l’expressionnisme abstrait en peinture, l’existentialisme en philosophie, les formes ultimes de la représentation dans le roman, les films des grands auteurs, l’école moderniste en poésie” comme, j’insiste, l’expression ultime d’un haut modernisme passant, entre autres, par Warhol, l’hyperréalisme, John Cage, Glass, Riley, Godard, Burroughs; Pynchon, le nouveau roman, etc. ; ou encore les Beatles et les Stones. Une énumération qualifiée par l’auteur de “chaotique, hétérogène ou empirique” : ce dont on conviendra.<br />
A condition de bien distinguer l’une et l’autre, modernité et postmodernité, l’idée d’une rupture s’impose. Mais faut-il pour autant conserver la périodisation avancée par Jameson ? Cette rupture intervient-elle au même moment pour l’architecture, les arts plastiques, la musique, la littérature, le cinéma ? Je n’en suis nullement certain. D’ailleurs Jameson reconnaît que les lignes peuvent bouger. C’est davantage sur le phénomène de structuration du postmodernisme que l’apport de Jameson s’avère essentiel pour en comprendre les enjeux et les finalités. Alors que les partisans de la modernité entendent (entendaient) distinguer (voire distinguer fondamentalement comme Adorno) l’art d’un côté, et la culture (celle produite par l’industrie culturelle) de l’autre, le postmodernisme efface cette différence “à travers l’émergence de nouveaux types de textes imprégnés des formes, catégories et contenus de cette industrie culturelle dénoncée avec tant de passion par tous les idéologues du moderne”. C’est dire, poursuit Jameson, que “les postmodernismes ont précisément été fascinés par ce paysage “dégradé” de la pacotille et du kitsch ; la culture des séries T.V. et du <em>Reader Digest, </em>la publicité et les motels, les spectacles de second ordre et les films hollywoodiens de série B, la soi-disant paralittérature avec ses romans de gare en format poche et ses genres spécifiques - policier, science-fiction, <em>fantasy, </em>gothique, roman d’amour ou biographie populaire -, matériaux que les postmodernes ne se contentent plus de “citer”, comme un Joyce et un Mahler ont pu le faire, mais qu’ils incorporent à la substance même”.<br />
On dira que le concept de postmodernité renouvelle ou prolonge les analyses faites depuis 50 ans sur la “culture de masse”. Dans ce monde postmoderne tout ce qui procède d’un affichage culturel, ou presque tout (<strong>7</strong>) participe de cette “culture de masse”. Ce “presque tout” traduisant symboliquement ce qui encore résiste ou résisterait à la chape de plomb postmoderne. <br />
Il y aurait donc deux manières d’aborder la postmodernité. La première, dans le prolongement des analyses de Jameson, pour ce qui concerne l’art et les différentes formes d’expressions artistiques, ne sera pas traitée ci-dessous : “l’herbe entre les pavés” se réservant néanmoins la possibilité de poursuivre ultérieurement cette réflexion dans les domaines de la musique et du cinéma, voire de la littérature. Quant à la seconde, qui désigne plutôt un certain état de nos sociétés contemporaines que des commentateurs appellent improprement “modernité”, elle ne saurait faire l’objet de longs développements en raison de l’ampleur de la tâche et de la complexité du sujet. Je me contenterai de mettre l’accent sur quelques exemples choisis, caractéristiques de ce postmodernisme (ou postmodernité). En évoquant d’abord la place prise par les séries télévisées en ce début de XXIe siècle, le plus souvent américaines (pour faire le lien entre les “deux manières” relevées plus haut) ; puis dans un second temps par celle du téléphone portable dans la vie quotidienne (incontestable fétiche de notre monde postmoderne) ; enfin de commenter succinctement la pensée d’un philosophe que je classe parmi les postmodernes (alors que ce penseur ne se réfère nullement à une quelconque postmodernité).<br />
Ce que nombre de commentateurs rapportent d’une passion de nos contemporains pour les séries télévisées contamine même le mot “série” qui finit par qualifier tout film (ou téléfilm) dépassant une durée habituelle et divisé en au moins deux ou trois parties. Comme si le label “série” devenait l’argument décisif pour “vendre” telle fiction télévisée ainsi requalifiée. Par ailleurs il importe de bien distinguer la “série” du “serial” de l’époque du cinéma muet. Au second s’attache plus particulièrement le nom de Louis Feuillade, lequel a donné des lettres de noblesse à ce genre : les épisodes de <em>Fantomas, Tih Minh, Barrabas, </em>et plus encore <em>Les Vampires </em>(dont le pouvoir poétique ne se dément pas un siècle plus tard) l’illustrent pour le mieux. Le serial a pratiquement disparu avec l’avènement du parlant, puis est reparu en quelque sorte durant les années 50 sur le petit écran sous l’appellation “feuilleton”. Il suffit de citer quelques uns des titres des années 50 et 60 pour prouver si besoin est le succès alors remporté par ces feuilletons sur les écrans télévisuels. Ceci culmine en 1965 avec l’engouement (se transformant en phénomène de société) autour du feuilleton <em>Belphégor. </em>Il est vrai que l’on retrouvait en partie le charme sinon le style du serial : <em>Belphégor </em>s’avèrant en cela plutôt atypique dans le paysage feuilletonesque de ces années-là (<strong>8</strong>). Auparavant déjà, le télévision diffusait ce que l’on appelait pas encore des séries sans que le téléspectateur ne les distingue véritablement des feuilletons (<strong>9</strong>). Donc l’intérêt sinon plus du public de la télévision pour les feuilletons et séries ne date pas d’aujourd’hui. Mais ceux-ci et celles-là se trouvaient encore logés à l’enseigne du divertissement. Ce qui ne leur permettait pas (en se limitant à la production hexagonale) de rivaliser qualitativement parlant avec les “dramatiques” représentatives de l’âge d’or de la R.T.F. (et des tout débuts de l’ORTF) : illustrées, pour ne citer le réalisateur Jean Prat, par <em>Hauteclaire, Les célibataires, L’Espagnol, </em>et surtout <em>Les Perses </em>d’Eschyle sur une partition de musique contemporaine (<strong>10</strong>).<br />
Ce paysage télévisuel s’est très sensiblement modifié durant les années 80, puis 90 en raison de la création de nombreuses chaînes, leur concurrence (provoquant des effets de nivellement par le bas), l’apparition du câble (avec l’importance prise par Canal +), et sur le réseau hertzien le lancement d’Arte (alibi ou ghetto culturel, selon les points de vue). Parallèlement le cinéma hollywoodien reprenait du poil de la bête et opérait une mue significative pour, d’une part, inonder plus que jamais la planète de produits made in USA ; d’autre part concurrencer sur un plan symbolique les cinémas de la “dernière modernité” (surtout européens, mais également nippons ou sud-américains) à travers les linéaments d’un cinéma postmoderne. Par conséquent les conditions étaient réunies pour une large diffusion des séries américaines.<br />
A vrai dire il n’y aurait pas lieu de tant s’attarder sur le sujet, en soulignant une fois de plus la capacité de l’industrie culturelle américaine de vendre ses films et séries partout dans le monde, si par ailleurs pour revenir en France (mais la situation n’est pas très différente dans les autres pays européens) il fallait ici évoquer un changement de paradigme dans une grande partie du monde intellectuel pour ce qui concerne la réception des séries télévisées (le constat pouvant être élargi de manière plus sociologique aux nouvelles classes moyennes). Alors que les feuilletons et séries d’une époque révolue ne provoquaient dans les milieux intellectuels que mépris et indifférence, ou passaient par le tamis d’un décryptage sociologique critique, aujourd’hui le genre série (qui reste à dominante américaine) dans les mêmes milieux - certes renouvelés - fait à ce point partie de l’habitus d’un grand nombre de ces intellectuels que les cartes sont complètement redistribués.<br />
France Culture représente un bon indicateur de ce “changement de paradigme” : les séries sont souvent évoquées par la nouvelle génération de producteurs de la chaîne qui s’y réfèrent de façon souvent louangeuse, y compris pour les décrypter depuis un sujet d’actualité ou l’analyse d’une institution (comme au printemps 2014 à l’émission “La Grande Table” en demandant à des médecins de commenter l’évolution de leur discipline à travers le prisme des “séries médicales”). Ces commentaires-là, et d’autres, tenus par des philosophes, sociologues, anthropologues, critiques de cinéma, journalistes culturels, se signalent généralement par leur absence d’esprit critique.<br />
Ces commentateurs en revanche ne s’attardent pas trop sur la manière dont sont fabriquées ces séries. On rappelle ici que les productions font appel à des bataillons de scénaristes censés répondre aux attentes du public, ou plutôt des publics parce que là réside la véritable nouveauté. En effet le public de la télévision s’avère aujourd’hui suffisamment diversifié pour que soient pris spécifiquement en compte les goûts et bagages culturels des classes moyennes. Par exemple le néo-public “éduqué” par Canal + et le monde tel qu’il va n’entend pas qu’on lui propose des fictions comparables à ces feuilletons et séries d’un autre âge, dont il se gausse et moque (ce qui n’est pas incompatible pour les plus âgés de ces téléspectateurs avec un regard nostalgique, celui porté sur leur jeunesse) et qui lui paraissent bien conformistes. C’est à son intention que l’on scénarise, met en boite, puis diffuse la série qu’il plébiscitera : laquelle confortera, selon les cas, sa propension à l’impertinence, ou au cynisme, ou au second degré, ou sa préférence pour les fictions mettant en scène des minorités sexuelles ou visibles, sans oublier son goût pour les avatars de la tradition fantastique (en particulier les genres “gore” et “vampires”). C’est là que nos intellectuels à la mode de ce temps, lesquels, faut-il le préciser, sont par définition de moins en moins en phase avec le moindre projet de transformation de la société, accompagnent cette dernière en posant un regard valorisant ou apologétique sur ces séries. Et même, pour ceux qui auraient conservé un vernis critique, en les dotant parfois de qualités empruntées aux registres de la contestation et du subversif. Un discours qui toute proportion gardée recoupe celui que d’aucuns tenaient durant les années 90 dans certains milieux gauchistes ou post-gauchistes en faisant l’éloge du polar, de sa capacité à défendre et illustrer un point de vue critique sur la société, voire contestataire, et donc d’occuper un terrain déserté selon eux par les “ennemis de la société”. Un discours en quelque sorte contemporain de ceux qui se plaignaient de l’abandon des perspectives révolutionnaires. Et puis pour ces commentateurs, sur le plan littéraire précisément, seul le polar paraissait en mesure d’exprimer un point de vue critique sur le monde dans la littérature contemporaine.<br />
Certes ceci doit être révisé aujourd’hui sensiblement à la baisse, mais force est de constater que ce type d’argumentation peut se retrouver sur un tout autre terrain. Dans un article du numéro 2 de la revue <em>L’autre côté </em>(intitulé “Les séries télévisées : du mépris au plébiscite”), Séverine Denieul, au milieu de constatations pertinentes et d’exemples bien choisis, reconnaît au moins un mérite - et pas des moindres ! - à ces séries télévisées : celui de faire “appel à l’imaginaire” dans un monde qui ne l’a jamais autant nié. Pareil constat s’expliquant par la médiocrité de spectacles télévisuels “censés nous dire comment les gens vivent” et par la présence “d’une certaine sorte de littérature qui nie, purement et simplement, le recours à la fiction” (celle d’une “tradition formelle héritée du nouveau roman” et la littérature dite d’auto-fiction). Par contre, “en regard du paysage désolé, quasi désertique, que forme la littérature française contemporaine de type romanesque”, poursuit Séverine Denieul, “les ressources offertes par le roman policier semblent en effet inépuisables”. Dans l’hexagone, aujourd’hui ? Là aussi on pourrait parler d’un essoufflement avec le néopolar français en regard des ressources offertes par le roman policier scandinave qui semblent effectivement inépuisables à l’instar du saumon norvégien. Mais après tout cela reste secondaire quand on lit ensuite : “Ainsi de la même manière que le roman policier offre une alternative à ces différentes incarnations du misérabilisme littéraire, la série télévisée (et en particulier celle du genre fantastique) se distingue des émissions de “télé-réalité” en proposant d’explorer d’autres mondes possibles”.<br />
C’est beaucoup prêter à cet imaginaire de pacotille. Et puis de quel autre monde pourrait-il être possible quand les “séries télévisées” et la “téléréalité” sont les deux faces de la même pièce ! L’amateur de séries télévisées peut le cas échéant se gausser des émissions de la téléréalité ou en déplorer le principe racoleur sans s’apercevoir qu’il est lui aussi captif du spectacle télévisuel : sa fascination pour ses séries préférées le rend non moins dépendant, plus même, que le téléspectateur représentatif du “public populaire” qui recherche dans les shows de la téléréalité quelque antidote à son ennui. Un téléspectateur moins dupe qu’on ne le croit de la médiocrité qui s’affiche à l’écran. Les constatations critiques d’Adorno en 1948 sur le cinéma hollywoodien (le chapitre “La production industrielle de biens culturels” dans <em>La dialectique de la raison </em>) traduisent encore plus pertinemment de la manière dont les séries télévisées fictionnent : “Les développements doivent autant que possible résulter de situation immédiatement précédente et surtout pas d’une vue d’ensemble. Il n’y a pas d’intrigue qui résisterait au zèle des scénaristes s’appliquant à tirer d’une scène tout ce qu’on peut en tirer. Pour finir, même la trame semble dangereuse dans la mesure où elle a fourni un contexte - si misérable fut-il - alors que seul le manque de signification est acceptable. Souvent on refuse malignement à l’intrigue le développement que les caractères et le sujet même exigeaient suivant l’ancienne trame. Au lieu de cela, on choisit pour la prochaine étape l’effet apparemment le plus efficace qu’imaginent les scénaristes pour la situation du moment. On imagine un banal effet de surprise qui fera irruption dans l’intrigue du film”.<br />
Un aspect, juste suggéré, n’a pas été développé : l’américanisation croissante dans le domaine culturel de nos élites intellectuelles. Une fois de plus France Culture représente un bon indicateur pour mesurer la place prise par la culture anglo-saxonne auprès de la nouvelle génération des producteurs de la chaîne. A ce point, en l’élargissant à l’ensemble du monde intellectuel, qu’un livre de Philippe Roger fort remarqué lors de sa parution en 2002 (<em>L’ennemi américain : généalogie de l’antiaméricanisme français </em>), défendant la thèse d’une permanence de l’antiaméricanisme en France, est devenu douze ans plus tard obsolète, du moins pour ce qui concerne la vie culturelle dans l’hexagone et les positionnements intellectuels qui en résultent. Ce qui nous ramène par la bande à la postmodernité qui, selon Jameson, “représente le premier style mondial spécifiquement nord-américain”.<br />
Venons-en sans transition au téléphone portable (ou mobile ou cellulaire). Quand, vers la fin du XXIe siècle des historiens se pencheront, via la “révolution numérique”, sur l’émergence d’un “monde numérique” un siècle plus tôt, nul doute qu’ils s’accorderont pour associer ce basculement à l’explosion du téléphone portable (et de ses succédanés : smartphone, etc.) devenu en l’espace de deux trois décennies l’objet roi et le fétiche des temps postmodernes. On ne saurait cependant entrer dans le vif du sujet sans apporter tout d’abord les précisions suivantes, indispensables sur les plans écologique, sanitaire et policier. Premièrement : l’industrie du téléphone portable est l’une des plus polluantes et plus grande consommatrice d’énergie électrique et de ressources en eau. Deuxièmement : son utilisation régulière et prolongée provoque à plus ou moins long terme des désordres fonctionnels et des maladies chroniques (<strong>11</strong>). Troisièmement : on n’a rien trouvé de mieux pour contrôler policièrement parlant les itinéraires, l’emploi du temps et le réseau de relations des utilisateurs (<strong>12</strong>).<br />
Ceci précisé on ajoute que la question du choix (en avoir ou pas) se pose de moins en moins puisque posséder un téléphone portable devient quasiment obligatoire pour de nombreux actes de la vie quotidienne (sans parler de la disparition programmée à moyen terme des cabines téléphoniques, ou d’un équipement juste limité à quelques rares lieux publics) avec, comme conséquence parmi d’autres, que persister à vivre sans cette laisse électronique vous classe pour le mieux comme “asocial”, ou pour le pire comme un “ennemi de la société”, voire comme une anomalie qui dépasse l’entendement même des plus dépendants. Parce que nous sommes bien confrontés à une dépendance, et même à une addiction si l’on observe les attitudes et comportements de nombre de nos contemporains dans la vie quotidienne : dépendance et addiction comparables à celles qui sont habituellement relevées et souvent stigmatisées (drogue, tabac, alcool, voire plus récemment l’Internet et les jeux vidéo). Sauf que dans le cas du téléphone portable le déni est de rigueur en raison des intérêts financiers qui y sont liés (encore plus importants ici), mais surtout puisque tout le monde (ou presque : à l’exception des plus âgés, ou de “réfractaires” ou “résistants” comme l’auteur de ces lignes) dispose d’un téléphone portable. <br />
Cette dépendance induit en retour des comportements et des modes de relation au monde qui nous replongent au cœur de la problématique postmoderne. Celui, par exemple, de se trouver en situation d’être joignable en tous lieux et à tout moment ; et réciproquement. On sait que les cadres du secteur privé y sont pour la plupart assujettis depuis déjà un certain temps. Ce qui représente à la fois une forme de contrôle entrepreneurial et une intrusion dans la vie privée des salariés équipés de ce type de prothèse. En dehors du monde salarial cela devient non moins préjudiciable quand la très grande majorité de nos contemporains y souscrivent, dirais-je, de leur plein gré. Cela n’est pas sans reposer la question fondamentale de la liberté : n’est-elle pas réduite aux acquêts des lors que l’on tient pour indispensable et nécessaire le fait de pouvoir être joint en tous lieux et à tout moment, et de pouvoir disposer de même avec quiconque. Certains des utilisateurs ont à ce point intégré cette “obligation” que l’impossibilité de joindre un correspondant crée une frustration qui peut le cas échéant prendre des aspects bruyants ou pathologiques selon les intéressés. Dans ce registre, en l’élargissant à la plupart des utilisateurs, les dommages collatéraux doivent être mentionnés. En particulier l’attente d’un appel, et par définition toute communication téléphonique limitent et réduisent dans l’espace public les capacités d’attention, d’écoute et de disponibilité (on pourrait également le dire de la lecture mais celle-ci reste tributaire de conditions particulières et l’on ne saurait entrer ceci dit dans des comparaisons déplacées). Ceci s’aggravant dans les transports en commun, lieux privilégiés pour converser avec d’autres utilisateurs ou pour envoyer des SMS. Un phénomène qui s’élargit même à la salle de cinéma quand les spectateurs consultent plus ou moins fréquemment durant une projection l’écran de leur portable. On ne saurait oublier les nuisances sonores que provoque l’utilisation du téléphone portable dans l’espace public, laquelle génère des comportements irrespectueux, voire grossiers envers les personnes environnantes. Ceci et cela n’étant pas sans fortement influer sur l’indistinction entre les sphères publique et privé. On la retrouve ailleurs dans les médias et le monde politique mais elle prend ici un caractère flagrant, auquel chacun se trouve confronté.<br />
Toutes les personnes en possession d’un téléphone portable ne peuvent certes être confondues avec celles qui s’en servent de manière régulière et intensive, ou encore compulsive. Les premières, qui en font un usage limité ou volontairement restreint à quelques actes de la vie quotidienne, tout en critiquant généralement les types de comportements qui viennent d’être relevés ci-dessus, n’en insistent pas moins sur l’aspect pratique de la chose, le seul susceptible de justifier la possession d’un téléphone portable. Ceci parfois assorti d’une volonté d’en prouver le bien fondé. On vous citera par exemple le cas d’un individu dont on a sauvé la vie parce qu’il disposait d’un téléphone cellulaire. Je ne saurais nier cet aspect “pratique” mais il y aurait beaucoup à dire sur ce qu’on entend défendre et valoriser à travers cet adjectif passe-partout. Ceci pose une question plus globale, philosophique même, qui dépasse le cadre proprement dit de cette réflexion. En revanche on ne la quittera pas en concluant sur un aspect négligé de la critique du téléphone portable, mais abordé plus haut avec les séries télévisé, celui de l’imaginaire. Car de quel imaginaire peut-il encore être question quand l’inconscient devient ainsi colonisé ou parasité pour toutes les raisons qui concourent à faire du téléphone portable (et de ses succédanés) le fétiche des temps postmodernes !<br />
Il est inutile de s’attarder sur les Lipovetsky, Maffesoli (la tête de nœud papillon) et consorts qui célèbrent à l’envi nos sociétés postmodernes (ou hypermodernes, comme les appelle le premier). En revanche, et à titre d’exemple paradoxal, je mentionnerai la pensée d’un philosophe encore peu connu, Francesco Masci, qui ne fait lui nullement référence ou allégeance dans l’un ou l’autre de ses ouvrages à un quelconque ancrage postmoderne. Masci entend travailler “à construire une nouvelle lecture de la modernité et de son évolution (<strong>13</strong>)”. Ses analyses prennent plus particulièrement en compte la culture qui, dit-il, “participe à la mise en ordre du monde” et s’avère être “une force de conservation plus qu’une force révolutionnaire”. Ceci passant par une volonté de “rompre avec l’illusion bicentenaire d’abord romantique, puis avant-gardiste, et enfin adornienne et aussi debordienne d’un pouvoir exorbitant d’ordre presque religieux attribué aux images et aux événements, le pouvoir de sauver un monde à priori mauvais”. On voit mieux de quelle “modernité” Masci veut nous entretenir. Relevons, cela n’est pas anodin, que lors de la parution de son premier ouvrage Francesco Masci reconnaissait être lui aussi passé par cette “tradition de pensée” vouée en ce début de XXIe siècle aux gémonies, mais qu’il en était heureusement sorti après un long apprentissage de la déception. <br />
Une telle critique de la modernité n’est certes pas sans précédent. Ici Masci veut bien admettre “des proximités” avec des auteurs appartenant à la tradition conservatrice. Et parmi eux Hobbes, Carl Schmitt, Gehler, le premier Jünger, Luhmann : lectures qui, on le subodore, ont contribué à dessiller les yeux de notre philosophe durant ce “long apprentissage de la déception”. Masci dit se servir des “concepts élaborés” par ces différents auteurs sans que cela veuille induire “une proximité idéologique ou même simplement théorique avec ces auteurs”. Étonnant, non ? Parce que, ajoute Masci dans la foulée, ces mêmes auteurs “offrent toute une série d’outils conceptuellement neutres”. On regrette que la pensée mascienne reste relativement confidentielle car ce “conceptuellement neutre” pouvait devenir la scie philosophique de la saison. Il est quand même étrange d’apprendre que chez des auteurs éminemment conservateurs pour quelques-uns, ou ayant eu des sympathies nazies voire un engagement national-socialiste chez d’autres, soit ainsi préservée pareille neutralité, alors que Masci refuse cette même “neutralité du concept” pour toute pensée qui serait peu ou prou marxiste ou poststructuraliste. <br />
Alors en quoi, pour y revenir, Francesco Masci peut être considéré comme un auteur postmoderne ? Cinq traits, principalement, y concourent : l’évolution de la domination, la disparition de l’individu, l’émergence d’une culture absolue, l’obsolescence du nouveau, et l’innocuité des promesses d’émancipation.<br />
1) Pour Masci la domination jadis “était politique”, ou du moins “avait un rapport positif au pouvoir”. Tandis qu’aujourd’hui “les conflits utilisent un processus de déréalisation, les gestes politiques ne sont plus que des jugements moraux sous forme de fiction”.<br />
2) Ce qui entraîne “la disparition de l’individu” comme “unité significative et sa réappropriation (...) comme subjectivité fictive, comme un agrégat d’images interchangeables”.<br />
3) Ceci dans un contexte de “culture absolue”, laquelle “est justement née comme réaction à la disparition de l’individu de la société” : Masci appelant culture absolue “la machine de reproduction d’évènements ou d’images auto-référentielles qui forment l’unique milieu où les individus sont capables de se connaître et de se reconnaître”.<br />
4) Jusqu’au milieu du siècle dernier l’événement, qui succédait à un autre, entrait dans le champ du nouveau. Puis “l’accélération de ce processus a rendu caduque l’idée de nouveauté (...) désormais il suffit que quelque chose de différent se passe mais cette différence n’est plus connectée à l’idée de nouveauté”.<br />
5) Masci, qui se défend de vouloir porter un jugement critique sur ce monde, entend seulement établir le constat de ce qui advient et perdure. Il précise que ce “champ de bataille” par lui observé, s’effectue “du point de vue du pouvoir”. De ce poste d’observation donc, notre philosophe constate que les promesses politiques d’émancipation ne sont plus tenues que sur le plan imaginaire et relèvent de ces fameuses “subjectivités fictives”. D’où l’aversion réitérée de Masci à l’égard d’une “pensée critique” (représentée par Adorno et Debord) coupable de “redoubler l’emphase de cette promesse” et de reproduire “une sorte de division ontologique entre des images bonnes et donc capables de sauver le monde et la culture elle-même de sa compromission avec celui-ci et les images mauvaises et corrompues”.<br />
Ces analyses, malgré les faiblesses ou l’aspect hors sujet des commentaires concernant la “pensée critique”, possèdent néanmoins plus de séduction que les observations sociologiques des Maffesoli et compagnie, du moins dans les secteurs de la branchitude intellectuelle et culturelle aquis au postmodernisme. Cependant, dés-lors que l’événement devient fiction, l’individu disparu, le conflit déréalisé, et que l’on ne cesse de nous entretenir de livre en entretien de “subjectivités fictives”, tout ce patient assemblage théorique ne risque-t-il pas de subir le sort d’un château de cartes ? Et puis, au lecteur qui se demanderait pourquoi tel penseur n’est jamais cité, en raison d’une autre proximité, éloignée celle-ci de la tradition conservatrice, Masci prend la peine de distinguer sa pensée de celle d’un Baudrillard en arguant que “le devenir fictif du monde” auquel il se réfère “n’a rien à voir avec cette lecture (...) où le simulacre aurait pris le dessus sur le réel”.<br />
En 2007, interrogé lors de la parution de son premier livre, <em>Superstition, </em>Francesco Masci précisait que “le destin des deux derniers siècles de la culture, et donc de la production symbolique, semble être marquée par l’émergence d’une injonction : abolir la réalité”. Ce propos fait curieusement écho à celui que tiennent Diotime et Ulrich dans le paragraphe 69 de <em>L’homme sans qualités </em>: irritée par le discours que lui tient le second, la première lui demande (“Et que feriez-vous donc, si vous aviez pour un jour, le gouvernement du monde ? ”), ce à quoi Ulrich répond (‘”Sans doute ne me resterait-il plus qu’à abolir la réalité”). Pourtant tout sépare, vertigineusement même, ce qu’implique pour Masci pareille injonction, et pour Musil pareille proposition. Là où le premier se livre in fine, de manière paradoxale certes, à une “apologie de la domination” (le sous-titre de son second ouvrage, <em>Entertainment ! </em>), le second, sans expliquer ensuite précisément ce qu’entend Ulrich par “abolir la réalité”, implicitement il va sans dire s’y réfère dans de nombreuses pages de <em>L’homme sans qualités, </em>lesquelles sous des angles très divers font le procès de cette même domination sur un mode qui reste d’actualité pour le lecteur de ce début de XXIe siècle. La marque des grands livres en quelque sorte.</p>
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<p> L’ouvrage de Thomas Frank, <em>Le marché de droit divin : capitalisme sauvage et populisme de marché, </em>dresse un tableau exhaustif et pertinent de la manière dont le monde des affaires, aux États-Unis dans les années 1990, a non seulement consolidé ses positions sur le plan économique mais également gagné l’une des “bataille des idées” en entretenant l’illusion d’être en phase avec les intérêts des classes populaires. Comme l’écrit Frank : “A mesure que, en théorie, les chefs d’entreprise se fondaient dans le peuple, ils découvraient des armes nouvelles et efficaces qui leur permettaient de remporter le “grand débat” contre ceux qui cherchaient à réglementer et à contrôler tous les aspects de l’entreprise privée. puisque les marchés étaient l’expression de la volonté populaire, la grosse totalité des critiques portées à l’encontre des milieux d’affaire pouvaient être présentées comme l’expression d’un mépris condamnable à l’homme du commun”. Pour expliquer pareil escamotage Frank s’appuie sur la notion de “populisme de marché” qu’il définit ainsi : “Le populisme de marché critique “l’élitisme” tout en transformant la classe des dirigeants d’entreprise en une des élites les plus riches de tous les temps. Il s’en prend à la hiérarchie mais il fait de l’entreprise la plus puissante institution du monde. Il célèbre l’autonomisation accrue de l’individu mais il considère pourtant ceux qui en usent pour défier les marchés comme des automates. Il acclame la liberté des choix tout en proclamant que le triomphe des marchés est inévitable”.<br />
Encore fallait-il pour vanter les mérites du consumérisme (présenté comme le “produit collectif légitime du peuple en personne” par les idéologues du populisme de marché) changer en quelque sorte de peuple : non pas dans l’esprit de la fameuse boutade de Brecht, mais tout bonnement en cessant d’identifier le dit peuple aux “travailleurs” (comme cela avait toujours été le cas depuis la naissance du mouvement ouvrier) pour lui substituer le terme de “consommateurs”. James Twitchell, dans un ouvrage faisant l’apologie du consumérisme (<em>Lead Us Into Temptation </em>) affirme que les consommateurs ont déjà le pouvoir et qu’ils le doivent bien évidemment à l’économie de marché. L’une de ses remarques, précisant que les consommateurs produisent eux-mêmes la culture de masse, représente une bonne transition pour en venir aux <em>cultural studies.<br />
</em>Un lien, encore, peut être fait entre le consumérisme et les <em>cultural studies</em> (courant de recherches universitaires que l’on présentera pour simplifier comme une approche transversale des cultures populaires, ou minoritaires, voire contestataires) quand selon l’un des penseurs des cultural studies, Machael Bérubé, celles-ci ont pour principal objet de décrire “comment les consommateurs déforment et transforment les produits qu’ils utilisent pour construire leurs vies propres”. Plus fondamentalement, les <em>cultural studies</em> se positionnent délibérément contre une “conception élitiste de la culture” (l’École de Francfort, vilipendée, se trouvant en première ligne) et ainsi entendent célébrer tout ce que les “élitistes” considèrent comme étant des résidus culturels. Comme le remarque malicieusement Thomas Frank, le terme “élitiste” (au sujet duquel un collaborateur du <em>Times </em>écrivait en 1992 qu’il “avait fini par rivaliser (avec), voire remplacer celui de “raciste” au rand d’insulte la plus banale de notre époque” au pays de l’Oncle Sam) ne qualifie nullement “les dirigeants des studios hollywoodiens”, ni “les producteurs de la télé”, et pas davantage les responsables de l’une ou l’autre des industries et institutions culturelles, mais les “arrogants professeurs” de l’École de Francfort et leurs disciples. Contre ces sempiternels adversaires de l’industrie du divertissement, marxistes de surcroît, “la communauté des cultural studies, poursuit Frank, s’émerveillait inlassablement devant ces lieux de “résistance” que constituent les débats télévisés, les sites pour science-fiction, les vidéos rock, les magazines de mode; les galeries commerciales, les bandes dessinées, etc.” : cette liste pouvant être élargie aux sitcoms, à l’esthétique publicitaire, aux danses en monôme, à la culture des marques, aux réunions tuperware, aux parades de rollers, et, etc.<br />
Comment ne pas faire à nouveau un rapprochement entre le “populisme de marché” et ce “populisme culturel” illustré ci-dessus par les cultural studies. Le premier comme le second invitent à bousculer les hiérarchies, dénoncent l’élitisme (d’un côté celui de ceux qui proposent de réguler et réglementer le marché, de l’autre celui des contempteurs de la culture de masse), et mettent en avant l’autonomie du grand public (en terme de consommateurs, ici et là). Ce “populisme culturel”, on l’aura sans doute compris, étant l’un des principaux agents de transformation du monde dans son acception postmoderne.</p>
<p align="RIGHT">Max Vincent<br />
mai 2014</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica; min-height: 14.0px"> </p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica; min-height: 14.0px"> </p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(1) A consulter sur “l’herbe entre les pavés” (dans la version pdf) : http://www.lherbentrelespaves.fr/public/michea.pdf</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(2) Dans le n° 42 de la revue <em>Lignes.</em></p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(3) Le populisme se porterait encore mieux au Parti de Gauche qu’au Parti Communiste (pour se limiter aux deux principales composantes du Front de Gauche). Cela, toute proportion gardée, doit être mis en parallèle avec un discours antisocialiste plus virulent chez les dirigeants du Parti de Gauche que ceux du Parti Communiste. Ceci pour des raisons très objectives : le premier étant majoritairement un parti de militants quand le second compte encore de nombreux élus dans ses rangs (ce qui nécessite des “alliances à gauche”, et prioritairement avec le P.S.). Même au sein du Pari de Gauche cette différence apparaît aussi entre le pôle Mélenchon-Delapierre, et celui représenté par Martine Billard. Il est vrai que les deux premiers (32 ans de P.S. chez Mélenchon, 22 ans pour Delapierre) ont des comptes à régler avec le P.S. mais également avec leur passé socialiste. J’ajoute que le maximalisme mélenchonien en l’occurrence s’explique aussi - l’intéressé l’a reconnu - par des humiliations subies à l’intérieur du P.S., du temps où Hollande en était le premier secrétaire. Autre paradoxe : le succès des prestations médiatiques de Mélenchon est dû en partie à une posture empruntée à feu Georges Marchais. </p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica"> L’une des dernières manifestations de ce populisme étant le bruyant soutien apporté par Mélenchon et le Parti de Gauche à Jérôme Kerviel (également soutenu par les souverainistes de Debout la République et une partie de l’épiscopat catholique). Mélenchon allant jusqu’à comparer Kerviel à Dreyfus ! Si le capitaine Dreyfus n’avait que le tort d’être juif, le trader Kerviel a en toute connaissance de cause largement utilisé et profité d’un système qui lui a finalement fait payer ce qu’il s’autorise lui en toute légalité. Cette comparaison qui s’avère autant déplacée que grotesque témoigne aussi de l’inculture historique de Mélenchon quand il déclare : “A gauche on est comme ça depuis l’affaire Dreyfus, Dreyfus n’était pas des nôtre et on l’a soutenu”. On rappellera à Melenchon que les socialistes étaient alors divisés, et comptaient dans leurs rangs nombre d’anti-dreyfusards (lesquels l’étaient pour des raisons qui ne se confondaient pas avec celles des anti-dreyfusards de droite). Si l’on essaye de trouver un équivalent parmi les courants socialistes de la fin du XIXe siècle à l’actuel Parti de Gauche il n’est pas certain qu’on le trouverait parmi les dreyfusards. En citant ce que Mélenchon déclarait en 2010 (“Cet homme est un voleur (...) et par conséquent il est juste qu’il soit puni”) on se demande si l’effet “repenti”, illustré par l’audience accordée par le pape François à Jérôme Kerviel, n’a pas en fin de compte déteint sur Mélenchon. On pourrait me rétorquer que tout est bon dans le cochon : ce soutien à Kerviel étant un opportun et excellent moyen de s’en prendre à la finance. Sans doute, mais les “communicants” qui ont durant ce printemps 2014 pris en charge Jérôme Kerviel afin de médiatiser ce chemin de repentance, et lui donner le plus large écho possible auprès de l’opinion publique, avaient tout lieu de prendre pour du “pain béni” les dernières déclarations de Mélenchon. Qui a joué le rôle d’idiot utile, en définitive, dans cette histoire ?</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica; min-height: 13.0px"> </p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(4) Pascal Ory est à ma connaissance le seul collaborateur du “Panorama de France-Culture” (longtemps “l’émission-phare” de la chaîne) encore présent dans la dernière des émissions en date sur cette même tranche horaire. Cela ayant perduré avec ensuite avec “Tout arrive” et “La Grande table”. Cette présence exceptionnelle doit être soulignée. Ceci pour dire aussi que de l’eau a coulé sous les ponts de France Culture depuis la suppression du Panorama. Les thèses défendues dans notre texte pouvaient encore être exposées dans le Panorama (discutées, critiquées ou éreintées). Aujourd’hui, à l’enseigne de “La grande table”, il n’en est ou serait même plus question.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(5) Dans un article (“Roman populaire, du mauvais genre à la reconnaissance”) d’un numéro spécial de la <em>Quinzaine littéraire </em>sorti l’été 2008 et intitulé “Du roman populaire au roman grand public”.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(6) Il existe cependant une façon de contourner l’obstacle en revendiquant haut et fort ce que la Culture (avec un grand C) serait censée mépriser : telle l’émission “Mauvais genre” sur France Culture, crée il y a une vingtaine d’années, qui illustre et défend mordicus sous cette appellation les “littératures mineures”, la BD et le cinéma de genre. Sauf qu’à l’usage, et en raison de son succès, la terminologie “mauvais genre” n’a plus en 2014 la même pertinence quand de larges secteurs de la scène culturelle la revendiquent ou la reprennent. Nous conseillons à l’excellent François Angelier (le producteur de “Mauvais genre”), s’il veut revenir aux sources mêmes de l’émission (et retrouver ainsi la force du concept de “mauvais genre”) d’accorder une large place à Richard Millet, Renaud Camus, Marc-Édouard Nabe, pour ce citer qu’eux, qui remplissent à ravir ce “cahier des charges” si l’on en croit les professionnels de la profession.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(7) D’un point de vue général et quantitatif, il va de soi. Pour ne citer qu’un seul exemple en terme d’emballage, relevons, dans certains cas, le hiatus entre la bande annonce d’un film (destinée à vendre un produit selon les méthodes éprouvées de la publicité), et les formes et contenus mêmes du film.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(8! Au lieu des <em>Janique Aimée, Temps des copains, Chevalier de Maison Rouge, </em>et autre <em>Compagnons de Jéhu.</em></p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(9) Tels <em>Rintintin, Destination danger, L’homme invisible, Les hommes volants, Commandant X, Les incorruptibles, </em>et autre <em>Bonanza.</em></p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(10) Un moment inouï, à l’aune de ce qu’est devenue la télévision, de l’histoire de ce média à une époque, on le rappelle, où le téléspectateur ne disposait que d’une seule chaîne. Autant la télévision française était corsetée sur le plan de l’information politique, autant elle remplissait à l’instar des <em>Perses </em>une fonction culturelle et “pédagogique” pas toujours revendiquée qui pouvait s’apparenter à une forme d’éducation populaire.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(11) Comme le rappelle une fois de plus une étude publiée en mai 2014 par l'Institut de santé publique et d’épidémiologie et de développement de l’Université de Bordeaux qui établit un lien entre l’utilisation régulière et intensive du téléphone portable pendant plusieurs années et un risque accru de développer une tumeur au cerveau par rapport à des utilisateurs non réguliers.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(12) L’argument selon lequel cela a permis de révéler les pressions qu’exerçait Sarkozy dans les domaines de la justice et du contre-espionnage, et justifierait donc en l’occurrence ce type de contrôle est nul et non avenu. Sarkozy est suffisamment impliqué dans cette affaire-ci ou d’autres pour que l’on puisse raisonnablement penser qu’il sera mis en examen (si le justice fait son travail). Et puis cela concerne tout justiciable, qu’il soit ancien président de la république ou pas. Enfin ceci coupe l’herbe sous le pied d’un Plenel qui fait un distinguo entre les bonnes écoutes, celles par exemple installées par un particulier dans l’appartement de Liliane Bettencourt ou à la demande d’un juge pour le téléphone portable de Sarkozy, et les mauvaises, celles dont l’intéressé a fait l’objet du temps de la présidence Mitterrand.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(13) Toutes les citations qui suivent sont extraites, sauf indication contraire, de l’un ou l’autre des entretiens donné par Masci à l’occasion de la sortie de l’un de ses trois livres. Francesco Masci fait partie de ces philosophes dont la pensée présente plus de clarté lors d’un entretien que dans ses ouvrages (en cela, semble-t-il, Masci s’inspire de l’une de ses références, Niklas Luhmann, qui choisit délibérément de s’exprimer de manière complexe, voire énigmatique ou contournée, pour protéger sa pensée de compréhensions trop rapides risquant de produire des incompréhensions réductrices.</p>
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