L'herbe entre les pavés - Mot-clé - Michea2024-02-08T10:23:55+01:00Max Vincenturn:md5:8f0e7b5ea955bbb43c88ab343e5a1306DotclearPopulisme et postmodernitéurn:md5:5f1319b9e6899bccb4b05e473706d0372014-05-30T17:55:00+02:002014-05-30T17:55:00+02:00Max VincentCritique socialeAdornoculture de masseDebordJamesonMicheamodernitéPolitiquepopulismepostmodernité <!--Fichier créé par le filtre AppleWorks HTML Filter 6.0-->
<p align="CENTER"> “Une élite qui veut s’imposer doit proclamer son allégeance la plus résolue à la<br />
foule inconstante. Elle doit revendiquer la plus grande “proximité” avec les<br />
problèmes du peuple et savoir anticiper les mouvements de l’opinion<br />
publique. En bref, elle doit sembler la moins “élitiste” possible”.<br />
Christopher HITCHENS</p>
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Une critique se voulant radicale aurait tort d’occulter ou de négliger ce que recouvre aujourd’hui la notion de populisme ; mais également les querelles sémantiques ou idéologiques que l’emploi de cette terminologie suscite dans l’espace public : depuis son instrumentalisation par les uns jusqu’aux fortes réticences de la reconnaître telle par les autres. Il importe donc de clarifier ce que l’on désigne sous le nom “populisme” et l’adjectif “populiste” quand ceux qui se veulent critiques sinon plus envers le populisme ne le font pas toujours à bon escient, ni pour de bonnes raisons, ou en élargissant cette notion risquent d’en diluer le sens ; alors que leurs adversaires, contempteurs de cette même notion, n’ont pas tort de relever le caractère parfois manipulateur de ce type de discours, mais en s’arrêtant là s’interdisent de penser par cela même la réalité du populisme.<br />
Pourtant, plus fondamentalement, si cette critique du populisme doit être dans un premier temps traitée de manière autonome, il convient de la replacer ensuite dans le procès fait ici au “monde tel qu’il va” en la mettant en relation avec ce que recouvre par ailleurs une notion moins polémique, mais plus diffuse, voire plus insidieuse quant à ses effets délétères en ce début de XXIe siècle - et ceci ne fait que commencer : je veux parler de la postmodernité. Ce qui signifie que penser l’une et l’autre, mais plus encore les penser dans leur réciprocité devrait être l’un des axes d’une “critique radicale” digne de ce nom. <br />
J’ajoute que si l’un, le populisme, sera plus loin défini dans des termes qui peuvent être discutés, mais qui néanmoins font suffisamment le tour de la question pour répondre à celles que pourrait se poser le lecteur, qu’il soit d’accord ou pas ; l’autre, ce vaste chantier de la postmodernité, ne saurait en raison de sa complexité et de son “caractère double” être traité sur le même mode. Je me contenterai pour l’instant de poser quelques jalons.<br />
Un lien reste encore à établir entre “populisme” et “postmodernité”. On ne pourra pas faire l’économie, pour prolonger le premier et introduire la seconde, d’une réflexion sur ce que mettent en jeu dans ce même procès “culture populaire” d’un côté, et “culture de masse” de l’autre. C’est dire en quoi le populisme, parmi d’autres effets, prospère sur les ruines des cultures populaires, tandis que la culture de masse est l’une des portes d’accès à la postmodernité.</p>
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<p> Qui reconnaît être populiste ? Pas grand monde semble-t-il. Pourtant Jean-Luc Mélenchon veut bien endosser la tunique populiste : “Je n’ai pas du tout envie de me défendre de l’accusation de populisme (...) Populiste, moi ? J’assume”. Marine le Pen lui répond : “Moi je suis populiste avec le peuple, lui populiste sans le peuple”. Ce à quoi Mélenchon pourrait rétorquer : “Non, c’est moi !”. Etc., etc. Un tel “pas de deux” ne permet certes pas de distinguer un “populisme de gauche” d’un “populisme de droite”. Et puis, y-a-t-il lieu de faire ici une distinction ? Je laisse la question pour l’instant en suspens. <br />
Donc, comme on vient de le voir sur le strict échiquier politique, quelques-uns de ceux que les médias appellent des “extrêmistes” acceptent volontiers de reprendre à leur compte l’appellation populiste. Il n’en va pas exactement de même dans le domaine de la pensée et des idées où les candidats ne se bousculent pas. A la notable exception d’un Jean-Claude Michéa qui, de livre en livre, se plaint d’un détournement de sens et dénonce à travers lui une manipulation des contempteurs du populisme. Allant même jusqu’à entonner l’air de la théorie du complot quand il écrit (dans <em>Orwell éducateur </em>) que le mot populisme aurait été “intégralement falsifié sur ordre par les <em>politologues </em>et <em>néojournalistes </em>de l’ordre établi”. A ce jour Michéa ne nous a toujours pas dévoilé les identités de ces ordonnateurs si puissants. Il semblerait pourtant que parmi ceux-ci figurent les “néojournalistes” à qui Michéa accorde généreusement un entretien lors de la sortie de l’un ou l’autre de ses ouvrages.<br />
Par-delà ce propos caricatural (ridicule ou un rien paranoïaque, c’est selon), Michéa pose une question récurrente, liée à la capacité qu’ont certaines notions d’évoluer ou pas dans des conditions historiques qui restent à préciser, et aux détournements de sens qui en résultent. Michéa, sans le dire (voire en l’ignorant), défend ici une position cratylique : à savoir que les mots disent quelque chose de préférence une fois pour toute contre la tendance contemporaine d’en émietter le sens, à ce point qu’on peut parfois leur faire signifier le contraire de ce qu’ils voudraient dire. Ou, pour simplifier, le mot étant lié intrinsèquement à la chose, on peut en déduire que son sens est immuable. Cette question, toute légitime soit-elle, dans le cas précis du populisme ne se pose plus en 2014.<br />
Populisme, du moins en France, a désigné au début des années 1930 une école ou un courant littéraire qui, selon la définition du Robert, “cherche dans les romans à dépeindre avec réalisme la vie du peuple”. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de relever que ce courant littéraire défendait une littérature indifférente, voire hostile à la politique. Cette école populiste, écartelée entre les partisans de la littérature prolétarienne d’un côté, et les tenants du réalisme socialiste de l’autre, ne passera pas le cap des années 30. <br />
Dans les pays de langue anglaise <em>populism </em>se rapporte au mouvement populaire apparu aux États-Unis vers 1880. D’abord impulsé par des petits fermiers, ce mouvement ensuite élargit sa base sociale et tente (la création du “People’s Party”) de devenir une force électorale susceptible de concurrencer Démocrates et Républicains. Il ne survivra pas à l’élection présidentielle de 1896. Parallèlement, on désigne également “populistes” les mouvements révolutionnaires russes opposés violemment au Tsar durant le XIXe siècle et exaltant les valeurs paysannes d’une “Petite Mère Russe” hostile à la modernisation de la société.<br />
C’est bien entendu à ces deux courants, russe et américain, que Michéa entend se référer. Sous sa plume, d’ailleurs, le populisme devient une notion extensible puisqu’il croit découvrir dans le western “quelque chose encore des valeurs de ce fier populisme américain” alors que la conquête de l’Ouest était quasiment achevée en 1880. Il est vrai que Michéa n’est pas à un télescopage historique près dés-lors qu’il s’agit de sauver les meubles, le sens d’un mot en l’occurrence. Car le populisme n’a pas été vers la fin du XXe siècle “intégralement falsifié sur ordre” mais subi le sort de ces notions ou concepts forgés par des spécialistes (historiens dans le cas présent) : notions qui à la faveur d’un processus historique précis changent de signification pour venir combler un vide sémantique. Nous passons en quelque sorte du particulier, un phénomène historique limité dans le temps comme dans l’espace, au général : cette vague de fond n’épargnant aucun des pays du monde occidental aujourd’hui. L’aspect péjoratif en découlant n’a rien d’un tour de passe-passe : ce n’est que la conséquence d’une “nouvelle donne” au sujet de laquelle quelques rappels s’imposent.<br />
Pour ce faire, je reprends ci-dessous la définition du populisme proposée dans <em>Cours plus vite Orphée, Michéa est derrière toi ! </em>(<strong>1</strong>)J’indiquais tout d’abord que celle-ci avait changé de signification, progressivement il va sans dire, depuis une trentaine d’années. J’ajoutais que le populisme désigne aujourd’hui des courants de pensée ou des forces politiques apparus vers la fin du XXe siècle dans un climat de mondialisation accélérée, qui, disant parler au nom du peuple ou affirmant vouloir en défendre les valeurs, excipent des légitimes inquiétudes des classes populaires devant pareille évolution <em>pour leur proposer une médecine et des remèdes pires que la maladie. </em>Le populisme, d’une part, participe de la liquidation du prolétariat comme sujet émancipateur visant à l’abolition des classes sociales (car reposant sur l’hypothèse que le peuple étant unifié le populisme entend ignorer la division de classe : l’ennemi devenant ici l’étranger ou là les forces qui incarneraient un “parti de l’étranger”) ; d’autre part, le mentionner ad nauseam sert de repoussoir (et exerce par cela même un chantage éthique) aux élites converties à la mondialisation, lesquelles brandissent le cas échéant cet épouvantail pour fustiger la défense très légitime des avantages acquis par les salariés. Cette dernière précision s’avère nécessaire pour dire en quoi nos gouvernants, et plus encore les experts qui les inspirent, par-delà la perniciosité bien réelle du populisme, ont recours au vocable “populiste” pour déligitimer des formes de dissensus qui remettraient en cause le consensus dominant (ou décrit comme tel) en ce qui concerne l’expression démocratique des salariés d’abord, voire en l’élargissant aux questions religieuses et raciales. Ceci ne délégitimant d’aucune manière, faut-il le rappeler, le qualificatif de populiste appliqué aux partis, courants de pensée et mouvements répondant de la définition ci-dessus.<br />
Pourtant, ceci posé (et exposé sous toutes ses occurrences), le malentendu qui persiste autour de la notion de populisme n’est-il pas dû en amont aux difficultés déjà de s’entendre sur la terminologie “peuple” ? Un petit livre (<em>Qu’est-ce que le peuple ? </em>) l’illustre à sa façon. Les Éditions de la Fabrique expliquent “le projet de ce livre” par “leur inquiétude (...) de voir le mot peuple rejoindre sans espoir le groupe des mots tels que république ou laïcité dont le sens a évolué pour servir au maintien de l’ordre”. Je ferai juste remarquer que le mot “peuple” dés-l’origine “recouvre une notion vague qui recoupe parfois celle de “nation”, “pays”, “population”, “ethnie” et dont le contenu est fortement marqué par ceux qui l’utilisent” (<em>Le Robert : dictionnaire historique de la langue française </em>). Quand les Éditions de la Fabrique ajoutent que cet ouvrage, malgré la diversité des points de vue et des contributeurs, serait censé “montrer ce que le <em>peuple </em>garde de solidement ancré du côté de l’émancipation”, je me demande dans quelle mesure elles ne confondent pas ici “peuple” et “prolétariat”. Serait-ce parce qu’il devient difficile de conserver le concept de prolétariat quand l’industrie dans un pays comme la France occupe de nos jours moins du quart de la population active ? Et puis là où il est convenu de parler de “l’émancipation des prolétaires” peut-on le traduire en terme équivalent avec la terminologie “peuple” ? N’y a-t-il pas dans cette substitution un forçage sémantique ?<br />
Le premier de ces contributeurs, Alain Badiou, se livre d’ailleurs à une série de variations sur les usages du mot “peuple”. Badiou distingue d’abord deux sens négatifs du mot : l’un “le type racial ou national”, de sinistre mémoire ; l’autre étant subordonné à l’existence d’un État supposé “légitime et bienfaisant” au sein duquel la classe moyenne généralisée prend le nom de peuple. Ensuite Badiou dégage deux sens positifs du même mot : le premier renvoie à une existence niée par “la domination coloniale ou coloniale, ou par celle des envahisseurs”, configurant “un nouveau peuple, tel qu’il se constitue en marge du peuple officiel pour lui arracher le mot “peuple en tant que mot politique” ; le second, plus classique, “est l’existence d’un peuple qui se déclare comme tel (...) affirmant politiquement son existence dans la visée stratégique d’une abolition de l’État existant”.<br />
Est-on plus avancé pour autant ? Cette démonstration nous renseigne davantage sur l’un des invariants de la pensée de Badiou qu’elle ne répond aux questions posées dans l’introduction de l’ouvrage. N’y a-t-il pas alors quelque abus à reprendre sempiternellement le “mot peuple” là où il serait plus avisé de parler de “plèbe”, ici de “classes moyennes”, là encore de “populations immigrées”, ici encore de “prolétariat”. On a comme l’impression que le sauvetage du mot “peuple” par Badiou serait le préalable à “l’objectif suprême de toute politique révolutionnaire : le dépérissement de l’État”.<br />
Georges Didi-Huberman, dans le même livre, répond plus à la question “Qu’est ce que le peuple ?” quand il écrit “on peut dire que le <em>peuple </em>tout simplement, “le peuple” comme unité, identité, totalité ou généralité, cela n’existe tout simplement pas (...) il n’y a pas un <em>peuple, </em>il n’y a que des <em>peuples </em>coexistants, non seulement d’une population à l’autre, mais encore à l’intérieur d’une même population aussi cohérente qu’on voudrait l’imaginer, ce qui, d’ailleurs, n’est jamais le cas”. Par conséquent, “le peuple”, notion floue, indéterminée, polysémique, n’existerait pas, ou sinon de manière plurielle (donc restrictive pour l’opposer aux sectateurs du “peuple un”), en précisant bien chaque fois ce dont il est question. Mais alors de quel peuple nous entretiennent ceux qui lui prêtent toutes les qualités du monde ? C’est là que nous retrouvons le populisme. Comme le précise Raphaël Liogier : “On peut donc définir d’emblée le populisme comme l’appel à la fiction du Peuple comme porteur de toutes les vertus et de toutes les vérités qui vont de soi (sans que l’on ait à les définir précisément)”. <br />
Et même lorsque l’on tente, à l’instar de Michéa, de le doter d’un contenu en se référant à la <em>common decency </em>(“la décence des gens ordinaires”) : cette notion, que l’on pouvait déjà discuter chez Orwell (sachant qu’elle n’avait pas pour ce dernier l’importance que lui donnent ses thuriféraires), là, un demi-siècle plus tard, devient discutable pour ne pas dire plus. Cette common decency permet à Michéa de faire ressortir à contrario “l’indécence des intellectuels”. Une caricature en chasse une autre, mais il y aurait encore un public (parmi les déçus de la gauche, de l’extrême-gauche et de la radicalité d’un côté, et de ceux qui à droite voire à l’extrême droite commentent élogieusement les ouvrages de Michéa) pour accréditer ce genre de “pensée”.<br />
Mais revenons au populisme. Parmi ceux qui s’y réfèrent, indépendamment de ceux qui le fustigent pour défendre le libéralisme et la mondialisation, d’aucuns ont tendance à appeler “populistes”, abusivement dirais-je, des mouvements, des courants ou groupements, par facilité de langage ou méconnaissance historique. Pour ne rester qu’en France, le boulangisme, par exemple, renvoie principalement au bonapartisme. Le poujadisme, lui, apparu brusquement sur la scène politique en 1956, qui est d’abord un mouvement corporatiste, tendantiellement situé à l’extrême-droite, sera deux ans plus tard en grande partie absorbé par le gaullisme. Voire plus près de nous le maoïsme version Gauche Prolétarienne, qui se signale avant tout par son aspect messianique révolutionnaire. On peut toujours à posteriori relever une rhétorique populiste chez les uns et les autres, mais cela devient secondaire du point de vue de la compréhension que nous devrions avoir du populisme aujourd’hui : du moins tel qu’il convient de l’analyser pour savoir de quoi l’on parle.<br />
A l’inverse des commentateurs n’y entendent que des effets de discours au service d’une idéologie dite dominante. Jacques Rancière (toujours dans l’ouvrage <em>Qu’est ce qu’un peuple ? </em>) argumente en ce sens dans un article dont le titre (“L’introuvable populisme”) annonce la couleur. Certes Rancière a en partie raison de souligner que l’utilisation du mot populiste par “nos élites gouvernementales et leurs idéologues” vise, d’une part à amalgamer extrême-gauche et extrême-droite, d’autre part à stigmatiser toute expression de mécontentement des salariés qui remettraient en cause les impératifs - nécessaires prétend-on en haut lieu - de la mondialisation, voire à agiter le spectre de “la foule dangereuse” devant des manifestations populaires forcément irrationnelles. D’où, comme l’écrit Rancière, force serait “d’en tirer la conclusion que nous devrions nous en remettre à ceux qui nous gouvernent et que toute contestation de leur légitimité et de leur intégrité est la porte ouverte aux totalitarismes”. Faire ressortir les bénéfices secondaires que nos gouvernants, leurs experts, les médias retirent de la dénonciation réitérée du populisme est une chose. Mais en rester là, en se contentant d’énoncer ce type de critique sans aller plus loin, revient à occulter la réalité du populisme : c’est en quelque sorte lâcher la proie pour l’ombre. <br />
Rancière termine son article par : “Le battage actuel sur les dangers mortels du populisme vise à fonder en théorie l’idée que nous n’avons pas d’autre choix”. Je constate que même un esprit pourtant averti comme Rancière peut faire preuve de cécité des lors que l’on aborde ce type de question. Non, le choix bien entendu se pose à ceux qui pensent à la fois le populisme dans sa spécificité, sa nocivité s’il faut le préciser, et à travers également la manière dont nos élites l’instrumentent aux fins que l’on sait. C’est ce que l’on appelait, en des temps de moindre confusion, “penser dialectiquement”. Rancière qui dans ce même texte précise lui aussi (comme Didi-Huberman) que “le peuple n’existe pas”, en l’explicitant par “les figures diverses, voire antagoniques du peuple”, bute sur le fait que “la notion de populisme construit, elle, un peuple caractérisé par l’alliance redoutable d’une capacité - la puissance brute du grand nombre - et d’une incapacité - l’ignorance attribuée à ce même nombre”. Il ne s’agit pas d’une invention maligne de nos gouvernants et consorts, qui savent en revanche trouver dans le libre-service populiste ce qui pourrait éventuellement les intéresser et les servir, que des effets pernicieux d’une idéologie revendiquant en son nom des mesures politiques certes différentes, selon que ces populismes s’affichent à gauche ou à droite, mais qui tous deux ont en commun de reposer sur la fiction d’un peuple vertueux par son essence même.<br />
La perniciosité du populisme peut même produire des aspects inusités en ce début de XXIe siècle. Le phénomène de “gentrification” - analysé par les sociologues dans les grandes villes du monde occidental - se traduit, pour prendre l’exemple de Paris, par la présence allant s’accroissant des nouvelles classes moyennes et classes moyennes supérieures dans les quartiers de l’est parisien (voire de la petite couronne attenante), où résidaient encore en grand nombre vers le milieu du XXe siècle les classes populaires : ceci et cela se cristallisant autour d’une trouvaille journalistique appelée à faire fortune, celle de “bobos”. Cette terminologie, qui dans un premier temps voulait traduire sous une forme familière quoique caricaturale ce phénomène de gentrification, se trouve de plus en plus utilisée, en raison de son succès justement, comme marqueur populiste. Et à ce jeu-là (de Marine le Pen à Copé) on constate que le “populisme de droite” recueille plus d’écho que le “populisme de gauche”. On ajoutera que le populisme de droite qui oppose le peuple aux dits “bobos”, mais également à la finance internationale et aux médias “bien-pensants”, se garde bien d’ajouter à cette liste les entrepreneurs et actionnaires français.<br />
Ce qui, pour boucler la boucle, nous ramène à la passe d’arme évoquée plus haut entre Marine le Pen et Mélenchon. Les renvoyer ainsi dos à dos ne signifie pas pour autant que l’on mette dans le même panier de linge sale la gauche et la droite. Je reprendrai ici un propos de Serge Quadruppani (<strong>2</strong>) mettant en garde, à travers l’emploi du mot “populisme” (lequel, selon lui, relaierait le point de vue de l’idéologie dominante), contre le risque d’amalgame. Quadruppani précise que cette “manière de refuser de distinguer entre gauche et droite pourrait rejoindre notre désintérêt pour les catégories parlementaires”. Puis il ajoute : “Sauf, comme dit l’autre, il y a deux manières de n’être ni de gauche ni de droite, une manière de gauche et une manière de droite”. Ce qui est bien vu, et renvoie comme le fait Quadruppani aux “luttes ouvrières de ces deux derniers siècles” quelque-que soient les critiques que l’on puisse par ailleurs leur adresser. Pourtant, l’autre exemple, Staline et Hitler comme seconde illustration, paraît mal choisi. Les catégories de gauche et de droite (y compris à travers la mention chez le second de “la persécution des Juifs”) deviennent moins pertinentes. Ce n’est pas tant en terme de “gauche” et de “droite” qu’il faut penser stalinisme et nazisme mais en terme de totalitarisme. Même s’il y a - nous sommes bien d’accord - façon et façon de n’être ni de gauche ni de droite pour le reste Quadruppani reste à quai en demeurant prisonnier de “préjugés” qui ne lui permettent pas de penser, comme Rancière et d’autres, le populisme dans sa globalité. On pourrait l’illustrer par un célèbre proverbe chinois (moins l’ironie : sans confondre les derniers noms cités avec un Michéa, par exemple) : regardons la lune, et non le doigt qui la montre !<br />
Les penseurs et les médias qui dénoncent le populisme le font au nom d’une conception du monde (qu’on l’appelle néolibérale, globaliste, ou postmoderne) et de catégories (celles de la démocratie représentative, du parlementarisme, et de l’intérêt bien dosé des classes dirigeantes) évidemment critiquables et condamnables. Cela ne suffit pas pour autant à invalider, du moins en grande partie, toute critique du populisme sous prétexte que ces penseurs et médias défendraient là le point de vue de “l’idéologie dominante”; C’est ici que nous retrouvons le doigt du proverbe chinois. L’un des effets de cette erreur de perspective, si l’on pousse cette logique jusqu’au bout, étant qu’il n’y aurait pas d’autre choix qu’entre le Front National et le Front de gauche. D’aucuns se récrirons, arguant d’un positionnement politique qui s’inscrirait délibérément en faux contre pareille obligation de choix. Certes, mais ont-ils pris toute la mesure de ce qu’implique le refus de se situer soi-disant sur le terrain de l’adversaire ? Mais je ne vais pas reprendre ma démonstration depuis le début. Sinon pour rappeler que l’utilisation a bon escient du mot populisme n’est nullement une manière de stigmatiser les classes populaires, pas plus qu’elle ne vise à confondre ce que recouvrent les notions de gauche et de droite (du moins dans l’idée que l’on s’en fait plus que dans la réalité), ni qu’elle serait la dernière ruse du pouvoir pour nous persuader du bien-fondé de la mondialisation et du néolibéralisme. <br />
Concluons provisoirement. On ne peut combattre en toute connaissance de cause les extrême-droite et autre “droite populaire” sans s’appuyer pour ce faire sur une critique sans appel du discours populiste. Tout comme on ne peut dissiper les illusions portées par le Front de gauche (<strong>3</strong>) sans critiquer résolument le populisme de ses cadres et dirigeants.</p>
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<p> Dans un luxueux supplément du <em>Monde </em>daté du 7 octobre 2010 (“offert” par Das Auto, Air France, Giorgio Armani, Gérard Darel, MaxMara, Lancôme, Longchamp, Lancia, Van Cleef et Arpel, Serge Lutens, Elmo, Louis Vuitton, tous grands amis de la culture) figure un article de Pascal Ory, “Non au pessimisme culturel !”, dont le chapeau (peut-être rédigé par la rédaction du <em>Monde’</em>) vaut valeur de programme : “Les élites nostalgiques ne cessent de déplorer la “culture de masse” et le prétendu nivellement intellectuel qu’elle induit, or loin d’aliéner ou d’abêtir, les produits de l’industrie culturelle permettent aux individus de s’affirmer et de reconquérir le réel”.<br />
En une seule phrase la messe est dite. L’article de Pascal Ory a le mérite de rassembler et synthétiser quelques-uns des thèmes dominants ayant cours en matière de culture et d’industrie culturelle dans les milieux universitaire et médiatique. Il reprend ici des arguments qui, derrière l’affichage (le leurre) “’élites nostalgiques”, s’en prennent en réalité à une théorie critique de la culture. Celle-ci, faute d’autres références, étant représentée par Adorno et l’École de Francfort : en première ligne, selon Ory, dans l’analyse critique des nouvelles formes culturelles marquée selon lui par la condescendance, l’élitisme ou la cécité de leurs auteurs. Pour faire bonne mesure, Ory ajoute que “l’esprit critique” est un “esprit partisan” (sic), et enfonce le clou d’une prétendue “défense des élites”, lesquelles sont “toujours portées à la délectation morose” et abonnées ad vitam aeternan au “pessimisme culturel”. <br />
Ce discours n’a rien de vraiment original. Il émane de milieux intellectuels qui depuis une trentaine d’années s’efforcent, non sans succès, d’établir des contre-feux devant l’émergence d’une “pensée critique” apparue dans les années 60, et réactualisée après mai 68. La riposte en quelque sorte résidant dans la défense d’une “culture de masse” ou “culture populaire” (je reviendrai sur cette indécision) par des intellectuels qui sans barguigner appartiennent à ces “élites” que par ailleurs ils dénoncent ou brocardent. Pascal Ory, par exemple, enseigne à la Sorbonne, à Sciences-Po et à l’École des hautes études en sciences-sociales (<strong>4</strong>) (“c’est l’hôpital qui se fout de la charité”, comme on dit dans le langage populaire). Sans trop s’attarder sur la part de mauvaise conscience qui entre dans cette attitude on est cependant tenté de penser qu’un tel “renversement de signe” lave nos universitaires et médiatiques de ce péché originel d’appartenance aux élites : (“Je suis peut-être malade mais je me soigne : je lis des bandes dessinées, je regarde des séries américaines, et j’écoute en boucle le dernier disque de Katerine”).<br />
Par delà les aspects polémiques que nous venons de relever, Pascal Ory entend défendre une expression culturelle qui reste à préciser. Il y a comme un flou chez lui (et cela vaut pour de nombreux autres commentateurs) entre les notions de “culture de masse” et “culture populaire”. Ory devient plus disert quand il s’en prend à ces fameuses “élites” (les seuls noms cités dans l’article sont ceux de Benjamin, Kracauer, et bien entendu Adorno). Ici le regard surplombant de ces mêmes élites devient selon lui “aveugle”; Pourquoi ? Une première explication : “Le pessimisme culturel - puisqu’il s’agit de cela - méconnaît le tropisme de toute culture à chercher la circulation maximale de ses valeurs et l’adhésion optimale de ses membres”. Le propos ne se signale pas par sa clarté. Quand Ory ajoute “Seul l’état de la technologie de la communication à chaque époque freine ce double mouvement”, la lumière ne se fait pas davantage. La suite, cependant, “seule l’autonomie des sujets - que le pessimisme culturel, par préjugé aristocratique, refuse de voir - lui résiste”, devient plus compréhensible. Paradoxalement, pour l’illustrer, Ory évoque la mobilisation par les “grandes religions du salut” des “fameuses masses” lors des pèlerinages. Il veut ici prouver qu’il n’y a nulle “accélération du mouvement”, en terme de “changement qualitatif” depuis des siècles dans ce processus. On se demande qui est “myope” (pour citer Ory) ? Quid de l’avènement de la société industrielle, de l’évolution du capitalisme, des facteurs de marchandisation culturelle ? A qui s’adresse Pascal Ory ? A vrai dire sous le vocable “pessimisme culturel” nous avons comme l’impression que notre historien désigne des penseurs qui n’auraient pas grand-chose en commun. D’où les lignes plutôt confuses que nous venons de citer.<br />
Non sans culot Ory conclut ce paragraphe par “L’observation est donc myope. Mais elle est grossière aussi, en prétendant délimiter nettement les deux camps qu’elle oppose”. Certes Ory n’a pas tort lorsqu‘il insiste ensuite sur la porosité des cultures, les emprunts faits ici ou là, ou le changement de statut de genres apparentés aujourd’hui à la culture savante. On le sent plus à l’aise dans ce registre sociologique (mieux balisé). La discussion devient possible dés-lors que notre historien aborde le point essentiel (pour lui comme pour moi) de “l’accélération de la massification” (même si je m’exprimerais différemment), que Pascal Ory considère “indéniable” (ce dont nous lui savons gré) mais “pas exclusive”. Et il pose une question recevable : en quoi cette accélération “se traduirait-elle uniquement par la perte (nivellement par le bas, marchandisation, aliénation...) et non aussi par du gain (diffusion, appropriation variées, diversification des choix)” ? Pour ma part je ne vois nullement dans “la reproductibilité et la consommation” un “principe d’individuation”. Je souscrirais plutôt à un “principe de nivellement” (moins exclusif cependant que ne le prête généreusement Pascal Ory aux dits pessimistes). L’exemple donné, Internet, apporte une réponse sur la forme mais ne change fondamentalement rien quant au contenu.<br />
Pour résumer, Pascal Ory reproche surtout au “pessimisme culturel” de ne voir que les “cercles vicieux” au détriment des “cercles vertueux” (qui d’après lui existent tout autant). Il y aurait selon Ory une “sorte de loi de compensation qui, par exemple, face à l’actuelle généralisation du virtuel, entraîne par contrecoup, la multiplication des pratiques individuelles de reconquête du réel, du concret, du sensuel”. C’est prendre une partie du tout pour le tout. Mais cela permet surtout de noyer le poisson. On aimerait davantage de précisions sur ces “pratiques individuelles de reconquête”. Quelques exemples choisis auraient éclairé notre lanterne. A vrai dire mon désaccord avec Pascal Ory porte, plus en amont, principalement sur “l’autonomie des sujets”. Là où Ory et consorts célèbrent à travers la “culture de masse” cette dite autonomie, je n’y vois pour ce qui me concerne, en forçant volontairement le trait, que nivellement par le bas, marchandisation et aliénation. On constate que sans s’y référer explicitement Pascal Ory reprend ici ou là un discours, celui des <em>cultural studies</em>, très présent aux USA durant les années 1990. Enfin, pour en finir avec cet article, comment ne pas conclure que la montagne, celle du chapeau (“loin d’aliéner ou d’abêtir, les produits de l’industrie culturelle permettent aux individus de s’affirmer et de reconquérir le réel”), a accouché d’une souris. Mais pouvait-on attendre mieux d’un historien pour qui “l’esprit critique” est un “esprit partisan” ? <br />
Quelques-uns des arguments de Pascal Ory étaient déjà présents dans un <em>Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine </em>publié en janvier 2010. A lire pour notre gouverne les entrées “culture populaire”, “culture médiatique”, “culture de masse”, ou encore “culture des élites”, on réalise que l’exercice s’avère difficile. Le concept de “culture populaire”, par exemple, n’a cessé d’évoluer depuis les années 1960. Au découpage entre savant et populaire, initié par Robert Mandrou, une nouvelle génération d’historiens apparue après 68 “récuse cette partition de la culture en deux entités autonomes”. La culture populaire n’est pas tant la marque de l’authentique, argumentent-ils, que le “produit du regard, d’une assignation, d’une disqualification opposée par les élites sur des pratiques ou des objets jugés indignes”. Un peu plus tard Pierre Bourdieu dans l’article “Vous avez dit populaire” précise que cette notion “doit ses vertus dans la production savante au fait que chacun peut, comme dans un test projectif, en manipuler inconsciemment l’extension pour l’ajuster à ses intérêts”. <br />
Ces débats, ces discussions ou ces querelles (qu’ils viennent des disciplines historienne ou sociologique) nous renseignent plus sur l’évolution du concept de “culture populaire” (Jacques Revel évoque une notion “précocement usée”) qu’ils nous informent sur ce qui subsisterait encore aujourd’hui sous ce nom. Car cette “culture populaire” a pratiquement disparu en ce début de XXIe siècle, ou ne persiste que sous des modes qui la tirent du côté du populisme quand ils ne servent pas de cache-sexe symbolique à l’une ou l’autre expression de la “culture de masse”. On remarque que ce processus d’érosion, de disparition ou de liquidation de la “culture populaire” est concomitant de celui que nous venons d’évoquer en termes de recherches historique ou sociologique. C’est dire que la “culture populaire” tend à disparaître alors que parallèlement celle-ci se trouve érigée en “objet d’histoire et de recherche” et que les études sur le sujet se multiplient. Il va de soi que les historiens ne sont pas directement responsables de cette “quasi disparition” : ils n’ont fait qu’accompagner le mouvement. Cependant leurs travaux trouvaient d’autant plus d’écho que l’objet traité relevait de moins en moins du présent. Là encore le développement dans ce cas de figure du capitalisme, sa relation avec la montée des totalitarismes, relevés auparavant aux États-Unis par l’École de Francfort dans les années 1940, en porte la responsabilité même si d’autres facteurs, plus conjoncturels, viennent s’y greffer dans l’hexagone. Pour un début d’analyse il faudrait se référer parmi de nombreux ouvrages au premier en date, à <em>La dialectique de la raison </em>de Horkheimer et Adorno (publié en 1944 aux USA, et 1947 en langue allemande, mais qui devra attendre 1974 pour l’édition française !), et surtout à l’important chapitre “La production industrielle de bien culturels”. Mais n’anticipons pas.<br />
La difficulté de s’entendre sur la notion de “culture populaire” vient en partie de la pluralité de sens de l’adjectif “populaire” (tout comme le mot “peuple”, comme nous l’avons indiqué précédemment). On constate, lisant l’entrée “populaire” du dictionnaire le Petit Robert, que cet adjectif signifie d’une part “ce qui vient du peuple”, d’autre part “ce qui vise le peuple”, et encore “ce qui est aimé du peuple”. Comme le précise Jacques Migozzi (<strong>5</strong>), il faut “se méfier de la polysémie et de la surcharge idéologique du mot-racine “peuple”, véritable talisman discursif dont la définition est saturée d’enjeux politiques” (<strong>6</strong>). Il y eut en France dans les années 1930 un cinéma populaire qui, pour le meilleur, s’attachait aux noms de Carné, Renoir et Vigo, voire Duvivier et Grémillon (<em>Hôtel du Nord, Quai des brumes, Le jour se lève, Le crime de Monsieur Lange, La chienne, L’Atalante, La belle équipe, Remorques... </em>). Des films réalisés par des cinéastes s’adressant prioritairement à un public populaire, et à travers lesquels ce même public pouvait se reconnaître :y compris quand les thèmes, situations, et personnages pouvaient renvoyer à la littérature dite populiste, ou à l’univers de la chanson réaliste. Auparavant les surréalistes avaient su découvrir dans la lignée de Rimbaud (“<em>J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires </em>“) et d’Apollinaire (“moderne” en ce sens où le “monde” et le “quotidien” sont logés à la même enseigne) une poésie débusquée au gré de leurs déambulations urbaines. En même temps Breton et ses amis “anoblissaient” des genres qui, de <em>Melmoth </em>à <em>Fantomas, </em>appartenaient à la littérature populaire. Là aussi il s’agissait de retrouver une poésie non reconnue par les “gardiens du temple”. Dranem, dont le répertoire jouait sur les premier, second, voire troisième degré, était à la fois prisé par le public populaire qui avait fait son succès, et par les surréalistes. La chanson du XXe siècle illustre bien l’évolution du concept de “culture populaire”. Des auteurs-compositeurs-interprètes de la trempe des Ferré, Brassens, Brel, Nougaro, appréciés d’un large public, en raison de la qualité de leurs chansons témoignent par cela même de l’émancipation du genre (du registre populaire vers un art majeur). A contrario l’opérette a longtemps été prisée par un public populaire (en l’élargissant à la petite bourgeoisie) avant de s’effacer progressivement devant la comédie musicale qui, depuis les années 1970, a définitivement basculé dans la “culture de masse”.<br />
Cette terminologie (“culture de masse”) serait paradoxalement plus pertinente que celle (“culture médiatique”) pour dire en quoi le concept de “culture populaire” est entré très progressivement dans un processus d’invalidation avec l’apparition durant le XXe siècle de certains médias : de la radio aux nouvelles technologies en passant par la télévision. Je n’irai pas jusqu’à dire que là où la “culture de masse” passe, la “culture populaire “ trépasse. Ces deux occurrences ne sont pas exactement concomitantes. D’ailleurs des historiens font remonter le surgissement de cette “culture de masse” au XIXe siècle, du moins pour les grands pays industriels. Cela déjà parait très discutable, mais permet surtout d’occulter la dimension critique des analyses faisant le lien, même indirect, entre la montée des totalitarismes du XXe siècle et l’apparition d’une “culture de masse” dans les pays développés du monde occidental. <br />
Ce flottement est perceptible dans ce <em>Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine </em>plus haut mentionné. L’entrée “culture des élites” de ce <em>Dictionnaire... </em>nous donne l’occasion de revenir à l’article de Pascal Ory. Le rédacteur, après avoir justement précisé que cette notion eût été autrefois redondante, se livre à un balayage historique (depuis Flaubert) pour l’expliciter, puis finit par reconnaître qu’il y aurait quand même quelque différence entre “le cinéma d’art et d’essai” et “les films à succès populaires des de Funès et Belmondo, entre le festival d’Avignon et le spectacle du Puy-du-Fou”, etc. Il ajoute, pour conclure, que la culture (qualifiée par le rédacteur de “classique un peu rétro”, “intello-branchée”, ou” tout simplement snob”) se définit par son “caractère sélectif et par le fait qu’elle est plus que jamais signe de reconnaissance de ce qui se veut aujourd’hui une élite”. Cela n’est pas fondamentalement faux sur un plan sociologique (d’autant plus que les qualificatifs ci-dessus l’induisent), mais en l’occurrence le rédacteur prend l’écume produite par la chose pour la chose même. Cette sempiternelle “preuve par l’élite” vise à disqualifier toute proposition critique selon laquelle, parmi d’autres incidences, l’art le plus exigeant instruit le procès du monde tel qu’il va.</p>
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<p> Pascal Ory comme les rédacteurs du <em>Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine</em> tournent autour d’une notion sans se décider à l’utiliser (par méconnaissance ou méfiance, cela importe peu), celle de postmodernisme (ou postmodernité). Pourtant elle permettrait de mieux comprendre les enjeux culturels et artistiques de notre temps, et d’affiner un tant soit peu ce concept fourre-tout de “culture de masse”. <br />
Le livre de Fredric Jameson, <em>Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, </em>représente, parmi la pléthore d’ouvrages publiés depuis 1990 sur les relations qu’entretiennent l’art (ou ce qui est donné comme tel) et la société (dite ici du “capitalisme tardif”), un très utile état des lieux d’un monde entre autre défini par cette “logique culturelle”, et une salutaire réflexion sur les relations, interactions et contradictions du couple modernisme / postmodernisme. C’est d’ailleurs le principal intérêt de ce livre : il entend redonner du sens à une histoire que la chape de plomb postmoderne aurait occultée. Jameson l’exprime ainsi : “Le modernisme constituait encore, au minimum et tendanciellement, une critique de la marchandise. Le postmodernisme est la consommation de la pure marchandise comme processus”. Néanmoins ce livre, dans le choix des termes exprimés, n’est pas sans provoquer des interrogations chez le lecteur de langue française ne disposant pas du texte en anglais (ou ne lisant pas cette dernière langue). Jameson passe sans trop de difficulté de postmodernisme à postmodernité comme de modernisme à modernité. Il ne s’agit pas exactement de la même chose (surtout dans le second cas). Le plus souvent certes le contexte du livre de Jameson l’induit mais la lecture n’en est pas pour autant facilitée. Cependant il serait dommage, compte tenu de la richesse du contenu de l’ouvrage, d’en mesurer l’intérêt à l’aune de cette question sémantique. Refermons la parenthèse.<br />
Ceci posé que faut-il entendre par modernisme ? Et là, autre retournement dialectique, Jameson avance que “si le modernisme se caractérise par une situation de <em>modernisation </em>incomplète”, le postmoderne serait alors “plus moderne que le modernisme lui-même”. D’où cette constatation, essentielle : “Ce que l’on aurait également perdu avec le postmoderne, c’est la modernité en tant que telle, dans le sens où l’on peut prendre ce mot pour viser une chose spécifique et distincte du modernisme comme de la modernisation”. Autre différence fondamentale : la modernité, à l’inverse du postmoderne, n’a jamais été hégémonique et ne représente nullement une dominante culturelle. Elle incarne (ou incarnait) dans le meilleur des cas l’utopie d’un monde libéré ou émancipé.<br />
Si l’on admet que le postmodernisme accompagne “la fin de l’art”, il n’y aurait plus à proprement parler d’oeuvre d’art autonome : cette “vieille chose, l’oeuvre, qui n’est plus censée exister dans le postmodernisme”, précise Jameson. A contrario, la modernité reste associée à l’idée de Révolution. Elle ne se confond pas objectivement et nécessairement avec les révolutions sociales du XIXe siècle mais participe de ce mouvement d’émancipation que Rimbaud, par exemple, traduit par “changer la vie”. Afin de prolonger le propos de Jameson il conviendrait donc d’ajouter, pour conclure provisoirement : les idées et pratiques liées à l’émancipation du genre humain (des révolutions sociales aux utopies), d’un côté ; celles associées aux différentes expressions de la modernité, de l’autre, constituent (ou constituaient) les deux faces de la même pièce. Sans toujours vouloir parier sur la qualité du métal, les unes ne vont (ou n’allaient pas) sans les autres. C’est aussi dire que la modernité appartient à des temps que d’aucuns s’évertuent à considérer révolus. Il serait vain, pour l’instant, à ce stade de notre démonstration, de prétendre, le contraire.<br />
Le postmodernisme est par conséquent ce que l’on obtient quand le processus de modernisation est achevé. C’est un monde dans lequel la culture devient une “véritable seconde nature”. D’où cette indication fondamentale sur le postmodernisme : il a à ce point absorbé la sphère culturelle que tout devient plus ou moins culture dans ce monde de l’équivalence généralisée. Là où la modernité, par delà les opinions et les positionnements des écrivains et artistes, posait dans les termes du conflit (du dissensus) les questions de “l’être” et du “vivre” en société, et plus encore celle des formes l’exprimant dans un monde dont on aurait, pour parler comme Musil, “aboli la réalité”, le postmoderne, lui, cultive le dissensus à la mode de l’époque (celle des impertinences télévisées, des petites subversions et des rebelles médiatiques). D’après ses thuriféraires il s’agirait de la version pacifiée et réconciliée d’une modernité qui aurait rendu les armes devant le tribunal de l’histoire. Le postmodernisme a partie liée avec la reprise idéologique qui accompagne les années 1980 (et poursuivie dans la décennie suivante), déclinant sur le mode de “la fin de...”, celle de l’art, des luttes de classe, de l’histoire, des “grands récits”, de l’idéologie, etc. C’est l’un des aspects d’une “guerre” dépassant la question proprement dite des relations entre modernité et postmodernité, mais au sujet de laquelle il faudra bien fourbir des armes si l’on ne veut pas prendre cette postmodernité pour une fatalité. D’ailleurs les partisans du “monde tel qu’il va” entendent (entendaient) bien en recueillir quelques bénéfices secondaires : entre autres en délégitimant à jamais l’idée de Révolution (et ce partant toute volonté d’autonomisation de l’art qui puisse l’accréditer).<br />
Revenons à Jameson. Il dégage “quatre grandes positions” sur le postmodernisme. En premier, le point de vue essentiellement antimoderniste : défendu par les partisans d’une “nouvelle contre-révolution conservatrice” restée en phase avec les attitudes de rejet des contemporains de Joyce, Picasso, Le Corbusier ou Schoenberg ; ou entendant liquider ce qui reste de “l’héritage des années 60”. Secondement, Jameson renverse cette position : le postmodernisme faisant ici l’objet d’un rejet par les défenseurs d’une certaine modernité. C’est par exemple le point de vue du “premier Habermas” (s’inscrivant encore dans la tradition de l’École de Francfort). Ces deux positions témoignent d’une franche rupture entre modernité et postmodernité. La troisième position recoupe les thèses de Lyotard. C’est la désignation sous le terme de postmoderne d’un processus appartenant à la tradition du haut modernisme. Un propos pour le moins paradoxal : “le postmodernisme ne <em>suit </em>pas le haut modernisme proprement dit, comme un déchet industriel de ce dernier, mais au contraire, très exactement, le <em>précède </em>et le prépare, afin que les postmodernismes contemporains qui nous entourent puissent apparaître comme une promesse de retour, de réinvention, de triomphale réapparition d’un nouveau haut modernisme investi de tout son ancien pouvoir et d’une vie nouvelle”. La quatrième et dernière position renverse également la précédente. Pas tant pour affirmer une nouvelle culture postmoderne que pour envisager celle-ci “comme une simple dégénérescence des élans d’ores et dejà stigmatisés du haut modernisme proprement dit”.<br />
L’exposition de ces quatre positions nous permet-elle de mieux comprendre le postmodernisme ? Pas vraiment. Au contraire même, le concept devient flou. C’est certainement pourquoi, en conclusion de son introduction, Jameson prenait le soin d’ajouter la précision suivante : “Quant au mot <em>postmodernisme, </em>je n’ai pas tenté d’en systématiser un usage ou d’en imposer une quelconque signification concise commodément cohérente, car le concept n’est pas seulement contesté, il est aussi en conflit et en contradiction à l’intérieur de lui-même. Je soutiendrai que, pour le meilleur ou pour le pire, nous ne pouvons pas <em>ne pas </em>l’utiliser. Mais ma thèse implique également que, chaque fois que l’on emploie ce mot, on est dans l’obligation de reprendre ses contradictions internes et de présenter ses incohérences et ses dilemmes représentationnels ; il faut chaque fois assumer tout cela. Le <em>postmodernisme </em>n’est pas quelque chose que l’on peut fixer une bonne fois pour toute pour l’utiliser ensuite la conscience tranquille. Ce concept, s’il y en a un, doit arriver à la fin, et non au début de nos discussions à son sujet”.<br />
Il fallait citer entièrement ce paragraphe pour remettre en perspective autant que possible toute référence au postmodernisme (ou à la postmodernité). Pour ce faire reprenons quelques-unes des propositions de Jameson afin de les commenter, les discuter ou les critiquer. L’auteur décrit, partant de ces “fins de...” évoquées plus haut, cette émergence, celle du postmodernisme en terme de rupture ou de coupure radicale, en la faisant “remonter à la fin des années cinquante ou au début des années soixante” : une rupture selon lui liée aux “idées de déclin ou d’extinction d’un mouvement moderne déjà centenaire” ou à “sa répudiation idéologique ou esthétique”. Jameson cite “l’expressionnisme abstrait en peinture, l’existentialisme en philosophie, les formes ultimes de la représentation dans le roman, les films des grands auteurs, l’école moderniste en poésie” comme, j’insiste, l’expression ultime d’un haut modernisme passant, entre autres, par Warhol, l’hyperréalisme, John Cage, Glass, Riley, Godard, Burroughs; Pynchon, le nouveau roman, etc. ; ou encore les Beatles et les Stones. Une énumération qualifiée par l’auteur de “chaotique, hétérogène ou empirique” : ce dont on conviendra.<br />
A condition de bien distinguer l’une et l’autre, modernité et postmodernité, l’idée d’une rupture s’impose. Mais faut-il pour autant conserver la périodisation avancée par Jameson ? Cette rupture intervient-elle au même moment pour l’architecture, les arts plastiques, la musique, la littérature, le cinéma ? Je n’en suis nullement certain. D’ailleurs Jameson reconnaît que les lignes peuvent bouger. C’est davantage sur le phénomène de structuration du postmodernisme que l’apport de Jameson s’avère essentiel pour en comprendre les enjeux et les finalités. Alors que les partisans de la modernité entendent (entendaient) distinguer (voire distinguer fondamentalement comme Adorno) l’art d’un côté, et la culture (celle produite par l’industrie culturelle) de l’autre, le postmodernisme efface cette différence “à travers l’émergence de nouveaux types de textes imprégnés des formes, catégories et contenus de cette industrie culturelle dénoncée avec tant de passion par tous les idéologues du moderne”. C’est dire, poursuit Jameson, que “les postmodernismes ont précisément été fascinés par ce paysage “dégradé” de la pacotille et du kitsch ; la culture des séries T.V. et du <em>Reader Digest, </em>la publicité et les motels, les spectacles de second ordre et les films hollywoodiens de série B, la soi-disant paralittérature avec ses romans de gare en format poche et ses genres spécifiques - policier, science-fiction, <em>fantasy, </em>gothique, roman d’amour ou biographie populaire -, matériaux que les postmodernes ne se contentent plus de “citer”, comme un Joyce et un Mahler ont pu le faire, mais qu’ils incorporent à la substance même”.<br />
On dira que le concept de postmodernité renouvelle ou prolonge les analyses faites depuis 50 ans sur la “culture de masse”. Dans ce monde postmoderne tout ce qui procède d’un affichage culturel, ou presque tout (<strong>7</strong>) participe de cette “culture de masse”. Ce “presque tout” traduisant symboliquement ce qui encore résiste ou résisterait à la chape de plomb postmoderne. <br />
Il y aurait donc deux manières d’aborder la postmodernité. La première, dans le prolongement des analyses de Jameson, pour ce qui concerne l’art et les différentes formes d’expressions artistiques, ne sera pas traitée ci-dessous : “l’herbe entre les pavés” se réservant néanmoins la possibilité de poursuivre ultérieurement cette réflexion dans les domaines de la musique et du cinéma, voire de la littérature. Quant à la seconde, qui désigne plutôt un certain état de nos sociétés contemporaines que des commentateurs appellent improprement “modernité”, elle ne saurait faire l’objet de longs développements en raison de l’ampleur de la tâche et de la complexité du sujet. Je me contenterai de mettre l’accent sur quelques exemples choisis, caractéristiques de ce postmodernisme (ou postmodernité). En évoquant d’abord la place prise par les séries télévisées en ce début de XXIe siècle, le plus souvent américaines (pour faire le lien entre les “deux manières” relevées plus haut) ; puis dans un second temps par celle du téléphone portable dans la vie quotidienne (incontestable fétiche de notre monde postmoderne) ; enfin de commenter succinctement la pensée d’un philosophe que je classe parmi les postmodernes (alors que ce penseur ne se réfère nullement à une quelconque postmodernité).<br />
Ce que nombre de commentateurs rapportent d’une passion de nos contemporains pour les séries télévisées contamine même le mot “série” qui finit par qualifier tout film (ou téléfilm) dépassant une durée habituelle et divisé en au moins deux ou trois parties. Comme si le label “série” devenait l’argument décisif pour “vendre” telle fiction télévisée ainsi requalifiée. Par ailleurs il importe de bien distinguer la “série” du “serial” de l’époque du cinéma muet. Au second s’attache plus particulièrement le nom de Louis Feuillade, lequel a donné des lettres de noblesse à ce genre : les épisodes de <em>Fantomas, Tih Minh, Barrabas, </em>et plus encore <em>Les Vampires </em>(dont le pouvoir poétique ne se dément pas un siècle plus tard) l’illustrent pour le mieux. Le serial a pratiquement disparu avec l’avènement du parlant, puis est reparu en quelque sorte durant les années 50 sur le petit écran sous l’appellation “feuilleton”. Il suffit de citer quelques uns des titres des années 50 et 60 pour prouver si besoin est le succès alors remporté par ces feuilletons sur les écrans télévisuels. Ceci culmine en 1965 avec l’engouement (se transformant en phénomène de société) autour du feuilleton <em>Belphégor. </em>Il est vrai que l’on retrouvait en partie le charme sinon le style du serial : <em>Belphégor </em>s’avèrant en cela plutôt atypique dans le paysage feuilletonesque de ces années-là (<strong>8</strong>). Auparavant déjà, le télévision diffusait ce que l’on appelait pas encore des séries sans que le téléspectateur ne les distingue véritablement des feuilletons (<strong>9</strong>). Donc l’intérêt sinon plus du public de la télévision pour les feuilletons et séries ne date pas d’aujourd’hui. Mais ceux-ci et celles-là se trouvaient encore logés à l’enseigne du divertissement. Ce qui ne leur permettait pas (en se limitant à la production hexagonale) de rivaliser qualitativement parlant avec les “dramatiques” représentatives de l’âge d’or de la R.T.F. (et des tout débuts de l’ORTF) : illustrées, pour ne citer le réalisateur Jean Prat, par <em>Hauteclaire, Les célibataires, L’Espagnol, </em>et surtout <em>Les Perses </em>d’Eschyle sur une partition de musique contemporaine (<strong>10</strong>).<br />
Ce paysage télévisuel s’est très sensiblement modifié durant les années 80, puis 90 en raison de la création de nombreuses chaînes, leur concurrence (provoquant des effets de nivellement par le bas), l’apparition du câble (avec l’importance prise par Canal +), et sur le réseau hertzien le lancement d’Arte (alibi ou ghetto culturel, selon les points de vue). Parallèlement le cinéma hollywoodien reprenait du poil de la bête et opérait une mue significative pour, d’une part, inonder plus que jamais la planète de produits made in USA ; d’autre part concurrencer sur un plan symbolique les cinémas de la “dernière modernité” (surtout européens, mais également nippons ou sud-américains) à travers les linéaments d’un cinéma postmoderne. Par conséquent les conditions étaient réunies pour une large diffusion des séries américaines.<br />
A vrai dire il n’y aurait pas lieu de tant s’attarder sur le sujet, en soulignant une fois de plus la capacité de l’industrie culturelle américaine de vendre ses films et séries partout dans le monde, si par ailleurs pour revenir en France (mais la situation n’est pas très différente dans les autres pays européens) il fallait ici évoquer un changement de paradigme dans une grande partie du monde intellectuel pour ce qui concerne la réception des séries télévisées (le constat pouvant être élargi de manière plus sociologique aux nouvelles classes moyennes). Alors que les feuilletons et séries d’une époque révolue ne provoquaient dans les milieux intellectuels que mépris et indifférence, ou passaient par le tamis d’un décryptage sociologique critique, aujourd’hui le genre série (qui reste à dominante américaine) dans les mêmes milieux - certes renouvelés - fait à ce point partie de l’habitus d’un grand nombre de ces intellectuels que les cartes sont complètement redistribués.<br />
France Culture représente un bon indicateur de ce “changement de paradigme” : les séries sont souvent évoquées par la nouvelle génération de producteurs de la chaîne qui s’y réfèrent de façon souvent louangeuse, y compris pour les décrypter depuis un sujet d’actualité ou l’analyse d’une institution (comme au printemps 2014 à l’émission “La Grande Table” en demandant à des médecins de commenter l’évolution de leur discipline à travers le prisme des “séries médicales”). Ces commentaires-là, et d’autres, tenus par des philosophes, sociologues, anthropologues, critiques de cinéma, journalistes culturels, se signalent généralement par leur absence d’esprit critique.<br />
Ces commentateurs en revanche ne s’attardent pas trop sur la manière dont sont fabriquées ces séries. On rappelle ici que les productions font appel à des bataillons de scénaristes censés répondre aux attentes du public, ou plutôt des publics parce que là réside la véritable nouveauté. En effet le public de la télévision s’avère aujourd’hui suffisamment diversifié pour que soient pris spécifiquement en compte les goûts et bagages culturels des classes moyennes. Par exemple le néo-public “éduqué” par Canal + et le monde tel qu’il va n’entend pas qu’on lui propose des fictions comparables à ces feuilletons et séries d’un autre âge, dont il se gausse et moque (ce qui n’est pas incompatible pour les plus âgés de ces téléspectateurs avec un regard nostalgique, celui porté sur leur jeunesse) et qui lui paraissent bien conformistes. C’est à son intention que l’on scénarise, met en boite, puis diffuse la série qu’il plébiscitera : laquelle confortera, selon les cas, sa propension à l’impertinence, ou au cynisme, ou au second degré, ou sa préférence pour les fictions mettant en scène des minorités sexuelles ou visibles, sans oublier son goût pour les avatars de la tradition fantastique (en particulier les genres “gore” et “vampires”). C’est là que nos intellectuels à la mode de ce temps, lesquels, faut-il le préciser, sont par définition de moins en moins en phase avec le moindre projet de transformation de la société, accompagnent cette dernière en posant un regard valorisant ou apologétique sur ces séries. Et même, pour ceux qui auraient conservé un vernis critique, en les dotant parfois de qualités empruntées aux registres de la contestation et du subversif. Un discours qui toute proportion gardée recoupe celui que d’aucuns tenaient durant les années 90 dans certains milieux gauchistes ou post-gauchistes en faisant l’éloge du polar, de sa capacité à défendre et illustrer un point de vue critique sur la société, voire contestataire, et donc d’occuper un terrain déserté selon eux par les “ennemis de la société”. Un discours en quelque sorte contemporain de ceux qui se plaignaient de l’abandon des perspectives révolutionnaires. Et puis pour ces commentateurs, sur le plan littéraire précisément, seul le polar paraissait en mesure d’exprimer un point de vue critique sur le monde dans la littérature contemporaine.<br />
Certes ceci doit être révisé aujourd’hui sensiblement à la baisse, mais force est de constater que ce type d’argumentation peut se retrouver sur un tout autre terrain. Dans un article du numéro 2 de la revue <em>L’autre côté </em>(intitulé “Les séries télévisées : du mépris au plébiscite”), Séverine Denieul, au milieu de constatations pertinentes et d’exemples bien choisis, reconnaît au moins un mérite - et pas des moindres ! - à ces séries télévisées : celui de faire “appel à l’imaginaire” dans un monde qui ne l’a jamais autant nié. Pareil constat s’expliquant par la médiocrité de spectacles télévisuels “censés nous dire comment les gens vivent” et par la présence “d’une certaine sorte de littérature qui nie, purement et simplement, le recours à la fiction” (celle d’une “tradition formelle héritée du nouveau roman” et la littérature dite d’auto-fiction). Par contre, “en regard du paysage désolé, quasi désertique, que forme la littérature française contemporaine de type romanesque”, poursuit Séverine Denieul, “les ressources offertes par le roman policier semblent en effet inépuisables”. Dans l’hexagone, aujourd’hui ? Là aussi on pourrait parler d’un essoufflement avec le néopolar français en regard des ressources offertes par le roman policier scandinave qui semblent effectivement inépuisables à l’instar du saumon norvégien. Mais après tout cela reste secondaire quand on lit ensuite : “Ainsi de la même manière que le roman policier offre une alternative à ces différentes incarnations du misérabilisme littéraire, la série télévisée (et en particulier celle du genre fantastique) se distingue des émissions de “télé-réalité” en proposant d’explorer d’autres mondes possibles”.<br />
C’est beaucoup prêter à cet imaginaire de pacotille. Et puis de quel autre monde pourrait-il être possible quand les “séries télévisées” et la “téléréalité” sont les deux faces de la même pièce ! L’amateur de séries télévisées peut le cas échéant se gausser des émissions de la téléréalité ou en déplorer le principe racoleur sans s’apercevoir qu’il est lui aussi captif du spectacle télévisuel : sa fascination pour ses séries préférées le rend non moins dépendant, plus même, que le téléspectateur représentatif du “public populaire” qui recherche dans les shows de la téléréalité quelque antidote à son ennui. Un téléspectateur moins dupe qu’on ne le croit de la médiocrité qui s’affiche à l’écran. Les constatations critiques d’Adorno en 1948 sur le cinéma hollywoodien (le chapitre “La production industrielle de biens culturels” dans <em>La dialectique de la raison </em>) traduisent encore plus pertinemment de la manière dont les séries télévisées fictionnent : “Les développements doivent autant que possible résulter de situation immédiatement précédente et surtout pas d’une vue d’ensemble. Il n’y a pas d’intrigue qui résisterait au zèle des scénaristes s’appliquant à tirer d’une scène tout ce qu’on peut en tirer. Pour finir, même la trame semble dangereuse dans la mesure où elle a fourni un contexte - si misérable fut-il - alors que seul le manque de signification est acceptable. Souvent on refuse malignement à l’intrigue le développement que les caractères et le sujet même exigeaient suivant l’ancienne trame. Au lieu de cela, on choisit pour la prochaine étape l’effet apparemment le plus efficace qu’imaginent les scénaristes pour la situation du moment. On imagine un banal effet de surprise qui fera irruption dans l’intrigue du film”.<br />
Un aspect, juste suggéré, n’a pas été développé : l’américanisation croissante dans le domaine culturel de nos élites intellectuelles. Une fois de plus France Culture représente un bon indicateur pour mesurer la place prise par la culture anglo-saxonne auprès de la nouvelle génération des producteurs de la chaîne. A ce point, en l’élargissant à l’ensemble du monde intellectuel, qu’un livre de Philippe Roger fort remarqué lors de sa parution en 2002 (<em>L’ennemi américain : généalogie de l’antiaméricanisme français </em>), défendant la thèse d’une permanence de l’antiaméricanisme en France, est devenu douze ans plus tard obsolète, du moins pour ce qui concerne la vie culturelle dans l’hexagone et les positionnements intellectuels qui en résultent. Ce qui nous ramène par la bande à la postmodernité qui, selon Jameson, “représente le premier style mondial spécifiquement nord-américain”.<br />
Venons-en sans transition au téléphone portable (ou mobile ou cellulaire). Quand, vers la fin du XXIe siècle des historiens se pencheront, via la “révolution numérique”, sur l’émergence d’un “monde numérique” un siècle plus tôt, nul doute qu’ils s’accorderont pour associer ce basculement à l’explosion du téléphone portable (et de ses succédanés : smartphone, etc.) devenu en l’espace de deux trois décennies l’objet roi et le fétiche des temps postmodernes. On ne saurait cependant entrer dans le vif du sujet sans apporter tout d’abord les précisions suivantes, indispensables sur les plans écologique, sanitaire et policier. Premièrement : l’industrie du téléphone portable est l’une des plus polluantes et plus grande consommatrice d’énergie électrique et de ressources en eau. Deuxièmement : son utilisation régulière et prolongée provoque à plus ou moins long terme des désordres fonctionnels et des maladies chroniques (<strong>11</strong>). Troisièmement : on n’a rien trouvé de mieux pour contrôler policièrement parlant les itinéraires, l’emploi du temps et le réseau de relations des utilisateurs (<strong>12</strong>).<br />
Ceci précisé on ajoute que la question du choix (en avoir ou pas) se pose de moins en moins puisque posséder un téléphone portable devient quasiment obligatoire pour de nombreux actes de la vie quotidienne (sans parler de la disparition programmée à moyen terme des cabines téléphoniques, ou d’un équipement juste limité à quelques rares lieux publics) avec, comme conséquence parmi d’autres, que persister à vivre sans cette laisse électronique vous classe pour le mieux comme “asocial”, ou pour le pire comme un “ennemi de la société”, voire comme une anomalie qui dépasse l’entendement même des plus dépendants. Parce que nous sommes bien confrontés à une dépendance, et même à une addiction si l’on observe les attitudes et comportements de nombre de nos contemporains dans la vie quotidienne : dépendance et addiction comparables à celles qui sont habituellement relevées et souvent stigmatisées (drogue, tabac, alcool, voire plus récemment l’Internet et les jeux vidéo). Sauf que dans le cas du téléphone portable le déni est de rigueur en raison des intérêts financiers qui y sont liés (encore plus importants ici), mais surtout puisque tout le monde (ou presque : à l’exception des plus âgés, ou de “réfractaires” ou “résistants” comme l’auteur de ces lignes) dispose d’un téléphone portable. <br />
Cette dépendance induit en retour des comportements et des modes de relation au monde qui nous replongent au cœur de la problématique postmoderne. Celui, par exemple, de se trouver en situation d’être joignable en tous lieux et à tout moment ; et réciproquement. On sait que les cadres du secteur privé y sont pour la plupart assujettis depuis déjà un certain temps. Ce qui représente à la fois une forme de contrôle entrepreneurial et une intrusion dans la vie privée des salariés équipés de ce type de prothèse. En dehors du monde salarial cela devient non moins préjudiciable quand la très grande majorité de nos contemporains y souscrivent, dirais-je, de leur plein gré. Cela n’est pas sans reposer la question fondamentale de la liberté : n’est-elle pas réduite aux acquêts des lors que l’on tient pour indispensable et nécessaire le fait de pouvoir être joint en tous lieux et à tout moment, et de pouvoir disposer de même avec quiconque. Certains des utilisateurs ont à ce point intégré cette “obligation” que l’impossibilité de joindre un correspondant crée une frustration qui peut le cas échéant prendre des aspects bruyants ou pathologiques selon les intéressés. Dans ce registre, en l’élargissant à la plupart des utilisateurs, les dommages collatéraux doivent être mentionnés. En particulier l’attente d’un appel, et par définition toute communication téléphonique limitent et réduisent dans l’espace public les capacités d’attention, d’écoute et de disponibilité (on pourrait également le dire de la lecture mais celle-ci reste tributaire de conditions particulières et l’on ne saurait entrer ceci dit dans des comparaisons déplacées). Ceci s’aggravant dans les transports en commun, lieux privilégiés pour converser avec d’autres utilisateurs ou pour envoyer des SMS. Un phénomène qui s’élargit même à la salle de cinéma quand les spectateurs consultent plus ou moins fréquemment durant une projection l’écran de leur portable. On ne saurait oublier les nuisances sonores que provoque l’utilisation du téléphone portable dans l’espace public, laquelle génère des comportements irrespectueux, voire grossiers envers les personnes environnantes. Ceci et cela n’étant pas sans fortement influer sur l’indistinction entre les sphères publique et privé. On la retrouve ailleurs dans les médias et le monde politique mais elle prend ici un caractère flagrant, auquel chacun se trouve confronté.<br />
Toutes les personnes en possession d’un téléphone portable ne peuvent certes être confondues avec celles qui s’en servent de manière régulière et intensive, ou encore compulsive. Les premières, qui en font un usage limité ou volontairement restreint à quelques actes de la vie quotidienne, tout en critiquant généralement les types de comportements qui viennent d’être relevés ci-dessus, n’en insistent pas moins sur l’aspect pratique de la chose, le seul susceptible de justifier la possession d’un téléphone portable. Ceci parfois assorti d’une volonté d’en prouver le bien fondé. On vous citera par exemple le cas d’un individu dont on a sauvé la vie parce qu’il disposait d’un téléphone cellulaire. Je ne saurais nier cet aspect “pratique” mais il y aurait beaucoup à dire sur ce qu’on entend défendre et valoriser à travers cet adjectif passe-partout. Ceci pose une question plus globale, philosophique même, qui dépasse le cadre proprement dit de cette réflexion. En revanche on ne la quittera pas en concluant sur un aspect négligé de la critique du téléphone portable, mais abordé plus haut avec les séries télévisé, celui de l’imaginaire. Car de quel imaginaire peut-il encore être question quand l’inconscient devient ainsi colonisé ou parasité pour toutes les raisons qui concourent à faire du téléphone portable (et de ses succédanés) le fétiche des temps postmodernes !<br />
Il est inutile de s’attarder sur les Lipovetsky, Maffesoli (la tête de nœud papillon) et consorts qui célèbrent à l’envi nos sociétés postmodernes (ou hypermodernes, comme les appelle le premier). En revanche, et à titre d’exemple paradoxal, je mentionnerai la pensée d’un philosophe encore peu connu, Francesco Masci, qui ne fait lui nullement référence ou allégeance dans l’un ou l’autre de ses ouvrages à un quelconque ancrage postmoderne. Masci entend travailler “à construire une nouvelle lecture de la modernité et de son évolution (<strong>13</strong>)”. Ses analyses prennent plus particulièrement en compte la culture qui, dit-il, “participe à la mise en ordre du monde” et s’avère être “une force de conservation plus qu’une force révolutionnaire”. Ceci passant par une volonté de “rompre avec l’illusion bicentenaire d’abord romantique, puis avant-gardiste, et enfin adornienne et aussi debordienne d’un pouvoir exorbitant d’ordre presque religieux attribué aux images et aux événements, le pouvoir de sauver un monde à priori mauvais”. On voit mieux de quelle “modernité” Masci veut nous entretenir. Relevons, cela n’est pas anodin, que lors de la parution de son premier ouvrage Francesco Masci reconnaissait être lui aussi passé par cette “tradition de pensée” vouée en ce début de XXIe siècle aux gémonies, mais qu’il en était heureusement sorti après un long apprentissage de la déception. <br />
Une telle critique de la modernité n’est certes pas sans précédent. Ici Masci veut bien admettre “des proximités” avec des auteurs appartenant à la tradition conservatrice. Et parmi eux Hobbes, Carl Schmitt, Gehler, le premier Jünger, Luhmann : lectures qui, on le subodore, ont contribué à dessiller les yeux de notre philosophe durant ce “long apprentissage de la déception”. Masci dit se servir des “concepts élaborés” par ces différents auteurs sans que cela veuille induire “une proximité idéologique ou même simplement théorique avec ces auteurs”. Étonnant, non ? Parce que, ajoute Masci dans la foulée, ces mêmes auteurs “offrent toute une série d’outils conceptuellement neutres”. On regrette que la pensée mascienne reste relativement confidentielle car ce “conceptuellement neutre” pouvait devenir la scie philosophique de la saison. Il est quand même étrange d’apprendre que chez des auteurs éminemment conservateurs pour quelques-uns, ou ayant eu des sympathies nazies voire un engagement national-socialiste chez d’autres, soit ainsi préservée pareille neutralité, alors que Masci refuse cette même “neutralité du concept” pour toute pensée qui serait peu ou prou marxiste ou poststructuraliste. <br />
Alors en quoi, pour y revenir, Francesco Masci peut être considéré comme un auteur postmoderne ? Cinq traits, principalement, y concourent : l’évolution de la domination, la disparition de l’individu, l’émergence d’une culture absolue, l’obsolescence du nouveau, et l’innocuité des promesses d’émancipation.<br />
1) Pour Masci la domination jadis “était politique”, ou du moins “avait un rapport positif au pouvoir”. Tandis qu’aujourd’hui “les conflits utilisent un processus de déréalisation, les gestes politiques ne sont plus que des jugements moraux sous forme de fiction”.<br />
2) Ce qui entraîne “la disparition de l’individu” comme “unité significative et sa réappropriation (...) comme subjectivité fictive, comme un agrégat d’images interchangeables”.<br />
3) Ceci dans un contexte de “culture absolue”, laquelle “est justement née comme réaction à la disparition de l’individu de la société” : Masci appelant culture absolue “la machine de reproduction d’évènements ou d’images auto-référentielles qui forment l’unique milieu où les individus sont capables de se connaître et de se reconnaître”.<br />
4) Jusqu’au milieu du siècle dernier l’événement, qui succédait à un autre, entrait dans le champ du nouveau. Puis “l’accélération de ce processus a rendu caduque l’idée de nouveauté (...) désormais il suffit que quelque chose de différent se passe mais cette différence n’est plus connectée à l’idée de nouveauté”.<br />
5) Masci, qui se défend de vouloir porter un jugement critique sur ce monde, entend seulement établir le constat de ce qui advient et perdure. Il précise que ce “champ de bataille” par lui observé, s’effectue “du point de vue du pouvoir”. De ce poste d’observation donc, notre philosophe constate que les promesses politiques d’émancipation ne sont plus tenues que sur le plan imaginaire et relèvent de ces fameuses “subjectivités fictives”. D’où l’aversion réitérée de Masci à l’égard d’une “pensée critique” (représentée par Adorno et Debord) coupable de “redoubler l’emphase de cette promesse” et de reproduire “une sorte de division ontologique entre des images bonnes et donc capables de sauver le monde et la culture elle-même de sa compromission avec celui-ci et les images mauvaises et corrompues”.<br />
Ces analyses, malgré les faiblesses ou l’aspect hors sujet des commentaires concernant la “pensée critique”, possèdent néanmoins plus de séduction que les observations sociologiques des Maffesoli et compagnie, du moins dans les secteurs de la branchitude intellectuelle et culturelle aquis au postmodernisme. Cependant, dés-lors que l’événement devient fiction, l’individu disparu, le conflit déréalisé, et que l’on ne cesse de nous entretenir de livre en entretien de “subjectivités fictives”, tout ce patient assemblage théorique ne risque-t-il pas de subir le sort d’un château de cartes ? Et puis, au lecteur qui se demanderait pourquoi tel penseur n’est jamais cité, en raison d’une autre proximité, éloignée celle-ci de la tradition conservatrice, Masci prend la peine de distinguer sa pensée de celle d’un Baudrillard en arguant que “le devenir fictif du monde” auquel il se réfère “n’a rien à voir avec cette lecture (...) où le simulacre aurait pris le dessus sur le réel”.<br />
En 2007, interrogé lors de la parution de son premier livre, <em>Superstition, </em>Francesco Masci précisait que “le destin des deux derniers siècles de la culture, et donc de la production symbolique, semble être marquée par l’émergence d’une injonction : abolir la réalité”. Ce propos fait curieusement écho à celui que tiennent Diotime et Ulrich dans le paragraphe 69 de <em>L’homme sans qualités </em>: irritée par le discours que lui tient le second, la première lui demande (“Et que feriez-vous donc, si vous aviez pour un jour, le gouvernement du monde ? ”), ce à quoi Ulrich répond (‘”Sans doute ne me resterait-il plus qu’à abolir la réalité”). Pourtant tout sépare, vertigineusement même, ce qu’implique pour Masci pareille injonction, et pour Musil pareille proposition. Là où le premier se livre in fine, de manière paradoxale certes, à une “apologie de la domination” (le sous-titre de son second ouvrage, <em>Entertainment ! </em>), le second, sans expliquer ensuite précisément ce qu’entend Ulrich par “abolir la réalité”, implicitement il va sans dire s’y réfère dans de nombreuses pages de <em>L’homme sans qualités, </em>lesquelles sous des angles très divers font le procès de cette même domination sur un mode qui reste d’actualité pour le lecteur de ce début de XXIe siècle. La marque des grands livres en quelque sorte.</p>
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<p> L’ouvrage de Thomas Frank, <em>Le marché de droit divin : capitalisme sauvage et populisme de marché, </em>dresse un tableau exhaustif et pertinent de la manière dont le monde des affaires, aux États-Unis dans les années 1990, a non seulement consolidé ses positions sur le plan économique mais également gagné l’une des “bataille des idées” en entretenant l’illusion d’être en phase avec les intérêts des classes populaires. Comme l’écrit Frank : “A mesure que, en théorie, les chefs d’entreprise se fondaient dans le peuple, ils découvraient des armes nouvelles et efficaces qui leur permettaient de remporter le “grand débat” contre ceux qui cherchaient à réglementer et à contrôler tous les aspects de l’entreprise privée. puisque les marchés étaient l’expression de la volonté populaire, la grosse totalité des critiques portées à l’encontre des milieux d’affaire pouvaient être présentées comme l’expression d’un mépris condamnable à l’homme du commun”. Pour expliquer pareil escamotage Frank s’appuie sur la notion de “populisme de marché” qu’il définit ainsi : “Le populisme de marché critique “l’élitisme” tout en transformant la classe des dirigeants d’entreprise en une des élites les plus riches de tous les temps. Il s’en prend à la hiérarchie mais il fait de l’entreprise la plus puissante institution du monde. Il célèbre l’autonomisation accrue de l’individu mais il considère pourtant ceux qui en usent pour défier les marchés comme des automates. Il acclame la liberté des choix tout en proclamant que le triomphe des marchés est inévitable”.<br />
Encore fallait-il pour vanter les mérites du consumérisme (présenté comme le “produit collectif légitime du peuple en personne” par les idéologues du populisme de marché) changer en quelque sorte de peuple : non pas dans l’esprit de la fameuse boutade de Brecht, mais tout bonnement en cessant d’identifier le dit peuple aux “travailleurs” (comme cela avait toujours été le cas depuis la naissance du mouvement ouvrier) pour lui substituer le terme de “consommateurs”. James Twitchell, dans un ouvrage faisant l’apologie du consumérisme (<em>Lead Us Into Temptation </em>) affirme que les consommateurs ont déjà le pouvoir et qu’ils le doivent bien évidemment à l’économie de marché. L’une de ses remarques, précisant que les consommateurs produisent eux-mêmes la culture de masse, représente une bonne transition pour en venir aux <em>cultural studies.<br />
</em>Un lien, encore, peut être fait entre le consumérisme et les <em>cultural studies</em> (courant de recherches universitaires que l’on présentera pour simplifier comme une approche transversale des cultures populaires, ou minoritaires, voire contestataires) quand selon l’un des penseurs des cultural studies, Machael Bérubé, celles-ci ont pour principal objet de décrire “comment les consommateurs déforment et transforment les produits qu’ils utilisent pour construire leurs vies propres”. Plus fondamentalement, les <em>cultural studies</em> se positionnent délibérément contre une “conception élitiste de la culture” (l’École de Francfort, vilipendée, se trouvant en première ligne) et ainsi entendent célébrer tout ce que les “élitistes” considèrent comme étant des résidus culturels. Comme le remarque malicieusement Thomas Frank, le terme “élitiste” (au sujet duquel un collaborateur du <em>Times </em>écrivait en 1992 qu’il “avait fini par rivaliser (avec), voire remplacer celui de “raciste” au rand d’insulte la plus banale de notre époque” au pays de l’Oncle Sam) ne qualifie nullement “les dirigeants des studios hollywoodiens”, ni “les producteurs de la télé”, et pas davantage les responsables de l’une ou l’autre des industries et institutions culturelles, mais les “arrogants professeurs” de l’École de Francfort et leurs disciples. Contre ces sempiternels adversaires de l’industrie du divertissement, marxistes de surcroît, “la communauté des cultural studies, poursuit Frank, s’émerveillait inlassablement devant ces lieux de “résistance” que constituent les débats télévisés, les sites pour science-fiction, les vidéos rock, les magazines de mode; les galeries commerciales, les bandes dessinées, etc.” : cette liste pouvant être élargie aux sitcoms, à l’esthétique publicitaire, aux danses en monôme, à la culture des marques, aux réunions tuperware, aux parades de rollers, et, etc.<br />
Comment ne pas faire à nouveau un rapprochement entre le “populisme de marché” et ce “populisme culturel” illustré ci-dessus par les cultural studies. Le premier comme le second invitent à bousculer les hiérarchies, dénoncent l’élitisme (d’un côté celui de ceux qui proposent de réguler et réglementer le marché, de l’autre celui des contempteurs de la culture de masse), et mettent en avant l’autonomie du grand public (en terme de consommateurs, ici et là). Ce “populisme culturel”, on l’aura sans doute compris, étant l’un des principaux agents de transformation du monde dans son acception postmoderne.</p>
<p align="RIGHT">Max Vincent<br />
mai 2014</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica; min-height: 14.0px"> </p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica; min-height: 14.0px"> </p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(1) A consulter sur “l’herbe entre les pavés” (dans la version pdf) : http://www.lherbentrelespaves.fr/public/michea.pdf</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(2) Dans le n° 42 de la revue <em>Lignes.</em></p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(3) Le populisme se porterait encore mieux au Parti de Gauche qu’au Parti Communiste (pour se limiter aux deux principales composantes du Front de Gauche). Cela, toute proportion gardée, doit être mis en parallèle avec un discours antisocialiste plus virulent chez les dirigeants du Parti de Gauche que ceux du Parti Communiste. Ceci pour des raisons très objectives : le premier étant majoritairement un parti de militants quand le second compte encore de nombreux élus dans ses rangs (ce qui nécessite des “alliances à gauche”, et prioritairement avec le P.S.). Même au sein du Pari de Gauche cette différence apparaît aussi entre le pôle Mélenchon-Delapierre, et celui représenté par Martine Billard. Il est vrai que les deux premiers (32 ans de P.S. chez Mélenchon, 22 ans pour Delapierre) ont des comptes à régler avec le P.S. mais également avec leur passé socialiste. J’ajoute que le maximalisme mélenchonien en l’occurrence s’explique aussi - l’intéressé l’a reconnu - par des humiliations subies à l’intérieur du P.S., du temps où Hollande en était le premier secrétaire. Autre paradoxe : le succès des prestations médiatiques de Mélenchon est dû en partie à une posture empruntée à feu Georges Marchais. </p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica"> L’une des dernières manifestations de ce populisme étant le bruyant soutien apporté par Mélenchon et le Parti de Gauche à Jérôme Kerviel (également soutenu par les souverainistes de Debout la République et une partie de l’épiscopat catholique). Mélenchon allant jusqu’à comparer Kerviel à Dreyfus ! Si le capitaine Dreyfus n’avait que le tort d’être juif, le trader Kerviel a en toute connaissance de cause largement utilisé et profité d’un système qui lui a finalement fait payer ce qu’il s’autorise lui en toute légalité. Cette comparaison qui s’avère autant déplacée que grotesque témoigne aussi de l’inculture historique de Mélenchon quand il déclare : “A gauche on est comme ça depuis l’affaire Dreyfus, Dreyfus n’était pas des nôtre et on l’a soutenu”. On rappellera à Melenchon que les socialistes étaient alors divisés, et comptaient dans leurs rangs nombre d’anti-dreyfusards (lesquels l’étaient pour des raisons qui ne se confondaient pas avec celles des anti-dreyfusards de droite). Si l’on essaye de trouver un équivalent parmi les courants socialistes de la fin du XIXe siècle à l’actuel Parti de Gauche il n’est pas certain qu’on le trouverait parmi les dreyfusards. En citant ce que Mélenchon déclarait en 2010 (“Cet homme est un voleur (...) et par conséquent il est juste qu’il soit puni”) on se demande si l’effet “repenti”, illustré par l’audience accordée par le pape François à Jérôme Kerviel, n’a pas en fin de compte déteint sur Mélenchon. On pourrait me rétorquer que tout est bon dans le cochon : ce soutien à Kerviel étant un opportun et excellent moyen de s’en prendre à la finance. Sans doute, mais les “communicants” qui ont durant ce printemps 2014 pris en charge Jérôme Kerviel afin de médiatiser ce chemin de repentance, et lui donner le plus large écho possible auprès de l’opinion publique, avaient tout lieu de prendre pour du “pain béni” les dernières déclarations de Mélenchon. Qui a joué le rôle d’idiot utile, en définitive, dans cette histoire ?</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica; min-height: 13.0px"> </p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(4) Pascal Ory est à ma connaissance le seul collaborateur du “Panorama de France-Culture” (longtemps “l’émission-phare” de la chaîne) encore présent dans la dernière des émissions en date sur cette même tranche horaire. Cela ayant perduré avec ensuite avec “Tout arrive” et “La Grande table”. Cette présence exceptionnelle doit être soulignée. Ceci pour dire aussi que de l’eau a coulé sous les ponts de France Culture depuis la suppression du Panorama. Les thèses défendues dans notre texte pouvaient encore être exposées dans le Panorama (discutées, critiquées ou éreintées). Aujourd’hui, à l’enseigne de “La grande table”, il n’en est ou serait même plus question.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(5) Dans un article (“Roman populaire, du mauvais genre à la reconnaissance”) d’un numéro spécial de la <em>Quinzaine littéraire </em>sorti l’été 2008 et intitulé “Du roman populaire au roman grand public”.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(6) Il existe cependant une façon de contourner l’obstacle en revendiquant haut et fort ce que la Culture (avec un grand C) serait censée mépriser : telle l’émission “Mauvais genre” sur France Culture, crée il y a une vingtaine d’années, qui illustre et défend mordicus sous cette appellation les “littératures mineures”, la BD et le cinéma de genre. Sauf qu’à l’usage, et en raison de son succès, la terminologie “mauvais genre” n’a plus en 2014 la même pertinence quand de larges secteurs de la scène culturelle la revendiquent ou la reprennent. Nous conseillons à l’excellent François Angelier (le producteur de “Mauvais genre”), s’il veut revenir aux sources mêmes de l’émission (et retrouver ainsi la force du concept de “mauvais genre”) d’accorder une large place à Richard Millet, Renaud Camus, Marc-Édouard Nabe, pour ce citer qu’eux, qui remplissent à ravir ce “cahier des charges” si l’on en croit les professionnels de la profession.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(7) D’un point de vue général et quantitatif, il va de soi. Pour ne citer qu’un seul exemple en terme d’emballage, relevons, dans certains cas, le hiatus entre la bande annonce d’un film (destinée à vendre un produit selon les méthodes éprouvées de la publicité), et les formes et contenus mêmes du film.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(8! Au lieu des <em>Janique Aimée, Temps des copains, Chevalier de Maison Rouge, </em>et autre <em>Compagnons de Jéhu.</em></p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(9) Tels <em>Rintintin, Destination danger, L’homme invisible, Les hommes volants, Commandant X, Les incorruptibles, </em>et autre <em>Bonanza.</em></p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(10) Un moment inouï, à l’aune de ce qu’est devenue la télévision, de l’histoire de ce média à une époque, on le rappelle, où le téléspectateur ne disposait que d’une seule chaîne. Autant la télévision française était corsetée sur le plan de l’information politique, autant elle remplissait à l’instar des <em>Perses </em>une fonction culturelle et “pédagogique” pas toujours revendiquée qui pouvait s’apparenter à une forme d’éducation populaire.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(11) Comme le rappelle une fois de plus une étude publiée en mai 2014 par l'Institut de santé publique et d’épidémiologie et de développement de l’Université de Bordeaux qui établit un lien entre l’utilisation régulière et intensive du téléphone portable pendant plusieurs années et un risque accru de développer une tumeur au cerveau par rapport à des utilisateurs non réguliers.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(12) L’argument selon lequel cela a permis de révéler les pressions qu’exerçait Sarkozy dans les domaines de la justice et du contre-espionnage, et justifierait donc en l’occurrence ce type de contrôle est nul et non avenu. Sarkozy est suffisamment impliqué dans cette affaire-ci ou d’autres pour que l’on puisse raisonnablement penser qu’il sera mis en examen (si le justice fait son travail). Et puis cela concerne tout justiciable, qu’il soit ancien président de la république ou pas. Enfin ceci coupe l’herbe sous le pied d’un Plenel qui fait un distinguo entre les bonnes écoutes, celles par exemple installées par un particulier dans l’appartement de Liliane Bettencourt ou à la demande d’un juge pour le téléphone portable de Sarkozy, et les mauvaises, celles dont l’intéressé a fait l’objet du temps de la présidence Mitterrand.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(13) Toutes les citations qui suivent sont extraites, sauf indication contraire, de l’un ou l’autre des entretiens donné par Masci à l’occasion de la sortie de l’un de ses trois livres. Francesco Masci fait partie de ces philosophes dont la pensée présente plus de clarté lors d’un entretien que dans ses ouvrages (en cela, semble-t-il, Masci s’inspire de l’une de ses références, Niklas Luhmann, qui choisit délibérément de s’exprimer de manière complexe, voire énigmatique ou contournée, pour protéger sa pensée de compréhensions trop rapides risquant de produire des incompréhensions réductrices.</p>
<br class="Apple-interchange-newline" />L'aigreur universelle de Louis Janover ne se dément pasurn:md5:74e3bce48b9df69a17323334f73b90502014-02-11T08:07:00+01:002014-02-11T13:32:13+01:00Max VincentPamphlets, satires, sotiesDebordMicheaSituationnistesSurréalistes <p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 36.0px Helvetica">L’AIGREUR UNIVERSELLE DE LOUIS JANOVER NE SE DÉMENT PAS</p>
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<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica">“Le penchant à être agressif fait partie de la force aussi rigoureusement</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> que le sentiment de vengeance et de rancune appartient à la faiblesse”</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Friedrich Nietzsche</p>
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<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> A la fin de l’année 2013, Louis Janover a publié aux éditions Sens&Tonka son vingt-quatrième ouvrage, <em>Surréalisme et situationnistes au rendez-vous des avant-gardes. </em>Ce prolixe auteur s’est principalement fait connaître par des ouvrages critiques sur le surréalisme et les avant-gardes. J’avais eu l’occasion en 2005 (dans <em>Le surréalisme mis à mal par ses “propriétaires” mêmes et autres considérations à l’avenant </em><span style="font: 11.0px American Typewriter Light">(</span><span style="font: 11.0px American Typewriter"><strong>1</strong></span><span style="font: 11.0px American Typewriter Light">)</span><span style="font: 12.0px American Typewriter Light">)</span> de consacrer plusieurs pages à Janover. Elles sont pour l’essentiel reprises dans la première partie de ce texte. J’y relèvais que Janover dressait un constat d’échec et de faillite du “surréalisme existant” au nom d’une “révolution surréaliste” (laquelle ne se confondait nullement avec la revue du même nom) qui se révèlait n’être qu’une fiction. Sur de telles fondations il paraissait difficile de construire une argumentation solide et recevable. On pouvait néanmoins reconnaître à Janover le mérite de creuser son propre sillon. Ce qui n’est plus exactement le cas avec son dernier ouvrage, pourtant plus ambitieux que les précédents. Par delà le rappel incessant des “impostures” surréalistes et situationnistes, Janover entre ici davantage en résonance avec certains courants de pensée contemporains ayant inspiré à “l’herbe entre les pavés” plusieurs contributions critiques. Et sur lesquels je compte revenir dans un proche avenir.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> On n’en constate pas moins, malgré tout, que <em>Surréalisme et situationnistes au rendez-vous des avant-gardes </em>apporte une touche supplémentaire à une figure inédite et contemporaine de “l’homme du ressentiment” patiemment construite, elle, de livre en livre par leur auteur. J’ajouterai que de ce point de vue là Louis Janover reste inégalé. </p>
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<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 14.0px Helvetica">1</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Dans “Des contempteurs du surréalisme” (l’un des chapitres de <em>Le Surréalisme mis à mal par ses “propriétaires” mêmes et autres considérations à l’avenant</em> ) je classais les reproches, critiques ou condamnations dont le surréalisme faisait l’objet depuis une dizaine d’années en quatre catégories. Passons sur les trois premières pour en venir à la quatrième, qualifiée de “dessus du panier”. Ceci recoupant les critiques adressées à ce mouvement au nom d’une “certaine idée du surréalisme” : celle d’une “pureté révolutionnaire” que les surréalistes auraient désertée ou trahie au fil des ans et des générations. Le constat d’un échec, voire d’une faillite devenant alors patent. Je retiens principalement celles (de critiques) venant de Louis Janover, auteur de plusieurs ouvrages sur le surréalisme qui tous reprennent peu ou prou la même antienne. J’avais lu lors de sa publication en poche <em>La révolution surréaliste. </em>Pourtant je vais dans un premier temps me référer aux deux derniers ouvrages de Janover publiés sur la question : <em>Le surréalisme de jadis et naguère </em>(publié en 2002 aux éditions Paris-Méditerranée), et <em>Surréalisme, le surréalisme introuvable </em>(chez Sens&Tonka).</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Dans le même texte, j’avais auparavant évoqué Janover au sujet d’une polémique datant du début des années 60, et liée à la revue <em>Sédition </em>dont Janover était l’un des deux animateurs. Tout d’abord précisons que Janover a fait partie du groupe surréaliste durant la seconde moitié des années cinquante. Louis Janover n’a pas dix-sept ans en 1954 lorsqu’il adresse une lettre à André Breton. Celui-ci lui répond, le reçoit, puis l’invite à venir au café <em>Le Musset, </em>lieu de rencontre alors des surréalistes. Janover se décrit comme un “surréaliste silencieux”, peu sûr de lui. Il explique qu’il n’a pas signé tous les tracts ou manifestes diffusés par les surréalistes ces années-là. Il refuse de mettre sa signature au bas de textes auxquels il n’a pas participé à élaboration ou à la rédaction. Janover écrit en octobre 1956 un article dans <em>Le Surréalisme même </em>sur Georg Büchner. Il ne dit pas pourquoi il s’éloigne ensuite du groupe surréaliste. </p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Nous le retrouvons en 1961, présidant aux destinées de la revue <em>Sédition </em>(qu’il vient de créer avec Bernard Pêcheur), devenu trotskiste sans pour autant avoir rompu les ponts avec les surréalistes puisque certains d’entre eux vont collaborer au premier numéro de cette revue. En raison des remous que provoque l’éditorial co-écrit par Janover et Pêcheur (intitulé <em>La trahison permanente, </em>et qui se rapporte au “Manifeste des 121”), André Breton invite Janover à venir s’expliquer chez lui (en présence de Jean Schuster). C’est à la suite de cette rencontre que Breton propose de confectionner dans <em>La Brèche </em>un dossier mentionnant les différents points de vue en présence <span style="font: 11.0px Helvetica">(<strong>2</strong>)</span>. De larges extraits d’une correspondance entre Louis Janover et Jehan Mayoux, l’un des plus anciens surréalistes, venant compléter ce dossier.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Janover écrit cette même année 1962 (celle de la parution de ce n° 2 de <em>La Brèche </em>) une “Lettre ouverte au groupe surréaliste” prenant acte du différend qui l’oppose à plusieurs surréalistes. Il y serait question “de la haine qu’ils nous témoignent”. En 2002 Janover précise que “la haine ne s’est pas démentie, à ceci près qu’elle me concerne seul”. Je n’en ai trouvé nulle trace dans les six numéros de <em>La Brèche </em>parus entre 1962 et 1965, ni dans <em>L’Archibras </em>qui lui succédera. Et pas davantage dans les ouvrages publiés après “l’acte de dissolution” par d’anciens membres du groupe surréaliste (lecture non exhaustive certes). A croire que cette haine ne s’exerçait, et ne s’exercerait encore aujourd’hui qu’à titre privé.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Janover participe après cette rupture à la création de la revue <em>Front noir. </em>Au fil des numéros de cette revue notre ancien surréaliste va évoluer du trotskisme vers l’ultra-gauche. Une évolution qui n’a rien d’exceptionnel, dont le précédent le plus célèbre concerne les animateurs de <em>Socialisme ou barbarie. </em>Cette adhésion à l’ultra-gauchisme, et plus particulièrement aux thèses du communisme de conseil étant due en grande partie à une rencontre importante dans la vie de Janover, celle de Maximilien Rubel (collaborateur des confidentiels <em>Cahiers de discussion pour le communisme de conseil, </em>mais surtout connu comme l’éditeur de Karl Marx dans la Pléiade). Rubel figure alors parmi les meilleurs connaisseurs de l’oeuvre de Marx. Sa lecture est en tout état de cause opposée au “marxisme”, et plus encore au marxisme-léninisme ou à l’althussérisme décliné dans les rangs du P.C.F. ou d’une certaine extrême-gauche.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Si les surréalistes ignorent, ou veulent ignorer Janover et <em>Front noir, </em>il n’en va pas de même avec les situationnistes. Ceux-ci épinglent la revue dans le n° 10 (mars 1966) de l’Internationale situationniste. Dans la notule “L’armée de réserve du spectacle” les situationnistes reprochent à <em>Front noir </em>“d’adopter le langage même du pouvoir actuel, qui dénonce ses adversaires sans dire exactement qui ils sont, et naturellement sans préciser leurs véritables positions”. De là ce constat : de part “leur inactivité passée ou présente”, <em>Front noir </em>et consort “finiront eux-mêmes pas accepter n’importe quoi <em>si un jour l’occasion leur en ai offerte. </em>Non seulement le manque total d’intérêt que ces gens ont présenté pour tout le monde a empêché que leur rigueur soit jamais mise à l’épreuve ; mais encore le style qu’ils affichent déjà dans leur aigre solitude apporte toutes les assurances qu’ils sauraient éventuellement tenir leur place, comme leurs concurrents plus heureux, dans ce spectacle culturel qui les a jusqu’ici laissés pour compte”.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Dans le numéro suivant de l’I.S. (octobre 1967), les situationnistes s’en prennent plus directement à Janover, traité de “moraliste”. Lequel Janover, en réponse aux critiques précédentes des situs, venait de sélectionner dans <em>Front noir </em>des phrases principalement extraites du premier numéro de l’I.S. (publié neuf ans plus tôt) pour “confondre” ses accusateurs. Les situationnistes, tout en donnant raison à Janover sur l’emploi “non critique” des extraits cités (au sujet de points à connotation culturelle ou ressortissant de la “vieille ultra-gauche”), ajoutent : “Nous croyons qu’il n’échappe à personne que les recherches théoriques de l’I.S. constituent - heureusement - un mouvement qui s’est approfondi et <em>unifié </em>en corrigeant un bon nombre de ses premières présuppositions : nous l’avons écrit notamment dans l’I.S. 9 pages 3 et 4. Les citations de Janover sont choisies, comme par hasard, dans le premier numéro de l’I.S., et même surtout dans le texte de l’un d’entre nous avant la formation de l’I.S., et dans ce cas elles datent de <em>dix ans. </em>Mais l’intègre Janover voudrait faire croire que nous voltigeons par opportunisme, et sur toute la ligne, entre les positions incompatibles, au gré de la mode, et du jour au lendemain”.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> “L’un d’entre nous” s’appelle Guy Debord, et le texte antérieur à la formation de l’I.S. est le fameux <em>Rapport sur la création des situations. </em>En 2002 Janover reprend, comme si de rien n’était, les critiques déjà formulées en 1967 à l’égard de ce texte. Pourquoi pas, dans cette logique, comparer le Janover de 1962 (d’un trotskisme orthodoxe autant que nous pouvons le vérifier à travers sa correspondance avec Jehan Mayoux) et les textes de Debord et des situs de la même année (d’un tout autre niveau de réflexion théorique). Certes Janover voudrait prouver que le ver se trouvait déjà dans le fruit en 1957. Mais il sollicite à ce point les textes que le lecteur le plus indulgent finit par se demander si Janover n’entend pas régler ad vitam aetermam des comptes maintenant vieux de presque quarante ans. Cela n’est pas sans nous donner quelque indication essentielle sur les intentions et la méthode utilisée par cet auteur dans ses différents ouvrages.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Ceci nous ramène au surréalisme. Dans <em>Surréalisme, le surréalisme introuvable, </em>dés le chapitre introductif Janover écrit les lignes suivantes (j’en viens à la méthode) : “Dans ses “Dix thèses sur le marxisme aujourd’hui” (1950), Karl Korsch, au mépris des interdits édictés par les dévots de toute espèce, n’hésitait pas à replonger Marx dans le courant de l’histoire pour mesurer son oeuvre au temps qui passe, et rendre justice à ceux de ses rivaux ou ennemis qu’il a si longtemps noyés dans son ombre. On pourrait égrener à cet exemple des “Thèses sur le surréalisme aujourd’hui” tant certains points paraissent interchangeables, et mettre Breton à la place de Marx, le surréalisme à la place du marxisme pour avoir une équivalence à quelques retouches près !”. Sauf que les uns et les autres ne peuvent se confondre, j’y reviendrai. On sait (et Janover mieux que quiconque) que Marx disait, mi plaisantant mi sérieusement : “Je ne suis pas marxiste !”. Boutade peut-être en son temps (et encore !) mais <em>cruelle vérité </em>si l’on se réfère aux héritiers auto proclamés de l’auteur du <em>Capital. </em>Marx n’est pas marxiste, bien entendu. Mais rien de tel entre Breton et le surréalisme. Nul n’a encore parlé de “bretonnisme” en lieu et place du surréalisme. Breton n’a jamais dit par exemple : “Je ne suis pas surréalisme”. Ce qui serait complètement absurde. Enfin, cette précision faite, on ne peut pas ainsi plaquer cette histoire là sur celle-ci. Les deux en l’occurrence ne se confondent pas. Le moindre lecteur un peu informé sait à quoi s’en tenir. A vrai dire, on le saura plus tard, Janover entend “rendre justice” à Pierre Naville et Antonin Artaud. On verra plus loin ce qu’il en est. Mais comme entrée en matière on ne peut pas dire que cela soit réussi, pour rester poli.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Cependant, ceci posé, je donne volontiers raison à Janover sur de nombreux points de détail. C’est la perspective d’ensemble qui me semble discutable, pour ne pas dire plus. La “thèse” de Janover, celle qu’il reprend de livre en livre, peut être résumée ainsi : le surréalisme étant resté bien en deçà des exigences de la “Révolution surréaliste” on ne peut que dresser le constat d’un échec, voire d’une faillite du mouvement surréaliste. Soit. Cependant, à lire Janover, ce dernier n’idéalise-t-il pas ce qu’il appelle “révolution surréaliste” ? Cette dernière, commençons par là, se confond-elle avec la revue du même nom, la première dans l’histoire du groupe surréaliste ? On en doute. Pas plus <em>Le surréalisme de jadis et naguère </em>que <em>Surréalisme, le surréalisme introuvable </em>ne permettent d’y répondre. Mais on sait que Janover a auparavant écrit <em>La révolution surréaliste. </em>Allons voir de plus près de quoi il en retourne.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Cet ouvrage apporte les réponses que l’on cherchait vainement dans les deux derniers livres de Janover. Mais retirer en quelque sorte la paternité de cette “révolution” à Breton, Desnos, Péret, Éluard, Aragon, Leiris et les autres, pour l’attribuer dans ses grandes lignes aux seuls Artaud et Naville ne manque pas de surprendre le lecteur quelque peu averti. Artaud, tout le monde s’accorde là-dessus, a été l’une des figures de proue du premier surréalisme. Son implication au sein du groupe est bien connue et n’a pas besoin d’être rappelée. Naville, lui, est le codirecteur (avec Péret) des trois premiers numéros de <em>La révolution surréaliste, </em>la revue. Il adhère rapidement au P.C.F. (le premier des surréalistes). A ce titre, comme on le souligne habituellement, il représente le pôle le plus “politique” du groupe. Sa contribution à la revue, contrairement à Artaud, reste modeste : un petit article dans le numéro 3 (<em>Beaux arts, </em>dans lequel il affirme : “il n’y a pas de <em>peinture surréaliste </em>”), et un autre, plus long, dans le numéro 9 : <em>Mieux et moins bien. </em>C’est, parmi d’autres considérations, pour répondre à la brochure de Naville, <em>La révolution et les intellectuels </em>(publiée en 1927), que Breton dans <em>Légitime défense </em>s’efforce de préciser la nature des relations des surréalistes au P.C.F. et à la révolution plus généralement.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Ce qui étonne et même sidère, pour en revenir à Janover, est de l’entendre confondre cette “révolution surréaliste”, la sienne en l’occurrence, avec les deux personnalités les plus opposées du premier surréalisme. En effet Artaud incarne l’aspect paroxystique du mouvement, celui de l’insurrection de l’esprit et de la révolte absolue, “mi libertaire, mi mystique” ; tandis que Naville, à l’autre extrémité, défend des positions matérialistes, celles de la rigueur marxiste et de l’engagement communiste. Une curieuse “révolution surréaliste” selon Janover, qui attelée ainsi marche de guingois quand elle ne fait pas le grand écart (mais pas “l’écart absolu”, la référence à Fourier serait ici malvenue). A l’appui de sa démonstration Janover cite le Pierre Naville de 1975 : ce dernier insistant sur l’importance d’Artaud au sein du premier surréalisme. Mais il s’agit d’un témoignage pour le moins tardif qui entend prolonger pour l’essentiel la discussion entamée cinquante ans plus tôt avec André Breton : “En peu de semaines nous convînmes tous qu’Artaud apportait beaucoup de ce qui manquait assez gravement aux ouvertures du <em>Manifeste surréaliste </em>que Breton venait d’écrire et de publier : l’attaque furieuse des institutions où la société cristallise ses contraintes maudites (...) Il allait signer l’irruption d’une menace intransigeante contre n’importe quelle entrave à la liberté de l’esprit. Bref il était le premier à <em>désigner l’adversaire </em>“. Vraiment ? Je ne sais pas s’il faut incriminer la mémoire de Naville ou son hostilité (toujours présente) envers Breton. “L’adversaire” en question était bel et bien désigné dans le <em>Manifeste </em>ou dans d’autres textes surréalistes de l’époque. Est-ce trop demander à Naville, également, de se souvenir qu’en 1926 il bataillait ferme contre le “courant” représenté par Artaud et quelques autres. Janover n’est pourtant pas sans le savoir. A vrai dire les textes signés par Artaud ou ceux qui portent son empreinte (les fameuses “adresses” du numéro 3 de la revue) renvoient plus à Antonin Artaud - pour le lecteur de 2005 - qu’au surréalisme. Ce sont aussi bien évidemment des textes surréalistes, du surréalisme des années fondatrices. Cependant, comparés à ceux écrits par Desnos, Éluard, Péret, Aragon, Leiris ou Breton publiés dans <em>La Révolution surréaliste, </em>les textes d’Artaud s’inscrivent moins que ceux-ci dans la démarche collective du groupe à ce moment là. Ils se signalent davantage par leur singularité.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> A l’appui de sa thèse (“Il fallait que meure la révolution surréaliste pour que vive l’art surréaliste”), Janover cite Naville affirmant “il n’y a pas de peinture surréaliste” pour l’opposer à un Breton “à court d’arguments” (sic) dans <em>Le surréalisme et la peinture. </em>C’est vouloir accorder une importance excessive à la phrase de Naville. <em>Le surréalisme et la peinture </em>devait dans l’esprit de Breton prolonger un <em>Manifeste du surréalisme </em>peu disert sur l’expression picturale. Dans le numéro 1 de la revue Max Morise s’était interrogé sur le sujet. Naville lui avait répondu de façon péremptoire dans l’article <em>Beaux arts. </em>André Breton, d’une certaine manière, donnait raison à Naville en distinguant l’un (le surréalisme) de l’autre (la peinture). Il lui importait également de ne pas apporter de l’eau au moulin d’une critique ou d’un “marché de l’art” qui utilisaient déjà l’adjectif “surréaliste” sans grand discernement. Enfin réduire le texte de Breton, comme le fait Janover, à une défense et illustration d’un “art surréaliste”, fossoyeur à ses yeux de la “révolution surréaliste”, ne rend pas justice à ces belles pages, particulièrement inspirées. C’est aussi (surtout) passer par pertes et profits des propositions que Breton développera par la suite, et qui excèdent l’aspect strictement esthétique dans lequel Janover voudrait ranger ou enfermer Breton.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Quant à la question posée par Naville dans <em>La révolution et les intellectuels </em>sommant les surréalistes de choisir entre anarchie et marxisme, ou entre le monde de l’esprit et celui des faits, Breton répond dans <em>Légitime défense </em>en des termes qui témoignent de la <em>spécificité </em>du surréalisme et de son <em>irréductibilité </em>aux tentatives contradictoires qui voudraient le tirer à hue et à dia. Il s’agit d’une “ligne de crête” sur laquelle le surréalisme se tiendra plus ou moins bien selon les époque ou les aléas de son existence. Dans cette histoire, celle du premier surréalisme, l’éditorial d’André Breton dans le numéro 4 de la revue, <em>Pourquoi je prends la direction de la Révolution surréaliste, </em>prend acte d’une situation qui, sans être appelée “crise”, rend compte des hésitations, des contradictions, voire des atermoiements du mouvement. Cet éditorial, souvent commenté, peut passer pour “elliptique”. Il faut revenir en arrière pour en mesurer tous les enjeux. Breton n’avait pas ménagé ses critiques aux deux premiers numéros de <em>La révolution surréaliste. </em>Il reprochait au numéro 1 de ne pas reproduire des témoignages d’une “vie extra-littéraire réelle”, de trop sacrifier à l’esprit artistique, et de ne pas accorder suffisamment de place aux contributions anonymes. Ce numéro, selon Breton, s’avérait également déficitaire sur l’activité du Bureau de recherches surréalistes. C’était d’ailleurs sur une proposition d’André Breton que le groupe avait auparavant confié à Antonin Artaud la direction de ce Bureau de recherches surréalistes. Si Breton s’avère moins critique avec le numéro 2 de la revue, il en déplore néanmoins les insuffisances (il en excepte les textes d’Artaud et de Leiris). Quant au fameux numéro 3 Breton se montre pour le moins ambivalent.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Mais avant d’en venir au numéro 4, signalons deux événements marquants dans l’histoire récente du groupe. Le 2 juillet 1925 les surréalistes diffusent une <em>Lettre ouverte à M. Paul Claudel, ambassadeur de France au Japon </em>(qui se termine par : “Écrivez, priez et bavez ; nous réclamons le déshonneur de vous avoir traité une fois pour toutes de cuistre et de canaille”). Ce tract est distribué lors du Banquet Saint Pol Roux. L’intervention des surréalistes provoque une bagarre générale (Leiris qui crie “Vive l’Allemagne !” à la fenêtre échappe de peu au lynchage de la foule). C’est ce même 2 juillet que parait dans <em>L’Humanité </em>la déclaration collective <em>Appel aux travailleurs intellectuels </em>(condamnant la guerre au Maroc et la politique française dans ce pays) à laquelle s’associent les surréalistes.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Il fallait repréciser le contexte du moment avant d’en venir au contenu de l’éditorial du numéro 4 de <em>La révolution surréaliste. </em>Contrairement à des explications avancées ici ou là (auxquelles Janover fait écho), il ne s’agissait pas seulement et uniquement “d’arrêter l’expérience dont Artaud venait d’être le responsable”. Breton la reconnaît comme partie intégrante du surréalisme mais pas de <em>tout </em>le surréalisme. C’est dire que l’esprit de fureur, la dimension paroxystique et le mysticisme incandescent des textes d’Artaud, quoique bienvenus, même légitimes, participent d’un climat qui à la longue risque de déboucher sur une impasse. Celle de la pensée brûlant par tous les bouts et finissant par se consumer sans espoir de retour. Cet éditorial évoque ensuite la “spontanéité” et le “laisser aller à la grâce des événements” comme autres raisons ayant “eu pour effet de nous dérober le bien fondé de la <em>cause </em>surréaliste”. Ceci prolonge les critiques de Breton déjà exprimées sur les deux premiers numéros de la revue, et parait s’adresser, parmi d’autres, à l’article de Crevel <em>Révolution surréaliste, spontanéité. </em>Breton laisse entendre que quelques unes des particularités qui fondent cette cause surréaliste n’ont pas été suffisamment prises en compte dans la revue. Entre autres, l’aptitude au merveilleux et l’action révolutionnaire. Les péripéties récentes rapportées plus haut (le banquet Saint Pol Roux et l’<em>Appel aux travailleurs intellectuels </em>) en représentent le meilleur correctif. Enfin Breton en demandant que la <em>Révolution surréaliste </em>ne reste ouverte qu’à des personnes “qui ne soient pas à la recherche d’un alibi littéraire” réaffirme le préjugé des surréalistes à l’égard de la littérature depuis les “années dada” (ceci en écho à la “Lettre ouverte à Paul Claudel” diffusée deux semaines plus tôt).</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Avec leur intervention au banquet Saint Pol Roux, les surréalistes se rappellent au souvenir de la “bonne société”. Ce “scandale” se situe dans la lignée de ceux inaugurés lors de l’époque Dada. Janover peut là dessus faire la fine bouche. N’empêche ! ces “scandales” visaient à discréditer les idées de patrie, de religion, de famille. Et qui, sinon les surréalistes, s’y adonnaient avec constance et détermination, violence et ludisme ? Quoiqu’on puisse en dire aujourd’hui, installé confortablement dans un fauteuil de marxologue ou ailleurs, à l’heure de la mondialisation, de la déliquescence de la famille et la la perte d’influence de l’église catholique (même si les seconde et troisième reprendraient du poil dans la bête en ce début de XXIe siècle), c’est l’honneur des surréalistes d’avoir les premiers collectivement défendus, sur ce ton qui n’appartient qu’à eux, une conception du monde où se trouvaient pareillement ruinées les idées de patrie, de famille et de religion. Sans oublier le travail aussi. On peut toujours relever “les effets bénéfiques” de ces scandales “a la longue” ; et ajouter que “nombre de ces morceaux de bravoure ont fait long feu, (et) leur lecture n’apporte aujourd’hui qu’un maigre encouragement à qui brûle de combattre l’expression d’un mal dont le surréalisme dénonçait les symptômes déjà visible en son temps”. On peut à la fois prétendre comme Janover que le surréalisme s’est servi de ces scandales pour asseoir sa notoriété, et affirmer en même temps qu’il n’y avait vraiment pas de quoi fouetter un chat. On peut dire une chose et son (presque) contraire. </p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> On l’avait remarqué auparavant avec Jean Clair et quelques d’autres contempteurs du surréalisme : ceux-ci ressortent régulièrement la fameuse phrase extraite du <em>Second manifeste du surréalisme </em>pour apporte la preuve du terrorisme de Breton et de ses amis. Tous, réactionnaires ou modérés, se contentent de relever la phrase en question (“lacte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule”) sans jamais citer celle qui suit, indispensable cependant pour savoir de quoi il en retourne (“qui n’a pas eu, au moins une fois, envie d’en finir de la sorte avec le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur a sa place toute marquée dans cette foule, ventre à hauteur du canon”). Il existe peut-être des crétins qui prennent Breton au pied de la lettre. Passons là-dessus. C’est pourtant l’expression même de la révolte, par le biais de cette métaphore, que Breton traduit ainsi. Tant que ce monde ira comme il va ces deux phrases resterons d’actualité. Et c’est superbement dit. Ici Janover ne déroge pas à règle : “Le scandale pour le scandale prend dans le <em>Second manifeste </em>sa forme terroriste pure” écrit notre marxologue, plus Marx en pantoufles que jamais. Le club s’agrandit par conséquent. Janover possède au moins un point commun avec les Clair, BHL, et autres plumitifs. Nous savons maintenant lequel.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Janover, quand il évoque les relations des surréalistes avec le P.C.F., et l’opposition des premiers au stalinisme, ne change pas de registre. Là aussi nous restons dans le domaine des bénéfices secondaires. La belle affaire, grogne Janover, “cette critique, qui se déploie essentiellement dans le ciel de l’indignation morale, ne gène en rien l’accommodement aux pratiques terrestres d’intégration auxquelles s’adonnent couramment, et avec les meilleures intentions du monde, les avant gardes artistiques et littéraires”. Et alors ? Je serais prêt à engager une discussion à ce sujet sur ces avant gardes (ou prétendues telles) mais pas en procédant de la sorte. La dénonciation (pour le moins intéressée, selon Janover) jouerait ici le rôle d’un écran de fumée (ou d’un “paravent politique”, pour parler comme notre auteur) ? Existe-t-il une vie après le stalinisme pour ces mêmes avant gardes artistiques (pour rester dans la logique de ce propos) ? C’est peu dire que celles-ci obsèdent Janover au point de lui faire perdre le fil de sa pensée. Car tout ce verbiage ne nous dit rien de la nature du conflit opposant les surréalistes au P.C.F.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Dans cette histoire les surréalistes eurent un train de retard (en terme de prise de conscience à part entière du stalinisme) avec, par exemple, les marxistes hétérodoxes de <em>La Critique sociale. </em>C’est en 1935, seulement, qu’ils coupèrent définitivement les ponts avec le P.C.F. Une date que l’on associe généralement à l’installation du stalinisme pur et dur en URSS, illustré dans un premier temps par les “Procès de Moscou” dont les surréalistes furent en revanche parmi les premiers à en dénoncer les mécanismes. C’est lors de l’un de ces meetings de protestation, le 26 juin 1937, que Breton tirait l’une des leçons de ces procès en prédisant (malheureusement l’avenir le confirmera) que la répression stalinienne allait maintenant s’exercer en Espagne au dépend des trotskistes du POUM et des anarchistes.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Dans la France de l’immédiate après guerre, marquée par l’hégémonie de P.C.F., y compris sur le plan culturel, les surréalistes auront des difficultés à se faire entendre. Du moins se distingueront-ils par la radicalité de leurs positions. L’exposition “Le surréalisme en 1947” ne facilitait nullement une quelconque reconnaissance dans le monde de l’art officiel ou dominant. Bien au contraire ! Ce furent également les surréalistes qui s’élevèrent avec la plus grande détermination contre l’idéologie réaliste-socialiste. Mais seul <em>Le libertaire </em>accueille à l’époque (nous entrons dans les années cinquante) les contributions en l’espèce des surréalistes (à l’exception d’André Breton qui publie <em>Du “réalisme-socialisme” comme moyen d’extermination </em>dans la revue <em>Arts.</em>).<em> </em>Et je passe sur Budapest, etc. Les surréalistes, autant que les marxistes critiques, les trotskistes, les anarchistes, ont contribué à forger des armes critiques contre le stalinisme en général et le P.C.F. en particulier. Cependant, dans le domaine culturel, leur dénonciation du réalisme-socialisme et de l’académisme stalinien les portent en première ligne. Et qu’on ne croit pas qu’en face on recevait des coups sans répondre. Il suffit de lire la presse communiste de ces années là pour s’en faire quelque idée. Cette situation évoluera avec l’ère kroutchevienne quand le P.C.F. (avec un temps de retard sur le grand parti frère) reconnaîtra quelques unes de ses “erreurs” passées. Les surréalistes en prendront acte sans toutefois opérer le moindre rapprochement avec les intellectuels communistes.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Il ne sera pas dit que nous en aurions terminé avec le “Manifeste des 121”. Et à ce sujet on relève chez Janover une rare constance. Quarante ans plus tard il persiste : “Le rappel aux valeurs morales et l’anticolonialisme de principe qui étaient au coeur de ce “Manifeste pour l’insoumission” n’avaient rien qui puisse faire craindre aux autorités une contagion révolutionnaire quelconque”. C’est là question d’appréciation. Premièrement. Si parmi les centaines de pétitions circulant depuis la Libération il fallait en signer une c’était bien celle-ci. Pourtant, dans la correspondance plus haut citée entre Louis Janover et Jehan Mayoux, alors que ce dernier expliquait à travers des exemples concrets en quoi le “Manifeste des 121” lui avait été utile pour argumenter devant des auditoires contre la guerre d’Algérie, le colonialisme et le racisme, Janover paraissait entendre le point de vue de son correspondant.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> En second lieu, dans le registre “une pierre, deux coups” Janover précise que les situationnistes, nonobstant “ces remarques critiques dont ils ne furent jamais avares”, signèrent également ce manifeste “qui eût dû susciter leur défiance”. On renverra Janover au numéro 5 de l’Internationale situationniste (décembre 1960) et à l’article <em>La minute de vérité. </em>C’est la meilleure réponse que l’on puisse lui faire encore aujourd’hui. Les situationnistes ne nient nullement que des intellectuels “assez éloignés de tout radicalisme politique” aient signé également cette pétition. Ils rappellent à juste titre les poursuites engagées par le pouvoir gaulliste contre les signataires et la répression qui s’ensuivit (ce dont Janover se garde bien de préciser). Ils mentionnent aussi que ce Manifeste suscita en réaction deux autres pétitions, l’une de la droite colonialiste (un morceau d’anthologie), l’autre “d’intellectuels de gauche” pris entre deux feux (non signataire des “121” par modérantisme, manque de courage politique ou carriérisme : parmi lesquels Lefort, Barthes, Merleau-Ponty, Morin, et même Prévert (oui Prévert !). Les situationnistes, enfin, reconnaissaient au “Manifeste des 121” les deux mérites suivants :</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> 1) D’avoir fait ressortir une nette ligne de séparation entre ceux, dans la “couche intellectuelle”, qui sans aucunement représenter une “politique d’avant garde”, en défendant cependant de part leur attitude la cause du peuple algérien défendaient la cause de tous les hommes libres. Ceux qui ne veulent pas prendre parti pour “la cause indivise et la liberté des algériens et des intellectuels français poursuivis” ne méritant que “le rire et le mépris”.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> 2) Sur un plan plus directement politique cette Déclaration permettait de réveiller l’opinion française : la manifestation du 27 octobre 1960 (malgré le “sabotage des communistes et le frein de toutes les bureaucraties syndicales”) témoigne d’une certaine prise de conscience (...) après des années de mystification et de démission”.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Restons avec les intellectuels. Ce n’est pas parce que les “intellectuels” (comme on ne les appelait pas encore au XIXe siècle) ne furent pas légion pour défendre les insurgés de juin 1848, et encore moins les communards qu’il faut pour autant dédaigner, voire dénigrer l’engagement dreyfusard de plusieurs d’entre eux comme Janover nous y invite. Notre marxologue reste dans la lignée du positionnement relevé plus haut au sujet du “Manifeste des 121”. Ici et là, il importait de défendre Dreyfus et de signer ce Manifeste. Les ambiguïtés du camp dreyfusard ou les interprétations tendancieuses des sartriens sont une autre histoire. Elle n’invalident d’aucune manière l’une et l’autre de ces “prises de position”. Nous lisons, sous la plume de Janover (“Du plus loin que je me souvienne, je n’ai jamais pu éprouver la moindre sympathie pour ses hérauts et ses martyrs. Cette purge républicaine, bien nommée Affaire, clôt en quelque sorte l’ère de la Sociale et lève le rideau sur la scène de la politique, et c’est pourquoi elle n’a cessé d’avoir bonne presse. Elle a permis d’aérer la vie de l’État et de toutes les activités sociales en mettant à jour les forces agissantes et progressistes qui n’avaient pas su accueillir les républicains de la vieille école. Le parti des intellectuels y trouvera des rôles et des interprètes à sa mesure”). Cela n’est pas complètement faux, même si Janover force le trait, dans la mesure où “l’affaire Dreyfus” signe l’avènement des intellectuels (tels que nous les désignons aujourd’hui) : tous les historiens semblent s’accorder là-dessus. Mais parler de “purge républicaine” parait bien hasardeux. Et ajouter que “l’affaire” met un terme à “l’ère de la Sociale” est une contre-vérité historique. On remarque que Janover reprend ici l’un des poncifs d’une certaine ultra-gauche. On rappellera que - malheureusement ! - pour une partie du mouvement ouvrier “l’affaire Dreyfus” se résumait à une lutte entre deux factions rivales de la bourgeoisie détournant les socialistes (et les classes populaires) du vrai combat contre le système capitaliste. D’aucuns disaient, de la campagne de réhablitation en faveur de Dreyfus, qu’elle était financée par des capitalistes juifs pour éxonérer les méfaits de ces derniers. N’est ce pas la même logique qui a conduit <em>La vieille taupe, </em>moins d’un siècle plus tard, à reprendre les thèses de Faurisson ? Je parle ici de logique sans vouloir pour autant confondre Janover avec <em>La vieille taupe </em>(sur laquelle il ne s’est jamais aligné que je sache). Enfin, pour conclure là-dessus, rien n’exclut rien. Il fallait à la fois défendre Dreyfus et poursuivre le combat pour la Sociale. Des anarchistes comme Bernard Lazare l’avaient parfaitement compris. Bien avant Jaurès, il convient de le souligner. On pourrait à la limite trouver des circonstances atténuantes aux socialistes qui se fourvoyèrent durant “l’affaire Dreyfus” en jouant un rôle de Ponce-Pilate. Mais aucune à Janover un siècle plus tard !</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> L’intelligentsia, encore. Au sujet d’un “retour à Fourier”, sensible après mai 68, auquel André Breton avant tout le monde avait contribué avec <em>L’ode à Charles Fourier, </em>Janover enfourche l’un de ses chevaux de bataille quand il estime que cette redécouverte “anticipe les aspirations d’une intelligentsia qui cherchera bientôt des voies de dégagement pour se porter au-delà du marxisme”. Cette <em>Ode, </em>pour rester avec Breton, suscita peu de commentaires lors de sa parution en 1948. Je cite cependant Georges Bataille concluant sa recension de <em>Critique </em>par : “André Breton n’exprime que <em>poétiquement </em>l’espoir qu’a suscité en lui le grand utopiste. Mais s’il est possible de regretter des conséquences plus positives, comment ne pas apercevoir que la poésie seule en pouvait être l’initiation”. Les situationnistes seuls (ou presque seuls) se référeront à Fourier avant 1968. Si l’auteur du <em>Nouveau monde amoureux</em> retrouve quelque crédit après cette date ce n’est pas au détriment de Marx. Les intellectuels, durant la décennie 70 (et après) qui virèrent leur cuti marxiste tombèrent dans les bras de Tocqueville, de Raymond Aron, ou de libéraux de tout poil mais nullement dans ceux de Fourier. D’ailleurs les rares penseurs ou philosophes, à l’instar de René Schérer, qui se réclament le cas échéant du penseur utopiste n’ont jamais à proprement parler été marxistes.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Nous venons d’évoquer mai 68, restons y. On peut avancer sans trop se tromper que les dits événements n’ont pas représenté pour Schuster et Janover, les frères ennemis, la “divine surprise” que beaucoup espéraient sans pour autant y croire. Le second d’ailleurs, de longues années après, reprend le discours de la vieille ultra-gauche pour n’y voir qu’une “idéologie” qui “place l’intellectuel aux postes de commande et s’éloigne de la conception matérialiste et critique de l’histoire”. Les historiens, sociologues ou anciens militants révisant mai 68 pour le vider de son contenu révolutionnaire et insurrectionnel reprennent grosso modo la même antienne. La référence marxiste en moins, évidemment.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Curieusement, Janover qui l’a pourtant lu (une note de bas de page en témoigne) ne dit mot de l’indispensable ouvrage d’Alain Joubert, <em>Le mouvement des surréalistes. </em>Il est vrai que ce dernier livre dément quelque peu la version univoque de Janover sur la fin du surréalisme. Mais il est permis de penser que dans un prochain ouvrage, peut-être <span style="font: 11.0px Helvetica">(<strong>3</strong>)</span>. C’est plutôt Annie Le Brun que Janover tient en ligne de mire : “Quand à Annie Le Brun, signataire aussi de <em>Pour Cuba, </em>son rôle se mesure à ce passé, et en fait le prolonge : recycler à l’intention des nouvelles élites du nouvel âge de la contestation, un peu perdues dans la recherche des anciens produits nécessaires pour alimenter la révolte institutionnalisée, les auteurs et les idées imprégnées du parfum surréaliste de scandale, version Sade mon prochain des années trente”. Janover n’est pourtant pas sans savoir dans quelles conditions s’effectua ce “soutien” (le livre de Joubert donne toutes les précisions dans le détail). Ensuite cette erreur ne peut être éternellement reprochée à Annie Le Brun quand on connaît son attitude, ses prises de position ultérieures et ses écrits. Janover signerait-il encore aujourd’hui les textes d’un trotskisme orthodoxe qu’il a autrefois écrits (amendables et corrigeables à l’aune du Janover de ce début de XXIe siècle) ? S’il répond oui, le diagnostic de schizophrénie s’impose. S’il répond non, le propos rapporté plus haut sur Annie Le Brun s’avère nul et non avenu.</p>
<br /><br /><br /><br />
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 14.0px Helvetica">2</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> <em>Surréalistes et situationnistes au rendez-vous des avant-gardes </em>ferait figure de livre somme dans la mesure où tous les thèmes traités dans les précédents ouvrages de Louis Janover s’y retrouvent. A vrai dire l’auteur reprend ses habituels sujets de prédilection - de détestation plutôt - sans véritablement les renouveler. On reconnaîtra qu’il y met du coeur, de l’entrain et une rare constance. Cependant les à-peu près, les affirmations péremptoires, les formules à l’emporte pièce, les raccourcis historiques, voire les confusions abondent dans ce livre où le procès à charge qu’entend instruire une fois de plus Janover contre ces dites avant-gardes ne peut convaincre que le lecteur déjà persuadé des “impostures” surréalistes et situationnistes.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Dans ce genre d’exercice, pour évoquer les seuls situationnistes, ce qui distingue Janover par exemple d’un Mandosio, et plus récemment d’un Marcolini étant cette constance dont Janover apporte la preuve de livre en livre, alors que les deux autres, des universitaires, cela n’est pas indifférent, sont passés à autre chose après la parution pour l’un du <em>Chaudron du négatif, </em>et de l’autre du <em>Mouvement des situationnistes.</em></p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"><em> </em>Mais revenons aux deux principales cibles de Janover. Il faut remonter aux années 60 pour trouver une explication à cette aigreur qui ne se dément pas. Je l’ai relevé dans la première partie de ce texte : il s’agit dans un premier temps de l’épisode <em>Sédition </em>(qui oppose Janover aux surréalistes), et dans un second temps de la polémique entre <em>Front noir </em>(Janover donc) et les situationnistes. Deux événements déterminants, fondateurs en quelque sorte, pour expliquer ce suivra et s’ensuivra. Ce ressentiment - il n’y a pas d’autre mot - a pris ensuite plus d’importance sur le versant surréaliste pour des raisons certainement biographiques. On rappelle que Janover a participé aux activités du groupe surréaliste dans la seconde moitié des années 50, puis est par la suite devenu un “compagnon de route” avant la rupture de 1961. Dans son dernier livre les flèches les plus acérées sont cependant adressées aux situationnistes. Je pense qu’il y a une très forte probabilité que cela soit dû à deux mentions par Guy Debord de Janover dans le tome 7 de la <em>Correspondance </em>publié en par les Éditions Fayard en 2008 (dans des lettres adressées par Debord à Annie Le Brun en 1991 et 1992) <span style="font: 11.0px Helvetica">(<strong>4</strong>)</span> : rien de tel pour remonter un Janover reparti comme en 14 !</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Je me suis suffisamment attardé dans la première partie de ce texte sur le surréalisme revu et corrigé par Janover pour ne pas y revenir. Je remarque cependant que notre auteur met davantage en veilleuse sa fameuse “révolution surréaliste” dans ce dernier opus. Ce qui ne l’empêche pas d’affirmer au détour d’une phrase que “l’adhésion au P.C.F. (des surréalistes) apparaît déjà comme une expérience douteuse”, alors que cette même adhésion est réclamée et revendiquée en premier lieu par Pierre Naville que Janover défend bec et ongles (et dont il fait, comme je l’ai précisé, le parangon avec Artaud de sa “révolution surréaliste”) ! Et puis, si l’on se souvient que Janover fut membre du groupe surréaliste, ses remarques acerbes sur la critique par Breton des descriptions littéraires (figurant dans <em>Le Premier manifeste, </em>et reformulée dans <em>Nadja </em>) laissent songeur. Il s’agit pourtant de l’un des fondamentaux du surréalisme, dont même ceux qui le quittèrent ou en furent exclus s’accordent au moins là-dessus (à l’exception notable de ceux qui se convertirent au réalisme-socialisme en rejoignant le P.C.F.) : l’un des aspects par lequel se trouvait instruit le procès de “l’attitude réaliste”. Janover va même jusqu’à parler de censure !</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> D’une manière générale Janover s’en prend aux avant-gardes (le lecteur doit toujours garder à l’esprit que notre auteur évoque à travers cette terminologie les seuls surréalistes et situationnistes) qualifiées de “voix (et) porte paroles de la modernité que couvre le capitalisme”. On peut le lire ailleurs : c’est même devenu l’un des pont aux ânes d’une certaine “critique” contemporaine. Ce déprimant constat serait du au fait que les avant gardes “descendent en ligne droite des penseurs des Lumières, dont nous sommes certes redevables, mais qui conclurent un pacte de non agression avec le despote pour arriver à leurs fins”. Ce schéma simpliste (ou cette analyse qui mériterait d’être étayée, voire corrigée) se trouve repris tel quel avec les avant-gardes du XXe siècle, lesquelles conservent “le principe de hiérarchie pour le sublimer et le retourner contre tous ceux qui en contestent la validité”. Bien évidemment, pour aller jusqu’au bout de ce raisonnement spécieux, “les grandes figures de l’avant garde représentent la spéculation intellectuelle à l’état pur, le stade suprême de la spécialisation puisqu’elles n’ont pas besoin de se réclamer d’aucune spécialité autre que celle de “révolutionnaire” pour asseoir leur autorité “incontestée””. D’où en conclut Janover à un nouveau statut de “révolutionnaire professionnel”. </p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Tout ça pour ça ! Janover a-t-il lu ce qu’ont écrit les uns et les autres à ce sujet ? Enfin il ne se montre guère original lorsqu’il reprend ensuite une argumentation digne d’un Jean Clair, ou des lieux communs journalistiques qui ont traîné un peu partout pour expliquer pareille situation : “C’est le retour de la hiérarchie ecclésiastique, de l’ordre religieux recomposé sur une base profane avec ses interprètes, ses savantes écritures, ses excommunications et ses apostats, ses convertis et ses reconvertis”. Comme quoi, si l’on se réfère aux écrits de nombreux plumitifs sur la question (dans des gazettes, des blogs, ou des ouvrages), l’aigre Janover se trouve parfaitement en phase avec son époque. Dans <em>Le surréalisme mis à mal par ses “propriétaires” mêmes et autres considérations à l’avenant </em>je propose la définition suivante, minimale (valant pour les groupes surréaliste et situationniste). “Il s’agit d’<em>amis </em>qui se donnent les moyens, par l’existence d’un collectif, de réaliser des objectifs communs. Ces amis discutent, confrontent points de vue et désaccords, et même peuvent entrer en conflit. La différence, avec d’autres collectifs, résidant dans l’existence de règles non écrites qui tout en fondant l’appartenance de chacun au groupe apportent la preuve de sa cohésion. En cas de “manquement” le groupe peut prendre, après une discussion où chacun est appelé à se prononcer, la décision de se séparer de l’un ou l’autre de ses membres. C’est ni plus ni moins une façon d’exercer à pareille échelle la <em>démocratie directe. </em>“</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Janover va même jusqu’à prêter aux surréalistes et situationnistes (ici nommés en tant que tels) un pouvoir que nous étions bien loin de soupçonner, puisque “maoïstes, trotskistes, castro-guévaristes” seraient “pétris des théories situationnistes ou surréalistes”. Là nous avons droit à un scoop ! A la lecture de ces lignes burlesques on se demande quelles relations a pu entretenir Janover dans l’après 68 pour être à ce point coupé de la réalité de ces années là. Notre marxologue retombe davantage sur ses pieds lorsqu’il avance que les surréalistes et situationnistes ont “fabriqué” (sic) et accumulé les archives et sélectionné les photos qui leur permettent de passer le plus avantageusement à la postérité. Dans cette représentation du monde janovérienne, pour changer d’angle de tir, les “représentants de la nouvelle couche sociale bien décidée à en découdre avec l’ancien mouvement ouvrier” puisent, dans l’Internationale situationniste, de quoi inspirer “cette forme particulière de critique sociale” et chez les surréalistes “le modèle esthétique conforme”. Car, insiste Janover, si les surréalistes et les situationnistes ont eu un tel succès et exercé une telle fascination “c’est qu’ils répondaient à la demande”. Celle du pouvoir, il va sans dire. </p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Monsieur Janover réécrit l’histoire. Celle dont il nous entretient ressemble à une farce ou une galéjade. Elle pourrait être drôle le cas échéant si l’intéressé jouait ouvertement la carte du pamphlet. Ce qui n’est pas le cas. Janover garde imperturbablement son sérieux. A ce point que l’on soupçonne une pointe de paranoïa devant la façon dont il stigmatise l’adversaire. Il se trouvera certes des lecteurs pour prendre au sérieux les “analyses” de Janover. Celles-ci d’ailleurs, j’y reviens, ne sont pas sans entrer en résonance avec un “certain air du temps” sur lequel il sera toujours temps de revenir.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Cependant, plus encore que les surréalistes (auxquels Janover avait auparavant consacré maints ouvrages), l’ire de notre marxologue s’exerce au dépend des situationnistes. Ceux-ci sont accusés d’ignorer tout de la poésie (pourtant la lecture du texte <em>All The King’s men </em>dans le 8 de l’I.S., un article souvent cité, nous renseigne davantage sur le rapport des situationnistes à la poésie que celui de Janover avec la même dans son dernier livre), d’avoir repris le “nihilisme frelaté” de Dada (Janover semble ignorer ce que les situationnistes ont pu écrire sur le “néodadaïsme” de quelques uns de leurs contemporains), d’avoir pris “l’histoire d’hier pour la fin de l’histoire” (!!??), et puis, je cite cette perle, “nous dirons que les situationnistes troquèrent les servitudes de la gauche officielle pour celles du marché plus compétitif et spéculatif du gauchisme contestataire, lequel découvrit, chez d’autres, son histoire et y puisait les éléments d’une consommation ostentatoire de la révolution”. Là, franchement, on se gondole ! Janover ne sait assurément pas que la critique du gauchisme, telle qu’elle s’est exprimée très généralement dans les milieux ultra gauchistes, anarchistes, et bien sûr situationnistes dans l’après 68 venait en grande partie de la revue Internationale situationniste. Décidément ce monsieur Janover sait peu de choses. </p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Je n’étonnerai personne en ajoutant que la détestation des détestations pour Janover s’appelle Guy Debord. Notre marxologue revient obsessionnellement sur le fameux <em>Rapport de construction des situations </em>qui date de 1957, pour enfoncer un clou déjà rouillé en 1967 quand les situationnistes avaient répondu à ce type de critique dans le numéro 11 de leur revue (épisode mentionné dans la première partie de ce texte). Sinon Debord se trouve accusé de ne pas savoir ce qu’il écrit : à l’instar, dans <em>La Société du spectacle, </em>de la formulation “Dans un monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux (Janover n’a donc pas lu <em>Les commentaires sur le Société du spectacle </em>où Debord consacre plusieurs pages à cette question), de détourner Marx (pour le coup c’est Marx qui doit rigoler !), d’être récupéré par un vulgaire Onfray écrivant en 1996 un article intitulé “Guy Debord plus vivant que jamais” (Janover, une fois de plus, ignore la suite : quinze ans plus tard, sentant le vent tourner, Onfray publie dans <em>Siné hebdo </em>un article sur Debord que Janover pourrait contresigner avec enthousiasme).</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Mais, davantage encore, l’acrimonie de Janover envers Debord se rapporte à une thèse de <em>La Société du spectacle </em>précisant que Marx “a trop attendu de la précision scientifique, au point de créer la base intellectuelle des illusions de l’économisme”. Janover oublie de citer la suite : “On sait qu’il n’y a pas succombé personnellement”. Ce qui indigne surtout Janover étant que Debord, ensuite, indique que Marx dans une “lettre bien connue de 7 décembre 1867 (...) a exposé clairement la limite de sa propre science”, sans préciser que cette lettre avait été exhumée par Maximilien Rubel, le mentor de Janover. C’est effectivement scandaleux, n’est ce pas ? Un acte de censure qui ne doit pas rester impuni ! Je ne discuterai pas ici de cette thèse 89 de <em>La Société du spectacle </em>(laquelle parait difficilement réfutable) dans la mesure ou la citation de Janover est tronquée. Auparavant, évoquant ce qu’il appelle le “substitutisme”, c’est à dire le procédé qui consiste à se substituer à celui au nom duquel on prétend parler” (un procédé, selon notre auteur, au coeur de la rhétorique situationniste), Janover avance sans rire que ces misérables situationnistes avaient pillé “Maximilien Rubel, notamment, mais sans en comprendre le sens” (sic). C’est Rubel, toujours lui, dont il est question plus loin dans un long paragraphe durant lequel Janover querelle Debord au sujet de <em>Prolégomènes de l’historiographie </em>d’August von Cieszkowski, un ouvrage publié à l’initiative de Debord par les Éditions Champ Libre en 1972. Debord s’y réfère dans sa <em>Correspondance </em>en trois occasions (1973 deux fois, et 1989) pour préciser chaque fois que cet ouvrage représente en quelque sorte “le maillon manquant entre Hegel et le jeune Marx”, voire entre celui-ci et “la jeune I.S.”. En informant son second correspondant qu’il avait “détecté l’existence” de ce livre “dans une vague note de bas de page d’un Rubel ou d’un Cornu”, Debord ne pouvait que susciter chez Janover une réaction où l’indignation le dispute au dépit. Il en ressort que “l’autosuffisance fait partie des thèses de bases de l’I.S.” (comprenne qui pourra), et que cet ouvrage de Cieszkowski, finalement, se révèle d’une “importance toute relative”.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Mais dans quel monde vit donc l’aigre Janover ? Et personne autour de lui pour lui dire que notre monde contemporain n’a pas grand chose à voir avec les tableaux caricaturaux qu’il brosse de livre en livre ? Mais non ! Janover écrit droit dans ses bottes : “Une oeuvre qui ne s’adornerait pas d’une citation du marquis de Sade, d’un agenouillement devant Lautréamont, d’un clin d’oeil à Marcel Duchamp, ou mieux encore, d’une référence aux gloires de Dada, du surréalisme ou de l’Internationale situationniste, une telle oeuvre soulève la pitié, si ce n’est un mépris condescendant !”. Vraiment ! Le Janover 2013 leur préfère Péguy, Giraudoux, Maulnier, Marceline Desbordes-Valmore, Léon Blum (l’écrivain), Vigny et Henri du Man. Voilà de quoi intriguer le lecteur qui là aussi restera sur sa faim.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Un mot revient comme un leitmotiv d’un bout à l’autre de <em>Surréalistes et situationnistes au rendez-vous des avant-gardes </em>:<em> </em>celui de de “subversion”, ou “subversif”. Le subversif, écrit Janover, est maintenant l’âme même du milieu intellectuel, son idéologie dominante, et quelles en sont les deux références centrales ?”. Le lecteur aura deviné lesquelles. Dans cette représentation du monde janoverienne, toujours, “la critique radicale (...) a pris exactement la place de ce qu’elle avait pour fonction d’attaquer”. Mais le lecteur qui aimerait qu’on l’étaye par des exemples précis en sera pour ses frais. Janover nous informe de l’existence d’une “classe de la subversion” censée “s’emparer des éléments pour pervertir le sens de la révolte et la détourner de ses objectifs”. Voilà une classe à laquelle Marx n’avait pas pensé. Un tel propos l’aurait fort diverti. Marxien Janover ? Martien plutôt ! Et quel serait alors “le sens de la révolte” ? Nous n’avons pas plus de réponse.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Plus sérieusement, on accordera à notre auteur que la terminologie “subversif” mise à toutes les sauces, celles du journalisme culturel le plus souvent, fait partie de ses mots dont le sens s’étiole. Janover n’en finit pas d’opposer “subversion” à “révolution” (sans pour autant préciser ce qu’il entend par “révolution”). Pourtant il n’est pas sans savoir qu’il y eut au XXe siècle des “révolutions nationales” de fâcheuse mémoire. Le vocable “révolution” a d’ailleurs retrouvé une certaine audience et de la légitimité à la faveur “d’évènements” dénigrés par Janover comme on le verra plus loin. Curieusement notre marxologue préféré s’appuie sur Henri du Man pour constater que “la forme constituée de notre époque est celle de la subversion”, ceci alimentant “l’institution culturelle” pour ne donner “naissance à aucune forme révolutionnaire nouvelle”.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Il faut préciser qui était cet Henri du Man (plusieurs fois cité par Janover). Ce dirigeant du Parti Ouvrier Belge (P.O.B.) se prononce en faveur d’une collaboration avec les nazis lors de l’occupation allemande. Ce qui entraînerait par conséquent la dissolution du P.O.B. et la création par ses militants d’un “parti unique fidèle au roi” et “prêt à réaliser la souveraineté du travail”. Ceci et cela figure dans son <em>Manifeste </em>du 28 juin 1940. Michel Brelaz et Ivo Rens écrivent à ce sujet : “Pensant que le fascisme pouvait jouer un rôle révolutionnaire en balayant par la force les obstacles qui avaient toujours fait échec à la justice sociale et à la paix européenne, du Man y présentait “l’effondrement d’un monde décrépit” et “la débacle du régime parlementaire et de la ploutocratie capitaliste” comme une “délivrance pour les classes laborieuses””. Par delà, bien sûr, des situations et des conséquences incomparables, il y a quand même une manière de raisonner chez du Man comme chez Janover qui, au nom de l’intérêt des “classes laborieuses”, conduit ici à collaborer avec les nazis et là à prétendre que l’affaire Dreyfus “clôt l’ère de la Sociale”.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Mais revenons à la subversion selon Janover. Dans le droit fil de cette démonstration “les personnages maldororiens” se vêtent avec “les habits bariolés de la subversion” pour incarner “le mauvais sujet apprivoisé par la bourgeoisie”. Par conséquent il n’existerait selon Janover qu’une façon de réussir aujourd’hui : “Parvenir par le refus”. C’est “même devenu la voie royale qui ouvre sur la réussite”. On a comme l’impression que le serpent se mord la queue quand Janover, ensuite, pose la question “refus de quoi ?” pour répondre par la mention “d’un mensonge (...) susceptible d’emprunter de multiples visages” (lequel viendrait se substituer au mensonge que représentaient les révolutions dites prolétariennes). Tout cela parait bien contourné et un tantinet solipciste. Nous en resterons là.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Je n’ai pour l’instant rapporté que ce qui constitue en quelque sorte un invariant de la pensée de Janover. Dans son dernier livre notre auteur se recentre sur des thèmes certes déjà évoqués dans l’un ou l’autre de ses ouvrages précédents, mais qui formulés par le Janover 2013 rapprochent notre marxologue de ce que j’ai appelé par ailleurs une “nébuleuse”. Dans <em>De certains usages du catastrophique </em><span style="font: 11.0px Helvetica">(<strong>5</strong>)</span>j’évoque un conglomérat de courants politiques et de penseurs (nullement issus des droite et extrême-droite, ni de la gauche modérée) ayant en commun de rendre recevables, ou de justifier des analyses et des positionnements qui ressortent de la tradition conservatrice. En précisant qu’il s’agit là de préserver et de conserver les valeurs traditionnelles mises à mal par les “progressistes” de tout poil (gauchistes, radicaux, avant-gardistes et penseurs de la modernité). Donc, pour paraphraser une chanson de Jacques Brel, j’ajouterai “Non Janover, t’es pas tout seul”. Je vais l’illustrer à travers trois thématiques : le travail, mai 68 et la récupération (même si Janover préfère le terme “intégration”).</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Les pages que consacre Janover à réhabiliter la valeur travail (mise à mal par les avant-gardes : surréalistes et situationnistes en première ligne) n’ont rien de bien originales en ce début de XXIe siècle puisque des auteurs appartenant à la “nébuleuse” plus haut évoquée l’ont ici précédé. Mais on verra plus loin que Janover y apporte une touche personnelle, concernant le surréalisme. Notre marxologue entend défendre le “travail créateur”. Pour ce faire il convoque Henri du Man (encore lui !), et avant lui Marx (un Marx revu et corrigé par Janover pour les besoins de la cause) et les penseurs socialistes du XIXe siècle. Mais évidemment pas Paul Lafargue, cet apostat ! Janover se réfère également à Simone Weil comme célébrante du travail manuel. Quand cette dernière évoque “un labeur physique pénible et dangereux mais accomplit au sein d’une fraternelle coopération”, Janover le complète par “peut nous apporter le pressentiment du bonheur le plus plein”. Ainsi parlait Janover, devenu le Zarathoustra de la bibliothèque rose. </p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Rappelons que Simone Weil, agrégée de philosophie, se fit embaucher en usine en décembre 1934 et y travailla plusieurs mois. A ce titre elle est la première en date de ces “établis” que l’on retrouvera par la suite avec les prêtres ouvriers, puis dans les rangs maoïstes. Les textes et lettres relatifs à cette période d’établissement ont été recueillis après la mort de Simone Weil sous le titre <em>La condition ouvrière. </em>Dans une lettre à Boris Souvarine, la dimension christique de cette expérience de travail en usine ne saurait être discutée : “Car ces souffrances (auxquelles “aucune nécessité ne me soumet” écrit-elle plus haut), je les ressens en tant que souffrances des ouvriers, et que moi, personnellement, je les subisse ou non, cela m’apparaît comme un détail presque indifférent”.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Mais venons en à cette “négation du travail” qui serait selon Janover “la valeur suprême de l’artiste moderne” et le lieu où “les avant-gardes ont puisé tous les principes de base de la critique de la société”. Le surréalisme, écrit-il, en faisant de la négation du travail “la base de leur système de valeur” s’est ainsi éloigné “des courants les plus radicaux du mouvement ouvrier”. Mais de quels courants nous entretient Janover ? Faisons l’hypothèse qu’il s’agit ici de Pierre Naville et des quelques camarades trotskistes qui l’entouraient : ce qui limiterait singulièrement la portée de ces “courants radicaux”. Ensuite Janover cite André Breton (dans <em>Nadja </em>) : “Je suis contraint d’accepter l’idée du travail comme nécessité matérielle, à cet égard je suis on ne peut plus favorable à sa meilleure, à sa plus juste répartition. Que de sinistres obligations de la vie me l’imposent, soit, qu’on me demande d’y croire, de révérer le mien ou celui des autres, jamais. Je préfère encore une fois marcher dans la nuit à me croire celui qui marche dans le jour. Rien ne sert d’être vivant, le temps qu’on travaille”. Ces phrases superbes, altières, si vraies, si justes, que je pourrais signer des deux mains (et qui - je découvrais <em>Nadja - </em>s’accordaient on ne peut plus exactement avec ce que je pensais de “l’idée du travail”), n’inspirent à Janover qu’un commentaire frileux et hors sujet sur le “on” qui se substituerait “au sujet de l’histoire si bien que le sens du mouvement d’émancipation se perd dans la confusion”. Passons sur les “Trente Glorieuses” et le “syndicalisme révolutionnaire” pour en venir à Rimbaud. Car il faut avoir le toupet de Janover (ou prendre ses lecteurs pour de fieffés ignorants) pour prétendre, partant entre autres du vers “Le travail humain ? C’est l’explosion qui éclaire mon abîme en tant de paix”, que “la révolte de Rimbaud s’enracine dans une pensée du travail” et l’enrôler parmi les saint-simoniens apôtres du travail ! Imbécile ! Rimbaud, qui parmi maints témoignages, a écrit (<em>La lettre du voyant </em>) : “Travailler maintenant, jamais, jamais : je suis en grève”. Alors que la critique du travail (salarié) et celle de la religion devraient être celles qui précèdent toutes les autres, après les tentatives de récupération de Rimbaud par le curé Claudel sur le plan religieux, le besogneux Janover se livre au même exercice en ce qui concerne le travail. Nul doute que Rimbaud eut exercé son ironie (voire expédié un bon jet de salive) devant la prose de ces deux fâcheux <span style="font: 11.0px Helvetica">(<strong>6</strong>)</span>.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Janover, toujours commentant cette citation de <em>Nadja, </em>évoque alors “l’idéologie des Trente glorieuse” et la “pensée de 68”. Ceci permet d’en venir à cette seconde thématique qui, elle aussi, mobilise quelques uns des auteurs de notre “nébuleuse”. On a même l’impression que le ressentiment janoverien trouve ici, plus qu’ailleurs, du grain à moudre. En tout cas nous avons droit à un florilège de lieux communs déjà lus ici ou là dans nombre gazettes, mais également nous sont communiquées les minutes de ce “procès en révision” que d’aucuns instruisent sur mai 68 au sein de cette nébuleuse (avec une mention particulière pour Jean-Claude Michéa) : mai 68 a été fomenté par l’intelligenstia contestataire ; mai 68 “trouve dans les pouvoirs en place sa place et son avenir” ; mai 68 “marque le déclin des luttes ouvrières” ; mai 68 anticipe la refonte de la culture, et ainsi “la nouvelle demande esthétique, indissociable de la constitution d’une morale permissive, prend la couleur et la forme de l’art surréaliste”. Les situationnistes traitaient en 1967 Janover de “moraliste”, mais quarante et quelques années plus tard l’intéressé penche de plus en plus du coté moralisateur. </p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Les obsessions ressentimentales de Janover sur mai 68 ne concernent pas les seuls surréalistes. Les situationnistes sont convoqués lorsqu’il s’agit d’associer les conseils ouvriers et mai 68. Là aussi Janover s’y réfère dans de nombreuses pages. C’est un point sensible qui, une fois de plus porte le nom de Maximilien Rubel, lequel a écrit sur les conseils ouvriers. Janover, remonté comme une pendule, cite abondamment l’I.S. et Debord pour les accuser de tous les maux et malversations théoriques (sans qu’on sache s’il leur reproche en premier lieu d’avoir “pillé” Rubel ou au contraire de ne pas avoir cité les travaux de ce dernier sur le Communisme de conseil). Janover, comme à son habitude, ne dit mot sur ce qu’il entend précisément par “conseils ouvriers”.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Pourquoi tant de haine à l’égard de mai 68 ? Et puis que faisait donc Janover durant ce beau mois de mai ? Soit il a participé à ce mouvement d’une façon ou d’autre. Là on comprend que le Janover 2013, à l’aune de ce qu’il écrit sur ces foutus événements, n’en fasse pas la publicité (la honte, quoi !). Soit notre marxologue n’est pas le moins du monde intervenu (les raisins de 68 étant trop verts et bons pour ces goujats de soixante-huitards). Pourquoi ne pas le mentionner, alors ? Une telle lucidité, en temps là déjà, mériterait d’être signalée.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> A vrai dire la thématique “mai 68” doit être associée à celle qui s’ensuit, qualifiée de “récupération”. Car si Janover préfère pour sa part le terme “intégration”, c’est bien un “mai 68 récupéré” qu’il s’attache à décrire. Certes la terminologie “récupération” a pu faire florès dans les milieux gauchistes des années 70 (“récupéré, va !”). Elle est ensuite relativement tombée en désuétude avant de retrouver une certaine actualité avec la parution du<em> Nouvel esprit du capitalisme. </em>Cet ouvrage sociologique n’est pas sans intérêt (il comporte par exemple de nombreuses pages sur un état des lieux de ces mêmes années 70, particulièrement troublées, qui par comparaison soulignent l’insignifiance des “analyses” de Janover concernant la même période). Pourtant ce qui a fait, du moins dans certains milieux (nous retrouvons là notre “nébuleuse”), le succès de cet ouvrage doit être mis sur le compte des aspects les plus discutables du livre. Je vais résumer ci-dessous ce que j’écrivais en 2012 dans l’un des chapitres de <em>De certains usages du catastrophisme </em>sur l’ouvrage de Luc Boltanski et Ève Chiapello <span style="font: 11.0px Helvetica">(<strong>7</strong>)</span></p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Le concept de “critique artiste”, par exemple, pièce maîtresse du livre de Boltanski et Chiapello, désigne une chose, et quelquefois une autre, voire les deux à la fois. Il s’agit d’un concept à géométrie variable. Les deux auteurs indiquent que cette “critique artiste” (qu’ils font remonter à Baudelaire) serait longtemps restée marginale jusqu’en 1968. Ce qu’ils en rapportent ensuite s’articule autour de deux axes (“d’exigence de la libération” et “de vie vraiment authentique”) et circonscrit une galaxie contestataire : la “critique artiste” recueillant de plus en plus de succès dans les domaines de l’écologie et des mœurs. Nous entrons dans le vif du sujet quand Boltanski et Chiapello avancent que la “critique artiste”, ou du moins ses effets à plus ou moins long terme, serait responsable de la désyndicalisation observée depuis les années 80, ainsi que de la désaffection des institutions familiale, religieuses, politiques, toutes jugées oppressives ; sans oublier l’État. Donc on aurait un peu trop poussé le bouchon de la liberté, de l’égalité et de l’émancipation.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> J’en viens à la principale thèse du <em>Nouvel esprit du capitalisme. </em> Partant de la capacité du capitalisme à pouvoir “puiser des ressources en dehors de lui-même”, y compris dans des secteurs qui lui sont hostiles, les deux auteurs l’explicitent en premier lieu par “l’exaltation de la mobilité”. Celle-ci devient même l’alpha et l’omega d’un capitalisme précarisant ceux pour qui “l’enracinement local, la fidélité et la stabilité” constitueraient encore des valeurs. On sent poindre derrière l’analyse sociologique quelque présupposé philosophique, pour ne pas dire moral. Ici Boltanski et Chiapello associent cette mobilité à l’exigence de libération caractéristique de la “critique artiste”. Retour donc sur la dénonciation par cette dernière de toutes les institutions, des maîtres à penser, des bureaucraties et des traditions. Ceci pour les années 70. Ensuite les deux auteurs tentent de concilier “critique sociale” et “critique artiste” en relevant l’apparition de nouveaux mouvements sociaux (les années 80) qui se distinguent des organisations traditionnelles des périodes précédentes par des structures militantes plus “souples”, plus “flexibles” : par conséquent hétérogènes et plurielles et inscrites dans une logique de réseau. Boltanski et Chiapello en concluent à “l’homologie morphologique entre les nouveaux mouvements de protestation et les formes de capitalisme qui se sont mises en place au cours des vingt dernières années”. Cela mériterait d’être complexifié et nuancé, mais passons...</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> On l’aura deviné : ce “nouvel esprit du capitalisme” vise à récupérer tout ce qui serait peu ou prou logé à l’enseigne de la “critique artiste”. Le déchiffrage de nos deux sociologues est parfois laborieux, ou problématique eu égard la volatilité du concept. Ce qui ne veut pas dire que leur relevé soit ici ou là inexact. Mais les pages qui y souscrivent traitent d’un aspect périphérique de la question sans pour autant interférer sur ce qui fait débat dans le livre. Peut-on tirer de pareilles conclusions, lourdes de conséquences théoriques, quand le nerf de la guerre, cette hybride “critique artiste”, branle ainsi dans le manche ? Les deux auteurs se réfèrent alors à quatre sources d’indignation censées recouvrir les notions de “critique sociale” et “critique artiste” pour y diagnostiquer “l’ambiguïté intrinsèque de la critique” qui l’entraîne à toujours partager - même pour ce qui concerne les mouvements les plus radicaux - “quelque chose avec ce qu’elle cherche à critiquer”. C’est quoi ce quelque chose ? Boltanski et Chiapello répondent : “Cela tient au fait que les références normatives sur lesquelles elle s’appuie (la critique) sont elles-mêmes inscrites pareillement dans le monde”. Nous voilà bien avancé ! On peut trouver brillant cet exercice tautologique tout en restant sur sa faim critique. C’est l’une des limites du <em>Nouvel esprit du capitalisme.</em></p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Plus loin les deux auteurs nous certifient que “ceux qui étaient à l’avant-garde de la critique dans les années 70 sont souvent apparus comme les promoteurs de la transformation” (celle impulsée par le “nouvel esprit du capitalisme”). Deleuze étant le seul penseur faisant l’objet d’un commentaire la moisson s’avère bien maigre. Et les processus de transformation en cours ne sont pas vraiment mis en relation avec les cette dite “avant-garde de la critique”. J’en excepte la thématique autogestionnaire. Mais qu’est ce que l’on récupère ici : l’autogestion ou ce que d’aucuns réduisent (réduisaient plutôt) à la potion congrue ? Il y a comme une certaine différence. </p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Boltanski et Chiapello en viennent alors au coeur de cette notion de récupération indexée sur la “culture artiste”. Il le formulent à travers les quatre formes suivantes : demande d’autonomie, de créativité, d’authenticité, de libération. On peut reconnaître la capacité indéniable du capitalisme d’hier et d’aujourd’hui à récupérer, ou du moins désamorcer quelques unes des thématiques liées à la contestation des années 70, sans pour autant suivre nos deux sociologues lorsque, mettant à plat ces “quatre formes” (typiques selon eux de la “critique artiste”), l’exercice s’avère difficile dans la mesures où celles-ci recoupent des réalités différentes, voire contradictoires. C’est l’effet, une fois de plus, de la volatilité, de la versatilité, ou encore de la perniciosité du concept de “critique artiste”.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Certes, tout pouvoir ou toute domination dans les sociétés dites démocratiques (régies par “l’économie de marché”) qui serait mis en difficulté se trouve dans l’obligation d’ouvrir un front idéologique (celui de la bataille des idées) pour tenter de reprendre l’avantage dans des secteurs où l’idéologie dominante est plus ou moins soumise à rude épreuve. Cela doit s’entendre de manière structurelle, comme un organisme vivant se protégeant des menaces extérieures, davantage que sur un plan conjoncturel de stratégie délibérée du pouvoir (même ci ceci n’exclut pas cela). </p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Il parait temps de préciser que Boltanski et Chiapello défendent implicitement le point de vue d’une gauche responsable (réformiste dans le sens ancien du terme) : leurs principales cibles étant la “gauche contestataire” ou “le gauchisme”, et plus généralement la “libération” (sous toutes ses formes et occurrences entre 1968 et la fin du XXe siècle). Plus précisément encore, les deux auteurs s’en prennent à ce qu’il faut bien appeler du nom de <em>critique radicale. </em>C’est ce à quoi ils entendent se référer de temps à autre en parlant de “critique artiste”. En résumé Boltanski et Chiapello défendent non sans talent une vision du monde très éloignée de ceux qui se réfèrent justement à cette <em>critique radicale </em>et la pratiquent. Et pourtant, paradoxalement si l’on veut, force est de constater que ce “talent” réside dans la plus ou moins grande capacité du <em>Nouvel esprit du capitalisme </em>à renverser le paradigme critique. La critique de type soixante-huitard, globalement disons, qui s’en prenait de façon manifeste et virulente au capitalisme, se trouvant maintenant accusée de faire le lit du capitalisme.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Cette longue digression remplace avantageusement l’analyse que j’aurais pu faire depuis ce thème avec le dernier livre de Louis Janover. Celui-ci, c’est à signaler, contrairement à quelques uns de ses petits “camarades” (entre autres Anselm Jappe, Patrick Marcolini, Annie le Brun...) ne cite pas <em>Le nouvel esprit du capitalisme. </em>Pourtant le propos suivant, “La transgression permanente que le capitalisme porte en lui, voilà le sang neuf qui redonne force et couleur à la critique”, s’y réfère implicitement. Sinon, pour compléter le tableau ébauché plus haut, Janover nous gratifie de formules du type (“la patrimonialisation de la culture est destinée à faire de l’avant-garde et de la révolte le lieu commun des loisirs”) ou (“La révolte n’a plus fait qu’un avec le principe de réalité capitalisme, l’innovation”) ou (“N’espérons plus des avant-gardes qu’elles se penchent sur leur pratique et sur leur théorie, afin de nous éclairer sur ce miracle de la transsubstantiation du sang de la révolte absolue en un vin de la réussite totale”). C’est ce que l’on appelle jeter le bébé avec l’eau du bain. Plus de révolte ou plus de raisons de se révolter ? Janover ne répond pas. L’avantage, avec des auteurs comme notre marxologue, étant qu’ils font le travail à votre place. Il suffit de les citer à bon escient.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Certes surréalisme et situationnistes n’échappent pas à la critique comme il en va pour toute activité collective de quelque nature que ce soit. Mais, le lecteur l’a sans doute compris, cette discussion là nous ne l’aurons pas avec Janover. Entonner sur l’air des lampions que le capitalisme récupère tout, et de préférence ceux qui seraient ses plus irréductibles ennemis, fait partie des lieux communs à la mode d’aujourd’hui. D’aucuns qui “croyaient” autrefois à la Révolution en concluent de nos jours avec la même conviction à son impossibilité. D’autres, en revanche, en usent comme d’un argument rhétorique sachant qu’ils en tireront des bénéfices secondaires : argument à leurs yeux décisif pour déconsidérer les dites avant-gardes. Qu’est ce qui est récupérable, qu’est ce qui ne l’est pas ? On remarque que ces messieurs, Janover compris, prennent le plus souvent l’écume pour la chose.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Revenons à quelques fondamentaux. Aucune volonté de “transformer le monde” selon le processus révolutionnaire hérité des luttes ouvrières du XIXe siècle ne peut, malgré les meilleures garanties démocratiques possibles, véritablement “changer la vie”, quant à l’action qui résulterait de cette “volonté”, sans prendre en compte les dimensions poétique et artistique. C’est aussi vouloir affirmer en retour que l’art et la poésie ne peuvent in fine être “dépassées”, alors qu’elles infléchiraient l’impératif “changer la vie” vers des perspectives évoquées par les penseurs utopistes, sans être en même temps l’un des éléments structurants de cette volonté de “transformer le monde” nécessitée par le processus de révolution sociale.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Le surréalisme, en amont il va de soi, plus qu’aucun mouvement artistique ou assimilé à “l’avant-garde”, s’est efforcé, depuis le mode d’expression qui lui était propre, de réaliser avec une constance qui n’a pas d’égal le “programme” le plus ambitieux qu’ai connu le XXe siècle : à savoir la capacité pour chaque individu de vivre poétiquement dans l’ici et maintenant. Ce qui n’est pas incompatible, en l’occurrence, avec cet autre projet issu du mouvement ouvrier du XIXe siècle voulant “transformer le monde” pour créer les conditions d’une société plus libre, plus égalitaire, plus juste, plus solidaire, abolissant les classes sociales. Mais pareille ambition (celle des surréalistes) serait restée lettre morte si le surréalisme s’était aligné sur l’une ou l’autre des organisations avec lesquelles il avait établi des liens de compagnonnage, ou encore partagé des objectifs communs dans un contexte précis. C’est dire que le surréalisme aura plus d’une fois durant son histoire affirmé le besoin, le souci, l’exigence de préserver son autonomie que seule garantissait son “programme”. Non pas dans la mesure où celui-ci connaîtrait un début de réalisation (comme on pourrait le dire d’une situation révolutionnaire) mais en conservant ce tranchant et cette qualité, ou le tranchant de cette qualité : celle ou celui de toujours vouloir parier pour le subversion poétique initiée par le mouvement Dada. En la prolongeant à travers les trois principales données suivantes : l’écriture automatique, le scandale, et la rencontre (ou fusion) de l’imaginaire et du quotidien <span style="font: 11.0px Helvetica">(<strong>8</strong>)</span>.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Les querelles ayant opposé les lettristes (ceux de l’Internationale lettriste), puis les situationnistes au groupe surréaliste appartiennent à l’histoire. Debord reconnaîtra au début des années 90 qu’elles avaient alors leurs raisons mais que celles-ci ne sont plus d’actualité depuis un certain temps déjà. Ce qui nous réunit, écrira-t-il en substance à Annie le Brun, prend le pas sur ce qui nous séparait par le passé (compte tenu de ce qu’est devenu le monde aujourd’hui). Janover y souscrit à sa façon, négative, en jetant surréalistes et situationnistes dans le même paquet de linge sale, celui des avant-gardes. Mais d’analyse historique, de réflexion sur le monde tel qu’il va : pas le moins du monde. Des contre-vérités, des formules à l’emporte pièce, du verbiage, oui. Et une proximité avec des penseurs contemporains que Janover s’abstient de citer : à l’exception de Jean-Claude Michéa. A lire notre marxologue, si l’on comprend bien, le propos se voudrait critique. Pourtant sur un point précis, d’importance pour l’un comme pour l’autre, Janover et Michéa dressent le même constat : l’affaire Dreyfus (une “purge républicaine” selon Janover) signe la fin de la “sociale” pour nos deux auteurs et l’avènement d’un autre monde (Janover mettant ici l’accent sur les intellectuels et la politique et Michéa sur la gauche). Tous deux se retrouvent en amont pour se réclamer des penseurs socialistes du XIXe siècle (Marx et Proudhon plutôt que Fourier, trop fêté par l’intelligentsia pour Janover, et trop antisémite selon Michéa) et en aval pour fustiger les “élites intellectuelles”. Ceci pour l’essentiel. De surcroît le Janover 2013 se trouve sur la même longueur d’onde que Michéa en ce qui concerne la critique de la critique du travail et celle de mai 68 ; voire, en remplaçant le surréalisme et les situationnistes (du premier), par la “sociologie d’État” et les “intellectuels d’extrême-gauche” (du second), nous avons un équivalent en terme de repoussoir.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Voilà pourquoi le lecteur peut s’étonner de trouver sous la plume de Janover, vers la fin de son ouvrage, un commentaire peu amène sur la “common decency” chère à Michéa. Certes il a raison de relever le coté “formule magique” de cette notion. Cependant, pour ce qui suit, on se demande bien de quoi Janover nous entretient. S’agit-il encore de “common decency” ? Dans la foulée Janover ajoute que “l’intelligentsia a su fondre tous ces éléments de culture dans le creuset d’un néostalinisme libéré des rigidités du marxisme. L’avant garde est de retour”. On ne s’attendait pas à retrouver cette dernière sous la forme d’un néostalinisme ! Le lien est ainsi fait avec Michéa (Janover ayant signalé auparavant le passé communiste du philosophe montpelliérain). Pour ajouter de la confusion à la confusion Janover reprend à son compte ce qui pour Michéa représente le corollaire de la “common decency” (la décence des gens ordinaires) : à savoir l’indécence des intellectuels (traduite ici par “common indecency”). Alors tous deux seraient d’accord, finalement. ? Non, répond Janover qui finit par dire une chose et son contraire au terme d’une démonstration qui laisse pantois. A se demander si Janover enrage de se retrouver ainsi parmi les contempteurs d’une “common indecency” que d’autres ont théorisé avant lui. Le vertueux Janover étant bien mal récompensé puisque d’anciens staliniens ou marxistes-léninistes en étaient arrivés aux mêmes conclusions. D’où l’on retient, et cela vaut pour d’autres pages de <em>Surréalisme et situationnistes au rendez-vous des avant-gardes, </em>que même lorsque Janover fait preuve de lucidité, ou que l’on peut partager son point de vue c’est rarement pour les mêmes raisons (bonnes raisons, dirais-je).</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Mais n’oublions pas que les surréalistes et situationnistes, perdus en cours de route, restent pour Janover la cible principale. On se contentera ici de reprendre un proverbe arabe bien connu. Sauf que, dans le cas qui nous occupe, la caravane des avant-gardes est déjà passée depuis belle lurette.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica"> Il y a quelque chose de pathétique dans la démarche de Janover qui le distingue des penseurs et intellectuels auxquels nous l’avons plus haut associé. On se souvient que les situationnistes reprochaient à Janover de “dénoncer ses adversaires sans dire exactement qui ils sont et naturellement sans préciser leurs véritables positions”. Il n’est pas courant de voir un penseur s’efforcer d’accréditer de livre en livre, à son corps défendant bien entendu, le constat que l’un des deux adversaires portait déjà sur lui en 1966. Cela méritait d’être relevé et souligné.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica">Max Vincent</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica">février 2014</p>
<br /><br /><br /><br />
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica"> (1) Mis en ligne en 2007 sur ce site ( http://www.lherbentrelespaves.fr/ ), version pdf : </p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">http://lherbentrelespaves.fr/public/surrea.pdf</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica"> (2) José Pierre distingue dans ses commentaires de <em>Tracts surréalistes et déclarations collectives </em>les trois positions suivantes :</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica"> “a) Il s’agit d’une attaque contre la “Déclaration des 121”, qui met en cause l’adhésion des surréalistes aux raisons comme aux principes qui en ont déterminé la teneur.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica"> b) C’est une mise en cause parfaitement légitime de la “Déclaration” en raison de la signification particulière que Sartre lui a donnée par la suite.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica"> c) L’adhésion des Surréalistes à la “Déclaration des 121” n’est pas mise en cause par cet article, mais l’émotion soulevée à l’intérieur du Surréalisme prouve l’importance du problème posé”.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica"> (3) Effectivement Janover y revient dans son dernier ouvrage (auquel je consacre la seconde partie de ce texte) à travers une note de bas de page. Ces lignes bien désinvoltes (mais la rage n’est jamais loin chez Janover) témoignent d’une (cécité ?) (malhonnêteté intellectuelle ?) qui malgré tout surprend. Car parler d’une surenchère dans “l’hagiographie” tout en ajoutant que l’ouvrage d’Alain Joubert n’apporte pas “l’ombre d’une réflexion critique” mais que “l’auteur fait passer sa voiture-balai sur cette période pour ramasser les anecdotes et nous rassurer sur son propre itinéraire” étonnera sinon plus les lecteurs du <em>Mouvement des surréalistes. </em>On retrouve un Janover plus familier lorsqu’il remarque que Joubert “a signé un manifeste politique important mais sans en partager le contenu - manière surréaliste de préserver l’avenir dans quelque sens qu’il tourne”. Comme à son habitude Janover ne nous dit rien du manifeste en question : pourtant l’objet de longs, instructifs et pertinents commentaires dans le livre de Joubert (et auxquels je fais largement écho dans <em>Le surréalisme mis à mal par ses “propriétaires” mêmes et autres considérations à l’avenant </em>). C’est d’ailleurs l’une des clefs de l’ouvrage d’Alain Joubert et l’on comprend aisément que Janover préfère ici caricaturer son ancien “compagnon surréaliste” plutôt que de répondre sur le fond ou d’une manière qui se voudrait argumentée. </p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica"> (4) On relève d’abord le 11-5-1991 : “Janover, dont l’aigreur universelle ne se dément jamais, juge donc l’excellente Pléiade aussi récupératrice et falsifiante que le Centre Pompidou !”. Et à la date du 10-11-1992 : “Espérons qu’il s’agit seulement d’une plaisanterie amère de quelque Janover, plus en verve que d’habitude ? Le choix des mots inciterait à le penser. Pour se moquer des trois Schuster, la caricature serait ressemblante, et facilement prophétique”.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica"> La Pléiade en question étant le premier tome consacré à l’oeuvre complète d’André Breton.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica"> (5) Sur le site “l’herbe entre les pavés” (http://lherbentrelespaves.fr/) : rubrique “critique sociale”</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica"> (6) Pour l’illustrer : ci-dessous le texte d’un tract (<em>Leur Rimbaud, le nôtre </em>) que j’avais écrit et diffusé en 1992, et signé “Les amis d’Arthur Rimbaud” :</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica"> “Le premier acte des manifestations de “l’année Rimbaud” s’achevant dans le grotesque de cette “course des voleurs de feu”, nous reconnaissons bien là l’esprit de l’époque. On s’abstiendra d’évoquer les rapports de Rimbaud à la Commune, et l’idée d’enfermer le poème <em>Ma bohème </em>dans un témoin passé de main en main, de Charleville à Paris, ne pouvait germer que dans le cerveau du ci-devant ministre de la Culture. L’abject n’est cependant pas absent de cette mascarade : ne nous informe-t-on pas de la présence d’handicapés dans la course (sans doute pour tendre hommage au “dernier Rimbaud”, à l’homme souffrant de la gangrène et que l’on dut amputer de la jambe droite, à l’hôpital de Marseille).</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica"> Alors que Rimbaud conchiait l’armée, ses pompes et ses oeuvres, et toutes les formes de “patrouillotisme”, il est plaisant d’entendre nos édiles, les mêmes qui s’illustrèrent il y a quelques mois en brandissant l’immonde drapeau entre Tigre et Euphrate, célébrer la mémoire du poète en qui s’est incarné la plus haute conception du défaitisme ! Voilà ce qu’il faut dire aux jeunes générations. Et quoi encore ? Mais que Rimbaud se saoulait, se battait, couchait sous les ponts, avait des poux. Et ce n’est pas fini : il ne tolérait pas que l’on saluât les morts devant lui, il écrivait MERDE À DIEU sur les murs des églises, il avait horreur du travail, il détestait sa mère.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica"> Cela dit, si de telles entreprises de confiscation trouveront toujours en nous les ennemis les plus résolus, le meilleur antidote reste et restera la lecture de Rimbaud. Mais à condition de le lire dans le texte : pas chez ces récents et opportunistes commentateurs qui tiennent boutique à l’enseigne “Rimbaud”. Tout comme les surréalistes, en leur temps, nous pensons que “son venin merveilleux continuera à s’infiltrer éternellement dans l’âme des jeunes gens pour les corrompre et les grandir”.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica"> (7) Les pages 39 à 51 de la version pdf :</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica"> http://lherbentrelespaves.fr/public/catastrophisme.pdf</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 11.0px Helvetica">(8) Cette rencontre entre l’imaginaire et le quotidien recouvre les notions de hasard objectif, de merveilleux, d’érotisme, ainsi que les mythes de la réconciliation poétique de l’homme avec le monde, la transformation par l’imaginaire de l’espace urbain, et la pratique des jeux collectifs. Il s’agit de démarches faisant peu ou prou appel à l’automatisme. On retrouve dans cette recension la dimension la plus singulière du surréalisme. Il va de soi que cette rencontre, ces démarches, à la mesure de “l’engagement “qu’elles impliquent et nécessitent, se heurtent de plein fouet à la passivité générée par ce monde-là : aux “petits hommes” que cette société façonne en limitant leur univers mental à l’horizon borné par la marchandisation généralisée, et à travers elle les modes de consommation et de culture de masse.</p>
<p style="margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 12.0px Helvetica; min-height: 14.0px"> </p>De certains usages du catastrophismeurn:md5:2071b46ead224abe8e6233c7791b6db02012-12-01T15:18:00+01:002013-06-17T17:43:12+02:00Max VincentCritique socialeBenjaminDebordDSKEDNISMicheaSituationnistesSurréalistes<p lang="en-US" class="western" align="LEFT" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><em><br /></em></p> <p><br /><br /><em><span class="Apple-style-span" style="font-style: normal;"><br /></span></em></p>
<em><p>-"Nous n'y sommes pas encore" dit Bouvard</p>
<p> “Espérons-le ! “ reprit Pécuchet .<br />N’importe, cette fin du monde, si lointaine qu’elle fût, les assombrit - et côte à côte, ils marchaient silencieusement sur les galets (...) Pécuchet poursuivait à haute voix ses pensées : <br />- A moins que la terre ne soit anéantie par un cataclysme ? On ignore la longueur de notre période. Le feu central n’a qu’à déborder” .<br />Bouvard se figura l’Europe engloutie dans un abîme.<br />- “Admets” dit Pécuchet “qu’un tremblement de terre ait lieu sous la Manche. Les eaux se ruent dans l’Atlantique. Les côtes de France et de l’Angleterre en chancelant sur leurs bases, s’inclinent, se rejoignent, et v’lan ! tout l’entre-deux est écrasé”.<br />Au lieu de répondre, Bouvard se mit à marcher tellement vite qu’il fut bientôt à cent pas de Pécuchet. Étant seul, l’idée d’un cataclysme le troubla. Il n’avait pas mangé depuis le matin. Ses tempes bourdonnaient. Tout à coup le sol lui parut tressaillir, - et la falaise au-dessus de sa tête pencher par le sommet. A ce moment, une pluie de graviers, déroula d’en haut. Pécuchet l’aperçut qui détalait avec violence, comprit sa terreur, cria, de loin :<br />- Arrête ! arrête ! la période n’est pas accomplie”.</p>
</em><p align="CENTER">Gustave FLAUBERT</p>
<p align="CENTER"><br /><br /><br /><em>Mais là où il y a danger, là aussi<br />Croît ce qui sauve<br /></em>Friedrich HÖLDERLIN </p>
<p align="CENTER"><em><span class="Apple-style-span" style="font-style: normal;"><br /></span><br /><br /><br /><br /><br /></em></p>
<p><em>De certains usages du catastrophisme </em>clôt un cycle entamé avec <em>Du temps que les situationnistes avaient raison, </em>poursuivi avec <em>Réflexions partielles et apparemment partiales sur l’époque et le monde tel qu’il va, </em>puis <em>Lettre ouverte à Anselm Jappe sur </em>Crédit à mort, et <em>Cours plus vite Orphée, Michéa est derrière toi ! </em>(textes tous mis en ligne sur le site “l’herbe entre les pavés”). Ce petit essai est autant une réflexion à proprement parler sur le catastrophisme que la reprise et le développement de thématiques abordées dans les textes précédents. Ces usages du catastrophisme sont traités prioritairement dans la première partie à travers l’analyse critique d’un livre publié en 2008 par les deux têtes pensantes des Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, celle d’un ouvrage plus récent de Bertrand Méheust, voire dans les commentaires sur une prétendue “histoire intellectuelle” du mouvement situationniste (au sujet de laquelle un retour critique sur <em>Le nouvel esprit du capitalisme </em>s’impose). <br />La seconde partie prolonge ce propos catastrophiste du point de vue d’un “choc des civilisations” (à travers plusieurs articles du rédacteur d’un bulletin intitulé <em>Le communisme du XXe siècle </em>), en choisissant de le traiter depuis l’exposition d’une position antagoniste, féministe, antiraciste et “communautariste” : le premier légitimant en quelque sorte la seconde (sans que l’on s’interdise d’exercer son esprit critique voire plus sur cette “légitimité”). <br />La troisième partie s’efforce d’apporter des réponses à des questions laissées en suspens. En particulier sur les raisons pour lesquelles d’aucuns, parmi les anciens “radicaux” - qui mettaient leur énergie, leur passion, leur intelligence, et leurs capacités intellectuelles à vouloir démontrer que ce monde devait et pouvait être révolutionné dans la perspective d’une société sans classes, que pour ce faire la révolte était nécessaire, indispensable, - en sont arrivés à vouloir démontrer le contraire, avec la même constance : que ce monde par conséquent ne pouvait en aucun être transformé dans le sens indiqué, qu’il n’était plus possible, ni même envisageable de se révolter contre les nouvelles formes d’asservissement. Des réponses qui inciteront à reprendre la question du catastrophisme par un autre biais.<br />Enfin la quatrième partie tente dans un premier temps de prendre le contre-pied de ces discours catastrophistes, ou du néoconservatisme qu’ils peuvent inspirer en allumant des contre-feux, principalement ceux d’une “survivance <em>malgré tout </em>”. Ceci étant précédé du rappel de deux principes fondamentaux : la démocratie et l’utopie (elles mêmes mises à l’épreuve pour les replacer dans la dynamique souhaitée) La voix d’André Breton, ensuite, vient remettre en perspective plusieurs des enjeux de cette “survivance” (déjà exprimés dans <em>La lampe dans l’horloge</em> vers le milieu du siècle précédent avec un argumentaire qui n’est pas sans présenter de nombreuses analogies avec le nôtre). Un commentaire plutôt inattendu, celui d’Annie Le Brun critiquant ce texte de Breton, provoquant en retour une autre approche du catastrophisme à travers la lecture critique des derniers livres publiés par Annie Le Brun.<br /></p>
<p align="CENTER">1</p>
<p>Le catastrophisme n’est certes pas une idée neuve. Pourtant il retrouve en ce début de XXIe siècle un regain d’intérêt qui doit être mis en relation, nous affirme-t-on, avec une peur accrue de l’avenir dans un monde devenu incertain où le pire serait le plus sûr. N’ayant pas l’ambition de traiter sous toutes ses occurrences un sujet d’une telle ampleur, et qui suscite aujourd’hui davantage de commentaires voire de controverses que par le passé, je me contenterai d’en relever certains usages, quitte à déplacer les lignes pour dire en quoi, pourquoi et comment l’abandon ou la mise sous boisseau de perspectives révolutionnaires favorise l’émergence de discours catastrophistes, et réciproquement.<br />Le catastrophisme, mais aussi le populisme sont rarement revendiqués du point de vue de l’appartenance par les “catastrophistes” et “populistes” de tout poil. Pour les seconds, il parait souhaitable de lever l’équivoque suivante. Le populisme à l’origine s’applique à des courants politiques américains et russes de la seconde moitié du XXe siècle se réclamant du peuple, ou accessoirement à une école littéraire française des années 1920 et 1930. Cette terminologie a cependant changé de signification, progressivement il va sans dire, depuis une trentaine d’années. Le populisme désigne aujourd’hui des courants de pensée apparus vers la fin du XXe siècle dans un contexte de mondialisation accélérée qui, disant parler au nom du peuple ou affirmant vouloir en défendre les valeurs, excipent des légitimes inquiétudes des classes populaires devant pareille évolution pour leur proposer une médecine et des remèdes pires que la maladie. Le populisme, d’une part, participe de la liquidation du prolétariat comme sujet émancipateur visant à l’abolition des classes sociales ; d’autre part il sert de repoussoir (et à travers lui exerce un chantage moral) aux élites converties à la mondialisation, lesquelles brandissent le cas échéant cet épouvantail pour fustiger la défense très légitime des avantages acquis par les salariés. Cette dernière précision s’avère nécessaire pour dire en quoi nos gouvernants, et plus encore les experts qui les inspirent, par delà la perniciosité bien réelle du populisme, ont recours au vocable “populiste” pour déligitimer des formes de dissensus qui remettraient en cause le consensus dominant (ou que l’on décrit tel) : de l’expression démocratique des salariés aux questions raciales ou religieuses. Ceci, je le répète, ne déligitimant d’aucune manière le qualificatif de “populiste” appliqué aux partis, courants ou penseurs répondant de la définition ci-dessus. On aurait donc recours à un discours à double entrée pour traiter du populisme. D’ailleurs l’existence d’un “populisme de gauche” et d’un “populisme de droite” l’illustre en partie. Cependant, si l’on se réfère au succès remporté par l’expression “bobos”, force est de constater que cette terminologie se trouve de plus en plus utilisée comme marqueur populiste. A ce jeu là (de Marine le Pen à Copé) la balance finit par nettement pencher du côté droit.<br />Il parait difficile de reprendre ce type d’argumentation avec le catastrophisme. D’autant plus que les enjeux ne sont pas les mêmes. Du moins avancera-t-on que ceux qui revendiquent en la nuançant cette appellation (à l’instar du “catastrophisme éclairé” de Jean-Pierre Dupuy), le seraient moins que d’autres, catastrophistes, qui eux se gardent bien d’endosser pareille tunique, et s’en défendent même le cas échéant. On dira aussi que les premiers situent généralement la catastrophe sur une échelle temporelle quand les seconds en font l’horizon indéfini de notre futur, que la catastrophe soit pour eux advenue ou pas. Ceci doit être mis en relation avec deux manières d’envisager “la fin des temps”, ou du moins des raisons qui pourraient conduire à cette extrémité. Si ce catastrophisme, dans l’une ou l’autre de ces versions, ne peut que prospérer dans ce monde postmoderne qui est le notre, la seconde reprend à son compte la métaphore apocalyptique en l’usant jusqu’à la corde. Il y a certes d’autres façons d’aborder le catastrophisme que les limites de ce texte ne permettent pas de développer. Le rapport à la technique, par exemple. A travers les machines qui nous agiraient sans que la volonté humaine puisse changer quoique ce soit. Mais j’ai déjà évoqué cet invariant catastrophiste dans d’autres textes de “l’herbe entre les pavés”<em>. </em>C’est pourquoi, en reliant les deux thématiques de ce petit essai (telles qu’elles sont d’emblée exposées au tout début de ce texte), il m’importera prioritairement d’indiquer en quoi le catastrophisme dans sa version la plus absolutiste contribue à neutraliser, occulter ou liquider tout projet concourant à l’émancipation du genre humain, révolutionnaire par conséquent.<br /><br />J’en viens au premier des ouvrages de cette rubrique “catastrophiste”. En 2007, dans un essai critique intitulé <em>Du temps que les situationnistes avaient raison,</em>consacré à l’Encyclopédie des Nuisances, j’avais évoqué parmi d’autres constatations le “discours catastrophiste” des auteurs publiés par cette petite maison d’édition. L’année suivante paraissait aux Éditions de l’EdN un ouvrage intitulé <em>Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, </em>signé par René Riesel et Jaime Semprun. Autant que je sache nul commentateur lors de cette publication ne s’est attardé sur les points précis qu’il m’importe de souligner ci-dessous. Je mentionne d’emblée le plus significatif d’entre eux : ce livre marque un temps d’arrêt dans le processus de “fuite en arrière” relevé d’une parution de l’EdN à l’autre, sur lequel venait se greffer le seul discours susceptible d’en rendre compte, catastrophiste donc. C’est un paradoxe, et pas le moindre, de constater que des auteurs ayant renchéri, voire surenchéri dans le genre entendent retourner ce type d’argumentation contre ceux - “experts informés, dans tant de rapports, d’articles, d’émissions, et films et d’ouvrages dont les données chiffrées sont diligemment mises à jour par les agences gouvernementales ou internationales et les PNG compétentes” - qui représenteraient la pointe avancée de l’écologisme. Une argumentation recevable, du moins en partie, si l’on considère que l’EdN (représentée par l’animateur de cette maison d’édition et par l’un de ses auteurs les plus représentatif) recentre ici son propos dans le domaine qu’elle maîtrise le mieux. Ce discours catastrophiste écologique des experts et cie s’adresse, selon les deux auteurs, à l’humanité pour la conjurer de changer radicalement de mode de vie “avant qu’il ne soit trop tard”. Mais en réalité il s’agit d’un leurre puisque cette société là ne “pose jamais les problèmes qu’elle prétend “gérer” que dans des termes qui font de son maintien une condition <em>sine qua non </em>“. Donc, pour résumer, Riesel et Semprun reprennent d’un point de vue critique une terminologie, celle de catastrophisme (ces “épouvantables tableaux d’une crise écologique totale” brossés par les experts et cie), que d’aucuns avaient auparavant utilisée à l’égard de l’EdN.<br />Dans des “précisions liminaires” les deux auteurs indiquent qu’ils entendent renouer avec la “critique sociale” les ayant formé “il y a déjà quarante ans”. Il s’agit d’une véritable nouveauté pour le lecteur familier des ouvrages publiés par cette maison d’édition depuis une dizaine d’années ! Nous qui en étions resté avec <em>Défense et illustration de la novlangue française </em>de Jaime Semprun à un couplet (parmi d’autres) anti-Lumières et anti-Révolution française venant dans le domaine du langage apporter son tribut à la cause contre-révolutionnaire, ce revirement spectaculaire a de quoi laisser circonspect et dubitatif. Certes, ajoutent Riesel et Semprun, cette critique sociale n’est plus ce qu’elle a été. Néanmoins pareille référence dés les “précisions liminaires”, de surcroît en termes positifs, surprend le lecteur averti. Celui-ci est encore plus surpris de lire ensuite lorsque, se défendant d’un “goût supposé de la noirceur” qu’on leur prêterait, les deux auteurs précisent alors benoîtement : “nous voulions seulement tenter de décrire le monde tel qu’il devenait, qu’il s’imposait préalablement à toute ambition de le transformer”. Le même lecteur n’étant pas au bout de ses surprises. Pas tant par la mention plus loin (toujours dans les “précisions liminaires”) de citations censées prouver que le propos de <em>Catastrophisme... </em>reprend et prolonge le discours tenu par l’EdN depuis une vingtaine d’années, que par celle de corrections : à savoir ”corriger, le cas échéant, des formulations imprécises ou erronées”. D’ailleurs <em>Catastrophisme... </em>dans sa conclusion fait écho à ces “précisions liminaires” puisqu’on y lit : “Le rôle de l’imagination théorique reste de discerner, dans un présent écrasé par la probabilité du pire, les diverses possibilités qui n’en demeurent pas moins ouvertes”. L’accent étant mis in fine sur la capacité de résistance de “l’action de quelques individus, ou de groupes humains très restreints” confrontés à une “réalité aussi mouvante que violemment destructrice”..<br />Je ne peux qu’acquiescer. C’est ce que nous défendons, moi et d’autres, depuis un certain temps déjà... contre l’EdN le cas échéant ! Une opposition qui s’avérait encore plus tranchée quand Jaime Semprun, dans le n° 4 de la revue <em>Nouvelles de nulle part </em>(il s’agit de l’article <em>Le fantôme de la théorie </em>) affirmait en 2003 que depuis Hiroshima “les effets dévastateurs de ce qui devient alors une réaction en chaîne échappent à tout contrôle”, que par conséquent le fait de prendre conscience d’un tel processus “ne peut rien changer”. Il ne s’agit pas d’un propos isolé, sorti de son contexte, mais d’un refrain que l’on entendait auparavant mezza-voce chez les encyclopédistes avant de devenir cette ritournelle évoquée dans plusieurs pages de <em>Du temps que les situationnistes avaient raison </em>(que je résume par la formule suivante, plébiscitée par le lectorat de l’EdN : “On ne peut plus rien faire, et de toute façon c’est déjà trop tard”). Comment expliquer ce virage à 180 degré, voire cet aggiornamento ? Les critiques adressées à l’EdN depuis plusieurs années avaient elles enfin été prises au sérieux ? Ou s’agit-il des effets, bénéfiques dirais-je, d’une crise interne ? En tout état de cause le propos de Jaime Semprun relevé plus haut (celui figurant dans <em>Le fantôme de la théorie </em>) devrait normalement prendre place parmi les “formulations imprécises ou erronées” que mentionnent les deux auteurs dans les “précisions liminaires” de <em>Catastrophisme... </em>Parce qu’il s’agit d’une chose, et de son (presque) contraire, si l’on sait lire.<br />Pourtant l’édition que j’ai sous les yeux reprend en annexe deux textes de Jaime Semprun publiés en 2003 dans <em>Nouvelles de nulle part </em>(dont ce fameux <em>Le fantôme de la théorie </em>). Cela devient incompréhensif. Fallait-il recycler malgré tout ces deux articles, dont l’importance et la tonalité ne m’avaient pas échappées puisque je leur consacre une large place dans <em>Du temps que les situationnistes avaient raison </em>? Mais là, compte tenu de ce que j’ai plus haut relaté, on serait tenté de parler d’une contradiction difficilement surmontable. A moins de trouver quelque explication à ce grand écart dans les pages de<em>Catastrophisme...<br /></em>Il est vrai que Riesel et Semprun se réfèrent dans le paragraphe VI à une “prise de conscience” du désastre écologique apparentée par eux à un “surcroît de fausse conscience”, mais ils nuancent ce qui pouvait paraître abrupt, outrancier ou sans appel en 2003. On en a rapidement un premier aperçu avec la mention de Tchernobyl comme curseur historique (à la place de Hiroshima dans <em>Le fantôme de la théorie </em>) censé indiquer un point de non retour en terme de prise de conscience. Ceci parce qu’auparavant (durant les années 70, à l’instar d’une manifestation “de l’ampleur de celle de Malville”), la France, reconnaissent les deux auteurs, “était encore travaillée par les suites de 68”. Dans la foulée, Riesel et Semprun évoquent “l’essentiel du cours du désastre” pour affirmer que celui-ci “n’a jamais été secret”. Ils précisent alors que ce sont surtout les artistes et les écrivains qui se sont déclarés horrifiés par le monde nouveau que le “développement” impliquait. En des termes que l’on a parfois jugés “réactionnaires”, ajoutent les deux auteurs, alors qu’il eut été “plus équitable, et plus<em>dialectique </em>de s’en prendre aux partisans de la critique sociale, mauvais cliniciens qui laissaient passer un tel symptôme, comme si l’enlaidissement de tout n’était qu’un vague détail, propre à offusquer le seul bourgeois esthète”. Ceci suivi d’une volée de bois vert pour les “meilleurs d’entre eux”, à savoir les membres de l’Internationale situationniste : lesquels “obéissant à une sorte de surmoi progressiste, ont écarté le plus souvent, et pendant longtemps, ce qui aurait pu les exposer au reproche de “passéisme””. On l’avait déjà lu dans le dernier numéro (15) de la revue de l’EdN ou dans l’un ou l’autre des ouvrages publiés depuis par les Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances. C’est l’un des thèmes récurrent du courant “anti-industriel”. Cependant retrouver pareille diatribe dans <em>Catastrophisme... </em>en des termes inchangés mérite qu’on s’y attarde un instant. Cette critique sociale à laquelle Riesel et Semprun rendent un hommage plutôt inattendu (et bienvenu) dans les “Précisions liminaires” devient seize pages plus loin marquée de l’opprobre “progressiste”. Le lecteur de<em>Catastrophisme... </em>n’est pas sans savoir que les deux auteurs furent formés quarante ans plus tôt par cette même critique sociale illustrée plus particulièrement par l’Internationale situationniste (à laquelle René Riesel appartenait). Comprenne qui pourra ! Riesel a-t-il durant les années où il était membre de l’I.S. tenté d’infléchir cette organisation dans un sens non “progressiste” ? Évidemment non. Semprun a-t-il manifesté quelque chose de ce type dans les deux ouvrages publiés sous son nom aux Éditions Champ Libre durant les années 70 ? Pas plus. Pourtant, auparavant, en 1972, les thèses de “L’Internationale situationniste et son temps” figurant dans <em>La seconde scission de l’Internationale </em>ne s’y dérobaient pas. Et elles étaient signées Guy Debord.<br />Il y a peut-être une explication à ces palinodies, ou cette manière lacunaire de réécrire pareille histoire. Nonobstant les “corrections” évoquées plus haut, les deux auteurs se défendent en 2008 de dire le contraire de ce qu’ils affirmaient antérieurement. Les psychanalystes savent ce que valent de telles dénégations, surtout quand elles sont réitérées. La critique, explicite, du catastrophisme (adressée à l’écologisme), se fait cependant sur le mode, plus implicite, du “nous ne parlons pas de la même catastrophe”. Voulant ceci posé “prévenir tout malentendu”, Riesel et Semprun renforcent au contraire l’incrédulité d’un lecteur quelque peu informé en écrivant : “Il s’est ainsi trouvé d’étranges “révolutionnaires” pour soutenir que la crise écologique sur laquelle les informations nous arrivent désormais en avalanche n’était en somme qu’un spectacle, un leurre par lequel la domination cherchait à justifier son état d’urgence, son renforcement autoritaire, etc.”. Ceci assorti du désir, par les mêmes “révolutionnaires”, “de sauver une “pure” critique sociale, qui ne veut considérer de la réalité que ce qui lui permet de reconduire le vieux schéma d’une révolution anticapitaliste, vouée à reprendre, certes en le “dépassant”, le système industriel existant”. Le tout, pour emballer le paquet, étant rangé sous la rubrique “négationnisme” (en regard à “d’autres négationnisme”, plus précisément celui de ceux qui en niant l’existence des chambres à gaz entendent sauver avant tout “la définition canonique du capitalisme”) : le lien étant ainsi fait entre ces deux formes de négationnisme à travers l’anticapitalisme. Soit, mais de qui parlent les deux auteurs ? Pour le second négationnisme, bien connu, chacun sait aujourd’hui à quoi s’en tenir. Mais pour le premier, inconnu de nos services, qu’en est-il ? La mention de “révolutionnaires”, même nuancée par des guillemets, exclut de fait les sieurs Claude Allègre et Luc Ferry. Alors qui ? Je ne vois pas. Des représentants de la vieille ultra-gauche ? Non, ceux-ci ne parleraient pas en terme de “spectacle”. Une absence d’autant plus étrange que, par ailleurs, tout au long de leur livre, Riesel et Semprun n’hésitent pas à citer des noms (d’auteurs, de revues, d’ouvrages : tous rangés dans la rubrique “catastrophisme”). Mais là ils restent cois. Le lecteur reste sur sa faim. A quoi bon alors convoquer pareille terminologie ? Nous n’en sommes pas encore à vouloir traîner devant les tribunaux ceux (des “négationnistes”) qui refuseraient de reconnaître la réalité de la crise écologique ! Parler ici de négationnisme parait donc bien excessif, très exagéré, et inutilement polémique. Et même, pour parler contemporain : contre-productif. J’étais beaucoup plus nuancé quand j’évoquais dans <em>Du temps que les situationnistes avaient raison, </em>en m’appuyant sur l’ouvrage d’Enzo Traverso, <em>Le passé mode d’emploi </em>(où Traverso distingue trois types de révisions historiques : fécondes, discutables et néfastes), le révisionnisme discutable, voire très discutable de l’EdN (ceci en raison des révisions successives dont je donne le détail dans l’essai précité). Le procédé relevé ci-dessus n’est pas nouveau. Il vise, on l’a compris, à déligitimer qui critiquerait l’EdN sur un certain mode en accusant cette même “critique” d’être dans le déni de la réalité de la crise écologique. <br />Revenons à <em>Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable. </em>Étranges auteurs ! Ils remettent d’abord plutôt habilement en cause ce qui tendait à devenir au fil des publications de cette maison d’édition la <em>doxa </em>de l’EdN, tout en insistant contradictoirement par la suite sur la continuité du projet encyclopédique depuis 1986. Ils ont leurs citations, nous avons les nôtres. Puis, ceci dit, Riesel et Semprun lancent une accusation bien imprudente, gratuite pour ainsi dire, que le lecteur peut interpréter à sa guise. Il y aurait matière à épiloguer depuis la parution de <em>Catastrophisme </em>sur le devenir de l’EdN. N’a-t-elle pas, en voulant revenir à ce que j’appellerais “les fondamentaux de la critique sociale”, perdu une bonne partie de son pouvoir attractif auprès du public séduit par le nihilisme passif des encyclopédistes ? Si ce public, ici en l’occurrence, n’y a vu que du feu je serais porté à croire que l’esprit critique s’est bel et bien perdu en cours de route chez les partisans de l’EdN. Ne disposant pas d’informations sur le sujet j’en resterai là. Sinon, pour conclure là-dessus, entre<em>Catastrophisme... </em>et les ouvrages antérieurs de l’EdN il y a plus, voire beaucoup plus que les corrections évoquées à la fin des “Précisions liminaires” par Riesel et Semprun. Ce dont je ne plaindrai pas, bien au contraire.<br />Je reconnais que dans la seconde partie de leur ouvrage les deux auteurs concentrent leur tir sur de véritables cibles. On ne peut que partager, sans vouloir entrer dans le détail, la plupart des critiques adressées aux écoles dites du réchauffement, de l’épuisement, de l’empoisonnement et du chaos, ou aux théoriciens de la décroissance. Cela vaut également pour les pages consacrées à mai 68 et au gauchisme. Je prends acte du fait que dans ce dernier cas de figure Riesel et Semprun ne procèdent pas par amalgame comme pouvait le faire par exemple Jaime Semprun dans <em>L’abîme se repeuple </em>(alors qu’une note de bas de page vient malencontreusement rappeler quelque continuité entre cet ouvrage et <em>Catastrophisme... </em>onze ans plus tard !). J’en termine en extrayant de l’avant dernier paragraphe cette importante précision, laquelle concerne “l’écroulement de la société industrielle” dont les deux auteurs nous disent que “le projet bureaucratique de gestion durable du désastre” s’efforce, en l’administrant, de faire durer pour une période qui “peut être longue, l’écroulement de la société industrielle, <em>avec nous dessous </em>“. Au moins nous voilà “rassurés” (ou pas, c’est selon) sur un point laissé en suspens ou apprécié contradictoirement par les auteurs de l’Encyclopédie des Nuisances depuis une dizaine d’années : cet effondrement n’a pas déjà eu lieu et durera un certain temps (<strong>1</strong>) (nous serions dans la longue, voire la très longue durée évoquée par les historiens). D’un tel constat il sera plus loin question, mais en d’autres compagnies.<br /><br />Il y aurait quelque ironie à relever que le collaborateur d’une revue brocardée dans <em>Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable </em>occupe en cette année 2012 un espace laissé vacant depuis par l’Encyclopédie des Nuisances. Bertrand Méheust n’est certes pas le seul mais son dernier ouvrage, <em>La nostalgie de l’Occupation, </em>reprend sur un mode qui lui est propre des thématiques et une vision du monde familières des lecteurs acquis aux thèses de la critique anti-industrielle. L’en distingue un style, des références et un mode discursif qui renvoient davantage à la tradition essayiste illustrée par exemple par un Jean-Claude Michéa (pour citer un auteur prisé par Méheust).<br />Bertrand Méheust, philosophe et historien de la psychologie, avait publié en 2009 un livre intitulé <em>La politique de l’oxymore </em>: cet ouvrage pouvant constituer un premier galop d’essai aux thématiques traitées par l’auteur dans <em>La nostalgie de l’Occupation. </em>Avec ce dernier livre<em> </em>l’accent se trouve mis sur l’incapacité, ou presque, d’opposer une quelconque résistance à la tendance lourde de notre monde contemporain, la catastrophe en cours, laquelle menace l’humanité dans son existence même. Ce que Bertrand Méheust traduit par “<em>un sentiment de perte, de rage et d’impuissance </em>(...) <em>devant la dérive actuelle de nos sociétés</em>“, d’autant plus enragé et impuissant qu’il n’en a pas toujours été ainsi : l’histoire nous confrontant à maints exemples contraires, à l’exemple (pour reprendre la métaphore du titre de l’ouvrage) de la Seconde guerre mondiale. A vrai dire, de cette “nostalgie de l’Occupation” il ne sera question que dans les premières pages du livre (titre “évidemment destiné à faire travailler les esprits”, précise l’auteur à l’intention des lecteurs qui n’auraient pas compris). Il faut donc repartir du sous-titre (“Peut-on encore se rebeller contre les nouvelles formes d’asservissement”) pour savoir de quoi Méheust va nous entretenir tout au long de son ouvrage. On ne dira pas que l’argumentation de l’auteur représente une véritable nouveauté dans le genre. On l’a lu ailleurs mais pas systématisé à ce point. C’est à ce titre que <em>La nostalgie de l’Occupation </em>mérite largement le détour.<br />Bertrand Méheust, par exemple, reprend une antienne que ne désavouerait pas le Jaime Semprun de 2003 sur l’impossibilité qui est la nôtre de changer quoi que ce soit au processus de destruction de cette société, “que nous puissions par ailleurs en prendre conscience et tenter d’y remédier est sans doute, hélas, un fait tardif, un épiphénomène”, précise l’auteur. Méheust entendrait cependant nuancer cette constatation en ajoutant : “Bien entendu, comme il n’y a pas d’autres solutions, il faut agir comme si l’on pouvait encore inverser la tendance. Mais sur fond de pessimisme méthodique, et pas dans l’illusion de la toute puissance de la technique et du savoir”. Ce procédé rhétorique renforce bien évidemment l’irréversibilité ou l’inéductabiliuté de la chose. L’une des explications de Méheust à ce “processus destructeur” réside dans l’incapacité de se colleter aujourd’hui avec un capitalisme qui “n’a pas de tête, de centre régulateur”. On peut grosso modo souscrire à cette définition tout en en tirant d’autres enseignements. Quand, lors des émeutes de l’automne 2005 dans les banlieues françaises (et cela vaut pour celles de Londres en 2001), les émeutiers s’en prenaient à la fois aux bâtiments publics, aux commerces, aux véhicules individuels et collectifs, ils reconnaissaient à leur façon que le capitalisme (entendu dans la définition de Méheust) avait envahi tous les aspects de la vie et de l’existence. C’est également répondre à notre auteur lorsqu’il prétend que “aujourd’hui, il n’y a plus, il ne peut plus y avoir d’ennemis de classe, agissant en uniforme. L’ennemi est partout et nulle part et il nous ronge de son arme la plus terrible, son apparente défection”. Ce qu’infirme l’exemple précédent où l’ennemi est traité en tant que tel par les émeutiers, que ce traitement plaise ou déplaise. Méheust avance ici plus vite que la musique. Rassurons le : l’ennemi n’en continue pas moins d’exister, y compris “agissant en uniforme”. Il va de soi que les jeunes de banlieue qui sont contrôlés à longueur ou presque de journée connaissent mieux la couleur de l’uniforme qu’un universitaire ou un professeur de philosophie. Méheust souligne alors que cet ennemi “est aussi en nous, nous sommes en quelque sorte occupés par nous-mêmes” (sic). Il parle pour lui ! Sans doute faut-il y voir un clin d’oeil à la période de l’Occupation évoqué précemment. Dans ce processus destructeur nous passons de l’Occupation allemande (ou nazie) à celle plus insidieuse d’un ennemi qui est en quelque sorte nous-mêmes. On verra plus loin et plus sérieusement ce que recoupe ce “nous” qui prête à rire.<br />Bertrand Méheust emprunte au philosophe Gilbert Simondon un concept, dit de saturation, afin d’étayer l’une des thèses de son livre, histoire aussi de le doter d’un contenu “scientifique”. Il s’agit d’une notion de physique contemporaine censée s’appliquer à de nombreux aspects du monde contemporain. Méheust le résume ainsi : “Une réalité quelconque (physique, biologique, psychique, psychosociale) va jusqu’au bout d’elle-même et ne se renouvelle que lorsqu’elle est arrivée au bout de ses possibilités”. Il va donc élargir ce concept à un usage non prévu par Simondon. On ne sait pas bien ce qu’il en reste quand, excipant d’une “situation inédite”, Méheust en vient à envisager “le cas de la saturation globale des systèmes, de la saturation des saturations”. On voit en revanche où notre auteur veut en venir lorsqu’il écrit dans la foulée : “Il en résulte une vision tragique du devenir où la physique sociale abolit au moins pour un temps nos possibilités d’action et où nous voyons des événements se dérouler sans que nous puissions plus avoir prise sur eux”. Mais le concept de saturation dans tout ça ? C’est le lecteur qui risque d’être saturé pour le coup ! Certes Méheust avance prudemment “ce sont là évidemment des axiomes”. Et de mettre en demeure “les partisans de la fuite en avant” de prouver le contraire. N’étant nullement un partisan de la fuite en avant, mais pas davantage un partisan de la fuite en arrière je ne répondrai pas. Il faut choisir, insiste Méheust. Là il nous sort de son chapeau les notions de pessimisme et d’optimisme. A savoir, d’un côté, ceux qui tiennent pour l’axiome de saturation du monde ; de l’autre, ceux qui défendent sa “correction infinie”. Ceci pour affirmer in fine que les optimistes sont en réalité des “nihilistes masqués”, tandis que les pessimistes “veulent encore préserver l’avenir”.<br />Arrêtons nous un instant sur ce séduisant paradoxe (ou retournement dialectique). C’est faire fi d’une part de la catégorie “optimisme”. Ils ne sont guère nombreux aujourd’hui les penseurs, et même les citoyens qui adoptent délibérément un ton ou une posture optimiste. C’est autant passé de mode que peu compatible avec la manière de penser le monde tel qu’il va. Il m’est arrivé d’utiliser la terminologie “nihilisme passif” (empruntée à Nietzsche) au sujet des partisans déclarés de la critique anti-industrielle. Je serais tenté d’enrôler Bertrand Méheust sous cette bannière mais l’inventaire de <em>La nostalgie de l’Occupation </em>n’étant pas terminé je réserve pour l’instant ma réponse. L’une des pierres d’achoppement des discours de type catastrophiste, en particulier ceux que j’associe à la critique anti-industrielle, réside dans leur difficulté à situer sur un plan historique ce qu’ils appellent l’effondrement ou la catastrophe, ou leurs prémices (ceux-ci et celles-là se confondant parfois dans ce discours). On peut même parler d’un grand écart puisque, en remontant le temps, celui-ci ou celle-là (ou leurs prémices) se confondent avec Hiroshima, ou la première révolution industrielle, ou l’avènement de la science moderne, ou l’invention de l’imprimerie, voire la naissance de l’écriture. A ce sujet, je l’ai précisé plus haut, René Riesel et Jaime Semprun optaient en 2008 plus prudemment pour un écroulement de la société à long terme, lequel durerait un temps indéterminé : corrigeant au passage les affirmations péremptoires et contradictoires des mêmes auparavant, et celles de plusieurs autres auteurs de l’EdN (ou compagnons de route des encyclopédistes).<br />Bertrand Méheust a recours à une notion, l’anthropocène, pour décrire “l’ère nouvelle dont le nom ne nous est pas encore familier”. Non moins prudemment que nos deux encyclopédistes il avance que “l’échelle temporelle d’<em>homo sapiens </em>se joue sur des <em>centaines de millénaires </em>“. Méheust nous incite ensuite à distinguer “<em>l’entrée dans l’anthropocène, </em>c’est à dire le choc de l’humanité avec ce qu’elle a déclenché, et <em>l’anthropocène proprement dit </em>qui aura, si les mots ont un sens, la dimension temporelle d’une ère géologique”. Bon, si les mots ont un sens, la catastrophe serait repoussée aux calendes grecques, non ?. Nenni ! On se rassurerait ainsi à trop bon compte ! Cette “entrée dans l’anthropocène” étant “une longue descente aux enfers” ou “une apocalypse molle” (sic), qui s’étalera sur des siècles. Une apocalypse très molle, en définitive. Et pour que l’on sache bien à quoi s’en tenir, Méheust précise ici que “la catastrophe annoncée se laisse difficilement saisir à travers la vision religieuse traditionnelle de l’apocalypse”. Si l’on veut. Pourtant je crains qu’une apocalypse dépourvue de toute signification religieuse finisse par ne plus dire grand chose. Enfin l’auteur, faute de “précédents et d’éléments de comparaison” en reste là. Sinon pour évoquer une “destruction de la biosphère” ne laissant “aux êtres humains d’autre perspective que celle d’une vie crépusculaire dans un monde à jamais dévasté”.<br />Voilà pour le volet écologiste. Cependant, ajoute Bertrand Méheust, “la saturation ne concerne pas seulement la nature, elle affecte aussi les esprits et la culture et l’on ne peut pas dissocier, sauf par abstraction, ces deux processus, qui constituent comme les deux faces d’une même médaille”. D’où une série de constatations que l’on peut partager, du moins en partie, mais qui passées au tamis de ce que l’auteur appelle des “dispositifs inhibiteurs” ratent leur cible, soit par excès dirais-je, ou par défaut. Dans le premier cas Méheust souligne : “<em>l’économie dominatrice d’aujourd’hui est une fausse science, et que de toutes les fausses sciences, elle est la plus dangereuse </em>(...) <em>une fausse science est une science qui n’est pas consciente de son interaction avec son objet ou qui ne sait pas l’évaluer </em>“. Que l’économie soit scientifique ou pas peu nous chaut. Elle n’est pas plus ou moins scientifique que les sciences dites humaines ou sociales. Le problème posé par son hégémonie, encore plus aujourd’hui, se situe ailleurs. Il n’y a pas une économie une et indivisible, mais des écoles, des courants, des tendances, des chapelles qui représentent autant de manières d’analyser les modes de production, de distribution et de consommation des ressources, et les biens matériels de nos sociétés. En revanche l’économie joue aujourd’hui le rôle jadis dévolu à la religion. On dira qu’elle est la continuation de la religion par d’autres moyens. C’est dire que la transcendance divine s’efface devant l’immanence marchande. La croyance s’est déplacée sur d’autres objets. Et c’est justement parce que l’économie présente les caractères d’une science (que l’on peut discuter, et cela vaut pour les sciences humaines et sociales, l’histoire, etc., sans toutefois répondre à la question posée précédemment) qu’elle a pris pour nos contemporains la place de la religion.<br />Sinon Méheust se réfère à une “propagande démocratique” jugée plus pernicieuse par exemple que la “propagande nazie” parce que “mondialisée” et “non locale”. De surcroît “la propagande libérale” diffère de la “nazie” de part son mode de diffusion, plus nocif ici, n’imposant rien de l’extérieur mais distillant “<em>comme venant de l’intérieur de nous-mêmes </em>ce que nous avons envie d’entendre”. C’est passer par pertes et profits la manière dont le nazisme a distillé son poison auprès des masses allemandes. Nous ne sommes pas ici dans un registre de provocation visant, comme dit l’autre, à faire penser mais dans le déni de ce que fut réellement le nazisme. Et puis l’interchangeabilité des termes “démocratie” et “libéralisme” (je ne sais si elle est délibérée ou pas) apporte une note de confusion supplémentaire. Enfin l’exemple censé illustrer cette perniciosité, à savoir le surenchérissement “dans une quête caricaturale de l’autonomie individuelle”, parait mal choisi. Ajouter que “l’incitation à l’autonomie est devenue le nerf de l’asservissement contemporain” fait partie de ces vérités partielles qui se révèlent problématiques, voire fausses lorsqu’elles sont assénées sur ce mode là. Il n’est pas exclu qu’en réalité Méheust veuille parler ici d’autre chose que d’autonomie. Mais les mots pour le dire lui manqueraient, assurément. Je pense plutôt que Méheust reprend, sans le mentionner explicitement, le point de vue des auteurs du <em>Nouvel esprit du capitalisme </em>sur la question. <br />Dans un registre équivalent, Bertrand Méheust, vers la fin de son livre, nous informe que sa réflexion l’a conduit à apparenter les nouvelles formes d’assujettissement “<em>à la domestication qu’ont subi les animaux </em>“. Cette déprimante constatation lui a permis de croiser sur le tard l’oeuvre de Peter Sloterdijk (en particulier <em>Règles pour le parc humain </em>et <em>La domestication de l’Être </em>), “laquelle développe certaines intuitions de Martin Heidegger”. Ce philosophe allemand, selon l’auteur, “<em>s’efforce surtout de regarder en face l’abîme du devenir humain </em>que la pensée conforme essaie en vain d’occulter”. Sloterdijk devient surtout utile ici lorsqu’il s’agit de distinguer les termes asservissement, apprivoisement et domestication. Je résume pour le lecteur la vingtaine de pages qui suivent. Il faut retenir que la domestication a un caractère irréversible que n’a pas, bien entendu, l’asservissement (contre lequel on peut se révolter et se rebeller). De là pour l’auteur cette évidence : la néodomestication en cours se poursuivra pour atteindre des niveaux qui pour l’heure échappent à notre entendement. On conclura sur ce point en précisant que Bertrand Méheust avoue d’un livre à l’autre une passion pour la littérature de science-fiction.<br />Certes, pour reprendre le propos de <em>La nostalgie de l’Occupation </em>dans sa globalité, nous l’avions lu ailleurs. Méheust cite d’ailleurs quelques unes de ses sources. Il y a cependant un aspect plus original qui le distingue des auteurs du courant auquel on peut l’apparenter : nous sommes, explique Méheust, quoique nous pensions, faisions et agissions, également responsables de cet état de fait, à savoir la domestication (d’où cette autodomestication). Quand l’auteur, je l’ai relevé, constatait que “l’ennemi est partout et nulle part” et a “envahi la terre entière”, il ajoutait “mais il est aussi en nous, nous sommes en quelque sorte occupés par nous mêmes”. Passons sur le burlesque de la formulation puisque l’auteur y revient plus tard afin de l’expliciter. Pour Méheust nous assistons là à “l’apparition d’un homme nouveau”. Le proche parent en quelque sorte de celui que voulaient créer les deux totalitarismes du milieu du XXe siècle. Et “cet homme là”, assène l’auteur, “c’est vous, c’est moi, c’est “nous””. Méheust s’efforce alors de prévenir l’objection qui vient naturellement à l’esprit en arguant “que c’est la part de chaque individu conquis par le système, la part de renoncement et de servilité que tout le monde doit concéder, y compris évidemment l’auteur de ces lignes”. Vers la fin de son ouvrage, Méheust reprend cette argumentation afin de doter ce “nous” d’un contenu plus théorique, plus en phase avec sa démonstration : nous passons ainsi de la domestication à l’autodomestication.<br />Les raisons pour lesquelles des penseurs, essayistes ou théoriciens se croient obligés de ne pas s’exclure de ce que par ailleurs ils dénoncent, condamnent ou relèvent sur un mode désabusé (non sans y être fasciné, j’y reviendrai) sont multiples et variées. Cela rejoint d’une certaine façon un rapport de l’individu au monde auquel un Nietzsche en son temps avait répondu de belle manière. Ceci dépasse, il va de soi, le cas particulier de Bertrand Méheust. D’aucuns pourraient débusquer dans ce genre d’attitude quelque “haine de soi”. C’est aussi, plus prosaïquement, vouloir s’affranchir d’un mode de pensée qui continue à appeler un chat un chat, et un ennemi un ennemi. La domination doit être reconsidérée et analysée aujourd’hui selon d’autres critères, mais il parait abusif de la diluer dans un “partout et nulle part” contre lequel nous ne pourrions plus rien faire. L’ennemi, je suis désolé, reste désignable, localisable et dicible malgré les efforts des Méheust et consort à vouloir nous persuader du contraire.<br />Il faut reconnaître un mérite à Bertrand Méheust. Celui d’avoir subodoré, parmi la masse d’ouvrages parus ces dernières années, que le livre de Georges Didi-Huberman <em>La survivance des lucioles </em>s’inscrivait en faux, plus que d’autres, par anticipation, contre le propos et les thèses de <em>La nostalgie de l’Occupation.</em>Cet ouvrage paru en 2009 fait écho à un texte devenu célèbre de Pier Paolo Pasolini, “L’article des lucioles” (recueilli dans <em>Écrits corsaires </em>). Dans cet article publié en 1975 (un “texte prophétique” selon Méheust), Pasolini prend comme métaphore la disparition des lucioles à Rome pour décrire l’Italie du milieu des années 70 : une société qui bascule dans quelque chose pire que le fascisme. Pasolini évoque un “désastre économique, écologiste, urbaniste, anthropologique” concomitant d’une disparition du peuple italien (il parle même de “génocide”), du moins de son “irrésistible dégradation”. Pour Didi-Huberman, commentant ce texte de Pasolini (mais également l’oeuvre de Giorgio Agamben), “ce ne sont pas les lucioles qui ont été détruites” mais “plutôt quelque chose de central dans le désir de voir (...), donc dans l’espérance politique de Pasolini”. Ce que tout lecteur de bonne foi peut vérifier à la lecture des<em>Écrits corsaires. </em>Méheust n’y répond pas directement. Il reproche d’abord à Didi-Huberman l’absence de toute référence “à la perte de la diversité”. Ce qui l’entraîne à forcer le sens du texte pasolinien quand il prétend qu’il “s’agissait de prendre la disparition d’une espèce fragile d’insectes comme figure de la perte de la psychodiversité et de l’ethnodiversité”. <br />Je lui répondrai sur deux points. La thématique écologique n’est qu’une thématique parmi d’autres (économique, urbaniste, anthropologique) évoquées à travers la métaphore de la disparition des lucioles. Et il faut prendre en compte tous ces éléments pour savoir de quoi nous entretient Pasolini : de la disparition du monde auquel l’auteur de <em>Théorème </em>se disait attaché et que même le fascisme n’avait pas détruit. Je renvoie le lecteur à d’autres articles de Pasolini des<em>Écrits corsaires </em>qui reprennent cette antienne. On peut y lire implicitement le regret d’un temps (celui des années fascistes) où il était encore possible de résister, entre autres raisons parce que “le peuple existait”. C’est d’une certaine façon (le “peuple” mis de côté) le point de départ du livre de Bertrand Méheust. Pasolini va jusqu’à appeler <em>génocide </em>“cette assimilation (totale) au mode et à la qualité de vie de la bourgeoisie”. Dans l’un de ses articles de 1974 (appelé justement “Génocide”), Pasolini reprend cette argumentation sans pour autant abandonner l’espoir de voir “le parti communiste” et les “intellectuels progressistes” faire “prendre conscience aux masses populaires” du phénomène d’acculturation imposé par les classes dominantes. Ceci, plus un paradoxal éloge du progrès, la condamnation du divorce et de l’interruption volontaire de grossesse, et j’en passe, est prudemment omis des commentateurs qui, chez Méheust et d’autres (sachant que Pasolini, du moins celui des <em>Écrits corsaires, </em>devient une référence dans certains milieux intellectuels anciennement “progressistes”) ne retiennent de Pasolini que les aspects “prophétiques” des <em>Écrits corsaires </em>: au détriment de son oeuvre de cinéaste, pourtant la plus importante et la plus significative (et sans laquelle les articles recueillis en volume après la mort de Pasolini n’auraient vraisemblablement pas vu le jour).<br />Il parait évident que Bertrand Méheust n’a pas compris, ou plutôt qu’il n’a pas voulu comprendre le sens et la portée de <em>Survivance des lucioles. </em>Il ne retient des critiques adressées par Didi-Huberman à Agamben, ou de commentaires sur un texte de Derrida, ou encore la controverse Adorno-Heidegger que “la difficulté qu’ont encore certains intellectuels à regarder en face le défi écologique”. Une remarque un peu courte, et plus encore insuffisante si l’on sait que Georges Didi-Huberman est philosophe, esthéticien et historien de l’art. Pourquoi lui reprocher de n’avoir qu’esquissé “la question écologique” ? D’ailleurs ce n’est pas exact. J’en viens au second point de mon argumentation. Je rappelle que Didi-Huberman reprend la métaphore de la disparition des lucioles là où l’avait laissée Pasolini. Et, j’insiste, il ne peut s’agir que d’une métaphore puisque, comme l’indique <em>Survivance des lucioles, </em>ces petits insectes n’avaient pas pour autant disparu en Italie l’année 1975. L’écrivain et photographe Denis Roche les découvre dans un village italien en 1981. Et Didi-Huberman lui-même, une dizaine d’années après la mort de Pasolini (du temps où il résidait à la Villa Médicis), en se rendant en un lieu précis de la colline de Pincio (à Rome donc) eut l’occasion d’observer une “véritable communauté de lucioles”. Apprenant plus tard que le bois de bambous de la colline de Pincio avait été rasé, Didi-Huberman en conclut mélancoliquement à la disparition de cette colonie de lucioles. Ceci pour dire que les lucioles, tout comme d’autres espèces animales (ou végétales) sont évidemment menacées par la pollution de l’air et des eaux, mais également pour ce qui les concerne par l’éclairage artificiel. Didi-Huberman le mentionne explicitement. On ne voit pas ce qu’il aurait pu ajouter de plus.<br />Bien entendu l’intérêt de <em>Survivance des lucioles </em>dépasse très largement les considérations écologiques relevées ci-dessus. Partant de la métaphore pasolinienne, Didi-Huberman pose la bonne question : “Pourquoi Pasolini a-t-il <em>inventé </em>la disparition des lucioles ?”. J’ajouterai qu’à travers Pasolini Didi-Huberman vise un certain discours contemporain, catastrophiste dirais-je. Il pose alors une autre question, induite par la première : “Peut-on (alors) déclarer la mort des survivances ?”. Le cas Pasolini se révèle d’autant plus exemplaire que le cinéaste avait auparavant été l’un de ceux capables, “magistralement” dit Didi-Huberman, “de voir dans le présent des années 50 et 60 les survivances à l’oeuvre et les gestes de résistance du sous-prolétariat dans les <em>Chroniques romaines, </em>dans <em>Accatone </em>ou dans <em>Mama Roma </em>“. Pourquoi l’avoir perdu de vue durant la première partie des années 70 ? <em>Survivance des lucioles </em>y répond quand Didi-Huberman ajoute, métaphore pour métaphore : “Ce qui avait disparu en lui (Pasolini) était la capacité de voir - dans la nuit comme sous la lumière féroce des projecteurs - ce qui n’a pas complètement disparu”. Nous sommes, on l’aura compris, au coeur du sujet.<br /><em>Survivance des lucioles </em>poursuit cet inventaire par delà le cas particulier de Pasolini. Un nom incarne plus que d’autres l’attitude de “survivance des lucioles” selon Didi-Huberman, celui de Walter Benjamin. Ce dernier, malgré son pessimisme foncier, s’est efforcé de le surmonter (Benjamin dit vouloir “organiser le pessimisme”) en se référant au théâtre de Brecht, ou aux dérives des surréalistes dans Paris (pour prendre deux exemples parlants). Didi-Huberman analyse finement toutes les occurrences du terme “déclin” chez Benjamin, pour les opposer à “la chose disparue”. Il poursuit son investigation (“organiser le pessimisme” soit) en citant les écrits de Char et Michaux durant la Seconde guerre mondiale, et <em>LTI </em>de Victor Klemperer. Didi-Huberman précise alors que “les mots les plus sombres” ne sont pas nécessairement “les mots de la disparition absolue, mais ceux d’une survivance <em>malgré tout </em>lorsque écrits du fond de l’enfer”. A la même époque, dans une solitude presque complète, Georges Bataille écrit des ouvrages (<em>Le coupable, L’expérience intérieure, Sur Nietzsche </em>) qui sont autant de lueurs dans une nuit opaque. Didi-Huberman le traduit ainsi : “Loin du règne de la lumière, donc, Bataille tentait d’émettre ses signaux dans la nuit comme autant de paradoxes”. Au passage Didi-Huberman rappelle (et je mentionnerai pour ma part <em>La structure psychologique du fascisme </em>publié en 1934 dans la revue <em>La critique sociale </em>) combien Bataille à travers sa défense et illustration de Nietzsche développait “une fois de plus, la critique la plus virulente du fascisme”. <br />C’est là que nous revenons à Bertrand Méheust. Dans les premières pages de <em>La nostalgie de l’Occupation </em>j’avais été désagréablement surpris par une référence positive au livre inepte de Jean Clair, <em>Du surréalisme considéré dans son rapport au totalitarisme et aux tables tournantes. </em>Je l’avais mis sur le compte d’une méconnaissance de Méheust à l’égard d’un sujet qui ne semblait pas être au premier rang de ses préoccupations. Cependant, retrouvant cette même référence positive, cette fois-ci développée, dans l’épilogue sous la mention d’une “fascination qu’ont éprouvé pour la violence fasciste dans les années 1930 certains des écrivains les plus prestigieux de notre panthéon littéraire, comme Breton, Bataille ou Artaud”, j’aurais envie de replacer cette très fâcheuse proximité avec Jean Clair dans le contexte de ma lecture de <em>La nostalgie de l’Occupation. </em>Car consacrer plusieurs pages à réfuter <em>Survivance des lucioles,</em>certainement l’un des livres les plus stimulants de ces dernières années, et à côté, souscrire négligemment aux inepties de Jean Clair, n’a rien d’anodin. Et oblige le lecteur un tant soit peu conséquent à se poser la question suivante : dans quel camp en définitive se situe Bertrand Méheust ?<br />Ici on prendra du recul pour considérer que <em>La nostalgie de l’Occupation </em>est l’un des symptômes d’une tendance plus générale, laquelle aurait aujourd’hui le vent en poupe puisqu’elle trouve des éditeurs, bénéficie de relais médiatiques, et peut même le cas échéant susciter des articles élogieux chez des commentateurs influents. Cette tendance peut être décrite en grande partie à travers l’interrogation suivante. Comment d’aucuns, qui mettaient leur énergie, leur passion, leur intelligence, leurs capacités intellectuelles à vouloir démontrer que ce monde devait et pouvait être transformé, que pour cela la révolte s’avérait nécessaire, indispensable, comment ceux-ci sont ils arrivés à vouloir démontrer le contraire, avec la même énergie, la même passion, la même intelligence, les mêmes capacités intellectuelles, que ce monde donc ne pouvait d’aucune manière être transformé, qu’il n’était plus envisageable, ni même possible de se révolter contre les nouvelles formes d’asservissement ? <br />On pourrait m’objecter, pour revenir à Bertrand Méheust, que ce dernier cherche surtout à comprendre les raisons pour lesquelles nous en sommes arrivés là. Il parait également possible que son itinéraire ne s’inscrive pas dans le processus (ou renversement de perspective) évoqué plus haut. Au détour d’une phrase Méheust avoue avoir “participé aux événements (mai 68) comme Fabrice à la bataille de Waterloo”. Cela ne prêterait pas tant à conséquence si par ailleurs Méheust laissait entendre que ce retrait (ou cette incompréhension) s’expliquait par le fait que notre futur philosophe appartenait au camp des “étudiants issus du peuple”. Ici Méheust reprend grosso modo l’analyse des Michéa et compagnie sur cette période. D’où ce rabâchage autour d’un mai 68 contribuant à renforcer le système capitaliste. Le refrain devient bien connu. En fin de compte, Bertrand Méheust n’a pas fondamentalement changé. En mai 68 il n’a su voir ce qui était pourtant en jeu à travers les dits “événements”. Et en 2012, pour filer jusqu’au bout la métaphore pasolinienne, il s’interdit de voir ce qui n’a (ou n’aurait) pas pour autant disparu.<br /><br />La parution en 2012 d’un livre consacré au mouvement situationniste (<em>Le mouvement situationniste : une histoire intellectuelle </em>) ne pouvait que susciter l’intérêt. Il faut en effet remonter à la fin des années 1980 pour trouver deux ouvrages (ceux de Jean-François Martos, <em>Histoire de l’Internationale situationniste, </em>et Pascal Dumontier, <em>Les Situationnistes et mai 68 </em>) auxquels le projet de Patrick Marcolini pourrait être comparé. Ce livre lu on comprend mieux la présence - qui pouvait d’abord paraître insolite - de l’adjectif “intellectuel” dans le sous-titre. Marcolini aurait pu d’ailleurs remplacer “histoire intellectuelle” par “histoire subjective” : nous aurions ainsi été mieux renseigné sur le contenu de l’ouvrage. Une première question traverse l’esprit du lecteur qui, comme l’auteur de ces lignes, restait très partagé, pour ne pas dire plus durant la première partie de ce livre (celle traitant de l’histoire proprement dite de l’Internationale Situationniste et de ses prémices : “trajectoire : 1952 - 1972”), qui éprouvait de l’agacement dans plusieurs des pages de la seconde partie (les situationnistes après la dissolution de l’I.S. : “circulations”), avant de laisser la place à une franche irritation pour ce qui concerne la partie conclusive : n’aurait-il pas été souhaitable, du point de vue même de la cohérence des projet et propos de l’auteur, de ne conserver que sa substantielle conclusion (là où Marcolini exprime le fond de sa pensée), en y intercalant des “morceaux choisis” significatifs, extraits des 300 pages précédentes, plutôt que sous la forme publiée par les Éditions de l’Echappée ? Je pense par exemple à la présentation choisie par Jean-Claude Michéa dans l’un ou l’autre de ses essais : des renvois et des notes de bas de page venant ponctuer cette lecture (ou pouvant être lus à la suite des chapitres). Cette manière de procéder aurait été, je le répète, plus cohérente, et plus honnête intellectuellement parlant, moins sujette au malentendu. Marcolini n’en aurait pas moins été critique (c’est son droit), mais nous aurait épargné la lecture de ce volumineux pensum.<br />Patrick Marcolini étant présenté comme un historien des idées et un philosophe, n’y a-t-il pas un hiatus entre l’historien (les idées mises de côté) et le philosophe : le premier allant au charbon pour recueillir le précieux minerais (mais également de la tourbe), que le second exploite selon des critères discutables, et que l’on discutera ? On en a déjà un premier aperçu avec la quatrième de couverture. Lire que Marcolini “accumule les documents du mouvement situationniste depuis plus de deux ans” passe encore. Mais ajouter qu’il “rencontre les acteurs et fréquente ceux qui poursuivent leur aventure” laisse dubitatif. Ce livre s’avère en réalité peu prolixe sur la nature de ces “rencontres” et “fréquentations”. Si on essaie de la décrypter ici ou là, le lecteur averti reconnaîtra sans peine dans le lot quelques faux témoins (<strong>2</strong>). Et il s’étonnera en revanche de certaines absences, plutôt lourdes de signification.<br />Sur l’histoire proprement dite de l’Internationale Situationniste, je remarque, pour le mieux, l’éclairage apporté par Marcolini entre la pensée brechtienne et ce qui s’élabore chez Debord et ses amis sous le nom de “société du spectacle”. A côté de quelques notations bienvenues sur “l’esthétique parodique” des situationnistes ou les influences surréalistes dans la formulation de la notion de dérive, je serais plus circonspect, et plus critique sur cette histoire dans sa globalité : de nombreux aspects de l’I.S. ne sont pas développés, ni même abordés. Pour le reste passons sur le rapprochement entre Sartre et les situationnistes : c’est vouloir jouer sur les mots et les concepts en évacuant le contenu, et accorder une importance excessive à des témoignages de seconde main. Je ne m’attarderai pas davantage sur la mention de l’avènement d’un “homme nouveau” relevée parait-il dans les pages de la revue de l’I.S. (une “mutation anthropologique” indique Marcolini). C’est vouloir prendre quelques unes des vessies des tous premiers temps de l’I.S. (Pinot-Gallizio par exemple, nonobstant son indéniable présence dans l’I.S. des années 1958 et 1959) pour des lanternes. Ici Marcolini reprend avec d’autres références l’argumentation d’un Janover polémiquant avec les situationnistes en 1967, et voulant les confondre à l’aide de citations extraites du premier numéro de la revue, publié dix ans plus tôt. Dans un autre registre Marcolini donne quelque idée de sa méthode quand il attribue le “mimétisme obstiné” des post-situationnistes au fait que “l’une des principales caractéristiques de l’I.S. a été de travailler à forger son propre mythe”. Là notre historien se réfère à un ouvrage de Fabien Danesi, <em>Le mythe brisé de l’Internationale Situationniste, </em>en l’assortissant d’une citation sur le mythe puisée dans dans ce même livre, laquelle citation ayant été extraite de l’ouvrage de Lacoue-Labarthe et Nancy intitulé... <em>Le mythe nazi </em>! Je ne sais pas si notre historien des idées invente sans le savoir la pensée par ricochets, ou s’il se livre à un exercice d’ouverture de boite (estampillée situationniste), dans laquelle se trouverait une autre boite, puis encore une autre, etc., pour finalement nous faire cadeau de la petite boite nazie. Le lecteur choisira la version qui lui convient.<br />Je prendrais davantage au sérieux le propos marcolinien sur les relations entre Henri Lefebvre et les situationnistes. Il traite plutôt pertinemment de ce que met en jeu chez l’un et les autres la notion de “romantisme révolutionnaire (dans une lettre à Lefebvre Debord écrit en 1960 : “Si le romantisme peut se caractériser, généralement, par un refus du présent, sa non-existence traditionnelle est un mouvement vers le passé ; et sa variante révolutionnaire une impatience vers l’avenir. Ces deux aspects sont en lutte dans tout l’art moderne, mais je crois que le second seul, celui qui se livre à des revendications nouvelles, représente l’importance de cette époque artistique”), tout en reprochant dans un second temps à Lefebvre et Debord d’avoir “en quelque sorte été pris à revers dans leurs propres querelles”. Ici il s’agit en 1960 d’échanges et de discussions : la querelle viendra plus tard pour des raisons que Marcolini ne mentionne pas. Afin d’étayer son point de vue, notre historien se livre à une démonstration pour le moins paradoxale selon laquelle “la puissance révolutionnaire” de la critique situationniste “résiliait moins dans une ouverture vers un futur utopique que dans une inspiration archaïque venue du fond des siècles” (paradoxale dans la mesure où, dans d’autres pages, le “futur utopique” est mis à contribution pour instruire le procès des situationnistes). Donc, pour Marcolini, le contenu de la lettre adressée par Debord à Lefebvre escamote pour ainsi dire cette “inspiration archaïque”. L’exemple alors choisi, celui d’une chevalerie médiévale chère aux situationnistes, joue un rôle comparable à celui de l’alchimie chez Mandosio : ces deux références, certes présentes dans les écrits situationnistes, le sont en tant que métaphores (Debord évoque quelque part les situationnistes comme “des chevaliers de la conscience historique”). C’est vouloir accorder à de telles références une importance ou un rôle inculte qui n’existent que dans l’imagination de leurs commentateurs.<br />Je ne me suis attardé sur les prolongements de cette discussion “romantique révolutionnaire” chez Lefebvre et les situationnistes que pour mieux mettre en valeur d’autres pages du <em>Mouvement des situationnistes, </em>critiques celles-là, où Marcolini reproche aux situationnistes leur progressisme : c’est à dire le contraire des aspects “archaïques” qui viennent d’être évoqués. L’historien sourcilleux débusque même cette “conscience typique de l’avant-garde” dans une lettre de Debord à Wolman datant de... 1953 ! Car Debord en évoquant une pièce de John Cage parle - horreur ! - de “la marche de l’histoire”. Ces morceaux de bravoure marcoliniens reprennent peu ou prou les thèses des auteurs du courant anti-industriel, en particulier ce qu’ils ont pu écrire à ce sujet sur les situationnistes. Marcolini veut cependant bien reconnaître que le texte <em>La planète malade, </em>et le livre <em>La véritable scission </em>(tous deux de Debord et datant du début des années 70) “restent des textes étonnants par leur lucidité”, qu’ils n’ont “pas pris une ride”, tout en assortissant cette reconnaissance de considérations spécieuses. Ce n’est nullement une “manière d’autocritique”, comme le prétend Marcolini, mais la prise en considération d’une dimension écologique (celle des nuisances, leurs causes et conséquences) absente il est vrai dans les textes précédents de l’I.S., mais également de tout le courant révolutionnaire ou chez les intellectuels les plus critiques. On ne conseillera jamais trop à notre historien des idées de se replonger dans ce contexte de l’après 68 pour relever ici ou là les prémices de cette prise de conscience écologique. Et puis écrire que ces deux textes s’émancipent “des aspects les plus positivistes du marxisme” incite à penser que Marcolini n’a pas lu avec l’attention voulue certaines des thèses <em>La Société du spectacle, </em>ouvrage publié quatre ans plus tôt mais qui avait été écrit dans le milieu des années 60.<br />Plus loin, essayant de surmonter la contradiction relevée plus haut, sur le progressisme et le futurisme de l’I.S. d’un côté, et sa “critique foncièrement romantique de la modernité” de l’autre, Marcolini articule cette relation pour le moins contrastée sur les concepts freudiens de “contenu manifeste” et “contenu latent” du rêve. Une pareille articulation pourrait d’abord paraître séduisante. Pourtant, si l’on se reporte à la définition donnée par Freud, l’analogie marcolinienne vient renforcer cette contradiction, puisque, selon Laplanche et Pontalis, le contenu latent désigne “la traduction intégrale et véridique de la parole du rêveur”. Lapsus ou confusion ? A condition d’être attentif, ce qui s’ensuit est par conséquent nul et non avenu.<br />Mais selon toute vraisemblance le lecteur retient surtout le couplet anti-progressiste qui conclut la première partie de ce <em>Mouvement des situationnistes</em>, très manifeste lui. En dépit de ce qu’ont pu dire et écrire Debord et les situationnistes (plus particulièrement dans le chapitre “Le prolétariat comme sujet et représentation” de <em>La Société du spectacle </em>), Marcolini les range in fine dans le camp du “marxisme portant encore les stigmates des orthodoxies social-démocrate, puis stalinienne, économiste, productiviste à outrance et vecteur d’une idéologie du progrès fatal à l’humanité” (sic). On avait comme l’impression que notre historien des idées rongeait son frein depuis plusieurs pages : sur le terrain “progressiste” il n’hésite pas à sortir l’artillerie lourde. On comprend mieux pourquoi <em>La</em> <em>véritable scission </em>devient une “manière d’autocritique” dans la logique du raisonnement marcolinien. Le terrain est ainsi balisé pour préparer le lecteur au scoop suivant. Debord, après la dissolution de cette I.S. traitée de tous les noms, deviendra selon Marcolini “surtout avec les<em>Commentaires sur la société du spectacle </em>en 1988 (...) un auteur anti-industriel au sens plein du terme”. Voilà une récupération à laquelle, franchement, on ne s’attendait pas ! Et ce qui nous est ici proposé par notre historien des idées ne craint pas le ridicule. Mais qui a donc soufflé à Marcolini une pareille énormité ? Et il tire cette constatation des <em>Commentaires sur la société du spectacle </em>de surcroît ! Serait-ce parce qu’en 1989 la revue <em>L’Encyclopédie des Nuisances </em>avait commenté favorablement le livre de Debord ? Marcolini assurément ne connaît pas la suite. Il parait en tout cas certain que dans le camp anti-industriel, aujourd’hui, on ne l’entende pas tout à fait de cette oreille. Si l’on essaie de comprendre il y aurait un “bon Debord”, celui de la fin, et un “mauvais” ou “discutable”, celui du temps de l’I.S. A qui serait tenté d’accréditer un tant soit peu pareil discours, Debord, pourtant, avait déjà répondu dans <em>Panégyrique</em>(en 1989). A croire que Marcolini n’a pas lu ce dernier livre. Et s’il en connaît le contenu, c’est encore plus grave. Il y a bien évidemment un seul Debord, mais celui-ci, comme la société de son temps, comme vous et moi, a évolué. J’imagine que cette mention “d’auteur anti-industriel au sens plein du terme” eut bien diverti Debord. Ce qui l’aurait moins diverti, en revanche, c’est que l’on veuille sauver le soldat Debord de la faillite de l’entreprise situationniste dans les termes choisis par notre historien des idées.<br />La seconde partie de ce <em>Mouvement des situationnistes </em>(“Circulations, de 1972 à nos jours”) traite de la postérité situationniste. C’est sans doute, en regard de la masse d’informations communiquées, la partie la plus développée de ce livre. Un peu trop, cependant : Marcolini cite parfois des auteurs ou des collectifs (surtout dans un registre postmoderne) dont l’influence situationniste doit être revue à la baisse ou minorée. Ce panorama n’est pas inintéressant mais il excède quelque peu le propos de l’ouvrage. Il y a également des oublis dont on se demande s’ils sont délibérés ou pas (<strong>3</strong>). Marcolini reprend l’un des propos récurrents de la première partie : cette “tension interne entre romantisme et futurisme qui a fait la singularité du mouvement situationniste”, pour ajouter qu’il s’agit du phénomène le plus structurant pour comprendre sa postérité dans le champ politique”. Sauf que le plateau de la balance marcolinienne penche nettement en faveur du “futurisme”. Ainsi nous apprenons que les situationnistes ont anticipé “l’éthique <em>hacker</em>”, voire le cybercommunisme et l’Internet ! On ne prête qu’aux riches, n’est ce pas. Notre historien des idées s’y réfère pour constater que ces “apologies du cybercommunisme” et autres “convergent de façon étonnante avec les écrits de ceux (...) qui planifient le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication”. Pierre Levy, Alain Minc et Richard Barbrook n’ont-ils pas cité les situationnistes dans l’un ou l’autre de leurs écrits ? Et alors ! C’est vieux comme le monde, ou presque. Auparavant, Rimbaud, les surréalistes, etc., etc., ont également été cités par des personnages guère plus recommandables. Enfin la récupération, nous y venons, représente un bien trop gros morceau pour être traité dés à présent.<br />Sinon Marcolini évoque “l’influence de Debord et du mouvement situationniste” chez un Jean-Claude Michéa. Il n’en est rien. La critique du gauchisme faite en son temps par l’I.S., puis largement reprise par la suite dans les milieux radicaux, anarchistes, et ultra-gauchistes n’a qu’une lointaine ressemblance avec le contenu des critiques adressées par Michéa aux gauche et extrême-gauche, lesquelles, au contraire, inspirent prioritairement au fil des années des cercles intellectuels se réclamant de la droite (<strong>4</strong>). Écrire également que “la ligne adoptée par l’EdN s’est maintenue de 1984 à nos jours” s’apparente à une aimable plaisanterie. Je renvoie Marcolini au petit essai que j’ai écrit sur la question (<strong>5</strong>). En revanche, la relation entre les notions de “spectacle” et de “représentation”, induite par la référence aux travaux de Lacoue-Labarthe et Nancy, mériterait un plus large examen.<br />J’en viens à l’essentiel, à savoir la substantielle conclusion de ce <em>Mouvement des situationnistes</em>. Dans cette partie conclusive, Marcolini jette définitivement le masque : celui d’un historien encore soucieux, malgré tout, de ménager la chèvre et le chou. Le diagnostic est net et sans appel : le mouvement a été “intégré” aux mécanismes de la société du spectacle et “récupéré” en totalité par cette même société. Devant un constat si dépréciatif on se demande de nouveau pourquoi Marcolini, comme on l’a vu plus haut, en exclut le Debord postérieur à I.S. Si cela s’avérait exact, de la manière même dont notre historien des idées le formule, <em>Commentaires sur la société du spectacle </em>serait donc une critique impitoyable de <em>La Société du spectacle </em>? C’est stupide, bien entendu. Qui pourrait le soutenir ? Il y a quelque chose qui cloche dans le raisonnement marcolinien. Soit le bilan de l’I.S. n’est pas si lourd et si désastreux que le prétend Marcolini ; soit la volonté marcolinienne de sauver après 1972 Debord de ce désastre s’apparente à une galéjade. Sinon on n’y comprend rien.<br />Pour en venir au détail de cette “récupération”, Marcolini cite trois retournements de veste situationnistes : Walter Korun, Anton Hartstein et René Vienet. Les deux premiers sont des “petits poissons” n’ayant eu qu’un rôle secondaire au sein de l’I.S., surtout en ce qui concerne le second (qui a été six mois adhérent à l’I.S. et non un an et demi comme l’écrit Marcolini). Le cas de René Vienet parait plus sérieux en raison du temps (dix ans adhérent), et de la place qui a été la sienne dans l’I.S. vers la fin des années soixante (sans oublier l’animateur au début des années 70 de la collection “bibliothèque asiatique”). Vienet est ensuite devenu “un homme d’affaire, représentant et conseiller à Taïwan” de plusieurs grandes entreprises françaises. J’ajoute, pour compléter la fiche de Marcolini, que cet ancien situationniste à même écrit il y a quelques années un article dans les colonnes du <em>Figaro. </em>Avec Vienet nous sommes en présence de la seule prise de taille par les circuits de “l’État et de l’économie capitaliste” à mettre au passif des situationnistes. Cela ne fait quand même pas trop sérieux si l’on compare cette triple prise aux notables, nombreux et spectaculaires retournements de veste observés dans les rangs gauchistes (maoïstes plus particulièrement). Seuls les milieux anarchistes semblent épargnés par ces “retournements”, mais il est vrai qu’on y trouve plus de prolétaires qu’ailleurs. <br />Enfin, pour revenir aux situationnistes, prendre pour argent comptant, comme le fait Marcolini, telle déclaration de la Fondation Saint-Simon se félicitant d’avoir mis en lumière “les filiations profondes existant entre les situationnistes et les nouveaux capitalistes” (Berlusconi, De Benedetti, etc.), sans voir de quoi il en retourne - et sans s’interroger sur la présence (ne parlons pas de pertinence) de ce type de retournement critique dans des cercles intellectuels qui ont joué, je le rappelle, un rôle plus ou moins occulte lors de la mise en place des “plan Juppé” et autres “réformes” de même acabit, - apporte un nouvel éclairage sur la méthode marcolinienne. La Fondation Saint-Simon n’étant pas, que je sache, la tasse de thé de notre historien des idées, elle serait donc critiquable sur de nombreux plans, et pour de nombreuses raisons excepté lorsqu’il s’agit des situationnistes ? La ficelle commence à être un peu trop grosse. Dans la foulée Marcolini fait un parallèle entre les situationnistes (à qui il reproche leur attitude “irrespectueuse” à l’égard des monuments et des œuvres artistiques du passé) et la tendance du capitalisme à défigurer et détruire “tous les témoignages historiques des civilisations qui l’ont précédé”. A contrario, ajoute-t-il, de l’attitude respectable des militants et des théoriciens du mouvement ouvrier, et en particulier des anarchistes espagnols. A travers ce parallèle Marcolini réinvente à sa façon le système des vases communicants : en chargeant la barque capitaliste pour mieux couler le rafiot situationniste. Je ne vais pas reprendre dans le détail une histoire réduite aux seuls témoignages susceptibles de corroborer le point de vue marcolinien. Ceci au détriment de faits qui viendraient s’inscrire en faux contre cette relecture. Pour ne prendre qu’un seul exemple : les incendies d’églises par les anarchistes durant la guerre d’Espagne me paraissent difficilement ressortir d’une attitude respectueuse.<br />On n’est pas étonné de trouver dans le même paragraphe un vibrant plaidoyer en faveur du travail, emprunté dans les grandes lignes aux auteurs du courant anti-industriel. On l’avait déjà lu ailleurs : “le mépris des situationnistes à l’égard du travail et des idéologies qui le justifient a convergé historiquement avec la disparition de la figure du travailleur amoureux de la “belle ouvrage””. Marcolini reprend au passage un refrain proudhonien que l’on peut retrouver chez Michéa. Il n’hésite par à se réclamer abusivement, une fois de plus, des socialistes du XIXe siècle. Je réserve pour l’instant ma réponse et y reviendrai plus tard. Afin de ne rien oublier, notre historien des idées ajoute à cette liste noire “les critiques virulentes portées par les situationnistes contre le militantisme” : Marcolini arguant ici d’une prétendue “volonté de ranger l’action révolutionnaire à sa source pulsionnelle immédiate” (sic). Ce qui contribue, selon lui, “à délier de toute visée stratégique politique organisée durablement en terme de changement social” et “à fabriquer une subjectivité égoïste repliée sur l’assouvissement de ses propres appétits”. Rien que ça ! La critique du militantisme a été faite - et bien faite - par l’I.S. en son temps mais les situationnistes n’étaient pas les seuls à l’exprimer dans les termes choisis. Cette critique d’ailleurs recoupait celle du gauchisme. Marcolini entretient sciemment une confusion entre les effets de cette critique du militantisme, bénéfique il va sans dire de mon point de vue, et la remise en cause de l’action politique en lien avec une montée de l’individualisme apparue durant les années 1980. Ceci dépasse bien évidemment la critique du militantisme faite il y a presque un demi siècle par les situationnistes. Encore faudrait-il reprendre la question à une autre échelle, et dans un temps différent de celui de l’histoire de l’I.S. pour y répondre de manière circonstanciée. Ce que se garde bien de faire Marcolini, plus que jamais historien “des idées qui m’arrangent”.<br />Nous n’en sommes qu’au hors d’oeuvre. En guise de plat de résistance, Marcolini va s’appuyer sur l’ouvrage de Luc Boltanski et Éve Chiapello, <em>Le nouvel esprit du capitalisme, </em>pour prolonger sa réflexion sur “la récupération par le capitalisme de l’activité situationniste”. Il parait difficile de répondre sur ce thème précis à Marcolini sans auparavant discuter le bien fondé ou pas de cette thématique récupératrice chez Boltanski et Chiapello, et par voie de conséquence des thèses exposées dans <em>Le nouvel esprit du capitalisme. </em>Je m’y consacrerai plus loin le temps qu’il faudra , puis je reviendrai plus rapidement sur les enseignements marcoliniens d’une telle lecture pour ce qui concerne les situationnistes.<br />Je reviens à la conclusion de ce <em>Mouvement des situationnistes. </em>Il faut attendre les dernières pages pour savoir, comme on disait à une certaine époque, d’où parle Marcolini. Il entend d’abord démontrer que le capitalisme intègre et récupère tout ce qui s’oppose délibérément à lui, surtout quand cette opposition propose de changer radicalement “la totalité des rapports sociaux” comme le préconisaient les situationnistes. Le lecteur est alors ensuite surpris d’apprendre qu’il y aurait quelque chose d’extérieur au capitalisme qui n’a pas encore été “happé dans ses rouages” (Marcolini évoque même une résistance). Compte tenu de ce qui précède nous nous perdons en conjectures : serait-ce Dieu ? Mais non, la réponse s’avère plus triviale (ou plus décevante). Pour Marcolini la chose résiderait en une attitude : celle “d’être <em>conservateur </em>mais de l’être “dans un sens qu’aucun homme qui s’affiche comme un conservateur n’accepterait””. Cette dernière citation est empruntée à Günther Anders. Il n’est pas sûr que le contexte dans lequel Anders s’est ainsi exprimé soit réellement en phase avec le propos marcolinien. Cela devient secondaire car Marcolini nous sort alors de son chapeau un concept : celui de “conservatisme révolutionnaire” censé répondre aux questions que se pose l’humanité (du moins une humanité revue et corrigée depuis les lunettes marcoliniennes). Il s’agit ni plus ni moins que d’une défense des valeurs traditionnelles. Certes l’habillage proposé par Marcolini parait plus seyant que l’habituelle vêture de la tradition conservatrice. Notre historien des idées évoque des figures de “conservateur ontologique” ou “conservateur radical” en se référant à Orwell, Pasolini, et aux paysans et artisans de l’ancien régime demandant que leurs droits et coutumes soient respectés. Ce “conservatisme révolutionnaire”, avance alors Marcolini, serait exactement le contraire de “la révolution conservatrice” de l’entre-deux guerres. Le bon docteur Freud nous a appris ce que ce genre de dénégation signifiait. La révolution conservatrice de l’Allemagne de Weimar, puisque c’est cela dont il est question, ne relève nullement d’un “modernisme réactionnaire” ! Où donc notre historien des idées a-t-il été pêcher cela ? (<strong>6</strong>) La révolution conservatrice plonge ses racines dans un certain romantisme pour exprimer un triple refus : de l’industrialisation, du nationalisme, de la modernité. N’est ce pas ce que défend plutôt prou que peu Marcolini ? En mettant de côté la question nationale, je relève plus de points de convergence que de divergence entre la “révolution conservatrice” de l’entre-deux guerres et le “conservatisme révolutionnaire” sous l’étendard duquel se place Patrick Marcolini.<br />Que pouvait-on attendre, pour citer une derniere fois <em>Le mouvement situationniste : une histoire intellectuelle,</em> d’un philosophe affichant de telles couleurs, même coiffé de la casquette d’historien des idées ? Ce livre, pareillement à charge, évoque plus l’instruction du fameux juge Burgaud dans l’affaire d’Outreau que le travail argumenté, circonstancié, recontextualisé, même critique d’un véritable historien. En outre Marcolini perd sur les deux tableaux : l’historien, je viens de l’évoquer ; le polémiste (ne parlons pas du philosophe) pâtit lui de la composition du livre (j’ai d’emblée précisé en quoi). Cependant, contrairement au juge Burgaud, Marcolini ne risque pas de passer devant une commission “parlementaire” ou autre lui demandant des comptes sur ses faux témoins, ses amalgames, ses raccourcis, ses absences, ses approximations et son confusionnisme intéressé. L’histoire du mouvement situationniste reste à écrire.<br /><br />En 2011, dans une <em>Lettre ouverte à Anselm Jappe, </em>commentant la manière dont Jappe reprenait à son compte quelques unes des thèses du <em>Nouvel esprit du capitalisme, </em>je m’étais interdit de traiter en trois quatre lignes un ouvrage aussi touffu que volumineux, autant foisonnant que discutable, et parfois ambigu, plus problématique en tout cas que ne le laissaient supposer des commentateurs pressés ou peu versés dans la nuance. Je précisai toutefois que l’opposition entre “critique sociale” et “critique artiste” me semblait ressortir du domaine des fausses bonnes idées, le concept de “critique artiste” m’apparaissant de surcroît peu pertinent. Par conséquent, pour résumer, je remettais en question la thèse centrale du livre (plus nuancée, j’insiste, chez Boltanski et Chiapello, que ce qu’en retiennent certains lecteurs) : à savoir la capacité du capitalisme à tout récupérer (ou presque tout) à l’ère, selon les auteurs, du “troisième esprit du capitalisme”.<br />Les limites de cette “lettre ouverte” ne m’avaient donc pas permis de développer ce rapide commentaire. <em>Le mouvement des situationnistes </em>m’en donne maintenant l’occasion puisque cette notion de “récupération” s’avère centrale et décisive chez son auteur pour caractériser les situationnistes. Pour revenir au<em>Nouvel esprit du capitalisme </em>je n’entends pas discuter de tous les aspects de cet ouvrage sociologique, mais principalement de ceux, d’ailleurs essentiels, qui ont fait le succès et la renommée de ce livre, non sans quelquefois entraîner des commentateurs à solliciter le texte pour l’orienter dans la direction souhaitée. Vu sous cet angle ce succès peut s’apparenter, du moins en partie, à un malentendu. Il ne parait pas certain que les auteurs du <em>Nouvel esprit du capitalisme </em>se reconnaissent toujours dans ce qu’on a pu écrire ici ou là sur leur livre, ou dans la manière dont leurs thèses sont parfois exposées. On a pu s’étonner que Luc Boltanski, lors de la parution du dernier opus de Jean-Claude Michéa, lui consacre un article très peu amène dans les colonnes du <em>Monde. </em>Indépendamment des raisons de la présence de Boltanski, qui n’appartient pas à la rédaction du “Monde des livres” (j’aborde cet aspect conjoncturel dans <em>Cours plus vite Orphée, Michéa est derrière toi ! </em>), le lecteur familier de l’oeuvre de Michéa n’est pas sans savoir que ce philosophe reprend dans plusieurs pages de ses ouvrages les thèses du <em>Nouvel esprit du capitalisme </em>sans toujours citer ses sources (alors qu’il le fait avec ses références habituelles : Orwell et Lasch en tête). On a déjà un début d’explication à la mauvaise humeur de Boltanski. Mais on comprend mieux ensuite la volée de bois de vert adressée à Michéa si l’on ajoute que ce dernier reprend ici ou là le propos récurrent du <em>Nouvel esprit du capitalisme </em>analysant le capitalisme aujourd’hui et de sa capacité de récupération pour en tirer des conclusions absentes chez Boltanski et Chiapello. Michéa fait porter la responsabilité de cet état de fait aux gauches et extrême-gauches associées au libéralisme, quand Boltanski et Chiapello, dans leur registre sociologique, proposent de corriger les effets délétères du capitalisme à l’aide d’un cadre critique dont la gauche (même si elle n’est pas explicitement nommée) serait partie prenante. Cette observation est surtout utile pour tenter de circonscrire le “lieu politique” d’où parlent implicitement nos deux auteurs. C’est également l’occasion d’avancer que le concept de “critique sociale” chez eux porte à discussion. Il y a deux façons de le discuter. D’abord sur ce qu’entendent par “critique sociale” les auteurs du <em>Nouvel esprit du capitalisme,</em>ensuite dans les relations que cette critique entretient avec la critique dite “artiste”.<br />On sera d’accord avec Boltanski et Chiapello pour dire que la critique sociale apparaît dans les textes des premiers socialistes du XIXe siècle, et plus particulièrement chez Marx. Pourtant l’insistance accordée dans <em>Le nouvel esprit du capitalisme </em>à la notion d’exploitation (au détriment par exemple de celle d’aliènation) vide la critique sociale d’une partie de sa substance. Quand les deux auteurs, dans le même ordre d’idée, s’arrêtent sur “l’association particulièrement forte en France entre la critique sociale et le mouvement communiste” (il s’agit ici, précision utile, du parti communiste et de ses satellites), je leur répondrai que c’est justement la critique sociale à laquelle je suis redevable depuis plus de quarante ans (elle m’a formé, dirais-je, pour parler comme Riesel et Semprun), qui m’a permis de ne pas confondre le communisme (tel que l’entendait Marx, voire une partie des anarchistes du XIXe siècle) avec sa postérité léniniste, et plus encore stalinienne. Il ne s’agit pas exactement, c’est le moins que l’on puisse dire, de la même critique sociale. Celle à laquelle se réfèrent nos deux sociologues entre plus en résonance avec ce que Rosanvallon et d’autres appelleront plus tard “nouvelle critique sociale”. Ceci pour avancer que le “cadre critique” du <em>Nouvel esprit du capitalisme</em> évoqué plus haut devrait être qualifié de “réformiste” (dans le sens ancien du terme et qui a prévalu jusqu’au début des années 1990). Nous en avons une première illustration lorsque Boltanski et Chiapello insistent particulièrement sur l’aspect amélioratif et concret des effets de la critique. Dans cet ordre d’idée ils évoquent, en regard de l’agitation politique des années 1970, la “grande politique contractuelle” de ces années là, laquelle “augmentera dans des proportions importantes la sécurité des salariés et contribuera à mettre en place un statut du salariat”. Boltanski et Chiapello se réfèrent non sans raison à une “relance de la critique sociale” au milieu des années 90 (on retiendra davantage l’exemple des grèves et manifestations de décembre 95 que la mention “d’ouvrages destinés à un large public” sur des thèmes à caractère sociaux et économiques”). Là encore, les effets de cette critique en terme de “politique publique responsable” ou de “constitution de nouveaux droits” ne sont pas sans édulcorer ce que l’on attendrait d’une véritable critique sociale.<br />En ne changeant pas vraiment de registre on trouve dans <em>Le nouvel esprit du capitalisme </em>des pages pertinentes sur les contenus de la notion d’exclusion depuis la fin de la période soixante-huitarde. Pourtant doit-on pour autant parler d’un “renouveau de la critique sociale” en regard des thématiques humanitaires, citoyennes ou anti-discriminatoires ? Les deux auteurs, en privilégiant ici une approche anglo-saxonne, mettent l’accent sur un “impératif de non discrimination” plutôt que sur l’exigence d’égalité. Position réformiste s’il en est.<br />Il n’y aurait pas tant lieu de s’attarder sur la critique sociale revue, pour ne pas dire corrigée par Boltanski et Chiapello si elle ne se trouvait mise à l’épreuve, et réciproquement, par la “critique artiste”. On peut encore suivre nos deux sociologues lorsqu’ils disent que celle-ci s’enracine “dans l’invention d’un mode de vie bohème”. Puis souscrire au constat alors proposé en terme de “désenchantement” et de recherche d’authenticité dans “un monde bourgeois associé à la montée du capitalisme” : avec “la perte du sens du beau et du grand” qui en résulte et en l’associant au “moralisme étroit de la société bourgeoise”. Nous sommes en terrain connu, les analyses de Boltanski et Chiapello recoupent celles des <em>Règles de l’art </em>de Bourdieu. Je relève cependant un problème terminologique quand les deux auteurs avancent “que la critique artiste repose sur une opposition dont on trouve la mise en forme exemplaire chez Baudelaire” : d’un côté le monde bourgeois, celui de “l’attachement” et de la “stabilité” ; de l’autre (à travers “des intellectuels et des artistes libres de toute attache”) celui du monde du “détachement” et de la “mobilité”, qu’incarne par exemple la figure du dandy. Exemplarité baudelairienne ? J’en doute. Il y a des oppositions (parler de “contradiction” serait plus précis) chez Baudelaire plus significatives, plus affirmées et plus exemplaires que celle-ci (une banalité sociologique pour évoquer les écrivains et les artistes issus d’un milieu bourgeois). L’une des principales contradictions chez Baudelaire repose sur le fait que cet écrivain, considéré à juste tire comme l’inventeur de la modernité, est également celui qui, plus que d’autres, s’est insurgé contre le progrès et le monde moderne. Le raisonnement à la base me parait donc vicié. Doter pareille critique de telles béquilles induit un mode de locomotion pour le moins incertain. Elle risque de marcher de guingois, à considérer qu’elle avance. Comme dirait Roland Barthes : “Le sujet fait du surplace”.<br />Curieusement, Boltanski et Chiapello n’évoquent pas ici la notion de modernité qui vient naturellement sous la plume des lors que l’on se réfère à Baudelaire dans une telle configuration. Le reste, d’une certaine façon, découle de cette difficulté terminologique. Cette “critique artiste” désigne une chose, et quelquefois une autre, voire les deux à la fois. Il s’agit d’un concept à géométrie variable. On pourrait m’objecter que les deux auteurs prennent le soin de préciser en amont que “la critique artiste est antimoderne quand elle insiste sur le désenchantement et moderniste quand elle se préoccupe de libération”. Cette dialectique ne manque pas de subtilité. On verra plus loin à l’épreuve des faits que ceux-ci font davantage ressortir le coté volatil du concept qu’ils n’en confirment le bien fondé dialectique.<br />Sinon, pour reprendre le fil historique tendu par Boltanski et Chiapello, cette “critique artistique” serait longtemps restée marginale jusqu’en 68 : le mouvement de mai va la mettre “au coeur de la contestation”. Selon nos deux auteurs, les étudiants et les jeunes salariés (ceux-ci issus du monde étudiant) vont “plutôt développer une critique de <em>l’aliénation </em>qui reprend les principaux thèmes de la critique artiste”. Celle-ci, précisent-ils, ayant été renouvelée dans un langage emprunté à Marx, Freud, Nietzsche et le surréalisme, et développée par les avant gardes politiques dés les années 50 : Socialisme ou Barbarie et l’Internationale Situationniste sont cités. Classer le groupe Socialisme ou Barbarie (voire l’I.S.), même sous une forme renouvelée, dans le camp de la “critique artiste” ne plaide pas en faveur du concept. Mais cela est dit en passant, voyons plus loin de quoi il en retourne pour ce qui concerne l’après 68.<br />Ici le relevé de Boltanski et Chiapello en terme de “critique artiste” s’articule autour de deux axes (“d’exigences de la libèration” et de “vie vraiment authentique”) pour décrire une nébuleuse contestataire recouvrant les “mouvements féministes, homosexuels, antinucléaires”, et où ”le rejet du totalitarisme occupe la première place”. Parallèlement à l’abandon par la gauche de la critique sociale (selon la définition des deux auteurs), laissée aux seuls P.C.F. et C.G.T., la “critique artiste” recueille des succès dans le domaine des mœurs et de l’écologie qui vont contribuer, précisent Boltanski et Chiapello, à masquer une série de phénomènes au sujet desquels nos auteurs consacrent deux chapitres. <br />On y apprend que la “critique artiste”, du moins ses effets à plus ou moins long terme, serait responsable de la désyndicalisation observée depuis les années 1980, de la désaffection d’institutions (familiales, religieuses, et politiques, notamment du parti communiste) jugées oppressives. En y ajoutant “cette autre institution de poids : l’État”. Une telle responsabilité parait bien exagérée. Mais elle a le mérite, si j’ose dire, de pointer du doigt une seule et même responsable, laquelle, si l’on sait lire, pousse un peu trop loin le bouchon de la liberté, de l’égalité et de l’émancipation. J’imagine que Boltanski et Chiapello n’ont pas dû être tout à fait convaincu par le caractère univoque de leur démonstration, puisqu’ils insistent alors sur l’alliance des deux critiques dans des situations particulières. Dans le domaine syndical, par exemple, via la critique gauchiste du communisme, mais de manière plus générale à travers le lien fait entre “la critique de la domination” et une “exigence de libération”. Les deux auteurs retombent sur leurs quatre pieds mais rendent encore plus problématiques ces deux notions critiques. J’en viens maintenant à la principale thèse de l’ouvrage.<br />Partant de ce qu’ils appellent “le troisième esprit du capitalisme”, à savoir la capacité du capitalisme d’aller “puiser des ressources en dehors de lui-même”, y compris dans quelques unes de celles qui lui seraient hostiles, les deux auteurs vont tenter d’en expliquer le bien fondé à l’aide d’exemples concrets. Ils consacrent tout un chapitre à la “littérature de management des années 90” pour finalement constater que la “capacité de mobilisation” décrite ici leur “semble finalement médiocre”. La pêche se révèle plus fructueuse avec “l’exaltation de la mobilité” que Boltanski et Chiapello vont décliner dans de nombreuses pages. Cette mobilité devient même l’alpha et l’oméga d’un capitalisme précarisant ceux pour qui “l’enracinement local, la fidélité et la stabilité” constitueraient encore des valeurs. On sent pointer derrière l’analyse sociologique quelque présupposé philosophique pour ne pas dire moral. Là, pour en venir à la thèse en question, les deux auteurs vont associer cette mobilité à l’exigence de libération caractéristique de la “critique artiste”. Boltanski et Chiapello l’illustrent à travers la pensée d’un Gilles Deleuze critiquant “ce qui était dénonçable en tant que “point fixe” susceptible de faire référence : soit, par exemple, l’État, les familles, les Églises et plus généralement toutes les institutions, mais aussi les maîtres à penser, les bureaucraties, les traditions (parce qu’elles tournées vers une origine traitée comme point fixe) et les eschatologies, religieuses ou politiques, parce qu’elles rendent les êtres dépendants d’une essence projetée dans l’avenir”. La critique philosophique de ce “point fixe” est une chose (critique à laquelle je souscrirais), la mobilité initiée par le capitalisme en est une autre. Il y a quelque abus à vouloir ici les associer. <br />Nous n’en sommes qu’aux années 1970. Les deux auteurs poursuivent cette exploration au fil du temps pour mentionner l’apparition de nouveaux mouvements sociaux qui se distinguent des organisations traditionnelles de la période précédente (à qui l’on reproche leur rigidité et les risques de bureaucratisation) par leurs structures militantes plus “souples” et “flexibles” : donc hétérogènes, plurielles, et s’inscrivant dans une logique de réseau. Il n’en faut pas plus à Boltanski et Chiapello pour en conclure à “l’homologie morphologique entre les nouveaux mouvements protestataires et les formes du capitalisme qui se sont mises en place au cours des vingt dernières années”. Dans cette version soft de l’histoire du chien promis à la noyade “flexibilité” et “logique du réseau” prennent la place de la rage.<br />En fin de compte, on l’aura deviné, ce “nouvel esprit du capitalisme” vise à récupérer tout ce qui peu ou prou serait logé à l’enseigne de la “critique artiste”. Le déchiffrage est parfois laborieux, voire problématique eu égard la volatilité du concept. Ce qui ne veut pas dire que le relevé ici ou là soit inexact. Mais les pages qui y souscrivent traitent d’un aspect isolé de la question sans pour autant venir étayer ce qui fait débat dans le livre. Peut-on tirer de telles conclusions, lourdes de conséquences théoriques et pratiques, quand la cause, cette hybride “critique artiste”, branle autant dans le manche (et cela vaut également pour une “critique sociale” par trop timorée) ? D’ailleurs, pour s’arrêter sur un passage du <em>Nouvel esprit du capitalisme </em>que d’aucuns considèrent “décisif”,<em> </em>je pense pour ma part que Boltanski et Chiapello ratent leur cible. Nos deux auteurs se réfèrent à quatre sources d’indignité censées recouvrir les notions de “critique sociale” et “critique artiste” pour y diagnostiquer “l’ambiguïté intrinsèque de la critique” qui l’entraîne à toujours partager - même pour ce qui concerne les mouvements les plus radicaux - “quelque chose avec ce qu’elle cherche à critiquer”. C’est quoi ce quelque chose ? Boltanski et Chiapello répondent : “Cela tient au fait que les références normatives sur lesquelles elle s’appuie (la critique) sont-elles-mêmes inscrites pareillement dans le monde”. Nous voilà bien avancé ! Qu’est ce qui ne serait inscrit “pareillement dans le monde” ? Et pourquoi les “références” deviennent alors “normatives” ? On peut trouver brillant cet exercice tautologique tout en restant sur sa faim “critique”. Que peut-on construire sur un tel flou théorique ? <br />Plus loin, les deux auteurs nous certifient que “ceux qui étaient à l’avant-garde de la critique dans les années 70 sont souvent apparus comme les promoteurs de la transformation” (celle impulsée par le “nouvel esprit du capitalisme”, il va sans dire). Soit, mais qui sont-ils ? Et en quoi précisément participent-ils de cette “transformation” ? A part l’exemple de Deleuze, Boltanski et Chiapello s’avèrent peu diserts sur le sujet. Et les processus de transformation en cours ne sont pas vraiment mis en relation avec les auteurs, ouvrages et courants de cette “avant garde de la critique” qui finit par ressembler à une armée mexicaine. On en vient cependant à un exemple concret lorsque les deux auteurs évoquent la récupération de la thématique autogestionnaire. Mais qu’est ce qui est récupéré pour le coup : l’autogestion ou l’usage qui en est fait dans certaines sphères politiques ? Ce n’est pourtant pas la même chose. Là encore Boltanski et Chiapello paraissent imprécis dans un domaine qu’ils maîtrisent moins bien que la littérature de management ou le connexionnisme cognitif. Je veux bien admettre que l’autogestion revue et corrigée par la CFDT après 1977, ou le P.S., voire par un P.C.F. en voie de déstalinisation, ou quelques supplétifs gauchistes passés par la Yougoslavie de Tito, a pu être récupérée puisqu’elle représente bien évidemment un leurre dans un monde régi par le capitalisme, new look ou pas. Il faudrait replacer l’autogestion dans le contexte d’une histoire plus globale, celle des conseils ouvriers, pour redonner à l’autogestion son sens actif et dynamique. <br />La question de l’autogestion reste néanmoins périphérique dans le dispositif. Boltanski et Chiapello, après avoir tourné autour du pot, en viennent au coeur de cette notion de récupération indexée sur la “critique artiste”. Il le formulent sous les quatre formes suivantes : demande d’autonomie, de créativité, d’authenticité, de libération. Ce ne sont pas les constats que l’on peut partager ici ou là quant à la capacité indéniable du capitalisme ancien ou nouveau de récupérer, ou du moins de désamorcer quelques unes des thématiques exprimant la contestation des années 1970, que je discuterais. Sinon nous n’en serions pas là (en nous arrêtant à l’année 1999, celle de la parution du <em>Nouvel esprit du capitalisme </em>). Mais mettre à plat ces quatre formes (typiques, selon les deux auteurs, de la “critique artiste”) n’a pas la signification que leur prêtent Boltanski et Chiapello à condition de reconnaître qu’elles recoupent des réalités différentes, voire contradictoires. C’est l’effet, une fois de plus, de la volatilité, de la versatilité et de la perniciosité du concept de “critique artiste”. La grille de lecture proposée pourrait être rabattue plus pertinemment pour analyser par exemple le phénomène de gentrification des grands centres urbains : ces quatre demandes traduisent les aspirations des nouvelles classes moyennes (et classes moyennes supérieures) qui investissent les anciens quartiers populaires des grandes villes, et plus récemment de la proche banlieue. <br />Dissipons un possible malentendu en rappelant cette évidence : tout pouvoir ou toute domination dans les sociétés dites démocratiques (régis par la loi capitaliste ou comme on le dit plus euphémiquement par celle de “l’économie de marché”) mis en difficulté se trouve dans l’obligation d’ouvrir un front idéologique (celui de la bataille des idées) pour tenter de reprendre l’avantage dans des secteurs où l’idéologie dominante a été soumise à plus ou moins rude épreuve. L’originalité du livre de Boltanski et Chappiello étant de subordonner cette “reprise en main” à un troisième esprit du capitalisme. Cependant, par delà le constat, partagé par tous, ou presque, que nous vivons depuis les années 1970 dans une période de reflux, avec les conséquences que cela induit, les analyses peuvent sensiblement diverger quant aux places et rôles respectifs du capitalisme et de ses opposants dans pareille configuration. Je le répète : je ne nie pas par ailleurs l’intérêt de certaines pages du <em>Nouvel esprit du capitalisme, </em>celles où les deux auteurs se livrent à des descriptions sociologiques précises ou pertinentes, souvent sur le mode de la digression, dans les domaines qu’ils maîtrisent le mieux. Mais il manque l’essentiel : une colonne vertébrale capable de faire tenir tout cet ensemble. On pourrait me rétorquer qu’elle existe. C’est à voir. Ce qui apparaîtrait pour telle me semble plutôt cousu de fil blanc. En résumé <em>Le nouvel esprit du capitalisme </em>s’apparente à une version renouvelée et très améliorée de <em>La pensée 68 </em>des Ferry et Renaut. Sans parler du même lieu que ces deux philosophes (classés à droite), Boltanski et Chiapello proposent une lecture plus séduisante, plus décapante, plus globale, et davantage susceptible de rallier à elle des lectorats différents (en traitant de thématiques connues que l’éclairage inédit du <em>Nouvel esprit du capitalisme </em>renouvellerait). <br />Comme je l’ai relevé plus haut, les deux auteurs portent implicitement les couleurs d’une gauche responsable (réformiste dans le sens ancien du terme). Leur principale cible étant la “gauche contestataire”, ou le gauchisme, et plus généralement tout ce qui aurait partie liée avec la “libération” sous toutes ses formes dans l’après 68. Plus précisément, sans toujours le dire, nos deux auteurs s’en prennent surtout à ce que j’appellerais la <em>critique radicale. </em>C’est ce dont ils veulent parler, assez souvent, à travers la terminologie “critique artiste”. La ficelle parait quelquefois grossière mais je crains qu’on ne l’ait pas vue, ou pas voulu la voir. A vrai dire, Boltanski et Chiapello défendent in fine et non sans talent une vision du monde qui n’est pas celle - loin de là ! - de ceux qui se réfèrent à cette critique radicale et la pratiquent. Et pourtant, là réside le paradoxe, on reconnaîtra que ce “talent” réside dans la plus ou moins grande capacité du <em>Nouvel esprit du capitalisme </em>à vouloir renverser le paradigme critique. La critique de type soixante-huitard, qui s’en prenait de manière manifeste au capitalisme, se trouvant maintenant accusée de faire le lit du nouvel esprit du capitalisme. <br />Je n’aurais pas consacré toutes ces pages critiques au <em>Nouvel esprit du capitalisme </em>si par ailleurs cet ouvrage, pour en revenir à mon propos initial, ne suscitait depuis sa parution un fort intérêt chez quelques uns des penseurs faisant l’objet de commentaires critiques sur “l’herbe entre les pavés” : ces penseurs n’hésitant pas quelquefois à solliciter le texte pour l’orienter dans la direction souhaitée. J’ai d’emblée évoqué le cas particulier de Jean-Claude Michéa. J’y ajoute Anselm Jappe, Annie le Brun (<strong>7</strong>)), et Patrick Marcolini. Ce dernier nom nous ramène à l’Internationale Situationniste. Qu’en disent Boltanski et Chiapello ? Pas grand chose. L’I.S. se trouve enrôlée au côté de Socialisme ou Barbarie parmi les avant garde ayant renouvelées la “critique artiste”. Elle est également mentionnée dans une note de bas de page où, “pour prendre un exemple récent, celui du situationnisme”, les deux auteurs empruntent à un étudiant nommé... Julien Coupat (!) (dans un mémoire DEA datant de 1997, jamais publié), l’idée d’une opposition entre “critique radicale de la modernité” et “critique moderniste”, la première étant défendue par Debord et la seconde par Vaneigem : laquelle opposition expliquerait la rupture entre les deux situationnistes, puis l’autodissolution du mouvement. Dans une autre note de bas de page, Boltanski et Chiapello mentionnent Debord à travers une citation de Coupat. Nos deux sociologues ne connaissent donc les situationnistes qu’à travers un document non porté à la connaissance du public, et à priori discutable autant qu’on peut le vérifier en se rapportant à la brève remarque de Boltanski et Chiapello. Cette digression nous ramène à la conclusion du livre de Marcolini.<br />Je reprends l’analyse là où je l’avais laissée. Marcolini s’efforce, comme je l’ai précisé, de reconstituer pour les besoins de sa démonstration un “mouvement situationniste” qui puisse correspondre à la grille de lecture proposée par Boltanski et Chiapello. Il emprunte à deux “décus du situationnisme” l’idée, déjà fortement exprimée tout au long de son ouvrage, que les situationnistes ont surtout innové dans le domaine des mœurs, contribuant ainsi à la modernisation de la société. L’I.S., revue par Marcolini, devient une organisation hédoniste, permissive, transgressive, mettant la jouissance au poste de commandement. Citant alors Boltanski et Chiapello, notre historien des idées enveloppe le tout dans le paquet “critique artiste”. Il suffit d’agiter son contenu pour obtenir, non pas l’âge du capitaine, mais la preuve par Marcolini de la récupération des situationnistes par le nouvel esprit du capitalisme. Pour aggraver son cas, Marcolini reprend l’une des grilles d’analyse proposée dans <em>Le nouvel esprit du capitalisme </em>que j’ai plus haut commentée : celle des demandes d’autonomie, de créativité, d’authenticité et de libération censées traduire l’un des modes de récupération de la “critique artiste”), en remplaçant ici authenticité et libération par jeu et nomadisme. <br />C’est peu dire que l’on est pas décu du voyage. Le passage concernant l’autonomie remporte la palme. Marcolini y livre la thèse secrète de son livre. L’I.S. a été profondément vaneigemisé par le sémillant Raoul, alias “le vampire du borinage”. Depuis une conception politique reposant sur la notion de réseau, Vaneigem participe (et avec lui l’I.S.) à la mise en place de “l’idéologie connexionniste”, nec plus ultra du nouvel esprit du capitalisme. La créativité maintenant. Vaneigem rempile (mais bon sang, où donc était passé Debord !) pour irriguer la révolution “du mode de production capitaliste”. Le jeu ensuite. Encore Vaneigem ! (ça commence à bien faire : pourquoi Debord ne l’a-t-il pas exclu plus tôt !). Non content d’être l’un des inspirateurs du nouvel esprit du capitalisme, Vaneigem de surcroît est portraituré par Marcolini en “véritable <em>entrepreneur de plaisir </em>“ et parangon du libéralisme. Enfin, nous respirons, l’entreprise Vaneigem n’apparaît pas dans la quatrième rubrique, celle du nomadisme. Ici Marcolini nous entretient d’un “nomadisme existentiel” (sic) pour caractériser l’appétence des situationnistes en matière de voyage et d’errance. Il lui reste plus qu’à faire le lien via Michéa avec les auteurs du <em>Nouvel esprit du capitalisme, </em>puisque bien entendu “le nomadisme et la mobilité sont devenus entre temps les conditions transcendantales du développement capitaliste”; etc., etc.<br />Marcolini nous livre ainsi clefs en main, pour conclure, un mouvement situationniste revu, corrigé, puis finalement reconstruit pour les besoins de sa démonstration : les thèses, les pratiques et la vision du monde des situationnistes auraient été sur tous les plans récupérées en raison de leur “<em>compatibilité</em>avec la tendance profonde du capitalisme moderne”. On peut également y entendre quelque chose de comparable à la manière dont certains anciens communistes et gauchistes vouaient Marx aux gémonies en l’accusant d’être l’inspirateur du Goulag. Dans un fragment d’<em>Aurore, </em>Nietzsche établit une hiérarchie entre “en premier lieu des penseurs superficiels, en second lieu des penseurs profonds - qui descendent dans la profondeur des choses, - en troisième lieu des penseurs radicaux qui vont au fond des choses, ce qui a beaucoup plus de valeur que de descendre seulement dans leurs profondeurs ! - et enfin des penseurs qui enfoncent la tête dans le bourbier : ce qui ne devrait être signe ni de profondeur, ni de radicalité ! Ce sont nos chers “penseurs du sous-sol””. On ne saurait mieux dire en retenant ce dernier type de penseurs pour qualifier aujourd’hui les Marcolini et consort !</p>
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<p>Entre autres effets secondaires, l’affaire DSK (<strong>8</strong>) n’a pas été sans remettre sous les projecteurs un mouvement féministe qui semblait sensiblement en perte de vitesse depuis une vingtaine d’années. Les féministes de longue date et celles (et ceux) qui, par voie de presse, lors de manifestations publiques, ou par le canal pétitionnaire entendaient ainsi défendre la cause des femmes contre le sexisme, la phallocratie ou la domination masculine n’ont cependant pas su trouver de réponses à la hauteur de leur indignation. D’abord en se focalisant sur un quarteron d’hommes âgés et usés, appartenant à nos “élites” intellectuelles et politiques, les féministes et leurs soutiens tiraient sur une ambulance. A ce titre la pétition intitulée “Sexisme : ils se lâchent, les femmes trinquent”, initiée par trois organisations féministes et signée par de nombreuses “personnalités” des deux sexes, est éloquente. Le sexisme des Jean-François Kahn et consort relevait d’un archaïsme désuet, témoignant d’une France en voie de disparition ou d’une culture pour le moins surannée. D’ailleurs la mention de “propos misogynes” dans la pétition le reconnaissait implicitement. Mais c’était abusif de confondre ces “troussage de domestique” et autres joyeusetés avec “l’expression publique d’un sexisme décomplexé”. Cette focalisation permettait à la pétition de recueillir de nombreuses signatures, mais pareille confusion entre l’événementiel et une réalité au quotidien éludait pour des raisons diverses un sexisme plus diffus, plus ordinaire, présent dans toutes les couches de la société, y compris chez les jeunes générations de toutes origines : donc un sexisme moins caricatural, plus problématique, plus insidieux, qui n’avait pas attendu l’affaire DSK pour s’exprimer.<br />Autre remarque, plus déterminante sur “l’affaire” proprement dite : la personnalité de DSK (à travers ce qu’on a dit de lui avant son arrestation et surtout après sur ses relations avec l’autre sexe) a pesé plus lourd dans la balance que celles des deux “victimes” (Nafissatou Diallo, voire Tristane Banon). Mais pas comme on pourrait l’entendre. Les deux “victimes”, dans un second temps, se sont révélées incapables d’endosser le costume trop grand pour l’une comme pour l’autre qu’on voulait leur faire porter. Saura-t-on un jour ce qui s’est véritablement passé dans la chambre d’hôtel du Sofitel ? C’est peu probable. Cependant si cette “vérité” nous était révélée un jour lointain par DSK gageons qu’elle ferait l’objet de regrets ou de remords tardifs dans une page des Mémoires de l’ancien directeur du F.M.I. En revanche, s’il incombait à Nafissatou Diallo de nous la faire connaître, l’intéressée n’attendrait pas si longtemps : au cas où le procès en civil ne rapporterait rien, financièrement parlant, l’hypothèse de cette “vérité” achetée au prix fort par quelque gazette n’est pas à exclure. Il n’entre aucun cynisme dans ces projections. C’est juste vouloir rendre compte de tous les paramètres d’une “affaire” (y compris de ceux remettant en cause certaines “certitudes”) qui dans les rebondissements de l’hiver 2012 tourne à la farce avec l’apparition sur la scène judiciaire de personnages paraissant sortir d’un film policier français des années 50, tel le désormais célèbre Dédé la Saumure.<br />En ce milieu d’année 2012 le soufflé serait retombé. C’est du moins ce que l’on a entendu le 8 mars lors de la Journée internationale de la femme. Mais pouvait-il en être autrement ? La société française, répétons le, n’est ni plus ni moins sexiste depuis le 14 mai 2011. L’arrestation de DSK et les péripéties qui s’en sont ensuivies n’ont rien fondamentalement changé. La machine médiatique certes s’était emballée. Et dans cet emballement des voix avaient pu se faire entendre plus qu’à l’ordinaire sur cette sempiternelle question sexiste. Mais il ne parait pas certain que la manière de la traiter ait été tout à fait convaincante. Pour tenter d’y voir un peu plus clair prenons du recul.<br />Il n’y a pas lieu de distinguer fondamentalement l’émancipation de l’homme de celle de la femme. Mais on peut difficilement parler d’égalité en ce qui concerne les sexes. Ceci posé l’émancipation de la femme pourrait être alors abordée sous trois aspects différents. D’abord l’inégalité entre les hommes et les femmes (celles des revenus, des fonctions, des places) n’est que le corollaire de l’inégalité sociale. Seule une profonde transformation sociale traduisant en actes l’égalité entre les sexes permettrait d’y répondre. La parité ne représente qu’une réponse inadaptée, autant fallacieuse qu’illusoire : ce que l’on vous octroie étant par nature le contraire de l’émancipation (<strong>9</strong>). Ensuite il semble difficile de ne pas associer cette inégalité structurelle à l’assignation faite à la femme (son rôle d’épouse, de mère, de gardienne du foyer) depuis l’avènement de la civilisation judéo-chrétienne. Le “mouvement des femmes” apparu durant les années 70 l’a en grande partie remise en cause sur le plan collectif en obligeant le pouvoir en place à légiférer dans la direction voulue (la loi sur l’IVG en étant le fait le plus représentatif), mais aussi sur le plan individuel (dans les relations de couple, ou entre les sexes). Enfin le sexisme n’a pas disparu pour autant et peut le cas échéant se renforcer en fonction de l’une ou l’autre des “avancées féminines”.<br />Plutôt que d’évoquer le féminisme, il vaudrait mieux parler de féminismes au pluriel en raison de l’hétérogénéité du “mouvement”. Pour les besoins de ma démonstration je vais m’attacher à l’un de ces courants, minoritaire, auquel le nom de Christine Delphy se trouve particulièrement associé. La pensée de cette sociologue, militante féministe de longue date, est pour ainsi dire concentrée dans le texte <em>La fabrication de l’ “Autre” par le pouvoir </em>(publié dans la revue<em>Migration et société </em>et reproduit sur le blog de la militante féministe). C. Delphy se distingue, voire s’oppose aux courants féministes “classiques” en leur reprochant - et ce reproche s’élargit à l’ensemble de la société - de réserver l’accusation de sexisme, plus qu’auparavant, et très majoritairement aux seuls Noirs et Arabes : le sexisme ordinaire, celui des “hommes blancs”, étant par cela même réduit à la portion congrue ou passé sous silence. Ce constat, même exagéré, n’est pas faux et traduit une certaine tendance de la société française depuis une dizaine d’années (et du féminisme de manière dominante). Partant de cette constatation, C. Delphy trouve à juste titre spécieuse l’explication selon laquelle le sexisme de l’homme blanc serait imputable à sa psychologie et celui de l’homme de couleur à sa culture (non occidentale donc). C’est la conséquence (ou l’un des avatars si l’on veut nuancer) de discours reprenant l’antienne du “choc des civilisations”, dont on remarque que ceux qui les tiennent représentent un groupe très hétérogène (tout comme les publics auxquels ils s’adressent). J'y reviendrai dans un second temps. <br />L’analyse de Christine Delphy sur la tendance relevée plus haut ne manque pas d’une certaine justesse, même si la nuance, comme l’aurait dit Monsieur Teste, n’est pas le fort de notre auteure. Cependant, ce constat posé, C. Delphy l’assortit de considérations discutables, voire très discutables. L’auteure retrouve quelques uns des accents du féminisme des années soixante-dix lorsque, greffant son discours sur l’une des modes intellectuelles de ce temps, elle déclare que “les vêtements sont genrés”. Les exemples cités (“les talons hauts, le maquillage, la chirurgie esthétique”) renverraient à cette vieille aliénation féminine dénoncée en son temps par une partie des féministes. Le mot “aliénation” n’est pas prononcé par C. Delphy mais le lecteur entend quelque chose d’équivalent quand l’auteure suggère qu’il s’agit ici et là (en Occident comme chez les musulmans) de “symboles patriarcaux”. C’est vouloir dire (pour ne pas quitter “vêtement” et “genre”), que le voile islamique d’un côté, les talons aiguilles de l’autre, traduisent en l’occurrence “la hiérarchie entre les hommes et les femmes” puisque dans un cas comme dans l’autre ils limitent “la mobilité” et signifient par cela même “que pour plaire aux hommes les femmes doivent “volontairement” se mettre dans des situations où leur infériorité statutaire est marquée à la fois par le sens (...) du vêtement et par les conséquence concrètes qu’ils entraînent” : à savoir “l’incapacité de courir, et donc la vulnérabilité”. Je ne m’attarderai pas sur le côté burlesque d’une telle comparaison. Si C. Delphy pouvait démontrer, études à l’appui, que les femmes portant des talons hauts sont davantage agressées sexuellement que les autres en raison de cette “vulnérabilité”, je serais prêt à retirer cet adjectif (<strong>10</strong>). <br />En tout cas cette curieuse analyse entend prouver que nombre de féministes ne retiennent de la critique “genrée” du vêtement que les seuls aspects non occidentaux, à savoir le foulard islamique et le voile (intégral ou pas). Ce qui permet en retour de banaliser le vêtement féminin occidental en le soustrayant ainsi à une “véritable critique féministe”. Les limites de notre texte ne permettent pas de répondre à toutes les questions posées ici. En quoi, par exemple, les manières de se vêtir et de mettre son corps en valeur ressortent ou pas de “l’aliénation féminine”. Tout comme les relations de séduction, implicites dans le discours de C. Delphy, mériteraient une réponse circonstanciée si l’auteure était un peu plus explicite sur le sujet. A comparer ce qui n’est pas comparable (le foulard et le voile islamique sont des prescriptions religieuses, tandis que les talons hauts, le maquillage et la chirurgie esthétique relèvent des domaines culturels et anthropologiques), l’auteure nous entretient davantage de ses différends ou relations conflictuelles avec une partie des mouvements féministes qu’elle ne convainc le lecteur de la pertinence de la critique “genrée” du vêtement. <br />Pour ne pas quitter le foulard islamique, Christine Delphy affirme, sans citer de sources, que porter ce foulard représente pour les jeunes filles qui l’arborent une façon de se rebeller à la fois contre le racisme ambiant, mais également contre leurs familles et parents. Ce qui contredit d’une certaine manière ce que l’auteure appelait plus haut “symbole patriarcal” (à moins que C. Delphy ne réserve cette terminologie aux seules mères et épouses : une classification à géométrie variable, mais passons). En tout cas, présenté ainsi, nous aimerions plus de précisions. Dans un ouvrage paru en 1995 (<em>Le foulard et la République</em>), les sociologues Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar décrivaient, partant de ce type de situation (la première à faire l’objet d’une étude approfondie), une réalité plus complexe et plus contradictoire. Ils soulignaient que le port du voile n’avait pas un sens univoque : qu’il relevait, selon les situations et les circonstances, autant d’une manière pour ces jeunes filles d’affirmer leur identité dans une société française rejetante, que de passer un compromis avec un environnement familial prescriptif afin de pouvoir prolonger leur scolarisation. Je veux bien admettre que la situation dans ce cas de figure a évolué depuis 1995. En particulier la loi anti-foulard n’a pas été sans modifier la donne. Mais cette manière catégorique chez C. Delphy de décrire une réalité qui, autant que je sache, reste complexe et non univoque renvoie à des présupposés idéologiques (à ce paradoxe, ou cette ânerie, selon les points de vue, que le foulard islamique aurait ici un aspect émancipateur). Ces jeunes filles portent-elles voile et foulard contre l’avis de leurs familles ? Ou doivent-elles le porter par obligation et prescription familiale ? Dans un cas comme dans l’autre on en tirera des enseignements différents. La vérité se situe certainement entre les deux. <br />On a bien compris que Christine Delphy voulait remettre le racisme au cœur de cette problématique. D’ailleurs elle ajoute que le “ressort des campagnes anti-foulard n’est en rien une opposition à la religion en général. Le ressort est le racisme”. C’est bien entendu l’un et l’autre (ou l’une et l’autre), mais encore faut-il savoir de quoi l’on parle. C. Delphy évoque ici les “laïcards” en leur reprochant de séparer arbitrairement religion et culture. Ces laïcards défendent il est vrai une conception rigide, rigoriste, voire sectaire de la laïcité. Mais cela en fait-il pour autant des racistes ? L’auteure aurait été plus avisée de faire par exemple une distinction entre des essayistes et écrivains (on citera le seul Houellebecq), passés maîtres dans l’art de noyer le poisson raciste en excipant d’un poison musulman, et des militants laïques (autant sincères que bornés) qui ont le tort ou la faiblesse de croire encore aux vertus du modèle républicain.<br />Les analyses de Christine Delphy devaient immanquablement rencontrer celles des Indigènes de la République. Ce mouvement est né en 2005 au lendemain de la loi de 2004 sur l’interdiction du port des signes religieux à l’école. Il se distingue très sensiblement des autres organisations antiracistes par une récurrente référence coloniale : la France, disent-ils, restant un État colonial. Une référence qu’ils étendent à tous les aspects d’une vie publique française considérée discriminatoire pour les descendants de ces “indigènes”. Sans m’attarder sur le caractère discutable ou abusif du terme “colonial”, ou même “néo-colonial” dans la France de 2012, le propos suivant de l’un des porte-parole des Indigènes de la république (“Un banquier noir c’est d’abord un noir”) donne une indication essentielle sur cette organisation. Le soutien de C. Delphy aux Indigènes de la République prend la forme suivante : “La lutte contre la discrimination ne concerne que les gens discriminés” (en l’opposant à la lutte contre la précarité, qui elle “concerne tout le monde”). Voilà une façon bien étrange de raisonner. Comme si “la lutte contre la discrimination”, raciste en l’occurrence, n’était pas l’affaire de “tout le monde”, du moins de ceux qui veulent en terminer avec toutes les discriminations. Sachant qu’à côté de la discrimination sociale, de loin la plus importante, la discrimination raciale et celle concernant les sexes se rattachent par certains aspects à la première. N’est ce pas l’essentiel ? Toute personne critique sur le monde tel qu’il va, ne fonctionnant pas sur un mode sectaire ou exclusif, ou exempte des préjugés idéologiques relevés plus haut, ou tout simplement de bonne foi, devrait pourtant le reconnaître. On pourrait dire de la grande majorité des personnes “racialisées” qu’elles sont soumises à une double peine : la discrimination liée à la couleur de peau ou au faciès étant redoublée par l’appartenance aux classes défavorisées. Ce qui est de moins en moins le cas lorsque l’on remonte en direction du sommet de la pyramide sociale. Et puis, pour s’en tenir à une comparaison à la fois paradoxale et significative entre les discriminations sociale et sexuelle, l’espérance de vie des femmes par rapport à celle des hommes est inversement proportionnelle à celle que l’on peut observer entre, pour ne retenir que les deux extrêmes opposés, les plus pauvres et les plus riches de nos concitoyens.<br />Christine Delphy après tant d’autres escamote la lutte des classes au profit de ce qu’elle appelle “lutte de castes”. J’y reviendrai. Elle soutient de surcroît les Indigènes de la République pour mieux les opposer aux organisations antiracistes “classiques” (ici ce sont la Ligne des droits de l’homme et le MRAP qu’elle désigne, qui sont, je la cite, “contrôlées par des Blancs”). D’ailleurs C. Delphy, qui étrangement ne mentionne jamais l’extrême-droite lors des longs développements qu’elle consacre aux discriminations raciales (une manière d’occulter le versant politique de la question), se réfère en une occasion au Front National pour préciser que le racisme existait avant Le Pen. La Palice ne dirait mieux. L’auteure nous explique alors que “parler de lépénisation c’est réduire le racisme à des idées”, ce que font, ajoute-t-elle, “les plus connus des sociologues et philosophes spécialistes du racisme qui ainsi négligeraient les actes racistes et ignoreraient les victimes”. Sans vouloir défendre les “chers collègues” de C. Delphy, on se demande si ces propos sont d’abord polémiques ou s’ils témoignent plus en profondeur d’un aveuglement de l’auteure sur la question. L’instrumentalisation du racisme par le FN n’a pas pour seules conséquences les retombées électorales que l’on connaît et peut générer le cas échéant des passages à l’acte racistes. <br />A vrai dire Christine Delphy s’en prend ainsi à ses “chers collègues”, ceci expliquant cela, parce que ces derniers ne reconnaîtraient pas ou ne voudraient pas reconnaître ce système de castes évoqué plus haut. Un système, selon elle, spécifique “de l’organisation raciste et sexiste de la société”. Dans le tableau brossé par l’auteure la société se trouve divisée entre, à l’échelon supérieur, les “Blancs et les hommes” (sic), et en bas par les “gens de couleur” et “des femmes” (pas toutes alors ? sur quel critère les distingue-t-on ? Sur une base de classe ou d’appartenance au mouvement féministe ? Voire à un courant féministe parmi d’autres ?). Doit on ranger les Arabes (oubliés de la liste) parmi les gens de couleur ? Tout cela n’est pas sérieux et prête à sourire. C’est, par un autre détour, vouloir essentialiser Blancs, Noirs, Arabes, et occulter toute réflexion un tant soit peu historique sur les vagues d’immigration apparues en France depuis plus d’un siècle, et les réponses, contradictoires, en terme d’intégration, pour ne retenir que la version caricaturale défendue par les Indigènes de la République. Selon laquelle “la société blanche”, même la partie la plus progressiste de celle-ci, refuse aux descendants des indigènes les principes d’émancipation de tout révolutionnaire. Ces descendants sont donc traités comme des “assistés, des enfants, des mineurs”, Delphy dixit. Pareille assignation empêchant “toute possibilité d’identification, et donc d’empathie” avec ces populations. <br />La montre de Christine Delphy, comme celle des Indigènes de la République, s’est arrêtée il y a quelques décennies. La société française a évolué depuis “le temps béni des colonies” chanté par Michel Sardou. Le racisme n’en existe pas moins mais n’a de nos jours qu’un lointain rapport avec les modes discriminatoires souvent paternalistes de l’époque coloniale. On peut toujours débusquer ici ou là des relents de colonialisme. Pourtant ceux-ci ne peuvent expliquer à eux seuls, loin de là, les raisons pour lesquelles des discours racistes recueillent de l’écho et plus dans certains secteurs de la société française. La thèse des Indigènes de la République fait d’ailleurs depuis quelques années l’objet d’un retournement dans des milieux ouvertement “réactionnaires” : ce sont ceux-ci, des Blancs ou “souchiens” (comme ils se nomment ou déplorent qu’on les nomment : reprenant à leur compte ou pas la désignation un rien stigmatisante de l’adversaire), qui disent-ils sont colonisés par les immigrés, voire par les français issus de l’immigration. C’est échanger une caricature pour une autre. La seconde l’est certes davantage, caricaturale, mais la première la légitime ou la justifie en quelque sorte.<br />On ne sera pas étonné, ceci posé, d’apprendre que Christine Delphy associe “les exigences des Indigènes de la République” à une revendication communautaire (ou “communautariste”(<strong>11</strong>)). Ceci valant comme “déclaration de rupture avec une communauté blanche”. Ici l’auteure se rattache au courant de pensée pour qui cette preuve par “l’affirmation communautaire” témoignerait de l’excellence ou de la supériorité du modèle anglo-saxon. On l’entendit plus particulièrement au lendemain de l’arrestation de DSK dans une version formatée par l’événement new-yorkais. <br />Ces discours, pour résumer, reprennent une triple thématique (victimaire, coloniale, “communautariste”) que je récuserai ainsi. D’abord se poser en tant que victime, et rien que victime n’est nullement un facteur d’émancipation. C’est même le contraire. C’est certes vouloir une reconnaissance, voire un statut. Mais auprès de qui ? De l’État ? La belle affaire ! Ensuite la réflexion sur le passé colonial de la France, très déficitaire il y a encore une dizaine d’années, tend à rattraper le temps perdu avec la parution d’ouvrages historiques sur la question. Des études qui témoignent de la spécificité de ce pays en terme d’héritage colonial, et de ses difficultés (par rapport au traumatisme algérien, surtout) à digérer ce passé. Mais elles démontrent si besoin était que la façon complexifiée, diversifiée, argumentée d’aborder cet héritage s’inscrit en faux contre ceux, à l’instar des Indigènes de la République et de leurs soutiens, qui persistent à confondre notre “bel aujourd’hui” avec une représentation à l’identique du modèle colonial. Enfin la revendication communautaire (ou “communautariste”) trouve ses limites quand le réel vient perturber les certitudes les plus bétonnées. Comment, pour ne citer que cet exemple, qualifier les émeutes londoniennes de l’été 2011 ? De raciales ou de sociales ? Si elle choisit le premier qualificatif c’est reconnaître que l’excellence du modèle anglo-saxon vole en éclat. Et le choix du second remet en cause ce qu’elle avait auparavant dit et écrit après les émeutes de l’automne 2005 dans les banlieues françaises en prétendant le contraire. On voit le type de contorsion auxquels peuvent se livrer nos “communautaristes” pour sortir de ce genre de contradiction. Et puis cette triade (victimaire, coloniale, “communautariste”) ne renvoie-t-elle pas in fine à une vision morale du monde ? Tout ça pour ça, dirait Lelouch. Ou beaucoup de bruit pour rien, pour citer un certain William Shakespeare. Ici Christine Delphy aurait beau jeu de nous répondre que ce Shakespeare n’est pas sans cumuler trois handicaps rédhibitoires : homme, blanc et âgé.<br />Ce courant (où l’on retrouve la minorité féministe représentée par Christine Delphy, les Indigènes de la République, le collectif Les Mots Sont Importants(<strong>12</strong>)) n’aurait pas la place, voire la relative importance qui est la sienne en 2012 si une tendance plus globale, présente dans la société française mais également dans les autres pays du bloc occidental, arguant d’un “choc des civilisations” et des enseignements qui devraient en découler, ne lui donnait quelque légitimité eu égard l’islamophobie ambiante. Le livre de Samuel Huntington, <em>Le choc des civilisations, </em>même remarqué lors de sa parution en 1996, trouvera un plus large public au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. On retint surtout les pages consacrées au “péril musulman” : une menace selon l’auteur liée à l’expansionnisme islamiste (en raison de la croissance démographique plus forte des pays musulmans), aux fortes difficultés d’assimilation des musulmans dans les pays occidentaux, et à une opposition culturelle radicale entre l’Occident chrétien et l’Islam. Huntington pointe aussi les risques de désintégration de “l’intérieur” pour l’Occident : en se référant à son déclin, mais aussi en incriminant la montée des multiculturalismes. Les thèses de Samuel Huntington ont été critiquées sur les plans démographique, anthropologique ou géopolitique. Cependant elles recueillent depuis 2001 de larges échos dans des milieux qui ne font pas tous allégeance au néoconservatisme américain. A côté de ceux pour qui, le “péril communiste” disparu, le “péril musulman” est venu naturellement se substituer au premier (les mêmes reprenant ici l’éternel discours à deux entrées des ennemis de l’extérieur et de l’intérieur), d’autres, plus avertis pourtant sur la marche du monde tel qu’il va, n’en mangent pas moins de ce pain là en campant sur un terrain miné par excellence, celui du civilisationnel. Cela peut s’entendre dans un sens comme dans un autre : comme dénonciation ou défense de l’Occident.<br />D’une part, se positionner d’un point de vue philosophique, anthropologique et géopolitique pour fustiger, voire condamner en bloc l’Occident comporte des risques : celui, entre autres, d’être incité à lui opposer une autre civilisation, même sous des aspects parcellaires. L’exercice s’avère difficile, voire préjudiciable pour qui s’y adonnerait sans de solides connaissances historiques. <br />Parallèlement, d’autre part, pour revenir à la tendance lourde évoquée plus haut, c’est à dire ceux pour qui ce “choc des civilisations” (l’occidentale contre la musulmane, principalement) représente la pierre angulaire de nos sociétés moderne, leur volonté de se situer ici sur ce terrain civilisationnel occulte tout autre forme de conflit, et plus précisément le conflit de classes. Ce sont des valeurs que l’on oppose à d’autres valeurs à travers des discours plus ou moins catastrophistes qui reprennent peu ou prou la métaphore de la citadelle assiégée. <br />Quatre années avant la parution de l’ouvrage de Samuel Huntington quelques uns de nos intellectuels patentés avaient effectué un galop d’essai lors de la première guerre du Golfe. Déjà le soutien apporté à George Bush senior - par delà des considérations strictement géopolitiques avancées par les chancelleries occidentales - nous donnait à entendre l’un des couplets d’une petite chanson que l’on entendrait souvent par la suite à la faveur de l’une ou l’autre guerres “civilisationnelles”, et dont le refrain nous est aujourd’hui bien connu. Vingt ans plus tard, ce qui pouvait encore d’une certaine façon relever d’un débat philosophique, historique, anthropologique s’est déplacé plus trivialement sur le terrain politique. Cette thématique (de “choc des civilisation”) a été reprise en février 2012 par Claude Guéant, alors ministre de l’Intérieur, lors d’une surenchère islamophobe destinée à siphonner les voix des électeurs du Front National au profit du candidat Sarkozy. Mais le ver était déjà dans le fruit quand ce dernier, au début de son quinquennat, sortait de son chapeau une euphémisante “politique de civilisation” davantage inspirée par Huntington que par Edgar Morin, l’inventeur de ce concept.<br />Pourtant, ceci posé, le terrain civilisationnel n’est pas encore épuisé. D’autres penseurs l’investissent sans pour autant, <em>à priori, </em>choisir l’un ou l’autre camp. Dans leur ouvrage <em>La pensée aveugle </em>(paru en 1993), Jean-Pierre Garnier et Louis Janover consacrent plusieurs pages au soutien de quelques uns de nos intellectuels à la première guerre du Golfe. Les deux auteurs s’arrêtent sur le cas particulier de Cornelius Castoriadis : ce dernier s’était alors engagé auprès des lecteurs (ceux de <em>Libération </em>) à “refuser la question : fallait-il la faire ou ne fallait-il pas la faire ?” (la guerre). Garnier et Janover le commentent ainsi : “Après cette entrée en fanfare, ce demi solde de l’anticapitalisme en déroute fera en sorte d’être de la partie sans avoir à prendre parti sur la guerre”. Ce commentaire pourrait paraître sévère. Ce “refus de choisir” là mérite que l’on y regarde de plus prêt.<br />Castoriadis est revenu régulièrement dans ses ouvrages sur la spécificité et la singularité de l’Occident, à savoir “l’émergence en Grèce d’un projet de liberté, d’autonomie individuelle et collective, de critique et d’autocritique” sans équivalent dans l’histoire de l’humanité. Il s’agit également, précise Castoriadis, d’un “lourd privilège”. Ce qui revient à dire que l’on peut dans le monde occidental contemporain dénoncer, soit le totalitarisme, soit le colonialisme (en y incluant ici la traite des Noirs et l’extermination des Indiens d’Amérique), tandis que la réciproque n’est pas vraie du côté des peuples non occidentaux. L’exemple le plus patent aux yeux de l’auteur étant celui des Arabes. En même temps Castoriadis, non moins régulièrement, revient sur “le délabrement de l’Occident” (pour reprendre le titre de l’un de ses articles). En l’expliquant, entre autre, par un phénomène de culpabilité (pouvant s’apparenter à du masochisme puisque les non occidentaux n’expriment rien de tel), et parce que l’Occident, Castoriadis le souligne, “<em>cesse de se mettre vraiment en question </em>“ (la raison en étant l’état de crise permanent et récurrent du monde occidental).<br />Il convient d’une manière générale de ne pas répondre à l’obligation qui nous est faite (ou nous serait faite) de choisir entre deux impératifs dans la mesure où toute réponse, dans un sens comme dans un autre, reviendrait à nier d’autres choix, plus fondamentaux. Dans le cas précis de la première guerre du Golfe cette réticence vole en éclat. Même en abordant l’engagement des américains et de leurs alliés sous tous les angles possibles (géopolitique, économique, “humanitaire”...), il en ressort que les causes invoquées sont irrecevables pour des raisons exposées très justement par Castoriadis dans l’article de <em>Libération</em>(intitulé <em>La guerre du Golfe mise à plat </em>) auquel se réfèrent Garnier et Janover. Il est vrai qu’à côté de cette argumentation, recevable sur la plupart des points, un autre type d’argumentation vient contrebalancer la première. La seconde, on l’aura compris, étant d’ordre civilisationnel. On fera juste remarquer, pour en terminer avec cet article, qu’il n’y avait aucune incompatibilité à penser pis que pendre de Saddam Hussein et à manifester son hostilité devant cette guerre.<br />C’est ici qu’il faut revenir aux considérations civilisationnelles évoquées plus haut. J’ai indiqué que Castoriadis prenait acte d’une “culpabilité de l’Occident” alimentée, selon lui, par “l’idéologie et la mystification déconstructiviste” relative au colonialisme, au totalitarisme, à la “fantasmatique de la maîtrise”. Quand Castoriadis ajoute que ce genre de condamnation, toute légitime soit-elle, condamnerait par ailleurs le “projet greco-occidental d’autonomie individuelle et collective”, les “aspirations à l’émancipation”, ou encore “les institutions” même imparfaites qui se sont incarnées dans ce projet, je répondrai oui et non. Que l’on puisse s’accorder sur la critique de cette idéologie est une chose, aller jusqu’au bout de la démonstration de Castoriadis en est une autre. Je veux dire par là que je ne partage pas le raisonnement qui sous-tend l’argumentation de Castoriadis. Pour lui, c’est là que le bât blesse, la condamnation en l’occurrence du colonialisme, du totalitarisme et tutti quanti vaudrait comme condamnation du projet d’autonomie, d’émancipation, de démocratie, et donc in fine de l’Occident. Je ne le suivrai pas sur ce terrain là. C’est du point de vue de l’humanité à laquelle j’aspire, à laquelle nous sommes quand même quelques uns à aspirer, que je défends (que nous défendons) ici l’autonomie, là l’émancipation, là encore la démocratie, et non, j’insiste, au nom de l’Occident : d’un Occident qui a produit par ailleurs au XXe siècle les pires systèmes politiques de sa déjà longue histoire. Il parait certain que les fortes réticences exprimées ici ou là par Castoriadis à l’égard du monde arabo-musulman expliquent en partie cette défense, malgré tout, de l’Occident. Pourtant l’important, je viens de le souligner, est ailleurs.<br />Là cependant où Castoriadis semblait encore hésiter durant les années 1990, oscillait entre deux positions, ou nuançait ce qui méritait de l’être, un castoriadien déclaré, l’étrange Guy Fargette, annonce lui plus crûment la couleur. Fargette s’est fait connaître dans les milieux “radicaux” ou “situationnistes” vers le milieu des années 1980. Un temps proche de la revue l’Encyclopédie des Nuisances (d’aucuns lui prêtaient un rôle “d’éminence grise” au sein de ce collectif), il s’en est éloigné vers la fin de ces mêmes années. A l’époque Fargette publiait un bulletin intitulé <em>Les mauvais jours finiront </em>(reprise du titre de l’un des articles les plus connus de la revue <em>Internationale situationniste </em>). Guy Fargette est pour ainsi dire réapparu presque 20 ans plus tard lorsque le collectif <em>Lieux Communs </em>a commencé de mettre en ligne sur son site les textes publiés par Fargette dans son second bulletin (intitulé lui <em>Le crépuscule du XXe siècle </em>) : des articles écrits depuis 2003.<br />Dans ceux-ci Fargette dit se raccrocher encore à la possibilité de l’hypothétique reprise “d’un authentique mouvement d‘émancipation”. Mais cela reste un voeu pieux (ou une concession rhétorique à un lectorat qui ne se confond pas que je sache avec celui du <em>Figaro </em>), puisque, parallèlement, et de manière beaucoup plus constante, Fargette s’efforce d’un article à l’autre de démentir tout ce qui peu ou prou se référerait aujourd’hui à pareille possibilité. D’ailleurs, c’est l’un des invariants de la prose fargetienne, elle n’a de cesse de déclarer nul et non avenu tout “projet de redéfinition général des rapports humains” dans notre monde contemporain. On est donc pas étonné de trouver sous la plume de M. Fargette de nombreuses remarques acerbes et négatives sur ce qu’il nomme le “radicalisme abstrait” (reconnaissons que dans les lendemains de sa rupture avec l’EdN il en formulait déjà les principes). Cependant une autre terminologie, tout autant négative (sinon plus) revient de manière récurrente, presque obsessionnelle chez Fargette, celle des “stalino-gauchistes”. Je serais tenté de parler ici d’un oxymore (de moindre qualité certes que les “hitlero-trotskistes” et “gauchistes-Marcellin” de jadis). Il parait pourtant préférable, pour savoir de quoi l’on parle, de bien distinguer les uns et les autres : les staliniens et les gauchistes. Ce que le Fargette des années 80 savait, assurément. Je le relève d’autant plus quand je lis, dans un article de 2007 intitulé <em>La très significative survivance des stalino-gauchistes, </em>que “les trotskistes formaient un appendice gauchiste du stalinisme” (appendice, appendice, répond le piolet, est ce que j’ai une gueule d’appendice !). Plus sérieusement, il n’est pas besoin de recourir à pareil amalgame pour critiquer le trotskisme. Allons donc, nous répond M. Fargette, la référence commune au communisme, ce “fétiche idéologique”, suffit. <br />Afin d’illustrer ce principe et l’existence de cette “survivance”, Fargette prend trois exemples contemporains : Badiou, Moulier-Boutang et... Rancière ! On est est quand même surpris de trouver ce dernier nom dans une telle rubrique (Rancière, de surcroît, se trouve affublé de l’adjectif “stalinoïde” !). Nous avons déjà quelque aperçu de la méthode de M. Fargette, lorsque, introduisant son texte sur Jacques Rancière (<em>Quand un stalinoïde prétend traiter de la démocratie, Rancière </em>) par la mention d’un entretien accordé par le philosophe à la revue espagnole <em>Archipielago </em>(réalisé en 2006 et publié la même année, puis traduit en 2009 dans l’ouvrage <em>Et tant pas pour les gens fatigués </em>), le lecteur qui a pris le soin de lire ensuite cet entretien en français se demande s’il s’agit bien du texte commenté par Fargette : faut-il incriminer la traduction en espagnol de cet entretien ou une lecture fautive de la langue de Cervantes ? La version française comporte-t-elle des coupes ? Pourtant rien ne le laisse supposer. En revanche, on constate que sur de nombreux points les analyses de Rancière sont très sensiblement différentes de celles défendues dans <em>Le crépuscule du XXe siècle. </em>En guise de réponse, Fargette insiste sur le passé althussérien de Rancière. Depuis ce temps, lointain déjà, la pensée de Rancière n’a plus grand chose à voir avec celle d’Althusser. Ce dont Fargette douterait au prétexte que ce philosophe resterait prisonnier d’une “théologie politique” et d’une vision du monde où l’on “cherche à travers la définition de l’adversaire immonde la construction d’un unanimisme rassurant”. Le tout étant rangé dans la rubrique d’un “caractère suspect (...) avec les pire idéologies autoritaires”. Soit Fargette est d’une parfaite mauvaise foi, soit il ne comprend rien au propos de Rancière ; les deux n’étant pas exclus. Mais je penche plutôt pour la première explication.<br />A vrai dire les griefs de Guy Fargette se reportent principalement sur un livre de Jacques Rancière publié en 2005, <em>La haine de la démocratie. </em>Le rédacteur du <em>Crépuscule du XXe siècle </em>reproche d’abord à Rancière de se livrer dans cet ouvrage à un règlement de compte intellectuel. Cela ne manque pas de sel venant d’un Fargette ! Il est vrai que Rancière s’en prend à plusieurs penseurs contemporains mais sur un mode argumenté, et pour ce qui me concerne justifié. Il reste à préciser que parmi les “cibles” de Rancière figurent des auteurs prisés par Fargette. Mais nous ne sommes pas toujours censés le savoir. Je dirai plus loin pourquoi. On comprend alors mieux l’ire du rédacteur du <em>Crépuscule du XXe siècle. </em>Non sans savourer au passage le reproche fargetien de “procéder par amalgame, et d’ajouter de la confusion à la confusion” adressé à Rancière. Il est à craindre que Monsieur Fargette, pour paraphraser Monsieur Jourdain, fasse du boomerang sans le savoir. En réalité (Fargette le reconnaît explicitement) Rancière aborde des thématiques qui peuvent par certains côtés faire écho à la pensée de Castoriadis. Sauf que Rancière ne cite pas ce dernier. Fargette reconnaît donc que <em>La haine de la démocratie </em>comporte “certains éléments pratiques de lucidité” tout en lui imputant “les pires topiques du stalino-gauchisme”. Là encore la mauvaise foi prend la place de l’argumentation. Les remarques rageuses de Fargette sur l’égalité chez Rancière l’illustrent particulièrement. Ceci pour insinuer en conclusion que Rancière serait resté althusserien. <br />Notre contempteur du “stalino-gauchisme” parait plus à l’aise avec Badiou et Moulier-Boutang (même si dans le seul ouvrage commenté de ce dernier, <em>La révolte des banlieues, </em>Fargette passe à côté de la raison, principalement, pour laquelle ce livre a été écrit). La mention d’une “haine de l’Occident” commune à Moulier-Boutang et Badiou nous ramène à notre sujet. J’évoquais plus haut l’ouvrage de Samuel Huntington. Fargette lui consacre un article (<em>Faut-il confondre “choc” et “conflit” de civilisations </em>) plutôt mesuré dans le ton. Il entend se livrer à une analyse objective des thèses de Huntington en pesant le pour et le contre, non sans faire sien l’invariant civilisationnel proposé par le penseur’ américain. Ici Fargette s’en prend aux détracteurs de Huntington qu’il soupçonne ou accuse de déformer la pensée huntingtonienne. En résumé Fargette retient du <em>Choc des civilisations </em>que nous vivons dans le temps de l’après guerre froide avec un déplacement du conflit ouest-est dans un axe pays occidentaux / pays musulmans en raison des “différences anthropologiques profondes” qui sépareraient l’une ou l’autre de ces civilisations.<br />Deux articles sont plus explicites sur le positionnement “civilisationnel” de Guy Fargette. Le premier concerne l’ennemi extérieur (<em>En Palestine, plus qu’ailleurs </em>), le second traitant de l’ennemi intérieur (<em>Violences et banlieues françaises </em>). En préambule j’aimerais apporter la précision suivante (dans l’article sur Rancière je l’évoquais à demi mot en promettant d’y revenir). D’aucuns, parmi les lecteurs du <em>Crépuscule du XXe siècle, </em>qui accordent de l’intérêt voire plus aux analyses de Fargette, sembleraient ignorer que celles-ci ont déjà été en grande partie formulées par des penseurs considérés (ou qui se considèrent tels), soit “libéraux”, soit “conservateurs”, soit “réactionnaires”, soit “contre-révolutionnaires”. Le “sembleraient ignorer” s’explique par l’absence, ou la quasi absence de références ou de citations de ces mêmes auteurs dans les articles de Fargette (alors que celui-ci se réfère et cite sans la moindre difficulté Mumford, Polanyi, Lefort, Arendt, Adorno, sans parler de Castoriadis bien évidemment). Il y a chez Fargette un usage de la référence et de la citation qui varie selon les penseurs en question. Cette prudence, cette retenue ou cet implicite pourrait s’expliquer par la nécessité encore aujourd’hui (mais cela change rapidement) pour le rédacteur du <em>Crépuscule du XXe siècle </em>de ne pas trop se dévoiler ou de ne pas jeter en pâture des noms susceptibles de créer un malentendu dans l’esprit des lecteurs ou de fournir à “l’adversaire” l’occasion de brandir quelque épouvantail. Cela d’ailleurs se trouve d’une certaine façon théorisé par Fargette à l’enseigne du “stalino-gauchiste”. Nous verrons plus loin de quelle manière. Ceci pour dire que j’ajoute à la liste plus haut communiquée les noms de Raymond Aron, François Furet, Alexandre Adler, Pierre-André Taguieff, Peter Sloterdjik et Jean-Claude Milner (cette liste n’étant pas exhaustive).<br />Ce dernier nom s’impose ici car Fargette dans l’article <em>En Palestine, plus qu’ailleurs </em>s’inspire en partie des thèses de l’ouvrage très discutable (voire délirant) de Milner, <em>Les penchants criminels de l’Europe démocratique, </em>sans le citer un seul moment. Ce texte sur la Palestine illustre “le choc des civilisations” selon Fargette sur un mode souvent outrancier et parfois paradoxal. Fargette n’a pas l’hypocrisie de ceux qui, se déclarant partisans de deux États, juif et palestinien, soumettent cet accord à tant de restrictions qu’elles finissent par vider l’État palestinien de sa substance en le réduisant à l’état d’une coque vide ou d’un bantoustan. Comme il le dit sans fard : “Les phrases sur la coexistence de deux peuples sur la terre de Palestine demeurent de la propagande superficielle”. Puisque, selon Fargette, “le rejet des Juifs à la mer demeure symétriquement l’objectif fondamental des Arabes de Palestine”. Une “vérité” asséné sans tenir compte des positions respectives de l’OLP et du Hamas (et pour ce dernier sans distinguer ce qui ressort de l’affichage ou de la réalité), et sans se référer à l’histoire complexe d’un conflit ponctué par des accords (ceux d’Oslo en particulier) entre les deux parties, et en se gardant bien de mentionner que ces deux sociétés présentées comme radicalement antagonistes sont traversées de mouvements contradictoires (avec des possibilités de convergence ici et là depuis les sociétés civiles). Mais si l’on rentre dans ce genre de discussion, en se référant à la charte de l’OLP par exemple, M. Fargette a une réponse toute prête : les arabes, du moins leurs dirigeants, sont écrit-il “d’une veulerie et d’une fourberie séculaire”.<br />Fargette en vient à des considérations géopolitiques, son habituel cheval de bataille. Curieusement il subordonne le soutien américain aux israéliens à la présence du pétrole au Moyen-Orient. Quid de l’importante minorité juive aux USA et du groupe de pression qu’elle représente ! Quid aussi des accords passés entre les États-Unis et Israël ! Ces considérations nous conduisent au morceau de choix de cet article. Fargette pose le problème en ces termes : soit les palestiniens seront “radicalement chassés, au terme d’une épuration ethnique ouverte ou déguisée” ; soit la Palestine sera le lieu d’un nouveau “génocide, encore plus radical que celui qui s’est produit en Europe entre 1941 et 1945”. Il n’y a pas d’autre solution possible pour un Fargette plus droit que jamais dans ses bottes milnériennes. Il ajoute, pour qui n’aurait pas compris, que cette “liquidation des Juifs de Palestine” est programmée. Plus loin il explique l’hostilité dont les Juifs de France font l’objet par la volonté des arabo-musulmans de les renvoyer en Israël, là où les premiers pourraient être exterminés. Une extermination considérée par Fargette comme un moindre mal puisque la déportation et le relégation des Juifs dans des “régions désolées”, et la perspective de “conversions forcées” qui les réduiraient à l’état d’esclaves représenteraient en définitive une “solution <em>encore pire </em>que l’extermination”. Si l’on essaie d’entrer dans la logique de ce raisonnement fargetien pourquoi ne pas également affirmer que les nazis en exterminant les Juifs d’Europe se sont montrés plus modérés et plus tolérants qu’on ne le prétend habituellement : ils pouvaient faire pire en les déportant à Madagascar ou en Ouganda.<br />Je passe sur les diatribes envers le monde arabo-musulman et le ressentiment qui l’anime depuis la Reconquista pour en venir à l’aspect paradoxal des analyses de M. Fargette. Devant l’absence, nous dit-il, de toute solution actuelle en Palestine il en ressort que “attentats suicides et exécutions “ciblées” (...) sont parfaitement légitimes <em>et le resteront </em>“ des deux côtés. Fargette réinvente ici le jugement de Salomon. Mais il est à craindre que seuls les super faucons des deux camps puissent s’en accommoder. Le moment parait alors venu de désigner plus en amont un responsable. Fargette n’hésite pas : l’anti-impérialisme auquel ont finalement succombé les mouvements ouvriers européens porte la responsabilité de ce conflit. Fargette, il n’est pas le premier, renouvelle cette déjà vieille question en occultant le sionisme d’un côté, et le colonialisme de l’autre. Il y a pourtant une abondante littérature sur le sujet, en particulier celle des “historiens révisionnistes” israéliens que Fargette ne semble pas connaître. Enfin il ne l’entend pas de cette oreille. De là sont nées, explique-t-il (en référence à cet anti-impérialisme) les théories du complot désignant les Juifs comme boucs émissaires. C’est confondre causes et conséquences. Mais le raisonnement étant vicié à la base il ne pouvait en être autrement.<br />Alors que nous croyions l’affaire entendue, Fargette, en introduction à sa conclusion, déclare benoîtement : “<em>Le secret du conflit en Palestine c’est qu’il n’existe pas de camp légitime </em>“ (souligné par lui). Allons donc ! Après avoir mis le feu à la maison notre pyromane se drape maintenant dans la toge de Ponce-Pilate ! C’est aussi dire une chose et son contraire. Fargette qui jusqu’à présent (à l’exception remarquée des “attentats suicides” et “exécutions ciblées”) soutenait délibérément l’un des deux camps prétend plus loin ne pas vouloir choisir. Enfin, rassurons le lecteur, Fargette retombe rapidement sur ses pieds en nous mettant en garde contre ce que signifierait pour l’Occident la disparition d’Israël. Et il revient finalement à des considérations plus en rapport avec la tonalité de son article en affirmant que “l’Europe s’est historiquement tissée au fil des siècles” contre l’impérialisme musulman, cette “forme archaïque de l’oppression”.<br />Le seconde pièce à verser au dossier “civilisationnel” (l’article <em>Violences et banlieues françaises </em>“) prend la mesure de “l’ennemi de l’intérieur”. En répondant sur le fond à M. Fargette j’aurais l’impression de m’adresser en réalité à ceux qui durant les émeutes de l’automne 2005 voulaient passer au Kärcher les quartiers dits “sensible” ou en expulser la “racaille”. Je veux dire par là que Fargette reprend en grande partie l’argumentation des politiques et médias les plus hostiles à l’égard des “émeutiers” Ayant écrit un texte sur le sujet je préfère y renvoyer le lecteur (<strong>13</strong>). D’ailleurs, pour revenir à l’article de Fargette, le collectif <em>Lieux Communs, </em>une fois n’est pas coutume, en présentant cet article tient à préciser que “le point de vue tel qu’il est exprimé n’est pas le nôtre”. Je vais dans un premier temps citer quelques morceaux choisis de la prose fargetienne sans les commenter. Par exemple : “ambiance qui évoque davantage l’irrationnalité des foules orientales que les caractéristiques des mouvements sociaux européens”, ou “violence du ramadan”, ou “opérations squaristes” (le squarisme désigne les mouvements paramilitaires du fascisme italien, bras armés agissant en dehors de toute légalité), ou “hagra partie”, ou “exactions capillaires”, ou “la retenue immense de l’État français” (retenue dans la répression il va sans dire), ou “il est à craindre que l’humeur publique ne prenne cette retenue pour une démonstration de faiblesse”, ou ce scoop “la commune de Clichy-sous-Bois concentre à elle seule 20 % des aides de l’État français aux communes françaises”, etc., etc. <br />Après avoir tapé sur les sociologues, lesquels relayent il va de soi le point de vue des “stalino-gauchistes”, Fargette en trouve au moins un à son goût. Il cite cette forte parole : “Comme l’a écrit Jean-Pierre Legoff, il y a déjà dix ans, la France est un pays où plus personne n’a confiance en personne”. Dans cette représentation du monde que je viens d’illustrer à travers ces morceaux choisis seul <em>Le Figaro, </em>selon M. Fargette,<em> </em>propose une information honnête. Et à gauche, si j’ose dire, seule une Caroline Fourest “fournit une analyse symptomatique irréfutable des comportements liberticides de ceux qui composent la nébuleuse stalino-gauchiste”. Citant le propos peu aimable d’un rapeur envers la France, Fargette en déduit qu’il “s’agirait moins de prolonger et de reproduire la société d’accueil que de la piller”. Quand, vers la fin de son article, M. Fargette avance que “vouloir postuler un lien “organique” entre cette “racaille” actuelle ou à venir et son milieu social qui en est la victime la plus directe, c’est au fond nourrir le discours du Front National” (en ajoutant “mais le plus important est plutôt de savoir si la réalité va au devant de ce discours. Et si oui, le comprendre pourquoi”), il nous met la puce à l’oreille. Cet escamotage ressemble à celui du chat qui se croit invisible derrière le rideau mais dont l’extrémité de la queue trahi la présence. Fargette réalise-t-il que son article reprend une argumentation, à quelques nuances et références près, proche voire très proche de celle du Front National, y compris dans le vocabulaire ? A moins que son “mais le plus important” veuille exprimer un embarras bien compréhensif sur une telle proximité.<br />On ne change pas vraiment de registre avec l’article <em>2007, l’oligarchie s’affirme </em>(datant de 2008). Fargette, qui dans <em>Violences et banlieues françaises </em>avait décerné un brevet de “stature d’homme d’État” à Sarkozy (ceci parce que le ministre de l’Intérieur avait eu le courage de prononcer le mot “racaille”), revient sur le sujet en expliquant la victoire de Sarkozy aux élections présidentielles de 2007 par le rejet électoral populaire de la “racaille” et du “lumpenprolétariat” : il s’agissait, Fargette dixit, “de répondre à l’horreur publique des violences de 2005”. Après un an de règne sarkozyste, le rédacteur du <em>Crépuscule du XXe siècle </em>est bien obligé de reconnaître que la stature d’homme d’État s’est sérieusement effritée. Sarkozy est certes traité “d’escroc”, mais, je vous le donne en mille, parce que l’intéressé ne tiendra pas ses promesses de “sécurité” (ce que disaient également les Le Pen père et fille à la même époque). Je ne résiste pas au plaisir de citer cette perle fargetienne sur Sarkozy : “On peut même se demander si son origine partiellement étrangère ne lui a pas fait manquer quelques codes sociaux cruciaux dans la perception des convenances dont vit tout pouvoir dans ce pays”. Cela n’est nullement un dérapage ou une maladresse et s’inscrit dans le droit fil de ce qu’écrit M. Fargette depuis 2005.<br />La totalité du numéro 23-24 du <em>Crépuscule du XXe siècle </em>(novembre 2011) reprend sous un angle inédit plusieurs des thèmes qui viennent d’être traités. Cette livraison s’articule autour de deux polémiques, la première ayant opposé Yves Coleman (l’animateur de la revue <em>Ni patrie ni frontières </em>) et le collectif <em>Lieux Communs</em>, la seconde Guy Fargette et Yves Coleman. Trois articles la composent : <em>Une polémique d’autre autre époque </em>(<strong>14</strong>)<em>, La motivation actuelle du stalino-gauchisme et des “bien pensants” </em>et <em>Le graal illusoire de l’organisation. </em>Le second texte est une variation sur le thème “stalino-gauchiste” replaçant l’Occident au centre de la discussion : “La grosse affaire des derniers survivants du marxisme, écrit Fargette, se réduit désormais à dénoncer “l’Occident” sous toutes ses formes, sans faire de détail”, en diabolisant par cela même le contradicteur, l’adversaire ou l’ennemi, tout en “se gardant d’appliquer la même grille de valeurs à l’ensemble des civilisations de la planète”. Fargette insiste sur la haine de ces “survivants” à l’égard de la société qui les a vu naître. Une haine qui n’a d’équivalent en intensité que leur foi marxiste. Ceci, nous explique doctement M. Fargette, parce que le marxisme est un phénomène essentiellement religieux (il emprunte à Sloterdjik le qualificatif de “quatrième monothéisme” désignant le marxisme). Fargette fait alors une distinction subtile entre “détruire” et “liquider” : ce dernier terme étant caractéristique de la “mentalité totalitaire”. Donc les post-marxistes n’ayant pu transformer la société occidentale selon leurs voeux veulent maintenant la liquider. Dans un tel schéma les classes populaire occidentales “deviennent ainsi de véritables adversaires qu’il faut châtier” (sic). Ces post-marxistes, en définitive, ne font que reproduire la manière dont les islamistes procèdent avec les populations musulmanes.<br />M. Fargette n’est pas seulement spécialiste en “religion marxiste”, il est également expert en démonologie. Nos post-marxistes, gens essentiellement religieux, voient “des démons partout, et <em>surtout autour d’eux </em>qu’ils sont d’ailleurs les seuls à distinguer”. Bigre ! Pareille hallucination ressort de la psychiatrie, ou plutôt de l’ethno-psychiatrie dans ce registre démoniaque. Fargette avance, toujours au sujet des post-marxistes, que “le sommet de leur délire idéologique est de prétendre que le racisme anti-blanc est “impossible”” (ceci ne figurant pas dans la doctrine post-marxiste). Il nous apprend alors que sa brouille avec Yves Coleman (qui était son ami depuis une dizaine d’années) vient justement de la pertinence ou pas de ce racisme anti-blanc. Que ne l’a-t-il pas dit plus tôt ! Cela lui aurait épargné ces laborieux, discutables, voire ridicules développements sur les post-marxistes qui, on le devine maintenant, ressemblent à s’y méprendre à l’animateur de <em>Sans patrie ni frontières. </em>Avec ce racisme anti-blanc nous sommes au coeur du problème (<strong>15</strong>). Mais on ne peut le traiter, même succinctement, sans le mettre en parallèle avec une analyse réitérée par Fargette : à savoir que ses adversaires (appelés indifféremment “stalino-gauchistes”, “stalinoïdes”, “post-marxistes”, voire “radicaux abstraits” pour désigner une autre catégorie) n’ont de cesse de diaboliser ou d’instruire le procès en sorcellerie de ceux qui argumentent dans un sens opposé, principalement autour de l’Occident et des questions raciales, en les soupçonnant de glisser vers l’extrême-droite ou d’en épouser certaines idées. <br />Bien entendu le racisme existe dans un sens comme dans un autre, c’est indéniable. Encore faut-il savoir de quoi l’on parle. Fargette, ses adversaires, vous, moi, nous nous exprimons dans une situation donnée : celle de la France du début du XXIe siècle (en l’élargissant à l’Europe, ou même au monde occidental si l’on veut). Tout en reconnaissant que le racisme est l’une des choses les plus partagées du monde, comment peut-on ne pas constater que le plateau ici en l’occurrence penche très largement dans un sens ! Il n’est pas besoin de préciser lequel. C’est un critère objectif qu’il parait difficile de réfuter. Cette forme très dominante de racisme s’explique par des raisons historiques suffisamment connues, structurellement liées à l’hégémonie du monde occidental depuis des siècles. Fargette les connaît autant que vous et moi, ce n’est pas utile de les rappeler. Il est vrai que parmi ses “adversaires” ceux qui évoquent un “racisme anti-noir” ou un “racisme anti-arabe” en les essentialisant, ou, encore pire, en racialisant ce qu’ils appellent des “souchiens” apportent de l’eau au moulin de M. Fargette. Mais on sait ce que valent certaines dénonciations lorsqu’on les reproduit symétriquement. <br />Pour revenir au “critère objectif” évoqué un peu plus haut, Fargette choisit de prendre la pose du candide. Il parait s’étonner que le racisme soit devenu un thème envahissant de l’espace public. On peut discuter, comme je l’ai fait au début de cette seconde partie, le contenu de certains discours antiracistes et les critiquer résolument sans pour autant relativiser la place et l’importance du racisme dans nos sociétés contemporaines. Mais également sans rabattre de manière abusive du racial sur du social. Selon Fargette, “les populations attachées aux libertés instituées dans les nations d’Europe seraient seules soupçonnables de racisme”. Voilà un propos bien étrange. Les courants politiques européens qui sous couvert de “problèmes posés par l’immigration” caressent l’électeur dans le sens du poil raciste ne s’adressent pas que je sache à des “populations” particulièrement attachées aux “libertés instituées”. Une fois de plus M. Fargette se livre à une opération de contournement pour nier dans ce cas de figure le rôle, voire l’existence de ces partis, coteries et officines au sujet desquels on sait pourtant pertinemment que le racisme constitue le principal fond de commerce. Et puis ajouter (pour ces mêmes “populations”) que “leurs couches sociales les plus pauvres subissent pourtant l’essentiel du poids d’une immigration diffuse” conduit très logiquement à opposer “français de souche” et “immigrés”. Qui le fait ouvertement ? Qui prospère ainsi sur ce fumier ? Certes M. Fargette nous dit dans la foulée que c’est la faute des oligarchies. Mais dit-on le contraire dans les sphères les plus droitières ? On se souvient que dans l’entre-deux guerres le terme “ploutocratie” fleurissait dans les milieux de l’extrême-droite. Celui de “oligarchie” l’a remplacé dans la prose de nombreux commentateurs appartenant aux mêmes milieux. C’est quand même plus tendance !<br />Fargette revient sur un point pour lui fondamental : “Les populations nouvelles venues depuis l’Afrique du nord ou sub-saharienne ne se sentent aucune vocation à s’intégrer aux mœurs et aux habitudes des populations déjà établies, d’abord <em>parce que leur culture religieuse les incite à mépriser absolument les populations occidentales </em>“. Des populations de surcroît peu reconnaissantes puisque, selon Fargette, elles “ont été nettement moins mal reçues dans les 40 dernières années que les immigrants européens il y a un siècle”. Ce qui nous fait remonter à l’indépendance de l’Algérie. L’accueil en France des populations africaines et maghrébines se serait donc sensiblement amélioré depuis cette date ? Mais qui peut mordre à un tel hameçon ! Et puis n’y a-t-il pas un défaut ou quelque oubli dans ce raisonnement D’ailleurs pour une fois Fargette nous tend la perche. Si vous pensez à l’extrême-droite, répond-il en substance, elle est “de plus en plus floue et dépourvue de tout appareil de propagande sérieux”. Il ne va pas jusqu’à dire qu’elle compte pour du beurre mais il n’en est pas loin. Fargette évoque alors alors la “réaction diffuse d’allergie à l’Islam” des dix dernières années. Même si l’adjectif “diffus” parait bien euphémisant la discussion peut s’engager. Pourtant Fargette se garde bien de dire un mot sur la manière dont on alimente cette “allergie” quand elle ne se trouve pas instrumentée. Il ne manque pas de livres publiés depuis une dizaine d’années qui y répondent. Disons, pour ne pas tourner autour du pot, que l’on s’attendait moins à trouver pareille mention d’un “racisme anti-blanc” chez Fargette, avec ce qu’elle induit en terme de “représentation du monde”, qu’auprès de ceux dont l’islamophobie suinte par tous les pores de la peau ou d’autres qui veulent en tirer des bénéfices électoraux. Mais après tout la défense et illustration de l’Occident par M. Fargette, sous la forme exprimée dans les articles du <em>Crépuscule du XXe siècle, </em>y conduit très logiquement. Fargette n’en est pas encore à dire explicitement que, le colonialisme s’inversant, ce sont maintenant “les couches populaires les plus pauvres” qui subissent la loi du colonisateur islamiste, mais il l’exprime parfois implicitement ou sur le mode de la suggestion.<br />J’avoue ne pas pouvoir répondre à la question suivante : Guy Fargette est-il le disciple conséquent, atypique ou dévoyé de Cornelius Castoriadis ? D’autres lecteurs, plus instruits, ou plus concernés que moi devraient pouvoir y répondre. Je crois savoir en revanche que les analyses de M. Fargette seraient susceptibles, si elles étaient mieux connues, de recueillir un écho très favorable dans des milieux qui ne constituent pas l’habituel lectorat du <em>Crépuscule du XXe siècle. </em>Le témoignage ci-dessous en prouve le bien fondé. Ainsi sur le forum du Parti de l’In-nocence (organisation qui a appelé à voter Marine Le Pen en 2012), plusieurs membres ou sympathisants de ce parti ont pu trouver “admirables”, “remarquables”, “de très haute facture” deux des articles que je viens de commenter (la mention fargetienne d’une “bédouinisation capillaire” ayant été par exemple très appréciée). A vrai dire, cette proximité n’étonnera que ceux qui n’ont pas encore su ou voulu prendre la mesure de ce que signifie pour des Fargette et consort la défense de l’Occident. On le relativisera en ajoutant que ceci ne concerne qu’un petit milieu eu égard la notoriété de M. Fargette : dont le principal titre de gloire à ce jour est de figurer dans la liste des protagonistes de <em>Cette mauvaise réputation </em>de Guy Debord : mais après tout cette notoriété peut gagner en importance sur le mode de la “contamination capillaire” chere à M. Fargette. Debord cite dans cet ouvrage un passage du bulletin <em>Les mauvais jours finiront </em>le concernant (publié en 1990). J’en extrais le propos suivant (que Debord n’a pas jugé utile de commenter, tout comme le reste du passage, pour laisser au lecteur le soin d’apprécier par lui-même l’ironie de la chose) : “Sa démarche (celle de Debord) apparaît nécessairement comme un désir d’avènement de la catastrophe (...) Il est clair que la catastrophe historique constituerait pour lui une secrète revanche sur une humanité qu’il a comprise de façon très aléatoire”. Fargette était alors loin de soupçonner qu’il mettrait un jour ou l’autre en garde contre une catastrophe d’un autre type. On reconnaîtra que le discours catastrophiste de M. Fargette sur la menace islamique dans le monde occidental n’a rien de très original par les temps qui courent. L’intéressé faisait quand même preuve de plus d’originalité quand il révélait au grand jour la complaisance catastrophiste de Guy Debord. Ce que ce dernier n’avait pas manqué de relever pour le plus grand plaisir de ses lecteurs.<br />L’existence des Indigènes de la République fonde paradoxalement celle des animateurs du site F. de souche, et réciproquement (pour citer deux exemples particulièrement opposés). Les uns ont besoin des autres comme repoussoir. Il s’agit d’un jeu de dupes au sujet duquel je me suis efforcé de décrire le mécanisme. Qu’un Guy Fargette s’invite dans un tel banquet me permet de faire le lien avec la première partie de ce texte. C’est sans doute là le cas le plus caricatural (à l’échelle de l’évolution de Fargette vers une “défense de l’Occident” et ce que celle-ci implique) d’un penseur issu des “milieux radicaux”. Je précise que sur plusieurs autres thèmes que je n’ai pas traité (la réhabilitation du travail : “la revendication de l’anti-travail véritable sabordage d’un mouvement social” ; mai 68 : “ce que l’on appelle le mouvement de 68 n’a finalement constitué qu’une brève et superficielle parenthèse qui s’est dissoute avec l’évaporation du mouvement ouvrier dont (les contestataires) espéraient tant” ; la récupération des “avant-gardes” : “ces deux courants (surréaliste et situationniste) ont été complètement récupérés par l’industrie du divertissement dont la publicité est le moteur, parce qu’ils ont dés le départ cultivé un bluff principiel, et surenchéri sur cette base faussée”), Fargette s’inscrit sans contestation possible dans le courant analysé durant la première partie de ce texte.</p>
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<p>En 1999, l’année de la parution du <em>Nouvel esprit du capitalisme, </em>paraissait un ouvrage qui, sans avoir - et de loin ! - le retentissement du livre de Luc Boltanski et Eve Chiapello, représentait à son échelle l’une des premières remises en cause d’un mode de pensée que l’on qualifiera de “radical” faute de trouver une terminologie plus satisfaisante. Cet ouvrage, <em>Votre révolution n’est pas la mienne, </em>reprend ici et là un discours comparable à celui du <em>Nouvel esprit du capitalisme </em>dans le registre de la “récupération”. A la différence près que ses deux auteurs ne s’expriment pas en tant que sociologues (ou historiens, philosophes, politologues, etc.) mais comme acteurs (ou anciens acteurs) de la mouvance “radicale” depuis 30 ans : l’un venant des milieux situationnistes et anarchistes, l’autre de l’ultra gauche (<strong>16</strong>). Dans leur préface, François Lonchampt et Alain Tizon délivrent le constat suivant : “Il nous a fallu nous replonger douloureusement dans un passé où beaucoup de nos rêves se sont perdus, puisqu’il semble que toutes les tentatives sur lesquelles nous avons joué notre existence n’aient contribué qu’à faire advenir le monde que nous connaissons aujourd’hui”.<br />Les deux auteurs vont par conséquent nous entretenir dans <em>Votre révolution n’est pas la mienne </em>de leur déception, et de ses conséquences théoriques, pratiques, existentielles. A savoir : “Remettre en cause nombre de certitudes et tenter de comprendre comment nous avons été si vite rattrapés, puis dépassés par cette société même que nous voulions détruire et que nous avons malgré tout contribué à perfectionner”. Ces certitudes sont au nombre de trois. D’abord les possibilités historiques qu’aurait la société de classe de se dépasser. Ensuite la référence à l’aliénation (décrite en 1999 comme une “théorie confortable”) dans la vulgate radicale. Enfin que nous serions au “seuil de bouleversements décisifs”. Je laisse aux deux auteurs la responsabilité de ce triple constat. Il ne s’agit pas ici de le critiquer ou de l’amender, ni de le corriger. <em>Votre révolution n’est pas la mienne </em>m’intéresse en premier lieu pour le détail de la nature et des raisons de cette déception. Il représente donc de ce point de vue un document de première main sur ce phénomène de “déprise” en milieu radical ou assimilé. <br />D’aucuns, il est vrai, avaient précédé Lonchampt et Tizon dans ce “droit d’inventaire” (Jaime Semprun, entre autres, dans <em>L’abîme se repeuple </em>publié deux ans plus tôt), mais avec <em>Votre révolution n’est pas la mienne </em>les deux auteurs le systématisent d’une manière particulièrement virulente. Il me parait de surcroît plus justifié de me situer sur ce terrain “documentaire” si j’ajoute que ce livre est exempt de toute complaisance cynique, pas plus qu’il ne pratique le double discours ou le mode allusif. A la suite d’une remarque sur mai 68 que Lonchampt et Tizon n’ont jamais renié, l’évocation dans l’après 68 de l’engagement des deux auteurs (“C’est avec joie que nous avons fréquenté certains milieux radicaux dans la mouvance de l’anarchisme, de l’ultra-gauche ou de l’Internationale Situationniste, dont la théorie fut notre principale influence”) parait déjà anticiper ce qui s’ensuivra. De longues années plus tard la croyance s’est transformée en désillusion. D’ailleurs Lonchampt et Tizon insistent sur l’une de ces illusions : “Pendant que les révolutionnaires s’adressaient à des prolétaires mythiques, leurs adversaires parlaient aux prolétaires réellement existants”.<br />Rien de bien nouveau sous le soleil après tout : nos deux auteurs reprennent une chanson fredonnée auparavant par les anciens gauchistes. Lonchampt et Tizon citent le Pasolini des <em>Écrits corsaires, </em>fustigeant l’individualisme de son temps, pour le reprendre comme un modèle critique qui leur permettrait de retrouver cet individualisme derrière les postures “révoltées”, “asociales”, “rebelles” ou de mépris souverain à l’égard de toutes les conventions. Ceci n’étant pas étranger, ajoutent les deux auteurs, à la fascination des mêmes pour la voyoucratie. Lonchampt et Tizon associent alors cet individualisme (agrémenté d’inculture et de brutalité) à ce qu’ils appellent “un certain conformisme libertaire”. D’où, pour l’illustrer, une description à ce point chargée (“feignants de la tête”, “adeptes des solutions les plus irréalisables, les plus faussement naïves et les plus provocatrices”, “confort de l’extrémisme”, “cultiver l’irresponsabilité à visage découvert”, “gloriole de révolutionnaire”, “ignorance crasse au delà des dogmes autorisés”, “prêt à penser”, “insolences niaises”, “grossièretés à choquer le bourgeois du siècle dernier”, “phrases toutes faites”, “attitudes convenues aussi indigentes que celles du puritanisme bien pensant d’une autre époque”, etc.) que l’on se demande forcément quel genre de libertaires Lonchampt et Tizon ont-ils donc rencontrés durant plus de 20 ans ? Car ils n’ont pas un mot, après cette longue et fastidieuse énumération, pour replacer ce “conformisme libertaire” dans de plus justes proportions. Bien au contraire, ils chargent à nouveau la barque en déclarant haut et fort que les comportements de ces “libertaires auto-proclamés sont comparables à ceux des bourgeois”. La barque risque de prendre l’eau, et de couler pour le coup. Ceci étant précédé d’un autre morceau d’anthologie où l’on nous apprend, pour fustiger la doxa libertaire : “qu’il n’y a pas de société sans normes”, “que l’amour est aussi le lieu de tous les pouvoirs””, “que derrière le refus de toute hiérarchie il y a bien souvent que la haine de l’intelligence, de la distinction et de tout ascendant”, “qu’une certaine passion inégalitaire” débusque son médiocre, “qu’il faudra beaucoup d’autorité” pour “bouleverser cette société”, “que les femmes semblent avoir bien du mal, à présent, à se libérer des conséquences de leur dernière libération”, “que beaucoup d’immigrés trimbalent les pires arriérations dans leurs bagages”; etc. On hésite entre la franche rigolade et la consternation. Monsieur Prudhomme reprend du service. Cependant, franchement, pouvait-on s’attendre à ce qu’il prenne l’identité des auteurs de <em>Votre révolution n’est pas la mienne </em>? Enfin, cerise sur le gâteau, cette figure honnie de “libertaire” s’incarnerait dans la personne de Michel Onfray. Quoi que l’on puisse penser de ce philosophe il parait difficile de faire coïncider les différents états de ce “conformisme libertaire” avec la pensée de Michel Onfray (moins libertaire d’ailleurs qu’on ne le prétendait en 1999, la question ne se posant plus aujourd’hui).<br />Il s’est toujours trouvé dans les milieux révolutionnaires de tous genres (libertaires ou pas) des personnes enclines à faire de la surenchère sur des points doctrinaux, organisationnels ou depuis l’expression de leur subjectivité; quand d’autres, quelquefois les mêmes, venaient régler là quelque problème personnel ou psychologique, ou chercher des certitudes à bon compte. Cela n’a rien d’un secret ou d’une révélation, et ne date pas de l’après 68. Cependant, expérience pour expérience, j’ai toujours trouvé plus de réelle révolte, de capacité d’insoumission, de générosité, de camaraderie, et même de tolérance chez les libertaires qu’ailleurs. A vrai dire, ceci posé, si l’on essaie de comprendre la nature et la finalité des diatribes adressées par Lonchampt et Tizon aux “libertaires” et “radicaux” (accompagnés ou pas des adjectifs les plus dépréciatifs), il ne faut plus parler de déception mais de <em>ressentiment.<br /></em>C’est également le ressentiment qui inspire d’autres pages de <em>Votre révolution n’est pas la mienne </em>: celles-ci étant<em> </em>consacrées à cette Internationale Situationniste qui a tant influencé Lonchampt et Tizon (qualifiée en 1999 de “dogmatique”, avec ses “réponses à tout”, ses “outrances à répétition”, accusée d’avoir contribuer “à enrayer la pensée et l’imagination des contestataires nés dans la foulée de 68 ainsi qu’à éloigner les jeunes générations d’une rencontre qui paraissait inévitable”). Rien que ça ! Ce n’était pourtant qu’un hors d’oeuvre puisque les accusations tombent maintenant comme le plomb à Gravelotte sur le bataillon situationniste : “surestimation jusqu’au délire” de pseudo sujets révolutionnaires, critiques “sans nuances du vieux militantisme et de son contenu humaniste”, “narcissisme de peu d’envergure”, “apologie d’une certaine voyoucratie littéraire déjà repérable ça et là dans la gauche littéraire”, “sectarisme haineux érigé en affirmation exemplaire de la révolte”, “manifestations d’intolérance et de hargne dues à un prétendu <em>style de vie radical </em>“, “fascination pour l’aristocratie et les bas-fonds”, et j’en passe (on subodore que Patrick Marcolini, qui se réfère de manière positive à <em>Votre révolution n’est pas la mienne </em>dans son ouvrage, a lu attentivement ce paragraphe). Étrangement, après ce déluge de feu, nos deux artilleurs reprochent à l’I.S. de s’être “dissoute” au “moment “d’affronter le succès de certaines de ses idées”. Ceci parce que “certains des plus lucides et des moins carriéristes d’une génération révoltée étaient prêts à la rejoindre”. C’est plutôt contradictoire, camarades ! Pourquoi vouloir rejoindre une pareille planche pourrie ? Il est vrai qu’à cette époque tout était bon dans le cochon. On aimerait cependant connaître l’identité de ces “certains” ? Lonchampt et Tizon parlent-ils dans la vague ou ont-ils quelques exemples en tête ? On n’en saura rien. Dommage, nous aurions sans doute eu une explication supplémentaire sur ce phénomène de “déprise” envers les situationnistes et tutti quanti. <br />Sur Debord les deux auteurs n’ajoutent rien de vraiment original. On est quand même étonné, compte tenu de ce qui précède, de la surprise de Lonchampt et Tizon évoquant la “surenchère de louange et de flagornerie” depuis la mort de Debord, et de leur rage de “voir tout un gratin intellectuel” arriviste et inconsistant venir “voler sans vergogne quelques miettes” d’une pensée superbement ignorée du temps du vivant de Debord. La logique voudrait, dans le droit fil des attaques virulentes portées au mouvement situationniste, et en regard de la thématique récupératrice abordée dans d’autres pages, que nos deux auteurs se félicitent au contraire de ce type de récupération sur le mode “c’était déjà inscrit dans les gènes du situationnisme”. Les Marcolini et consort l’ont bien compris, eux. A moins que cette “déprise” concerne moins Debord que l’I.S. Non pas, puisque ce dernier en prend également pour son grade ! Il est question de “vanité sans bornes”, de “prétention inouïe”, “d’échec retentissant”, de “dandysme sulfureux”, d’un “hédonisme à la pose avantageuse”, de “phraséologie aussi arrogante qu’opaque”, et autres joyeuseté du genre.<br />Là aussi il faut se garder de confondre l’esprit et la lettre quand la lettre manque à ce point d’esprit et l’esprit tout autant de lettre. Le tableau brossé par Lonchampt et Tizon s’avère trop caricatural pour qu’on prenne la peine d’y répondre. Il y a des limites à tout, quand même ! Pourtant, j’y reviens encore, qui les deux auteurs ont-ils donc rencontré durant toutes ces années ? Quel genre de relations ont-ils eu avec ces anars ou ces situs traités en 1999 de tous les noms d’oiseaux ? Comment ont-ils pu supporter si longtemps cette doxa libertaire et situationniste, et leur public de jouisseurs et de décérébrés ? En ont-ils avalé des couleuvres pendant tout ce temps pour ensuite les recracher dans une langue vipérine !<br />Quand, pour conclure là dessus, Lonchampt et Tizon se demandent depuis quel héritage il serait encore possible de construire quelque projet, ils en excluent bien évidemment les surréalistes (avec leurs “déclarations tonitruantes”, leurs “prétentions sans borne”, et leurs “provocations aussi faciles qu’inutiles”). Ceci assorti du sempiternel couplet sur les exclusions que nos deux auteurs imputent, sans craindre le ridicule, à la volonté des surréalistes de rester fidèles à “la lumière léniniste d’Octobre”. On l’a bien compris : Lonchampt et Tizon ne veulent surtout pas “rejouer à l’avant-garde”. J’en termine avec cet avant-gardisme voué aux gémonies en relevant chez les deux auteurs cette curieuse remarque. Selon eux “le pouvoir aurait appris depuis la condamnation des <em>Fleurs du mal</em>ce qu’il peut et doit laisser faire”. Ceci me parait bien imprudent. Il faudra attendre presque un siècle (l’année 1949) pour voir la Cour de Cassation se prononcer contre le jugement de 1857 condamnant Baudelaire. Le “pouvoir” a quand même mis beaucoup plus de temps à rectifier son erreur que Lonchampt et Tizon la leur (à une tout autre échelle j’en conviens). L’exemple de <em>Madame Bovary </em>(Flaubert est traîné devant les tribunaux, puis acquitté) aurait été plus indiqué. Mais Baudelaire comme parangon de la “négation” et de l’avant-garde faisait mieux l’affaire que l’ermite de Croisset.<br />Malgré des analyses qui recoupent parfois celles du <em>Nouvel esprit du capitalisme, Votre révolution n’est pas la mienne </em>a d’abord valeur de témoignage et de symptôme. Ses auteurs entendent témoigner d’une “déprise”, de celle qui les a conduit à quitter avec perte et fracas le rafiot “radical” sur lequel ils se trouvaient embarqué au lendemain de mai 68. On peut décliner de manière différente pareille volonté de prendre congé : ici cela se traduit sur le mode du ressentiment. C’est ce qui transforme “ce que nous avons tant aimé” en détestation pure et haine vivace. Du sol autrefois fertile, de cette promesse de jardin d’Eden, ne subsiste qu’une terre brûlée et désolée, incapable de donner le moins fruit. On imagine que cette “prise de conscience” ne s’est pas faite du jour au lendemain : à un certain moment, à la faveur de circonstances ou en raison d’un événement précis, Lonchampt et Tizon se sont progressivement dépris de leurs “croyances”. Pourtant la façon dont ils en témoignent obéit moins à un principe de rationalité qu’à un article de foi : nous n’y croyons plus, disent en substance les deux auteurs (et nous haïssons d’autant plus cette “croyance” que nous avons longtemps mangé de ce pain là).<br />Après tout, le vers n’était-il pas déjà dans le fruit ? On l’a maintes fois observé avec les anciens communistes, puis gauchistes : les premiers croyaient au communisme du “petit père des peuple”, les seconds à la Révolution. Nous nous sommes trompés, disent-ils de concert. Même si en milieu “radical” on serait à priori plus averti, plus circonspect, ou davantage protégé contre l’adhésion aveugle à une doctrine, on observe cependant, à l’instar des auteurs de <em>Votre révolution n’est pas la mienne, </em>que la règle précédente s’applique à quelques uns de ceux qui ne manquaient pas en leur temps de couvrir de sarcasmes et de traiter par le mépris ce qu’il leur importe maintenant de préserver, conserver ou défendre. Sans doute étaient-ils loin alors de se douter qu’ils passeraient un jour sous de telles fourches caudines. <br />Il s’agit d’un problème plus complexe qu’il n’y paraîtrait. Il faudrait se doter d’un appareillage critique comparable à celui que Nietzsche, dans le registre philosophique, déploie depuis <em>La généalogie de la morale </em>pour tenter d’apporter des réponses plus précises et plus satisfaisantes sur ce phénomène de “croyance” (et ce partant de “déprise”) en milieu révolutionnaire généralement, et “radical” plus particulièrement. Je me contenterai de poser ci-dessous quelques jalons, et de proposer deux trois pistes. J’ai pu, sur le mode de la boutade, me décrire vers le milieu des années 1970 comme “ayant un pied chez les anars, un pied chez les situs, et la tête dans la poésie moderne”. J’ajoute, presque quarante ans plus tard, qu’il n’y aurait pas trop lieu de modifier cette description. Ma situation n’étant pas unique, loin de là, cela signifie que l’on pouvait partager pour l’essentiel, sur le plan théorique, les thèses situationnistes sur la critique du spectacle, de la marchandise, et du monde tel qu’il va sans pour autant s’interdire d’exercer son esprit critique, ou de contester certains aspects doctrinaux. L’importance, pour ce qui me concerne, accordée au surréalisme pouvait aller jusqu’à un désaccord sur la question de l’art, en la prolongeant par celle du “comment vivre poétiquement dans le monde”. Une certaine éthique libertaire, ou un goût pour la marge et les marginalités me permettaient également de faire entendre quelque différence. De l’eau ayant depuis coulé sous les ponts, reprendre ce questionnement tel quel n’aurait pas aujourd’hui grande signification. Ce qui reste, fondamentalement, doit être mis sur le compte d’un goût et d’une appétence pour la critique sociale (entendue, pour se démarquer des interprétations la révisant à la baisse, comme <em>critique radicale </em>). C’est même une nécessité quand d’aucuns prétendent exercer leur esprit critique en convoquant le ban et l’arrière ban des penseurs qui n’ont eu ou n’ont de cesse de fourbir des armes contre cette même critique sociale (du moins tel que je l’entends).<br />Cela renvoyait, pour revenir sur la description précédente, à une attitude hétérodoxe. Aujourd’hui, quarante ans après la dissolution de l’I.S., comme je l’ai indiqué, cette hétérodoxie n’a plus lieu d’être. Et l’orthodoxie alors ? Maintenir quelque chose de cet ordre, en ne quittant pas les situationnistes, n’a plus la même signification que dans les années 70 et 80. On observe aussi, autre cas de figure, que certains “repentis” ont échangé l’orthodoxie d’origine contre une autre, devenant par cela même particulièrement critiques envers la première (et cela vaut pour d’autres que les situationnistes bien évidemment). C’est l’occasion de revenir par un autre biais au phénomène de “croyance” analysé depuis <em>Votre révolution n’est pas la mienne. </em>Pour reprendre la notion de révolution (entendue pour l’auteur de ces lignes comme volonté de “changer la vie” et “transformer le monde”) : à côté des raisons objectives qui rendent nécessaire cette transformation (les habitants de cette société “se sont divisés en deux partis (...) dont l’un veut que l’autre disparaisse”) , il importe également de la traduire en terme de <em>nécessité intérieure. </em>Il ne s’agit pas tant de croire, comme si l’on était révolutionnaire ou pas en fonction de lendemains qui chanteraient ou déchanteraient, que de ne pas se retrouver en deçà de ses propres exigences (celles-ci étant communes à ceux qui n’entendent pas transiger sur cette double nécessité). Certes on peut le nuancer d’une époque à l’autre, en remplaçant le cas échéant “ne pas se retrouver en deçà” par “ne pas désespérer”. Ceci ne change pas fondamentalement la nature de ce propos : l’indication d’une incompatibilité entre le “croire” et cette “nécessité intérieure”. C’est vouloir distinguer ici et là une ligne de partage des eaux. Il en résulte que les rivières qui prennent de part et d’autre leurs sources dans un massif commun ne se jettent pas dans la même mer.<br />Revenons à des considérations plus triviales. Lonchampt et Tizon reproduisent à l’échelle “radicale” le genre de littérature illustrée précédemment par les anciens communistes d’abord, les anciens gauchistes ensuite sur le mode du repentir. On l’avait ailleurs constaté : la violence verbale à l’égard des “anciens compagnons” s’explique d’abord par le ressentiment. <em>Votre révolution n’est pas la mienne </em>en est l’exemple le plus achevé et à ce jour insurpassé. Pourtant le ressentiment ne peut à lui seul tenir lieu d’explication si l’on se reporte à d’autres situations. On ne saurait, pour changer le fusil d’épaule, tenir le même discours avec les anciens radicaux de l’Encyclopédie des Nuisances (ou de ceux qui sont passés avec armes et bagages dans le camp “anti-industriel”). Des éléments ressentimentaux apparaissent quelquefois derrière un commentaire (le rôle occulte, voire duplice joué par Debord vers le milieu des années 1980 en est généralement la cause) mais ne représentent pas l’essentiel. A l’origine l’EdN se situait dans une lignée post-situationniste : entre autre parce qu’elle reprenait une critique, celle des nuisances, élaborée par Debord en 1972 (dans <em>La seconde scission </em>) et laissée en grande partie à l’état de chantier. Ensuite l’EdN a viré sa cuti situationniste, puis debordienne. Ce qui l’entraînait, selon un processus de “fuite en arrière” caractérisé, à jeter par dessus bord révolution, avant-garde et modernité. J’ai émis l’hypothèse dans la première partie de ce texte, en me référant au dernier ouvrage significatif publié par les Éditions de l’Editions de l’Encyclopédie des Nuisances (signé par Riesel et Semprun), que l’EdN avait joué dans cette histoire un rôle d’apprenti sorcier. En 2008 Riesel et Semprun font de nouveau les yeux doux à la critique sociale “les ayant formé quarante ans plus tôt”. Sauf que le bébé auparavant avait été jeté avec l’eau sale. Et, pour reprendre un invariant encyclopédique, de toute façon c’était déjà trop tard. Il en découle, parmi d’autres raisons, que l’EdN (d’ailleurs privée depuis le décès de Jaime Semprun de sa principale force de frappe) n’a plus la place qui était encore la sienne au début de ce siècle au sein du groupe hétérogène des “anciens radicaux”. Auparavant déjà, dans sa période “militante” (celle des derniers temps de la revue) elle n’avait su ou pu fédérer les divers groupes composant alors le milieu de l’écologie radicale. Elle s’est ensuite fait connaître plus largement à travers les éditions du même nom. Son lectorat, au fil des ans, n’étant pas uniquement composé d’anciens radicaux mais également de lecteurs généralement plus jeunes venant d’autres milieux (en y ajoutant des intellectuels, comme Finkielkraut, séduits par certaines thèses encyclopédiques).<br />La nébuleuse dont je tente ici de définir les contours n’est donc pas, je le répète, composée que d’anciens radicaux. Ceux-ci n’en ont pas moins constitué le fer de lance d’une tendance à l’oeuvre dont j’ai souligné dans les première et seconde parties de ce texte les aspects régressifs. Malgré ce qui différentie l’un ou l’autre des éléments de ce conglomérat (aux deux extrémités du spectre un Fargette qualifie l’EdN de “minuscule secte”), ce qui vaut en plus à un Michéa, un Méheust, un Marcolini, voire aux deux auteurs de <em>Votre révolution n’est pas la mienne </em>d’y figurer doit être mis en rapport avec leur conservatisme (explicite ou implicite selon les cas). C’est à dire dans leur capacité, ou leur manière de rendre acceptables, actuels ou séduisants des thèses, des analyses et des positionnements qui ressortent de la tradition conservatrice. On ne confondra pas ce conservatisme avec l’école dite des “néoconservateurs” américains : ces derniers tenant lieu de boite à idée pour les administrations républicaines de ces deux dernières décennies. Nos conservateurs à la mode frenchie entendent eux préserver et conserver des valeurs traditionnelles mises à mal par les “progressistes” de tout poil (gauchistes, radicaux, avant-gardistes et penseurs de la modernité). Parmi ces valeurs deux d’entre elles méritent que l’on s’y arrête un instant en raison de la place qui leur est consacrée, mais plus encore parce ce qu’elles mettent en branle par delà l’aspect strictement conservatoire de cette défense : la famille, et surtout le travail. <br />Cette défense de la famille, explicite chez un Michéa (son intérêt pour certaines théorisations psychanalytiques l’entraînant à se référer positivement au courant dit de “l’ordre symbolique”, gardien sourcilleux de la famille traditionnelle), s’avère plus implicite chez les autres auteurs de cette nébuleuse conservatrice. Ce que l’on voudrait préserver et conserver entre plus en résonance, bien évidemment, avec l’enseignement d’un Proudhon que d’un Pétain. Ces messieurs, les nôtres, s’accordent cependant difficilement sur les causes du délitement de la famille : soit on en accuse le capitalisme, soit les contestataires.<br />On observe moins de flou, de retenue ou de relative indifférence avec le travail : là nous sommes dans de l’explicite, et du lourd dirais-je pour quelques uns de ces messieurs. A les lire, cette critique du travail (entendue ici dans le sens de l’obligation salariale, il va sans dire), qui aujourd’hui les révulse, n’aurait pas ou peu d’antériorité avant, par exemple, le fameux “travaillez jamais !” de Guy Debord, ou “les oukases situationnistes” sur la question, ou plus généralement son large emploi dans la galaxie postsoixanthuitarde. C’est oublier que cette critique du travail là ne date pas de la seconde moitié du XXe siècle mais qu’elle se trouvait déjà exprimée dans plusieurs courants anarchistes (pas chez les proudhoniens certes), et avec force et talent dans l’indispensable pamphlet de Paul Laffargue, <em>Le droit à la paresse. </em>Mais auparavant, Ciceron, Lessing, Rimbaud, puis, après Laffargue, Vian, Dhôtel, Pirotte, parmi tant d’autres, s’inscrivaient déjà en faux contre cette “valeur travail”. Il faut également associer à cette critique du travail le principe du sabotage : “à mauvaise paye, mauvais travail” préconisait l’excellent Émile Pouget pour justifier la pratique du sabotage dans les entreprises. <br />Parmi nos nouveaux thuriféraires du travail, l’un d’entre eux a relevé la contradiction suivante : ceux qui revendiquent “l’anti travail” se livrent par cela même à un “véritable sabordage d’un mouvement social”. Cette contradiction, pour renchérir sur l’implicite du propos de Guy Fargette, pourrait s’appliquer à d’autres domaines (blocage de compteurs EDF, vols de livre, perruque, etc.). La critique du travail, de mon point de vue, n’est que l’un des aspects d’une critique plus globale, laquelle passe par la suppression du salariat. L’une ne va pas sans l’autre : on ne peut vouloir supprimer le salariat sans argumenter résolument en défaveur du travail salarié. Si les conflits sociaux présentent aujourd’hui un aspect plus défensif qu’offensif, c’est aussi, à côté d’autres raisons, conjoncturelles, d’ordre économique et social, bien connues, parce que cette critique du travail a moins le vent en poupe. Le paradoxe n’est qu’apparent. La montée du chômage figure au premier rang de ces “raisons conjoncturelles” et explique en grande partie cet aspect défensif, et donc la révision à la baisse des perspectives de mouvement social de grande ampleur. Pourtant ceci n’épuise pas le sujet et ne saurait répondre définitivement à la question posée précédemment sur l’influence délétère (ou supposée telle) de la critique du travail sur les mouvements sociaux. A moins de l’envisager d’un strict point de vue moral. <br />N’est ce pas l’implicite de la remarque fargetienne (qui rejoint un point de vue très dominant) ? A savoir : comment peut-on critiquer ainsi le travail quand une partie importante de nos concitoyens se retrouve sans emploi ? J’aggrave même le cas de ceux qui se retrouveraient dans l’oeil du cyclone si j’ajoute que certains, parmi ceux-ci, non content de mépriser la “valeur travail”, préfèrent vivre avec des allocations chômage plutôt que d’aller vendre leur force de travail, voire - enfer et damnation ! - après avoir auparavant fait le nécessaire pour se retrouver au chômage ! Le choeur des offusqués répondra que ces chômeurs (appelés des “faux chômeurs” pour les distinguer des “vrais chômeurs” qui battent leur coulpe en adoptant un profil bas) prospèrent sur le dos de la collectivité. Nous ne sortons pas de ces considérations morales. Pourtant, sur le volume de la phynance proprement dite, que représentent les rémunérations de ces “chômeurs volontaires” si on les compare aux prébendes de ceux qui vivent grassement sur le dos de la collectivité en faisant fructifier un argent toujours indûment gagné ? Entre pas grand chose et trois fois rien. <br />Certes, un petit malin se détachant du choeur des offusqués me rétorquera que je ne quitte pas véritablement ces considérations morales. Comme le chantait le regretté Jean Arnulf, tout en question de point de vue : “vu par en d’sus ou par en d’sous”. Plus généralement on objectera que cette “critique du travail” est l’un des modes sous lequel se décline l’individualisme contemporain. Cela reste à voir. Celle que j’exprime ici n’est pas, je l’avoue, sans entrer en résonance avec l’individualisme d’un Thoreau par exemple, philosophique donc. En non depuis la conception sociologique d’un Lipovetski ou d’un Maffesoli. Quand j’évoquais plus haut la critique du travail comme l’un des aspects d’une critique plus générale, radicale dirais-je, je n’étais pas allé jusqu’au bout de ma démonstration. Cette critique s’avère structurellement inséparable de celle de la consommation. Pourquoi consommer des produits dont nous n’avons pas besoin, et pourquoi donc travailler pour les acquérir ? Là aussi il parait difficile de critiquer la consommation sans également critiquer le travail salarié. Cela a été dit et redit depuis longtemps. Ceci pour réaffirmer, afin de conclure là dessus, que la critique du travail reste la première des critiques, celle qui précède les autres : il suffit de tirer ce fil pour voir la bobine se défiler tout entière sous nos yeux.<br />Sur un autre plan, l’hostilité, le rejet, ou une souveraine distance à l’égard de Marx et du marxisme représente un second pôle de convergence. Cette aversion ou cet éloignement se déclinent différemment selon l’un ou l’autre de nos protagonistes. Et peut même, le cas échéant, prendre un aspect positif paradoxal à l’aide de citations extraites du <em>Manifeste du Parti Communiste </em>: la bourgeoisie étant par excellence la classe révolutionnaire en ce sens que “tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conception et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent”. On isole ici plusieurs des paragraphes de la première partie du <em>Manifeste du Parti Communiste </em>en se gardant bien de préciser ce qui suivra : l’apparition du mot “prolétariat” siffle d’ailleurs le fin de la récréation. Rien de bien nouveau sous le soleil, sur le fond : les anciens communistes, puis les anciens gauchistes étant déjà passés par là. Sauf que le rejet de Marx et du marxisme par ces derniers reprenait une argumentation classique : celle des pensées libérales ou “démocrate bourgeoise”. Alors que les plus virulents ici en l’occurrence de nos messieurs vont plutôt chercher leurs arguments anti-marxistes dans la pensée d’un Castoriadis, pour ne citer que lui. Le concept d’aliénation fait particulièrement l’objet d’un rejet pour des raisons qui ne se recoupent pas toujours : certains parlent d’une utilisation “facile” quand d’autres mettent l’accent sur le côté obsolète de la chose. Je ferai juste remarquer qu’il n’y a pas véritablement incompatibilité entre l’aliénation selon Marx, et ce qu’il faut entendre par “servitude volontaire” après La Boétie. <br />Le discrédit du concept d’aliénation s’observe parallèlement à la fortune de la notion “mutation anthropologique” (ou “révolution anthropologique) : laquelle tend à tordre le concept à travers des questionnements sur les effets plus ou moins durables et définitifs du processus. Le problème étant que l’on veut souvent aller plus vite que la musique en oubliant que pareille notion relève du long terme (ou de la longue durée). A ce titre la “mutation anthropologique” à la vitesse grand V prend place parmi les tartes à la crème contemporaines. Un penseur comme Anselm Jappe, par exemple, en fait un large usage dans <em>Crédit à mort </em>sans que l’on sache exactement de quoi il en retourne. Et puis, précision utile, cette “mutation anthropologique” peut être connoté négativement (Jappe entre autres) et positivement (j’y reviens rapidement). Dans le premier cas il s’agit assurément d’une contradiction insurmontable pour qui argumenterait encore en faveur de l’émancipation humaine. Pour le second cas je prendrai l’exemple de Castoriadis. En 1974 ce dernier évoquait “l’immense mutation anthropologique” déclenchée par le mouvement des femmes et des jeunes “qui est en cours et dont il est impossible de prévoir le cours et les effets”. Parallèlement Castoriadis constatait qu’elle prenait plus d’importance que celle initiée au XIXe siècle par le prolétariat. Ce qui était pour le moins imprudent. D’ailleurs, en 1979, dans l’article “Une interrogation sans fin”, ce constat se trouvait sérieusement revu à la baisse : luttes ouvrières, et mouvements des femmes et des jeunes se retrouvaient sur le même plan. Et il n’était plus question, pour ces derniers, de “mutation anthropologique”. Trois ans plus tard (l’article “La crise du monde occidental”), Castoriadis allait encore plus loin dans la révision du constat en évoquant le “reflux” de mouvements qui “n’ont ni pu ni voulu assumer un projet politique positif”. Nous sommes donc très loin de “l’immense mutation anthropologique” annoncée huit ans plus tôt. <br />Il n’est pas exclu que ces deux exemples (les femmes, les jeunes) soient mal choisis. Mais ce sont ceux de Castoriadis. Et puis, plus généralement, du point de vue des effets pernicieux de la consommation, le terme aliénation parait plus approprié pour les traduire et en rendre compte. A moins de vouloir trouver quelque équivalent de “cette mutation anthropologique” dans les effets de la relation que les jeunes générations entretiennent avec les nouvelles technologies, et à travers ce que ce type de dépendance induirait à plus ou moins long terme. Cela repose la question de la durée (sur quelle échelle du temps ?), et du sens : cette “mutation anthropologique” n’aurait-elle que des aspects négatifs ? Pourtant le Castoriadis de 1974 semblait l’infirmer. Bon, nous n’avons guère avancé dans la réflexion sur la pertinence ou pas de cette “mutation anthropologique”. On voit mieux en revanche où d’aucuns veulent en venir. Il n’y a rien à attendre de ces “mutants”, de ces “hommes nouveaux” à la mode de ce temps, disent-ils sur un ton plus ou moins désolé : les carottes sont définitivement cuites. <br />Cette réflexion resterait incomplète, si de nouveau, à la lumière de ce qui vient d’être dit, elle ne revenait sur la thématique catastrophiste. Il est indéniable qu’en ce début de XXIe siècle le catastrophisme exerce une fascination, voire une séduction comparable, toute proportion très gardée, au “révolutionnarisme” des deux siècles précédents. L’audience rencontrée par les thèses écologiques les plus radicales durant les années 70 s’apparentait à une prise de conscience. Au fil des ans, progressivement, des considérations plus globales sur l’état du monde sont venues se greffer sur les discours écologiques les plus alarmistes jusqu’à remettre en cause le mode de la société industrielle (du moins dans le monde occidental). Je l’ai déjà suffisamment évoqué pour ne pas y revenir. En revanche il parait nécessaire de remonter le temps jusqu’à l’année 1794 pour reprendre cette discussion sous l’angle abordé un peu plus haut.<br />Dans un petit traité intitulé <em>La fin de toutes choses, </em>Emmanuel Kant constate d’emblée que “cette pensée (celle de “la fin de toutes choses”) a de quoi donner le frisson, car elle conduit, pour ainsi dire, au bord de l’abîme, d’où il n’est pas possible, pour celui qui y tombe, de revenir (...), pourtant elle a quelque chose d’attirant ; car on ne peut s’empêcher d’y ramener toujours et à nouveau son regard qui se détourne d’effroi”. Mais l’opuscule kantien nous intéresse en premier lieu pour de toutes autres raisons. Kant recense une série de signes annonciateurs de la “fin de routes choses” exprimés ici et là dans la société de son temps : “l’injustice triomphante” (l’oppression des riches vis à vis des pauvres), “la perte générale de la fidélité et de la foi”, “les guerres sanglantes” qui n’en finissent pas, “la décadence morale” et “l’augmentation rapide de tous les vices et les maux qui les accompagnent”, et encore “les changements extraordinaires de la nature”, “les tremblements de terre”, “les tempêtes et les inondations”, “les comètes et les météores”. Kant indique qu’il s’agit dans ces cas de figure de “la fin naturelle de toutes choses” (entendue pas uniquement du point de vue physique, mais également moral).<br />Abordant dans un second temps “la fin mystique (ou surnaturelle) de toutes choses”, le philosophe cite le passage suivant de <em>L’apocalypse </em>: “Un ange lève la main au ciel et jure par Celui qui vit pour le siècle des siècles, qui a créé le ciel, etc. : <em>qu’il n’y aura désormais plus de temps </em>“. Kant le commente ainsi : “Il faut supposer qu’il a voulu dire que, désormais, il n’y aurait plus de <em>changement, </em>car s’il y avait encore du changement dans le monde, il y aurait encore du temps, puisque c’est seulement dans le temps qu’un changement peut avoir lieu et on ne peut absolument pas concevoir ce dernier sans cette présupposition”. Il ajoute, précision importante, que là “où il n’y a pas de temps, <em>aucune fin </em>non plus ne peut arriver, ce concept est simplement un concept négatif de la durée éternelle”. <br />Commentant le Kant de <em>La fin de toutes choses, </em>le philosophe Michaël Foessel (dans un ouvrage publié en 2012, <em>Après la fin du monde,</em> sous-titré “Critique de la raison apocalyptique”) établit un lien entre ce texte et un autre article célèbre de Kant écrit dix ans plus tôt, <em>Qu’est ce que les Lumières ? </em>Entre temps un “événement considérable”, la Révolution française, a mis Kant dans l’obligation de prendre la “défense du mouvement historique et culturel dans lequel il s’inscrit” (contre les penseurs contre-révolutionnaires qui reprennent à leur compte un discours apocalyptique pour dénoncer à travers cette révolution la remise en cause radicale de l’ordre sur lequel “l’humanité avait organisé son existence”). Cette défense prenant également la forme d’une “ontologie du présent”. Puisque ces “lectures apocalyptiques de la Révolution française” entendent rendre responsable les Lumières des excès de la Terreur, il importe donc à Kant “de neutraliser le thème de la fin du monde au moment où il est convoqué, en même temps que la Révolution, les Lumières qui la portent”. Cette neutralisation passe par l’établissement d’un lien “entre la raison et la négation du monde” : les penseurs contre-révolutionnaires n’étant que “les derniers représentants en date d’une métaphysique” décelant dans cet événement leur volonté de “voir le temps supprimé”. Partant de la distinction kantienne entre les progrès scientifiques et techniques de l’humanité, et ses progrès moraux, Foessel ajoute ces lignes qui valent comme conclusion temporaire : “Dire, comme le fait Kant, que le progrès moral de l’humanité est “indéfini” n’est pas la marque d’une assurance prométhéenne que l’invention de l’arme nucléaire, par exemple, nous forcerait à abandonner. C’est au contraire une manière de rappeler que rien n’est définitif dans l’histoire”. <br />Ce détour par le Kant de <em>La fin de toutes choses </em>prouve à l’évidence que la “philosophie moderne” n’a pas attendu la révolution industrielle, ou Hiroshima, ou les crises écologique et sanitaire de la fin du XXe siècle (et de ce début de XXIe siècle), voire de la montée du fondamentalisme musulman pour être confronté à l’idée de “fin du monde”. S’il est vrai que les lectures apocalyptiques de la Révolution française ont fait long feu (quoique...), nos catastrophistes à la mode d’aujourd’hui concentrent leurs tirs sur la triade sciences et techniques, progrès et modernité. A ce titre d’aucuns, plus en amont, mettent en accusation les Lumières pas tant pour avoir engendré la Révolution française (quoique...) que les valeurs du monde moderne qui est le nôtre. Et s’il est vrai également que Kant et les penseurs des Lumières faisaient en quelque sorte le pari que le monde qu’ils défendaient poursuivrait son cours malgré la disparition d’un ordre social millénaire ou les transformations profondes liées à la modernité, la question de la fin du monde reposée depuis une tout autre perspective à l’avènement de la révolution industrielle, puis diluée dans les affrontements de classe des XIXe et XXe siècle, a resurgit après Auschwitz et Hiroshima, et plus encore depuis la crise écologique, sanitaire et civilisationnelle de notre monde contemporain.<br />Un ouvrage sous titré “critique de la raison apocalyptique” devait tôt ou tard se confronter à la pensée de Günther Anders. Michaël Foessel écrit : “Nous pensons que le catastrophisme d’Anders tire des conclusions erronées d’une intuition juste. S’il est une mauvaise réponse à une bonne question, c’est d’abord parce qu’il cède à la tentation de dater la catastrophe. Selon Anders, le temps de la fin a commencé le 6 août 1945”. Foessel prolonge sa critique par des considérations philosophiques qui ne seront pas débattues ici. Ne voulant pas me prononcer pour l’instant sur la pertinence, ou pas, de poser la “question Anders” dans les termes mêmes de Foessel, je ferai auparavant un détour par <em>Le temps de la fin </em>(un petit livre qui constitue en réalité le dernier chapitre de l’ouvrage <em>La menace nucléaire : considérations radicales sur l’âge atomique </em>).<br />Günther Anders y établit une distinction entre l’apocalypse chrétienne (l’histoire des peurs eschatologiques) dont le concept “se révèle n’avoir été qu’une simple métaphore”, voire même “qu’une fiction”, et “le véritable danger de fin du monde”, celui qu’Anders date de 1945 (Hiroshima donc), “le premier a être objectivement sérieux”. Anders, cependant lecteur de Kant (il se réfère à <em>Critique de la raison pratique </em>dans <em>Le temps de la fin </em>) parait étrangement ignorer l’existence de <em>La fin de toutes choses, </em>pourtant parmi les textes de Kant celui qui entre le plus (et comment !) en résonance avec le propos du <em>Temps de la fin.</em>Cela n’est pas sans étonner et plus. Je suis bien obligé de relever chez Anders l’absence de la relation kantienne (décisive à mes yeux) entre “temps” et “fin du monde”, puisque selon Kant “penser comporte un moment de réflexion qui ne peut avoir que dans le temps” et “là où il n’y a pas de temps, aucune fin de peut advenir”. D’où ce paradoxe d’un Anders pensant la fin du monde en l’inscrivant dans une temporalité précise. La remarque de Foessel est donc en partie justifiée.<br />Quand Jaime Semprun en 2003 évoquait une “catastrophe en cours” entre Hiroshima et Tchernobyl il reprenait le point de vue d’Anders. Après une courte période où, comme on l’a vu, le curseur encyclopédique s’était particulièrement affolé le long de l’échelle temporelle de la catastrophe, Riesel et Semprun en concluaient finalement (en 2008) à un écroulement en quelque sorte indéfini de la société industrielle, ou du moins s’inscrivant dans le très long terme. Ce qui signifie que nos encyclopédistes (mais également Bertrand Méheust) en renonçant in fine à dater la catastrophe s’affranchissent du cadre conceptuel proposé par Anders (pourtant le seul, selon ce dernier, à être “objectivement sérieux”) pour reprendre cette antienne apocalyptique au sujet de laquelle, citons Anders, “On attendait une fin qui ne venait pas. Elle était, pour aller vite, infondée”. Un concept qui se révélait n’avoir été qu’une simple métaphore, voire une fiction.<br />Certes on ne parlera pas ici de “nouveaux apocalypsiens” en l’absence de toute référence théologique ou de réelle filiation avec les pensées eschatologiques. Cependant cette manière de camper sur deux versants opposés permet d’approfondir un peu mieux la notion de catastrophisme. Ceci dit faut-il accoler cette “qualité” à Günther Anders ? Il y a des aspects catastrophistes dans cette pensée mais ceux-ci doivent être mis en balance avec d’autres. Les dernières pages du <em>Temps de la fin, </em>par exemple, durant lesquelles l’auteur, en évoquant “la tâche qui nous est proposée maintenant”, entend “gagner le combat qui oppose temps de la fin et fin des temps” en apportent une illustration. On pourrait, peut-être, pour décrire un courant contemporain proche de l’écologie dite radicale, plus ou moins inspiré d’Anders, parler d’un “catastrophisme modéré”. Un oxymore en quelque sorte, mais un auteur comme Jean-Pierre Dupuy ne se réclame-t-il pas d’un “catastrophisme éclairé” ? Je crains cependant que le catastrophisme n’éclaire rien : qu’il participe plutôt de la confusion ambiante quand il ne fait pas entendre la douce musique (“on ne peut plus rien faire, et de toute façon c’est déjà trop tard”) de la résignation. Mais nous n’en avons pas encore fini avec le catastrophisme. On verra dans la dernière partie en quoi plus précisément il représente une idéologie.<br />A la fin de son livre Michaël Foessel estime, en terme de “menace”, que le “danger actuel” réside moins “dans l’apocalypse que dans l’apparition d’une nouvelle forme d’insensibilité”. De là ce “rêve de vies déjà ordonnées à des prothèses” et autres facteurs (dont l’intériorisation de la catastrophe, “pour ne plus la voir”) contribuant à promouvoir un devenir “d’hommes <em>imperturbables </em>“. La remarque ne manque pas d’intérêt et les développements qui l’étaye paraissent fondés, pourtant je préférerais exprimer différemment ce point de vue. Ce que décrit Foessel renvoie à notre monde postmoderne. L’insensibilité en question figure parmi ces traits d’époque qui sont l’un des marqueurs de cette postmodernité. Si l’on fait comme Fredric Jameson l’hypothèse d’une proximité entre le temps des “perspectives révolutionnaires” et celui de la modernité, et donc de leur vacuité ici et maintenant, notre époque postmoderne n’en finit pas de recycler la révolution en lui faisant porter les couleurs du catastrophisme. Dans ce monde postmoderne où rien ne serait censé advenir, sinon la circulation indéfinie du même, le catastrophisme ne peut que figurer parmi les agents reproducteurs du monde tel qu’il va.</p>
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<p>J’y reviens, une fois de plus : nos catastrophistes ou conservateurs new look sont au moins d’accord, malgré tout ce qui les sépare, pour déclarer obsolète toute perspective révolutionnaire, signer le constat de faillite des “avant-gardes” et de la modernité, et renvoyer dans les poubelles de l’histoire tout modèle utopique. A ce titre, malgré des déclarations d’intention en défaveur du capitalisme, leurs argumentations contribuent à renforcer l’idée, très dominante, que ce monde ne peut en aucun cas être transformé, ni la vie changée (dans la perspective décrite tout au long de ce texte, il va sans dire). Certes catastrophistes et consort ne décernent pas pour autant un satisfecit au monde tel qu’il va. Mais je me suis suffisamment exprimé sur le sujet pour ne plus y revenir.<br />La question n’est pas nouvelle : comment renverser cette perspective ? Je préférerais plus modestement allumer des contre-feux. Ceux-ci seront nécessairement précédés de deux principes fondamentaux. Chacun d’entre eux, comme on le verra, devant être mis à l’épreuve pour le replacer dans la dynamique souhaitée. Le premier de nos contre-feux aborde le domaine de l’histoire des sciences, des techniques et de l’environnement. Les autres s’inscrivent eux dans une perspective de “survivance, malgré tout” (en écho à la métaphore de “survivance des lucioles” dont il a été question dans la première partie de ce texte).<br />J’en viens aux deux principes qui viennent d’être évoqués. Du premier d’entre eux, le principe démocratique, posons comme préalable que chacun devrait pouvoir décider de ce qui le concerne <em>sur le plan collectif </em>en tous lieux : à l’usine, au bureau, dans un quartier, un village, dans les domaines de la vie active et des “loisirs”. Ceci étant corollaire d’une suppression de la propriété privée et d’une réappropriation collective selon les critères géographiques ou d’activité. Ceci et cela définissant le cadre démocratique : celui d’assemblées souveraines élisant des délégués élus et révocables à tout moment. <br />Bien évidemment cette démocratie là n’a pas grand chose à voir avec ce que l’on appelle généralement sous ce nom sans plus de précision. On sait ici que cette dernière renvoie en réalité à la notion de “démocratie représentative”, laquelle s’accommode pour le mieux de l’existence du capitalisme ou de l’euphémiste “économie de marché”. Le démocratie dont il est question ici ne sort pas de la cuisse de Jupiter mais résulte d’un long processus historique : depuis la république d’Athènes; puis celle de Florence, en passant par les périodes révolutionnaires des XVIIIe, XIXe et XXe siècles (plus particulièrement la Commune de Paris, la Catalogne durant la guerre d’Espagne, Budapest 56, Mai 68, etc...). Une démocratie en acte qui se trouve au carrefour des traditions marxiennes et libertaires avec les expériences dites de “conseils ouvriers” ou de “communisme de conseil”. Ceci est bien connu mais doit être constamment rappelé.<br />Parallèlement, ce principe énoncé il parait indispensable de le mettre à l’épreuve pour éviter que sa mise en application ne débouche sur la conservation de ce qui peu ou prou contribue à l’asservissement du genre humain. C’est dire que la démocratie doit avoir deux fers à ses pieds. Le premier, celui de l’émancipation, ressort indirectement du principe démocratique : il convient de décider collectivement des choix qui seraient à faire ici et là dans la mesure, bien évidemment, où ceux-ci s’inscrivent dans un processus d’émancipation. Il n’est pas question d’autogérer la police, l’armée, la prison, les secteurs publicitaire et nucléaire, pour s’en tenir à ces seuls exemples, mais de créer le type de société dans lequel ces institutions ou secteurs d’activité deviendraient obsolètes. C’est là qu’il faut en venir au second fer, l’exigence de radicalité. Car il convient également d’agir sur les causes profondes des effets que l’on entend modifier. C’est à dire défendre un point de vue qui n’entend pas transiger sur la question des fins. Mais pas par n’importe quel moyen. Ce qui nous ramène à la nécessité du cadre démocratique défini plus haut.<br />Pour le second de ces principes, celui d’utopie, il s’agit moins de décrire le détail de la société désirée que de contribuer à susciter le désir et la nécessité d’une figure du monde radicalement différente. L’esprit d’utopie se trouve ici convoqué plus que la lettre. Ou, pour le dire autrement, il n’est pas question de la prendre au pied de la lettre. Cela d’ailleurs renvoie à la notion d’utopisme : désirer et penser ce qui n’est pas. Henri Meschonnic dit quelque chose d’équivalent lorsqu’il remarque que l’utopie “passe donc nécessairement par le refus du monde tel qu’il est, ou tel qu’il est représenté”. Cette lettre, pour y revenir, entraîne à faire nettement la distinction entre les utopies dont la réalisation dessine les contours d’un monde “contraignant”, voire totalitaire, et celles qui s’inscrivent en faux contre l’idée même de contrainte, par excès si l’on peut dire (selon Miguel Abensour, “en matière d’utopie seul l’excès a valeur de vérité”). <br />Parmi ces dernières, l’oeuvre de Charles Fourier plus que tout autre le traduit superbement. Si certaines pensées, très sollicitées, trop sollicitées peut-être, finissent pas s’épuiser ou par perde de leur fertilité (sachant qu’une mise en jachère s’avère parfois nécessaire pour renverser le processus), d’autres, comme celle de Fourier, sont comparables à des gisements que l’on aurait peu ou pas exploité, par ignorance, frilosité, ou incapacité de traiter pareil minerais. Elles auraient donc l’avenir pour elles, n’en déplaise aux esprits chagrins et catastrophistes. On résumera l’oeuvre de Fourier en une phrase : en disant avec Simone Debout, qu’elle “est le plus haut défi jeté au malheur”.<br />Un lien peut être fait avec le précédent principe quand Benjamin indique que l’utopie posséderait deux visages, l’un étant tourné vers l’émancipation (l’autre vers le mythe : ce qui est une tout autre histoire qui sort du cadre de notre investigation). On ne saurait pour finir oublier que l’utopie reste la voie royale par laquelle les hommes (ceux du moins qui n’entendent pas se situer en deçà de leurs rêves) aspirent à <em>vivre poétiquement </em>dans le monde. <br />J’en viens maintenant au premier de ces contre-feux. L’ouvrage dont il est question ci-dessous met à mal quelques unes des <em>certitudes à bon compte </em>que l’on retrouve chez les uns comme chez les autres : dans le camp des défenseurs des sciences, techniques et technologies comme dans celui de leurs accusateurs. Rappelons, pour l’introduire, que le catastrophisme n’est pas une idée neuve. D’aucuns l’exprimaient déjà au milieu du XIXe siècle. En particulier un certain Eugène Huzar, auteur de <em>Fin du monde par la science, </em>qui en 1855 propose la première critique connue du progrès fondé sur le catastrophisme. A côté de prévisions pour le moins apocalyptiques sur l’avenir de l’humanité, étayées par l’incapacité de la société industrielle d’anticiper les conséquences souvent désastreuses de ses productions, Huzar précise néanmoins : “Je ne fais la guerre ni à la science, ni au progrès, mais je suis l’ennemi implacable d’une science ignorante, <em>impresciente, </em>d’un progrès qui marche à l’aveugle sans critérium, ni boussole”.<br />L’historien Jean-Baptiste Fressoz, dans l’ouvrage <em>L’apocalypse joyeuse </em>(sous titré : “Une histoire du risque technologique”), nous raconte en introduction l’histoire du petit livre de Eugène Huzar. Il indique que l’étonnement aujourd’hui devant pareille lecture, qui n’est pas sans remettre en question nombre de préjugés, vient de “notre méconnaissance des technociences du passé et des controverses qu’elles ont suscitées”. La tendance lourde, depuis le dernier quart du XXe siècle, à mettre en accusation le progrès et la modernité qui lui serait associée, vient de loin. On croit généralement que seuls étaient en présence les deux camps antagonistes : d’un côté les apôtres du progrès, et de l’autre leurs contempteurs indécrottablement réactionnaires. Il y eut également de nombreux citoyens, penseurs et “décideurs” qui durant la révolution industrielle “étaient bien conscients des risques immenses” liés à son développement. Cependant, ajoute Fressoz, “ils décidèrent sciemment, de passer outre”. Une précision importante à tous égards.<br />D’un chapitre à l’autre, Fressoz traite, ici de la controverse sur l’innoculation de la petite vérole, là de la vaccination antivariolique, plus loin de la relation entre l’ancien régime et “les choses environnantes”, plus loin encore de la libéralisation de l’environnement, pour conclure sur le risque industriel et sa gestion. Cette histoire qui couvre plusieurs siècles nous est restituée à travers les conflits, litiges et controverses qui apparaissent autour des risques et nuisances provoqués par les innovations technologiques (des vaccins aux locomotives en passant par les machines de tout genre et les usines chimiques). Une histoire par conséquent du risque technologique et des contestations et condamnations que ces technologies suscitèrent, et la manière dont ces critiques furent réduites ou surmontées pour permettre l’avènement de la société industrielle.<br />Ce livre balaie un certain nombre d’idées reçues. En particulier la perception d’une révolution industrielle comme “histoire de sociétés modifiant de manière inconsciente leurs environnements et leurs formes de vie”, dont on ne comprendrait qu’à “<em>posteriori </em>les dangers et leurs erreurs”. En réalité ces sociétés savaient à quoi s’en tenir quant aux risques que pareilles innovations entraînaient, et ne les envisageaient pas sans grande circonspection, voire même avec effroi. Comme le précise l’auteur : “la confiance n’allait pas de soi et il a fallu produire de manière calculée, sur chaque point stratégique et conflictuel de la modernité, de l’ignorance et / ou de la connaissance desinhibée”. C’est dire que les techniques et technologies passées au crible de <em>L’apocalypse joyeuse</em>“furent, en leur temps, des objets de doute, de dispute, de scrupule et de perplexité, au même titre que la technoscience contemporaine”. D’où cette constatation : “Il apparaît alors que les opposants ne prenaient pas parti contre l’innovation, mais plutôt pour leur environnement, leur société, leur travail et pour la préservation de formes de vie jugées bonnes”. Nous retrouvons là le propos de <em>Fin du monde par la science. </em><br />Jean-Baptiste Fressoz revient aussi sur une autre idée reçue. Contrairement à ce que l’on croit généralement “la technique n’a jamais fait l’objet d’un choix partagé”, à savoir d’un très large consensus. Son histoire “est celle de ses coups de force et des efforts ultérieurs pour les normaliser”. Ce qui repose la question du risque. Fressoz entend d’ailleurs “écrire une histoire comparative des différentes régulations du risque (par la norme technique, par les recours aux tribunaux, par la surveillance administrative, par les assurances) et de leurs effets sur les savoirs et les trajectoires techniques”.<br />Dans ce projet historique ambitieux, et qui a les moyens de son ambition, <em>L’apocalypse joyeuse </em>met à mal, nous y venons, plusieurs certitudes sur l’idée de progrès (entendue ici dans son acception scientifique et technologique), qu’elles émanent de ses thuriféraires ou de ses contempteurs. Les uns et les autres excipent d’un même “passé inument technophile” pour - les premiers - poursuivre dans la même voie, inéluctable selon eux (les bienfaits des technologies prenant le pas sur les risques) ; les seconds arguant du fait qu’ils “sont les premiers à distinguer dans les lumières éblouissantes de la science l’ombre de ses dangers”, afin d’en recueillir les bénéfices secondaires (une posture qui se révèle être une imposture historique, si les mots ont un sens). L’intérêt d’un ouvrage comme <em>L’apocalypse joyeuse </em>serait d’inciter technophiles et technophobes à se montrer plus circonspects et moins péremptoires : les uns dans leur défense et illustration du progrès, les autres dans leurs condamnations sans appel.<br />Mais laissons là les technophiles. Pour les seconds, parmi les technophobes, “nos maux écologiques constituent l’héritage de la modernité elle-même”.<em>L’apocalypse joyeuse </em>apporte des réponses plus circonstanciées. Fressoz, d’un chapitre à l’autre, à travers des exemples significatifs, prouve si besoin était “que la modernité n’a jamais été univoque dans sa vision mécaniste du monde et dans son projet de maîtrise technique”. L’auteur met justement en garde “contre le risque de se tromper d’ennemi” : il s’agit de ne “pas confondre la logique de la crise environnementale avec celle de la modernité”. Il faudrait écrire un autre ouvrage pour analyser dans le détail cette confusion, plus ou moins sciemment entretenue, depuis laquelle s’organisent, se déploient et prospèrent les discours catastrophistes de notre bel aujourd’hui. <br />Durant sa conclusion, Jean-Baptiste Fressoz recadre son propos dans une histoire plus globale, celle des transformations du capitalisme depuis l’avènement de la société industrielle. Cette réflexion n’est pas à proprement parler nouvelle. Il serait cependant souhaitable que certains aspects puissent être développés dans un prochain livre. L’auteur reste in fine en deçà de ce que nous pourrions attendre ici de “l’idée de démocratie”. Mais nous ne lui en tiendront pas rigueur : l’important, on l’a vu, étant ailleurs.<br />Dans la première partie de ce texte, commentant <em>La nostalgie de l’occupation </em>de Bertrand Méheust, je m’étais attardé sur un livre de Georges Didi-Huberman, <em>La survivance des lucioles, </em>pour préciser en quoi ce dernier ouvrage prenait le contre-pied de la doxa catastrophiste. Didi-Huberman se réfère à plusieurs bons auteurs pour évoquer une “survivance <em>malgré tout </em>“. C’est ce “malgré tout” que je voudrais retenir pour rappeler, une fois de plus, la phrase de Walter Benjamin : “C’est seulement à cause de ceux qui sont sans espoir que l’espoir nous est donné”. D’ailleurs la pensée de Benjamin incarne pour Didi-Huberman, plus que d’autres, ce qu’il faut entendre par la métaphore “survivance des lucioles”. Cela vaut aussi pour Adorno. Même (et j’ajouterai surtout) pour le plus pessimiste de ses ouvrages, l’indispensable <em>Minima moralia. </em>Adorno ne traduit-il pas de la manière la plus convaincante (qui n’est pas la moins désespérée) le nec plus ultra de cette “survivance malgré tout”, lorsque, confronté “aux infamies de l’existence”, il déclare “il n’y a plus maintenant de beauté et de consolation que dans le regard qui se tourne vers l’horrible, s’y confronte et maintient, avec une conscience entière de la négativité, la possibilité d’un monde meilleur”. Car cette possibilité, <em>malgré tout, </em>reste néanmoins présente d’un paragraphe à l’autre de <em>Minima moralia </em>: là même où la vie apparaît mutilée, aliénée, oppressée, inconsolée. Je pourrais tout comme Didi-Huberman donner d’autres exemples de “survivance malgré tout”. De nombreuses œuvres ou pensées, avant Benjamin et après, ne s’y dérobent pas, chacune à leur manière. Je ne m’interdis pas, plus loin, de reprendre cette démonstration sous un autre angle (<strong>17</strong>).<br />André Breton, dans <em>La lampe dans l’horloge </em>(un texte écrit en février 1948 et repris plus tard dans le recueil <em>La clef des champs </em>), se livre à une série de constatations qui ne sont pas sans présenter des analogies troublantes avec celles qui ont présidé aux différents exposés de cette “survivance malgré tout”. L’état du monde, aux lendemains de la Seconde guerre mondiale, n’a rien qui puisse inciter Breton à faire preuve d’un quelconque optimisme. Ce même mois de février, le “coup de Prague” range durablement la Tchécoslovaquie (chère aux surréalistes) dans le camp stalinien. Un an et demi plus tôt Hiroshima et Nagasaki ont été le théâtre “des progrès d’une folie meurtrière qui ne connaît plus de bornes”. Comment alors ne pas s’interroger sur “les nouvelles conditions faites à la pensée” : la conscience n’est-elle pas touchée, “menacée dans son substrat propre” ? Cela entraîne Breton à porter l’interrogation sur “les possibilités de tirer parti (...) d’une crise générale de la responsabilité”. Le bilan, moins de trois ans après la fin de la Seconde guerre mondiale, reste très contrasté. Cette période de l’après guerre, que l’on espérait “propre à la germination et au développement d’idées nouvelles”, se révèle globalement décevante. La présence de deux blocs antagonistes représente une menace pour l’avenir de l’humanité à travers l’hypothèse d’une troisième guerre mondiale. Une menace qui prend par ailleurs un aspect plus pernicieux quand “le domaine des idées (...) devient à ce point falsifié par les gribouilles des deux camps”. Breton en tire néanmoins l’enseignement que “la transformation du monde” s’avère “plus nécessaire et incomparablement plus urgente que jamais”, mais qu’en raison des menaces nouvelles qui pèsent sur l’humanité elle “demanderait à être repensée de fond en comble”. Ici Breton rejoint le propos plus haut cité d’Adorno (ou le nôtre d’une “survivance malgré tout”) lorsqu’il précise : “Du sein de l’effroyable misère physique et morale de ce temps on attend sans désespérer encore que les énergies rebelles à toute domestication reprennent à pied d’oeuvre la tâche de l’émancipation de l’homme”. Breton reconnaît que l’exercice se révèle particulièrement difficile. Et qu’il faut surmonter bien des découragements pour s’atteler à une pareille tâche.<br />Pourquoi alors, ceci posé, les poètes ont-ils pu depuis un siècle se laisser aller “à la tentation de la <em>fin du monde </em>?”. Breton cite Nerval, Botrel, Baudelaire, Cros, Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé : c’est à dire ceux, parmi les poètes, qui ont le mieux représenté cette “sensibilité moderne” à laquelle le surréalisme sera redevable. Ceci étant dit et reconnu, Breton ajoute : “Et pourtant cette fin du monde, je n’éprouverai pas le moindre embarras à dire qu’aujourd’hui <em>nous n’en voulons plus </em>“. Certes cette tentation “de fin du monde” des poètes ne saurait se confondre avec celle qui apparaissait en filigrane à travers le constat pessimiste sur l’état du monde en 1948 : “Cette fin du monde n’est pas la nôtre” précise Breton. Il évoque alors “un <em>renversement de signe </em>” qu’il subordonne à un “<em>fait sensible pur, </em>grâce à quoi peut être surmonté le principe de contradiction” (illustré plus que d’autres par Baudelaire, Rimbaud et Lautréamont). Un “renversement de signe” qui, on ne le dira jamais trop, n’a absolument rien en commun avec le “reniement dont l’actualité met en tapageuse évidence quelques spécimens”. Plus en amont, ce principe de contradiction s’applique à Sade qui, “durant la terreur (...), au prix de sa liberté et au grand désarroi de ses exégètes futurs, se prononçait contre la peine de mort”. Breton s’en tient là à un “grand mystère poétique”. Ce qui n’exclut pas, ajouterai-je, de vouloir reconnaître depuis pareille tension entre l’oeuvre et la vie une notion souveraine de la liberté.<br />Ces précisions faites, il n’est pas pour autant question pour Breton “de rejeter l’héritage de l’art “noir” et d’écarter d’un revers de main avantageux la “malédiction” relevée par les plus grands poètes et artistes de ce siècle dernier à la façon d’un gant ardent”. Oui, il faut le dire et le redire après Breton, en haussant la voix si besoin : les plus grandes œuvres du passé ont été créées sous ce signe “noir”, celui de la malédiction certes, mais aussi de la révolte, du désespoir, de la déréliction, de la mélancolie, de la destruction. Il devenait alors nécessaire en ce début d’année 1948 de se retourner vers le présent, ce déprimant présent, pour tenter de déchiffrer ces “grands messages isolés” auxquels André Breton entend accorder “la plus haute valeur <em>d’indice </em>“. Encore faut-il l’entendre dans les deux sens du terme. Ici la manière dont Breton établit une distinction s’avère essentielle. Citons là : “D’une part (cet indice) exprime la convertibilité d’un certain nombre de signes dont nous n’apercevons que trop en ce moment la prédominance néfaste en un autre qui marque la pérennité et la <em>reprise </em>de la vie”. Mais également “cet indice à la propriété d’illuminer en chaîne loin en arrière de lui une suite de démarches dont il peut être considéré comme l’aboutissant”. Breton, ensuite, durant la seconde partie de <em>La lampe dans l’horloge, </em>va délivrer l’un de ces “grands messages isolés”, celui que le poète Malcom de Chazal fait parvenir depuis l’île Maurice.<br />Auparavant, s’inscrivant résolument en faux contre ceux qui en appellent ou appelaient à la construction d’un “homme nouveau” (l’une des versions ayant sombré avec la fin du “Grand Reich”, tandis que la seconde prospère derrière le rideau de fer et même en deçà), mais aussi dirai-je par anticipation contre les sectateurs d’une “révolution anthropologique” (ou “mutation anthropologique”) qui nous transformerait en avatars ou en sous-hommes, André Breton affirme de ce timbre de voix que l’on aimerait résonner aux oreilles de ceux qui sont revenus de tout : “le rétablissement de l’homme s’opérera fatalement sur le monceau de <em>tout </em>ce qui l’a fait”. <br /><br />Pour la première fois, à ma connaissance, Annie Le Brun a fait part d’un réel désaccord avec André Breton au sujet justement du point de vue qui vient d’être exposé. Plus de quarante ans plus tard, elle revenait sur <em>La lampe dans l’horloge </em>en critiquant Breton sans ménagement. Ce désaccord s’exprimait d’abord lors d’une conférence (<em>Surréalisme et subversion poétique </em>) donnée à l’université Stanford en 1990 (et reprise dans le recueil <em>De l’inanité en littérature </em>paru en 1994) : les lecteurs d’Annie Le Brun ayant auparavant pris connaissance de ce propos critique puisqu’il se trouvait repris et développé dans <em>Qui vive</em>(ouvrage paru en 1991). Le désaccord, j’y viens, porte principalement sur “l’optimisme” de Breton, coupable en quelque sorte de penser “avoir trouvé le moyen de s’opposer à cette situation désastreuse”. Annie Le Brun cite en ce sens Breton quand il dit vouloir “précéder délibérément à un <em>renversement de signe </em>“, même si elle reconnaît qu’il “prenait soin de préciser qu’il ne saurait être question de rejeter la grande tradition négatrice”. Elle constate cependant que la perspective évoquée dans <em>La lampe dans l’horloge </em>est restée lettre morte, et doute “que la solution soit encore à chercher du côté de cette “reprise de la vie” souhaitée par Breton. De là un commentaire sur “une indéfectible confiance dans l’homme”, laquelle, en regard de “l’écroulement progressif de toutes les illusions révolutionnaires”, n’a pas pris la mesure du constat de faillite de “l’humanisme à l’origine de tous ces ratages”. Donc, “l’idée de ce renversement” espéré par Breton devient un “leurre”, le dernier peut-être “auquel nous nous sommes inconsciemment raccrochés les uns et les autres pour ne pas envisager la gravité de la situation”. Ceci assortit d’un couplet dirigé contre l’humanisme au nom duquel “les pires exactions ont été commises”. Il y a comme un point de non retour dans l’analyse d’Annie Le Brun. Elle se réfère au Goulag, à Auschwitz et Hiroshima pour ajouter que “la notion d’anéantissement est passée dans les faits”, puis déclarer vain “l’espoir d’une activité sensible” devenue obsolète car “aidant à la mise en place d’un ordre esthétique” préfiguration symbolique “de l’anéantissement dont nous sommes menacés”.<br />L’attaque est rude. Elle a bien évidemment un côté très <em>à posteriori </em>qui ne rend pas justice à un propos écrit en 1948 dans une situation historique précise (sans parler de la reprise d’activité du groupe surréaliste). Procédons par ordre. Tout d’abord qu’entend Annie Le Brun par “humanisme” ? Ses lecteurs savent qu’elle n’apprécie guère Yves Bonnefoy (accusé encore dans <em>Qui vive </em>de vouloir réconcilier l’art et l’humanisme), mais pas davantage Maurice Blanchot (peu susceptible lui d’être traité d’humaniste). Est-ce la “culture humaniste”, comme elle le prétend, qui “a rendu Auschwitz possible” ? Ceci mériterait d’être fortement nuancé. A lire Annie Le Brun la notion d’humanisme devient particulièrement extensible. Mais ce ne sont pas tant ces considérations qui m’incitent à réagir que, sur un mode plus allusif, le reproche fait à Breton d’avoir donné plus que des gages à cet humanisme (à travers par exemple la mention de “renversement de signe” et de ce qui s’ensuit). Pourtant d’une manière générale Breton serait plutôt accusé du contraire. En restant dans ce contexte particulier de l’après Seconde guerre mondiale, les surréalistes il est vrai ont pu se laisser entraîner durant une courte période à des compagnonnages (le collectif Front humain, mais surtout Gary Davies) qui peuvent prêter le flanc à l’accusation d’humanisme. Il faudrait revenir dans le détail de ces années là pour relativiser l’activité en ce sens du groupe surréaliste. Et puis, surtout dirais-je, il ne manque pas de “grandes consciences” qui depuis 1945 mettent en garde contre le péril atomique, ou s’efforcent de tirer toutes les leçons d’Auschwitz et du Goulag au nom justement de l’humanisme. Des déclarations qui ne peuvent en aucun cas être confondues avec le propos de Breton dans <em>La lampe dans l’horloge. </em>Ce dernier n’argumentait-il pas, entre autres choses, contre l’humanisme de Camus lors de la querelle les ayant opposés après la parution de <em>L’homme révolté </em>? Alors, de quel humanisme nous entretient Annie Le Brun ? Ce désaccord s’élargit d’ailleurs chez elle, sans prendre certes autant d’importance, aux autres textes publiés par Breton dans cette immédiate après guerre, tel <em>Signe ascendant </em>écrit en 1947. Là le différend porte sur “l’image analogique”. Plus généralement Annie Le Brun reproche à l’André Breton de cette période de n’avoir pas su éviter “un certain anthropocentrisme doublé d’un certain moralisme”. Ce qui se discute, voire plus. Elle ajoute que le pari fait par Breton en 1948 “ne convient plus à la situation actuelle”. Je suis d’un avis opposé, même en 2012. Précisons qu’il ne s’agit pas pour Annie Le Brun de remettre en cause tout Breton (les références positives à l’auteur de <em>Nadja </em>abondent dans <em>Qui vive, </em>quoique relevant presque uniquement des années vingt), mais de critiquer certains aspects de la pensée du Breton de l’après Seconde guerre mondiale.<br />J’ai consacré en 2005 un petit essai au surréalisme (<em>Le surréalisme mis à mal par ses “propriétaires” mêmes et autres considérations à l’avenant </em>(<strong>18</strong>)) dans lequel j’insiste, contrairement à Annie Le Brun, sur l’importance que revêtent à mes yeux les textes écrits par Breton lors de son retour en France (réunis plus tard dans le recueil <em>La clef des champs </em>). En l’écrivant je ne songeais nullement répondre à Annie Le Brun (la partie de loin la plus étendue de cet essai porte sur l’histoire du surréalisme revue à travers le prisme des exclusions ayant marqué la vie du groupe). Au sujet du propos de Breton ayant fait l’objet d’un double commentaire (le mien, puis celui de <em>Qui vive </em>), il s’agissait pour moi, si j’en croyais mon souvenir, de “réserves” chez Annie Le Brun. Alors qu’une relecture récente de cet ouvrage prouve à l’évidence que “réserves” relève d’un euphémisme. J’avais d’ailleurs intitulée la partie qui nous concerne : “Une période relativement occultée du mouvement surréaliste : la fin des années quarante”. Il me semblait alors nécessaire de consacrer plusieurs pages à cette période, surtout pour m’inscrire en faux contre ceux qui disaient vouloir y voir le déclin du surréalisme. Donc il m’importait ceci posé de me replacer dans le contexte de l’époque (Sartre et l’existentialisme, la place hégémonique du P.C.F. et le réalisme-socialiste, la création du RDR) pour bien préciser quels étaient les enjeux auxquels se trouvait confronté ces années là le groupe surréaliste dans une situation aucunement comparable à celle de l’entre deux guerres. A ce titre, plusieurs textes écrits par André Breton entre 1947 et 1950 (<em>Devant le rideau, Comète surréaliste, Signe ascendant, La lampe dans l’horloge, Fronton virage</em>) prenaient une acuité particulière et témoignaient que le surréalisme avait su se remettre en mouvement tout en conservant le cap fixé par les jeunes gens révoltés de 1924.<br />Mon désaccord avec Annie Le Brun ne porte pas tant sur l’analyse que l’on pourrait faire cinquante ans plus tard sur la situation du surréalisme de l’après guerre (la sienne parait trop succincte dans <em>Qui vive </em>et ne concerne que le seul Breton) qu’il ne repose sur une appréciation différente du monde tel qu’il va depuis 1945. Je cite entièrement le passage suivant, extrait toujours de <em>Qui vive </em>: “Il ne faut pas chercher d’autre raison au désintérêt depuis 1945 à l’endroit des grandes utopies sociales que celle de cette situation complètement neuve : non seulement la réalité atomique nous prive de notre pouvoir de nier ce qui est, mais elle nous prive aussi de notre pouvoir de la nier <em>absolument, </em>dans un sens comme dans un autre, qu’il s’agisse d’évoquer la fin du monde ou au contraire d’imaginer le début d’un autre monde. Ce qui revient à dire qu’en perdant notre pouvoir de négation absolue, nous perdons aussitôt celui de penser et de figurer la notion même de totalité. Et c’est très grave : devant cet horizon privé de points de fuite, nous ne trouvons pas devant un horizon mais devant un mur”. <br />Je n’avais pas trop pris au sérieux en les découvrant ces lignes écrites en 1991, les mettant sur le compte me semble-t-il d’une poussée de pessimisme. Cela parce que les ouvrages précédents d’Annie Le Brun, dont <em>Appel d’air </em>(certainement le plus attachant de ses livres, quoiqu’elle puisse en penser aujourd’hui), publié trois ans plus tôt, garantissait en quelque sorte son lecteur contre le risque de prendre au pied de la lettre de telles lignes, définitives s’il en est. D’ailleurs d’autres pages plus nombreuses de <em>Qui vive </em>venaient contredire ce propos désabusé. Pourtant, plus de 20 ans plus tard, compte tenu d’une évolution perceptible d’une parution à l’autre, ce passage de <em>Qui vive </em>mérite d’être pris avec le plus grand sérieux. Que s’est-il donc passé entre 1988 et 1991, déjà, pour que le pessimisme d’Annie Le Brun prenne cette tonalité ? Je ne lui ferais pas injure de ne pas s’être inquiétée plus tôt de cette “réalité atomique”. Cependant elle ne s’était pas auparavant exprimée en des termes qui balayaient définitivement “notre pouvoir de négation” et même celui de penser. L’Histoire que je sache ne s’est pas arrêtée en 1945 ! Quelques pages marquantes de cette histoire ont été écrites depuis cette date par des hommes et des femmes qui refusaient cette fatalité là (qu’elle porte le nom d’Auschwitz ou d’Hiroshima) et surtout toute fatalité de quelque nature que ce soit. Et puis il n’est pas vrai que la dite “réalité atomique” ait atomisé les grandes utopies sociales. A quoi rêvaient Annie Le Brun et ses amis surréalistes 23 ans plus tôt ? Et tant d’autres ?<br />Enfin, même en considérant qu’il s’agissait encore dans <em>Qui vive </em>d’un accès de pessimisme, force nous est de constater que l’appétence catastrophiste relevée au fil des publications d’Annie Le Brun vient de là. Je la différencierais fortement d’un intérêt déjà ancien de l’auteure<em> </em>pour l’idée de catastrophe exprimée la même année 1991 dans un petit livre (<em>Perspective dépravée </em>) dont nous aurons l’occasion de reparler. Mais, j’insiste, rien ne nous permettait alors de savoir ce qui s’ensuivrait. D’autres dés étaient jetés dans <em>Qui vive, </em>qui permettaient d’explorer des territoires poétiques et sensibles ouvrant sur des perspectives moins déprimantes. Annie Le Brun n’écrivait-elle pas vers la fin de son ouvrage : “Car la question de continuer à vivre <em>malgré tout </em>n’en devient que plus vive, pour peu que l’on ne s’accommode pas de la facilité habituelle d’associer la révolte à la jeunesse et d’accorder à celle-là le peu de durée de celle-ci”. Nous sommes entièrement d’accord.<br />On ne fera pas grief à Annie Le Brun, ceci précisé, d’avoir perdu en cours de route son esprit critique. Dans <em>Du trop de réalité, </em>l’ouvrage qui l’a ensuite fait connaître d’une nouvelle génération de lecteurs, elle en use généralement pour notre plus grand plaisir. En prenant souvent le contre-pied de quelques unes des “valeurs” de ce temps ou des idéologies à la mode d’aujourd’hui, quitte, quelquefois, à prendre paradoxalement mais délibérément le parti d’un “moindre mal” (pour parler en termes très mesurés). Je pense à la publicité qu’elle oppose certes “aux inconsolables de la culture académique”, mais quand même ! S’il faut choisir je préfère encore l’un de ces “inconsolables” à n’importe quel publicitaire. A se demander, pour prendre l’exemple d’un article, <em>Gastronomie : qui mange ? </em>, publié en 2001 dans la <em>Quinzaine littéraire </em>(et repris dix ans plus tard dans le recueil <em>Ailleurs et autrement </em>), si la publicité ne serait pas le talon d’achille d’Annie Le Brun. <br />Avant d’en venir à cet article, il parait préalablement utile et nécessaire de dire un mot et plus sur les relations entre Annie Le Brun et Guy Debord (et à travers ce dernier les situationnistes). Dans <em>Réflexions partielles et apparemment partiales sur l’époque et le monde tel qu’il va </em>(le chapitre “Un état des lieux”, sous chapitre “De l’éthique”), je m’étais interrogé sur les raisons de leur rupture (ou de leur brouille). Je rappelle qu’une amitié (forte si l’on en croit les lettres de Debord publiées en 2008 dans le tome 7 de sa <em>Correspondance </em>) était née en 1991 entre eux deux à la suite d’un échange épistolaire remontant à l’année 1988. J’avançais une hypothèse quant aux raisons de cette brouille ou rupture en me référant très précisément à une lettre adressée le 27 mai 1993 par Guy Debord à Jean-Jacques Pauvert. Annie Le Brun ne s’est jamais expliquée sur ce sujet, mais depuis la parution de <em>Du trop de réalité </em>et plus encore par la suite on relève ici et là des propos dépréciatifs ou des critiques acerbes à l’égard de Debord et des situationnistes. Dans <em>Du trop de réalité </em>elle reproche à Debord de ne pas avoir “rendu impossible” qu’un Philippe Sollers, parmi d’autres, “se réclame aujourd’hui de lui jusqu’à l’indécence” (tout en ajoutant, sans qu’il s’agisse véritablement d’une nuance, que Debord avait qualifié “insignifiant” dans <em>Cette mauvaise réputation </em>un propos tenu par Sollers le concernant). Je relève d’abord qu’en 1999 l’enthousiasme de Sollers pour Debord n’est plus ce qu’il était dix ans plus tôt. Ensuite, plus significatif, ce reproche n’est pas justifié et devient surprenant venant d’Annie Le Brun qui savait mieux que quiconque (Pauvert excepté) ce que Debord pensait de Sollers, et plus encore quelles dispositions il avait prises pour n’avoir aucune relation avec Sollers. La <em>Correspondance </em>de Debord en donne les détails. On me répondra qu’il s’agit chez Annie Le Brun d’un mouvement d’humeur, ou d’une manière très subjective de réagir six à sept ans plus tard à un différend (qui ne semble pas avoir été explicité chez l’un comme chez l’autre). Il n’empêche. Debord et les situationnistes vont rejoindre le camp de ceux qui suscitent de longue date l’ire d’Annie Le Brun. A la différence près, de taille, que les qualités reconnues dans <em>Appel d’air </em>et <em>Qui vive </em>deviennent des défauts depuis une dizaine d’années. On pourrait, comme l’a fait André Breton dans le <em>Second manifeste du surréalisme </em>traçant deux colonnes sur des opinions ou jugements émis par ses anciens amis sur sa personne, l’une “avant” (celui du temps de la louange), l’autre “après” (celui du temps de l’opprobre), procéder de même avec Annie Le Brun(<strong>19</strong>).<br />Cette critique là va même devenir après la parution de <em>Du trop de réalité </em>l’un des leitmotive d’Annie Le Brun ( les articles recueillis dans <em>Ailleurs et autrement, </em>l’ouvrage <em>Si rien avait une forme ce serait cela, </em>et des textes ultérieurs en témoignent). Je prendrai l’exemple d’un entretien accordé en 2003 par Annie Le Brun à la revue <em>Histoires littéraires </em>(reproduit en 2012 dans le livre <em>Aventures littéraires </em>) où elle réitère son couplet sur la récupération. Debord, dit-elle, a été très “vite récupéré par le monde la publicité” et celui “du tout Paris radical chic”. J’ai abordé le thème de la récupération au sujet du <em>Nouvel esprit du capitalisme, </em>je ne vais pas reprendre ma démonstration. Cependant on s’étonne qu’Annie Le Brun aille chercher son argumentation dans les poubelles des lieux communs journalistiques. Qu’est ce qui a été récupéré ? Un nom, un fétiche, une posture ? Tous les penseurs importants des deux derniers siècles ont été “récupérés” de ce point de vue (Breton parmi d’autres). Nul n’y échappe. A partir du moment où les livres d’Annie Le Brun recueillent de plus en plus d’échos, que les commentaires souvent élogieux accompagnant l’une et l’autre de ces parutions émanent de journalistes qui, un jour loueront “l’esprit de révolte” chez Annie Le Brun, et le lendemain le contraire chez quelque autre auteur contemporain, ne risque-t-elle pas de prêter le flanc à ce type de critique (qui ne vise chez elle que Debord et les situationnistes !) ? Durant le même entretien Annie Le Brun ajoute que cette récupération est “vraisemblablement liée au refus situationniste de l’inconscient et de toute dimension sensible”. Il y a en premier lieu une relation de cause à effet qui ne parait pas évidente. Et sur le fond cela reste à voir. C’est même tout vu pour l’inconscient : Annie Le Brun serait bien en peine de trouver dans les textes situationnistes et les livres de Debord un “refus de l’inconscient” ? Freud est certes peu cité mais toujours à bon escient. Quant au “domaine sensible” encore faut-il s’entendre sur cette formulation. Cela mériterait de longs développements. Le reste de l’argumentation d’Annie Le Brun découle de ces prémices. Jusqu’à affirmer contre l’évidence (sachant que les situationnistes plus que n’importe quel mouvement révolutionnaire de la seconde moitié du XXe siècle se sont souciés d’établir des liens entre poésie et révolution) que Debord “sous prétexte d’efficacité” aurait “fait le jeu de la séparation” entre le monde sensible et celui de la raison. C’est d’autant plus étrange de lire pareil propos lorsque, dans plusieurs lettres adressées par Guy Debord à Annie Le Brun, Debord évoque l’importance qu’a toujours représenté pour lui la poésie (ce que nous savions déjà, il va sans dire). Et puis, même dans un domaine où on l’attendait moins, il écrit à sa correspondante, certainement dans le prolongement d’une discussion qu’ils venaient auparavant d’avoir : “Je dois préciser que je n’oppose d’aucune façon l’émerveillement à la lucidité. En fait, je crois que j’ai passé presque tout mon temps à m’émerveiller. J’ai peu écrit là dessus, voilà tout”. Je ne sais si la mémoire d’Annie Le Brun s’avère à ce point sélective, ou s’il s’agit tout simplement de ressentiment (qui ne serait pas tout à fait sans raison, selon mon hypothèse). Il serait souhaitable qu’Annie Le Brun s’exprime un jour ou l’autre sur ce sujet (<strong>20</strong>).<br />Cette digression faite, j’en viens l’article <em>Gastronomie : qui mange ? </em>Dans un premier temps Annie Le Brun traite par le mépris l’ouvrage <em>Guy Debord </em>de Vincent Kaufmann (discutable sur plusieurs points mais qui n’est pas sans qualités : il a le mérite d’aborder certains aspects peu connus de la pensée de Debord ou insuffisamment signalés, en particulier dans le registre poétique) en évoquant un “projet hagiographique”, ce qu’il n’est pas. Et en le déclarant bon pour “le coffee table book qu’on attendait dans les beaux quartiers de la publicité”. Quelques lignes plus loin, Annie Le Brun se dit charmée par une publicité représentant Laetitia Casta, “perle rare entre toutes les petites perles noires de la coupe de caviar” (sic), qui s’étale alors sur les murs de Paris. Ici elle nous incite à ne pas y voir “un message publicitaire” mais “l’illustration de l’une des plus éclatantes étapes de <em>La conquête de l’irrationnel </em>menée tambour battant par Salvador Dali en 1935”. Pour que l’on comprenne bien de quoi il en retourne, elle conclut son article par : “Ceci n’est pas un détournement mais une façon pas comme une autre de sortir de l’ordinaire”. Certes chère Annie, mais à quel prix ! Seul Avida Dollar s’en sort bien dans l’histoire. Et puis Magritte en son temps était plus sobre et davantage convaincant.<br />Dans l’ouvrage <em>Si rien avait une forme ce serait cela </em>(paru en 2010), Annie Le Brun se livre à une attaque encore plus en règle de la notion de détournement. C’est selon elle l’arme par excellence de la “nécessité culturelle” pour imposer “un système de représentation propre à transformer toutes les figures de l’altérité en réplique du Même”. Elle n’hésite pas à remonter jusqu’à Lautréamont pour poser la question des responsabilités. Annie Le Brun cite alors la fameuse phrase (“La poésie doit être faite pas tous, et non par un”) en indiquant qu’il s’agit d’un détournement de Pascal et donc qu’il convient de réviser à la baisse la portée de l’injonction ducassienne : son “interprétation révolutionnaire” devenant selon elle “des plus sujettes à caution” car ce “détournement renvoie à tous les sentiments et non pas à tous les hommes”. Il semblerait qu’Annie Le Brun n’ait pas été entièrement satisfaite de sa démonstration (plutôt tordue et un rien confuse) puisqu’elle se croit obligé d’ajouter que cela n’a pas empêché plusieurs générations de s’en réclamer pour des raisons que l’on peut comprendre. Enfin l’important était de discréditer en passant “l’interprétation révolutionnaire” de la notion de détournement.<br />Ceci dit, il n’est pas question de réduire <em>Si rien avait une forme ce serait cela </em>aux lignes précédentes. Ce livre<em> </em>comporte des pages plus inspirées. On y trouve par exemple une double réflexion sur le “noir” et le “négatif” qui prolonge et renouvelle des thématiques présentes de longue date dans les ouvrages d’Annie Le Brun. Kant, Goëthe, Sade, Hegel, sont convoqués mais aussi la peinture de la seconde moitié du XVIIIe siècle : Annie Le Brun faisant remonter “la découverte du <em>noir </em>“ (“énergie qui fait scandaleusement le lien entre l’organique et l’imaginaire”) au Sade de <em>Cent vingt journées de Sodome. </em>Elle précise que “le <em>noir </em>a autant affaire avec le Mal alors en train de perdre son efficience religieuse qu’avec l’inconscient dont on ne sait encore rien (...) En fait le <em>noir </em>serait en l’homme le sens de l’inhumain dont il participe”. C’est impeccablement dit. Ce <em>noir </em>donc a envahi l’espace romanesque vers la fin du XVIIIe siècle (les ruines et châteaux gothiques) mais également pictural, plus particulièrement avec le dernier Goya. On a plus de difficulté en revanche à suivre Annie Le Brun lorsque, parallèlement, dans le domaine philosophique, elle entreprend d’établir un lien entre “la question du sublime” chez Burke, puis Kant et Schiller, et le<em>noir </em>pour avancer que la première annonce la liquidation du second. Mais difficulté surtout dans la mesure où <em>Critique de la façon de juger </em>de Kant (ouvrage qui selon Annie Le Brun relève d’une “éblouissante stratégie menant à l’occultation définitive du <em>noir </em>“) précède d’une année la rédaction des <em>Cent vingt journées de Sodome </em>! Comment peut on occulter définitivement quelque chose encore en gésine (en 1764 parait le premier roman noir, <em>Le château d’Otrante</em>d’Horace Walpole), mais qui n’a pas encore donné ses plus beaux fruits, voire même, si l’on prend Annie Le Brun au pied de la lettre, qui n’aurait pas encore d’existence ? Cela ne me semble ni convaincant, ni logique. Le lecteur n’est pas bout de ses surprises lorsqu’il découvre quelques pages plus loin que ce <em>noir</em>que l’on croyait neutralisé, occulté ou liquidé n’en investit pas moins “la poésie (<strong>21</strong>) comme les arts plastiques” du XIXe siècle, et n’a pas été, comme force attractive, sans “infléchir les démarches les plus déterminés vers ce qui parait leur être fondamentalement étranger”. Annie Le Brun mentionne ici Nietzsche, Freud et l’Adorno de <em>La dialectique négative. </em>Cette dernière remarque, qui n’est pas sans pertinence ni justesse, n’en accuse pas moins, sinon plus, le caractère approximatif de la démonstration précédente. Ceci étant corroboré par les lignes suivantes (toujours concernant Bataille, Freud et Adorno) : “Ces parcours inquiètent pareillement de mener là où le négatif n’a pu être totalement dégagé du <em>noir, </em>sur la crête d’où il est encore possible de considérer le gouffre au fond duquel l’humain se mêle à l’inhumain”. Voilà une excellente transition pour en venir au “négatif”.<br />Annie Le Brun cite un extrait de <em>La philosophie de l’esprit </em>d’Hegel, un passage où il est question de cette “nuit du monde qui s’avance ici à la rencontre de chacun”, souvent commentée (notre commentatrice situant dans “l’imagination l’origine de la négativité”). Deux ans plus tard, avec <em>La phénoménologie de l’esprit, </em>Hegel, selon Annie Le Brun, y reconnaît encore “l’origine de la “puissance prodigieuse du négatif”” mais “il ne va plus cesser de rationaliser la négation sous toutes ses occurrences”. Pour elle, cette conceptualisation suppose que soit exclu le “noir” pour “aboutir à l’avènement de l’Esprit Absolu”. D’où, selon Annie Le Brun, le “tour de force” d’Hegel : à savoir ce “moment décisif” durant lequel “Hegel fait tout pour se dégager de la “nuit de l’esprit” en prenant le risque d’en passer cette fois-ci par une autre folie, celle inverse de nier la totalité du monde sensible”. Si l’on suit Annie Le Brun à travers les tribulations du négatif chez Hegel, on voit moins ce que vient faire le “noir” dans cette histoire. Il y a sans doute une articulation entre Kant et Hegel qui nous a échappé. Mais existerait-t-elle cela ne changerait pas grand chose. Ce “noir” dans la version d’Annie Le Brun finit par ressembler au furet de la chanson. On le croyait disparu, et puis il reparaît là où on ne s’attendait pas toujours à le trouver.<br />Avant de poser la question de la place du négatif dans notre monde contemporain, j’aimerais revenir au milieu du XVIIIe siècle pour aborder une thématique déjà ancienne chez Annie Le Brun, celle de la catastrophe. Dans un petit livre publié en 1991, <em>Perspective dépravée, </em>elle se livre à une analyse souvent pertinente sur les relations entre “catastrophe réelle et catastrophe imaginaire” (le sous titre de l’ouvrage). Ce livre a été republié en 2011 avec une préface inédite sur laquelle je reviendrai. Je ne commenterai pas le propos d’Annie Le Brun sur “l’imaginaire catastrophique” lié à la catastrophe naturelle, je le partage (ainsi : “le spectacle de la catastrophe naturelle a incité le XVIIIe à rêver la catastrophe jusqu’à susciter des méditations de l’ampleur de celle de Sade”). Commentant le tremblement de terre de Lisbonne de 1755 et les nombreuses réflexions que ce désastre provoqua dans le monde philosophique européen, Annie Le Brun ne mentionne pas l’importante controverse ayant opposé Voltaire et Rousseau. Car, répondant au <em>Poème sur le désastre de Lisbonne </em>de Voltaire, Rousseau argumente, entre autres considérations, dans un sens qui nous est aujourd’hui familier puisqu’il fait porter la responsabilité du désastre sur ceux qui avaient choisi d’entasser “tout ce monde en un lieu peu sûr”. Cela n’eut pas de répercussion immédiate : la lettre de Rousseau à Voltaire ne fut pas alors rendue publique (Jean-Jacques se contentant de l’évoquer dans <em>Les confessions </em>). Ceci doit être rapporté et souligné dans la mesure où Rousseau apporte des éléments rationnels dans une discussion encore à caractère métaphysique au lendemain du tremblement de terre. Il s’agit là d’une catastrophe naturelle et non d’une catastrophe provoquée par l’homme, distinction fondamentale, mais Rousseau inaugure une manière de traiter l’événement qui est devenue un lieu commun dans l’approche contemporaine du second type de catastrophe.<br />Je reviens à <em>Perspective dépravée. </em>Tout en se montrant critique envers le propos de Voltaire dans <em>Candide </em>(une réponse indirecte à la lettre de Rousseau sur le désastre de Lisbonne), Annie Le Brun rejoint paradoxalement l’auteur de <em>Zadig </em>lorsque, recensant les catastrophes réelles du XXe siècle (des camps d’extermination au péril atomique en passant par les crises écologiques) et mettant en avant “une situation dont la complexité est telle qu’on ne parvient pas à la penser”, elle se demande si “cette notion de choix fait encore sens ?”. Elle n’évoque il va de soi nulle providence mais son propos apporte quelque indication sur sa façon d’envisager le fait catastrophiste à la fin du XXe siècle.<br />Poursuivant sa réflexion sur l’imaginaire catastrophique, Annie Le Brun s’appuie entre autres exemples sur celui des films catastrophe, lesquels contribuent à occulter le risque nucléaire en neutralisant la catastrophe à l’état de spectacle du divertissement, pour avancer que notre monde contemporain prive la catastrophe de “la partie imaginaire qu’elle a toujours eu”. De là ce paradoxe : le “surgissement de la situation nucléaire” s’accompagne d’un “refoulement du danger d’anéantissement général devenu réel”. D’où Annie Le Brun en conclut qu’il faut y voir là l’une des raisons de la perte de “notre pouvoir critique”.<br />A lire <em>Perspective dépravée </em>c’est le monde contemporain, encore, qui se trouvait mis en procès. Vingt ans plus tard (nous revenons à <em>Si cela avait une forme ce serait cela </em>), Annie Le Brun se pose la question de savoir si “la crise que nous vivons” ne viendrait pas “de beaucoup plus loin qu’on ne le supposait”. Elle émet l’hypothèse que notre sentiment d’impuissance devant cette crise serait lié à un manque de moyens dont, contrairement à ce que nous supposons, nous serions privé depuis longtemps. Il faut de nouveau se transporter au début du XIXe siècle pour avoir un début d’explication. Le lecteur l’aura deviné, la crise dont nous subirions aujourd’hui les effets remonte à cette double dévalorisation : du “noir” d’un côté, du “négatif” de l’autre. Hegel joue dans cette histoire un rôle central puisqu’il “réussit à conjurer l’émergence du <em>noir </em>“, magistralement précise Annie Le Brun, tout en finissant pas confondre au fil des années “la puissance prodigieuse du négatif” avec “l’idée de progrès”. De surcroît, conséquence essentielle pour Annie Le Brun, ceci et cela s’accompagne de la négation de “la totalité du monde sensible”.<br />Un lecteur qui aurait de la suite dans les idées pourrait me faire remarquer, en repartant des critiques acerbes adressées par Annie Le Brun à Guy Debord, aux situationnistes, ou à de nombreux révolutionnaires, que celles-ci, contrairement à ce que j’ai pu en dire, trouvent ici quelque fondement théorique à travers la démonstration précédente (que ces remarques apparaissent convaincantes ou pas). Sans doute, mais la théorisation en question vient <em>à posteriori. </em>C’est toute la différence. Cela n’a rien de bien original. Les exemples ne manquent pas dans l’histoire des idées de penseurs qui, depuis un différend, et l’exprimant dans des termes choisis, en viennent à échafauder une construction théorique leur permettant de substituer à un propos polémique un mode argumentaire qui prendrait la distance nécessaire (historique, philosophique, sociologique) avec le différend proprement dit tout en le reformulant en des termes où le particulier s’effacerait devant l’universel. <br />Autre donnée : Annie Le Brun aurait-elle été jusqu’au bout de cette analyse si, entre temps, elle n’avait découvert l’oeuvre de Günther Anders ? Ce n’est pas explicitement chez Anders qu’elle trouvé son argumentation mais plutôt les références qui lui manquaient pour mettre en forme certaines intuitions. Parce qu’on ne peut nier qu’il y a parfois dans quelques unes des pages de <em>Perspective dépravée </em>une proximité avec Anders dont Annie Le Brun ignorait certainement jusqu’au nom en 1991. Cependant Günther Anders apparaît dans <em>Si rien avait une forme ce serait cela </em>de manière saugrenue quand l’auteure, revenant une fois de plus sur les lignes maintes fois citées d’André Breton de <em>La lampe dans l’horloge </em>(mais sans les accompagner cette fois ci d’un commentaire dépréciatif), ajoute que pour ce qui concerne ce fameux “renversement de signe” énoncé par Breton, il “y eut seulement Günther Anders pour empêcher toute son énergie à le faire advenir”. Voilà qui est surprenant. D’abord si l’on se remet en mémoire ce qu’écrivait Annie Le Brun sur le sujet dans<em>Qui vive. </em>Ensuite parce qu’il y a plus qu’un hiatus entre ce qu’entendait Breton par “renversement de signe” et la lecture qu’en fait Annie Le Brun en 2010. L’existence d’Anders eut été connue de Breton, j’imagine que ce dernier aurait témoigné beaucoup d’estime pour ce militant antinucléaire. Mais même dans le cas où Breton aurait pris durant les années 50 et 60 connaissance de textes alors inconnus du lecteur de langue française, je doute fortement qu’il les eut associés à l’un de ces “grands messages isolés” évoqués dans <em>La lampe dans l’horloge. </em>Nous ne sommes pas dans le même registre, cela parait pourtant évident. <br />Les pages qu’Annie Le Brun consacre à Anders dans <em>Si rien avait une forme ce serait cela </em>me semblent relever de ce que j’appellerais “une prose de nouveau converti”. J’entends là une absence de cet esprit critique dont notre auteure fait habituellement preuve, et qui reste l’un des éléments importants de son “image de marque”. Je tiens d’ailleurs à faire une nette distinction entre ce qu’a pu ou peut écrire Annie Le Brun sur Sade, Jarry, Roussel, et compagnie, des auteurs qu’elle n’a cessé de commenter et de défendre avec talent et conviction dans des pages qui ressortent de la meilleure “critique littéraire”, et ses commentaires lénifiants sur Anders (cela vaut encore plus pour les auteurs de L’Encyclopédie des Nuisances) où nous basculons dans le registre idéologique, voire hagiographique. Cela entraîne par exemple Annie Le Brun à prendre au pied de la lettre une proposition d’Anders selon laquelle “l’immoralité ou la faute aujourd’hui” ne serait pas due à la “malhonnêteté” ou à “l’exploitation” mais résiderait dans “le manque d’imagination”. Celle-ci ajoute-t-elle, toujours commentant Anders, “impliquerait à la fois l’acquiescement à ce qui est et l’impossibilité de s’y opposer”. La cause en étant “la fausse rationalité d’une croyance au progrès”, qui en nous privant d’envisager la fin d’une histoire “à priori sans fin” aboutit à rendre “irréel le concept de négatif”. D’où la remise en cause par un autre biais de la dialectique hégélienne.<br />Les limites de ce texte ne me permettent pas de répondre à la question suivante : Annie Le Brun sollicite-t-elle ou pas le texte d’Anders (il s’agit ici de<em>L’obsolescence de l’homme </em>) ? Il y a cependant quelque chose de spécieux dans ce raisonnement. Le “manque d’imagination” n’explique pas tout, loin de là. Et le mettre en balance avec “l’exploitation” ou “la malhonnêteté” parait hasardeux. Et puis je crains que les prémices ne soient déjà sujettes à caution. En tout cas ce “manque d’imagination” n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde puisqu’Annie Le Brun s’y réfère plusieurs fois dans son livre pour déplorer l’absence d’une “capacité de refus”. Et puis ces “affaissements successifs devant la réalité” contribuent, c’est là où l’auteure veut en venir, à “s’accommoder d’une situation atomique”. En fin de compte, dit en substance Annie Le Brun, les analyses les plus radicales faisaient “figure de diversion devant l’ampleur d’une aliénation, pour le coup spectaculaire”. Il s’agit de la reprise d’une thèse émanant d’anciens radicaux passés avec armes et bagages dans le camp de la critique anti-industrielle. Je parlais d’idéologie un peu plus haut. Nous allons y rester à travers la confrontation avec une certaine actualité.<br />Dans la préface à la réédition (2011) de <em>Perspective dépravée, </em>Annie Le Brun entre plus dans le détail d’une question encore traitée sur le mode philosophique dans les pages de <em>Si rien avait une forme ce serait cela. </em>Son analyse devient exemplaire en ce sens qu’elle franchit le pas séparant l’implicite de l’explicite en matière de catastrophisme. D’abord, contrairement à ce que prétend Annie Le Brun, on ne peut parler d’un “traitement relativement discret réservé à Fukushima” en l’opposant à celui du tsunami thaïlandais de 2004, ou encore (là nous frisons le ridicule) du volcan islandais Eyjafjöll de 2010. Il n’y a pas eu de “disproportion entre les commentaires” pour ce qui concerne Fukushima d’un côté, le tsunami et le volcan de l’autre. Mais laissons là Eyjafjöll, qui n’aura pénalisé que les lignes de transport aériennes et leurs clientèles durant une courte période : ce qui à l’aune des deux autres catastrophes n’a pas grande signification. Le tsunami thaïlandais revêtait un aspect particulièrement spectaculaire avec ces images du raz de marée diffusées en boucle par les télévisions du monde entier. Une médiatisation également due au nombre important de victimes, et à l’effort de solidarité internationale sans équivalent pour venir financièrement en aide aux populations sinistrées. La présence aussi de touristes occidentaux sur la côte thaïlandaise n’a pas été sans amplifier le traitement médiatique du tsunami. Il n’est nullement question de minimiser la focalisation médiatique sur cette catastrophe : les images ne manquaient pas.<br />Celles-ci en revanche ont été beaucoup plus chiches à Fukushima en raison du caractère particulier de la catastrophe et des mesures prises alors par les autorités japonaises. Ceci n’a pas empêché la même focalisation médiatique, voire davantage de commentaires (certes contradictoires) sur la nature de la catastrophe, ses conséquences, et les leçons qui devraient en être tirées. J’y reviendrai. J’en viens à ma seconde objection. C’est également inexact de mettre Tchernobyl et Fukushima sur le même plan en avançant que “les pouvoirs russes et japonais ont (...) <em>pareillement </em>opté pour filtrer l’information, afin de maquiller à la hâte la part flagrante de leur responsabilité”. Ce genre de raisonnement figure en bonne place dans la rubrique des <em>certitudes à bon compte.</em>Compte tenu de ce qu’a été et a représenté Tchernobyl, y compris, par delà la catastrophe même et ses conséquences, la manière dont l’événement a été traité sur le plan médiatique, il n’y a pas d’équivalence. L’exemple du fameux nuage de Tchernobyl qui se serait arrêté à la frontière française, pris alors au sérieux par une partie de la population à la suite d’une expertise digne de figurer dans une anthologie d’un dictionnaire de la bêtise, ne peut plus se reproduire à l’identique (<strong>22</strong>). <br />Quand Annie Le Brun ajoute, que “chaque démenti aura, de part et d’autre, été prétexte à réitérer cette illusion de plus en plus mensongère, au point que, dans les deux cas, l’opinion en est arrivée à ne plus vraiment discerner entre démenti et mensonge”, elle s’arrange avec la réalité pour que les faits viennent corroborer son idéologie catastrophiste. Il y a eu bien évidemment des mensonges et des démentis au sujet de Fukushima : mais qui a pris, en regard des seconds, les premiers véritablement au sérieux ? Une partie du peuple japonais, sans doute. Un certain fatalisme y concourt certainement. Enfin, pour en revenir à Tchernobyl et Fukushima, l’attitude de la bureaucratie encore soviétique en 1986 ne peut être comparée à celle du gouvernement japonais : entre l’opacité de la première et les atermoiements et revirements du second il y a plus qu’une différence. Et puis 25 ans séparent les deux catastrophes. L’histoire ne s’est pas arrêtée, contrairement à ce que prétendent implicitement les catastrophistes. Les débats contradictoires qui ont opposé en France partisans et contempteurs du nucléaire après Fukushima ont davantage posé la question des choix (qu’il faudrait effectuer ou pas) qu’au lendemain de Tchernobyl. Il y eut également de nombreuses manifestations dans le monde contre le nucléaire : ce qu’Annie Le Brun est ici bien obligée de reconnaître. Mais c’est bien la seule concession qu’elle puisse quand nous lisons ensuite que “la gravité de Fukushima (...) a pu paraître incertaine, alors que celle-ci est en train de dépasser tout ce qu’on a pu imaginer”. Incertaine pour qui ? Les partisans du nucléaire, bien évidemment. Ont-ils été les seuls à se faire entendre ? Bien sûr que non. Ce “déni de réalité” n’est pas exprimée simplement au détour d’une phrase puisqu’Annie Le Brun insiste sur cette “disproportion” (entre la gravité de la catastrophe et sa perception). C’est pourquoi le terme “neutralisation” (déjà utilisé avec des fortunes diverses dans <em>Si rien avait une forme ce serait cela </em>au sujet du “noir” ou du “négatif”) reprend du service pour désigner “l’événement Fukushima”.<br />Le problème s’avère plus complexe et plus pernicieux que ceux qui se contentent comme Annie Le Brun (et les catastrophistes) de décrire une opinion publique uniquement ballottée entre les mensonges et les démentis des gouvernants (et de leurs experts). D’abord, même pour quelques uns de ceux-ci, une politique nucléaire n’est pas une fatalité. Ou qu’il serait possible de s’en passer à condition de pouvoir s’en donner les moyens. L’exemple allemand le prouve. La France a de longue date fait un choix inverse. Le débat n’en n’est donc que plus vif. En tout cas le lobby nucléariste n’a eu de cesse d’argumenter qu’une catastrophe de la nature de Fukushima ne pouvait se produire en France. Mais il n’est nullement certain qu’on l’ait cru. C’est également toute la différence avec l’après Tchernobyl : les discours rassurants et lénifiants de ces experts (ou prétendus tels) convainquent de moins en moins de monde. Mis à part le fait que “tout va de mal en pis” nos concitoyens n’ont plus vraiment de certitudes, dans le domaine du nucléaire ou ailleurs. La réalité s’avère plus triviale qu’il n’y paraîtrait. Le principal argument aujourd’hui en faveur du nucléaire repose une forme de chantage : le maintien du niveau de vie, lequel en pâtirait si l’on sortait du nucléaire. Vrai ou faux cela renvoie une fois de plus à la question des choix : celui du monde dans lequel nous voulons vivre. Y répondre en arguant que nous aurions à ce point investi et intégré la “réalité atomique” que cette question n’a plus lieu d’être posée, porte la signature du catastrophisme. J’ajoute, comme je l’ai plus haut indiqué, pour conclure ce commentaire sur la préface à <em>Perspective dépravée</em>, que pour l’idéologie catastrophiste les faits doivent correspondre au discours (catastrophiste) : si ceux-ci contredisent celui là, on ne les reconnaîtra pas pour ce qu’ils sont mais pour ce qu’ils devraient être.<br /><br />A vrai dire, dans le cas particulier d’Annie Le Brun, l’intéressée ayant d’autres cordes à son arc, cela ne porterait pas tant à conséquence si ce catastrophisme là ne s’élargissait à tous les domaines de la création et de la pensée plus généralement. C’est d’autant plus surprenant et regrettable que, parallèlement, depuis la parution de <em>Si rien avait une forme ce serait cela </em>surtout, Annie Le Brun ne faisait allégeance sur un mode dépourvu de tout esprit critique à Günther Anders et aux auteurs de l’Encyclopédie des Nuisances. Elle ne nous avait pas habitué à ce genre de révérence. Il est toujours décevant de voir un auteur que l’on rangeait parmi les esprits plus libres de ce temps se mettre à la remorque d’un courant de pensée à ce point éloigné de l’esprit des lignes suivantes, pour ne s’en tenir qu’à ce seul exemple, extraites de <em>Appel d’air </em>(<strong>23</strong>): “Où ailleurs que dans l’utopie trouvons-nous cette distance permettant d’excéder autant ce qui est réfléchit que ce qui est imaginé, pour retrouver dans le mouvement même du désir ce qu’il a d’irréductible à toute détermination idéologique ? En ce sens l’utopie ouvre au coeur de l’espace social la perspective infinie que la poésie ouvre au coeur des êtres et des choses”.<br />Que reste-t-il de cette poésie “noire” du XIXe tant célébrée jadis par Annie Le Brun ? Il semblerait qu’à la suite de Lautréamont, sensiblement revu à la baisse en 2010, Baudelaire et Rimbaud l’aient rejoint dans ce purgatoire. Que reste-t-il du surréalisme ? Seuls Sade, Jarry, Roussel (plus Hugo, curieusement) restent en grâce.<br />Il n’y aurait plus de poètes ? Et Franck Venaille alors (pour ne citer que lui) ? Et <em>La descente de l’Escaut </em>? Comment peut-on passer à côté de ces poèmes là, et d’autres, qu’Annie Le Brun entend délibérément ignorer ? Il y aurait beaucoup à dire sur la disparition de l’art et de la poésie. C’est à la fois vrai et faux. Il faudrait reprendre la question sous un tout autre angle pour tenter d’y répondre. Mais se tenir ainsi “droite dans ses bottes” s’accompagne d’une bien étrange cécité. On se souvient que Pasolini, selon le pertinent commentaire de Didi-Hubermann, avait perdu vers le milieu des années 70 la capacité de voir ce qui pourtant n’avait pas disparu. Cela ne vaut-il pas également pour Annie Le Brun ?<br />Dans <em>Si rien avait une forme ce serait cela, </em>Annie Le Brun cite les vers célèbres d’Hölderlin (“Mais là où il y a danger, là aussi / Croît ce qui sauve”) en se contentant de s’y référer à travers un propos d’Heidegger. Ces vers auraient mérité un meilleur sort. Dans <em>Perspective dépravée, </em>ouvrage qui se situe sur une ligne de crête, le lecteur avait encore la possibilité de se tourner en direction de l’un des deux versants pour en entendre quelque écho. Vingt ans plus tard, ces vers n’ont plus grande signification quand la certitude du pire balaie définitivement le champ du possible (et même celui de l’impossible) au prétexte que la question des choix, une fois de plus, ne se poserait plus. Depuis Hölderlin il y a pourtant manière et manière d’affronter la catastrophe sans pour autant céder au catastrophisme (comme l’exprimait encore <em>Perspective dépravée</em>). Quitte à privilégier une stratégie de retournement ou de <em>détournement </em>(pour utiliser un mot qu’Annie Le Brun en est arrivée à détester).<br /><em>Une catastrophe </em>est un très court film de Jean-Luc Godard réalisé en 2008 (il n’excède pas la minute et peut être comparé à un aphorisme musical d’Anton Webern) comportant les quatre cartons suivants (Une catastrophe - C’est la première - Strophe d’un poème - D’amour) sur des images empruntées au<em>Cuirassé Potemkine </em>d’Eisenstein et au film de Robert Siodmak <em>Les hommes le dimanche </em>(sur une bande son où l’on entend les halètements d’un joueur de tennis, des bruits d’explosions, le texte d’une chanson allemande du XVIIIe siècle, et quelques mesures de piano du premier thème des <em>Scènes d’enfants </em>de Robert Schumann). Comme l’a écrit pertinemment Cyril Neyrat : “Godard a retourné le retournement. Déplacée de la fin au début, la catastrophe fait basculer du négatif au positif, du massacre du peuple sur les escaliers d’Odessa au baisers de deux jeunes berlinois un dimanche de 1929”.<br />Dans le même esprit, neuf ans plus tôt, l’une des chansons d’un disque scandaleusement passé à la trappe (cet album de Jean Guidoni, intitulé “Fin de siècle”, comporte également l’admirable <em>J’habite à Drancy, </em>chanson qui évoque la déportation des dizaines de milliers de Juifs détenus à Drancy, mais également cette autre forme de barbarie, plus douce celle-là, qui “concentre” des populations démunies en banlieue, à Drancy ou ailleurs), cette chanson donc, <em>Une valse de 1937 </em>(écrite comme toutes les chansons de ce disque par Pierre Philippe, ici sur une belle musique de Romain Didier), revisite à sa façon les vers d’Hölderlin. Elle retrace avec un brio confondant et une virtuosité érudite le quotidien en 1937 de trois couples d’amoureux : à Suresnes, Moscou et Berlin. L’apparente ambiguïté de cette “mise à plat”, celle des couplets décrivant ce quotidien, se trouve corrigé par un refrain (“Tant qu’il restera un faubourg / Tant qu’il restera un dimanche / Et rien qu’une fille en robe blanche / On pourra vivre d’amour”) qui s’enrichit chaque fois d’éléments susceptibles de remettre en perspective le couplet précédent. On ressent à l’écoute de <em>Une valse de 1937 </em>une profonde mélancolie à la hauteur du tragique qui sourd derrière les épisodes moscovites et berlinois, mais aussi comme dans le film miniature de Godard ce quelque chose d’autre qui permettrait de retourner le négatif en positif : le très grand talent de Pierre Philippe n’y étant pas étranger (<strong>24</strong>).<br />Enfin, pour conclure, y compris comme contrepoint des pages précédentes, j’aimerais citer les lignes suivantes que Michel Surya m’adressait en 1994 (en réponse à une enquête sur “Quelques unes des causes des malheurs de nos contemporains”), un propos qui m’avait à l’époque laissé perplexe, mais dont la tonalité nietzschéenne parait aujourd’hui conclure au plus juste ce petit essai : “Avec ce qui est, je ne vois pas quel désaccord je puis avoir qui ne m’engage dans le désir d’un autre monde possible. Je m’en tiens, avec Nietzsche à un entier assentiment à ce qui est, quelque tragique que soit ce qui est, quelque tragique que ne puisse manquer d’être tout ce qui est”.</p>
<p align="RIGHT">Max VINCENT<br />décembre 2012</p>
<p><br /><br /><br /><br />(1) Riesel et Semprun rendent ici sans le savoir hommage à Fernand Raynaud. Des lecteurs se souviennent certainement du sketch <em>Le fût du canon, </em>et de la réponse apportée par l’humoriste à la question suivante : “combien de temps met le fût du canon pour refroidir lorsque l’obus est sorti du fût ?” <br /><br />(2) Dans les “remerciements” en fin d’ouvrage figure le nom de Bertrand Louart avec la mention “pour ses critiques lucides vis à vis de l’héritage situationniste “orthodoxe””. Ceci renseigne déjà sur la nature et le contenu de cette “lucidité” et la manière dont cette histoire va nous être racontée après 1972.<br /><br />(3) En particulier <em>L’histoire de l’Internationale Situationniste </em>de Jean François Martos, publié en 1989 aux Éditions Gérard Lebovici. Citons également le site “Les amis de Nemesis” : http://www.lesamisdenemesis.com/<br /><br />(4) Lire sur le sujet le texte que j’ai consacré à Michéa, <em>Cours plus vite Orphée, Michéa est derrière toi ! </em>: http://www.lherbentrelespaves.fr/michea.html<br /><br />(5) <em>Du temps que les situationnistes avaient raison </em>:<br />http://www.lherbentrelespaves.fr/html-textes/edn.html<br /><br />(6) Chez un certain Jeffrey Herf, précise Marcolini dans une note de bas de page : l’ouvrage traitant de cette question n’a pas été traduit en français.<br /><br />(7) Annie le Brun retient surtout les pages traitant de la “société connexionniste” ou de “réseaux”. Elle ne mentionne pas le concept de “critique artiste”. <br /><br />(8) Lire sur le sujet le texte <em>DSK et les neveux français de l’oncle Sam </em>(http://www.lherbentrelespaves.fr/desk1.html) sur le site “l’herbe entre les pavés”.<br /><br />(9) Voilà de quoi offusquer qui se dit “de gauche” (et même, pour certains “de droite”), après la composition paritaire du gouvernement Ayraud, un exemple qui semblerait faire des petits dans la société française. Peu me chaut que dans les sphères du pouvoir l’on distribue à part égale les places et les prébendes aux deux sexes. Ce n’est en définitive qu’un cache-sexe pour masquer l’inégalité évoquée ci-dessus. Nous sommes et restons dans le registre du symbolique. On remarque, comme le soulignait récemment la sociologue Nathalie Heinich au sujet de l’Association française de sociologie (où elle s’était opposée à un article de règlement visant à la mise en oeuvre de la parité entre hommes et femmes au sein du cercle dirigeant de l’association), que les sociologues hommes adoptent une position suiviste ou du genre profil bas dans ce type de discussion. Donc il y aurait dans certains milieux “progressistes” ou intellectuels comme un interdit à se positionner contre la parité pour ne pas être suspecté de sexisme. On comprendra, j’espère, que je suis totalement indifférent au fait que les gouvernements, conseils d’administration, instances dirigeantes de toutes sortes, soient majoritairement composées d’hommes ou de femmes.<br /><br />(10) Nous conseillons à Christine Delphy d’aller sur le site du capitaine Jacques Levinet. Ce dernier, “pour répondre à une demande de plus en plus importante de femmes peu sportives et récalcitrantes aux sports de combat (...) a mis au point une méthode spécifique à leur intention pour se défendre sans un entraînement assidu contre les agressions”. Les femmes, précise-t-il, pouvant parmi les objets usuels qu’elles ont sous la main utiliser leurs talons aiguilles comme arme de défense. <br /><br />(11) Les guillemets sont de rigueur pour se garder d’entrer dans une querelle qui ne nous concerne pas. C’est vouloir reconnaître que les habituels adversaires de la dite affirmation communautaire, les républicains, usent et abusent du vocable communautarisme à des fins stigmatisantes. En même temps on reconnaîtra que parler d’affirmation ou de revendication communautaire relève un tant soit peu d’un euphémisme. Donc les guillemets s’imposent.<br /><br />(12) Un article de Pierre Tevanian (“Les nouveaux chiens de garde”), mis en ligne sur le site de LMSI en décembre 2011, témoigne de l’évolution du collectif Les Mots Sont Importants. Pierre Tevanian et Sylvie Tissot, ses deux animateurs, s’étaient fait connaître en 1998 par un livre utile et bienvenu (<em>Mots à maux : dictionnaire de lepenisation des esprits </em>) qui démontait des discours d’hommes politiques, de médias et d’intellectuels participant peu ou prou, involontairement ou volontairement, à cette “lepenisation des esprits”. La forme dictionnaire permettant de se doter d’un argumentaire à multiples entrées en réponse aux rhétoriques xénophobe, raciste et discriminatoire. Treize plus tard, l’alignement de Tevanian sur les positions défendues par les Indigènes de la République l’entraîne à ce colleter avec les ennemis de ce mouvement antiraciste (ici l’Alliance Générale contre le Racisme et pour le respect et l’Identité Française et chrétienne, laquelle venait de traîner devant les tribunaux la porte parole des Indigènes pour l’utilisation par ces derniers du terme “souchien”, jugé offensant et raciste) tout en se situant sur le terrain sémantique de l’AGRIF : Tevanian, en l’occurrence, traitant les membres de cette alliance de “chiens de garde de l’ordre blanc”. Pour rester dans cette verve canine (via le compagnonnage le LMSI avec Christine Delphy), Tevanian qualifie par ailleurs certains gauchistes de “chiens de garde de la domination masculine et/ou de l’ordre hétérosexuel”. Même Pierre Desproges n’échappe pas à l’ire de LMSI, puisque, citation à l’appui (“On ne m’ôtera pas de l’esprit que, pendant la Seconde guerre mondiale, de nombreux Juifs ont eu une attitude carrément hostile à l’égard du régime nazi. Les allemands de leur côté cachaient mal une certaine antipathie à l’égard des Juifs. Mais ce n’était pas une raison pour exacerber cette antipathie, en arborant une étoile jaune sur sa veste pour bien montrer qu’on est pas n’importe qui”), Tevanian estime que ce sketch relève d’un “niveau d’abjection” témoignant d’une méconnaissance de “la réalité des rapports d’oppression, lorsqu’on définit le racisme comme un simple sentiment d’hostilité, et que de ce fait on renvoie dos à dos les oppresseurs et les opprimés”. Bigre ! On était loin de se douter qu’une même logique, comme l’article le précise, était à l’oeuvre chez Desproges et à l’AGRIF. Plus loin Tevanian en rajoute une couche quand Pierre Desproges devient l’un des représentants de cette tendance fâcheuse “qu’ont les dominants à expliquer aux dominés qu’ils ont raison de se révolter mais qu’ils doivent le faire d’une manière plus <em>polie, </em>patiente civilisée”. Étonnant non ? Ce n’était pas inutile de citer entièrement le propos desprogien pour le mettre en regard de ces quelques lignes, complètement hors sujet pour rester poli. A croire que l’humour noir ne serait pas prisé par Tevanian parce que... noir ? L’humour noir (voire l’humour tout court) est-il raciste dés lors que l’on parlerait des Noirs, des Arabes, des Juifs, des femmes, des homosexuels ? Je conseillerais à Tevanian la lecture de l’<em>Anthologie de l’humour noir </em>d’André Breton : rien de tel pour se remettre les idées en place.<br /><br />(13) <em>Remarques sur les émeutes de l’automne 2005 dans les banlieues françaises </em>: (http://www.lherbentrelespaves.fr/html-textes/remarques.html). Tout comme Fargette je réponds de manière critique, entre autres considérations, à l’ouvrage précité de Moulier-Boutang, mais il ne s’agit pas exactement de la même critique.<br /><br />(14) Il importe de lire la réponse de Yves Coleman pour se faire une idée plus précise des raisons de cette polémique : http://www.mondialisme.org/spip.php?article1811<br /><br />(15) C’est d’autant plus savoureux de trouver pareille référence sous la plume de M. Fargette que la petite frappe UMP, le dénommé Copé, vient en cette fin d’été 2012 abonder dans le sens du rédacteur du <em>Crépuscule du vingtième siècle </em>avec des retombées médiatiques à rendre jaloux le Pen père et fille, les vulgarisateurs de la formule.<br /><br />(16) Ceci étant précisé dans un “Compte rendu d’une discussion sur le livre <em>Votre révolution n’est pas la mienne </em>“ : discussion de 2001 à laquelle participait un certain GF (initiales permettant de retrouver l’un des protagonistes de la seconde partie de ce texte).<br /><br />(17) En attendant, j’aimerais citer un ouvrage paru en 2012, <em>Paris est un leurre. </em>L’auteur, Xavier Boissel, dans l’épilogue d’une investigation (celle de la reconnaissance sur le terrain du projet vers la fin de la Première guerre mondiale d’un “faux Paris”, situé en dehors de la capitale, destiné à leurrer l’aviation allemande) l’ayant entraîné à quelques “perspectives pessimistes”, n’en discerne pas moins (le relevé de cette “déréliction” effectué et l’hypothèse d’une “défaite” évoquée), paradoxalement, une autre “saisie du monde” : laquelle “peut ouvrir la voie non seulement à une compréhension d’autres phénomènes, plus amples, mais encore à une forme de “”sauvetage” de ce monde falsifié”. Et Boissel ajoute : “Faire pièce à cette falsification, recueillir des éléments avant même qu’ils ne s’agrègent, ne se figent, c’est retourner notre regard sur l’unité secrète qui le gouverne”. Voilà qui nous ramène, depuis “les fragments ternis” que la vie retient, ou cet “autre <em>regard </em>“ qui feuillette les “irrégularités du monde” et met au jour “ses déchets”, à des considérations benjaminiennes qui ne sont pas sans entrer en résonance avec notre proposition de “survivance, malgré tout”.<br /><br />(18) Texte mis en ligne sur le site de “l’herbe entre les pavés” : http://www.lherbentrelespaves.fr/surrea.html<br /><br />(19) Des références négatives concernant Debord et les situationnistes étant mentionnées dans notre texte, je ne citerai que les passages suivants extraits d’<em>Appel d’air </em>et de <em>Qui vive.</em> <br />“Il me plaît de reconnaître là, entre ceux qui auront tourné dans la même nuit, dévorés par le même feu, les silhouettes fort dissemblables d’Arthur Cravan et de Guy Debord (...) Simplement de loin, de très loin, on dirait que leurs gestes, qui ne coïncident pas, évoquent pourtant la même certitude de ne jamais arriver et la même insouciance à risquer ce qui vaut encore raisonnablement la peine”.<br />“C’est pourquoi, à l’irresponsabilité poétique (...), je ne craindrai pas d’opposer une <em>responsabilité poétique, </em>indissociable de la quête qui aura par exemple entraîné les surréalistes vers l’automatisme, comme une trentaine d’années plus tard, les situationnistes vers la pratique de la “dérive”. Quête de toux ceux qui obéissent au désir de savoir où il en sont avec le temps, à la seule fin d’inventer leur temps”.<br />“Dans les années où Guy Debord écrivait ces lignes comme la critique de son film <em>In girum imus nocte et consumimur igni, </em>je ne sais personne pour avoir mieux mené le projet même de la poésie de redonner à la parole sa plus grande efficience”.<br />“Entre “le secret pour opérer un tremblement de terre” (...) dont parle Sade dans <em>La Nouvelle Justine, </em>et les “secrets pour changer la vie” de Rimbaud, ou encore de Debord “la formule pour renverser le monde”, il y a une infinité de répercussions analogiques à provoquer comme une infinité des moyens, allant du plus sérieux de l’insoumission à l’humour du plus irréel des bouleversements, pour mener à la même fin d’une subversion sans fin”.<br /><br />(20) Pour être complet il faut rappeler que Debord n’a jamais accordé d’interview à un journaliste, ni ne s’est exprimé dans un média quelconque, et qu’il n’est jamais passé à la radio ni à la télévision. On ne trouvera pas d’équivalent chez quelqu’un de la notoriété (venue sur le tard certes) de Guy Debord. L’hostilité dont il est en but de longue date vient en partie de là. On ne saurait en dire autant d’Annie Le Brun qui, outre sa présence de temps à autre sur les ondes de France-Culture (ce qui n’est pas un reproche), n’a pas hésité à répondre favorablement à plusieurs sollicitations télévisées. Lors de son dernier passage chez Pivot en 1988 il paraissait évident que quelques unes des questions l’agaçaient, mais après tout elle jouait le jeu.<br /><br />(21) On relève un certain flottement chez Annie Le Brun autour de la poésie <em>noire </em>du XIXe siècle. Comme quoi des auteurs que l’on croyait pourtant bien défendus contre une certaine “haine contemporaine de l’art et la poésie”, dissimulée en quelque sorte derrière une critique de la modernité, peuvent au fil des années devenir sensibles à l’argumentation que l’on retrouve par exemple au chapitre X de <em>Défense et illustration de la novlangue française </em>de Jaime Semprun.<br /><br />(22) En novembre 2012, l’intéressé, le professeur Pellerin, a été innocenté des accusations de “tromperie et tromperie aggravée” par la Cour de cassation de Paris : ce qui prouve la puissance du lobby nucléaire dans l’hexagone mais ne change rien sur le fond.<br /><br />(23) La préface de l’édition de poche d’<em>Appel d’air </em>(Verdier poche) parait significative de l’écart qui sépare l’Annie Le Brun de 2011 de celle de 1988. On comprend que certaines pages du livre lui restent en travers de la gorge plus d’une vingtaine d’années plus tard. Mais plutôt que de s’y confronter elle préfère s’interroger sur “l’efficience” de cette “parole (...) dés lors qu’il parait nécessaire de la réitérer”. On peut reconnaître la légitimité de son interrogation (si ce que pareille parole “visait n’a pas été atteint, pourquoi y réussirait-elle des années après ?”) tout en ajoutant que celie-ci lui permet de ne pas aborder les passages “litigieux” de son livre<em>. </em>Certes elle y répond indirectement en précisant que la marche du monde depuis 20 ans et la “gravité de la situation” qui en résulte sont venues par exemple démentir des pages un peu trop versées dans “l’insurrection lyrique”. Mais cela reste un peu court.<br />Cependant, le passage suivant (“Car, au cours des vingt dernières années, force est de le constater, rien n’est venu s’opposer véritablement à l’ordre des choses. A tel point que presque tous ceux qui prétendaient mener une critique sociale ne se sont nullement rendu compte de l’anachronisme de leurs armes. Trop occupés à sacrifier au rituel de leur rhétorique dont le succès aura été inversement proportionnel à son peu de prise sur le présent, ils ont continué de ne pas s’apercevoir que la donne avait complètement changé. Il ne leur est même pas venu à l’esprit de considérer d’un oeil critique avec quelle facilité leur production “révolutionnaire” prenait place sur les gondoles des grandes surfaces de la librairie parmi les livres à succès”) entraîne le lecteur à poser deux questions. De qui parle Annie Le Brun ? Depuis 20 ans on ne voit pas quelle “production révolutionnaire” aurait eu un tel succès. Ce type de discours à vide sur cette figure fictive de “révolutionnaire” ou de “radical” ne m’est pas inconnu. D’ailleurs, la mention dans la foulée de “L’encyclopédie des Nuisances” et de “Paul Jorion” (bienvenu au club !), qui eux poursuivent “avec une tout autre rigueur une réflexion sur un “capitalisme à l’agonie” comme sur le chaos idéologique en train de l’accompagner”, dispense le lecteur d’aller chercher plus loin le modèle. La seconde question porte sur le constat d’Annie Le Brun : cette donne a-t-elle changée à ce point ? Elle a bien entendu changé mais pas dans les termes mêmes de notre auteure. Qu’est ce qui a le plus changé en vingt ans : ce monde ou Annie Le Brun ? <br />Ce n’est pas tant ce “revirement” qui provoque le malaise à lire cette courte préface que le ressentiment qui sourd derrière le propos d’Annie Le Brun. N’est-elle pas implicitement en train de remettre en cause ce pourquoi nous la lisons depuis <em>Lâchez tout, </em>qui se confondait principalement avec la défense et illustration d’une “subversion poétique” à laquelle Annie Le Brun aura plus que d’autres apporté sa contribution. Aujourd’hui, en se rejoignant le camp des partisans de l’expression contemporaine d’un “nihilisme passif”, ne scie t-elle pas la branche sur laquelle elle se trouvait installée durant les années 60 lors de son adhésion au groupe surréaliste ? <br /><br />(24) Se reporter aux entrées Pierre Philippe, Jean Guidoni, Juliette du <em>Dictionnaire raisonné de la chanson française au XXe siècle </em>: http://www.dicochansons.fr/index-html (concocté par l’auteur de ces lignes)</p>Cours plus vite Orphée, Michéa est derrière toi !urn:md5:319898b775507c491c65b061ef495e2c2011-11-01T13:42:00+01:002013-06-17T17:52:19+02:00Max VincentCritique socialeDebordEDNGaucheMicheaOrwellParti Communiste <p>.</p>
<p><span style="text-align: -webkit-center;">“Dites à ce Michéa qu’il cesse de tousser : j’ai arrêté de </span><br style="text-align: -webkit-center;" /><span style="text-align: -webkit-center;">fumer depuis un certain temps déjà ! ”</span><br style="text-align: -webkit-center;" /><span style="text-align: -webkit-center;">George ORWELL</span></p>
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<p> Depuis trois ans nous étions sans nouvelles de Jean-Claude Michéa. De la part d’un philosophe publiant un livre chaque année (<em>lmpasse Adam Smith </em>en 2006, <em>L’empire du moindre mal </em>en 2007, <em>La double pensée </em>en 2008) il y avait de quoi s’interroger. En prenant sa retraite de professeur Michéa avait-il mis fin à celle d’essayiste ? S’était-il finalement dérobé devant les sollicitations de son éditeur pour se consacrer plus entièrement à ses hobbies et passions : du football aux plaisirs des plages montpelliéraines, sans oublier les rencontres avec des “gens ordinaires”. Pensait-il avoir “tout dit” dans ses précédents ouvrages (le dernier en date représentant une sorte de digest de la pensée michéenne) ? <br />
La parution cet automne 2011 d’un livre intitulé <em>Le complexe d’Orphée : la gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès </em>met un point final à ces supputations. Michéa revient une nouvelle fois à la charge pour fustiger le libéralisme, la gauche, le progrès et tutti quanti dans, lit-on en quatrième de couverture, “un essai scintillant, nourri d’histoire, d’anthropologie et de philosophie”. A vrai dire cet ouvrage n’apporte rien de fondamentalement nouveau à la pensée michéenne. Le lecteur familier du philosophe retrouve dans ce <em>Complexe d’Orphée </em>les thèmes chers à l’auteur et ses habituelles têtes de turcs. Dans un essai (<em>Réflexions partielles et apparemment partiales sur l’époque et le monde tel qu’il va </em>) mis en ligne sur le site “L’herbe entre les pavés” en janvier 2010, j’avais consacré un sous-chapitre (“Mode d’emploi pour saborder la flottille michéenne”) aux écrits de Jean-Claude Michéa. Je le reproduis intégralement à la suite de cette première partie (la partie 2 donc). D’autres pages, extraites du chapitre “Mai 68, encore”, viendront compléter les précédentes (la partie 3). Puis-je conclurai sur le mode “A quoi sert Michéa” (la partie 4). <br />
La nouveauté de ce <em>Complexe d’Orphée </em>doit d’abord être recherchée dans le traitement d’une certaine actualité (l’identité nationale, l’affaire Zemmour) depuis la parution de <em>La double pensée, </em>puis en second lieu à travers les nombreuses pages consacrées à un sujet que Michéa n’avait auparavant qu’effleuré : l’affaire Dreyfus signant pour lui la naissance de la gauche moderne. Je lui répondrai. Je reviendrai également sur quelques aspects périphériques (dont le populisme) qui feront l’objet de plus longs développements dans la seconde partie. Enfin la réception médiatique, journalistique, webmatique du <em>Complexe d’Orphée </em>élargit un tant soit peu le lectorat de Michéa. On verra en quoi et pourquoi.<br />
Avant d’en venir à l’ouvrage proprement dit, faisons un tour en librairie. On y découvre ce <em>Complexe d’Orphée </em>revêtu d’un bandeau portant l’inscription suivante en lettres majuscules : MICHÉA L’INCLASSABLE. On ne sait s’il faut féliciter les Éditions Climats pour cette trouvaille publicitaire ou la maison-mère, les Éditions Flammarion (dont on rappelle qu’elles déclenchèrent la plus importante opération de marketing littéraire connue à ce jour dans l’hexagone lors de la parution du roman <em>Les particules élémentaires </em>de Michel Houellebecq). Cette manière de vendre l’auteur-maison des Éditions Climats viserait à priori un public peu sensible (ou moins sensible) au marketing littéraire que celui qui achète chaque automne les prix littéraires. On le vendra par conséquent sur un mode qui puisse satisfaire cette clientèle. MICHÉA L’INCLASSABLE, donc : un auteur qui ne serait pas réductible à l’une ou l’autre idéologie, à l’une ou l’autre chapelle, à l’une ou l’autre posture, à l’un ou l’autre clan, etc. Pourtant comme on le vérifiera plus tard il s’agit sans contestation possible d’une publicité mensongère. Voilà pour l’emballage.<br />
Nous relevions plus haut que ce livre n’apportait rien fondamentalement de nouveau à la pensée de l’auteur. A sa décharge, si l’on peut dire, les dix chapitres composant ce <em>Complexe d’Orphée </em>sont autant de réponses aux questions posées par un universitaire canadien : à savoir “la version entièrement remaniée et considérablement amplifiée de cet entretien initial”. Il fallait cependant une accroche pour présenter le tout sous un jour inédit. Et ainsi appâter les journalistes susceptibles d’écrire un article sur cet ouvrage. Michéa va donc se référer à l’un des épisodes les plus connus de la mythologie grecque : celui où Orphée descendu au royaume des morts pour y rechercher Eurydice réussit à convaincre Hadès de le laisser repartir en compagnie de son épouse pour retrouver le monde des vivants. Hadès y met cependant une condition : Orphée à aucun moment ne se retournera pour jeter un regard sur Eurydice. On sait ce qu’il s’ensuivit.<br />
“Puisque tout essai doit avoir un titre”, écrit Michéa, celui-ci s’appellera <em>Le complexe d’Orphée </em>eu égard “ce faisceau de postures <em>à priori </em>et de commandements sacrificiels qui définit - depuis bientôt deux siècles - l’imaginaire de la gauche progressiste”. Mais encore ? L’homme de gauche, à l’instar d’Orphée, “est en effet condamné à gravir le sentier escarpé du “Progrès” (...) sans jamais pouvoir s’autoriser ni de plus léger repos (...) de de moindre regard en arrière”. Pourtant, sans vouloir anticiper sur la véracité ou pas de ce propos, nous relevons tout d’abord que Michéa ne file pas la métaphore jusqu’au bout. A travers la façon dont il interprète et réécrit le mythe aujourd’hui Orphée ne se retourne pas. D’où ce ressassement (pour le lecteur qui pratique Michéa depuis une dizaine d’années) sur “la fascination béate pour tout ce qui est nouveau” (de l’homme de gauche) et son “étonnante incapacité philosophique - et le plus souvent psychologique - à tisser le moindre rapport positif avec son passé”. Certes, certes, certes, mais Eurydice dans l’histoire ? Michéa l’escamote purement et simplement. Cela parait incompréhensif. Orphée sans Eurydice ! Peut on imaginer Philémon sans Baucis, Abélard sans Héloïse, Tristan sans Iseult, Erckmann sans Chatrian, Roux sans Combaluzier, Laroche sans Migennes !<br />
S’agissant de Michéa, en regard de pages écrites dans ses autres ouvrages sur le matriarcat (et de celles que l’on peut trouver à ce sujet dans <em>Le complexe d’Orphée </em>) il y aurait peut-être une explication. Pour le lecteur qui l’ignorerait Michéa figure parmi les plus farouches contempteurs du matriarcat (dans le <em>Complexe d’Orphée, </em>encore, il évoque de “féroces figures maternelles”). Proposons l’hypothèse suivante. Eurydice (avant d’être mordue par un serpent le soir de ses noces) aurait recueilli la semence d’Orphée et serait ainsi devenue “grosse des œuvres” de ce dernier. Ovide n’évoque pas que nous sachions une quelconque grossesse, pourtant dans la version filmée de Cocteau Eurydice se retrouve enceinte. Cette explication vaut ce qu’elle vaut. Mais tirer des plans sur la comète depuis le mythe d’Orphée en supprimant Eurydice parait encore plus discutable. Un Orphée qui se retourne (la gauche donc) remettrait en cause le titre du livre et les propos caricaturaux et univoques de Michéa sur l’association gauche / progrès.<br />
On me répondra que cela vaut uniquement pour la préface : dans les chapitres suivants Michéa apporterait les réponses voulues comme le suggère la quatrième de couverture. Parlons en. Je cite entièrement ce passage : “Voudrait-il (Orphée) enfreindre ce tabou - “c’était mieux avant” - qu’il se verrait automatiquement relégué au rang de Beauf, d’extrémiste, de réactionnaire, tant les valeurs des gens ordinaires sont condamnées à n’être plus que l’expression d’un impardonnable “populisme””. Mais de quel tabou nous entretient-on ici ? Le “c’était mieux avant” peut-il raisonnablement correspondre à “un système d’interdictions de caractère religieux appliquées à ce qui est considéré comme sacré ou impur” ou à une “interdiction rituelle” <a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/11/./michea.html#note1">(1)</a>. Cela parait plutôt tiré par les cheveux (à croire que Michéa confondrait Orphée et Eurydice avec Lycos et Dircé). Du mot “tabou” ou de l’expression “c’était mieux avant” l’un est de trop. Si l’on conserve les deux la phrase n’a plus grand sens. Le “c’était mieux avant” appartient à ce stock de petites phrases vieilles comme le monde. “C’était mieux avant”, pour ne citer que cet exemple, disaient les uns, menés par Boileau, lors de la fameuse querelle des anciens et des modernes, aux autres, regroupés derrière Perrault. Doit-on ajouter que dans ce cas de figure les modernes avaient raison ? Ceci pour dire que l’approximation relevée dans la quatrième de couverture n’est pas un résumé défectueux mais traduit l’incapacité dialectique de Michéa à se colleter avec la notion de progrès (l’association Orphée - la gauche en étant le dernier avatar). Nous l’aborderons d’une manière plus générale dans la seconde partie. Et puisque Michéa regrette l’école du temps de sa jeunesse, nous le coiffons ici d’un bonnet d’âne tout en lui demandant de recopier cent fois : “J'ai perdu mon Eurydice”.<br />
On ne quitte pas ce sujet lorsqu’on relève sous la plume de Michéa, en référence à ce qu’il nomme, “l’esprit progressiste” de notre époque, “la certitude obsessionnelle qu’aujourd’hui tout va forcément pour le mieux”. De quel coté se trouve l’obsession ! Dans quelle planète vit donc Michéa pour refuser de voir et d’entendre ce que chacun peut vérifier empiriquement ? De plus en plus, y compris dans l’ancien camp progressiste, nos concitoyens pensent bien au contraire que cela va de mal en pis. Et que le pire est encore à venir. Si cet “esprit”, pour essayer de comprendre, ne se retrouve que chez les intellectuels et les politiciens de gauche, Michéa force une fois de plus la barque pour les besoins de sa démonstration. Il va jusqu’à écrire que la nostalgie, pour ceux-ci, serait “un sentiment réactionnaire et fasciste par excellence (...) le crime qui contient tous les crimes” (sic). Des noms Michéa ! Ici ce n’est plus de l’exagération. Je laisse le soin au lecteur de trouver le mot adéquat. Dans le même registre : le progressiste (appelé dans une autre page “Robinson des temps modernes”) qui a pourtant comme tout un chacun un “passé familial” (lequel s’inscrit dans une “généalogie donnée”), ce progressiste donc serait affligé selon Michéa d’une “philosophie officielle” lui interdisant de “prendre en charge” ce passé “et de l’assumer”. Damned ! Faut-il en rire ou alors procéder par injonction thérapeutique : Robinson, sur le divan !<br />
J’avais précédemment trouvé un peu courte l’analyse de Jean-Claude Michéa sur ce qu’il appelait “l’inscription massive du mouvement socialiste dans le camp de la gauche”, ou plus précisément “un compromis historique passé entre la gauche et le mouvement socialiste lors de l’affaire Dreyfus”. On ne savait pas bien de quel compromis il s’agissait, ni de qui composait cette gauche. Je précisais également que cette “thèse” pouvait avoir été inspirée à Michéa par Louis Janover, pour qui l’affaire Dreyfus “clôt en quelque sorte l’ère de la Sociale et lève le rideau sur la scène de la politique”. Michéa, dans <em>Le complexe d’Orphée, </em>apporte des explications. C’est pour ainsi dire la véritable nouveauté de son livre. Dés la première phrase de sa préface cette question se trouve abordée en terme de “cartographie du champ politique (...) au lendemain de l’affaire Dreyfus”. Même si notre auteur y consacre par la suite tout un chapitre le lecteur reste cependant sur sa faim. Disons que la terminologie “la gauche”, laquelle désigne aux lendemains de l’avènement de la Troisième république les républicains siégeant sur le coté gauche de l’Assemblée nationale, a sensiblement évolué durant les décennies suivantes. En intégrant d’abord les radicaux, puis les socialistes. Ces derniers qui s’en distinguaient (de la gauche), avec toutes les nuances que l’on voudra, finirent par basculer dans ce camp lors de la campagne électorale de 1902 à travers le “bloc des gauches”. Dans ce contexte de recomposition du champ républicain, marqué par la scission du groupe alors dominant, celui des “républicains progressistes”, une partie s’allie avec la droite conservatrice et nationale quand l’autre partie rejoint les radicaux ; les socialistes s’alliant à ces derniers pour faire échec à la droite ainsi recomposée. Nous ne nions pas l’importance de l’affaire Dreyfus dans ce processus de recomposition mais elle s’avère moins décisive que la question religieuse pour expliquer l’implosion du camp républicain et la stratégie d’alliance des socialistes. C’est par conséquent quelque peu abusif d’évoquer un “compromis historique passé entre la gauche et les socialistes lors de l’affaire Dreyfus”. Les socialistes entendaient principalement soutenir la politique “antireligieuse” ou anticléricale du gouvernement Waldeck-Rousseau ou celui appelé à lui succéder. En même temps, et là on suivra Michéa, les socialistes se posaient en défenseurs de la République dans un contexte où l’exacerbation du climat politique durant l’affaire Dreyfus (mais sans oublier la question religieuse) faisait craindre un coup d’état militaire.<br />
Restons avec les socialistes. Comment confondre ceux que Michéa appelle les “pères fondateurs du socialisme” et, à l’aube du XXe siècle, les Guesde, Vaillant, Millerand, voire Jaurès ? Si pour Michéa le ver est dans le fruit il s’y trouvait déjà auparavant, bien avant l’affaire Dreyfus. Il faudrait se livrer à une analyse historique plus approfondie, depuis la création de la Première Internationale jusqu’à l’émergence d’un courant anarcho-syndicaliste, pour, en terme d’évolution du mouvement socialiste, obtenir des réponses plus convaincantes et plus précises que celles de Jean-Claude Michéa.<br />
Cette focalisation de l’auteur sur l’affaire Dreyfus n’est pas, ceci posé, sans susciter des interrogations. On suivra encore Michéa lorsqu’il évoque des tournures de langage antisémites chez les premiers socialistes. On ajoutera que pour ceux-ci, du moins chez certains, il faudrait parler d’un “antisémitisme économique”, non religieux et non racial. Sachant que pour Fourier, par exemple, les autres peuples commerçants (Arméniens, Chinois, Anglais) n’étaient pas mieux traités que les Juifs. A vrai dire, Michéa entend nuancer au possible “l’antisémitisme du mouvement ouvrier naissant” pour bien le distinguer de l’antisémitisme qui, je le cite, “caractérise aujourd’hui une partie très importante de l’extrême-gauche et des “nouvelles radicalités””. On comprend où voulait en venir Michéa. Là nous quittons “l’antisémitisme socialiste et populaire”, compréhensif et excusable pour l’auteur (parce que le Juif représente “l’incarnation parfaite de cette mobilité, de ce déracinement et de cette dissolution de tous les rapports sociaux qui constituent l’essence même des temps capitalistes”) pour aborder un nouveau type d’antisémitisme, ni compréhensif, ni excusable celui-là, qualifié par Michéa de “essentiellement <em>libéral </em>et <em>progressiste </em>“. Notre philosophe, en référence au sionisme et à l’état d’Israël, cite ici les élucubrations de Jean-Claude Milner (<em>Les penchants criminels de l’Europe démocratique </em>), mais on entend dans sa démonstration comme un écho du Pierre-André Taguieff de <em>La nouvelle judéophobie</em>. Pourtant là où Taguieff évoque “la haine de soi” des “Juifs qui trahissent” (qui marquent contre leur camp en soutenant les Palestiniens), Michéa, plus féru en psychanalyse, parle de “Juifs œdipiens pour lesquels les idées même de filiation et de transmission sont devenues trop lourdes à porter”. Et tout ça ferait nous suggère-t-on d’excellents antisémites, à l’instar de ces “excellents français” que Maurice Chevalier chantait à la veille du second conflit mondial.<br />
Reconnaissons que seuls l’extrême-gauche et les courants radicaux se trouvent ici dans le collimateur de Jean-Claude Michéa. Cela pour préciser que notre philosophe s’attarde davantage sur la gauche dans <em>Le complexe d’Orphée </em>que sur ses “extrêmes”.Nous n’allons pas revenir sur la thématique “progrès” (qui d’ailleurs fait l’objet d’un long paragraphe dans la seconde partie), abordée plus haut. Juste pour ajouter que la définition proposée par Michéa dans sa préface (“être de gauche” signifie “avant tout vivre avec son temps”) donne une première indication. Plus loin Michéa la complète (évoquant “l’essence de toute pensée de gauche”) par la formule, “il ne peut (pour la gauche, toujours) y avoir de limites”, traduite en langue michéenne par “la métaphysique progressiste de <em>l’illimitation </em>“. On ne voit pas bien en quoi ceci concernerait plus la gauche que la droite aujourd’hui. Pour Michéa l’UMP serait-elle en réalité à gauche ? D’ailleurs sous la plume de Michéa la terminologie “gauche” devient une fiction lorsqu’il l’associe sans la moindre nuance au “progrès”. Nous sommes plus dans le registre de l’idée fixe que de la réflexion. Mais passons. <br />
Dans le lot des diatribes michéennes adressées à la gauche figurent des évidences connues de longue date. Et même, nous le soulignons, du temps où Michéa militait encore au sein du P.C.F.. Nous ne l’avons pas attendu pour dire ce que nous pensions de la gauche en des termes choisis. Il y aurait pourtant matière à analyser la gauche aujourd’hui à travers les avatars de l’idée de “réformisme”, et sa captation en partie par la droite. Mais on ne trouvera pas chez Michéa l’ébauche d’une réflexion sur le sujet. Sur la gauche, pour conclure là-dessus, notre auteur évoque un “principe d’Audiard” inconnu de nos services. Citons le : “Moi, c’est la gauche qui me rend de droite”. C’est un peu le cas de Michéa, non ?<br />
J’avais précédemment remarqué le curieux désintérêt de Jean-Claude Michéa pour l’extrême-droite (à travers la quasi absence de références la concernant). La seule fois où, dans <em>Le mythe d’Orphée, </em>Michéa évoque une “montée de l’extrême-droite” il l’impute à la gauche et aux intellectuels : à travers “<em>la réaction d’indignation </em>des classes populaires” envers celle-ci et ceux-là. Pourtant expliquer cette “réaction d’indignation” des milieux populaires par “l’ensemble des vertus et des traditions morales auxquelles ils sont attachés” (à savoir, nous citons toujours Michéa, la “foi religieuse”, le “sens de l’effort personnel” et le “patriotisme”) avait peut-être quelque pertinence du temps d’Orwell mais parait furieusement anachronique aujourd’hui. Michéa escamote purement et simplement les principales raisons du vote FN. Elles sont pourtant bien connues, mais pas de notre philosophe apparemment. Comme nous ne lui ferons pas injure de les méconnaître, cet escamotage explique mieux qu’un long discours l’accueil favorable que reçoivent récemment les ouvrages de Michéa dans des cercles situés à la droite de la droite.<br />
Passons de “la préférence nationale” à “l’identité nationale”. Alors que cette dernière, même ranimée et instrumentalisée par Sarkozy, a connu l’infortune que l’on sait, Michéa ne s’en tient pas quitte. Il l’aborde en fustigeant les gauche et extrême-gauche coupables de se situer à travers leurs critiques sur le terrain du Medef. Michéa reprend alors un couplet que nous connaissons bien en déplorant une fois de plus l’ouverture de frontières ouvertes à tous les vents de “la mondialisation libérale”. Il néglige cependant de prolonger ce constat sous l’angle des développements du capitalisme pour revenir, une fois encore, sur l’une de ses bêtes noires : le nomadisme. Michéa, selon son habitude, procède par amalgame. Tout et le contraire de tout sont convoqués sous sa plume dans cette rubrique. On lui conseille la lecture de l’ouvrage de Keneth White, <em>L’esprit nomade </em>(cet “esprit” renvoyant à une “typologie mentale” dans la lignée de Segalen, ce grand écrivain-voyageur) ou d’écouter la belle chanson de Michèle Bernard, <em>Nomade </em><a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/11/./michea.html#note2">(2)</a><em>. </em>Et puis, avouons-le, notre sympathie va aux peuples nomades. <br />
On peut faire ici le lien avec ce que nous relevions plus haut : la mention par Michéa du Juif comme incarnation parfaite de de la mobilité et du déracinement. D’une forme de nomadisme, par conséquent. D’où l’émergence - en y ajoutant le cosmopolitisme, la modernité, la traversée des langues et des cultures - d’un type intellectuel juif élaborant “une vision critique et anticonformiste” qui échappait “aux conventions comme aux idées reçues” en développant “une pensée critique non soumise à la défense des intérêts constitués” (Enzo Traverso). Tout en admettant que les Juifs ont préfiguré d’une certaine manière au XIXe siècle la globalisation capitaliste, il parait important de rappeler aux Michéa et consort qu’ils en ont été aussi les critiques les plus conséquents : œuvres, engagements révolutionnaires, pensées critiques en portent le témoignage. Fermons la parenthèse.<br />
Jean-Claude Michéa, pour revenir au nomadisme, amalgame dans une même réprobation “le mouvement brownien des individus atomisés” provoqué par la mondialisation capitalisme et la défense par d’aucuns des “gens du voyage” et des “migrants”. Ceci, martèle-t-il, se faisant au détriment des gens du peuple fiers de leurs racines, de leurs origines et de leurs traditions familiales. Michéa s’étrangle d’indignation à l’idée que l’on pourrait se gausser d’une “famille de province” dans laquelle “on serait ébéniste, marin pêcheur ou horloger de père en fils”. On subodore notre philosophe nostalgique de l’époque où les artisans proudhoniens représentaient encore un courant dominant dans le “monde ouvrier” du milieu du XIXe siècle avant de céder la place au prolétariat des courants marxiste et anarcho-syndicaliste. Michéa serait certainement d’accord avec nous pour reconnaître qu’à travers cette figure de l’artisan proudhonien il lui importe d’en défendre les aspects les plus “réactionnaires”, ceux auxquels il se réfère un peu plus haut. Ceci et cela méritant d’être mis en relation, pour compléter le tableau, avec la récurrente défense de la notion de “mérite” chère à Michéa.<br />
Un autre fait d’actualité, celui de l’affaire Éric Zemmour, nous vaut un long développement à deux entrées dans <em>Le complexe d’Oedipe. </em>Sur l’affaire proprement dite notre attitude de prime abord ne serait pas très différente de celle de Michéa. A savoir que nous prenons de la distance devant les réactions indignées qui ont accompagné et prolongé les propos de Zemmour quant à la sureprésentation des citoyens français originaires du Maghreb ou de l’Afrique noire dans la catégorie délinquance. Nous n’ajoutons pas notre voix à ce chœur pour un simple argument de bon sens (que l’on pourra nuancer, amender, affiner tant que l’on voudra) : c’est très logique de rencontrer davantage de délinquants parmi les populations les plus pauvres, les plus démunies, les moins scolarisées, et dont le taux de chômage s’avère le plus élevé. Et parmi celles-ci nous retrouvons non moins logiquement les populations évoquées par Éric Zemmour. Notre accord avec Zemmour (celui d’un constat) s’arrête là où nous en donnons les raisons. Ce journaliste du Figaro est un personnage public connu pour ses opinions souverainistes et neoconservatrices. Il va de soi, personne n’est dupe, que tenir pareils propos lors d’un débat télévisé lorsqu’on s’appelle Zemmour tient lieu de stigmatisation des populations en question : ce journaliste disant tout haut, sans prendre de gants, ce que certains laissent entendre, ou suggèrent, ou disent sans le dire. Bien évidemment les propos de Zemmour ne sont pas recevables puisque in fine ils accréditent l’idée que les citoyens français originaires du Maghreb et de l’Afrique noire seraient davantage enclins que les “français de souche” à devenir des délinquants pour des raisons raciales implicites (l’explicitement conduisant directement au prétoire).<br />
Parmi ceux qui se sont indignés après l’intervention télévisée de Zemmour, tous, c’est bien là le problème, ne l’ont pas exprimé en reprenant notre raisonnement. Certains ont mis en avant l’absence dans le droit français de “statistiques ethniques”, et par conséquent de l’impossibilité pour Zemmour de prouver quoi que ce soit de cet ordre (voire en envisageant cela étant de poursuivre le journaliste devant les tribunaux), quand d’autres niaient tout simplement la validité du constat zemmourien. La réponse de Michéa, nous y revenons après ce long et indispensable détour, s’avère particulièrement contournée. Il relève, dans une autre perspective que la notre, certaines des contradictions du chœur anti-Zemmour. Mais nous sommes fondamentalement en désaccord sur l’analyse des causes et des raisons de la délinquance. Michéa s’est dans ses précédents ouvrages déjà longuement exprimé sur ce sujet et je lui avais non moins longuement répondu. Je renvoie donc le lecteur à la seconde partie de ce texte pour connaître le détail de cette disputatio.<br />
On ne quitte pas tout à fait l’affaire Éric Zemmour quand Michéa, dans d’autres pages, évoque ces militants politiques ou ces journalistes “pour qui la délation et les chasses aux sorcières représentent un devoir “citoyen” par excellence, voire une occupation à temps plein”. On aimerait en savoir davantage. Michéa ajoute plus loin - cet ajout étant précédé par la mention “qu’autrefois beaucoup de délateurs agissaient de manière anonyme (et cela <em>même sous le régime de Vichy </em>)” - la phrase suivante : “Aujourd’hui, au contraire, la plupart d’entre eux assument fièrement leur activité et ont même fondé des associations (quand ils ne sont pas tout simplement “journalistes” ou animateurs de sites internet)”. Tiens, tiens, tiens, Michéa serait-il l’une des victimes de cette “chasse aux sorcières” ? Nous avons comme l’impression de passer du général au particulier. Mais qui sont donc ces “délateurs” ? Dans la sphère journalistique il ne s’agit ni du <em>Point</em>, ni de <em>L’express, </em>ni du <em>Nouvel Observateur, </em>ni du <em>Causeur, </em>journaux où notre philosophe a donné des entretiens : ni vous, ni moi, ni même Michéa n’irions nous exprimer dans les colonnes d’un journal où séviraient délateurs et chasseurs de sorcières. A vrai dire le seul exemple de “délation” mentionné dans <em>Le complexe d’Orphée </em>concerne Raphaëlle Baqué, journaliste au <em>Monde, </em>coupable “grâce à une traque diligente” d’avoir chiffré “le nombre exact de ces néo-conservateurs qui ont réussi à infiltrer sournoisement l’appareil médiatique libéral”. Dans cet ordre d’idée, Michéa pourrait également évoquer la “traque diligente” par exemple des journalistes de <em>Médiapart </em>concernant l’entourage de Sarkozy, voire la personne du chef de l’État. Son prochain ouvrage comblera certainement cette lacune. <br />
La prolixité, relevée plus haut chez Michéa sur un thème (l’affaire Dreyfus, les socialistes et la gauche) juste effleuré auparavant, ne se retrouve pas pour ce qui concerne le populisme dans les pages de ce <em>Complexe d’Orphée</em>, alors que sur ce second thème notre philosophe se montrait particulièrement disert dans ses livres précédents. Michéa se contente ici de revenir aux sources mêmes du terme “populisme” à travers les exemples américains et russes. Ce rappel historique toujours utile ne nous apprend rien de plus sur la signification du populisme aujourd'hui. Une manière pour Michéa de “botter en touche” parce qu’il ne s’agit pas, nous ne le répéterons jamais assez, de la même chose. Dans notre seconde partie le lecteur trouvera les développements absents dans <em>Le complexe d’Orphée. </em>On remarque cependant sur cette question une “révision à la baisse” si on compare cette discrétion aux affirmations et revendications populistes des écrits précédents.<br />
Une seule fausse note, autant que nous pouvons le vérifier, a accompagné la sortie du dernier livre de Jean-Claude Michéa, celle du <em>Monde. </em>N’ayant alors pas encore lu <em>Le complexe d’Orphée </em>je m’étais étonné de trouver une telle recension critique (“Michéa, c’est tout bête”) sous la plume de Luc Boltanski (qui n’appartient pas à la rédaction de ce quotidien). De surcroît Boltanski ne figure pas sur la liste noire établie par Michéa des sociologues dits “d’État” ou “militants”. Boltanski relève tout d’abord que le type d’opposition binaire (celle des gauche et droite) qui fait aujourd’hui le succès d’un Jean-Claude Michéa délivre un message “tout con”. Tout con certes, mais le coté auberge espagnole des livres de Michéa satisfait ceux qui, sur le flanc gauche, ne veulent y entendre qu’une critique des libéralisme et capitalisme ; et d’autres, à droite, un retour aux “vraies valeurs”. D’où l’intérêt que les ouvrages de Michéa rencontrent dans des milieux en rupture ou prenant de la distance avec le gauchisme, le radicalisme, voire l’anarchisme : qui y trouvent de quoi fourbir des armes contre la “gauche parlementaire” au nom du “peuple trahi”. Parallèlement Michéa a tout pour plaire aux médias de droite : qui lui ouvrent généreusement leurs colonnes dans la mesure où Michéa dans ses ouvrages s’en prend principalement à la gauche. Comme l’écrit Boltanski : “<em>Le complexe d’Orphée </em>assène des vérités incontestables mais sans craindre de les fondre dans les amalgames les plus contestables”. Cet article recoupe en partie l’argumentation de “Mode d’emploi pour saborder la flottille michéenne”, j’aurai donc longuement l’occasion d’y revenir dans le détail durant la seconde partie de <em>Cours plus vite, Orphée, Michéa est derrière toi ! <br />
</em>J’ajoute que cet article de Luc Boltanski, parmi les recensions consacrées à ce <em>Complexe d’Orphée, </em>constitue la seule véritable analyse critique connue de ce livre au moment où j’écris ces lignes (et par delà l’ouvrage proprement dit du “phénomène Michéa” dans la pensée contemporaine). Alors que les journalistes chargés d’en rendre compte se contentent le plus souvent de paraphraser Michéa : à ce point que si l’on échangeait certaines signatures le lecteur n’y verrait que du feu. Ils reprennent généralement, docilement, sans faire preuve du moindre esprit critique, l’explication donnée par Michéa pour son titre. On remarque, pour finir là-dessus, que le lectorat de Michéa s’est sensiblement agrandi sur sa droite depuis la parution du <em>Complexe d’Orphée, </em>avec la présence dans <em>Le Causeur </em>d’un entretien avec le philosophe (interviouvé ici par Élisabeth Levy). Et plus encore à travers la mention d’un article mis en ligne sur le blog “identitaire” <a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/11/./michea.html#note3">(3)</a> <em>Fdesouche</em>, où le dernier livre de Michéa a été particulièrement bien accueilli : “un essai décapant (...) d’un penseur inclassable” qui “dénonce la gauche (...) et le mépris (envers) la culture populaire”. Un commentateur de ce blog relève cependant une lacune chez Michéa : ce dernier ne tire “pas les conclusions qui découlent de bonnes constatations”. Même s’il s’agit pour nous de constatations discutables (voire très discutables), ce constat ne manque pas justesse. D’ailleurs nous l’avions émis précédemment au sujet de la relation délinquance / répression chez notre philosophe. Jean-Claude Michéa, dans son prochain livre peut-être, se décidera-t-il enfin à franchir ce pas ?</p>
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<p> Jean-Claude Michéa est un étrange philosophe. Le lire donne quelquefois le tournis. Qu’on en juge. Michéa préconise la plus grande méfiance à l’égard des médias officiels et accorde sans barguigner des entretiens au <em>Point </em>et au <em>Nouvel Observateur, </em>il signe un ouvrage commun avec Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner tout en passant pour un penseur “radical”, il est fasciné par “l’intelligence exceptionnelle” du très élitiste Jean-Claude Milner mais défend bec et ongles le populisme, cet infatigable contempteur de mai 68 n’hésite pas à citer Guy Debord, etc., etc., etc.<br />
Quel est donc ce Protée de la pensée, ce Fregoli de la philosophie ? Est-ce un dialecticien hors pair, capable de réconcilier tous ces contraires ? Ou la dernière des baudruches à la mode ? Ou alors, tout simplement, n’est-il rien de tout cela : mais un gars bien ordinaire, comme dirait Charlebois, amoureux du football et des plaisirs de la plage, que les hasards de l’existence et de l’édition auraient propulsé sur le devant de la scène ?<br />
Le lecteur des <em>Essais, articles et lettres </em>de George Orwell qui entamerait la lecture des publications de Jean-Claude Michéa par celle de son premier ouvrage, <em>Orwell anarchiste tory, </em>et la poursuivrait par (citons dans l’ordre) <em>L’enseignement de l’ignorance, Impasse Adam Smith, George Orwell éducateur, L’empire du moindre mal </em>et <em>La double pensée </em>aurait de bonnes raisons de s’interroger. Avait-il bien lu les six épais volumes d’essais de l’écrivain anglais ? Ne serait-il pas quelquefois passé à coté de son sujet ? Retournons la question. En se référant de livre en livre, continuellement, voire obsessionnellement à la notion proposée par Orwell de common decency, Michéa ne sollicite-t-il pas le texte orwellien au point d’en forcer le sens ?<br />
A cette objection, Bruce Begout, l’auteur d’un ouvrage paru en 2008 aux édition Allia, <em>De la décence ordinaire, </em>a déjà répondu. Dans ce petit essai Begout, qui traduit “common decency” par “décence ordinaire” (et non “honnêteté” ou “moralité”) précise qu’il faut également entendre là “un comportement social et une certaine forme d’estime de soi”. Il ajoute (nous en venons à notre objection) qu’il trouve “regrettable que la traduction française des <em>Essais, articles et lettres</em> (par ailleurs remarquable) n’ait pas rendu la “common decency” par une formule unique, effaçant ainsi l’unité d’un concept central”. Certes, mais les traducteurs pourraient lui répondre qu’il n’y avait justement pas là matière à conceptualiser : qu’ils ont traduit Orwell au plus près, au plus juste, en conservant à cette notion de common decency son contenu équivoque. D’ailleurs Begout l’admet quelques pages plus loin en reconnaissant, “on le voit, il n’est pas simple de définir la décence ordinaire, dans les différents emplois qu’il en fait, Orwell n’en donne une définition univoque”. Ce qui entre pour le moins en contradiction avec ce qu’il écrivait plus haut. Ne lisant pas l’anglais, ni ne disposant d’une édition originale de ces <em>Essais..., </em>j’en resterais là. Cependant, là où Begout hésite, malgré tout, à faire de cette common decency un concept, Michéa, sans pour autant le formuler explicitement, n’a pas lui l’ombre d’une hésitation.<br />
J’en viens donc au premier ouvrage publié par Jean-Claude Michéa, <em>Orwell anarchiste tory. </em>Dans ce livre Michéa revient plusieurs fois sur la common decency. Elle se trouve d’abord définie par “ce sens commun qui nous avertit qu’il y a des choses qui ne se font pas”. L’auteur ajoute plus loin qu’il s’agit également d’une “perception <em>émotionnelle </em>que quelque chose n’est pas juste”. Autre précision : “La common decency inclut donc aussi bien les formes modernes du sens éthique (...) que les formes d’obligation sociale plus traditionnelles, et les moins individualisées (...) Orwell y adjoint même explicitement des choses telles que l’affection, l’amitié, la bonté et même la politesse ordinaire”. Enfin citons deux dernières occurrences, plus ciblées : en premier lieu Michéa évoque l’intellectuel dont la “révolte, on le voit, n’a nullement pour ressort la common decency des prolétaires” ; quand la seconde traite du “principe de cette immense normalisation culturelle (qui) a pourtant été - Orwell l’avait prévu - la déconstruction méthodique de la common decency, devenue avec le temps, l’exercice obligé de toute pensée de gauche”.<br />
Ceci posé, une rapide présentation de l’oeuvre de George Orwell n’est pas inutile. Distinguons d’abord l’écrivain et romancier, l’auteur de deux livres essentiels, <em>La ferme des animaux </em>et <em>1984 </em>qui n’ont pas besoin d’être commentés. J’y adjoins <em>Hommage à la Catalogne </em>: cet indispensable témoignage sur la guerre d’Espagne. Le reste de la production littéraire et romanesque d’Orwell n’a pas la même notoriété. Cela semble dommage pour <em>Et vive l’aspidistra ! </em>: un roman étonnant, surprenant pour qui ne connaîtrait de l’écrivain anglais que ses deux derniers et célèbres ouvrages. George Orwell, le penseur, essayiste et critique, est aujourd’hui mieux connu en France depuis la publication des <em>Essais, articles et lettres. </em>Ce second Orwell parait plus problématique que le précédent. Pas tant le critique du totalitarisme - où ces deux Orwell d’ailleurs se confondent, (et au sujet duquel, mais avec d’autres moyens, l’auteur de <em>1984 </em>figure, aux cotés d’Hannah Arendt parmi les penseurs ayant le plus contribué à la compréhension de ce phénomène) - que le penseur et vulgarisateur de cette fameuse common decency. <br />
J’ajoute qu’il existe aujourd’hui comme une sorte d’interdit au sujet de George Orwell qui tendrait à évacuer ou à traiter de haut toute critique le concernant. Je n’évoque nullement, il va de soi, les réponses à des articles visant à salir l’homme (à travers la mention de propos prétendument délateurs). Orwell n’échappe pas à la critique : quelques uns de ses essais et articles sont discutables, pour ne pas dire plus. La figure de “saint laïque” que d’aucuns font d’Orwell aurait certainement indisposé l’auteur de <em>La ferme des animaux </em>(par delà, j’imagine, l’amusement d’une telle découverte).<br />
Le livre de Bruce Begout, on l’a vu, aborde sous l’angle de la common decency l’oeuvre de George Orwell. L’empathie dont fait preuve l’auteur ne l’empêche pas pour autant de porter sur l’écrivain anglais un regard contrasté. Begout apporte la précision suivante : “La common decency est la faculté instinctive (pour l’homme ordinaire) de percevoir le bien et le mal. Elle est même plus qu’une simple perception, car elle est réellement <em>affectée </em>par le bien et le mal”. Si pour Orwell, d’après Begout, les hommes ordinaires ne sont pas exempts de défauts (Orwell se plaint de leur apathie à défendre la liberté de la presse, de leur attentisme, ou de leur apolitisme), en revanche leurs qualités typiques (retour sur la common decency définie ici à travers “le sens du partage, l’entraide entre les gens simples, la méfiance vis à vis toute autorité”) les distingue fondamentalement, poursuit Begout, des intellectuels. D’où cette opposition chez Orwell, indispensable, entre la décence des gens ordinaire et l’indécence des intellectuels.<br />
L’anti-intellectualisme de George Orwell ne se confond pas, précise Begout, avec celui de la droite réactionnaire accusant l’intellingentsia d’être responsable de la décadence morale et du déclin de la société. Orwell reproche aux intellectuels d’être coupés du monde de la vie quotidienne, de vivre dans le monde des idées, et donc de privilégier avant tout l’idéologie : ce qui les entraînerait à mépriser des valeurs aussi fondamentales que la liberté et la moralité, avec comme conséquence dans les années trente l’enrôlement des intellectuels dans les partis totalitaires. Begout reconnaît cependant que George Orwell “scrute cette continuelle mainmise de la “mentalité totalitaire” chez les intellectuels avec une persévérance qui frise parfois l’obsession”. Sans vouloir pour l’instant entrer dans le débat je résumerais ces propos par la formule suivante, d’Orwell : “Les gens ordinaires vivent toujours dans un monde de bien absolu et de mal absolu, monde dont les intellectuels se sont depuis longtemps détachés”.<br />
Tout ceci n’est pas fondamentalement faux, mais cette vision pour le moins schématique, des gens ordinaires et des intellectuels, n’échappe pas à la caricature, voire au manichéisme. C’est prêter plus de vertus aux dits “gens ordinaires” qu’ils n’en ont dans la réalité, et c’est en retour forcer le trait en ce qui concerne les intellectuels, groupe hétérogène s’il en est. Que recouvre par exemple la terminologie “gens ordinaires” ? A lire Orwell on constate que cet emploi relève d’une géométrie variable. Même chose pour les intellectuels. D’ailleurs ne nous méprenons pas : le cursus universitaire du futur George Orwell, puis son activité d’écrivain et d’essayiste en font un intellectuel. Begout émet l’hypothèse que l’enrôlement d’Orwell dans la police birmane, puis, par la suite, la volonté du jeune écrivain de partager la vie (le temps d’une ou plusieurs expériences) des plus démunis participe d’une “stratégie d’abaissement” sur un mode expiatoire. Les éléments biographiques le confirment. On peut aussi évoquer quelque “haine de soi” durant ces années où l’écrivain Orwell se cherche encore. Celle-ci n’a cependant pas perduré contrairement à l’antienne anti-intellectualiste.<br />
Sur un plan plus théorique, l’opposition entre “gens ordinaires” et “intellectuels”, formulée de la sorte, est-elle pertinente ? Pourquoi Orwell ici en l’occurrence ne raisonne-t-il pas en terme de classes sociales ? L’adhésion au totalitarisme concerne-t-elle les seuls intellectuels ? Il ne semble pas que de ce point de vue là la situation ait été sensiblement différente entre la Grande Bretagne et la France. Les centaines de milliers d’adhérents aux différents partis communistes européens ou ceux qui vinrent grossir les rangs des partis et des milices fascistes et nazies appartenaient en grande majorité aux “gens ordinaires”. On peut supposer (sinon on n’y comprend plus rien) qu’ils avaient par la même occasion abandonné toute forme de décence ordinaire, pour parler comme Orwell. Ce qui n’est pourtant pas complètement sûr en ce qui concerne les communistes à lire Michéa. Une seule certitude : Orwell a besoin de mettre en valeur la décence des “gens ordinaires” pour mieux l’opposer à l’indécence des intellectuels.<br />
Dans son petit essai, Bruce Begout aborde la question de la moralité en notant que “parfois, Orwell cède trop facilement à la tentation d’instituer cette moralité ordinaire en critère de jugement absolu”. L’écrivain anglais, que ne choque nullement chez Miller ou Joyce la “vulgarité sexuelle”, devient plus que réticent à l’égard de James Hadley Chase. Citons ici l’un de ses articles les plus connus, <em>Raffles et Miss Blandish </em>: où le célèbre roman de Chase se trouve qualifié de “fascisme à l’état pur” en raison de son penchant à considérer comme normales et moralement neutres, voire admirables des scènes parfaitement immorales. Encore plus significatif, dans un article de la même année (1944) consacré à Salvador Dali, Orwell, commentant l’autobiographie du peintre (<em>Le secret de la vie de Salvador Dali </em>), parle d’un “livre qui pue” non pas pour les raisons qui ont fait exclure Dali du groupe surréaliste (sans parler de son ralliement ensuite au franquisme), mais, précise Orwell, parce qu’il est dirigé contre “la santé d’esprit et la simple décence (...) contre la vie elle-même”. Pour l’écrivain anglais “de tels individus sont indésirables, et une société qui favorise leur existence a quelque chose de détraqué”. Sans commentaires ! En toute logique Orwell aborde ensuite la question de “l’immunité artistique” qu’il illustre, en reprenant le discours des défenseurs de l’art (ce qui vaut lieu de condamnation), par “l’artiste doit être exempté des lois morales qui pèsent sur les gens ordinaires”.<br />
Certes, Dali est indéfendable sur de nombreux aspects (nous savourons, rapporté par Orwell, le propos de Dali expliquant que la projection du film <em>L’Âge d’or </em>fut interrompue par des voyous : on sait que ces “voyous” appartenaient en réalité à cette extrême-droite pour qui Dali aura plus tard quelque sympathie), mais pas sur ceux que George Orwell cloue au piloris : lesquels relèvent de l’activité fantasmatique et du geste créateur (même s’ils mettent en jeu des perversions ou s’appliquent à les décrire). J’en resterai là pour l’instant, quitte à y revenir par la suite. Citons quand même, vers la fin de l’article sur Salvador Dali, la phrase suivante : “Des phénomènes tels que le surréalisme (...) participent de la décadence bourgeoise (...) un point c’est tout” (ceci au nom, une fois n’est pas coutume, de la “critique marxiste”). Le P.C.F. à la même époque ne s’exprimait pas autrement.<br />
Sans doute, ces deux articles cités, nous comprenons mieux les raisons de la focalisation d’Orwell sur cette “indécence des intellectuels” (ou prétendue telle). D’ailleurs Begout ne parait pas tout à fait à son aise dans ce registre et préfère repartir sur des bases à priori plus solides : celle par exemple de la “répugnance populaire envers la violence et la perversion” dont il nous dit qu’elle “n’est pas le reflet d’un esprit petit bourgeois mais le témoignage d’une décence naturelle”. Nous voulons bien. Pourtant comment expliquer, du temps d’Orwell déjà, le succès auprès du public populaire d’une presse flattant et encourageant chez le lecteur des penchants plus ou moins conscients pour la violence et la perversion ? Il serait plus judicieux de remarquer, pour finir là-dessus, que la violence et les perversions sont les choses les mieux partagées du monde. Mais les uns (“gens ordinaires” disons) et les autres (les intellectuels, pour simplifier) n’y ont pas le même accès ou l’intègrent différemment. Les vaches sont bien gardées : l’art pour les seconds et la presse à scandale ou sensation (en y ajoutant aujourd’hui le people et la téléréalité) pour les premiers.<br />
Cette common decency, pour revenir à Jean-Claude Michéa, n’apparaît qu’en une seule occasion dans <em>L’enseignement de l’ignorance. </em>En revanche, dans ses quatre livres suivants, Michéa revient souvent sur cette notion. En règle générale il reprend ou développe les définitions proposées dans <em>Orwell anarchiste tory </em>(que j’ai citées plus haut). Au fil des ouvrages Michéa tient à bien distinguer common decency et “idéologie du bien” (la seconde relevant d’un “catéchisme moralisateur” émanant d’une église ou d’un parti pour cautionner leur pouvoir) ; d’autre part il lui importe d’associer la common decency au principe de moralité proposé par Mauss dans son <em>Essai sur le don </em>(soit ici “ces capacités psychologiques, morales et culturelles de <em>donner, recevoir </em>et <em>rendre </em>“). On relève cependant une légère poussée de paranoïa quand, évoquant dans <em>Orwell éducateur </em>l’ouvrage de Mauss, Michéa avance que “les experts contemporains sont subventionnés par tous les centres de recherche possibles pour imaginer de nouvelles réfutations définitives de <em>L’essai sur le don </em>“. Voilà comment on utilise l’argent des contribuables ! Heureusement Pecresse et Sarkozy nous promettent de faire le ménage au CNRS et ailleurs.<br />
Notre philosophe agrégé, dans <em>Impasse Adam Smith, </em>écrit les lignes suivantes : “Il n’est guère difficile de comprendre en quoi c’est cet attachement naturel à la <em>common decency </em>qui a permis à Orwell, à la différence de la plupart des intellectuels de son temps, de ne jamais éprouver la moindre fascination pour la <em>volonté de puissance </em>des partis totalitaires”. Revenons à la fin de l’année 1936. Alors que de nombreux intellectuels européens avaient pris position contre le stalinisme (pour s’en tenir à ce seul aspect), la question n’était pas encore réglée pour Orwell. Ses sympathies politiques allaient plutôt à la gauche anticommuniste, et plus particulièrement à l’Indépendant Labour Party (que l’on pourrait avec des nuances qualifier de “trotskiste”, et auquel Orwell finit par adhérer en juin 1938). C’est donc naturellement ou logiquement que George Orwell s’engage en décembre 1936 dans les milices du POUM (proche de l’ILP). Un moment il envisage rejoindre les Brigades Internationales (contrôlées par les communistes) pour être envoyé sur le front de Madrid, plus décisif à ses yeux. Orwell fera même des démarches en ce sens. L’évolution de la situation au printemps 1937 contribue à changer la donne. Dans un premier temps les journées de mai à Barcelone, puis l’interdiction du POUM le confronteront directement aux méthodes et pratiques staliniennes et l’inciteront à prendre définitivement son parti. Tout ceci se trouve narré et expliqué par Orwell dans <em>Hommage à la Catalogne </em>avec l’honnêteté intellectuelle qui caractérise son auteur. Les lecteurs d’Orwell ne sont donc pas sans savoir que la prise de conscience de l’écrivain anglais eu égard le totalitarisme stalinien date de sa participation à la guerre d’Espagne, et très précisément des journées de Barcelone. Ensuite Orwell n’a pas manqué de s'y référer. Ceci devait être rappelé. Les intellectuels qui durant les années trente se sont opposés parfois violemment aux staliniens l’ont fait pour de multiples raisons, mais certes pas (nous sommes d’accord) “par attachement à la common decency”, George Orwell compris. Revendiquer la chose pour Orwell relève d’un raisonnement à posteriori et d’une lecture tendancieuse de la biographie orweillienne.<br />
Je viens d’évoquer “l’honnêteté intellectuelle” de George Orwell en me référant à <em>Hommage à la Catalogne. </em>Elle ne se trouve pas pour autant absente des articles que j’ai cités plus haut même si là mon désaccord est patent (en particulier autour de la notion “d’immunité artistique”). Cependant Orwell prend quelquefois à rebrousse-poil ses commentateurs les plus bienveillants ou les plus intéressés (lesquels auraient tendance à le figer dans une posture “politiquement correcte”, ou comme Jean-Claude Michéa à traduire cette dernière en terme de common decency). Les lignes suivantes, extraites de <em>Hommage à la Catalogne, </em>ne sont jamais citées que je sache par nos “orweilliens” (en tout cas pas par Michéa) : “Pour la première fois que j’étais à Barcelone, j’allais jeter un coup d’oeil sur la cathédrale ; c’est une cathédrale moderne et l’un des plus hideux monuments du monde (...) A la différence de la plupart des autres églises de Barcelone, elle n’avait pas été endommagée pendant la révolution ; elle avait été épargnée à cause de sa “valeur artistique” disaient les gens. Je trouve que les anarchistes ont fait preuve de bien mauvais goût en ne la faisant pas sauter alors qu’ils en avaient l’occasion, et en se contentant de suspendre entre ses flèches une bannière rouge et noire”.<br />
George Orwell, fondamentalement, n’a rien inventé. On savait avant lui que ce qu’il appelle “common decency”, à savoir la loyauté, l’honnêteté, la générosité, l’esprit d’entre-aide et la solidarité se portaient beaucoup mieux chez les “gens d’en bas” que ceux “d’en haut”. C’est autant un lieu commun que la traduction de travaux sociologiques ou de textes littéraires depuis le milieu du XIXe siècle. Cependant, même en reprenant la terminologie d’Orwell, en quoi, par delà les observations sociologiques qui s’y rapportent, sommes nous aujourd’hui plus instruits ? Celles-ci recoupent par exemple celles faites depuis par Pierre Sansot, un sociologue atypique. Ces travaux qui ne sont pas sans intérêt n’ont pas eux la prétention d’en dire plus qu’ils ne relatent. Je n’en dirai pas autant de la common decency. Orwell n’est qu’à moitié responsable de l’utilisation qu’en fait Michéa. Pourtant, à lire ce dernier, on relève comme un écart entre la chose proprement dite et ce qu’elle produit comme effets. Il ne pouvait en être autrement lorsque, entre autres raisons, “gens ordinaires” vient se substituer à “prolétaires”. Ces qualités, relevées par Orwell - mais en insistant ici dans la liste proposée plus haut sur l’entraide et la solidarité - ne tournent pas à vide, ni ne se consument dans leur excellence quand elles viennent apporter de l’eau au moulin de la <em>question sociale. </em>C’est là qu’il faut reprendre et corriger Orwell en remplaçant “gens ordinaires” par “prolétaires”. Au moins ces qualités trouvent à s’exprimer à travers les diverses expressions d’un conflit social (la grève, les occupations, les manifestations, voire l’affrontement armé) opposant les “prolétaires” à la classe dirigeante (ou les gouvernés aux gouvernants). <br />
Ce n’est là bien entendu que l’un des aspects de la question. Car aujourd'hui, en ce début de XXIe siècle, peut on encore ici parler dans les termes mêmes de George Orwell ? Ces mêmes qualités se retrouvent-elles nécessairement chez les dits “gens ordinaires” ? Orwell, me semble-t-il, apporterait de nos jours des correctifs à la notion de common decency. Sans doute accorderait-il plus d’importance au mouvement associatif, et à ces nouvelles classes moyennes qui en fournissent les plus importants bataillons. On imagine aussi qu’il prendrait davantage en considération la relation des “gens ordinaires” à la consommation en général, et aux médias en particulier. Et puis je n’exclus pas qu’il abandonnerait finalement la common decency : cette dernière se trouvant pour ainsi dire vidée de sa substance. Alors, pourquoi Michéa reprend-il dans les termes même d’Orwell cette notion de common decency dont le sens parait pourtant se réduire telle une peau de chagrin ? Non content de la reprendre Michéa la tire même du coté d’un concept. Ce qui n’était pas le cas, j’insiste, avec Orwell et permettait donc plus de souplesse dans l’expression. Oui, pourquoi ?<br />
Il y a plusieurs explications. D’abord parce que cette common decency se trouve au coeur de la pensée de Jean-Claude Michéa. Tout le reste en découle, y compris la large place prise au fil des ouvrages publiés par la réflexion sur le libéralisme (sous le double angle de sa “civilisation” ou d’un “retour sur sa question”). Mais pour que cet édifice puisse, du point de vue de son auteur, reposer sur de solides fondations tout autre ciment que la common decency n’eut pas fait l’affaire. Le lecteur en a été plus tôt informé à travers l’exemple d’Orwell. Michéa ne revient obsessionnellement sur la décence des “gens ordinaires” que pour l’opposer à l’indécence de ces “autres” (qui selon l’angle choisi se nomment possédants, classes supérieures ou intellectuels). Ce qu’il faut bien appeler une “conception du monde” chez lui s’en ressent. Et celle que nous expose et propose Michéa n’a pas grand chose à voir avec l’émancipation (du moins telle qu’elle se trouve défendue par l’auteur de ces lignes). Mais n’anticipons pas, nous aurons tout le loisir d’y revenir.<br />
Dans <em>La double pensée </em>Michéa apporte quelques éléments biographiques très instructifs. Né dans une famille de militants communistes (son père, Abel Michéa, est un journaliste sportif réputé), le jeune Jean-Claude rejoint comme il va de soi les organisations de jeunesse du P.C.F. En 1967, l’année du début de ses études de philosophie à la Sorbonne, Michéa passe dans le camp gauchiste. Deux ans plus tard il retourne au P.C.F. (le fait n’est pas courant et mérite d’être souligné). Il quittera finalement le Parti en 1976. Michéa n’est pas sans conserver quelque nostalgie de ce passé dans son évocation des militants communistes rencontrés pendant cette dizaine d’années. Par ailleurs il dit préférer avant tout “les plaisirs du football, de l’amitié et des plages montpelliéraines”. Notre auteur s’excuserait presque d’avoir écrit huit ouvrages. Un agrégé de philosophie certes (comme l’indiquent ses “quatrième de couverture”), mais qui a su conserver une fibre populaire. C’est du moins l’image que Michéa dans plusieurs entretiens tient à donner de sa personne.<br />
Dans la préface de <em>Impasse Adam Smith, </em>le premier mot à apparaître en italique (et avec une majuscule, s’il vous plaît !) est <em>Peuple. </em>Conservons le mot pour faire état de griefs permanents chez Michéa concernant la façon dont on traite (ou maltraite) le peuple : soit dans la façon de le décrire, ou celle de le “mettre en concept”. Tout d’abord Michéa se plaint que “les élites intellectuelles et médiatiques” caricaturent les “gens ordinaires” en “beaufs” et en “Deschiens”. Guignol a changé de camp, nous dit-il, aujourd’hui ce sont les élites qui se moquent du peuple. Le personnage du “beauf”, pour lui répondre, est devenu aujourd'hui un type à part entière dans une tradition caricaturale initiée par Daumier. Le beauf existe, chacun d’entre nous l’a rencontré. Cabu a su “croquer” ce type et lui a donné ce nom (ce qui n’est pas rien !). Ce terme désigne un homme plutôt vulgaire, aux idées étroites et aux goûts discutables, rempli de préjugés, peu tolérant, peu cultivé et parfois le revendiquant, généralement chauvin et raciste, le tout baignant dans une certaine autosatisfaction. J’ajoute qu’on l’imagine plutôt amateur de football, et passant de préférence ses vacances sur les plages des bords de mer. Plus en amont, le terme BOF (beurre-oeufs-fromage), qui se rapporte à une catégorie de petits commerçants, et par extension au poujadisme pourrait lui être associé. D’ailleurs la définition proposée un peu plus haut rend la catégorie “peuple” très extensible puisque elle désignerait également de larges secteurs de la petite bourgeoisie, voire des classes moyennes (anciennes). Ne voir là qu’un effet de la malignité des “élites” à se “moquer du peuple” parait manquer du plus élémentaire sens de l’humour. J’espère que lors de l’entretien accordé en 2000 à <em>Charlie-Hebdo </em>(repris et remanié dans <em>Impasse Adam Smith </em>) Michéa eut l’occasion hors micro de se plaindre de l’immense tort fait par Cabu auprès des “gens ordinaires”.<br />
Les Deschiens n’appartiennent pas à l’univers de la caricature. C’est plutôt dans un registre poétique qui tient à la fois du cirque, de Jacques Tati, des chansons populaires ou de l’art brut qu’il faut replacer ce cycle. Il y a plus de tendresse que de moquerie dans le regard que l’on porte sur les personnages des Deschiens. L’incapacité de Michéa, pourtant hérault auto proclamé des “gens ordinaires”, à réfléchir un tant soit peu sur le concept de “culture populaire” parait confondante. A moins que pour lui celle-ci se trouve réduite aux seuls sports (que Michéa aime tant) : c’est dire !<br />
Dans tous ses ouvrages notre philosophe ne manque pas de faire référence et allégeance au populisme. Le plus souvent pour se plaindre d’un détournement de sens (ou d’une manipulation ou désinformation qu’il impute aux intellectuels, ou aux “médias officiels”, voire “aux ateliers sémantiques des politologues”). Michéa pousse le bouchon un peu loin dans <em>Orwell éducateur </em>en allant jusqu’à écrire que le mot populisme aurait été “intégralement falsifié sur ordre (sic) par les <em>politologues </em>et les <em>néojournalistes </em>de l’ordre établi”. Mais qui donc aurait donné un tel ordre ? Michéa en dit trop ou pas assez : nous voulons des noms ! Il y aurait-il un chef d’orchestre clandestin ? Inversement Michéa prétend que le “western hollywoodien classique” (genre qu’il semble priser) exprime “quelque chose encore des valeurs de ce fier populisme américain et de sa common decency”. C’est curieux, nous ne l’avions pas remarqué. Michéa aurait été plus avisé, quitte à prendre un exemple, de citer le courant folk singer (ou protest singer) en général, et Woody Guthry en particulier.<br />
Une premier constatation. On peut difficilement nier que le mot “populisme”, qui a l’origine désignait des courants politiques américains ou russes de la seconde moitié du XIXe siècle se réclamant du peuple (mais également une école littéraire apparue en France au début des années 20 qui se proposait de dépeindre avec réalisme la vie des gens du peuple), a depuis changé de signification. Michéa explique ce “glissement de sens” contemporain (non sans avoir indiqué préalablement que populisme désignait “l’ensemble des idées et des principes qui, en 1968 et dans les années suivantes, avaient guidé les classes populaires dans leurs différents combats pour refuser, par <em>avance, </em>les effets (...) destructeurs de la modernité capitaliste”) par le changement de cap opéré par le Parti Socialiste en 1983. Nous avons quitté le registre paranoïde de <em>Orwell éducateur </em>et la discussion redevient possible. Ne pouvant plus se situer sur le terrain de la “rupture avec le capitalisme”, poursuit Michéa, il fallait bien trouver quelque “idéal de substitution”. L’antiracisme, ajoute-t-il, y répondra principalement (aidé par “l’indispensable installation d’un FN dans le nouveau paysage politique”, celle-ci résultant de “l’institution, <em>le temps d’un scrutin, </em>du système proportionnel) : cette conjonction favorisant dans les “médias officiels” une traduction en terme de populisme”.<br />
Cette analyse n’est pas complètement fausse (même si la forte montée du Front National ne s’explique pas fondamentalement par la duplicité tactique de Mitterrand : le maintien pendant vingt ans du FN à cet étiage électoral d’environ 15 % prouve si besoin était qu’il faut chercher d’autres explications) mais passe à coté de l’essentiel. Pourtant, évoquant le FN (signalons en passant que la référence à l’extrême-droite est quasiment absente des ouvrages de Michéa) notre philosophe prend en compte l’un des deux aspects de la question. Il lui manque l’autre, le plus important, à savoir la sensible perte d’influence du P.C.F. durant les années 80 et 90 : une perte d’influence à mettre parallèlement en relation avec l’émergence d’un fort FN (du moins sur le plan électoral). On sait que dans plusieurs bastions communistes (d’un électorat populaire plutôt ouvrier) de très nombreux électeurs communistes reportèrent leurs suffrages sur le FN. Cette donnée incontestable (et vérifiable du point de vue de la sociologie électorale) fut contestée par ceux que heurtait au plus fort de leurs convictions une pareille réalité. Le populisme, j’y reviens à travers la traduction d’un certain nombre de phénomènes contemporains, n’est en tout cas pas univoquement comme le prétend Michéa le mot derrière lequel les élites et consort entendent dénigrer les gens du peuple de la manière la plus maligne.<br />
Je propose la définition suivante. On appelle “populisme” les courants de pensée apparus vers la fin du XXe siècle dans un contexte de mondialisation accélérée qui, disant parler au nom du peuple ou affirmant vouloir en défendre les valeurs, excipent des légitimes inquiétudes des classes populaires devant pareille évolution pour leur proposer une médecine et des remèdes pires que la maladie. Le populisme, d’une part participe de la liquidation du prolétariat comme sujet émancipateur visant à l’abolition des classes sociales ; d’autre part, il représente pour les élites converties à la mondialisation un commode épouvantail brandi le cas échéant pour fustiger la défense non moins légitime des avantages acquis des salariés. Cette dernière précision s’avère bien entendu nécessaire si l’on l’on prend en considération la tendance chez nos gouvernants, et plus encore chez les “experts” qui les inspirent d’amalgamer toutes les formes de dissensus qui remettraient en cause le consensus dominant (ou décrit comme tel) : de l’expression démocratique des salariés dans les conflits sociaux aux questions raciales ou religieuses. <br />
Bruce Begout reconnaît qu’il “y a manifestement dans la pensée politique d’Orwell des penchants au populisme : sa critique des élites non-patriotiques et internationalistes, sa virulence contre le monde politique coupé du peuple, son éloge des petites gens et de leur honnêteté spontanée ; tous les ingrédients sont là pour engendrer une forme diffuse de démagogie radicale-socialiste sur la défense des petits contre les gros”. Cependant, au risque de se contredire, il affirme dans le même mouvement que ”la théorie de la décence ordinaire” constitue le meilleur antidote contre toute forme de populisme”. Cette théorie (si on veut bien l’appeler telle) qui la détient ? Pas les “gens ordinaires” certes. D’ailleurs, en reprenant l’une des définitions proposées, la common decency désigne “un sens moral inné”, quelque chose de naturel donc, qui va de soi. Rien d’une théorie. Jusqu’à preuve du contraire les théoriciens de la common decency s’appellent Orwell, Michéa, Begout, pour ne citer qu’eux. <br />
Les mineurs de la vallée du Jui, en répondant une première fois en 1990 au discours populiste de Ion Ilescu, c’est à dire en venant casser du hooligan ou de l’étudiant dans les rues de Bucarest, manquaient du sens le plus élémentaire de common decency. On peut certes parler ici de manipulation mais Ilescu n’eut pas trop à forcer son talent pour aboutir à un tel résultat. Ce “sens moral inné” n’avait pas auparavant empêché une bonne partie des “gens ordinaires” de soutenir les régimes stalinien et hitlérien. On se souvient que les opposants politiques en URSS, mais aussi les dissidents, les déviants ou tous ceux qui ne se retrouvaient pas dans la ligne étaient traités “d’ennemis du peuple”. Certains (en Allemagne, ou dans les anciennes “démocraties populaires”), à qui pour les plus âgés on ne pourrait reprocher que leur passivité durant les années nationales-socialistes ou staliniennes, regrettaient, ou disent regretter l’un ou l’autre de ces régimes en arguant du fait qu’en “ce temps là la vie était plus décente” (sous entendu la vie matérielle) : un discours entendu au mot près, et qui n’a rien d’exceptionnel. Et oui, le même mot peut dire une chose et son contraire. Ou peut-être pas après tout...<br />
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On le constate : la mayonnaise, cette common decency, a du mal à prendre <a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/11/./michea.html#note4">(4)</a>. Pour lui donner plus de consistance, Jean-Claude Michéa va donc reprendre l’opposition faite auparavant par Orwell entre la décence des “gens ordinaires” et l’indécence de ceux que notre philosophe qualifie le plus souvent sous le vocable “les intellectuels” (qui sous sa plume peut aussi bien désigner “les intellectuels de gauche”, “l’extrême-gauche du libéralisme” ou “la sociologie d’état”). On distingue deux axes critiques dans cette volonté ici chez Michéa de mieux faire ressortir l’indécence des seconds (en l’opposant il va de soi à la décence des premiers). Le premier axe reprend grosso modo le point de vue d’Orwell en matière de morale, de transgression ou de “libération des mœurs” en l’adaptant aux réalités de notre contemporainéité. J’en parlerai plus longuement ensuite. Toute réponse circonstanciée serait pour l’instant prématurée dans la mesure où elle tend à dépasser le propos de Michéa pour aborder une thématique plus globale et plus complexe.<br />
Le second axe critique tient largement compte des réalités “sociétales” (ou prétendues telles) du monde contemporain, même si Michéa repère ici et là chez Orwell les prémices de ce que l’auteur de <em>1984 </em>appelle “le crime moderne”. Dans <em>L’enseignement de l’ignorance </em>Michéa consacre plusieurs pages aux questions que les médias classent sous les rubriques “délinquance”, “intégration”, “quartiers sensibles”, “insécurité”. Là où d’autres évoquent des “barbares” ou la “racaille”, Michéa se réfère lui à la <em>Caillera </em>(soit “les bandes violentes, surgies sur la ruine politiquement organisée des cultures populaires, et qui règnent par le trafic et la terreur sur les populations indigènes et immigrées des quartiers que l’État et le capitalisme légal ont désertés”). Une telle définition charge quelque peu la barque. Mais acceptons en le principe sans pour autant souscrire à tous les détails du tableau. S’ensuivent chez Michéa des remarques justifiées sur l’intégration de cette “caillera” au système capitaliste en terme de consommation, buzness et symbolisation du pouvoir. Cependant, ces précisions apportées, un tel tableau dans son ensemble renvoie pour l’essentiel à l’univers du crime organisé. A la différence près que le “milieu”, ou plus sûrement un “nouveau milieu” aurait investi les quartiers dits sensibles, ceux où l’État se retire (du moins en partie). Le lecteur qui s’attendrait à trouver ensuite des éléments permettant de comprendre le pourquoi et le comment de cette situation en sera pour ses frais. En revanche on voit mieux où Michéa veut en venir. Partant du fait que la “caillera” est “parfaitement intégrée au système qui détruit la société”, Michéa ajoute dans la foulée : “C’est évidemment <em>à ce titre </em>qu’elle ne manque pas de fasciner les intellectuels et les cinéastes de la classe dominante, dont la mauvaise conscience constitutive les dispose toujours à espérer qu’il existe <em>une façon romantique d’extorquer la plus value </em>“. <br />
Le plus grave n’est pas tant que ce genre de charabia ait été écrit et publié (il en existe bien d’autres !), mais que des lecteurs pourtant pas trop bien disposés à l’égard du monde tel qu’il va croient reconnaître dans les lignes précédentes quelque écho critique. Il n’y a aucun lien logique entre les deux phrases (le “à ce titre” l’illustre pour ainsi dire), et il parait inutile de “déconstruire” la seconde : son ridicule saute aux yeux de qui sait lire. A ce sujet la mention ici de “cinéastes de la classe dominante” (appelés ainsi en raison de leur fascination pour la dite “caillera”) ne manque pas de sel lorsque l’on connaît par ailleurs l’admiration de Michéa pour le cinéma hollywoodien et ses cinéastes (dépositaires d’un “art populaire” les préservant de facto de toute appartenance à la “classe dominante”). On aura compris que quand Michéa brocarde les intellectuels et les artistes ceux-ci appartiennent sans barguigner à la classe dominante tandis que dans le cas contraire (groupe limité pour les seconds au seul exemple hollywoodien) il n’en est rien. Le lecteur commence à connaître la chanson, mais nous en avons pas terminé avec les couplets <a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/11/./michea.html#note5">(5)</a>.<br />
Ces grandes lignes tracées, Jean-Claude Michéa concentre son tir sur ce qu’il appelle “la sociologie d’État” : la principale coupable, puisque légitimant en quelque sorte la fascination des intellectuels et artistes pour les délinquants. Passer ainsi dans le même paragraphe du mot “caillera” à celui de “délinquant” comme si de rien n’était n’a rien d’innocent. Pour l’heure Michéa entend éclairer son lecteur sur deux procédés qui permettent à la “sociologie d’État” de mieux faire passer la pilule. Tout d’abord il l’accuse de revêtir le délinquant moderne de la tunique du bandit d’honneur de jadis : une opération gratifiante sous l’angle des prestiges de la rébellion et de la révolte morale. Une indication amusante. Michéa ne cite ici que les seuls noms de Harlem Désir et Félix Guattari. Ce qui prouve que chez lui la notion de “sociologie d’État” s’avère particulièrement extensible.<br />
Le second procédé, celui de l’élaboration par la dite “sociologie d’État” d’un <em>paradigme du délinquant moderne, </em>consiste à justifier l’existence de la délinquance par “l’effet mécanique de la misère et du chômage”, et par conséquent de la déligitimer (ne pas la reconnaître telle). Là nous sommes en terrain connu. L’argument a déjà servi : c’est même devenu le fond de commerce de certains “penseurs” ou “médiatiques”. Cette argumentation s’est retrouvée au coeur des campagnes électorales de 2002 et 2007. Alain Finkielkraut s’en fait l’infatigable propagandiste depuis de longues années. Michéa tient à nous faire savoir que ce paradigme a “d’abord été célébré dans <em>l’ordre culturel </em>“ avant de trouver “ses bases pratiques dans la prospérité économique des Trente glorieuses”. Et de citer un dénommé Charles Szlekmann, lequel aurait fourni toutes les données statistiques nécessaire dans son ouvrage <em>La violence urbaine </em>publié en 1992. Nous avouons ne pas connaître un si remarquable penseur. Dans ce livre (celui d’un historien et journaliste), sous titré “à contre courant des idées reçues”, l’auteur avance que ces phénomènes de violence ne sont pas pour lui associés au chômage et à la pauvreté mais relèvent du mépris de l’autre, particulièrement du plus faible. Malheureusement ce livre décisif n’a pas trouvé de lecteurs en 1992, et encore moins de commentateurs (si ce n’est le sagace et vigilant Michéa). Nul doute que la “sociologie d’État”, compte tenu des moyens démesurés dont elle dispose, s’est évertuée à établir un mur de silence autour de cette démonstration impitoyable de la vacuité des thèses de la dire sociologie sur la délinquance.<br />
Enfin, pour terminer sur ce long paragraphe de <em>L’enseignement de l’ignorance </em>Michéa nous informe que “le développement de la délinquance moderne”, d’abord considéré par la sociologie officielle comme “un pur fantasme des classes populaires” (il ne cite aucun nom étant bien entendu dans l’impossibilité de trouver un auteur l’ayant prétendu : c’est pur fantasme chez Michéa), s’apparente selon lui à une “procédure gagnante pour le capitalisme” des lors qu’on le présente “comme un effet conjoncturel du chômage”. Et pourquoi donc ? D’abord cela conduirait à présenter la “reprise économique” pour la clé principale du problème. La relation de cause à effet nous échappe. Ensuite Michéa nous entretient de “la logique même du capitalisme de consommation” qu’il relie aux “conditions symboliques et imaginaires d’un nouveau rapport des sujets à la Loi” sans pour autant répondre à la question. Nous en resterons donc là. Pas tout à fait puisque, pour conclure, Michéa tient à illustrer une dernière fois la “fascination exercée sur les intellectuels bourgeois (...) par la figure du mauvais garçon” en citant Chalamov et son ouvrage <em>Le monde du crime. </em>Ici la référence en terme de droits communs (qui possède encore plus de force dans <em>L’archipel du Goulag </em>de Soljénitsyne) parait déplacée du point de vue de la fascination indiquée par Michéa. Elle renvoie chez Chalamov à l’une des fonctions du monde totalitaire. Il parait difficile de comparer ce qui est incomparable. Mais c’était en passant une manière d’opposer le vécu d’un Chalamov à la science du Collège de France. Une opposition dont la pertinence n’échappera à personne.<br />
Les livres suivants de notre philosophe reprennent la même antienne. Sinon dans <em>L’empire du moindre mal </em>Michéa hasarde une hypothèse psychologisante : “le besoin de chercher <em>à tout prix </em>une explication purement sociologique” étant imputée à une faillite personnelle ou philosophique. Nous apprenons que l’imaginaire de nos sociologues est “structuré par une double fascination pour <em>l’idéal de la science </em>et un spinozisme simplifié, et pas une influence souterraine des sensibilités luthériennes et jansénistes” (sic). Plus sérieusement, nous comprenons mieux pareille hostilité à la dite “sociologie d’État” en général, et de Bourdieu en particulier quand Michéa, sans trop nous surprendre, en vient à défendre mordicus la notion de “mérite” (critiquée par Bourdieu). Nous avons là l’un des noyaux durs de la pensée michéenne qui renseigne mieux sur les présupposés de notre philosophe que ses explications fantaisistes ou cuistres sur “l’imaginaire des sociologues”. On pourrait d’ailleurs retourner contre lui, à des fins d’explication psychologique, son argumentation de la même manière qu’il en use avec ses habituelles têtes de turc. Il ne faudrait cependant pas croire que Michéa met tous les sociologues dans le même panier de linge sale de la “sociologie d’État”. Il en est au moins un, Paul Yonnet, qui trouve grâce à ses yeux. Il se trouve que Michéa et Yonnet sont tous deux sur la même longueur d’onde.<br />
Plus fondamentalement (et ici un recul historique s’impose), Michéa nous devait quelque explication philosophique de la thématique traitée depuis plusieurs pages. Dans <em>Orwell éducateur </em>il reproche aux Lumières (et ce partant à “toute sensibilité progressiste”) de ne pas avoir “su penser le <em>Mal </em>autrement que comme <em>privation </em>“<em>. </em>Donc, “pour un esprit moderne”, le “mystère métaphysique du crime” ne peut trouver d’explication qu’à travers les “effets du chômage, de l’ignorance, des coups reçus pendant l’enfance”, etc., etc. Nous revenons par un autre biais aux propos cités précédemment par Michéa (et d’autres). Ce dernier ajoute cependant : “Cette forclusion moderne de la question du Mal n’interdit pas seulement de poser le problème éthique sur des bases sérieuses, dans la mesure où elle revient toujours, d’une manière ou d’une autre, à évacuer la part <em>d’implication personnelle </em>du sujet dans ses actes (part toujours pensée, dans un discours de la Cause Excusante, comme un sentiment illusoire et mystification idéaliste)”. <br />
Je répondrai en deux points : d’abord sur la première partie du propos de Michéa, puis sur la seconde, plus importante. L’auteur de ces lignes, ancien travailleur social (et ayant de surcroît principalement travaillé en milieu psychiatrique, mais également en maison d’arrêt) a été durant sa vie professionnelle confronté en permanence à ces “effets”. L’histoire d’un sujet, en l’occurrence, permet de comprendre comment celui-ci en est arrivé là : à venir consulter dans un service social ou de psychiatrie, ou se retrouver en prison. C’est justement en décryptant et et en prenant compte ces différents éléments que les professionnels pourront intervenir en aval en essayant de trouver, avec l’aide du sujet, des réponses adaptées à ses difficultés, à sa situation ou aux symptômes et troubles présentés. Il s’agit bien entendu d’une règle générale. Mais même en considérant chacune des exceptions celles-ci élargissent plutôt la palette de ces “effets” qu’elles ne contredisent les observations générales induites par la biographie. Tout comme il est avéré (mais qui prétend le contraire !) que le chômage, l’ignorance, la maltraitance et l’humiliation ne conduisent pas nécessairement à la délinquance. C’est même le cas de la grande majorité des personnes qui s’y trouvent, ou qui y ont été confrontées. Ceci ressort d’une évidence. En revanche, nier la réalité de ces “effets”, ne pas reconnaître qu’ils puissent constituer même l’ébauche d’une “explication” (d’ailleurs Michéa et consort lui substituent par commodité le mot “excuse”) porte un nom : c’est de <em>l’idéologie. </em>Une fois de plus inversons la question. Pourquoi refuser de voir et d’admettre ce que les professionnels de la profession observent et constatent à longueur d’année ? Un reportage de TF 1, un article de Finkielkraut, un discours de Sarkozy ou les résultats d’un sondage d’opinion (publié de préférence au lendemain d’un “crime crapuleux”) auraient-ils raison de l’observation et du travail sur le terrain, avec les intéressés ? Nous avons bien entendu notre idée sur la question, et l’exposerons quand il le faudra.<br />
Le second point parait plus fondamental, philosophiquement parlant. L’argumentation de Michéa, en terme d’<em>implication personnelle </em>(souligné par lui), ou sa logique si l’on préfère, vaut bien entendu pour un penseur, un philosophe, un écrivain, un artiste, un révolutionnaire, enfin pour tous ceux, intellectuels, créateurs ou militants politiques, dont l’activité, la création, les écrits portent très justement la marque de cette implication personnelle. D’autant plus, il convient de le préciser, qu’elle pose la question de la responsabilité de ceux-ci et de ceux-là. Mais ce qui est vrai et vérifiable ici n’a plus la même signification dés lors que l’on quitte le chemin balisé du sujet conscient et responsable. C’est dire que la notion de responsabilité ne peut être ailleurs invoquée dans les mêmes termes. Autant, en se référant à un sujet conscient et responsable, la question morale posée par Michéa est justifiée ; autant elle prend ailleurs un caractère idéologique pour évacuer ou refouler toute explication mettant en procès le monde dans lequel nous vivons. Parce que c’est la question essentielle, et sur laquelle achoppent les Michéa et consort : cette société, pour le dire trivialement, a les délinquants qu’elle mérite. <br />
On sait que cette focalisation sur le “mal” n’est pas nouvelle. Depuis longtemps elle exprime la position de ceux qui, excipant d’une “mauvaise nature de l’homme” (encore plus mauvaise quand on descend dans les classes inférieures), s’efforcent d’accréditer le fait que toute volonté de transformer le monde s’avère non opératoire et inutile de part cette “mauvaise nature de l’homme” et ce “mal” organiquement liés à la condition humaine. Cela ne constitue pas fondamentalement une nouveauté d’entendre ce discours repris par une partie de nos élites intellectuelles ou du personnel politique (la gauche ayant ici rejoint la droite même si elle donne l’impression d’avoir le cul entre deux chaises). Rien de plus normal chez ceux dont les positionnements philosophique et politique s’accordent sur la manière d’aborder cette question, celle du “mal”. Laquelle, faut-il le préciser, ne connaît pas de meilleure réponse en matière de délinquance que celle de la répression : protéger la société en punissant sans état d’âme et de manière exemplaire des sujets délinquants tenus responsables de leurs actes. Michéa, qui partage en amont ces analyses et constats, ne va pas pourtant jusqu’au bout des conséquences que les premiers réclament et nécessitent. Pourquoi le plus gros du chemin fait, s’arrête-t-il au moment de conclure ? Ce n’est pourtant pas que je sache par prudence flaubertienne. D’un point de vue moral nous pourrions le qualifier de “faux cul”. Allons, encore un petit effort camarade Michéa ! Cela coûte peut-être la première fois. Mais vous verrez, d’aucuns vous le confirmeront (parmi nos ex : communistes, gauchistes, radicaux), comme on se sent soulagé, après !<br />
Aux habituels griefs de Jean-Claude Michéa (sur la question scolaire et la délinquance) viennent s’ajouter ceux concernant le rapport à l’immigration et aux sans-papiers. Ici l’auteur concentre son tir sur Réseau-Éducation-Sans-Frontièrs. Il ne le fait pas frontalement comme un vulgaire politicien de droite s’insurgeant contre les entraves à l’application de la politique de l’immigration votée par une majorité de français. Dans l’analyse michéenne RESF devient l’un des agents indirect de ce nomadisme induit par les “nouvelles formes capitalistes du déplacement et de la force de travail”. Sur ce terrain sensible on découvre un Michéa pris entre le désir de se lâcher et une certaine prudence (de ne pas trop donner de prise à l’adversaire).<br />
Une dernière donnée, pour compléter le tableau esquissé jusqu’à présent, concerne la famille. Il peut paraître étrange de trouver sous la plume d’un penseur se disant volontiers “radical” (selon la définition donnée par Marx) des propos à ce point alarmants sur le délitement de la famille. Certes Michéa n’arbore pas son familialisme à la boutonnière. On remarque qu’il s’abstient de citer ici Engels (convoqué dans d’autres pages sur son analyse du lumpenprolétariat) qui a pourtant écrit un ouvrage classique sur la question. Mais, histoire de retomber comme d’habitude sur ses pieds, Michéa rend le capitalisme responsable de ce délitement. Cependant la manière que prend cette défense et illustration de la famille (en opposition au nomadisme et au monde sans frontière des “penseurs de l’extrême gauche”) nous remet fâcheusement en mémoire une certaine formule : “Je préfère ma fille à ma nièce, ma nièce à ma cousine, ma cousine à ma voisine, etc.”. Ne nous méprenons pas ! Michéa ne va pas chercher ses références chez le Pen mais dans la psychanalyse (en précisant qu’il s’agit là du “dernier Michéa” : celui de <em>L’empire du moindre mal </em>ou de <em>La double pensée, </em>davantage branché sur certaines théorisations psychanalytiques). Les militants de cette “extrême-gauche libérale” (soit la détestation des détestations pour Michéa), que tout oppose à “l’homme œdipien”, ne peuvent que renvoyer (les “progrès du capitalisme aidant” précise l’auteur) au “<em>meurtre du père </em>et à la soumission parallèle à une <em>mère dévorante </em>“. D’ailleurs cette référence matriarcale n’est pas sans rencontrer un certain succès auprès du “dernier Michéa” : elle se trouve régulièrement associée à “l’inconscient de la gauche extrême”. Qui eut dit que la common decency menait à une certaine idée de l’ordre symbolique ! Mais laissons là la psychanalyse pour l’instant.<br />
L’argumentation de Jean-Claude Michéa prend parfois un aspect boutiquier (la boutique philosophique contre la boutique sociologique) qui l’entraîne à tenir sur la seconde les propos caricaturaux que l’on a relevés. La mention réitérée de livre en livre d’une “sociologie d’État” ou “sociologie officielle” - dont Michéa exclurait tout sociologue qui ne chercherait pas d’excuses aux délinquants, ou qui remettrait en question le manque d’autorité à l’école ou ailleurs, ou qui ne chercherait pas à justifier la présence d’une immigration irrégulière sur le sol national, ou qui se plaindrait du délitement des liens familiaux - finit par lasser. Ceci n’a rien d’original : c’est même devenu l’un des pont-aux-ânes de certains penseurs médiatiques. N’appartenant ni à l’une ou l’autre de ces “boutiques” je répondrai d’abord de manière générale sur la sociologie avant de m’attarder plus longuement sur un événement étrangement absent des derniers ouvrages de Michéa, à savoir les émeutes de l’automne 2005 dans les banlieues françaises. <br />
Dans sa critique de la sociologie Michéa aurait été plus inspiré de se référer à un numéro de la revue <em>Lignes </em>intitulé “Crise et critique de la sociologie” (publié en 1999), et en particulier à l’article de Henri-Pierre Jeudy (sociologue et philosophe, il faut le souligner), “L’esthétisme des sciences sociales”. Comme le précise Jeudy : “La violence critique qui semblait inhérente à l’écriture sociologique elle-même, qui tirait sa puissance d’une volonté, désormais tenue pour idéologique, de changer radicalement la société, a perdu son sens utopique, la sociologie affichant sa fonction d’aide à la gestion de la collectivité ou son rôle thérapeutique par la compréhension et la production du lien social”. Le rôle, étant alors assigné à la sociologie, relevant d’une meilleure gestion de la société. A vrai dire Michéa n’aborde nullement la sociologie de ce point de vue critique. On imagine également que la revue <em>Lignes </em>n’est pas sa tasse de thé. La critique michéenne (si l’on peut dire) vise davantage Laurent Mucchielli et le courant auquel ce sociologue appartient, qui, contrairement à ce qu’affirme Michéa, ne se situe pas en “pôle position” dans le domaine des sciences sociales. Il parait certain que les travaux de Mucchielli et ses ses amis - lesquels tendent à s’inscrire en faux contre l’opinion dominante (que les médias influents, des intellectuels décomplexés, et des politiciens intéressés façonnent à coup de fausses évidences) en matière d’insécurité, de violence à l’école et d’association entre immigration et délinquance - insupportent particulièrement Michéa. Pour y voir un peu plus clair faisons un détour par les émeutes de l’automne 2005.<br />
Dans un texte écrit en janvier 2006 (“Remarques sur les émeutes de l’automne 2005 dans les banlieues françaises”), j’essaye de faire la part des choses entre une analyse en prise directe sur ces émeutes et celle que m’inspire cet événement (sous toutes ses occurrences) dans le contexte plus global de notre monde contemporain. Si en premier lieu j’entends donner raison aux émeutiers (en incluant le soutien aux personnes inculpées et la demande d’amnistie pour celles faisant l’objet d’une condamnation), en second lieu ma réflexion devient plus problématique. Dans le premier cas je l’exprime ainsi : “Les jeunes émeutiers, majoritairement noirs et arabes, par delà les discriminations raciales exprimaient à travers leur révolte le sentiment plus ou moins diffus de la plupart des habitants des quartiers dits sensibles, à savoir le refus d’une “vie de merde” dans ces marges de la société les plus directement confrontées à la dégradation des conditions d’existence. Ces mêmes habitants le traduisaient à leur façon quand, tout en se plaignant de l’incendie de leur véhicule ou de la destruction de l’école du quartier, ils disaient <em>comprendre </em>les émeutiers”. Dans le second cas il me fallait me confronter au terme récurrent d'intégration. Ici mon analyse pourrait rejoindre celle de Michéa quand, pour ma part, j’évoque une ”intégration réussie” en précisant : “Les “jeunes de banlieue” sont aussi les enfants de ce monde. Celui du “bonheur dans la consommation”, de TF1 et de M6, des séries américaines, des fast food, de la bagnole, de la pub, des marques. le rap représente un bon indicateur de cette ambivalence. D’un coté nous sommes confronté à une parole de révolte, celle là même qui s’exprime en actes durant l’automne 2005 ; de l’autre nous nous déplaçons dans un univers célébrant sans barguigner le règne de la marchandise”.<br />
C’est vouloir reconnaître que le “jeune de banlieue” peut être ceci et cela : un émeutier et un “consommateur moderne”. Il vaut mieux parler d’ambivalence que de contradiction pour comprendre les raisons ici de la révolte et là de soumission au monde de la marchandise. Il y a donc un double écueil à éviter : magnifier la première sans tenir compte de la seconde limite l’exemplarité à la seule expression idéale du phénomène ; se focaliser sur la seconde laisse la porte ouverte à toutes les interprétations qui, en terme de prise en otage des quartiers par les caïds de la drogue ou de manipulation islamiste, se sont exercées au déni de réalité tout au long de ces semaines d’émeutes.<br />
C’est d’ailleurs là que nous retrouvons Michéa. Son long paragraphe de <em>L’enseignement de l’ignorance, </em>“La caillera et son intégration”, représente en quelque sorte les prémices de ce que d’aucuns dirons, écrirons, et prétendront pendant et après les émeutes de l’automne 2005. Certes Michéa peut toujours, pour établir un lien historique entre l’ancien lumpenprolétariat et l’actuelle caillera reprendre une citation connue (et discutable) de Marx et une autre moins connue (mais encore plus discutable) d’Engels. Reconnaissons cependant que Michéa ne fait pas volontairement l’amalgame entre jeune de banlieue et délinquant. En cela il s’avère plus prudent que Jaime Semprun (auquel Michéa, à la fin de l’ouvrage précité, rend un hommage mérité car sa démonstration se trouve en partie empruntée à <em>L’abîme se repeuple </em>de Semprun) qui lui appelle “barbare” la “jeunesse sans avenir des cités”.<br />
Ceux qui, à l’instar des Finkielkraut, Michéa et consort, se plaignent depuis de longues années de la complaisance, voire de la fascination d’une partie des intellectuels ou artistes envers les délinquants (des plaintes qui trouveront la réponse politique la plus adaptée dans le discours de Sarkozy à Bercy du 29 avril 2007), ne citent jamais le magistral ouvrage de Louis Chevalier, <em>Classes laborieuses et classes dangereuses. </em>On les comprend ! Chevalier y relève en quelque sorte la naissance du “sentiment d’insécurité” avec la parution en 1825 du premier numéro de <em>La gazette des tribunaux </em>: “Du jour au lendemain les parisiens, trouvant rassemblés dans ces pages une masse de faits qu’ils apprenaient jusqu’alors en ordre dispersé, eurent l’impression - disons la certitude - que la capitale était encore moins sûre qu’ils ne le pensaient et que de véritables bandes de voleurs, nombreuses et organisées, menaçaient leur sécurité”. L’instrumentalisation proprement dite de ce “sentiment d’insécurité” par le pouvoir politique viendra beaucoup plus tard. Il faudra attendre le début du XXIe siècle (avec le premier gouvernement Raffarin de la seconde présidence Chirac, et la diligence du ministre de l’Intérieur Sarkozy) pour s’en servir comme un “mode de gouvernement”. En cela il avait été précédé et préparé par la surenchère électoraliste entre Chirac et Jospin sur ce “sentiment d’insécurité” : le premier, alors en perte de vitesse, jouant une toute autre carte que celle, usée jusqu’à la corde (la fracture sociale) de 1995 ; et le second poursuivant logiquement le chemin balisé depuis le colloque de Villepinte de 1997 (date de l’aggiornamento du P.S. sur les “questions de sécurité”). A ce jeu la droite, mieux préparée, plus crédible et plus décomplexée ne pouvait que l’emporter. Tout ceci est bien connu. On sait aussi que ces discours sécuritaires trouvaient une explication, ou se justifiaient par la présence, sur le plan électoral, d’une forte extrême-droite. Fabius, auparavant, avait ouvert la boite à pandore en déclarant que le FN apportait de mauvaises réponses à de bonnes questions. C’était faux bien entendu : les questions s’avéraient déjà fallacieuses. En revanche, pas ou peu de commentateurs ont relevé que la mise sur orbite de ce discours sécuritaire avait été effectuée dans les lendemains du mouvement social de 1995. Cela n’est pourtant pas anodin.<br />
La délinquance dite juvénile ne date certes pas d’hier. Mais durant les années 60 elle va pour la première fois connaître une forte exposition médiatique à travers l’apparition de bandes d’adolescents appelés “blousons noirs”. Un phénomène qu’il convient d’associer avec les débuts du rock en roll dans l’hexagone et la montée en puissance des adolescents comme nouveau public de consommateurs. Ces blousons noirs appartiennent majoritairement à la classe ouvrière. La société dite d’abondance créait de nouveaux besoins qui ne pouvaient être satisfaits que de manière partielle par la jeunesse des milieux populaires. D’où l’importance à l’époque des délits tels que le vol de mobylettes ou de voitures. La présence de ces bandes doit être mise en relation avec la politique urbanistique du début du gaullisme, celle des grands ensembles. Un film mineur de Marcel Carné, <em>Terrain vague, </em>l’illustre bien sur le plan sociologique.<br />
C’est là qu’il faut faire retour sur <em>Classes laborieuses et classes dangereuses. </em>Comme introduction à son livre III, “Le crime, expression d’un état pathologique considéré dans ses effets”, Louis Chevalier, partant de l’accroissement et du remaniement démographique de la population parisienne durant la première moitié du XIXe siècle, observe que la population ouvrière (qui bénéficie d’une importante immigration provinciale), déjà reléguée dans un espace géographique, l’est également sur le plan symbolique : “sinon dans la condition criminelle, du moins aux confins de l’économie, de la société et presque de l’existence, dans une condition matérielle, morale et fondamentalement biologique qui est favorable à la criminalité et dont la criminalité est une possible conséquence”. D’où, pour Chevalier, les lignes suivantes, en forme de constat : “En marge de la ville et pour ainsi dire aux frontières de la condition criminelle, cette population l’est dans les faits ; mais elle l’est aussi, d’autre part, dans l’opinion concernant ces faits et qui est elle-même un fait. Telles sont les raisons pour lesquelles cette population adopte à tous égards, dans son genre de vie, dans son attitude politique ou religieuse, dans son existence privée ou publique, un comportement qui correspond à l’opinion qu’on en a, à ce qu’on veut qu’il soit, à ce qu’elle accepte elle-même qu’il soit, volontairement ou passivement, par la force de cette opinion collective, par la soumission à cette universelle condamnation”.<br />
Il fallait citer entièrement ce magistral et très éclairant passage qui n’est pas sans renvoyer, comme nous le verrons plus tard, à notre “bel aujourd’hui”. Louis Chevalier relève ensuite dans ce livre III, parmi les nombreux exemples proposés, ceux des “mauvaises mœurs ouvrières” (en particulier le concubinage dont les pratiquants savent qu’il “est un état contraire aux règles de la morale et aux coutumes de la société, mais qui en raison de la généralisation de cette pratique autour d’eux, qu’ils relèvent à dessein, les absous du “reproche d’immoralité””), l’ivrognerie et de nouveaux modes de mendicité. On jette plus volontiers l’ostracisme sur les nouveaux venus à Paris (l’immigration est constante dans la première moitié du XIXe siècle) que sur la population parisienne “de souche”. Ce sont les premiers que l’on désigne plus communément sous les vocables “barbares”, “misérables”, “sauvages” et même “nomades”. Le baron Haussmann déclare que Paris appartient à la France et pas aux parisiens de naissance et encore moins aux parisiens d’adoption, cette “tourbe de nomades”. Le mot “populace” rencontre un certain succès lorsqu’il s’agit de confondre les groupes populaires et criminels. Chevalier, commentant l’absence de frontière entre ces groupes, donc rassemblant plus que séparant, précise que ces groupes sociaux “dont l’affectation est incertaine” appartiennent “aux classes laborieuses assurément, mais d’un labeur abject ou considéré comme tel, et auxquels la plupart des descriptions criminelles de ce temps n’hésitent pas à emprunter le plus communément leurs exemples”.<br />
Les analyses de Louis Chevalier, je l’ai déjà souligné, prennent d’autant plus de résonance qu’elles retrouvent aujourd’hui, depuis une vingtaine d’années disons, un regain d’actualité. A la différence près que ces “classes dangereuses”, qui désignaient à Paris dans la première moitié du XIXe siècle une classe ouvrière revue et corrigée pour les besoins de la cause que l’on sait, renvoient de nos jours à la jeunesse vivant dans les banlieues populaires des grandes villes (avec une focalisation sur la région parisienne qui n’a pas été démentie par les émeutes de l’automne 2005). Sur ces “nouvelles classes dangereuses” on trouvera maints commentaires des Haussmann, Thiers, Fragier, Duchatel et Richerand de notre époque, reprenant des épithètes empruntées à la bourgeoisie du premier XIXe siècle (qui avaient pourtant disparu du langage des dominants depuis 1848 !), les stigmatisant : certains parlant de “barbares”, d’autres de “sauvageons”, ou encore de “racailles” (en reconnaissant que ce dernier mot doit davantage sa fortune à Sarkozy qu’à l’un des personnages cités : au XIXe siècle on utilisait son synonyme “canaille”). Et même sur ce phénomène de bandes violentes dont les médias et les politiques amplifient la dangerosité, Chevalier consacre plusieurs pages aux violence compagnonniques qui opposaient dans la première moitié du XIXe siècle des sociétés rivales. Une violence réelle certes, mais déjà une violence montée en épingle par la presse de l’époque et stigmatisée par les “honnêtes gens”.<br />
Un lien également peut être fait entre la violence juvénile et ce phénomène de bandes dans l’ouvrage savoureux de Bertrand Rothé, <em>Lebrac, trois ans de prison. </em>Ce livre reprend l’action et les personnages du roman <em>La guerre des boutons </em>(de l’excellent Louis Pergaud) pour les transposer dans la France d’aujourd’hui. D’où il en découle un enchaînement de faits (dépôt de plainte, examen aux urgences médico-judiciaires, interpellation policière au Lycée, garde à vue, audition filmée, menace d’une inculpation pour “violence avec arme par destination”, nuit passée au dépôt du Palais de Justice, rencontre avec l’éducateur du tribunal, convocation avec les parents dans le bureau du juge pour enfants, inculpation pour “violence ayant entraîné une ITT de plus de huit jours avec armes”, placement en liberté surveillée, suivi éducatif, etc., etc.) à coté duquel le moindre parcours de combattant relève de la plaisanterie. On me répondra que la France de 2009 n’est plus celle de 1912. Certains des intervenants de la chaîne en question objecteront qu’ils sont là - en s’en excusant ou en le justifiant, selon les points de vue - pour répondre à la demande de la société. Sans doute, mais de quelle nature est cette demande, et pour quelle société ? La réponse nous intéresse, forcément.<br />
Si aujourd’hui comme hier on ne saurait nier l’existence d’un potentiel de violence chez les uns, les ouvriers du XIXe siècle, et les autres, la jeunesse populaire des banlieues, en revanche, pour reprendre un mot qui fait florès, l’insécurité (du moins telle qu’elle est présentée et problématisée dans le débat public) renvoie à un mythe (pour parler comme Pierre Tevagnan) ou à une construction idéologique. Nous entrons dans le registre de la manipulation. Celle des chiffres, qui reflètent plus la réalité de l’activité policière que celle de la délinquance. En demandant bien entendu aux policiers de faire du chiffre, davantage de chiffre pour gonfler les statistiques. La forte présence, parmi les infractions relevées, d’outrages à agent vérifie plus l’augmentation sensible des contrôles policiers (sans parler d’un seuil de tolérance policier devenu ridiculement bas en Sarkozie) que la montée des incivilités. On remarque également que la violence patronale (observable à travers de multiples infractions au code du travail) suscite moins l’intérêt de la justice que lorsque cette violence émane des milieux défavorisés. Comme le relève Pierre Tevagnan les mots “violence” et “délinquance” ne sont pas interchangeables et désignent des réalités différentes. L’amalgame “permet d’imposer sans le dire une thèse implicite” : celle selon laquelle le “premier mot de travers” ou la “première incivilité” mènent inéluctablement, selon une progression continue, à la délinquance, voire la criminalité. Cela vaut aussi pour des “problèmes de société” du type de ces “tournantes” très médiatisées au tout début de ce siècle. Une focalisation qui a depuis fait long feu : cette “mise en scène médiatique”, initiée pour ne pas dire instrumentalisée par l’association Ni pute ni soumise, s’étant progressivement dégonflée devant l’examen des faits et les verdicts des cours d’assise.<br />
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Jean-Claude Michéa serait socialiste. Le socialisme dans lequel se reconnaîtrait notre philosophe remonte aux premiers temps de la doctrine, ceux d’un “socialisme originel” dont le principe selon Michéa exclut tout clivage gauche / droite. Ce socialisme originel étant pour l’auteur la “traduction en idées philosophiques des premières protestations populaires (luddistes et chartistes anglais, canuts de Lyon, tisserands de Silésie, etc.) contre les effets humains et écologiques désastreux de l’industrialisation libérale”. Cette thèse et ce positionnement ne sont pas très éloignés de ceux défendus par la courant anti-industriel. Michéa n’entend pas associer “socialisme” et “gauche” car ce dernier terme désigne pour lui les “partisans du “progrès” pour qui la révolution industrielle et scientifique (...) conduira par sa seule logique, à réconcilier l’humanité avec elle-même”. Seule, poursuit Michéa, l’affaire Dreyfus inscrira massivement le mouvement socialiste dans le camp de la gauche, donc celles des “forces du Progrès”. Et pourquoi ? Michéa évoque dans un autre ouvrage un compromis historique passé entre la gauche et le mouvement socialiste lors de cette même affaire Dreyfus. Soit, mais quelle est la nature de ce compromis ? Et à quelles fins ? Et qui compose alors cette “gauche” ? Le lecteur n’en saura rien. On ne sait pas plus, en l’absence de toute référence, si cette analyse pour le moins étrange sort du cerveau de Michéa ou si elle lui a été suggérée par untel.<br />
Essayons de comprendre. Aujourd’hui chacun s’accorde à reconnaître que l’affaire Dreyfus signe l’avènement de l’intellectuel (l’adjectif existait mais il devient un nom, à connotation évidemment péjorative, chez les adversaires du capitaine Dreyfus pour désigner les partisans de ce dernier !). Est-ce là, sans vouloir le dire, ni l’expliciter, ce à quoi veut se référer Michéa ? Je constate qu’un autre contempteur des “élites intellectuelles”, Louis Janover, évoque l’affaire Dreyfus (qu’il qualifie de “purge républicaine”) en des termes qui peuvent se rapprocher de ceux de Jean-Claude Michéa. Pour Janover l’affaire Dreyfus “clôt en quelque sorte l’ère de la Sociale et lève le rideau sur la scène de la politique”. Je rappelle que pour une partie du mouvement ouvrier l’affaire Dreyfus résultait d’une lutte entre deux factions rivales de la classe bourgeoise détournant les socialistes (et le peuple) des vrais combats contre le système capitaliste. C’était déjà regrettable, mais cela l’est encore plus lorsqu’on retrouve pareille analyse chez l’un de nos penseurs contemporains. Car ici en l’occurrence rien n’exclut rien : on peut à la fois combattre mordicus le capitalisme et s’insurger contre l’injustice (et c’était plus qu’une injustice !) faite à Dreyfus. Il parait très possible que Michéa (lecteur de Janover) souscrire à une telle interprétation ou lecture de l’histoire. Rien de ce qu’il écrit par ailleurs ne le démentirait. Mais en l’absence de tout développement michéen sur l’affaire Dreyfus j’en resterai là.<br />
En revanche, notre philosophe est particulièrement disert sur le libéralisme puisque cette thématique prend pour lui le pas sur ses autres sujets de prédilection dans ses deux derniers ouvrages. Sa thèse peut être résumée ainsi : contrairement à la gauche et l’extrême gauche, qui elles distinguent fondamentalement un libéralisme économique et un libéralisme culturel (ce dernier défini par l’auteur comme “l’avancée illimitée des droits et la libération permanente des mœurs”), l’un et l’autre doivent être philosophiquement unifiés. Ne pas le reconnaître, insiste Michéa, revient à faire le jeu d’une pensée unique “dédoublée” qui croise en permanence un discours économiquement correct (le libéralisme économique) et un discours politiquement correct (le libéralisme culturel). D’où les analyses de l’auteur pour inscrire depuis le XVIIIe siècle la philosophie libérale dans un “tableau à double entrée” : soit deux versions parallèles et complémentaires du libéralisme.<br />
Parler de “libéralisme culturel” ne pouvait qu’entraîner Michéa à se pencher sur la modernité qu’il définit curieusement dans <em>L’empire du moindre mal </em>comme une “étrange civilisation qui, la première dans l’Histoire, a entreprit de fonder ses progrès sur la défiance méthodique, la peur de la mort et la conviction qu’aimer et donner étaient des actes impossibles” (sic). Une telle définition renseigne plus sur la subjectivité de notre philosophe, et surtout sur l’une de ses obsessions qu’elle ne nous éclaire sur la chose en question. On finit par comprendre que la modernité (laquelle induit pour Michéa “une image profondément négative de l’homme”) représente l’exact contraire de la common decency. Nous voilà bien avancé ! Certes, Michéa subodorant la faiblesse des analyses de <em>L’empire du moindre mal</em> (des contradicteurs l’ont sans doute aidés en ce sens) y consacre un chapitre supplémentaire dans <em>La double pensée. </em>Ici l’analyse devient étayée par des exemples précis, mieux venus, empruntés à des “modernités secondaires” apparues dans le courant de l’histoire. Pourtant, lorsque Michéa reprend le fil de la réflexion ébauchée dans <em>L’empire du moindre mal, </em>à savoir “le projet occidental moderne forgé dans le contexte de guerre de religion”, notre philosophe se trouve de nouveau emporté par sa verve polémique en décrivant les “différents totalitarismes du XXe siècle” comme des “formes de modernité non libérales”. Cette modernité consubstantiellement liée chez Michéa au “libéralisme culturel” s’en séparerait ici par l’on ne sait quelle opération du Saint-Esprit (à croire qu’il souffle sur notre auteur) pour engendrer les deux totalitarismes du XXe siècle !<br />
Michéa parait plus convaincant dans son analyse du libéralisme lorsque il évoque la tendance, dans nos sociétés contemporaines, du processus de judiciarisation (en provenance des États Unis) qui tend à opposer des groupes à d’autres groupes ou des personnes à d’autres personnes. Michéa le traduit par la formule un tantinet excessive “une nouvelle guerre de tous contre tous”, non sans préciser que l’extension infinie des droits individuels, laquelle rencontre nécessairement des résistances, y conduit. Trop de liberté, en quelque sorte, mène au prétoire. Le dernier Michéa, féru de psychanalyse, ajoute à cette “guerre de tous contre tous” celle de “chacun contre lui-même”. Donc le libéralisme, non content de faire de nous des procéduriers nous transforme en schizophrènes. Que faire docteur ? Michéa ne le dit pas. Nous aurons certainement la réponse dans l’un de ses prochains ouvrages. Cette “guerre de tous contre tous”, pour y revenir, s’exprime concrètement pour notre philosophe à travers par exemple “les effets anthropologiques quotidiens induits par la transformation capitaliste de l’être humain en <em>automobiliste </em>“. Soit, mais alors que faire de ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, n’auraient ni automobile ni même le permis de conduire ? Y échapperaient-ils (anthropologiquement parlant) ? Michéa emporte davantage la conviction quand il aborde la question sous l’angle du tabac, puisque les non fumeurs se trouvent ici davantage concernés.<br />
Le libéralisme culturel et la modernité sont par conséquent tenus responsables pour Michéa de “l’abandon définitif de la <em>question sociale </em>“. Nous lui laissons la responsabilité d’un pareil constat. A vrai dire, comme on le découvrira ensuite, l’analyse michéenne du libéralisme nous conduit via le “capitalisme moderne” à mai 68.<br />
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Dernière thématique à être ici abordée, celle dont il est question dans les paragraphes suivants n’a rien de véritablement original chez Michéa et ne sera donc pas prioritairement traitée depuis les ouvrages de notre philosophe. Je m’y référerai cependant pour apporter ici ou là quelque précision utile ou relancer si besoin est la discussion.<br />
Il parait de bon ton dans des sphères ou des milieux qui, par le passé - un passé relativement récent - usaient, voire abusaient des références révolutionnaire ou radicale (dans la mesure ou l’une n’excluait pas l’autre) de trouver des individus se disant aujourd’hui “conservateur”, et même (par goût inversé de l’extrémisme) “réactionnaire”. Même si les personnes décrites ci-dessus ne revendiquaient nullement une appartenance au camp des gauches (ou tenaient à s’en distinguer), elles se gardaient bien de reprendre en ce qui les concernaient de telles épithètes pour le moins péjoratives en ce temps-là encore à leurs yeux. Il y aurait donc comme un changement de paradigme qui, de part ces inversions, transforme le plomb et or, et réciproquement. Sachant que c’est plus particulièrement le “progressisme” qui se trouve ici voué aux gémonies tandis que les références au conservatisme et à la réaction cessent d’être négatives. On remarque, non sans ironie, que parmi ces plaignants nombreux sont ceux qui usent de l’adjectif “progressif” en reprenant à l’intonation près le mode d’accusation jadis réservé au type “réactionnaire”. Dans cette histoire Michéa joue le rôle d’un vulgarisateur. D’autres l’ont précédé, nous verrons plus loin lesquels. Dans <em>L’enseignement de l’ignorance </em>les terminologies “conservateur” et “réactionnaire” sont décrites comme “les deux figures par excellence de l’incorrection politique”. L’astuce michéenne consistant à l’expliquer par l’impositon du Spectacle. Dans ses autres ouvrages Michéa revient sur ce qu’il appelle “la croyance au caractère conservateur de l’ordre économique et libéral” des militants de gauche et d’extrême-gauche. <br />
Mettons de coté Philippe Muray, qui n’est pas à proprement parler l’un des inspirateurs de Jean-Claude Michéa. En revanche Christopher Lasch, qui doit son actuel crédit aux efforts déployés par Michéa et les éditions Climats pour faire connaître son œuvre en France, en fait incontestablement partie. D’aucuns estimant même que tout Michéa vient de Lasch pourraient me reprocher de consacrer trop de place à la copie alors que l’original se trouve mis aujourd’hui à la disposition du lecteur de langue française. Je répondrai d’abord que Michéa doit certes beaucoup à Lasch mais qu’il a su adapter la pensée du philosophe américain à la spécificité hexagonale. Et puis la copie finit parfois par l’emporter sur l’original. L’exemple durant la dernière campagne présidentielle de Sarkozy et le Pen apporte la preuve que les électeurs peuvent légitimement préférer la première à la seconde.<br />
Parmi les autres références il en est une, moins revendiquée, qui peut le cas échéant prendre la forme d’un compagnonnage (du moins chez Michéa) : je veux parler de la proximité de notre philosophe avec le courant anti-industriel. J’ai consacré un petit essai (<em>Du temps que les situationnistes avaient raison </em><a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/11/./michea.html#note6">(6)</a>) à la principale composante de ce courant et j’y renvoie le lecteur. Ici Michéa cite volontiers dans ses ouvrages Jaime Semprun, René Riesel et Jean-Marc Mandosio sans pour autant faire sien l’impératif catégorique : “Il n’y a plus rien à faire, et de toute façon c’est déjà trop tard”. C’est dire que sa montre ne s’est pas arrêtée au XIXe siècle lors de l’avènement de la révolution industrielle : accréditant, par cela même, l’idée que tous les malheurs de l’humanité proviennent de cette industrialisation. C’est aussi dire que Michéa ne souscrit pas non plus à quelque “fin de l’histoire” jamais dite en tant que telle, et encore moins revendiquée, mais qui reste indéfectiblement liée à l’impératif catégorique énoncé plus haut. Cette “proximité” s’explique davantage par des aversions ou ennemis communs au sein desquels le “progressisme” figure à la première place.<br />
La notion de “progrès” on le sait n’a pas bonne presse de nos jours pour de bonnes et mauvaises raisons. Les premières sont bien connues depuis la fin des années 60, date d’une première prise de conscience écologique, laquelle, parallèlement, entraînait la critique, ou la mise en accusation des sciences, techniques et technologies. Pour prendre un exemple critique que cite Jean-Claude Michéa dans <em>L’enseignement de l’ignorance </em>(avec lequel je tiens pour une fois à manifester mon accord), l’ouvrage d’Alain Roger <em>Court traité du paysage </em>avait également attiré mon attention lors de sa parution en 1997. Cet esthéticien insiste dans son livre sur la distinction entre paysage et environnement. Il importe à cet auteur de démontrer que le paysage “est toujours une invention historique et essentiellement esthétique” qui ressort d’un phénomène “d’artialisation” : ce dernier désignant des opérations in situ (l’oeuvre des jardiniers, des paysagistes, du Land Art) ou in visu (celles des peintres, des écrivains, des photographes). Par conséquent, pour Roger, “il ne saurait y avoir une science du paysage”. Ce qui n’est pas pour lui le cas de l’environnement, “concept récent, d’origine écologique, et justifiable, à ce titre, d’un traitement scientifique”. La distinction parait fondée : il semble préférable, pour bien s’entendre, de ne pas confondre l’un avec l’autre. A l’appui de cette thèse, “le paysage s’invente, n’est pas une notion figée”, Alain Roger cite à contrario un exemple caricatural, celui de la <em>Charte architecturale et paysagère </em>de la région Auvergne. Cette charte recommande la plantation “d’essences locales et non exotiques” et celles “de feuillages caducs et non persistants”. Une recommandation qui rappelle à Roger de fâcheux souvenirs, ceux laissés par les paysagistes du Troisième Reich qui réclamaient une “guerre d’extermination” contre les essences étrangères menaçant la pureté du paysage allemand. Pour aller dans le sens de la thèse d’Alain Roger, les pins, qui donnent aujourd’hui ce cachet particulier à la forêt de Fontainebleau, ont été plantés à la fin du XVIIIe siècle. Nous avons là une illustration du paysage comme “invention historique”. J’ajoute qu’Adolphe Alphant, le maître d’oeuvre des parcs parisiens du Second empire, faisait l’éloge des plantes exotiques et prescrivait de les “entretenir avec tous les soins que réclame cette aristocratie végétale”.<br />
Alain Roger dérape, en quelque sorte, lorsque son <em>Court traité du paysage </em>abandonne la réflexion historique et esthétique pour manifester son aversion à l’égard de l’écologie. Ou comment, partant d’une analyse fine et pertinente (sur l’histoire du paysage), il en vient à prendre le contre-pied des discours écologiques pour dénoncer le “conservatisme” de leurs discours de préservation, de protection et de sauvegarde du paysage. Il faut vivre avec son temps, insiste Roger, et ne pas se “recroqueviller sur le passé”. Et ne pas figer la “pratique paysagère” en musée afin “d’inventer l’avenir” et “de nourrir le regard de demain”. La présence d’Alain Roger au sein du “Comité d’experts Environnement et paysage” mis en place par la direction des routes au ministère de l’Équipement, explique en partie les positions de notre esthéticien. Curieusement, à aucun moment, Roger ne se réfère à la loi du 2 mai 1930 sur les monuments naturels et les sites dont la conservation et la préservation présentent un intérêt général du point de vue “artistique, historique, scientifique, légendaire et pittoresque”. Cette loi permet d’inscrire les sites qui mériteraient d’être protégés, puis de les classer. Une procédure qui, on le sait, a permis de sauvegarder des sites menacés par des intérêts privés. Jusqu’à un certain point, certes, si l’on met par exemple des deux cotés de la balance, d’une part le projet Eurodisney, et de l’autre le classement du site de la crête de Chalifert (situé à proximité, et célébré par des peintres paysagistes du XIXe siècle) : soit la lutte du pot de fer et du pot de terre. Un exemple parmi d’autres d’une situation où l’État bafoue la légalité qu’il est sensé défendre.<br />
Le paysage est une invention, soit. Mais il importe alors de distinguer paysage et paysage. Car tous les paysages ne sont pas soumis au même phénomène d’artialisation. Pour certains cela ne prête guerre à conséquence : on reste dans le domaine du commun, de l’ordinaire et du convenu. D’autres par contre se cristallisent en quelque sorte à travers le regard que des artistes, des écrivains, ou tout simplement les passants portent sur eux. Cette élaboration, cette reconstruction sont celles d’un imaginaire. A moins d’être une brute ou un butor on ne peut pas vivre sans imaginaire. La destruction d’un site s’avère par conséquent préjudiciable à tous (en exceptant ceux qui bien entendu en tirent un profit pécuniaire ou autre). On comprend mieux maintenant l’oubli chez Alain Roger du mot “site”. Puisque ce dernier renvoie à la fois au paysage et à l’environnement (ici en raison du caractère particulier que lui confère la loi du 2 mai 1930). La distinction qu’il convenait de souligner, du point de vue sémantique, et pour toutes les bonnes raisons évoquées plus haut, vole en éclat dés lors que nous l’abordons sous l’angle d’un site. Comment ne pas évoquer quelque duplicité, ou une volonté de noyer le poisson quand des propos, à l’origine pertinents sur les plans historiques et esthétiques, finissent par servir des intérêts privés ou prétendument publics. Doit on rappeler que le moindre de ces projets devrait faire l’objet, au préalable (y compris par l’imposition, et cela sans lésiner sur les modes d’actions, mêmes violentes), d’un débat et d’une consultation avec tous les intéressés. Mais on aura compris que des arguments et des démonstrations du type Alain Roger justifient par avance l’affairisme et ses complicités. <br />
Ce n’est pas par hasard que je me suis livré à ce long commentaire sur <em>Court traité du paysage </em>car il contient les prémices de l’un des aspects de la question qui nous occupe ici. Dans <em>Du temps que les situationnistes avaient raison, </em>au sujet d’un échange polémique entre Jaime Semprun et Norbert Trenkle (l’un des animateurs de la revue <em>Kristis </em>), je constatais : “On voit parfaitement ce qui sépare Semprun et Trenkle. Là où le premier, pour expliquer le monde tel qu’il ne va pas, se focalise sur la production industrielle et les nouvelles technologies, le second, partant des contradictions entre forces productives et rapports de production, tente de définir le cadre qui permettrait de mettre la science et les technologies à l’épreuve des choix par lesquels nous aspirons à vivre dans une société plus libre, plus juste, plus solidaire, plus riche en potentialités diverses. C’est aussi la question de la <em>démocratie </em> qui est posée ici. Il faudra bien y revenir”.<br />
Nous y revenons. Non sans avoir précisé préalablement que les sciences et techniques ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi. Une confiance absolue (la position technophile) est aussi condamnable que l’affirmation d’un refus tout aussi absolu (la position technophobe). La critique bien entendu prévaut dans ce monde célébrant l’horizon indépassable des nouvelles technologies. Celles-ci, il va de soi, génèrent des formes inédites de dépendance et d’aliènation. Mais après tout la comparaison s’impose, en terme de nocivité, avec l’aliènation religieuse du monde préindustriel (décrit par d’aucuns comme “un âge d’or”). Les théoriciens anti-industriels, les auteurs des éditions de “L’encyclopédie des Nuisances”, et le premier cercle de leurs lecteurs savent pertinemment - mieux que quiconque même ! - que l’on ne reviendra jamais en arrière, c’est à dire aux temps préindustriels. Ils ne défendent pas une utopie dans le sens par exemple de Fourier et des utopistes les plus conséquents : à savoir la figure d’un monde comme objet de désir, à la fois inaccessible et relevant d’une nécessité, désirable car inaccessible, réalisable de part cette nécessité.<br />
Donc, dans la société que j’appelle, que nous appelons de nos voeux, l’usage des sciences, techniques et technologies devient l’un des éléments d’une discussion plus globale sur ce qui serait utile ou pas pour l’humanité. Il ne s’agit pas ici de trancher en ce sens, ou de décliner des préférences, mais de définir le cadre dans lequel cette discussion pourrait ou devrait avoir lieu. Parler par conséquent de démocratie suppose que les thèmes relevant de cette discussion soient débattus par tous dans la vie de tous les jours, et d’une manière que l’on aimerait décisive dans un contexte d’affrontement, au travers d’un mouvement social, et pour le mieux au sein d’assemblées prenant la forme de conseils dans les entreprises, les quartiers et les institutions de toutes sortes. Il ne s’agit donc pas, on l’a compris, de “débats citoyens” organisés par le pouvoir en place ou un collège d’experts. Cette discussion doit cependant avoir lieu préalablement, et dans les formes requises pour générer les conflits de demain. J’ajoute que la question de la démocratie (que je ne fait qu’aborder), de la manière dont elle se trouve énoncée ici, est très naturellement et très logiquement absente des ouvrages des auteurs du courant anti-industriel, puisque en aucun cas ce monde ne peut être pour eux transformé. Tout comme elle n’apparaît pas dans les livres de Michéa. Là les raisons sont plus complexes, mais on peut avancer que les développements michéens sur la common decency lui permettent de faire l’impasse sur la question, ou “de botter en touche” (pour reprendre une métaphore sportive).<br />
L’infortune que rencontre depuis une trentaine d’années la notion de progrès prend toute sa dimension si on la compare à la fortune du mot, de la notion, du concept durant le XIXe siècle et la plus grande partie du XXe. Parler de progrès allait alors de soi (du moins dans le camp de la gauche) : “progrès scientifique” et “progrès social” marchant d’un même pas. Parmi plusieurs définitions le Robert évoque un “développement en bien”. Puis vint le temps de la suspicion : principalement en raison de la prise de conscience écologique évoquée plus haut. Pour le coup la notion de progrès scientifique, ce développement du bien, s’en trouvait ébranlée. Et avec elle le crédit jusqu’alors accordé aux technologies censées contribuer à l’amélioration du genre humain. La science, ou un certain usage de la science faisait l’objet d’accusations, y compris par des membres de la communauté scientifique. Cependant, par une ruse de l’histoire, la critique légitime de ce progrès-là, celle des sciences, techniques et technologies, s’est élargie à la notion de progrès en général. Il y a sous cet angle comme une collusion entre des courants de pensée qui n’ont pas ou peu de choses en commun, sinon dans la dénonciation réitérée du Progrès devenu une sorte de Grand Satan à l’échelle occidentale. C’est là qu’il faut distinguer, et bien distinguer.<br />
Les écrivains, les premiers, ont fustigé le progrès. Baudelaire dans un célèbre fragment de <em>Fusées </em>lui reproche d’atrophier “en nous toute la partie spirituelle”. Flaubert crée avec l’apothicaire Homais un type universel : le parangon de ceux qui au nom de la science et du progrès dessinent les contours d’une sinistre société hygiéniste. Plus tard Benjamin, dans <em>Sur le concept d’histoire</em>, le métaphorise à travers l’analyse d’un tableau de Klee. Sur un plan plus philosophique, sans vouloir remonter à Nietzsche, juste après la Seconde guerre mondiale Adorno insistera dans <em>Minima moralia </em>sur le “caractère double du progrès” en précisant qu’il avait “toujours développé le potentiel de liberté en même temps que la réalité de l’oppression”. C’est ce que chacun devrait avoir en tête dans la moindre discussion sur la notion de progrès. Celui-ci n’est pas uniquement associé aux sciences, techniques et technologies, mais englobe tous les aspects de l’activité humaine. Il faut <em>progresser </em>vers plus de liberté, d’égalité, de solidarité, de richesse intérieure, pour s’affranchir des pouvoirs, des idéologies, de la raison raisonnante. Il conviendrait en amont de se prémunir contre les “amis” et les “ennemis” du progrès. Et donc de ne pas prendre des vessies pour des lanternes, ni même, pour finir sur Jean-Claude Michéa, des lanternes pour des vessies.</p>
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Le lecteur, après cet éclairage critique, sera sans doute peu étonné d’apprendre que pour Jean-Claude Michéa mai 68 a “joué un rôle décisif” dans “l’élaboration du capitalisme moderne”. On l’a lu sous d’autres plumes : c’est l’une des figures imposées des penseurs de droite ou de gauche “décomplexés” (mais pas nécessairement pour les mêmes raisons). Michéa, dans <em>Orwell anarchiste tory, </em>évoque en mai 68 “le mythe fondateur de notre modernité”. Ce thème se trouvera repris et développé dans les ouvrages suivants du philosophe au point de devenir l’un des thèmes récurrents de sa “pensée” <a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/11/./michea.html#note7">(7)</a> <br />
L’opération vise à réduire mai 68, d’une part en l’assimilant aux July, Geismar, Cohn-Bendit, Kouchner, et compagnie ; d’autre part en y situant les prémices de l’accomplissement du capitalisme moderne. Pour ce faire Michéa ne prend en compte (à travers ce qu’il appelle “l’aspect dominant de 68”) que la seule jeunesse estudiantine, voire les nouvelles classes moyennes. Ce cadre posé, mai 68 devient ce moment où le refus de l’ordre capitaliste a basculé dans l’approbation libérale. Michéa explique ce basculement par, premièrement, le “sens de l’histoire” revendiqué par les insurgés de mai (un “sens de l’histoire” décrit comme un mythe reposant sur l’idée de progrès) ; en second lieu par l’immoralisme inhérent au libéralisme (en l’opposant à la morale de la common decency). Certes, notre philosophe écrit par ailleurs que mai 68 “n’a jamais fait que <em>catalyser </em>et <em>précipiter </em>une évolution économique et culturelle dont les racines plongeaient bien plus dans les nouveaux développements du capitalisme de consommation que dans leur “contestation” officielle””. Toutefois il fait suivre cette phrase du constat suivant : “Du reste cette évolution s’est largement reproduite à l’identique dans l’ensemble des pays occidentaux <em>qu’ils aient connu ou non l’équivalent de Mai 68</em>”. Ici le lecteur un tant soit peu logique peut s’interroger. Si cette évolution s’est produite à l’identique dans les pays n’ayant pas connu mai 68 que vient donc faire celui-ci dans cette galère ? Par conséquent, si je lis Michéa dans le texte mai 68 n’a rien à voir avec les nouveaux développements du capitalisme puisque notre auteur nous explique (et insiste même !) que cette évolution dans d’autres pays s’est faite en l’absence de tels événements. C’est dire une chose et son contraire. Sauf qu’ici pareille contradiction met particulièrement en lumière la vacuité du raisonnement michéen. Quand en présence de deux phrases la seconde, censée confirmer la première, en constitue le meilleur démenti nous tenons là un exemple flagrant de cette confusion qu’un Michéa élève ici à un niveau rarement atteint.<br />
Notre philosophe y revient pourtant dans de nombreuses pages de la <em>Double pensée. </em>En particulier à travers un entretien accordé à Radio Libertaire sans être un seul instant interrompu par le gentil interviewer. A coté de l’aspect dit “dominant” de mai 68, largement traité, Michéa évoque un aspect “dominé”. Il se réfère ici aux “travaux” de Kristin Ross pour distinguer un “mai 68 étudiant” d’un “mai 68 populaire”, tout en avançant que l’universitaire et journaliste américaine aurait définitivement établi pareille distinction. Il s’agit chez Ross (dans son livre <em>Mai 68 et ses vies ultérieures </em>) d’une proposition parmi d’autres : l’intérêt de cet ouvrage résidant dans la documentation proposée. Parlons plutôt d’une auberge espagnole dans laquelle Michéa choisit le plat qui lui convient pour le servir à son lecteur. Tout comme il n’est pas à un anachronisme près lorsqu’il relève que Daniel Cohn-Bendit invitait en mai 68 les étudiants parisiens à “célébrer le pouvoir émancipateur de toutes les formes de deterritorialisation” (ce concept ayant été forgé quelques années plus tard par Deleuze et Guattari). Sur cette lancée Michéa accuse également Dany-le-Rouge d’avoir incité ces mêmes étudiants à “abolir toutes les frontières”. On sait qu’il n’en fut rien puisque le pouvoir gaulliste fit savoir de la façon la plus catégorique à Daniel Cohn-Bendit qu’il existait bien une frontière entre l’Allemagne et la France ! Plus sérieusement Michéa reprend la distinction faite plus haut pour nier l’existence en aucune façon d’une unité de mai 68. C’est l’un des points sur lequel il insiste le plus : ces deux aspects (“mai 68 étudiant” et “mai 68 populaire”) n’ont jamais coïncidé, dit-il, ni ne peuvent être reliés par des passerelles. Une telle distinction, encore recevable le 10 mai, n’a plus lieu d’être par la suite. Mai 68 a été, entre autres, “la plus grande grève générale qui ait jamais arrêté l’économie d’un pays industriel avancé”, mais aussi “la critique généralisée de toutes les aliénations, de toutes les idéologies et de l’ensemble de l’organisation ancienne de la vie réelle”, et également “le refus de toute autorité,de toute spécialisation, de toute dépossession hiérarchique” sans oublier “le refus du travail aliéné : et donc la fête, le jeu, la présence réelle des hommes et du temps” (Internationale Situationniste n° 12 : l’article <em>Le commencement d’une époque </em>). <br />
Mai 68 fut ceci et cela en même temps, et intimement liés. Nous sommes loin des tombereaux d’insanités déversés depuis par les Michéa et consort ! La séparation faite par Jean-Claude Michéa entre deux mai 68, l’étudiant et le populaire, le premier l’ayant selon lui largement emporté sur le second, relève d’une reconstruction autant arbitraire que dérisoire. Tout comme la fiction michéenne d’un mai 68 impulsant un nouvel élan au capitalisme vise fondamentalement à brouiller et à occulter autant que possible la réalité, le sens et les conséquences des dits “événements” pour fourguer la camelote idéologique la plus susceptible de discréditer le type d’enseignement qu’il conviendrait encore aujourd’hui de tirer de ce beau mois de mai. Plus largement cette fiction s’inscrit dans un processus révisionniste qui tend à faire passer mai 68 pour son contraire.<br />
Sans vouloir sortir du sujet il parait utile de s’attarder sur le propos suivant de Michéa, concernant Sarkozy (d’autant plus que l’actuel Président est très peu cité dans le corpus michéen) : “Il fallait être un universitaire de gauche pour prendre au sérieux les imprécations de Sarkozy contre mai 68”. Allons donc ! La droite (voire certains secteurs de la gauche) qui arborait une mine plus que réjouie au lendemain de ce discours ne les avaient pas prise au sérieux ? Et Michéa d’ajouter que dans le même discours (celui de Bercy) Sarkozy s’en prenait également au culte de l’argent, au profit à court terme, à la spéculation et aux dérives du capitalisme financier. On sait ce que valent de tel propos chez Sarkozy. Mais en quoi cela invaliderait les imprécations sarkozistes sur mai 68 ? Celles-ci d’ailleurs ne dataient pas d’avril 2007. Il y en avait eu d’autres, auparavant. Mais ces imprécations là eurent plus de résonance que les précédentes. Au point que des commentateurs prétendirent que Sarkozy avait définitivement enterré mai 68 à Bercy. Il n’y aurait donc que Michéa à ne pas vouloir “prendre au sérieux” le discours de Sarkozy dans l’enceinte de Bercy ? Il y a une explication et nous allons voir laquelle.<br />
Reprenons ce fameux discours. Que disait donc Sarkozy ce jour d’avril 2007 sur mai 68 ? Très médiatisés (ils représentaient d’ailleurs la moitié de ce discours) ces propos furent largement reproduits par la presse tous genres confondus. Ils sont bien connus et je ne les reprendrai pas. Cependant, et plus particulièrement à Bercy, Sarkozy “parlait Michéa” en renvoyant aux thèses défendues par notre philosophe sur la délinquance, l’autorité, l’école, les repères éthiques, les valeurs morales, la gauche héritière de 68, le mérite, la famille, etc., etc., etc. Il s’agit d’un secret de polichinelle : ce discours a été écrit par Henri Guaino <a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/11/./michea.html#note8">(8)</a>. On n’exclura pas que Michéa puisse figurer parmi les auteurs et penseurs ayant inspiré le conseiller spécial du futur président.<br />
Au début de son mandat présidentiel on sait que Sarkozy avait contacté Manuel Valls, parmi d’autres “personnalités de gauche”, pour lui proposer d’entrer dans le gouvernement Fillion (ce qui était déjà un signe de “reconnaissance”). Contrairement aux Kouchner, Besson et Jouyet (qui ne pouvaient espérer mieux au P.S.), Valls refusa. L’homme est ambitieux, et cette ambition avait selon lui plus à gagner au P.S. Sarkozy dut s’y résoudre. Mais il comprit assez rapidement que Valls lui serait plus utile au P.S. qu’au gouvernement. Nous en avons eu la confirmation.<br />
On pourrait élargir ce propos. En l’étendant par exemple aux penseurs et philosophes qui ne seraient pas sans partager un certain nombre de valeurs avec l’actuel hôte de l’Élysée sans pour autant faire preuve d’allégeance. Dans une telle configuration un Michéa parait évidemment plus utile qu’un Glucksmann ou un Ferry.</p>
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<p> A quoi sert Jean-Claude Michéa ? Avant de répondre à cette question encore faut-il préciser pourquoi une telle “pensée” prospère pareillement en ce début de XXIe siècle. Michéa apparaît en 1995 sur la scène intellectuelle avec un ouvrage consacré à Georges Orwell, et ne la quittera plus (auparavant cet ancien communiste avait traversé une période gauchiste avant et après mai 68, pour revenir deux ans plus tard dans le giron du P.C.F., un parti qu’il quittera finalement en 1976). Sans avoir la réputation de quelques uns de ses collègues philosophes, et sans bénéficier de relais au sein de l’Université Michéa a vu néanmoins ses lecteurs augmenter de livre en livre. Un lectorat aujourd’hui d’une grande diversité qui va de “libertaires” ou d’ancien radicaux à la droite de la droite, en passant par différentes variétés de “réactionnaires” avoués. Un tel grand écart n’a pas d’équivalent dans le monde intellectuel de ce début de siècle. On ne s’attache pas pareils publics (à ce point diversifiés) sans tordre le cou à quelques concepts, ou rendre la confusion encore plus confuse en pratiquant l’amalgame avec un art consommé. La critique du libéralisme, devenue au fil des ouvrages de l’auteur l’une des marques de fabrique de Michéa, passe chez lui par une critique incessante, voire obsessionnelle des gauche et extrême-gauche (regroupées généralement par Michéa sous la rubrique “libéralisme culturel”) sur un mode que la réponse à la question - à quoi sert Jean-Claude Michéa ? - explique en partie. Cette critique du libéralisme reprend par ailleurs une antienne bien connue (la délinquance, l’insécurité, l’école, les mœurs, etc.), en des termes d’analyse proches de ceux qui, par exemple, ont concouru à l’élection de Sarkozy en 2007. La différence étant que Michéa l’accompagne d’une critique du capitalisme. On y reviendra plus loin.<br />
Cette confusion se trouve redoublée par le fait que les fondements de la pensée de Michéa reposent sur une notion, la “common decency”, empruntée à George Orwell, qui sous la plume de notre philosophe s’apparente beaucoup plus à une fiction qu’elle ne traduit une réalité observable. Que peut-on alors construire sur de telles fondations ? : de l’anti-intellectualisme, il est vrai ; une défense et illustration du populisme, surtout ; une mise en accusation de la modernité, aussi. Ceci et cela au nom des “vraies valeurs”, celles des “gens ordinaires”. Donc de quoi satisfaire des publics déboussolés cherchant des certitudes à bon compte. C’est un peu court, et encore plus discutable. Michéa ne semble pas également réaliser qu’il se situe sur le même terrain (moral) que quelques uns de ceux qu’il fustige et brocarde d’un livre à l’autre : défenseurs des sans-papiers, droitsdel’hommistes, citoyennistes, etc. Alors que la référence à la “common decency” prend chez Michéa des aspects pourtant plus moralisateurs que l’ordinaire des interventions, déclarations ou écrits de ses habituelles têtes de turc.<br />
On repose la question : à quoi sert Michéa ? Les livres de ce philosophe trouvent un écho favorable auprès des déçus du radicalisme, du gauchisme, voire de la gauche. Des “déceptions” qui cependant ne se confondent pas : le coté auberge espagnole des ouvrages de Michéa offrant la possibilité aux uns comme aux autres de faire leur marché en trouvant ici ou là une argumentation censée répondre à la nature de cette déception (ou de leur ressentiment). Parallèlement, le fort intérêt que suscitent les ouvrages de Michéa dans la presse de droite, voire dans des cercles situés à la droite de la droite s’explique en premier lieu par la virulence des critiques de Michéa à l’égard de la gauche, et plus particulièrement des “intellectuels de gauche” (elles constituent des “boites à outil” pouvant le cas échéant être utilisées par le prêt-à-penser de la droite). Mais un tel succès doit aussi être mis ici sur le compte de la défense des valeurs traditionnelles (de la famille au mérite, en passant par le travail <a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/11/./michea.html#note9">(9)</a>, le civisme, la sédentarité, le patriarcat <a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/11/./michea.html#note10">(10)</a>). Soit la preuve par Michéa que la critique du capitalisme peut être reprise par cette droite à la manière d’un fétiche : en gommant, occultant ou travestissant toute véritable critique du système capitaliste et de la société marchande. On retrouve là, toute proportion gardée, une situation comparable à celle de l’entre-deux-guerres, quand des intellectuels et des groupes situés à droite ou à l’extrême-droite pourfendaient le capitalisme et les ploutocraties. On ajoutera, pour ne rien oublier, que critique du Capital et défense des valeurs traditionnelles (en mettant de coté la question de l’URSS et des démocraties populaires) représentaient encore l’essentiel du bagage intellectuel d’un militant communiste durant les années 60.<br />
Enfin substituer au terme “prolétariat” celui de “peuple” n’a rien d’innocent. Même si le premier désigne moins qu’auparavant la classe devant dissoudre les classes existantes nous ne passerons nullement par pertes et profits le processus d’émancipation, son corollaire. Il arrive parfois à Michéa de parler d’émancipation, mais c’est chez lui un mot creux, dépourvu de toute signification, puisque la mention réitérée d’un “c’était mieux avant”, de plus en plus présent dans ses écrits, s’inscrit structurellement en faux contre l’idée même d’émancipation (et il va de soi de toute perspective révolutionnaire). Nous sommes avec Michéa dans le registre de la <em>restauration </em>: ici la restauration du monde des “vraies valeurs”, celles selon l’auteur des “gens ordinaires”. Le paradoxe étant que ce type de pensée “réactionnaire” se trouve repris et illustré par un philosophe venant de la gauche (et se réclamant de surcroît d’un socialisme des origines). Mais sans doute fallait-il passer par la case Michéa (et cela vaut pour d’autres, bien évidemment) pour renouveler un genre en voie d’essoufflement ou réservé aux seuls membres du sérail. Dans une époque marquée affirme-t-on par le discrédit des idées révolutionnaires et utopiques un tel talent devait nécessairement trouver à s’employer. Certains parleront d’un tour de force. Nous le relativiserons en renvoyant le lecteur aux raisons conjoncturelles exposées ci-dessus. Ce qui revient à dire que Michéa est également le produit de cette époque.</p>
<p align="RIGHT">Max Vincent<br />
novembre 2011</p>
<p><br />
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<br />
<br />
<br />
<br />
<a name="note1">(1)</a> Il s’agit de la définition du dictionnaire Le Robert. Certes Michéa, au détour d’une phrase, évoque “l’interdiction religieuse” (pour la gauche) de “regarder en arrière”, ou la “pure et simple <em>foi religieuse </em>“ qui a remplacé “<em>la critique sociale </em>“. Pourtant il lui faudrait d’autres biscuits pour qu’on veuille lui accorder du crédit. Ceci ou cela est dit en passant, sans le début du quart d’une argumentation. Michéa aurait été plus inspiré de prendre comme exemple l’économie (et l’actualité de cet automne 2011 en fournit maints exemples) pour donner quelque pertinence à son propos. En dehors de la raison économique point de salut, nous proclame-t-on. On imagine ce que Sade (pour citer un auteur que Michéa déteste) écrirait aujourd’hui à ce sujet sur le mode de <em>Dialogue entre un prêtre et un moribond. </em>A l’un des représentants de cette nouvelle prêtrise, qui s’étonnerait de le voir reprendre du service (“Mais, mon cher marquis, la transcendance divine s’efface aujourd’hui devant l’immanence marchande. Vous devriez donc être comblé. De quoi vous plaignez-vous ?”), Sade, nous prenons le lecteur à témoin, répondrait ceci :<br />
- Vous n’y êtes pas ! Pourquoi serais-je satisfait ? Parce que, à bien regarder, je retrouve l’autre putain ! Elle s’est débarrassée de ses oripeaux, de ses vapeurs ’encens, de ses petits secrets, de ses pompes, de son carnaval, de ses génuflexions, de ses sophismes et prédications pour reparaître sous d’autres traits. La croyance s’est déplacée sur un autre objet, si vous préférez. Les hommes ne s’inclinent plus sous le poids de leurs fautes, ne craignent plus les jugements de l’au-delà, n’implorent plus le crapaud de Nazareth : ils s’en remettent à l’économie. Ce dieu dont la matérialité s’affirme au quotidien reste néanmoins une abstraction. Et nul n’est tenu de l’honorer. Malin va ! Et puis, l’air de rien, insidieusement, l’on finit par s’exprimer dans sa langue, à lui. Vous ne saisissez pas ? Mais le langage usuel devient colonisé par celui de l’économie ! Plus rusé que l’ancien, ce dieu-là peut se payer le luxe de s’effacer derrière son concept. Et surtout ne me parlez pas de fatalité ! Votre fatalité économique n’est qu’un utilitarisme érigé en morale ! <br />
<br />
<a name="note2">(2)</a> Une femme marche dans le désert, son enfant balançant le long des hanches : un enfant qui “<em>ne sait rien des frontières </em>“ et “<em>marche avec la lumière </em>“ (“<em>Enfants ne tuez jamais / En vous ce désir nommé / Nomade </em>“).<br />
<br />
<a name="note3">(3)</a> Ou qualifié d’extrême-droite, selon certains commentateurs. N’ayant pas approfondi une question somme toute secondaire, nous en resterons là.<br />
<br />
<a name="note4">(4)</a> Dans <em>Le complexe d’Orphée, </em>encore, Michéa reprend sans craindre le ridicule le langage de l’économie pour traduire la guerre impitoyable que mènent le “libéralisme” et les “gauches contemporaines” contre la common decency : “la décision de <em>privatiser </em>toutes les valeurs communes (à commencer par celles de la <em>common decency </em>“). Ceci, pour faire bonne mesure, s’accompagnant d’une citation d’un Marx qui n’en peut mais.<br />
Dans le même ordre d’idée (<em>Le complexe d’Orphée, </em>toujours), en référence à la fameuse (et fumeuse) “coupure épistémologique”, Michéa accuse Althusser d’avoir ainsi “déligitimé l’expérience vécue des classes populaires” pour asseoir “le pouvoir universitaire des nouvelles classes moyennes”. Alors que dans un livre précédent, Michéa félicitait le même Althusser d’avoir tordu le cou au concept d’aliénation (incompatible avec la notion de common decency) C’est manquer particulièrement de suite dans les idées parce qu’on pourrait ici également convoquer cette “coupure épistémologique” aux mêmes fins d’explication. Marx doit rigoler un bon coup dans sa tombe.<br />
<br />
<a name="note5">(5)</a> L’un de ces couplets, en provenance du <em>Complexe d’Orphée, </em>s’attarde sur la notion de vol. Michéa parait bien naïf, ou mal informé, à moins d’être en présence d’un déni de réalité (fréquent chez lui), quand il prétend que seule la “jeunesse bourgeoise contestataire” fauchait dans l’après 68 (il cite exemple à l’appui celui de la librairie Maspéro). Il y avait peut être parmi les faucheurs quelques uns de ces jeunes bourgeois (pas trop gauchistes cependant, compte tenu de l’interdit que pouvait représenter pour les militants de l’extrême-gauche, trotskistes plus particulièrement, la fauche chez un “camarade” libraire et éditeur). Ces faucheurs en vérité, je puis en témoigner, étaient majoritairement de jeunes prolétaires (anars et situs) qui ne faisaient pas de différence entre “La joie de lire” et les autres librairies parisiennes (et pourquoi l’auraient-ils faite ?). <br />
Michéa semble d’ailleurs ignorer la tradition anarchiste de la “reprise individuelle” selon laquelle le vol était un droit : voler les riches, les bourgeois, les possédants, c’est faire restituer à tous ceux là leurs richesses mal acquises. Certes cette pratique ne faisait pas exactement l’unanimité au sein du mouvement anarchiste mais en 1897 le point de vue du <em>Libertaire </em>(“En affirmant le <em>droit au vol </em>nous devons faire remarquer que nous ne parlons pas d’un <em>droit naturel </em>né avec l’homme et ne devant s’éteindre qu’avec lui. Pour les asservis nous considérons le droit au vol comme le droit opposé au <em>droit d’exploitation </em>que les possédants ont pris”) reflétait celui de la grande majorité des anarchistes.<br />
<br />
<a name="note6">(6)</a> http://www.lherbentrelespaves.fr/html-textes/edn.html<br />
<br />
<a name="note7">(7)</a> La thématique “haro sur mai 68”, très présente dans les précédents ouvrages de Jean-Claude Michéa (surtout <em>La double pensée</em>), est curieusement absente des pages du <em>Complexe d’Orphée.</em><br />
<br />
<a name="note8">(8)</a> Bernard-Henri Levy s’est retourné contre Henri Guaino (après le “discours de Dakar”) pour lui faire porter la responsabilité des discours de Sarkozy. Depuis toujours les hommes politiques, très majoritairement, se font aider par leurs conseillers ou des plumes extérieures (tel Berl avec Pétain) pour rédiger leurs discours. Un texte écrit par Emmanuel Berl reste un discours de Philippe Pétain (“La terre ne ment pas” ou “Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal”) et un texte écrit par Henri Guaino reste un discours de Nicolas Sarkozy. Il faut posséder un pois chiche à la place du cerveau pour prétendre le contraire. Les amis de BHL peuvent toujours répondre qu’il s’agissait d’une attitude tactique : leur “grand homme” étant l’ami de Sarkozy (mais ayant voté Royal) il ne lui était pas possible d’exprimer frontalement son désaccord, etc. Si le ridicule tuait, il y a belle lurette que nous serions débarrassés de Bernard-Henri Levy.<br />
<br />
<a name="note9">(9)</a> Il ne faut pas prendre trop au sérieux la mention dans une page du <em>Complexe d’Orphée </em>du “droit à la paresse” (d’ailleurs Michéa ajoute dans la foulée qu’elle “ne saurait être confondue avec la simple fainéantise” : ce qui ne manque pas de sel !). Dans une autre page il cite le pamphlet anarchiste <em>Travailler, moi ? Jamais ! </em> (Michéa réduit cette lecture à un “appel élitiste à vivre aux crochets d’autrui” : du concentré de Michéa !) en précisant que son auteur, Robert. C Black, serait devenu l’un des indicateurs de la police de Seattle. Ce qui paraît exagéré pour relater une “sombre histoire de drogue” se terminant en eau de boudin, avec son habituel lot de dénonciations. N’en sachant pas davantage nous en resterons là. En revanche nous conseillons vivement la lecture de ce roboratif petit ouvrage de Bob Black, une excellente contribution à la critique du travail. On imagine facilement Michéa s’étranglant d’indignation en le lisant.<br />
<br />
<a name="note10">(10)</a> La référence “patriarcat” n’est pas explicitement revendiquée par Michéa mais la condamnation sans appel du matriarcat d’un livre à l’autre ne laisse pas de place au doute. Michéa écrit, au sujet de ceux qu’il nomme “les innombrables militants de l’extrême-gauche libérale” : ils “ont certainement quelque chose à voir avec <em>le meurtre du père </em>et la soumission parallèle à une <em>mère dévorante </em>“. Ces lignes sont à mettre en résonance avec un autre passage de <em>La double pensée </em>où l’inspecteur Michéa, après avoir enquêté sur des formes “maternalistes d’emprise (...) difficile à reconnaître” parce que “déjà invisibles aux yeux de ceux (ou de celles) qui les exercent”, finit par trouver le coupable en la personne de Saint François d’Assise (fondateur, précise Michéa, d’un ordre voulant réaliser une “égalité absolue”). Bon sang, mais c’est bien sûr ! Et notre Bourrel d’occasion conclut ainsi son enquête : “Il serait peut-être temps de s’interroger sur ce que l’inconscient de la gauche <em>extrême </em>doit à la spiritual!ité franciscaine et spirituelle”. Sauf que dans <em>Le complexe d’Orphée </em>nous n’avons pas eu l’explication attendue. On se consolera avec ce savoureux couplet sur l’invisibilité retorse du matriarcat dont le coté burlesque n’aura échappé à personne.</p>Réflexions partielles et apparemment partiales sur l'époque et le monde tel qu'il va 2/2urn:md5:161d3538fb4a9434f4c51fe9e526a45f2010-01-01T14:49:00+01:002013-06-20T09:10:40+02:00Max VincentCritique socialeAdornoBenjaminMichea <p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm; page-break-before: always">
3</p>
<h3> UN ÉTAT DES LIEUX</h3>
<div><br /></div>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
1) DES MOEURS</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><br /></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Durant
ma lecture critique de Jean-Claude Michéa j’ai volontairement
laissé de coté les pages que le philosophe consacre aux questions
que l’on regroupera par commodité sous la rubrique “des moeurs”.
Ceci parce que les réponses qui pourraient être données dépassent
largement le cadre des remarques et diatribes de Michéa sur le
sujet. Il parait en tout cas certain que ce qui tient lieu ici de
pensée chez le philosophe montpelliérain vient de son mentor
Christopher Lasch, mais aussi de la partie la plus discutable des
écrits “théoriques” de George Orwell. J’en ai déjà dit un
mot en me référant à deux articles (parmi les plus connus) de
l’écrivain anglais. D’ailleurs Michéa se rapporte à l’un
d’eux (</span><span lang="en-US"><em>Raffles
et Miss Blandish </em></span><span lang="en-US">)
pour fustiger “la tendance très moderne à tolérer le crime et
admirer le criminel” de nombreux intellectuels. Tout comme il
accuse les penseurs de “la gauche et de l’extrême-gauche” de
se livrer à ”l’apologie de principes de toutes les
transgressions morales possibles”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Cela
précisé il fallait un nom pour incarner et illustrer ce qui pour
Michéa représente le mieux (c’est à dire pour le pire) cette
“dimension transgressive” : celui du marquis de Sade, présenté
comme “l’une des vaches sacrées de l’intelligenstia de
gauche”. Ce nom revient de livre en livre, soit pour faire de Sade
l’un des pères fondateurs de “l’infrastructure psychologique
et imaginaire d’un monde entièrement libre”, ou “la face
d’ombre de la philosophie des lumières”, soit pour l’associer
au “fascisme finissant” (en se référant au film </span><span lang="en-US"><em>Salo
</em></span><span lang="en-US">de
Pasolini), soit pour lui imputer “la fascination caractéristique
des intellectuels modernes” pour le crime et la délinquance, ou
encore, pour clore la liste, d’avoir anticipé “les implications
d’un libéralisme entièrement développé”. Généralement
Michéa s’appuie sur Christopher Lasch pour réduire Sade à une
utopie sexuelle, fondatrice du principe capitaliste selon lequel
hommes et femmes ne sont que des objets d’échange. Le marquis de
Sade, jadis accusé d’immoralisme, d’apologiste du crime et de
toutes les perversions sexuelles imaginables, devient, sous la plume
de messieurs Lasch et Michéa, un génie du mal qui aurait anticipé
vers la fin du XVIIIe siècle “toutes les implications morales et
culturelles de l’hypothèse capitaliste”. Au point de nous faire
regretter les accusations des premiers qui avaient au moins le mérite
d’appeler un chat un chat quand les seconds s’évertuent à noyer
le poisson. Ce n’est certes pas la première fois que les écrits
de Sade se trouvent ainsi sollicités. Cependant leur lecture par
Lasch et Michéa n’est pas sans renouveler un genre qui commençait
à s’essouffler. Ce Sade alors, c’est du lard ou du cochon ? Les
indécis qui sans l’avoir lu se poseraient la question, du moins
ceux qui se rangeraient délibérément dans le camp anticapitaliste
risquent de trouver les explications de messieurs Lasch et Michéa
convaincantes, sinon satisfaisantes.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
A chacun ses
références. La remarque suivante d’Apollinaire (“Sade, l’esprit
le plus libre qui ait encore existé”) représente une bonne
introduction à la lecture de Donatien-Alphonse de Sade. C’est de
ce type d’étoffe dont se vêt le divin marquis. Car pour Sade la
liberté est souveraine. L’indispensable correspondance du proscrit
en administre la preuve. En 1783, depuis sa cellule du donjon de
Vincennes, Sade répond en ces termes à sa femme (qui, se faisant
l’écho des pressions de l’administration pénitentiaire,
incitait le prisonnier à réviser ses raisonnements) : “Ma façon
de penser, dites vous, ne peut être approuvée. Et que m’importe ?
Bien fou est celui qui adopte une façon de penser pour les autres !
Ma façon de penser est le fruit de mes réflexions ; elle tient à
mon existence, à mon organisation. Je ne suis pas le maître de la
changer ; je le serais, que je ne le ferais pas. Cette façon de
penser que vous blâmer fait l’unique consolation de ma vie ; elle
allège toutes mes peines en prison, elle compose tous mes plaisirs
dans le monde et j’y tiens plus qu’à la vie. Ce n’est point ma
façon de penser qui a fait mon malheur, c’est celle des autres
(...) Si donc, comme vous le dites, on met ma liberté au prix du
sacrifice de mes principes ou de mes goûts, nous pouvons nous dire
un éternel adieu, car je sacrifierais plutôt qu’eux, mille vies
et mille libertés, si je les avais. Ces principes et ces goûts sont
portés par moi jusqu’au fanatisme, et le fanatisme est l’ouvrage
des persécutions de mes tyrans. Plus ils continuent leurs vexations,
plus ils enracinent mes principes dans mon coeur, et je déclare
ouvertement qu’on a pas besoin de me jamais parler de liberté, si
elle m’est offerte qu’au prix de leur destruction. Je le dis à
vous. Je le dirai à M. Le Noir. Je le dirai à toute la terre.
L’échafaud serait là, que je ne varierais pas”.
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Lignes admirables !
Les raisons pour lesquelles Sade a écrit l’oeuvre que l’on sait
tiennent en quelques phrases, éclairantes, confondantes,
prémonitoires ! Il faut être professeur agrégé de philosophie à
Montpellier, ou avoir enseigné l’histoire à l’Université de
Rochester pour n’y rien comprendre ! Et puis, contre ceux qui ont
tellement galvaudé cette liberté qu’elle finirait par se
confondre avec un esclavage librement consenti, il importait de citer
le propos d’un homme qui savait plus que quiconque de quoi il en
retournait.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Continuons.
Dans une autre lettre adressée à sa femme, Sade répond en réalité
à ses geôliers qui venaient de lui refuser la lecture des
</span><span lang="en-US"><em>Confessions
</em></span><span lang="en-US">de
Jean-Jacques Rousseau. Partant d’une réflexion sur la censure et
l’éternelle bêtise des censeurs, Sade poursuit ainsi : “Vous
avez imaginé faire merveille, je le parierais, en me réduisant à
une abstinence atroce sur </span><span lang="en-US"><em>le
péché de la chair. </em></span><span lang="en-US">Et
bien vous vous êtes trompés : vous avez échauffé ma tête, vous
m’avez fait former des fantômes qu’il faudra que je réalise. Ça
commençait à se passer, et cela sera à recommencer de plus belle.
Quand on fait trop bouillir le pot, vous savez bien qu’il faut
qu’il verse”. Sade va alors s’atteler à la rédaction des </span><span lang="en-US"><em>Cent
vingt journées de Sodome. </em></span><span lang="en-US">Jamais
il n’ira plus loin dans la description d’un univers effroyable,
horrible, voire non représentable, qui aujourd’hui encore, malgré
les commentaires et les relectures permettant de distancier ce texte,
ne laisse pas indemne. Une telle volonté de réduire à néant les
sentiments et les croyances de l’espèce humaine, de la
scandaliser à travers ce qu’elle aurait de plus humain, de plus
sacré, n’a pas d’équivalent.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">C’est
ici, à la lumière de cette correspondance, qu’il convient
d’apporter la précision suivante. Sade renvoie à ses geôliers, à
ses persécuteurs, à la société, au monde entier l’abjection
dont on l’accable. Il le fait à la mesure de la révolte qui
l’habite, d’une rage indescriptible, d’un orgueil démesuré,
d’une voix étincelante. On trouve dans les </span><span lang="en-US"><em>Cent
vingt journées, </em></span><span lang="en-US">à
travers l’extrait de dialogue suivant, l’un des thèmes récurrent
du texte sadien : “Est-il possible de commettre des crimes comme on
les conçoit et comme vous le dites là ? Pour moi j’avoue que mon
imagination a toujours été sur cela au-delà de mes moyens : j’ai
toujours mille fois plus conçu que je ne l’ai fait, et je me suis
toujours plaint de la nature qui, en me donnant le désir de
l’outrager, m’en ôte toujours les moyens”. Sade, par
l’intermédiaire des personnages de ses romans, dans de nombreuses
pages témoigne du hiatus existant entre le réalisable et les
pouvoirs de l’imagination : celui-ci cédant toujours devant
ceux-là. C’est l’une des grandes leçons à retenir du divin
marquis. Mais celle-ci, et d’autres, sont immanquablement occultées
pour qui Sade doit être pris au pied de la lettre. L’équation
Sade = sadisme : cette absurdité, cette bêtise, cette
incompréhension totale, continue à faire des adeptes. Même chez
ceux qui seraient plus armés que d’autres pour lire Sade dans le
texte. La force du préjugé ? Sans parler des timorés et des
sentencieux : de ceux pour qui le “il n’y a pas de fumée sans
feu” ou le “on ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs”
tient lieu de pensée. Ou encore de ceux qui considèrent que Sade
s’est livré par anticipation à une apologie des régimes
totalitaires. N’est ce pas Élisabeth Badinter ? A quoi bon leur
dire, leur répéter que Sade, au sein de la section des Piques, dans
les premiers temps de la Terreur, au péril de sa vie, se fit
l’avocat de l’abolition de la peine de mort ! Qu’il écrivit,
non sans superbe : “Oui je suis un libertin, je l’avoue : j’ai
conçu tout ce qu’on peut concevoir dans ce genre là, mais je n’ai
sûrement pas fait tout ce que j’ai conçu et ne le ferai sûrement
jamais. Je suis un libertin, mais ne suis pas un criminel ni un
meurtrier”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Annie
Le Brun l’exprime par le paradoxe suivant : “Tous les
révolutionnaires de 1789, acceptant le fait que la fin justifie les
moyens, sont immoraux, alors que dans cet environnement idéologique,
il n’y a qu’un personnage moral, profondément moral, c’est
Sade, qui dit que les moyens justifient la fin, que la fin ne peut
différer des moyens que l’on a utilisés”. Dans le même livre,
</span><span lang="en-US"><em>Sade,
aller et détours, </em></span><span lang="en-US">Annie
Le Brun met l’accent sur quelques uns des aspects essentiels de la
pensée de Sade. Deux, principalement, méritent d’être retenus.
D’abord Sade affirme que la loi est un mensonge puisqu’elle ne
rend compte que du général au détriment de la vérité (sadienne
soit) du particulier ; ensuite il est le premier à avoir tiré
toutes les conséquences de la disparition de la figure divine : de
part sa volonté de tout connaître et de tout expérimenter afin de
se déployer souverainement dans une perspective infinie.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
La teneur, la
vigueur et la diversité des attaques qui continuent de s’abattre
sur Sade prouvent, si besoin était, que l’oeuvre du divin marquis
n’est pas prête d’être récupérée, même si depuis quelques
années elle prend place dans la prestigieuse collection de la
Pléiade. On ne sait pas lire Sade ou on ne veut pas le lire parce
que le scandale de ses écrits n’en finit pas de brouiller la vue
et le discernement de ceux qui ne peuvent ni ne veulent reconnaître
chez Sade cet exercice souverain de la liberté à travers lequel les
poètes, principalement, se sont reconnus. Certes il parait malaisé
pour qui le mot “liberté” se confond avec la notion laissée par
la pensée bourgeoise (en particulier l’inepte “ma liberté
commence où finit celle des autres” qui n’est en réalité
qu’une définition de la propriété privée) de l’entendre de
cette oreille. Mais ceux dont il est question ici, par définition
pourrait-on dire, ne nous entretiennent pas de Sade. Freud eut
l’intuition que les perversions étaient nécessaires à la
civilisation. En cela il reprenait l’un des “enseignements” de
Sade. Pour Freud la confrontation avec cette “part maudite” là
devait prendre le pas sur son occultation, toujours préjudiciable
selon les critères du père de la psychanalyse. Ensuite Bataille en
formalisera quelque principe de base dans des pages qui ne doivent
rien à Freud. Mais ceci est une autre histoire.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Un philosophe, bien
avant Freud, mais avec de tout autres moyens, avait posé la même
équation : il s’agit de Charles Fourier. Lui aussi tout comme Sade
figure dans la liste des penseurs les plus incompris ou dénigrés.
Mais il ne parait pas certain, contrairement à Sade, qu’on le
prenne toujours au sérieux. Fourier et Sade ne sont pas convoqués
ici par hasard. En y ajoutant Nietzsche, ces trois noms
circonscrivent un second pôle de l’émancipation : le premier
relevant des catégories du politique et du social. Sans oublier de
citer ici le troisième, le pôle de l’art (et de la poésie) : qui
davantage proche du second n’a cessé depuis le début du XXe
siècle de faire le lien entre le premier et le second, au point de
voir quelques uns de ses éléments les plus avancés rejoindre
l’autre rive (celle du politique et du social) durant la seconde
moitié du XXe siècle. Cette “question de l’art” sera traitée
dans le chapitre suivant.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Venons
en à Charles Fourier. Par quel bout que l’on prenne l’oeuvre du
philosophe et utopiste</span><span lang="en-US">c’est
l’enchantement qui prend le dessus. L’étonnement saisit le
lecteur le plus endurci dans des pages faussement souriantes, où la
part du rêve se trouve à ce point matérialisée que l’on en
arrive à douter de nos certitudes les plus établies. Une idée
force travaille le </span><span lang="en-US"><em>Nouveau
monde amoureux, </em></span><span lang="en-US">le
livre majeur (pour ce qui nous occupe ici) de Fourier : </span><span lang="en-US"><em>chacun
a raison en amour. </em></span><span lang="en-US">Une
proposition simple, facile à retenir, l’évidence même... Et
pourtant ! En Civilisation (pour parler comme Fourier qui l’oppose
à l’Harmonie) nous sommes très loin de nous y conformer. Bien au
contraire : on exclut, on discrimine, on enferme et on soigne au nom
d’une raison moralisante. Quand Fourier écrit : “En amour, comme
en toutes choses, chaque civilisé voudrait généraliser ses goûts
dominants”. Serait-ce l’envers de la proposition précédente ?
Non, il n’y a pas véritablement de contradiction. La différence,
sans plus, entre l’usage de la liberté chez chacun et la volonté
de partager cette “licence” avec le plus grand nombre. Ceci
parait insurmontable ? Pas chez Fourier en tout cas. Ceux que le mot
liberté gênerait ici, dans pareil contexte, peuvent le remplacer
sans dommage (l’auteur les y invite) par le mot “manie”. Ce
sont d’ailleurs ces manies qui au premier chef intéressent
Fourier. Chacun trouve sa place dans le monde harmonien qu’il
décrit, y compris celui ou celle qui dans le domaine sexuel ferait
preuve d’extravagance ou enfreindrait les lois relatives aux
“bonnes moeurs”. Fourier renverse ce qui en Civilisation est
considéré comme aberrant, monstrueux, bizarre, condamnable pour
doter chacun de ces adjectifs de valeurs positives. Comme l’écrit
Simone Debout, dans sa belle présentation des </span><span lang="en-US"><em>Oeuvres
complètes </em></span><span lang="en-US">de
Charles Fourier : “En Harmonie, les manies amoureuses les plus
décriées sont licites, voire appréciées, et Fourier les décrit
complaisamment. Plus elles sont étranges et rares, plus elles sont
précieuses, car elles poussent leurs adeptes à chercher au loin des
semblables et relient des individus destinés, semblait-il, à
s’ignorer. D’ailleurs, si la sexualité est l’expression du
plus particulier et suscite toujours entre les amants comme une
société secrète, les manies en sont le moment ultime. La norme, en
ce domaine, est une abstraction vide et elle implique une restriction
conventionnelle des possibilités érotiques du corps. Dans le nouvel
ordre, plus aucune exclusive. Les Harmoniens ont le droit d’être
des </span><span lang="en-US"><em>pervers
polymorphes, </em></span><span lang="en-US">de
retrouver, au delà de l’enfance, une intégrité sexuelle qui
apparie plus intimement les sexes opposés ; en effet, si plus rien
n’est interdit, ni refoulé, il y aura passage de l’un à l’autre
sexe, transition, dit Fourier, nécessaire à l’Harmonie”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Les
critiques faites à Charles Fourier portent principalement sur le
caractère systématique de son oeuvre. Il s’agit d’un système
pour qui n’y voit qu’une gigantesque utopie. Assurément il est
bien ici question d’utopie mais celle-ci n’a rien de
contraignant, et encore moins de totalitaire. C’est </span><span lang="en-US"><em>tout
</em></span><span lang="en-US">le
possible de l’homme qui se trouve mis à l’épreuve avec Fourier.
La notion de sexualité prend une autre signification en Harmonie.
L’art de la combinatoire fait imploser les modes de représentations
auxquels s’attache la Civilisation, et cela est encore plus vrai en
amour. Il y a toujours chez Fourier une dialectique subtile entre la
critique portée sur le monde civilisé et la mise en perspective des
différents projets harmoniens. Rien n’exclut rien : “Les
polygynes ont la propriété de se créer un ou plusieurs pivots
amoureux, c’est à dire un amour qui se maintient à travers les
orages d’inconstance. Un polygyne, quoique changeant fréquemment
de maîtresse, aimant par alternat tantôt plusieurs femmes à la
fois, tantôt une seule exclusivement, conserve en outre une vive
passion pour quelque pivotale à qui il revient périodiquement”.
Plus loin Fourier ajoute : “Après avoir vécu un certains temps
avec une pivotale et l’avoir quittée, on peut en devenir céladon
aussi galant que que si l’amour était à son aurore”. Délicieux,
n’est ce pas ? Je sais, certains feront la moue : “Trop beau pour
être vrai”, diront-ils. D’autres traiteront Fourier de fou. A
ceux là, Simone Debout a déjà joliment répondu : “Une telle
folie est le plus haut défi au malheur”. C’est ce qu’il
faudrait avoir toujours à l’esprit en lisant Fourier. Le malheur
des hommes vient, entre autres raisons, de leur impossibilité à
projeter leur imagination au delà des limites que ce monde nous
assigne. Fourier s’inscrit en faux contre cette “fatalité”. Il
nous répète qu’il ne faut pas croire la nature bornée aux moyens
connus. C’est l’essentiel.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Il y a comme un
paradoxe à vouloir partir de Sade et Fourier (voire de Nietzsche),
dans la mesure où, plus qu’ailleurs, il parait difficile d’établir
dans la perspective évoquée ci-dessus une filiation (à l’exception
de Bataille pour Sade et Nietzsche, voire des surréalistes pour
Fourier). On partira donc ici du mot “perversions” (en
l’associant sur ce mode pluriel à la sexualité) pour définir
depuis Sade (explicitement) et Fourier (implicitement) le cadre
nécessaire aux développements qui suivront. A ce stade, il va de
soi, nous rencontrons ou retrouvons la psychanalyse.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Une
première tentative chez Freud pour systématiser la vie sexuelle
remonte à </span><span lang="en-US"><em>Trois
essais sur la sexualité. </em></span><span lang="en-US">Le
second de ces essais, </span><span lang="en-US"><em>La
sexualité infantile, </em></span><span lang="en-US">est
devenu un classique. Il a longtemps fait s’étrangler d’indignation
ceux qui refusaient de reconnaître toute sexualité à l’enfant.
J’y reviendrai. Attardons nous d’abord sur le premier de ces
essais, </span><span lang="en-US"><em>Les
aberrations sexuelles. </em></span><span lang="en-US">Freud
se réfère ici aux travaux de Krafft-Ebing et d’Havelock Ellis. Il
y met en relation, c’est là l’originalité de sa démarche, les
liens qui unissent la sexualité dite normale aux perversion. Ce que
traduit bien la formule suivante : “Ce qu’il y a de plus élevé
et ce qu’il y a de plus bas, dans la sexualité, montrent les plus
intimes rapports”. Freud remaniera et complétera plusieurs fois ce
texte écrit en 1905.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Lors
de la série de conférences qu’il prononce aux États-Unis en
1917, rassemblées dans le volume </span><span lang="en-US"><em>Introduction
à la psychanalyse, </em></span><span lang="en-US">Freud
reprend les thèses des </span><span lang="en-US"><em>Trois
essais </em></span><span lang="en-US">dans
deux des chapitres de ce livre. Ce dernier ouvrage reste, autant que
je sache, l’un des plus lus de Freud, et c’est à ce titre que je
le cite. Le père de la psychanalyse, donc, précise dans un premier
temps au sujet des perversions que ces “folies, singularités et
horreurs représentent réellement l’activité sexuelle des
individus en question (...) elles jouent dans leur vie exactement le
même rôle que la satisfaction normale dans la notre”. Freud
ajoute ensuite qu’il s’agit de pratiques courantes, répandues,
qui “ont existé à toutes les époques connues, chez tous les
peuples, aussi bien chez les plus primitifs que chez les plus
civilisés, et qu’(elles) ont parfois joui de la tolérance et de
la reconnaissance générale”. Ceci lui permet de reprendre l’une
des thèses fondamentales des </span><span lang="en-US"><em>Trois
essais </em></span><span lang="en-US">:
“Tant que nous n’aurons pas compris ces formes morbides de la
sexualité, tant que nous n’aurons pas établi leurs rapports avec
la vie sexuelle normale, il nous sera également impossible de
comprendre cette dernière”. C’est là l’un des postulats de la
psychanalyse. Une découverte vertigineuse, en quelque sorte, pour
les contemporains de Freud. Pourtant, poursuivant cette lecture, je
lis plus loin la phrase suivante : “Ce qui caractérise, d’autre
part, toutes les perversions, c’est qu’elle méconnaissent </span><span lang="en-US"><em>le
but essentiel de la sexualité, c’est à dire la procréation
</em></span><span lang="en-US">(souligné
par moi). Nous qualifions en effet de perverse toute activité
sexuelle qui ayant renoncé à la procréation, recherche le plaisir
comme un but indépendant de celle-ci”. </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Pour
les perversions c’est l’évidence même, mais l’assortir dun
“but essentiel de la sexualité” qui serait “la procréation”
étonne et laisse dubitatif le lecteur des </span><span lang="en-US"><em>Trois
essais. </em></span><span lang="en-US">Comme
si Freud réalisait que la découverte du savant (qu’il sait
fondamentale) risquait de l’entraîner là où, en ce qui le
concerne, et du point de vue de la société dont il partage les
valeurs, il ne saurait aller. On se demande de quelle nature était
cette “peste” que Freud imaginait apporter aux américains.
D’ailleurs, à l’attention de ceux que ce raisonnement laisserait
circonspects, les lignes suivantes de Freud, dans la continué de son
propos, sont éloquentes : “Vous comprenez ainsi que la ligne de
rupture et le tournant du développement de la vie sexuelle doivent
être cherchés dans sa subordination aux fins de procréation. Tout
ce qui se produit avant ce tournant, tout ce qui s’y soustrait,
tout ce qui sert uniquement à procurer de la jouissance, reçoit la
dénomination peu recommandable de “pervers” et est, comme tel,
voué au mépris”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">On
ne risque guère de trouver ces précieuses citations chez les
commentateurs, et plus encore les disciples contemporains de Freud.
Le </span><span lang="en-US"><em>Vocabulaire
de la psychanalyse </em></span><span lang="en-US">de
Laplanche et Pontalis (un ouvrage de référence) n’en dit mot à
l’entrée “perversion”. On dira que les choses sont plus
compliquées que cela. Freud, le plus souvent nuance ce qui pourrait
apparaître comme une attitude moralisante ou moralisatrice (quoique,
pour rester dans la tonalité précédente, qualifier dans d’autres
pages ces perversions par “l’indécence devient de la turpitude”
: si les mots ont un sens...). Je relève certes que pour Freud les
actions perverses qui interviennent “dans l’accomplissement de
l’acte sexuel normal qu’à titre de préparation et de
renforcement” ne sauraient être qualifiées de perversions. Il
reconnaît également que “le fossé qui sépare la sexualité
normale de la sexualité perverse se trouve en partie comblée par
des faits de ce genre”. Et si l’on me fait remarquer, autre
découverte fondamentale des </span><span lang="en-US"><em>Trois
essais, </em></span><span lang="en-US">que
“la sexualité normale est le produit de quelque chose qui avait
existé avant elle”, à savoir la disposition perverse polymorphe
de toute sexualité infantile, j’aurais envie de compléter Freud
par Freud : “Elle n’a pu se former (la sexualité dite normale)
qu’après avoir éliminé comme inutilisables certains de ces
matériaux préexistants et conserver les autres pour les subordonner
au but de la procréation”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">C’est
la vie, me répondra-t-on, non sans agacement. Sans doute, mais Sade,
Fourier, et quelques autres bons auteurs allaient quand même plus
loin dans leur évocation de la sexualité. C’est différent ? La
reconnaissance d’une sexualité infantile s’avérait
révolutionnaire, bien entendu. Mais le reste mérite discussion. La
“perversion organisée” de l’âge adulte serait la persistance
d’éléments polymorphes ayant échappé au refoulement. Et alors,
il n’y a pas de quoi en faire une névrose ! Citons Adorno : “La
génitalité, débarrassée de toutes les pulsions primaires taxées
de perversité, est pauvre, émoussée, réduite à presque rien”.
D’ailleurs Freud le dit à sa façon, plus nuancée, dans </span><span lang="en-US"><em>Les
trois essais.</em></span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Revenons
en arrière, en 1908 précisément. Freud écrit </span><span lang="en-US"><em>La
morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes
</em></span><span lang="en-US">(article
repris dans </span><span lang="en-US"><em>La
vie sexuelle</em></span><span lang="en-US">).
Notre médecin viennois y oppose une “sexualité normale salutaire
à la civilisation” (on ne commentera pas) aux déviations :
perversions et homosexualité. Sa démonstration fait ressortir “les
phénomènes substitutifs qui apparaissent ici par suite de la
répression de la pulsion”, que Freud appelle psychonévroses. Cela
lui permet de préciser : “C’est une des injustices flagrantes de
notre société que le standard culturel exige de tout le monde la
même conduite sexuelle, les uns y parvenant sans effort grâce à
leur organisation, tandis que les autres se voient imposer par cela
les plus lours sacrifices psychiques : c’est une injustice que l’on
déjoue le plus souvent en ne suivant pas les préceptes moraux”.
C’est très bien vu ! Et il y aurait matière à développer. J’en
viens à la partie la plus problématique de cet article. Freud, en
se référant à la morale victorienne de son temps écrit ceci :
“Depuis que les relations sexuelles normales ont été si
inexorablement persécutées par la morale et aussi - par suite des
possibilités d’infection - par l’hygiène, les relations entre
les deux sexes, relations d’un type qu’on appelle pervers où
d’autres points du corps reprennent le rôle des parties génitales
ont vu, c’est indubitable, leur importance sociale s’accroître”.
Ce qui parait justifié au regard de nos connaissances historiques
bien que Freud force ici le trait. Mais quand dans la foulée je lis
: “Ces activités ne peuvent pas être jugées aussi inoffensives
que d’autres excès dans le commerce amoureux : elles sont
condamnables sur le plan éthique car elles rabaissent cette chose
sérieuse que sont les relations amoureuses entre deux êtres humains
à </span><span lang="en-US"><em>un
jeu agréable sans danger et sans participation de l’âme”
</em></span><span lang="en-US">(souligné
par moi). En dehors du coït à des fins de reproduction point de
salut docteur ? Et qu’est ce qui autorise Freud à affirmer qu’il
s’agit “d’un jeu agréable et sans participation de l’âme”
? L’a-t-il disséquée, l’âme en question ? Mais de quoi nous
entretient-il en définitive ? Plus loin Freud ajoute : “Tous les
hommes qui, par suite de pratiques masturbatoires ou d’exercices
sexuels pervers, ont satisfait leur libido autrement que par une voie
et des conditions normales ont dans le mariage une puissance
diminuée. Et les femmes elles-mêmes auxquelles il ne reste que des
moyens semblables pour protéger leur virginité se montrent
anesthésiées envers les relations sexuelles dans le mariage”. Ce
que la pratique dément, mais on comprend mieux où Freud voulait en
venir : à une défense et illustration du mariage. D’ailleurs
celui-ci doit être considéré, “du point de vue de la morale
sexuelle”, comme “le seul héritier des aspirations sexuelles”
par notre bon docteur.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Nous
n’allons pas quitter </span><span lang="en-US"><em>La
Morale “civilisée” et la maladie nerveuses des temps modernes
</em></span><span lang="en-US">puisque
Freud, juste avant notre dernière citation, nous instruisait en ces
termes : “Une autre conséquence de l’aggravation de la
difficulté d’une vie sexuelle normale est qu’elle conduit la
satisfaction homosexuelle à se répandre ; il faut ajouter à tous
ceux qui sont déjà homosexuels de par leur organisation, ou le sont
devenus dans l’enfance, la grande masse de ceux qui voient, à la
maturité, par suite de la fermeture de la voie principale
d’écoulement de leur libido, s’ouvrir largement le bras latéral
de l’homosexualité”. Trois ans plus tôt, dans les </span><span lang="en-US"><em>Trois
essais, </em></span><span lang="en-US">Freud
rangeait l’homosexualité (appelée “inversion”) parmi les
“aberrations sexuelles”. Comme l’indiquent Laplanche et
Pontalis : “S’il existe une norme pour Freud, celle-ci n’est
jamais cherchée dans le consensus social, pas plus que la perversion
n’est réduite à une déviance par rapport à la tendance du
groupe social : l’homosexualité n’est pas anormale parce qu’elle
est condamnée et ne cesse d’être une perversion dans les sociétés
ou dans les groupes où elle est très répandue et admise”.
L’interrogation demeure : tout dépend alors du statut de ces dites
perversions. On sait parfaitement en revanche ce qu’il en était du
vivant de Freud. Ce dernier finira par admettre dans </span><span lang="en-US"><em>Psychogenèse
d’un cas d’homosexualité féminine </em></span><span lang="en-US">(1920)
que “la psychanalyse n’est pas appelée à résoudre le problème
de l’homosexualité”. Une précision d’importance, si l’on se
réfère aux textes précédents de Freud , qu’il convient de
souligner.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Il était plus haut
question de la masturbation. A cet égard les “Minutes de la
Société psychanalytique de Vienne” sont instructives. On y
relève des propos d’un autre âge. Du genre : il faut, après la
puberté, ne pas laisser se développer l’onanisme masculin (et
amener les garçons aux prostituées), en laissant les filles se
masturber ; ou, plus étonnant, d’entendre déclarer nocive toute
masturbation faisant appel à l’imagination. Ici Freud ne pouvait
que répondre à Stekel en précisant que l’essentiel ce sont les
fantasmes. Ce qui ne l’empêche nullement, dans un second temps, de
s’étendre sur les effets psychiques de la masturbation, considérés
également nocifs par notre bon docteur. Citons “un relâchement
des liens de l’individu avec les autres”, ou “un acte
antisocial” qui “met l’individu en opposition avec la société”,
ou “une prédominance de la vie imaginaire sur la vie réelle,
prédominance qui constitue un modèle pour une foule d’autres
fonctions”. Mais, mon cher Freud, tout ceci est excellent : cela
favorise les appétences révolutionnaires et poétiques ! Et le père
de la psychanalyse, pour finir, termine par ces deux points forcément
contestables. D’abord “le fait que l’activité masturbatoire
doit être considérée comme égale au maintien de la condition de
la condition infantile à tous les égards. C’est en cela que
réside la nocivité psychique essentielle de la masturbation parce
que cela constitue le fondement de la psychonévrose qui se forme
lorsque le conflit et le rejet viennent s’y ajouter”. Ensuite :
“l’avilissement de la vie sexuelle, lequel résulte de la
facilité, de la commodité et du peu d’estime social de cet acte
social. Ces onanistes deviennent incapables d’avoir des rapports
sexuels avec des personnes qu’ils aiment en estiment, mais
seulement avec celles qu’ils dédaignent”. Sans commentaire.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Mais pas un mot,
chez Freud et ses disciples, sur l’extraordinaire culpabilisation
exercée envers ceux qui se livrent à ce “vice infâme” !
Normal. Les premiers psychanalystes partagent les préjugés de leur
temps sur la masturbation. Il ne fallait pas s’attendre à les
entendre tenir un autre discours. Sommes nous si loin des Tissot et
des médecins hygiénistes du siècle précédent lorsque se trouve
évoquée une corruption du caractère par l’onanisme ? Car Freud
s’y réfère en opposant aux “mauvaises habitudes” de la
masturbation, cette façon “d’atteindre des buts importants sans
se fatiguer” (à croire que Freud ne s’est jamais branlé !), le
“principe du prototype sexuel” selon lui, ce coït dont Karl
Kraus affirmait qu’il n’était “qu’un succédané insuffisant
de la masturbation”.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Il était pourtant
possible en ce début de XXe siècle, pour des “bourgeois
éclairés”, des “scientifiques”, des “esprits curieux”, de
se renseigner sur ce qui se pratiquait ailleurs du coté de la
masturbation. Certes l’intérêt de Freud pour les recherches
anthropologiques viendra plus tard. En tout cas, qui est civilisé
(pas au sens de Fourier, bien sûr) : les médecins et les pédagogues
qui culpabilisent les onanistes, ou les sioux du Dakota (lesquels
enseignent la masturbation à leurs enfants) ? Il est vrai que les
“primitifs” de ce début de XXe siècle, ces hommes des “sociétés
sans histoire”, avaient sur leurs contemporains occidentaux cet
avantage de ne pas appartenir au monde judéo-chrétien, et donc,
entre autres conséquences, d’ignorer le pêché originel et
l’arsenal de culpabilisations qui en découlent (terrain sur lequel
la psychanalyse excellera malgré l’athéisme de ses fondateurs).</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">La
meilleure réponse à Freud date de 1921. Elle est due à Georg
Groddeck et consiste en une série de lettres fictives adressées au
père de la psychanalyse (lettres plus tard rassemblées dans </span><span lang="en-US"><em>Le
livre du ça </em></span><span lang="en-US">).
Groddeck revient plusieurs fois sur l’onanisme en des termes qui
peuvent rappeler ceux par lesquels Diogène avaient jadis recours (on
sait que le philosophe cynique se masturbait en public, et plaçait
l’onanisme au dessus de l’acte sexuel proprement dit). Pour
Groddeck (je cite Roger Lewinter), “l’onanisme est non pas une
préparation puis un substitut mais la permanence de la sexualité,
se déviant pour un temps dans la forme socialement prescrite de
l’hétérosexualité génitale, qui n’est jamais qu’une
masturbation à deux, comme sa perversion idéologique”. Groddeck
fait pour sa part l’indispensable distinction entre l’onanisme et
les effets dit nocifs de l’auto-érotisme : “Entendons nous bien
: par la masturbation ; je ne parle pas de la peur de la masturbation
; cela, c’est autre chose, elle mine la santé et c’est pourquoi
je tiens tant à démontrer quels criminels peuvent être ceux qui
vitupèrent contre le vice caché, et effraient les gens. Comme tous
les êtres humains pratiquent consciemment ou inconsciemment
l’onanisme et éprouvent aussi la satisfaction inconsciente comme
telle, c’est un crime envers l’humanité toute entière, un crime
épouvantable. Et une sottise, aussi ridicule que lorsqu’on fit
dériver des suites nocives à la santé du fait de la station
verticale”. Évidemment, de tel propos ne pouvaient que déplaire à
Vienne ! C’est une psychanalyste, Joyce Mac Dougall, qui nous
apprend que ce sont les analysants disposant d’une culture
psycho-analytique étendue, les psychiatres, psychologues et autres
analystes en formation qui sont les plus réticents à venir aborder
librement leur activité masturbatoire. Pareille constatation vaut de
longs commentaires.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Du foutre a coulé
sous les ponts depuis le début du XXe siècle, et aujourd’hui, du
coté de l’onanisme, il n’y aurait plus de quoi fouetter une
verge. Les moeurs s’améliorent, dirons nous. Des sexologues vont
jusqu’à recommander l’usage de la masturbation auprès
d’adolescents afin que ces derniers soient davantage à l’écoute
de leur corps. Dans un autre contexte, celui des “années sida”,
la masturbation en tant que pratique n’impliquant pas d’échanges
de fluides corporels, a été l’objet d’une valorisation par la
santé publique. Ceci passe par des messages de prévention qui, a
coté des conseils relatifs à la sodomie ou à la fellation,
rappellent que la masturbation solitaire et mutuelle, comme forme
légitime de plaisir sexuel, n’implique aucun risque de
transmission.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
On remarque, en
s’en félicitant, que la culpabilité liée aux pratiques
masturbatoires a pratiquement disparu. Mais ce n’est pas grâce à
Françoise Dolto, qui écrivait : “Chez les petits il est fréquent
qu’il y ait des jeux sexuels masturbatoires. Je parle de ces jeux
masturbatoires des corps à corps génito-génitaux. Or ces corps à
corps barrent le développement de la fonction symbolique utilisable
dans la scolarité, par exemple”. Votre enfant travaille mal à
l’école ? Il touche trop son pipi et celui de ses petits
camarades. Merci Dolto ! A contrario, René Schérer pointe sur le
mode du paradoxe les limites de cette “reconnaissance” : “La
masturbation, elle, est rangée parmi les inconvénients inévitables
de l’absence de maturation, du stade de “l’auto-érotisme”,
ou bien encore elle est intégrée à une conception hygiénique,
aussi peu érotique que possible, de la bonne maîtrise de son propre
corps réservé par la suite à des usages plus conjugaux. devenue
instrument pédagogique comment présenterait-elle encore un danger
?”. Aurions nous perdu la poésie dans ce “retournement” ?
Qu’en est-il de ces “cartes de France” que les adolescents
confectionnaient chaque soir en cachette au creux de leurs lits
douillets ? Chères têtes blondes, vous que l’on disait nuls en
géographie !</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Retour à Freud. La
psychanalyse, on le sait, est née en pleine époque victorienne.
Jamais, peut-être, dans l’histoire de la civilisation occidentale
la sexualité ne s’était trouvée ainsi corsetée, ou réprimée.
Certes les hommes allaient au bordel, quant aux femmes... Freud n’a
pas, comme on le dit parfois, surestimé l’importance de la
sexualité. Celle-ci, dans le silence de son cabinet viennois, se
manifestait avec la violence de ce refoulement-là. C’est parce que
l’analyse en permettait l’expression, puis le décryptage que
Freud en tirait les enseignements que l’on connaît. Je veux dire
par là que la psychanalyse, sans pour autant vouloir la réduire à
de strictes déterminations historiques, est aussi le produit - en
négatif évidemment - de cette époque victorienne (un parallèle
d’ailleurs s’impose avec la richesse artistique des avant gardes
de la Vienne du début du XXe siècle). Freud, partant de cette
logique, a été jusqu’au bout de sa démarche de chercheur, de
savant, de médecin, avec la ténacité des “grands découvreurs”,
sans se référer à une nature, à des instincts, ou à des normes
biologiques ou physiologiques ; mais il l’a mise, cette démarche,
au service de ce qu’il pensait être “les intérêts de la
civilisation”, et que j’appellerais pour ma part une norme
sociale. Ou encore, comme l’écrit René Schérer : “Freud a
préféré la conception évolutive et normative d’une sexualité
se confondant progressivement avec la fonction de reproduction à
celle d’une sexualité libre se pliant uniquement au principe de
plaisir et ne se canalisant vers la reproduction que par un abandon
successif de ses virtualités”.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Freud d’abord
reconnaît, contre les préjugés de son temps, la disposition à la
perversion comme partie intégrante de la constitution sexuelle
“normale”, pour en même temps affirmer que la perversion qui se
fixe, ou devient exclusive doit être considérée comme un symptôme
morbide. Quand il précise : “Chaque déviation de la vie sexuelle
nous apparaissait, dés le moment où elle s’est fixée, comme
résultant d’une inhibition de développement, comme une marque
d’infantilisme”, nous sommes enclin à lui demander ce qui
permettrait alors un bon développement, ou plutôt, pour parler
freudien, quelles sont les “forces limitant la direction de la
pulsion sexuelle ?” (la redressant à la manière d’un tuteur).
Freud répond “la pudeur, le dégoût, la pitié, et les
représentations collectives de la morale imposée par la société”.
Nous retombons sur nos pieds. Par quel bout que nous prenions le
problème nous en revenons au même point.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
La psychanalyse, en
quelque sorte, prend le relais de l’idéologie médicale du XIXe
siècle, dont le scientisme s’accordait avec les exigences du monde
judéo-chrétien. De là cette formidable machine à culpabiliser qui
caractérise la société victorienne, et même au delà. Freud et
ses premiers disciples, peu suspects de complaisance envers la
religion, se sont d’abord signalés par des découvertes qui
remettaient en cause de nombreuses idées reçues en matière de
sexualité. Mais en même temps ils en limitaient la portée par leur
incapacité structurelle à en tirer des enseignements en dehors de
la clinique (Reich excepté), et en restant attachés à un modèle
de société qui tend à se confondre avec le “ça civilisé,
bourgeois, dépossédé de la mystique” revendiqué par Freud. Ce
qui auparavant, en société, relevait d’un acte antisocial, d’un
attentat aux bonnes moeurs et à la morale dominante, devient frappé
d’un signe, certes moins infamant, mais tout autant
discriminatoire, celui de pathologique.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Peut-être
la psychanalyse a-t-elle eu raison trop tôt. La forte personnalité
de Freud l’explique, d’une certaine manière. Et puis la volonté,
ensuite chez certains analystes, de prendre des distances avec Vienne
n’a pas donné de résultats satisfaisants (pas en tout cas du
point de vue développé ici). Seul Georg Groddeck... mais Groddeck
se trouvait isolé, et son coté atypique et marginal ne le
prédisposait pas à prendre la tête d’une quelconque dissidence
ou à vouloir infléchir la doctrine de l’intérieur. Groddeck
choisira une autre voie, celle d’une exploration libre de la
sexualité dans sa diversité : “Les relations sexuelles doivent
apporter du plaisir et dans tous les hymens, si pudiques que soient
les hommes et chastes les femmes, on les pratique sous toutes les
formes imaginables : masturbation mutuelle, exhibitionnisme, jeux
sadiques, séduction et viol, baisers et succions aux zones
hérogènes, sodomie, échange des rôles - en sorte que la femme
chevauche l’homme - couché, debout, assis et aussi </span><span lang="en-US"><em>more
feratum. </em></span><span lang="en-US">Seules
quelques personnes n’ont pas le courage ; en revanche elles en
rêvent. Mais je n’ai pas remarqué qu’elles fussent meilleures
que celles qui ne renient point leur enfantillage devant l’aimé”.
Je n’ai rien retranché à ces lignes extraites du </span><span lang="en-US"><em>Livre
du ça. </em></span><span lang="en-US">Il
importait de faire entendre, y compris contre des lecteurs qui
pourraient s’insurger contre quelques uns des termes de cette
énumération, la pleine signification ici du mot “diversité”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Mais
nous n’en avons pas encore terminé avec les dites “perversions”.
La discussion va se prolonger avec une psychanalyste. Elle s’appelle
Joyce Mac Dougall et a publié plusieurs ouvrages, dont </span><span lang="en-US"><em>Plaidoyer
pour une certaine anormalité </em></span><span lang="en-US">et
l’indispensable </span><span lang="en-US"><em>Éros
aux mille et un visages. </em></span><span lang="en-US">Il
s’agit d’une analyste sans préjugés, n’hésitant pas à
prendre le taureau par les cornes. Ses recherches, dans un domaine où
elle jouit d’une certaine réputation, lui permettent d’avancer
des propositions qui tranchent avec l’habituelle orthodoxie ici du
monde analytique. Elle le fait sans affectation, en s’aidant
régulièrement de la clinique. Mac Dougall constate : “En fait, la
plupart des gens considèrent leurs actes amoureux et leur choix
objectal comme a-conflictuel, en accord avec leurs représentations
d’eux-mêmes et conforme à leurs désirs, en dépit de ceux qui
qualifient ces choix et ces actes de “pervers”. Ainsi la forme
spécifique que revêt la prédilection sexuelle d’un analysant ne
devient un problème clinique, en quête de solution, que </span><span lang="en-US"><em>dans
la mesure où elle provoque des souffrances chez lui ou chez elle </em></span><span lang="en-US">“.
Parmi ses analysants, Mac Dougall cite le cas de “patients
hétérosexuels” ne parvenant “à la satisfaction sexuelle que
par le truchement de scénarios fétichistes, sadomasochistes et
autres”. On dira, avec Mac Dougall, que pour ceux-ci il n’y a pas
lieu de souhaiter qu’ils abandonnent leurs pratiques amoureuses.
Les solutions érotiques pour obtenir cette satisfaction ne sont pas
limitées à ce que d’aucuns appelleraient une “sexualité
saine”. Et puis, ajoute Mac Dougall au sujet des personnes qui ne
développeraient pas dans leur vie sexuelle “un spectre plus riche
d’activités érotiques et amoureuses” : “Abandonner </span><span lang="en-US"><em>leur
</em></span><span lang="en-US">système
de survie sexuelle, le seul auquel ils ont été capables d’accéder,
serait l’équivalent d’une castration. Et davantage encore. Dans
nombre des cas, ces scénarios érotiques, complexes et inéluctables,
contribuent non seulement à assurer le sentiment de sa propre
identité sexuelle (comme le fait tout acte sexuel) mais souvent
s’avèrent être des techniques de survie psychique en ce qu’ils
sauvegardent en même temps le sentiment d’identité subjective”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Une
question reste en suspend, celle de la définition. Le terme
“perversion” reste-t-il satisfaisant ? Faut-il le conserver,
quitte à le mettre entre guillemets le cas échéant, ou parler des
“dites perversions” pour les différencier de leur acception
péjorative et de leur connotation (a) morale ? Joyce Mac Dougall,
pour sortir de cette impasse (et mettre en avant l’aspect
mélioratif des “dites perversions”) propose “néosexualités”.
Elle tient cependant à distinguer ce qu’elle entend par là, à
savoir des modes insolites de maintient d’une relation
hétérosexuelle et les formes déviantes de la masturbation, des
perversions proprement dites qu’elle réserve “à certaines
formes de </span><span lang="en-US"><em>relations,
</em></span><span lang="en-US">c’est
à dire des relations sexuelles qui sont </span><span lang="en-US"><em>imposées
</em></span><span lang="en-US">par
un individu à un autre non consentant (voyeurisme, viol) ou non
responsable (enfant, adulte mentalement perturbé). Je propose alors
que les relations qu’on peut décrire comme perverses soient celles
au cours desquelles </span><span lang="en-US"><em>un
des partenaires est complètement indifférent à la responsabilité,
aux besoins ou aux désirs de l’autre. </em></span><span lang="en-US">Cette
réserve coïncide jusqu’à un certain point avec la définition
que donne Robert Stoller du pervers : celui que se moque de faire
souffrir quelqu’un de non consentant”. </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Sans
vouloir répondre ici sur cette complexe et problématique question
du consentement, et en partageant pour l’essentiel la définition
ci-dessus proposée je ferai cependant quelques réserves sur le sort
fait au voyeurisme. Soit, cas peu fréquent, on voit en s’imaginant
à tort que l’autre n’en sait rien. Ici la personne “matée”
sait qu’elle se trouve sous le regard d’un voyeur (ce dernier
l’ignorant). Plaisir du voyeur d’un coté, de l’exhibitionniste
de l’autre (un exhibitionniste de second type, qui n’impose
rien). Soit (cas plus courant), on voit sans être vu (et sans que la
personne “matée” ne le sache). Peut-on alors parler d’une
“relation imposée à l’autre” ? Je ne crois pas. Le voyeurisme
est une perversion très courante. Il n’y a que des hypocrites pour
s’en défendre. C’est même tellement banal que le mot perversion
résiste, l’écrivant. Le voyeurisme alimente en scènes plus ou
moins suggestives les arts et les lettres. Le cinéma,
particulièrement, en fait un large usage </span><span lang="en-US"><strong>(1)</strong></span><span lang="en-US">.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
L’utilisation du
mot perversion suscite donc de nombreuses interrogations. Il y
aurait-il de “bonnes” ou de “mauvaises” perversions ? Ou des
perversions licites et d’autres qui ne le seraient pas ? Faut-il,
comme le propose Joyce Mac Dougall, ne conserver ce terme que pour
des relations non consenties par l’un des partenaires ? J’aurais
plutôt envie de parler “d’inclination sexuelle”, voire de
“préférence sexuelle”, quitte à distinguer d’un point de vue
éthique ce qu’il en va de l’une ou l’autre de ces perversions.
Je réserve par ailleurs le terme “pervers” aux sujets qui, par
perversion des instincts élémentaires, accomplissent des actes
immoraux, antisociaux, agressifs et de malveillance. On pourrait
également évoquer des “minorités sexuelles” ? Mais peut-on le
dire, aujourd’hui encore, de la “communauté homosexuelle” ? On
ne relève pas, hormis le choix fondamental de l’objet sexuel (et
en mettant de coté les aspects culturels et sociaux), de profonde
différence avec les hétérosexuels. C’est tout (et c’est
beaucoup) ce qui sépare les homosexuels de ceux qui pratiquent peu
ou prou une “sexualité déviante”, d’ordre privé, clandestine
presque, non avouée, et dont la publicité constituerait dans
certains cas un délit, voire un crime.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
J’évoquai plus
haut une différenciation entre des perversions “licites” et
“illicites”. Je ne suis pas sûr qu’elle s’avère judicieuse.
Il est à craindre que toute distinction en ces termes ait des effets
discriminatoires. En revanche, on pourrait distinguer les sujets qui
se reconnaissent en tant que pratiquants, adeptes de l’une ou
l’autre perversions, ou usagers à l’occasion, qui vivent leur
sexualité en toute connaissance de cause, sans culpabilité avérée
; des autres. C’est théorique, je le concède. A l’épreuve des
faits cela parait plus problématique. Et puis le caractère privé
semble souhaitable, dans l’état actuel des choses, pour quelques
unes de ces pratiques sexuelles. On aura peut-être compris qu’en
essayant de dégager une typologie de “minoritaires sexuels”, il
m’importait surtout de distinguer ces derniers des véritables
pervers.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Encore faut-il
préciser, pour clore ce sujet, qu’il ne s’agit pas ici
d’idéaliser ces dites perversions. Chacun vit sa sexualité comme
il l’entend. Groddeck, une fois de plus, s’est exprimé là-dessus
en des termes plus que convaincants : “Tout homme porte en lui des
tendances à la perversité, voilà ma façon de voir. Mais alors, il
est inutile et peu pratique de continuer à employer l’expression
“pervers”, parce qu’ainsi on éveille l’impression que les
tendances personnelles, inexprimables et perpétuelles de cet être
ou de cet autre sont quelque chose d’exceptionnel, de singulier, de
choquant (...) Il vaudrait mieux que vous vous efforciez de mettre en
pratique la proposition : “rien de ce qui est humain ne nous est
étranger”, un idéal que nous n’atteignons certes jamais, mais
qui n’en ai pas moins fondé en droit, et auquel, nous les
médecins, nous nous sentons astreints de tout notre être. Nous
reparlerons encore souvent de ces tendances, que vous appelez
perverses, que je suppose, moi, présentes chez tous les hommes, et
des motifs pour lesquels, en ces matières, l’être humain se ment
tellement à lui même”.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Il
n’en est pas moins vrai que ces perversions présentent plus
d’intérêt pour qui se soucie de davantage demander à la vie,
dans sa diversité et sa singularité, que l’ordinaire d’une
sexualité dite “normale” chez Freud ou “saine” chez Reich
</span><span lang="en-US"><strong>(2)</strong></span><span lang="en-US">.
Quand Joyce Mac Dougall affirme que “le pervers ne choisit pas
d’être pervers, pas plus qu’il ne choisit la forme de sa
perversion”, j’aurais envie de faire une réponse de normand.
Nous sommes tous, un peu (souvent), beaucoup (quelquefois),
passionnément (plus rarement), des voyeurs, des exhibitionnistes,
des fétichistes, des sadomaso, des pédophiles... (le lecteur
complétera à sa convenance). D’aucuns ne le vivent pas toujours
bien, il est vrai : ils se sentent coupables, honteux, pas dans la
norme. D’autres mènent une double vie : dans la lignée de
l’adultère bourgeois ils se livrent, en privé, à des pratiques
qu’ils peuvent par ailleurs, dans la vie publique, dénoncer en
terme de “moeurs dissolues”. D’autres encore, qui en “ont
tâté” autrefois (ne serait-ce qu’en pensée), l’ont à ce
point refoulé qu’ils constituent l’armée de ceux qui font du
“sexuellement correct” leur cheval de bataille. Les commissions
de censure chargées de protéger notre belle jeunesse contre des
publications licencieuses regorgent de membres d’associations
familiales. Imaginez les feuilletant une revue pornographique l’air
sévère, pincé ou fâché (ou égrillard, du coté des hommes).
Bande-t-il ou mouille-t-elle ? Sont-ils d’autant plus portés à
censurer qu’ils ressentent une (coupable) excitation sexuelle ?
Amis lecteurs, si d’aventure vous étiez confrontés à l’un ou
l’autre de leurs représentants, n’hésitez pas à leur poser
cette question !</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Il
parait difficile de conclure (provisoirement) sur la psychanalyse
sans prendre en considération la notion d’ordre symbolique.
Laplanche et Pontalis, dans leur </span><span lang="en-US"><em>Vocabulaire
de la psychanalyse, </em></span><span lang="en-US">anticipaient
sur la suite des événements en adressant la mise en garde suivante
: “Prétendre enfermer le sens du terme “symbolique” dans les
limites strictes - le définir - serait aller contre la pensée même
de Lacan qui se refuse à assigner à un signifiant une liaison fixe
avec un signifié”. On ne l’a pas entendu de cette oreille car la
référence à l’ordre symbolique fait florès aujourd’hui, et
pas uniquement dans des milieux analytiques. C’est au nom de
l’ordre symbolique que d’aucuns défendent la famille, la
différenciation sexuelle, ou encore la sexualité à la papa. Parmi
les agents destructeurs de cet ordre symbolique, deux d’entre eux,
principalement, focalisent l’attention des “vigilants” :
l’homosexualité et le matriarcat. En ce qui concerne la première,
nous pourrions remonter à Voltaire (“Ce vice destructeur de
l’humanité s’il était général”), pour trouver quelque
matrice à ce thème, récurrent s’il en est, mais que la défense
de l’ordre symbolique absout de ses aspects ringard, répressif ou
strictement homophobe (ceux-ci représentés, entre autres exemple,
par le sénateur Vanneste déclarant : “Le comportement des
homosexuels (...) est évidemment une menace pour la survie de
l’humanité”), quand se trouve posée à travers la question de
la reconnaissance juridique du couple homosexuel celle, plus grave
disent-ils, du devenir psychique des enfants “produits” par de
telles unions ; et, à plus long terme, de “nos” enfants si le
phénomène allait se généralisant.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Un
lien pourrait être fait ici avec le matriarcat via le propos suivant
de Michel Schneider, psychanalyste à ses heures, dans son livre </span><span lang="en-US"><em>La
confusion des sexes </em></span><span lang="en-US">:
“A peine si quelques femmes déplorent la débandade d’hommes
féminisés ne bandant plus que pour leurs semblables ou pour les
femmes du Sud livrées par la mondialisation à leurs appétits
criminels”. Schneider trouvant le moyen de fustiger dans la même
phrase l’homosexualité, le matriarcat, la pédophilie, et
l’invitée surprise, la mondialisation </span><span lang="en-US"><strong>(3)</strong></span><span lang="en-US">.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Il
semblerait cependant que les dérapages, provoqués par la référence
homosexuelle, soient davantage contrôlés dés lors que l’on
aborde la question du matriarcat. Il convient de partir de la crise
(ou supposée telle) du patriarcat pour trouver l’explication de
cette mise en accusation relativement récente de “la mère”. Le
lecteur se souvient que le fameux André Stéphane y avait consacré
un chapitre dans son accablant </span><span lang="en-US"><em>L’univers
contestationnaire. </em></span><span lang="en-US">
Schneider se réfère au début des années 70 pour pointer le début
de la longue agonie du critère de “filiation par le père”, en
raison de l’évolution de la législation. Le père, qui a déjà
perdu cette bataille juridique, est en train de perdre la guerre,
d’autant plus que l’on constate que les hommes ont presque
“disparu des activités où l’enfant se façonne”. Il ne reste
plus comme lieu de confrontation entre l’homme et l’enfant que
celui de l’espace familial. Et encore ! Le père est en train d’y
être évacué ! Et pourquoi donc ? Parce que les hommes, selon
Schneider et cie, en se féminisant abandonnent leur rôle de père,
tandis qu’en même temps les femmes s’enferment dans leur rôle
de mère.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Quelles
conséquences en tirent les partisans de l’ordre symbolique ? La
politique devient de plus en plus une affaire maternelle. Ce qui
revient à dire que la figure maternelle prend le pouvoir politique
indépendamment du fait qu’il serait exercé par des hommes ou par
des femmes. On l’aura compris, ce type de discours (que l’on
résumera par la formule suivante : “Il n’y a plus d’hommes, il
n’y a plus de femmes, mais des hommes desexualisés et des mères”)
s’inscrit dans la thématique de la décadence de notre société
contemporaine. On peut lui trouver quelque équivalent dans les arts
(Jean Clair l’incarne plus particulièrement) ou dans l’économie
(quoique l’on parle ici plus volontiers de “déclin”).
D’ailleurs, plus en amont, les mêmes partisans de l’ordre
symbolique - partant par exemple des situations provoquées par les
divorces ou les séparations (en nombre croissant certes), entraînant
pour des enfants élevés très généralement par les mères (mais
élevés, nous dit-on, dans le rejet de leur père, du père en
général, voire de l’homme) - établissent conséquemment un
constat de faillite : les enfants peinent à devenir adultes, et
quand par chance ils le deviennent les fils ont des difficultés à
devenir des hommes et les filles des mères.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">On
dira que je suis caricatural. Il n’en est malheureusement rien. Le
genre de propos qui traîne dans un ouvrage comme </span><span lang="en-US"><em>La
confusion des sexes </em></span><span lang="en-US">fait
l’objet de vulgarisations dans la presse écrite (les “grands
hebdomadaires” plus particulièrement) ou certaines émission de
télévision en “prime time”. Précisons que dans des situations
de séparation ou de divorce des parents conscients, avertis et
responsables font le nécessaire et s’organisent pour ce faire afin
que leurs enfants puissent le moins possible pâtir des conséquences
de cette séparation ou de ce divorce. On sait aussi que des parents
peuvent préférer continuer régler leurs comptes en prenant
psychiquement en otage l’un ou l’autre de leurs enfants. Ici et
là toute référence en terme d’ordre symbolique vise à
instrumentaliser de telles situations au profit de la représentation
du monde qui vient d’être décrite.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Il parait possible
qu’en cours de route nous ayons perdu la psychanalyse. En tout état
de cause celle qui persisterait à se réclamer d’un enseignement
freudien, et qui exciperait de l’ordre symbolique dans les termes
que j’ai plus haut relevés, remplit une fonction idéologique bien
précise : la défense de quelques unes des valeurs les plus
traditionnelles.
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Une pièce
d’importance doit être apportée à notre dossier : la pédophile.
On peut dire aujourd’hui sans risquer d’être démenti que la
société française (et cela vaut pour la Belgique, la Grande
Bretagne, voire la plupart des pays du bloc occidental) a
littéralement marché sur la tête à la toute fin du XXe siècle et
au début de ce XXIe siècle en ce qui concerne les affaires dites de
pédophilie et la manière de les traiter. Les historiens un jour se
pencheront sur l’étrange maladie (l’hystérie antipédophile)
qui a saisi nos contemporains au lendemain de “l’affaire
Dutroux”, et dont le point culminant (“l’affaire d’Outreau”
pour l’hexagone) a été suivi de deux procès retentissants :
ceux-ci provoquant même une onde de choc à la mesure du
rétablissement d’une vérité qui n’avait cessé d’être
bafouée. On sait que l’accusation se retourna contre ceux (et plus
particulièrement le juge Burgaud, dont l’audition télévisée
reste un moment unique dans les annales télévisuelles) qui avaient
“instruits” Outreau ou que l’instruction avait placé en
situation d’expertise.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Cette
vérité donc, tant malmenée depuis l’ouverture de cette
instruction “à charge”, a fini par apparaître au grand jour. Il
y aura fallu cependant deux procès après des mois ou des années
d’incarcération pour laver de toute accusation les quatorze
prévenus qui depuis leur inculpation ne cessaient de clamer leur
innocence. Mais a-t-on pourtant dit </span><span lang="en-US"><em>toute
</em></span><span lang="en-US">la
vérité ? Car il ne parait pas certain qu’elle se présente
aujourd’hui avec la clarté souhaitable. La justice a failli
certes, mais le chapeau qu’on voudrait lui faire porter s’avère
trop grand pour elle. Il faudrait pourtant qu’elle le partage avec
quelques autres, si l’on entend faire la part des choses et des
responsabilités. On ne peut comprendre pareil dévoiement de la
vérité sans reprendre et analyser l’enchaînement des faits qui,
depuis la fameuse “affaire Dutroux, a finalement débouché sur un
désastre judiciaire sans équivalent dans l’histoire de la
Cinquième république.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
“L’affaire
Dutroux”, à l’aune de l’émotion provoquée (et, comme il se
doit, ensuite instrumentalisée), n’a pas de précédent. Le
spectre d’une “menace pédophile” s’affiche à la une dans de
nombreuses gazettes et sur le petit écran. La justice s’emballe :
les affaires “Toro Bravo” et “Ado 71” mobilisent
d’importantes forces de police et permettent l’interpellation de
plusieurs centaines de personnes soupçonnées d’appartenir à de
gigantesques réseaux pédophiles. L’affaire Ado 71,
particulièrement médiatisée, se dégonfle rapidement. La moisson
en tout état de cause s’avère bien maigre : on a mis la main au
mieux sur des consommateurs de cassettes pornographiques dont
seulement une petite partie de celles-ci méritent la qualification
de “pédophiles”. Entre temps le mal avait été fait. Cinq
personnes arrêtées durant ce coup de filet se suicident durant la
garde à vue. La presse ensuite se défendra d’avoir cité des
noms. Des journalistes pourtant avaient apporté des éléments
d’information permettant à leurs lecteurs d’identifier sans
difficulté les personnes interrogées par les policiers. Je laisse
au lecteur (le mien) le soin de qualifier de manière adaptée et
circonstanciée ce type de “professionnalisme”.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">L’hystérie
antipédophile qui déferle alors sur l’hexagone prend un caractère
différent selon les situations. Je relèverai, parmi des centaines
d’exemples, les quatre “affaires” suivantes : elles ont le
mérite d’aborder un même problème sous des angles différents.
C’est d’abord, par ordre chronologique, la condamnation en 1998
par un jury de cour d’assises du libraire et éditeur Antoine
Soriano à 10 ans de prison ferme pour viol sur la personne de son
beau-fils (Soriano a toujours clamé son innocence et l’avocate
générale, lors du procès, reconnaissait que les accusations de la
dite victime ne pouvaient être prouvées). C’est aussi, l’année
suivante, la polémique suscitée par le </span><span lang="en-US"><em>Canard
enchaîné </em></span><span lang="en-US">accusant
dans un article anonyme l’universitaire Ian Hacking d’avoir
défendu des thèses complaisantes sur la pédophilie dans son
ouvrage </span><span lang="en-US"><em>L’âme
réécrite </em></span><span lang="en-US">(l’éditeur
du livre et la collection qui l’accueillait, </span><span lang="en-US"><em>Les
empêcheurs de penser en rond, </em></span><span lang="en-US">seront
l’un licencié et l’autre passée à la trappe par le groupe
pharmaceutique finançant cette collection). C’est également, en
l’an 2000, le verdict d’un tribunal accordant pour ainsi dire
l’impunité ou presque, trois ans d’emprisonnement, aux assassins
de pédophiles ou considérés tels (un père outragé jugé pour le
meurtre d’un homme de 78 ans : celui ci ayant eu auparavant la
fâcheuse et malencontreuse idée de mettre la main dans la culotte
des deux enfants du premier). C’est encore, un an plus tard, la
haineuse campagne de presse contre Daniel Cohn-Bendit accusé d’avoir
écrit dans son livre </span><span lang="en-US"><em>Le
grand bazar </em></span><span lang="en-US">(publié
25 ans plus tôt !) deux ou trois phases propres à lui faire
endosser la tunique du pédophile (les usagers du jardin alternatif
ou Cohn-Bendit exerçait alors la profession d’éducateur rejetant
tout rapprochement entre l’ancien Dany le rouge et un agresseur
sexuel).</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Je ne cite là que
quelques exemples parmi tant d’autres. Mais ils me semblent
significatifs et suffisamment riches en enseignements pour planter le
décors de l’affaire d’Outreau. En quelques années la pédophilie
est devenue le mal absolu. C’est dans ce contexte que la presse
annonce l’arrestation de nombreuses personnes censées appartenir à
un vaste réseau de pédophilie dans le Pas-de-Calais. L’opinion
publique n’aurait pas accepté, avance-t-on maintenant dans
certaines sphères, que l’on laissa en liberté des personnes
accusées d’une telle infamie. Soit, mais qui la chauffait à blanc
cette même opinion publique ? On ne dira jamais assez le rôle joué
par la presse lors des péripéties qui émaillèrent l’instruction
d’Outreau. On peut d’ailleurs comparer de nombreux articles
écrits au lendemain du second procès à ceux qui avaient été
publiés cinq ans plus tôt par les mêmes journalistes : c’est
édifiant ! C’était alors à qui renchérirait sur le sordide, le
crapuleux, le crapoteux, le misérabilisme, le monstrueux ! Et ceci
dans la presse dite respectable !</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Il faut remonter
encore plus en arrière pour proposer une première explication. Les
violences sexuelles, en règle générale, ont bénéficié pendant
longtemps d’une relative tolérance. Vers la fin du XXe siècle
cette tendance s’inverse. Dans ce retournement de situation la
nouvelle définition du crime de viol occupe une place centrale. Nous
sommes ainsi passé d’un excès à l’autre : la lecture des
arrêts des tribunaux condamnant de plus en plus lourdement les
personnes accusées de violences sexuelles en apporte la preuve.
Entre temps, il est vrai, la réforme en 1993 du Code pénal avait
très sensiblement aggravé les peines entrant dans le registre des
agressions et atteintes sexuelles. On peut même évoquer une
“exception excelle” dans le droit quand l’on constate que les
agressions sexuelles en ce début de XXIe siècle sont autant, sinon
plus réprimées que les crimes de sang. Nous pensions, naïvement
sans doute, que le fait d’ôter la vie à un autre être humain
contre sa volonté constituait l’acte le plus répréhensible de
nos sociétés développées. Nenni ! D’ailleurs les auteurs de
violences sexuelles font l’objet de condamnations de plus en plus
lourdes, pas tant pour des raisons strictement répressives qu’en
fonction de l’importance accordée au traumatisme de la victime.
Celle-ci, nous dit-on, aura d’autant plus de chance ou de
possibilité de “s’en sortir”, sur le plan psychologique, que
son agresseur sera lourdement condamné. On voit sans peine les
risques de surenchère. Ce type d’argumentation tend même à
devenir un lieu commun. A ce compte là il faudrait rétablir un jour
ou l’autre la peine de mort.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Ma
seconde explication cerne encore un peu plus notre sujet. L’affaire
Dutroux, j’y reviens de nouveau, a potentialisé dans les milieux
“psys” un courant (auparavant très minoritaire) de
professionnels pour qui “l’abus sexuel” figure au centre de
leur représentation du monde. Citons, parmi ceux-ci, trois
thérapeutes familiaux auteurs d’un livre paru en 1991: </span><span lang="en-US"><em>La
violence impensable. </em></span><span lang="en-US">Cet
ouvrage n’avait recueilli lors de sa parution que de maigres
échos, uniquement dans des milieux professionnels très spécialisés.
Je le cite ici à titre de symptôme. Car à vrai dire il s’agit
d’un livre indigent : le caricatural côtoie le grotesque dans les
pages consacrées à la reconnaissance d’un abus sexuel. A croire
qu’elles auraient été écrites par le Père Ubu. Cependant, au
fil des années, certaines des “thèses” ou propositions figurant
dans </span><span lang="en-US"><em>La
violence impensable </em></span><span lang="en-US">vont
se trouver reprises par des “psys” divers, des magistrats, des
travailleurs sociaux, et même des policiers (sans parler des
politiques comme on le verra plus tard). Ce qui est dit, répété et
réitéré de façon récurrente, voire obsessionnelle en matière
d’abus sexuel tient en une seule phrase : toute plainte d’un
enfant doit être absolument considérée comme véridique et
constituer une preuve pour un tribunal. Voilà qui nous ramène, on
en conviendra, à Outreau.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Mais
patientons. L’épisode Dutroux, ou plus exactement ses conséquences
font apparaître plus qu’auparavant une ligne de fracture dans les
milieux “psys”. Des professionnels, de plus en plus nombreux,
vont désormais argumenter au nom d’une “théorie de la
séduction” - pourtant abandonnée par Freud à la fin du XIXe
siècle ! - que viendrait étayer en retour celle d’une “innocence
de l’enfant”. C’est le cheval qu’enfourche la psychanalyste
Catherine Bonnet dans son livre </span><span lang="en-US"><em>L’enfant
cassé. </em></span><span lang="en-US">Freud
devient le responsable d’une “diabolisation de l’enfant” que
cette analyste croit observer dans le monde contemporain. Mais elle
va encore plus loin quand elle désigne à la vindicte publique un
“courant pro-agresseur” coupable, dit-elle, de faire régner à
nouveau “le temps des enfants menteurs et vicieux”. De là une
théorie manichéenne (et empruntée à la “théorie du complot”)
: avec d’un coté les “bons”, un monde de “chevaliers blancs”
et de “croisés” unis pour la meilleure des causes, celle de
l’enfance en danger ; de l’autre les “méchants”, les pervers
et leurs otages. Ces derniers l’étant dans la mesure où leurs
interrogations et critiques (sur la suggestibilité de l’enfant, sa
manipulation par l’un des deux parents lors d’un divorce, sur le
syndrome des faux souvenirs, sur les campagnes antipédophiles, etc.)
font le jeu des pervers.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">La
transition est trouvée pour en venir à ces associations de défense
et de protection de l’enfance (dont deux d’entre elles figuraient
parmi les parties civiles aux procès de Saint-Omer et de Paris) :
les lignes ci-dessus illustrent en grande partie la “philosophie”
de l’une ou l’autre de ces associations. Par delà des motifs on
ne peut plus légitime (en terme stricto sensu de protection de
l’enfance), ces associations poursuivent des buts moins avouables
(ou pervertis), en terme d’assainissement des moeurs et de
limitation de liberté de création. Je ne reprendrai pas dans le
détail l’affaire </span><span lang="en-US"><em>Rose
bonbon, </em></span><span lang="en-US">celle
de l’exposition “Présumés innocent” ou la condamnation d’un
roman de Louis Skorecki : elles sont bien connues. Vouloir poursuivre
sur le plan judiciaire des oeuvres de fiction censées faire
l’apologie de la pédophilie vise également à interdire à un
public adulte l’accès à des oeuvres considérées immorales ou
dégradantes selon les critères de ces mêmes associations.
Celles-ci (et leurs relais médiatiques) font peser de graves menaces
sur la liberté d’expression et de création non seulement parce
que des suites judiciaires peuvent leur être favorables mais
également en raison du chantage qui se trouve par cela même exercé
auprès des éditeurs, des institutions culturelles et des
commissaires d’exposition. Il semblerait cependant, après le
procès de Saint Omer, et plus encore celui de Paris que ces
associations aient perdu une partie de leur capacité de nuisance.
L’attitude sectaire et les propos caricaturaux (voire stupides) des
avocats de l’Enfant bleu et de l’Enfance Majuscule lors des
audiences de ces deux procès se sont retournés contre ces
associations. Devant leur acharnement à refuser de reconnaître la
réalité des faits, ceux innocentant les quatorze inculpés, chacun
a ainsi pu se faire une idée de leur degré de surdité et de
sottise. </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Cette
liste se clôt avec les politiques. Du temps où elle était ministre
de la Famille, Ségolène Royal a tenu des propos qui paraissent
aujourd’hui bien irresponsables lorsqu’elle répétait sur tous
les tons “L’enfant dit le vrai !”. Plus près de nous, en
novembre 2003, 71 parlementaires de l’actuelle majorité déposaient
une proposition de loi “visant à lutter contre l’inceste en
donnant du crédit à la parole de l’enfant”. On lit dans
l’exposé des motifs la phrase suivante : “Il nous apparaît
important que la présomption de crédibilité de la parole de
l’enfant puisse être retenue dans toutes les procédures le
concernant”. Là ne parlons pas d’irresponsabilité mais de
dangerosité puisqu’il s’agit d’une proposition de loi.
J’imagine que ces aimables parlementaires </span><span lang="en-US"><strong>(4)</strong></span><span lang="en-US">
adoptent aujourd’hui un profil bas. Il aurait été souhaitable de
les entendre dans le cadre des auditions de la Commission d’enquête
parlementaire chargée de rechercher les causes du dysfonctionnement
de la justice dans l’affaire dite d’Outreau. Nous aurions écouté
avec la plus grande attention de pareils experts. Ce qui aurait
permis à la dite commission d’auditionner l’un de ces membres :
en effet le parlementaire Étienne Blanc figure sur les deux listes.
Avouons que c’est plutôt cocasse de trouver parmi les pompiers
chargés d’éteindre le feu le nom de l’un des 71 pyromanes !</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Il importe, ces
précisions faites, de relever que ces “psys intégristes”, ces
associations de défense et de protection de l’enfance, et dans une
moindre mesure les “penseurs” ou “consciences” n’hésitant
à renchérir dans le domaine de la “criminalité sexuelle” ou en
terme de “victimisation”, les uns et les autres relayés par des
“politiques” et la quasi totalité des médias, ont contribué à
créer le climat délétère et d’ordre moral aboutissant au
scandale d’Outreau. Il fallait impérativement le rappeler pour
expliquer en quoi la justice ne faisait que reprendre ici un train en
marche. Le principal responsable de ce désastre judiciaire reste
évidemment le juge Burgaud (tout a été dit à son sujet). Mais le
procureur général de la cour d’appel de Douai, l’avocat général
du procès de Saint-Omer, les membres de la chambre d’instruction
de la cour d’appel de Douai, et le ministre Perben (regrettant
après chacun des deux procès les “excès” d’une détention
provisoire dont il avait auparavant, à travers une loi qui porte son
nom, expressément facilité les conditions et l’allongement pour
des motifs d’ordre public inspirés de l’idéologie sécuritaire),
ont également leur part de responsabilité. On ne saurait oublier
les deux experts psychologues du procès de Saint-Omer : leur
incompétence (la partialité, le sectarisme, et certains aspects
grotesques de leur rapport les transformant en “militants” de la
cause dont j’ai relevé plus haut la dangerosité) étant même
reconnue par le tribunal !</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
En revanche, lors
des auditions de la Commission d’enquête parlementaire, les
“acquittés” d’Outreau faisaient preuve de ce qui manquait
élémentairement à tous ces personnages : de dignité. Par delà
l’émotion et la colère que l’on éprouvait à l’écoute de
l’une ou l’autre de ces interventions, quant au récit des
brimades policières et de la description de l’univers carcéral (y
compris les persécutions dont ils étaient l’objet de la part des
autres détenus), compte tenu du large écho de ces auditions et de
leurs répercussions, il paraissait possible d’affirmer que rien ne
serait plus jamais comme avant. Du moins en ce qui concernait le
noeud de causes et de raisons expliquant cette invraisemblable
instruction d’Outreau, laquelle venait de déboucher sur l’un des
principaux fiascos judiciaires de la Cinquième république. Quelques
années après on constate d’ailleurs que la plupart des affaires
de ce type, promises à une large publicité, se sont dégonflées
les unes après les autres. On remarque aussi que les “signes
forts” qu’envoient les milieux “psys” depuis quelque temps,
en réaction aux annonces et à la politique sarkozienne, sont ceux
qui ont présidé à la création de “la Nuit sécuritaire”,
voire de “l’Appel des appel”. Il était temps !
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Un
parallèle, pour conclure, n’a pas été fait à ma connaissance
entre les dérives exposées ci-dessus et les conséquences du “tout
sécuritaire”. Il convient de faire remonter la naissance de
l’idéologie sécuritaire au rapport Peyreffitte (Comité d’études
sur la violence, la criminalité et la délinquance. </span><span lang="en-US"><em>Réponses
à la violence </em></span><span lang="en-US">)
qui date de 1977. Cette thématique est popularisée par l’extrême
droite dés 1983, et repris par une droite qui joue sur deux tableaux
: limiter l’influence du FN en lui “piquant” une partie de son
programme, et montrer l’incapacité de la gauche au pouvoir à se
colleter avec les “problèmes d’insécurité”. La création de
Comités de prévention de la délinquance (suite au rapport
Bonnemaison, maire P.S. d’Épinay-sur-Seine) traduit les ambiguïtés
du pouvoir socialiste dans un registre où il faut répondre aux
surenchères de la droite tout en ménageant son électorat le plus à
gauche. A partir de 1985, et durant la décennie suivante, les médias
vont complaisamment reproduire des images de violence (les émeutes
de Vaulx-en-Velin en particulier) et faire accroire l’idée qu’une
grande partie de nos concitoyens résidant en zone urbaine vivraient
en permanence dans un climat d’insécurité. On ne saurait nier la
réalité de certains des faits qui concourent à l’établissement
d’un tel diagnostic, mais il s’agit le plus souvent d’une
réalité partielle, déformée, interprétée à des fins
répressives. Un constat en tout cas auquel le P.S. se rallie en
1997, lors du colloque de Villepinte, en faisant du “droit à la
sécurité” le second objectif du gouvernement après la “lutte
contre le chômage”. Ce droit, dit-on, serait la réponse la plus
adaptée au “sentiment d’insécurité”. En quelques années la
donne a changé. Ce “droit à la sécurité” fait consensus dans
la classe politique. L’idéologie sécuritaire qui y préside,
inspirée par de prétendus experts, devient un principe de
gouvernement. Quand la liberté ne peut plus exister qu’au prix de
la sécurité, comme on nous l’affirme alors, les mots ont-ils
encore un sens ?</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Il y a quand même
d’étranges relations entre cette histoire là (qui se prolonge
avec la campagne électorale de 2002, et la montée en puissance
ensuite de Sarkozy) et celle que nous racontons depuis de nombreuses
pages. Sauf qu’ici le pédophile se substitue au jeune de banlieue,
à l’immigré ou au délinquant. Le “pédophile en puissance”
devient l’enseignant, l’éducateur ou le prêtre que l’on
croise tous les jours. Les mêmes causes produisent les mêmes
effets. Là où l’instrumentalisation de ce “sentiment
d’insécurité” fait recette, devient un important enjeu
électoral et l’objet de surenchères sécuritaires entre la gauche
et la droite, les croisades antipédophiles portent leurs fruits. Il
semblerait cependant qu’ici le pire soit derrière nous. Mais nous
avions en quelque sorte touché le fond avec Outreau.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
On l’a vu avec
les délinquants, puis les pédophiles : les uns et les autres
prennent dans l’imaginaire collectif la place jadis assignée ici à
la pègre, et là aux sorciers ou hérétiques de tout poil. En cela
ils constituent une menace qui, tendanciellement, s’élargit d’un
coté à tous les jeunes dits de banlieue, et de l’autre aux
enseignants, éducateurs, animateurs, prêtres, et même aux proches
parents. Nous avons également vu en quoi États et partis de
gouvernements instrumentalisent la peur alimentée par les médias
pour jeter l’ostracisme sur une “nouvelle classe dangereuse”,
et parfaire ainsi l’arsenal répressif. Ceci visant, par delà les
objectifs proclamés, à mieux contrôler la partie de la population
qui regimberait devant la politique antisociale des gouvernements en
place en détournant par cela même cette population des excellentes
raisons qui l’inciterait à vouloir en découdre avec le pouvoir.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Ceci
bien entendu marche plus ou moins bien. On constate cependant que ce
qu’il faut bien appeler une “gestion de l’insécurité” </span><span lang="en-US"><strong>(5)</strong></span><span lang="en-US">
remplace avantageusement la politique classique, ouvertement
répressive, prenant appui sur la police, voire l’armée le cas
échéant pour endiguer les mécontentements populaires, mais parfois
au risque d’un renforcement de ces mécontentements. D’ailleurs
ce mode de gestion s’étend à tout ce qui peu ou prou
constituerait une “menace pour l’humanité” : depuis le
réchauffement climatique aux exemples relevant de la chronique
écologique, en passant par le terrorisme et l’islamisme (la menace
prenant ici la forme du foulard islamique, et plus récemment de la
burqa). Sans aller jusqu’à dire que nous serions en présence ici
et là d’ennemis imaginaires, il convient d’insister sur le
caractère manipulateur ou intéressé des États, des gouvernements,
de certains groupes de pression, ou des intellectuels ralliés au
“consensus sécuritaire” (les Ruffin, Val, Adler et consort) si
l’on en croit leur volonté de désigner quelque figure d’un “mal
absolu” qui, selon les rubriques, viserait à détruire l’occident
chrétien, la laïcité, la République, la démocratie, ou à
remettre en cause le processus de mondialisation ou tout type de
société indexée sur le capitalisme.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Quel serait alors,
pour l’une et l’autre de ces “menaces”, l’équivalent d’un
Outreau ? En quoi une telle onde de choc pourrait ici et là enrayer
le processus sécuritaire en cours : ce mode de contrôle des
populations par la peur de l’autre, de ce qu’on ne connaît pas,
de ce que l’on vous présente comme le plus opposé à vos valeurs,
de ce qui apparaît comme parfaitement irrationnel et lié à une
nature maligne ? Avec Outreau la tendance s’est relativement
inversée quand, de manière concomitante, le mensonge (celui des
enfants, mais également leur exploitation par un juge d’instruction
avec la complicité plus ou moins bienveillante de l’appareil
judiciaire), le fanatisme (les experts psychologues et les
associations de protection de l’enfance en danger), et l’injustice
(la longue incarcération des inculpés innocentés) sont apparus de
façon flagrante durant le premier, et plus encore le second procès.
On conviendra aussi qu’avec Outreau nous avions en quelque sorte
touché le fond. D’où ce retournement à la mesure de l’ignominie
qui avait eu pour nom cette commune du Pas-de-Calais.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Pour essayer d’y
répondre il me faudrait ouvrir un nouveau front. Mais je ne saurais
pour l’instant m’y attarder, en faire une priorité. D’autres
tâches me requièrent, qui ne peuvent attendre.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><br /></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
2) DE L’ART (ET DE
LA POÉSIE)</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><br /></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">En
ces temps de reflux inaugurés par les sinistres années
quatre-vingt, des commentateurs n’en finissent pas de dénombrer
les “erreurs” commises durant le XXe siècle par ceux qui, nous
dit-on, se trompèrent puisque l’Histoire n’aurait pas confirmé
leurs théories, ni vérifié leurs jugements. Entre autres exemples,
un tel s’en prendra à travers l’écriture automatique aux
surréalistes ; tel autre dénoncera le sort fait par Adorno à
Stravinski dans </span><span lang="en-US"><em>Philosophie
de la nouvelle musique </em></span><span lang="en-US">;
tel autre, encore, fera des gorges chaudes du constat de “dépassement
de l’art” énoncé par l’Internationale situationniste au début
des années 60. Mais il fallait, pour en finir avec une certaine idée
de la littérature - ceci dans le prolongement de la célèbre phrase
de Lautréamont, “la poésie doit être faite par tous” - le
démontrer par la pratique de l’écriture automatique ; mais il
fallait également, contre la “restauration” qu’incarnait alors
le Stravinski néoclassique, lui opposer la modernité de Schoenberg
et de l’École de Vienne ; mais il fallait encore signer l’acte
de décès des différentes disciplines artistiques pour ne pas
rester en deçà de cette exigence : que l’art, un jour, puisse se
fondre dans la vie. Même si, comme l’a écrit André Breton en
1934, “l’histoire de l’écriture automatique est celle d’une
longue infortune”, et qu’aujourd’hui cette pratique ait fait
long feu (le mot plus que la chose) ; même si Stravinski, après la
mort de Schoenberg, “s’émancipe” de l’écriture tonale, et
qu’ainsi la thèse d’Adorno doit être relativisée (ce que
celui-ci fera, d’une certaine façon) ; même si, en corrigeant le
constat des situationnistes, il conviendrait plutôt de dire avec
Adorno que l’art a perdu son caractère d’évidence ; même si la
</span><span lang="en-US"><em>lettre
</em></span><span lang="en-US">porte
à discussion, </span><span lang="en-US"><em>l’esprit,
</em></span><span lang="en-US">en
revanche, doit toujours être invoqué puisqu’il continue
d’insuffler et d’impulser toute activité </span><span lang="en-US"><em>critique
</em></span><span lang="en-US">digne
de ce nom, le reste relevant du bavardage culturel ou de la pensée
servile. Et quant à ces “erreurs” que d’aucuns ne cessent de
relever, j’aimerais répondre comme le fit Dimitri Chostakovitch à
Sofia Gubaïdulina, dont l’anticonformisme musical était blâme
par les apparatchiks de la musique soviétique qui lui demandaient de
s’amender : “Je vous souhaite de progresser le long de votre
chemin d’erreurs”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Arrêtons
nous dans un premier temps sur les situationnistes. L’Internationale
situationniste, on le sait, est née en 1957 (sur les bases du
</span><span lang="en-US"><em>Rapport
sur la construction des situations, </em></span><span lang="en-US">rédigé
par Guy Debord) de la fusion de trois groupes “d’avant garde” :
l’Internationale lettriste, le Mouvement international pour un
Banhaus imaginiste et le Comité psychogéographique de Londres.
Compte tenu de l’évolution de l’I.S., cela n’est pas anodin de
relever que cette organisation comprenait à l’origine de nombreux
artistes (dont les objectifs, tout comme ceux des autres membres de
l’I.S., s’articulaient en particulier autour de projets
d’expérimentations artistiques). C’est dire qu’il fallait,
venant de l’art, le dépasser pour le réaliser dans la vie
quotidienne. Une telle tension dialectique ne pouvait que déboucher
sur une pensée résolument critique : voulant réaliser les
promesses de la “poésie moderne” tout en provoquant l’émergence
d’une radicalité politique. Les situationnistes en apporteront la
preuve par la théorie à travers le concept de “spectacle”, le
plus capable de traduire l’essence, la logique et le fonctionnement
de cette société capitaliste et marchande. Et l’on sait combien
cette radicalité s’est trouvée justifiée lorsqu’elle fut
rattrapée par l’histoire en mai 68. Ces promesses encore présentes
dans </span><span lang="en-US"><em>La
Véritable scission </em></span><span lang="en-US">en
1972, voire </span><span lang="en-US"><em>In
girum imus nocte et consumimur igni </em></span><span lang="en-US">à
la fin des années 70, prennent ensuite acte de l’inversion d’une
tendance que confirment les écrits ultérieurs de Guy Debord. Si la
Révolution a failli la Radicalité demeure. C’est celle de
l’individu qui, quoiqu’il en soit, ne se soumet pas, ni ne se
résout à accepter un monde plus que jamais inacceptable. Et qui
continue à forger des armes contre lui, dussent-elles l’accompagner
durant quelque traversée du désert.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Il
faut revenir sur ce “paradoxe situationniste”. Et se replacer
dans le contexte des années 60. A la différence des avant gardes
politiques traditionnelles, c’est bien parce qu’elle venait de
l’art le plus expérimental, autant qu’elle portait en elle les
promesses de la “poésie moderne” que l’I.S. entendait dépasser
l’art pour le réaliser dans la vie. L’histoire “qui se
faisait” lui donnait raison (dans le monde occidental) : les
conflits de ces années là, et les formes inédites qu’ils
prenaient réactualisaient la question révolutionnaire à l’aune
des exigences de l’I.S. On connaît la suite. Avec le reflux amorcé
depuis la fin des années 70 il paraissait difficile de tenir le même
discours : cette promesse de “l’art se fondant dans la vie”
restant lettre morte puisque seule la Révolution pouvait réaliser
cet ambitieux programme. Debord, dans les années 80, se taisant
désormais sur le sujet laissait entendre (ou penser) que la question
avait été définitivement réglée. Mais il ne semblait pas certain
qu’elle l’eut été dans le sens indiqué vingt ans plus tôt. En
1988 pourtant, dans le cadre d’un échange épistolaire, Debord
croira bon préciser, au sujet des situationnistes et du dépassement
de l’art : “Je ne craindrai pas d’employer des mots célèbres
pour rappeler que, dans le concept hégélien d’</span><span lang="en-US"><em>Aufhebung,
</em></span><span lang="en-US">dépassé
et conservé “cessent d’être perçus contradictoirement””. </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Dans
un passage de sa </span><span lang="en-US"><em>Théorie
esthétique, </em></span><span lang="en-US">Adorno
n’exclut pas l'hypothèse de la “mort de l’art”, sans pour
autant pouvoir en apporter la vérification sur le plan esthétique.
Il s’agit pour lui de préserver “la teneur substantielle de
l’art du passé” d’une possible disparition ou d’une
poursuite “dans le désespoir d’un art réduit à l’état de
culture”. Comme il l’avance : “Elle pourrait survivre à l’art
dans une société qui aurait été libérée de la barbarie de sa
culture”. Soit un glissement de l’art vers la culture qui
signerait le déclin de l’art et des oeuvres d’art.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Adorno,
parallèlement, ne nie pas pour autant que l’art puisse disparaître
(c’est à dire ici se réaliser) dans une société émancipée,
libérée : l’art intégré dans la vie ou la vie devenant une
oeuvre d’art. Cependant il ne l’envisage pas sur un mode
programmatif, ni n’en décrit pour ce faire les différentes
étapes. D’ailleurs, dans </span><span lang="en-US"><em>Théorie
esthétique, </em></span><span lang="en-US">il
conclut l’ouvrage par le rappel d’une “société pacifiée” à
laquelle échoirait “à nouveau l’art du passé”. Non sans
préciser qu’il refuse “d’esquisser même la forme de l’art
dans une société transformée”. Pourtant, par delà ce qui
pourrait apparaître comme une réticence à se projeter dans une
société dite “pacifiée” ou “transformée”, Adorno déplace
la question vers “une troisième chose par rapport à l’art passé
et présent”. Il ajoute alors : “Mais il vaudrait mieux souhaiter
qu’un jour meilleur l’art disparaisse plutôt qu’il oublie la
souffrance qui est son expression et dans laquelle la forme puise sa
substance”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">La
</span><span lang="en-US"><em>Théorie
esthétique </em></span><span lang="en-US">parut
plusieurs mois après la mort d’Adorno. Les dernières lignes de
cet ouvrage (je viens de m’y référer) font écho à d’autres -
souvent citées, parfois déformées - du philosophe sur
l’impossibilité d’écrire des poèmes après Auschwitz. Cette
fameuse phrase figure originellement dans </span><span lang="en-US"><em>Critique
de la culture et société </em></span><span lang="en-US">:
un texte écrit en 1949 et publié en 1951, puis repris quatre ans
plus tard dans </span><span lang="en-US"><em>Prismes
</em></span><span lang="en-US">(pour
l’édition allemande). Partant de la “critique de la culture”
sur un plan historique, Adorno renvoie dos à dos, si l’on peut
dire, cette critique sous ses formes “transcendante” et
“immanente”. Enfin presque, puisque la méthode immanente, si
elle “s’expose au reproche de passer sous silence l’essentiel,
le rôle de l’idéologie dans les conflits sociaux, risque moins de
contribuer au rétablissement officiel de la culture”. Ici
“l’oeuvre réussie” devient “celle qui exprime négativement
l’idée d’harmonie en donnant forme aux contradictions de façon
pure et intransigeante jusqu’au coeur de sa structure” (au lieu
de réconcilier les “contradictions objectives dans une harmonie
illusoire”). Plus loin Adorno ajoute : “Aucune théorie (...)
n’est à l’abri de la perversion qui la change en délire, des
lors qu’elle a perdu le rapport spontané avec l’objet. La
dialectique doit se garantir tout autant contre une telle perversion
que contre le risque de rester prisonnière de l’objet culturel.
Elle doit éviter à la fois le culte de l’esprit et
l’anti-intellectualisme. Le critique dialectique doit à la fois
participer et ne pas participer à la culture. C’est le seul moyen
de rendre justice à lui-même et à son objet”. Une dernière
fois, dans ce texte, Adorno revient sur cette double faillite : pour
l’une (la critique transcendante), “étant donné qu’il n’y a
plus d’idéologie au sens propre de fausse conscience, mais
seulement de la publicité pour le monde sous forme de redoublement
et un mensonge provocateur qui ne cherche pas à tromper mais impose
le silence” ; pour l’autre (l’immanente), “son objet
l’entraîne dans l’abîme”. De là ce constat, pour finir :
“Plus la société devient totalitaire, plus l’esprit y est
réifié et plus paradoxale sa tentative de s’arracher à la
réification par ses propres forces. Même la conscience la plus
radicale du désastre risque de dégénérer en bavardage. La
critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la
dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après
Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui
explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui
des poèmes. L’esprit critique n’est pas en mesure de tenir tête
à la réification absolue, laquelle présupposait, comme l’un de
ses éléments, le progrès de l’esprit qu’elle s’apprête
aujourd’hui à faire disparaître, tant qu’il s’enferme dans
une contemplation qui se suffit à elle-même”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Ces
dernières lignes peuvent paraître inacceptables, d’un pessimisme
outrancier, voire, comme diraient certains, “contre productives”.
Il convient de revenir sur la période décisive, dans l’itinéraire
d’Adorno, de la rédaction des </span><span lang="en-US"><em>Minima
moralia </em></span><span lang="en-US">(de
1944 à 1947) pour essayer de comprendre les causes, les enjeux et la
portée de cette phrase si commentée et si controversée.
L’expérience douloureuse de l’exil conduit le philosophe
allemand à écrire ces “réflexions sur la vie mutilée” (pour
reprendre le sous-titre de l’ouvrage). Cette expérience lui permet
de saisir avec une particulière acuité l’état présent de la
domination sous la forme du capitalisme le plus avancé (tel
qu’Adorno l’observe, l’analyse et le dissèque dans l’Amérique
des années 40), mais aussi le naufrage de la raison (de part
l’existence des camps d’extermination justifiant à posteriori,
en forçant le trait, les thèses de la </span><span lang="en-US"><em>Dialectique
de la raison </em></span><span lang="en-US">défendues
quelques années plus tôt avec Horkheimer). </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Il
n’y a plus rien d’innocent, constate Adorno. Le regard qui se
voudrait consolateur dans une vie inconsolable doit être démenti
vigoureusement : “”Que c’est joli ! “, même cette
exclamation innocente revient à justifier les infamies de
l’existence, qui est tout autre que belle ; et il n’y a plus
maintenant de beauté et de consolation que dans le regard qui se
tourne vers l’horrible, s’y confronte et maintient, avec une
conscience entière de la négativité, la possibilité d’un monde
meilleur”. C’est dire que malgré son pessimisme absolu, exprimé
dans de nombreuses pages des </span><span lang="en-US"><em>Minima
moralia, </em></span><span lang="en-US">Adorno
ne se résigne pas. Sa pensée, d’un thème à l’autre, se
confronte à l’horrible, l’ordure, la brutalité, la déréliction,
l’arrogance, la bêtise, l’oppression, l’aliénation sans
cesser de maintenir “avec une conscience entière de la négativité,
la possibilité d’un monde meilleur”. Qu’il traite de “la
négation des rapports de classe”, de “la brutalité de la
technique”, du “pouvoir de la connaissance”, de “l’escamotage
de la personnalité”, de “l’aversion pour la pensée”, du
“caractère double du progrès”, de “la morale de l’esclave”,
du “conformisme intellectuel”, ou de “l’augmentation
graduelle de l’horreur”, la noirceur du tableau s’accompagne du
relevé, au plus intime de la vie individuelle, des processus
d’oppression et de domination. En tout état de cause la lecture
des </span><span lang="en-US"><em>Minima
moralia </em></span><span lang="en-US">est
l’une de celles qui contribue à rendre ce monde encore plus
inacceptable. Ceci dit Adorno, comme je viens de le suggérer, n’est
pas sans armer théoriquement parlant le lecteur qui n’entendrait
pas l’accepter. Sans cependant faire des concessions dans le
registre “ne pas désespérer Billancourt”. Ici, au contraire, il
s’agit de désespérer Billancourt comme l’exprimait déjà à sa
façon Benjamin disant que l’espoir nous serait donné par les plus
désespérés. Ou, pour le dire autrement, il n’y a pas d’autre
réponse que celle de la radicalité.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Dans
un fragment de </span><span lang="en-US"><em>Minima
moralia, </em></span><span lang="en-US">Adorno
revient sur une question qui, par anticipation, replace la fameuse
phrase dans son contexte : celui de l’horreur propre à Auschwitz.
Il s’agit d’une problématique que </span><span lang="en-US"><em>Critique
de la culture et société </em></span><span lang="en-US">laisse
de coté (ou n’a pas jugé utile de reprendre). Adorno donc,
partant du relativisme (exprimé par le “il en a toujours été
ainsi”), le dénonce comme relevant d’une “pseudo objectivité
scientifique” ou de l’illusion d’une “histoire inchangée”.
Il ajoute, paradoxalement, que cette affirmation, “fausse dans son
immédiateté (...) ne devient vraie qu’à travers la dynamique de
la totalité”. C’est vouloir dire que le refus “de reconnaître
l’augmentation de l’horreur” s’accompagne d’une cécité à
l’égard de ce qui “différencie spécifiquement les événements
les plus récents d’événements passés et passe du même coup à
coté de ce qui constitue la véritable identité du tout, la terreur
qui n’en finit pas”. </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">En
réponse aux commentaires et critiques que la dite phrase de </span><span lang="en-US"><em>Critique
de la culture et société </em></span><span lang="en-US">suscite
durant les années 50, Adorno reviendra plusieurs fois sur ce qu’il
convient d’entendre par “ne plus écrire de poèmes après
Auschwitz”. Il faut cependant attendre 1962, et l’article </span><span lang="en-US"><em>Les
fameuses années 20 </em></span><span lang="en-US">(reproduit
dans </span><span lang="en-US"><em>Modèles
critiques </em></span><span lang="en-US">)
pour voir Adorno apporter la précision suivante. Tout en ne cédant
rien quant à “lidée d’une culture ressuscitée” (qui pour lui
relève d’un leurre et d’une absurdité), Adorno reconnaît que
le monde “a néanmoins besoin de l’art en tant qu’écriture
inconsciente de son histoire. Les artistes authentiques du présent
sont ceux dont les oeuvres font écho à l’horreur extrême”. La
même année (dans l’article </span><span lang="en-US"><em>Engagement
</em></span><span lang="en-US">repris
dans </span><span lang="en-US"><em>Notes
sur la littérature </em></span><span lang="en-US">),
Adorno revient plus directement sur la fameuse phrase en indiquant ne
pas vouloir la minimiser. Il pose alors la question de savoir si
l’art est encore possible en faisant suivre cette interrogation
d’une autre sur “la régression intellectuelle dans la notion de
littérature engagée”. La réponse sera dialectique : “la
conscience du malheur, comme le dit Hegel, tout en interdisant que
l’art continue d’exister, exige en même temps qu’il le fasse”.
C’est dire que l’intransigeance absolue des oeuvres des plus
grands artistes de ce temps “leur confère la force effrayante que
n’ont pas les poèmes parfaitement inutiles sur les victimes”.
Évitions les méprises ! Adorno se réfère ici à la propension
qu’aurait la “littérature engagée” d’inscrire le génocide
dans son “patrimoine culturel”. Car, bien entendu, en référence
aux nombreuses, éclairantes et décisives pages consacrées par
Adorno au </span><span lang="en-US"><em>Revelge
</em></span><span lang="en-US">de
Mahler ou au </span><span lang="en-US"><em>Wozzeck
</em></span><span lang="en-US">de
Berg </span><span lang="en-US"><strong>(6)</strong></span><span lang="en-US">,
il en va tout autrement en ce qui concerne les victimes !</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Quatre
ans plus tard, la </span><span lang="en-US"><em>Dialectique
négative </em></span><span lang="en-US">apporte
un correctif en déplaçant dans un premier temps la question de
l’impossibilité d’écrire des poèmes après Auschwitz vers des
considérations moins “culturelles” qu’existentielles. Quelques
pages plus loin, Adorno y revient en affirmant que “Auschwitz a
prouvé de façon irréfutable l’échec de la culture”. Plus loin
encore, il nous faut citer entièrement un long passage reprenant sur
un autre mode le questionnement, devenu pour le moins contradictoire,
d’Adorno sur Auschwitz et la poésie. Et là nous touchons au coeur
d’une question que le philosophe expose admirablement : “Quelqu’un
qui avec une force qu’il convient d’admirer avait supporté
Auschwitz et autres camps, disait avec une intense émotion contre
Beckett : si celui-ci avait été à Auschwitz, il écrirait
autrement à savoir plus positivement, avec la religion de tranchée
du rescapé. Le rescapé a raison autrement qu’il le pense ;
Beckett et quiconque encore resterait maître de soi y aurait été
brisé et probablement contraint d’embrasser cette religion de
tranchée que le rescapé revêtit de mots par lesquels il exprimait
qu’il voulait donner du courage aux hommes : comme si cela
dépendait d’une quelconque configuration spirituelle ; comme si le
projet qui s’adresse aux hommes et s’organise en fonction d’eux
ne les frustrait pas de ce qu’ils revendiquent, même s’ils
croient le contraire. C’est à quoi on en est arrivé avec la
métaphysique”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Une
dernière fois Adorno retourne sur ce motif dans </span><span lang="en-US"><em>L’art
est il gai </em></span><span lang="en-US">(article
de 1967 repris dans </span><span lang="en-US"><em>Notes
sur la littérature </em></span><span lang="en-US">).
Là aussi, dans la continuité de ce qu’il écrivait l’année
précédente, le philosophe précise : “La phrase selon laquelle on
ne peut plus écrire de poèmes après Auschwitz n’est pas à
prendre telle quelle”. Il ajoute cependant qu’après Auschwitz
“on ne peut plus présenter un art qui soit gai”, sauf à
dégénérer en cynisme. La référence à Beckett permet de sortir
de cette impasse : ici “la catégorie du tragique se laisse aller
au rire”. Il s’agit bien d’une issue même si ce “minimum de
ce qu’il reste de la vie” (selon la réduction artistique opérée
par Beckett) “escompte la catastrophe historique, peut être afin
de pouvoir lui survivre”.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
On peut aussi
aborder ce questionnement lié à l’art par l’entrée “culture”.
Ici, redescendu de quelques étages, partons de la définition
proposée par le dictionnaire Le Robert : “Développement de
certaines facultés de l’esprit par des exercices intellectuels
appropriés, PAR EXT Ensemble des connaissances acquises qui
permettent de développer le sens critique, le goût, le jugement”.
Et pourtant, cette définition même validée, il ne parait pas
certain que l’on puisse s’accorder sur ce que l’on entendrait
par “culture” dés lors que celle-ci se trouve mise à l’épreuve
de son concept. Et puis à force de vouloir trouver de la culture
partout, elle risque de ne plus signifier grand chose. On ne saurait
également taire cette voix intempestive qui nous susurre à
l’oreille : “La culture, mais il y a des maisons pour cela !”.
Voilà pourquoi, sans reprendre pour autant Le Robert, établir une
distinction entre “culture” et “culturel” n’est pas sans
utilité pour la suite de la démonstration.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Le
culturel, entre autres définitions, reprécise les attentes en
matière de culture. Soit une culture dite “vivante” dont nous
serions le cas échéant les usagers. C’est à dire une culture
dispensée au plus grand nombre, avec la possibilité, pour les
intéressés, de se livrer à une </span><span lang="en-US"><em>activité
culturelle</em></span><span lang="en-US">.
De là l’importance du mot “activité”. L’usager n’étant
pas seulement un consommateur de “produits culturels” : il
participe, devient créatif (la </span><span lang="en-US"><em>créativité,
</em></span><span lang="en-US">autre
mot fétiche). Et puis, à priori, le culturel n’établit pas de
hiérarchie : le rap vaut la musique classique, qui vaut la danse
moderne, qui vaut l’atelier théâtre, qui vaut l’activité
poterie, etc. Contre ceux qui défendraient une conception élitiste
de la culture - l’art, pour simplifier -, le culturel a toujours
raison démocratiquement parlant. La discussion portera alors
principalement sur la question des moyens, celle des investissements
financiers, des subventions, des budgets : afin de permettre au plus
grand nombre, davantage encore, d’accéder à la culture.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Il s’agit là des
intentions, car dans la réalité cela peut se traduire différemment.
Le libéralisme économique s’inscrit d’ailleurs
tendanciellement en faux contre ce principe à travers les
restrictions budgétaires que l’on sait. Même en restant au niveau
des intentions (celles, par exemple, du meilleur des mondes
démocratiques), les questions liées à la culture ne sont nullement
épuisées par le culturel, et plus particulièrement celles,
changeons de registre, qui relèveraient de l’art. Car celui-ci, de
notre point de vue, ne peut être rabattu sur le culturel. Ce
dernier, fondamentalement (ou tendanciellement si l’on veut), n’a
pas grand chose à voir avec l’idée d’émancipation exprimée
précédemment. Ou du moins pas selon les critères qui sont les
nôtres. Cependant, pour éviter un malentendu, encore faut-il
parlant de l’art ne pas confondre “hiérarchiser” et
“distinguer”. C’est toute la différence entre une approche
frontale, la première, témoignant en quelque sorte d’une
conception élitiste de la culture, de celle, la seconde, qui se
trouve défendue dans ce chapitre. A vrai dire ce n’est pas tant
cet aspect élitaire qu’il faudrait discuter que l’absence de
relations dialectiques entre l’art, la culture et la société que
la terminologie “hiérarchiser” induit.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Le
livre de Fredric Jameson, </span><span lang="en-US"><em>Le
postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif,
</em></span><span lang="en-US">représente,
parmi la pléthore d’ouvrages publiés depuis 1990, sur les
relations qu’entretiennent l’art (ou ce est donné comme tel) et
la société (dite ici, pour reprendre la terminologie de l’auteur,
du “capitalisme tardif”), un très utile état des lieux d’un
monde entre autre défini par cette “logique culturelle”, et une
salutaire réflexion sur les relations, interactions et
contradictions du couple modernisme / postmodernisme. C’est
d’ailleurs le principal intérêt de ce livre : il entend redonner
du sens à une histoire que la chape de plomb postmoderne aurait
occultée. Jameson l’exprime dans les termes suivants : “Le
modernisme constituait encore, au minimum et tendanciellement, une
critique de la marchandise. Le postmodernisme est la consommation de
la pure marchandise comme processus”. Néanmoins ce livre, dans le
choix des termes exprimés, n’est pas sans provoquer des
interrogations chez le lecteur français ne disposant pas du texte en
anglais. Jameson passe sans trop de difficulté de postmodernisme à
postmodernité comme de modernisme à modernité. Il ne s’agit
pourtant pas exactement de la même chose (surtout dans le second
cas). Certes très souvent le contexte l’induit mais la lecture
n’en est pas pour autant facilitée. Cependant il serait dommage,
compte tenu de la richesse du contenu de l’ouvrage, d’en mesurer
l’intérêt à l’aune de cette question sémantique. Refermons
ici la parenthèse.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Ceci
posé que faut-il entendre par modernisme ? Et là, autre
retournement dialectique, Jameson avance que “si le modernisme se
caractérise par une situation de </span><span lang="en-US"><em>modernisation
</em></span><span lang="en-US">incomplète”,
le postmodernisme serait alors “plus moderne que le modernisme
lui-même”. D’où cette constatation, essentielle : “Ce que
l’on aurait également perdu avec le postmoderne, c’est la
modernité en tant que telle, dans le sens où l’on peut prendre ce
mot pour viser une chose spécifique et distincte du modernisme comme
de la modernisation”. Autre différence fondamentale : la
modernité, à l’inverse du postmoderne, n’a jamais été
hégémonique et ne représente nullement une dominante culturelle.
Elle incarne (incarnait) dans le meilleur des cas l’utopie d’un
monde libéré ou émancipé.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Si l’on admet que
le postmodernisme accompagne “la fin de l’art”, il n’y aurait
plus à proprement parler d’oeuvre d’art autonome : cette
“vieille chose, l’oeuvre, qui n’est plus censée exister dans
le postmodernisme”, précise Jameson. A contrario, la modernité
reste associée à l’idée de Révolution. Elle ne se confond pas
objectivement et nécessairement avec les révolutions sociales du
XIXe siècle mais participe de ce processus d’émancipation que
Rimbaud, par exemple, traduit par “changer la vie”. Donc, pour
prolonger le propos de Jameson il conviendrait d’ajouter, pour
conclure provisoirement : les idées et pratiques liées à
l’émancipation du genre humain (des révolutions aux utopies),
d’un coté ; celles associées aux différentes expressions de la
modernité, de l’autre, constituent (ou plutôt constituaient) les
deux faces de la même pièce. Sans toujours vouloir parier sur la
qualité du métal, les unes ne vont (ou n’allaient pas) sans les
autres. A condition, bien entendu, de rendre à chacune la part
d’incertitude qui lui revient (ou lui revenait). C’est aussi dire
que la modernité appartient à des temps historiques que d’aucuns
s’évertuent à considérer révolus. Il serait vain, pour
l’instant, à ce stade de notre démonstration, de prétendre le
contraire.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Le postmodernisme
est par conséquent ce que l’on obtient quand le processus de
modernisation est achevé. C’est un monde dans lequel la culture
devient une “véritable seconde nature”. Et Jameson poursuit :
“En effet, un des indices les plus importants pour suivre la piste
du postmodernisme pourrait bien être le sort de la culture : une
immense dilapidation de sa sphère (la sphère des marchandises)
(...), un grand saut dans ce que Benjamin appelait “l’esthétisation
de la réalité”” (mais Benjamin pensait au fascisme là où nous
sommes confronté au capitalisme tardif). D’où cette indication
fondamentale sur le postmodernisme : il a à ce point absorbé la
sphère culturelle que tout devient plus ou moins culture dans ce
monde de l’équivalence généralisée.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Là
où la modernité, par delà les opinions et les positionnements des
écrivains et artistes, posait dans les termes du conflit (du
dissensus) les questions de “l’être” et du “vivre” en
société, et plus encore celles des formes l’exprimant dans un
monde dont on aurait, pour citer Musil, “aboli la réalité”, le
postmoderne, lui, cultive le dissensus à la mode de l’époque </span><span lang="en-US"><strong>(7)</strong></span><span lang="en-US">
: d’après ses thuriféraires il s’agirait de la version pacifiée
et réconciliée d’une modernité qui aurait rendu les armes devant
le tribunal de l’histoire. Le postmodernisme a partie liée avec la
reprise idéologique qui accompagne les années 80 (et poursuivie
durant la décennie suivante), déclinant sur le mode de “la fin
de...”, celle de l’art, des luttes de classes, des “grands
récits”, de l’histoire, et des idéologies. C’était là l’un
des aspects d’une “guerre” qui dépassait la question
proprement dite de la modernité et du postmoderne, mais au sujet de
laquelle il faudra bien revenir si l’on ne veut pas prendre le
postmodernisme pour une “fatalité”. D’ailleurs, les partisans
du “monde tel qu’il va” entendaient bien en recueillir les
bénéfices secondaires pour déligitimer à jamais l’idée de
révolution (et ce partant toute volonté d’autonomisation de l’art
qui puisse l’accréditer). Ce que Michel Surya traduit à travers
les trois soupçons suivants : “énoncer autant de fins à la fois
témoignait au moins d’une résignation </span><span lang="en-US"><em>réelle,
</em></span><span lang="en-US">je
veux dire qui eût conclu à une impossibilité elle-même réelle ;
ensuite d’un confusionnisme entretenu (elles avaient peu en commun
et quelques unes étaient même contradictoires) ; enfin d’un
applaudissement, conscient ou non, à une situation politique qui
avait tout à gagner à ce que d’autant de fins surgissent à la
fois“ </span><span lang="en-US"><strong>(8)</strong></span><span lang="en-US">.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Mais
revenons à Jameson. Il dégage “quatre grandes positions” sur le
postmodernisme. En premier, le point de vue essentiellement
antimoderniste : défendu par les partisans d’une “nouvelle
contre-révolution conservatrice” restée en phase avec les
attitudes de rejet des contemporains de Joyce, Picasso, Le Corbusier
ou Schoenberg ; ou entendant liquider ce qui reste de “l’héritage
des années 60”. Secondement, Jameson renverse cette position : le
postmodernisme faisant ici l’objet d’un rejet par les défenseurs
d’une certaine modernité. C’est par exemple le point de vue du
“premier Habermas” (s’inscrivant encore dans la tradition de
l’École de Francfort). Ces deux positions traduisent l’idée
d’une franche rupture entre modernité et postmodernité. La
troisième position reprend les thèses de Lyotard. C’est la
désignation sous le terme postmoderme d’un processus appartenant à
la tradition du haut modernisme. Un propos pour le moins paradoxal :
“le postmodernisme ne </span><span lang="en-US"><em>suit
</em></span><span lang="en-US">pas
le haut modernisme proprement dit, comme un déchet industriel de ce
dernier, mais au contraire, très exactement, le </span><span lang="en-US"><em>précède
</em></span><span lang="en-US">et
le prépare, afin que les postmodernismes contemporains qui nous
entourent puissent apparaître comme une promesse de retour, de
réinvention, de triomphale réapparition d’un nouveau haut
modernisme investi de tout son ancien pouvoir et d’une vie
nouvelle”. La quatrième et dernière position renverse également
la précédente. Pas tant pour affirmer une nouvelle culture
postmoderne que pour envisager celle-ci “comme une simple
dégénérescence des élans d’ore et déjà stigmatisés du haut
modernisme proprement dit”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">L’exposition
de ces quatre positions nous permet-il de mieux comprendre le
postmodernisme ? Au contraire même, le concept devient flou. C’est
sans doute pourquoi, pour conclure son introduction, Jameson prenait
le soin d’apporter la précision suivante : “Quant au mot
</span><span lang="en-US"><em>postmodernisme,
</em></span><span lang="en-US">je
n’ai pas tenté d’en systématiser un usage ou d’en imposer une
quelconque signification concise commodément cohérente, car le
concept n’est pas seulement contesté, il est aussi en conflit et
en contradiction à l’intérieur de lui-même. Je soutiendrai que,
pour le meilleur ou pour le pire, nous ne pouvons pas </span><span lang="en-US"><em>ne
pas </em></span><span lang="en-US">l’utiliser.
Mais ma thèse implique également que, chaque fois que l’on
emploie ce mot, on est dans l’obligation de reprendre ses
contradictions internes et de présenter ses incohérences et ses
dilemmes représentationnels ; il faut chaque fois assumer tout cela.
Le </span><span lang="en-US"><em>postmodernisme
</em></span><span lang="en-US">n’est
pas quelque chose que l’on peut fixer une bonne fois pour toute
pour l’utiliser ensuite la conscience tranquille. Ce concept, s’il
y en a un, doit arriver à la fin, et non au début de nos
discussions à son sujet”.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Il fallait citer ce
long passage pour remettre en perspective autant que possible toute
référence au postmodernisme. Je vais donc reprendre quelques unes
des propositions de Jameson pour les commenter, les discuter ou les
critiquer. Il décrit, partant de ces “fins de...” évoquées
plus haut, l’émergence du postmodernisme en terme de rupture ou de
coupure radicale “que l’on fait en général remonter à la fin
des années cinquante ou au début des années soixante” (une
rupture liée aux “idées de déclin ou d’extinction d’un
mouvement moderne déjà centenaire” ou à “sa répudiation
idéologique ou esthétique”). Jameson cite “l’expressionnisme
abstrait en peinture, l’existentialisme en philosophie, les formes
ultimes de la représentation dans le roman, les films des grands
auteurs, l’école modernisme en poésie” comme l’expression
ultime d’un haut modernisme passant, entre autres, par Warhol,
l’hyperréalisme, John Cage, Glass, Riley, Godard, Burrough,
Pynchon, le nouveau roman, etc. ; ou encore les Beatles et les
Stones. Une énumération qualifiée par l’auteur de “chaotique,
hétérogène ou empirique”, ce dont on conviendra.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">A
condition de bien distinguer l’une et l’autre, modernité et
postmodernité, l’idée d’une rupture s’impose. Mais faut-il
pour autant conserver la périodisation avancée par Jameson ? Cette
rupture intervient-elle au même moment pour les arts plastiques, la
musique, la littérature, le cinéma ? Je n’en suis nullement
certain. D’ailleurs Jameson reconnaît que les lignes peuvent
bouger. C’est davantage sur le phénomène de structuration du
postmodernisme que l’apport de Jameson s’avère essentiel pour en
comprendre les enjeux et les finalités. Alors que les partisans de
la modernité entendent distinguer (voire distinguer fondamentalement
comme Adorno) l’art d’un coté, et la culture de l’autre (celle
de l’industrie culturelle), le postmodernisme efface cette
différence “à travers l’émergence de nouveaux types de textes
imprégnés des formes, catégories et contenus de cette industrie
culturelle dénoncée avec tant de passion par tous les idéologues
du moderne”. C’est dire, poursuit Jameson, que “les
postmodernismes ont précisément été fascinés par ce paysage
“dégradé” de la pacotille et du kitsch ; la culture des séries
TV et du </span><span lang="en-US"><em>Reader
Digest, </em></span><span lang="en-US">la
publicité et les motels, les spectacles de second ordre et les films
hollywoodiens de série B, la soi disant paralittérature avec ses
romans de gare en format poche et ses genres spécifiques - policier,
science-fiction, </span><span lang="en-US"><em>fantasy,
</em></span><span lang="en-US">gothique,
roman d’amour ou biographie populaire -, matériaux que les
postmodernes ne se contentent plus de “citer”, comme un Joyce et
un Mahler ont pu le faire, mais qu’ils incorporent à la substance
même”.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
A ce stade de sa
démonstration Jameson met en parallèle l’émergence de cette
postmodernité, définie ici à travers une grille culturelle (mais
d’une culture de l’équivalence généralisée) avec les
théorisations sociologiques des années 60 annonçant l’avènement
d’une société postindustrielle. Une antienne que reprendront dix
ans plus tard en France les Lipovetski et Maffesoli dans des ouvrages
célébrant la naissance d’une société postmoderne. Je me suis
déjà référé au premier de ces messieurs et j’en resterai là.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Dans
un fragment de sa </span><span lang="en-US"><em>Théorie
esthétique, </em></span><span lang="en-US">Adorno
distingue ceux qu’il appelle “les hommes non libres,
conventionnels, au caractère agressif et réactionnaire”, pour
avancer que leur hostilité globale envers l’art, et plus
particulièrement contre la modernité procède préalablement d’une
tendance à refuser l’introspection, la réflexion sur soi et
l’expression en tant que telle. Adorno reprend alors l’analyse
freudienne classique pour expliquer que ces “mêmes individus (...)
obéissent psychologiquement aux mécanismes de défense par lesquels
un moi faiblement formé repousse de lui-même ce qui pourrait
ébranler sa pénible capacité fonctionnelle, et nuire avant tout à
son narcissisme”. Cependant, de manière plus décisive, pour
établir une relation entre ces “mécanismes de défense” et les
conséquences de la tendance indiquée plus haut, Adorno ajoute que
cette attitude est celle de “l’intolérance à l’ambiguïté”,
ou “envers l’ambivalent”, et finalement “intolérance contre
ce qui est ouvert, ce qui n’est pas préalablement décidé par
aucune instance, contre l’expérience elle-même”.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Ces lignes sont
particulièrement éclairantes : Adorno démontre de la manière la
plus précise possible ce qui sépare les hommes du point de vue de
l’art, quelque soit la nature et la spécificité de cette
séparation. J’ajouterai (le propos étant ici plus implicite
qu’explicite chez Adorno) : et en quoi pareille séparation
reproduit, entre autres causes (mais celle-ci apparaît fondamentale
de notre point de vue), le monde tel qu’il va. Cependant, plus
problématique, des hommes qui se voudraient libres, non
conventionnels, et dont le caractère ne serait ni agressif ni
réactionnaire, ne sont pas sans faire preuve d’hostilité (pour le
pire), ou d’une souveraine indifférence (pour le mieux), envers
l’art, ce qui signifierait en définitive qu’ils considèrent
cette question obsolète ou définitivement réglée. Les “glorieux
devanciers” signataires d’une fin ou d’un dépassement de
l’art, auxquelles ces mêmes personnes pourraient ici se référer
pour illustrer pareil constat de faillite, savaient eux, sauf avis
contraire, de quoi il en retournait en matière d’art. On pouvait
leur reconnaître une certaine légitimité dans la mesure où
certains venaient de là. Mais je me suis déjà exprimé sur le
sujet au sujet des situationnistes.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Non, le plus
problématique serait, le conditionnel s’impose, de se retrouver
bien loin du compte chez ces mêmes personnes en terme
d’introspection, de réflexion sur soi, ou d’expression en tant
que telle. Dans le cas où nous retrouverions le schéma proposé
ci-dessus il y aurait tout lieu de croire que des explications se
voulant rationnelles quant à la fin ou au dépassement de l’art
masqueraient en réalité une hostilité envers l’art et la
modernité selon les critères avancés par Adorno. Tout comme, dans
un second temps, elles laisseraient planer un doute sur les
postulations relevées plus haut en matière de liberté, de non
convention, et d’absence de caractère agressif et réactionnaire.
Il ne s’agit bien entendu que d’une hypothèse. Elle peut se
trouver validée ou pas selon les cas, les situations, les
circonstances. J’admets même que l’on puisse discuter sa
formulation. Mais ce n’est pas un hasard si je la propose à ce
moment précis de ma démonstration. C’est dire qu’il me faut
replacer pareille hypothèse dans le contexte global de ce chapitre
(depuis le “paradoxe situationniste” jusqu’à à la réflexion
de Jameson sur le couple modernité / postmodernité, en passant par
les ambiguïtés relevées au sujet de la “fameuse” phrase
d’Adorno de 1949) pour avancer la double proposition suivante.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Aucune volonté de
transformer le monde selon le processus révolutionnaire hérité des
luttes ouvrières du XIXe siècle ne peut, en dépit des garanties
présentées sur les plans programmatif et démocratique,
véritablement “changer la vie” sans, quant à l’action qui
résulterait de cette “volonté”, prendre en compte les
dimensions artistique et poétique. C’est aussi vouloir affirmer en
retour que l’art et la poésie ne peuvent in fine être dépassés,
alors qu’elles infléchiraient l’impératif “changer la vie”
vers les perspectives évoquées par les penseurs utopistes, sans
être en même temps l’un des éléments structurants de cette
volonté de “transformer le monde” nécessitée par le processus
de révolution sociale.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Envers qui jugerait
les lignes précédentes abstraites, utopiques ou théoricistes, je
rappelle que le surréalisme, en amont il va de soi, plus qu’aucun
autre mouvement artistique ou assimilé à ” l’avant garde”,
s’est efforcé, depuis le mode d’expression qui lui était
propre, de réaliser avec une constance qui n’a pas d’égal le
“programme” le plus ambitieux qu’ait connu le XXe siècle : à
savoir la capacité pour chaque individu de vivre poétiquement dans
l’ici et maintenant. Ce qui n’est pas incompatible, en
l’occurrence, avec cet autre projet issu du mouvement ouvrier du
siècle précédent de transformation du monde vers une société
plus libre, plus juste, plus solidaire, abolissant les classes
sociales. Mais pareille ambition (celle des surréalistes) serait
restée lettre morte si le surréalisme s’était aligné sur l’une
ou l’autre des organisations avec lesquelles il avait établi des
liens de compagnonnage, ou encore partagé des objectifs communs dans
un contexte particulier. C’est dire que le surréalisme aura plus
d’une fois durant son histoire affirmé le souci, le besoin,
l’exigence de préserver son autonomie que seule garantissait son
“programme”. Non pas dans la mesure où celui ci connaîtrait un
début de réalisation (comme on pourrait le dire d’une situation
révolutionnaire), mais en conservant ce tranchant et cette qualité,
ou le tranchant de cette qualité : celle ou celui de continuer à
vouloir parier pour la subversion poétique initiée par le mouvement
dada. En la prolongeant à travers les trois principales données
suivantes : l’écriture automatique, le scandale, et la rencontre
(ou la fusion) de l’imaginaire et du quotidien.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Il
est convenu à juste titre de se référer aux </span><span lang="en-US"><em>Champs
magnétiques </em></span><span lang="en-US">de
Breton et Soupault pour désigner la première expression revendiquée
de l’écriture automatique. Le </span><span lang="en-US"><em>Premier
manifeste du surréalisme </em></span><span lang="en-US">en
déclinera toutes les occurrences afin d’en faire l’une des
pierres angulaires du mouvement naissant. Par delà les aspects
“techniques” ou “cliniques” de l’automatisme, auxquels les
noms de Myers, et plus encore de Freud peuvent être associés, deux
références fondamentales du surréalisme, Rimbaud et Lautréamont,
doivent être ici citées pour bien préciser la nature des enjeux
que recouvre la notion d’écriture automatique. Le premier, dans sa
“Lettre au voyant”, préconise “un long, immense et raisonné
</span><span lang="en-US"><em>dérèglement
de tous les sens </em></span><span lang="en-US">“.
A l’aune de l’oeuvre rimbaldienne c’est vouloir infléchir la
poésie vers une direction qui l’affranchirait de formes confondues
dans les siècles précédents avec l’expression même de la poésie
; mais que la double modernité initiée par Baudelaire, puis par
Mallarmé, tout comme la réaction spirituelle eu égard la
rationalité du monde bourgeois, l’une et l’autre remettant
profondément en cause cette expression, limitaient ces formes
anciennes (du moins tendanciellement) à un exercice littéraire.
Quant à Lautréamont, proclamant dans </span><span lang="en-US"><em>Poésies
</em></span><span lang="en-US">“La
poésie doit être faite par tous, non par un”, l’écriture
automatique y répond par excellence. Il s’agit d’en finir avec
la littérature, avec une pratique littéraire entraînant la
spécialisation et la confiscation par quelques uns de l’écriture
poétique ; pour permettre à cette dernière d’être faite par
tous, selon le voeux de Lautréamont.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">André
Breton reconnaîtra en 1933 dans </span><span lang="en-US"><em>Message
automatique </em></span><span lang="en-US">“que
l’histoire de l’écriture automatique serait, je ne crains pas de
le dire, celle d’une infortune continue”. Il ajoutait : “Durant
des années, j’ai compté sur le débit torrentiel de l’écriture
automatique pour le nettoyage définitif de l’écurie littéraire”.
Les résultats n’étaient certes pas à la hauteur des espérances
de la première génération des surréalistes. Ce constat fait (et
sans décliner sa part de responsabilité), Breton revient sur
quelques principes de base, quelque peu “écornés” depuis les
premières années du mouvement surréaliste. D’une part, partant
des réductions de type spirite ou médiumnique, en remettant le cap
sur Rimbaud et Lautréamont ; d’autre part en ce cédant pas sur
l’essentiel : la nécessité pour tous les hommes de se convaincre
des possibilités existant chez chacun d’eux de pouvoir recourir à
volonté d’un langage automatique, de la poésie donc.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
En second lieu la
notion de “scandale” se situe dans la lignée de ceux, inaugurés
lors de l’époque dada : ces scandales visant à discréditer les
idées de patrie, de religion, de famille, de travail, mais également
l’armée, les enfermements carcéraux et asilaire, et plus
généralement toutes les institutions du monde bourgeois. Et qui,
sinon les surréalistes, s’y adonnaient avec constance,
détermination, violence et ludisme. En dépit de ce que l’on en
dirait aujourd’hui, à l’heure de la mondialisation, de la
(relative) déliquescence de la famille et de la perte d’influence
de l’église catholique, les surréalistes, les premiers, ont
défendu collectivement, sur un ton qui n’appartenait qu’à eux,
une conception du monde qui entendait ruiner de telles idées pour
détruire le monde bourgeois et capitaliste. Ces scandales
représentent la partie “révoltée” de l’activité des
surréalistes.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Troisièmement, la
mention d’une rencontre entre l’imaginaire et le quotidien
recouvre les notions de hasard objectif, de merveilleux, d’érotisme,
ainsi que les mythes de la réconciliation poétique de l’homme
avec le monde, la transformation par l’imaginaire de l’espace
urbain, et la pratique des jeux collectifs. Il s’agit aussi de
démarches faisant peu ou prou appel à l’automatisme. Je ne
décrirai pas dans le détail chacune d’elles. J’ajoute que l’on
retrouve dans cette recension la dimension la plus singulière du
surréalisme. Il va de soi que cette rencontre, ces démarches, à la
mesure de “l’engagement” qu’elles impliquent, nécessitent,
se heurtent de plein fouet à la passivité générée par ce monde
là : aux “petits hommes” que cette société façonne en
limitant leur univers mental à l’horizon borné par la
marchandisation généralisée, et à travers elle les modes de
consommation et de culture de masse.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Certes, certes,
certes... mais aujourd’hui ? On reconnaîtra que le relativisme
culturel contemporain, parmi d’autres incidences, tend à expurger
l’art (ou la poésie) de tout négatif pour proposer en lieu et
place l’une de ces potions consensuelles à la mode de ce temps. De
bons auteurs n’ont d’ailleurs pas hésité à faire un parallèle
entre les totalitarismes du XXe siècle (où l’art et la culture
devaient être sains et heureux) et ce que l’on pourrait ici
appeler un “totalitarisme de l’inconsistance” et là “le
dernier état d’une postmodernité triomphante” : l’un et
l’autre baignant dans ce même relativisme culturel.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Cependant cette
tendance, même générale, même dominante, même susceptible de
désarmer quelques certitudes critiques, traduit plus la place de
l’art (et de la poésie) que lui assigne le culturel qu’elle ne
saurait exprimer une indication du type “les carottes sont cuites”.
Il faudrait écrire un autre ouvrage pour dire en quoi - toujours en
référence à cette tendance - cela s’avère plus ou moins vrai,
plus ou moins pertinent, plus ou moins flagrant selon que l’on
aborde l’architecture, la musique, les arts plastiques, le cinéma,
le spectacle vivant ou la littérature. Il semblerait pourtant que
celle-ci, durant les 50 dernières années, ait davantage conservé
le cap (en citant ici Samuel Beckett, Thomas Bernhard, Elfiede
Jelinek, dans la continuité des Holderlin, Baudelaire, Nerval,
Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé, Apollinaire, Kafka, Proust, Joyce,
Musil, Faulkner) : un cap que ces écrivains et poètes avaient
maintenu contre vents et tempêtes. Et si l’on me répond que le
vent justement a tourné, il me faudrait alors recommencer.
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
En ces temps de
reflux inaugurés par les sinistres années quatre-vingt, des
commentateurs n’en finissent pas de dénombrer....</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><br /></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
3) DE l’ÉTHIQUE</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><br /></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">A
l’automne 1997, je diffusais une brochure écrite en réaction à
l’envahissant et indécent concert de louanges accompagnant le
centenaire de la naissance du personnage que des critiques appelaient
“le dernier de nos grands écrivains”, à savoir Louis Aragon.
Parmi les réponses que je reçus de cette large diffusion (la
plupart, compte tenu des destinataires, affirmant leur accord avec
</span><span lang="en-US"><em>Avez
vous déjà giflé Aragon ? </em></span><span lang="en-US"><strong>(9)</strong></span><span lang="en-US">),
quelques unes s’inscrivirent en faux, voire s’insurgèrent contre
ce portrait à charge - trop à charge selon elles. On me reprocha de
me focaliser sur un itinéraire qui appartenait à un monde révolu,
celui du stalinisme ; on mit en balance cet itinéraire (lequel selon
mes contradicteurs relevait d’une histoire dépassée) et l’oeuvre
de l’écrivain, tout en précisant que le plateau de la balance
penchait définitivement du second coté ; ou on relativisa le
portrait du personnage : c’était plus compliqué que ça ; ou
encore Aragon, si j’en crois certain, “était plutôt une
victime” (sic). J’avais pourtant répondu dans </span><span lang="en-US"><em>Avez
vous déjà giflé Aragon ? </em></span><span lang="en-US">à
l’une ou l’autre de ces objections (sauf la dernière, certes !).
Mais mon argumentation ne passait pas, ou on ne voulait pas
l’entendre ; peut-être, également, n’avais-je pas suffisamment
insisté, en terme de comparaison, sur la spécificité d’Aragon
dés lors que celle-ci relevait de la sphère éthique. </span>
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Douze ans plus
tard, les enjeux restent les mêmes. Je citerai à nouveau Pierre
Lepape, écrivant en 1997 : “Que reste-t-il d’Aragon stalinien
ignominieux, ami félon, amoureux truqueur ? Rien, ou presque : des
rancunes qui disparaîtront avec la mémoire de ses contemporains, de
la matière à psychanalyse, des énigmes pour biographes, quelques
points d’exclamation pour jalonner les chemins tortueux de
l’histoire intellectuelle de ce siècle”. Et j’ajouterai de
même que Lepape pariait ainsi sur la passivité de nos
contemporains, sur la perte du sens et de la mémoire, sur
l’apparition d’un “lecteur d’élevage” lisant tout sans
véritablement rien retenir dans l’acceptation béate d’une
culture mâchée avant qu’il n’en fasse usage. On aura sans doute
compris que ces deux positions sont parfaitement antagoniques. Et que
formulées ici par Lepape, et là par l’auteur de ces lignes, le
lecteur serait en quelque sorte dans l’obligation de choisir son
camp. Car il parait difficile de trouver dans pareil cas de figure un
“juste milieu”. Le pari de Lepape, puis ma réponse, tracent,
parmi d’autres, une ligne séparant les raisons de l’acceptation
de celle du refus. La première s’accomodant très bien du
relativisme, voire d’un certain cynisme contemporain. Tout comme
elle occulte la “question éthique” dans des termes qu’il
m’importera de définir et de mettre en situation tout au long de
ce chapitre.
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Reprenons
le mot “ignominie” (puisque Lepape nous tend la perche) pour
l’élargir à quelques autres écrivains. Dans cette rubrique nous
retrouvons ceux qui à des degrés divers ont trempé leurs plumes
dans l’encre nauséeuse des fascismes et stalinismes. On se
contentera de citer, pour rester dans l’hexagone, Drieu la
Rochelle, Céline, Rebatet, Brasillac pour le versant fasciste. Et en
se limitant aux seuls noms de Vaillant, Still, Éluard (hélas !)
pour l’autre versant. Et Aragon ? Bien entendu, il a sa place
ci-dessus. Mais il relève en vérité d’une autre catégorisation,
celle où l’ignominie devient si l’on peut dire encore plus
ignominieuse. Aragon, ne l’oublions surtout pas, eut des
responsabilités au P.C.F., et pas n’importe lesquelles !
Officiellement il n’était pas le responsable en titre des
intellectuels du Parti (ceci relevant des prérogatives d’un membre
du bureau politique). Pourtant son aura d’écrivain reconnu (y
compris dans la bourgeoisie), sa diligence, son habileté
manœuvrière, sa tribune des </span><span lang="en-US"><em>Lettres
françaises, </em></span><span lang="en-US">et
son statut de “protégé” de Maurice Thorez s’avèrent plus
décisifs en terme de responsabilités. </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Aragon
était un “homme d’influence”, d’autant plus qu’il
appartenait à un parti dont il faut rappeler l’importance et le
rôle hégémonique également dans la vie intellectuelle de ce pays
entre le début des années trente et la fin des années soixante. On
peut certes le relativiser en invoquant le magistère d’un Sartre
ou d’un Camus, ou encore l’activité en coulisses d’un Paulhan.
Mais il ne s’agit pas du même type d’influence : ni Sartre, ni
Camus, ni Paulhan ne disposaient de ce pouvoir de nuisance qui
permettait à Aragon de piloter ou d’inspirer les opérations
visant à diffamer Nizan, à calomnier Gide (après la parution par
le dernier de </span><span lang="en-US"><em>Retour
d’URSS </em></span><span lang="en-US">),
ou de faire rejeter par le CNE une motion prenant fait et cause pour
les insurgés hongrois de 1956 (après avoir traité ceux qui
exigeaient le retrait des troupes soviétiques de “traîtres” et
de “rats”), pour ne citer que quelques uns des exemples relevés
dans </span><span lang="en-US"><em>Avez
vous déjà giflé Aragon ? </em></span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Louis
Aragon, auparavant, avait joué un rôle de premier plan après la
Libération dans le cadre de l’épuration. Il n’obtint pas la
tête de Gide mais sauva celle, toute proportion gardée, de Maurice
Chevalier (lequel chantait </span><span lang="en-US"><em>Ça
sent si bon la France </em></span><span lang="en-US">en
1942). En 1937, déjà, Aragon lors du Congrès pour la défense de
la culture déclamait emphatiquement : “Je te salue ma France (...)
pour </span><span lang="en-US"><em>Nous
n’irons plus au bois </em></span><span lang="en-US">et
Maurice Chevalier”. On tempérera cette influence en reconnaissant
que le P.C.F., malgré son rôle on ne peut plus hégémonique au
lendemain de la Libération, ne pouvait empêcher la parution de
textes critiques ou de pamphlets visant Aragon : ceux de Georges
Henein (</span><span lang="en-US"><em>Qui
est Monsieur Aragon </em></span><span lang="en-US">)
ou de Jean Malaquais (</span><span lang="en-US"><em>Le
nommé Luis Aragon ou le patriote professionnel </em></span><span lang="en-US">).
En 1945, encore, Georges Mounier (communiste mais surtout connu comme
critique littéraire) pouvait se permettre dans </span><span lang="en-US"><em>Les
Lettres françaises </em></span><span lang="en-US">de
ne pas compter Aragon parmi les trois poètes marquants de l’époque
(lui préférant Éluard, Ponge et Char). Mounier s’attira
d’ailleurs dans les colonnes du même journal cette réponse
“définitive” de Mousignac : “La voix d’Aragon a été celle
de la France” (sous entendu pendant les années d’Occupation). </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Aragon
n’était pas intouchable. On le vérifiera huit ans plus tard,
lorsqu’à la mort de Staline (et en l’absence de Thorez retenu en
URSS), Aragon dut piteusement désavouer, sous la pression de Lecoeur
et Billoux, un portrait du “petit père des peuples” par Picasso
paru dans </span><span lang="en-US"><em>Les
Lettres françaises </em></span><span lang="en-US">(ceci
faisant partie de l’histoire des luttes d’influence au sein du
P.C.F.). Aragon s’en consolera 20 ans plus tard en recevant des
mains des dignitaires soviétiques la médaille de la Révolution
d’Octobre lors de ses 75 ans, et celle de l’Ordre de l’amitié
des peuples pour ses 80 ans. Ni Billoux, ni Lecoeur (ce dernier exclu
du parti en 1954) n’auront connu de tels honneurs. Enfin, pour en
finir avec ce personnage, il faut dire et redire à cette “critique
littéraire” très volontiers oublieuse - quand elle ne réclame
pas le “devoir d’oubli” pour ses “monstres sacrés” -, que
la fin du stalinisme d’un coté, et la mention d’un “génie”,
ou prétendu tel de l’écrivain Aragon de l’autre, n’efface pas
l’histoire, ni la participation active de Louis Aragon à l’un
des épisodes les plus tragique du XXe siècle. Plus cette même
“critique” s’evertuera à effacer tout ce qui maculerait la
statue du “grand écrivain”, plus nous reviendrons avec nos
plumes, nos pinceaux, nos claviers, ou nos crachats pour juste
rappeler qui était Louis Aragon. </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Cet
écrivain n’a été ici évoqué que pour poser un premier jalon.
Il va de soi que cette question, celle de l’éthique, peut être
abordée différemment. Nous allons pour ce faire retrouver
Jean-Claude Milner. J’ai dit plus haut comment ce linguiste
justifiait dans </span><span lang="en-US"><em>L’arrogance
du présent </em></span><span lang="en-US">les
revirements des intellectuels gauchistes (principalement maoïstes),
et parmi ces derniers plus particulièrement ceux qui s’en vinrent
grossir dans la seconde moitié des années soixante-dix les rangs
des “nouveaux philosophes”. Ce type de justification n’a rien
d’original. On l’a souvent entendu dans les décennies 70 et 80.
On distinguera ceux qui disent “je me suis trompé”, les plus
nombreux, qui deviennent généralement les meilleurs avocats d’une
société jadis vouée aux gémonies, de ceux pour qui “c’est
d’abord le monde qui a changé” : ces derniers, plus retords,
laissent entendre qu’ils sont restés les mêmes mais que l’on ne
doit plus compter sur eux pour défendre des idées devenues
obsolètes et irrecevables compte tenu de l’évolution de ce monde.
En simplifiant, et en schématisant disons que les premiers ont
rejoint le camp de la démocratie représentative ou celui du
libéralisme, quand les seconds, du moins ceux qui ne versent pas
dans l’apolitisme, rejoignent ou soutiennent ce qui peu ou prou se
trouve assimilé à la gauche. Ce constat vaut surtout pour la
période de référence indiquée plus haut. </span>
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
L’argumentation
de Milner se situe plutôt dans le premier cas de figure. Elle relève
d’une analyse en quelque sorte généalogique du gauchisme qui
aurait pour objectif de délivrer la théorie de cette notion de
“revirement” en se servant de la double casquette du linguiste et
du philosophe. Donc Milner part d’une critique du gauchisme
“empêtré dans les marécages de l’héritage marxiste et des
mensonges du maoïsme” pour faire ressortir, en réaction, et sur
le mode paradoxal qu’on lui connaît, la “loyauté” de ceux (il
cite Glucksmann, BHL, et ses anciens interlocuteurs de la Gauche
prolétarienne) qui n’ont pas voulu se taire là dessus et qui se
sont opposés “à eux mêmes un démenti”. Milner exprime d’une
façon que l’on qualifiera “élégante” ou “emphatique” que
ceux-ci se sont tout bonnement trompés. Mais la théorisation
annoncée est encore à venir. Habilement Milner renverse les termes
de la question en avançant : “Qui se refuse au démenti de soi, ne
sait pas ce qu’est la vérité”. Sauf que cette habileté ne
risque de convaincre que ceux qui usèrent ou abusèrent en
l’occurrence de ce “démenti de soi”. C’est aussi prendre de
très grandes libertés avec la “vérité” au point de lui faire
dire le contraire, ou presque, de ce qu’elle signifie. Pour
aggraver son cas Milner ajoute dans la foulée : “qui recule avec
effroi devant la renégation, ne sait pas ce qu’est l’affirmation”.
Là notre linguiste pousse le bouchon un peu loin. On subodore chez
lui l’intention d’opérer un nouveau renversement pour doter le
mot “renégat” d’une signification positive. Ici également les
intéressés peuvent relever la tête fièrement : non content de les
absoudre Milner leur tresse de surcroît une couronne de lauriers.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Mais
j’avais déjà précisé auparavant ce que m’inspirait un tel
morceau de bravoure. A vrai dire je n’y suis revenu que pour
reprendre et commenter, autant du point de vue du “démenti de soi”
que de la “renégation”, un propos de l’introduction de
</span><span lang="en-US"><em>L’arrogance
du présent </em></span><span lang="en-US">à
travers lequel Jean-Claude Milner se penche sur son itinéraire
depuis 68 jusqu’à aujourd’hui. Je cite ici Milner pour, par
avance, souligner que ce propos est exactement à l’opposé de ce
qui m’importera plus loin de définir, d’argumenter, de défendre
dans ce chapitre. J’ajoute qu’ici le propos milnérien n’a rien
de caricatural mais traduit, plutôt brillamment, un point de vue que
l’on pourrait situer au carrefour des notions d’éthique,
d’engagement, de philosophie de la vie ou de réflexion sur soi.
Notre linguiste, donc, écrit ceci : “Ainsi ai-je, durant des
décennies, répondu à des convocations successives ; Mai 68 fut
l’une d’entre elles, le gauchisme en fut une autre ; je pourrais
y ajouter la linguistique structurale, le marxisme althussérien,
Lacan, Chomsky, le nom juif. Ces convocations étaient toutes
absolues et elles étaient radicalement hétérogènes les unes aux
autres. Plus exactement, elles n’avaient d’intérêt que par leur
hétérogénéité et leur propension à s’exclure mutuellement. Si
je prends en compte leur succession chronologique, un ordre logique
en émerge, d’autant plus valide qu’il dépend du hasard ; chaque
convocation permettait en effet d’élucider les précédentes, dans
la mesure où elle en exposait une ou plusieurs insuffisances ;
chacune affirmait sa force et sa légitimité, dans la mesure où
elle faisait de l’infidélité un devoir ; chacune se soumettait
par avance pour elle-même à cette même loi d’abandon”. Je
complète les lignes ci-dessus par la fin de l’introduction de
</span><span lang="en-US"><em>L’arrogance
du présent, </em></span><span lang="en-US">plus
polémique : “Ceux qui ont vécu le dernier tiers du XXe siècle,
ceux qui se sont efforcés d’y agir et de parler dans la langue
dont ils disposaient, ceux-là n’ont qu’une obligation au seuil
de la vieillesse ; elle s’analyse en deux commandements : ne pas
devenir stupides et ne pas inciter autrui à la stupidité. J’observe
que plusieurs de mes contemporains se dérobent à l’un ou l’autre
de ces commandements, quand ce n’est pas aux deux. Pour excuser
leurs manquements, ils invoquent souvent la fidélité ; ils ne font
au vrai que ressasser leur décrépitude. Pour ma part je choisis la
voie contraire et ne compte pas fléchir. Mon présent est à venir”.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Rien n’obligeait
Jean-Claude Milner à revenir sur ce passé, déjà lointain.
D’autres intellectuels, appartenant à sa génération, et ayant un
itinéraire comparable au sien, s’étaient déjà exprimé sur la
même question il y a 20 ou 30 ans en la considérant alors réglée.
Milner y revient dans ces termes choisis quarante ans plus tard, pas
tant pour exorciser une arrogance passée ou solder définitivement
une période d’égarement (“le sujet parlant s’est égaré”,
écrit-il), que - la fin de son introduction nous y invite - pour
régler un différend avec ceux de ses contemporains qui “invoquent
souvent la fidélité”. Le lecteur un peu averti ou perspicace n’a
pas besoin qu’on lui cite de noms pour connaître les “cibles”
de Milner. Seule, martèle notre linguiste, l’infidélité garantit
la vérité et rend justice à la pensée. Elle préserverait même,
à l’en croire, de la stupidité.
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Une
telle volonté de procéder ainsi par convocations successives
(chacune d’entre elles se trouvant légitimée dés lors que
l’infidélité devient la règle) renvoie à un exemple littéraire
du XIXe siècle, bien connu, devenu depuis un type universel : celui
de Bouvard et Pécuchet. Si Monsieur Jourdain faisait de la prose
sans le savoir on pourrait en dire autant ici de Milner vis à vis
des deux personnages de Flaubert. L’association faite, on
appréciera à sa juste valeur l’assertion milnérienne selon
laquelle cette défense et illustration de l’infidélité
préserverait de la stupidité quand l’on sait que Bouvard et
Pécuchet représentent, avec toutes les nuances que l’on voudra,
la bêtise selon Flaubert. </span><span lang="en-US"><em>Bouvard
et Pécuchet </em></span><span lang="en-US">est
l’un des plus grands romans du XIXe siècle et comme tel a donné
lieu à de nombreuses interprétations. Celle-ci portent cependant
davantage sur le roman proprement dit que sur la personnalité des
deux personnages. D’abord ridicules, Bouvard et Pécuchet, vers le
milieu du récit, apparaissent plus complexes, voire pathétiques.
Une phrase de Flaubert le traduit bien : “Alors une faculté
pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise,
et de ne plus la tolérer”. N’est ce pas la meilleure des façons
de retrouver Jean-Claude Milner !</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Avant de me référer
ou de m’appuyer sur quelques uns de ceux qui exprimeraient le mieux
selon moi le contraire de cette “infidélité” là (même si le
mot “fidélité” n’est pas tout à fait satisfaisant et que les
noms cités plus loin ne sont nullement ceux auxquels pense Milner),
je dirai - réponse du berger à la bergère - quelques mots sur mon
itinéraire. Ils ne seront pas inutiles pour planter le décors de ce
chapitre.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Il existerait au
moins un point commun entre Jean-Claude Milner et l’auteur de ces
lignes : tous deux ne sont pas originaires d’un “milieu favorisé”
(c’est du moins ce que j’ai cru comprendre des explications
données par Milner après l’épisode anti Bourdieu cité dans un
précédent chapitre). Sinon, ensuite, tout nous sépare. Sortant
d’une école professionnelle, j’ai commencé à travailler comme
coupeur en miroiterie (j’avais 17 ans) à l’usine avec la
perspective d’y passer toute ma vie. En mai 68, dans l’entreprise
où j’étais salarié, j’ai participé à la création d’une
section syndicale (la première, à ma connaissance, en milieu
miroitier), et me suis retrouvé délégué syndical (je venais juste
d’avoir 21 ans). J’ai quitté la miroiterie et le monde ouvrier à
la fin de l’année 68. Pendant 15 ans j’ai vécu de “petits
boulots” (en isolant, durant tout ce temps, deux expériences de
deux ans chacune : la première comme infirmier psychiatrique, et la
seconde dans une maison d’édition musicale). A la suite d’une
période de chômage j’ai entamé une formation professionnelle.
Après l’obtention d’un diplôme d’état d’assistant de
service social, j’ai exercé cette profession durant 15 ans. En
privilégiant cependant, selon les situations professionnelles, des
mi-temps, deux tiers ou trois quart de temps, voire des période
d’inactivité ou de chômage pour mes consacrer par ailleurs,
pendant presque la même période, à la rédaction de guides de
promenades. On aura peut être compris, ceci posé, qu’aujourd’hui
retraité j’appartiens au monde appelé des “économiquement
faibles”.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Je ne me suis
attardé sur ces rapides éléments biographiques que pour mieux
faire ressortir ce qui suit. Mai 68 a été l’événement le plus
important de ma vie. On peut dire que celle-ci a basculé à ce
moment là. J’ai réalisé combien l’effervescence de ce beau
printemps entrait en résonance avec des aspirations encore confuses,
lesquelles, sous la pression des “événements”, commençaient à
trouver l’expression et la formulation qu’elles réclamaient. La
découverte des penseurs anarchistes, et la reviviscence d’une
pulsion poétique (apparue durant l’adolescence mais contrariée
par le “cours de l’existence”), introduisirent, au lendemain de
68, une période décisive durant laquelle je découvris presque en
même temps le surréalisme, l’Internationale situationniste,
Georges Bataille, et quelques écrivains (Artaud, Leiris, Gracq,
Blanchot, Jarry, Musil, Rilke) qui ne cesseront de compter. J’ai pu
écrire plus tard, en forme de boutade, que j’avais alors un pied
chez les anars, un pieds chez les situs, et la tête dans la poésie
moderne. Il va sans dire que certaines rencontres, de visu,
accompagnèrent plus qu’elles ne précédèrent ces choix
déterminants. A la fin des années 70, la découverte d’Adorno
(qui n’était pas étrangère à mon intérêt, voire ma passion
pour les musiques classique et contemporaine) vint compléter ce
“dispositif référentiel”. J’ajoute que les années 70 ont
été, pour ce qui me concerne, autant des années de “formation”
que de “maturation”. Ensuite, dans le champ élargi des
connaissances de tous genres, rien n’est venu fondamentalement
démentir ce que je pouvais penser ou défendre à la fin de cette
même décennie. Voilà pour bien préciser en quoi le mot “fidélité”
me convient. Mon désaccord avec Milner s’avère total dans la
mesure où ces “convocations”, les miennes, ne s’excluent
nullement. Bien au contraire, j’ai toujours davantage mis l’accent
(parfois contre des “adeptes” de l’un ou l’autre camp) sur ce
qui rapprochait par exemple les surréalistes et les situationnistes,
ou Breton et Debord, ou Bataille et Breton, etc. Sans taire pour
autant les conflits et désaccords : il n’est pas question de
réécrire l’histoire mais de donner au temps la capacité de trier
l’essentiel, à savoir ce qui relève de l’émancipation du genre
humain. Il me reste cependant à faire le lien entre des expériences
personnelles et ce que j’appellerai, pour reprendre le fil de ma
démonstration, une attitude éthique.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Le
mot fidélité (ou l’équivalent adjectivé) revient au moins deux
fois dans la correspondance du “dernier Debord”. Dans un courrier
du 9 octobre 1992 adressé à Annie Le Brun, Guy Debord précise, au
sujet d’un bref échange épistolaire avec Georges Goldfayn, ancien
membre du groupe surréaliste : “Je suis heureux que ce dialogue
ait pu reprendre après trente six ans. Nous sommes des gens
fidèles”. Le 27 mai 1993, dans une lettre qui a pour destinataire
Jean-Jacques Pauvert (je reviendrai plus loin sur cet important
courrier), Debord écrit : “Je constate qu’Annie Le Brun est la
fidélité même, ce qui n’est assurément pas la moindre de ses
éclatantes qualités”. Les ultimes mots écrits par Debord (ou
plutôt dictés à son épouse) figurent dans le dernier carton du
plan final de </span><span lang="en-US"><em>Debord,
son art et son temps </em></span><span lang="en-US">(film
programmé sur Canal Plus, un peu plus d’un mois après le suicide
de Debord) : cette dizaine de lignes qui en expliquent la raison se
terminent par “la fidèle obstination de toute une vie”.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
C’est résumer,
en peu de mots, l’arc tendu d’une vie incomparable, du moins à
l’échelle de cette notoriété, dont nous ne pouvons que relever -
car la “guerre” à laquelle Debord a participé continue malgré
les démentis plus ou moins intéressés que d’aucuns ne cessent de
nous adresser - l’exemplarité selon le point de vue exprimé ici.
Car, toujours à l’échelle qui fut la sienne, nul ne s’est moins
compromis que Debord avec son temps. Il n’a jamais accordé la
moindre interview à un journaliste, pas plus qu’il ne s’est
présenté sur un plateau de télévision, ni même à l’antenne
d’une quelconque radio. Debord n’a également jamais répondu aux
sollicitations des médiatiques ou des membres de l’intelligenstia
pour qui pareille rencontre aurait d’abord flatté la vanité. Cela
s’appelle, entre autre, être exigeant. Cette exigence Debord ne la
réclamait pas moins de ceux auxquels le liait, depuis sa lointaine
jeunesse lettriste, mais surtout les années de l’Internationale
situationniste, des objectifs communs. Il s’agit d’une histoire
tumultueuse, comme celle auparavant du groupe surréaliste. Ce
tumulte prenant parfois un caractère démesuré. Mais on sait, ou on
l’apprendra, que la démesure n’est que l’une des manières de
ne pas transiger sur la question, justement, de l’exigence.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Dans
un texte consacré au surréalisme </span><span lang="en-US"><strong>(10)</strong></span><span lang="en-US">,
j’ai essayé de définir le plus précisément possible ce
qu’implique pour l’action collective pareille exigence. Je le
formule ainsi en partant de la notion de groupe. Il s’agit d’</span><span lang="en-US"><em>amis
</em></span><span lang="en-US">qui
se donnent les moyens, par l’existence d’un collectif, de
réaliser des objectifs communs. Ces amis discutent, argumentent,
affirment des désaccords, et même peuvent entrer en conflit.
Cependant il existe des règles non écrites qui, tout en fondant
l’appartenance de chacun au groupe, apportent la preuve de sa
cohésion. En cas de “manquement” le groupe peut prendre, après
une discussion où chacun est appelé à se prononcer, la décision
de se séparer de l’un ou l’autre de ses membres. C’est ni plus
ni moins une façon d’exercer à pareille échelle la </span><span lang="en-US"><em>démocratie
directe.</em></span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Il
me fallait partir de cette définition pour aborder dans l’histoire
du mouvement surréaliste la question de l’exclusion. Il n’a pas
manqué de commentateurs pour fustiger, chez les surréalistes
d’abord, les situationnistes ensuite, le goût, la propension, ou
la tendance des uns et des autres à l’exclusion. C’est même
devenu l’un des ponts-aux-ânes d’une “critique” n’hésitant
pas à faire ici l’amalgame avec les pires pratiques staliniennes.
Dans ce texte sur le surréalisme j’avais pris le soin de préciser
ce qui sépare incommensurablement des “amis”, liés par une
exigence commune, dont l’égalité n’est pas la moindre des
composantes, de partis marqués au fil de leurs histoires par des
épurations plus ou moins importantes. Non sans relever également,
dans le cas des partis communistes et assimilés, nécessairement
hiérarchisés, le caractère “religieux” de l’adhésion au
Parti, c’est à dire à une église. De nombreux anciens
communistes se sont exprimés sur leurs expulsions respectives en des
termes relevant de l’excommunication. Ceci et cela est bien connu,
et pourtant à lire les gazettes on l’aurait oublié, ou on
voudrait l’oublier. On sait aussi que la haine et la bêtise, qui
ne désarment pas, ne reculent devant aucun amalgame pour accuser
surréalistes et situationnistes de toutes les rages possibles (même
si à ce jeu Breton et ses amis ont pris une large avance) </span><span lang="en-US"><strong>(11)</strong></span><span lang="en-US">.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Quand
cette “critique” ne procède pas par amalgame elle reprend
l’antienne victimaire. Les personnes exclues deviennent alors des
victimes du pouvoir démesuré prêté ici à Breton et là à
Debord. Certains folliculaires n’hésitant pas à employer le mot
“terreur”. Dans le texte cité plus haut, je reprends chacune des
exclusions ayant marqué l’histoire du groupe surréaliste en la
justifiant chaque fois (même si des nuances, voire des réserves
doivent être, il va de soi, exprimées dans des cas précis). Du
moins jusqu’au moment - après la mort de Breton - où une
exclusion (celle de Jehan Mayoux) ne peut plus être justifiée. Il
ne s’agit pas à proprement parler d’une exclusion puisque Mayoux
refusait de contresigner un texte (</span><span lang="en-US"><em>Pour
un demain joueur </em></span><span lang="en-US">),
qui, s’avèrant déjà le plus discutable jamais écrit au nom du
groupe surréaliste, émanait de surcroît d’une minorité
proposant une ligne directrice sans qu’aucune discussion préalable
ait eut lieu sur des sujets essentiels engageant la vie du mouvement.
Des désaccords s’exprimèrent. Mais les surréalistes qui
répondirent de manière critique aux “injonctions” de </span><span lang="en-US"><em>Pour
un demain joueur </em></span><span lang="en-US">choisirent
une voie intermédiaire (celle de rester malgré tout au sein du
groupe) en assortissant leur “accord” de nombreuses réserves par
écrit. C’était certes reculer pour mieux sauter. Deux ans plus
tard, le texte </span><span lang="en-US"><em>Sas
</em></span><span lang="en-US">(signé
par une large majorité de membres du Mouvement) prendra acte de la
dissolution du groupe surréaliste contre la minorité responsable du
“coup de force” de </span><span lang="en-US"><em>Pour
un demain joueur. </em></span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Il
existe de nombreux traits communs du point de vue de cette histoire
tumultueuse entre le groupe surréaliste et l’Internationale
situationniste. Cependant les situationnistes ont davantage formalisé
les questions pratiques et organisationnelles en se dotant de statuts
absents de la pratique du groupe surréaliste (plus informelle), et
en se donnant la possibilité dans un second temps de pouvoir
constituer des tendances. Il est vrai que nous disposons avec la
</span><span lang="en-US"><em>Correspondance
</em></span><span lang="en-US"><strong>(12)
</strong></span><span lang="en-US">de
Guy Debord d’éléments qui permettent de traiter dans le détail
de cette sempiternelle question de l’exclusion. Par exemple, dans
une lettre d’août 1962 adressée à Asger Jorn, Debord Précise :
“La pratique de l’exclusion me parait absolument contraire à
l’utilisation des gens : c’est bien plutôt les obliger à être
</span><span lang="en-US"><em>libres
seuls </em></span><span lang="en-US">-
en le restant soi même - si on ne peut s’employer dans une liberté
commune”. </span>
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
C’est là l’une
des manières de poser la question de l’appartenance à un groupe
“d’égaux” : les disciples n’y peuvent prétendre par
définition (et encore moins les exécutant promis aux diverses
tâches militantes depuis une ligne définie par un petit cercle de
dirigeants). Et puis Debord, contrairement à certaines légendes,
était plus réticent que ceux, dans les rangs situationnistes, qui
renchérissaient en terme d’exclusion. Et l’on pourrait dire la
même chose de Breton. En revanche, Debord a régulièrement insisté
sur ce qu’il appelait “la politique de la porte presque fermée”
en ce qui concerne l’adhésion à l’I.S., afin que les
situationnistes se trouvent le moins souvent confrontés à
l’obligation de se séparer de l’un ou l’autre membre du
groupe.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Autre
manière d’aborder la question : “Nous n’avons pas de
l’exclusion une conception métaphysique. La rupture avec l’I.S.
signifie un désaccord objectif sur un point central, mais évidemment
ne signifie pas obligatoirement que ceux qui s’y sont trouvés
amenés avaient des motifs déshonorants, ni qu’ils sont condamnés
à aller ensuite, par eux-mêmes, vers des positions toujours plus
mauvaises” (lettre du 22 septembre 1962 adressée à Rodolphe
Gashé). Ces lignes parfaitement claires n’ont pas besoin d’être
commentées. A l’un de ses interlocuteurs (Branko Vucicovic) qui
reprochait aux situationnistes ce fameux “goût” pour
l’exclusion, Debord répondait (le 27 novembre 1965) : “Nous
n’avons jamais voulu empêcher qui que ce soit d’exprimer ses
idées ou de faire ce qu’il veut (et nous n’avons jamais cherché
à être en position pratique pour faire pression dans ce sens). Nous
refusons seulement </span><span lang="en-US"><em>d’y
être mêlés nous-mêmes </em></span><span lang="en-US">contre
nos convictions et nos goûts. Notez que ceci est d’autant plus
vital que nous n’avons presque aucune liberté d’exprimer nos
propres convictions et goûts tels qu’ils sont réellement, du fait
de leur caractère nettement contre le courant. Notre “intolérance”
n’est jamais qu’une réponse - bien limitée - à l’intolérance
et l’exclusion pratiquement très solides que </span><span lang="en-US"><em>nous
rencontrons partout </em></span><span lang="en-US">dans
“l’intelligentsia installée” particulièrement”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Ceci
pour ne pas oublier qu’il s’agissait d’une “guerre” que les
situationnistes avaient déclarée aux différents aspects de la
domination, ses agents et partisans donc ; et qu’il convenait d’en
tirer toutes les conséquences. Enfin, pour faire le lien avec ce que
je mentionnais plus haut quant aux exclusions du groupe surréaliste,
et plus particulièrement celle de Jehan Mayoux, je citerai Debord
écrivant en 1969 aux membres de la section italienne de l’I.S. :
“Il est en effet absurde de craindre de subir “une exclusion
injuste”. Je peux vous assurer qu’il n’y en a jamais eu dans
l’I.S., et je ne pense pas que l’I.S. puisse durer après une
seule exclusion injuste. Jamais une “erreur” n’a été
sanctionné par l’exclusion, qui, en effet, n’a rien de tactique
(...) Cependant, l’exclusion est aussi une conséquence du niveau,
variable, des exigences qu’une organisation se fixe librement à
elle-même dans un moment donné. Ce que la collectivité a fixé en
pleine conscience doit être défini avec une </span><span lang="en-US"><em>conscience
vraie </em></span><span lang="en-US">de
ce qu’on peut faire effectivement”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">J’ajoute
que l’on trouve là, ces citations mises bout à bout, une leçon
de démocratie pour qui cette notion n’a rien de figé, de
contraignant, ou de platement idéologique. Il s’agit bien entendu
d’un usage à l’échelle réduite d’un groupe dont </span><span lang="en-US"><em>l’égalité
</em></span><span lang="en-US">entre
ses membres constitue justement la meilleure des “garanties
démocratiques”. Les habituels contempteurs qui se focalisent sur
ces exclusions pour dénoncer sur le mode de la dignité outragée le
“totalitarisme” des surréalistes ou des situationnistes sont
assurés de figurer parmi les principaux défenseurs du monde tel
qu’il va. On reconnaîtra que certains de ceux-ci - des
journalistes le plus souvent - pêchent par ignorance ou légèreté
en se contentant de reprendre des clichés éculés sans connaître
le détail d’une histoire qui, s’il en étaient informés,
devrait au moins les inciter à ne pas écrire n’importe quoi.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Autre argument,
souvent invoqué (je l’ai trop rapidement évoqué) : le “pouvoir”
plus ou moins absolu qu’auraient exercés Breton et Debord au sein
de leurs groupes respectifs. Je parlerai volontiers pour ce qui les
concerne d’une “autorité naturelle”. Celle-ci n’a rien de
commun avec l’autoritarisme de ceux qui, dans des mouvements,
partis ou syndicats, exercent un pouvoir légitimé par toute
organisation hiérarchisée, donc structurée sur un mode
inégalitaire. Cette “autorité naturelle” n’étant pas non
plus indifférente au fait que Breton ait écrit quelques uns des
textes fondateurs du surréalisme, tout comme Debord pour l’I.S.
Tous deux en ont écrit d’autres qui, sur ces fondations,
s’avérèrent déterminants dans la genèse du mouvement
surréaliste ou de l’Internationale situationniste. C’’est là
qu’il me faut revenir à cette “fidélité” évoquée plus haut
: ni Breton ni Debord n’ayant ici démérité du point de vue
exposé ici.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Cependant,
pour rester avec Guy Debord, et afin de faire ressortir toutes les
occurrences que recouvre le terme “fidélité”, les précisions
suivantes s’imposent. Très tôt, dans les années 1952-1954
(celles de la première période de l’Internationale lettriste),
Debord se retrouve en “très mauvaise compagnie” (celle de “gens
bien sincèrement prêts à mettre le feu au monde pour qu’il ait
plus d’éclat”) dans un quartier de Paris “où le négatif
tenait sa cour”. Si quelqu’un éveillait alors la sympathie de
Debord et de ses amis, “c’était Arthur Cravan, déserteur de
dix-sept nations, ou peut être aussi Lacenaire, bandit lettré”.
En 1978, dans le texte accompagnant les images du film </span><span lang="en-US"><em>In
girum imus nocte et consumimur igni, </em></span><span lang="en-US">Debord
revient sur cette période de sa jeunesse. Les années de
l’Internationale situationniste sont derrière lui : Hegel, Marx et
Lautréamont, ses principales références du temps de l’I.S.,
demeurent certes, mais le trio Thucydile, Machiavel, Clausewitz a
pris au fil des années, depuis la dissolution de l’I.S.
précisément, de plus en plus d’importance. Et pourtant Debord
tient à préciser : “On a beau dire : “Il a vieilli, il a changé
: il est aussi resté le même””. Toujours dans </span><span lang="en-US"><em>In
girum... </em></span><span lang="en-US">Debord
tord le cou à la légende selon laquelle il serait “une sorte de
théoricien des révolutions”. Il ajoute : “Les théories ne sont
faites que pour mourir dans la guerre du temps : ce sont des unités
plus ou moins fortes qu’il faut engager au juste moment dans le
combat et, quels que soient leurs mérites ou leurs insuffisances, on
ne peut assurément employer que celles qui sont là en temps utile.
De même que les théories doivent être remplacées, parce que leurs
victoires décisives, plus encore que leurs défaites partielles,
produisent leur usure, de même aucune époque vivante n’est partie
d’une théorie : c’était d’abord un jeu, un conflit, un
voyage”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Dix
ans plus tard, </span><span lang="en-US"><em>Panégyrique
</em></span><span lang="en-US">rassemble
dans un texte autobiographique de haute tenue l’essentiel d’une
vie confrontée à “des temps troubles, d’extrèmes déchirements
dans la société et d’immenses destructions”. Debord indique
qu’il partira naturellement de lui, pour être “capable de
condamner le monde sans même vouloir entendre ses discours
trompeurs”. Il n’y a rien de présomptueux quand se trouvent
ainsi marquées “les limites précises qui bornent nécessairement
cette autorité” : à savoir “sa propre place dans le coeur du
temps, et dans la société, ce qu’on a fait et ce qu’on a connu,
ses passions dominantes”. Debord, plus loin, apporte cette donnée
essentielle : “Le ton de ce discours sera en lui-même une garantie
suffisante, puisque tout le monde comprendra que c’est uniquement
en ayant vécu comme cela que l’on peut avoir la maîtrise de cette
sorte d’exposé”. </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Ce
livre, en définitive, illustre un principe de vie, jamais démenti
tout au long de l’existence de l’auteur, depuis le refus de toute
obligation salariale, de toute spécialité (“docteur en rien”),
de toute “participation aux milieux qui passaient alors pour
intellectuels et artistiques”, et par indifférence aux questions
d’argent ou celle liée à l’obligation d’occuper une
quelconque place dans la société. De telles dispositions d’esprit,
plus quelques rencontres décisives favorisent la lecture des “bons
livres (...) voire d’écrire ceux qui manquent encore”. Et Debord
de relever (une fois de plus en 1989) : “Quant à la société, mes
goûts et mes idées n’ont pas changé, restant les plus opposés à
ce qu’elle était comme à tout ce qu’elle annonçait vouloir
devenir”. Ceci également n’a pas besoin d’être commenté.
Debord est resté fidèle à ce principe de vie que les lignes
suivantes, toujours dans </span><span lang="en-US"><em>Panégyrique,
</em></span><span lang="en-US">peuvent
résumer : “J’ai assurément vécu comme j’ai dit qu’il
fallait vivre ; et ceci a été peut-être plus étrange encore,
entre les gens de ma date, qui ont tous paru croire qu’il leur
fallait seulement vivre d’après les instructions de ceux qui
détiennent la production économique présente, et la puissance de
communication dont elle s’est armée”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Il
en va de même, sur le chapitre de cette “fidélité”, pour ce
qui concerne André Breton. Plus encore peut-être pour l’auteur de
</span><span lang="en-US"><em>Nadja,</em></span><span lang="en-US">
dans la mesure où, jusqu’à sa mort en 1966, il défendit avec la
constance que l’on sait des principes de vie, un rapport au monde
</span><span lang="en-US"><strong>(13)</strong></span><span lang="en-US">,
une exigence, et une démarche collective confondus avec son
“engagement” surréaliste. Il s’agit également ici d’une
histoire tumultueuse dans des temps non moins troubles, sinon plus.
Durant une période particulièrement difficile de sa vie Breton a
écrit les lignes suivantes : “Cet homme, en avril 1930,
recommencerait terriblement si c’était à refaire. Il n’a que
l’expérience de ses rêves. Il ne peut concevoir de déception
dans l’amour mais il conçoit et il n’a jamais cessé de
concevoir la vie - dans sa continuité - comme le lieu de toutes les
déceptions. C’est déjà bien assez curieux, bien intéressant
qu’il en soit ainsi”. Ces lignes admirables prouvent, si besoin
était, que l’on ne reste pas fidèle envers ce qui vous importe
fondamentalement seulement d’une manière linéaire, sans
aspérités, ou à la façon paisible d’un fleuve venant se jeter
naturellement dans la mer. Cette “fidélité” s’éprouve à
l’aune des difficultés qui la remettraient en question. Là aussi
il faut pour ce faire avoir vécu, comme l’entendra plus tard
Debord ; et également, dans le cas de Breton, avoir beaucoup désiré
(dans le sens de s’émerveiller, il va sans dire).</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Cette
fidélité s’éprouve également quand l’histoire, dans des
moments particuliers, vous somme de choisir entre deux impératifs,
deux blocs dominants, deux manières de se renier. Lors d’un
meeting organisé le 10 avril 1949 par le Rassemblement démocratique
révolutionnaire, André Breton devait intervenir dans le cadre de la
Journée internationale de résistance à la dictature et à la
guerre. La salle devenant houleuse après l’intervention du
physicien américain Comprom, prenant la défense d’une “dissuasion
nucléaire” qui n’en avait pas encore le nom, les organisateurs
avaient du annuler les dernières interventions prévues, dont celle
de Breton. C’était fort dommage car cette allocution, outre les
qualités intrinsèques du texte (et la surprise, bienvenue, de
découvrir une longue et belle citation des </span><span lang="en-US"><em>Enfants
humiliés </em></span><span lang="en-US">de
Bernanos), refuse de choisir comme d’aucuns l’incitaient à le
faire entre les camps soviétique et américain. Il faut insister sur
l’importance et l’exemplarité d’un tel refus au tout début de
la guerre froide. Seuls les surréalistes, la plus grande partie des
anarchistes, et quelques rares intellectuels refuseront de se rallier
à l’un ou l’autre camp. Ni l’un, ni l’autre, affirme Breton
avec force. Sachant que les mots, les arguments, pour dénoncer l’un,
puis l’autre, ne sont assurément pas les mêmes.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Un
an plus tôt André Breton publiait </span><span lang="en-US"><em>La
lampe dans l’horloge. </em></span><span lang="en-US">Ce
texte recueilli en 1953 dans </span><span lang="en-US"><em>La
clef des champs </em></span><span lang="en-US">n’a
certainement pas eu lors de ces deux publications l’écho qu’il
méritait. Il parait aussi possible que la seconde des deux parties
(consacrée au poète Malcom de Chazal) ait contribué à occulter -
même relativement - la première. Nous tenons pourtant là l’une
des contributions essentielles du Breton de l’après guerre. </span><span lang="en-US"><em>La
lampe dans l’horloge </em></span><span lang="en-US">revient
sur cette “fin du monde” auquel le “premier surréalisme”
avait pu autrefois donner quelque gage ou subir la tentation. Depuis,
il est vrai, de l’eau avait coulé sous les ponts, et du genre
nauséabond. Le nazisme, le second conflit mondial, les déportations
et exterminations, la bombe atomique, le stalinisme (plus présent
que jamais en 1948) rendent pour le moins caduque l’idée d’une
“fin du monde” selon les critères prévalant dans les années
vingt, donc. Cette fin du monde là, “surgie d’un faux pas de
l’homme”, Breton n’en veut pas. “Tant que son éventualité
subsiste, ajoute-t-il, nous ne voyons aucun obstacle à marquer à ce
sujet un revirement total, à procéder délibérément à un
</span><span lang="en-US"><em>renversement
de signe </em></span><span lang="en-US">“.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Ceci
doit être souligné, car Breton, pour couper court aux
interprétations trop rapides, ou malveillantes, tient de suite à
préciser qu’il ne s’agit en aucune manière de reniement. Ni
même, pour le traduire dans un langage contemporain, de “changement
de paradigme”. A ce “renversement de signe”, Baudelaire,
Rimbaud, Lautréamont, ont jadis apporté leur contribution : à
savoir “ce </span><span lang="en-US"><em>fait
sensible pur </em></span><span lang="en-US">grâce
à quoi peut être surmonté le principe de contradiction”. Breton
l’illustre également à travers l’attitude de Sade durant la
Terreur se prononçant, avec les risques que l’on sait, contre la
peine de mort (et le cas échéant “au grand désarroi de ses
exégètes futurs”) : un renversement eu égard la place du crime
dans l’oeuvre du divin marquis. Par ailleurs, ce “renversement de
signe” ne constitue nullement le rejet de “l’héritage de l’art
</span><span lang="en-US"><em>noir
</em></span><span lang="en-US">“
ou celui de la “poésie maudite”. Au contraire même, ajoute
Breton, il importe encore et toujours de s’en réclamer pour
s’opposer au dernier état de la pensée servile, celui des mots
d’ordre de “réalisme socialiste” et “d’anti-formalisme”.
Ici Breton fait le pari que “le rétablissement de l’homme
s’opérera fatalement sur le monceau de </span><span lang="en-US"><em>tout
</em></span><span lang="en-US">ce
qui l’a fait”. Une fois de plus il insiste pour rendre
compatibles “l’attitude spirituelle” et “l’attitude sociale
énergique et concentrée qui tende avant tout au regroupement de
tous ceux qui, non obnubilés par les consignes de haine, ont
conscience d’un péril immédiat menaçant l’espèce humaine dans
son ensemble et entendent, </span><span lang="en-US"><em>dés
maintenant, </em></span><span lang="en-US">tout
mettre en oeuvre pour le conjurer”. En dépit du noir tableau
brossé dans les premières pages de </span><span lang="en-US"><em>La
lampe dans l’horloge, </em></span><span lang="en-US">André
Breton entend de nouveau parier sur tout ce qui pourrait contribuer
au “rétablissement de l’homme” plus haut évoqué. Même s’ils
se font rares, il tient à accorder une particulière attention aux
“grands messages isolés”, et surtout à leur valeur d’</span><span lang="en-US"><em>indice
</em></span><span lang="en-US">“.
Il s’agit, dit-il, “de toute nécessité et de toute urgence, de
</span><span lang="en-US"><em>passer
</em></span><span lang="en-US">“
</span><span lang="en-US"><strong>(14)</strong></span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Ceux
qui aujourd’hui, sans le formuler explicitement, et encore moins le
revendiquer, font écho dans des écrits au fort parfum
catastrophiste (quand ils ne reprennent pas l’antienne de
l’effondrement) à une “fin du monde” ou une “fin de
l’histoire” indexée sur le dernier état de la “société
industrielle”, se laissent en réalité porter par l’un des
courants dominants là où Breton s’efforçait de le remonter, en
dépit des difficultés relevées, pour retrouver la source d’un
“fait sensible pur”, celle de l’héritage de l’art </span><span lang="en-US"><em>noir
</em></span><span lang="en-US">ou
les grandes vigies de la subversion poétique (tout en maintenant le
cap sur l’indispensable révolution sociale). C’est tout ce qui
sépare la volonté affirmée de refuser la “fin du monde” (telle
que Breton la traduisait en 1948 en allumant les contre-feux
nécessaires), des complaisances très “fin de siècle” que le
constat désabusé (“On ne peut plus rien faire, et de toute façon
c’est déjà trop tard”) illustre particulièrement. Et dont on
sait combien il sert les intérêts du monde tel qu’il va en
confortant l’idéologie qui tient pour acquis que plus rien, ni
personne ne pourrait aujourd’hui transformer fondamentalement ce
monde là. Même si les explications diffèrent, il va de soi, ici et
là.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Certes Debord et
les jeunes lettristes, puis la première génération des
situationnistes se sont opposés, parfois violemment, au surréalisme
(et réciproquement). On sait que dans l’histoire des avants gardes
des groupes se constituent, entendent exister, perdurer et développer
une activité autonome en se positionnant contre ceux qui les ont
précédés, et particulièrement ceux dont ils seraient le plus
redevables. Au début des années soixante Debord et les
situationnistes cesseront de se référer au surréalisme. En dépit
de ces différends j’ai, de longue date, davantage insisté sur ce
qui rapprochait Breton et Debord (il y a des parentés flagrantes
malgré les apparences) que ce qui les différencierait ou les
éloignerait.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Un
lien d’ailleurs, sur le tard, peut être fait entre eux à travers
Annie Le Brun. La personnalité de cette dernière, son goût
proclamé pour la subversion poétique, sa volonté de maintenir
l’esprit de révolte du surréalisme, et des références communes,
la prédisposaient plus que d’autres, parmi les anciens membres du
groupe surréalisme, à écrire les lignes suivantes (dans </span><span lang="en-US"><em>Appel
d’air </em></span><span lang="en-US">en
1988) : “Dépassement dont la nécessité historique, en ce qui
concerne l’art, avait été formulée dés les début de
l’Internationale situationniste et qui continue d’être affirmée
par ceux qui ont encore l’ambition de poursuivre une critique
sociale cohérente. Ce qui déjà me retiendrait de passer outre, si,
en plus, cette réflexion politique, menée depuis près de trente
ans, avec une vigueur assez rare, ne se différenciait pas de toutes
les autres à n’avoir jamais perdu de vue certains embrasements de
la subversion poétique, de Sade à Vaché en passant par Dante et
Lacenaire”. Trois ans plus tard, dans </span><span lang="en-US"><em>Qui
vive, </em></span><span lang="en-US">Annie
Le Brun écrit au sujet d’un passage extrait de </span><span lang="en-US"><em>In
girum... </em></span><span lang="en-US">:
“Dans les années où Guy Debord écrivait ces lignes comme la
critique des images de son film (...), je ne sais personne pour avoir
mieux mené le projet même de la poésie de redonner à la parole sa
grande efficience. Pour avoir montré aussi par sa vie que “la
formule pour renverser le monde” a partie liée avec la façon de
le dire, comme les deux rives d’un même défi aux mouvements du
temps, de ne s’arrêter jamais, de se faire nomades, qu’il
s’agisse des situations, des idées, des mots”. Il est vrai
qu’entre temps Guy Debord et Annie Le Brun s’étaient rencontrés.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Le
tome 7 de la </span><span lang="en-US"><em>Correspondance
</em></span><span lang="en-US">de
Guy Debord mentionne une première lettre adressée le 26 septembre
1988 à Annie Le Brun. En réponse à l’envoi de </span><span lang="en-US"><em>Appel
d’air </em></span><span lang="en-US">Debord
lui répond : “Je crois qu’en fait vos idées et les miennes ne
sont pas tellement éloignées touchant la place éminente de la
poésie, et ce que sont ses ennemis. Ceux-ci ont été récemment
renforcés par de nouvelles forces matérielles, qui contrôlent
toujours plus dangereusement l’espace et le temps. Nos divergences
terminologiques sur ces questions ont eu sans doute leurs raisons,
liées à certains déplacements des opérations sur les théâtres
d’une vaste guerre qui a continué, qui est toujours la même. Et,
quant à ce qu’avaient voulu dire les situationnistes en souhaitant
le dépassement de l’art, je ne craindrai pas d’employer des mots
célèbres pour rappeler que, dans le concept hégélien d’</span><span lang="en-US"><em>Aufhebung,
</em></span><span lang="en-US">dépassé
et conservé “cessent d’être perçus contradictoirement””.
Par ces lignes la relation se trouve faite entre ce qui
fondamentalement relie surréalistes et situationnistes, (sans pour
autant taire leurs divergences et les raisons de celles-ci), et plus
encore ce qui renforcerait ce lien dans le contexte particulier des
années quatre-vingt. Annie Le Brun répond (certainement sur le même
mode) à l’envoi par Debord de </span><span lang="en-US"><em>Panégyrique.
</em></span><span lang="en-US">Un
échange de lettres s’ensuit. Dans l’une d’entre elles, Debord
réagit très favorablement aux ouvrages écrits par Annie Le Brun
sur D.A.F. de Sade que vient de lui adresser sa correspondante. On
relève, après la réception par Debord de </span><span lang="en-US"><em>Qui
vive, </em></span><span lang="en-US">la
volonté chez lui d’approfondir plus encore ce qui les lie l’un à
l’autre (en terme de refus, de révolte, d’écart absolu), et
propose que tous deux se rencontrent : “Malgré les circonstances,
sans doute regrettables, qui ont pu autrefois nous tenir éloignés,
par attachement à des nuances ou, mieux, à des personnes, mais
considérant ce qui est advenu depuis, ne croyez-vous pas que nous
devrions maintenant nous rencontrer ?”.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Une première
rencontre, au début de mai 1991, sera suivie par plusieurs autres :
en Auvergne (chez Debord), à Paris (au domicile d’Annie Le Brun),
ou encore en Normandie. Dans une lettre du 11 mai 1991, Guy Debord
revient sur André Breton : “Le seul fait d’avoir été capable
d’attendre toujours témoigne de sa grandeur”. Il ajoute même,
sur le ton de la confidence, qu’il a pour sa part, malgré les
apparences, hérité du surréalisme un goût pour l’émerveillement.
Toujours dans cette lettre, Debord fait cet aveu, rare chez lui : “Je
n’avais littéralement pas rencontré, depuis bientôt dix ans,
quelqu’un avec qui il soit possible de se comprendre, sur des
sujets un peu difficiles”. Parallèlement, la relation épistolaire
et amicale (liée à leur proximité éditoriale) que Debord
entretient alors avec Jean-Jacques Pauvert n’est pas sans renforcer
ses liens avec Annie Le Brun, proche de l’ancien éditeur de Sade
et Bataille. A la suite d’un passage d’Alice et Guy Debord au
domicile d’Annie Le Brun, le premier écrit à la seconde : “Mais,
plus simplement, ce qui nous aide tant maintenant, c’est que vous
existiez”. Enfin, dans une importante lettre adressée à
Jean-Jacques Pauvert le 27 mai 1993 (relatant une rencontre avec
Antoine Gallimard, et demandant à son destinataire d’en
communiquer une copie à Annie Le Brun), Debord précise ceci :
“J’admire et j’aime grandement Annie Le Brun. Il me répond que
lui aussi. Je précise que ce n’est pas de la justesse d’un tel
goût que je prétendais avoir besoin de le convaincre. Le détail
pratique brut est que j’ai une fois, il y a peu, demandé à Annie
si elle voudrait bien écrire un jour un livre sur l’ensemble de
mes ouvrages, quand elle en aurait le temps, et pour lequel je lui
procurerais les documents. Elle m’a fait l’honneur d’accepter.
Et que je n’en souhaite donc de personne d’autre, aussi longtemps
que sera possible de l’empêcher, étant clair que je n’ai
confiance qu’en elle. Antoine répond qu’il en prend acte.
J’ajoute pour vous que la chose est vraie, bien sûr, mais c’est
un projet de principe, encore très vague et général, et dont Annie
ne m’avait pas explicitement autorisé à faire état. J’ai pensé
que c’était précisément l’homme et l’heure où cette sorte
d’indiscrétion, en somme, s’imposait”.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Le même jour Guy
Debord adresse une courte lettre à Annie Le Brun pour l’informer
de la rencontre mentionnée ci-dessus. On apprendra, dans un courrier
du 10 juin à Pauvert : “Alice a réussi à joindre par téléphone
Annie, qui nous avait d’abord donné l’impression qu’elle
souhaitait venir au plus tôt, mais qui depuis, sans dissiper
positivement et à l’instant même l’ensemble des mystères, nous
a donné à conclure que plus rien ne la pressait avant l’automne à
ce propos”. Pour la dernière fois le nom d’Annie Le Brun se
trouve cité dans cette correspondance. On ne sait ce qui s’est
passé entre les deux correspondants. Faute de disposer de lettres
d’Annie Le Brun (qui de toute façon ne nous apprendraient rien sur
ce point précis avant juin 93), nous ne pouvons qu’émettre des
hypothèses sur ce qui ne manque pas d’apparaître comme une
brouille, voire un conflit. Il s’agit aussi de l’exemple unique
chez Guy Debord, du moins d’après les documents dont nous
disposons à ce jour, d’une absence d’explication par l’intéressé
des raisons d’une “rupture”. Un silence d’autant plus étrange
que les nombreuses lettres adressées ensuite par Debord à Pauvert,
dont on connaît la proximité avec Annie Le Brun, ne font nullement
référence à celle-ci. Quant aux raisons de la brouille, la fameuse
lettre du 27 mai 1993 à Jean-Jacques Pauvert permet d’avancer
l’hypothèse suivante. Dans le courant du printemps 93, lors d’une
rencontre, Guy Debord propose à Annie Le Brun d’écrire “un
livre sur l’ensemble de ses ouvrages, quand elle en aurait le
temps”. Son interlocutrice en accepte le principe. Nous savons
qu’il s’agit d’un projet général, peu précis, sur lequel
Annie Le Brun n’a pas explicitement autorisé Debord à faire
état, de surcroît à un éditeur. Il ne parait pas du tout certain
qu’Annie Le Brun l’ait entendu de cette oreille. On suppose que
cette “indiscrétion” n’a pas été appréciée, et qu’elle a
même pu provoquer une réaction de défiance ou de rejet. De là à
remettre en question un projet “encore très vague”, il n’y a
qu’un pas. Et ce partant la relation avec Debord.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Ceci dans un
“contexte Gallimard” particulier. L’expression “crétinisme
crémisiste contre Annie” utilisée par Debord dans sa
correspondance (lettre du 14 mars 1993) traduit très certainement
l’hostilité du bras droit d’Antoine Gallimard, Teresa Cremisi,
envers Annie Le Brun. Le 26 mai de la même année, lors de cette
rencontre avec Antoine Gallimard (qui était accompagné de Teresa
Cremisi), Debord a obligé en quelque sorte son interlocuteur à se
prononcer dans un premier temps sur Annie Le Brun, puis sur
l’inopportunité de tout projet éditorial le concernant qui ne
serait pas associé à celle-ci. La mention, ensuite, de Jean-Jacques
Pauvert prend un caractère plus suggestif : un tel livre pourrait
être publié chez Gallimard par l’intermédiaire de Pauvert.
Antoine Gallimard répondra d’abord qu’il partage l’admiration
de Guy Debord pour Annie Le Brun, puis qu’il ne songe nullement à
séparer cette dernière de Jean-Jacques Pauvert. Là aussi ce
“forçage” a pu indisposer Annie Le Brun.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Il ne s’agit que
d’hypothèses, et j’accepterais volontiers d’être démenti si
l’on me mettait sous les yeux quelque preuve contraire. Mais
l’essentiel est ailleurs. Les deux écrivains et penseurs vivants
qui, pour l’auteur de ces lignes, comptent le plus en ce début des
années quatre-vingt-dix, se rencontrent. Une amitié nait, très
forte si l’on en croit la correspondance de Debord. Puis, pour des
raisons qui restent en partie obscures, que j’ai essayé
d’expliciter, cette amitié cesse brusquement. C’est décevant :
je n’ai pas besoin de dire pourquoi.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">C’est
encore plus décevant quand on connaît la suite. En 2000 Annie Le
Brun publie </span><span lang="en-US"><em>Du
trop de réalité. </em></span><span lang="en-US">Pour
la première fois, à coté de belles et pertinentes pages,
heureusement nombreuses, d’autres, plus discutables, forcent le
trait analogique. Ici les rapprochements faits entre le
structuralisme et la forêt amazonienne, la prétention universitaire
et la pollution, la textualité et la désertification,
l’affaiblissement du langage et les organismes génétiquement
modifiés, l’industrie culturelle et la mal bouffe, etc., semblent
affectés, à la limite de l’artifice rhétorique. Dans un autre
registre, la pointe contre Debord (il lui est reproché de n’avoir
pas su en définitive se protéger de récupérations du genre
Sollers), parait encore plus déplacée aujourd’hui, après la
parution des deux derniers volumes de la correspondance de Debord,
dans lesquels on apprend combien celui-ci dans ses rapports avec les
éditions Gallimard mettait un soin particulier à ne pas avoir la
moindre relation avec un Philippe Sollers qu’il méprisait
souverainement. Et Annie Le Brun était particulièrement bien placée
pour savoir de quoi il en retournait ici. </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Cela
n’étant qu’un hors d’oeuvre. Plus significatif, dans l’une
de ses chroniques (“A distance” du 4 janvier 2004) de la
</span><span lang="en-US"><em>Quinzaine
littéraire, </em></span><span lang="en-US">Annie
Le Brun rend compte favorablement (malgré quelques réticences) d’un
pamphlet anti-situationniste, </span><span lang="en-US"><em>Dans
le chaudron du négatif, </em></span><span lang="en-US">
publié par les éditions de L’Encyclopédie des Nuisances. Son
accord avec les “thèses” de ce livre s’articule autour de
l’antienne antiprogressiste. Le propos de la chroniqueuse n’a pas
toujours la clarté souhaitée car il oscille entre des mouvements de
pensée pour le moins contradictoires. Annie Le Brun se place sur le
terrain des contempteurs de la société industrielle pour nier en
quelque sorte la prétention des situationnistes (et par extension de
nombreux révolutionnaires) à vouloir sauver la société
industrielle tout en voulant abolir la société marchande (thèse
classique du courant anti-industriel). Ceci pour mieux faire
ressortir la “contradiction intrinsèque à toute pensée
révolutionnaire assurée de n’avoir pas à tenir compte du domaine
sensible”. C’est vouloir jouer sur deux tableaux avec le risque
de rater l’un et l’autre : affirmer son accord au prix de
quelques distorsions avec l’une des thèses classiques du courant
anti-industriel tout en défendant quelques uns des fondamentaux du
surréalisme. L’écart parait pratiquement insurmontable (mais n’a
rien ici d’absolu !). </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Au
sujet du surréalisme, justement, on ne comprend pas l’absence de
réaction d’Annie Le Brun devant la stupidité suivante : “Voir
tout le bien dans l’inconscient et tout le mal dans la raison,
comme le faisaient les surréalistes, revient à s’interdire toute
réconciliation de ces deux instances”. Il existe suffisamment de
textes dans la littérature surréaliste en général, et chez Breton
précisément, qui s’inscrivent particulièrement en faux contre
une telle assertion. Et puis, compte tenu de ce qu’elle écrivait
précédemment dans </span><span lang="en-US"><em>Du
trop de réalité, </em></span><span lang="en-US">pareil
“raccourci” de l’auteur de ce </span><span lang="en-US"><em>Chaudron
du négatif </em></span><span lang="en-US">(on
peut ne pas connaître le surréalisme mais alors il parait
préférable de n’en pas parler) aurait mérité de la part d’Annie
Le Brun (qui ne laisse habituellement rien passer, ce dont on la
félicite) une réponse pour le moins appropriée. Dans le même
ordre d’idée, Breton approuverait le principe énoncé par Guenon
selon lequel “les faits historiques ne valent qu’en tant que
symboles de réalités spirituelles”. Le plus drôle, si l’on
peut dire, réside dans le fait que le rédacteur de ce </span><span lang="en-US"><em>Chaudron
du négatif </em></span><span lang="en-US">
va chercher ici ses références chez Raoul Vaneigem (qui avait
publié en 1977 sous le nom de Jean-François Dupuis une discutable
</span><span lang="en-US"><em>Histoire
désinvolte du surréalisme </em></span><span lang="en-US">)
; Vaneigem étant par ailleurs l’auteur le plus maltraité de ce
pamphlet anti-situationniste ! On voit le genre. Comme le disait
Degas : “Ils nous fusillent, mais ils nous font les poches”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">L’oeuvre
de Georges Bataille ne ressemble à aucune autre. Ce penseur
inclassable, dont l’accord avec le surréalisme était plus ou
moins tributaire d’un désaccord qui l’entraînera à prendre la
place d’un “ennemi de l’intérieur” ou celle d’un
“compagnon de route”, doit être ici associé à Debord et Breton
dans la continuité du propos défendu depuis de nombreuses pages,
mais selon d’autres critères. La “fidélité” de Bataille ne
s’est pas exercée à la manière d’un Breton (le surréalisme)
ou d’un Debord (l’I.S., et après). Après l’aventure de la
revue </span><span lang="en-US"><em>Documents,
</em></span><span lang="en-US">et
ensuite sa participation à </span><span lang="en-US"><em>La
Critique sociale, </em></span><span lang="en-US">Bataille
devient le principal animateur (avec Breton) du collectif
Contre-Attaque, puis de la revue (et groupe) </span><span lang="en-US"><em>Acéphale,
</em></span><span lang="en-US">et,
presque en même temps, du Collège de sociologie. Après la
Libération, la direction par Georges Bataille de la revue </span><span lang="en-US"><em>Critique
</em></span><span lang="en-US">prend
un caractère plus académique. L’époque de la création de la
revue n’a cependant rien de paisible, et Bataille rompt des lances
avec Sartre ou les communistes. Ceci au nom d’une conception de la
littérature (au centre de nombreux des enjeux de l’après Seconde
guerre mondiale) excédant le genre : des textes antérieurs comme </span><span lang="en-US"><em>La
notion de dépense, </em></span><span lang="en-US">ou
ceux écrits dans le cadre du Collège de sociologie l’ayant
inspirée. Bataille, avant que le mot ne fasse flores, argumentait
déjà en 1944 contre la notion d’engagement en posant la
littérature comme l’ennemi de l’utile, et en affirmant que la
liberté n’est rien sans les excès qui lui sont inhérents
(quelquefois à la limite du liberticide, mais Bataille, comme à son
habitude, pense sur “une ligne de crête”, ou un fil, pour
anticiper la belle métaphore de Genet sur le funambule).</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Quelque
chose d’un désordre, fondamental, chevillé à l’existence,
sourd tout au long de l’itinéraire de Georges Bataille. Plus
flagrant certes durant les “années de formation” de l’écrivain,
pendant lesquelles il hésite entre différentes directions, se
situant à la fois aux cotés et contre le surréalisme. Il
semblerait cependant que la découverte de Sade, en 1926, ait permis
de “fixer”, du moins relativement, une pensée qui intégrera par
la suite le marxisme hétérodoxe du Cercle Communiste Démocratique,
l’anthropologie de Marcel Mauss, et l’hegelianisme de Kojeve
(sans oublier les incessants retours sur Nietzsche découvert avant
Sade). C’est d’ailleurs à ce dernier que Bataille adresse
l’importante lettre du 6 décembre 1937, dite de “la négativité
sans emploi”, qui représente pour nous le coeur secret de l’oeuvre
de Georges Bataille (ce n’est pas par hasard que de larges
fragments de cette lettre seront inclus un peu plus tard dans </span><span lang="en-US"><em>Le
coupable, </em></span><span lang="en-US">l’un
des livres essentiels de l’auteur).</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">La
maladie n’aura pas épargné Bataille une grande partie de sa vie.
La tuberculose diagnostiquée en 1942 l’handicapa pendant plusieurs
années. De 1953 date sa première attaque d’artériosclérose
cérébrale dont il mourra en juillet 1962. Durant les dernières
années de sa vie, diminué par la maladie, Bataille écrit </span><span lang="en-US"><em>Les
larmes d’Eros, </em></span><span lang="en-US">son
dernier livre, au prix de nombreuses difficultés. Il prend
progressivement de la distance avec la vie intellectuelle, et son
activité d’écrivain s’en ressent.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">En
mars 1961, alors que ses forces commencent à décliner, Georges
Bataille accorde un entretien à Madeleine Chapsal (cet entretien,
avec ceux de Breton, Céline, Giono, Leiris, Levi Strauss, Mauriac,
Paulhan, Prévert, Sartre, Simon, Tzara, etc., sera recueilli dans
</span><span lang="en-US"><em>Les
écrivains en personne </em></span><span lang="en-US">).
Dans un ensemble plutôt convenu, les propos de Bataille tranchent
sur ceux de ses confrères, non pas par des “révélations” qui
pourraient s’y trouver (on apprend rien fondamentalement que l’on
ne sache sur l’écrivain) que par l’extrême tension d’une
pensée accordée au désordre, à l’excès, sans lesquels cette
vie-là ne saurait être rendue. D’ailleurs Bataille se réfère
autant à lui qu’au surréalisme lorsqu’il traduit l’essentiel
de ce mouvement par “une sorte de rage”, c’est à dire une rage
“contre l’état des chose existant. Une rage contre la vie telle
qu’elle est”. Ou encore, ajoute-t-il plus loin : “Il faudrait
arriver à devenir le plus enragé possible en gardant une sorte de
lucidité”. On le voit, peu de temps avant de mourir Georges
Bataille reste fidèle aux idées qui l’ont animé, depuis le
désordre de sa jeunesse exprimé par “que peut on imaginer d’un
monsieur qui affirme à la fois être dada et touché par la
biographie de Jean de la Croix”, ou qu’illustre l’une des
lignes de conduite qu’il se sera donné : “Faire tourner le
désordre, le désordre fondamental, initial, en quelque chose qui
participe de l’art”. Il en va de même pour l’excès, toujours
revendiqué contre la vie servile.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Bien
entendu cette fidélité-là, celle de Breton, Bataille, Debord, ou
de tout écrivain, artiste ou quidam correspondant à la définition
donnée par Bernanos </span><span lang="en-US"><strong>(15)</strong></span><span lang="en-US">
de “l’homme libre” (“Je dis l’homme libre, non le
raisonneur ou la brute ; l’homme qui s’impose à lui-même sa
propre discipline, mais qui n’en reçoit aveuglement de personne ;
l’homme pour qui le suprême “</span><span lang="en-US"><em>confort
</em></span><span lang="en-US">“
est de faire, autant que possible, ce qu’il veut, à l’heure
qu’il a choisie, dut-il payer de la solitude et de la pauvreté ce
témoignage intérieur auquel il attache tant de prix ; l’homme qui
se donne ou se refuse, mais qui ne se prête jamais”), je ne
répéterai jamais trop qu’elle s’éprouve à l’aune des
difficultés qui la remettraient en question. Elle n’est en aucune
manière comparable à celle de l’individu qui, adolescent ou jeune
adulte, aurait rejoint une organisation politique pour ne plus la
quitter : celui-là est “pensé” plus qu’il ne pense. Si l’on
évoque un parti communiste ou une organisation gauchiste, les
fluctuations d’une ligne politique tributaire de facteurs
extérieurs ou des luttes d’appareil en cours dans le cercle
dirigeant, on dira du militant discipliné qui s’y soumet que sa
“fidélité” (si l’on peut encore s’exprimer ainsi) relève
d’un tout autre genre.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Autre
donnée : ni Breton, ni Bataille, ni Debord n’étaient
universitaires (et la liste peut s’élargir à plusieurs des noms
cités dans cette troisième partie </span><span lang="en-US"><strong>(16)</strong></span><span lang="en-US">)
; contrairement à Milner (et Michéa, pour ne pas l’oublier). Il
n’est pas rare d’entendre tel ou tel universitaire interrogé par
un journaliste - indépendamment des positions politiques,
philosophique, éthiques que le premier pourrait défendre - déclarer
que sa vie n’a rien de passionnant. La vie sans passions ne
mériterait pas que l’on s’y attarde si par ailleurs cette
dimension passionnelle (sans laquelle on se demande si la vie vaut
vraiment la peine d’être “vécue”) n’était captée et
détournée de ses fins pour des raisons qui, dans un large spectre,
vont des impératifs de la survie au décervelage médiatique, en
passant par la dilution de cette même dimension dans le grand bain
de l’industrie culturelle. Sans oublier l’obligation salariale.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Ce n’est pas non
plus le fait du hasard si l’on nous rebat les oreilles depuis
quelques temps avec la “valeur travail” : en mettant en avant “la
France qui se lève tôt”, celle des méritants, des besogneux, des
intoxiqués du boulot. Après Ciceron (“Car quiconque donne son
travail pour de l’argent se vend lui-même et se met au rang
d’esclave”), Lessing (“Paressons en toute chose, hormis en
aimant et en buvant, hormis en paressant”), Rimbaud (“J’ai
horreur de tous les métiers”), Laffargue (“Une étrange folie
possède les classes ouvrières des nations où règne la
civilisation capitaliste (...) Cette folie est l’amour du travail,
la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement
des forces vitales de l’individu et de sa progéniture”), Debord
(“Ne travaillez jamais !”), Vian (“Moi j’aim’ pas le
travail mais j’aim’ bien la vie / Et j’vais voir de quoi elle a
l’air / En f’sant gaffe de ne pas trop en faire”), Pirotte (“Je
l’ai dit, j’abomine le travail. Aucune activité n’exalte en
moi cette certitude des lendemains qui m’afflige et m’étonne
chez mes contemporains affairés”), Dhôtel (dont toute l’oeuvre
romanesque est une invitation à la paresse et au vagabondage), après
tous ceux là donc j’ajouterai ceci pour conclure.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Nous
n’aimons pas le travail. Nous aimons la vie, les livres, la
musique, l’herbe des talus, le rire des filles, les jeux des
enfants, les promenades au crépuscule, la rosée du matin, l’attente
de la femme aimée, les dérives urbaines, l’ivresse que procure le
vin, la sieste sous les tilleuls, etc.,etc., mais nous détestons le
travail salarié. La vie, la vraie vie commence pour nous dés lors
que nous ne sommes plus dans l’obligation de la gagner. Ce travail
destructeur, dégradant, dévalorisant, dénué de l’intérêt que
d’aucuns disent y trouver </span><span lang="en-US"><strong>(17)
</strong></span><span lang="en-US">:
nous le détestons d’autant plus qu’il nous ôte, ou nous ôterait
la possibilité, voire l’envie de nous livrer à tous les plaisirs
énumérés plus haut.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
L’obstination de
toute une vie, n’est ce pas...</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"> </p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US">(1)
</span><span lang="en-US"><em>Une
sale histoire, </em></span><span lang="en-US">de
Jean Eustache, est à ce titre l’un des films les plus singuliers
de l’histoire du cinéma. Le personnage du voyeur, quand il mate le
sexe des femmes par le trou de la porte des toilettes du café, ne
sait plus, au fil des jours, lors de cet exercice devenu quotidien,
s’il bande ou s’il mouille ! Et il y aurait d’autres remarques
à faire sur ce film étonnant, inclassable.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US">(2)
Wilheim Reich, fort lu et commenté dans l’après 68
(principalement comme caution “politique” de la psychanalyse, à
l’instar de son </span><span lang="en-US"><em>Psychologie
de masse du fascisme </em></span><span lang="en-US">)
semble relativement oublié aujourd’hui. Il est vrai qu’une
relecture des textes reichiens laisse dubitatif. Indépendamment de
l’intérêt que suscitent les livres de Reich, de l’activité
clinique du psychanalyste (non dépourvue d’une dimension sociale),
et de son itinéraire atypique, on trouve dans cette oeuvre une
cohérence propre à l’esprit de système. Les concepts rechiens
circonscrivent un objet, la sexualité, laquelle constitue une
totalité, une </span><span lang="en-US"><em>scientia
sexualis </em></span><span lang="en-US">focalisée
sur une fonction, celle de l’orgasme, au détriment des pluralité
et diversité sexuelle. En dehors de l’orgasme pas de salut,
pourrait-on dire. C’est d’ailleurs cet aspect “théologique”
qui, entre d’autres différences, éloigne Reich de Freud (ce
dernier manifestant plus de scepticisme dans ce domaine). Mais tout
d’abord, chez Reich, de quelle sexualité s’agit-il ? C’est là
l’un des paradoxes reichiens : cette propension à la totalité ne
recouvre que l’un des aspects de la sexualité, la dimension dite
génitale. On relève que Reich partage les préjugés de ses
collègues viennois à l’égard de l’homosexualité. Certaines
pages de </span><span lang="en-US"><em>La
lutte sexuelle des jeunes </em></span><span lang="en-US">laissent
songeur : “On peut constater en effet que la satisfaction sexuelle
moyenne chez l’individu hétérosexuel sain est plus intense que la
satisfaction chez l’homosexuel (...) Chaque homosexuel peut cesser
de l’être en suivant un traitement psychique tout à fait précis
; mais il n’arrive jamais qu’un individu normalement développé
devienne homosexuel à la suite du même traitement”. Ou encore :
considérant l’homosexualité comme pratique de substitution à
l’hétérosexualité, et donc moins satisfaisante, Reich parle de
“déviation” et entend “préserver les jeunes de virer
définitivement”. Plus militant hétérosexuel que Reich, tu meurs
! C’est d’autant plus surprenant que Freud, comme je l’ai
précisé, avait fini par reconnaître en 1920 que l’homosexualité
ne relevait pas d’un traitement psychanalytique. </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">L’attitude
de Reich vis à vis de l’homosexualité n’a rien d’anecdotique.
Pour l’auteur de </span><span lang="en-US"><em>La
fonction de l’orgasme </em></span><span lang="en-US">il
existe une bonne sexualité à contrario de celles produites par “la
misère et de la frustration sexuelle” ou par des “attitudes
névrotiques liées à l’angoisse et à l’impuissance
orgastique”. Là où nous suivrons plus difficilement Reich c’est
lorsque l’adjectif “sain” vient se substituer à ceux
traduisant l’aspect mélioratif de la sexualité. Et cet adjectif
revient souvent sous la plume de Reich. Qu’est ce qui peut être
défini comme “sain” ? Sur quel critères ? Qui décide ce qui
le serait ? Prenons l’exemple suivant. Reich évoque l’attitude
de l’individu parvenu à la puissance orgastique, “celui dont les
besoins génitaux de base sont satisfaits”, soit “l’individu
sain” selon Reich, pour ajouter que “le rapport avec une
prostituée devient impossible”, mais également disparaîtraient
“les fantaisies sadiques (...), l’idée de séduire des enfants,
les perversions anales, l’exhibitionnisme (...), et avec elles
l’anxiété sociale et les sentiments de culpabilité qui les
accompagnaient”, tout comme “la fixation incestueuse aux parents,
frères et sœurs perd de son intérêt, ce qui libère l’énergie
liée à ces fixations”. En mettant de coté la question de
l’inceste, comment ne pas parler ici de moralisme génital ? Ceci
étant évidemment lié à la focalisation de Reich sur la fonction
de l’orgasme. Sans doute, comme pour Freud auparavant, faut-il
distinguer l’aspect thérapeutique, dans ce climat de répression
sexuelle propre à l’Allemagne et à l’Autriche des années 20 et
30, de la volonté de théorisation. Aujourd’hui cependant on
constate que le reichisme se trouve plus ou moins absorbé par la
sexologie. Ici c’est d’une hygiène sexuelle qu’il conviendrait
de parler. Dans la mesure où la sexologie évacue l’aspect
“politique et social” du rechisme pour n’en conserver que le
“sexuel”. Car force est de reconnaître qu’ il existe un
hygiènisme sexuel chez Wilheim Reich. Si l’on ajoute, non sans
ironie, que le “sexuellement correct” a pris d’une certaine
façon naissance vers 1920 dans le cabinet d’un psychanalyste
hétérodoxe de Vienne, nul n’était censé savoir à ce moment là
ce qu’il en adviendrait. </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">L’oeuvre
de Reich a d’abord été reçue de part le potentiel
révolutionnaire qu’elle renfermait. Elle donnait le ton, si l’on
peut dire, dans un climat où la “libération sexuelle” se
trouvait en première ligne dans des milieux gauchistes, voire
anarchistes. C’était cependant paradoxal de se référer à une
“révolution sexuelle” qui par ailleurs stigmatisait, du point de
vue reichien, des comportements ne relevant pas de la sphère
génitale proprement dite. Je retiens principalement que la pensée
reichienne pour qui la sexualité représente l’élément
fondamental de la vie d’un individu ne prend pas en considération
</span><span lang="en-US"><em>toute
</em></span><span lang="en-US">la
sexualité (l’érotisme, par exemple, lui est complètement
étranger). Elle aménage sur un plan médical, à visée
thérapeutique, la sexualité de “Monsieur tout le monde”,
dominante, admise, en pointant les dysfonctionnements qui
limiteraient son expression, ou en s’en prenant aux instances
morales qui réduisent l’accès au plaisir de tout un chacun. Je ne
le discuterai pas. Pourtant, ce que Reich exclut, cette “sexualité
malsaine”, qui va jusqu’à comprendre l’onanisme et
l’homosexualité, aurait mérité de la part d’un psychanalyste
“différent”, révolutionnaire de surcroît, un autre traitement
que celui qui nous est administré dans de nombreuses pages. Sans
pour autant faire de Reich un puritain il fallait le souligner.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
(3) Il est cependant
loin de faire plus court que Sade écrivant : “Pour réunir
l’inceste, l’adultère, la sodomie et le sacrilège, il encule sa
fille mariée avec une hostie”.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
(4) Dans cette liste
figure Mme Kosciusko-Morizet, ministre du gouvernement Fillon au
moment où nous écrivons ces lignes.
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
(5) Jacques Rancière
est l’un des rares penseurs et philosophes à s’y référer. On
regrette que ce type d’analyse, que l’on retrouve de manière
lacunaire chez le Rancière des dix dernières années, n’ait pas
encore fait l’objet d’un livre en particulier.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US">(6)
Le plus remarquable dans </span><span lang="en-US"><em>Revelge
</em></span><span lang="en-US">est
la manière dont Mahler détourne l’aspect martial et codé de la
musique militaire pour le transformer en un cri de révolte contre la
condition faite aux soldats (la piétaille), et ce partant à la plus
grande partie de l’humanité. La musique de Mahler s’insurge
contre ce qui se trouve mis ici sous le boisseau par la norme
esthétique, à savoir l’identification avec les victimes. On
ajoutera que </span><span lang="en-US"><em>Revelge
</em></span><span lang="en-US">est
l’une des matrices de la </span><span lang="en-US"><em>Sixième
symphonie, </em></span><span lang="en-US">dite
tragique. Le terrifiant “cortège de fantômes” du premier
mouvement de la </span><span lang="en-US"><em>Neuvième
symphonie </em></span><span lang="en-US">fait
quant à lui écho aux chants de soldats du </span><span lang="en-US"><em>Das
Knaben Wunderhorn </em></span><span lang="en-US">dont
est extrait </span><span lang="en-US"><em>Revelge.</em></span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US">Avec
l’opéra </span><span lang="en-US"><em>Wozzeck
</em></span><span lang="en-US">d’Alban
Berg nous retrouvons le soldat du cycle mahlérien mais avec cette
dimension supplémentaire que confère le livret. Le personnage
Wozzeck devient la double victime d’une société qu’incarnent à
des titres différents le capitaine, le docteur et le tambour major :
il est à la fois la victime d’un ordre social et celle de la
raison mentale. Plus que dans la pièce de Büchner, l’adaptation
musicale de Berg confond cette double aliénation au point de faire
de Wozzeck la personnification du malheur universel. Aucune oeuvre du
répertoire lyrique ne nous avait encore si justement et si
tragiquement parlé de la condition humaine.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
(7) Celle des
impertinences télévisées, des petites subversions et des rebelles
médiatiques.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US">(8)
Dans le numéro 23-24 (novembre 2007) de la revue </span><span lang="en-US"><em>Lignes
</em></span><span lang="en-US">consacré
à “Vingt années de la vie politique et intellectuelle”.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
(9) Consultable sur
le site “L’herbe entre les pavés” :
http://www.lherbentrelespaves.fr/
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US">(10)
</span><span lang="en-US"><em>Le
surréalisme mis à mal par ses “propriétaires” mêmes, et
autres considérations à l’avenant </em></span><span lang="en-US">:
consultable sur le site “L’herbe entre les pavés” :
http://www.lherbentrelespaves.fr/</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
(11) L’un des
derniers exercices en date ne provient pas d’une gazette mais d’un
blog (“Le Cri du Gonze”) sous la plume d’un dénommé Lemi.
Dans un article (dont le titre “De l’exclusion en avant-garde :
Breton Vs Debord, le combat des papes”, annonce bien la couleur)
qui reprend la plupart des lieux communs que l’on peut lire depuis
longtemps sur le sujet, parmi de nombreuses inexactitudes je n’en
relève qu’une, mais de taille : Asger Jorn aurait été exclu de
l’I.S. ! Dans le registre “malhonnêteté intellectuelle” il
parait difficile de faire mieux. Un tel talent devrait trouver à
s’employer. Mais que font les journaux ! On se demande cependant
dans quelle mesure le plumitif (qui, détail intéressant, cite parmi
ses “témoins à charge” un Patrice Delbourg, plus connu
aujourd’hui comme plagiaire que comme poète) ignore le rôle
important joué par Jorn au sein de l’I.S., et la profonde amitié
qui le liait à Debord. A la question de savoir si Lemi est un
imbécile ou un faussaire, nous répondrons : les deux mon Capitaine
!</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US">Cet
exercice, parmi d’autres, peut être rangé dans la rubrique
“néo-hussard” repérée dans </span><span lang="en-US"><em>Avez-vous
déjà giflé Aragon ? </em></span><span lang="en-US">(ce
courant relayant les staliniens dans la célébration d’Aragon
depuis la disparition des seconds). Cette tendance a comme il va de
soi la faveur des médias.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US">(12)
Cette correspondance a déjà fait couler beaucoup d’encre.
L’absence de lettres, entre autres correspondants, de Michèle
Berstein, son ancienne compagne, prive certainement le lecteur
d’aspects “personnels” de Debord. On relève des absences d’un
autre type, plus préjudiciables pour nous. Il faut pour l’expliquer
revenir en arrière. En rappelant que l’interdiction en 1999, à la
demande d’Alice Debord et des éditions Fayard, de l’ouvrage
publié l’année précédente par Jean-François Martos
(</span><span lang="en-US"><em>Correspondance
avec Guy Debord </em></span><span lang="en-US">),
et quelques unes de ses conséquences, même indirectes, privent le
lecteur d’importants documents sur Debord, et en particulier d’une
lettre adressée par lui le 9 septembre 1987 à Jean-Pierre Baudet et
Jean-François Martos. On consultera à ce sujet </span><span lang="en-US"><em>Du
temps que les situationnistes avaient raison </em></span><span lang="en-US">(sur
le site de “L’herbe entre les pavés” :
http://www.lherbentrelespaves.fr/ ), et en complétant cette lecture
par </span><span lang="en-US"><em>Sur
l’interdiction de ma correspondance avec Guy Debord </em></span><span lang="en-US">par
Jean-François Martos (Le fin mot de l’histoire, BP n° 274, 758666
Paris cedex 18), et celle de </span><span lang="en-US"><em>Signé
X </em></span><span lang="en-US">sur
le site “Les amis de Nemesis”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US">(13)
Pour faire écho à ce que l’on disait plus haut de Guy Debord, le
rapport d’André Breton avec l’argent se trouve bien mis en
valeur dans une parution récente, </span><span lang="en-US"><em>Lettres
à Aube </em></span><span lang="en-US">(sachant
que la correspondance de Breton, qui sera publiée à partir de 2016,
en donnera maints exemples supplémentaires). Dans l’une de ces
lettres, Breton reproche à sa fille Aube, âgée de 15 ans, ses trop
grandes facilités à l’égard de l’argent (“On a parlé trop
librement devant toi des difficultés matérielles que pourraient
connaître - avaient toujours connu et connaîtront toujours - des
gens comme moi, et conséquemment Élisa, pour que tu ne comprennes
pas que tu dois observer dans ce domaine quelque mesure”). Alors
que la demoiselle avait sans doute dû se regimber, son père lui
répond en ces termes : “Si tu commences à ton âge à me
connaître un peu, tu dois savoir que je n’ai pas misé ma vie sur
l’argent. Je n’en débattrai pas avec toi plus qu’avec
quiconque, ni aujourd’hui ni un autre jour”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US">(14)
Breton, pour l’illustrer, cite alors comme exemple de “grand
message isolé” celui de Malcolm de Chazal. Ce poète mauricien n’a
pas été sans grandement attirer l’attention en 1947 avec son
étonnant </span><span lang="en-US"><em>Sens
plastique. </em></span><span lang="en-US">Chazal
parait relativement oublié aujourd’hui. En tirer des conclusions
sur la portée du constat d’André Breton serait cependant
prématuré : la voix de Malcolm de Chazal étant d’un timbre et
d’un métal que tôt ou tard l’on redécouvrira.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US">(15)
Le texte “</span><span lang="en-US"><em>Le
retour de Bernanos</em></span><span lang="en-US">“
peut être consulté sur le site “L’herbe entre les pavés” :
http://www.lherbentrelespaves.fr/</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
(16) A l’exception
notable d’Adorno.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
(17) Certains de
ceux-ci répondront qu’ils ont la chance de faire un métier qui
leur plaît et dans lequel ils se réalisent. C’est certainement
vrai pour une partie d’entre eux (qui ne représentent qu’une
petite minorité), mais reste discutable pour les autres.
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Il
faudrait ici prolonger l’analyse faite par Debord dans </span><span lang="en-US"><em>La
véritable scission </em></span><span lang="en-US">sur
le cadre, défini comme “l’homme absolument </span><span lang="en-US"><em>dépendant
</em></span><span lang="en-US">qui
croit devoir revendiquer la liberté même, idéalisée dans sa
consommation semi-abondante”. A ce trait, caractéristique,
j’apporterai la précision suivante : le cadre qui est assez payé
pour consommer plus que les autres tient à se distinguer du tout
venant consommateur par une consommation ostensiblement culturelle.
La culture se trouve là élargie à des domaines tels que
l’alimentation (biologique il va de soi) et le vin, qui même
prennent le pas sur ceux renvoyant à une conception plus
traditionnelle de la culture. Autre donnée à prendre en compte : la
relation du cadre à son travail, ou ce qu’il est convenu d’appeler
“L’investissement professionnel” . Qu’on lui demande de
consacrer du temps, et encore plus de temps à son activité
professionnelle, ou qu’il se croit obligé de le faire “eu égard
ses responsabilités” le résultat reste le même. Le cadre met
régulièrement en avant quelques bénéfices secondaires pour
masquer sa dépendance ou son aliénation et le justifier à la
mesure de l’importance qu’il accorde à cette même activité
professionnelle. A la différence de l’ouvrier qualifié
d’autrefois, soucieux de “bien faire son travail” (mais qui en
restait là, et dans le meilleur des cas se consacrait le reste du
temps à “la sociale”), l’investissement professionnel du cadre
dépasse le cadre de la sphère proprement dite du travail. C’est
pour les “personnels cadre” que l’on concocte en priorité des
séminaires, des cessions d’étude ou des thérapies de groupe dont
la finalité est de contribuer à l’harmonisation du participant
avec son environnement professionnel et à renforcer sa dépendance
“psychique” envers l’entreprise. Le cadre qui dit se réaliser
à travers son travail, et entend le faire savoir, n’est jamais
complètement dupe de ce qu’il prétend. Mais son souci de
préserver l’image qui s’attache à sa fonction, et celle d’être
à la hauteur des tâches qu’on lui confie prend le pas sur toute
autre considération. On peut, en extrapolant quelque peu,
raisonnablement penser que le cadre envie secrètement cet “homme
libre” évoqué plus haut par Bernanos (et dont nous pourrions
trouver des équivalents chez nos auteurs préférés) que parfois il
rencontre dans la vie ou à travers ses lectures. Pourtant, la force
des choses, la nécessité de correspondre au rôle assigné,
l’obligation d’aligner son mode de vie sur son statut social, une
fatalité en quelque sorte, finissent par l’emporter.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Faire état du
malaise, et plus que du malaise auquel l’actualité de ces derniers
temps nous confronte avec le suicide de plusieurs cadres à
France-Telecom ou ailleurs, confirme - plus qu’infirme - cette
analyse. Les conditions de travail expliquent en grande partie ces
suicides, mais ne pas soulever ici le lièvre de l’investissement
professionnel reviendrait à passer complètement à coté de la
question.
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><br /></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">.</p>
<h3> AUTRE DIALOGUE ENTRE
LE VOYAGEUR ET SON OMBRE</h3>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">.</p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
“<em>Je suis de
beaucoup l’homme le plus terrible qu’il y eut jamais ;</em></p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
<em>cela n’exclut
pas que je devienne le plus bienfaisant. Je connais</em></p>
<p align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US"><em>la
joie de </em></span><span lang="en-US">
détruire </span><span lang="en-US"><em>à
un degré qui est conforme à ma </em></span><span lang="en-US">force
</span><span lang="en-US"><em>de</em></span></p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
<em>destruction. Dans
les deux cas j’obéis à ma nature dionysienne</em></p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
<em>qui ne saurait
séparer une action négative d’une affirmation. Je </em>
</p>
<p align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US"><em>suis
le premier </em></span><span lang="en-US">immoraliste.
</span><span lang="en-US"><em>C’est
ainsi que je suis le </em></span>
</p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
<em>destructeur par
excellence.</em></p>
<p align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
<span lang="en-US">Nietzsche</span></p>
<p align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US"><br /></span></p>
<p align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US">.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
L’OMBRE : J’ai
du mal à te suivre quelquefois...</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
LE VOYAGEUR : Pour
une ombre, reconnais...</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Ne m’interrompt
pas ! Même si tu t’en défends, ou t’en défendrais, je trouve
que tu pêches par optimisme par moments.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : C’est moi qui
ne te suis plus. Que veux tu dire par là ?</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Disons que tu
l’exprimes sur le mode de la politique de l’autruche. Tu as beau
te moquer d’un tel en l’assortissant d’une métaphore sportive,
tu fais comme lui : tu bottes en touche.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : Pourrais-tu
être plus précis.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Il y a des
mensonges par omission. Et cela vaut aussi pour l’optimisme en ce
qui te concerne. Tu sembles placer l’art au dessus de tout,
pourtant tu n’es pas capable de citer le nom d’un artiste
contemporain digne de l’importance que tu accordes à la chose en
question. Qu’en est-il aujourd’hui, pour reprendre la formulation
de Breton, des “grandes voix isolées de ce temps” ?</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : Bon... D’abord
tu ne m’as pas lu avec toute l’attention nécessaire. Je cite
trois noms à un moment donné. Mais pas exactement dans le sens que
tu viens d’indiquer, je te le concède. Il y a un double aspect
dans ta question. Tu as raison d’insister sur l’importance que
j’accorde à l’art mais je n’ai jamais écrit que je le mettais
au dessus de tout. En revanche, je veux bien admettre que rien n’a
plus d’importance à mes yeux que la poésie.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : A te lire
pourtant, n’est ce pas la même chose, l’art et la poésie ?</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : Oui et non. La
façon dont je procède peut le laisser entendre. Mais si l’on sait
lire entre les lignes...</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Là tu m’en
demandes trop !</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : Enfin, pour
répondre à ta précédente remarque, je voulais en premier lieu
souligner qu’il en va de l’art comme du reste (la politique et le
social, pour simplifier) en ce qui concerne les possibilités que
nous aurions encore aujourd’hui, pardonne moi de citer une nouvelle
fois André Breton, de “transformer le monde” et “changer la
vie”.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : C’est à dire
?</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : Ici la marge,
comme je le dis quelquefois, s’est sensiblement rétrécie. Ou elle
parait plus étroite que jamais. C’est d’ailleurs depuis cette
marge que j’écris. Même si elle se réduisait davantage, la
capacité de refus ou les expressions de révolte que je rencontre
encore chez certains individus ne peut que m’inciter à poursuivre
ce genre de discours. Et puis, comment faire autrement quand on est
ce que je suis, et que le monde est ce qu’il est. Comme l’écrivait
l’excellent Benjamin Péret : “Je ne mange pas de ce pain là”.
Est-ce là de l’optimisme, du pessimisme ? Je ne saurais dire. A
moins d’évoquer un pessimisme raisonné.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Je comprends le
principe, ta démarche si tu préfères. Pourtant, dans les faits,
comment cela se traduit-il ? En partant de la politique et du social,
puisque tu viens de les mentionner, que pourrais-tu dire de plus ? Tu
laisses le lecteur sur sa faim, quelquefois.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : A savoir ?</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Dans les
paragraphes de la première partie consacré au progrès on ne sait
pas, pour citer un seul exemple, ce que tu penses du nucléaire.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : J’y suis
hostile, bien évidemment.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Alors pourquoi
ne pas l’écrire ?</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : Excuse moi,
mais j’entendais préciser le cadre dans lequel ce genre de
discussion - celle portant sur ce qu’il faudrait conserver ou pas,
des techniques et technologies, de leurs secteurs d’activité plus
précisément - devrait avoir lieu. C’est ce qui m’importe. Je ne
tenais pas à décliner mes préférences ou mes souhaits. Il ne
s’agissait pas pour moi d’entrer dans les détails de la
question. Je voulais avant tout définir ce cadre (celui de la
démocratie donc) pour mieux souligner l’inanité des positions
technophile et technophobe. L’obligation de choisir entre deux
positions antagonistes, ou prétendument telles, revient de tant à
autre dans l’histoire, sous des formes certes différentes...</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Prétendument
telles ?</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : Laisse moi
finir. On te somme de choisir entre deux camps, deux maux ou deux
illusions. J’ai cité l’exemple de Breton en 1947. En insistant
sur ce qu’impliquait pour les surréalistes pareil refus : ne pas
transiger de leur point de vue sur la question de l’émancipation
du genre humain. On pourrait aujourd’hui, dans une toute autre
perspective, prendre l’exemple du Proche orient avec les islamistes
du Hamas et les faucons israéliens de toutes tendances. Les uns et
les autres s’entendent sur l’essentiel : conserver le statu quo.
Les premiers en entretenant l’illusion qu’Israël pourrait être
vaincu militairement, les seconds en brandissant l’épouvantail
islamiste pour justifier leur politique d’apartheid. Les uns et les
autres ont tout à perdre de l’existence, au coté d’Israël,
d’un état palestinien...</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Si nous
revenions à nos moutons.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : Le schéma,
toute proportion gardée, n’est pas sensiblement différent avec
nos technophiles et technophobes. Les uns ont également besoin des
autres, et réciproquement, pour désigner quelque mal absolu. Celui
d’un retour au Moyen âge, voire à celui des Cavernes d’un coté,
ou de l’inéluctabilité d’une catastrophe pour les autres.
Certains même te diront que celle-ci a déjà eut lieu.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Tu les renvoies
dos à dos.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V Je préférerais
parler d’un espace, allant s’élargissant - le cadre évoqué
précédemment - pour les tenir à bonne distance.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Ne te leurres
tu pas sur la démocratie ? Tu risques de connaître quelque
déconvenue à vouloir enfourcher comme tu le fais ce cheval de
bataille. Il y a eu voilà plusieurs mois une consultation éminemment
démocratique en Suisse qui laisse, c’est le moins qu’on puisse
dire, circonspect.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : Tu fais bien de
le rappeler. Mais de quoi parlons nous en réalité. Pas exactement
de la même démocratie. D’aucuns se gargarisent du mot tout en
évacuant la chose. Tu sais ce que je pense de la démocratie
représentative.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Je ne l’ignore
pas. Mais l’élection présidentielle devrait tous vous mettre
d’accord.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : Tu plaisantes !
Je ne vais pas revenir sur les raisons de sa mise en place en 1848.
Les républicains qui l’ont sorti de leur chapeau entendaient
justement contrecarrer ainsi toute révolte populaire. L’idée a
refait surface avec le retour de de Gaulle. C’était le genre de
costume dont avait besoin le général pour se donner totalement à
la France tout en la guidant au dessus du système des partis. Il y a
ensuite une regrettable focalisation sur l’événement qui
pervertissait l’idée même de démocratie. Je pense aux effets
pervers de l’invraisemblable légitimité donnée à Chirac en 2002
lors du second tour. Ce qui n’a pas été sans décomplexer une
droite qui a pu faire passer à la hussarde les réformes les plus
antisociales que la France ait connues depuis Vichy. C’est sur ce
fumier qu’a prospéré un Sarkozy avec les résultats que l’on
sait.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Tu ne
m’apprends rien. Mais quel nom donner alors à cette foutue
démocratie ?</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : Tout d’abord
je dirais que les gens devraient décider de ce qui les concerne à
tous moments et en tous lieux : à l’usine ou au bureau, dans un
quartier ou dans leur village, ou encore à travers leurs loisirs ou
services au quotidien. Ce qui entraîne à ces niveaux de décision
la disparition de la propriété privée et une réappropriation
collective selon les secteurs géographiques ou d’activité. Là
nous retrouvons notre fameux cadre. C’est à dire celui
d’assemblées souveraines élisant des délégués révocables à
tout moment. Il s’agit bien entendu de démocratie directe.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Enfin tu l’as
dit. Le principe est louable, certes. Pourtant ceci parait plus
facile à dire qu’à faire.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : Bien
évidemment. Mais le faire passe auparavant par le dire, que je
sache. Ma démonstration reste cependant incomplète. Il faudrait
reprendre l’histoire de la démocratie. Partir de la république
d’Athènes, en venir à celle de Florence, avant d’aborder les
périodes révolutionnaires des XVIIIe, XIXe et XXe siècle. En
particulier la Commune de Paris, la Catalogne de la guerre d’Espagne,
Budapest 56, mai 68. Nous sommes ici au carrefour des traditions
marxienne et libertaire avec les expériences dites des “conseils”
ou de “communisme de conseils”. Tout ceci est relativement connu
mais il convient de toujours le rappeler.
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Rien de
vraiment nouveau sous le soleil, donc. Il me parait pâlichon en ce
moment, tu ne trouves pas ?</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : Nous n’allons
pas recommencer notre discussion. En revanche ton histoire suisse
devrait nous permettre de prolonger notre conversation.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Tu ne vas pas
embrayer sur l’islamisme ? Le peu que tu en dis me satisfait.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : Non, je te
rassure. Je voulais ajouter qu’il importe que nous ayons deux fers
au pied. Le premier, nous venons d’en parler avec la démocratie.
Le second, je l’appelerai la radicalité.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Tiens donc !
Pour marcher vers quoi, un avenir radieux ?</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : Ton ironie est
déplacée, et plus vraiment de saison. J’entends là reprendre
l’une de tes objections, même si tu ne l’as pas formalisé
explicitement. Tu avais raison de parler d’un principe pour la
démocratie, et de vouloir le mettre à l’épreuve de son
application. Car celle-ci n’est pas sans le remettre en cause à
travers des exemples historiques, voire contemporains. Le même genre
de critique s’est reporté plus particulièrement sur
l’autogestion. Il ne s’agit pas d’autogérer la police,
l’armée, la prison, les secteurs publicitaires et nucléaires, et
tutti quanti, mais de créer les conditions, le type de société
soit, qui permettrait de s’en débarrasser. Le terme dépérissement
me semble pour ce faire le plus adapté. C’est ici qu’intervient
la radicalité. Il convient d’agir sur la cause profonde des effets
que l’on entend modifier. Ou, pour parler autrement, défendre un
point de vue qui n’entend pas transiger sur la question des fins.
Mais pas par n’importe quels moyens ! Là nous retrouvons la
démocratie. En décidant collectivement des choix qui seraient à
faire ici et là. Des choix, bien entendu, qui s’inscrivent dans
une perspective d’émancipation du genre humain. L’aspect
dialectique de cette relation ne t’a sans doute pas échappé. Mais
je ne voulais pas mettre la charrue avant les boeufs. De là, dans un
premier temps, ces deux fers au pied...</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : J’ai compris,
n’insiste pas. Vaste programme, quand même ! Je sais que tu n’es
pas le premier à tenir ce type de discours, loin de là. Et l’on
peut raisonnablement penser que tu ne seras pas non plus le dernier.
Pourtant, pour filer la métaphore, rien ne nous dit que ce ferrage
puisse s’effectuer dans les meilleures conditions. Tu en connais le
risque : marcher de guingois.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : Je ne vais pas
te répondre par la négative. L’histoire nous offre maints
exemples des difficultés qu’il y a, ou qu’il y aurait de
concilier ces deux impératifs. Pourtant, je le répète, et c’est
fondamental de le poser comme préalable : il faut l’une et l’autre
!</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : C’est curieux
que tu n’aies pas, depuis le début de notre dialogue, à une
exception près je crois, évoqué la révolution ou utilisé
l’adjectif révolutionnaire. Tu ne t’en prives pourtant pas dans
ce que j’ai lu.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : Je
l’expliquerais par la tournure qu’a prise notre discussion. J’ai
cependant retenu de la décennie 70 qu’il ne fallait pas trop
fétichiser le mot. Il parait préférable de décrire la chose,
quitte, le cas échéant, à se passer du mot.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Je te trouve
bien prudent, brusquement. Si tu veux dire par là que le terme
révolution a été mis à toutes les sauces, et qu’il faudrait
chaque fois lui donner le sens qu’il conviendrait pour savoir de
quoi l’on parle, je pourrais te renvoyer le compliment pour ce qui
concerne la radicalité.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : Je ne peux
qu’être d’accord. D’ailleurs, dans ce que tu as lu, je n’en
abuse pas.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Je le
reconnais.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : Ceci pose aussi
la question du langage, de la perte du sens des mots...</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Une autre fois,
s’il te plaît. Il commence à se faire tard.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : En ce début de
XXIe siècle, nous sommes confronté au choix suivant : d’un coté
la radicalité, ou l’exigence de radicalité ; de l’autre les
différents modes d’aménagement de ce monde. Je ne confonds pas
ceux-ci, il va de soi. Certaines circonstances pourraient nous
contraindre à défendre l’un de ceux-ci dans la mesure où le
choix indiqué plus haut deviendrait impossible. Tu me suis ?</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Jusqu’à
présent, oui.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : Sauf que ce
genre de situation appartient au passé. Les formes que prend
aujourd'hui la domination, du moins dans les pays dits développés,
rendent caduques des scénarios de ce type. Mais cette hypothèque
levée l’horizon n’en est pas dégagé pour autant. Il est même
particulièrement encombré par des nuées. J’ai indiqué en quoi
ce brouillage relevait d’une confusion propre à l’époque. Je
m’y suis suffisamment attardé pour ne pas y revenir. Et rien ne
vaut pour dissiper de telles nuées que le vent salubre de la
radicalité. C’est aussi une manière de dire que la vieille
opposition réformiste / révolutionnaire devient inadéquate.
Pendant longtemps ce dilemme, cette distribution des rôles ont
prévalu. Le terme réformiste a perdu le peu de crédit qui lui
restait depuis que la réforme est devenue l’impératif catégorique
de la droite depuis 2002 dans l’hexagone. C’était là couper
l’herbe sous le pied de la gauche réformiste, voire, de manière
moins frontale, mais plus en profondeur, de toute pensée entendant
concilier “dissensus” et “consensus”. Non sans souligner, en
amont, le rôle joué par cette intelligentsia qui a en quelque sorte
ouvert la boite à pandore en mettant cette même réforme au service
des intérêts de ce qu’elle considérait finalement comme étant
“le moins mauvais des mondes possibles” : celui d’une
rénovation du capitalisme dictée par les impératifs de la
mondialisation. Nous en avons vu ici et là les effets.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Et ceci
t’incite à l’optimisme ?</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : Encore ton
optimisme ! N’ai-je pas précédemment évoque mon pessimisme
raisonné ?</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Comment
s’exprimer, sinon ? Nous n’allons pas reprendre notre dialogue là
où nous l’avons commencé. D’ailleurs le soleil décroît
sérieusement.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : J’aurais pu
commencer par l’anecdote suivante. Mais elle me semble plus à sa
place pour conclure. Je lisais, ou plutôt relisais dans le métro
l’un des ouvrages que j’ai cité dans mon texte, quand un homme,
à coté de moi, m’a interpellé au sujet d’une phrase que
j’avais précédemment soulignée pour me signifier son accord. Une
discussion s’est ensuivie, portant principalement sur le
surréalisme. L’homme, un professeur de philosophie, après
quelques minutes de conversation m’a alors dit être pessimiste. Je
lui ai répondu que je ne l’étais sans doute pas moins que lui
mais que je n’entendais surtout pas confondre le pessimisme avec le
renoncement ou la résignation.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Dépêche toi,
je ne t’entends presque plus.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : L’homme a
d’abord semblé surpris, puis, après quelques secondes de silence,
il m’a dit : “Vous avez certainement raison”. Il s’est alors
levé pour me serrer la main en ajoutant : “Oui, je pense que vous
avez raison”.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
O : Je...</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
V : Mais je ne te
vois plus... Où es tu ?</p>
<p lang="en-US" align="RIGHT" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
Max Vincent</p>
<p lang="en-US" align="RIGHT" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"> janvier 2010</p>Réflexions partielles et apparemment partiales sur l'époque et le monde tel qu'il va 1/2urn:md5:f04014b3ae70821341fee7fa93a5f3482010-01-01T12:09:00+01:002013-07-04T07:52:54+02:00Max VincentCritique socialeAdornoAragonBenjaminDebordEDNISMicheaPolitiqueSituationnistesSurréalistes <p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US">INTRODUCTION
</span><span lang="en-US">(pages
3 à 10)</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
1) LES DEUX
JEAN-CLAUDE (MICHÉA, MILNER) NOUS MÈNENT EN BATEAU</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US"> a) Mode d'emploi pour saborder la flottille michéenne (11 à 53)</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US"> b)
Comment arraisonner <em>L'arrogance du présent</em> </span><span lang="en-US"><em> </em></span><span lang="en-US">(54
à 72)</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US">2)
MAI 68, ENCORE </span><span lang="en-US">(73
à 93)</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
3) UN ÉTAT DES
LIEUX</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US"> a) Sur les moeurs (94 à 129)</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> b) Sur l'art (et la poésie) (129 à 150)</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> d) Sur l'éthique (150 à 186)</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US">AUTRE
DIALOGUE ENTRE LE VOYAGEUR ET SON OMBRE </span><span lang="en-US">(186
à 195)</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US"><br /></span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US">.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US"><br /></span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US">.</span></p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
<em>Le rétablissement
de l’homme s’opérera fatalement sur le monceau</em></p>
<p align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US"><em>de
</em></span><span lang="en-US">
tout </span><span lang="en-US"><em>ce
qui l’a fait</em></span></p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
André Breton</p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
<em>Le travail de la
critique révolutionnaire n’est assurément pas d’amener</em></p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
<em>les gens à croire
que la révolution deviendrait impossible</em></p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
Guy Debord</p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><br /></p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><br /></p>
<h3> INTRODUCTION</h3>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Dans une lettre
adressée en décembre 1938 à son ami Théodor W. Adorno, Walter
Benjamin écrit ceci : “Dans mon travail, j’essayais d’articuler
les moments positifs aussi nettement que vous y êtes parvenu pour
les négatifs. Je vois donc qu’une des forces de votre travail
réside là où le mien trahissait une faiblesse”. Ne pourrait-on
pas dire la même chose de chacun de ceux dont le “travail”
s’articule autour d’une telle polarité ? Et puis, par delà le
cas particulier du livre sur Baudelaire ayant provoqué cet échange
épistolaire, cette remarque ne renvoie-t-elle pas à toute pensée
critique cherchant dans la négativité des raisons d’espérer en
un monde meilleur ? Essayer d’y répondre nécessite de replacer ce
propos dans ce monde qui est le notre. Deux premières constatations
peuvent être avancées. Benjamin, déjà, dans ce fragment de
correspondance, traduisait quelque chose d’une relation
déséquilibrée entre les pôles “positif” et “négatif” de
ce qui perdurerait comme exigence critique. La nouveauté serait que
ce négatif là, du moins sous des aspects bien particuliers, très
partiels (sur lesquels je reviendrai dans le détail), apporterait
autant d’eau au moulin de ce monde là (auquel le terme de “société
du spectacle” rend le plus justice) qu’il ne fourbirait comme il
va de soi des armes à l’un des deux “partis” s’affrontant
depuis des lustres, celui justement qui voudrait que cette société
disparaisse.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Il faut cependant
revenir en arrière pour relever les prémices de ce constat. Aux
formes classiques de reproduction du monde tel qu’il va, bien
analysées par de bons auteurs, d’autres, plus inédites, initiées
par d’anciens ennemis de cette société (ou considérés tels),
sont venues apporter du sang neuf et une nouvelle légitimité à la
cause jadis combattue. C’est traduire la capacité de la dite
société à recycler une partie de ceux qui la combattaient (ou
étaient censés la combattre) pour redonner de l’élan à une
machine sociétale qui s’essoufflerait. Une première vague,
constituée par les anciens communistes, parait trop disparate ou
trop localisée (c’est plutôt du coté des historiens qu’elle a
donné des résultats) pour être véritablement prise en
considération. La vague suivante, en revanche, celle des anciens
gauchistes, de part son importance quantitative et “qualitative”,
mérite qu’on lui consacre plus de place. D’abord à l’aune de
deux facteurs jouant un rôle de vases communicants : le phénomène
générationnel et mai 68. L’opération dite des “nouveaux
philosophes” avait représenté un premier ballon d’essai.
D’autres, moins médiatisées, enfonceront le clou : portant
indifféremment le nom de démocratie représentative, de libéralisme
ou de droits de l’homme sur fond d’horizon indépassable du
capitalisme. On remarque également qu’en quittant le gauchisme ses
anciens cadres ne sont pas pour autant tombés dans l’anonymat.
Bien au contraire si l’on en croit les “brillantes carrières”
de nombre d’entre eux (la règle n’est pas absolue mais la
tendance très forte) : un tel s’est recyclé dans les médias et
l’édition, tel autre dans la haute administration ou la publicité,
tel autre encore au Parti socialiste. C’est dire que ceux-ci et
ceux-là occupent des positions stratégiques dans des lieux
influents. Enfin ces “nouveaux convertis” (plus tellement de
fraîche date au moment où nous écrivons) apportaient un réel
savoir-faire, des compétences et une pugnacité qui, sur le plan
idéologique, n’étaient nullement dédaignés en ces temps de
giscardisme ou de mitterrandisme. On verra, dans la partie (la
seconde) consacrée à mai 68, en quoi les “événements” se
trouvent aussi récupérés et recyclés par ceux qui, faute d’avoir
su “révolutionner” le monde, se sont mis à le gérer au mieux
de leurs intérêts (ou de ceux qui les emploient).</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Il ne s’agit ici
que d’un rappel : le sujet, maintes fois traité, est aujourd’hui
bien connu. Il n’en va pas de même d’une troisième vague, moins
conséquente, moins repérable, plus récente : celle des anciens
“radicaux”. Alors que les deux premières vagues possédaient de
nombreux traits communs, celle-ci se distingue des deux précédentes
principalement sur un point précis : elle recycle moins des
individus (la moindre notoriété acquise dans les milieux radicaux
l’explique en partie) que des idées ; du moins certaines, je dirai
plus loin lesquelles. Il y a cependant une logique qui prévaut dans
les trois cas de figure : les uns et les autres finissent par brûler
ce qu’ils avaient jadis adoré (avec toutes les nuances que l’on
voudra selon l’appartenance à l’une de ces vagues, ou pour des
raisons plus strictement biographiques). Ou encore, pour le dire
autrement, les critiques, autrefois adressées au pouvoir (quelque
soit la forme alors donnée) et à ses représentants, se retournent
contre ceux qui persisteraient à vouloir “transformer le monde”
ou “changer la vie”. C’est dans le ton aussi que cette
troisième vague fait entendre sa différence. Les certitudes d’hier
se sont transformées en constatations désabusées. Parler de
révolution sociale ou d’affrontements dans une perspective
d’émancipation n’a plus aucun sens. Ce ne sont que des illusions
qui remettent toujours à plus tard la seule prise de conscience
possible : quoique nous fassions ou voudrions faire, c’est déjà
trop tard. On évacuera donc tout ce que peu ou prou recouvre le mot
radicalité tout en en conservant cependant la pose. Ceci n’étant
pas sans parfois abuser des esprits pourtant “avertis”. Sur le
mode de l’inversion, la notion de “progrès” devient la plus
sollicitée : elle finit par se confondre avec le “mal absolu”.
A ce jeu le “progressiste”, en terme d’opprobre, prend la place
jadis assignée au “réactionnaire”.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
S’il faut trouver
là un lointain précédent historique, le nom de Joseph de Maistre
peut être cité. Et avec lui le courant très justement qualifié de
“contre-révolutionnaire”. Ou bien se référer, en la dotant
d’un autre contenu, à l’expression philosophique que Nietzsche
appelait dans ses derniers ouvrages le “nihilisme passif”. Un
autre facteur, contemporain, doit être mentionné : la “fuite en
arrière” d’une écologie d’abord radicale, puis désignant la
société industrielle comme étant à l’origine de tous nos maux
et malheurs. D’où la mise en place de discours “catastrophistes”
ou spéculant sur “l’effondrement” de la civilisation
occidentale. Une autre manière, en quelque sorte, de réactualiser
une “fin de l’histoire” (ou encore de “fin du monde”) que
le brave Hegel, et longtemps après Fukuyama ne pouvaient certes pas
imaginer.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Ceci
posé, pour reprendre la formulation benjaminienne de “moments
négatifs”, je ne reviendrai que partiellement, incidemment ou de
façon indirecte sur ce triple recyclage : les deux premières vagues
ne feront l’objet que d’utiles ou indispensables rappels, et j’ai
consacré à la troisième, du moins sa composante
“anti-industrielle”, un petit essai auquel je renvoie le lecteur
</span><span lang="en-US"><strong>(1)</strong></span><span lang="en-US">.
Il ne sera cependant pas dit, bien au contraire, que nous en serons
quitte avec elle, comme on pourra le vérifier dans les première et
troisième parties de cet ouvrage. Donc, toujours pour illustrer ces
“moments négatifs”, mon choix s’est porté sur deux penseurs,
Jean-Claude Michéa et Jean-Claude Milner, dont les travaux me
paraissent chacun à leur manière symptomatiques de l’époque
présente, surtout dans la mesure où ceux du premier ne sont pas
sans entretenir la confusion (et sur un mode qui porte très
précisément la signature de l’époque), quand ceux du second
fascinent une fraction du monde intellectuel (tel le serpent fasciné
par la flûte du charmeur). </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Michéa
représente une bonne transition avec les paragraphes précédents si
l’on observe tout d’abord que ce philosophe renvoie aux trois
vagues évoquée plus haut. Cet ancien communiste a traversé une
période gauchiste, et plusieurs aspects de sa pensée entrent en
parfaite résonance avec les thèmes de prédilection des “anciens
radicaux”. Une telle lecture resterait pourtant partielle, voire
superficielle. Jean-Claude Michéa s’est fait connaître en
publiant un livre, </span><span lang="en-US"><em>Orwell
anarchiste tory, </em></span><span lang="en-US">alors
qu’il avait depuis longtemps quitté les rangs communiste et
gauchiste. C’est donc un “penseur indépendant”, si l’on
veut, qui apparaît en 1995 sur la scène intellectuelle pour ne plus
la quitter. Cet agrégé de philosophie n’a sans doute pas la
réputation de quelques uns de ses collègues, ni ne bénéficie au
sein de l’université d’un statut comparable à celui des
philosophes les plus en vue de sa génération. Cependant ses
lecteurs s’avèrent plus nombreux que ceux de la très grande
majorité de ces chers collègues. Sans que ce lectorat puisse être
comparé à celui qui fit, par exemple, la réputation et le succès
des duettistes Comte-Sponville et Ferry. Mais ceci parait
relativement secondaire en regard de la très grande diversité de
ces lecteurs. On parlera même de grand écart pour désigner, à
l’une et l’autre extrémité d’un large spectre, des
“réactionnaires” sur le mode Finkielkraut d’un coté, des
libertaires de l’autre. C’est particulièrement à ce titre que
nous nous intéressons à Michéa. Car on ne se concilie pas pareils
“publics” sans tordre le cou à un certain nombre de concepts. La
critique du libéralisme, devenue au fil de ses ouvrages la marque de
fabrique de Jean-Claude Michéa, qui passe chez lui par une volée de
bois vert adressée aux gauches et extrême-gauche (certes méritée
mais pas exactement pour les bonnes raisons), reprend une antienne
bien connue (la délinquance, l’insécurité, l’école, les
mœurs, etc.) en des termes d’analyses peu éloignés de ceux, pour
ne citer qu’un seul exemple, qui ont concouru à l’élection de
Sarkozy au printemps 2007. Ceci bien entendu (c’est toute la
différence) au nom d’une critique du capitalisme. Cette confusion
se trouve redoublée par le fait que les fondements de la pensée de
Michéa reposent sur une notion, la common decency, empruntée à
George Orwell (que l’on pourrait traduire par la “décence
commune” des “gens ordinaires”), qui sous la plume de notre
philosophe s’apparente à une fiction. Que peut-on construire sur
de telles fondations ? De l’anti-intellectualisme, soit ; une
défense et illustration du populisme, aussi ; la mise en accusation
de la modernité, également : donc de quoi satisfaire un public
déboussolé, recherchant d’anciens repères ou des certitudes à
bon compte. C’est bien court, et plus encore discutable.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Contrairement
à Jean-Claude Michéa, Jean-Claude Milner ne se trouve ici convoqué
qu’à travers son dernier ouvrage, </span><span lang="en-US"><em>L’arrogance
du présent. </em></span><span lang="en-US">Je
lui consacre également moins de place. Les brillants paradoxes de ce
linguiste et philosophe, j’en ai dit un mot, fascinent une partie
de l’intelligentsia. Pourtant, à condition de bien vouloir lire
cet auteur au plus près, les “morceaux de bravoure” qui font la
réputation de Milner reposent sur des postulats faux ou infondés.
Je dirai en quoi et pourquoi. Cependant Milner devient utile quand,
alors que la question semblait réglée par les intéressés, il
entend de nouveau justifier de longues années après les revirements
gauchistes sur un mode inusité. L’intérêt est double : la
démonstration de notre linguiste dépasse alors le cadre gauchiste
proprement dit et peut être élargi à d’autres (qui certainement
n’en demandent pas tant), et sa manière de reprendre en termes
choisis et sans appel la question éthique (à travers ce que Milner
appelle “l’infidélité”), nous permet de lui répondre avec la
même netteté. .</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Comment alors, pour
parler comme Benjamin, faire ressortir des “moments positifs” ?
En quoi les objectifs de l’émancipation, vers lesquels tend
également toute pensée résolument critique, restent envisageables
malgré les démentis que d’aucuns ne cessent de nous adresser, en
excipant de l’inéluctabilité du capitalisme tout comme du type de
société que celui-ci induit (ou réciproquement) ; ou encore, pour
d’autres, en arguant des illusions contenues dans toute pensée
révolutionnaire ou radicale ? Notre troisième partie s’y exerce
non sans difficultés. Le chemin est long, malaisé, semé
d’embûches, et conduit parfois dans des impasses. Et puis les
cartes ici déployées (celles des mœurs, de l’art et de la
poésie, de l’éthique) ne recouvrent pas tout le territoire.
Sachant aussi que leur mode d’emploi diffère sensiblement selon
les aspérités et les accidents du terrain, ou la manière de
déchiffrer les légendes respectives.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
La première de ces
cartes s’élargit d’ailleurs à quelques unes des portions du
territoire arpenté durant la première partie de cet ouvrage. C’est
vouloir, partant de Sade (voire de Fourier), aborder l’ensemble des
thématiques que l’on associe à la notion de “perversions
sexuelles” pour déboucher, via la pédophilie, sur le traitement
par nos sociétés développées de l’un des modes de contrôle et
de dressage des corps et des esprits par lequel le monde tel qu’il
va exerce sa domination. Ceci dans une perspective plus globale du
traitement de l’insécurité non pas tant, comme le prétend
l’idéologie dominante, pour répondre à une augmentation des
faits et comportements délictueux et criminels, que pour installer
la thématique sécuritaire au coeur même de la gestion de cette
société. Cela passe bien évidemment par une instrumentalisation de
l’insécurité proprement dite à des fins répressives, mais
également par le renforcement des dépendances et précarisations de
tous genres devant les dangers, risques et catastrophes qui menacent
(ou menaceraient) la dite société.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
En revanche, sur
l’art (et la poésie), des allers et retours sont nécessaires pour
aborder cette carte sous les angles requis : depuis l’hypothèse
d’une “fin de l’art” à celle de son dépassement ou de sa
réalisation dans un devenir révolutionnaire, en passant par
diverses occurrences que recouvrent les termes modernité et
postmodernité, ou encore par la capacité (dans le sens d’une
nécessité) pour chaque individu de vivre poétiquement dans l’ici
et maintenant à l’instar de ce que revendiquaient et préconisaient
les surréalistes. Les limites de cet ouvrage ne nous permettrons pas
de répondre à toutes les questions posées dans ce chapitre. Tout
comme il n’est nullement certain que des réponses complètement
satisfaisantes pourraient être malgré tout données en raison du
caractère hétérogène du sujet.
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Enfin la troisième
carte remet en perspective l’ensemble de cet ouvrage en en exposant
les ressorts subjectifs, et en reprenant sur le mode approprié, de
l’éthique donc, les raisons qui une fois de plus nous entraînent
à dire en quoi ce monde n’est pas le notre, et ce pourquoi nous
aspirons à vivre dans une société radicalement différente. Nous
serons, pour ce faire, bien accompagné puisque Guy Debord, André
Breton, Georges Bataille, viendront, chacun dans sa partition,
traduire ce sentiment avec les mots de la révolte, du refus, de la
poésie, de l’utopie, de l’excès, voire même du pessimisme ou
du désespoir. Une autre façon de dire, pour conclure, que là aussi
il existerait un certain point de l’esprit d’où les moments
“positifs” et “négatifs” évoqués par Benjamin cesseraient
d’être perçus contradictoirement.
</p>
<p style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US">(1)
</span><span lang="en-US"><em>Du
temps que les situationnistes avaient raison </em></span><span lang="en-US">:
consultable sur le site “l’herbe entre les pavés”
(http://www.lherbentrelespaves.fr/)</span></p>
<p style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US"><br /><br /></span></p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
1</p>
<h3>LES DEUX JEAN-CLAUDE
(MICHÉA, MILNER) NOUS MÈNENT EN BATEAU</h3>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
1) MODE D’EMPLOI
POUR SABORDER LA FLOTTILLE MICHÉENNE</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Jean-Claude
Michéa est un étrange philosophe. Le lire donne quelquefois le
tournis. Qu’on en juge. Michéa préconise la plus grande méfiance
à l’égard des médias officiels et accorde sans barguigner des
entretiens au </span><span lang="en-US"><em>Point
</em></span><span lang="en-US">et
au </span><span lang="en-US"><em>Nouvel
Observateur, </em></span><span lang="en-US">il
signe un ouvrage commun avec Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner
tout en passant pour un penseur “radical”, il est fasciné par
“l’intelligence exceptionnelle” du très élitiste Jean-Claude
Milner mais défend bec et ongles le populisme, cet infatigable
contempteur de mai 68 n’hésite pas à citer Guy Debord, etc.,
etc., etc.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Quel est donc ce
Protée de la pensée, ce Fregoli de la philosophie ? Est-ce un
dialecticien hors pair, capable de réconcilier tous ces contraires ?
Ou la dernière des baudruches à la mode ? Ou alors, tout
simplement, n’est-il rien de tout cela : mais un gars bien
ordinaire, comme dirait Charlebois, amoureux du football et des
plaisirs de la plage, que les hasards de l’existence et de
l’édition auraient propulsé sur le devant de la scène ?</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Le
lecteur des </span><span lang="en-US"><em>Essais,
articles et lettres </em></span><span lang="en-US">de
George Orwell qui entamerait la lecture des publications de
Jean-Claude Michéa par celle de son premier ouvrage, </span><span lang="en-US"><em>Orwell
anarchiste tory, </em></span><span lang="en-US">et
la poursuivrait par (citons dans l’ordre) </span><span lang="en-US"><em>L’enseignement
de l’ignorance, Impasse Adam Smith, George Orwell éducateur,
L’empire du moindre mal </em></span><span lang="en-US">et
</span><span lang="en-US"><em>La
double pensée </em></span><span lang="en-US">aurait
de bonnes raisons de s’interroger. Avait-il bien lu les six épais
volumes d’essais de l’écrivain anglais ? Ne serait-il pas
quelquefois passé à coté de son sujet ? Retournons la question. En
se référant de livre en livre, continuellement, voire
obsessionnellement à la notion proposée par Orwell de common
decency, Michéa ne sollicite-t-il pas le texte orwellien au point
d’en forcer le sens ?</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">A
cette objection, Bruce Begout, l’auteur d’un ouvrage paru en 2008
aux édition Allia, </span><span lang="en-US"><em>De
la décence ordinaire, </em></span><span lang="en-US">a
déjà répondu. Dans ce petit essai Begout, qui traduit “common
decency” par “décence ordinaire (et non “honnêteté” ou
“moralité”) précise qu’il faut également entendre là “un
comportement social et une certaine forme d’estime de soi”. Il
ajoute (nous en venons à notre objection) qu’il trouve
“regrettable que la traduction française des </span><span lang="en-US"><em>Essais,
articles et lettres</em></span><span lang="en-US">
(par ailleurs remarquable) n’ait pas rendu la “common decency”
par une formule unique, effaçant ainsi l’unité d’un concept
central”. Certes, mais les traducteurs pourraient lui répondre
qu’il n’y avait justement pas là matière à conceptualiser :
qu’ils ont traduit Orwell au plus près, au plus juste, en
conservant à cette notion de common decency son contenu équivoque.
D’ailleurs Begout l’admet quelques pages plus loin en
reconnaissant, “on le voit, il n’est pas simple de définir la
décence ordinaire, dans les différents emplois qu’il en fait,
Orwell n’en donne une définition univoque”. Ce qui entre pour le
moins en contradiction avec ce qu’il écrivait plus haut. Ne lisant
pas l’anglais, ni ne disposant d’une édition originale de ces
</span><span lang="en-US"><em>Essais...,
</em></span><span lang="en-US">j’en
resterais là. Cependant, là où Begout hésite, malgré tout, à
faire de cette common decency un concept, Michéa, sans pour autant
le formuler explicitement, n’a pas lui l’ombre d’une
hésitation.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">J’en
viens donc au premier ouvrage publié par Jean-Claude Michéa, </span><span lang="en-US"><em>Orwell
anarchiste tory. </em></span><span lang="en-US">Dans
ce livre Michéa revient plusieurs fois sur la common decency. Elle
se trouve d’abord définie par “ce sens commun qui nous avertit
qu’il y a des choses qui ne se font pas”. L’auteur ajoute plus
loin qu’il s’agit également d’une “perception </span><span lang="en-US"><em>émotionnelle
</em></span><span lang="en-US">que
quelque chose n’est pas juste”. Autre précision : “La common
decency inclut donc aussi bien les formes modernes du sens éthique
(...) que les formes d’obligation sociale plus traditionnelles, et
les moins individualisées (...) Orwell y adjoint même explicitement
des choses telles que l’affection, l’amitié, la bonté et même
la politesse ordinaire”. Enfin citons deux dernières occurrences,
plus ciblées : en premier lieu Michéa évoque l’intellectuel dont
la “révolte, on le voit, n’a nullement pour ressort la common
decency des prolétaires” ; quand la seconde traite du “principe
de cette immense normalisation culturelle (qui) a pourtant été -
Orwell l’avait prévu - la déconstruction méthodique de la common
decency, devenue avec le temps, l’exercice obligé de toute pensée
de gauche”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Ceci
posé, une rapide présentation de l’oeuvre de George Orwell n’est
pas inutile. Distinguons d’abord l’écrivain et romancier,
l’auteur de deux livres essentiels, </span><span lang="en-US"><em>La
ferme des animaux </em></span><span lang="en-US">et
</span><span lang="en-US"><em>1984
</em></span><span lang="en-US">qui
n’ont pas besoin d’être commentés. J’y adjoins </span><span lang="en-US"><em>Hommage
à la Catalogne </em></span><span lang="en-US">:
cet indispensable témoignage sur la guerre d’Espagne. Le reste de
la production littéraire et romanesque d’Orwell n’a pas la même
notoriété. Cela semble dommage pour </span><span lang="en-US"><em>Et
vive l’aspidistra ! </em></span><span lang="en-US">:
un roman étonnant, surprenant pour qui ne connaîtrait de l’écrivain
anglais que ses deux derniers et célèbres ouvrages. George Orwell,
le penseur, essayiste et critique, est aujourd’hui mieux connu en
France depuis la publication des </span><span lang="en-US"><em>Essais,
articles et lettres. </em></span><span lang="en-US">Ce
second Orwell parait plus problématique que le précédent. Pas tant
le critique du totalitarisme - où ces deux Orwell d’ailleurs se
confondent, (et au sujet duquel, mais avec d’autres moyens,
l’auteur de </span><span lang="en-US"><em>1984
</em></span><span lang="en-US">figure,
aux cotés d’Hannah Arendt parmi les penseurs ayant le plus
contribué à la compréhension de ce phénomène) - que le penseur
et vulgarisateur de cette fameuse common decency. </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">J’ajoute
qu’il existe aujourd’hui comme une sorte d’interdit critique au
sujet de George Orwell (et ceci dans des camps diamétralement
opposés, ce qui ne manque pas d’intérêt). Je n’évoque
nullement, il va de soi, les réponses à des articles visant à
salir l’homme par la mention de propos prétendument délateurs.
Orwell n’échappe cependant pas à la critique : quelques uns de
ses essais et articles sont discutables, pour ne pas dire plus. La
figure de “saint laïque” que d’aucuns font d’Orwell eut
certainement indisposé l’auteur de </span><span lang="en-US"><em>La
ferme des animaux </em></span><span lang="en-US">(par
delà, j’imagine, l’amusement d’une telle découverte).</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Le
livre de Bruce Begout, on l’a vu, aborde sous l’angle de la
common decency l’oeuvre de George Orwell. L’empathie dont fait
preuve l’auteur ne l’empêche pas pour autant de porter sur
l’écrivain anglais un regard contrasté. Begout apporte la
précision suivante : “La common decency est la faculté
instinctive (pour l’homme ordinaire) de percevoir le bien et le
mal. Elle est même plus qu’une simple perception, car elle est
réellement </span><span lang="en-US"><em>affectée
</em></span><span lang="en-US">par
le bien et le mal”. Si pour Orwell, d’après Begout, les hommes
ordinaires ne sont pas exempts de défauts (Orwell se plaint de leur
apathie à défendre la liberté de la presse, de leur attentisme, ou
de leur apolitisme), en revanche leurs qualités typiques (retour sur
la common decency définie ici à travers “le sens du partage,
l’entraide entre les gens simples, la méfiance vis à vis toute
autorité”) les distingue fondamentalement, poursuit Begout, des
intellectuels. D’où cette opposition chez Orwell, indispensable,
entre la décence des gens ordinaire et l’indécence des
intellectuels.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
L’anti-intellectualisme
de George Orwell ne se confond pas, précise Begout, avec celui de la
droite réactionnaire accusant l’intellingentsia d’être
responsable de la décadence morale et du déclin de la société.
Orwell reproche aux intellectuels d’être coupés du monde de la
vie quotidienne, de vivre dans le monde des idées, et donc de
privilégier avant tout l’idéologie : ce qui les entraînerait à
mépriser des valeurs aussi fondamentales que la liberté et la
moralité avec comme conséquence dans les années trente
l’enrôlement des intellectuels dans les partis totalitaires.
Begout reconnaît cependant qu’Orwell “scrute cette continuelle
mainmise de la “mentalité totalitaire” chez les intellectuels
avec une persévérance qui frise parfois l’obsession”. Sans
vouloir pour l’instant entrer dans le débat je résumerai ces
propos par la formule suivante, d’Orwell : “Les gens ordinaires
vivent toujours dans un monde de bien absolu et de mal absolu, monde
dont les intellectuels se sont depuis longtemps détachés”.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Tout ceci n’est
pas fondamentalement faux mais cette vision pour le moins
schématique, des gens ordinaires et des intellectuels, n’échappe
pas à la caricature, voire au manichéisme. C’est prêter plus de
vertus aux dits “gens ordinaires” qu’ils n’en ont dans la
réalité et c’est en retour forcer le trait en ce qui concerne les
intellectuels, groupe hétérogène s’il en est. Que recouvre par
exemple la terminologie “gens ordinaires” ? A lire Orwell on
constate que cet emploi relève d’une géométrie variable. Même
chose pour les intellectuels. D’ailleurs ne nous méprenons pas :
le cursus universitaire du futur George Orwell, puis son activité
d’écrivain et d’essayiste en font un intellectuel. Begout émet
l’hypothèse que l’enrôlement d’Orwell dans la police birmane,
puis, par la suite, la volonté du jeune écrivain de partager la vie
(le temps d’une ou plusieurs expériences) des plus démunis
participe d’une “stratégie d’abaissement” sur un mode
expiatoire. Les éléments biographiques le confirment. On peut aussi
évoquer quelque “haine de soi” durant ces années où l’écrivain
Orwell se cherche encore. Celle-ci n’a cependant pas perduré
contrairement à l’antienne anti-intellectualiste.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Sur un plan plus
théorique, l’opposition entre “gens ordinaires” et
“intellectuels”, formulée de la sorte, est-elle pertinente ?
Pourquoi Orwell ici en l’occurrence ne raisonne-t-il pas en terme
de classes sociales ? L’adhésion au totalitarisme concerne-t-elle
les seuls intellectuels ? Il ne semble pas que de ce point de vue là
la situation ait été sensiblement différente entre la Grande
Bretagne et la France. Les centaines de milliers d’adhérents aux
différents partis communistes européens ou ceux qui vinrent grossir
les rangs des partis et des milices fascistes et nazies appartenaient
en grande majorité aux “gens ordinaires”. On peut supposer
(sinon on n’y comprend plus rien) qu’ils avaient par la même
occasion abandonné toute forme de décence ordinaire, pour parler
comme Orwell. Ce qui n’est pourtant pas complètement sûr en ce
qui concerne les communistes à lire Michéa. Une seule certitude :
Orwell a besoin de mettre en valeur la décence des “gens
ordinaires” pour mieux l’opposer à l’indécence des
intellectuels.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Dans
son petit essai, Bruce Begout aborde la question de la moralité en
notant que “parfois, Orwell cède trop facilement à la tentation
d’instituer cette moralité ordinaire en critère de jugement
absolu”. L’écrivain anglais, que ne choque nullement chez Henri
Miller ou James Joyce la “vulgarité sexuelle”, devient plus que
réticent à l’égard de James Hadley Chase. Citons ici l’un de
ses articles les plus connus, </span><span lang="en-US"><em>Raffles
et Miss Blandish </em></span><span lang="en-US">:
où le célèbre roman de Chase se trouve qualifié de “fascisme à
l’état pur” en raison de son penchant à considérer comme
normales et moralement neutres, voire admirables des scènes
parfaitement immorales. Encore plus significatif, dans un article de
la même année (1944) consacré à Salvador Dali, Orwell, commentant
l’autobiographie du peintre (</span><span lang="en-US"><em>Le
secret de la vie de Salvador Dali </em></span><span lang="en-US">),
parle d’un “livre qui pue” non pas pour les raisons qui ont
fait exclure Dali du groupe surréaliste (sans parler de son
ralliement ensuite au franquisme), mais, précise Orwell, parce qu’il
est dirigé contre “la santé d’esprit et la simple décence
(...) contre la vie elle-même”. Pour l’écrivain anglais “de
tels individus sont indésirables, et une société qui favorise leur
existence a quelque chose de détraqué”. Sans commentaires ! En
toute logique Orwell aborde ensuite la question de “l’immunité
artistique” qu’il illustre, en reprenant le discours des
défenseurs de l’art (ce qui vaut lieu de condamnation), par
“l’artiste doit être exempté des lois morales qui pèsent sur
les gens ordinaires”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Certes,
Dali est indéfendable sur de nombreux aspects (nous savourons,
rapporté par Orwell, le propos de Dali expliquant que la projection
de </span><span lang="en-US"><em>L’Âge
d’or </em></span><span lang="en-US">fut
interrompue par des voyous : on sait que ces “voyous”
appartenaient en réalité à cette extrême-droite pour qui Dali
aura plus tard quelque sympathie) mais pas sur ceux que George Orwell
cloue au piloris : lesquels relèvent de l’activité fantasmatique
et du geste créateur (même s’ils mettent en jeu des perversions
ou s’appliquent à les décrire). J’en resterai là pour
l’instant, quitte à y revenir dans la troisième partie. Citons
quand même, vers la fin de l’article sur Dali, la phrase suivante
: “Des phénomènes tels que le surréalisme (...) participent de
la décadence bourgeoise (...) un point c’est tout” (ceci au nom,
une fois n’est pas coutume, de la “critique marxiste”). Le
P.C.F. à la même époque ne s’exprimait pas autrement.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Sans doute, ces
deux articles cités, nous comprenons mieux les raisons de la
focalisation d’Orwell sur cette “indécence des intellectuels”
(ou prétendue telle). D’ailleurs Begout ne parait pas tout à fait
à son aise dans ce registre et préfère repartir sur des bases à
priori plus solides : celle par exemple de la “répugnance
populaire envers la violence et la perversion” dont il nous dit
qu’elle “n’est pas le reflet d’un esprit petit bourgeois mais
le témoignage d’une décence naturelle”. Nous voulons bien.
Pourtant comment expliquer, du temps d’Orwell déjà, le succès
auprès du public populaire d’une presse flattant et encourageant
chez le lecteur des penchants plus ou moins conscients pour la
violence et la perversion ? Il serait plus judicieux de remarquer,
pour finir là-dessus, que la violence et les perversions sont les
choses les mieux partagées du monde. Mais les uns (“gens
ordinaires” disons) et les autres (les intellectuels, pour
simplifier) n’y ont pas le même accès ou l’intègrent
différemment. Les vaches sont bien gardées : l’art pour les
seconds et la presse à scandale ou sensation (en y ajoutant
aujourd’hui le people et la télé réalité) pour les premiers.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Cette
common decency, pour revenir à Jean-Claude Michéa, n’apparaît
qu’en une seule occasion dans </span><span lang="en-US"><em>L’enseignement
de l’ignorance. </em></span><span lang="en-US">En
revanche, dans ses quatre livres suivants, Michéa revient souvent
sur cette notion. En règle générale il reprend ou développe les
définitions proposées dans </span><span lang="en-US"><em>Orwell
anarchiste tory </em></span><span lang="en-US">(que
j’ai citées plus haut). Au fil des ouvrages Michéa tient à bien
distinguer common decency et “idéologie du bien” (la seconde
relevant d’un “catéchisme moralisateur” émanant d’une
église ou d’un parti pour cautionner leur pouvoir) ; d’autre
part il lui importe d’associer la common decency au principe de
moralité proposé par Mauss dans son </span><span lang="en-US"><em>Essai
sur le don </em></span><span lang="en-US">(soit
ici “ces capacités psychologiques, morales et culturelles de
</span><span lang="en-US"><em>donner,
recevoir </em></span><span lang="en-US">et
</span><span lang="en-US"><em>rendre
</em></span><span lang="en-US">“).
On relève cependant une légère poussée de paranoïa quand,
évoquant dans </span><span lang="en-US"><em>Orwell
éducateur </em></span><span lang="en-US">l’ouvrage
de Mauss, Michéa avance que “les experts contemporains sont
subventionnés par tous les centres de recherche possibles pour
imaginer de nouvelles réfutations définitives de </span><span lang="en-US"><em>L’essai
sur le don </em></span><span lang="en-US">“.
Voilà comment on utilise l’argent des contribuables ! C’est
vraiment scandaleux ! Heureusement Pecresse et Sarkozy nous
promettent de faire le ménage au CNRS et ailleurs. Ne désespérez
pas Michéa !</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Notre
philosophe agrégé, dans </span><span lang="en-US"><em>Impasse
Adam Smith, </em></span><span lang="en-US">écrit
les lignes suivantes : “Il n’est guère difficile de comprendre
en quoi c’est cet attachement naturel à la </span><span lang="en-US"><em>common
decency </em></span><span lang="en-US">qui
a permis à Orwell, à la différence de la plupart des intellectuels
de son temps, de ne jamais éprouver la moindre fascination pour la
</span><span lang="en-US"><em>volonté
de puissance </em></span><span lang="en-US">des
partis totalitaires”. Revenons à la fin de l’année 1936. Alors
que de nombreux intellectuels européens avaient pris position contre
le stalinisme (pour s’en tenir à ce seul aspect), la question
n’était pas encore réglée pour Orwell. Ses sympathies politiques
allaient plutôt à la gauche anticommuniste, et plus
particulièrement à l’Indépendant Labour Party (que l’on
pourrait avec des nuances qualifier de “trotskiste”, et auquel
Orwell finit par adhérer en juin 1938). C’est donc naturellement
ou logiquement que George Orwell s’engage en décembre 1936 dans
les milices du POUM (proche de l’ILP). Un moment il envisage
rejoindre les Brigades Internationales (contrôlées par les
communistes) pour être envoyé sur le front de Madrid, plus décisif
à ses yeux. Orwell fera même des démarches en ce sens. L’évolution
de la situation au printemps 1937 contribue à changer la donne. Dans
un premier temps les journées de mai à Barcelone, puis
l’interdiction du POUM le confronteront directement aux méthodes
et pratiques staliniennes et l’inciteront à prendre définitivement
son parti. Tout ceci se trouve narré et expliqué par Orwell dans
</span><span lang="en-US"><em>Hommage
à la Catalogne </em></span><span lang="en-US">avec
l’honnêteté intellectuelle qui caractérise son auteur. Les
lecteurs d’Orwell ne sont donc pas sans savoir que la prise de
conscience de l’écrivain anglais eu égard le totalitarisme
stalinien date de sa participation à la guerre d’Espagne, et très
précisément des journées de Barcelone. Ensuite Orwell n’a pas
manqué de s'y référer. Ceci devait être rappelé. Les
intellectuels qui durant les années trente se sont opposés parfois
violemment aux staliniens l’ont fait pour de multiples raisons,
mais certes pas (nous sommes d’accord) “par attachement à la
common decency”, George Orwell compris. Revendiquer la chose pour
Orwell relève d’un raisonnement à posteriori et d’une lecture
tendancieuse de la biographie orweillienne.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Je
viens d’évoquer “l’honnêteté intellectuelle” de George
Orwell en me référant à </span><span lang="en-US"><em>Hommage
à la Catalogne. </em></span><span lang="en-US">Elle
ne se trouve pas pour autant absente des articles que j’ai cités
plus haut même si là mon désaccord est patent (en particulier
autour de la notion “d’immunité artistique”). Cependant Orwell
prend quelquefois à rebrousse-poil ses commentateurs les plus
bienveillants ou les plus intéressés (lesquels auraient tendance à
le figer dans une posture “politiquement correcte”, ou comme
Jean-Claude Michéa à traduire cette dernière en terme de common
decency). Les lignes suivantes, extraites de </span><span lang="en-US"><em>Hommage
à la Catalogne, </em></span><span lang="en-US">ne
sont jamais citées que je sache par nos “orweilliens” (en tout
cas pas par Michéa) : “Pour la première fois que j’étais à
Barcelone, j’allais jeter un coup d’oeil sur la cathédrale ;
c’est une cathédrale moderne et l’un des plus hideux monuments
du monde (...) A la différence de la plupart des autres églises de
Barcelone, elle n’avait pas été endommagée pendant la révolution
; elle avait été épargnée à cause de sa “valeur artistique”
disaient les gens. Je trouve que les anarchistes ont fait preuve de
bien mauvais goût en ne la faisant pas sauter alors qu’ils en
avaient l’occasion, et en se contentant de suspendre entre ses
flèches une bannière rouge et noire”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">George
Orwell, fondamentalement, n’a rien inventé. On savait avant lui
que ce qu’il appelle “common decency”, à savoir la loyauté,
l’honnêteté, la générosité, l’esprit d’entre-aide et la
solidarité se portaient beaucoup mieux chez les “gens d’en bas”
que ceux “d’en haut”. C’est autant un lieu commun que la
traduction de travaux sociologiques ou de textes littéraires depuis
le milieu du XIXe siècle. Cependant, même en reprenant la
terminologie d’Orwell, en quoi, par delà les observations
sociologiques qui s’y rapportent, sommes nous aujourd’hui plus
instruits ? Celles-ci recoupent par exemple celles faites depuis par
Pierre Sansot, un sociologue atypique. Ces travaux qui ne sont pas
sans intérêt n’ont pas eux la prétention d’en dire plus qu’ils
ne relatent. Je n’en dirai pas autant de la common decency. Orwell
n’est qu’à moitié responsable de l’utilisation qu’en fait
Michéa. Pourtant, à lire ce dernier, on relève comme un écart
entre la chose proprement dite et ce qu’elle produit comme effets.
Il ne pouvait en être autrement lorsque, entre autres raisons, “gens
ordinaires” vient se substituer à “prolétaires”. Ces
qualités, relevées par Orwell - mais en insistant ici dans la liste
proposée plus haut sur l’entraide et la solidarité - ne tournent
pas à vide, ni ne se consument dans leur excellence quand elles
viennent apporter de l’eau au moulin de la </span><span lang="en-US"><em>question
sociale. </em></span><span lang="en-US">C’est
là qu’il faut reprendre et corriger Orwell en remplaçant “gens
ordinaires” par “prolétaires”. Au moins ces qualités trouvent
à s’exprimer à travers les diverses expressions d’un conflit
social (la grève, les occupations, les manifestations, voire
l’affrontement armé) opposant les “prolétaires” à la classe
dirigeante (ou les gouvernés aux gouvernants). </span>
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Ce n’est là bien
entendu que l’un des aspects de la question. Car aujourd'hui, en ce
début de XXIe siècle, peut on encore ici parler dans les termes
mêmes de George Orwell ? Ces mêmes qualités se retrouvent-elles
nécessairement chez les dits “gens ordinaires” ? Orwell, me
semble-t-il, apporterait de nos jours des correctifs à la notion de
common decency. Sans doute accorderait-il plus d’importance au
mouvement associatif, et à ces nouvelles classes moyennes qui en
fournissent les plus importants bataillons. On imagine aussi qu’il
prendrait davantage en considération la relation des “gens
ordinaires” à la consommation en général, et aux médias en
particulier. Et puis je n’exclus pas qu’il abandonnerait
finalement la common decency : cette dernière se trouvant pour ainsi
dire vidée de sa substance. Alors, pourquoi Michéa reprend-il dans
les termes même d’Orwell cette notion de common decency dont le
sens parait pourtant se réduire telle une peau de chagrin ? Non
content de la reprendre Michéa la tire même du coté d’un
concept. Ce qui n’était pas le cas, j’insiste, avec Orwell et
permettait donc plus de souplesse dans l’expression. Oui, pourquoi
?</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Il y a plusieurs
explications. D’abord parce que cette common decency se trouve au
coeur de la pensée de Jean-Claude Michéa. Tout le reste en découle,
y compris la large place prise au fil des ouvrages publiés par la
réflexion sur le libéralisme (sous le double angle de sa
“civilisation” ou d’un “retour sur sa question”). Mais pour
que cet édifice puisse, du point de vue de son auteur, reposer sur
de solides fondations tout autre ciment que la common decency n’eut
pas fait l’affaire. Le lecteur en a été plus tôt informé à
travers l’exemple d’Orwell. Michéa ne revient obsessionnellement
sur la décence des “gens ordinaires” que pour l’opposer à
l’indécence de ces “autres” (qui selon l’angle choisi se
nomment possédants, classes supérieures ou intellectuels). Ce qu’il
faut bien appeler une “conception du monde” chez lui s’en
ressent. Et celle que nous expose et propose Michéa n’a pas grand
chose à voir avec l’émancipation (du moins telle qu’elle se
trouve défendue par l’auteur de ces lignes). Mais n’anticipons
pas, nous aurons tout le loisir d’y revenir.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Dans
</span><span lang="en-US"><em>La
double pensée </em></span><span lang="en-US">Michéa
apporte quelques éléments biographiques très instructifs. Né dans
une famille de militants communistes (son père, Abel Michéa, est un
journaliste sportif réputé), le jeune Jean-Claude rejoint comme il
va de soi les organisations de jeunesse du P.C.F. En 1967, l’année
du début de ses études de philosophie à la Sorbonne, Michéa passe
dans le camp gauchiste. Deux ans plus tard il retourne au P.C.F. (le
fait n’est pas courant et mérite d’être souligné). Il quittera
finalement le Parti en 1976. Michéa n’est pas sans conserver
quelque nostalgie de ce passé dans son évocation des militants
communistes rencontrés pendant cette dizaine d’années. Par
ailleurs il dit préférer avant tout “les plaisirs du football, de
l’amitié et des plages montpelliéraines”. Notre auteur
s’excuserait presque d’avoir écrit huit ouvrages. Un agrégé de
philosophie certes (comme l’indiquent ses “quatrième de
couverture”), mais qui a su conserver une fibre populaire. C’est
du moins l’image que Michéa dans plusieurs entretiens tient à
donner de sa personne.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Dans
la préface de </span><span lang="en-US"><em>Impasse
Adam Smith, </em></span><span lang="en-US">le
premier mot à apparaître en italique (et avec une majuscule, s’il
vous plaît !) est </span><span lang="en-US"><em>Peuple.
</em></span><span lang="en-US">Conservons
le mot pour faire état de griefs permanents chez Michéa concernant
la façon dont on traite (ou maltraite) le peuple : soit dans la
façon de le décrire, ou celle de le “mettre en concept”. Tout
d’abord Michéa se plaint que “les élites intellectuelles et
médiatiques” caricaturent les “gens ordinaires” en “beaufs”
et en “Deschiens”. Guignol a changé de camp, nous dit-il,
aujourd’hui ce sont les élites qui se moquent du peuple. Le
personnage du “beauf”, pour lui répondre, est devenu aujourd'hui
un type à part entière dans une tradition caricaturale initiée par
Daumier. Le beauf existe, chacun d’entre nous l’a rencontré.
Cabu a su “croquer” ce type et lui a donné ce nom (ce qui n’est
pas rien !). Ce terme désigne un homme plutôt vulgaire, aux idées
étroites et aux goûts discutables, rempli de préjugés, peu
tolérant, peu cultivé et parfois le revendiquant, généralement
chauvin et raciste, le tout baignant dans une certaine
autosatisfaction. J’ajoute qu’on l’imagine plutôt amateur de
football, et passant de préférence ses vacances sur les plages des
bords de mer. Plus en amont, le terme BOF (beurre-oeufs-fromage), qui
se rapporte à une catégorie de petits commerçants, et par
extension au poujadisme pourrait lui être associé. D’ailleurs la
définition proposée un peu plus haut rend la catégorie “peuple”
très extensible puisque elle désignerait également de larges
secteurs de la petite bourgeoisie, voire des classes moyennes
(anciennes). Ne voir là qu’un effet de la malignité des “élites”
à se “moquer du peuple” parait manquer du plus élémentaire
sens de l’humour. J’espère que lors de l’entretien accordé en
2000 à </span><span lang="en-US"><em>Charlie-Hebdo
</em></span><span lang="en-US">(repris
et remanié dans </span><span lang="en-US"><em>Impasse
Adam Smith </em></span><span lang="en-US">)
Michéa eut l’occasion hors micro de se plaindre de l’immense
tort fait par Cabu auprès des “gens ordinaires”.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Les Deschiens
n’appartiennent pas à l’univers de la caricature. C’est plutôt
dans un registre poétique qui tient à la fois du cirque, de Jacques
Tati, des chansons populaires ou de l’art brut qu’il faut
replacer ce cycle. Il y a plus de tendresse que de moquerie dans le
regard que l’on porte sur les personnages des Deschiens.
L’incapacité de Michéa, pourtant hérault auto proclamé des
“gens ordinaires”, à réfléchir un tant soit peu sur le concept
de “culture populaire” parait confondante. A moins que pour lui
celle-ci se trouve réduite aux seuls sports (que Michéa aime tant)
: c’est dire !</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Dans
tous ses ouvrages notre philosophe ne manque pas de faire référence
et allégeance au populisme. Le plus souvent pour se plaindre d’un
détournement de sens (ou d’une manipulation ou désinformation
qu’il impute aux intellectuels, ou aux “médias officiels”,
voire “aux ateliers sémantiques des politologues”). Michéa
pousse le bouchon un peu loin dans </span><span lang="en-US"><em>Orwell
éducateur </em></span><span lang="en-US">en
allant jusqu’à écrire que le mot populisme aurait été
“intégralement falsifié sur ordre (sic) par les </span><span lang="en-US"><em>politologues
</em></span><span lang="en-US">et
les </span><span lang="en-US"><em>néojournalistes
</em></span><span lang="en-US">de
l’ordre établi”. Mais qui donc aurait donné un tel ordre ?
Michéa en dit trop ou pas assez : nous voulons des noms ! Il y
aurait-il un chef d’orchestre clandestin ? Inversement Michéa
prétend que le “western hollywoodien classique” (genre qu’il
semble priser) exprime “quelque chose encore des valeurs de ce fier
populisme américain et de sa common decency”. C’est curieux,
nous ne l’avions pas remarqué. Michéa aurait plus avisé, quitte
à prendre un exemple, de citer le courant folk singer (ou protest
singer) en général, et Woody Guthry en particulier.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Une
premier constatation. On peut difficilement nier que le mot
“populisme”, qui a l’origine désignait des courants politiques
américains ou russes de la seconde moitié du XIXe siècle se
réclamant du peuple (mais également une école littéraire apparue
en France au début des années 20 qui se proposait de dépeindre
avec réalisme la vie des gens du peuple), a changé de
signification. Michéa explique ce “glissement de sens”
contemporain (non sans avoir indiqué préalablement que populisme
désignait “l’ensemble des idées et des principes qui, en 1968
et dans les années suivantes, avaient guidé les classes populaires
dans leurs différents combats pour refuser, par </span><span lang="en-US"><em>avance,
</em></span><span lang="en-US">les
effets (...) destructeurs de la modernité capitaliste”) par le
changement de cap opéré par le Parti Socialiste en 1983. Nous avons
quitté le registre paranoïde de </span><span lang="en-US"><em>Orwell
éducateur </em></span><span lang="en-US">et
la discussion redevient possible. Ne pouvant plus se situer sur le
terrain de la “rupture avec le capitalisme”, poursuit Michéa, il
fallait bien trouver quelque “idéal de substitution”.
L’antiracisme, ajoute-t-il, y répondra principalement (aidé par
“l’indispensable installation d’un FN dans le nouveau paysage
politique”, celle-ci résultant de “l’institution, </span><span lang="en-US"><em>le
temps d’un scrutin, </em></span><span lang="en-US">du
système proportionnel) : cette conjonction favorisant dans les
“médias officiels” une traduction en terme de populisme”.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Cette analyse n’est
pas complètement fausse (même si la forte montée du Front National
ne s’explique pas fondamentalement par la duplicité tactique de
Mitterrand : le maintien pendant vingt ans du FN à cet étiage
électoral d’environ 15 % prouve si besoin était qu’il faut
chercher d’autres explications) mais passe à coté de l’essentiel.
Pourtant, évoquant le FN (signalons en passant que la référence à
l’extrême-droite est quasiment absente des ouvrages de Michéa)
notre philosophe prend en compte l’un des deux aspects de la
question. Il lui manque l’autre, le plus important, à savoir la
sensible perte d’influence du P.C.F. durant les années 80 et 90 :
une perte d’influence à mettre parallèlement en relation avec
l’émergence d’un fort FN (du moins sur le plan électoral). On
sait que dans plusieurs bastions communistes (d’un électorat
populaire plutôt ouvrier) de très nombreux électeurs communistes
reportèrent leurs suffrages sur le FN. Cette donnée incontestable
(et vérifiable du point de vue de la sociologie électorale) fut
contestée par ceux que heurtait au plus fort de leurs convictions
une pareille réalité. Le populisme, j’y reviens à travers la
traduction d’un certain nombre de phénomènes contemporains, n’est
en tout cas pas univoquement comme le prétend Michéa le mot
derrière lequel les élites et consort entendent dénigrer les gens
du peuple de la manière la plus maligne.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Je propose la
définition suivante. On appelle “populisme” les courants de
pensée apparus vers la fin du XXe siècle dans un contexte de
mondialisation accélérée qui, disant parler au nom du peuple ou
affirmant vouloir en défendre les valeurs, excipent des légitimes
inquiétudes des classes populaires devant pareille évolution pour
leur proposer une médecine et des remèdes pires que la maladie. Le
populisme, d’une part participe de la liquidation du prolétariat
comme sujet émancipateur visant à l’abolition des classes
sociales ; d’autre part, il représente pour les élites converties
à la mondialisation un commode épouvantail brandi le cas échéant
pour fustiger la défense non moins légitime des avantages acquis
des salariés. Cette dernière précision s’avère bien entendu
nécessaire si l’on l’on prend en considération la tendance chez
nos gouvernants, et plus encore chez les “experts” qui les
inspirent d’amalgamer toutes les formes de dissensus qui
remettraient en cause le consensus dominant (ou décrit comme tel) :
de l’expression démocratique des salariés dans les conflits
sociaux aux questions raciales ou religieuses.
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Bruce Begout
reconnaît qu’il “y a manifestement dans la pensée politique
d’Orwell des penchants au populisme : sa critique des élites
non-patriotiques et internationalistes, sa virulence contre le monde
politique coupé du peuple, son éloge des petites gens et de leur
honnêteté spontanée ; tous les ingrédients sont là pour
engendrer une forme diffuse de démagogie radicale-socialiste sur la
défense des petits contre les gros”. Cependant, au risque de se
contredire, il affirme dans le même mouvement que ”la théorie de
la décence ordinaire” constitue le meilleur antidote contre toute
forme de populisme. Cette théorie (si on veut bien l’appeler
telle) qui la détient ? Pas les “gens ordinaires” certes.
D’ailleurs, en reprenant l’une des définitions proposées, la
common decency désigne “un sens moral inné”, quelque chose de
naturel donc, qui va de soi. Rien d’une théorie. Jusqu’à preuve
du contraire les théoriciens de la common decency s’appellent
Orwell, Michéa, Begout, pour ne citer qu’eux.
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Les mineurs de la
vallée du Jui, en répondant une première fois en 1990 au discours
populiste de Ion Ilescu, c’est à dire en venant casser du hooligan
ou de l’étudiant dans les rues de Bucarest, manquaient du sens le
plus élémentaire de common decency. On peut certes parler ici de
manipulation mais Ilescu n’eut pas trop à forcer son talent pour
aboutir à un tel résultat. Ce “sens moral inné” n’avait pas
auparavant empêché une bonne partie des “gens ordinaires” de
soutenir les régimes stalinien et hitlérien. On se souvient que les
opposants politiques en URSS, mais aussi les dissidents, les déviants
ou tous ceux qui ne se retrouvaient pas dans la ligne étaient
traités “d’ennemis du peuple”. Certains (en Allemagne, ou dans
les anciennes “démocraties populaires”), à qui pour les plus
âgés on ne pourrait reprocher que leur passivité durant les années
nationales-socialistes ou staliniennes, regrettaient, ou disent
regrettent l’un ou l’autre de ces régimes en arguant du fait
qu’en “ce temps là la vie était plus décente” (sous entendu
la vie matérielle) : un discours entendu au mot près, et qui n’a
rien d’exceptionnel. Et oui, le même mot peut dire une chose et
son contraire. Ou peut-être pas, après tout...</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
On le constate : la
mayonnaise, cette common decency, a du mal à prendre. Pour lui
donner plus de consistance, Jean-Claude Michéa va donc reprendre
l’opposition faite auparavant par Orwell entre la décence des
“gens ordinaires” et l’indécence de ceux que notre philosophe
qualifie le plus souvent par “les intellectuels” (qui sous sa
plume peut aussi bien désigner “les intellectuels de gauche”,
“l’extrême-gauche du libéralisme” ou “la sociologie
d’état”). On distingue deux axes critiques dans cette volonté
ici chez Michéa de mieux faire ressortir l’indécence des seconds
(en l’opposant il va de soi à la décence des premiers). Le
premier axe reprend grosso modo le point de vue d’Orwell en matière
de morale, de transgression ou de “libération des moeurs” en
l’adaptant aux réalités de notre contemporainéité. J’en
parlerai plus longuement dans la troisième partie. Toute réponse
circonstanciée serait pour l’instant prématurée dans la mesure
où elle tend à dépasser le propos de Michéa pour aborder une
thématique plus globale et plus complexe.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Le
second axe critique tient largement compte des réalités
“sociétales” (ou prétendues telles) du monde contemporain, même
si Michéa repère ici et là chez Orwell les prémices de ce que
l’auteur de </span><span lang="en-US"><em>1984
</em></span><span lang="en-US">appelle
“le crime moderne”. Dans </span><span lang="en-US"><em>L’enseignement
de l’ignorance </em></span><span lang="en-US">Michéa
consacre plusieurs pages aux questions que les médias classent sous
les rubriques “délinquance”, “intégration”, “quartiers
sensibles”, “insécurité”. Là où d’autres évoquent des
“barbares” ou la “racaille”, Michéa se réfère lui à la
</span><span lang="en-US"><em>Caillera
</em></span><span lang="en-US">(soit
“les bandes violentes, surgies sur la ruine politiquement organisée
des cultures populaires, et qui règnent par le trafic et la terreur
sur les populations indigènes et immigrées des quartiers que l’État
et le capitalisme légal ont désertés”). Une telle définition
charge quelque peu la barque. Mais acceptons en le principe sans pour
autant souscrire à tous les détails du tableau. S’ensuivent chez
Michéa des remarques justifiées sur l’intégration de cette
“caillera” au système capitaliste en terme de consommation,
buzness et symbolisation du pouvoir. Cependant, ces précisions
apportées, un tel tableau dans son ensemble renvoie pour l’essentiel
à l’univers du crime organisé. A la différence près que le
“milieu”, ou plus sûrement un “nouveau milieu” aurait
investi les quartiers dits sensibles, ceux où l’État se retire
(du moins en partie). Le lecteur qui s’attendrait à trouver
ensuite des éléments permettant de comprendre le pourquoi et le
comment de cette situation en sera pour ses frais. En revanche on
voit mieux où Michéa veut en venir. Partant du fait que la
“caillera” est “parfaitement intégrée au système qui détruit
la société”, Michéa ajoute dans la foulée : “C’est
évidemment </span><span lang="en-US"><em>à
ce titre </em></span><span lang="en-US">qu’elle
ne manque pas de fasciner les intellectuels et les cinéastes de la
classe dominante, dont la mauvaise conscience constitutive les
dispose toujours à espérer qu’il existe </span><span lang="en-US"><em>une
façon romantique d’extorquer la plus value </em></span><span lang="en-US">“.
</span>
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Le plus grave n’est
pas tant que ce genre de charabia ait été écrit et publié (il en
existe bien d’autres !), mais que des lecteurs pourtant pas trop
bien disposés à l’égard du monde tel qu’il va croient
reconnaître dans les lignes précédentes quelque écho critique. Il
n’y a aucun lien logique entre les deux phrases (le “à ce titre”
l’illustre pour ainsi dire), et il parait inutile de “déconstruire”
la seconde : son ridicule saute aux yeux de qui sait lire. A ce sujet
la mention ici de “cinéastes de la classe dominante” (appelés
ainsi en raison de leur fascination pour la dite “caillera”) ne
manque pas de sel lorsque l’on connaît par ailleurs l’admiration
de Michéa pour le cinéma hollywoodien et ses cinéastes
(dépositaires d’un “art populaire” les préservant de facto de
toute appartenance à la “classe dominante”). On aura compris que
quand Michéa brocarde les intellectuels et les artistes ceux-ci
appartiennent sans barguigner à la classe dominante tandis que dans
le cas contraire (groupe limité pour les seconds au seul exemple
hollywoodien) il n’en est rien. Le lecteur commence à connaître
la chanson. Mais il reste encore plusieurs couplets.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Ces grandes lignes
tracées, Jean-Claude Michéa concentre son tir sur ce qu’il
appelle “la sociologie d’État” : la principale coupable,
puisque légitimant en quelque sorte la fascination des intellectuels
et artistes pour les délinquants. Passer ainsi dans le même
paragraphe du mot “caillera” à celui de “délinquant” comme
si de rien n’était n’a rien d’innocent. Pour l’heure Michéa
entend éclairer son lecteur sur deux procédés qui permettent à la
“sociologie d’État” de mieux faire passer la pilule. Tout
d’abord il l’accuse de revêtir le délinquant moderne de la
tunique du bandit d’honneur de jadis : une opération gratifiante
sous l’angle des prestiges de la rébellion et de la révolte
morale. Une indication amusante. Michéa ne cite ici que les seuls
noms de Harlem Désir et Félix Guattari. Ce qui prouve que chez lui
la notion de “sociologie d’État” s’avère particulièrement
extensible.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Le
second procédé, celui de l’élaboration par la dite “sociologie
d’État” d’un </span><span lang="en-US"><em>paradigme
du délinquant moderne, </em></span><span lang="en-US">consiste
à justifier l’existence de la délinquance par “l’effet
mécanique de la misère et du chômage”, et par conséquent de la
déligitimer (ne pas la reconnaître telle). Là nous sommes en
terrain connu. L’argument a déjà servi : c’est même devenu le
fond de commerce de certains “penseurs” ou “médiatiques”.
Cette argumentation s’est retrouvée au coeur des campagnes
électorales de 2002 et 2007. Alain Finkielkraut s’en fait
l’infatigable propagandiste depuis de longues années. Michéa
tient à nous faire savoir que ce paradigme a “d’abord été
célébré dans </span><span lang="en-US"><em>l’ordre
culturel </em></span><span lang="en-US">“
avant de trouver “ses bases pratiques dans la prospérité
économique des Trente glorieuses”. Et de citer un dénommé
Charles Szlakmann, lequel aurait fourni toutes les données
statistiques nécessaire dans son ouvrage </span><span lang="en-US"><em>La
violence urbaine </em></span><span lang="en-US">publié
en 1992. Nous avouons ne pas connaître un si remarquable penseur.
Dans ce livre (celui d’un historien et journaliste), sous titré “à
contre courant des idées reçues”, l’auteur avance que ces
phénomènes de violence ne sont pas pour lui associés au chômage
et à la pauvreté mais relèvent du mépris de l’autre,
particulièrement du plus faible. Malheureusement ce livre décisif
n’a pas trouvé de lecteurs en 1992, et encore moins de
commentateurs (si ce n’est le sagace et vigilant Michéa). Nul
doute que la “sociologie d’État”, compte tenu des moyens
démesurés dont elle dispose, s’est évertuée à établir un mur
de silence autour de cette démonstration impitoyable de la vacuité
des thèses de la dire sociologie sur la délinquance.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Enfin,
pour terminer sur ce long paragraphe de </span><span lang="en-US"><em>L’enseignement
de l’ignorance </em></span><span lang="en-US">Michéa
nous informe que “le développement de la délinquance moderne”,
d’abord considéré par la sociologie officielle comme “un pur
fantasme des classes populaires” (il ne cite aucun nom étant bien
entendu dans l’impossibilité de trouver un auteur l’ayant
prétendu : c’est pur fantasme chez Michéa), s’apparente selon
lui à une “procédure gagnante pour le capitalisme” des lors
qu’on le présente “comme un effet conjoncturel du chômage”.
Et pourquoi donc ? D’abord cela conduirait à présenter la
“reprise économique” pour la clé principale du problème. La
relation de cause à effet nous échappe. Ensuite Michéa nous
entretient de “la logique même du capitalisme de consommation”
qu’il relie aux “conditions symboliques et imaginaires d’un
nouveau rapport des sujets à la Loi” sans pour autant répondre à
la question. Nous en resterons donc là. Pas tout à fait puisque,
pour conclure, Michéa tient à illustrer une dernière fois la
“fascination exercée sur les intellectuels bourgeois (...) par la
figure du mauvais garçon” en citant Chalamov et son ouvrage </span><span lang="en-US"><em>Le
monde du crime. </em></span><span lang="en-US">Ici
la référence en terme de droits communs (qui possède encore plus
de force dans </span><span lang="en-US"><em>L’archipel
du Goulag </em></span><span lang="en-US">de
Soljénitsyne) parait déplacée du point de vue de la fascination
indiquée par Michéa. Elle renvoie chez Chalamov à l’une des
fonctions du monde totalitaire. Il parait difficile de comparer ce
qui est incomparable. Mais c’était en passant une manière
d’opposer le vécu d’un Chalamov à la science du Collège de
France. Une opposition dont la pertinence n’échappera à personne.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Les
livres suivants de notre philosophe reprennent la même antienne.
Sinon dans </span><span lang="en-US"><em>L’empire
du moindre mal </em></span><span lang="en-US">Michéa
hasarde une hypothèse psychologisante : “le besoin de chercher </span><span lang="en-US"><em>à
tout prix </em></span><span lang="en-US">une
explication purement sociologique” étant imputée à une faillite
personnelle ou philosophique. Nous apprenons que l’imaginaire de
nos sociologues est “structuré par une double fascination pour
</span><span lang="en-US"><em>l’idéal
de la science </em></span><span lang="en-US">et
un spinozisme simplifié, et pas une influence souterraine des
sensibilités luthériennes et jansénistes” (sic). Plus
sérieusement, nous comprenons mieux pareille hostilité à la dite
“sociologie d’État” en général, et de Bourdieu en
particulier quand Michéa, sans trop nous surprendre, en vient à
défendre mordicus la notion de “mérite” (critiquée par
Bourdieu). Nous avons là l’un des noyaux durs de la pensée
michéenne qui renseigne mieux sur les présupposés de notre
philosophe que ses explications fantaisistes ou cuistres sur
“l’imaginaire des sociologues”. On pourrait d’ailleurs
retourner contre lui, à des fins d’explication psychologique, son
argumentation de la même manière qu’il en use avec ses
habituelles têtes de turc. Il ne faudrait cependant pas croire que
Michéa met tous les sociologues dans le même panier de linge sale
de la “sociologie d’État”. Il en est au moins un, Paul Yonnet,
qui trouve grâce à ses yeux. Il se trouve que Michéa et Yonnet
sont tous deux sur la même longueur d’onde.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Plus
fondamentalement (et ici un recul historique s’impose), Michéa
nous devait quelque explication philosophique de la thématique
traitée depuis plusieurs pages. Dans </span><span lang="en-US"><em>Orwell
éducateur </em></span><span lang="en-US">il
reproche aux Lumières (et ce partant à “toute sensibilité
progressiste”) de ne pas avoir “su penser le </span><span lang="en-US"><em>Mal
</em></span><span lang="en-US">autrement
que comme </span><span lang="en-US"><em>privation
</em></span><span lang="en-US">“</span><span lang="en-US"><em>.
</em></span><span lang="en-US">Donc,
“pour un esprit moderne”, le “mystère métaphysique du crime”
ne peut trouver d’explication qu’à travers les “effets du
chômage, de l’ignorance, des coups reçus pendant l’enfance”,
etc., etc. Nous revenons par un autre biais aux propos cités
précédemment par Michéa (et d’autres). Ce dernier ajoute
cependant : “Cette forclusion moderne de la question du Mal
n’interdit pas seulement de poser le problème éthique sur des
bases sérieuses, dans la mesure où elle revient toujours, d’une
manière ou d’une autre, à évacuer la part </span><span lang="en-US"><em>d’implication
personnelle </em></span><span lang="en-US">du
sujet dans ses actes (part toujours pensée, dans un discours de la
Cause Excusante, comme un sentiment illusoire et mystification
idéaliste)”. </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Je
répondrai en deux points : d’abord sur la première partie du
propos de Michéa, puis sur la seconde, plus importante. L’auteur
de ces lignes, ancien travailleur social (et ayant de surcroît
principalement travaillé en milieu psychiatrique, mais également en
maison d’arrêt) a été durant sa vie professionnelle confronté
en permanence à ces “effets”. L’histoire d’un sujet, en
l’occurrence, permet de comprendre comment celui-ci en est arrivé
là : à venir consulter dans un service social ou de psychiatrie, ou
se retrouver en prison. C’est justement en décryptant et et en
prenant compte ces différents éléments que les professionnels
pourront intervenir en aval en essayant de trouver, avec l’aide du
sujet, des réponses adaptées à ses difficultés, à sa situation
ou aux symptômes et troubles présentés. Il s’agit bien entendu
d’une règle générale. Mais même en considérant chacune des
exceptions celles-ci élargissent plutôt la palette de ces “effets”
qu’elles ne contredisent les observations générales induites par
la biographie. Tout comme il est avéré (mais qui prétend le
contraire !) que le chômage, l’ignorance, la maltraitance et
l’humiliation ne conduisent pas nécessairement à la délinquance.
C’est même le cas de la grande majorité des personnes qui s’y
trouvent, ou qui y ont été confrontées. Ceci ressort d’une
évidence. En revanche, nier la réalité de ces “effets”, ne pas
reconnaître qu’ils puissent constituer même l’ébauche d’une
“explication” (d’ailleurs Michéa et consort substituent là
par commodité le mot “excuses”) porte un nom : c’est de
</span><span lang="en-US"><em>l’idéologie.
</em></span><span lang="en-US">Une
fois de plus inversons la question. Pourquoi refuser de voir et
d’admettre ce que les professionnels de la profession observent et
constatent à longueur d’année ? Un reportage de TF 1, un article
de Finkielkraut, un discours de Sarkozy, ou les résultats d’un
sondage d’opinion (publié de préférence au lendemain d’un
“crime crapuleux”) auraient-ils raison de l’observation et du
travail sur le terrain, avec les intéressés ? Nous avons bien
entendu notre idée sur la question, et l’exposerons quand il le
faudra.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Le
second point parait plus fondamental, philosophiquement parlant.
L’argumentation de Michéa, en terme d’</span><span lang="en-US"><em>implication
personnelle </em></span><span lang="en-US">(souligné
par lui), ou sa logique si l’on préfère, vaut bien entendu pour
un penseur, un philosophe, un écrivain, un artiste, un
révolutionnaire, enfin pour tous ceux, intellectuels, créateurs ou
militants politiques, dont l’activité, la création, les écrits
portent très justement la marque de cette implication personnelle.
D’autant plus, il convient de le préciser, qu’elle pose la
question de la responsabilité de ceux-ci et de ceux-là. Mais ce qui
est vrai et vérifiable ici n’a plus la même signification dés
lors que l’on quitte le chemin balisé du sujet conscient et
responsable. C’est dire que la notion de responsabilité ne peut
être ailleurs invoquée dans les mêmes termes. Autant, en se
référant à un sujet conscient et responsable, la question morale
posée par Michéa est justifiée ; autant elle prend ailleurs un
caractère idéologique pour évacuer ou refouler toute explication
mettant en procès le monde dans lequel nous vivons. Car c’est la
question essentielle, et sur laquelle achoppent les Michéa et
consort : cette société, pour le dire trivialement, a les
délinquants qu’elle mérite. </span>
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
On sait que cette
focalisation sur le “mal” n’est pas nouvelle. Depuis longtemps
elle exprime la position de ceux qui, excipant d’une “mauvaise
nature de l’homme” (encore plus mauvaise quand on descend dans
les classes inférieures), s’efforcent d’accréditer le fait que
toute volonté de transformer le monde s’avère non opératoire et
inutile de part cette “mauvaise nature de l’homme” et ce “mal”
organiquement liés à la condition humaine. Cela ne constitue pas
fondamentalement une nouveauté d’entendre ce discours repris par
une partie de nos élites intellectuels ou du personnel politique (la
gauche ayant ici rejoint la droite même si elle donne l’impression
d’avoir le cul entre deux chaises). Rien de plus normal chez ceux
dont les positionnements philosophique et politique s’accordent sur
la manière d’aborder cette question, celle du “mal”. Laquelle,
faut-il le préciser, ne connaît pas de meilleure réponse en
matière de délinquance que celle de la répression : protéger la
société en punissant sans état d’âme et de manière exemplaire
des sujets délinquants tenus responsables de leurs actes. Michéa,
qui partage en amont ces analyses et constats, ne va pas pourtant
jusqu’au bout des conséquences que les premiers réclament et
nécessitent. Pourquoi le plus gros du chemin fait, s’arrête-t-il
au moment de conclure ? Ce n’est pourtant pas que je sache par
prudence flaubertienne. D’un point de vue moral nous pourrions le
qualifier de “faux cul”. Allons, encore un petit effort camarade
Michéa ! Cela coûte peut-être la première fois. Mais vous verrez,
d’aucuns vous le confirmeront (parmi nos ex : communistes,
gauchistes, radicaux), comme on se sent soulagé, après !</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Aux habituels
griefs de Jean-Claude Michéa (sur la question scolaire et la
délinquance) viennent s’ajouter ceux concernant le rapport à
l’immigration et aux sans-papiers. Ici l’auteur concentre son tir
sur Réseau-Sans-Frontière. Il ne le fait pas frontalement comme un
vulgaire politicien de droite s’insurgeant contre les entraves à
l’application de la politique de l’immigration votée par une
majorité de français. Dans l’analyse michéenne RSF devient l’un
des agents indirect de ce nomadisme induit par les “nouvelles
formes capitalistes du déplacement et de la force de travail”. Sur
ce terrain sensible on découvre un Michéa pris entre le désir de
se lâcher et une certaine prudence (de ne pas trop donner de prise à
l’adversaire).</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Une
dernière donnée, pour compléter le tableau esquissé jusqu’à
présent, concerne la famille. Il peut paraître étrange de trouver
sous la plume d’un penseur se disant volontiers “radical”
(selon la définition donnée par Marx) des propos à ce point
alarmants sur la délitescence de la famille. Certes Michéa n’arbore
pas son familialisme à la boutonnière. On remarque qu’il
s’abstient de citer ici Engels (convoqué dans d’autres pages sur
son analyse du lumpenprolétariat) qui a pourtant écrit un ouvrage
classique sur la question. Mais, histoire de retomber comme
d’habitude sur ses pieds, Michéa rend le capitalisme responsable
de cette délitescence. Cependant la manière que prend cette défense
et illustration de la famille (en opposition au nomadisme et au monde
sans frontière des “penseurs de l’extrême gauche”) nous remet
fâcheusement en mémoire une certaine formule : “Je préfère ma
fille à ma nièce, ma nièce à ma cousine, ma cousine à ma
voisine, etc.”. Ne nous méprenons pas ! Michéa ne va pas chercher
ses références chez le Pen mais dans la psychanalyse (en précisant
qu’il s’agit là du “dernier Michéa” : celui de </span><span lang="en-US"><em>L’empire
du moindre mal </em></span><span lang="en-US">ou
de </span><span lang="en-US"><em>La
double pensée, </em></span><span lang="en-US">davantage
branché sur certaines théorisations psychanalytiques). Les
militants de cette “extrême-gauche libérale” (soit la
détestation des détestations pour Michéa), que tout oppose à
“l’homme oedipien”, ne peuvent que renvoyer (les “progrès du
capitalisme aidant” précise l’auteur) au “</span><span lang="en-US"><em>meurtre
du père </em></span><span lang="en-US">et
à la soumission parallèle à une </span><span lang="en-US"><em>mère
dévorante</em></span><span lang="en-US">“.
D’ailleurs cette référence matriarcale n’est pas sans
rencontrer un certain succès auprès du “dernier Michéa” : elle
se trouve régulièrement associée à “l’inconscient de la
gauche extrême”. Qui eut dit que la common decency menait à une
certaine idée de l’ordre symbolique ! Mais laissons là la
psychanalyse pour l’instant.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
L’argumentation
de Jean-Claude Michéa prend parfois un aspect boutiquier (la
boutique philosophique contre la boutique sociologique) qui
l’entraîne à tenir sur la seconde les propos caricaturaux que
l’on a relevés. La mention réitérée de livre en livre d’une
“sociologie d’État” ou “sociologie officielle” - dont
Michéa exclurait tout sociologue qui ne chercherait pas d’excuses
aux délinquants, ou qui remettrait en question le manque d’autorité
à l’école ou ailleurs, ou qui ne chercherait pas à justifier la
présence d’une immigration irrégulière sur le sol national, ou
qui se plaindrait du délitescence des liens familiaux - finit par
lasser. Ceci n’a rien d’original : c’est même devenu l’un
des pont-aux-ânes de certains penseurs médiatiques. N’appartenant
ni à l’une ou l’autre de ces “boutiques” je répondrai
d’abord de manière générale sur la sociologie avant de
m’attarder plus longuement sur un événement étrangement absent
des derniers ouvrages de Michéa, à savoir les émeutes de l’automne
2005 dans les banlieues françaises.
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Dans
sa critique de la sociologie Michéa aurait été plus inspiré de se
référer à un numéro de la revue </span><span lang="en-US"><em>Lignes
</em></span><span lang="en-US">intitulé
“Crise et critique de la sociologie” (publié en 1999), et en
particulier à l’article de Henri-Pierre Jeudy (sociologue et
philosophe, il faut le souligner), “L’esthétisme des sciences
sociales”. Comme le précise Jeudy : “La violence critique qui
semblait inhérente à l’écriture sociologique elle-même, qui
tirait sa puissance d’une volonté, désormais tenue pour
idéologique, de changer radicalement la société, a perdu son sens
utopique, la sociologie affichant sa fonction d’aide à la gestion
de la collectivité ou son rôle thérapeutique par la compréhension
et la production du lien social”. Le rôle, étant alors assigné à
la sociologie, relevant d’une meilleure gestion de la société. A
vrai dire Michéa n’aborde nullement la sociologie de ce point de
vue critique. On imagine également que la revue </span><span lang="en-US"><em>Lignes
</em></span><span lang="en-US">n’est
pas sa tasse de thé. La critique michéenne (si l’on peut dire)
vise davantage Laurent Mucchielli et le courant auquel ce sociologue
appartient, qui, contrairement à ce qu’affirme Michéa, ne se
situe pas en “pôle position” dans le domaine des sciences
sociales. Il parait certain que les travaux de Mucchielli et ses ses
amis - lesquels tendent à s’inscrire en faux contre l’opinion
dominante (que les médias influents, des intellectuels décomplexés,
et des politiciens intéressés façonnent à coup de fausses
évidences) en matière d’insécurité, de violence à l’école
et d’association entre immigration et délinquance - insupportent
particulièrement Michéa. Pour y voir un peu plus clair faisons un
détour par les émeutes de l’automne 2005.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Dans
un texte écrit en janvier 2006 (“Remarques sur les émeutes de
l’automne 2005 dans les banlieues françaises” </span><span lang="en-US">(</span><span lang="en-US"><strong>1</strong></span><span lang="en-US">)</span><span lang="en-US">,
j’essaye de faire la part des choses entre une analyse en prise
directe sur ces émeutes et celle que m’inspire cet événement
(sous toutes ses occurrences) dans le contexte plus global de notre
monde contemporain. Si en premier lieu j’entends donner raison aux
émeutiers (en incluant le soutien aux personnes inculpées et la
demande d’amnistie pour celles faisant l’objet d’une
condamnation), en second lieu ma réflexion devient plus
problématique. Dans le premier cas je l’exprime ainsi : “Les
jeunes émeutiers, majoritairement noirs et arabes, par delà les
discriminations raciales exprimaient à travers leur révolte le
sentiment plus ou moins diffus de la plupart des habitants des
quartiers dits sensibles, à savoir le refus d’une “vie de merde”
dans ces marges de la société les plus directement confrontées à
la dégradation des conditions d’existence. Ces mêmes habitants le
traduisaient à leur façon quand, tout en se plaignant de l’incendie
de leur véhicule ou de la destruction de l’école du quartier, ils
disaient </span><span lang="en-US"><em>comprendre
</em></span><span lang="en-US">les
émeutiers”. Dans le second cas il me fallait me confronter au
terme récurrent d'intégration. Ici mon analyse pourrait rejoindre
celle de Michéa quand, pour ma part, j’évoque une ”intégration
réussie” en précisant : “Les “jeunes de banlieue” sont
aussi les enfants de ce monde. Celui du “bonheur dans la
consommation”, de TF1 et de M6, des séries américaines, des fast
food, de la bagnole, de la pub, des marques. le rap représente un
bon indicateur de cette ambivalence. D’un coté nous sommes
confronté à une parole de révolte, celle là même qui s’exprime
en actes durant l’automne 2005 ; de l’autre nous nous déplaçons
dans un univers célébrant sans barguigner le règne de la
marchandise”.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
C’est vouloir
reconnaître que le “jeune de banlieue” peut être ceci et cela :
un émeutier et un “consommateur moderne”. Il vaut mieux parler
d’ambivalence que de contradiction pour comprendre les raisons ici
de la révolte et là de soumission au monde de la marchandise. Il y
a donc un double écueil à éviter : magnifier la première sans
tenir compte de la seconde limite l’exemplarité à la seule
expression idéale du phénomène ; se focaliser sur la seconde
laisse la porte ouverte à toutes les interprétations qui, en terme
de prise en otage des quartiers par les caïds de la drogue ou de
manipulation islamiste, se sont exercées au déni de réalité tout
au long de ces semaines d’émeutes.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">C’est
d’ailleurs là que nous retrouvons Michéa. Son long paragraphe de
</span><span lang="en-US"><em>L’enseignement
de l’ignorance, </em></span><span lang="en-US">“La
caillera et son intégration”, représente en quelque sorte les
prémices de ce que d’aucuns dirons, écrirons, et prétendront
pendant et après les émeutes de l’automne 2005. Certes Michéa
peut toujours, pour établir un lien historique entre l’ancien
lumpenprolétariat et l’actuelle caillera reprendre une citation
connue (et discutable) de Marx et une autre moins connue (mais encore
plus discutable) d’Engels. Reconnaissons cependant que Michéa ne
fait pas volontairement l’amalgame entre jeune de banlieue et
délinquant. En cela il s’avère plus prudent que Jaime Semprun
(auquel Michéa, à la fin de l’ouvrage précité, rend un hommage
mérité car sa démonstration se trouve en partie empruntée à
</span><span lang="en-US"><em>L’abîme
se repeuple </em></span><span lang="en-US">de
Semprun) qui lui appelle “barbare” la “jeunesse sans avenir des
cités”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Ceux
qui, à l’instar des Finkielkraut </span><span lang="en-US">(</span><span lang="en-US"><strong>2</strong></span><span lang="en-US">)</span><span lang="en-US">,
Michéa et consort, se plaignent depuis de longues années de la
complaisance, voire de la fascination d’une partie des
intellectuels ou artistes envers les délinquants (des plaintes qui
trouveront la réponse politique la plus adaptée dans le discours de
Sarkozy à Bercy du 29 avril 2007), ne citent jamais le magistral
ouvrage de Louis Chevalier, </span><span lang="en-US"><em>Classes
laborieuses et classes dangereuses. </em></span><span lang="en-US">On
les comprend ! Chevalier y relève en quelque sorte la </span><span lang="en-US">naissance
du “sentiment d’insécurité” avec la parution en 1825 du
premier numéro de </span><span lang="en-US"><em>La
gazette des tribunaux </em></span><span lang="en-US">:
“Du jour au lendemain les parisiens, trouvant rassemblés dans ces
pages une masse de faits qu’ils apprenaient jusqu’alors en ordre
dispersé, eurent l’impression - disons la certitude - que la
capitale était encore moins sûre qu’ils ne le pensaient et que de
véritables bandes de voleurs, nombreuses et organisées, menaçaient
leur sécurité”. L’instrumentalisation proprement dite de ce
“sentiment d’insécurité” par le pouvoir politique viendra
beaucoup plus tard. Il faudra attendre le début du XXIe siècle
(avec le premier gouvernement Raffarin de la seconde présidence
Chirac, et la diligence du ministre de l’Intérieur Sarkozy) pour
s’en servir comme d’un “mode de gouvernement”. En cela il
avait été précédé et préparé par la surenchère électoraliste
entre Chirac et Jospin sur ce “sentiment d’insécurité” : le
premier, alors en perte de vitesse, jouant une toute autre carte que
celle, usée jusqu’à la corde (la fracture sociale) de 1995 ; et
le second poursuivant logiquement le chemin balisé depuis le
colloque de Villepinte de 1997 (date de l’aggiornamento du P.S. sur
les “questions de sécurité”). A ce jeu la droite, mieux
préparée, plus crédible et plus décomplexée ne pouvait que
l’emporter. Tout ceci est bien connu. On sait aussi que ces
discours sécuritaires trouvaient une explication, ou se justifiaient
par la présence, sur le plan électoral, d’une forte
extrême-droite. Fabius, auparavant, avait ouvert la boite à pandore
en déclarant que le FN apportait de mauvaises réponses à de bonnes
questions. C’était faux bien entendu : les questions s’avéraient
déjà fallacieuses. En revanche, pas ou peu de commentateurs ont
relevé que la mise sur orbite de ce discours sécuritaire avait été
effectuée dans les lendemains du mouvement social de 1995. Cela
n’est pourtant pas anodin.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">La
délinquance dite juvénile ne date certes pas d’hier. Mais durant
les années 60 elle va pour la première fois connaître une forte
exposition médiatique à travers l’apparition de bandes
d’adolescents appelés “blousons noirs”. Un phénomène qu’il
convient de mettre en relation avec les débuts du rock’n’roll
dans l’hexagone et la montée en puissance des adolescents comme
nouveau public de consommateurs. Ces blousons noirs appartiennent
majoritairement à la classe ouvrière. La société dite d’abondance
créait de nouveaux besoins qui ne pouvait être satisfaits que de
manière partielle par la jeunesse des milieux populaires. D’où
l’importance à l’époque des délits tels que le vol de
cyclomoteurs ou de voitures. La présence de ces bandes est elle liée
à la politique urbanistique du début du gaullisme, celle des grands
ensembles. Un film mineur de Marcel Carné, </span><span lang="en-US"><em>Terrain
vague, </em></span><span lang="en-US">l’illustre
bien sur le plan sociologique.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">C’est
là qu’il faut faire retour sur </span><span lang="en-US"><em>Classes
laborieuses et classes dangereuses. </em></span><span lang="en-US">Comme
introduction à son livre III, “Le crime, expression d’un état
pathologique considéré dans ses effets”, Louis Chevalier, partant
de l’accroissement et du remaniement démographique de la
population parisienne durant la première moitié du XIXe siècle,
observe que la population ouvrière (qui bénéficie d’une
importante immigration provinciale), déjà reléguée dans un espace
géographique, l’est également sur le plan symbolique : “sinon
dans la condition criminelle, du moins aux confins de l’économie,
de la société et presque de l’existence, dans une condition
matérielle, morale et fondamentalement biologique qui est favorable
à la criminalité et dont la criminalité est une possible
conséquence”. D’où, pour Chevalier, les lignes suivantes, en
forme de constat : “En marge de la ville et pour ainsi dire aux
frontières de la condition criminelle, cette population l’est dans
les faits ; mais elle l’est aussi, d’autre part, dans l’opinion
concernant ces faits et qui est elle-même un fait. Telles sont les
raisons pour lesquelles cette population adopte à tous égards, dans
son genre de vie, dans son attitude politique ou religieuse, dans son
existence privée ou publique, un comportement qui correspond à
l’opinion qu’on en a, à ce qu’on veut qu’il soit, à ce
qu’elle accepte elle-même qu’il soit, volontairement ou
passivement, par la force de cette opinion collective, par la
soumission à cette universelle condamnation”.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Il fallait citer
entièrement ce magistral et très éclairant passage qui n’est pas
sans renvoyer, comme nous le verrons plus tard, à notre “bel
aujourd’hui”. Louis Chevalier relève ensuite dans ce livre III,
parmi les nombreux exemples proposés, ceux des “mauvaises moeurs
ouvrières” (en particulier le concubinage dont les pratiquants
savent qu’il “est un état contraire aux règles de la morale et
aux coutumes de la société, mais qui en raison de la généralisation
de cette pratique autour d’eux, qu’ils relèvent à dessein, les
absous du “reproche d’immoralité””), l’ivrognerie et de
nouveaux modes de mendicité. On jette plus volontiers l’ostracisme
sur les nouveaux venus à Paris (l’immigration est constante dans
la première moitié du XIXe siècle) que sur la population
parisienne “de souche”. Ce sont les premiers que l’on désigne
plus communément sous les vocables “barbares”, “misérables”,
“sauvages” et même “nomades”. Le baron Haussmann déclare
que Paris appartient à la France et pas aux parisiens de naissance
et encore moins aux parisiens d’adoption, cette “tourbe de
nomades”. Le mot “populace” rencontre un certain succès
lorsqu’il s’agit de confondre les groupes populaires et
criminels. Chevalier, commentant l’absence de frontière entre ces
groupes, donc rassemblant plus que séparant, précise que ces
groupes sociaux “dont l’affectation est incertaine”
appartiennent “aux classes laborieuses assurément, mais d’un
labeur abject ou considéré comme tel, et auxquels la plupart des
descriptions criminelles de ce temps n’hésitent pas à emprunter
le plus communément leurs exemples”.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Les analyses de
Louis Chevalier, je l’ai déjà souligné, prennent d’autant plus
de résonance qu’elles retrouvent aujourd’hui, depuis une
vingtaine d’années disons, un regain d’actualité. A la
différence près que ces “classes dangereuses”, qui désignaient
à Paris dans la première moitié du XIXe siècle une classe
ouvrière revue et corrigée pour les besoins de la cause que l’on
sait, renvoient de nos jours à la jeunesse vivant dans les banlieues
populaires des grandes villes (avec une focalisation sur la région
parisienne qui n’a pas été démentie par les émeutes de
l’automne 2005). Sur ces “nouvelles classes dangereuses” on
trouvera maints commentaires des Haussmann, Thiers, Fragier, Duchatel
et Richerand de notre époque, reprenant des épithètes empruntées
à la bourgeoisie du premier XIXe siècle (qui avaient pourtant
disparu du langage des dominants depuis 1848 !), les stigmatisant :
certains parlant de “barbares”, d’autres de “sauvageons”,
ou encore de “racailles” (en reconnaissant que ce dernier mot
doit davantage sa fortune à Sarkozy qu’à l’un des personnages
cités : au XIXe siècle on utilisait son synonyme “canaille”).
En référence à ces bandes violentes dont les médias et les
politiques amplifient la dangerosité, Chevalier consacre plusieurs
pages aux violences compagnonniques qui opposaient dans la première
moitié du XIXe siècle des sociétés rivales. Une violence réelle
certes, mais déjà une violence montée en épingle par la presse de
l’époque et stigmatisée par les “honnêtes gens”.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Un
lien également peut être fait entre la violence juvénile et ce
phénomène de bandes dans l’ouvrage savoureux de Bertrand Rothé,
</span><span lang="en-US"><em>Lebrac,
trois ans de prison. </em></span><span lang="en-US">Ce
livre reprend l’action et les personnages du roman </span><span lang="en-US"><em>La
guerre des boutons </em></span><span lang="en-US">(de
l’excellent Louis Pergaud) pour les transposer dans la France
d’aujourd’hui. D’où il en découle un enchaînement de faits
(dépôt de plainte, examen aux urgences médico-judiciaires,
interpellation policière au Lycée, garde à vue, audition filmée,
menace d’une inculpation pour “violence avec arme par
destination”, nuit passée au dépôt du Palais de Justice,
rencontre avec l’éducateur du tribunal, convocation avec les
parents dans le bureau du juge pour enfants, inculpation pour
“violence ayant entraîné une ITT de plus de huit jours avec
armes”, placement en liberté surveillée, suivi éducatif, etc.,
etc.) à coté duquel le moindre parcours de combattant relève de la
plaisanterie. On me répondra que la France de 2009 n’est plus
celle de 1912. Certains des intervenants de la chaîne en question
objecteront qu’ils sont là - en s’en excusant ou en le
justifiant, selon les points de vue - pour répondre à la demande de
la société. Sans doute, mais de quelle nature est cette demande, et
pour quelle société ? La réponse nous intéresse, forcément.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Si aujourd’hui
comme hier on ne saurait nier l’existence d’un potentiel de
violence chez les uns, les ouvriers du XIXe siècle, et les autres,
la jeunesse populaire des banlieues, en revanche, pour reprendre un
mot qui fait florès, l’insécurité (du moins telle qu’elle est
présentée et problématisée dans le débat public) renvoie à un
mythe (pour parler comme Pierre Tevagnan) ou à une construction
idéologique. Nous entrons dans le registre de la manipulation. Celle
des chiffres, qui reflètent plus la réalité de l’activité
policière que celle de la délinquance. En demandant bien entendu
aux policiers de faire du chiffre, davantage de chiffre pour gonfler
les statistiques. La forte présence, parmi les infractions relevées,
d’outrages à agent vérifie plus l’augmentation sensible des
contrôles policiers (sans parler d’un seuil de tolérance policier
devenu ridiculement bas en Sarkozie) que la montée des incivilités.
On remarque également que la violence patronale (observable à
travers de multiples infractions au code du travail) suscite moins
l’intérêt de la justice que lorsque cette violence émane des
milieux défavorisés. Comme le relève Pierre Tevagnan les mots
“violence” et “délinquance” ne sont pas interchangeables et
désignent des réalités différentes. L’amalgame “permet
d’imposer sans le dire une thèse implicite” : celle selon
laquelle le “premier mot de travers” ou la “première
incivilité” mènent inéluctablement, selon une progression
continue, à la délinquance, voire la criminalité. Cela vaut aussi
pour des “problèmes de société” du type de ces “tournantes”
très médiatisées au tout début de ce siècle. Une focalisation
qui a depuis fait long feu : cette “mise en scène médiatique”,
initiée pour ne pas dire instrumentalisée par l’association Ni
pute ni soumise, s’étant progressivement dégonflée devant
l’examen des faits et les verdicts des cours d’assise.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Jean-Claude Michéa
serait socialiste. Le socialisme dans lequel se reconnaîtrait notre
philosophe remonte aux premiers temps de la doctrine, ceux d’un
“socialisme originel” dont le principe selon Michéa exclut tout
clivage gauche / droite. Ce socialisme originel étant pour l’auteur
la “traduction en idées philosophiques des premières
protestations populaires (luddistes et chartistes anglais, canuts de
Lyon, tisserands de Silésie, etc.) contre les effets humains et
écologiques désastreux de l’industrialisation libérale”. Cette
thèse et ce positionnement ne sont pas très éloignés de ceux
défendus par la courant anti-industriel. Michéa n’entend pas
associer “socialisme” et “gauche” car ce dernier terme
désigne pour lui les “partisans du “progrès” pour qui la
révolution industrielle et scientifique (...) conduira par sa seule
logique, à réconcilier l’humanité avec elle-même”. Seule,
poursuit Michéa, l’affaire Dreyfus inscrira massivement le
mouvement socialiste dans le camp de la gauche, donc celles des
“forces du Progrès”. Et pourquoi ? Michéa évoque dans un autre
ouvrage un compromis historique passé entre la gauche et le
mouvement socialiste lors de cette même affaire Dreyfus. Soit, mais
quelle est la nature de ce compromis ? Et à quelles fins ? Le
lecteur n’en saura rien. On ne sait pas plus, en l’absence de
toute autre référence, si cette analyse pour le moins étrange sort
du cerveau de Michéa ou si elle lui a été suggérée par untel.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Essayons de
comprendre. Aujourd’hui chacun s’accorde à reconnaître que
l’affaire Dreyfus signe l’avènement de l’intellectuel
(l’adjectif existait mais il devient un nom, à connotation
évidemment péjorative, chez les adversaires du capitaine Dreyfus
pour désigner les partisans de ce dernier !). Est-ce là, sans
vouloir le dire, ni l’expliciter, ce à quoi veut se référer
Michéa ? Je constate qu’un autre contempteur des “élites
intellectuelles”, Louis Janover, évoque l’affaire Dreyfus (qu’il
qualifie de “purge républicaine”) en des termes qui peuvent se
rapprocher de ceux de Jean-Claude Michéa. Pour Janover l’affaire
Dreyfus “clôt en quelque sorte l’ère de la Sociale et lève le
rideau sur la scène de la politique”. Je rappelle que pour une
partie du mouvement ouvrier l’affaire Dreyfus résultait d’une
lutte entre deux factions rivales de la classe bourgeoise détournant
les socialistes (et le peuple) des vrais combats contre le système
capitaliste. C’était déjà regrettable, mais cela l’est encore
plus lorsqu’on retrouve pareille analyse chez l’un ou l’autre
de nos penseurs contemporains. Car ici en l’occurrence rien
n’exclut rien : on peut à la fois combattre mordicus le
capitalisme et s’insurger contre l’injustice (et c’était plus
qu’une injustice !) faite à Dreyfus. Il parait très possible que
Michéa (lecteur de Janover) souscrire à une telle interprétation
ou lecture de l’histoire. Rien de ce qu’il écrit par ailleurs ne
le démentirait. Mais en l’absence de tout développement michéen
sur l’affaire Dreyfus j’en resterai là.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
En revanche, notre
philosophe est particulièrement disert sur le libéralisme puisque
cette thématique prend pour lui le pas sur ses autres sujets de
prédilection dans ses deux derniers ouvrages. Sa thèse peut être
résumée ainsi : contrairement à la gauche et l’extrême gauche,
qui elles distinguent fondamentalement un libéralisme économique et
un libéralisme culturel (ce dernier défini par l’auteur comme
“l’avancée illimitée des droits et la libération permanente
des moeurs”), l’un et l’autre doivent être philosophiquement
unifiés. Ne pas le reconnaître, insiste Michéa, revient à faire
le jeu d’une pensée unique “dédoublée” qui croise en
permanence un discours économiquement correct (le libéralisme
économique) et un discours politiquement correct (le libéralisme
culturel). D’où les analyses de l’auteur pour inscrire depuis le
XVIIIe siècle la philosophie libérale dans un “tableau à double
entrée” : soit deux versions parallèles et complémentaires du
libéralisme.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Parler
de “libéralisme culturel” ne pouvait qu’entraîner Michéa à
se pencher sur la modernité qu’il définit curieusement dans
</span><span lang="en-US"><em>L’empire
du moindre mal </em></span><span lang="en-US">comme
une “étrange civilisation qui, la première dans l’Histoire, a
entreprit de fonder ses progrès sur la défiance méthodique, la
peur de la mort et la conviction qu’aimer et donner étaient des
actes impossibles” (sic). Une telle définition renseigne plus sur
la subjectivité de notre philosophe, et surtout sur l’une de ses
obsessions qu’elle ne nous éclaire sur la chose en question. On
finit par comprendre que la modernité (laquelle induit pour Michéa
“une image profondément négative de l’homme”) représente
l’exact contraire de la common decency. Nous voilà bien avancé !
Certes, Michéa subodorant la faiblesse des analyses de </span><span lang="en-US"><em>L’empire
du moindre mal</em></span><span lang="en-US">
(des contradicteurs l’ont sans doute aidés en ce sens) y consacre
un chapitre supplémentaire dans </span><span lang="en-US"><em>La
double pensée. </em></span><span lang="en-US">Ici
l’analyse devient étayée par des exemples précis, mieux venus,
empruntés à des “modernités secondaires” apparues dans le
courant de l’histoire. Pourtant, lorsque Michéa reprend le fil de
la réflexion ébauchée dans </span><span lang="en-US"><em>L’empire
du moindre mal, </em></span><span lang="en-US">à
savoir “le projet occidental moderne forgé dans le contexte de
guerre de religion”, notre philosophe se trouve de nouveau emporté
par sa verve polémique en décrivant les “différents
totalitarismes du XXe siècle” comme des “formes de modernité
non libérales”. Cette modernité consubstantiellement liée chez
Michéa au “libéralisme culturel” s’en séparerait ici par
l’on ne sait quelle opération du Saint-Esprit (à croire qu’il
souffle sur notre auteur) pour engendrer les deux totalitarismes du
XXe siècle !</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Michéa
parait plus convaincant dans son analyse du libéralisme lorsque il
évoque la tendance, dans nos sociétés contemporaines, du processus
de judiciarisation (en provenance des États Unis) qui tend à
opposer des groupes à d’autres groupes ou des personnes à
d’autres personnes. Michéa le traduit par la formule un tantinet
excessive “une nouvelle guerre de tous contre tous”, non sans
préciser que l’extension infinie des droits individuels, laquelle
rencontre nécessairement des résistances, y conduit. Trop de
liberté, en quelque sorte, mène au prétoire. Le dernier Michéa,
féru de psychanalyse, ajoute à cette “guerre de tous contre tous”
celle de “chacun contre lui-même”. Donc le libéralisme, non
content de faire de nous des procéduriers nous transforme en
schizophrènes. Que faire docteur ? Michéa ne le dit pas. Nous
aurons certainement la réponse dans l’un de ses prochains
ouvrages. Cette “guerre de tous contre tous”, pour y revenir,
s’exprime concrètement pour notre philosophe à travers par
exemple “les effets anthropologiques quotidiens induits par la
transformation capitaliste de l’être humain en </span><span lang="en-US"><em>automobiliste
</em></span><span lang="en-US">“.
Soit, mais alors que faire de ceux qui, comme l’auteur de ces
lignes, n’auraient ni automobile ni même le permis de conduire ?
En quoi ceci les concernerait (anthropologiquement parlant) ? Michéa
emporte davantage la conviction quand il aborde la question sous
l’angle du tabac, puisque les non fumeurs se trouvent ici davantage
concernés.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Le
libéralisme culturel et la modernité sont par conséquent tenus
responsables pour Michéa de “l’abandon définitif de la </span><span lang="en-US"><em>question
sociale </em></span><span lang="en-US">“.
Nous lui laissons la responsabilité d’un pareil constat. A vrai
dire, comme on le découvrira dans la seconde partie, l’analyse
michéenne du libéralisme nous conduit via le “capitalisme
moderne” à mai 68.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Dernière
thématique à être ici abordée, celle dont il est question dans
les paragraphes suivants n’a rien de véritablement original chez
Michéa et ne sera donc pas prioritairement traitée depuis les
ouvrages de notre philosophe. Je m’y référerai cependant pour
apporter ici ou là quelque précision utile ou relancer si besoin
est la discussion.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Il
parait de bon ton dans des sphères ou des milieux qui, par le passé
- un passé relativement récent - usaient, voire abusaient des
références révolutionnaire ou radicale (dans la mesure ou l’une
n’excluait pas l’autre) de trouver des individus se disant
aujourd’hui “conservateur”, et même (par goût inversé de
l’extrémisme) “réactionnaire”. Même si les personnes
décrites ci-dessus ne revendiquaient nullement une appartenance au
camp des gauches (ou tenaient à s’en distinguer), elles se
gardaient bien de reprendre en ce qui les concernaient de telles
épithètes pour le moins péjoratives en ce temps-là encore là à
leurs yeux. Il y aurait donc comme un changement de paradigme qui, de
part ces inversions, transforme le plomb et or, et réciproquement.
Sachant que c’est plus particulièrement le “progressisme” qui
se trouve ici voué aux gémonies tandis que les références au
conservatisme et à la réaction cessent d’être négatives. On
remarque, non sans ironie, que parmi ces plaignants nombreux sont
ceux qui usent de l’adjectif “progressif” en reprenant à
l’intonation près le mode d’accusation jadis réservé au type
“réactionnaire”. Dans cette histoire Michéa joue le rôle d’un
vulgarisateur. D’autres l’ont précédé, nous verrons plus loin
lesquels. Dans </span><span lang="en-US"><em>L’enseignement
de l’ignorance </em></span><span lang="en-US">les
terminologies “conservateur” et “réactionnaire” sont
décrites comme “les deux figures par excellence de l’incorrection
politique”. L’astuce michéenne consistant à l’expliquer par
l’impositon du Spectacle. Dans ses autres ouvrages Michéa revient
sur ce qu’il appelle “la croyance au caractère conservateur de
l’ordre économique et libéral” des militants de gauche et
d’extrême-gauche. </span>
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Mettons de coté
Philippe Muray, qui n’est pas à proprement parler l’un des
inspirateurs de Jean-Claude Michéa. En revanche Christopher Lasch,
qui doit son actuel crédit aux efforts déployés par Michéa et les
éditions Climats pour faire connaître son oeuvre en France, en fait
incontestablement partie. D’aucuns estimant même que tout Michéa
vient de Lasch pourraient me reprocher de consacrer trop de place à
la copie alors que l’original se trouve mis aujourd’hui à la
disposition du lecteur de langue française. Je répondrai d’abord
que Michéa doit certes beaucoup à Lasch mais qu’il a su adapter
la pensée du philosophe américain à la spécificité hexagonale.
Et puis la copie finit parfois par l’emporter sur l’original.
L’exemple durant la dernière campagne présidentielle de Sarkozy
et le Pen apporte la preuve que les électeurs peuvent légitimement
préférer la première à la seconde.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Parmi
les autres références il en est une, moins revendiquée, qui peut
le cas échéant prendre la forme d’un compagnonnage (du moins chez
Michéa) : je veux parler de la proximité de notre philosophe avec
le courant anti-industriel. J’ai consacré un petit essai (</span><span lang="en-US"><em>Du
temps que les situationnistes avaient raison </em></span><span lang="en-US">(</span><span lang="en-US"><strong>3</strong></span><span lang="en-US">)</span><span lang="en-US">)
à la principale composante de ce courant et, comme je l’ai déjà
dit plus haut, j’y renvoie le lecteur. Ici Michéa cite volontiers
dans ses ouvrages Jaime Semprun, René Riesel et Jean-Marc Mandosio
sans pour autant faire sien l’impératif catégorique : “Il n’y
a plus rien à faire, et de toute façon c’est déjà trop tard”.
C’est dire que sa montre ne s’est pas arrêtée au XIXe siècle
lors de l’avènement de la révolution industrielle : accréditant,
par cela même, l’idée que tous les malheurs de l’humanité
proviennent de cette industrialisation. C’est aussi dire que Michéa
ne souscrit pas non plus à quelque “fin de l’histoire” jamais
dite en tant que telle, et encore moins revendiquée, mais qui reste
indéfectiblement liée à l’impératif catégorique énoncé plus
haut. Cette “proximité” s’explique davantage par des aversions
ou ennemis communs au sein desquels le “progressisme” figure à
la première place.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">La
notion de “progrès” on le sait n’a pas bonne presse de nos
jours pour de bonnes et mauvaises raisons. Les premières sont bien
connues depuis la fin des années 60, date d’une première prise de
conscience écologique, laquelle, parallèlement, entraînait la
critique, ou la mise en accusation des sciences, techniques et
technologies. Pour prendre un exemple critique que cite Jean-Claude
Michéa dans </span><span lang="en-US"><em>L’enseignement
de l’ignorance </em></span><span lang="en-US">(avec
lequel je tiens pour une fois à manifester mon accord), l’ouvrage
d’Alain Roger </span><span lang="en-US"><em>Court
traité du paysage </em></span><span lang="en-US">avait
également attiré mon attention lors de sa parution en 1997. Cet
esthéticien insiste dans son livre sur la distinction entre paysage
et environnement. Il importe à cet auteur de démontrer que le
paysage “est toujours une invention historique et essentiellement
esthétique” qui ressort d’un phénomène “d’artialisation”
: ce dernier désignant des opérations in situ (l’oeuvre des
jardiniers, des paysagistes, du Land Art) ou in visu (celles des
peintres, des écrivains, des photographes). Par conséquent, pour
Roger, “il ne saurait y avoir une science du paysage”. Ce qui
n’est pas pour lui le cas de l’environnement, “concept récent,
d’origine écologique, et justifiable, à ce titre, d’un
traitement scientifique”. La distinction parait fondée : il semble
préférable, pour bien s’entendre, de ne pas confondre l’un avec
l’autre. A l’appui de cette thèse, “le paysage s’invente,
n’est pas une notion figée”, Alain Roger cite à contrario un
exemple caricatural, celui de la </span><span lang="en-US"><em>Charte
architecturale et paysagère </em></span><span lang="en-US">de
la région Auvergne. Cette charte recommande la plantation
“d’essences locales et non exotiques” et celles “de
feuillages caducs et non persistants”. Une recommandation qui
rappelle à Roger de fâcheux souvenirs, ceux laissés par les
paysagistes du Troisième Reich qui réclamaient une “guerre
d’extermination” contre les essences étrangères menaçant la
pureté du paysage allemand. Pour aller dans le sens de la thèse
d’Alain Roger, les pins, qui donnent aujourd’hui ce cachet
particulier à la forêt de Fontainebleau, ont été plantés à la
fin du XVIIIe siècle. Nous avons là une illustration du paysage
comme “invention historique”. J’ajoute qu’Adolphe Alphant, le
maître d’oeuvre des parcs parisiens du Second empire, faisait
l’éloge des plantes exotiques et prescrivait de les “entretenir
avec tous les soins que réclame cette aristocratie végétale”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Alain
Roger dérape, en quelque sorte, lorsque son </span><span lang="en-US"><em>Court
traité du paysage </em></span><span lang="en-US">abandonne
la réflexion historique et esthétique pour manifester son aversion
à l’égard de l’écologie. Ou comment, partant d’une analyse
fine et pertinente (sur l’histoire du paysage), il en vient à
prendre le contre-pied des discours écologiques pour dénoncer le
“conservatisme” de leurs discours de préservation, de protection
et de sauvegarde du paysage. Il faut vivre avec son temps, insiste
Roger, et ne pas se “recroqueviller sur le passé”. Et ne pas
figer la “pratique paysagère” en musée afin “d’inventer
l’avenir” et “de nourrir le regard de demain”. La présence
d’Alain Roger au sein du “Comité d’experts Environnement et
paysage” mis en place par la direction des routes au ministère de
l’Équipement, explique en partie les positions de notre
esthéticien. Curieusement, à aucun moment, Roger ne se réfère à
la loi du 2 mai 1930 sur les monuments naturels et les sites dont la
conservation et la préservation présentent un intérêt général
du point de vue “artistique, historique, scientifique, légendaire
et pittoresque”. Cette loi permet d’inscrire les sites qui
mériteraient d’être protégés, puis de les classer. Une
procédure qui, on le sait, a permis de sauvegarder des sites menacés
par des intérêts privés. Jusqu’à un certain point, certes, si
l’on met par exemple des deux cotés de la balance, d’une part le
projet Eurodisney, et de l’autre le classement du site de la crête
de Chalifert (situé à proximité, et célébré par des peintres
paysagistes du XIXe siècle) : soit la lutte du pot de fer et du pot
de terre. Un exemple parmi d’autres d’une situation où l’État
bafoue la légalité qu’il est censé défendre.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Le paysage est une
invention, soit. Mais il importe alors de distinguer paysage et
paysage. Car tous les paysages ne sont pas soumis au même phénomène
d’artialisation. Pour certains cela ne prête guère à conséquence
: on reste dans le domaine du commun, de l’ordinaire et du convenu.
D’autres par contre se cristallisent en quelque sorte à travers le
regard que des artistes, des écrivains, ou tout simplement les
passants portent sur eux. Cette élaboration, cette reconstruction
sont celles d’un imaginaire. A moins d’être une brute ou un
butor on ne peut pas vivre sans imaginaire. La destruction d’un
site s’avère par conséquent préjudiciable à tous (en exceptant
ceux qui bien entendu en tirent un profit pécuniaire ou autre). On
comprend mieux maintenant l’oubli chez Alain Roger du mot “site”.
Puisque ce dernier renvoie à la fois au paysage et à
l’environnement (ici en raison du caractère particulier que lui
confère la loi du 2 mai 1930). La distinction qu’il convenait de
souligner, du point de vue sémantique, et pour toutes les bonnes
raisons évoquées plus haut, vole en éclat dés lors que nous
l’abordons sous l’angle d’un site. Comment ne pas évoquer
quelque duplicité, ou une volonté de noyer le poisson quand des
propos, à l’origine pertinents sur les plans historiques et
esthétiques, finissent par servir des intérêts privés ou
prétendument publics. Doit on rappeler que le moindre de ces projets
devrait faire l’objet, au préalable (y compris par l’imposition,
et cela sans lésiner sur les modes d’actions, mêmes violentes),
d’un débat et d’une consultation avec tous les intéressés.
Mais on aura compris que des arguments et des démonstrations du type
Alain Roger justifient par avance l’affairisme et ses complicités.
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Ce
n’est pas par hasard que je me suis livré à ce long commentaire
sur </span><span lang="en-US"><em>Court
traité du paysage </em></span><span lang="en-US">car
il contient les prémices de l’un des aspects de la question qui
nous occupe ici. Dans </span><span lang="en-US"><em>Du
temps que les situationnistes avaient raison, </em></span><span lang="en-US">au
sujet d’un échange polémique entre Jaime Semprun et Norbert
Trenkle (l’un des animateurs de la revue </span><span lang="en-US"><em>Kristis
</em></span><span lang="en-US">),
je constatais : “On voit parfaitement ce qui sépare Semprun et
Trenkle. Là où le premier, pour expliquer le monde tel qu’il ne
va pas, se focalise sur la production industrielle et les nouvelles
technologies, le second, partant des contradictions entre forces
productives et rapports de production, tente de définir le cadre qui
permettrait de mettre la science et les technologies à l’épreuve
des choix par lesquels nous aspirons à vivre dans une société plus
libre, plus juste, plus solidaire, plus riche en potentialités
diverses. C’est aussi la question de la </span><span lang="en-US"><em>démocratie
</em></span><span lang="en-US">
qui est posée ici. Il faudra bien y revenir”.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Nous y revenons.
Non sans avoir précisé préalablement que les sciences et
techniques ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi. Une confiance
absolue (la position technophile) est aussi condamnable que
l’affirmation d’un refus tout aussi absolu (la position
technophobe). La critique bien entendu prévaut dans ce monde
célébrant l’horizon indépassable des nouvelles technologies.
Celles-ci, il va de soi, génèrent des formes inédites de
dépendance et d’aliènation. Mais après tout la comparaison
s’impose, en terme de nocivité, avec l’aliénation religieuse du
monde préindustriel (décrit par d’aucuns comme “un âge d’or”).
Les théoriciens anti-industriels, les auteurs des éditions de
“L’encyclopédie des Nuisances”, et le premier cercle de leurs
lecteurs savent pertinemment - mieux que quiconque même ! - que l’on
ne reviendra jamais en arrière, c’est à dire aux temps
préindustriels. Ils ne défendent pas une utopie dans le sens par
exemple de Fourier et des utopistes les plus conséquents : à savoir
la figure d’un monde comme objet de désir, à la fois inaccessible
et relevant d’une nécessité, désirable car inaccessible,
réalisable de part cette nécessité.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Donc, dans la
société que j’appelle, que nous appelons de nos vœux, l’usage
des sciences, techniques et technologies devient l’un des éléments
d’une discussion plus globale sur ce qui serait utile ou pas pour
l’humanité. Il ne s’agit pas ici de trancher en ce sens, ou de
décliner des préférences, mais de définir le cadre dans lequel
cette discussion pourrait ou devrait avoir lieu. Parler par
conséquent de démocratie suppose que les thèmes relevant de cette
discussion soient débattus par tous dans la vie de tous les jours,
et d’une manière que l’on aimerait décisive dans un contexte
d’affrontement, au travers d’un mouvement social, et pour le
mieux au sein d’assemblées prenant la forme de conseils dans les
entreprises, les quartiers et les institutions de toutes sortes. Il
ne s’agit donc pas, on l’a compris, de “débats citoyens”
organisés par le pouvoir en place ou un collège d’experts. Cette
discussion doit cependant avoir lieu préalablement, et dans les
formes requises pour générer les conflits de demain. J’ajoute que
la question de la démocratie (que je ne fait qu’aborder), de la
manière dont elle se trouve énoncée ici, est très naturellement
et très logiquement absente des ouvrages des auteurs du courant
anti-industriel, puisque en aucun cas ce monde ne peut être pour eux
transformé. Tout comme elle n’apparaît pas dans les livres de
Michéa. Là les raisons sont plus complexes, mais on peut avancer
que les développements michéens sur la common decency lui
permettent de faire l’impasse sur la question, ou “de botter en
touche” (pour reprendre une métaphore sportive).</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
L’infortune que
rencontre depuis une trentaine d’années la notion de progrès
prend toute sa dimension si on la compare à la fortune du mot, de la
notion, du concept durant le XIXe siècle et la plus grande partie du
XXe. Parler de progrès allait alors de soi (du moins dans le camp de
la gauche) : “progrès scientifique” et “progrès social”
marchant d’un même pas. Parmi plusieurs définitions le Robert
évoque un “développement en bien”. Puis vint le temps de la
suspicion : principalement en raison de la prise de conscience
écologique évoquée plus haut. Pour le coup la notion de progrès
scientifique, ce développement du bien, s’en trouvait ébranlée.
Et avec elle le crédit jusqu’alors accordé aux technologies
censées contribuer à l’amélioration du genre humain. La science,
ou un certain usage de la science faisait l’objet d’accusations,
y compris par des membres de la communauté scientifique. Cependant,
par une ruse de l’histoire, la critique légitime de ce progrès-là,
celle des sciences, techniques et technologies, s’est élargie à
la notion de progrès en général. Il y a sous cet angle comme une
collusion entre des courants de pensée qui n’ont pas ou peu de
choses en commun, sinon dans la dénonciation réitérée du Progrès
devenu une sorte de Grand Satan à l’échelle occidentale. C’est
là qu’il faut distinguer, et bien distinguer.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Les
écrivains, les premiers, ont fustigé le progrès. Baudelaire dans
un célèbre fragment de </span><span lang="en-US"><em>Fusées
</em></span><span lang="en-US">lui
reproche d’atrophier “en nous toute la partie spirituelle”.
Flaubert crée avec l’apothicaire Homais un type universel : le
parangon de ceux qui au nom de la science et du progrès dessinent
les contours d’une sinistre société hygiéniste. Plus tard
Benjamin, dans </span><span lang="en-US"><em>Sur
le concept d’histoire</em></span><span lang="en-US">,
le métaphorise à travers l’analyse d’un tableau de Klee. Sur un
plan plus philosophique, sans vouloir remonter à Nietzsche, juste
après la Seconde guerre mondiale Adorno insistera dans </span><span lang="en-US"><em>Minima
moralia </em></span><span lang="en-US">sur
le “caractère double du progrès” en précisant qu’il avait
“toujours développé le potentiel de liberté en même temps que
la réalité de l’oppression”. C’est ce que chacun devait avoir
en tête dans la moindre discussion sur la notion de progrès.
Celui-ci n’est pas uniquement associé aux sciences, techniques et
technologies, mais englobe tous les aspects de l’activité humaine.
Il faut </span><span lang="en-US"><em>progresser
</em></span><span lang="en-US">vers
plus de liberté, d’égalité, de solidarité, de richesse
intérieure, pour s’affranchir des pouvoirs, des idéologies, de la
raison raisonnante. Il conviendrait en amont de se prémunir contre
les “amis” et les “ennemis” du progrès. Et donc de ne pas
prendre des vessies pour des lanternes. Ni même, pour finir sur
Jean-Claude Michéa, des lanternes pour des vessies.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US"><br /><br /></span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US"><em><br /><span class="Apple-style-span" style="font-style: normal;">2) COMMENT ARRAISONNER </span>L'ARROGANCE DU PRÉSENT</em></span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US"><br /></span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">On
l’a maintes fois relevé : mai 68 fait régulièrement l’objet
d’une confiscation par quelques uns de ceux que l’on a appelés
les soixante-huitards. La parution en 1987 du premier volume de
</span><span lang="en-US"><em>Génération
</em></span><span lang="en-US">(“Les
années de rêve”) de Patrick Rothman et Hervé Hamon initie en
quelque sorte un genre qui, sous les formes biographique,
autobiographique, ou celle de l’essai, voire du pamphlet, va
périodiquement constituer un événement éditorial, ou alimenter
les pages “dossiers” des presses quotidienne, hebdomadaire ou
mensuelle, ou encore ceux des débats radiophoniques et télévisés
(ou encore des documentaires donnant l’occasion de revoir encore
les mêmes images d’archives). Les principaux protagonistes de
cette “saga” figurent d’ailleurs en bonne part parmi les
“sources” indiquées à la fin du second volume de </span><span lang="en-US"><em>Génération
</em></span><span lang="en-US">(“Les
années de plomb”, paru en 1988), et immanquablement dans l’index
recensant les personnages cités dans ces deux volumes.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Serge
Quadruppani écrit dans “Mai 68, le gadget triomphant et l’utopie
nécessaire” : “Si on veut le détail de l’affaire, on peut
lire cette saga des parvenus qu’est </span><span lang="en-US"><em>Génération
</em></span><span lang="en-US">de
Hamon et Rothman. Ce petit monde des chefaillons gauchistes devenus
petits potentats réalistes a ses réseaux, ses tics de langage, ses
codes (par exemple les allusions, avec rire malin obligatoire, aux
différends entre groupuscules, aux exploits de leurs gros bras et au
prolétariat - ce dernier mot déclenchant particulièrement
l’hilarité). Il n’est pas étonnant que ces soixante-huitards-là
aient beaucoup fait pour transformer mai 68 en gadget, et qu’ils
aient participé avec ferveur à ce qui est le comble de refoulement
d’une mémoire vivante : la commémoration”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Commémoration
est le mot qu’il convient de retenir puisque la parution de
</span><span lang="en-US"><em>Génération
</em></span><span lang="en-US">précédait
le vingtième anniversaire de mai 68. Le premier et non le dernier à
faire figure d’évènement médiatique. Le trentième anniversaire
surpassa même le précédent du point de vue de l’écho recueilli.
Le quarantième fut lui précédé un an plus tôt par le fameux
discours de Sarkozy du 30 avril 2007 à Bercy, en grande partie
consacré à mai 68. Je ne m’attarderai pas sur l’évolution de
quelques uns des protagonistes de mai 68 ou de la saga </span><span lang="en-US"><em>Génération
</em></span><span lang="en-US">(de
Cohn-Bendit à Geismar, en passant par Sauvageot, Castro, Gluskmann,
July, Krivine, le Dantec, Victor, Weber...). Elle est bien connue et
tout le monde sait aujourd’hui de quoi il en retourne. </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">J’évoquais
plus haut la naissance d’un genre éditorial : mai 68 (voire la
première moitié des années 70) réécrit et parfois corrigé par
quelques uns des acteurs de l’époque. La dernière pièce à venir
compléter ce volumineux dossier, </span><span lang="en-US"><em>L’arrogance
du présent </em></span><span lang="en-US">(sous
titré : “Regard sur une décennie 1965 - 1975), a comme auteur
Jean-Claude Milner. Ce linguiste réputé, auteur d’une dizaine
d’ouvrages (dont certains fort remarqués), avait deux ans plus tôt
créé un mini-scandale dans l’émission “Répliques” sur
France-Culture (animée par Alain Finkielkraut) en traitant l’ouvrage
de Bourdieu et Passeron, </span><span lang="en-US"><em>Les
héritiers, </em></span><span lang="en-US">de
“livre antisémite”. Interrogée, Élisabeth Roudinesco n’y vit
pour sa part “qu’un lapsus”. Dans pareil cas vous et moi seriez
traités de tous les noms, mais venant d’un penseur de l’importance
de Milner il ne pouvait s’agir que d’un regrettable lapsus ! Des
intellectuels représentant différentes disciplines réagissent
cependant contre les propos “absurdes et ridicules”,
symptomatiques “de la vacuité du débat intellectuel et politique”
dans une tribune publiée par </span><span lang="en-US"><em>Libération.
</em></span><span lang="en-US">Contacté
par </span><span lang="en-US"><em>Le
Monde, </em></span><span lang="en-US">Milner
répondait en évoquant “une provocation qui vise à faire penser”
qu’il ne regrettait pas. Ceci permettant de “faire relire de
façon sérieuse et loyale les textes de Bourdieu” (sic). Nous
avons là comme un concentré de la méthode très particulière,
paradoxale dirions nous, de Jean-Claude Milner. Cette anecdote parait
particulièrement bien choisie pour présenter le personnage. Même
si l’outrance milnérienne s’explique ici in fine par l’élément
biographique suivant : “Moi-même je suis l’exemple type de ce
qu’on appelle l’élite méritocratique ! Or de quoi suis-je
l’héritier ! Mes parents n’avaient pas d’argent, et le
français n’était pas leur langue maternelle”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Cette
péripétie m’incite à dire un mot, et plus sur l’un des
précédents ouvrages de Milner paru en 2003. </span><span lang="en-US"><em>Les
penchants criminels de l’Europe démocratique </em></span><span lang="en-US">(premier
volet d’un triptyque comprenant </span><span lang="en-US"><em>Le
juif de savoir </em></span><span lang="en-US">et
</span><span lang="en-US"><em>L’arrogance
du présent </em></span><span lang="en-US">),
qui n’avait pas été sans provoquer des réactions très
contrastées (l’un des commentateurs n’hésitant pas à parler
d’un “livre admirable et odieux à la fois”). Il faut dire que
la thèse défendue par Milner est très hardie, pour parler par
euphémisme. Je la résume en quelques lignes. En demandant la paix
au Moyen-Orient, donc en privilégiant une solution pacifique et
négociée au conflit israélo-palestinien, les démocraties
européennes œuvrent en réalité à la destruction de l’état
d’Israël. Cette paix que l’on présente comme la seule solution
possible résulte de l’extermination des Juifs. L’Europe des
lendemains de la Seconde guerre mondiale s’étant unie en raison du
génocide nazi. Cependant cette union dans la paix et la démocratie
n’avait pu s’effectuer qu’une fois débarrassée du peuple
faisant obstacle à la réalisation du projet européen, à savoir le
peuple juif. On imagine sans difficulté le profit que d’aucuns
peuvent retirer de ce genre de thèse. </span>
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Jean-Claude Milner
est un homme intelligent et un brillant écrivain. Nul ne contestera
le brio de cet intellectuel. Ajouter que l’on est totalement en
désaccord avec la thèse exposée ci-dessus parait même secondaire.
Il s’agit d’une vision pour le moins délirante de l’histoire.
Milner fascine une partie de la gente intellectuelle (Michéa
compris). C’est, toute proportion gardée, quelque chose de ce
genre qu’exerçait autrefois Lacan, ou qui malgré tout (et
pourtant !) perdure encore aujourd’hui au sujet d’Heidegger :
“disciples” et “lecteurs enthousiastes” en viennent à
prendre au pied de la lettre (volée certes chez Lacan) des
propositions pour le moins paradoxales, un tantinet fumeuses ou d’un
ésotérisme pas plus avoué qu’assumé.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">L’un
des chapitres des </span><span lang="en-US"><em>Penchants
criminels de l’Europe démocratique </em></span><span lang="en-US">s’intitule
“La solution définitive”. La première phrase donne le ton : “le
consensus s’énonce ainsi et Hitler ne l’a pas inventé : en fait
il est déjà lisible dans </span><span lang="en-US"><em>La
question juive </em></span><span lang="en-US">de
Marx”. En avançant dans ce chapitre la lecture devient malaisée,
voire plus. Car il faut être profondément naïf ou d’une
duplicité à toute épreuve pour ne pas entendre dans la réitération
du terme “solution définitive” celui de “solution finale”.
On y lit que les Lumières, l’Aufkläring et l’État nation des
droits de l’homme de 89 préparaient la future extermination des
Juifs : l’Europe moderne ne pouvant se réaliser qu’en “réglant”
le problème juif. Les Lumières l’ont posé, et Hitler a trouvé
la solution permettant de le résoudre. </span>
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Habilement, pour
aborder le conflit israélo-arabe, Milner ne veut pas tant opposer
“la guerre à la paix” que “la victoire et la défaite”.
L’auteur sort alors de sa besace un “paradigme civilisé” qu’il
fait remonter à 1815 pour l’Europe. Avec cette grille de lecture
l’histoire apparaît d’une simplicité enfantine. L’Allemagne
vainqueur de 1870 devient la nation barbare par excellence et la
France vaincue “le pays de la justice”. Exit les politiques
impérialistes (des quatre grandes nations européennes), le jeu des
alliances et les évolutions géopolitiques pour expliquer 1914. Au
sujet de la défaite allemande de 1918, Milner évoque
“l’extraordinaire opération de propagande” de la France depuis
1870. Et d’ajouter “Si grande est l’efficace du paradigme
civilisé quand on sait s’en servir”. Mais pas un mot sur le
traité de Versailles ! Milner sort maintenant de son chapeau un
“paradigme 45” (l’exact contraire, selon l’auteur, du
“paradigme civilisé”). A savoir, la victoire est belle, la
défaite honteuse. Ainsi la victoire peut résoudre définitivement
le problème et incarner la justice : lequel problème “vient des
révolutions modernes et plus particulièrement de Staline”. Ce
dernier nom suffit, précise Milner, à “irrémédiablement
disqualifier” ce paradigme. Le terrain ainsi balisé l’auteur
écrit sans sourcilier : “L’europe ne peut pas ne pas désirer la
disparition d’Israël qui est le nom de sa propre honte”. Soit le
moment choisi pour brandir alors un “paradigme palestinien”.
C’est, nous explique l’auteur, le paradigme européen revu par
les guerres de libération nationale.
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">A
ce stade le propos (alors délirant, ou d’un équilibriste de haut
vol, selon les versions) devient réducteur, caricatural et
méprisant. Le masque tombe. L’impression de “déjà lu” prend
le pas. Par exemple quand Milner affirme que l’Europe n’est plus
l’Europe dés lors qu’on veut l’élargir aux pays du sud de la
Méditerranée et du Proche Orient. Ici l’auteur fait retour sur sa
thèse centrale lorsqu’il avance que “la disparition d’Israël
est sensée ouvrir la voie d’une réconciliation entre les hommes
de bonne volonté : dans la forme de la paix pour l’Europe, dans
les formes du djihad pour les musulmans”. Citions, pour finir, la
dernière phrase des </span><span lang="en-US"><em>Penchants
criminels de l’Europe démocratique </em></span><span lang="en-US">(devenue
depuis un leitmotiv milnérien) : “L’antijudaisme sera la
religion naturelle de l’humanité à venir”. Une sentence qui
aurait quelque pertinence dans la mesure où le conflit
israélo-palestinien ne déboucherait pas à court ou moyen terme sur
une solution pacifique et négociée. Ce à quoi s’emploie Milner,
on l’a compris, sur un mode qui relève du “terrorisme
intellectuel”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Le
même Jean-Claude Milner s’est retrouvé en 2004 au coté des
“psys” (ceux de la Cause freudienne, du moins) partis en guerre
contre “l’amendement Accoyer”, lequel entendait réglementer le
champ des psychothérapies dans l’hexagone. Lors d’un meeting
organisé par les promoteurs de cette “contestation”, Milner,
rapporte </span><span lang="en-US"><em>Le
Monde, </em></span><span lang="en-US">“prophétisa
l’avènement du pire : un état totalitaire, assoiffé de fiches,
prompt à planifier le contrôle des âmes et le dressage des corps,
bref l’éradication de toute liberté (...) A la fois vertigineuse
et apocalyptique, entretenant avec le réel des rapports plutôt
équivoques, cette parole enflamma alors les larges masses
psychanalytiques”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Après
ce long préambule, j’en viens donc au dernier livre de Jean-Claude
Milner, </span><span lang="en-US"><em>L’arrogance
du présent. </em></span><span lang="en-US">Cet
ouvrage traite de mai 68, du gauchisme, du maoïsme de la Gauche
Prolétarienne, avant de faire le lien (via “le Juif de
révolution”) avec ce que Milner appelle “le nom juif”. Ces
pages peuvent être qualifiées d’originales, de singulières ou
d’insolites si on les compare aux habituels écrits des
soixante-huitards sur la question. Ceci à titre comparatif, car
cette “originalité”, comme nous en avons eu un aperçu avec </span><span lang="en-US"><em>Les
penchants criminels de l’Europe démocratique, </em></span><span lang="en-US">n’hésite
pas le cas échéant à prendre l’histoire à contre-pied ou à
s’en affranchir. C’est dire que les analyses de Milner ne
résistent pas toujours à l’examen des faits.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
L’auteur, qui
entend faire et bien faire la distinction entre mai 68 et le
gauchisme, affirme d’emblée que “Mai 68 et le gauchisme ont été
l’affaire de la petite bourgeoisie intellectuelle et de personne
d’autre”. Cela commence mal mais poursuivons. En route pour 68
avec dans ses poches des biscuits qui ont pour nom Sartre, Althusser
et Lacan, le jeune Jean-Claude Milner aborde le joli mois de mai.
Partant d’une citation connue de Retz sur la Fronde, Milner lui
fait subir une légère distorsion, enfin juste ce qu’il faut pour
remplacer “peuple” et “rois” par “gouvernés” et
“gouvernements” : ce qui renvoie au couple actif / passif. Une
vieille histoire, poursuit l’auteur, entre les défenseurs et les
contempteurs de la démocratie. Un conflit que la pensée politique
moderne tenterait de surmonter à l’aide d’une figure, celle de
“l’acteur permanent” : soit le peuple, soit la classe, soit
les masses, soit l’État, c’est selon.
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Ici
Karl Marx entre en scène. Après un propos fort alambiqué sur
l’obligation faite à Marx de conserver aussi longtemps que
possible une “position active”, Milner nous assène : “Comme en
passant, il (Marx) forge l’expression </span><span lang="en-US"><em>dictature
du prolétariat, </em></span><span lang="en-US">que
Lénine repéra au fil des textes et dont il fit la pierre angulaire
de sa philosophie politique”. Milner aurait tenu pareil propos
autrefois, du temps de sa belle jeunesse althussérienne, on
comprendrait. Ceci faisait partie de la doxa. Mais aujourd’hui !
Comment ici ignorer que Marx n’a que très incidemment fait mention
de cette notion de “dictature du prolétariat”. Elle ne figure
que dans une lettre de 1852 adressée à Joseph Weydemeyer, et dans
les notes critiques sur le programme social-démocrate de Gotha (en
1875) : aucun des ouvrages connus de Marx ne la mentionne </span><span lang="en-US"><strong>(4)</strong></span><span lang="en-US">.
Cette terminologie appartient exclusivement au vocabulaire
marxiste-léniniste, le seul que connaissait et qu’a retenu Milner.
On ne peut également exclure Engels d’une part de responsabilité.
Après la mort de Marx, rappelons que Engels écrivait dans la
préface de l’édition de </span><span lang="en-US"><em>La
guerre civile en France </em></span><span lang="en-US">que
la commune de Paris “était la première application de la
Dictature du prolétariat”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">En
tout cas la moisson milnérienne se révèle particulièrement maigre
et décevante : le bon grain que Miner croit avoir récolté s’avère
être de l’ivraie. </span><span lang="en-US"><em>L’arrogance
du présent </em></span><span lang="en-US">confirme,
si besoin était, que la montre de Jean-Claude Milner s’est arrêtée
en 1975 pour tout ce qui concerne ce questionnement politique :
celle, en l’occurrence, d’une lecture althussérienne de Marx
déjà plombée avant la mort du philosophe. Mais l’essentiel est
ailleurs : il fallait à Milner ce Marx là pour, en lui attribuant
la paternité de l’expression “dictature du prolétariat”,
énoncer que le prolétariat “doit être le seul être
politiquement actif. Il doit être l’Acteur permanent”. Le reste
de la démonstration coule de source. l’Acteur permanent ne sera
pas l’État, ni le peuple, mais un grand Autre : “Seule demeure
l’action permanente exercée, en forme de contrainte, sur des
classes disparaissantes et de plus en plus passives”. Ici nous
comprenons mieux à quoi sert le couple actif / passif sert puisque
Marx, nous dit Milner, ne fait qu’inverser les signes de la
philosophie classique. Là où Marx se plaît à louer la révolution,
en réalité il n’y croit pas : d’où chez lui cette “posture
esthétique”. Damned ! Et Milner d’ajouter, comme un vulgaire
Gluskmann : “Qu’on lise ses commentaires sur la Commune. Je ne
reviens pas sur la suite ; elle est connue. Disons que des millions
de personnes ont payé cher l’irréflexion marxiste touchant
l’opposition actif / passif en politique”.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Tout ceci,
j’insiste, partant d’une analyse infondée sur Marx et la
dictature du prolétariat. Pourtant nous n’avons pas terminé avec
le couple actif / passif. On finit par subodorer que Marx n’est ici
qu’un prétexte. Car Milner règle des comptes. La vulgate
marxiste-léniniste a beau avoir perdu de sa superbe, l’auteur nous
prévient que l’opposition actif / passif n’en continue pas moins
de fonctionner comme aux plus beaux jours. S’ensuit un morceau de
bravoure, l’un de ceux qui ont fait la réputation de Jean-Claude
Milner auprès d’un certain public. Et puisqu’il s’agit ici de
pourfendre “la plus récente catéchèse progressiste”, ce n’est
pas un public mais des publics (rebonjour Michéa !) qu’il faudrait
mentionner. De nouveau l’Acteur permanent reçoit une volée de
bois vert. Maintenant il ne renvoie plus à une classe sociale, mais
à “un état d’esprit, qui devrait subsister en chacun, même
quand on n’y pense pas”. Alors Milner bastonne à tour de bras
car cet Acteur permanent est tout à la fois un duplice, un arrogant
et un imbécile qui “pourchasse avec acharnement toute marque
d’intelligence chez autrui” (suivez mon regard). Immergé dans la
“passivité permanente” l’Acteur permanent n’en finit pas de
revendiquer “l’idéal d’activité”. Mais encore ? : “Esprit
citoyen, passion de l’égalité, ouverture à l’autre, démocratie
participative, devoir d’imbecillité, autant de produits dérivés
de ce mélange de gloriole et de mépris”. Calmez-vous Milner,
reprenez vos esprits ! Ce n’est plus un “Acteur permanent” que
vous nous décrivez là mais une auberge espagnole !
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Rangeant
son gourdin, Jean-Claude Milner nous apprend alors que “Mai 68 a
renversé tout cela”. On ne comprend plus rien. Un événement
vieux de quarante ans aurait renversé une opposition actif / passif
dont on vient de nous dire à l’instant qu’elle continuait
d’organiser aujourd’hui des discours ! Comprenne qui pourra !
Passons, puisque dans la foulée de ce tour d’illusionniste, Milner
laisse entendre que mai 68 aurait posé la question autrement. Notre
auteur le formule ainsi : la position de mai 68 se place en dehors de
la relation d’autorité et est d’emblée politique. Ce qui
revient à dire : en mai 68 il s’agit de sortir de la relation
actif / passif pour “la faire exploser”. Comme l’exprime Milner
dans son jargon : “La grande chasse à l’Acteur permanent prit
fin. Pour un temps”. Bref, avec mai 68 exit l’école de la
passivité : l’activité trouve sa légitimité à travers les
formes multiples qui redessinent la carte du territoire. Et Milner de
terminer ce chapitre sur ces mots : “Mai voulait créer une société
de maîtres, où il n’y eut pas un seul esclave”. Nous sommes
bien d’accord. Raoul Vaneigeim également puisque cette formule
(moins la référence à mai) vient du </span><span lang="en-US"><em>Traité
de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations.</em></span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Quand
Milner, sur mai 68 - avec, on le devine, cette dimension subjective
de “ceux qui n’ont pas manqué Mai” - cesse de lacaniser, nous
lui devons de beaux moments. Baudelaire et Benjamin sont alors
convoqués. “Il est vrai que Paris ne fut jamais aussi beau”,
écrit Milner. Soit “la beauté du mouvement qui déplace”. Les
lignes deviennent incertaines, la multitude fait sens, la rue
s’introduit dans le lieu clos des assemblées et celles-ci se
déplacent à même le pavé des rues. C’est là une vision
positive de mai 68 qui se distingue de l’habituel discours d’ancien
combattant de la mouvance gauchiste (certains repensant d’ailleurs
avec nostalgie aux “événements” tout en crachant sur “l’esprit
de mai 68”).</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Rien ne va plus
quand Jean-Claude Milner réitère le propos du début de son ouvrage
: de nouveau il persiste à faire de mai 68 la stricte “affaire de
la petite bourgeoisie intellectuelle”. Contrairement à Michéa,
nous le verrons dans la seconde partie, cette affirmation chez lui
n’a rien de péjoratif ou de condamnable. Milner écrit dans la
foulée que les grèves “naquirent de ce qui chez les ouvriers les
apparentaient à la petite bourgeoisie ou tout simplement à la
jeunesse étudiante” (sic). Voilà pourquoi, ajoute l’auteur, “on
les appela grèves sauvages”. Au piquet Milner ! On les appela
“sauvages”, ces grèves, parce que les centrales syndicales ne
furent pas à l’origine de celles qui, au lendemain du 13 mai,
paralysèrent en quelques jours le pays. Ce sont des ouvriers non
syndiqués et syndiqués (ces derniers contre les directives
syndicales dans un premier temps) qui impulsèrent le “mouvement
des occupations”. Dans un second temps les organisations syndicales
s’efforcèrent de récupérer ou de canaliser ce mouvement (la
C.G.T., plus particulièrement).</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">En
revanche, je suivrais plus volontiers Milner quand, pour faire la
distinction entre l’un et l’autre, il écrit que “Mai 68 n’est
pas le gauchisme : il en est même le contraire”. Dire “même le
contraire” peut paraître exagéré. Encore faut-il préciser ce
que l’on entend par gauchisme. Ce terme a été comme on le sait
forgé par Lénine dans son opuscule </span><span lang="en-US"><em>La
maladie infantile du communisme, le gauchisme. </em></span><span lang="en-US">Milner
cite la définition de l’un des dictionnaires, </span><span lang="en-US"><em>Le
trésor de la langue française </em></span><span lang="en-US">:
“Courant politique d’extrême-gauche, d’obédience trotskiste,
anarchiste ou maoïste notamment, prônant la révolution,
préconisant l’action directe, et rejeté comme déviationniste par
le communisme orthodoxe”. Le Petit Robert de l’édition 1993 ne
prend pas de risque en proposant cette minimale définition :
“Courant politique d’extrême-gauche” (j’ajoute que l’entrée
“gauchiste” se révèle plus détaillée : “Partisan extrême
des solutions de gauche, révolutionnaires dans un parti --
anarchiste, maoïste, trotskiste”). Même Richard Gombin, dans le
chapitre introductif (“Qu’est-ce que le gauchisme” ?”) de son
livre </span><span lang="en-US"><em>Les
origines du gauchisme </em></span><span lang="en-US">(un
ouvrage qui en 1971 proposait la première analyse des courants ayant
plus ou moins souterrainement “préparé” mai 68), en désignant
par gauchisme “cette fraction du mouvement révolutionnaire qui
offre, ou veut offrir, une alternative radicale ou marxiste-léniniste
en tant que théorie du mouvement ouvrier et de son évolution”,
n’emporte pas véritablement l’adhésion.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Je définirais pour
ma part un “gauchisme organisationnel” (celui des groupes
trotskistes et maoïstes, tous deux étant marxistes-léninistes,
mais les seconds dans une acception plus ou moins stalinienne s’il
s’agit de prochinois orthodoxes ou de mao-spontex), et un
“gauchisme diffus” (lequel désigne les différents modes de
contestation apparus dans les lendemains de mai 68, et en dehors des
organisations d’extrême-gauche, via l’écologie, le féminisme,
l’éducation parallèle, l’antipsychiatrie, le mouvement
communautaire, la contre-culture, etc.). Ni les anarchistes, ni les
situationnistes, ni le courant ultra-gauchiste (groupes bordiguistes,
conseillistes, spartakistes, généralement anti-léninistes ; on
peut y ranger les autonomes apparus vers la fin des années 70, et
quelques unes de leurs résurgences, voire ici le “Comité
invisible” ; en distinguant alors une “vieille ultra-gauche”,
d’une “nouvelle”, très éloignée de la première, mais qui
comme la précédente se signale par son anti-gauchisme) ne figurent
dans cette liste.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Cette
définition, ou plutôt cette classification me semble plus précise,
voire plus pertinente que celles proposées plus haut si l’on tient
compte de l’évolution du mot gauchisme depuis l’opuscule
léniniste, et plus encore les années 70. D’ailleurs les
groupuscules marxistes-léninistes qui en mai 68 refusaient
l’appellation “gauchistes” (comme les appelaient les
staliniens) finirent progressivement par l’accepter et l’adopter.
Le livre des Cohn-Bendit, </span><span lang="en-US"><em>Le
gauchisme, remède à la maladie infantile du léninisme, </em></span><span lang="en-US">y
contribua. Ces précisions valent également pour éviter (ou à
l’occasion les dénoncer) des amalgames qui, reprenant ainsi une
méthode abandonnée depuis par le P.C.F., entendent fondre dans une
appellation commune, commode et réductrice tout ce qui peu ou prou
renverrait à un “progressisme” non réformiste.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Pour revenir à
Jean-Claude Milner, son gauchisme, dans l’exposé des faits, tend à
se confondre avec le maoïsme de ses jeunes années. Selon lui le
“gauchisme 65” (point de départ de son itinéraire politique) a
été transformé par mai 68. La formule suivante l’explicite : “Au
gauchisme, Mai ne donne rien de ce qu’il demande. Mais il lui donne
ce qu’il désire”. Et que désire-t-il ? “L’ici maintenant”,
répond Milner. La gauche prolétarienne, dont Milner fut, sinon l’un
des fondateurs, du moins l’un des cadres les plus actifs, entre ici
en scène. Elle nait, précise l’auteur, “d’une double volonté
: ne rien perdre de l’ici-maintenant que Mai portait en soi ; ne
rien perdre du gauchisme qui réécrit l’ici-maintenant dans
l’alphabet de la politique et de l’Histoire”. Afin d’éclairer
la lanterne du lecteur (qui en a bien besoin !), Milner définit la
GP à travers ces quatre traits caractéristiques :</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
- recours équivoque
à la notion de guerre civile.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
- traitement
équivoque de la notion des grands nombres.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
- l’équivoque de
la référence ouvrière.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
- une référence
équivoque à la Chine.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Je
laisse de coté les trois premiers pour en venir au quatrième. La
principale raison de la quasi disparition du maoïsme de la scène
politique française vers la fin des années 70 est due à la prise
en compte (ou de conscience) par les militants maoïstes de la
réalité du pouvoir politique en Chine, et ce partant de la société
chinoise (bureaucratique, stalinienne, totalitaire, à mesure que les
yeux se dessillaient). Milner note justement que le recours des
maoïstes à la Révolution culturelle “requiert une entière
ignorance de ce qui se passait effectivement en Chine (...) Il faut
aller plus loin ; il faut supposer une véritable </span><span lang="en-US"><em>volonté
</em></span><span lang="en-US">d’ignorance”.
Milner ne va pas cependant aussi loin qu’il ne l’indique
lorsqu’il ajoute, en guise d’explication, que les textes de la
Révolution culturelle auraient été mal traduits. C’est déplacer
le problème ou, comme dirait Michéa, botter en touche. S’il est
vrai que l’arbre de la Révolution culturelle cachait la forêt de
la société chinoise, nous aimerions, cet arbre abattu, débité et
brûlé, avoir d’autres explications. Nous ne les aurons pas.
Milner ne veut rien savoir parce que là, comme dans d’autres pages
de </span><span lang="en-US"><em>L’arrogance
du présent, </em></span><span lang="en-US">l’explication
que le lecteur un peu instruit attend ou anticipe rendrait vaine la
belle construction virtuelle ou le tour de prestidigitation sur
lesquels s’extasient les gogos. </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Donc,
pour reprendre le fil de cette histoire en amont, précisons qu’en
octobre 1967 le N° 11 de le revue </span><span lang="en-US"><em>L’Internationale
situationniste </em></span><span lang="en-US">s’ouvrait
sur un texte intitulé “Le point d’explosion de l’idéologie en
Chine” (dont on saura plus tard qu’il avait été écrit par Guy
Debord) : un article remarquable, expliquant, alors que la lutte au
pouvoir en Chine n’avait pas encore livré son verdict, ce qu’il
fallait savoir dés 1967 de la Révolution culturelle et du maoïsme.
Les nombreuses analyses qui prendront acte durant la première moitié
des années 70 de l’évolution de la situation chinoise
confirmeront si besoin était l’excellence des thèses de ce “Point
d’explosion de l’idéologie en Chine”. Et les situationnistes
n’étaient pas les seuls : d’autres textes (venant des secteurs
de l’ultra-gauche ou du mouvement libertaire) sans égaler le
tranchant de la thèse situationniste disaient du moins l’essentiel.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
J’entends une
première objection. Certes cet article ou ces textes critiques
restaient relativement confidentiels. Ceci cependant devenait moins
vrai à partir de mai 68 dans la mesure où, les “événements”
aidant, l’information circulait beaucoup plus rapidement (y compris
sur la Chine maoïste) et cette “littérature” trouvait de
nouveaux lecteurs. Et encore moins par la suite avec les ouvrages
publiés dans la collection 10 / 18 à l’enseigne de “la
bibliothèque asiatique”. Se souvient-on de la façon dont les
livres de Simon Leys étaient reçus dans les milieux maoïstes ou
assimilés ? Il y aurait de quoi confectionner un impressionnant
bêtisier. Les arguments de Leys (et d’autres) glissaient comme la
pluie sur les plumes du canard maoïste. Nos prochinois croyaient en
un dieu : Mao ; en ses apôtres : les gardes rouges ; en un évangile
: le petit livre rouge ; le peuple, dans l’histoire, jouait le rôle
du Saint-Esprit dés lors que la pensée de Mao irriguait leur
système sanguin et nerveux.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Milner,
il va de soi, s’efforce de préciser ce qui distingue la GP des
autres groupes maoïstes. Il est vrai que la répression en se
focalisant sur la GP vers 1970 et 1971 donne à cette dernière une
légitimité politique à laquelle contribuent les intellectuels de
renom qui se mobilisent contre l’interdiction de </span><span lang="en-US"><em>La
Cause du peuple. </em></span><span lang="en-US">C’est
aussi affirmer en retour “l’illégitimité” d’un pouvoir s’en
prenant de la sorte à la liberté de la presse. Dés lors la
référence à la Résistance contre l’occupant nazi prend le pas
sur celle de la Révolution culturelle (moins cependant que ne le
prétend Milner, la référence chinoise restant très présente).
C’est aussi, ne l’oublions pas, le moment (l’été 1971) que
choisit Milner pour quitter la GP. Curieusement il évoque ensuite
l’évolution de ses anciens amis vers le christianisme social (LIP
étant cité comme témoignage). Mais pas un mot sur la Chine et la
Révolution culturelle pour expliquer le processus de dissolution du
maoïsme version GP. Non, puisque Milner devient à ce moment là un
intellectuel “dégagé”, l’explication sera philosophique : le
christianisme introduira au platonisme.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Plus loin, revenant
sur son départ de la GP, Jean-Claude Milner laisse entendre qu’il
s’en est bien tiré. Il a ces mots (le lecteur les trouvera naïfs,
putassiers ou présomptueux selon son inclination) : “N’avais-je
pas en vainqueur traversé l’Acheron de la Révolution culturelle ?
Et cela par deux fois, une fois pour m’y plonger sans perdre
l’entendement, une fois pour en ressortir sans perdre la raison”.
Au prix de quoi ? Milner l’indique : ne rien savoir sur la Chine
(et ceci, soit dit en passant, perdure aujourd’hui). Cela vaut,
poursuit-il, impitoyable, tel un Clint Eatswood de la pensée, pour
le Cambodge, la Kolyma, et même Auschwicz. Enfin tout est rentré
dans l’ordre : la Chine et la Révolution culturelle ayant cessé
d’intéresser Milner celles-ci n’avaient plus d’importance.
Seule restait l’accusation “du seul fait de penser par masses”.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">Ce
terrain ainsi balisé, Milner en vient aux raisons qui,
fondamentalement, replacent <span lang="en-US"><em>L’arrogance
du présent </em></span>dans
le triptyque plus haut évoqué. Je réclame ici toute l’attention
du lecteur. Les dix premières pages du chapitre “L’histoire
revient” font retour sur mai 68. Milner y fait preuve de la
virtuosité qu’on lui connaît en usant de ses habituels paradoxes.
Il part du fameux “Nous sommes tous des Juifs allemands”, scandé
spontanément dans les rues de Paris au lendemain de l’arrêt
d’interdiction de séjour de Daniel Cohn-Bendit sur le sol
français. Comme l’écrit Milner, “la phrase a de l’allure”.
L’auteur de ces lignes se souvient du frisson qui courut alors le
long de l’échine des manifestants : un mélange d’exaltation et
de colère que venait renforcer le sentiment de savoir répondre de
la manière la plus juste, la plus appropriée et la plus cinglante à
cet arrêté d’expulsion. Milner revient sur l’origine de la
“phrase” : un article de <span lang="en-US"><em>L’Humanité
</em></span>signé
Georges Marchais (inconnu encore du grand public) décrivant
Cohn-Bendit comme un anarchiste allemand. Marchais, indique Milner,
n’a pas utilisé dans cet article publié au début du mois de mai
(ni dans ceux qui suivront, reprenant la même antienne) le nom juif.
S’appuyant sur Lacan (une fois de plus mis à contribution chaque
fois que Milner se lance dans un morceau de bravoure), notre auteur
précise que que “le sujet entend le sens au delà des
significations”. D’où les interrogations suivantes : “Les
manifestants de Mai avaient-ils entendu, au delà des mots
effectivement écrits, un autre mot absent - le mot qui dévoile la
vérité ? (...) Mai se souciait-il donc du nom juif au point d’y
susciter un instant de vérité ?”.
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">La
question ainsi posée nous sommes en droit de supposer que l’on
répondra par l’affirmative. Et bien non ! Jean-Claude Milner
prenant le lecteur à contre-pied répond qu’il est pour sa part
persuadé du contraire. Le nom juif, ajoute-t-il, dans les années 50
et 60 “est voué à dépérir au fur et à mesure que s’étend le
règne de la paix et de la prospérité”. Dans le film </span><span lang="en-US"><em>Hitler,
connaît pas, </em></span><span lang="en-US">sorti
en 1963, les jeunes gens interrogés qui avouaient “Hitler, connaît
pas”, entendaient dire, selon Milner, “Juif, connaît pas”. Que
l’on peut traduire par : je ne veux plus rien connaître du délire
d’Hitler, c’est le passé, donc le nom juif ne me dit rien. Soit
la preuve, poursuit Milner, que “la jeunesse, dans l’ensemble,
est alors persuadée que du coté du nom juif, tout est désormais
réglé”. Les lecteurs des </span><span lang="en-US"><em>Penchants
criminels de l’Europe démocratique </em></span><span lang="en-US">n’ont
pas lieu d’être étonné de retrouver la même logique d’un
livre à l’autre. Pour Milner il s’agit de la question centrale,
et l’on sait déjà que rien ne l’empêchera d’aller jusqu’au
bout de sa démonstration. Ce n’est pas sans difficulté, avouons
le, que nous le suivons. Car Milner aligne une série de paradoxes
qui, j’imagine, font jubiler des lecteurs revenus de tout, ou
presque : ceux à qui on peut dire une chose et son contraire sans
craindre d’être démenti. Milner, une fois de plus, revient à
“Nous sommes tous des juifs allemands”, qualifié maintenant de
“mot d’ordre” pour glisser, l’air de rien, qu’il s’agissait
d’un “jeu de mot malgré tout et rien de plus” (sic). La
preuve, pour l’auteur, résidant dans la totale inefficacité de
pareil mot d’ordre auprès de l’opinion et des gouvernants ! Ce
symbolique auquel Milner se réfère expressément dans d’autres
pages est mis ici à la trappe ! Milner va jusqu’à écrire que
jamais, par la suite, “Cohn-bendit ne retrouva de place dans le jeu
politique français” (resic). </span>
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Tenant donc pour
acquis cette inefficacité, Jean-Claude Milner pointe deux certitudes
chez les manifestants. Premièrement, puisque le nom juif était
devenu sans portée ceux-ci ne prenaient aucun risque à se dire
tels. Vous suivez ? Même chose, en second lieu, en ce qui concerne
le jeu sur les étiquettes nationales. Les manifestants, poursuit
Milner, “protestaient contre l’expulsion de Cohn-Bendit parce
qu’ils imaginaient que de telles procédures étaient rares (elles
étaient au contraire déjà courantes)”. Milner se trompe
d’époque, mais passons. Il importe que le lecteur retienne ceci :
plus national que ce “mot d’ordre” tu meurs ! En réalité,
nous dit Milner, ces manifestants sont de grands naïfs. Par delà le
rôle joué par la police en mai 68 (et là l’auteur ne nous cache
rien des exactions policières), les gens en mai conservaient malgré
tout “une forme de confiance irréductible en la police”. Allez
comprendre ! L’explication suit : ils avaient encore la naïveté
de penser que l’on ne vous traitait pas en étranger quand vous ne
l’êtes pas, ni que l’on vous retirait “la citoyenneté et
l’appartenance nationale quand elles ont été reconnues par une
administration tatillonne”. Mais pas un manifestant, conclut
provisoirement Milner, pour se souvenir que cela avait été emporté
par le vent mauvais 25 ans plus tôt, et pas un de ceux, notamment,
dont les parents avaient connu ce sort. Voilà pourquoi votre fille
est muette ! Ce qui revient à dire que la même, dans les rues de
Paris, crie “Nous sommes tous des juifs allemands” sans savoir ce
qu’elle dit. Et Milner d’enfoncer le clou : cette réponse à
l’expulsion de Cohn-Bendit, qui révélait déjà une “totale
inconscience à l’égard de toutes les immigrations, anciennes et
récentes”, révélait plus encore “une confiance béate dans la
société française, tenue pour fondamentalement bonne et généreuse,
par delà la malignité des politiques”.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">J’ai
parlé plus haut d’un lecteur qui jubile. J’en connais un autre
qui demande grâce. Et un troisième qui commence à s’impatienter
: pour le dire vulgairement il trouve que Milner le prend pour un
con. Marquons un temps d’arrêt. N’y a t-il pas un oubli dans
cette longue péroraison ? Et pas qu’un détail (sans vouloir jouer
sur les mots). Remettons nous dans le contexte des journées de mai.
La moitié de la réponse se trouve bien évidemment dans les
articles de Marchais : Cohn-Bendit “l’anarchiste allemand”. Et
l’autre moitié alors ? Que disent au début du mois
l’extrême-droite et l’hebdomadaire </span><span lang="en-US"><em>Minute
</em></span><span lang="en-US">?
Ce journal évoque comme </span><span lang="en-US"><em>L’Humanité
</em></span><span lang="en-US">
un “anarchiste allemand”, mais ajoute qu’il est juif ! </span><span lang="en-US"><em>Minute
</em></span><span lang="en-US">était
très lu à l’époque. Il est vrai que la manière de qualifier
Cohn-Bendit chez Marchais suscita plus de commentaires que celle de
</span><span lang="en-US"><em>Minute.
</em></span><span lang="en-US">Parce
que la première souleva l’indignation d’une partie de la gauche
tandis que la seconde</span><span lang="en-US">restait
dans son registre habituel : il ne s’agissait que d’une ignominie
de plus. Cependant, j’insiste, au lendemain de l’expulsion de
Cohn-Bendit les manifestants se souvinrent de l’un (Marchais),
comme de l’autre (l’extrême-droite, </span><span lang="en-US"><em>Minute
</em></span><span lang="en-US">).
Il n’y a pas d’autre explication à ce “Nous sommes tous des
juifs allemands”. Pourquoi Jean-Claude Milner n’en fait-il pas
mention alors qu’elle tombe sous le sens ? Car tout simplement elle
remettrait en cause la longue et tortueuse démonstration que j’ai
essayé, dans la mesure du possible, de traduire fidèlement (et
l’exercice n’est pas simple !). Si Milner évoquait ici l’extrême
droite, comme cela pourtant va de soi pour comprendre la seconde des
raisons de la fameuse phrase, tout l’édifice dressé à la
compréhension du “nom juif” s’effondrerait ou n’aurait pas
lieu d’être. Je ne suis même pas certain qu’il s’agisse chez
Milner d’un oubli conscient : l’extrême droite n’apparaît pas
pour ainsi dire dans son ouvrage (le sujet assurément ne le
préoccupe pas plus qu’il ne l’intéresse : les antisémites sont
d’ailleurs évoqués du bout des lèvres sans qu’on puisse les
confondre avec la droite extrême). C’est, semble-t-il, plutôt
l’inconscient de Milner qui lui tient en l’occurrence la plume.
Il y a cependant une certaine perversité dans le raisonnement qui
l’infirmerait. Je laisse à de plus savants le soin de trancher
entre ces deux hypothèses. Un psychanalyste sans préjugés pourrait
s’y essayer. Ce qui veut dire que j’exclus par avance
l’inénarrable Jacques-Alain Miller, ou l’un des membres de sa
secte lacanienne.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Ceci
posé et reposé, la voie devient libre : Jean-Claude Milner peut
déployer à son aise le “nom juif” pour le raccrocher aux wagons
de </span><span lang="en-US"><em>Penchants
criminels de l’Europe démocratique. </em></span><span lang="en-US">L’auteur
a immolé “Nous sommes tous des juifs allemands” sur l’autel du
“nom juif”. Mais posez lui la question, il vous répondra qu’il
ne s’agit que d’un dommage collatéral. Milner revient alors au
gauchisme et à la Gauche prolétarienne pour énoncer cette thèse :
“La GP est marquée par le nom juif dans la mesure exacte où elle
n’en parle pas”. Élémentaire, mon cher Milner ! Le fameux
couteau sans lame auquel manque le manche reprend du service. Un tel
est marqué par le fascisme, le protestantisme, la guerre des
Malouines, la purée de pois cassé, ou que sais-je encore dans la
mesure exacte où il n’en parle pas. Voilà de quoi élargir notre
perplexité à l’infini. Une seconde thèse - l’évènement de
cette fin de XXe siècle, à savoir le retour du nom juif, ayant pour
corollaire la disparition du nom ouvrier - prend acte de la
dissolution de la GP et du reflux du gauchisme (en y ajoutant
l’effacement du P.C.F.). Sur cette “disparition” l’auteur va
un peu vite en besogne : l’actualité de cette année 2009 le
démentirait. Mais cela n’a pas d’importance pour Jean-Claude
Milner. Chez lui ce n’est pas l’énoncé des faits qui fait sens.
C’est dire que pour notre linguiste l’Histoire marche sur la
tête. En dernier lieu Milner la reconstruit depuis la grille de
lecture du “nom juif”. A ce compte là l’Histoire peut délirer,
Milner pérorer, et les dupés s’extasier.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US">.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US">.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
(1) Consultable sur
le site “L’herbe entre les pavés” :
http://www.lherbentrelespaves.fr/</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US">(2)
Alain Finkielkraut n’est ici cité, une fois de plus, que comme
philosophe et penseur incarnant plus que d’autres la “tendance à
l’oeuvre” auquel Michéa apporte sa contribution dans les
registres que je viens de relever. On peut être totalement en
désaccord avec Finkielkraut sans pour autant le mépriser (comme
nous pourrions le dire, parmi de très nombreux exemples, d’un
Bernard-Henri Levy). On peut affirmer de manière très polémique
ses désaccords avec le philosophe, penseur et médiatique
Finkielkraut tout en respectant l’homme. Il est intervenu il y a
dix ans en faveur d’un écrivain qui faisait alors l’objet d’un
lynchage médiatique (excessivement disproportionné eu égard ce qui
lui était reproché). Et Finkielkraut était bien le seul parmi ceux
que l’on pourrait appeler des “intellectuels de renom”. C’était
faire preuve d’un certain courage, du moins pour un “intellectuel
médiatique”. D’ailleurs ce “soutien” a mis fin à la
collaboration (même ponctuelle) de Finkielkraut avec </span><span lang="en-US"><em>Le
Monde. </em></span><span lang="en-US">Certes
notre philosophe s’exprime depuis dans les colonnes du </span><span lang="en-US"><em>Figaro,
</em></span><span lang="en-US">mais
j’imagine que pour l’intéressé ce n’est pas exactement la
même chose.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
(3) Consultable sur
le site “L’herbe entre les pavés” :
http://www.lherbentrelespaves.fr/</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
(4) Ceci avait été
précisé il y a déjà longtemps par Boris Souvarine.
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">.</p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
2</p>
<h3> MAI 68, ENCORE</h3>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Le
lecteur, après l’éclairage critique de la première partie, sera
sans doute peu étonné d’apprendre que pour Jean-Claude Michéa
mai 68 a “joué un rôle décisif” dans “l’élaboration du
capitalisme moderne”. On l’a lu sous d’autres plumes : c’est
l’une des figures imposées des penseurs de droite ou de gauche
“décomplexés” (mais pas nécessairement pour les mêmes
raisons). Michéa, dans </span><span lang="en-US"><em>Orwell
anarchiste tory, </em></span><span lang="en-US">évoque
en mai 68 “le mythe fondateur de notre modernité”. Ce thème se
trouvera repris et développé dans les ouvrages suivants du
philosophe au point de devenir l’un des thèmes récurrents de sa
“pensée”. </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">L’opération
vise à réduire mai 68, d’une part en l’assimilant aux July,
Geismar, Cohn-Bendit, Kouchner, et compagnie ; d’autre part en y
situant les prémices de l’accomplissement du capitalisme moderne.
Pour ce faire Michéa ne prend en compte (à travers ce qu’il
appelle “l’aspect dominant de 68”) que la seule jeunesse
estudiantine, voire les nouvelles classes moyennes. Ce cadre posé,
mai 68 devient ce moment où le refus de l’ordre capitaliste a
basculé dans l’approbation libérale. Michéa explique ce
basculement par, premièrement, le “sens de l’histoire”
revendiqué par les insurgés de mai (un “sens de l’histoire”
décrit comme un mythe reposant sur l’idée de progrès) ; en
second lieu par l’immoralisme inhérent au libéralisme (en
l’opposant à la morale de la common decency). Certes, notre
philosophe écrit par ailleurs que mai 68 “n’a jamais fait que
</span><span lang="en-US"><em>catalyser
</em></span><span lang="en-US">et
</span><span lang="en-US"><em>précipiter
</em></span><span lang="en-US">une
évolution économique et culturelle dont les racines plongeaient
bien plus dans les nouveaux développements du capitalisme de
consommation que dans leur “contestation” officielle””.
Toutefois il fait suivre cette phrase du constat suivant : “Du
reste cette évolution s’est largement reproduite à l’identique
dans l’ensemble des pays occidentaux </span><span lang="en-US"><em>qu’ils
aient connu ou non l’équivalent de Mai 68</em></span><span lang="en-US">”.
Ici le lecteur un tant soit peu logique peut s’interroger. Si cette
évolution s’est produite à l’identique dans les pays n’ayant
pas connu mai 68 que vient donc faire celui-ci dans cette galère ?
Par conséquent, si je lis Michéa dans le texte mai 68 n’a rien à
voir avec les nouveaux développements du capitalisme puisque notre
auteur nous explique (et insiste même !) que cette évolution dans
d’autres pays s’est faite en l’absence de tels événements.
C’est dire une chose et son contraire. Sauf qu’ici pareille
contradiction met particulièrement en lumière la vacuité du
raisonnement michéen. Quand, en présence de deux phrases, la
seconde, censée confirmer la première, en constitue le meilleur
démenti, nous tenons là un exemple flagrant de cette confusion
qu’un Michéa élève ici à un niveau rarement atteint.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Notre
philosophe y revient pourtant dans de nombreuses pages de la </span><span lang="en-US"><em>Double
pensée. </em></span><span lang="en-US">En
particulier lors d’un entretien accordé à Radio Libertaire, sans
être un seul instant interrompu par le gentil interviewer. A coté
de l’aspect dit “dominant” de mai 68, largement traité, Michéa
évoque un aspect “dominé”. Il se réfère ici aux “travaux”
de Kristin Ross pour distinguer un “mai 68 étudiant” d’un “mai
68 populaire”, tout en avançant que l’universitaire et
journaliste américaine aurait définitivement établi pareille
distinction. Il s’agit chez Ross (dans son livre </span><span lang="en-US"><em>Mai
68 et ses vies ultérieures </em></span><span lang="en-US">)
d’une proposition parmi d’autres : l’intérêt de cet ouvrage
résidant dans la documentation proposée. Parlons plutôt d’une
auberge espagnole dans laquelle Michéa choisit le plat qui lui
convient pour le servir à son lecteur. Tout comme il n’est pas à
un anachronisme près lorsqu’il relève que Daniel Cohn-Bendit
invitait en mai 68 les étudiants parisiens à “célébrer le
pouvoir émancipateur de toutes les formes de deterritorialisation”
(ce concept ayant été forgé quelques années plus tard par Deleuze
et Guattari). Sur cette lancée Michéa accuse également
Dany-le-Rouge d’avoir incité ces mêmes étudiants à “abolir
toutes les frontières”. On sait qu’il n’en fut rien puisque le
pouvoir gaulliste fit savoir de la façon la plus catégorique à DCB
qu’il existait bien une frontière entre l’Allemagne et la
France. Plus sérieusement Michéa reprend la distinction faite plus
haut pour nier l’existence en aucune façon d’une unité de mai
68. C’est l’un des points sur lequel il insiste le plus : ces
deux aspects (“mai 68 étudiant” et “mai 68 populaire”) n’ont
jamais coïncidé, ni ne peuvent être reliés par des passerelles.
Je dirai plus loin combien, lorsqu’il s’agira de préciser ce que
fut réellement mai 68, je suis en désaccord avec cette analyse.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
En attendant, sans
vouloir sortir du sujet, il parait utile de s’attarder sur le
propos suivant de Michéa concernant Sarkozy (d’autant plus que
l’actuel Président est très peu cité dans un corpus michéen
faisant la part belle à l’actualité) : “Il fallait être un
universitaire de gauche pour prendre au sérieux les imprécations de
Sarkozy contre mai 68”. Allons donc ! La droite (voire certains
secteurs de la gauche) qui arborait une mine plus que réjouie le
lendemain de ce discours ne les avaient pas prise au sérieux ? Et
Michéa d’ajouter que dans le même discours (celui de Bercy)
Sarkozy s’en prenait également au culte de l’argent, au profit à
court terme, à la spéculation et aux dérives du capitalisme
financier. On sait ce que valent de tel propos chez Sarkozy. Mais en
quoi cela invaliderait les imprécations sarkozistes sur mai 68 ?
Celles-ci d’ailleurs ne dataient pas d’avril 2007. Il y en avait
eu d’autres, auparavant. Mais ces imprécations là eurent plus de
résonance que les précédentes. Au point que des commentateurs
prétendirent que Sarkozy avait définitivement enterré mai 68 à
Bercy. Il n’y aurait donc que Michéa à ne pas vouloir “prendre
au sérieux” le discours de Bercy ?
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Reprenons
ce fameux discours. Que disait donc Sarkozy ce jour d’avril 2007
sur mai 68 ? Très médiatisés (ils représentaient d’ailleurs la
moitié de ce discours) ces propos furent largement reproduits par la
presse tous genres confondus. Ils sont bien connus et je ne les
reprendrai pas </span><span lang="en-US"><strong>(1)</strong></span><span lang="en-US">.
Cependant, et plus particulièrement à Bercy, Sarkozy “parlait
Michéa” en nous renvoyant aux thèses défendues par le philosophe
sur la délinquance, l’autorité, l’école, les repères
éthiques, les valeurs morales, la gauche héritière de 68, le
mérite, la famille, etc., etc., etc. Il s’agit d’un secret de
polichinelle : ce discours a été écrit par Henri Guaino </span><span lang="en-US"><strong>(2)</strong></span><span lang="en-US">.
C’est probable, voire possible que Michéa figure parmi les auteurs
et penseurs ayant inspiré le conseiller spécial du futur président.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Au début de son
mandat présidentiel on sait que Sarkozy avait contacté Manuel
Valls, parmi d’autres “personnalités de gauche”, pour lui
proposer d’entrer dans le gouvernement Fillion (ce qui était déjà
un signe de “reconnaissance”). Contrairement à Kouchner, Besson
et Jouyet (qui ne pouvaient espérer mieux au P.S.), Valls refusa.
L’homme est ambitieux, et cette ambition avait selon lui plus à
gagner au P.S. Sarkozy dut s’y résoudre. Mais il comprit assez
rapidement que Valls lui serait plus utile au P.S. qu’au
gouvernement. Nous en avons eu la confirmation.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
On pourrait élargir
ce propos. En l’étendant par exemple aux penseurs et philosophes
qui ne seraient pas sans partager un certain nombre de valeurs avec
l’actuel hôte de l’Élysée sans pour autant faire preuve
d’allégeance. Dans une telle configuration un Michéa parait
évidemment plus utile qu’un Glucksmann ou un Ferry.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Pour le trentième
anniversaire de mai 68, en réponse à la “fièvre commémorative”
évoquée dans le chapitre précédent, j’écrivais et diffusais le
tract suivant (reproduit ci-dessous).</p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
MAI 68, TRENTE ANS
APRÈS</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
Trente ans après,
mai 68 fait de nouveau la une de l’actualité. Les médias s’en
donnent à coeur joie : c’est à qui renchérira sur
l’événementiel, voire l’anecdotique. Derrières ces images
complaisantes qui tant reproduites finissent pas perdre toute
signification, il convient de rappeler ce que fut réellement ce
printemps là.
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
Cette grève
générale, la plus importante qui ait jamais arrêté l’économie
d’un pays industrie, se trouvait amplifiée par un mouvement
d’occupations sans précédent. L’usage de la démocratie directe
redonnait du sens au projet révolutionnaire. L’imagination avait
pris le pouvoir parce que la poésie était descendue dans la rue.
Les gens parlaient : le désir retrouvé du dialogue, le goût d’une
véritable communauté et la volonté pour chacun d’écrire sa
propre histoire débouchaient sur une critique généralisée des
aliénations, des idéologies et de l’organisation de ce monde. Mai
68 fut cette fête où l’on refusait toute autorité, toute
enrégimentation, toute spécialisation. refus également des partis
et des bureaucraties syndicales, toute comme du mensonge stalinien,
de la morale répressive et du travail aliénant. En cela mai 68 fut
libertaire.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
Trente ans après,
qui commémore quoi ? “Notre” belle jeunesse ? Des illusions
perdues ? Un printemps sans avenir ? C’est même devenu la
référence obligée de ceux qui, faute d’avoir su “révolutionner”
le monde le gèrent maintenant aux mieux de leurs intérêts (et de
ceux qui les emploient). On peut à la fois cracher sur ses “idéaux
passés” et exhiber complaisamment quelque fait d’armes datant
des “événements”. Il y a belle lurette que ces “contestataires”
là se sont recyclés dans les médias, la publicité, la haute
administration ou au parti socialiste. Nous leur laissons cette
commémoration, cet enterrement de première classe, ce cadavre que
la famille comme les croque-morts ressortent tous les dix ans en se
félicitant de l’avoir échappé belle.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
L’époque a
changé, nous dit-on. S’il est vrai que la montée de
l’extrême-droite, l’existence de millions de chômeurs, la
destruction de certaines des bases biologiques de la vie et le
processus de liquidation du prolétariat ne le démentent pas,
faut-il pour autant désespérer de mai 68 ? N’accuse-t-on pas la
culture antiautoritaire de l’après 68, ses utopies, et même un
goût pour la transgression hérité de ces années là d’être en
grande partie responsables de cette crise du “lien social” à
laquelle sont directement confrontés ceux qui à des titres divers
se trouvent investis de charges et de responsabilités éducatives.
Voilà la vraie nouveauté de cet anniversaire : si l’école se
délite, les banlieues explosent et la famille ne joue plus son rôle,
c’est la faute à mai 68 !
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
Cela ne nous rend
pas spécialement heureux d’être les hommes d’un temps de
médiocrité historique. Mais en quoi ce monde là serait-il
davantage supportable ou réformable que celui contre lequel nous
nous insurgions voilà trente ans ? Si la lettre porte à discussion,
l’esprit de ce printemps là doit encore être invoqué pour
insuffler toute activité critique digne de ce nom. Aujourd’hui,
comme hier, il nous faut refaire l’entendement humain. Il n’existe
pas d’autre façon de célébrer mai 68.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Pour
reprendre plus dans le détail ce que fut mai 68, j’aimerais
mentionner en premier lieu l’une des contributions les plus
importantes écrites dans l’après coup (le long article intitulé
“Le commencement d’une époque” qui ouvre le douzième et
dernier numéro de l’</span><span lang="en-US"><em>Internationale
Situationniste </em></span><span lang="en-US">en
septembre 1969), ensuite des textes écrits “à chaud” pendant
les “événements” ou durant les mois suivants par Maurice
Blanchot.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Le premier et les
seconds ne se confondent pas. Pourtant, indépendamment des raisons
qui m’incitent à les commenter, je tiens à les mettre en
parallèle. D’une certaine façon l’un et les autres se
complètent. C’est aussi quarante ans plus tard entendre dépasser
ce qui pouvait s’apparenter alors à un malentendu, mais dans les
termes du conflit si l’on se réfère à ce qu’ont pu écrire les
uns sur les autres, et réciproquement (sachant que les “autres”
désigne ici les membres du “Comité des écrivains et des
étudiants” auquel appartenait Blanchot, et au sein duquel ses
textes furent publiés sans nom d’auteur). Je ne veux pas dire par
là que le temps efface nécessairement une telle dimension
conflictuelle. Celle-ci appartient à une histoire que l’on ne
saurait réécrire pour arrondir les angles. En revanche, la
nécessité de comprendre aujourd’hui mai 68 dans toutes ses
dimensions passe par la prise en considération des écrits et de
l’action de quelques uns de ceux qui, tout en s’opposant sur
certains points, même sur un mode très polémique, n’en
contribuèrent pas moins, parmi d’autres (mais plus que d’autres)
à ce que mai 68 fut ce que j’en dirai plus loin. Certes le plateau
de la balance penche sensiblement du coté situationniste. Cependant
les textes “confidentiels” de Blanchot (d’autant plus qu’ils
étaient anonymes) font retour sur quelques unes des “vérités
essentielles” de mai 68, et à ce titre supportent la comparaison
avec les analyses situationnistes.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Plus
qu’aucun groupe (à l’exception du Mouvement du 22 mars),
l’Internationale Situationniste reste associée à mai 68. Son
influence se trouva reconnu dans un second temps (y compris sur le
mode paradoxal du fantasme ou de la calomnie). Comme l’écrivaient
les situationnistes dans “Le commencement d’une époque” : “Si
les rares documents connus de l’I.S. ont rencontré une telle
audience c’est évidemment qu’une partie de la critique pratique
avancée se reconnaissait d’elle-même dans ce langage”. C’est
dire que l’I.S. s’était autant reconnue dans mai 68 que le
“mouvement” se reconnaissait en grande partie dans les thèses
situationnistes. Cette reconnaissance là s’expliquait
principalement par le caractère révolutionnaire “nouveau” de
ces thèses, lesquelles dépassaient les habituelles antinomies entre
le “politique” et le “culturel”, le “social” et “la vie
quotidienne” pour les fondre dans une critique radicale de tous les
aspects de la société de ces années-là. Sachant que l’I.S. ne
prétendait nullement jouer </span><span lang="en-US"><em>pour
elle </em></span><span lang="en-US">un
rôle dominant dans ce processus : “Le caractère largement nouveau
de ce mouvement pratique est précisément lisible dans cette
</span><span lang="en-US"><em>influence
</em></span><span lang="en-US">même,
tout à fait étrangère à un rôle directif, que l’I.S. s’est
trouvée exercée”.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
En ce qui concerne
les “événements” proprement dits, “Le commencement d’une
époque” revient sur les prémices de mai 68 : à travers
l’activité du groupe “les Enragés” (dont plusieurs membres
adhéreront ensuite à l’I.S.) à la faculté de Nanterre depuis
janvier 1968 (relayé par le Mouvement du 22 mars en avril), ceci
entraînant une répression autant universitaire que policière. Le
conflit s’élargit alors à d’autres facultés et s’exprime une
première fois dans les rues du Quartier Latin le 3 mai. C’est le
début d’une série de manifestations de plus en plus violentes
avec le point culminant de la nuit dite “des barricades de la rue
Gay-Lussac” des 10 et 11 mai. Situationnistes et Enragés se
retrouvent dans la Sorbonne occupée depuis le 14 mai. L’un d’entre
eux se trouve élu au premier comité d’occupation. Un comité
“Enragés - I.S..” publie plusieurs documents qui, tout en
rappelant l’activité précédente des situationniste, appellent à
agir de suite “pour faire connaître, soutenir, étendre
l’agitation”. L’accent est mis sur “l’occupation immédiate
de toutes les usines en France et à la formation de Conseils
ouvriers”. Les situationnistes et leurs amis quittent la Sorbonne
le 17 mai pour constituer le “Conseil pour le maintien des
occupations” dans les locaux de l’IPN de la rue d’Ulm. Le CMDO
publie ensuite de nombreux documents diffusés à quelques 200 000
exemplaires en France, et même à l’étranger durant le mois de
juin. Il décide de se dissoudre le 15 juin.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Par
delà cet aspect factuel, “Le commencement d’une époque”
insiste sur les points suivants. Mai 68 a été “la plus grande
grève générale qui ait jamais arrêté l’économie d’un pays
industriel avancé, et la première </span><span lang="en-US"><em>grève
générale sauvage </em></span><span lang="en-US">de
l’histoire : les occupations révolutionnaires et les ébauches de
démocratie directe ; l’effacement de plus en plus complet du
pouvoir étatique pendant près de deux semaines ; la vérification
de toute la théorie révolutionnaire de notre temps, et même ça et
là le début de sa réalisation partielle ; la plus importante
expérience du mouvement prolétarien moderne qui est en voie de se
constituer dans tous les pays sous sa forme </span><span lang="en-US"><em>achevée,
</em></span><span lang="en-US">et
le modèle qu’il a désormais à dépasser - voilà ce que fut
essentiellement le mouvement français de mai 1968, voilà </span><span lang="en-US"><em>déjà
</em></span><span lang="en-US">sa
victoire”. C’était également “la </span><span lang="en-US"><em>critique
généralisée </em></span><span lang="en-US">de
toutes les aliénations, de toutes les idéologies et de l’ensemble
de l’organisation ancienne de la vie réelle (...) Dans un tel
processus, la propriété était niée, chacun se voyant partout chez
soi. Le </span><span lang="en-US"><em>désir
reconnu </em></span><span lang="en-US">du
dialogue, de la parole intégralement libre, le goût de la
communauté véritable, avaient trouvé leur terrain dans les
bâtiments ouverts aux rencontres et dans la lutte commune (...) Le
mouvement des occupations était évidemment le refus du travail
aliéné ; et donc la fête, le jeu, la présence réelle des hommes
et du temps. Il était aussi bien le refus de toute autorité, de
toute spécialisation, de toute dépossession hiérarchique : le
refus de l’État et, donc, des partis et des syndicats aussi bien
que des sociologues et des professeurs de la morale répressive et de
la médecine”.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Mai 68 fut ceci et
cela en même temps, et intimement liés. Nous sommes bien loin des
tombereaux d’insanités déversés depuis par les Michéa et
consort ! La séparation faite par Jean-Claude Michéa entre deux mai
68, l’étudiant et le populaire, le premier l’ayant largement
emporté sur le second, relève d’une reconstruction autant
arbitraire que dérisoire. Tout comme la fiction michéenne d’un
mai 68 impulsant un nouvel élan au capitalisme vise fondamentalement
à brouiller et à occulter autant que possible la réalité, le sens
et les conséquences des dits “événements” pour fourguer la
camelote idéologique la plus susceptible de discréditer le type
d’enseignement qu’il conviendrait encore aujourd’hui de tirer
de ce beau mois de mai. Plus largement elle s’inscrit dans un
processus révisionniste qui vise à faire passer mai 68 pour son
contraire.
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Il
fut un temps où les contempteurs de mai 68, du gaullisme à la
droite traditionnelle et des staliniens à la gauche réformiste, en
dénonçaient les “excès”. Mai 68, même vilipendé, même
traîné dans la boue, conservait une forte identité. Elle était
plus ou moins négative mais on savait cependant de quoi l’on
parlait. Raymond Aron, indiscutable penseur de droite, mais doté
d’une vue un peu plus perçante que ce qui tenait lieu
d’intellingentsia au pouvoir, le premier ouvrit une brèche en
avançant dans </span><span lang="en-US"><em>La
révolution introuvable </em></span><span lang="en-US">qu’il
ne s’était fondamentalement rien passé en mai 68. D’autres, par
la suite (mais cela prit un certain temps), arguant ou prenant
prétexte des palinodies ou revirements successifs de
soixante-huitards bien en vue (parmi lesquels Daniel Cohn-Bendit,
immanquablement associé à mai 68, sera en quelque sorte la cerise
sur le gâteau) s’engouffreront dans cette ouverture en s’efforçant
de dépouiller mai 68 de ses aspects spécifiques, radicaux,
émancipateurs afin de le réduire à une crise d’adaptation des
institutions ou de le disqualifier comme moment refondateur du
capitalisme, voire de l’accuser de tous les maux dont souffrirait
après coup la société française. Nous en avons eu l’une des
illustrations avec les écrits de Michéa et le discours de Bercy du
candidat Sarkozy.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Et puis, en regard
des sempiternels arguments des Michéa et consort sur l’évolution
que l’on sait des Geismar, Glucksmann, July, Kouchner et cie visant
à discréditer mai 68, reprenons ce qu’écrivaient en 1969 les
situationnistes sur le gauchisme. Dans “Le commencement d’une
époque” ils adressent une volée de bois vert aux groupuscules
auxquels appartenaient tous ces messieurs en relevant leur rôle de
porte à faux lors des “événements”, leur volonté malgré tout
de ménager les bureaucraties syndicales ou staliniennes, leur
propension à courir après un mouvement “bien plus extrémiste
qu’eux”, leurs “illusions pseudo-stratégiques”, leur
incapacité à comprendre la radicalité de mai 68 alors qu’ils
parodiaient “de la manière la plus malheureuse toutes les formes
de révolution du passé”. Le Mouvement du 22 mars (et DCB)
bénéficie d’un traitement particulier. Moins suspect de ménager
le P.C.F. et les syndicats, ce groupe combine “presque toutes les
tares idéologiques avec les défauts du confusionnisme naïf”.
L’ultra-gauche n’est nullement épargnée : bien au contraire en
raison de ses archaïsmes économistes et de son incapacité à
comprendre la profonde nouveauté de mai 68.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Il
y a une dimension polémique indéniable dans ces constats. Cependant
cette critique, déjà à l’oeuvre dans les précédents numéros
de l’</span><span lang="en-US"><em>Internationale
Situationniste, </em></span><span lang="en-US">constituera
en quelque sorte le socle, durant les années 70, à partir duquel on
traitera du gauchisme et des gauchismes (du trotskisme au maoïsme,
en passant par tous les avatars du léninisme ou du spontanéisme)
dans des milieux qui ne se réclamaient pas toujours de la théorie
situationniste, mais qui sur ce plan-là savaient de quoi il en
retournait. Par conséquent, pour ce qui concerne les personnages
cités plus haut, en 68 le vers était déjà dans le fruit. Ou bien,
pour reprendre une certaine formule, ces messieurs ont ensuite
échangé une erreur contre une autre. Je veux bien reconnaître que
la seconde possède un caractère de gravité plus évident (ou
beaucoup plus évident selon les cas).</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Mai 68, pour
compléter le tableau, relie dans le droit fil des révolutions du
XIXe siècle l’ancien et le nouveau. Les barricades, tout en
représentant “matériellement” la réponse la mieux adaptée à
l’occupation d’un terrain urbain ou encore à la violence de la
répression policière, symbolisaient les luttes du passé et en
constituaient la mémoire vivante. On ne dira jamais assez combien
les gens se sont parlés dans les rues de Paris et d’ailleurs tout
au long des journées de mai. Des groupes de personnes se formaient
spontanément pour discuter et débattre des différents aspects du
mouvement, des solutions qui pourraient être ici ou là envisagées,
mais aussi de leurs aspirations à vivre dans un autre monde. Sur les
murs des grandes villes de multiples inscriptions portaient le
témoignage d’une poésie descendue dans la rue. Cette dimension
prenait le pas sur le coté propagandiste des slogans maoïstes et
trotskistes. Une dernière donnée : en mai et juin 68 on hospitalisa
beaucoup moins que d’ordinaire en milieu psychiatrique.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Ce
que l’on pourrait appeler à proprement parler “l’engagement
politique de Maurice Blanchot” (sachant que cette “sensibilité”
se trouvait déjà exprimée au lendemain de la Libération dans un
texte consacré au surréalisme) date de la création de la revue </span><span lang="en-US"><em>14
juillet </em></span><span lang="en-US">en
1958. Fondée par Dionys Mascolo et Jean Schuster (avec la
collaboration des surréalistes, de Daniel Guérin, Claude Lefort,
Maurice Nadeau, Robert Antelme...), elle appelle à lutter contre
l’arrivée au pouvoir de de Gaulle (en déclarant “illégal”
son gouvernement et “usurpateur” le général). Blanchot
participe au second numéro avec un court article, “Le refus”.
Une référence qui va devenir comme une sorte de signature pour
Blanchot. Il s’agit là de l’un des beaux textes jamais écrit
sur la capacité et l’obligation dans certaines circonstances de
refuser : un refus “absolu et catégorique”. Ensuite Blanchot
sera le principal rédacteur de la “Déclaration sur le droit à
l’insoumission dans la guerre d’Algérie” (le Manifeste des
121), puis, dans la continuité, il tente avec d’autres écrivains
d’impulser une </span><span lang="en-US"><em>Revue
Internationale </em></span><span lang="en-US">qui
restera à l’état de projet. Enfin Blanchot est l’un des membres
fondateurs (avec Antelme, Mascolo, Bounoure, Duras, des Forêts,
Leiris, Nadeau) du Comité d’action étudiants - écrivains
constitué le 8 mai 1968. Ce comité, installé un premier temps à
la Sorbonne, publie en mai-juin des déclarations collectives et des
articles non signés. Il fait également paraître un bulletin en
octobre 1968, puis un “bilan” en juillet 1969 clôt cette
activité.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">On
put vérifier en 1998, à l’occasion de la publication dans le n°
33 de la revue </span><span lang="en-US"><em>Lignes
</em></span><span lang="en-US">d’un
dossier consacré à Dionys Mascolo, le Manifeste des 121 et mai 68
(attribuant à chacun des auteurs la paternité des articles anonymes
du Comité), l’importance de la participation de Blanchot autant du
point de vue quantitatif que qualitatif. J’en extrait un texte
intitulé “Sur le mouvement” (datant de décembre 1968, ensuite
repris dans le “bilan”). Partant de l’interrogation “Quelle a
été sa force (celle du mouvement) en mai 68”, Blanchot répond,
“que dans cette action, dite étudiante, jamais les étudiants
n’ont agi comme étudiants mais comme révélateurs d’une crise
d’ensemble, comme porteurs d’un pouvoir de rupture mettant en
cause le régime, l’État, la société. L’Université n’a été
qu’un point de départ”. Puis il enchaîne sur les “forces et
faiblesses” du mouvement tout en s’inscrivant en faux contre un
prétendu “échec de mai”. Là Blanchot parle de révolution :
“Le mouvement de mai a été la RÉVOLUTION dans la fulgurance et
l’éclat d’un événement qui s’est accompli et, en
s’accomplissant, a tout changé”. Une révolution qui ne
ressemble à aucune autre : “Plus philosophique que politique ;
plus sociale qu’institutionnelle ; plus exemplaire que réelle ; et
détruisant sans rien de destructeur, détruisant, plutôt que le
passé, le présent même où elle s’accomplissait et ne cherchant
pas à se donner un avenir, extrêmement indifférente à l’avenir
possible, comme si le temps qu’elle cherchait à ouvrir fût déjà
au-delà de ces déterminations usuelles”. Cependant Blanchot
ajoute à l’intention de ceux qui ne verraient là qu’une
“mystique de la révolution”, des précisions d’ordre factuel
sur le déroulement des “événements”. Avant de conclure il
insiste sur l’aspect radicalement nouveau de mai 68 (rejoignant
ainsi les situationnistes) : “PLUS RIEN NE SERA COMME AVANT.
Penser, agir, organiser, désorganiser : tout se pose en d’autres
termes, et non seulement les problèmes sont nouveaux, mais la
problématique elle-même est changée. En particulier, tous les
problèmes de la lutte révolutionnaire, et d’abord de la lutte de
classe, ont pris une forme différente”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Il
y a là également, osons le mot, une dimension spirituelle qui ne
fut pas absente de mai 68. C’est aussi poser la question des termes
de l’émancipation. J’y reviendrai dans la troisième partie de
cet essai. Pour en revenir au “différend” relevé plus haut, le
Comité étudiants-écrivains en général, et Dionys Mascolo en
particulier ne présentent pas l’activité des situationnistes sous
un jour favorable. Ceux-ci leur répondent dans le n° 12 de la revue
sur le mode polémique habituel. Mais à aucun moment ils ne se
référèrent à Blanchot. Ceci précisé, et après m’être
attardé sur les contributions des uns (les situationnistes) et de
l’autre (Blanchot), il parait préférable d’avancer quarante ans
plus tard que l’une et l’autre traduisent parmi d’autres, mais
plus que d’autres, ce que l’on pourrait et devrait dire
aujourd’hui de mai 68. D’un coté la confirmation, par la preuve
des dits “événements”, d’une radicalité qui s’était
trouvée chez elle en mai 68 (“Si beaucoup de gens ont </span><span lang="en-US"><em>fait
</em></span><span lang="en-US">ce
que nous avons </span><span lang="en-US"><em>écrit,
</em></span><span lang="en-US">c’est
parce que nous avons écrit essentiellement le négatif qui avait été
vécu, part tant d’autres avant nous, et aussi par nous mêmes”)
; de l’autre la dimension souveraine d’un “refus radical” que
mai 68 traduit comme “possibilité révolutionnaire”, mais
également “négation même de ce qui n’a pas été encore posé
et affirmé”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">J’évoquais
dans un précédent paragraphe une brèche ouverte par Raymond Aron,
dans laquelle s’étaient engouffrés d’aucuns avec un temps de
retard - celui du retournement de veste d’une grande partie des
chefaillons gauchistes - pour réviser mai 68 sur le mode d’une
prétendue adaptation du capitalisme (les critères variant selon le
champ d’intervention, de la philosophie aux sciences humaines).
Gilles Lipovetsky figure parmi ceux qui au début des années 80
entendent se colleter dans des travaux à caractère philosophique ou
sociologique avec ce que l’on rapporte à un “nouvel air du
temps”. On ne discutera pas ici les thèses de </span><span lang="en-US"><em>L’ère
du vide : essais sur l’individualisme contemporain </em></span><span lang="en-US">sinon
pour dire que l’on peut accepter quelques unes des descriptions
faites par Lipovetsky quant aux formes prises ici ou là par cet
individualisme sans pour autant adhérer à la vision du monde qui
nous est par ailleurs proposée, ni aux conclusions de l’auteur.
Lipovetsky, par exemple, va jusqu’à écrire que “l’individualisme
contribue désormais à abolir l’idéologie de la lutte des
classes” (laquelle devient bien entendu “idéologique” sous sa
plume). C’est prendre ses désirs pour des réalités. Mais ce qui
nous importe ici se sont les lignes suivantes : “Les journées de
mai (...) reproduisent moins le schéma des révolutions modernes
fortement articulées autour des enjeux idéologiques qu’elles ne
préfigurent la révolution postmoderne des communications”. Ici
Lipovetsky va relire et réinterpréter les “événements” pour
les enrôler sous la bannière de “l’individualisme
contemporain”. Il semblerait que les thèses de ce philosophe aient
depuis fait long feu. Quoiqu’il en soit elles avaient le vent en
poupe durant les sinistres années 80. Nous n’en avons pas terminé
avec l’auteur sur mai 68, puisque trois ans plus tard Lipovetski y
revient dans un article de la revue </span><span lang="en-US"><em>Pouvoirs.
</em></span><span lang="en-US">Il
y écrit que “sous le signe de la révolution “l’esprit 68”
ne faisait que prolonger la tendance pesante de la privatisation des
existences (...) Non seulement l’esprit de Mai est individualiste
mais il contribue à sa manière (...) à accélérer l’avènement
de l’individualisme narcissique contemporain, dépolitisé et
réaliste, flottant et apathique, largement indifférent aux grandes
finalités sociales et aux combats de masse”. </span>
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Il parait difficile
de faire mieux : comment aligner le plus grande nombre de
contre-vérités en si peu de lignes ! Ajoutons Lipovetsky à la
liste de ceux qui n’en finissent pas d’exorciser à travers mai
68 l’aversion, même rétroactive, que leur inspirent les
“événements”. La rage dont se trouve accusée mai 68 s’appelle
ici “individualisme”. Ce que ne manqueront pas de souligner plus
tard Michéa dans ses ouvrages, et Sarkozy dont son discours de
Bercy. Rien de vraiment nouveau sous le soleil, mais une pièce
supplémentaire à verser au dossier. A vrai dire je citais
Lipovetsky en dernier lieu pour faire ressortir la mention d’un
“esprit 68” (ou esprit de mai 68”). Car, je le souligne,
pareille mention qui chez Jean-Claude Michéa, comme on s’en doute,
ne suscite que des sarcasmes n’est pas davantage prisée par
l’autre Jean-Claude (pourtant beaucoup moins critique sur mai 68).
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Ceci
s’explique par la lecture faite par Milner des années 70. On a vu
qu’elle se limitait à un indépassable horizon du gauchisme auquel
</span><span lang="en-US"><em>L’arrogance
du présent </em></span><span lang="en-US">apporte
maints témoignages. Milner donc, pour les besoins de sa
démonstration, tient à opposer mai 68 à l’ esprit 68 sur le mode
paradoxal qu’on lui connaît. Pour ce faire il écrit que “Mai 68
voulait que tous, maîtres et esclaves du vieux monde, deviennent des
maîtres ; l’esprit 68 affranchit les esclaves mais n’en fait pas
des maîtres”. Milner, si nous le suivons bien, veut opposer mai 68
à la doxa gauchiste des années 70 sur ces mêmes “événements”.
Cette manière de voir n’est pas sans pertinence. Pourtant la
critique du gauchisme était déjà explicite en mai 68 (entre autres
par les situationnistes, comme on l’a vu). Là aussi “l’esprit
68” sous la plume de Milner n’est qu’une façon de plus de
distinguer mai 68 de la période gauchiste qui suit. Cette
gymnastique l’entraîne à établir une autre distinction, plutôt
spécieuse, entre certains de ses interlocuteurs de la décennie 70 :
les uns venus de mai, et les autres du gauchisme. L’opération
permet d’excuser quelques uns de ces derniers de pareil héritage
au prétexte qu’ils avaient eu “la loyauté de ne pas vouloir
s’en taire et de s’opposer à eux-mêmes un démenti”. Pour le
lecteur qui n’a pas lu </span><span lang="en-US"><em>L’arrogance
du présent </em></span><span lang="en-US">je
précise que Milner évoque ici les “nouveaux philosophes”. Sur
ces dernier Deleuze évoquait “leur haine de 68” et ajoutait
“c’était à qui cracherait le mieux sur 68”. Ce que Milner
traduit par “qui se refuse au démenti de soi, ne sait pas ce
qu’est la vérité ; qui recule avec effroi devant la renégation
(sic) ne sait pas ce qu’est l’affirmation”. Ici la “vérité”
est bonne fille, pour ne pas dire bien obligeante puisqu’elle sert
à justifier les revirements (ou les “renégations” pour parler
le milnérien) des amis de Milner, mais également le sien.
“L’affirmation”, quant à elle, n’a jamais été soumise à
pareille fête : mais un tel succès risque de lui ôter à jamais
tout crédit. Ce morceau de bravoure (autant impudent que culotté,
arrogant que dérisoire) soulève un lièvre que je lèverai le
moment opportun.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Non, l’esprit de
68 n’a pas grand chose en commun avec ce que peuvent écrire les
Michéa, Milner, Lipovetsky et cie. Il désigne ce en quoi mai 68,
ensuite, s’incarne ou se trouve illustré dans des actions, des
activités, des oeuvres. C’est vouloir dire que celles-ci
n’auraient pas le caractère exemplaire que nous leur portons sans
mai 68. Citons en quelques unes pour les seules années 69 et 70.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Le
10 mars 1969, en fin de journée, la statue de Charles Fourier était
remise place Clichy sur son socle. Il s’agissait de la réplique en
plâtre, mais finement bronzée, de la précédente déboulonnée
presque trente ans plus tôt par les nazis. Une plaque gravée à la
base de la statue désignait les auteurs de ce détournement : “En
hommage à Charles Fourier, les barricadiers de la rue Gay Lussac”.
Le lendemain trente gardiens de la paix, aidés d’une grue, furent
mis à contribution pour remettre le socle à nu </span><span lang="en-US"><strong>(3)</strong></span><span lang="en-US">.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Le
15 janvier 1970 sort à Paris le premier film d’Alain Tanner,
</span><span lang="en-US"><em>Charles
mort ou vif. </em></span><span lang="en-US">
Ce film raconte la rupture d’un industriel suisse (Charles Dé)
d’avec son milieu, puis la lente et inexorable progression,
jubilatoire, critique et exemplaire de Charles vers son destin de
déserteur social et familial que l’on finit par enfermer en
psychiatrie. </span><span lang="en-US"><em>Charles
mort ou vif </em></span><span lang="en-US">pose
la question de l’émancipation d’une manière singulière : la
place du sujet émancipateur incombe plus à Charles qu’au couple
de marginaux qui l’ont recueilli </span><span lang="en-US"><strong>(4)</strong></span><span lang="en-US">.
Tanner l’illustre par un usage de la citation n’ayant pas
d’équivalent (Godard excepté) dans le cinéma de l’époque : la
fable brechtienne rejoint ici le détournement situationniste. Il se
trouva au moins un critique (Philippe Haudiquet) pour écrire que
“c’est de Suisse que nous parvient (...) le plus bel enfant
cinématographique du mois de mai 1968”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Ce
même mois de janvier, Léo Ferré chante à la Mutualité. Il crée
durant cette série de récitals la presque totalité des chansons
qui se retrouveront sur les deux albums </span><span lang="en-US"><em>Amour-Anarchie.
</em></span><span lang="en-US">Les
références à mai 68 sont présentes dans plusieurs des titres de
ce tour de chant. Certains étaient déjà connus depuis le disque
précédent. Mais seuls les bons connaisseurs de Ferré savent qu’une
chanson comme </span><span lang="en-US"><em>Madame
la misère </em></span><span lang="en-US">(“Ce
sont des enragés qui dérangent l’histoire”) avait été écrite
- le texte en tout cas - une vingtaine d’années plus tôt : ce
poème figurant dans le recueil </span><span lang="en-US"><em>Poète...
vos papiers ! </em></span><span lang="en-US">publié
en 1956. De là à dire que cet “esprit de mai 68” n’était
sans antériorité il n’y a qu’un pas que nous franchirons sans
hésiter.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">On
s’attendait moins, pour citer un dernier témoignage “à charge”
sur mai 68, à trouver ce genre de discours, même atténué, dans
l’un des ouvrages du collectif Pièces et mains d’oeuvres </span><span lang="en-US"><strong>(7)</strong></span><span lang="en-US">.
On ne sait s’il faut incriminer quelque maladresse ou un rapport
désinvolte à l’histoire dans la phrase suivante : “Quelques
nuits d’émeutes, et le retour de l’essence dans les pompes à la
Pentecôte 68 suffirent à pacifier un mouvement communément
réformiste”. Dans ce livre (</span><span lang="en-US"><em>Terreur
et possession </em></span><span lang="en-US">)
qui comporte des pages pertinentes (même si les thèses des auteurs
ne sont pas à l’abri de la critique) on aurait pu se passer de
lire ce propos un tantinet mesquin, plutôt léger et complètement à
coté de la plaque.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Pour
terminer sur une note bouffonne, mai 68 a également été pris à
partie par deux psychanalystes dans un ouvrage intitulé </span><span lang="en-US"><em>L’univers
contestationnaire </em></span><span lang="en-US">:
un livre sorti en 1969 et signé André Stéphane (pseudonyme sous
lequel se cachaient Bela Grunberger et Janine Chasseguet-Smirgel).
J’ai ailleurs dit deux mots sur cet ouvrage indigent qui comporte
un chapitre posant l’équation gauchisme = fascisme. Sinon
</span><span lang="en-US"><em>L’univers
contestationnaire </em></span><span lang="en-US">(titre
décalqué de </span><span lang="en-US"><em>L’univers
concentrationnaire </em></span><span lang="en-US">de
David Rousset) s’attarde bien évidemment sur la contestation du
discours du “père” </span><span lang="en-US">identifié
comme un discours “bourgeois” et même “juif”. Ceci afin
d’accréditer quelque fondement “antisémite” de mai 68.
Passons sur les élucubrations de nos deux analystes sur la “dalle
sacrée” ou le “tombeau du père” (ici pour associer
contestataires 68 et nazis) afin d’en venir au chapitre
“L’identification finale à la mère sadique-anale”. Les
auteurs insistent sur l’aspect anti-patriarcal (ou prétendu tel)
des théoriciens de mai 68 tout en avançant paradoxalement que les
contestataires s’en prennent en réalité à un personnage féminin
au sujet duquel il s’agit de prouver qu’on a </span><span lang="en-US"><em>rien
à faire avec lui </em></span><span lang="en-US">puisqu’il
représente “le Mal”. Je ne sais ce que Freud en penserait (ou
plutôt on peut le subodorer à travers une remarque prudente des
deux auteurs sur des méandres psychanalytiques que Freud n’aurait
que très peu explorés). Donc, pour “s’efforcer de prouver qu’il
n’a rien de commun avec l’image maternelle mauvaise”, le
contestataire 68 “se conduira en bonne mère”. Et
l’identification réalisée il pourra ainsi “s’attaquer à la
mauvaise, c’est à dire la société bourgeoise capitaliste de
consommation”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Ces
pages burlesques, permettant d’évacuer toute analyse politique,
n’ont pas été sans trouver des lecteurs attentifs, ou pour le
moins intéressés parmi les contempteurs de mai 68. Et parmi ceux-ci
l’inévitable Jean-Claude Michéa. Notre philosophe ne cite pas
</span><span lang="en-US"><em>L’univers
contestationnaire </em></span><span lang="en-US">mais
il reprend la thématique soulignée ci-dessus (il se réfère à
d’autres ouvrages publiés depuis, et reprenant cette thématique
sans pour autant souscrire à toutes les propositions d’André
Stéphane). En tout état de cause elle apporte de l’eau à son
moulin puisque Michéa écrit, au sujet de ceux qu’il nomme “les
innombrables militants de l’extrême gauche libérale”, qu’ils
“ont certainement quelque chose à voir avec </span><span lang="en-US"><em>le
meurtre du père </em></span><span lang="en-US">et
la soumission parallèle à une </span><span lang="en-US"><em>mère
dévorante </em></span><span lang="en-US">“.
Des lignes à mettre en résonance avec un autre passage de </span><span lang="en-US"><em>La
double pensée </em></span><span lang="en-US">où
l’inspecteur Michéa, après avoir enquêté sur des formes
“maternalistes d’emprise (...) difficiles à reconnaître”
parce que “déjà invisibles aux yeux de ceux (ou de celles) qui
les exercent”, finit par trouver le coupable en la personne de
Saint François d’Assise (fondateur, précise Michéa d’un ordre
voulant réaliser une “égalité absolue”). Bon dieu, mais c’est
bien sûr ! Et notre Bourrel d’occasion de conclure ainsi son
enquête : “Il serait peut-être temps de s’interroger sur ce que
l’inconscient de la gauche </span><span lang="en-US"><em>extrême
</em></span><span lang="en-US">doit
à la spiritualité franciscaine et spirituelle </span><span lang="en-US"><strong>(8)</strong></span><span lang="en-US">”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Une
autre fois, car j’en resterai là. J’aurai l’occasion durant le
chapitre suivant de revenir sans trop m’y attarder sur cette
question matriarcale (ou anti-matriarcale). Je ne reprendrai pas pour
autant Jean-Claude Michéa sur le sujet. Après un ultime tour de
piste nous cesserons de nous intéresser à l’auteur de </span><span lang="en-US"><em>La
double pensée.</em></span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US"><em><br /></em></span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US"><em>.</em></span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
(1) Ce discours peut
être consulté dans son intégralité sur le site de l’UMP.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
(2) Bernard-Henri
Levy s’est retourné contre Henri Gueno pour lui faire porter la
responsabilité des discours de Sarkozy. Depuis toujours la très
grande majorité des hommes politiques se font aider par leurs
conseillers ou par des plumes extérieures (tel Berl pour Pétain en
1940) pour rédiger leurs discours. Mais un texte écrit par Emmanuel
Berl reste un discours de Philippe Pétain (“la terre ne ment pas”
ou “Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal”), et un
texte écrit par Henri Guaino reste un discours de Nicolas Sarkozy.
Il faut posséder un pois chiche à la place du cerveau pour
prétendre le contraire. Les “amis de BHL” peuvent toujours
répondre qu’il s’agissait d’une attitude tactique en quelque
sorte : leur “grand homme” étant l’ami de Sarkozy (mais ayant
voté Royal !) il ne lui était pas possible d’exprimer
frontalement son désaccord, etc. Si le ridicule tuait encore, il y a
belle lurette que nous serions débarrassé de Bernard-Henri Levy.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US">(3)
En 1960, suite à une proposition d’un conseiller municipal
parisien, un certain René Thomas, exhortant le préfet de la Seine à
faire disparaître le socle même où reposait jusqu’en 1942 la
statue de Charles Fourier, André Breton adressait une vigoureuse
protestation au journal </span><span lang="en-US"><em>Combat.
</em></span><span lang="en-US">Les
lignes suivantes extraites de ce courrier (“Ce M. René Thomas vit,
en effet, en plein accord “avec son époque”, celle qui livre ce
soir Paris aux bandes fascistes sans que les partis de gauche aient
envisagé la moindre contre-manifestation”) n’ont pas été
publiées par </span><span lang="en-US"><em>Combat.</em></span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
(4) Lors de la
rencontre de Charles avec Paul et Adeline, le jeune couple, Paul, qui
s’étonne que Charles manifeste peu d’intérêt pour les
automobiles, s’entend répondre : “Premièrement, la position du
conducteur est très mauvaise. Elle coupe la digestion, comprime
l’estomac et engraisse le coeur. Deuxièmement la circulation est
devenue l’art dramatique des imbéciles. Les accidents sont de
misérables tragédies et les risques de la route tout ce qui nous
reste d’aventure. Troisièmement, l’automobilisme est un système
d’accumulation, d’entassement, mais qui n’apporte pas le
moindre échange, à part bien entendu celui de grossièretés, et où
les gens ne se rencontrent jamais. C’est un système de dispersion
sociale : chacun dans sa petite caisse. Et pour terminer, à travers
l’automobile, les compagnies pétrolières et les marchands de
tôles, imposent leur loi, détruisent les villes, font dépenser des
fortunes en routes et en flics, empuantant le monde et surtout font
croire aux gens que ceux-ci ne désirent plus rien d’autre”.
Ajoutons que Paul, d’abord interloqué, desserre le frein à main
de la voiture de Charles tout en répondant “nous allons vous
arranger ça”, et pousse l’automobile qui va s’écraser dans
le ravin au dessus duquel se trouvait les trois personnages.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Quarante ans plus
tard, citons le dialogue suivant :</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
- Pourquoi vous
n’aimez pas les téléphones portables ?</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
- Premièrement.
L’utilisation régulière et prolongée du téléphone portable
provoque à plus ou moins long terme des désordres fonctionnels et
des maladies chroniques. Deuxièmement. Cette laisse électronique
qui affecte 90 % de la population française représente le meilleur
moyen de contrôle policier en termes d’itinéraires, d’emploi du
temps ou de réseau de relations. Troisièmement. La question du
choix (en avoir ou pas) se pose de moins en moins puisque la
possession d’un téléphone portable devient progressivement une
obligation pour de nombreux actes de la vie quotidienne. Ceux qui
persistent à vivre sans portable sont pour le mieux considérés
comme des “asociaux” ou pour le pire comme des “ennemis de la
société”. Quatrièmement. La possibilité d’être joignable en
tous lieux et à tous moments (et réciproquement) focalise l’usager
sur l’attente d’un appel ou d’un message au détriment des
capacités d’attention, d’écoute ou de disponibilité dans
l’espace public. Tout comme elle représente pour les salariés
équipés de cette prothèse un moyen de contrôle pour les
employeurs et une forme de dépendance qui n’est pas sans empiéter
sur la vie privée des premiers. Cinquièmement. L’aspect “nuisance
sonore” du téléphone portable s’assortit de comportements peu
respectueux ou grossiers envers les personnes environnantes. Et pour
terminer, l’industrie du téléphone portable est l’une des plus
polluantes, et des plus grandes consommatrices d’énergie
électrique et de ressources en eau. Elle accélère la destruction
de la planète et contribue à la technification du monde.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Non,
ne cherchez pas. Vous ne trouverez ce dialogue dans aucun film. Un
cinéma politique du type </span><span lang="en-US"><em>Charles
mort ou vif </em></span><span lang="en-US">ne
peut plus exister en 2009. Et puis, n’est ce pas, comme on le
disait jadis pour Billancourt, il ne faut pas aujourd’hui
désespérer Laetitia et Kevin.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US">.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US">(6)
Dans </span><span lang="en-US"><em>Du
temps que les situationnistes avaient raison </em></span><span lang="en-US">
: http://www.lherbentrelespaves.fr/</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US">.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US">(7)
Ce collectif a écrit un très utile </span><span lang="en-US"><em>Le
téléphone portable, gadget de destruction massive.</em></span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US"><em>.</em></span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
(7) Michéa va
chercher ses références chez Jacques Dalarun et Jean-Pierre Lebrun.</p>