L'herbe entre les pavés - Mot-clé - EDN2024-02-08T10:23:55+01:00Max Vincenturn:md5:8f0e7b5ea955bbb43c88ab343e5a1306DotclearDe certains usages du catastrophismeurn:md5:2071b46ead224abe8e6233c7791b6db02012-12-01T15:18:00+01:002013-06-17T17:43:12+02:00Max VincentCritique socialeBenjaminDebordDSKEDNISMicheaSituationnistesSurréalistes<p lang="en-US" class="western" align="LEFT" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><em><br /></em></p> <p><br /><br /><em><span class="Apple-style-span" style="font-style: normal;"><br /></span></em></p>
<em><p>-"Nous n'y sommes pas encore" dit Bouvard</p>
<p> “Espérons-le ! “ reprit Pécuchet .<br />N’importe, cette fin du monde, si lointaine qu’elle fût, les assombrit - et côte à côte, ils marchaient silencieusement sur les galets (...) Pécuchet poursuivait à haute voix ses pensées : <br />- A moins que la terre ne soit anéantie par un cataclysme ? On ignore la longueur de notre période. Le feu central n’a qu’à déborder” .<br />Bouvard se figura l’Europe engloutie dans un abîme.<br />- “Admets” dit Pécuchet “qu’un tremblement de terre ait lieu sous la Manche. Les eaux se ruent dans l’Atlantique. Les côtes de France et de l’Angleterre en chancelant sur leurs bases, s’inclinent, se rejoignent, et v’lan ! tout l’entre-deux est écrasé”.<br />Au lieu de répondre, Bouvard se mit à marcher tellement vite qu’il fut bientôt à cent pas de Pécuchet. Étant seul, l’idée d’un cataclysme le troubla. Il n’avait pas mangé depuis le matin. Ses tempes bourdonnaient. Tout à coup le sol lui parut tressaillir, - et la falaise au-dessus de sa tête pencher par le sommet. A ce moment, une pluie de graviers, déroula d’en haut. Pécuchet l’aperçut qui détalait avec violence, comprit sa terreur, cria, de loin :<br />- Arrête ! arrête ! la période n’est pas accomplie”.</p>
</em><p align="CENTER">Gustave FLAUBERT</p>
<p align="CENTER"><br /><br /><br /><em>Mais là où il y a danger, là aussi<br />Croît ce qui sauve<br /></em>Friedrich HÖLDERLIN </p>
<p align="CENTER"><em><span class="Apple-style-span" style="font-style: normal;"><br /></span><br /><br /><br /><br /><br /></em></p>
<p><em>De certains usages du catastrophisme </em>clôt un cycle entamé avec <em>Du temps que les situationnistes avaient raison, </em>poursuivi avec <em>Réflexions partielles et apparemment partiales sur l’époque et le monde tel qu’il va, </em>puis <em>Lettre ouverte à Anselm Jappe sur </em>Crédit à mort, et <em>Cours plus vite Orphée, Michéa est derrière toi ! </em>(textes tous mis en ligne sur le site “l’herbe entre les pavés”). Ce petit essai est autant une réflexion à proprement parler sur le catastrophisme que la reprise et le développement de thématiques abordées dans les textes précédents. Ces usages du catastrophisme sont traités prioritairement dans la première partie à travers l’analyse critique d’un livre publié en 2008 par les deux têtes pensantes des Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, celle d’un ouvrage plus récent de Bertrand Méheust, voire dans les commentaires sur une prétendue “histoire intellectuelle” du mouvement situationniste (au sujet de laquelle un retour critique sur <em>Le nouvel esprit du capitalisme </em>s’impose). <br />La seconde partie prolonge ce propos catastrophiste du point de vue d’un “choc des civilisations” (à travers plusieurs articles du rédacteur d’un bulletin intitulé <em>Le communisme du XXe siècle </em>), en choisissant de le traiter depuis l’exposition d’une position antagoniste, féministe, antiraciste et “communautariste” : le premier légitimant en quelque sorte la seconde (sans que l’on s’interdise d’exercer son esprit critique voire plus sur cette “légitimité”). <br />La troisième partie s’efforce d’apporter des réponses à des questions laissées en suspens. En particulier sur les raisons pour lesquelles d’aucuns, parmi les anciens “radicaux” - qui mettaient leur énergie, leur passion, leur intelligence, et leurs capacités intellectuelles à vouloir démontrer que ce monde devait et pouvait être révolutionné dans la perspective d’une société sans classes, que pour ce faire la révolte était nécessaire, indispensable, - en sont arrivés à vouloir démontrer le contraire, avec la même constance : que ce monde par conséquent ne pouvait en aucun être transformé dans le sens indiqué, qu’il n’était plus possible, ni même envisageable de se révolter contre les nouvelles formes d’asservissement. Des réponses qui inciteront à reprendre la question du catastrophisme par un autre biais.<br />Enfin la quatrième partie tente dans un premier temps de prendre le contre-pied de ces discours catastrophistes, ou du néoconservatisme qu’ils peuvent inspirer en allumant des contre-feux, principalement ceux d’une “survivance <em>malgré tout </em>”. Ceci étant précédé du rappel de deux principes fondamentaux : la démocratie et l’utopie (elles mêmes mises à l’épreuve pour les replacer dans la dynamique souhaitée) La voix d’André Breton, ensuite, vient remettre en perspective plusieurs des enjeux de cette “survivance” (déjà exprimés dans <em>La lampe dans l’horloge</em> vers le milieu du siècle précédent avec un argumentaire qui n’est pas sans présenter de nombreuses analogies avec le nôtre). Un commentaire plutôt inattendu, celui d’Annie Le Brun critiquant ce texte de Breton, provoquant en retour une autre approche du catastrophisme à travers la lecture critique des derniers livres publiés par Annie Le Brun.<br /></p>
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<p>Le catastrophisme n’est certes pas une idée neuve. Pourtant il retrouve en ce début de XXIe siècle un regain d’intérêt qui doit être mis en relation, nous affirme-t-on, avec une peur accrue de l’avenir dans un monde devenu incertain où le pire serait le plus sûr. N’ayant pas l’ambition de traiter sous toutes ses occurrences un sujet d’une telle ampleur, et qui suscite aujourd’hui davantage de commentaires voire de controverses que par le passé, je me contenterai d’en relever certains usages, quitte à déplacer les lignes pour dire en quoi, pourquoi et comment l’abandon ou la mise sous boisseau de perspectives révolutionnaires favorise l’émergence de discours catastrophistes, et réciproquement.<br />Le catastrophisme, mais aussi le populisme sont rarement revendiqués du point de vue de l’appartenance par les “catastrophistes” et “populistes” de tout poil. Pour les seconds, il parait souhaitable de lever l’équivoque suivante. Le populisme à l’origine s’applique à des courants politiques américains et russes de la seconde moitié du XXe siècle se réclamant du peuple, ou accessoirement à une école littéraire française des années 1920 et 1930. Cette terminologie a cependant changé de signification, progressivement il va sans dire, depuis une trentaine d’années. Le populisme désigne aujourd’hui des courants de pensée apparus vers la fin du XXe siècle dans un contexte de mondialisation accélérée qui, disant parler au nom du peuple ou affirmant vouloir en défendre les valeurs, excipent des légitimes inquiétudes des classes populaires devant pareille évolution pour leur proposer une médecine et des remèdes pires que la maladie. Le populisme, d’une part, participe de la liquidation du prolétariat comme sujet émancipateur visant à l’abolition des classes sociales ; d’autre part il sert de repoussoir (et à travers lui exerce un chantage moral) aux élites converties à la mondialisation, lesquelles brandissent le cas échéant cet épouvantail pour fustiger la défense très légitime des avantages acquis par les salariés. Cette dernière précision s’avère nécessaire pour dire en quoi nos gouvernants, et plus encore les experts qui les inspirent, par delà la perniciosité bien réelle du populisme, ont recours au vocable “populiste” pour déligitimer des formes de dissensus qui remettraient en cause le consensus dominant (ou que l’on décrit tel) : de l’expression démocratique des salariés aux questions raciales ou religieuses. Ceci, je le répète, ne déligitimant d’aucune manière le qualificatif de “populiste” appliqué aux partis, courants ou penseurs répondant de la définition ci-dessus. On aurait donc recours à un discours à double entrée pour traiter du populisme. D’ailleurs l’existence d’un “populisme de gauche” et d’un “populisme de droite” l’illustre en partie. Cependant, si l’on se réfère au succès remporté par l’expression “bobos”, force est de constater que cette terminologie se trouve de plus en plus utilisée comme marqueur populiste. A ce jeu là (de Marine le Pen à Copé) la balance finit par nettement pencher du côté droit.<br />Il parait difficile de reprendre ce type d’argumentation avec le catastrophisme. D’autant plus que les enjeux ne sont pas les mêmes. Du moins avancera-t-on que ceux qui revendiquent en la nuançant cette appellation (à l’instar du “catastrophisme éclairé” de Jean-Pierre Dupuy), le seraient moins que d’autres, catastrophistes, qui eux se gardent bien d’endosser pareille tunique, et s’en défendent même le cas échéant. On dira aussi que les premiers situent généralement la catastrophe sur une échelle temporelle quand les seconds en font l’horizon indéfini de notre futur, que la catastrophe soit pour eux advenue ou pas. Ceci doit être mis en relation avec deux manières d’envisager “la fin des temps”, ou du moins des raisons qui pourraient conduire à cette extrémité. Si ce catastrophisme, dans l’une ou l’autre de ces versions, ne peut que prospérer dans ce monde postmoderne qui est le notre, la seconde reprend à son compte la métaphore apocalyptique en l’usant jusqu’à la corde. Il y a certes d’autres façons d’aborder le catastrophisme que les limites de ce texte ne permettent pas de développer. Le rapport à la technique, par exemple. A travers les machines qui nous agiraient sans que la volonté humaine puisse changer quoique ce soit. Mais j’ai déjà évoqué cet invariant catastrophiste dans d’autres textes de “l’herbe entre les pavés”<em>. </em>C’est pourquoi, en reliant les deux thématiques de ce petit essai (telles qu’elles sont d’emblée exposées au tout début de ce texte), il m’importera prioritairement d’indiquer en quoi le catastrophisme dans sa version la plus absolutiste contribue à neutraliser, occulter ou liquider tout projet concourant à l’émancipation du genre humain, révolutionnaire par conséquent.<br /><br />J’en viens au premier des ouvrages de cette rubrique “catastrophiste”. En 2007, dans un essai critique intitulé <em>Du temps que les situationnistes avaient raison,</em>consacré à l’Encyclopédie des Nuisances, j’avais évoqué parmi d’autres constatations le “discours catastrophiste” des auteurs publiés par cette petite maison d’édition. L’année suivante paraissait aux Éditions de l’EdN un ouvrage intitulé <em>Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, </em>signé par René Riesel et Jaime Semprun. Autant que je sache nul commentateur lors de cette publication ne s’est attardé sur les points précis qu’il m’importe de souligner ci-dessous. Je mentionne d’emblée le plus significatif d’entre eux : ce livre marque un temps d’arrêt dans le processus de “fuite en arrière” relevé d’une parution de l’EdN à l’autre, sur lequel venait se greffer le seul discours susceptible d’en rendre compte, catastrophiste donc. C’est un paradoxe, et pas le moindre, de constater que des auteurs ayant renchéri, voire surenchéri dans le genre entendent retourner ce type d’argumentation contre ceux - “experts informés, dans tant de rapports, d’articles, d’émissions, et films et d’ouvrages dont les données chiffrées sont diligemment mises à jour par les agences gouvernementales ou internationales et les PNG compétentes” - qui représenteraient la pointe avancée de l’écologisme. Une argumentation recevable, du moins en partie, si l’on considère que l’EdN (représentée par l’animateur de cette maison d’édition et par l’un de ses auteurs les plus représentatif) recentre ici son propos dans le domaine qu’elle maîtrise le mieux. Ce discours catastrophiste écologique des experts et cie s’adresse, selon les deux auteurs, à l’humanité pour la conjurer de changer radicalement de mode de vie “avant qu’il ne soit trop tard”. Mais en réalité il s’agit d’un leurre puisque cette société là ne “pose jamais les problèmes qu’elle prétend “gérer” que dans des termes qui font de son maintien une condition <em>sine qua non </em>“. Donc, pour résumer, Riesel et Semprun reprennent d’un point de vue critique une terminologie, celle de catastrophisme (ces “épouvantables tableaux d’une crise écologique totale” brossés par les experts et cie), que d’aucuns avaient auparavant utilisée à l’égard de l’EdN.<br />Dans des “précisions liminaires” les deux auteurs indiquent qu’ils entendent renouer avec la “critique sociale” les ayant formé “il y a déjà quarante ans”. Il s’agit d’une véritable nouveauté pour le lecteur familier des ouvrages publiés par cette maison d’édition depuis une dizaine d’années ! Nous qui en étions resté avec <em>Défense et illustration de la novlangue française </em>de Jaime Semprun à un couplet (parmi d’autres) anti-Lumières et anti-Révolution française venant dans le domaine du langage apporter son tribut à la cause contre-révolutionnaire, ce revirement spectaculaire a de quoi laisser circonspect et dubitatif. Certes, ajoutent Riesel et Semprun, cette critique sociale n’est plus ce qu’elle a été. Néanmoins pareille référence dés les “précisions liminaires”, de surcroît en termes positifs, surprend le lecteur averti. Celui-ci est encore plus surpris de lire ensuite lorsque, se défendant d’un “goût supposé de la noirceur” qu’on leur prêterait, les deux auteurs précisent alors benoîtement : “nous voulions seulement tenter de décrire le monde tel qu’il devenait, qu’il s’imposait préalablement à toute ambition de le transformer”. Le même lecteur n’étant pas au bout de ses surprises. Pas tant par la mention plus loin (toujours dans les “précisions liminaires”) de citations censées prouver que le propos de <em>Catastrophisme... </em>reprend et prolonge le discours tenu par l’EdN depuis une vingtaine d’années, que par celle de corrections : à savoir ”corriger, le cas échéant, des formulations imprécises ou erronées”. D’ailleurs <em>Catastrophisme... </em>dans sa conclusion fait écho à ces “précisions liminaires” puisqu’on y lit : “Le rôle de l’imagination théorique reste de discerner, dans un présent écrasé par la probabilité du pire, les diverses possibilités qui n’en demeurent pas moins ouvertes”. L’accent étant mis in fine sur la capacité de résistance de “l’action de quelques individus, ou de groupes humains très restreints” confrontés à une “réalité aussi mouvante que violemment destructrice”..<br />Je ne peux qu’acquiescer. C’est ce que nous défendons, moi et d’autres, depuis un certain temps déjà... contre l’EdN le cas échéant ! Une opposition qui s’avérait encore plus tranchée quand Jaime Semprun, dans le n° 4 de la revue <em>Nouvelles de nulle part </em>(il s’agit de l’article <em>Le fantôme de la théorie </em>) affirmait en 2003 que depuis Hiroshima “les effets dévastateurs de ce qui devient alors une réaction en chaîne échappent à tout contrôle”, que par conséquent le fait de prendre conscience d’un tel processus “ne peut rien changer”. Il ne s’agit pas d’un propos isolé, sorti de son contexte, mais d’un refrain que l’on entendait auparavant mezza-voce chez les encyclopédistes avant de devenir cette ritournelle évoquée dans plusieurs pages de <em>Du temps que les situationnistes avaient raison </em>(que je résume par la formule suivante, plébiscitée par le lectorat de l’EdN : “On ne peut plus rien faire, et de toute façon c’est déjà trop tard”). Comment expliquer ce virage à 180 degré, voire cet aggiornamento ? Les critiques adressées à l’EdN depuis plusieurs années avaient elles enfin été prises au sérieux ? Ou s’agit-il des effets, bénéfiques dirais-je, d’une crise interne ? En tout état de cause le propos de Jaime Semprun relevé plus haut (celui figurant dans <em>Le fantôme de la théorie </em>) devrait normalement prendre place parmi les “formulations imprécises ou erronées” que mentionnent les deux auteurs dans les “précisions liminaires” de <em>Catastrophisme... </em>Parce qu’il s’agit d’une chose, et de son (presque) contraire, si l’on sait lire.<br />Pourtant l’édition que j’ai sous les yeux reprend en annexe deux textes de Jaime Semprun publiés en 2003 dans <em>Nouvelles de nulle part </em>(dont ce fameux <em>Le fantôme de la théorie </em>). Cela devient incompréhensif. Fallait-il recycler malgré tout ces deux articles, dont l’importance et la tonalité ne m’avaient pas échappées puisque je leur consacre une large place dans <em>Du temps que les situationnistes avaient raison </em>? Mais là, compte tenu de ce que j’ai plus haut relaté, on serait tenté de parler d’une contradiction difficilement surmontable. A moins de trouver quelque explication à ce grand écart dans les pages de<em>Catastrophisme...<br /></em>Il est vrai que Riesel et Semprun se réfèrent dans le paragraphe VI à une “prise de conscience” du désastre écologique apparentée par eux à un “surcroît de fausse conscience”, mais ils nuancent ce qui pouvait paraître abrupt, outrancier ou sans appel en 2003. On en a rapidement un premier aperçu avec la mention de Tchernobyl comme curseur historique (à la place de Hiroshima dans <em>Le fantôme de la théorie </em>) censé indiquer un point de non retour en terme de prise de conscience. Ceci parce qu’auparavant (durant les années 70, à l’instar d’une manifestation “de l’ampleur de celle de Malville”), la France, reconnaissent les deux auteurs, “était encore travaillée par les suites de 68”. Dans la foulée, Riesel et Semprun évoquent “l’essentiel du cours du désastre” pour affirmer que celui-ci “n’a jamais été secret”. Ils précisent alors que ce sont surtout les artistes et les écrivains qui se sont déclarés horrifiés par le monde nouveau que le “développement” impliquait. En des termes que l’on a parfois jugés “réactionnaires”, ajoutent les deux auteurs, alors qu’il eut été “plus équitable, et plus<em>dialectique </em>de s’en prendre aux partisans de la critique sociale, mauvais cliniciens qui laissaient passer un tel symptôme, comme si l’enlaidissement de tout n’était qu’un vague détail, propre à offusquer le seul bourgeois esthète”. Ceci suivi d’une volée de bois vert pour les “meilleurs d’entre eux”, à savoir les membres de l’Internationale situationniste : lesquels “obéissant à une sorte de surmoi progressiste, ont écarté le plus souvent, et pendant longtemps, ce qui aurait pu les exposer au reproche de “passéisme””. On l’avait déjà lu dans le dernier numéro (15) de la revue de l’EdN ou dans l’un ou l’autre des ouvrages publiés depuis par les Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances. C’est l’un des thèmes récurrent du courant “anti-industriel”. Cependant retrouver pareille diatribe dans <em>Catastrophisme... </em>en des termes inchangés mérite qu’on s’y attarde un instant. Cette critique sociale à laquelle Riesel et Semprun rendent un hommage plutôt inattendu (et bienvenu) dans les “Précisions liminaires” devient seize pages plus loin marquée de l’opprobre “progressiste”. Le lecteur de<em>Catastrophisme... </em>n’est pas sans savoir que les deux auteurs furent formés quarante ans plus tôt par cette même critique sociale illustrée plus particulièrement par l’Internationale situationniste (à laquelle René Riesel appartenait). Comprenne qui pourra ! Riesel a-t-il durant les années où il était membre de l’I.S. tenté d’infléchir cette organisation dans un sens non “progressiste” ? Évidemment non. Semprun a-t-il manifesté quelque chose de ce type dans les deux ouvrages publiés sous son nom aux Éditions Champ Libre durant les années 70 ? Pas plus. Pourtant, auparavant, en 1972, les thèses de “L’Internationale situationniste et son temps” figurant dans <em>La seconde scission de l’Internationale </em>ne s’y dérobaient pas. Et elles étaient signées Guy Debord.<br />Il y a peut-être une explication à ces palinodies, ou cette manière lacunaire de réécrire pareille histoire. Nonobstant les “corrections” évoquées plus haut, les deux auteurs se défendent en 2008 de dire le contraire de ce qu’ils affirmaient antérieurement. Les psychanalystes savent ce que valent de telles dénégations, surtout quand elles sont réitérées. La critique, explicite, du catastrophisme (adressée à l’écologisme), se fait cependant sur le mode, plus implicite, du “nous ne parlons pas de la même catastrophe”. Voulant ceci posé “prévenir tout malentendu”, Riesel et Semprun renforcent au contraire l’incrédulité d’un lecteur quelque peu informé en écrivant : “Il s’est ainsi trouvé d’étranges “révolutionnaires” pour soutenir que la crise écologique sur laquelle les informations nous arrivent désormais en avalanche n’était en somme qu’un spectacle, un leurre par lequel la domination cherchait à justifier son état d’urgence, son renforcement autoritaire, etc.”. Ceci assorti du désir, par les mêmes “révolutionnaires”, “de sauver une “pure” critique sociale, qui ne veut considérer de la réalité que ce qui lui permet de reconduire le vieux schéma d’une révolution anticapitaliste, vouée à reprendre, certes en le “dépassant”, le système industriel existant”. Le tout, pour emballer le paquet, étant rangé sous la rubrique “négationnisme” (en regard à “d’autres négationnisme”, plus précisément celui de ceux qui en niant l’existence des chambres à gaz entendent sauver avant tout “la définition canonique du capitalisme”) : le lien étant ainsi fait entre ces deux formes de négationnisme à travers l’anticapitalisme. Soit, mais de qui parlent les deux auteurs ? Pour le second négationnisme, bien connu, chacun sait aujourd’hui à quoi s’en tenir. Mais pour le premier, inconnu de nos services, qu’en est-il ? La mention de “révolutionnaires”, même nuancée par des guillemets, exclut de fait les sieurs Claude Allègre et Luc Ferry. Alors qui ? Je ne vois pas. Des représentants de la vieille ultra-gauche ? Non, ceux-ci ne parleraient pas en terme de “spectacle”. Une absence d’autant plus étrange que, par ailleurs, tout au long de leur livre, Riesel et Semprun n’hésitent pas à citer des noms (d’auteurs, de revues, d’ouvrages : tous rangés dans la rubrique “catastrophisme”). Mais là ils restent cois. Le lecteur reste sur sa faim. A quoi bon alors convoquer pareille terminologie ? Nous n’en sommes pas encore à vouloir traîner devant les tribunaux ceux (des “négationnistes”) qui refuseraient de reconnaître la réalité de la crise écologique ! Parler ici de négationnisme parait donc bien excessif, très exagéré, et inutilement polémique. Et même, pour parler contemporain : contre-productif. J’étais beaucoup plus nuancé quand j’évoquais dans <em>Du temps que les situationnistes avaient raison, </em>en m’appuyant sur l’ouvrage d’Enzo Traverso, <em>Le passé mode d’emploi </em>(où Traverso distingue trois types de révisions historiques : fécondes, discutables et néfastes), le révisionnisme discutable, voire très discutable de l’EdN (ceci en raison des révisions successives dont je donne le détail dans l’essai précité). Le procédé relevé ci-dessus n’est pas nouveau. Il vise, on l’a compris, à déligitimer qui critiquerait l’EdN sur un certain mode en accusant cette même “critique” d’être dans le déni de la réalité de la crise écologique. <br />Revenons à <em>Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable. </em>Étranges auteurs ! Ils remettent d’abord plutôt habilement en cause ce qui tendait à devenir au fil des publications de cette maison d’édition la <em>doxa </em>de l’EdN, tout en insistant contradictoirement par la suite sur la continuité du projet encyclopédique depuis 1986. Ils ont leurs citations, nous avons les nôtres. Puis, ceci dit, Riesel et Semprun lancent une accusation bien imprudente, gratuite pour ainsi dire, que le lecteur peut interpréter à sa guise. Il y aurait matière à épiloguer depuis la parution de <em>Catastrophisme </em>sur le devenir de l’EdN. N’a-t-elle pas, en voulant revenir à ce que j’appellerais “les fondamentaux de la critique sociale”, perdu une bonne partie de son pouvoir attractif auprès du public séduit par le nihilisme passif des encyclopédistes ? Si ce public, ici en l’occurrence, n’y a vu que du feu je serais porté à croire que l’esprit critique s’est bel et bien perdu en cours de route chez les partisans de l’EdN. Ne disposant pas d’informations sur le sujet j’en resterai là. Sinon, pour conclure là-dessus, entre<em>Catastrophisme... </em>et les ouvrages antérieurs de l’EdN il y a plus, voire beaucoup plus que les corrections évoquées à la fin des “Précisions liminaires” par Riesel et Semprun. Ce dont je ne plaindrai pas, bien au contraire.<br />Je reconnais que dans la seconde partie de leur ouvrage les deux auteurs concentrent leur tir sur de véritables cibles. On ne peut que partager, sans vouloir entrer dans le détail, la plupart des critiques adressées aux écoles dites du réchauffement, de l’épuisement, de l’empoisonnement et du chaos, ou aux théoriciens de la décroissance. Cela vaut également pour les pages consacrées à mai 68 et au gauchisme. Je prends acte du fait que dans ce dernier cas de figure Riesel et Semprun ne procèdent pas par amalgame comme pouvait le faire par exemple Jaime Semprun dans <em>L’abîme se repeuple </em>(alors qu’une note de bas de page vient malencontreusement rappeler quelque continuité entre cet ouvrage et <em>Catastrophisme... </em>onze ans plus tard !). J’en termine en extrayant de l’avant dernier paragraphe cette importante précision, laquelle concerne “l’écroulement de la société industrielle” dont les deux auteurs nous disent que “le projet bureaucratique de gestion durable du désastre” s’efforce, en l’administrant, de faire durer pour une période qui “peut être longue, l’écroulement de la société industrielle, <em>avec nous dessous </em>“. Au moins nous voilà “rassurés” (ou pas, c’est selon) sur un point laissé en suspens ou apprécié contradictoirement par les auteurs de l’Encyclopédie des Nuisances depuis une dizaine d’années : cet effondrement n’a pas déjà eu lieu et durera un certain temps (<strong>1</strong>) (nous serions dans la longue, voire la très longue durée évoquée par les historiens). D’un tel constat il sera plus loin question, mais en d’autres compagnies.<br /><br />Il y aurait quelque ironie à relever que le collaborateur d’une revue brocardée dans <em>Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable </em>occupe en cette année 2012 un espace laissé vacant depuis par l’Encyclopédie des Nuisances. Bertrand Méheust n’est certes pas le seul mais son dernier ouvrage, <em>La nostalgie de l’Occupation, </em>reprend sur un mode qui lui est propre des thématiques et une vision du monde familières des lecteurs acquis aux thèses de la critique anti-industrielle. L’en distingue un style, des références et un mode discursif qui renvoient davantage à la tradition essayiste illustrée par exemple par un Jean-Claude Michéa (pour citer un auteur prisé par Méheust).<br />Bertrand Méheust, philosophe et historien de la psychologie, avait publié en 2009 un livre intitulé <em>La politique de l’oxymore </em>: cet ouvrage pouvant constituer un premier galop d’essai aux thématiques traitées par l’auteur dans <em>La nostalgie de l’Occupation. </em>Avec ce dernier livre<em> </em>l’accent se trouve mis sur l’incapacité, ou presque, d’opposer une quelconque résistance à la tendance lourde de notre monde contemporain, la catastrophe en cours, laquelle menace l’humanité dans son existence même. Ce que Bertrand Méheust traduit par “<em>un sentiment de perte, de rage et d’impuissance </em>(...) <em>devant la dérive actuelle de nos sociétés</em>“, d’autant plus enragé et impuissant qu’il n’en a pas toujours été ainsi : l’histoire nous confrontant à maints exemples contraires, à l’exemple (pour reprendre la métaphore du titre de l’ouvrage) de la Seconde guerre mondiale. A vrai dire, de cette “nostalgie de l’Occupation” il ne sera question que dans les premières pages du livre (titre “évidemment destiné à faire travailler les esprits”, précise l’auteur à l’intention des lecteurs qui n’auraient pas compris). Il faut donc repartir du sous-titre (“Peut-on encore se rebeller contre les nouvelles formes d’asservissement”) pour savoir de quoi Méheust va nous entretenir tout au long de son ouvrage. On ne dira pas que l’argumentation de l’auteur représente une véritable nouveauté dans le genre. On l’a lu ailleurs mais pas systématisé à ce point. C’est à ce titre que <em>La nostalgie de l’Occupation </em>mérite largement le détour.<br />Bertrand Méheust, par exemple, reprend une antienne que ne désavouerait pas le Jaime Semprun de 2003 sur l’impossibilité qui est la nôtre de changer quoi que ce soit au processus de destruction de cette société, “que nous puissions par ailleurs en prendre conscience et tenter d’y remédier est sans doute, hélas, un fait tardif, un épiphénomène”, précise l’auteur. Méheust entendrait cependant nuancer cette constatation en ajoutant : “Bien entendu, comme il n’y a pas d’autres solutions, il faut agir comme si l’on pouvait encore inverser la tendance. Mais sur fond de pessimisme méthodique, et pas dans l’illusion de la toute puissance de la technique et du savoir”. Ce procédé rhétorique renforce bien évidemment l’irréversibilité ou l’inéductabiliuté de la chose. L’une des explications de Méheust à ce “processus destructeur” réside dans l’incapacité de se colleter aujourd’hui avec un capitalisme qui “n’a pas de tête, de centre régulateur”. On peut grosso modo souscrire à cette définition tout en en tirant d’autres enseignements. Quand, lors des émeutes de l’automne 2005 dans les banlieues françaises (et cela vaut pour celles de Londres en 2001), les émeutiers s’en prenaient à la fois aux bâtiments publics, aux commerces, aux véhicules individuels et collectifs, ils reconnaissaient à leur façon que le capitalisme (entendu dans la définition de Méheust) avait envahi tous les aspects de la vie et de l’existence. C’est également répondre à notre auteur lorsqu’il prétend que “aujourd’hui, il n’y a plus, il ne peut plus y avoir d’ennemis de classe, agissant en uniforme. L’ennemi est partout et nulle part et il nous ronge de son arme la plus terrible, son apparente défection”. Ce qu’infirme l’exemple précédent où l’ennemi est traité en tant que tel par les émeutiers, que ce traitement plaise ou déplaise. Méheust avance ici plus vite que la musique. Rassurons le : l’ennemi n’en continue pas moins d’exister, y compris “agissant en uniforme”. Il va de soi que les jeunes de banlieue qui sont contrôlés à longueur ou presque de journée connaissent mieux la couleur de l’uniforme qu’un universitaire ou un professeur de philosophie. Méheust souligne alors que cet ennemi “est aussi en nous, nous sommes en quelque sorte occupés par nous-mêmes” (sic). Il parle pour lui ! Sans doute faut-il y voir un clin d’oeil à la période de l’Occupation évoqué précemment. Dans ce processus destructeur nous passons de l’Occupation allemande (ou nazie) à celle plus insidieuse d’un ennemi qui est en quelque sorte nous-mêmes. On verra plus loin et plus sérieusement ce que recoupe ce “nous” qui prête à rire.<br />Bertrand Méheust emprunte au philosophe Gilbert Simondon un concept, dit de saturation, afin d’étayer l’une des thèses de son livre, histoire aussi de le doter d’un contenu “scientifique”. Il s’agit d’une notion de physique contemporaine censée s’appliquer à de nombreux aspects du monde contemporain. Méheust le résume ainsi : “Une réalité quelconque (physique, biologique, psychique, psychosociale) va jusqu’au bout d’elle-même et ne se renouvelle que lorsqu’elle est arrivée au bout de ses possibilités”. Il va donc élargir ce concept à un usage non prévu par Simondon. On ne sait pas bien ce qu’il en reste quand, excipant d’une “situation inédite”, Méheust en vient à envisager “le cas de la saturation globale des systèmes, de la saturation des saturations”. On voit en revanche où notre auteur veut en venir lorsqu’il écrit dans la foulée : “Il en résulte une vision tragique du devenir où la physique sociale abolit au moins pour un temps nos possibilités d’action et où nous voyons des événements se dérouler sans que nous puissions plus avoir prise sur eux”. Mais le concept de saturation dans tout ça ? C’est le lecteur qui risque d’être saturé pour le coup ! Certes Méheust avance prudemment “ce sont là évidemment des axiomes”. Et de mettre en demeure “les partisans de la fuite en avant” de prouver le contraire. N’étant nullement un partisan de la fuite en avant, mais pas davantage un partisan de la fuite en arrière je ne répondrai pas. Il faut choisir, insiste Méheust. Là il nous sort de son chapeau les notions de pessimisme et d’optimisme. A savoir, d’un côté, ceux qui tiennent pour l’axiome de saturation du monde ; de l’autre, ceux qui défendent sa “correction infinie”. Ceci pour affirmer in fine que les optimistes sont en réalité des “nihilistes masqués”, tandis que les pessimistes “veulent encore préserver l’avenir”.<br />Arrêtons nous un instant sur ce séduisant paradoxe (ou retournement dialectique). C’est faire fi d’une part de la catégorie “optimisme”. Ils ne sont guère nombreux aujourd’hui les penseurs, et même les citoyens qui adoptent délibérément un ton ou une posture optimiste. C’est autant passé de mode que peu compatible avec la manière de penser le monde tel qu’il va. Il m’est arrivé d’utiliser la terminologie “nihilisme passif” (empruntée à Nietzsche) au sujet des partisans déclarés de la critique anti-industrielle. Je serais tenté d’enrôler Bertrand Méheust sous cette bannière mais l’inventaire de <em>La nostalgie de l’Occupation </em>n’étant pas terminé je réserve pour l’instant ma réponse. L’une des pierres d’achoppement des discours de type catastrophiste, en particulier ceux que j’associe à la critique anti-industrielle, réside dans leur difficulté à situer sur un plan historique ce qu’ils appellent l’effondrement ou la catastrophe, ou leurs prémices (ceux-ci et celles-là se confondant parfois dans ce discours). On peut même parler d’un grand écart puisque, en remontant le temps, celui-ci ou celle-là (ou leurs prémices) se confondent avec Hiroshima, ou la première révolution industrielle, ou l’avènement de la science moderne, ou l’invention de l’imprimerie, voire la naissance de l’écriture. A ce sujet, je l’ai précisé plus haut, René Riesel et Jaime Semprun optaient en 2008 plus prudemment pour un écroulement de la société à long terme, lequel durerait un temps indéterminé : corrigeant au passage les affirmations péremptoires et contradictoires des mêmes auparavant, et celles de plusieurs autres auteurs de l’EdN (ou compagnons de route des encyclopédistes).<br />Bertrand Méheust a recours à une notion, l’anthropocène, pour décrire “l’ère nouvelle dont le nom ne nous est pas encore familier”. Non moins prudemment que nos deux encyclopédistes il avance que “l’échelle temporelle d’<em>homo sapiens </em>se joue sur des <em>centaines de millénaires </em>“. Méheust nous incite ensuite à distinguer “<em>l’entrée dans l’anthropocène, </em>c’est à dire le choc de l’humanité avec ce qu’elle a déclenché, et <em>l’anthropocène proprement dit </em>qui aura, si les mots ont un sens, la dimension temporelle d’une ère géologique”. Bon, si les mots ont un sens, la catastrophe serait repoussée aux calendes grecques, non ?. Nenni ! On se rassurerait ainsi à trop bon compte ! Cette “entrée dans l’anthropocène” étant “une longue descente aux enfers” ou “une apocalypse molle” (sic), qui s’étalera sur des siècles. Une apocalypse très molle, en définitive. Et pour que l’on sache bien à quoi s’en tenir, Méheust précise ici que “la catastrophe annoncée se laisse difficilement saisir à travers la vision religieuse traditionnelle de l’apocalypse”. Si l’on veut. Pourtant je crains qu’une apocalypse dépourvue de toute signification religieuse finisse par ne plus dire grand chose. Enfin l’auteur, faute de “précédents et d’éléments de comparaison” en reste là. Sinon pour évoquer une “destruction de la biosphère” ne laissant “aux êtres humains d’autre perspective que celle d’une vie crépusculaire dans un monde à jamais dévasté”.<br />Voilà pour le volet écologiste. Cependant, ajoute Bertrand Méheust, “la saturation ne concerne pas seulement la nature, elle affecte aussi les esprits et la culture et l’on ne peut pas dissocier, sauf par abstraction, ces deux processus, qui constituent comme les deux faces d’une même médaille”. D’où une série de constatations que l’on peut partager, du moins en partie, mais qui passées au tamis de ce que l’auteur appelle des “dispositifs inhibiteurs” ratent leur cible, soit par excès dirais-je, ou par défaut. Dans le premier cas Méheust souligne : “<em>l’économie dominatrice d’aujourd’hui est une fausse science, et que de toutes les fausses sciences, elle est la plus dangereuse </em>(...) <em>une fausse science est une science qui n’est pas consciente de son interaction avec son objet ou qui ne sait pas l’évaluer </em>“. Que l’économie soit scientifique ou pas peu nous chaut. Elle n’est pas plus ou moins scientifique que les sciences dites humaines ou sociales. Le problème posé par son hégémonie, encore plus aujourd’hui, se situe ailleurs. Il n’y a pas une économie une et indivisible, mais des écoles, des courants, des tendances, des chapelles qui représentent autant de manières d’analyser les modes de production, de distribution et de consommation des ressources, et les biens matériels de nos sociétés. En revanche l’économie joue aujourd’hui le rôle jadis dévolu à la religion. On dira qu’elle est la continuation de la religion par d’autres moyens. C’est dire que la transcendance divine s’efface devant l’immanence marchande. La croyance s’est déplacée sur d’autres objets. Et c’est justement parce que l’économie présente les caractères d’une science (que l’on peut discuter, et cela vaut pour les sciences humaines et sociales, l’histoire, etc., sans toutefois répondre à la question posée précédemment) qu’elle a pris pour nos contemporains la place de la religion.<br />Sinon Méheust se réfère à une “propagande démocratique” jugée plus pernicieuse par exemple que la “propagande nazie” parce que “mondialisée” et “non locale”. De surcroît “la propagande libérale” diffère de la “nazie” de part son mode de diffusion, plus nocif ici, n’imposant rien de l’extérieur mais distillant “<em>comme venant de l’intérieur de nous-mêmes </em>ce que nous avons envie d’entendre”. C’est passer par pertes et profits la manière dont le nazisme a distillé son poison auprès des masses allemandes. Nous ne sommes pas ici dans un registre de provocation visant, comme dit l’autre, à faire penser mais dans le déni de ce que fut réellement le nazisme. Et puis l’interchangeabilité des termes “démocratie” et “libéralisme” (je ne sais si elle est délibérée ou pas) apporte une note de confusion supplémentaire. Enfin l’exemple censé illustrer cette perniciosité, à savoir le surenchérissement “dans une quête caricaturale de l’autonomie individuelle”, parait mal choisi. Ajouter que “l’incitation à l’autonomie est devenue le nerf de l’asservissement contemporain” fait partie de ces vérités partielles qui se révèlent problématiques, voire fausses lorsqu’elles sont assénées sur ce mode là. Il n’est pas exclu qu’en réalité Méheust veuille parler ici d’autre chose que d’autonomie. Mais les mots pour le dire lui manqueraient, assurément. Je pense plutôt que Méheust reprend, sans le mentionner explicitement, le point de vue des auteurs du <em>Nouvel esprit du capitalisme </em>sur la question. <br />Dans un registre équivalent, Bertrand Méheust, vers la fin de son livre, nous informe que sa réflexion l’a conduit à apparenter les nouvelles formes d’assujettissement “<em>à la domestication qu’ont subi les animaux </em>“. Cette déprimante constatation lui a permis de croiser sur le tard l’oeuvre de Peter Sloterdijk (en particulier <em>Règles pour le parc humain </em>et <em>La domestication de l’Être </em>), “laquelle développe certaines intuitions de Martin Heidegger”. Ce philosophe allemand, selon l’auteur, “<em>s’efforce surtout de regarder en face l’abîme du devenir humain </em>que la pensée conforme essaie en vain d’occulter”. Sloterdijk devient surtout utile ici lorsqu’il s’agit de distinguer les termes asservissement, apprivoisement et domestication. Je résume pour le lecteur la vingtaine de pages qui suivent. Il faut retenir que la domestication a un caractère irréversible que n’a pas, bien entendu, l’asservissement (contre lequel on peut se révolter et se rebeller). De là pour l’auteur cette évidence : la néodomestication en cours se poursuivra pour atteindre des niveaux qui pour l’heure échappent à notre entendement. On conclura sur ce point en précisant que Bertrand Méheust avoue d’un livre à l’autre une passion pour la littérature de science-fiction.<br />Certes, pour reprendre le propos de <em>La nostalgie de l’Occupation </em>dans sa globalité, nous l’avions lu ailleurs. Méheust cite d’ailleurs quelques unes de ses sources. Il y a cependant un aspect plus original qui le distingue des auteurs du courant auquel on peut l’apparenter : nous sommes, explique Méheust, quoique nous pensions, faisions et agissions, également responsables de cet état de fait, à savoir la domestication (d’où cette autodomestication). Quand l’auteur, je l’ai relevé, constatait que “l’ennemi est partout et nulle part” et a “envahi la terre entière”, il ajoutait “mais il est aussi en nous, nous sommes en quelque sorte occupés par nous mêmes”. Passons sur le burlesque de la formulation puisque l’auteur y revient plus tard afin de l’expliciter. Pour Méheust nous assistons là à “l’apparition d’un homme nouveau”. Le proche parent en quelque sorte de celui que voulaient créer les deux totalitarismes du milieu du XXe siècle. Et “cet homme là”, assène l’auteur, “c’est vous, c’est moi, c’est “nous””. Méheust s’efforce alors de prévenir l’objection qui vient naturellement à l’esprit en arguant “que c’est la part de chaque individu conquis par le système, la part de renoncement et de servilité que tout le monde doit concéder, y compris évidemment l’auteur de ces lignes”. Vers la fin de son ouvrage, Méheust reprend cette argumentation afin de doter ce “nous” d’un contenu plus théorique, plus en phase avec sa démonstration : nous passons ainsi de la domestication à l’autodomestication.<br />Les raisons pour lesquelles des penseurs, essayistes ou théoriciens se croient obligés de ne pas s’exclure de ce que par ailleurs ils dénoncent, condamnent ou relèvent sur un mode désabusé (non sans y être fasciné, j’y reviendrai) sont multiples et variées. Cela rejoint d’une certaine façon un rapport de l’individu au monde auquel un Nietzsche en son temps avait répondu de belle manière. Ceci dépasse, il va de soi, le cas particulier de Bertrand Méheust. D’aucuns pourraient débusquer dans ce genre d’attitude quelque “haine de soi”. C’est aussi, plus prosaïquement, vouloir s’affranchir d’un mode de pensée qui continue à appeler un chat un chat, et un ennemi un ennemi. La domination doit être reconsidérée et analysée aujourd’hui selon d’autres critères, mais il parait abusif de la diluer dans un “partout et nulle part” contre lequel nous ne pourrions plus rien faire. L’ennemi, je suis désolé, reste désignable, localisable et dicible malgré les efforts des Méheust et consort à vouloir nous persuader du contraire.<br />Il faut reconnaître un mérite à Bertrand Méheust. Celui d’avoir subodoré, parmi la masse d’ouvrages parus ces dernières années, que le livre de Georges Didi-Huberman <em>La survivance des lucioles </em>s’inscrivait en faux, plus que d’autres, par anticipation, contre le propos et les thèses de <em>La nostalgie de l’Occupation.</em>Cet ouvrage paru en 2009 fait écho à un texte devenu célèbre de Pier Paolo Pasolini, “L’article des lucioles” (recueilli dans <em>Écrits corsaires </em>). Dans cet article publié en 1975 (un “texte prophétique” selon Méheust), Pasolini prend comme métaphore la disparition des lucioles à Rome pour décrire l’Italie du milieu des années 70 : une société qui bascule dans quelque chose pire que le fascisme. Pasolini évoque un “désastre économique, écologiste, urbaniste, anthropologique” concomitant d’une disparition du peuple italien (il parle même de “génocide”), du moins de son “irrésistible dégradation”. Pour Didi-Huberman, commentant ce texte de Pasolini (mais également l’oeuvre de Giorgio Agamben), “ce ne sont pas les lucioles qui ont été détruites” mais “plutôt quelque chose de central dans le désir de voir (...), donc dans l’espérance politique de Pasolini”. Ce que tout lecteur de bonne foi peut vérifier à la lecture des<em>Écrits corsaires. </em>Méheust n’y répond pas directement. Il reproche d’abord à Didi-Huberman l’absence de toute référence “à la perte de la diversité”. Ce qui l’entraîne à forcer le sens du texte pasolinien quand il prétend qu’il “s’agissait de prendre la disparition d’une espèce fragile d’insectes comme figure de la perte de la psychodiversité et de l’ethnodiversité”. <br />Je lui répondrai sur deux points. La thématique écologique n’est qu’une thématique parmi d’autres (économique, urbaniste, anthropologique) évoquées à travers la métaphore de la disparition des lucioles. Et il faut prendre en compte tous ces éléments pour savoir de quoi nous entretient Pasolini : de la disparition du monde auquel l’auteur de <em>Théorème </em>se disait attaché et que même le fascisme n’avait pas détruit. Je renvoie le lecteur à d’autres articles de Pasolini des<em>Écrits corsaires </em>qui reprennent cette antienne. On peut y lire implicitement le regret d’un temps (celui des années fascistes) où il était encore possible de résister, entre autres raisons parce que “le peuple existait”. C’est d’une certaine façon (le “peuple” mis de côté) le point de départ du livre de Bertrand Méheust. Pasolini va jusqu’à appeler <em>génocide </em>“cette assimilation (totale) au mode et à la qualité de vie de la bourgeoisie”. Dans l’un de ses articles de 1974 (appelé justement “Génocide”), Pasolini reprend cette argumentation sans pour autant abandonner l’espoir de voir “le parti communiste” et les “intellectuels progressistes” faire “prendre conscience aux masses populaires” du phénomène d’acculturation imposé par les classes dominantes. Ceci, plus un paradoxal éloge du progrès, la condamnation du divorce et de l’interruption volontaire de grossesse, et j’en passe, est prudemment omis des commentateurs qui, chez Méheust et d’autres (sachant que Pasolini, du moins celui des <em>Écrits corsaires, </em>devient une référence dans certains milieux intellectuels anciennement “progressistes”) ne retiennent de Pasolini que les aspects “prophétiques” des <em>Écrits corsaires </em>: au détriment de son oeuvre de cinéaste, pourtant la plus importante et la plus significative (et sans laquelle les articles recueillis en volume après la mort de Pasolini n’auraient vraisemblablement pas vu le jour).<br />Il parait évident que Bertrand Méheust n’a pas compris, ou plutôt qu’il n’a pas voulu comprendre le sens et la portée de <em>Survivance des lucioles. </em>Il ne retient des critiques adressées par Didi-Huberman à Agamben, ou de commentaires sur un texte de Derrida, ou encore la controverse Adorno-Heidegger que “la difficulté qu’ont encore certains intellectuels à regarder en face le défi écologique”. Une remarque un peu courte, et plus encore insuffisante si l’on sait que Georges Didi-Huberman est philosophe, esthéticien et historien de l’art. Pourquoi lui reprocher de n’avoir qu’esquissé “la question écologique” ? D’ailleurs ce n’est pas exact. J’en viens au second point de mon argumentation. Je rappelle que Didi-Huberman reprend la métaphore de la disparition des lucioles là où l’avait laissée Pasolini. Et, j’insiste, il ne peut s’agir que d’une métaphore puisque, comme l’indique <em>Survivance des lucioles, </em>ces petits insectes n’avaient pas pour autant disparu en Italie l’année 1975. L’écrivain et photographe Denis Roche les découvre dans un village italien en 1981. Et Didi-Huberman lui-même, une dizaine d’années après la mort de Pasolini (du temps où il résidait à la Villa Médicis), en se rendant en un lieu précis de la colline de Pincio (à Rome donc) eut l’occasion d’observer une “véritable communauté de lucioles”. Apprenant plus tard que le bois de bambous de la colline de Pincio avait été rasé, Didi-Huberman en conclut mélancoliquement à la disparition de cette colonie de lucioles. Ceci pour dire que les lucioles, tout comme d’autres espèces animales (ou végétales) sont évidemment menacées par la pollution de l’air et des eaux, mais également pour ce qui les concerne par l’éclairage artificiel. Didi-Huberman le mentionne explicitement. On ne voit pas ce qu’il aurait pu ajouter de plus.<br />Bien entendu l’intérêt de <em>Survivance des lucioles </em>dépasse très largement les considérations écologiques relevées ci-dessus. Partant de la métaphore pasolinienne, Didi-Huberman pose la bonne question : “Pourquoi Pasolini a-t-il <em>inventé </em>la disparition des lucioles ?”. J’ajouterai qu’à travers Pasolini Didi-Huberman vise un certain discours contemporain, catastrophiste dirais-je. Il pose alors une autre question, induite par la première : “Peut-on (alors) déclarer la mort des survivances ?”. Le cas Pasolini se révèle d’autant plus exemplaire que le cinéaste avait auparavant été l’un de ceux capables, “magistralement” dit Didi-Huberman, “de voir dans le présent des années 50 et 60 les survivances à l’oeuvre et les gestes de résistance du sous-prolétariat dans les <em>Chroniques romaines, </em>dans <em>Accatone </em>ou dans <em>Mama Roma </em>“. Pourquoi l’avoir perdu de vue durant la première partie des années 70 ? <em>Survivance des lucioles </em>y répond quand Didi-Huberman ajoute, métaphore pour métaphore : “Ce qui avait disparu en lui (Pasolini) était la capacité de voir - dans la nuit comme sous la lumière féroce des projecteurs - ce qui n’a pas complètement disparu”. Nous sommes, on l’aura compris, au coeur du sujet.<br /><em>Survivance des lucioles </em>poursuit cet inventaire par delà le cas particulier de Pasolini. Un nom incarne plus que d’autres l’attitude de “survivance des lucioles” selon Didi-Huberman, celui de Walter Benjamin. Ce dernier, malgré son pessimisme foncier, s’est efforcé de le surmonter (Benjamin dit vouloir “organiser le pessimisme”) en se référant au théâtre de Brecht, ou aux dérives des surréalistes dans Paris (pour prendre deux exemples parlants). Didi-Huberman analyse finement toutes les occurrences du terme “déclin” chez Benjamin, pour les opposer à “la chose disparue”. Il poursuit son investigation (“organiser le pessimisme” soit) en citant les écrits de Char et Michaux durant la Seconde guerre mondiale, et <em>LTI </em>de Victor Klemperer. Didi-Huberman précise alors que “les mots les plus sombres” ne sont pas nécessairement “les mots de la disparition absolue, mais ceux d’une survivance <em>malgré tout </em>lorsque écrits du fond de l’enfer”. A la même époque, dans une solitude presque complète, Georges Bataille écrit des ouvrages (<em>Le coupable, L’expérience intérieure, Sur Nietzsche </em>) qui sont autant de lueurs dans une nuit opaque. Didi-Huberman le traduit ainsi : “Loin du règne de la lumière, donc, Bataille tentait d’émettre ses signaux dans la nuit comme autant de paradoxes”. Au passage Didi-Huberman rappelle (et je mentionnerai pour ma part <em>La structure psychologique du fascisme </em>publié en 1934 dans la revue <em>La critique sociale </em>) combien Bataille à travers sa défense et illustration de Nietzsche développait “une fois de plus, la critique la plus virulente du fascisme”. <br />C’est là que nous revenons à Bertrand Méheust. Dans les premières pages de <em>La nostalgie de l’Occupation </em>j’avais été désagréablement surpris par une référence positive au livre inepte de Jean Clair, <em>Du surréalisme considéré dans son rapport au totalitarisme et aux tables tournantes. </em>Je l’avais mis sur le compte d’une méconnaissance de Méheust à l’égard d’un sujet qui ne semblait pas être au premier rang de ses préoccupations. Cependant, retrouvant cette même référence positive, cette fois-ci développée, dans l’épilogue sous la mention d’une “fascination qu’ont éprouvé pour la violence fasciste dans les années 1930 certains des écrivains les plus prestigieux de notre panthéon littéraire, comme Breton, Bataille ou Artaud”, j’aurais envie de replacer cette très fâcheuse proximité avec Jean Clair dans le contexte de ma lecture de <em>La nostalgie de l’Occupation. </em>Car consacrer plusieurs pages à réfuter <em>Survivance des lucioles,</em>certainement l’un des livres les plus stimulants de ces dernières années, et à côté, souscrire négligemment aux inepties de Jean Clair, n’a rien d’anodin. Et oblige le lecteur un tant soit peu conséquent à se poser la question suivante : dans quel camp en définitive se situe Bertrand Méheust ?<br />Ici on prendra du recul pour considérer que <em>La nostalgie de l’Occupation </em>est l’un des symptômes d’une tendance plus générale, laquelle aurait aujourd’hui le vent en poupe puisqu’elle trouve des éditeurs, bénéficie de relais médiatiques, et peut même le cas échéant susciter des articles élogieux chez des commentateurs influents. Cette tendance peut être décrite en grande partie à travers l’interrogation suivante. Comment d’aucuns, qui mettaient leur énergie, leur passion, leur intelligence, leurs capacités intellectuelles à vouloir démontrer que ce monde devait et pouvait être transformé, que pour cela la révolte s’avérait nécessaire, indispensable, comment ceux-ci sont ils arrivés à vouloir démontrer le contraire, avec la même énergie, la même passion, la même intelligence, les mêmes capacités intellectuelles, que ce monde donc ne pouvait d’aucune manière être transformé, qu’il n’était plus envisageable, ni même possible de se révolter contre les nouvelles formes d’asservissement ? <br />On pourrait m’objecter, pour revenir à Bertrand Méheust, que ce dernier cherche surtout à comprendre les raisons pour lesquelles nous en sommes arrivés là. Il parait également possible que son itinéraire ne s’inscrive pas dans le processus (ou renversement de perspective) évoqué plus haut. Au détour d’une phrase Méheust avoue avoir “participé aux événements (mai 68) comme Fabrice à la bataille de Waterloo”. Cela ne prêterait pas tant à conséquence si par ailleurs Méheust laissait entendre que ce retrait (ou cette incompréhension) s’expliquait par le fait que notre futur philosophe appartenait au camp des “étudiants issus du peuple”. Ici Méheust reprend grosso modo l’analyse des Michéa et compagnie sur cette période. D’où ce rabâchage autour d’un mai 68 contribuant à renforcer le système capitaliste. Le refrain devient bien connu. En fin de compte, Bertrand Méheust n’a pas fondamentalement changé. En mai 68 il n’a su voir ce qui était pourtant en jeu à travers les dits “événements”. Et en 2012, pour filer jusqu’au bout la métaphore pasolinienne, il s’interdit de voir ce qui n’a (ou n’aurait) pas pour autant disparu.<br /><br />La parution en 2012 d’un livre consacré au mouvement situationniste (<em>Le mouvement situationniste : une histoire intellectuelle </em>) ne pouvait que susciter l’intérêt. Il faut en effet remonter à la fin des années 1980 pour trouver deux ouvrages (ceux de Jean-François Martos, <em>Histoire de l’Internationale situationniste, </em>et Pascal Dumontier, <em>Les Situationnistes et mai 68 </em>) auxquels le projet de Patrick Marcolini pourrait être comparé. Ce livre lu on comprend mieux la présence - qui pouvait d’abord paraître insolite - de l’adjectif “intellectuel” dans le sous-titre. Marcolini aurait pu d’ailleurs remplacer “histoire intellectuelle” par “histoire subjective” : nous aurions ainsi été mieux renseigné sur le contenu de l’ouvrage. Une première question traverse l’esprit du lecteur qui, comme l’auteur de ces lignes, restait très partagé, pour ne pas dire plus durant la première partie de ce livre (celle traitant de l’histoire proprement dite de l’Internationale Situationniste et de ses prémices : “trajectoire : 1952 - 1972”), qui éprouvait de l’agacement dans plusieurs des pages de la seconde partie (les situationnistes après la dissolution de l’I.S. : “circulations”), avant de laisser la place à une franche irritation pour ce qui concerne la partie conclusive : n’aurait-il pas été souhaitable, du point de vue même de la cohérence des projet et propos de l’auteur, de ne conserver que sa substantielle conclusion (là où Marcolini exprime le fond de sa pensée), en y intercalant des “morceaux choisis” significatifs, extraits des 300 pages précédentes, plutôt que sous la forme publiée par les Éditions de l’Echappée ? Je pense par exemple à la présentation choisie par Jean-Claude Michéa dans l’un ou l’autre de ses essais : des renvois et des notes de bas de page venant ponctuer cette lecture (ou pouvant être lus à la suite des chapitres). Cette manière de procéder aurait été, je le répète, plus cohérente, et plus honnête intellectuellement parlant, moins sujette au malentendu. Marcolini n’en aurait pas moins été critique (c’est son droit), mais nous aurait épargné la lecture de ce volumineux pensum.<br />Patrick Marcolini étant présenté comme un historien des idées et un philosophe, n’y a-t-il pas un hiatus entre l’historien (les idées mises de côté) et le philosophe : le premier allant au charbon pour recueillir le précieux minerais (mais également de la tourbe), que le second exploite selon des critères discutables, et que l’on discutera ? On en a déjà un premier aperçu avec la quatrième de couverture. Lire que Marcolini “accumule les documents du mouvement situationniste depuis plus de deux ans” passe encore. Mais ajouter qu’il “rencontre les acteurs et fréquente ceux qui poursuivent leur aventure” laisse dubitatif. Ce livre s’avère en réalité peu prolixe sur la nature de ces “rencontres” et “fréquentations”. Si on essaie de la décrypter ici ou là, le lecteur averti reconnaîtra sans peine dans le lot quelques faux témoins (<strong>2</strong>). Et il s’étonnera en revanche de certaines absences, plutôt lourdes de signification.<br />Sur l’histoire proprement dite de l’Internationale Situationniste, je remarque, pour le mieux, l’éclairage apporté par Marcolini entre la pensée brechtienne et ce qui s’élabore chez Debord et ses amis sous le nom de “société du spectacle”. A côté de quelques notations bienvenues sur “l’esthétique parodique” des situationnistes ou les influences surréalistes dans la formulation de la notion de dérive, je serais plus circonspect, et plus critique sur cette histoire dans sa globalité : de nombreux aspects de l’I.S. ne sont pas développés, ni même abordés. Pour le reste passons sur le rapprochement entre Sartre et les situationnistes : c’est vouloir jouer sur les mots et les concepts en évacuant le contenu, et accorder une importance excessive à des témoignages de seconde main. Je ne m’attarderai pas davantage sur la mention de l’avènement d’un “homme nouveau” relevée parait-il dans les pages de la revue de l’I.S. (une “mutation anthropologique” indique Marcolini). C’est vouloir prendre quelques unes des vessies des tous premiers temps de l’I.S. (Pinot-Gallizio par exemple, nonobstant son indéniable présence dans l’I.S. des années 1958 et 1959) pour des lanternes. Ici Marcolini reprend avec d’autres références l’argumentation d’un Janover polémiquant avec les situationnistes en 1967, et voulant les confondre à l’aide de citations extraites du premier numéro de la revue, publié dix ans plus tôt. Dans un autre registre Marcolini donne quelque idée de sa méthode quand il attribue le “mimétisme obstiné” des post-situationnistes au fait que “l’une des principales caractéristiques de l’I.S. a été de travailler à forger son propre mythe”. Là notre historien se réfère à un ouvrage de Fabien Danesi, <em>Le mythe brisé de l’Internationale Situationniste, </em>en l’assortissant d’une citation sur le mythe puisée dans dans ce même livre, laquelle citation ayant été extraite de l’ouvrage de Lacoue-Labarthe et Nancy intitulé... <em>Le mythe nazi </em>! Je ne sais pas si notre historien des idées invente sans le savoir la pensée par ricochets, ou s’il se livre à un exercice d’ouverture de boite (estampillée situationniste), dans laquelle se trouverait une autre boite, puis encore une autre, etc., pour finalement nous faire cadeau de la petite boite nazie. Le lecteur choisira la version qui lui convient.<br />Je prendrais davantage au sérieux le propos marcolinien sur les relations entre Henri Lefebvre et les situationnistes. Il traite plutôt pertinemment de ce que met en jeu chez l’un et les autres la notion de “romantisme révolutionnaire (dans une lettre à Lefebvre Debord écrit en 1960 : “Si le romantisme peut se caractériser, généralement, par un refus du présent, sa non-existence traditionnelle est un mouvement vers le passé ; et sa variante révolutionnaire une impatience vers l’avenir. Ces deux aspects sont en lutte dans tout l’art moderne, mais je crois que le second seul, celui qui se livre à des revendications nouvelles, représente l’importance de cette époque artistique”), tout en reprochant dans un second temps à Lefebvre et Debord d’avoir “en quelque sorte été pris à revers dans leurs propres querelles”. Ici il s’agit en 1960 d’échanges et de discussions : la querelle viendra plus tard pour des raisons que Marcolini ne mentionne pas. Afin d’étayer son point de vue, notre historien se livre à une démonstration pour le moins paradoxale selon laquelle “la puissance révolutionnaire” de la critique situationniste “résiliait moins dans une ouverture vers un futur utopique que dans une inspiration archaïque venue du fond des siècles” (paradoxale dans la mesure où, dans d’autres pages, le “futur utopique” est mis à contribution pour instruire le procès des situationnistes). Donc, pour Marcolini, le contenu de la lettre adressée par Debord à Lefebvre escamote pour ainsi dire cette “inspiration archaïque”. L’exemple alors choisi, celui d’une chevalerie médiévale chère aux situationnistes, joue un rôle comparable à celui de l’alchimie chez Mandosio : ces deux références, certes présentes dans les écrits situationnistes, le sont en tant que métaphores (Debord évoque quelque part les situationnistes comme “des chevaliers de la conscience historique”). C’est vouloir accorder à de telles références une importance ou un rôle inculte qui n’existent que dans l’imagination de leurs commentateurs.<br />Je ne me suis attardé sur les prolongements de cette discussion “romantique révolutionnaire” chez Lefebvre et les situationnistes que pour mieux mettre en valeur d’autres pages du <em>Mouvement des situationnistes, </em>critiques celles-là, où Marcolini reproche aux situationnistes leur progressisme : c’est à dire le contraire des aspects “archaïques” qui viennent d’être évoqués. L’historien sourcilleux débusque même cette “conscience typique de l’avant-garde” dans une lettre de Debord à Wolman datant de... 1953 ! Car Debord en évoquant une pièce de John Cage parle - horreur ! - de “la marche de l’histoire”. Ces morceaux de bravoure marcoliniens reprennent peu ou prou les thèses des auteurs du courant anti-industriel, en particulier ce qu’ils ont pu écrire à ce sujet sur les situationnistes. Marcolini veut cependant bien reconnaître que le texte <em>La planète malade, </em>et le livre <em>La véritable scission </em>(tous deux de Debord et datant du début des années 70) “restent des textes étonnants par leur lucidité”, qu’ils n’ont “pas pris une ride”, tout en assortissant cette reconnaissance de considérations spécieuses. Ce n’est nullement une “manière d’autocritique”, comme le prétend Marcolini, mais la prise en considération d’une dimension écologique (celle des nuisances, leurs causes et conséquences) absente il est vrai dans les textes précédents de l’I.S., mais également de tout le courant révolutionnaire ou chez les intellectuels les plus critiques. On ne conseillera jamais trop à notre historien des idées de se replonger dans ce contexte de l’après 68 pour relever ici ou là les prémices de cette prise de conscience écologique. Et puis écrire que ces deux textes s’émancipent “des aspects les plus positivistes du marxisme” incite à penser que Marcolini n’a pas lu avec l’attention voulue certaines des thèses <em>La Société du spectacle, </em>ouvrage publié quatre ans plus tôt mais qui avait été écrit dans le milieu des années 60.<br />Plus loin, essayant de surmonter la contradiction relevée plus haut, sur le progressisme et le futurisme de l’I.S. d’un côté, et sa “critique foncièrement romantique de la modernité” de l’autre, Marcolini articule cette relation pour le moins contrastée sur les concepts freudiens de “contenu manifeste” et “contenu latent” du rêve. Une pareille articulation pourrait d’abord paraître séduisante. Pourtant, si l’on se reporte à la définition donnée par Freud, l’analogie marcolinienne vient renforcer cette contradiction, puisque, selon Laplanche et Pontalis, le contenu latent désigne “la traduction intégrale et véridique de la parole du rêveur”. Lapsus ou confusion ? A condition d’être attentif, ce qui s’ensuit est par conséquent nul et non avenu.<br />Mais selon toute vraisemblance le lecteur retient surtout le couplet anti-progressiste qui conclut la première partie de ce <em>Mouvement des situationnistes</em>, très manifeste lui. En dépit de ce qu’ont pu dire et écrire Debord et les situationnistes (plus particulièrement dans le chapitre “Le prolétariat comme sujet et représentation” de <em>La Société du spectacle </em>), Marcolini les range in fine dans le camp du “marxisme portant encore les stigmates des orthodoxies social-démocrate, puis stalinienne, économiste, productiviste à outrance et vecteur d’une idéologie du progrès fatal à l’humanité” (sic). On avait comme l’impression que notre historien des idées rongeait son frein depuis plusieurs pages : sur le terrain “progressiste” il n’hésite pas à sortir l’artillerie lourde. On comprend mieux pourquoi <em>La</em> <em>véritable scission </em>devient une “manière d’autocritique” dans la logique du raisonnement marcolinien. Le terrain est ainsi balisé pour préparer le lecteur au scoop suivant. Debord, après la dissolution de cette I.S. traitée de tous les noms, deviendra selon Marcolini “surtout avec les<em>Commentaires sur la société du spectacle </em>en 1988 (...) un auteur anti-industriel au sens plein du terme”. Voilà une récupération à laquelle, franchement, on ne s’attendait pas ! Et ce qui nous est ici proposé par notre historien des idées ne craint pas le ridicule. Mais qui a donc soufflé à Marcolini une pareille énormité ? Et il tire cette constatation des <em>Commentaires sur la société du spectacle </em>de surcroît ! Serait-ce parce qu’en 1989 la revue <em>L’Encyclopédie des Nuisances </em>avait commenté favorablement le livre de Debord ? Marcolini assurément ne connaît pas la suite. Il parait en tout cas certain que dans le camp anti-industriel, aujourd’hui, on ne l’entende pas tout à fait de cette oreille. Si l’on essaie de comprendre il y aurait un “bon Debord”, celui de la fin, et un “mauvais” ou “discutable”, celui du temps de l’I.S. A qui serait tenté d’accréditer un tant soit peu pareil discours, Debord, pourtant, avait déjà répondu dans <em>Panégyrique</em>(en 1989). A croire que Marcolini n’a pas lu ce dernier livre. Et s’il en connaît le contenu, c’est encore plus grave. Il y a bien évidemment un seul Debord, mais celui-ci, comme la société de son temps, comme vous et moi, a évolué. J’imagine que cette mention “d’auteur anti-industriel au sens plein du terme” eut bien diverti Debord. Ce qui l’aurait moins diverti, en revanche, c’est que l’on veuille sauver le soldat Debord de la faillite de l’entreprise situationniste dans les termes choisis par notre historien des idées.<br />La seconde partie de ce <em>Mouvement des situationnistes </em>(“Circulations, de 1972 à nos jours”) traite de la postérité situationniste. C’est sans doute, en regard de la masse d’informations communiquées, la partie la plus développée de ce livre. Un peu trop, cependant : Marcolini cite parfois des auteurs ou des collectifs (surtout dans un registre postmoderne) dont l’influence situationniste doit être revue à la baisse ou minorée. Ce panorama n’est pas inintéressant mais il excède quelque peu le propos de l’ouvrage. Il y a également des oublis dont on se demande s’ils sont délibérés ou pas (<strong>3</strong>). Marcolini reprend l’un des propos récurrents de la première partie : cette “tension interne entre romantisme et futurisme qui a fait la singularité du mouvement situationniste”, pour ajouter qu’il s’agit du phénomène le plus structurant pour comprendre sa postérité dans le champ politique”. Sauf que le plateau de la balance marcolinienne penche nettement en faveur du “futurisme”. Ainsi nous apprenons que les situationnistes ont anticipé “l’éthique <em>hacker</em>”, voire le cybercommunisme et l’Internet ! On ne prête qu’aux riches, n’est ce pas. Notre historien des idées s’y réfère pour constater que ces “apologies du cybercommunisme” et autres “convergent de façon étonnante avec les écrits de ceux (...) qui planifient le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication”. Pierre Levy, Alain Minc et Richard Barbrook n’ont-ils pas cité les situationnistes dans l’un ou l’autre de leurs écrits ? Et alors ! C’est vieux comme le monde, ou presque. Auparavant, Rimbaud, les surréalistes, etc., etc., ont également été cités par des personnages guère plus recommandables. Enfin la récupération, nous y venons, représente un bien trop gros morceau pour être traité dés à présent.<br />Sinon Marcolini évoque “l’influence de Debord et du mouvement situationniste” chez un Jean-Claude Michéa. Il n’en est rien. La critique du gauchisme faite en son temps par l’I.S., puis largement reprise par la suite dans les milieux radicaux, anarchistes, et ultra-gauchistes n’a qu’une lointaine ressemblance avec le contenu des critiques adressées par Michéa aux gauche et extrême-gauche, lesquelles, au contraire, inspirent prioritairement au fil des années des cercles intellectuels se réclamant de la droite (<strong>4</strong>). Écrire également que “la ligne adoptée par l’EdN s’est maintenue de 1984 à nos jours” s’apparente à une aimable plaisanterie. Je renvoie Marcolini au petit essai que j’ai écrit sur la question (<strong>5</strong>). En revanche, la relation entre les notions de “spectacle” et de “représentation”, induite par la référence aux travaux de Lacoue-Labarthe et Nancy, mériterait un plus large examen.<br />J’en viens à l’essentiel, à savoir la substantielle conclusion de ce <em>Mouvement des situationnistes</em>. Dans cette partie conclusive, Marcolini jette définitivement le masque : celui d’un historien encore soucieux, malgré tout, de ménager la chèvre et le chou. Le diagnostic est net et sans appel : le mouvement a été “intégré” aux mécanismes de la société du spectacle et “récupéré” en totalité par cette même société. Devant un constat si dépréciatif on se demande de nouveau pourquoi Marcolini, comme on l’a vu plus haut, en exclut le Debord postérieur à I.S. Si cela s’avérait exact, de la manière même dont notre historien des idées le formule, <em>Commentaires sur la société du spectacle </em>serait donc une critique impitoyable de <em>La Société du spectacle </em>? C’est stupide, bien entendu. Qui pourrait le soutenir ? Il y a quelque chose qui cloche dans le raisonnement marcolinien. Soit le bilan de l’I.S. n’est pas si lourd et si désastreux que le prétend Marcolini ; soit la volonté marcolinienne de sauver après 1972 Debord de ce désastre s’apparente à une galéjade. Sinon on n’y comprend rien.<br />Pour en venir au détail de cette “récupération”, Marcolini cite trois retournements de veste situationnistes : Walter Korun, Anton Hartstein et René Vienet. Les deux premiers sont des “petits poissons” n’ayant eu qu’un rôle secondaire au sein de l’I.S., surtout en ce qui concerne le second (qui a été six mois adhérent à l’I.S. et non un an et demi comme l’écrit Marcolini). Le cas de René Vienet parait plus sérieux en raison du temps (dix ans adhérent), et de la place qui a été la sienne dans l’I.S. vers la fin des années soixante (sans oublier l’animateur au début des années 70 de la collection “bibliothèque asiatique”). Vienet est ensuite devenu “un homme d’affaire, représentant et conseiller à Taïwan” de plusieurs grandes entreprises françaises. J’ajoute, pour compléter la fiche de Marcolini, que cet ancien situationniste à même écrit il y a quelques années un article dans les colonnes du <em>Figaro. </em>Avec Vienet nous sommes en présence de la seule prise de taille par les circuits de “l’État et de l’économie capitaliste” à mettre au passif des situationnistes. Cela ne fait quand même pas trop sérieux si l’on compare cette triple prise aux notables, nombreux et spectaculaires retournements de veste observés dans les rangs gauchistes (maoïstes plus particulièrement). Seuls les milieux anarchistes semblent épargnés par ces “retournements”, mais il est vrai qu’on y trouve plus de prolétaires qu’ailleurs. <br />Enfin, pour revenir aux situationnistes, prendre pour argent comptant, comme le fait Marcolini, telle déclaration de la Fondation Saint-Simon se félicitant d’avoir mis en lumière “les filiations profondes existant entre les situationnistes et les nouveaux capitalistes” (Berlusconi, De Benedetti, etc.), sans voir de quoi il en retourne - et sans s’interroger sur la présence (ne parlons pas de pertinence) de ce type de retournement critique dans des cercles intellectuels qui ont joué, je le rappelle, un rôle plus ou moins occulte lors de la mise en place des “plan Juppé” et autres “réformes” de même acabit, - apporte un nouvel éclairage sur la méthode marcolinienne. La Fondation Saint-Simon n’étant pas, que je sache, la tasse de thé de notre historien des idées, elle serait donc critiquable sur de nombreux plans, et pour de nombreuses raisons excepté lorsqu’il s’agit des situationnistes ? La ficelle commence à être un peu trop grosse. Dans la foulée Marcolini fait un parallèle entre les situationnistes (à qui il reproche leur attitude “irrespectueuse” à l’égard des monuments et des œuvres artistiques du passé) et la tendance du capitalisme à défigurer et détruire “tous les témoignages historiques des civilisations qui l’ont précédé”. A contrario, ajoute-t-il, de l’attitude respectable des militants et des théoriciens du mouvement ouvrier, et en particulier des anarchistes espagnols. A travers ce parallèle Marcolini réinvente à sa façon le système des vases communicants : en chargeant la barque capitaliste pour mieux couler le rafiot situationniste. Je ne vais pas reprendre dans le détail une histoire réduite aux seuls témoignages susceptibles de corroborer le point de vue marcolinien. Ceci au détriment de faits qui viendraient s’inscrire en faux contre cette relecture. Pour ne prendre qu’un seul exemple : les incendies d’églises par les anarchistes durant la guerre d’Espagne me paraissent difficilement ressortir d’une attitude respectueuse.<br />On n’est pas étonné de trouver dans le même paragraphe un vibrant plaidoyer en faveur du travail, emprunté dans les grandes lignes aux auteurs du courant anti-industriel. On l’avait déjà lu ailleurs : “le mépris des situationnistes à l’égard du travail et des idéologies qui le justifient a convergé historiquement avec la disparition de la figure du travailleur amoureux de la “belle ouvrage””. Marcolini reprend au passage un refrain proudhonien que l’on peut retrouver chez Michéa. Il n’hésite par à se réclamer abusivement, une fois de plus, des socialistes du XIXe siècle. Je réserve pour l’instant ma réponse et y reviendrai plus tard. Afin de ne rien oublier, notre historien des idées ajoute à cette liste noire “les critiques virulentes portées par les situationnistes contre le militantisme” : Marcolini arguant ici d’une prétendue “volonté de ranger l’action révolutionnaire à sa source pulsionnelle immédiate” (sic). Ce qui contribue, selon lui, “à délier de toute visée stratégique politique organisée durablement en terme de changement social” et “à fabriquer une subjectivité égoïste repliée sur l’assouvissement de ses propres appétits”. Rien que ça ! La critique du militantisme a été faite - et bien faite - par l’I.S. en son temps mais les situationnistes n’étaient pas les seuls à l’exprimer dans les termes choisis. Cette critique d’ailleurs recoupait celle du gauchisme. Marcolini entretient sciemment une confusion entre les effets de cette critique du militantisme, bénéfique il va sans dire de mon point de vue, et la remise en cause de l’action politique en lien avec une montée de l’individualisme apparue durant les années 1980. Ceci dépasse bien évidemment la critique du militantisme faite il y a presque un demi siècle par les situationnistes. Encore faudrait-il reprendre la question à une autre échelle, et dans un temps différent de celui de l’histoire de l’I.S. pour y répondre de manière circonstanciée. Ce que se garde bien de faire Marcolini, plus que jamais historien “des idées qui m’arrangent”.<br />Nous n’en sommes qu’au hors d’oeuvre. En guise de plat de résistance, Marcolini va s’appuyer sur l’ouvrage de Luc Boltanski et Éve Chiapello, <em>Le nouvel esprit du capitalisme, </em>pour prolonger sa réflexion sur “la récupération par le capitalisme de l’activité situationniste”. Il parait difficile de répondre sur ce thème précis à Marcolini sans auparavant discuter le bien fondé ou pas de cette thématique récupératrice chez Boltanski et Chiapello, et par voie de conséquence des thèses exposées dans <em>Le nouvel esprit du capitalisme. </em>Je m’y consacrerai plus loin le temps qu’il faudra , puis je reviendrai plus rapidement sur les enseignements marcoliniens d’une telle lecture pour ce qui concerne les situationnistes.<br />Je reviens à la conclusion de ce <em>Mouvement des situationnistes. </em>Il faut attendre les dernières pages pour savoir, comme on disait à une certaine époque, d’où parle Marcolini. Il entend d’abord démontrer que le capitalisme intègre et récupère tout ce qui s’oppose délibérément à lui, surtout quand cette opposition propose de changer radicalement “la totalité des rapports sociaux” comme le préconisaient les situationnistes. Le lecteur est alors ensuite surpris d’apprendre qu’il y aurait quelque chose d’extérieur au capitalisme qui n’a pas encore été “happé dans ses rouages” (Marcolini évoque même une résistance). Compte tenu de ce qui précède nous nous perdons en conjectures : serait-ce Dieu ? Mais non, la réponse s’avère plus triviale (ou plus décevante). Pour Marcolini la chose résiderait en une attitude : celle “d’être <em>conservateur </em>mais de l’être “dans un sens qu’aucun homme qui s’affiche comme un conservateur n’accepterait””. Cette dernière citation est empruntée à Günther Anders. Il n’est pas sûr que le contexte dans lequel Anders s’est ainsi exprimé soit réellement en phase avec le propos marcolinien. Cela devient secondaire car Marcolini nous sort alors de son chapeau un concept : celui de “conservatisme révolutionnaire” censé répondre aux questions que se pose l’humanité (du moins une humanité revue et corrigée depuis les lunettes marcoliniennes). Il s’agit ni plus ni moins que d’une défense des valeurs traditionnelles. Certes l’habillage proposé par Marcolini parait plus seyant que l’habituelle vêture de la tradition conservatrice. Notre historien des idées évoque des figures de “conservateur ontologique” ou “conservateur radical” en se référant à Orwell, Pasolini, et aux paysans et artisans de l’ancien régime demandant que leurs droits et coutumes soient respectés. Ce “conservatisme révolutionnaire”, avance alors Marcolini, serait exactement le contraire de “la révolution conservatrice” de l’entre-deux guerres. Le bon docteur Freud nous a appris ce que ce genre de dénégation signifiait. La révolution conservatrice de l’Allemagne de Weimar, puisque c’est cela dont il est question, ne relève nullement d’un “modernisme réactionnaire” ! Où donc notre historien des idées a-t-il été pêcher cela ? (<strong>6</strong>) La révolution conservatrice plonge ses racines dans un certain romantisme pour exprimer un triple refus : de l’industrialisation, du nationalisme, de la modernité. N’est ce pas ce que défend plutôt prou que peu Marcolini ? En mettant de côté la question nationale, je relève plus de points de convergence que de divergence entre la “révolution conservatrice” de l’entre-deux guerres et le “conservatisme révolutionnaire” sous l’étendard duquel se place Patrick Marcolini.<br />Que pouvait-on attendre, pour citer une derniere fois <em>Le mouvement situationniste : une histoire intellectuelle,</em> d’un philosophe affichant de telles couleurs, même coiffé de la casquette d’historien des idées ? Ce livre, pareillement à charge, évoque plus l’instruction du fameux juge Burgaud dans l’affaire d’Outreau que le travail argumenté, circonstancié, recontextualisé, même critique d’un véritable historien. En outre Marcolini perd sur les deux tableaux : l’historien, je viens de l’évoquer ; le polémiste (ne parlons pas du philosophe) pâtit lui de la composition du livre (j’ai d’emblée précisé en quoi). Cependant, contrairement au juge Burgaud, Marcolini ne risque pas de passer devant une commission “parlementaire” ou autre lui demandant des comptes sur ses faux témoins, ses amalgames, ses raccourcis, ses absences, ses approximations et son confusionnisme intéressé. L’histoire du mouvement situationniste reste à écrire.<br /><br />En 2011, dans une <em>Lettre ouverte à Anselm Jappe, </em>commentant la manière dont Jappe reprenait à son compte quelques unes des thèses du <em>Nouvel esprit du capitalisme, </em>je m’étais interdit de traiter en trois quatre lignes un ouvrage aussi touffu que volumineux, autant foisonnant que discutable, et parfois ambigu, plus problématique en tout cas que ne le laissaient supposer des commentateurs pressés ou peu versés dans la nuance. Je précisai toutefois que l’opposition entre “critique sociale” et “critique artiste” me semblait ressortir du domaine des fausses bonnes idées, le concept de “critique artiste” m’apparaissant de surcroît peu pertinent. Par conséquent, pour résumer, je remettais en question la thèse centrale du livre (plus nuancée, j’insiste, chez Boltanski et Chiapello, que ce qu’en retiennent certains lecteurs) : à savoir la capacité du capitalisme à tout récupérer (ou presque tout) à l’ère, selon les auteurs, du “troisième esprit du capitalisme”.<br />Les limites de cette “lettre ouverte” ne m’avaient donc pas permis de développer ce rapide commentaire. <em>Le mouvement des situationnistes </em>m’en donne maintenant l’occasion puisque cette notion de “récupération” s’avère centrale et décisive chez son auteur pour caractériser les situationnistes. Pour revenir au<em>Nouvel esprit du capitalisme </em>je n’entends pas discuter de tous les aspects de cet ouvrage sociologique, mais principalement de ceux, d’ailleurs essentiels, qui ont fait le succès et la renommée de ce livre, non sans quelquefois entraîner des commentateurs à solliciter le texte pour l’orienter dans la direction souhaitée. Vu sous cet angle ce succès peut s’apparenter, du moins en partie, à un malentendu. Il ne parait pas certain que les auteurs du <em>Nouvel esprit du capitalisme </em>se reconnaissent toujours dans ce qu’on a pu écrire ici ou là sur leur livre, ou dans la manière dont leurs thèses sont parfois exposées. On a pu s’étonner que Luc Boltanski, lors de la parution du dernier opus de Jean-Claude Michéa, lui consacre un article très peu amène dans les colonnes du <em>Monde. </em>Indépendamment des raisons de la présence de Boltanski, qui n’appartient pas à la rédaction du “Monde des livres” (j’aborde cet aspect conjoncturel dans <em>Cours plus vite Orphée, Michéa est derrière toi ! </em>), le lecteur familier de l’oeuvre de Michéa n’est pas sans savoir que ce philosophe reprend dans plusieurs pages de ses ouvrages les thèses du <em>Nouvel esprit du capitalisme </em>sans toujours citer ses sources (alors qu’il le fait avec ses références habituelles : Orwell et Lasch en tête). On a déjà un début d’explication à la mauvaise humeur de Boltanski. Mais on comprend mieux ensuite la volée de bois de vert adressée à Michéa si l’on ajoute que ce dernier reprend ici ou là le propos récurrent du <em>Nouvel esprit du capitalisme </em>analysant le capitalisme aujourd’hui et de sa capacité de récupération pour en tirer des conclusions absentes chez Boltanski et Chiapello. Michéa fait porter la responsabilité de cet état de fait aux gauches et extrême-gauches associées au libéralisme, quand Boltanski et Chiapello, dans leur registre sociologique, proposent de corriger les effets délétères du capitalisme à l’aide d’un cadre critique dont la gauche (même si elle n’est pas explicitement nommée) serait partie prenante. Cette observation est surtout utile pour tenter de circonscrire le “lieu politique” d’où parlent implicitement nos deux auteurs. C’est également l’occasion d’avancer que le concept de “critique sociale” chez eux porte à discussion. Il y a deux façons de le discuter. D’abord sur ce qu’entendent par “critique sociale” les auteurs du <em>Nouvel esprit du capitalisme,</em>ensuite dans les relations que cette critique entretient avec la critique dite “artiste”.<br />On sera d’accord avec Boltanski et Chiapello pour dire que la critique sociale apparaît dans les textes des premiers socialistes du XIXe siècle, et plus particulièrement chez Marx. Pourtant l’insistance accordée dans <em>Le nouvel esprit du capitalisme </em>à la notion d’exploitation (au détriment par exemple de celle d’aliènation) vide la critique sociale d’une partie de sa substance. Quand les deux auteurs, dans le même ordre d’idée, s’arrêtent sur “l’association particulièrement forte en France entre la critique sociale et le mouvement communiste” (il s’agit ici, précision utile, du parti communiste et de ses satellites), je leur répondrai que c’est justement la critique sociale à laquelle je suis redevable depuis plus de quarante ans (elle m’a formé, dirais-je, pour parler comme Riesel et Semprun), qui m’a permis de ne pas confondre le communisme (tel que l’entendait Marx, voire une partie des anarchistes du XIXe siècle) avec sa postérité léniniste, et plus encore stalinienne. Il ne s’agit pas exactement, c’est le moins que l’on puisse dire, de la même critique sociale. Celle à laquelle se réfèrent nos deux sociologues entre plus en résonance avec ce que Rosanvallon et d’autres appelleront plus tard “nouvelle critique sociale”. Ceci pour avancer que le “cadre critique” du <em>Nouvel esprit du capitalisme</em> évoqué plus haut devrait être qualifié de “réformiste” (dans le sens ancien du terme et qui a prévalu jusqu’au début des années 1990). Nous en avons une première illustration lorsque Boltanski et Chiapello insistent particulièrement sur l’aspect amélioratif et concret des effets de la critique. Dans cet ordre d’idée ils évoquent, en regard de l’agitation politique des années 1970, la “grande politique contractuelle” de ces années là, laquelle “augmentera dans des proportions importantes la sécurité des salariés et contribuera à mettre en place un statut du salariat”. Boltanski et Chiapello se réfèrent non sans raison à une “relance de la critique sociale” au milieu des années 90 (on retiendra davantage l’exemple des grèves et manifestations de décembre 95 que la mention “d’ouvrages destinés à un large public” sur des thèmes à caractère sociaux et économiques”). Là encore, les effets de cette critique en terme de “politique publique responsable” ou de “constitution de nouveaux droits” ne sont pas sans édulcorer ce que l’on attendrait d’une véritable critique sociale.<br />En ne changeant pas vraiment de registre on trouve dans <em>Le nouvel esprit du capitalisme </em>des pages pertinentes sur les contenus de la notion d’exclusion depuis la fin de la période soixante-huitarde. Pourtant doit-on pour autant parler d’un “renouveau de la critique sociale” en regard des thématiques humanitaires, citoyennes ou anti-discriminatoires ? Les deux auteurs, en privilégiant ici une approche anglo-saxonne, mettent l’accent sur un “impératif de non discrimination” plutôt que sur l’exigence d’égalité. Position réformiste s’il en est.<br />Il n’y aurait pas tant lieu de s’attarder sur la critique sociale revue, pour ne pas dire corrigée par Boltanski et Chiapello si elle ne se trouvait mise à l’épreuve, et réciproquement, par la “critique artiste”. On peut encore suivre nos deux sociologues lorsqu’ils disent que celle-ci s’enracine “dans l’invention d’un mode de vie bohème”. Puis souscrire au constat alors proposé en terme de “désenchantement” et de recherche d’authenticité dans “un monde bourgeois associé à la montée du capitalisme” : avec “la perte du sens du beau et du grand” qui en résulte et en l’associant au “moralisme étroit de la société bourgeoise”. Nous sommes en terrain connu, les analyses de Boltanski et Chiapello recoupent celles des <em>Règles de l’art </em>de Bourdieu. Je relève cependant un problème terminologique quand les deux auteurs avancent “que la critique artiste repose sur une opposition dont on trouve la mise en forme exemplaire chez Baudelaire” : d’un côté le monde bourgeois, celui de “l’attachement” et de la “stabilité” ; de l’autre (à travers “des intellectuels et des artistes libres de toute attache”) celui du monde du “détachement” et de la “mobilité”, qu’incarne par exemple la figure du dandy. Exemplarité baudelairienne ? J’en doute. Il y a des oppositions (parler de “contradiction” serait plus précis) chez Baudelaire plus significatives, plus affirmées et plus exemplaires que celle-ci (une banalité sociologique pour évoquer les écrivains et les artistes issus d’un milieu bourgeois). L’une des principales contradictions chez Baudelaire repose sur le fait que cet écrivain, considéré à juste tire comme l’inventeur de la modernité, est également celui qui, plus que d’autres, s’est insurgé contre le progrès et le monde moderne. Le raisonnement à la base me parait donc vicié. Doter pareille critique de telles béquilles induit un mode de locomotion pour le moins incertain. Elle risque de marcher de guingois, à considérer qu’elle avance. Comme dirait Roland Barthes : “Le sujet fait du surplace”.<br />Curieusement, Boltanski et Chiapello n’évoquent pas ici la notion de modernité qui vient naturellement sous la plume des lors que l’on se réfère à Baudelaire dans une telle configuration. Le reste, d’une certaine façon, découle de cette difficulté terminologique. Cette “critique artiste” désigne une chose, et quelquefois une autre, voire les deux à la fois. Il s’agit d’un concept à géométrie variable. On pourrait m’objecter que les deux auteurs prennent le soin de préciser en amont que “la critique artiste est antimoderne quand elle insiste sur le désenchantement et moderniste quand elle se préoccupe de libération”. Cette dialectique ne manque pas de subtilité. On verra plus loin à l’épreuve des faits que ceux-ci font davantage ressortir le coté volatil du concept qu’ils n’en confirment le bien fondé dialectique.<br />Sinon, pour reprendre le fil historique tendu par Boltanski et Chiapello, cette “critique artistique” serait longtemps restée marginale jusqu’en 68 : le mouvement de mai va la mettre “au coeur de la contestation”. Selon nos deux auteurs, les étudiants et les jeunes salariés (ceux-ci issus du monde étudiant) vont “plutôt développer une critique de <em>l’aliénation </em>qui reprend les principaux thèmes de la critique artiste”. Celle-ci, précisent-ils, ayant été renouvelée dans un langage emprunté à Marx, Freud, Nietzsche et le surréalisme, et développée par les avant gardes politiques dés les années 50 : Socialisme ou Barbarie et l’Internationale Situationniste sont cités. Classer le groupe Socialisme ou Barbarie (voire l’I.S.), même sous une forme renouvelée, dans le camp de la “critique artiste” ne plaide pas en faveur du concept. Mais cela est dit en passant, voyons plus loin de quoi il en retourne pour ce qui concerne l’après 68.<br />Ici le relevé de Boltanski et Chiapello en terme de “critique artiste” s’articule autour de deux axes (“d’exigences de la libèration” et de “vie vraiment authentique”) pour décrire une nébuleuse contestataire recouvrant les “mouvements féministes, homosexuels, antinucléaires”, et où ”le rejet du totalitarisme occupe la première place”. Parallèlement à l’abandon par la gauche de la critique sociale (selon la définition des deux auteurs), laissée aux seuls P.C.F. et C.G.T., la “critique artiste” recueille des succès dans le domaine des mœurs et de l’écologie qui vont contribuer, précisent Boltanski et Chiapello, à masquer une série de phénomènes au sujet desquels nos auteurs consacrent deux chapitres. <br />On y apprend que la “critique artiste”, du moins ses effets à plus ou moins long terme, serait responsable de la désyndicalisation observée depuis les années 1980, de la désaffection d’institutions (familiales, religieuses, et politiques, notamment du parti communiste) jugées oppressives. En y ajoutant “cette autre institution de poids : l’État”. Une telle responsabilité parait bien exagérée. Mais elle a le mérite, si j’ose dire, de pointer du doigt une seule et même responsable, laquelle, si l’on sait lire, pousse un peu trop loin le bouchon de la liberté, de l’égalité et de l’émancipation. J’imagine que Boltanski et Chiapello n’ont pas dû être tout à fait convaincu par le caractère univoque de leur démonstration, puisqu’ils insistent alors sur l’alliance des deux critiques dans des situations particulières. Dans le domaine syndical, par exemple, via la critique gauchiste du communisme, mais de manière plus générale à travers le lien fait entre “la critique de la domination” et une “exigence de libération”. Les deux auteurs retombent sur leurs quatre pieds mais rendent encore plus problématiques ces deux notions critiques. J’en viens maintenant à la principale thèse de l’ouvrage.<br />Partant de ce qu’ils appellent “le troisième esprit du capitalisme”, à savoir la capacité du capitalisme d’aller “puiser des ressources en dehors de lui-même”, y compris dans quelques unes de celles qui lui seraient hostiles, les deux auteurs vont tenter d’en expliquer le bien fondé à l’aide d’exemples concrets. Ils consacrent tout un chapitre à la “littérature de management des années 90” pour finalement constater que la “capacité de mobilisation” décrite ici leur “semble finalement médiocre”. La pêche se révèle plus fructueuse avec “l’exaltation de la mobilité” que Boltanski et Chiapello vont décliner dans de nombreuses pages. Cette mobilité devient même l’alpha et l’oméga d’un capitalisme précarisant ceux pour qui “l’enracinement local, la fidélité et la stabilité” constitueraient encore des valeurs. On sent pointer derrière l’analyse sociologique quelque présupposé philosophique pour ne pas dire moral. Là, pour en venir à la thèse en question, les deux auteurs vont associer cette mobilité à l’exigence de libération caractéristique de la “critique artiste”. Boltanski et Chiapello l’illustrent à travers la pensée d’un Gilles Deleuze critiquant “ce qui était dénonçable en tant que “point fixe” susceptible de faire référence : soit, par exemple, l’État, les familles, les Églises et plus généralement toutes les institutions, mais aussi les maîtres à penser, les bureaucraties, les traditions (parce qu’elles tournées vers une origine traitée comme point fixe) et les eschatologies, religieuses ou politiques, parce qu’elles rendent les êtres dépendants d’une essence projetée dans l’avenir”. La critique philosophique de ce “point fixe” est une chose (critique à laquelle je souscrirais), la mobilité initiée par le capitalisme en est une autre. Il y a quelque abus à vouloir ici les associer. <br />Nous n’en sommes qu’aux années 1970. Les deux auteurs poursuivent cette exploration au fil du temps pour mentionner l’apparition de nouveaux mouvements sociaux qui se distinguent des organisations traditionnelles de la période précédente (à qui l’on reproche leur rigidité et les risques de bureaucratisation) par leurs structures militantes plus “souples” et “flexibles” : donc hétérogènes, plurielles, et s’inscrivant dans une logique de réseau. Il n’en faut pas plus à Boltanski et Chiapello pour en conclure à “l’homologie morphologique entre les nouveaux mouvements protestataires et les formes du capitalisme qui se sont mises en place au cours des vingt dernières années”. Dans cette version soft de l’histoire du chien promis à la noyade “flexibilité” et “logique du réseau” prennent la place de la rage.<br />En fin de compte, on l’aura deviné, ce “nouvel esprit du capitalisme” vise à récupérer tout ce qui peu ou prou serait logé à l’enseigne de la “critique artiste”. Le déchiffrage est parfois laborieux, voire problématique eu égard la volatilité du concept. Ce qui ne veut pas dire que le relevé ici ou là soit inexact. Mais les pages qui y souscrivent traitent d’un aspect isolé de la question sans pour autant venir étayer ce qui fait débat dans le livre. Peut-on tirer de telles conclusions, lourdes de conséquences théoriques et pratiques, quand la cause, cette hybride “critique artiste”, branle autant dans le manche (et cela vaut également pour une “critique sociale” par trop timorée) ? D’ailleurs, pour s’arrêter sur un passage du <em>Nouvel esprit du capitalisme </em>que d’aucuns considèrent “décisif”,<em> </em>je pense pour ma part que Boltanski et Chiapello ratent leur cible. Nos deux auteurs se réfèrent à quatre sources d’indignité censées recouvrir les notions de “critique sociale” et “critique artiste” pour y diagnostiquer “l’ambiguïté intrinsèque de la critique” qui l’entraîne à toujours partager - même pour ce qui concerne les mouvements les plus radicaux - “quelque chose avec ce qu’elle cherche à critiquer”. C’est quoi ce quelque chose ? Boltanski et Chiapello répondent : “Cela tient au fait que les références normatives sur lesquelles elle s’appuie (la critique) sont-elles-mêmes inscrites pareillement dans le monde”. Nous voilà bien avancé ! Qu’est ce qui ne serait inscrit “pareillement dans le monde” ? Et pourquoi les “références” deviennent alors “normatives” ? On peut trouver brillant cet exercice tautologique tout en restant sur sa faim “critique”. Que peut-on construire sur un tel flou théorique ? <br />Plus loin, les deux auteurs nous certifient que “ceux qui étaient à l’avant-garde de la critique dans les années 70 sont souvent apparus comme les promoteurs de la transformation” (celle impulsée par le “nouvel esprit du capitalisme”, il va sans dire). Soit, mais qui sont-ils ? Et en quoi précisément participent-ils de cette “transformation” ? A part l’exemple de Deleuze, Boltanski et Chiapello s’avèrent peu diserts sur le sujet. Et les processus de transformation en cours ne sont pas vraiment mis en relation avec les auteurs, ouvrages et courants de cette “avant garde de la critique” qui finit par ressembler à une armée mexicaine. On en vient cependant à un exemple concret lorsque les deux auteurs évoquent la récupération de la thématique autogestionnaire. Mais qu’est ce qui est récupéré pour le coup : l’autogestion ou l’usage qui en est fait dans certaines sphères politiques ? Ce n’est pourtant pas la même chose. Là encore Boltanski et Chiapello paraissent imprécis dans un domaine qu’ils maîtrisent moins bien que la littérature de management ou le connexionnisme cognitif. Je veux bien admettre que l’autogestion revue et corrigée par la CFDT après 1977, ou le P.S., voire par un P.C.F. en voie de déstalinisation, ou quelques supplétifs gauchistes passés par la Yougoslavie de Tito, a pu être récupérée puisqu’elle représente bien évidemment un leurre dans un monde régi par le capitalisme, new look ou pas. Il faudrait replacer l’autogestion dans le contexte d’une histoire plus globale, celle des conseils ouvriers, pour redonner à l’autogestion son sens actif et dynamique. <br />La question de l’autogestion reste néanmoins périphérique dans le dispositif. Boltanski et Chiapello, après avoir tourné autour du pot, en viennent au coeur de cette notion de récupération indexée sur la “critique artiste”. Il le formulent sous les quatre formes suivantes : demande d’autonomie, de créativité, d’authenticité, de libération. Ce ne sont pas les constats que l’on peut partager ici ou là quant à la capacité indéniable du capitalisme ancien ou nouveau de récupérer, ou du moins de désamorcer quelques unes des thématiques exprimant la contestation des années 1970, que je discuterais. Sinon nous n’en serions pas là (en nous arrêtant à l’année 1999, celle de la parution du <em>Nouvel esprit du capitalisme </em>). Mais mettre à plat ces quatre formes (typiques, selon les deux auteurs, de la “critique artiste”) n’a pas la signification que leur prêtent Boltanski et Chiapello à condition de reconnaître qu’elles recoupent des réalités différentes, voire contradictoires. C’est l’effet, une fois de plus, de la volatilité, de la versatilité et de la perniciosité du concept de “critique artiste”. La grille de lecture proposée pourrait être rabattue plus pertinemment pour analyser par exemple le phénomène de gentrification des grands centres urbains : ces quatre demandes traduisent les aspirations des nouvelles classes moyennes (et classes moyennes supérieures) qui investissent les anciens quartiers populaires des grandes villes, et plus récemment de la proche banlieue. <br />Dissipons un possible malentendu en rappelant cette évidence : tout pouvoir ou toute domination dans les sociétés dites démocratiques (régis par la loi capitaliste ou comme on le dit plus euphémiquement par celle de “l’économie de marché”) mis en difficulté se trouve dans l’obligation d’ouvrir un front idéologique (celui de la bataille des idées) pour tenter de reprendre l’avantage dans des secteurs où l’idéologie dominante a été soumise à plus ou moins rude épreuve. L’originalité du livre de Boltanski et Chappiello étant de subordonner cette “reprise en main” à un troisième esprit du capitalisme. Cependant, par delà le constat, partagé par tous, ou presque, que nous vivons depuis les années 1970 dans une période de reflux, avec les conséquences que cela induit, les analyses peuvent sensiblement diverger quant aux places et rôles respectifs du capitalisme et de ses opposants dans pareille configuration. Je le répète : je ne nie pas par ailleurs l’intérêt de certaines pages du <em>Nouvel esprit du capitalisme, </em>celles où les deux auteurs se livrent à des descriptions sociologiques précises ou pertinentes, souvent sur le mode de la digression, dans les domaines qu’ils maîtrisent le mieux. Mais il manque l’essentiel : une colonne vertébrale capable de faire tenir tout cet ensemble. On pourrait me rétorquer qu’elle existe. C’est à voir. Ce qui apparaîtrait pour telle me semble plutôt cousu de fil blanc. En résumé <em>Le nouvel esprit du capitalisme </em>s’apparente à une version renouvelée et très améliorée de <em>La pensée 68 </em>des Ferry et Renaut. Sans parler du même lieu que ces deux philosophes (classés à droite), Boltanski et Chiapello proposent une lecture plus séduisante, plus décapante, plus globale, et davantage susceptible de rallier à elle des lectorats différents (en traitant de thématiques connues que l’éclairage inédit du <em>Nouvel esprit du capitalisme </em>renouvellerait). <br />Comme je l’ai relevé plus haut, les deux auteurs portent implicitement les couleurs d’une gauche responsable (réformiste dans le sens ancien du terme). Leur principale cible étant la “gauche contestataire”, ou le gauchisme, et plus généralement tout ce qui aurait partie liée avec la “libération” sous toutes ses formes dans l’après 68. Plus précisément, sans toujours le dire, nos deux auteurs s’en prennent surtout à ce que j’appellerais la <em>critique radicale. </em>C’est ce dont ils veulent parler, assez souvent, à travers la terminologie “critique artiste”. La ficelle parait quelquefois grossière mais je crains qu’on ne l’ait pas vue, ou pas voulu la voir. A vrai dire, Boltanski et Chiapello défendent in fine et non sans talent une vision du monde qui n’est pas celle - loin de là ! - de ceux qui se réfèrent à cette critique radicale et la pratiquent. Et pourtant, là réside le paradoxe, on reconnaîtra que ce “talent” réside dans la plus ou moins grande capacité du <em>Nouvel esprit du capitalisme </em>à vouloir renverser le paradigme critique. La critique de type soixante-huitard, qui s’en prenait de manière manifeste au capitalisme, se trouvant maintenant accusée de faire le lit du nouvel esprit du capitalisme. <br />Je n’aurais pas consacré toutes ces pages critiques au <em>Nouvel esprit du capitalisme </em>si par ailleurs cet ouvrage, pour en revenir à mon propos initial, ne suscitait depuis sa parution un fort intérêt chez quelques uns des penseurs faisant l’objet de commentaires critiques sur “l’herbe entre les pavés” : ces penseurs n’hésitant pas quelquefois à solliciter le texte pour l’orienter dans la direction souhaitée. J’ai d’emblée évoqué le cas particulier de Jean-Claude Michéa. J’y ajoute Anselm Jappe, Annie le Brun (<strong>7</strong>)), et Patrick Marcolini. Ce dernier nom nous ramène à l’Internationale Situationniste. Qu’en disent Boltanski et Chiapello ? Pas grand chose. L’I.S. se trouve enrôlée au côté de Socialisme ou Barbarie parmi les avant garde ayant renouvelées la “critique artiste”. Elle est également mentionnée dans une note de bas de page où, “pour prendre un exemple récent, celui du situationnisme”, les deux auteurs empruntent à un étudiant nommé... Julien Coupat (!) (dans un mémoire DEA datant de 1997, jamais publié), l’idée d’une opposition entre “critique radicale de la modernité” et “critique moderniste”, la première étant défendue par Debord et la seconde par Vaneigem : laquelle opposition expliquerait la rupture entre les deux situationnistes, puis l’autodissolution du mouvement. Dans une autre note de bas de page, Boltanski et Chiapello mentionnent Debord à travers une citation de Coupat. Nos deux sociologues ne connaissent donc les situationnistes qu’à travers un document non porté à la connaissance du public, et à priori discutable autant qu’on peut le vérifier en se rapportant à la brève remarque de Boltanski et Chiapello. Cette digression nous ramène à la conclusion du livre de Marcolini.<br />Je reprends l’analyse là où je l’avais laissée. Marcolini s’efforce, comme je l’ai précisé, de reconstituer pour les besoins de sa démonstration un “mouvement situationniste” qui puisse correspondre à la grille de lecture proposée par Boltanski et Chiapello. Il emprunte à deux “décus du situationnisme” l’idée, déjà fortement exprimée tout au long de son ouvrage, que les situationnistes ont surtout innové dans le domaine des mœurs, contribuant ainsi à la modernisation de la société. L’I.S., revue par Marcolini, devient une organisation hédoniste, permissive, transgressive, mettant la jouissance au poste de commandement. Citant alors Boltanski et Chiapello, notre historien des idées enveloppe le tout dans le paquet “critique artiste”. Il suffit d’agiter son contenu pour obtenir, non pas l’âge du capitaine, mais la preuve par Marcolini de la récupération des situationnistes par le nouvel esprit du capitalisme. Pour aggraver son cas, Marcolini reprend l’une des grilles d’analyse proposée dans <em>Le nouvel esprit du capitalisme </em>que j’ai plus haut commentée : celle des demandes d’autonomie, de créativité, d’authenticité et de libération censées traduire l’un des modes de récupération de la “critique artiste”), en remplaçant ici authenticité et libération par jeu et nomadisme. <br />C’est peu dire que l’on est pas décu du voyage. Le passage concernant l’autonomie remporte la palme. Marcolini y livre la thèse secrète de son livre. L’I.S. a été profondément vaneigemisé par le sémillant Raoul, alias “le vampire du borinage”. Depuis une conception politique reposant sur la notion de réseau, Vaneigem participe (et avec lui l’I.S.) à la mise en place de “l’idéologie connexionniste”, nec plus ultra du nouvel esprit du capitalisme. La créativité maintenant. Vaneigem rempile (mais bon sang, où donc était passé Debord !) pour irriguer la révolution “du mode de production capitaliste”. Le jeu ensuite. Encore Vaneigem ! (ça commence à bien faire : pourquoi Debord ne l’a-t-il pas exclu plus tôt !). Non content d’être l’un des inspirateurs du nouvel esprit du capitalisme, Vaneigem de surcroît est portraituré par Marcolini en “véritable <em>entrepreneur de plaisir </em>“ et parangon du libéralisme. Enfin, nous respirons, l’entreprise Vaneigem n’apparaît pas dans la quatrième rubrique, celle du nomadisme. Ici Marcolini nous entretient d’un “nomadisme existentiel” (sic) pour caractériser l’appétence des situationnistes en matière de voyage et d’errance. Il lui reste plus qu’à faire le lien via Michéa avec les auteurs du <em>Nouvel esprit du capitalisme, </em>puisque bien entendu “le nomadisme et la mobilité sont devenus entre temps les conditions transcendantales du développement capitaliste”; etc., etc.<br />Marcolini nous livre ainsi clefs en main, pour conclure, un mouvement situationniste revu, corrigé, puis finalement reconstruit pour les besoins de sa démonstration : les thèses, les pratiques et la vision du monde des situationnistes auraient été sur tous les plans récupérées en raison de leur “<em>compatibilité</em>avec la tendance profonde du capitalisme moderne”. On peut également y entendre quelque chose de comparable à la manière dont certains anciens communistes et gauchistes vouaient Marx aux gémonies en l’accusant d’être l’inspirateur du Goulag. Dans un fragment d’<em>Aurore, </em>Nietzsche établit une hiérarchie entre “en premier lieu des penseurs superficiels, en second lieu des penseurs profonds - qui descendent dans la profondeur des choses, - en troisième lieu des penseurs radicaux qui vont au fond des choses, ce qui a beaucoup plus de valeur que de descendre seulement dans leurs profondeurs ! - et enfin des penseurs qui enfoncent la tête dans le bourbier : ce qui ne devrait être signe ni de profondeur, ni de radicalité ! Ce sont nos chers “penseurs du sous-sol””. On ne saurait mieux dire en retenant ce dernier type de penseurs pour qualifier aujourd’hui les Marcolini et consort !</p>
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<p>Entre autres effets secondaires, l’affaire DSK (<strong>8</strong>) n’a pas été sans remettre sous les projecteurs un mouvement féministe qui semblait sensiblement en perte de vitesse depuis une vingtaine d’années. Les féministes de longue date et celles (et ceux) qui, par voie de presse, lors de manifestations publiques, ou par le canal pétitionnaire entendaient ainsi défendre la cause des femmes contre le sexisme, la phallocratie ou la domination masculine n’ont cependant pas su trouver de réponses à la hauteur de leur indignation. D’abord en se focalisant sur un quarteron d’hommes âgés et usés, appartenant à nos “élites” intellectuelles et politiques, les féministes et leurs soutiens tiraient sur une ambulance. A ce titre la pétition intitulée “Sexisme : ils se lâchent, les femmes trinquent”, initiée par trois organisations féministes et signée par de nombreuses “personnalités” des deux sexes, est éloquente. Le sexisme des Jean-François Kahn et consort relevait d’un archaïsme désuet, témoignant d’une France en voie de disparition ou d’une culture pour le moins surannée. D’ailleurs la mention de “propos misogynes” dans la pétition le reconnaissait implicitement. Mais c’était abusif de confondre ces “troussage de domestique” et autres joyeusetés avec “l’expression publique d’un sexisme décomplexé”. Cette focalisation permettait à la pétition de recueillir de nombreuses signatures, mais pareille confusion entre l’événementiel et une réalité au quotidien éludait pour des raisons diverses un sexisme plus diffus, plus ordinaire, présent dans toutes les couches de la société, y compris chez les jeunes générations de toutes origines : donc un sexisme moins caricatural, plus problématique, plus insidieux, qui n’avait pas attendu l’affaire DSK pour s’exprimer.<br />Autre remarque, plus déterminante sur “l’affaire” proprement dite : la personnalité de DSK (à travers ce qu’on a dit de lui avant son arrestation et surtout après sur ses relations avec l’autre sexe) a pesé plus lourd dans la balance que celles des deux “victimes” (Nafissatou Diallo, voire Tristane Banon). Mais pas comme on pourrait l’entendre. Les deux “victimes”, dans un second temps, se sont révélées incapables d’endosser le costume trop grand pour l’une comme pour l’autre qu’on voulait leur faire porter. Saura-t-on un jour ce qui s’est véritablement passé dans la chambre d’hôtel du Sofitel ? C’est peu probable. Cependant si cette “vérité” nous était révélée un jour lointain par DSK gageons qu’elle ferait l’objet de regrets ou de remords tardifs dans une page des Mémoires de l’ancien directeur du F.M.I. En revanche, s’il incombait à Nafissatou Diallo de nous la faire connaître, l’intéressée n’attendrait pas si longtemps : au cas où le procès en civil ne rapporterait rien, financièrement parlant, l’hypothèse de cette “vérité” achetée au prix fort par quelque gazette n’est pas à exclure. Il n’entre aucun cynisme dans ces projections. C’est juste vouloir rendre compte de tous les paramètres d’une “affaire” (y compris de ceux remettant en cause certaines “certitudes”) qui dans les rebondissements de l’hiver 2012 tourne à la farce avec l’apparition sur la scène judiciaire de personnages paraissant sortir d’un film policier français des années 50, tel le désormais célèbre Dédé la Saumure.<br />En ce milieu d’année 2012 le soufflé serait retombé. C’est du moins ce que l’on a entendu le 8 mars lors de la Journée internationale de la femme. Mais pouvait-il en être autrement ? La société française, répétons le, n’est ni plus ni moins sexiste depuis le 14 mai 2011. L’arrestation de DSK et les péripéties qui s’en sont ensuivies n’ont rien fondamentalement changé. La machine médiatique certes s’était emballée. Et dans cet emballement des voix avaient pu se faire entendre plus qu’à l’ordinaire sur cette sempiternelle question sexiste. Mais il ne parait pas certain que la manière de la traiter ait été tout à fait convaincante. Pour tenter d’y voir un peu plus clair prenons du recul.<br />Il n’y a pas lieu de distinguer fondamentalement l’émancipation de l’homme de celle de la femme. Mais on peut difficilement parler d’égalité en ce qui concerne les sexes. Ceci posé l’émancipation de la femme pourrait être alors abordée sous trois aspects différents. D’abord l’inégalité entre les hommes et les femmes (celles des revenus, des fonctions, des places) n’est que le corollaire de l’inégalité sociale. Seule une profonde transformation sociale traduisant en actes l’égalité entre les sexes permettrait d’y répondre. La parité ne représente qu’une réponse inadaptée, autant fallacieuse qu’illusoire : ce que l’on vous octroie étant par nature le contraire de l’émancipation (<strong>9</strong>). Ensuite il semble difficile de ne pas associer cette inégalité structurelle à l’assignation faite à la femme (son rôle d’épouse, de mère, de gardienne du foyer) depuis l’avènement de la civilisation judéo-chrétienne. Le “mouvement des femmes” apparu durant les années 70 l’a en grande partie remise en cause sur le plan collectif en obligeant le pouvoir en place à légiférer dans la direction voulue (la loi sur l’IVG en étant le fait le plus représentatif), mais aussi sur le plan individuel (dans les relations de couple, ou entre les sexes). Enfin le sexisme n’a pas disparu pour autant et peut le cas échéant se renforcer en fonction de l’une ou l’autre des “avancées féminines”.<br />Plutôt que d’évoquer le féminisme, il vaudrait mieux parler de féminismes au pluriel en raison de l’hétérogénéité du “mouvement”. Pour les besoins de ma démonstration je vais m’attacher à l’un de ces courants, minoritaire, auquel le nom de Christine Delphy se trouve particulièrement associé. La pensée de cette sociologue, militante féministe de longue date, est pour ainsi dire concentrée dans le texte <em>La fabrication de l’ “Autre” par le pouvoir </em>(publié dans la revue<em>Migration et société </em>et reproduit sur le blog de la militante féministe). C. Delphy se distingue, voire s’oppose aux courants féministes “classiques” en leur reprochant - et ce reproche s’élargit à l’ensemble de la société - de réserver l’accusation de sexisme, plus qu’auparavant, et très majoritairement aux seuls Noirs et Arabes : le sexisme ordinaire, celui des “hommes blancs”, étant par cela même réduit à la portion congrue ou passé sous silence. Ce constat, même exagéré, n’est pas faux et traduit une certaine tendance de la société française depuis une dizaine d’années (et du féminisme de manière dominante). Partant de cette constatation, C. Delphy trouve à juste titre spécieuse l’explication selon laquelle le sexisme de l’homme blanc serait imputable à sa psychologie et celui de l’homme de couleur à sa culture (non occidentale donc). C’est la conséquence (ou l’un des avatars si l’on veut nuancer) de discours reprenant l’antienne du “choc des civilisations”, dont on remarque que ceux qui les tiennent représentent un groupe très hétérogène (tout comme les publics auxquels ils s’adressent). J'y reviendrai dans un second temps. <br />L’analyse de Christine Delphy sur la tendance relevée plus haut ne manque pas d’une certaine justesse, même si la nuance, comme l’aurait dit Monsieur Teste, n’est pas le fort de notre auteure. Cependant, ce constat posé, C. Delphy l’assortit de considérations discutables, voire très discutables. L’auteure retrouve quelques uns des accents du féminisme des années soixante-dix lorsque, greffant son discours sur l’une des modes intellectuelles de ce temps, elle déclare que “les vêtements sont genrés”. Les exemples cités (“les talons hauts, le maquillage, la chirurgie esthétique”) renverraient à cette vieille aliénation féminine dénoncée en son temps par une partie des féministes. Le mot “aliénation” n’est pas prononcé par C. Delphy mais le lecteur entend quelque chose d’équivalent quand l’auteure suggère qu’il s’agit ici et là (en Occident comme chez les musulmans) de “symboles patriarcaux”. C’est vouloir dire (pour ne pas quitter “vêtement” et “genre”), que le voile islamique d’un côté, les talons aiguilles de l’autre, traduisent en l’occurrence “la hiérarchie entre les hommes et les femmes” puisque dans un cas comme dans l’autre ils limitent “la mobilité” et signifient par cela même “que pour plaire aux hommes les femmes doivent “volontairement” se mettre dans des situations où leur infériorité statutaire est marquée à la fois par le sens (...) du vêtement et par les conséquence concrètes qu’ils entraînent” : à savoir “l’incapacité de courir, et donc la vulnérabilité”. Je ne m’attarderai pas sur le côté burlesque d’une telle comparaison. Si C. Delphy pouvait démontrer, études à l’appui, que les femmes portant des talons hauts sont davantage agressées sexuellement que les autres en raison de cette “vulnérabilité”, je serais prêt à retirer cet adjectif (<strong>10</strong>). <br />En tout cas cette curieuse analyse entend prouver que nombre de féministes ne retiennent de la critique “genrée” du vêtement que les seuls aspects non occidentaux, à savoir le foulard islamique et le voile (intégral ou pas). Ce qui permet en retour de banaliser le vêtement féminin occidental en le soustrayant ainsi à une “véritable critique féministe”. Les limites de notre texte ne permettent pas de répondre à toutes les questions posées ici. En quoi, par exemple, les manières de se vêtir et de mettre son corps en valeur ressortent ou pas de “l’aliénation féminine”. Tout comme les relations de séduction, implicites dans le discours de C. Delphy, mériteraient une réponse circonstanciée si l’auteure était un peu plus explicite sur le sujet. A comparer ce qui n’est pas comparable (le foulard et le voile islamique sont des prescriptions religieuses, tandis que les talons hauts, le maquillage et la chirurgie esthétique relèvent des domaines culturels et anthropologiques), l’auteure nous entretient davantage de ses différends ou relations conflictuelles avec une partie des mouvements féministes qu’elle ne convainc le lecteur de la pertinence de la critique “genrée” du vêtement. <br />Pour ne pas quitter le foulard islamique, Christine Delphy affirme, sans citer de sources, que porter ce foulard représente pour les jeunes filles qui l’arborent une façon de se rebeller à la fois contre le racisme ambiant, mais également contre leurs familles et parents. Ce qui contredit d’une certaine manière ce que l’auteure appelait plus haut “symbole patriarcal” (à moins que C. Delphy ne réserve cette terminologie aux seules mères et épouses : une classification à géométrie variable, mais passons). En tout cas, présenté ainsi, nous aimerions plus de précisions. Dans un ouvrage paru en 1995 (<em>Le foulard et la République</em>), les sociologues Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar décrivaient, partant de ce type de situation (la première à faire l’objet d’une étude approfondie), une réalité plus complexe et plus contradictoire. Ils soulignaient que le port du voile n’avait pas un sens univoque : qu’il relevait, selon les situations et les circonstances, autant d’une manière pour ces jeunes filles d’affirmer leur identité dans une société française rejetante, que de passer un compromis avec un environnement familial prescriptif afin de pouvoir prolonger leur scolarisation. Je veux bien admettre que la situation dans ce cas de figure a évolué depuis 1995. En particulier la loi anti-foulard n’a pas été sans modifier la donne. Mais cette manière catégorique chez C. Delphy de décrire une réalité qui, autant que je sache, reste complexe et non univoque renvoie à des présupposés idéologiques (à ce paradoxe, ou cette ânerie, selon les points de vue, que le foulard islamique aurait ici un aspect émancipateur). Ces jeunes filles portent-elles voile et foulard contre l’avis de leurs familles ? Ou doivent-elles le porter par obligation et prescription familiale ? Dans un cas comme dans l’autre on en tirera des enseignements différents. La vérité se situe certainement entre les deux. <br />On a bien compris que Christine Delphy voulait remettre le racisme au cœur de cette problématique. D’ailleurs elle ajoute que le “ressort des campagnes anti-foulard n’est en rien une opposition à la religion en général. Le ressort est le racisme”. C’est bien entendu l’un et l’autre (ou l’une et l’autre), mais encore faut-il savoir de quoi l’on parle. C. Delphy évoque ici les “laïcards” en leur reprochant de séparer arbitrairement religion et culture. Ces laïcards défendent il est vrai une conception rigide, rigoriste, voire sectaire de la laïcité. Mais cela en fait-il pour autant des racistes ? L’auteure aurait été plus avisée de faire par exemple une distinction entre des essayistes et écrivains (on citera le seul Houellebecq), passés maîtres dans l’art de noyer le poisson raciste en excipant d’un poison musulman, et des militants laïques (autant sincères que bornés) qui ont le tort ou la faiblesse de croire encore aux vertus du modèle républicain.<br />Les analyses de Christine Delphy devaient immanquablement rencontrer celles des Indigènes de la République. Ce mouvement est né en 2005 au lendemain de la loi de 2004 sur l’interdiction du port des signes religieux à l’école. Il se distingue très sensiblement des autres organisations antiracistes par une récurrente référence coloniale : la France, disent-ils, restant un État colonial. Une référence qu’ils étendent à tous les aspects d’une vie publique française considérée discriminatoire pour les descendants de ces “indigènes”. Sans m’attarder sur le caractère discutable ou abusif du terme “colonial”, ou même “néo-colonial” dans la France de 2012, le propos suivant de l’un des porte-parole des Indigènes de la république (“Un banquier noir c’est d’abord un noir”) donne une indication essentielle sur cette organisation. Le soutien de C. Delphy aux Indigènes de la République prend la forme suivante : “La lutte contre la discrimination ne concerne que les gens discriminés” (en l’opposant à la lutte contre la précarité, qui elle “concerne tout le monde”). Voilà une façon bien étrange de raisonner. Comme si “la lutte contre la discrimination”, raciste en l’occurrence, n’était pas l’affaire de “tout le monde”, du moins de ceux qui veulent en terminer avec toutes les discriminations. Sachant qu’à côté de la discrimination sociale, de loin la plus importante, la discrimination raciale et celle concernant les sexes se rattachent par certains aspects à la première. N’est ce pas l’essentiel ? Toute personne critique sur le monde tel qu’il va, ne fonctionnant pas sur un mode sectaire ou exclusif, ou exempte des préjugés idéologiques relevés plus haut, ou tout simplement de bonne foi, devrait pourtant le reconnaître. On pourrait dire de la grande majorité des personnes “racialisées” qu’elles sont soumises à une double peine : la discrimination liée à la couleur de peau ou au faciès étant redoublée par l’appartenance aux classes défavorisées. Ce qui est de moins en moins le cas lorsque l’on remonte en direction du sommet de la pyramide sociale. Et puis, pour s’en tenir à une comparaison à la fois paradoxale et significative entre les discriminations sociale et sexuelle, l’espérance de vie des femmes par rapport à celle des hommes est inversement proportionnelle à celle que l’on peut observer entre, pour ne retenir que les deux extrêmes opposés, les plus pauvres et les plus riches de nos concitoyens.<br />Christine Delphy après tant d’autres escamote la lutte des classes au profit de ce qu’elle appelle “lutte de castes”. J’y reviendrai. Elle soutient de surcroît les Indigènes de la République pour mieux les opposer aux organisations antiracistes “classiques” (ici ce sont la Ligne des droits de l’homme et le MRAP qu’elle désigne, qui sont, je la cite, “contrôlées par des Blancs”). D’ailleurs C. Delphy, qui étrangement ne mentionne jamais l’extrême-droite lors des longs développements qu’elle consacre aux discriminations raciales (une manière d’occulter le versant politique de la question), se réfère en une occasion au Front National pour préciser que le racisme existait avant Le Pen. La Palice ne dirait mieux. L’auteure nous explique alors que “parler de lépénisation c’est réduire le racisme à des idées”, ce que font, ajoute-t-elle, “les plus connus des sociologues et philosophes spécialistes du racisme qui ainsi négligeraient les actes racistes et ignoreraient les victimes”. Sans vouloir défendre les “chers collègues” de C. Delphy, on se demande si ces propos sont d’abord polémiques ou s’ils témoignent plus en profondeur d’un aveuglement de l’auteure sur la question. L’instrumentalisation du racisme par le FN n’a pas pour seules conséquences les retombées électorales que l’on connaît et peut générer le cas échéant des passages à l’acte racistes. <br />A vrai dire Christine Delphy s’en prend ainsi à ses “chers collègues”, ceci expliquant cela, parce que ces derniers ne reconnaîtraient pas ou ne voudraient pas reconnaître ce système de castes évoqué plus haut. Un système, selon elle, spécifique “de l’organisation raciste et sexiste de la société”. Dans le tableau brossé par l’auteure la société se trouve divisée entre, à l’échelon supérieur, les “Blancs et les hommes” (sic), et en bas par les “gens de couleur” et “des femmes” (pas toutes alors ? sur quel critère les distingue-t-on ? Sur une base de classe ou d’appartenance au mouvement féministe ? Voire à un courant féministe parmi d’autres ?). Doit on ranger les Arabes (oubliés de la liste) parmi les gens de couleur ? Tout cela n’est pas sérieux et prête à sourire. C’est, par un autre détour, vouloir essentialiser Blancs, Noirs, Arabes, et occulter toute réflexion un tant soit peu historique sur les vagues d’immigration apparues en France depuis plus d’un siècle, et les réponses, contradictoires, en terme d’intégration, pour ne retenir que la version caricaturale défendue par les Indigènes de la République. Selon laquelle “la société blanche”, même la partie la plus progressiste de celle-ci, refuse aux descendants des indigènes les principes d’émancipation de tout révolutionnaire. Ces descendants sont donc traités comme des “assistés, des enfants, des mineurs”, Delphy dixit. Pareille assignation empêchant “toute possibilité d’identification, et donc d’empathie” avec ces populations. <br />La montre de Christine Delphy, comme celle des Indigènes de la République, s’est arrêtée il y a quelques décennies. La société française a évolué depuis “le temps béni des colonies” chanté par Michel Sardou. Le racisme n’en existe pas moins mais n’a de nos jours qu’un lointain rapport avec les modes discriminatoires souvent paternalistes de l’époque coloniale. On peut toujours débusquer ici ou là des relents de colonialisme. Pourtant ceux-ci ne peuvent expliquer à eux seuls, loin de là, les raisons pour lesquelles des discours racistes recueillent de l’écho et plus dans certains secteurs de la société française. La thèse des Indigènes de la République fait d’ailleurs depuis quelques années l’objet d’un retournement dans des milieux ouvertement “réactionnaires” : ce sont ceux-ci, des Blancs ou “souchiens” (comme ils se nomment ou déplorent qu’on les nomment : reprenant à leur compte ou pas la désignation un rien stigmatisante de l’adversaire), qui disent-ils sont colonisés par les immigrés, voire par les français issus de l’immigration. C’est échanger une caricature pour une autre. La seconde l’est certes davantage, caricaturale, mais la première la légitime ou la justifie en quelque sorte.<br />On ne sera pas étonné, ceci posé, d’apprendre que Christine Delphy associe “les exigences des Indigènes de la République” à une revendication communautaire (ou “communautariste”(<strong>11</strong>)). Ceci valant comme “déclaration de rupture avec une communauté blanche”. Ici l’auteure se rattache au courant de pensée pour qui cette preuve par “l’affirmation communautaire” témoignerait de l’excellence ou de la supériorité du modèle anglo-saxon. On l’entendit plus particulièrement au lendemain de l’arrestation de DSK dans une version formatée par l’événement new-yorkais. <br />Ces discours, pour résumer, reprennent une triple thématique (victimaire, coloniale, “communautariste”) que je récuserai ainsi. D’abord se poser en tant que victime, et rien que victime n’est nullement un facteur d’émancipation. C’est même le contraire. C’est certes vouloir une reconnaissance, voire un statut. Mais auprès de qui ? De l’État ? La belle affaire ! Ensuite la réflexion sur le passé colonial de la France, très déficitaire il y a encore une dizaine d’années, tend à rattraper le temps perdu avec la parution d’ouvrages historiques sur la question. Des études qui témoignent de la spécificité de ce pays en terme d’héritage colonial, et de ses difficultés (par rapport au traumatisme algérien, surtout) à digérer ce passé. Mais elles démontrent si besoin était que la façon complexifiée, diversifiée, argumentée d’aborder cet héritage s’inscrit en faux contre ceux, à l’instar des Indigènes de la République et de leurs soutiens, qui persistent à confondre notre “bel aujourd’hui” avec une représentation à l’identique du modèle colonial. Enfin la revendication communautaire (ou “communautariste”) trouve ses limites quand le réel vient perturber les certitudes les plus bétonnées. Comment, pour ne citer que cet exemple, qualifier les émeutes londoniennes de l’été 2011 ? De raciales ou de sociales ? Si elle choisit le premier qualificatif c’est reconnaître que l’excellence du modèle anglo-saxon vole en éclat. Et le choix du second remet en cause ce qu’elle avait auparavant dit et écrit après les émeutes de l’automne 2005 dans les banlieues françaises en prétendant le contraire. On voit le type de contorsion auxquels peuvent se livrer nos “communautaristes” pour sortir de ce genre de contradiction. Et puis cette triade (victimaire, coloniale, “communautariste”) ne renvoie-t-elle pas in fine à une vision morale du monde ? Tout ça pour ça, dirait Lelouch. Ou beaucoup de bruit pour rien, pour citer un certain William Shakespeare. Ici Christine Delphy aurait beau jeu de nous répondre que ce Shakespeare n’est pas sans cumuler trois handicaps rédhibitoires : homme, blanc et âgé.<br />Ce courant (où l’on retrouve la minorité féministe représentée par Christine Delphy, les Indigènes de la République, le collectif Les Mots Sont Importants(<strong>12</strong>)) n’aurait pas la place, voire la relative importance qui est la sienne en 2012 si une tendance plus globale, présente dans la société française mais également dans les autres pays du bloc occidental, arguant d’un “choc des civilisations” et des enseignements qui devraient en découler, ne lui donnait quelque légitimité eu égard l’islamophobie ambiante. Le livre de Samuel Huntington, <em>Le choc des civilisations, </em>même remarqué lors de sa parution en 1996, trouvera un plus large public au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. On retint surtout les pages consacrées au “péril musulman” : une menace selon l’auteur liée à l’expansionnisme islamiste (en raison de la croissance démographique plus forte des pays musulmans), aux fortes difficultés d’assimilation des musulmans dans les pays occidentaux, et à une opposition culturelle radicale entre l’Occident chrétien et l’Islam. Huntington pointe aussi les risques de désintégration de “l’intérieur” pour l’Occident : en se référant à son déclin, mais aussi en incriminant la montée des multiculturalismes. Les thèses de Samuel Huntington ont été critiquées sur les plans démographique, anthropologique ou géopolitique. Cependant elles recueillent depuis 2001 de larges échos dans des milieux qui ne font pas tous allégeance au néoconservatisme américain. A côté de ceux pour qui, le “péril communiste” disparu, le “péril musulman” est venu naturellement se substituer au premier (les mêmes reprenant ici l’éternel discours à deux entrées des ennemis de l’extérieur et de l’intérieur), d’autres, plus avertis pourtant sur la marche du monde tel qu’il va, n’en mangent pas moins de ce pain là en campant sur un terrain miné par excellence, celui du civilisationnel. Cela peut s’entendre dans un sens comme dans un autre : comme dénonciation ou défense de l’Occident.<br />D’une part, se positionner d’un point de vue philosophique, anthropologique et géopolitique pour fustiger, voire condamner en bloc l’Occident comporte des risques : celui, entre autres, d’être incité à lui opposer une autre civilisation, même sous des aspects parcellaires. L’exercice s’avère difficile, voire préjudiciable pour qui s’y adonnerait sans de solides connaissances historiques. <br />Parallèlement, d’autre part, pour revenir à la tendance lourde évoquée plus haut, c’est à dire ceux pour qui ce “choc des civilisations” (l’occidentale contre la musulmane, principalement) représente la pierre angulaire de nos sociétés moderne, leur volonté de se situer ici sur ce terrain civilisationnel occulte tout autre forme de conflit, et plus précisément le conflit de classes. Ce sont des valeurs que l’on oppose à d’autres valeurs à travers des discours plus ou moins catastrophistes qui reprennent peu ou prou la métaphore de la citadelle assiégée. <br />Quatre années avant la parution de l’ouvrage de Samuel Huntington quelques uns de nos intellectuels patentés avaient effectué un galop d’essai lors de la première guerre du Golfe. Déjà le soutien apporté à George Bush senior - par delà des considérations strictement géopolitiques avancées par les chancelleries occidentales - nous donnait à entendre l’un des couplets d’une petite chanson que l’on entendrait souvent par la suite à la faveur de l’une ou l’autre guerres “civilisationnelles”, et dont le refrain nous est aujourd’hui bien connu. Vingt ans plus tard, ce qui pouvait encore d’une certaine façon relever d’un débat philosophique, historique, anthropologique s’est déplacé plus trivialement sur le terrain politique. Cette thématique (de “choc des civilisation”) a été reprise en février 2012 par Claude Guéant, alors ministre de l’Intérieur, lors d’une surenchère islamophobe destinée à siphonner les voix des électeurs du Front National au profit du candidat Sarkozy. Mais le ver était déjà dans le fruit quand ce dernier, au début de son quinquennat, sortait de son chapeau une euphémisante “politique de civilisation” davantage inspirée par Huntington que par Edgar Morin, l’inventeur de ce concept.<br />Pourtant, ceci posé, le terrain civilisationnel n’est pas encore épuisé. D’autres penseurs l’investissent sans pour autant, <em>à priori, </em>choisir l’un ou l’autre camp. Dans leur ouvrage <em>La pensée aveugle </em>(paru en 1993), Jean-Pierre Garnier et Louis Janover consacrent plusieurs pages au soutien de quelques uns de nos intellectuels à la première guerre du Golfe. Les deux auteurs s’arrêtent sur le cas particulier de Cornelius Castoriadis : ce dernier s’était alors engagé auprès des lecteurs (ceux de <em>Libération </em>) à “refuser la question : fallait-il la faire ou ne fallait-il pas la faire ?” (la guerre). Garnier et Janover le commentent ainsi : “Après cette entrée en fanfare, ce demi solde de l’anticapitalisme en déroute fera en sorte d’être de la partie sans avoir à prendre parti sur la guerre”. Ce commentaire pourrait paraître sévère. Ce “refus de choisir” là mérite que l’on y regarde de plus prêt.<br />Castoriadis est revenu régulièrement dans ses ouvrages sur la spécificité et la singularité de l’Occident, à savoir “l’émergence en Grèce d’un projet de liberté, d’autonomie individuelle et collective, de critique et d’autocritique” sans équivalent dans l’histoire de l’humanité. Il s’agit également, précise Castoriadis, d’un “lourd privilège”. Ce qui revient à dire que l’on peut dans le monde occidental contemporain dénoncer, soit le totalitarisme, soit le colonialisme (en y incluant ici la traite des Noirs et l’extermination des Indiens d’Amérique), tandis que la réciproque n’est pas vraie du côté des peuples non occidentaux. L’exemple le plus patent aux yeux de l’auteur étant celui des Arabes. En même temps Castoriadis, non moins régulièrement, revient sur “le délabrement de l’Occident” (pour reprendre le titre de l’un de ses articles). En l’expliquant, entre autre, par un phénomène de culpabilité (pouvant s’apparenter à du masochisme puisque les non occidentaux n’expriment rien de tel), et parce que l’Occident, Castoriadis le souligne, “<em>cesse de se mettre vraiment en question </em>“ (la raison en étant l’état de crise permanent et récurrent du monde occidental).<br />Il convient d’une manière générale de ne pas répondre à l’obligation qui nous est faite (ou nous serait faite) de choisir entre deux impératifs dans la mesure où toute réponse, dans un sens comme dans un autre, reviendrait à nier d’autres choix, plus fondamentaux. Dans le cas précis de la première guerre du Golfe cette réticence vole en éclat. Même en abordant l’engagement des américains et de leurs alliés sous tous les angles possibles (géopolitique, économique, “humanitaire”...), il en ressort que les causes invoquées sont irrecevables pour des raisons exposées très justement par Castoriadis dans l’article de <em>Libération</em>(intitulé <em>La guerre du Golfe mise à plat </em>) auquel se réfèrent Garnier et Janover. Il est vrai qu’à côté de cette argumentation, recevable sur la plupart des points, un autre type d’argumentation vient contrebalancer la première. La seconde, on l’aura compris, étant d’ordre civilisationnel. On fera juste remarquer, pour en terminer avec cet article, qu’il n’y avait aucune incompatibilité à penser pis que pendre de Saddam Hussein et à manifester son hostilité devant cette guerre.<br />C’est ici qu’il faut revenir aux considérations civilisationnelles évoquées plus haut. J’ai indiqué que Castoriadis prenait acte d’une “culpabilité de l’Occident” alimentée, selon lui, par “l’idéologie et la mystification déconstructiviste” relative au colonialisme, au totalitarisme, à la “fantasmatique de la maîtrise”. Quand Castoriadis ajoute que ce genre de condamnation, toute légitime soit-elle, condamnerait par ailleurs le “projet greco-occidental d’autonomie individuelle et collective”, les “aspirations à l’émancipation”, ou encore “les institutions” même imparfaites qui se sont incarnées dans ce projet, je répondrai oui et non. Que l’on puisse s’accorder sur la critique de cette idéologie est une chose, aller jusqu’au bout de la démonstration de Castoriadis en est une autre. Je veux dire par là que je ne partage pas le raisonnement qui sous-tend l’argumentation de Castoriadis. Pour lui, c’est là que le bât blesse, la condamnation en l’occurrence du colonialisme, du totalitarisme et tutti quanti vaudrait comme condamnation du projet d’autonomie, d’émancipation, de démocratie, et donc in fine de l’Occident. Je ne le suivrai pas sur ce terrain là. C’est du point de vue de l’humanité à laquelle j’aspire, à laquelle nous sommes quand même quelques uns à aspirer, que je défends (que nous défendons) ici l’autonomie, là l’émancipation, là encore la démocratie, et non, j’insiste, au nom de l’Occident : d’un Occident qui a produit par ailleurs au XXe siècle les pires systèmes politiques de sa déjà longue histoire. Il parait certain que les fortes réticences exprimées ici ou là par Castoriadis à l’égard du monde arabo-musulman expliquent en partie cette défense, malgré tout, de l’Occident. Pourtant l’important, je viens de le souligner, est ailleurs.<br />Là cependant où Castoriadis semblait encore hésiter durant les années 1990, oscillait entre deux positions, ou nuançait ce qui méritait de l’être, un castoriadien déclaré, l’étrange Guy Fargette, annonce lui plus crûment la couleur. Fargette s’est fait connaître dans les milieux “radicaux” ou “situationnistes” vers le milieu des années 1980. Un temps proche de la revue l’Encyclopédie des Nuisances (d’aucuns lui prêtaient un rôle “d’éminence grise” au sein de ce collectif), il s’en est éloigné vers la fin de ces mêmes années. A l’époque Fargette publiait un bulletin intitulé <em>Les mauvais jours finiront </em>(reprise du titre de l’un des articles les plus connus de la revue <em>Internationale situationniste </em>). Guy Fargette est pour ainsi dire réapparu presque 20 ans plus tard lorsque le collectif <em>Lieux Communs </em>a commencé de mettre en ligne sur son site les textes publiés par Fargette dans son second bulletin (intitulé lui <em>Le crépuscule du XXe siècle </em>) : des articles écrits depuis 2003.<br />Dans ceux-ci Fargette dit se raccrocher encore à la possibilité de l’hypothétique reprise “d’un authentique mouvement d‘émancipation”. Mais cela reste un voeu pieux (ou une concession rhétorique à un lectorat qui ne se confond pas que je sache avec celui du <em>Figaro </em>), puisque, parallèlement, et de manière beaucoup plus constante, Fargette s’efforce d’un article à l’autre de démentir tout ce qui peu ou prou se référerait aujourd’hui à pareille possibilité. D’ailleurs, c’est l’un des invariants de la prose fargetienne, elle n’a de cesse de déclarer nul et non avenu tout “projet de redéfinition général des rapports humains” dans notre monde contemporain. On est donc pas étonné de trouver sous la plume de M. Fargette de nombreuses remarques acerbes et négatives sur ce qu’il nomme le “radicalisme abstrait” (reconnaissons que dans les lendemains de sa rupture avec l’EdN il en formulait déjà les principes). Cependant une autre terminologie, tout autant négative (sinon plus) revient de manière récurrente, presque obsessionnelle chez Fargette, celle des “stalino-gauchistes”. Je serais tenté de parler ici d’un oxymore (de moindre qualité certes que les “hitlero-trotskistes” et “gauchistes-Marcellin” de jadis). Il parait pourtant préférable, pour savoir de quoi l’on parle, de bien distinguer les uns et les autres : les staliniens et les gauchistes. Ce que le Fargette des années 80 savait, assurément. Je le relève d’autant plus quand je lis, dans un article de 2007 intitulé <em>La très significative survivance des stalino-gauchistes, </em>que “les trotskistes formaient un appendice gauchiste du stalinisme” (appendice, appendice, répond le piolet, est ce que j’ai une gueule d’appendice !). Plus sérieusement, il n’est pas besoin de recourir à pareil amalgame pour critiquer le trotskisme. Allons donc, nous répond M. Fargette, la référence commune au communisme, ce “fétiche idéologique”, suffit. <br />Afin d’illustrer ce principe et l’existence de cette “survivance”, Fargette prend trois exemples contemporains : Badiou, Moulier-Boutang et... Rancière ! On est est quand même surpris de trouver ce dernier nom dans une telle rubrique (Rancière, de surcroît, se trouve affublé de l’adjectif “stalinoïde” !). Nous avons déjà quelque aperçu de la méthode de M. Fargette, lorsque, introduisant son texte sur Jacques Rancière (<em>Quand un stalinoïde prétend traiter de la démocratie, Rancière </em>) par la mention d’un entretien accordé par le philosophe à la revue espagnole <em>Archipielago </em>(réalisé en 2006 et publié la même année, puis traduit en 2009 dans l’ouvrage <em>Et tant pas pour les gens fatigués </em>), le lecteur qui a pris le soin de lire ensuite cet entretien en français se demande s’il s’agit bien du texte commenté par Fargette : faut-il incriminer la traduction en espagnol de cet entretien ou une lecture fautive de la langue de Cervantes ? La version française comporte-t-elle des coupes ? Pourtant rien ne le laisse supposer. En revanche, on constate que sur de nombreux points les analyses de Rancière sont très sensiblement différentes de celles défendues dans <em>Le crépuscule du XXe siècle. </em>En guise de réponse, Fargette insiste sur le passé althussérien de Rancière. Depuis ce temps, lointain déjà, la pensée de Rancière n’a plus grand chose à voir avec celle d’Althusser. Ce dont Fargette douterait au prétexte que ce philosophe resterait prisonnier d’une “théologie politique” et d’une vision du monde où l’on “cherche à travers la définition de l’adversaire immonde la construction d’un unanimisme rassurant”. Le tout étant rangé dans la rubrique d’un “caractère suspect (...) avec les pire idéologies autoritaires”. Soit Fargette est d’une parfaite mauvaise foi, soit il ne comprend rien au propos de Rancière ; les deux n’étant pas exclus. Mais je penche plutôt pour la première explication.<br />A vrai dire les griefs de Guy Fargette se reportent principalement sur un livre de Jacques Rancière publié en 2005, <em>La haine de la démocratie. </em>Le rédacteur du <em>Crépuscule du XXe siècle </em>reproche d’abord à Rancière de se livrer dans cet ouvrage à un règlement de compte intellectuel. Cela ne manque pas de sel venant d’un Fargette ! Il est vrai que Rancière s’en prend à plusieurs penseurs contemporains mais sur un mode argumenté, et pour ce qui me concerne justifié. Il reste à préciser que parmi les “cibles” de Rancière figurent des auteurs prisés par Fargette. Mais nous ne sommes pas toujours censés le savoir. Je dirai plus loin pourquoi. On comprend alors mieux l’ire du rédacteur du <em>Crépuscule du XXe siècle. </em>Non sans savourer au passage le reproche fargetien de “procéder par amalgame, et d’ajouter de la confusion à la confusion” adressé à Rancière. Il est à craindre que Monsieur Fargette, pour paraphraser Monsieur Jourdain, fasse du boomerang sans le savoir. En réalité (Fargette le reconnaît explicitement) Rancière aborde des thématiques qui peuvent par certains côtés faire écho à la pensée de Castoriadis. Sauf que Rancière ne cite pas ce dernier. Fargette reconnaît donc que <em>La haine de la démocratie </em>comporte “certains éléments pratiques de lucidité” tout en lui imputant “les pires topiques du stalino-gauchisme”. Là encore la mauvaise foi prend la place de l’argumentation. Les remarques rageuses de Fargette sur l’égalité chez Rancière l’illustrent particulièrement. Ceci pour insinuer en conclusion que Rancière serait resté althusserien. <br />Notre contempteur du “stalino-gauchisme” parait plus à l’aise avec Badiou et Moulier-Boutang (même si dans le seul ouvrage commenté de ce dernier, <em>La révolte des banlieues, </em>Fargette passe à côté de la raison, principalement, pour laquelle ce livre a été écrit). La mention d’une “haine de l’Occident” commune à Moulier-Boutang et Badiou nous ramène à notre sujet. J’évoquais plus haut l’ouvrage de Samuel Huntington. Fargette lui consacre un article (<em>Faut-il confondre “choc” et “conflit” de civilisations </em>) plutôt mesuré dans le ton. Il entend se livrer à une analyse objective des thèses de Huntington en pesant le pour et le contre, non sans faire sien l’invariant civilisationnel proposé par le penseur’ américain. Ici Fargette s’en prend aux détracteurs de Huntington qu’il soupçonne ou accuse de déformer la pensée huntingtonienne. En résumé Fargette retient du <em>Choc des civilisations </em>que nous vivons dans le temps de l’après guerre froide avec un déplacement du conflit ouest-est dans un axe pays occidentaux / pays musulmans en raison des “différences anthropologiques profondes” qui sépareraient l’une ou l’autre de ces civilisations.<br />Deux articles sont plus explicites sur le positionnement “civilisationnel” de Guy Fargette. Le premier concerne l’ennemi extérieur (<em>En Palestine, plus qu’ailleurs </em>), le second traitant de l’ennemi intérieur (<em>Violences et banlieues françaises </em>). En préambule j’aimerais apporter la précision suivante (dans l’article sur Rancière je l’évoquais à demi mot en promettant d’y revenir). D’aucuns, parmi les lecteurs du <em>Crépuscule du XXe siècle, </em>qui accordent de l’intérêt voire plus aux analyses de Fargette, sembleraient ignorer que celles-ci ont déjà été en grande partie formulées par des penseurs considérés (ou qui se considèrent tels), soit “libéraux”, soit “conservateurs”, soit “réactionnaires”, soit “contre-révolutionnaires”. Le “sembleraient ignorer” s’explique par l’absence, ou la quasi absence de références ou de citations de ces mêmes auteurs dans les articles de Fargette (alors que celui-ci se réfère et cite sans la moindre difficulté Mumford, Polanyi, Lefort, Arendt, Adorno, sans parler de Castoriadis bien évidemment). Il y a chez Fargette un usage de la référence et de la citation qui varie selon les penseurs en question. Cette prudence, cette retenue ou cet implicite pourrait s’expliquer par la nécessité encore aujourd’hui (mais cela change rapidement) pour le rédacteur du <em>Crépuscule du XXe siècle </em>de ne pas trop se dévoiler ou de ne pas jeter en pâture des noms susceptibles de créer un malentendu dans l’esprit des lecteurs ou de fournir à “l’adversaire” l’occasion de brandir quelque épouvantail. Cela d’ailleurs se trouve d’une certaine façon théorisé par Fargette à l’enseigne du “stalino-gauchiste”. Nous verrons plus loin de quelle manière. Ceci pour dire que j’ajoute à la liste plus haut communiquée les noms de Raymond Aron, François Furet, Alexandre Adler, Pierre-André Taguieff, Peter Sloterdjik et Jean-Claude Milner (cette liste n’étant pas exhaustive).<br />Ce dernier nom s’impose ici car Fargette dans l’article <em>En Palestine, plus qu’ailleurs </em>s’inspire en partie des thèses de l’ouvrage très discutable (voire délirant) de Milner, <em>Les penchants criminels de l’Europe démocratique, </em>sans le citer un seul moment. Ce texte sur la Palestine illustre “le choc des civilisations” selon Fargette sur un mode souvent outrancier et parfois paradoxal. Fargette n’a pas l’hypocrisie de ceux qui, se déclarant partisans de deux États, juif et palestinien, soumettent cet accord à tant de restrictions qu’elles finissent par vider l’État palestinien de sa substance en le réduisant à l’état d’une coque vide ou d’un bantoustan. Comme il le dit sans fard : “Les phrases sur la coexistence de deux peuples sur la terre de Palestine demeurent de la propagande superficielle”. Puisque, selon Fargette, “le rejet des Juifs à la mer demeure symétriquement l’objectif fondamental des Arabes de Palestine”. Une “vérité” asséné sans tenir compte des positions respectives de l’OLP et du Hamas (et pour ce dernier sans distinguer ce qui ressort de l’affichage ou de la réalité), et sans se référer à l’histoire complexe d’un conflit ponctué par des accords (ceux d’Oslo en particulier) entre les deux parties, et en se gardant bien de mentionner que ces deux sociétés présentées comme radicalement antagonistes sont traversées de mouvements contradictoires (avec des possibilités de convergence ici et là depuis les sociétés civiles). Mais si l’on rentre dans ce genre de discussion, en se référant à la charte de l’OLP par exemple, M. Fargette a une réponse toute prête : les arabes, du moins leurs dirigeants, sont écrit-il “d’une veulerie et d’une fourberie séculaire”.<br />Fargette en vient à des considérations géopolitiques, son habituel cheval de bataille. Curieusement il subordonne le soutien américain aux israéliens à la présence du pétrole au Moyen-Orient. Quid de l’importante minorité juive aux USA et du groupe de pression qu’elle représente ! Quid aussi des accords passés entre les États-Unis et Israël ! Ces considérations nous conduisent au morceau de choix de cet article. Fargette pose le problème en ces termes : soit les palestiniens seront “radicalement chassés, au terme d’une épuration ethnique ouverte ou déguisée” ; soit la Palestine sera le lieu d’un nouveau “génocide, encore plus radical que celui qui s’est produit en Europe entre 1941 et 1945”. Il n’y a pas d’autre solution possible pour un Fargette plus droit que jamais dans ses bottes milnériennes. Il ajoute, pour qui n’aurait pas compris, que cette “liquidation des Juifs de Palestine” est programmée. Plus loin il explique l’hostilité dont les Juifs de France font l’objet par la volonté des arabo-musulmans de les renvoyer en Israël, là où les premiers pourraient être exterminés. Une extermination considérée par Fargette comme un moindre mal puisque la déportation et le relégation des Juifs dans des “régions désolées”, et la perspective de “conversions forcées” qui les réduiraient à l’état d’esclaves représenteraient en définitive une “solution <em>encore pire </em>que l’extermination”. Si l’on essaie d’entrer dans la logique de ce raisonnement fargetien pourquoi ne pas également affirmer que les nazis en exterminant les Juifs d’Europe se sont montrés plus modérés et plus tolérants qu’on ne le prétend habituellement : ils pouvaient faire pire en les déportant à Madagascar ou en Ouganda.<br />Je passe sur les diatribes envers le monde arabo-musulman et le ressentiment qui l’anime depuis la Reconquista pour en venir à l’aspect paradoxal des analyses de M. Fargette. Devant l’absence, nous dit-il, de toute solution actuelle en Palestine il en ressort que “attentats suicides et exécutions “ciblées” (...) sont parfaitement légitimes <em>et le resteront </em>“ des deux côtés. Fargette réinvente ici le jugement de Salomon. Mais il est à craindre que seuls les super faucons des deux camps puissent s’en accommoder. Le moment parait alors venu de désigner plus en amont un responsable. Fargette n’hésite pas : l’anti-impérialisme auquel ont finalement succombé les mouvements ouvriers européens porte la responsabilité de ce conflit. Fargette, il n’est pas le premier, renouvelle cette déjà vieille question en occultant le sionisme d’un côté, et le colonialisme de l’autre. Il y a pourtant une abondante littérature sur le sujet, en particulier celle des “historiens révisionnistes” israéliens que Fargette ne semble pas connaître. Enfin il ne l’entend pas de cette oreille. De là sont nées, explique-t-il (en référence à cet anti-impérialisme) les théories du complot désignant les Juifs comme boucs émissaires. C’est confondre causes et conséquences. Mais le raisonnement étant vicié à la base il ne pouvait en être autrement.<br />Alors que nous croyions l’affaire entendue, Fargette, en introduction à sa conclusion, déclare benoîtement : “<em>Le secret du conflit en Palestine c’est qu’il n’existe pas de camp légitime </em>“ (souligné par lui). Allons donc ! Après avoir mis le feu à la maison notre pyromane se drape maintenant dans la toge de Ponce-Pilate ! C’est aussi dire une chose et son contraire. Fargette qui jusqu’à présent (à l’exception remarquée des “attentats suicides” et “exécutions ciblées”) soutenait délibérément l’un des deux camps prétend plus loin ne pas vouloir choisir. Enfin, rassurons le lecteur, Fargette retombe rapidement sur ses pieds en nous mettant en garde contre ce que signifierait pour l’Occident la disparition d’Israël. Et il revient finalement à des considérations plus en rapport avec la tonalité de son article en affirmant que “l’Europe s’est historiquement tissée au fil des siècles” contre l’impérialisme musulman, cette “forme archaïque de l’oppression”.<br />Le seconde pièce à verser au dossier “civilisationnel” (l’article <em>Violences et banlieues françaises </em>“) prend la mesure de “l’ennemi de l’intérieur”. En répondant sur le fond à M. Fargette j’aurais l’impression de m’adresser en réalité à ceux qui durant les émeutes de l’automne 2005 voulaient passer au Kärcher les quartiers dits “sensible” ou en expulser la “racaille”. Je veux dire par là que Fargette reprend en grande partie l’argumentation des politiques et médias les plus hostiles à l’égard des “émeutiers” Ayant écrit un texte sur le sujet je préfère y renvoyer le lecteur (<strong>13</strong>). D’ailleurs, pour revenir à l’article de Fargette, le collectif <em>Lieux Communs, </em>une fois n’est pas coutume, en présentant cet article tient à préciser que “le point de vue tel qu’il est exprimé n’est pas le nôtre”. Je vais dans un premier temps citer quelques morceaux choisis de la prose fargetienne sans les commenter. Par exemple : “ambiance qui évoque davantage l’irrationnalité des foules orientales que les caractéristiques des mouvements sociaux européens”, ou “violence du ramadan”, ou “opérations squaristes” (le squarisme désigne les mouvements paramilitaires du fascisme italien, bras armés agissant en dehors de toute légalité), ou “hagra partie”, ou “exactions capillaires”, ou “la retenue immense de l’État français” (retenue dans la répression il va sans dire), ou “il est à craindre que l’humeur publique ne prenne cette retenue pour une démonstration de faiblesse”, ou ce scoop “la commune de Clichy-sous-Bois concentre à elle seule 20 % des aides de l’État français aux communes françaises”, etc., etc. <br />Après avoir tapé sur les sociologues, lesquels relayent il va de soi le point de vue des “stalino-gauchistes”, Fargette en trouve au moins un à son goût. Il cite cette forte parole : “Comme l’a écrit Jean-Pierre Legoff, il y a déjà dix ans, la France est un pays où plus personne n’a confiance en personne”. Dans cette représentation du monde que je viens d’illustrer à travers ces morceaux choisis seul <em>Le Figaro, </em>selon M. Fargette,<em> </em>propose une information honnête. Et à gauche, si j’ose dire, seule une Caroline Fourest “fournit une analyse symptomatique irréfutable des comportements liberticides de ceux qui composent la nébuleuse stalino-gauchiste”. Citant le propos peu aimable d’un rapeur envers la France, Fargette en déduit qu’il “s’agirait moins de prolonger et de reproduire la société d’accueil que de la piller”. Quand, vers la fin de son article, M. Fargette avance que “vouloir postuler un lien “organique” entre cette “racaille” actuelle ou à venir et son milieu social qui en est la victime la plus directe, c’est au fond nourrir le discours du Front National” (en ajoutant “mais le plus important est plutôt de savoir si la réalité va au devant de ce discours. Et si oui, le comprendre pourquoi”), il nous met la puce à l’oreille. Cet escamotage ressemble à celui du chat qui se croit invisible derrière le rideau mais dont l’extrémité de la queue trahi la présence. Fargette réalise-t-il que son article reprend une argumentation, à quelques nuances et références près, proche voire très proche de celle du Front National, y compris dans le vocabulaire ? A moins que son “mais le plus important” veuille exprimer un embarras bien compréhensif sur une telle proximité.<br />On ne change pas vraiment de registre avec l’article <em>2007, l’oligarchie s’affirme </em>(datant de 2008). Fargette, qui dans <em>Violences et banlieues françaises </em>avait décerné un brevet de “stature d’homme d’État” à Sarkozy (ceci parce que le ministre de l’Intérieur avait eu le courage de prononcer le mot “racaille”), revient sur le sujet en expliquant la victoire de Sarkozy aux élections présidentielles de 2007 par le rejet électoral populaire de la “racaille” et du “lumpenprolétariat” : il s’agissait, Fargette dixit, “de répondre à l’horreur publique des violences de 2005”. Après un an de règne sarkozyste, le rédacteur du <em>Crépuscule du XXe siècle </em>est bien obligé de reconnaître que la stature d’homme d’État s’est sérieusement effritée. Sarkozy est certes traité “d’escroc”, mais, je vous le donne en mille, parce que l’intéressé ne tiendra pas ses promesses de “sécurité” (ce que disaient également les Le Pen père et fille à la même époque). Je ne résiste pas au plaisir de citer cette perle fargetienne sur Sarkozy : “On peut même se demander si son origine partiellement étrangère ne lui a pas fait manquer quelques codes sociaux cruciaux dans la perception des convenances dont vit tout pouvoir dans ce pays”. Cela n’est nullement un dérapage ou une maladresse et s’inscrit dans le droit fil de ce qu’écrit M. Fargette depuis 2005.<br />La totalité du numéro 23-24 du <em>Crépuscule du XXe siècle </em>(novembre 2011) reprend sous un angle inédit plusieurs des thèmes qui viennent d’être traités. Cette livraison s’articule autour de deux polémiques, la première ayant opposé Yves Coleman (l’animateur de la revue <em>Ni patrie ni frontières </em>) et le collectif <em>Lieux Communs</em>, la seconde Guy Fargette et Yves Coleman. Trois articles la composent : <em>Une polémique d’autre autre époque </em>(<strong>14</strong>)<em>, La motivation actuelle du stalino-gauchisme et des “bien pensants” </em>et <em>Le graal illusoire de l’organisation. </em>Le second texte est une variation sur le thème “stalino-gauchiste” replaçant l’Occident au centre de la discussion : “La grosse affaire des derniers survivants du marxisme, écrit Fargette, se réduit désormais à dénoncer “l’Occident” sous toutes ses formes, sans faire de détail”, en diabolisant par cela même le contradicteur, l’adversaire ou l’ennemi, tout en “se gardant d’appliquer la même grille de valeurs à l’ensemble des civilisations de la planète”. Fargette insiste sur la haine de ces “survivants” à l’égard de la société qui les a vu naître. Une haine qui n’a d’équivalent en intensité que leur foi marxiste. Ceci, nous explique doctement M. Fargette, parce que le marxisme est un phénomène essentiellement religieux (il emprunte à Sloterdjik le qualificatif de “quatrième monothéisme” désignant le marxisme). Fargette fait alors une distinction subtile entre “détruire” et “liquider” : ce dernier terme étant caractéristique de la “mentalité totalitaire”. Donc les post-marxistes n’ayant pu transformer la société occidentale selon leurs voeux veulent maintenant la liquider. Dans un tel schéma les classes populaire occidentales “deviennent ainsi de véritables adversaires qu’il faut châtier” (sic). Ces post-marxistes, en définitive, ne font que reproduire la manière dont les islamistes procèdent avec les populations musulmanes.<br />M. Fargette n’est pas seulement spécialiste en “religion marxiste”, il est également expert en démonologie. Nos post-marxistes, gens essentiellement religieux, voient “des démons partout, et <em>surtout autour d’eux </em>qu’ils sont d’ailleurs les seuls à distinguer”. Bigre ! Pareille hallucination ressort de la psychiatrie, ou plutôt de l’ethno-psychiatrie dans ce registre démoniaque. Fargette avance, toujours au sujet des post-marxistes, que “le sommet de leur délire idéologique est de prétendre que le racisme anti-blanc est “impossible”” (ceci ne figurant pas dans la doctrine post-marxiste). Il nous apprend alors que sa brouille avec Yves Coleman (qui était son ami depuis une dizaine d’années) vient justement de la pertinence ou pas de ce racisme anti-blanc. Que ne l’a-t-il pas dit plus tôt ! Cela lui aurait épargné ces laborieux, discutables, voire ridicules développements sur les post-marxistes qui, on le devine maintenant, ressemblent à s’y méprendre à l’animateur de <em>Sans patrie ni frontières. </em>Avec ce racisme anti-blanc nous sommes au coeur du problème (<strong>15</strong>). Mais on ne peut le traiter, même succinctement, sans le mettre en parallèle avec une analyse réitérée par Fargette : à savoir que ses adversaires (appelés indifféremment “stalino-gauchistes”, “stalinoïdes”, “post-marxistes”, voire “radicaux abstraits” pour désigner une autre catégorie) n’ont de cesse de diaboliser ou d’instruire le procès en sorcellerie de ceux qui argumentent dans un sens opposé, principalement autour de l’Occident et des questions raciales, en les soupçonnant de glisser vers l’extrême-droite ou d’en épouser certaines idées. <br />Bien entendu le racisme existe dans un sens comme dans un autre, c’est indéniable. Encore faut-il savoir de quoi l’on parle. Fargette, ses adversaires, vous, moi, nous nous exprimons dans une situation donnée : celle de la France du début du XXIe siècle (en l’élargissant à l’Europe, ou même au monde occidental si l’on veut). Tout en reconnaissant que le racisme est l’une des choses les plus partagées du monde, comment peut-on ne pas constater que le plateau ici en l’occurrence penche très largement dans un sens ! Il n’est pas besoin de préciser lequel. C’est un critère objectif qu’il parait difficile de réfuter. Cette forme très dominante de racisme s’explique par des raisons historiques suffisamment connues, structurellement liées à l’hégémonie du monde occidental depuis des siècles. Fargette les connaît autant que vous et moi, ce n’est pas utile de les rappeler. Il est vrai que parmi ses “adversaires” ceux qui évoquent un “racisme anti-noir” ou un “racisme anti-arabe” en les essentialisant, ou, encore pire, en racialisant ce qu’ils appellent des “souchiens” apportent de l’eau au moulin de M. Fargette. Mais on sait ce que valent certaines dénonciations lorsqu’on les reproduit symétriquement. <br />Pour revenir au “critère objectif” évoqué un peu plus haut, Fargette choisit de prendre la pose du candide. Il parait s’étonner que le racisme soit devenu un thème envahissant de l’espace public. On peut discuter, comme je l’ai fait au début de cette seconde partie, le contenu de certains discours antiracistes et les critiquer résolument sans pour autant relativiser la place et l’importance du racisme dans nos sociétés contemporaines. Mais également sans rabattre de manière abusive du racial sur du social. Selon Fargette, “les populations attachées aux libertés instituées dans les nations d’Europe seraient seules soupçonnables de racisme”. Voilà un propos bien étrange. Les courants politiques européens qui sous couvert de “problèmes posés par l’immigration” caressent l’électeur dans le sens du poil raciste ne s’adressent pas que je sache à des “populations” particulièrement attachées aux “libertés instituées”. Une fois de plus M. Fargette se livre à une opération de contournement pour nier dans ce cas de figure le rôle, voire l’existence de ces partis, coteries et officines au sujet desquels on sait pourtant pertinemment que le racisme constitue le principal fond de commerce. Et puis ajouter (pour ces mêmes “populations”) que “leurs couches sociales les plus pauvres subissent pourtant l’essentiel du poids d’une immigration diffuse” conduit très logiquement à opposer “français de souche” et “immigrés”. Qui le fait ouvertement ? Qui prospère ainsi sur ce fumier ? Certes M. Fargette nous dit dans la foulée que c’est la faute des oligarchies. Mais dit-on le contraire dans les sphères les plus droitières ? On se souvient que dans l’entre-deux guerres le terme “ploutocratie” fleurissait dans les milieux de l’extrême-droite. Celui de “oligarchie” l’a remplacé dans la prose de nombreux commentateurs appartenant aux mêmes milieux. C’est quand même plus tendance !<br />Fargette revient sur un point pour lui fondamental : “Les populations nouvelles venues depuis l’Afrique du nord ou sub-saharienne ne se sentent aucune vocation à s’intégrer aux mœurs et aux habitudes des populations déjà établies, d’abord <em>parce que leur culture religieuse les incite à mépriser absolument les populations occidentales </em>“. Des populations de surcroît peu reconnaissantes puisque, selon Fargette, elles “ont été nettement moins mal reçues dans les 40 dernières années que les immigrants européens il y a un siècle”. Ce qui nous fait remonter à l’indépendance de l’Algérie. L’accueil en France des populations africaines et maghrébines se serait donc sensiblement amélioré depuis cette date ? Mais qui peut mordre à un tel hameçon ! Et puis n’y a-t-il pas un défaut ou quelque oubli dans ce raisonnement D’ailleurs pour une fois Fargette nous tend la perche. Si vous pensez à l’extrême-droite, répond-il en substance, elle est “de plus en plus floue et dépourvue de tout appareil de propagande sérieux”. Il ne va pas jusqu’à dire qu’elle compte pour du beurre mais il n’en est pas loin. Fargette évoque alors alors la “réaction diffuse d’allergie à l’Islam” des dix dernières années. Même si l’adjectif “diffus” parait bien euphémisant la discussion peut s’engager. Pourtant Fargette se garde bien de dire un mot sur la manière dont on alimente cette “allergie” quand elle ne se trouve pas instrumentée. Il ne manque pas de livres publiés depuis une dizaine d’années qui y répondent. Disons, pour ne pas tourner autour du pot, que l’on s’attendait moins à trouver pareille mention d’un “racisme anti-blanc” chez Fargette, avec ce qu’elle induit en terme de “représentation du monde”, qu’auprès de ceux dont l’islamophobie suinte par tous les pores de la peau ou d’autres qui veulent en tirer des bénéfices électoraux. Mais après tout la défense et illustration de l’Occident par M. Fargette, sous la forme exprimée dans les articles du <em>Crépuscule du XXe siècle, </em>y conduit très logiquement. Fargette n’en est pas encore à dire explicitement que, le colonialisme s’inversant, ce sont maintenant “les couches populaires les plus pauvres” qui subissent la loi du colonisateur islamiste, mais il l’exprime parfois implicitement ou sur le mode de la suggestion.<br />J’avoue ne pas pouvoir répondre à la question suivante : Guy Fargette est-il le disciple conséquent, atypique ou dévoyé de Cornelius Castoriadis ? D’autres lecteurs, plus instruits, ou plus concernés que moi devraient pouvoir y répondre. Je crois savoir en revanche que les analyses de M. Fargette seraient susceptibles, si elles étaient mieux connues, de recueillir un écho très favorable dans des milieux qui ne constituent pas l’habituel lectorat du <em>Crépuscule du XXe siècle. </em>Le témoignage ci-dessous en prouve le bien fondé. Ainsi sur le forum du Parti de l’In-nocence (organisation qui a appelé à voter Marine Le Pen en 2012), plusieurs membres ou sympathisants de ce parti ont pu trouver “admirables”, “remarquables”, “de très haute facture” deux des articles que je viens de commenter (la mention fargetienne d’une “bédouinisation capillaire” ayant été par exemple très appréciée). A vrai dire, cette proximité n’étonnera que ceux qui n’ont pas encore su ou voulu prendre la mesure de ce que signifie pour des Fargette et consort la défense de l’Occident. On le relativisera en ajoutant que ceci ne concerne qu’un petit milieu eu égard la notoriété de M. Fargette : dont le principal titre de gloire à ce jour est de figurer dans la liste des protagonistes de <em>Cette mauvaise réputation </em>de Guy Debord : mais après tout cette notoriété peut gagner en importance sur le mode de la “contamination capillaire” chere à M. Fargette. Debord cite dans cet ouvrage un passage du bulletin <em>Les mauvais jours finiront </em>le concernant (publié en 1990). J’en extrais le propos suivant (que Debord n’a pas jugé utile de commenter, tout comme le reste du passage, pour laisser au lecteur le soin d’apprécier par lui-même l’ironie de la chose) : “Sa démarche (celle de Debord) apparaît nécessairement comme un désir d’avènement de la catastrophe (...) Il est clair que la catastrophe historique constituerait pour lui une secrète revanche sur une humanité qu’il a comprise de façon très aléatoire”. Fargette était alors loin de soupçonner qu’il mettrait un jour ou l’autre en garde contre une catastrophe d’un autre type. On reconnaîtra que le discours catastrophiste de M. Fargette sur la menace islamique dans le monde occidental n’a rien de très original par les temps qui courent. L’intéressé faisait quand même preuve de plus d’originalité quand il révélait au grand jour la complaisance catastrophiste de Guy Debord. Ce que ce dernier n’avait pas manqué de relever pour le plus grand plaisir de ses lecteurs.<br />L’existence des Indigènes de la République fonde paradoxalement celle des animateurs du site F. de souche, et réciproquement (pour citer deux exemples particulièrement opposés). Les uns ont besoin des autres comme repoussoir. Il s’agit d’un jeu de dupes au sujet duquel je me suis efforcé de décrire le mécanisme. Qu’un Guy Fargette s’invite dans un tel banquet me permet de faire le lien avec la première partie de ce texte. C’est sans doute là le cas le plus caricatural (à l’échelle de l’évolution de Fargette vers une “défense de l’Occident” et ce que celle-ci implique) d’un penseur issu des “milieux radicaux”. Je précise que sur plusieurs autres thèmes que je n’ai pas traité (la réhabilitation du travail : “la revendication de l’anti-travail véritable sabordage d’un mouvement social” ; mai 68 : “ce que l’on appelle le mouvement de 68 n’a finalement constitué qu’une brève et superficielle parenthèse qui s’est dissoute avec l’évaporation du mouvement ouvrier dont (les contestataires) espéraient tant” ; la récupération des “avant-gardes” : “ces deux courants (surréaliste et situationniste) ont été complètement récupérés par l’industrie du divertissement dont la publicité est le moteur, parce qu’ils ont dés le départ cultivé un bluff principiel, et surenchéri sur cette base faussée”), Fargette s’inscrit sans contestation possible dans le courant analysé durant la première partie de ce texte.</p>
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<p>En 1999, l’année de la parution du <em>Nouvel esprit du capitalisme, </em>paraissait un ouvrage qui, sans avoir - et de loin ! - le retentissement du livre de Luc Boltanski et Eve Chiapello, représentait à son échelle l’une des premières remises en cause d’un mode de pensée que l’on qualifiera de “radical” faute de trouver une terminologie plus satisfaisante. Cet ouvrage, <em>Votre révolution n’est pas la mienne, </em>reprend ici et là un discours comparable à celui du <em>Nouvel esprit du capitalisme </em>dans le registre de la “récupération”. A la différence près que ses deux auteurs ne s’expriment pas en tant que sociologues (ou historiens, philosophes, politologues, etc.) mais comme acteurs (ou anciens acteurs) de la mouvance “radicale” depuis 30 ans : l’un venant des milieux situationnistes et anarchistes, l’autre de l’ultra gauche (<strong>16</strong>). Dans leur préface, François Lonchampt et Alain Tizon délivrent le constat suivant : “Il nous a fallu nous replonger douloureusement dans un passé où beaucoup de nos rêves se sont perdus, puisqu’il semble que toutes les tentatives sur lesquelles nous avons joué notre existence n’aient contribué qu’à faire advenir le monde que nous connaissons aujourd’hui”.<br />Les deux auteurs vont par conséquent nous entretenir dans <em>Votre révolution n’est pas la mienne </em>de leur déception, et de ses conséquences théoriques, pratiques, existentielles. A savoir : “Remettre en cause nombre de certitudes et tenter de comprendre comment nous avons été si vite rattrapés, puis dépassés par cette société même que nous voulions détruire et que nous avons malgré tout contribué à perfectionner”. Ces certitudes sont au nombre de trois. D’abord les possibilités historiques qu’aurait la société de classe de se dépasser. Ensuite la référence à l’aliénation (décrite en 1999 comme une “théorie confortable”) dans la vulgate radicale. Enfin que nous serions au “seuil de bouleversements décisifs”. Je laisse aux deux auteurs la responsabilité de ce triple constat. Il ne s’agit pas ici de le critiquer ou de l’amender, ni de le corriger. <em>Votre révolution n’est pas la mienne </em>m’intéresse en premier lieu pour le détail de la nature et des raisons de cette déception. Il représente donc de ce point de vue un document de première main sur ce phénomène de “déprise” en milieu radical ou assimilé. <br />D’aucuns, il est vrai, avaient précédé Lonchampt et Tizon dans ce “droit d’inventaire” (Jaime Semprun, entre autres, dans <em>L’abîme se repeuple </em>publié deux ans plus tôt), mais avec <em>Votre révolution n’est pas la mienne </em>les deux auteurs le systématisent d’une manière particulièrement virulente. Il me parait de surcroît plus justifié de me situer sur ce terrain “documentaire” si j’ajoute que ce livre est exempt de toute complaisance cynique, pas plus qu’il ne pratique le double discours ou le mode allusif. A la suite d’une remarque sur mai 68 que Lonchampt et Tizon n’ont jamais renié, l’évocation dans l’après 68 de l’engagement des deux auteurs (“C’est avec joie que nous avons fréquenté certains milieux radicaux dans la mouvance de l’anarchisme, de l’ultra-gauche ou de l’Internationale Situationniste, dont la théorie fut notre principale influence”) parait déjà anticiper ce qui s’ensuivra. De longues années plus tard la croyance s’est transformée en désillusion. D’ailleurs Lonchampt et Tizon insistent sur l’une de ces illusions : “Pendant que les révolutionnaires s’adressaient à des prolétaires mythiques, leurs adversaires parlaient aux prolétaires réellement existants”.<br />Rien de bien nouveau sous le soleil après tout : nos deux auteurs reprennent une chanson fredonnée auparavant par les anciens gauchistes. Lonchampt et Tizon citent le Pasolini des <em>Écrits corsaires, </em>fustigeant l’individualisme de son temps, pour le reprendre comme un modèle critique qui leur permettrait de retrouver cet individualisme derrière les postures “révoltées”, “asociales”, “rebelles” ou de mépris souverain à l’égard de toutes les conventions. Ceci n’étant pas étranger, ajoutent les deux auteurs, à la fascination des mêmes pour la voyoucratie. Lonchampt et Tizon associent alors cet individualisme (agrémenté d’inculture et de brutalité) à ce qu’ils appellent “un certain conformisme libertaire”. D’où, pour l’illustrer, une description à ce point chargée (“feignants de la tête”, “adeptes des solutions les plus irréalisables, les plus faussement naïves et les plus provocatrices”, “confort de l’extrémisme”, “cultiver l’irresponsabilité à visage découvert”, “gloriole de révolutionnaire”, “ignorance crasse au delà des dogmes autorisés”, “prêt à penser”, “insolences niaises”, “grossièretés à choquer le bourgeois du siècle dernier”, “phrases toutes faites”, “attitudes convenues aussi indigentes que celles du puritanisme bien pensant d’une autre époque”, etc.) que l’on se demande forcément quel genre de libertaires Lonchampt et Tizon ont-ils donc rencontrés durant plus de 20 ans ? Car ils n’ont pas un mot, après cette longue et fastidieuse énumération, pour replacer ce “conformisme libertaire” dans de plus justes proportions. Bien au contraire, ils chargent à nouveau la barque en déclarant haut et fort que les comportements de ces “libertaires auto-proclamés sont comparables à ceux des bourgeois”. La barque risque de prendre l’eau, et de couler pour le coup. Ceci étant précédé d’un autre morceau d’anthologie où l’on nous apprend, pour fustiger la doxa libertaire : “qu’il n’y a pas de société sans normes”, “que l’amour est aussi le lieu de tous les pouvoirs””, “que derrière le refus de toute hiérarchie il y a bien souvent que la haine de l’intelligence, de la distinction et de tout ascendant”, “qu’une certaine passion inégalitaire” débusque son médiocre, “qu’il faudra beaucoup d’autorité” pour “bouleverser cette société”, “que les femmes semblent avoir bien du mal, à présent, à se libérer des conséquences de leur dernière libération”, “que beaucoup d’immigrés trimbalent les pires arriérations dans leurs bagages”; etc. On hésite entre la franche rigolade et la consternation. Monsieur Prudhomme reprend du service. Cependant, franchement, pouvait-on s’attendre à ce qu’il prenne l’identité des auteurs de <em>Votre révolution n’est pas la mienne </em>? Enfin, cerise sur le gâteau, cette figure honnie de “libertaire” s’incarnerait dans la personne de Michel Onfray. Quoi que l’on puisse penser de ce philosophe il parait difficile de faire coïncider les différents états de ce “conformisme libertaire” avec la pensée de Michel Onfray (moins libertaire d’ailleurs qu’on ne le prétendait en 1999, la question ne se posant plus aujourd’hui).<br />Il s’est toujours trouvé dans les milieux révolutionnaires de tous genres (libertaires ou pas) des personnes enclines à faire de la surenchère sur des points doctrinaux, organisationnels ou depuis l’expression de leur subjectivité; quand d’autres, quelquefois les mêmes, venaient régler là quelque problème personnel ou psychologique, ou chercher des certitudes à bon compte. Cela n’a rien d’un secret ou d’une révélation, et ne date pas de l’après 68. Cependant, expérience pour expérience, j’ai toujours trouvé plus de réelle révolte, de capacité d’insoumission, de générosité, de camaraderie, et même de tolérance chez les libertaires qu’ailleurs. A vrai dire, ceci posé, si l’on essaie de comprendre la nature et la finalité des diatribes adressées par Lonchampt et Tizon aux “libertaires” et “radicaux” (accompagnés ou pas des adjectifs les plus dépréciatifs), il ne faut plus parler de déception mais de <em>ressentiment.<br /></em>C’est également le ressentiment qui inspire d’autres pages de <em>Votre révolution n’est pas la mienne </em>: celles-ci étant<em> </em>consacrées à cette Internationale Situationniste qui a tant influencé Lonchampt et Tizon (qualifiée en 1999 de “dogmatique”, avec ses “réponses à tout”, ses “outrances à répétition”, accusée d’avoir contribuer “à enrayer la pensée et l’imagination des contestataires nés dans la foulée de 68 ainsi qu’à éloigner les jeunes générations d’une rencontre qui paraissait inévitable”). Rien que ça ! Ce n’était pourtant qu’un hors d’oeuvre puisque les accusations tombent maintenant comme le plomb à Gravelotte sur le bataillon situationniste : “surestimation jusqu’au délire” de pseudo sujets révolutionnaires, critiques “sans nuances du vieux militantisme et de son contenu humaniste”, “narcissisme de peu d’envergure”, “apologie d’une certaine voyoucratie littéraire déjà repérable ça et là dans la gauche littéraire”, “sectarisme haineux érigé en affirmation exemplaire de la révolte”, “manifestations d’intolérance et de hargne dues à un prétendu <em>style de vie radical </em>“, “fascination pour l’aristocratie et les bas-fonds”, et j’en passe (on subodore que Patrick Marcolini, qui se réfère de manière positive à <em>Votre révolution n’est pas la mienne </em>dans son ouvrage, a lu attentivement ce paragraphe). Étrangement, après ce déluge de feu, nos deux artilleurs reprochent à l’I.S. de s’être “dissoute” au “moment “d’affronter le succès de certaines de ses idées”. Ceci parce que “certains des plus lucides et des moins carriéristes d’une génération révoltée étaient prêts à la rejoindre”. C’est plutôt contradictoire, camarades ! Pourquoi vouloir rejoindre une pareille planche pourrie ? Il est vrai qu’à cette époque tout était bon dans le cochon. On aimerait cependant connaître l’identité de ces “certains” ? Lonchampt et Tizon parlent-ils dans la vague ou ont-ils quelques exemples en tête ? On n’en saura rien. Dommage, nous aurions sans doute eu une explication supplémentaire sur ce phénomène de “déprise” envers les situationnistes et tutti quanti. <br />Sur Debord les deux auteurs n’ajoutent rien de vraiment original. On est quand même étonné, compte tenu de ce qui précède, de la surprise de Lonchampt et Tizon évoquant la “surenchère de louange et de flagornerie” depuis la mort de Debord, et de leur rage de “voir tout un gratin intellectuel” arriviste et inconsistant venir “voler sans vergogne quelques miettes” d’une pensée superbement ignorée du temps du vivant de Debord. La logique voudrait, dans le droit fil des attaques virulentes portées au mouvement situationniste, et en regard de la thématique récupératrice abordée dans d’autres pages, que nos deux auteurs se félicitent au contraire de ce type de récupération sur le mode “c’était déjà inscrit dans les gènes du situationnisme”. Les Marcolini et consort l’ont bien compris, eux. A moins que cette “déprise” concerne moins Debord que l’I.S. Non pas, puisque ce dernier en prend également pour son grade ! Il est question de “vanité sans bornes”, de “prétention inouïe”, “d’échec retentissant”, de “dandysme sulfureux”, d’un “hédonisme à la pose avantageuse”, de “phraséologie aussi arrogante qu’opaque”, et autres joyeuseté du genre.<br />Là aussi il faut se garder de confondre l’esprit et la lettre quand la lettre manque à ce point d’esprit et l’esprit tout autant de lettre. Le tableau brossé par Lonchampt et Tizon s’avère trop caricatural pour qu’on prenne la peine d’y répondre. Il y a des limites à tout, quand même ! Pourtant, j’y reviens encore, qui les deux auteurs ont-ils donc rencontré durant toutes ces années ? Quel genre de relations ont-ils eu avec ces anars ou ces situs traités en 1999 de tous les noms d’oiseaux ? Comment ont-ils pu supporter si longtemps cette doxa libertaire et situationniste, et leur public de jouisseurs et de décérébrés ? En ont-ils avalé des couleuvres pendant tout ce temps pour ensuite les recracher dans une langue vipérine !<br />Quand, pour conclure là dessus, Lonchampt et Tizon se demandent depuis quel héritage il serait encore possible de construire quelque projet, ils en excluent bien évidemment les surréalistes (avec leurs “déclarations tonitruantes”, leurs “prétentions sans borne”, et leurs “provocations aussi faciles qu’inutiles”). Ceci assorti du sempiternel couplet sur les exclusions que nos deux auteurs imputent, sans craindre le ridicule, à la volonté des surréalistes de rester fidèles à “la lumière léniniste d’Octobre”. On l’a bien compris : Lonchampt et Tizon ne veulent surtout pas “rejouer à l’avant-garde”. J’en termine avec cet avant-gardisme voué aux gémonies en relevant chez les deux auteurs cette curieuse remarque. Selon eux “le pouvoir aurait appris depuis la condamnation des <em>Fleurs du mal</em>ce qu’il peut et doit laisser faire”. Ceci me parait bien imprudent. Il faudra attendre presque un siècle (l’année 1949) pour voir la Cour de Cassation se prononcer contre le jugement de 1857 condamnant Baudelaire. Le “pouvoir” a quand même mis beaucoup plus de temps à rectifier son erreur que Lonchampt et Tizon la leur (à une tout autre échelle j’en conviens). L’exemple de <em>Madame Bovary </em>(Flaubert est traîné devant les tribunaux, puis acquitté) aurait été plus indiqué. Mais Baudelaire comme parangon de la “négation” et de l’avant-garde faisait mieux l’affaire que l’ermite de Croisset.<br />Malgré des analyses qui recoupent parfois celles du <em>Nouvel esprit du capitalisme, Votre révolution n’est pas la mienne </em>a d’abord valeur de témoignage et de symptôme. Ses auteurs entendent témoigner d’une “déprise”, de celle qui les a conduit à quitter avec perte et fracas le rafiot “radical” sur lequel ils se trouvaient embarqué au lendemain de mai 68. On peut décliner de manière différente pareille volonté de prendre congé : ici cela se traduit sur le mode du ressentiment. C’est ce qui transforme “ce que nous avons tant aimé” en détestation pure et haine vivace. Du sol autrefois fertile, de cette promesse de jardin d’Eden, ne subsiste qu’une terre brûlée et désolée, incapable de donner le moins fruit. On imagine que cette “prise de conscience” ne s’est pas faite du jour au lendemain : à un certain moment, à la faveur de circonstances ou en raison d’un événement précis, Lonchampt et Tizon se sont progressivement dépris de leurs “croyances”. Pourtant la façon dont ils en témoignent obéit moins à un principe de rationalité qu’à un article de foi : nous n’y croyons plus, disent en substance les deux auteurs (et nous haïssons d’autant plus cette “croyance” que nous avons longtemps mangé de ce pain là).<br />Après tout, le vers n’était-il pas déjà dans le fruit ? On l’a maintes fois observé avec les anciens communistes, puis gauchistes : les premiers croyaient au communisme du “petit père des peuple”, les seconds à la Révolution. Nous nous sommes trompés, disent-ils de concert. Même si en milieu “radical” on serait à priori plus averti, plus circonspect, ou davantage protégé contre l’adhésion aveugle à une doctrine, on observe cependant, à l’instar des auteurs de <em>Votre révolution n’est pas la mienne, </em>que la règle précédente s’applique à quelques uns de ceux qui ne manquaient pas en leur temps de couvrir de sarcasmes et de traiter par le mépris ce qu’il leur importe maintenant de préserver, conserver ou défendre. Sans doute étaient-ils loin alors de se douter qu’ils passeraient un jour sous de telles fourches caudines. <br />Il s’agit d’un problème plus complexe qu’il n’y paraîtrait. Il faudrait se doter d’un appareillage critique comparable à celui que Nietzsche, dans le registre philosophique, déploie depuis <em>La généalogie de la morale </em>pour tenter d’apporter des réponses plus précises et plus satisfaisantes sur ce phénomène de “croyance” (et ce partant de “déprise”) en milieu révolutionnaire généralement, et “radical” plus particulièrement. Je me contenterai de poser ci-dessous quelques jalons, et de proposer deux trois pistes. J’ai pu, sur le mode de la boutade, me décrire vers le milieu des années 1970 comme “ayant un pied chez les anars, un pied chez les situs, et la tête dans la poésie moderne”. J’ajoute, presque quarante ans plus tard, qu’il n’y aurait pas trop lieu de modifier cette description. Ma situation n’étant pas unique, loin de là, cela signifie que l’on pouvait partager pour l’essentiel, sur le plan théorique, les thèses situationnistes sur la critique du spectacle, de la marchandise, et du monde tel qu’il va sans pour autant s’interdire d’exercer son esprit critique, ou de contester certains aspects doctrinaux. L’importance, pour ce qui me concerne, accordée au surréalisme pouvait aller jusqu’à un désaccord sur la question de l’art, en la prolongeant par celle du “comment vivre poétiquement dans le monde”. Une certaine éthique libertaire, ou un goût pour la marge et les marginalités me permettaient également de faire entendre quelque différence. De l’eau ayant depuis coulé sous les ponts, reprendre ce questionnement tel quel n’aurait pas aujourd’hui grande signification. Ce qui reste, fondamentalement, doit être mis sur le compte d’un goût et d’une appétence pour la critique sociale (entendue, pour se démarquer des interprétations la révisant à la baisse, comme <em>critique radicale </em>). C’est même une nécessité quand d’aucuns prétendent exercer leur esprit critique en convoquant le ban et l’arrière ban des penseurs qui n’ont eu ou n’ont de cesse de fourbir des armes contre cette même critique sociale (du moins tel que je l’entends).<br />Cela renvoyait, pour revenir sur la description précédente, à une attitude hétérodoxe. Aujourd’hui, quarante ans après la dissolution de l’I.S., comme je l’ai indiqué, cette hétérodoxie n’a plus lieu d’être. Et l’orthodoxie alors ? Maintenir quelque chose de cet ordre, en ne quittant pas les situationnistes, n’a plus la même signification que dans les années 70 et 80. On observe aussi, autre cas de figure, que certains “repentis” ont échangé l’orthodoxie d’origine contre une autre, devenant par cela même particulièrement critiques envers la première (et cela vaut pour d’autres que les situationnistes bien évidemment). C’est l’occasion de revenir par un autre biais au phénomène de “croyance” analysé depuis <em>Votre révolution n’est pas la mienne. </em>Pour reprendre la notion de révolution (entendue pour l’auteur de ces lignes comme volonté de “changer la vie” et “transformer le monde”) : à côté des raisons objectives qui rendent nécessaire cette transformation (les habitants de cette société “se sont divisés en deux partis (...) dont l’un veut que l’autre disparaisse”) , il importe également de la traduire en terme de <em>nécessité intérieure. </em>Il ne s’agit pas tant de croire, comme si l’on était révolutionnaire ou pas en fonction de lendemains qui chanteraient ou déchanteraient, que de ne pas se retrouver en deçà de ses propres exigences (celles-ci étant communes à ceux qui n’entendent pas transiger sur cette double nécessité). Certes on peut le nuancer d’une époque à l’autre, en remplaçant le cas échéant “ne pas se retrouver en deçà” par “ne pas désespérer”. Ceci ne change pas fondamentalement la nature de ce propos : l’indication d’une incompatibilité entre le “croire” et cette “nécessité intérieure”. C’est vouloir distinguer ici et là une ligne de partage des eaux. Il en résulte que les rivières qui prennent de part et d’autre leurs sources dans un massif commun ne se jettent pas dans la même mer.<br />Revenons à des considérations plus triviales. Lonchampt et Tizon reproduisent à l’échelle “radicale” le genre de littérature illustrée précédemment par les anciens communistes d’abord, les anciens gauchistes ensuite sur le mode du repentir. On l’avait ailleurs constaté : la violence verbale à l’égard des “anciens compagnons” s’explique d’abord par le ressentiment. <em>Votre révolution n’est pas la mienne </em>en est l’exemple le plus achevé et à ce jour insurpassé. Pourtant le ressentiment ne peut à lui seul tenir lieu d’explication si l’on se reporte à d’autres situations. On ne saurait, pour changer le fusil d’épaule, tenir le même discours avec les anciens radicaux de l’Encyclopédie des Nuisances (ou de ceux qui sont passés avec armes et bagages dans le camp “anti-industriel”). Des éléments ressentimentaux apparaissent quelquefois derrière un commentaire (le rôle occulte, voire duplice joué par Debord vers le milieu des années 1980 en est généralement la cause) mais ne représentent pas l’essentiel. A l’origine l’EdN se situait dans une lignée post-situationniste : entre autre parce qu’elle reprenait une critique, celle des nuisances, élaborée par Debord en 1972 (dans <em>La seconde scission </em>) et laissée en grande partie à l’état de chantier. Ensuite l’EdN a viré sa cuti situationniste, puis debordienne. Ce qui l’entraînait, selon un processus de “fuite en arrière” caractérisé, à jeter par dessus bord révolution, avant-garde et modernité. J’ai émis l’hypothèse dans la première partie de ce texte, en me référant au dernier ouvrage significatif publié par les Éditions de l’Editions de l’Encyclopédie des Nuisances (signé par Riesel et Semprun), que l’EdN avait joué dans cette histoire un rôle d’apprenti sorcier. En 2008 Riesel et Semprun font de nouveau les yeux doux à la critique sociale “les ayant formé quarante ans plus tôt”. Sauf que le bébé auparavant avait été jeté avec l’eau sale. Et, pour reprendre un invariant encyclopédique, de toute façon c’était déjà trop tard. Il en découle, parmi d’autres raisons, que l’EdN (d’ailleurs privée depuis le décès de Jaime Semprun de sa principale force de frappe) n’a plus la place qui était encore la sienne au début de ce siècle au sein du groupe hétérogène des “anciens radicaux”. Auparavant déjà, dans sa période “militante” (celle des derniers temps de la revue) elle n’avait su ou pu fédérer les divers groupes composant alors le milieu de l’écologie radicale. Elle s’est ensuite fait connaître plus largement à travers les éditions du même nom. Son lectorat, au fil des ans, n’étant pas uniquement composé d’anciens radicaux mais également de lecteurs généralement plus jeunes venant d’autres milieux (en y ajoutant des intellectuels, comme Finkielkraut, séduits par certaines thèses encyclopédiques).<br />La nébuleuse dont je tente ici de définir les contours n’est donc pas, je le répète, composée que d’anciens radicaux. Ceux-ci n’en ont pas moins constitué le fer de lance d’une tendance à l’oeuvre dont j’ai souligné dans les première et seconde parties de ce texte les aspects régressifs. Malgré ce qui différentie l’un ou l’autre des éléments de ce conglomérat (aux deux extrémités du spectre un Fargette qualifie l’EdN de “minuscule secte”), ce qui vaut en plus à un Michéa, un Méheust, un Marcolini, voire aux deux auteurs de <em>Votre révolution n’est pas la mienne </em>d’y figurer doit être mis en rapport avec leur conservatisme (explicite ou implicite selon les cas). C’est à dire dans leur capacité, ou leur manière de rendre acceptables, actuels ou séduisants des thèses, des analyses et des positionnements qui ressortent de la tradition conservatrice. On ne confondra pas ce conservatisme avec l’école dite des “néoconservateurs” américains : ces derniers tenant lieu de boite à idée pour les administrations républicaines de ces deux dernières décennies. Nos conservateurs à la mode frenchie entendent eux préserver et conserver des valeurs traditionnelles mises à mal par les “progressistes” de tout poil (gauchistes, radicaux, avant-gardistes et penseurs de la modernité). Parmi ces valeurs deux d’entre elles méritent que l’on s’y arrête un instant en raison de la place qui leur est consacrée, mais plus encore parce ce qu’elles mettent en branle par delà l’aspect strictement conservatoire de cette défense : la famille, et surtout le travail. <br />Cette défense de la famille, explicite chez un Michéa (son intérêt pour certaines théorisations psychanalytiques l’entraînant à se référer positivement au courant dit de “l’ordre symbolique”, gardien sourcilleux de la famille traditionnelle), s’avère plus implicite chez les autres auteurs de cette nébuleuse conservatrice. Ce que l’on voudrait préserver et conserver entre plus en résonance, bien évidemment, avec l’enseignement d’un Proudhon que d’un Pétain. Ces messieurs, les nôtres, s’accordent cependant difficilement sur les causes du délitement de la famille : soit on en accuse le capitalisme, soit les contestataires.<br />On observe moins de flou, de retenue ou de relative indifférence avec le travail : là nous sommes dans de l’explicite, et du lourd dirais-je pour quelques uns de ces messieurs. A les lire, cette critique du travail (entendue ici dans le sens de l’obligation salariale, il va sans dire), qui aujourd’hui les révulse, n’aurait pas ou peu d’antériorité avant, par exemple, le fameux “travaillez jamais !” de Guy Debord, ou “les oukases situationnistes” sur la question, ou plus généralement son large emploi dans la galaxie postsoixanthuitarde. C’est oublier que cette critique du travail là ne date pas de la seconde moitié du XXe siècle mais qu’elle se trouvait déjà exprimée dans plusieurs courants anarchistes (pas chez les proudhoniens certes), et avec force et talent dans l’indispensable pamphlet de Paul Laffargue, <em>Le droit à la paresse. </em>Mais auparavant, Ciceron, Lessing, Rimbaud, puis, après Laffargue, Vian, Dhôtel, Pirotte, parmi tant d’autres, s’inscrivaient déjà en faux contre cette “valeur travail”. Il faut également associer à cette critique du travail le principe du sabotage : “à mauvaise paye, mauvais travail” préconisait l’excellent Émile Pouget pour justifier la pratique du sabotage dans les entreprises. <br />Parmi nos nouveaux thuriféraires du travail, l’un d’entre eux a relevé la contradiction suivante : ceux qui revendiquent “l’anti travail” se livrent par cela même à un “véritable sabordage d’un mouvement social”. Cette contradiction, pour renchérir sur l’implicite du propos de Guy Fargette, pourrait s’appliquer à d’autres domaines (blocage de compteurs EDF, vols de livre, perruque, etc.). La critique du travail, de mon point de vue, n’est que l’un des aspects d’une critique plus globale, laquelle passe par la suppression du salariat. L’une ne va pas sans l’autre : on ne peut vouloir supprimer le salariat sans argumenter résolument en défaveur du travail salarié. Si les conflits sociaux présentent aujourd’hui un aspect plus défensif qu’offensif, c’est aussi, à côté d’autres raisons, conjoncturelles, d’ordre économique et social, bien connues, parce que cette critique du travail a moins le vent en poupe. Le paradoxe n’est qu’apparent. La montée du chômage figure au premier rang de ces “raisons conjoncturelles” et explique en grande partie cet aspect défensif, et donc la révision à la baisse des perspectives de mouvement social de grande ampleur. Pourtant ceci n’épuise pas le sujet et ne saurait répondre définitivement à la question posée précédemment sur l’influence délétère (ou supposée telle) de la critique du travail sur les mouvements sociaux. A moins de l’envisager d’un strict point de vue moral. <br />N’est ce pas l’implicite de la remarque fargetienne (qui rejoint un point de vue très dominant) ? A savoir : comment peut-on critiquer ainsi le travail quand une partie importante de nos concitoyens se retrouve sans emploi ? J’aggrave même le cas de ceux qui se retrouveraient dans l’oeil du cyclone si j’ajoute que certains, parmi ceux-ci, non content de mépriser la “valeur travail”, préfèrent vivre avec des allocations chômage plutôt que d’aller vendre leur force de travail, voire - enfer et damnation ! - après avoir auparavant fait le nécessaire pour se retrouver au chômage ! Le choeur des offusqués répondra que ces chômeurs (appelés des “faux chômeurs” pour les distinguer des “vrais chômeurs” qui battent leur coulpe en adoptant un profil bas) prospèrent sur le dos de la collectivité. Nous ne sortons pas de ces considérations morales. Pourtant, sur le volume de la phynance proprement dite, que représentent les rémunérations de ces “chômeurs volontaires” si on les compare aux prébendes de ceux qui vivent grassement sur le dos de la collectivité en faisant fructifier un argent toujours indûment gagné ? Entre pas grand chose et trois fois rien. <br />Certes, un petit malin se détachant du choeur des offusqués me rétorquera que je ne quitte pas véritablement ces considérations morales. Comme le chantait le regretté Jean Arnulf, tout en question de point de vue : “vu par en d’sus ou par en d’sous”. Plus généralement on objectera que cette “critique du travail” est l’un des modes sous lequel se décline l’individualisme contemporain. Cela reste à voir. Celle que j’exprime ici n’est pas, je l’avoue, sans entrer en résonance avec l’individualisme d’un Thoreau par exemple, philosophique donc. En non depuis la conception sociologique d’un Lipovetski ou d’un Maffesoli. Quand j’évoquais plus haut la critique du travail comme l’un des aspects d’une critique plus générale, radicale dirais-je, je n’étais pas allé jusqu’au bout de ma démonstration. Cette critique s’avère structurellement inséparable de celle de la consommation. Pourquoi consommer des produits dont nous n’avons pas besoin, et pourquoi donc travailler pour les acquérir ? Là aussi il parait difficile de critiquer la consommation sans également critiquer le travail salarié. Cela a été dit et redit depuis longtemps. Ceci pour réaffirmer, afin de conclure là dessus, que la critique du travail reste la première des critiques, celle qui précède les autres : il suffit de tirer ce fil pour voir la bobine se défiler tout entière sous nos yeux.<br />Sur un autre plan, l’hostilité, le rejet, ou une souveraine distance à l’égard de Marx et du marxisme représente un second pôle de convergence. Cette aversion ou cet éloignement se déclinent différemment selon l’un ou l’autre de nos protagonistes. Et peut même, le cas échéant, prendre un aspect positif paradoxal à l’aide de citations extraites du <em>Manifeste du Parti Communiste </em>: la bourgeoisie étant par excellence la classe révolutionnaire en ce sens que “tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conception et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent”. On isole ici plusieurs des paragraphes de la première partie du <em>Manifeste du Parti Communiste </em>en se gardant bien de préciser ce qui suivra : l’apparition du mot “prolétariat” siffle d’ailleurs le fin de la récréation. Rien de bien nouveau sous le soleil, sur le fond : les anciens communistes, puis les anciens gauchistes étant déjà passés par là. Sauf que le rejet de Marx et du marxisme par ces derniers reprenait une argumentation classique : celle des pensées libérales ou “démocrate bourgeoise”. Alors que les plus virulents ici en l’occurrence de nos messieurs vont plutôt chercher leurs arguments anti-marxistes dans la pensée d’un Castoriadis, pour ne citer que lui. Le concept d’aliénation fait particulièrement l’objet d’un rejet pour des raisons qui ne se recoupent pas toujours : certains parlent d’une utilisation “facile” quand d’autres mettent l’accent sur le côté obsolète de la chose. Je ferai juste remarquer qu’il n’y a pas véritablement incompatibilité entre l’aliénation selon Marx, et ce qu’il faut entendre par “servitude volontaire” après La Boétie. <br />Le discrédit du concept d’aliénation s’observe parallèlement à la fortune de la notion “mutation anthropologique” (ou “révolution anthropologique) : laquelle tend à tordre le concept à travers des questionnements sur les effets plus ou moins durables et définitifs du processus. Le problème étant que l’on veut souvent aller plus vite que la musique en oubliant que pareille notion relève du long terme (ou de la longue durée). A ce titre la “mutation anthropologique” à la vitesse grand V prend place parmi les tartes à la crème contemporaines. Un penseur comme Anselm Jappe, par exemple, en fait un large usage dans <em>Crédit à mort </em>sans que l’on sache exactement de quoi il en retourne. Et puis, précision utile, cette “mutation anthropologique” peut être connoté négativement (Jappe entre autres) et positivement (j’y reviens rapidement). Dans le premier cas il s’agit assurément d’une contradiction insurmontable pour qui argumenterait encore en faveur de l’émancipation humaine. Pour le second cas je prendrai l’exemple de Castoriadis. En 1974 ce dernier évoquait “l’immense mutation anthropologique” déclenchée par le mouvement des femmes et des jeunes “qui est en cours et dont il est impossible de prévoir le cours et les effets”. Parallèlement Castoriadis constatait qu’elle prenait plus d’importance que celle initiée au XIXe siècle par le prolétariat. Ce qui était pour le moins imprudent. D’ailleurs, en 1979, dans l’article “Une interrogation sans fin”, ce constat se trouvait sérieusement revu à la baisse : luttes ouvrières, et mouvements des femmes et des jeunes se retrouvaient sur le même plan. Et il n’était plus question, pour ces derniers, de “mutation anthropologique”. Trois ans plus tard (l’article “La crise du monde occidental”), Castoriadis allait encore plus loin dans la révision du constat en évoquant le “reflux” de mouvements qui “n’ont ni pu ni voulu assumer un projet politique positif”. Nous sommes donc très loin de “l’immense mutation anthropologique” annoncée huit ans plus tôt. <br />Il n’est pas exclu que ces deux exemples (les femmes, les jeunes) soient mal choisis. Mais ce sont ceux de Castoriadis. Et puis, plus généralement, du point de vue des effets pernicieux de la consommation, le terme aliénation parait plus approprié pour les traduire et en rendre compte. A moins de vouloir trouver quelque équivalent de “cette mutation anthropologique” dans les effets de la relation que les jeunes générations entretiennent avec les nouvelles technologies, et à travers ce que ce type de dépendance induirait à plus ou moins long terme. Cela repose la question de la durée (sur quelle échelle du temps ?), et du sens : cette “mutation anthropologique” n’aurait-elle que des aspects négatifs ? Pourtant le Castoriadis de 1974 semblait l’infirmer. Bon, nous n’avons guère avancé dans la réflexion sur la pertinence ou pas de cette “mutation anthropologique”. On voit mieux en revanche où d’aucuns veulent en venir. Il n’y a rien à attendre de ces “mutants”, de ces “hommes nouveaux” à la mode de ce temps, disent-ils sur un ton plus ou moins désolé : les carottes sont définitivement cuites. <br />Cette réflexion resterait incomplète, si de nouveau, à la lumière de ce qui vient d’être dit, elle ne revenait sur la thématique catastrophiste. Il est indéniable qu’en ce début de XXIe siècle le catastrophisme exerce une fascination, voire une séduction comparable, toute proportion très gardée, au “révolutionnarisme” des deux siècles précédents. L’audience rencontrée par les thèses écologiques les plus radicales durant les années 70 s’apparentait à une prise de conscience. Au fil des ans, progressivement, des considérations plus globales sur l’état du monde sont venues se greffer sur les discours écologiques les plus alarmistes jusqu’à remettre en cause le mode de la société industrielle (du moins dans le monde occidental). Je l’ai déjà suffisamment évoqué pour ne pas y revenir. En revanche il parait nécessaire de remonter le temps jusqu’à l’année 1794 pour reprendre cette discussion sous l’angle abordé un peu plus haut.<br />Dans un petit traité intitulé <em>La fin de toutes choses, </em>Emmanuel Kant constate d’emblée que “cette pensée (celle de “la fin de toutes choses”) a de quoi donner le frisson, car elle conduit, pour ainsi dire, au bord de l’abîme, d’où il n’est pas possible, pour celui qui y tombe, de revenir (...), pourtant elle a quelque chose d’attirant ; car on ne peut s’empêcher d’y ramener toujours et à nouveau son regard qui se détourne d’effroi”. Mais l’opuscule kantien nous intéresse en premier lieu pour de toutes autres raisons. Kant recense une série de signes annonciateurs de la “fin de routes choses” exprimés ici et là dans la société de son temps : “l’injustice triomphante” (l’oppression des riches vis à vis des pauvres), “la perte générale de la fidélité et de la foi”, “les guerres sanglantes” qui n’en finissent pas, “la décadence morale” et “l’augmentation rapide de tous les vices et les maux qui les accompagnent”, et encore “les changements extraordinaires de la nature”, “les tremblements de terre”, “les tempêtes et les inondations”, “les comètes et les météores”. Kant indique qu’il s’agit dans ces cas de figure de “la fin naturelle de toutes choses” (entendue pas uniquement du point de vue physique, mais également moral).<br />Abordant dans un second temps “la fin mystique (ou surnaturelle) de toutes choses”, le philosophe cite le passage suivant de <em>L’apocalypse </em>: “Un ange lève la main au ciel et jure par Celui qui vit pour le siècle des siècles, qui a créé le ciel, etc. : <em>qu’il n’y aura désormais plus de temps </em>“. Kant le commente ainsi : “Il faut supposer qu’il a voulu dire que, désormais, il n’y aurait plus de <em>changement, </em>car s’il y avait encore du changement dans le monde, il y aurait encore du temps, puisque c’est seulement dans le temps qu’un changement peut avoir lieu et on ne peut absolument pas concevoir ce dernier sans cette présupposition”. Il ajoute, précision importante, que là “où il n’y a pas de temps, <em>aucune fin </em>non plus ne peut arriver, ce concept est simplement un concept négatif de la durée éternelle”. <br />Commentant le Kant de <em>La fin de toutes choses, </em>le philosophe Michaël Foessel (dans un ouvrage publié en 2012, <em>Après la fin du monde,</em> sous-titré “Critique de la raison apocalyptique”) établit un lien entre ce texte et un autre article célèbre de Kant écrit dix ans plus tôt, <em>Qu’est ce que les Lumières ? </em>Entre temps un “événement considérable”, la Révolution française, a mis Kant dans l’obligation de prendre la “défense du mouvement historique et culturel dans lequel il s’inscrit” (contre les penseurs contre-révolutionnaires qui reprennent à leur compte un discours apocalyptique pour dénoncer à travers cette révolution la remise en cause radicale de l’ordre sur lequel “l’humanité avait organisé son existence”). Cette défense prenant également la forme d’une “ontologie du présent”. Puisque ces “lectures apocalyptiques de la Révolution française” entendent rendre responsable les Lumières des excès de la Terreur, il importe donc à Kant “de neutraliser le thème de la fin du monde au moment où il est convoqué, en même temps que la Révolution, les Lumières qui la portent”. Cette neutralisation passe par l’établissement d’un lien “entre la raison et la négation du monde” : les penseurs contre-révolutionnaires n’étant que “les derniers représentants en date d’une métaphysique” décelant dans cet événement leur volonté de “voir le temps supprimé”. Partant de la distinction kantienne entre les progrès scientifiques et techniques de l’humanité, et ses progrès moraux, Foessel ajoute ces lignes qui valent comme conclusion temporaire : “Dire, comme le fait Kant, que le progrès moral de l’humanité est “indéfini” n’est pas la marque d’une assurance prométhéenne que l’invention de l’arme nucléaire, par exemple, nous forcerait à abandonner. C’est au contraire une manière de rappeler que rien n’est définitif dans l’histoire”. <br />Ce détour par le Kant de <em>La fin de toutes choses </em>prouve à l’évidence que la “philosophie moderne” n’a pas attendu la révolution industrielle, ou Hiroshima, ou les crises écologique et sanitaire de la fin du XXe siècle (et de ce début de XXIe siècle), voire de la montée du fondamentalisme musulman pour être confronté à l’idée de “fin du monde”. S’il est vrai que les lectures apocalyptiques de la Révolution française ont fait long feu (quoique...), nos catastrophistes à la mode d’aujourd’hui concentrent leurs tirs sur la triade sciences et techniques, progrès et modernité. A ce titre d’aucuns, plus en amont, mettent en accusation les Lumières pas tant pour avoir engendré la Révolution française (quoique...) que les valeurs du monde moderne qui est le nôtre. Et s’il est vrai également que Kant et les penseurs des Lumières faisaient en quelque sorte le pari que le monde qu’ils défendaient poursuivrait son cours malgré la disparition d’un ordre social millénaire ou les transformations profondes liées à la modernité, la question de la fin du monde reposée depuis une tout autre perspective à l’avènement de la révolution industrielle, puis diluée dans les affrontements de classe des XIXe et XXe siècle, a resurgit après Auschwitz et Hiroshima, et plus encore depuis la crise écologique, sanitaire et civilisationnelle de notre monde contemporain.<br />Un ouvrage sous titré “critique de la raison apocalyptique” devait tôt ou tard se confronter à la pensée de Günther Anders. Michaël Foessel écrit : “Nous pensons que le catastrophisme d’Anders tire des conclusions erronées d’une intuition juste. S’il est une mauvaise réponse à une bonne question, c’est d’abord parce qu’il cède à la tentation de dater la catastrophe. Selon Anders, le temps de la fin a commencé le 6 août 1945”. Foessel prolonge sa critique par des considérations philosophiques qui ne seront pas débattues ici. Ne voulant pas me prononcer pour l’instant sur la pertinence, ou pas, de poser la “question Anders” dans les termes mêmes de Foessel, je ferai auparavant un détour par <em>Le temps de la fin </em>(un petit livre qui constitue en réalité le dernier chapitre de l’ouvrage <em>La menace nucléaire : considérations radicales sur l’âge atomique </em>).<br />Günther Anders y établit une distinction entre l’apocalypse chrétienne (l’histoire des peurs eschatologiques) dont le concept “se révèle n’avoir été qu’une simple métaphore”, voire même “qu’une fiction”, et “le véritable danger de fin du monde”, celui qu’Anders date de 1945 (Hiroshima donc), “le premier a être objectivement sérieux”. Anders, cependant lecteur de Kant (il se réfère à <em>Critique de la raison pratique </em>dans <em>Le temps de la fin </em>) parait étrangement ignorer l’existence de <em>La fin de toutes choses, </em>pourtant parmi les textes de Kant celui qui entre le plus (et comment !) en résonance avec le propos du <em>Temps de la fin.</em>Cela n’est pas sans étonner et plus. Je suis bien obligé de relever chez Anders l’absence de la relation kantienne (décisive à mes yeux) entre “temps” et “fin du monde”, puisque selon Kant “penser comporte un moment de réflexion qui ne peut avoir que dans le temps” et “là où il n’y a pas de temps, aucune fin de peut advenir”. D’où ce paradoxe d’un Anders pensant la fin du monde en l’inscrivant dans une temporalité précise. La remarque de Foessel est donc en partie justifiée.<br />Quand Jaime Semprun en 2003 évoquait une “catastrophe en cours” entre Hiroshima et Tchernobyl il reprenait le point de vue d’Anders. Après une courte période où, comme on l’a vu, le curseur encyclopédique s’était particulièrement affolé le long de l’échelle temporelle de la catastrophe, Riesel et Semprun en concluaient finalement (en 2008) à un écroulement en quelque sorte indéfini de la société industrielle, ou du moins s’inscrivant dans le très long terme. Ce qui signifie que nos encyclopédistes (mais également Bertrand Méheust) en renonçant in fine à dater la catastrophe s’affranchissent du cadre conceptuel proposé par Anders (pourtant le seul, selon ce dernier, à être “objectivement sérieux”) pour reprendre cette antienne apocalyptique au sujet de laquelle, citons Anders, “On attendait une fin qui ne venait pas. Elle était, pour aller vite, infondée”. Un concept qui se révélait n’avoir été qu’une simple métaphore, voire une fiction.<br />Certes on ne parlera pas ici de “nouveaux apocalypsiens” en l’absence de toute référence théologique ou de réelle filiation avec les pensées eschatologiques. Cependant cette manière de camper sur deux versants opposés permet d’approfondir un peu mieux la notion de catastrophisme. Ceci dit faut-il accoler cette “qualité” à Günther Anders ? Il y a des aspects catastrophistes dans cette pensée mais ceux-ci doivent être mis en balance avec d’autres. Les dernières pages du <em>Temps de la fin, </em>par exemple, durant lesquelles l’auteur, en évoquant “la tâche qui nous est proposée maintenant”, entend “gagner le combat qui oppose temps de la fin et fin des temps” en apportent une illustration. On pourrait, peut-être, pour décrire un courant contemporain proche de l’écologie dite radicale, plus ou moins inspiré d’Anders, parler d’un “catastrophisme modéré”. Un oxymore en quelque sorte, mais un auteur comme Jean-Pierre Dupuy ne se réclame-t-il pas d’un “catastrophisme éclairé” ? Je crains cependant que le catastrophisme n’éclaire rien : qu’il participe plutôt de la confusion ambiante quand il ne fait pas entendre la douce musique (“on ne peut plus rien faire, et de toute façon c’est déjà trop tard”) de la résignation. Mais nous n’en avons pas encore fini avec le catastrophisme. On verra dans la dernière partie en quoi plus précisément il représente une idéologie.<br />A la fin de son livre Michaël Foessel estime, en terme de “menace”, que le “danger actuel” réside moins “dans l’apocalypse que dans l’apparition d’une nouvelle forme d’insensibilité”. De là ce “rêve de vies déjà ordonnées à des prothèses” et autres facteurs (dont l’intériorisation de la catastrophe, “pour ne plus la voir”) contribuant à promouvoir un devenir “d’hommes <em>imperturbables </em>“. La remarque ne manque pas d’intérêt et les développements qui l’étaye paraissent fondés, pourtant je préférerais exprimer différemment ce point de vue. Ce que décrit Foessel renvoie à notre monde postmoderne. L’insensibilité en question figure parmi ces traits d’époque qui sont l’un des marqueurs de cette postmodernité. Si l’on fait comme Fredric Jameson l’hypothèse d’une proximité entre le temps des “perspectives révolutionnaires” et celui de la modernité, et donc de leur vacuité ici et maintenant, notre époque postmoderne n’en finit pas de recycler la révolution en lui faisant porter les couleurs du catastrophisme. Dans ce monde postmoderne où rien ne serait censé advenir, sinon la circulation indéfinie du même, le catastrophisme ne peut que figurer parmi les agents reproducteurs du monde tel qu’il va.</p>
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<p>J’y reviens, une fois de plus : nos catastrophistes ou conservateurs new look sont au moins d’accord, malgré tout ce qui les sépare, pour déclarer obsolète toute perspective révolutionnaire, signer le constat de faillite des “avant-gardes” et de la modernité, et renvoyer dans les poubelles de l’histoire tout modèle utopique. A ce titre, malgré des déclarations d’intention en défaveur du capitalisme, leurs argumentations contribuent à renforcer l’idée, très dominante, que ce monde ne peut en aucun cas être transformé, ni la vie changée (dans la perspective décrite tout au long de ce texte, il va sans dire). Certes catastrophistes et consort ne décernent pas pour autant un satisfecit au monde tel qu’il va. Mais je me suis suffisamment exprimé sur le sujet pour ne plus y revenir.<br />La question n’est pas nouvelle : comment renverser cette perspective ? Je préférerais plus modestement allumer des contre-feux. Ceux-ci seront nécessairement précédés de deux principes fondamentaux. Chacun d’entre eux, comme on le verra, devant être mis à l’épreuve pour le replacer dans la dynamique souhaitée. Le premier de nos contre-feux aborde le domaine de l’histoire des sciences, des techniques et de l’environnement. Les autres s’inscrivent eux dans une perspective de “survivance, malgré tout” (en écho à la métaphore de “survivance des lucioles” dont il a été question dans la première partie de ce texte).<br />J’en viens aux deux principes qui viennent d’être évoqués. Du premier d’entre eux, le principe démocratique, posons comme préalable que chacun devrait pouvoir décider de ce qui le concerne <em>sur le plan collectif </em>en tous lieux : à l’usine, au bureau, dans un quartier, un village, dans les domaines de la vie active et des “loisirs”. Ceci étant corollaire d’une suppression de la propriété privée et d’une réappropriation collective selon les critères géographiques ou d’activité. Ceci et cela définissant le cadre démocratique : celui d’assemblées souveraines élisant des délégués élus et révocables à tout moment. <br />Bien évidemment cette démocratie là n’a pas grand chose à voir avec ce que l’on appelle généralement sous ce nom sans plus de précision. On sait ici que cette dernière renvoie en réalité à la notion de “démocratie représentative”, laquelle s’accommode pour le mieux de l’existence du capitalisme ou de l’euphémiste “économie de marché”. Le démocratie dont il est question ici ne sort pas de la cuisse de Jupiter mais résulte d’un long processus historique : depuis la république d’Athènes; puis celle de Florence, en passant par les périodes révolutionnaires des XVIIIe, XIXe et XXe siècles (plus particulièrement la Commune de Paris, la Catalogne durant la guerre d’Espagne, Budapest 56, Mai 68, etc...). Une démocratie en acte qui se trouve au carrefour des traditions marxiennes et libertaires avec les expériences dites de “conseils ouvriers” ou de “communisme de conseil”. Ceci est bien connu mais doit être constamment rappelé.<br />Parallèlement, ce principe énoncé il parait indispensable de le mettre à l’épreuve pour éviter que sa mise en application ne débouche sur la conservation de ce qui peu ou prou contribue à l’asservissement du genre humain. C’est dire que la démocratie doit avoir deux fers à ses pieds. Le premier, celui de l’émancipation, ressort indirectement du principe démocratique : il convient de décider collectivement des choix qui seraient à faire ici et là dans la mesure, bien évidemment, où ceux-ci s’inscrivent dans un processus d’émancipation. Il n’est pas question d’autogérer la police, l’armée, la prison, les secteurs publicitaire et nucléaire, pour s’en tenir à ces seuls exemples, mais de créer le type de société dans lequel ces institutions ou secteurs d’activité deviendraient obsolètes. C’est là qu’il faut en venir au second fer, l’exigence de radicalité. Car il convient également d’agir sur les causes profondes des effets que l’on entend modifier. C’est à dire défendre un point de vue qui n’entend pas transiger sur la question des fins. Mais pas par n’importe quel moyen. Ce qui nous ramène à la nécessité du cadre démocratique défini plus haut.<br />Pour le second de ces principes, celui d’utopie, il s’agit moins de décrire le détail de la société désirée que de contribuer à susciter le désir et la nécessité d’une figure du monde radicalement différente. L’esprit d’utopie se trouve ici convoqué plus que la lettre. Ou, pour le dire autrement, il n’est pas question de la prendre au pied de la lettre. Cela d’ailleurs renvoie à la notion d’utopisme : désirer et penser ce qui n’est pas. Henri Meschonnic dit quelque chose d’équivalent lorsqu’il remarque que l’utopie “passe donc nécessairement par le refus du monde tel qu’il est, ou tel qu’il est représenté”. Cette lettre, pour y revenir, entraîne à faire nettement la distinction entre les utopies dont la réalisation dessine les contours d’un monde “contraignant”, voire totalitaire, et celles qui s’inscrivent en faux contre l’idée même de contrainte, par excès si l’on peut dire (selon Miguel Abensour, “en matière d’utopie seul l’excès a valeur de vérité”). <br />Parmi ces dernières, l’oeuvre de Charles Fourier plus que tout autre le traduit superbement. Si certaines pensées, très sollicitées, trop sollicitées peut-être, finissent pas s’épuiser ou par perde de leur fertilité (sachant qu’une mise en jachère s’avère parfois nécessaire pour renverser le processus), d’autres, comme celle de Fourier, sont comparables à des gisements que l’on aurait peu ou pas exploité, par ignorance, frilosité, ou incapacité de traiter pareil minerais. Elles auraient donc l’avenir pour elles, n’en déplaise aux esprits chagrins et catastrophistes. On résumera l’oeuvre de Fourier en une phrase : en disant avec Simone Debout, qu’elle “est le plus haut défi jeté au malheur”.<br />Un lien peut être fait avec le précédent principe quand Benjamin indique que l’utopie posséderait deux visages, l’un étant tourné vers l’émancipation (l’autre vers le mythe : ce qui est une tout autre histoire qui sort du cadre de notre investigation). On ne saurait pour finir oublier que l’utopie reste la voie royale par laquelle les hommes (ceux du moins qui n’entendent pas se situer en deçà de leurs rêves) aspirent à <em>vivre poétiquement </em>dans le monde. <br />J’en viens maintenant au premier de ces contre-feux. L’ouvrage dont il est question ci-dessous met à mal quelques unes des <em>certitudes à bon compte </em>que l’on retrouve chez les uns comme chez les autres : dans le camp des défenseurs des sciences, techniques et technologies comme dans celui de leurs accusateurs. Rappelons, pour l’introduire, que le catastrophisme n’est pas une idée neuve. D’aucuns l’exprimaient déjà au milieu du XIXe siècle. En particulier un certain Eugène Huzar, auteur de <em>Fin du monde par la science, </em>qui en 1855 propose la première critique connue du progrès fondé sur le catastrophisme. A côté de prévisions pour le moins apocalyptiques sur l’avenir de l’humanité, étayées par l’incapacité de la société industrielle d’anticiper les conséquences souvent désastreuses de ses productions, Huzar précise néanmoins : “Je ne fais la guerre ni à la science, ni au progrès, mais je suis l’ennemi implacable d’une science ignorante, <em>impresciente, </em>d’un progrès qui marche à l’aveugle sans critérium, ni boussole”.<br />L’historien Jean-Baptiste Fressoz, dans l’ouvrage <em>L’apocalypse joyeuse </em>(sous titré : “Une histoire du risque technologique”), nous raconte en introduction l’histoire du petit livre de Eugène Huzar. Il indique que l’étonnement aujourd’hui devant pareille lecture, qui n’est pas sans remettre en question nombre de préjugés, vient de “notre méconnaissance des technociences du passé et des controverses qu’elles ont suscitées”. La tendance lourde, depuis le dernier quart du XXe siècle, à mettre en accusation le progrès et la modernité qui lui serait associée, vient de loin. On croit généralement que seuls étaient en présence les deux camps antagonistes : d’un côté les apôtres du progrès, et de l’autre leurs contempteurs indécrottablement réactionnaires. Il y eut également de nombreux citoyens, penseurs et “décideurs” qui durant la révolution industrielle “étaient bien conscients des risques immenses” liés à son développement. Cependant, ajoute Fressoz, “ils décidèrent sciemment, de passer outre”. Une précision importante à tous égards.<br />D’un chapitre à l’autre, Fressoz traite, ici de la controverse sur l’innoculation de la petite vérole, là de la vaccination antivariolique, plus loin de la relation entre l’ancien régime et “les choses environnantes”, plus loin encore de la libéralisation de l’environnement, pour conclure sur le risque industriel et sa gestion. Cette histoire qui couvre plusieurs siècles nous est restituée à travers les conflits, litiges et controverses qui apparaissent autour des risques et nuisances provoqués par les innovations technologiques (des vaccins aux locomotives en passant par les machines de tout genre et les usines chimiques). Une histoire par conséquent du risque technologique et des contestations et condamnations que ces technologies suscitèrent, et la manière dont ces critiques furent réduites ou surmontées pour permettre l’avènement de la société industrielle.<br />Ce livre balaie un certain nombre d’idées reçues. En particulier la perception d’une révolution industrielle comme “histoire de sociétés modifiant de manière inconsciente leurs environnements et leurs formes de vie”, dont on ne comprendrait qu’à “<em>posteriori </em>les dangers et leurs erreurs”. En réalité ces sociétés savaient à quoi s’en tenir quant aux risques que pareilles innovations entraînaient, et ne les envisageaient pas sans grande circonspection, voire même avec effroi. Comme le précise l’auteur : “la confiance n’allait pas de soi et il a fallu produire de manière calculée, sur chaque point stratégique et conflictuel de la modernité, de l’ignorance et / ou de la connaissance desinhibée”. C’est dire que les techniques et technologies passées au crible de <em>L’apocalypse joyeuse</em>“furent, en leur temps, des objets de doute, de dispute, de scrupule et de perplexité, au même titre que la technoscience contemporaine”. D’où cette constatation : “Il apparaît alors que les opposants ne prenaient pas parti contre l’innovation, mais plutôt pour leur environnement, leur société, leur travail et pour la préservation de formes de vie jugées bonnes”. Nous retrouvons là le propos de <em>Fin du monde par la science. </em><br />Jean-Baptiste Fressoz revient aussi sur une autre idée reçue. Contrairement à ce que l’on croit généralement “la technique n’a jamais fait l’objet d’un choix partagé”, à savoir d’un très large consensus. Son histoire “est celle de ses coups de force et des efforts ultérieurs pour les normaliser”. Ce qui repose la question du risque. Fressoz entend d’ailleurs “écrire une histoire comparative des différentes régulations du risque (par la norme technique, par les recours aux tribunaux, par la surveillance administrative, par les assurances) et de leurs effets sur les savoirs et les trajectoires techniques”.<br />Dans ce projet historique ambitieux, et qui a les moyens de son ambition, <em>L’apocalypse joyeuse </em>met à mal, nous y venons, plusieurs certitudes sur l’idée de progrès (entendue ici dans son acception scientifique et technologique), qu’elles émanent de ses thuriféraires ou de ses contempteurs. Les uns et les autres excipent d’un même “passé inument technophile” pour - les premiers - poursuivre dans la même voie, inéluctable selon eux (les bienfaits des technologies prenant le pas sur les risques) ; les seconds arguant du fait qu’ils “sont les premiers à distinguer dans les lumières éblouissantes de la science l’ombre de ses dangers”, afin d’en recueillir les bénéfices secondaires (une posture qui se révèle être une imposture historique, si les mots ont un sens). L’intérêt d’un ouvrage comme <em>L’apocalypse joyeuse </em>serait d’inciter technophiles et technophobes à se montrer plus circonspects et moins péremptoires : les uns dans leur défense et illustration du progrès, les autres dans leurs condamnations sans appel.<br />Mais laissons là les technophiles. Pour les seconds, parmi les technophobes, “nos maux écologiques constituent l’héritage de la modernité elle-même”.<em>L’apocalypse joyeuse </em>apporte des réponses plus circonstanciées. Fressoz, d’un chapitre à l’autre, à travers des exemples significatifs, prouve si besoin était “que la modernité n’a jamais été univoque dans sa vision mécaniste du monde et dans son projet de maîtrise technique”. L’auteur met justement en garde “contre le risque de se tromper d’ennemi” : il s’agit de ne “pas confondre la logique de la crise environnementale avec celle de la modernité”. Il faudrait écrire un autre ouvrage pour analyser dans le détail cette confusion, plus ou moins sciemment entretenue, depuis laquelle s’organisent, se déploient et prospèrent les discours catastrophistes de notre bel aujourd’hui. <br />Durant sa conclusion, Jean-Baptiste Fressoz recadre son propos dans une histoire plus globale, celle des transformations du capitalisme depuis l’avènement de la société industrielle. Cette réflexion n’est pas à proprement parler nouvelle. Il serait cependant souhaitable que certains aspects puissent être développés dans un prochain livre. L’auteur reste in fine en deçà de ce que nous pourrions attendre ici de “l’idée de démocratie”. Mais nous ne lui en tiendront pas rigueur : l’important, on l’a vu, étant ailleurs.<br />Dans la première partie de ce texte, commentant <em>La nostalgie de l’occupation </em>de Bertrand Méheust, je m’étais attardé sur un livre de Georges Didi-Huberman, <em>La survivance des lucioles, </em>pour préciser en quoi ce dernier ouvrage prenait le contre-pied de la doxa catastrophiste. Didi-Huberman se réfère à plusieurs bons auteurs pour évoquer une “survivance <em>malgré tout </em>“. C’est ce “malgré tout” que je voudrais retenir pour rappeler, une fois de plus, la phrase de Walter Benjamin : “C’est seulement à cause de ceux qui sont sans espoir que l’espoir nous est donné”. D’ailleurs la pensée de Benjamin incarne pour Didi-Huberman, plus que d’autres, ce qu’il faut entendre par la métaphore “survivance des lucioles”. Cela vaut aussi pour Adorno. Même (et j’ajouterai surtout) pour le plus pessimiste de ses ouvrages, l’indispensable <em>Minima moralia. </em>Adorno ne traduit-il pas de la manière la plus convaincante (qui n’est pas la moins désespérée) le nec plus ultra de cette “survivance malgré tout”, lorsque, confronté “aux infamies de l’existence”, il déclare “il n’y a plus maintenant de beauté et de consolation que dans le regard qui se tourne vers l’horrible, s’y confronte et maintient, avec une conscience entière de la négativité, la possibilité d’un monde meilleur”. Car cette possibilité, <em>malgré tout, </em>reste néanmoins présente d’un paragraphe à l’autre de <em>Minima moralia </em>: là même où la vie apparaît mutilée, aliénée, oppressée, inconsolée. Je pourrais tout comme Didi-Huberman donner d’autres exemples de “survivance malgré tout”. De nombreuses œuvres ou pensées, avant Benjamin et après, ne s’y dérobent pas, chacune à leur manière. Je ne m’interdis pas, plus loin, de reprendre cette démonstration sous un autre angle (<strong>17</strong>).<br />André Breton, dans <em>La lampe dans l’horloge </em>(un texte écrit en février 1948 et repris plus tard dans le recueil <em>La clef des champs </em>), se livre à une série de constatations qui ne sont pas sans présenter des analogies troublantes avec celles qui ont présidé aux différents exposés de cette “survivance malgré tout”. L’état du monde, aux lendemains de la Seconde guerre mondiale, n’a rien qui puisse inciter Breton à faire preuve d’un quelconque optimisme. Ce même mois de février, le “coup de Prague” range durablement la Tchécoslovaquie (chère aux surréalistes) dans le camp stalinien. Un an et demi plus tôt Hiroshima et Nagasaki ont été le théâtre “des progrès d’une folie meurtrière qui ne connaît plus de bornes”. Comment alors ne pas s’interroger sur “les nouvelles conditions faites à la pensée” : la conscience n’est-elle pas touchée, “menacée dans son substrat propre” ? Cela entraîne Breton à porter l’interrogation sur “les possibilités de tirer parti (...) d’une crise générale de la responsabilité”. Le bilan, moins de trois ans après la fin de la Seconde guerre mondiale, reste très contrasté. Cette période de l’après guerre, que l’on espérait “propre à la germination et au développement d’idées nouvelles”, se révèle globalement décevante. La présence de deux blocs antagonistes représente une menace pour l’avenir de l’humanité à travers l’hypothèse d’une troisième guerre mondiale. Une menace qui prend par ailleurs un aspect plus pernicieux quand “le domaine des idées (...) devient à ce point falsifié par les gribouilles des deux camps”. Breton en tire néanmoins l’enseignement que “la transformation du monde” s’avère “plus nécessaire et incomparablement plus urgente que jamais”, mais qu’en raison des menaces nouvelles qui pèsent sur l’humanité elle “demanderait à être repensée de fond en comble”. Ici Breton rejoint le propos plus haut cité d’Adorno (ou le nôtre d’une “survivance malgré tout”) lorsqu’il précise : “Du sein de l’effroyable misère physique et morale de ce temps on attend sans désespérer encore que les énergies rebelles à toute domestication reprennent à pied d’oeuvre la tâche de l’émancipation de l’homme”. Breton reconnaît que l’exercice se révèle particulièrement difficile. Et qu’il faut surmonter bien des découragements pour s’atteler à une pareille tâche.<br />Pourquoi alors, ceci posé, les poètes ont-ils pu depuis un siècle se laisser aller “à la tentation de la <em>fin du monde </em>?”. Breton cite Nerval, Botrel, Baudelaire, Cros, Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé : c’est à dire ceux, parmi les poètes, qui ont le mieux représenté cette “sensibilité moderne” à laquelle le surréalisme sera redevable. Ceci étant dit et reconnu, Breton ajoute : “Et pourtant cette fin du monde, je n’éprouverai pas le moindre embarras à dire qu’aujourd’hui <em>nous n’en voulons plus </em>“. Certes cette tentation “de fin du monde” des poètes ne saurait se confondre avec celle qui apparaissait en filigrane à travers le constat pessimiste sur l’état du monde en 1948 : “Cette fin du monde n’est pas la nôtre” précise Breton. Il évoque alors “un <em>renversement de signe </em>” qu’il subordonne à un “<em>fait sensible pur, </em>grâce à quoi peut être surmonté le principe de contradiction” (illustré plus que d’autres par Baudelaire, Rimbaud et Lautréamont). Un “renversement de signe” qui, on ne le dira jamais trop, n’a absolument rien en commun avec le “reniement dont l’actualité met en tapageuse évidence quelques spécimens”. Plus en amont, ce principe de contradiction s’applique à Sade qui, “durant la terreur (...), au prix de sa liberté et au grand désarroi de ses exégètes futurs, se prononçait contre la peine de mort”. Breton s’en tient là à un “grand mystère poétique”. Ce qui n’exclut pas, ajouterai-je, de vouloir reconnaître depuis pareille tension entre l’oeuvre et la vie une notion souveraine de la liberté.<br />Ces précisions faites, il n’est pas pour autant question pour Breton “de rejeter l’héritage de l’art “noir” et d’écarter d’un revers de main avantageux la “malédiction” relevée par les plus grands poètes et artistes de ce siècle dernier à la façon d’un gant ardent”. Oui, il faut le dire et le redire après Breton, en haussant la voix si besoin : les plus grandes œuvres du passé ont été créées sous ce signe “noir”, celui de la malédiction certes, mais aussi de la révolte, du désespoir, de la déréliction, de la mélancolie, de la destruction. Il devenait alors nécessaire en ce début d’année 1948 de se retourner vers le présent, ce déprimant présent, pour tenter de déchiffrer ces “grands messages isolés” auxquels André Breton entend accorder “la plus haute valeur <em>d’indice </em>“. Encore faut-il l’entendre dans les deux sens du terme. Ici la manière dont Breton établit une distinction s’avère essentielle. Citons là : “D’une part (cet indice) exprime la convertibilité d’un certain nombre de signes dont nous n’apercevons que trop en ce moment la prédominance néfaste en un autre qui marque la pérennité et la <em>reprise </em>de la vie”. Mais également “cet indice à la propriété d’illuminer en chaîne loin en arrière de lui une suite de démarches dont il peut être considéré comme l’aboutissant”. Breton, ensuite, durant la seconde partie de <em>La lampe dans l’horloge, </em>va délivrer l’un de ces “grands messages isolés”, celui que le poète Malcom de Chazal fait parvenir depuis l’île Maurice.<br />Auparavant, s’inscrivant résolument en faux contre ceux qui en appellent ou appelaient à la construction d’un “homme nouveau” (l’une des versions ayant sombré avec la fin du “Grand Reich”, tandis que la seconde prospère derrière le rideau de fer et même en deçà), mais aussi dirai-je par anticipation contre les sectateurs d’une “révolution anthropologique” (ou “mutation anthropologique”) qui nous transformerait en avatars ou en sous-hommes, André Breton affirme de ce timbre de voix que l’on aimerait résonner aux oreilles de ceux qui sont revenus de tout : “le rétablissement de l’homme s’opérera fatalement sur le monceau de <em>tout </em>ce qui l’a fait”. <br /><br />Pour la première fois, à ma connaissance, Annie Le Brun a fait part d’un réel désaccord avec André Breton au sujet justement du point de vue qui vient d’être exposé. Plus de quarante ans plus tard, elle revenait sur <em>La lampe dans l’horloge </em>en critiquant Breton sans ménagement. Ce désaccord s’exprimait d’abord lors d’une conférence (<em>Surréalisme et subversion poétique </em>) donnée à l’université Stanford en 1990 (et reprise dans le recueil <em>De l’inanité en littérature </em>paru en 1994) : les lecteurs d’Annie Le Brun ayant auparavant pris connaissance de ce propos critique puisqu’il se trouvait repris et développé dans <em>Qui vive</em>(ouvrage paru en 1991). Le désaccord, j’y viens, porte principalement sur “l’optimisme” de Breton, coupable en quelque sorte de penser “avoir trouvé le moyen de s’opposer à cette situation désastreuse”. Annie Le Brun cite en ce sens Breton quand il dit vouloir “précéder délibérément à un <em>renversement de signe </em>“, même si elle reconnaît qu’il “prenait soin de préciser qu’il ne saurait être question de rejeter la grande tradition négatrice”. Elle constate cependant que la perspective évoquée dans <em>La lampe dans l’horloge </em>est restée lettre morte, et doute “que la solution soit encore à chercher du côté de cette “reprise de la vie” souhaitée par Breton. De là un commentaire sur “une indéfectible confiance dans l’homme”, laquelle, en regard de “l’écroulement progressif de toutes les illusions révolutionnaires”, n’a pas pris la mesure du constat de faillite de “l’humanisme à l’origine de tous ces ratages”. Donc, “l’idée de ce renversement” espéré par Breton devient un “leurre”, le dernier peut-être “auquel nous nous sommes inconsciemment raccrochés les uns et les autres pour ne pas envisager la gravité de la situation”. Ceci assortit d’un couplet dirigé contre l’humanisme au nom duquel “les pires exactions ont été commises”. Il y a comme un point de non retour dans l’analyse d’Annie Le Brun. Elle se réfère au Goulag, à Auschwitz et Hiroshima pour ajouter que “la notion d’anéantissement est passée dans les faits”, puis déclarer vain “l’espoir d’une activité sensible” devenue obsolète car “aidant à la mise en place d’un ordre esthétique” préfiguration symbolique “de l’anéantissement dont nous sommes menacés”.<br />L’attaque est rude. Elle a bien évidemment un côté très <em>à posteriori </em>qui ne rend pas justice à un propos écrit en 1948 dans une situation historique précise (sans parler de la reprise d’activité du groupe surréaliste). Procédons par ordre. Tout d’abord qu’entend Annie Le Brun par “humanisme” ? Ses lecteurs savent qu’elle n’apprécie guère Yves Bonnefoy (accusé encore dans <em>Qui vive </em>de vouloir réconcilier l’art et l’humanisme), mais pas davantage Maurice Blanchot (peu susceptible lui d’être traité d’humaniste). Est-ce la “culture humaniste”, comme elle le prétend, qui “a rendu Auschwitz possible” ? Ceci mériterait d’être fortement nuancé. A lire Annie Le Brun la notion d’humanisme devient particulièrement extensible. Mais ce ne sont pas tant ces considérations qui m’incitent à réagir que, sur un mode plus allusif, le reproche fait à Breton d’avoir donné plus que des gages à cet humanisme (à travers par exemple la mention de “renversement de signe” et de ce qui s’ensuit). Pourtant d’une manière générale Breton serait plutôt accusé du contraire. En restant dans ce contexte particulier de l’après Seconde guerre mondiale, les surréalistes il est vrai ont pu se laisser entraîner durant une courte période à des compagnonnages (le collectif Front humain, mais surtout Gary Davies) qui peuvent prêter le flanc à l’accusation d’humanisme. Il faudrait revenir dans le détail de ces années là pour relativiser l’activité en ce sens du groupe surréaliste. Et puis, surtout dirais-je, il ne manque pas de “grandes consciences” qui depuis 1945 mettent en garde contre le péril atomique, ou s’efforcent de tirer toutes les leçons d’Auschwitz et du Goulag au nom justement de l’humanisme. Des déclarations qui ne peuvent en aucun cas être confondues avec le propos de Breton dans <em>La lampe dans l’horloge. </em>Ce dernier n’argumentait-il pas, entre autres choses, contre l’humanisme de Camus lors de la querelle les ayant opposés après la parution de <em>L’homme révolté </em>? Alors, de quel humanisme nous entretient Annie Le Brun ? Ce désaccord s’élargit d’ailleurs chez elle, sans prendre certes autant d’importance, aux autres textes publiés par Breton dans cette immédiate après guerre, tel <em>Signe ascendant </em>écrit en 1947. Là le différend porte sur “l’image analogique”. Plus généralement Annie Le Brun reproche à l’André Breton de cette période de n’avoir pas su éviter “un certain anthropocentrisme doublé d’un certain moralisme”. Ce qui se discute, voire plus. Elle ajoute que le pari fait par Breton en 1948 “ne convient plus à la situation actuelle”. Je suis d’un avis opposé, même en 2012. Précisons qu’il ne s’agit pas pour Annie Le Brun de remettre en cause tout Breton (les références positives à l’auteur de <em>Nadja </em>abondent dans <em>Qui vive, </em>quoique relevant presque uniquement des années vingt), mais de critiquer certains aspects de la pensée du Breton de l’après Seconde guerre mondiale.<br />J’ai consacré en 2005 un petit essai au surréalisme (<em>Le surréalisme mis à mal par ses “propriétaires” mêmes et autres considérations à l’avenant </em>(<strong>18</strong>)) dans lequel j’insiste, contrairement à Annie Le Brun, sur l’importance que revêtent à mes yeux les textes écrits par Breton lors de son retour en France (réunis plus tard dans le recueil <em>La clef des champs </em>). En l’écrivant je ne songeais nullement répondre à Annie Le Brun (la partie de loin la plus étendue de cet essai porte sur l’histoire du surréalisme revue à travers le prisme des exclusions ayant marqué la vie du groupe). Au sujet du propos de Breton ayant fait l’objet d’un double commentaire (le mien, puis celui de <em>Qui vive </em>), il s’agissait pour moi, si j’en croyais mon souvenir, de “réserves” chez Annie Le Brun. Alors qu’une relecture récente de cet ouvrage prouve à l’évidence que “réserves” relève d’un euphémisme. J’avais d’ailleurs intitulée la partie qui nous concerne : “Une période relativement occultée du mouvement surréaliste : la fin des années quarante”. Il me semblait alors nécessaire de consacrer plusieurs pages à cette période, surtout pour m’inscrire en faux contre ceux qui disaient vouloir y voir le déclin du surréalisme. Donc il m’importait ceci posé de me replacer dans le contexte de l’époque (Sartre et l’existentialisme, la place hégémonique du P.C.F. et le réalisme-socialiste, la création du RDR) pour bien préciser quels étaient les enjeux auxquels se trouvait confronté ces années là le groupe surréaliste dans une situation aucunement comparable à celle de l’entre deux guerres. A ce titre, plusieurs textes écrits par André Breton entre 1947 et 1950 (<em>Devant le rideau, Comète surréaliste, Signe ascendant, La lampe dans l’horloge, Fronton virage</em>) prenaient une acuité particulière et témoignaient que le surréalisme avait su se remettre en mouvement tout en conservant le cap fixé par les jeunes gens révoltés de 1924.<br />Mon désaccord avec Annie Le Brun ne porte pas tant sur l’analyse que l’on pourrait faire cinquante ans plus tard sur la situation du surréalisme de l’après guerre (la sienne parait trop succincte dans <em>Qui vive </em>et ne concerne que le seul Breton) qu’il ne repose sur une appréciation différente du monde tel qu’il va depuis 1945. Je cite entièrement le passage suivant, extrait toujours de <em>Qui vive </em>: “Il ne faut pas chercher d’autre raison au désintérêt depuis 1945 à l’endroit des grandes utopies sociales que celle de cette situation complètement neuve : non seulement la réalité atomique nous prive de notre pouvoir de nier ce qui est, mais elle nous prive aussi de notre pouvoir de la nier <em>absolument, </em>dans un sens comme dans un autre, qu’il s’agisse d’évoquer la fin du monde ou au contraire d’imaginer le début d’un autre monde. Ce qui revient à dire qu’en perdant notre pouvoir de négation absolue, nous perdons aussitôt celui de penser et de figurer la notion même de totalité. Et c’est très grave : devant cet horizon privé de points de fuite, nous ne trouvons pas devant un horizon mais devant un mur”. <br />Je n’avais pas trop pris au sérieux en les découvrant ces lignes écrites en 1991, les mettant sur le compte me semble-t-il d’une poussée de pessimisme. Cela parce que les ouvrages précédents d’Annie Le Brun, dont <em>Appel d’air </em>(certainement le plus attachant de ses livres, quoiqu’elle puisse en penser aujourd’hui), publié trois ans plus tôt, garantissait en quelque sorte son lecteur contre le risque de prendre au pied de la lettre de telles lignes, définitives s’il en est. D’ailleurs d’autres pages plus nombreuses de <em>Qui vive </em>venaient contredire ce propos désabusé. Pourtant, plus de 20 ans plus tard, compte tenu d’une évolution perceptible d’une parution à l’autre, ce passage de <em>Qui vive </em>mérite d’être pris avec le plus grand sérieux. Que s’est-il donc passé entre 1988 et 1991, déjà, pour que le pessimisme d’Annie Le Brun prenne cette tonalité ? Je ne lui ferais pas injure de ne pas s’être inquiétée plus tôt de cette “réalité atomique”. Cependant elle ne s’était pas auparavant exprimée en des termes qui balayaient définitivement “notre pouvoir de négation” et même celui de penser. L’Histoire que je sache ne s’est pas arrêtée en 1945 ! Quelques pages marquantes de cette histoire ont été écrites depuis cette date par des hommes et des femmes qui refusaient cette fatalité là (qu’elle porte le nom d’Auschwitz ou d’Hiroshima) et surtout toute fatalité de quelque nature que ce soit. Et puis il n’est pas vrai que la dite “réalité atomique” ait atomisé les grandes utopies sociales. A quoi rêvaient Annie Le Brun et ses amis surréalistes 23 ans plus tôt ? Et tant d’autres ?<br />Enfin, même en considérant qu’il s’agissait encore dans <em>Qui vive </em>d’un accès de pessimisme, force nous est de constater que l’appétence catastrophiste relevée au fil des publications d’Annie Le Brun vient de là. Je la différencierais fortement d’un intérêt déjà ancien de l’auteure<em> </em>pour l’idée de catastrophe exprimée la même année 1991 dans un petit livre (<em>Perspective dépravée </em>) dont nous aurons l’occasion de reparler. Mais, j’insiste, rien ne nous permettait alors de savoir ce qui s’ensuivrait. D’autres dés étaient jetés dans <em>Qui vive, </em>qui permettaient d’explorer des territoires poétiques et sensibles ouvrant sur des perspectives moins déprimantes. Annie Le Brun n’écrivait-elle pas vers la fin de son ouvrage : “Car la question de continuer à vivre <em>malgré tout </em>n’en devient que plus vive, pour peu que l’on ne s’accommode pas de la facilité habituelle d’associer la révolte à la jeunesse et d’accorder à celle-là le peu de durée de celle-ci”. Nous sommes entièrement d’accord.<br />On ne fera pas grief à Annie Le Brun, ceci précisé, d’avoir perdu en cours de route son esprit critique. Dans <em>Du trop de réalité, </em>l’ouvrage qui l’a ensuite fait connaître d’une nouvelle génération de lecteurs, elle en use généralement pour notre plus grand plaisir. En prenant souvent le contre-pied de quelques unes des “valeurs” de ce temps ou des idéologies à la mode d’aujourd’hui, quitte, quelquefois, à prendre paradoxalement mais délibérément le parti d’un “moindre mal” (pour parler en termes très mesurés). Je pense à la publicité qu’elle oppose certes “aux inconsolables de la culture académique”, mais quand même ! S’il faut choisir je préfère encore l’un de ces “inconsolables” à n’importe quel publicitaire. A se demander, pour prendre l’exemple d’un article, <em>Gastronomie : qui mange ? </em>, publié en 2001 dans la <em>Quinzaine littéraire </em>(et repris dix ans plus tard dans le recueil <em>Ailleurs et autrement </em>), si la publicité ne serait pas le talon d’achille d’Annie Le Brun. <br />Avant d’en venir à cet article, il parait préalablement utile et nécessaire de dire un mot et plus sur les relations entre Annie Le Brun et Guy Debord (et à travers ce dernier les situationnistes). Dans <em>Réflexions partielles et apparemment partiales sur l’époque et le monde tel qu’il va </em>(le chapitre “Un état des lieux”, sous chapitre “De l’éthique”), je m’étais interrogé sur les raisons de leur rupture (ou de leur brouille). Je rappelle qu’une amitié (forte si l’on en croit les lettres de Debord publiées en 2008 dans le tome 7 de sa <em>Correspondance </em>) était née en 1991 entre eux deux à la suite d’un échange épistolaire remontant à l’année 1988. J’avançais une hypothèse quant aux raisons de cette brouille ou rupture en me référant très précisément à une lettre adressée le 27 mai 1993 par Guy Debord à Jean-Jacques Pauvert. Annie Le Brun ne s’est jamais expliquée sur ce sujet, mais depuis la parution de <em>Du trop de réalité </em>et plus encore par la suite on relève ici et là des propos dépréciatifs ou des critiques acerbes à l’égard de Debord et des situationnistes. Dans <em>Du trop de réalité </em>elle reproche à Debord de ne pas avoir “rendu impossible” qu’un Philippe Sollers, parmi d’autres, “se réclame aujourd’hui de lui jusqu’à l’indécence” (tout en ajoutant, sans qu’il s’agisse véritablement d’une nuance, que Debord avait qualifié “insignifiant” dans <em>Cette mauvaise réputation </em>un propos tenu par Sollers le concernant). Je relève d’abord qu’en 1999 l’enthousiasme de Sollers pour Debord n’est plus ce qu’il était dix ans plus tôt. Ensuite, plus significatif, ce reproche n’est pas justifié et devient surprenant venant d’Annie Le Brun qui savait mieux que quiconque (Pauvert excepté) ce que Debord pensait de Sollers, et plus encore quelles dispositions il avait prises pour n’avoir aucune relation avec Sollers. La <em>Correspondance </em>de Debord en donne les détails. On me répondra qu’il s’agit chez Annie Le Brun d’un mouvement d’humeur, ou d’une manière très subjective de réagir six à sept ans plus tard à un différend (qui ne semble pas avoir été explicité chez l’un comme chez l’autre). Il n’empêche. Debord et les situationnistes vont rejoindre le camp de ceux qui suscitent de longue date l’ire d’Annie Le Brun. A la différence près, de taille, que les qualités reconnues dans <em>Appel d’air </em>et <em>Qui vive </em>deviennent des défauts depuis une dizaine d’années. On pourrait, comme l’a fait André Breton dans le <em>Second manifeste du surréalisme </em>traçant deux colonnes sur des opinions ou jugements émis par ses anciens amis sur sa personne, l’une “avant” (celui du temps de la louange), l’autre “après” (celui du temps de l’opprobre), procéder de même avec Annie Le Brun(<strong>19</strong>).<br />Cette critique là va même devenir après la parution de <em>Du trop de réalité </em>l’un des leitmotive d’Annie Le Brun ( les articles recueillis dans <em>Ailleurs et autrement, </em>l’ouvrage <em>Si rien avait une forme ce serait cela, </em>et des textes ultérieurs en témoignent). Je prendrai l’exemple d’un entretien accordé en 2003 par Annie Le Brun à la revue <em>Histoires littéraires </em>(reproduit en 2012 dans le livre <em>Aventures littéraires </em>) où elle réitère son couplet sur la récupération. Debord, dit-elle, a été très “vite récupéré par le monde la publicité” et celui “du tout Paris radical chic”. J’ai abordé le thème de la récupération au sujet du <em>Nouvel esprit du capitalisme, </em>je ne vais pas reprendre ma démonstration. Cependant on s’étonne qu’Annie Le Brun aille chercher son argumentation dans les poubelles des lieux communs journalistiques. Qu’est ce qui a été récupéré ? Un nom, un fétiche, une posture ? Tous les penseurs importants des deux derniers siècles ont été “récupérés” de ce point de vue (Breton parmi d’autres). Nul n’y échappe. A partir du moment où les livres d’Annie Le Brun recueillent de plus en plus d’échos, que les commentaires souvent élogieux accompagnant l’une et l’autre de ces parutions émanent de journalistes qui, un jour loueront “l’esprit de révolte” chez Annie Le Brun, et le lendemain le contraire chez quelque autre auteur contemporain, ne risque-t-elle pas de prêter le flanc à ce type de critique (qui ne vise chez elle que Debord et les situationnistes !) ? Durant le même entretien Annie Le Brun ajoute que cette récupération est “vraisemblablement liée au refus situationniste de l’inconscient et de toute dimension sensible”. Il y a en premier lieu une relation de cause à effet qui ne parait pas évidente. Et sur le fond cela reste à voir. C’est même tout vu pour l’inconscient : Annie Le Brun serait bien en peine de trouver dans les textes situationnistes et les livres de Debord un “refus de l’inconscient” ? Freud est certes peu cité mais toujours à bon escient. Quant au “domaine sensible” encore faut-il s’entendre sur cette formulation. Cela mériterait de longs développements. Le reste de l’argumentation d’Annie Le Brun découle de ces prémices. Jusqu’à affirmer contre l’évidence (sachant que les situationnistes plus que n’importe quel mouvement révolutionnaire de la seconde moitié du XXe siècle se sont souciés d’établir des liens entre poésie et révolution) que Debord “sous prétexte d’efficacité” aurait “fait le jeu de la séparation” entre le monde sensible et celui de la raison. C’est d’autant plus étrange de lire pareil propos lorsque, dans plusieurs lettres adressées par Guy Debord à Annie Le Brun, Debord évoque l’importance qu’a toujours représenté pour lui la poésie (ce que nous savions déjà, il va sans dire). Et puis, même dans un domaine où on l’attendait moins, il écrit à sa correspondante, certainement dans le prolongement d’une discussion qu’ils venaient auparavant d’avoir : “Je dois préciser que je n’oppose d’aucune façon l’émerveillement à la lucidité. En fait, je crois que j’ai passé presque tout mon temps à m’émerveiller. J’ai peu écrit là dessus, voilà tout”. Je ne sais si la mémoire d’Annie Le Brun s’avère à ce point sélective, ou s’il s’agit tout simplement de ressentiment (qui ne serait pas tout à fait sans raison, selon mon hypothèse). Il serait souhaitable qu’Annie Le Brun s’exprime un jour ou l’autre sur ce sujet (<strong>20</strong>).<br />Cette digression faite, j’en viens l’article <em>Gastronomie : qui mange ? </em>Dans un premier temps Annie Le Brun traite par le mépris l’ouvrage <em>Guy Debord </em>de Vincent Kaufmann (discutable sur plusieurs points mais qui n’est pas sans qualités : il a le mérite d’aborder certains aspects peu connus de la pensée de Debord ou insuffisamment signalés, en particulier dans le registre poétique) en évoquant un “projet hagiographique”, ce qu’il n’est pas. Et en le déclarant bon pour “le coffee table book qu’on attendait dans les beaux quartiers de la publicité”. Quelques lignes plus loin, Annie Le Brun se dit charmée par une publicité représentant Laetitia Casta, “perle rare entre toutes les petites perles noires de la coupe de caviar” (sic), qui s’étale alors sur les murs de Paris. Ici elle nous incite à ne pas y voir “un message publicitaire” mais “l’illustration de l’une des plus éclatantes étapes de <em>La conquête de l’irrationnel </em>menée tambour battant par Salvador Dali en 1935”. Pour que l’on comprenne bien de quoi il en retourne, elle conclut son article par : “Ceci n’est pas un détournement mais une façon pas comme une autre de sortir de l’ordinaire”. Certes chère Annie, mais à quel prix ! Seul Avida Dollar s’en sort bien dans l’histoire. Et puis Magritte en son temps était plus sobre et davantage convaincant.<br />Dans l’ouvrage <em>Si rien avait une forme ce serait cela </em>(paru en 2010), Annie Le Brun se livre à une attaque encore plus en règle de la notion de détournement. C’est selon elle l’arme par excellence de la “nécessité culturelle” pour imposer “un système de représentation propre à transformer toutes les figures de l’altérité en réplique du Même”. Elle n’hésite pas à remonter jusqu’à Lautréamont pour poser la question des responsabilités. Annie Le Brun cite alors la fameuse phrase (“La poésie doit être faite pas tous, et non par un”) en indiquant qu’il s’agit d’un détournement de Pascal et donc qu’il convient de réviser à la baisse la portée de l’injonction ducassienne : son “interprétation révolutionnaire” devenant selon elle “des plus sujettes à caution” car ce “détournement renvoie à tous les sentiments et non pas à tous les hommes”. Il semblerait qu’Annie Le Brun n’ait pas été entièrement satisfaite de sa démonstration (plutôt tordue et un rien confuse) puisqu’elle se croit obligé d’ajouter que cela n’a pas empêché plusieurs générations de s’en réclamer pour des raisons que l’on peut comprendre. Enfin l’important était de discréditer en passant “l’interprétation révolutionnaire” de la notion de détournement.<br />Ceci dit, il n’est pas question de réduire <em>Si rien avait une forme ce serait cela </em>aux lignes précédentes. Ce livre<em> </em>comporte des pages plus inspirées. On y trouve par exemple une double réflexion sur le “noir” et le “négatif” qui prolonge et renouvelle des thématiques présentes de longue date dans les ouvrages d’Annie Le Brun. Kant, Goëthe, Sade, Hegel, sont convoqués mais aussi la peinture de la seconde moitié du XVIIIe siècle : Annie Le Brun faisant remonter “la découverte du <em>noir </em>“ (“énergie qui fait scandaleusement le lien entre l’organique et l’imaginaire”) au Sade de <em>Cent vingt journées de Sodome. </em>Elle précise que “le <em>noir </em>a autant affaire avec le Mal alors en train de perdre son efficience religieuse qu’avec l’inconscient dont on ne sait encore rien (...) En fait le <em>noir </em>serait en l’homme le sens de l’inhumain dont il participe”. C’est impeccablement dit. Ce <em>noir </em>donc a envahi l’espace romanesque vers la fin du XVIIIe siècle (les ruines et châteaux gothiques) mais également pictural, plus particulièrement avec le dernier Goya. On a plus de difficulté en revanche à suivre Annie Le Brun lorsque, parallèlement, dans le domaine philosophique, elle entreprend d’établir un lien entre “la question du sublime” chez Burke, puis Kant et Schiller, et le<em>noir </em>pour avancer que la première annonce la liquidation du second. Mais difficulté surtout dans la mesure où <em>Critique de la façon de juger </em>de Kant (ouvrage qui selon Annie Le Brun relève d’une “éblouissante stratégie menant à l’occultation définitive du <em>noir </em>“) précède d’une année la rédaction des <em>Cent vingt journées de Sodome </em>! Comment peut on occulter définitivement quelque chose encore en gésine (en 1764 parait le premier roman noir, <em>Le château d’Otrante</em>d’Horace Walpole), mais qui n’a pas encore donné ses plus beaux fruits, voire même, si l’on prend Annie Le Brun au pied de la lettre, qui n’aurait pas encore d’existence ? Cela ne me semble ni convaincant, ni logique. Le lecteur n’est pas bout de ses surprises lorsqu’il découvre quelques pages plus loin que ce <em>noir</em>que l’on croyait neutralisé, occulté ou liquidé n’en investit pas moins “la poésie (<strong>21</strong>) comme les arts plastiques” du XIXe siècle, et n’a pas été, comme force attractive, sans “infléchir les démarches les plus déterminés vers ce qui parait leur être fondamentalement étranger”. Annie Le Brun mentionne ici Nietzsche, Freud et l’Adorno de <em>La dialectique négative. </em>Cette dernière remarque, qui n’est pas sans pertinence ni justesse, n’en accuse pas moins, sinon plus, le caractère approximatif de la démonstration précédente. Ceci étant corroboré par les lignes suivantes (toujours concernant Bataille, Freud et Adorno) : “Ces parcours inquiètent pareillement de mener là où le négatif n’a pu être totalement dégagé du <em>noir, </em>sur la crête d’où il est encore possible de considérer le gouffre au fond duquel l’humain se mêle à l’inhumain”. Voilà une excellente transition pour en venir au “négatif”.<br />Annie Le Brun cite un extrait de <em>La philosophie de l’esprit </em>d’Hegel, un passage où il est question de cette “nuit du monde qui s’avance ici à la rencontre de chacun”, souvent commentée (notre commentatrice situant dans “l’imagination l’origine de la négativité”). Deux ans plus tard, avec <em>La phénoménologie de l’esprit, </em>Hegel, selon Annie Le Brun, y reconnaît encore “l’origine de la “puissance prodigieuse du négatif”” mais “il ne va plus cesser de rationaliser la négation sous toutes ses occurrences”. Pour elle, cette conceptualisation suppose que soit exclu le “noir” pour “aboutir à l’avènement de l’Esprit Absolu”. D’où, selon Annie Le Brun, le “tour de force” d’Hegel : à savoir ce “moment décisif” durant lequel “Hegel fait tout pour se dégager de la “nuit de l’esprit” en prenant le risque d’en passer cette fois-ci par une autre folie, celle inverse de nier la totalité du monde sensible”. Si l’on suit Annie Le Brun à travers les tribulations du négatif chez Hegel, on voit moins ce que vient faire le “noir” dans cette histoire. Il y a sans doute une articulation entre Kant et Hegel qui nous a échappé. Mais existerait-t-elle cela ne changerait pas grand chose. Ce “noir” dans la version d’Annie Le Brun finit par ressembler au furet de la chanson. On le croyait disparu, et puis il reparaît là où on ne s’attendait pas toujours à le trouver.<br />Avant de poser la question de la place du négatif dans notre monde contemporain, j’aimerais revenir au milieu du XVIIIe siècle pour aborder une thématique déjà ancienne chez Annie Le Brun, celle de la catastrophe. Dans un petit livre publié en 1991, <em>Perspective dépravée, </em>elle se livre à une analyse souvent pertinente sur les relations entre “catastrophe réelle et catastrophe imaginaire” (le sous titre de l’ouvrage). Ce livre a été republié en 2011 avec une préface inédite sur laquelle je reviendrai. Je ne commenterai pas le propos d’Annie Le Brun sur “l’imaginaire catastrophique” lié à la catastrophe naturelle, je le partage (ainsi : “le spectacle de la catastrophe naturelle a incité le XVIIIe à rêver la catastrophe jusqu’à susciter des méditations de l’ampleur de celle de Sade”). Commentant le tremblement de terre de Lisbonne de 1755 et les nombreuses réflexions que ce désastre provoqua dans le monde philosophique européen, Annie Le Brun ne mentionne pas l’importante controverse ayant opposé Voltaire et Rousseau. Car, répondant au <em>Poème sur le désastre de Lisbonne </em>de Voltaire, Rousseau argumente, entre autres considérations, dans un sens qui nous est aujourd’hui familier puisqu’il fait porter la responsabilité du désastre sur ceux qui avaient choisi d’entasser “tout ce monde en un lieu peu sûr”. Cela n’eut pas de répercussion immédiate : la lettre de Rousseau à Voltaire ne fut pas alors rendue publique (Jean-Jacques se contentant de l’évoquer dans <em>Les confessions </em>). Ceci doit être rapporté et souligné dans la mesure où Rousseau apporte des éléments rationnels dans une discussion encore à caractère métaphysique au lendemain du tremblement de terre. Il s’agit là d’une catastrophe naturelle et non d’une catastrophe provoquée par l’homme, distinction fondamentale, mais Rousseau inaugure une manière de traiter l’événement qui est devenue un lieu commun dans l’approche contemporaine du second type de catastrophe.<br />Je reviens à <em>Perspective dépravée. </em>Tout en se montrant critique envers le propos de Voltaire dans <em>Candide </em>(une réponse indirecte à la lettre de Rousseau sur le désastre de Lisbonne), Annie Le Brun rejoint paradoxalement l’auteur de <em>Zadig </em>lorsque, recensant les catastrophes réelles du XXe siècle (des camps d’extermination au péril atomique en passant par les crises écologiques) et mettant en avant “une situation dont la complexité est telle qu’on ne parvient pas à la penser”, elle se demande si “cette notion de choix fait encore sens ?”. Elle n’évoque il va de soi nulle providence mais son propos apporte quelque indication sur sa façon d’envisager le fait catastrophiste à la fin du XXe siècle.<br />Poursuivant sa réflexion sur l’imaginaire catastrophique, Annie Le Brun s’appuie entre autres exemples sur celui des films catastrophe, lesquels contribuent à occulter le risque nucléaire en neutralisant la catastrophe à l’état de spectacle du divertissement, pour avancer que notre monde contemporain prive la catastrophe de “la partie imaginaire qu’elle a toujours eu”. De là ce paradoxe : le “surgissement de la situation nucléaire” s’accompagne d’un “refoulement du danger d’anéantissement général devenu réel”. D’où Annie Le Brun en conclut qu’il faut y voir là l’une des raisons de la perte de “notre pouvoir critique”.<br />A lire <em>Perspective dépravée </em>c’est le monde contemporain, encore, qui se trouvait mis en procès. Vingt ans plus tard (nous revenons à <em>Si cela avait une forme ce serait cela </em>), Annie Le Brun se pose la question de savoir si “la crise que nous vivons” ne viendrait pas “de beaucoup plus loin qu’on ne le supposait”. Elle émet l’hypothèse que notre sentiment d’impuissance devant cette crise serait lié à un manque de moyens dont, contrairement à ce que nous supposons, nous serions privé depuis longtemps. Il faut de nouveau se transporter au début du XIXe siècle pour avoir un début d’explication. Le lecteur l’aura deviné, la crise dont nous subirions aujourd’hui les effets remonte à cette double dévalorisation : du “noir” d’un côté, du “négatif” de l’autre. Hegel joue dans cette histoire un rôle central puisqu’il “réussit à conjurer l’émergence du <em>noir </em>“, magistralement précise Annie Le Brun, tout en finissant pas confondre au fil des années “la puissance prodigieuse du négatif” avec “l’idée de progrès”. De surcroît, conséquence essentielle pour Annie Le Brun, ceci et cela s’accompagne de la négation de “la totalité du monde sensible”.<br />Un lecteur qui aurait de la suite dans les idées pourrait me faire remarquer, en repartant des critiques acerbes adressées par Annie Le Brun à Guy Debord, aux situationnistes, ou à de nombreux révolutionnaires, que celles-ci, contrairement à ce que j’ai pu en dire, trouvent ici quelque fondement théorique à travers la démonstration précédente (que ces remarques apparaissent convaincantes ou pas). Sans doute, mais la théorisation en question vient <em>à posteriori. </em>C’est toute la différence. Cela n’a rien de bien original. Les exemples ne manquent pas dans l’histoire des idées de penseurs qui, depuis un différend, et l’exprimant dans des termes choisis, en viennent à échafauder une construction théorique leur permettant de substituer à un propos polémique un mode argumentaire qui prendrait la distance nécessaire (historique, philosophique, sociologique) avec le différend proprement dit tout en le reformulant en des termes où le particulier s’effacerait devant l’universel. <br />Autre donnée : Annie Le Brun aurait-elle été jusqu’au bout de cette analyse si, entre temps, elle n’avait découvert l’oeuvre de Günther Anders ? Ce n’est pas explicitement chez Anders qu’elle trouvé son argumentation mais plutôt les références qui lui manquaient pour mettre en forme certaines intuitions. Parce qu’on ne peut nier qu’il y a parfois dans quelques unes des pages de <em>Perspective dépravée </em>une proximité avec Anders dont Annie Le Brun ignorait certainement jusqu’au nom en 1991. Cependant Günther Anders apparaît dans <em>Si rien avait une forme ce serait cela </em>de manière saugrenue quand l’auteure, revenant une fois de plus sur les lignes maintes fois citées d’André Breton de <em>La lampe dans l’horloge </em>(mais sans les accompagner cette fois ci d’un commentaire dépréciatif), ajoute que pour ce qui concerne ce fameux “renversement de signe” énoncé par Breton, il “y eut seulement Günther Anders pour empêcher toute son énergie à le faire advenir”. Voilà qui est surprenant. D’abord si l’on se remet en mémoire ce qu’écrivait Annie Le Brun sur le sujet dans<em>Qui vive. </em>Ensuite parce qu’il y a plus qu’un hiatus entre ce qu’entendait Breton par “renversement de signe” et la lecture qu’en fait Annie Le Brun en 2010. L’existence d’Anders eut été connue de Breton, j’imagine que ce dernier aurait témoigné beaucoup d’estime pour ce militant antinucléaire. Mais même dans le cas où Breton aurait pris durant les années 50 et 60 connaissance de textes alors inconnus du lecteur de langue française, je doute fortement qu’il les eut associés à l’un de ces “grands messages isolés” évoqués dans <em>La lampe dans l’horloge. </em>Nous ne sommes pas dans le même registre, cela parait pourtant évident. <br />Les pages qu’Annie Le Brun consacre à Anders dans <em>Si rien avait une forme ce serait cela </em>me semblent relever de ce que j’appellerais “une prose de nouveau converti”. J’entends là une absence de cet esprit critique dont notre auteure fait habituellement preuve, et qui reste l’un des éléments importants de son “image de marque”. Je tiens d’ailleurs à faire une nette distinction entre ce qu’a pu ou peut écrire Annie Le Brun sur Sade, Jarry, Roussel, et compagnie, des auteurs qu’elle n’a cessé de commenter et de défendre avec talent et conviction dans des pages qui ressortent de la meilleure “critique littéraire”, et ses commentaires lénifiants sur Anders (cela vaut encore plus pour les auteurs de L’Encyclopédie des Nuisances) où nous basculons dans le registre idéologique, voire hagiographique. Cela entraîne par exemple Annie Le Brun à prendre au pied de la lettre une proposition d’Anders selon laquelle “l’immoralité ou la faute aujourd’hui” ne serait pas due à la “malhonnêteté” ou à “l’exploitation” mais résiderait dans “le manque d’imagination”. Celle-ci ajoute-t-elle, toujours commentant Anders, “impliquerait à la fois l’acquiescement à ce qui est et l’impossibilité de s’y opposer”. La cause en étant “la fausse rationalité d’une croyance au progrès”, qui en nous privant d’envisager la fin d’une histoire “à priori sans fin” aboutit à rendre “irréel le concept de négatif”. D’où la remise en cause par un autre biais de la dialectique hégélienne.<br />Les limites de ce texte ne me permettent pas de répondre à la question suivante : Annie Le Brun sollicite-t-elle ou pas le texte d’Anders (il s’agit ici de<em>L’obsolescence de l’homme </em>) ? Il y a cependant quelque chose de spécieux dans ce raisonnement. Le “manque d’imagination” n’explique pas tout, loin de là. Et le mettre en balance avec “l’exploitation” ou “la malhonnêteté” parait hasardeux. Et puis je crains que les prémices ne soient déjà sujettes à caution. En tout cas ce “manque d’imagination” n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde puisqu’Annie Le Brun s’y réfère plusieurs fois dans son livre pour déplorer l’absence d’une “capacité de refus”. Et puis ces “affaissements successifs devant la réalité” contribuent, c’est là où l’auteure veut en venir, à “s’accommoder d’une situation atomique”. En fin de compte, dit en substance Annie Le Brun, les analyses les plus radicales faisaient “figure de diversion devant l’ampleur d’une aliénation, pour le coup spectaculaire”. Il s’agit de la reprise d’une thèse émanant d’anciens radicaux passés avec armes et bagages dans le camp de la critique anti-industrielle. Je parlais d’idéologie un peu plus haut. Nous allons y rester à travers la confrontation avec une certaine actualité.<br />Dans la préface à la réédition (2011) de <em>Perspective dépravée, </em>Annie Le Brun entre plus dans le détail d’une question encore traitée sur le mode philosophique dans les pages de <em>Si rien avait une forme ce serait cela. </em>Son analyse devient exemplaire en ce sens qu’elle franchit le pas séparant l’implicite de l’explicite en matière de catastrophisme. D’abord, contrairement à ce que prétend Annie Le Brun, on ne peut parler d’un “traitement relativement discret réservé à Fukushima” en l’opposant à celui du tsunami thaïlandais de 2004, ou encore (là nous frisons le ridicule) du volcan islandais Eyjafjöll de 2010. Il n’y a pas eu de “disproportion entre les commentaires” pour ce qui concerne Fukushima d’un côté, le tsunami et le volcan de l’autre. Mais laissons là Eyjafjöll, qui n’aura pénalisé que les lignes de transport aériennes et leurs clientèles durant une courte période : ce qui à l’aune des deux autres catastrophes n’a pas grande signification. Le tsunami thaïlandais revêtait un aspect particulièrement spectaculaire avec ces images du raz de marée diffusées en boucle par les télévisions du monde entier. Une médiatisation également due au nombre important de victimes, et à l’effort de solidarité internationale sans équivalent pour venir financièrement en aide aux populations sinistrées. La présence aussi de touristes occidentaux sur la côte thaïlandaise n’a pas été sans amplifier le traitement médiatique du tsunami. Il n’est nullement question de minimiser la focalisation médiatique sur cette catastrophe : les images ne manquaient pas.<br />Celles-ci en revanche ont été beaucoup plus chiches à Fukushima en raison du caractère particulier de la catastrophe et des mesures prises alors par les autorités japonaises. Ceci n’a pas empêché la même focalisation médiatique, voire davantage de commentaires (certes contradictoires) sur la nature de la catastrophe, ses conséquences, et les leçons qui devraient en être tirées. J’y reviendrai. J’en viens à ma seconde objection. C’est également inexact de mettre Tchernobyl et Fukushima sur le même plan en avançant que “les pouvoirs russes et japonais ont (...) <em>pareillement </em>opté pour filtrer l’information, afin de maquiller à la hâte la part flagrante de leur responsabilité”. Ce genre de raisonnement figure en bonne place dans la rubrique des <em>certitudes à bon compte.</em>Compte tenu de ce qu’a été et a représenté Tchernobyl, y compris, par delà la catastrophe même et ses conséquences, la manière dont l’événement a été traité sur le plan médiatique, il n’y a pas d’équivalence. L’exemple du fameux nuage de Tchernobyl qui se serait arrêté à la frontière française, pris alors au sérieux par une partie de la population à la suite d’une expertise digne de figurer dans une anthologie d’un dictionnaire de la bêtise, ne peut plus se reproduire à l’identique (<strong>22</strong>). <br />Quand Annie Le Brun ajoute, que “chaque démenti aura, de part et d’autre, été prétexte à réitérer cette illusion de plus en plus mensongère, au point que, dans les deux cas, l’opinion en est arrivée à ne plus vraiment discerner entre démenti et mensonge”, elle s’arrange avec la réalité pour que les faits viennent corroborer son idéologie catastrophiste. Il y a eu bien évidemment des mensonges et des démentis au sujet de Fukushima : mais qui a pris, en regard des seconds, les premiers véritablement au sérieux ? Une partie du peuple japonais, sans doute. Un certain fatalisme y concourt certainement. Enfin, pour en revenir à Tchernobyl et Fukushima, l’attitude de la bureaucratie encore soviétique en 1986 ne peut être comparée à celle du gouvernement japonais : entre l’opacité de la première et les atermoiements et revirements du second il y a plus qu’une différence. Et puis 25 ans séparent les deux catastrophes. L’histoire ne s’est pas arrêtée, contrairement à ce que prétendent implicitement les catastrophistes. Les débats contradictoires qui ont opposé en France partisans et contempteurs du nucléaire après Fukushima ont davantage posé la question des choix (qu’il faudrait effectuer ou pas) qu’au lendemain de Tchernobyl. Il y eut également de nombreuses manifestations dans le monde contre le nucléaire : ce qu’Annie Le Brun est ici bien obligée de reconnaître. Mais c’est bien la seule concession qu’elle puisse quand nous lisons ensuite que “la gravité de Fukushima (...) a pu paraître incertaine, alors que celle-ci est en train de dépasser tout ce qu’on a pu imaginer”. Incertaine pour qui ? Les partisans du nucléaire, bien évidemment. Ont-ils été les seuls à se faire entendre ? Bien sûr que non. Ce “déni de réalité” n’est pas exprimée simplement au détour d’une phrase puisqu’Annie Le Brun insiste sur cette “disproportion” (entre la gravité de la catastrophe et sa perception). C’est pourquoi le terme “neutralisation” (déjà utilisé avec des fortunes diverses dans <em>Si rien avait une forme ce serait cela </em>au sujet du “noir” ou du “négatif”) reprend du service pour désigner “l’événement Fukushima”.<br />Le problème s’avère plus complexe et plus pernicieux que ceux qui se contentent comme Annie Le Brun (et les catastrophistes) de décrire une opinion publique uniquement ballottée entre les mensonges et les démentis des gouvernants (et de leurs experts). D’abord, même pour quelques uns de ceux-ci, une politique nucléaire n’est pas une fatalité. Ou qu’il serait possible de s’en passer à condition de pouvoir s’en donner les moyens. L’exemple allemand le prouve. La France a de longue date fait un choix inverse. Le débat n’en n’est donc que plus vif. En tout cas le lobby nucléariste n’a eu de cesse d’argumenter qu’une catastrophe de la nature de Fukushima ne pouvait se produire en France. Mais il n’est nullement certain qu’on l’ait cru. C’est également toute la différence avec l’après Tchernobyl : les discours rassurants et lénifiants de ces experts (ou prétendus tels) convainquent de moins en moins de monde. Mis à part le fait que “tout va de mal en pis” nos concitoyens n’ont plus vraiment de certitudes, dans le domaine du nucléaire ou ailleurs. La réalité s’avère plus triviale qu’il n’y paraîtrait. Le principal argument aujourd’hui en faveur du nucléaire repose une forme de chantage : le maintien du niveau de vie, lequel en pâtirait si l’on sortait du nucléaire. Vrai ou faux cela renvoie une fois de plus à la question des choix : celui du monde dans lequel nous voulons vivre. Y répondre en arguant que nous aurions à ce point investi et intégré la “réalité atomique” que cette question n’a plus lieu d’être posée, porte la signature du catastrophisme. J’ajoute, comme je l’ai plus haut indiqué, pour conclure ce commentaire sur la préface à <em>Perspective dépravée</em>, que pour l’idéologie catastrophiste les faits doivent correspondre au discours (catastrophiste) : si ceux-ci contredisent celui là, on ne les reconnaîtra pas pour ce qu’ils sont mais pour ce qu’ils devraient être.<br /><br />A vrai dire, dans le cas particulier d’Annie Le Brun, l’intéressée ayant d’autres cordes à son arc, cela ne porterait pas tant à conséquence si ce catastrophisme là ne s’élargissait à tous les domaines de la création et de la pensée plus généralement. C’est d’autant plus surprenant et regrettable que, parallèlement, depuis la parution de <em>Si rien avait une forme ce serait cela </em>surtout, Annie Le Brun ne faisait allégeance sur un mode dépourvu de tout esprit critique à Günther Anders et aux auteurs de l’Encyclopédie des Nuisances. Elle ne nous avait pas habitué à ce genre de révérence. Il est toujours décevant de voir un auteur que l’on rangeait parmi les esprits plus libres de ce temps se mettre à la remorque d’un courant de pensée à ce point éloigné de l’esprit des lignes suivantes, pour ne s’en tenir qu’à ce seul exemple, extraites de <em>Appel d’air </em>(<strong>23</strong>): “Où ailleurs que dans l’utopie trouvons-nous cette distance permettant d’excéder autant ce qui est réfléchit que ce qui est imaginé, pour retrouver dans le mouvement même du désir ce qu’il a d’irréductible à toute détermination idéologique ? En ce sens l’utopie ouvre au coeur de l’espace social la perspective infinie que la poésie ouvre au coeur des êtres et des choses”.<br />Que reste-t-il de cette poésie “noire” du XIXe tant célébrée jadis par Annie Le Brun ? Il semblerait qu’à la suite de Lautréamont, sensiblement revu à la baisse en 2010, Baudelaire et Rimbaud l’aient rejoint dans ce purgatoire. Que reste-t-il du surréalisme ? Seuls Sade, Jarry, Roussel (plus Hugo, curieusement) restent en grâce.<br />Il n’y aurait plus de poètes ? Et Franck Venaille alors (pour ne citer que lui) ? Et <em>La descente de l’Escaut </em>? Comment peut-on passer à côté de ces poèmes là, et d’autres, qu’Annie Le Brun entend délibérément ignorer ? Il y aurait beaucoup à dire sur la disparition de l’art et de la poésie. C’est à la fois vrai et faux. Il faudrait reprendre la question sous un tout autre angle pour tenter d’y répondre. Mais se tenir ainsi “droite dans ses bottes” s’accompagne d’une bien étrange cécité. On se souvient que Pasolini, selon le pertinent commentaire de Didi-Hubermann, avait perdu vers le milieu des années 70 la capacité de voir ce qui pourtant n’avait pas disparu. Cela ne vaut-il pas également pour Annie Le Brun ?<br />Dans <em>Si rien avait une forme ce serait cela, </em>Annie Le Brun cite les vers célèbres d’Hölderlin (“Mais là où il y a danger, là aussi / Croît ce qui sauve”) en se contentant de s’y référer à travers un propos d’Heidegger. Ces vers auraient mérité un meilleur sort. Dans <em>Perspective dépravée, </em>ouvrage qui se situe sur une ligne de crête, le lecteur avait encore la possibilité de se tourner en direction de l’un des deux versants pour en entendre quelque écho. Vingt ans plus tard, ces vers n’ont plus grande signification quand la certitude du pire balaie définitivement le champ du possible (et même celui de l’impossible) au prétexte que la question des choix, une fois de plus, ne se poserait plus. Depuis Hölderlin il y a pourtant manière et manière d’affronter la catastrophe sans pour autant céder au catastrophisme (comme l’exprimait encore <em>Perspective dépravée</em>). Quitte à privilégier une stratégie de retournement ou de <em>détournement </em>(pour utiliser un mot qu’Annie Le Brun en est arrivée à détester).<br /><em>Une catastrophe </em>est un très court film de Jean-Luc Godard réalisé en 2008 (il n’excède pas la minute et peut être comparé à un aphorisme musical d’Anton Webern) comportant les quatre cartons suivants (Une catastrophe - C’est la première - Strophe d’un poème - D’amour) sur des images empruntées au<em>Cuirassé Potemkine </em>d’Eisenstein et au film de Robert Siodmak <em>Les hommes le dimanche </em>(sur une bande son où l’on entend les halètements d’un joueur de tennis, des bruits d’explosions, le texte d’une chanson allemande du XVIIIe siècle, et quelques mesures de piano du premier thème des <em>Scènes d’enfants </em>de Robert Schumann). Comme l’a écrit pertinemment Cyril Neyrat : “Godard a retourné le retournement. Déplacée de la fin au début, la catastrophe fait basculer du négatif au positif, du massacre du peuple sur les escaliers d’Odessa au baisers de deux jeunes berlinois un dimanche de 1929”.<br />Dans le même esprit, neuf ans plus tôt, l’une des chansons d’un disque scandaleusement passé à la trappe (cet album de Jean Guidoni, intitulé “Fin de siècle”, comporte également l’admirable <em>J’habite à Drancy, </em>chanson qui évoque la déportation des dizaines de milliers de Juifs détenus à Drancy, mais également cette autre forme de barbarie, plus douce celle-là, qui “concentre” des populations démunies en banlieue, à Drancy ou ailleurs), cette chanson donc, <em>Une valse de 1937 </em>(écrite comme toutes les chansons de ce disque par Pierre Philippe, ici sur une belle musique de Romain Didier), revisite à sa façon les vers d’Hölderlin. Elle retrace avec un brio confondant et une virtuosité érudite le quotidien en 1937 de trois couples d’amoureux : à Suresnes, Moscou et Berlin. L’apparente ambiguïté de cette “mise à plat”, celle des couplets décrivant ce quotidien, se trouve corrigé par un refrain (“Tant qu’il restera un faubourg / Tant qu’il restera un dimanche / Et rien qu’une fille en robe blanche / On pourra vivre d’amour”) qui s’enrichit chaque fois d’éléments susceptibles de remettre en perspective le couplet précédent. On ressent à l’écoute de <em>Une valse de 1937 </em>une profonde mélancolie à la hauteur du tragique qui sourd derrière les épisodes moscovites et berlinois, mais aussi comme dans le film miniature de Godard ce quelque chose d’autre qui permettrait de retourner le négatif en positif : le très grand talent de Pierre Philippe n’y étant pas étranger (<strong>24</strong>).<br />Enfin, pour conclure, y compris comme contrepoint des pages précédentes, j’aimerais citer les lignes suivantes que Michel Surya m’adressait en 1994 (en réponse à une enquête sur “Quelques unes des causes des malheurs de nos contemporains”), un propos qui m’avait à l’époque laissé perplexe, mais dont la tonalité nietzschéenne parait aujourd’hui conclure au plus juste ce petit essai : “Avec ce qui est, je ne vois pas quel désaccord je puis avoir qui ne m’engage dans le désir d’un autre monde possible. Je m’en tiens, avec Nietzsche à un entier assentiment à ce qui est, quelque tragique que soit ce qui est, quelque tragique que ne puisse manquer d’être tout ce qui est”.</p>
<p align="RIGHT">Max VINCENT<br />décembre 2012</p>
<p><br /><br /><br /><br />(1) Riesel et Semprun rendent ici sans le savoir hommage à Fernand Raynaud. Des lecteurs se souviennent certainement du sketch <em>Le fût du canon, </em>et de la réponse apportée par l’humoriste à la question suivante : “combien de temps met le fût du canon pour refroidir lorsque l’obus est sorti du fût ?” <br /><br />(2) Dans les “remerciements” en fin d’ouvrage figure le nom de Bertrand Louart avec la mention “pour ses critiques lucides vis à vis de l’héritage situationniste “orthodoxe””. Ceci renseigne déjà sur la nature et le contenu de cette “lucidité” et la manière dont cette histoire va nous être racontée après 1972.<br /><br />(3) En particulier <em>L’histoire de l’Internationale Situationniste </em>de Jean François Martos, publié en 1989 aux Éditions Gérard Lebovici. Citons également le site “Les amis de Nemesis” : http://www.lesamisdenemesis.com/<br /><br />(4) Lire sur le sujet le texte que j’ai consacré à Michéa, <em>Cours plus vite Orphée, Michéa est derrière toi ! </em>: http://www.lherbentrelespaves.fr/michea.html<br /><br />(5) <em>Du temps que les situationnistes avaient raison </em>:<br />http://www.lherbentrelespaves.fr/html-textes/edn.html<br /><br />(6) Chez un certain Jeffrey Herf, précise Marcolini dans une note de bas de page : l’ouvrage traitant de cette question n’a pas été traduit en français.<br /><br />(7) Annie le Brun retient surtout les pages traitant de la “société connexionniste” ou de “réseaux”. Elle ne mentionne pas le concept de “critique artiste”. <br /><br />(8) Lire sur le sujet le texte <em>DSK et les neveux français de l’oncle Sam </em>(http://www.lherbentrelespaves.fr/desk1.html) sur le site “l’herbe entre les pavés”.<br /><br />(9) Voilà de quoi offusquer qui se dit “de gauche” (et même, pour certains “de droite”), après la composition paritaire du gouvernement Ayraud, un exemple qui semblerait faire des petits dans la société française. Peu me chaut que dans les sphères du pouvoir l’on distribue à part égale les places et les prébendes aux deux sexes. Ce n’est en définitive qu’un cache-sexe pour masquer l’inégalité évoquée ci-dessus. Nous sommes et restons dans le registre du symbolique. On remarque, comme le soulignait récemment la sociologue Nathalie Heinich au sujet de l’Association française de sociologie (où elle s’était opposée à un article de règlement visant à la mise en oeuvre de la parité entre hommes et femmes au sein du cercle dirigeant de l’association), que les sociologues hommes adoptent une position suiviste ou du genre profil bas dans ce type de discussion. Donc il y aurait dans certains milieux “progressistes” ou intellectuels comme un interdit à se positionner contre la parité pour ne pas être suspecté de sexisme. On comprendra, j’espère, que je suis totalement indifférent au fait que les gouvernements, conseils d’administration, instances dirigeantes de toutes sortes, soient majoritairement composées d’hommes ou de femmes.<br /><br />(10) Nous conseillons à Christine Delphy d’aller sur le site du capitaine Jacques Levinet. Ce dernier, “pour répondre à une demande de plus en plus importante de femmes peu sportives et récalcitrantes aux sports de combat (...) a mis au point une méthode spécifique à leur intention pour se défendre sans un entraînement assidu contre les agressions”. Les femmes, précise-t-il, pouvant parmi les objets usuels qu’elles ont sous la main utiliser leurs talons aiguilles comme arme de défense. <br /><br />(11) Les guillemets sont de rigueur pour se garder d’entrer dans une querelle qui ne nous concerne pas. C’est vouloir reconnaître que les habituels adversaires de la dite affirmation communautaire, les républicains, usent et abusent du vocable communautarisme à des fins stigmatisantes. En même temps on reconnaîtra que parler d’affirmation ou de revendication communautaire relève un tant soit peu d’un euphémisme. Donc les guillemets s’imposent.<br /><br />(12) Un article de Pierre Tevanian (“Les nouveaux chiens de garde”), mis en ligne sur le site de LMSI en décembre 2011, témoigne de l’évolution du collectif Les Mots Sont Importants. Pierre Tevanian et Sylvie Tissot, ses deux animateurs, s’étaient fait connaître en 1998 par un livre utile et bienvenu (<em>Mots à maux : dictionnaire de lepenisation des esprits </em>) qui démontait des discours d’hommes politiques, de médias et d’intellectuels participant peu ou prou, involontairement ou volontairement, à cette “lepenisation des esprits”. La forme dictionnaire permettant de se doter d’un argumentaire à multiples entrées en réponse aux rhétoriques xénophobe, raciste et discriminatoire. Treize plus tard, l’alignement de Tevanian sur les positions défendues par les Indigènes de la République l’entraîne à ce colleter avec les ennemis de ce mouvement antiraciste (ici l’Alliance Générale contre le Racisme et pour le respect et l’Identité Française et chrétienne, laquelle venait de traîner devant les tribunaux la porte parole des Indigènes pour l’utilisation par ces derniers du terme “souchien”, jugé offensant et raciste) tout en se situant sur le terrain sémantique de l’AGRIF : Tevanian, en l’occurrence, traitant les membres de cette alliance de “chiens de garde de l’ordre blanc”. Pour rester dans cette verve canine (via le compagnonnage le LMSI avec Christine Delphy), Tevanian qualifie par ailleurs certains gauchistes de “chiens de garde de la domination masculine et/ou de l’ordre hétérosexuel”. Même Pierre Desproges n’échappe pas à l’ire de LMSI, puisque, citation à l’appui (“On ne m’ôtera pas de l’esprit que, pendant la Seconde guerre mondiale, de nombreux Juifs ont eu une attitude carrément hostile à l’égard du régime nazi. Les allemands de leur côté cachaient mal une certaine antipathie à l’égard des Juifs. Mais ce n’était pas une raison pour exacerber cette antipathie, en arborant une étoile jaune sur sa veste pour bien montrer qu’on est pas n’importe qui”), Tevanian estime que ce sketch relève d’un “niveau d’abjection” témoignant d’une méconnaissance de “la réalité des rapports d’oppression, lorsqu’on définit le racisme comme un simple sentiment d’hostilité, et que de ce fait on renvoie dos à dos les oppresseurs et les opprimés”. Bigre ! On était loin de se douter qu’une même logique, comme l’article le précise, était à l’oeuvre chez Desproges et à l’AGRIF. Plus loin Tevanian en rajoute une couche quand Pierre Desproges devient l’un des représentants de cette tendance fâcheuse “qu’ont les dominants à expliquer aux dominés qu’ils ont raison de se révolter mais qu’ils doivent le faire d’une manière plus <em>polie, </em>patiente civilisée”. Étonnant non ? Ce n’était pas inutile de citer entièrement le propos desprogien pour le mettre en regard de ces quelques lignes, complètement hors sujet pour rester poli. A croire que l’humour noir ne serait pas prisé par Tevanian parce que... noir ? L’humour noir (voire l’humour tout court) est-il raciste dés lors que l’on parlerait des Noirs, des Arabes, des Juifs, des femmes, des homosexuels ? Je conseillerais à Tevanian la lecture de l’<em>Anthologie de l’humour noir </em>d’André Breton : rien de tel pour se remettre les idées en place.<br /><br />(13) <em>Remarques sur les émeutes de l’automne 2005 dans les banlieues françaises </em>: (http://www.lherbentrelespaves.fr/html-textes/remarques.html). Tout comme Fargette je réponds de manière critique, entre autres considérations, à l’ouvrage précité de Moulier-Boutang, mais il ne s’agit pas exactement de la même critique.<br /><br />(14) Il importe de lire la réponse de Yves Coleman pour se faire une idée plus précise des raisons de cette polémique : http://www.mondialisme.org/spip.php?article1811<br /><br />(15) C’est d’autant plus savoureux de trouver pareille référence sous la plume de M. Fargette que la petite frappe UMP, le dénommé Copé, vient en cette fin d’été 2012 abonder dans le sens du rédacteur du <em>Crépuscule du vingtième siècle </em>avec des retombées médiatiques à rendre jaloux le Pen père et fille, les vulgarisateurs de la formule.<br /><br />(16) Ceci étant précisé dans un “Compte rendu d’une discussion sur le livre <em>Votre révolution n’est pas la mienne </em>“ : discussion de 2001 à laquelle participait un certain GF (initiales permettant de retrouver l’un des protagonistes de la seconde partie de ce texte).<br /><br />(17) En attendant, j’aimerais citer un ouvrage paru en 2012, <em>Paris est un leurre. </em>L’auteur, Xavier Boissel, dans l’épilogue d’une investigation (celle de la reconnaissance sur le terrain du projet vers la fin de la Première guerre mondiale d’un “faux Paris”, situé en dehors de la capitale, destiné à leurrer l’aviation allemande) l’ayant entraîné à quelques “perspectives pessimistes”, n’en discerne pas moins (le relevé de cette “déréliction” effectué et l’hypothèse d’une “défaite” évoquée), paradoxalement, une autre “saisie du monde” : laquelle “peut ouvrir la voie non seulement à une compréhension d’autres phénomènes, plus amples, mais encore à une forme de “”sauvetage” de ce monde falsifié”. Et Boissel ajoute : “Faire pièce à cette falsification, recueillir des éléments avant même qu’ils ne s’agrègent, ne se figent, c’est retourner notre regard sur l’unité secrète qui le gouverne”. Voilà qui nous ramène, depuis “les fragments ternis” que la vie retient, ou cet “autre <em>regard </em>“ qui feuillette les “irrégularités du monde” et met au jour “ses déchets”, à des considérations benjaminiennes qui ne sont pas sans entrer en résonance avec notre proposition de “survivance, malgré tout”.<br /><br />(18) Texte mis en ligne sur le site de “l’herbe entre les pavés” : http://www.lherbentrelespaves.fr/surrea.html<br /><br />(19) Des références négatives concernant Debord et les situationnistes étant mentionnées dans notre texte, je ne citerai que les passages suivants extraits d’<em>Appel d’air </em>et de <em>Qui vive.</em> <br />“Il me plaît de reconnaître là, entre ceux qui auront tourné dans la même nuit, dévorés par le même feu, les silhouettes fort dissemblables d’Arthur Cravan et de Guy Debord (...) Simplement de loin, de très loin, on dirait que leurs gestes, qui ne coïncident pas, évoquent pourtant la même certitude de ne jamais arriver et la même insouciance à risquer ce qui vaut encore raisonnablement la peine”.<br />“C’est pourquoi, à l’irresponsabilité poétique (...), je ne craindrai pas d’opposer une <em>responsabilité poétique, </em>indissociable de la quête qui aura par exemple entraîné les surréalistes vers l’automatisme, comme une trentaine d’années plus tard, les situationnistes vers la pratique de la “dérive”. Quête de toux ceux qui obéissent au désir de savoir où il en sont avec le temps, à la seule fin d’inventer leur temps”.<br />“Dans les années où Guy Debord écrivait ces lignes comme la critique de son film <em>In girum imus nocte et consumimur igni, </em>je ne sais personne pour avoir mieux mené le projet même de la poésie de redonner à la parole sa plus grande efficience”.<br />“Entre “le secret pour opérer un tremblement de terre” (...) dont parle Sade dans <em>La Nouvelle Justine, </em>et les “secrets pour changer la vie” de Rimbaud, ou encore de Debord “la formule pour renverser le monde”, il y a une infinité de répercussions analogiques à provoquer comme une infinité des moyens, allant du plus sérieux de l’insoumission à l’humour du plus irréel des bouleversements, pour mener à la même fin d’une subversion sans fin”.<br /><br />(20) Pour être complet il faut rappeler que Debord n’a jamais accordé d’interview à un journaliste, ni ne s’est exprimé dans un média quelconque, et qu’il n’est jamais passé à la radio ni à la télévision. On ne trouvera pas d’équivalent chez quelqu’un de la notoriété (venue sur le tard certes) de Guy Debord. L’hostilité dont il est en but de longue date vient en partie de là. On ne saurait en dire autant d’Annie Le Brun qui, outre sa présence de temps à autre sur les ondes de France-Culture (ce qui n’est pas un reproche), n’a pas hésité à répondre favorablement à plusieurs sollicitations télévisées. Lors de son dernier passage chez Pivot en 1988 il paraissait évident que quelques unes des questions l’agaçaient, mais après tout elle jouait le jeu.<br /><br />(21) On relève un certain flottement chez Annie Le Brun autour de la poésie <em>noire </em>du XIXe siècle. Comme quoi des auteurs que l’on croyait pourtant bien défendus contre une certaine “haine contemporaine de l’art et la poésie”, dissimulée en quelque sorte derrière une critique de la modernité, peuvent au fil des années devenir sensibles à l’argumentation que l’on retrouve par exemple au chapitre X de <em>Défense et illustration de la novlangue française </em>de Jaime Semprun.<br /><br />(22) En novembre 2012, l’intéressé, le professeur Pellerin, a été innocenté des accusations de “tromperie et tromperie aggravée” par la Cour de cassation de Paris : ce qui prouve la puissance du lobby nucléaire dans l’hexagone mais ne change rien sur le fond.<br /><br />(23) La préface de l’édition de poche d’<em>Appel d’air </em>(Verdier poche) parait significative de l’écart qui sépare l’Annie Le Brun de 2011 de celle de 1988. On comprend que certaines pages du livre lui restent en travers de la gorge plus d’une vingtaine d’années plus tard. Mais plutôt que de s’y confronter elle préfère s’interroger sur “l’efficience” de cette “parole (...) dés lors qu’il parait nécessaire de la réitérer”. On peut reconnaître la légitimité de son interrogation (si ce que pareille parole “visait n’a pas été atteint, pourquoi y réussirait-elle des années après ?”) tout en ajoutant que celie-ci lui permet de ne pas aborder les passages “litigieux” de son livre<em>. </em>Certes elle y répond indirectement en précisant que la marche du monde depuis 20 ans et la “gravité de la situation” qui en résulte sont venues par exemple démentir des pages un peu trop versées dans “l’insurrection lyrique”. Mais cela reste un peu court.<br />Cependant, le passage suivant (“Car, au cours des vingt dernières années, force est de le constater, rien n’est venu s’opposer véritablement à l’ordre des choses. A tel point que presque tous ceux qui prétendaient mener une critique sociale ne se sont nullement rendu compte de l’anachronisme de leurs armes. Trop occupés à sacrifier au rituel de leur rhétorique dont le succès aura été inversement proportionnel à son peu de prise sur le présent, ils ont continué de ne pas s’apercevoir que la donne avait complètement changé. Il ne leur est même pas venu à l’esprit de considérer d’un oeil critique avec quelle facilité leur production “révolutionnaire” prenait place sur les gondoles des grandes surfaces de la librairie parmi les livres à succès”) entraîne le lecteur à poser deux questions. De qui parle Annie Le Brun ? Depuis 20 ans on ne voit pas quelle “production révolutionnaire” aurait eu un tel succès. Ce type de discours à vide sur cette figure fictive de “révolutionnaire” ou de “radical” ne m’est pas inconnu. D’ailleurs, la mention dans la foulée de “L’encyclopédie des Nuisances” et de “Paul Jorion” (bienvenu au club !), qui eux poursuivent “avec une tout autre rigueur une réflexion sur un “capitalisme à l’agonie” comme sur le chaos idéologique en train de l’accompagner”, dispense le lecteur d’aller chercher plus loin le modèle. La seconde question porte sur le constat d’Annie Le Brun : cette donne a-t-elle changée à ce point ? Elle a bien entendu changé mais pas dans les termes mêmes de notre auteure. Qu’est ce qui a le plus changé en vingt ans : ce monde ou Annie Le Brun ? <br />Ce n’est pas tant ce “revirement” qui provoque le malaise à lire cette courte préface que le ressentiment qui sourd derrière le propos d’Annie Le Brun. N’est-elle pas implicitement en train de remettre en cause ce pourquoi nous la lisons depuis <em>Lâchez tout, </em>qui se confondait principalement avec la défense et illustration d’une “subversion poétique” à laquelle Annie Le Brun aura plus que d’autres apporté sa contribution. Aujourd’hui, en se rejoignant le camp des partisans de l’expression contemporaine d’un “nihilisme passif”, ne scie t-elle pas la branche sur laquelle elle se trouvait installée durant les années 60 lors de son adhésion au groupe surréaliste ? <br /><br />(24) Se reporter aux entrées Pierre Philippe, Jean Guidoni, Juliette du <em>Dictionnaire raisonné de la chanson française au XXe siècle </em>: http://www.dicochansons.fr/index-html (concocté par l’auteur de ces lignes)</p>Cours plus vite Orphée, Michéa est derrière toi !urn:md5:319898b775507c491c65b061ef495e2c2011-11-01T13:42:00+01:002013-06-17T17:52:19+02:00Max VincentCritique socialeDebordEDNGaucheMicheaOrwellParti Communiste <p>.</p>
<p><span style="text-align: -webkit-center;">“Dites à ce Michéa qu’il cesse de tousser : j’ai arrêté de </span><br style="text-align: -webkit-center;" /><span style="text-align: -webkit-center;">fumer depuis un certain temps déjà ! ”</span><br style="text-align: -webkit-center;" /><span style="text-align: -webkit-center;">George ORWELL</span></p>
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<p> Depuis trois ans nous étions sans nouvelles de Jean-Claude Michéa. De la part d’un philosophe publiant un livre chaque année (<em>lmpasse Adam Smith </em>en 2006, <em>L’empire du moindre mal </em>en 2007, <em>La double pensée </em>en 2008) il y avait de quoi s’interroger. En prenant sa retraite de professeur Michéa avait-il mis fin à celle d’essayiste ? S’était-il finalement dérobé devant les sollicitations de son éditeur pour se consacrer plus entièrement à ses hobbies et passions : du football aux plaisirs des plages montpelliéraines, sans oublier les rencontres avec des “gens ordinaires”. Pensait-il avoir “tout dit” dans ses précédents ouvrages (le dernier en date représentant une sorte de digest de la pensée michéenne) ? <br />
La parution cet automne 2011 d’un livre intitulé <em>Le complexe d’Orphée : la gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès </em>met un point final à ces supputations. Michéa revient une nouvelle fois à la charge pour fustiger le libéralisme, la gauche, le progrès et tutti quanti dans, lit-on en quatrième de couverture, “un essai scintillant, nourri d’histoire, d’anthropologie et de philosophie”. A vrai dire cet ouvrage n’apporte rien de fondamentalement nouveau à la pensée michéenne. Le lecteur familier du philosophe retrouve dans ce <em>Complexe d’Orphée </em>les thèmes chers à l’auteur et ses habituelles têtes de turcs. Dans un essai (<em>Réflexions partielles et apparemment partiales sur l’époque et le monde tel qu’il va </em>) mis en ligne sur le site “L’herbe entre les pavés” en janvier 2010, j’avais consacré un sous-chapitre (“Mode d’emploi pour saborder la flottille michéenne”) aux écrits de Jean-Claude Michéa. Je le reproduis intégralement à la suite de cette première partie (la partie 2 donc). D’autres pages, extraites du chapitre “Mai 68, encore”, viendront compléter les précédentes (la partie 3). Puis-je conclurai sur le mode “A quoi sert Michéa” (la partie 4). <br />
La nouveauté de ce <em>Complexe d’Orphée </em>doit d’abord être recherchée dans le traitement d’une certaine actualité (l’identité nationale, l’affaire Zemmour) depuis la parution de <em>La double pensée, </em>puis en second lieu à travers les nombreuses pages consacrées à un sujet que Michéa n’avait auparavant qu’effleuré : l’affaire Dreyfus signant pour lui la naissance de la gauche moderne. Je lui répondrai. Je reviendrai également sur quelques aspects périphériques (dont le populisme) qui feront l’objet de plus longs développements dans la seconde partie. Enfin la réception médiatique, journalistique, webmatique du <em>Complexe d’Orphée </em>élargit un tant soit peu le lectorat de Michéa. On verra en quoi et pourquoi.<br />
Avant d’en venir à l’ouvrage proprement dit, faisons un tour en librairie. On y découvre ce <em>Complexe d’Orphée </em>revêtu d’un bandeau portant l’inscription suivante en lettres majuscules : MICHÉA L’INCLASSABLE. On ne sait s’il faut féliciter les Éditions Climats pour cette trouvaille publicitaire ou la maison-mère, les Éditions Flammarion (dont on rappelle qu’elles déclenchèrent la plus importante opération de marketing littéraire connue à ce jour dans l’hexagone lors de la parution du roman <em>Les particules élémentaires </em>de Michel Houellebecq). Cette manière de vendre l’auteur-maison des Éditions Climats viserait à priori un public peu sensible (ou moins sensible) au marketing littéraire que celui qui achète chaque automne les prix littéraires. On le vendra par conséquent sur un mode qui puisse satisfaire cette clientèle. MICHÉA L’INCLASSABLE, donc : un auteur qui ne serait pas réductible à l’une ou l’autre idéologie, à l’une ou l’autre chapelle, à l’une ou l’autre posture, à l’un ou l’autre clan, etc. Pourtant comme on le vérifiera plus tard il s’agit sans contestation possible d’une publicité mensongère. Voilà pour l’emballage.<br />
Nous relevions plus haut que ce livre n’apportait rien fondamentalement de nouveau à la pensée de l’auteur. A sa décharge, si l’on peut dire, les dix chapitres composant ce <em>Complexe d’Orphée </em>sont autant de réponses aux questions posées par un universitaire canadien : à savoir “la version entièrement remaniée et considérablement amplifiée de cet entretien initial”. Il fallait cependant une accroche pour présenter le tout sous un jour inédit. Et ainsi appâter les journalistes susceptibles d’écrire un article sur cet ouvrage. Michéa va donc se référer à l’un des épisodes les plus connus de la mythologie grecque : celui où Orphée descendu au royaume des morts pour y rechercher Eurydice réussit à convaincre Hadès de le laisser repartir en compagnie de son épouse pour retrouver le monde des vivants. Hadès y met cependant une condition : Orphée à aucun moment ne se retournera pour jeter un regard sur Eurydice. On sait ce qu’il s’ensuivit.<br />
“Puisque tout essai doit avoir un titre”, écrit Michéa, celui-ci s’appellera <em>Le complexe d’Orphée </em>eu égard “ce faisceau de postures <em>à priori </em>et de commandements sacrificiels qui définit - depuis bientôt deux siècles - l’imaginaire de la gauche progressiste”. Mais encore ? L’homme de gauche, à l’instar d’Orphée, “est en effet condamné à gravir le sentier escarpé du “Progrès” (...) sans jamais pouvoir s’autoriser ni de plus léger repos (...) de de moindre regard en arrière”. Pourtant, sans vouloir anticiper sur la véracité ou pas de ce propos, nous relevons tout d’abord que Michéa ne file pas la métaphore jusqu’au bout. A travers la façon dont il interprète et réécrit le mythe aujourd’hui Orphée ne se retourne pas. D’où ce ressassement (pour le lecteur qui pratique Michéa depuis une dizaine d’années) sur “la fascination béate pour tout ce qui est nouveau” (de l’homme de gauche) et son “étonnante incapacité philosophique - et le plus souvent psychologique - à tisser le moindre rapport positif avec son passé”. Certes, certes, certes, mais Eurydice dans l’histoire ? Michéa l’escamote purement et simplement. Cela parait incompréhensif. Orphée sans Eurydice ! Peut on imaginer Philémon sans Baucis, Abélard sans Héloïse, Tristan sans Iseult, Erckmann sans Chatrian, Roux sans Combaluzier, Laroche sans Migennes !<br />
S’agissant de Michéa, en regard de pages écrites dans ses autres ouvrages sur le matriarcat (et de celles que l’on peut trouver à ce sujet dans <em>Le complexe d’Orphée </em>) il y aurait peut-être une explication. Pour le lecteur qui l’ignorerait Michéa figure parmi les plus farouches contempteurs du matriarcat (dans le <em>Complexe d’Orphée, </em>encore, il évoque de “féroces figures maternelles”). Proposons l’hypothèse suivante. Eurydice (avant d’être mordue par un serpent le soir de ses noces) aurait recueilli la semence d’Orphée et serait ainsi devenue “grosse des œuvres” de ce dernier. Ovide n’évoque pas que nous sachions une quelconque grossesse, pourtant dans la version filmée de Cocteau Eurydice se retrouve enceinte. Cette explication vaut ce qu’elle vaut. Mais tirer des plans sur la comète depuis le mythe d’Orphée en supprimant Eurydice parait encore plus discutable. Un Orphée qui se retourne (la gauche donc) remettrait en cause le titre du livre et les propos caricaturaux et univoques de Michéa sur l’association gauche / progrès.<br />
On me répondra que cela vaut uniquement pour la préface : dans les chapitres suivants Michéa apporterait les réponses voulues comme le suggère la quatrième de couverture. Parlons en. Je cite entièrement ce passage : “Voudrait-il (Orphée) enfreindre ce tabou - “c’était mieux avant” - qu’il se verrait automatiquement relégué au rang de Beauf, d’extrémiste, de réactionnaire, tant les valeurs des gens ordinaires sont condamnées à n’être plus que l’expression d’un impardonnable “populisme””. Mais de quel tabou nous entretient-on ici ? Le “c’était mieux avant” peut-il raisonnablement correspondre à “un système d’interdictions de caractère religieux appliquées à ce qui est considéré comme sacré ou impur” ou à une “interdiction rituelle” <a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/11/./michea.html#note1">(1)</a>. Cela parait plutôt tiré par les cheveux (à croire que Michéa confondrait Orphée et Eurydice avec Lycos et Dircé). Du mot “tabou” ou de l’expression “c’était mieux avant” l’un est de trop. Si l’on conserve les deux la phrase n’a plus grand sens. Le “c’était mieux avant” appartient à ce stock de petites phrases vieilles comme le monde. “C’était mieux avant”, pour ne citer que cet exemple, disaient les uns, menés par Boileau, lors de la fameuse querelle des anciens et des modernes, aux autres, regroupés derrière Perrault. Doit-on ajouter que dans ce cas de figure les modernes avaient raison ? Ceci pour dire que l’approximation relevée dans la quatrième de couverture n’est pas un résumé défectueux mais traduit l’incapacité dialectique de Michéa à se colleter avec la notion de progrès (l’association Orphée - la gauche en étant le dernier avatar). Nous l’aborderons d’une manière plus générale dans la seconde partie. Et puisque Michéa regrette l’école du temps de sa jeunesse, nous le coiffons ici d’un bonnet d’âne tout en lui demandant de recopier cent fois : “J'ai perdu mon Eurydice”.<br />
On ne quitte pas ce sujet lorsqu’on relève sous la plume de Michéa, en référence à ce qu’il nomme, “l’esprit progressiste” de notre époque, “la certitude obsessionnelle qu’aujourd’hui tout va forcément pour le mieux”. De quel coté se trouve l’obsession ! Dans quelle planète vit donc Michéa pour refuser de voir et d’entendre ce que chacun peut vérifier empiriquement ? De plus en plus, y compris dans l’ancien camp progressiste, nos concitoyens pensent bien au contraire que cela va de mal en pis. Et que le pire est encore à venir. Si cet “esprit”, pour essayer de comprendre, ne se retrouve que chez les intellectuels et les politiciens de gauche, Michéa force une fois de plus la barque pour les besoins de sa démonstration. Il va jusqu’à écrire que la nostalgie, pour ceux-ci, serait “un sentiment réactionnaire et fasciste par excellence (...) le crime qui contient tous les crimes” (sic). Des noms Michéa ! Ici ce n’est plus de l’exagération. Je laisse le soin au lecteur de trouver le mot adéquat. Dans le même registre : le progressiste (appelé dans une autre page “Robinson des temps modernes”) qui a pourtant comme tout un chacun un “passé familial” (lequel s’inscrit dans une “généalogie donnée”), ce progressiste donc serait affligé selon Michéa d’une “philosophie officielle” lui interdisant de “prendre en charge” ce passé “et de l’assumer”. Damned ! Faut-il en rire ou alors procéder par injonction thérapeutique : Robinson, sur le divan !<br />
J’avais précédemment trouvé un peu courte l’analyse de Jean-Claude Michéa sur ce qu’il appelait “l’inscription massive du mouvement socialiste dans le camp de la gauche”, ou plus précisément “un compromis historique passé entre la gauche et le mouvement socialiste lors de l’affaire Dreyfus”. On ne savait pas bien de quel compromis il s’agissait, ni de qui composait cette gauche. Je précisais également que cette “thèse” pouvait avoir été inspirée à Michéa par Louis Janover, pour qui l’affaire Dreyfus “clôt en quelque sorte l’ère de la Sociale et lève le rideau sur la scène de la politique”. Michéa, dans <em>Le complexe d’Orphée, </em>apporte des explications. C’est pour ainsi dire la véritable nouveauté de son livre. Dés la première phrase de sa préface cette question se trouve abordée en terme de “cartographie du champ politique (...) au lendemain de l’affaire Dreyfus”. Même si notre auteur y consacre par la suite tout un chapitre le lecteur reste cependant sur sa faim. Disons que la terminologie “la gauche”, laquelle désigne aux lendemains de l’avènement de la Troisième république les républicains siégeant sur le coté gauche de l’Assemblée nationale, a sensiblement évolué durant les décennies suivantes. En intégrant d’abord les radicaux, puis les socialistes. Ces derniers qui s’en distinguaient (de la gauche), avec toutes les nuances que l’on voudra, finirent par basculer dans ce camp lors de la campagne électorale de 1902 à travers le “bloc des gauches”. Dans ce contexte de recomposition du champ républicain, marqué par la scission du groupe alors dominant, celui des “républicains progressistes”, une partie s’allie avec la droite conservatrice et nationale quand l’autre partie rejoint les radicaux ; les socialistes s’alliant à ces derniers pour faire échec à la droite ainsi recomposée. Nous ne nions pas l’importance de l’affaire Dreyfus dans ce processus de recomposition mais elle s’avère moins décisive que la question religieuse pour expliquer l’implosion du camp républicain et la stratégie d’alliance des socialistes. C’est par conséquent quelque peu abusif d’évoquer un “compromis historique passé entre la gauche et les socialistes lors de l’affaire Dreyfus”. Les socialistes entendaient principalement soutenir la politique “antireligieuse” ou anticléricale du gouvernement Waldeck-Rousseau ou celui appelé à lui succéder. En même temps, et là on suivra Michéa, les socialistes se posaient en défenseurs de la République dans un contexte où l’exacerbation du climat politique durant l’affaire Dreyfus (mais sans oublier la question religieuse) faisait craindre un coup d’état militaire.<br />
Restons avec les socialistes. Comment confondre ceux que Michéa appelle les “pères fondateurs du socialisme” et, à l’aube du XXe siècle, les Guesde, Vaillant, Millerand, voire Jaurès ? Si pour Michéa le ver est dans le fruit il s’y trouvait déjà auparavant, bien avant l’affaire Dreyfus. Il faudrait se livrer à une analyse historique plus approfondie, depuis la création de la Première Internationale jusqu’à l’émergence d’un courant anarcho-syndicaliste, pour, en terme d’évolution du mouvement socialiste, obtenir des réponses plus convaincantes et plus précises que celles de Jean-Claude Michéa.<br />
Cette focalisation de l’auteur sur l’affaire Dreyfus n’est pas, ceci posé, sans susciter des interrogations. On suivra encore Michéa lorsqu’il évoque des tournures de langage antisémites chez les premiers socialistes. On ajoutera que pour ceux-ci, du moins chez certains, il faudrait parler d’un “antisémitisme économique”, non religieux et non racial. Sachant que pour Fourier, par exemple, les autres peuples commerçants (Arméniens, Chinois, Anglais) n’étaient pas mieux traités que les Juifs. A vrai dire, Michéa entend nuancer au possible “l’antisémitisme du mouvement ouvrier naissant” pour bien le distinguer de l’antisémitisme qui, je le cite, “caractérise aujourd’hui une partie très importante de l’extrême-gauche et des “nouvelles radicalités””. On comprend où voulait en venir Michéa. Là nous quittons “l’antisémitisme socialiste et populaire”, compréhensif et excusable pour l’auteur (parce que le Juif représente “l’incarnation parfaite de cette mobilité, de ce déracinement et de cette dissolution de tous les rapports sociaux qui constituent l’essence même des temps capitalistes”) pour aborder un nouveau type d’antisémitisme, ni compréhensif, ni excusable celui-là, qualifié par Michéa de “essentiellement <em>libéral </em>et <em>progressiste </em>“. Notre philosophe, en référence au sionisme et à l’état d’Israël, cite ici les élucubrations de Jean-Claude Milner (<em>Les penchants criminels de l’Europe démocratique </em>), mais on entend dans sa démonstration comme un écho du Pierre-André Taguieff de <em>La nouvelle judéophobie</em>. Pourtant là où Taguieff évoque “la haine de soi” des “Juifs qui trahissent” (qui marquent contre leur camp en soutenant les Palestiniens), Michéa, plus féru en psychanalyse, parle de “Juifs œdipiens pour lesquels les idées même de filiation et de transmission sont devenues trop lourdes à porter”. Et tout ça ferait nous suggère-t-on d’excellents antisémites, à l’instar de ces “excellents français” que Maurice Chevalier chantait à la veille du second conflit mondial.<br />
Reconnaissons que seuls l’extrême-gauche et les courants radicaux se trouvent ici dans le collimateur de Jean-Claude Michéa. Cela pour préciser que notre philosophe s’attarde davantage sur la gauche dans <em>Le complexe d’Orphée </em>que sur ses “extrêmes”.Nous n’allons pas revenir sur la thématique “progrès” (qui d’ailleurs fait l’objet d’un long paragraphe dans la seconde partie), abordée plus haut. Juste pour ajouter que la définition proposée par Michéa dans sa préface (“être de gauche” signifie “avant tout vivre avec son temps”) donne une première indication. Plus loin Michéa la complète (évoquant “l’essence de toute pensée de gauche”) par la formule, “il ne peut (pour la gauche, toujours) y avoir de limites”, traduite en langue michéenne par “la métaphysique progressiste de <em>l’illimitation </em>“. On ne voit pas bien en quoi ceci concernerait plus la gauche que la droite aujourd’hui. Pour Michéa l’UMP serait-elle en réalité à gauche ? D’ailleurs sous la plume de Michéa la terminologie “gauche” devient une fiction lorsqu’il l’associe sans la moindre nuance au “progrès”. Nous sommes plus dans le registre de l’idée fixe que de la réflexion. Mais passons. <br />
Dans le lot des diatribes michéennes adressées à la gauche figurent des évidences connues de longue date. Et même, nous le soulignons, du temps où Michéa militait encore au sein du P.C.F.. Nous ne l’avons pas attendu pour dire ce que nous pensions de la gauche en des termes choisis. Il y aurait pourtant matière à analyser la gauche aujourd’hui à travers les avatars de l’idée de “réformisme”, et sa captation en partie par la droite. Mais on ne trouvera pas chez Michéa l’ébauche d’une réflexion sur le sujet. Sur la gauche, pour conclure là-dessus, notre auteur évoque un “principe d’Audiard” inconnu de nos services. Citons le : “Moi, c’est la gauche qui me rend de droite”. C’est un peu le cas de Michéa, non ?<br />
J’avais précédemment remarqué le curieux désintérêt de Jean-Claude Michéa pour l’extrême-droite (à travers la quasi absence de références la concernant). La seule fois où, dans <em>Le mythe d’Orphée, </em>Michéa évoque une “montée de l’extrême-droite” il l’impute à la gauche et aux intellectuels : à travers “<em>la réaction d’indignation </em>des classes populaires” envers celle-ci et ceux-là. Pourtant expliquer cette “réaction d’indignation” des milieux populaires par “l’ensemble des vertus et des traditions morales auxquelles ils sont attachés” (à savoir, nous citons toujours Michéa, la “foi religieuse”, le “sens de l’effort personnel” et le “patriotisme”) avait peut-être quelque pertinence du temps d’Orwell mais parait furieusement anachronique aujourd’hui. Michéa escamote purement et simplement les principales raisons du vote FN. Elles sont pourtant bien connues, mais pas de notre philosophe apparemment. Comme nous ne lui ferons pas injure de les méconnaître, cet escamotage explique mieux qu’un long discours l’accueil favorable que reçoivent récemment les ouvrages de Michéa dans des cercles situés à la droite de la droite.<br />
Passons de “la préférence nationale” à “l’identité nationale”. Alors que cette dernière, même ranimée et instrumentalisée par Sarkozy, a connu l’infortune que l’on sait, Michéa ne s’en tient pas quitte. Il l’aborde en fustigeant les gauche et extrême-gauche coupables de se situer à travers leurs critiques sur le terrain du Medef. Michéa reprend alors un couplet que nous connaissons bien en déplorant une fois de plus l’ouverture de frontières ouvertes à tous les vents de “la mondialisation libérale”. Il néglige cependant de prolonger ce constat sous l’angle des développements du capitalisme pour revenir, une fois encore, sur l’une de ses bêtes noires : le nomadisme. Michéa, selon son habitude, procède par amalgame. Tout et le contraire de tout sont convoqués sous sa plume dans cette rubrique. On lui conseille la lecture de l’ouvrage de Keneth White, <em>L’esprit nomade </em>(cet “esprit” renvoyant à une “typologie mentale” dans la lignée de Segalen, ce grand écrivain-voyageur) ou d’écouter la belle chanson de Michèle Bernard, <em>Nomade </em><a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/11/./michea.html#note2">(2)</a><em>. </em>Et puis, avouons-le, notre sympathie va aux peuples nomades. <br />
On peut faire ici le lien avec ce que nous relevions plus haut : la mention par Michéa du Juif comme incarnation parfaite de de la mobilité et du déracinement. D’une forme de nomadisme, par conséquent. D’où l’émergence - en y ajoutant le cosmopolitisme, la modernité, la traversée des langues et des cultures - d’un type intellectuel juif élaborant “une vision critique et anticonformiste” qui échappait “aux conventions comme aux idées reçues” en développant “une pensée critique non soumise à la défense des intérêts constitués” (Enzo Traverso). Tout en admettant que les Juifs ont préfiguré d’une certaine manière au XIXe siècle la globalisation capitaliste, il parait important de rappeler aux Michéa et consort qu’ils en ont été aussi les critiques les plus conséquents : œuvres, engagements révolutionnaires, pensées critiques en portent le témoignage. Fermons la parenthèse.<br />
Jean-Claude Michéa, pour revenir au nomadisme, amalgame dans une même réprobation “le mouvement brownien des individus atomisés” provoqué par la mondialisation capitalisme et la défense par d’aucuns des “gens du voyage” et des “migrants”. Ceci, martèle-t-il, se faisant au détriment des gens du peuple fiers de leurs racines, de leurs origines et de leurs traditions familiales. Michéa s’étrangle d’indignation à l’idée que l’on pourrait se gausser d’une “famille de province” dans laquelle “on serait ébéniste, marin pêcheur ou horloger de père en fils”. On subodore notre philosophe nostalgique de l’époque où les artisans proudhoniens représentaient encore un courant dominant dans le “monde ouvrier” du milieu du XIXe siècle avant de céder la place au prolétariat des courants marxiste et anarcho-syndicaliste. Michéa serait certainement d’accord avec nous pour reconnaître qu’à travers cette figure de l’artisan proudhonien il lui importe d’en défendre les aspects les plus “réactionnaires”, ceux auxquels il se réfère un peu plus haut. Ceci et cela méritant d’être mis en relation, pour compléter le tableau, avec la récurrente défense de la notion de “mérite” chère à Michéa.<br />
Un autre fait d’actualité, celui de l’affaire Éric Zemmour, nous vaut un long développement à deux entrées dans <em>Le complexe d’Oedipe. </em>Sur l’affaire proprement dite notre attitude de prime abord ne serait pas très différente de celle de Michéa. A savoir que nous prenons de la distance devant les réactions indignées qui ont accompagné et prolongé les propos de Zemmour quant à la sureprésentation des citoyens français originaires du Maghreb ou de l’Afrique noire dans la catégorie délinquance. Nous n’ajoutons pas notre voix à ce chœur pour un simple argument de bon sens (que l’on pourra nuancer, amender, affiner tant que l’on voudra) : c’est très logique de rencontrer davantage de délinquants parmi les populations les plus pauvres, les plus démunies, les moins scolarisées, et dont le taux de chômage s’avère le plus élevé. Et parmi celles-ci nous retrouvons non moins logiquement les populations évoquées par Éric Zemmour. Notre accord avec Zemmour (celui d’un constat) s’arrête là où nous en donnons les raisons. Ce journaliste du Figaro est un personnage public connu pour ses opinions souverainistes et neoconservatrices. Il va de soi, personne n’est dupe, que tenir pareils propos lors d’un débat télévisé lorsqu’on s’appelle Zemmour tient lieu de stigmatisation des populations en question : ce journaliste disant tout haut, sans prendre de gants, ce que certains laissent entendre, ou suggèrent, ou disent sans le dire. Bien évidemment les propos de Zemmour ne sont pas recevables puisque in fine ils accréditent l’idée que les citoyens français originaires du Maghreb et de l’Afrique noire seraient davantage enclins que les “français de souche” à devenir des délinquants pour des raisons raciales implicites (l’explicitement conduisant directement au prétoire).<br />
Parmi ceux qui se sont indignés après l’intervention télévisée de Zemmour, tous, c’est bien là le problème, ne l’ont pas exprimé en reprenant notre raisonnement. Certains ont mis en avant l’absence dans le droit français de “statistiques ethniques”, et par conséquent de l’impossibilité pour Zemmour de prouver quoi que ce soit de cet ordre (voire en envisageant cela étant de poursuivre le journaliste devant les tribunaux), quand d’autres niaient tout simplement la validité du constat zemmourien. La réponse de Michéa, nous y revenons après ce long et indispensable détour, s’avère particulièrement contournée. Il relève, dans une autre perspective que la notre, certaines des contradictions du chœur anti-Zemmour. Mais nous sommes fondamentalement en désaccord sur l’analyse des causes et des raisons de la délinquance. Michéa s’est dans ses précédents ouvrages déjà longuement exprimé sur ce sujet et je lui avais non moins longuement répondu. Je renvoie donc le lecteur à la seconde partie de ce texte pour connaître le détail de cette disputatio.<br />
On ne quitte pas tout à fait l’affaire Éric Zemmour quand Michéa, dans d’autres pages, évoque ces militants politiques ou ces journalistes “pour qui la délation et les chasses aux sorcières représentent un devoir “citoyen” par excellence, voire une occupation à temps plein”. On aimerait en savoir davantage. Michéa ajoute plus loin - cet ajout étant précédé par la mention “qu’autrefois beaucoup de délateurs agissaient de manière anonyme (et cela <em>même sous le régime de Vichy </em>)” - la phrase suivante : “Aujourd’hui, au contraire, la plupart d’entre eux assument fièrement leur activité et ont même fondé des associations (quand ils ne sont pas tout simplement “journalistes” ou animateurs de sites internet)”. Tiens, tiens, tiens, Michéa serait-il l’une des victimes de cette “chasse aux sorcières” ? Nous avons comme l’impression de passer du général au particulier. Mais qui sont donc ces “délateurs” ? Dans la sphère journalistique il ne s’agit ni du <em>Point</em>, ni de <em>L’express, </em>ni du <em>Nouvel Observateur, </em>ni du <em>Causeur, </em>journaux où notre philosophe a donné des entretiens : ni vous, ni moi, ni même Michéa n’irions nous exprimer dans les colonnes d’un journal où séviraient délateurs et chasseurs de sorcières. A vrai dire le seul exemple de “délation” mentionné dans <em>Le complexe d’Orphée </em>concerne Raphaëlle Baqué, journaliste au <em>Monde, </em>coupable “grâce à une traque diligente” d’avoir chiffré “le nombre exact de ces néo-conservateurs qui ont réussi à infiltrer sournoisement l’appareil médiatique libéral”. Dans cet ordre d’idée, Michéa pourrait également évoquer la “traque diligente” par exemple des journalistes de <em>Médiapart </em>concernant l’entourage de Sarkozy, voire la personne du chef de l’État. Son prochain ouvrage comblera certainement cette lacune. <br />
La prolixité, relevée plus haut chez Michéa sur un thème (l’affaire Dreyfus, les socialistes et la gauche) juste effleuré auparavant, ne se retrouve pas pour ce qui concerne le populisme dans les pages de ce <em>Complexe d’Orphée</em>, alors que sur ce second thème notre philosophe se montrait particulièrement disert dans ses livres précédents. Michéa se contente ici de revenir aux sources mêmes du terme “populisme” à travers les exemples américains et russes. Ce rappel historique toujours utile ne nous apprend rien de plus sur la signification du populisme aujourd'hui. Une manière pour Michéa de “botter en touche” parce qu’il ne s’agit pas, nous ne le répéterons jamais assez, de la même chose. Dans notre seconde partie le lecteur trouvera les développements absents dans <em>Le complexe d’Orphée. </em>On remarque cependant sur cette question une “révision à la baisse” si on compare cette discrétion aux affirmations et revendications populistes des écrits précédents.<br />
Une seule fausse note, autant que nous pouvons le vérifier, a accompagné la sortie du dernier livre de Jean-Claude Michéa, celle du <em>Monde. </em>N’ayant alors pas encore lu <em>Le complexe d’Orphée </em>je m’étais étonné de trouver une telle recension critique (“Michéa, c’est tout bête”) sous la plume de Luc Boltanski (qui n’appartient pas à la rédaction de ce quotidien). De surcroît Boltanski ne figure pas sur la liste noire établie par Michéa des sociologues dits “d’État” ou “militants”. Boltanski relève tout d’abord que le type d’opposition binaire (celle des gauche et droite) qui fait aujourd’hui le succès d’un Jean-Claude Michéa délivre un message “tout con”. Tout con certes, mais le coté auberge espagnole des livres de Michéa satisfait ceux qui, sur le flanc gauche, ne veulent y entendre qu’une critique des libéralisme et capitalisme ; et d’autres, à droite, un retour aux “vraies valeurs”. D’où l’intérêt que les ouvrages de Michéa rencontrent dans des milieux en rupture ou prenant de la distance avec le gauchisme, le radicalisme, voire l’anarchisme : qui y trouvent de quoi fourbir des armes contre la “gauche parlementaire” au nom du “peuple trahi”. Parallèlement Michéa a tout pour plaire aux médias de droite : qui lui ouvrent généreusement leurs colonnes dans la mesure où Michéa dans ses ouvrages s’en prend principalement à la gauche. Comme l’écrit Boltanski : “<em>Le complexe d’Orphée </em>assène des vérités incontestables mais sans craindre de les fondre dans les amalgames les plus contestables”. Cet article recoupe en partie l’argumentation de “Mode d’emploi pour saborder la flottille michéenne”, j’aurai donc longuement l’occasion d’y revenir dans le détail durant la seconde partie de <em>Cours plus vite, Orphée, Michéa est derrière toi ! <br />
</em>J’ajoute que cet article de Luc Boltanski, parmi les recensions consacrées à ce <em>Complexe d’Orphée, </em>constitue la seule véritable analyse critique connue de ce livre au moment où j’écris ces lignes (et par delà l’ouvrage proprement dit du “phénomène Michéa” dans la pensée contemporaine). Alors que les journalistes chargés d’en rendre compte se contentent le plus souvent de paraphraser Michéa : à ce point que si l’on échangeait certaines signatures le lecteur n’y verrait que du feu. Ils reprennent généralement, docilement, sans faire preuve du moindre esprit critique, l’explication donnée par Michéa pour son titre. On remarque, pour finir là-dessus, que le lectorat de Michéa s’est sensiblement agrandi sur sa droite depuis la parution du <em>Complexe d’Orphée, </em>avec la présence dans <em>Le Causeur </em>d’un entretien avec le philosophe (interviouvé ici par Élisabeth Levy). Et plus encore à travers la mention d’un article mis en ligne sur le blog “identitaire” <a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/11/./michea.html#note3">(3)</a> <em>Fdesouche</em>, où le dernier livre de Michéa a été particulièrement bien accueilli : “un essai décapant (...) d’un penseur inclassable” qui “dénonce la gauche (...) et le mépris (envers) la culture populaire”. Un commentateur de ce blog relève cependant une lacune chez Michéa : ce dernier ne tire “pas les conclusions qui découlent de bonnes constatations”. Même s’il s’agit pour nous de constatations discutables (voire très discutables), ce constat ne manque pas justesse. D’ailleurs nous l’avions émis précédemment au sujet de la relation délinquance / répression chez notre philosophe. Jean-Claude Michéa, dans son prochain livre peut-être, se décidera-t-il enfin à franchir ce pas ?</p>
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<p> Jean-Claude Michéa est un étrange philosophe. Le lire donne quelquefois le tournis. Qu’on en juge. Michéa préconise la plus grande méfiance à l’égard des médias officiels et accorde sans barguigner des entretiens au <em>Point </em>et au <em>Nouvel Observateur, </em>il signe un ouvrage commun avec Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner tout en passant pour un penseur “radical”, il est fasciné par “l’intelligence exceptionnelle” du très élitiste Jean-Claude Milner mais défend bec et ongles le populisme, cet infatigable contempteur de mai 68 n’hésite pas à citer Guy Debord, etc., etc., etc.<br />
Quel est donc ce Protée de la pensée, ce Fregoli de la philosophie ? Est-ce un dialecticien hors pair, capable de réconcilier tous ces contraires ? Ou la dernière des baudruches à la mode ? Ou alors, tout simplement, n’est-il rien de tout cela : mais un gars bien ordinaire, comme dirait Charlebois, amoureux du football et des plaisirs de la plage, que les hasards de l’existence et de l’édition auraient propulsé sur le devant de la scène ?<br />
Le lecteur des <em>Essais, articles et lettres </em>de George Orwell qui entamerait la lecture des publications de Jean-Claude Michéa par celle de son premier ouvrage, <em>Orwell anarchiste tory, </em>et la poursuivrait par (citons dans l’ordre) <em>L’enseignement de l’ignorance, Impasse Adam Smith, George Orwell éducateur, L’empire du moindre mal </em>et <em>La double pensée </em>aurait de bonnes raisons de s’interroger. Avait-il bien lu les six épais volumes d’essais de l’écrivain anglais ? Ne serait-il pas quelquefois passé à coté de son sujet ? Retournons la question. En se référant de livre en livre, continuellement, voire obsessionnellement à la notion proposée par Orwell de common decency, Michéa ne sollicite-t-il pas le texte orwellien au point d’en forcer le sens ?<br />
A cette objection, Bruce Begout, l’auteur d’un ouvrage paru en 2008 aux édition Allia, <em>De la décence ordinaire, </em>a déjà répondu. Dans ce petit essai Begout, qui traduit “common decency” par “décence ordinaire” (et non “honnêteté” ou “moralité”) précise qu’il faut également entendre là “un comportement social et une certaine forme d’estime de soi”. Il ajoute (nous en venons à notre objection) qu’il trouve “regrettable que la traduction française des <em>Essais, articles et lettres</em> (par ailleurs remarquable) n’ait pas rendu la “common decency” par une formule unique, effaçant ainsi l’unité d’un concept central”. Certes, mais les traducteurs pourraient lui répondre qu’il n’y avait justement pas là matière à conceptualiser : qu’ils ont traduit Orwell au plus près, au plus juste, en conservant à cette notion de common decency son contenu équivoque. D’ailleurs Begout l’admet quelques pages plus loin en reconnaissant, “on le voit, il n’est pas simple de définir la décence ordinaire, dans les différents emplois qu’il en fait, Orwell n’en donne une définition univoque”. Ce qui entre pour le moins en contradiction avec ce qu’il écrivait plus haut. Ne lisant pas l’anglais, ni ne disposant d’une édition originale de ces <em>Essais..., </em>j’en resterais là. Cependant, là où Begout hésite, malgré tout, à faire de cette common decency un concept, Michéa, sans pour autant le formuler explicitement, n’a pas lui l’ombre d’une hésitation.<br />
J’en viens donc au premier ouvrage publié par Jean-Claude Michéa, <em>Orwell anarchiste tory. </em>Dans ce livre Michéa revient plusieurs fois sur la common decency. Elle se trouve d’abord définie par “ce sens commun qui nous avertit qu’il y a des choses qui ne se font pas”. L’auteur ajoute plus loin qu’il s’agit également d’une “perception <em>émotionnelle </em>que quelque chose n’est pas juste”. Autre précision : “La common decency inclut donc aussi bien les formes modernes du sens éthique (...) que les formes d’obligation sociale plus traditionnelles, et les moins individualisées (...) Orwell y adjoint même explicitement des choses telles que l’affection, l’amitié, la bonté et même la politesse ordinaire”. Enfin citons deux dernières occurrences, plus ciblées : en premier lieu Michéa évoque l’intellectuel dont la “révolte, on le voit, n’a nullement pour ressort la common decency des prolétaires” ; quand la seconde traite du “principe de cette immense normalisation culturelle (qui) a pourtant été - Orwell l’avait prévu - la déconstruction méthodique de la common decency, devenue avec le temps, l’exercice obligé de toute pensée de gauche”.<br />
Ceci posé, une rapide présentation de l’oeuvre de George Orwell n’est pas inutile. Distinguons d’abord l’écrivain et romancier, l’auteur de deux livres essentiels, <em>La ferme des animaux </em>et <em>1984 </em>qui n’ont pas besoin d’être commentés. J’y adjoins <em>Hommage à la Catalogne </em>: cet indispensable témoignage sur la guerre d’Espagne. Le reste de la production littéraire et romanesque d’Orwell n’a pas la même notoriété. Cela semble dommage pour <em>Et vive l’aspidistra ! </em>: un roman étonnant, surprenant pour qui ne connaîtrait de l’écrivain anglais que ses deux derniers et célèbres ouvrages. George Orwell, le penseur, essayiste et critique, est aujourd’hui mieux connu en France depuis la publication des <em>Essais, articles et lettres. </em>Ce second Orwell parait plus problématique que le précédent. Pas tant le critique du totalitarisme - où ces deux Orwell d’ailleurs se confondent, (et au sujet duquel, mais avec d’autres moyens, l’auteur de <em>1984 </em>figure, aux cotés d’Hannah Arendt parmi les penseurs ayant le plus contribué à la compréhension de ce phénomène) - que le penseur et vulgarisateur de cette fameuse common decency. <br />
J’ajoute qu’il existe aujourd’hui comme une sorte d’interdit au sujet de George Orwell qui tendrait à évacuer ou à traiter de haut toute critique le concernant. Je n’évoque nullement, il va de soi, les réponses à des articles visant à salir l’homme (à travers la mention de propos prétendument délateurs). Orwell n’échappe pas à la critique : quelques uns de ses essais et articles sont discutables, pour ne pas dire plus. La figure de “saint laïque” que d’aucuns font d’Orwell aurait certainement indisposé l’auteur de <em>La ferme des animaux </em>(par delà, j’imagine, l’amusement d’une telle découverte).<br />
Le livre de Bruce Begout, on l’a vu, aborde sous l’angle de la common decency l’oeuvre de George Orwell. L’empathie dont fait preuve l’auteur ne l’empêche pas pour autant de porter sur l’écrivain anglais un regard contrasté. Begout apporte la précision suivante : “La common decency est la faculté instinctive (pour l’homme ordinaire) de percevoir le bien et le mal. Elle est même plus qu’une simple perception, car elle est réellement <em>affectée </em>par le bien et le mal”. Si pour Orwell, d’après Begout, les hommes ordinaires ne sont pas exempts de défauts (Orwell se plaint de leur apathie à défendre la liberté de la presse, de leur attentisme, ou de leur apolitisme), en revanche leurs qualités typiques (retour sur la common decency définie ici à travers “le sens du partage, l’entraide entre les gens simples, la méfiance vis à vis toute autorité”) les distingue fondamentalement, poursuit Begout, des intellectuels. D’où cette opposition chez Orwell, indispensable, entre la décence des gens ordinaire et l’indécence des intellectuels.<br />
L’anti-intellectualisme de George Orwell ne se confond pas, précise Begout, avec celui de la droite réactionnaire accusant l’intellingentsia d’être responsable de la décadence morale et du déclin de la société. Orwell reproche aux intellectuels d’être coupés du monde de la vie quotidienne, de vivre dans le monde des idées, et donc de privilégier avant tout l’idéologie : ce qui les entraînerait à mépriser des valeurs aussi fondamentales que la liberté et la moralité, avec comme conséquence dans les années trente l’enrôlement des intellectuels dans les partis totalitaires. Begout reconnaît cependant que George Orwell “scrute cette continuelle mainmise de la “mentalité totalitaire” chez les intellectuels avec une persévérance qui frise parfois l’obsession”. Sans vouloir pour l’instant entrer dans le débat je résumerais ces propos par la formule suivante, d’Orwell : “Les gens ordinaires vivent toujours dans un monde de bien absolu et de mal absolu, monde dont les intellectuels se sont depuis longtemps détachés”.<br />
Tout ceci n’est pas fondamentalement faux, mais cette vision pour le moins schématique, des gens ordinaires et des intellectuels, n’échappe pas à la caricature, voire au manichéisme. C’est prêter plus de vertus aux dits “gens ordinaires” qu’ils n’en ont dans la réalité, et c’est en retour forcer le trait en ce qui concerne les intellectuels, groupe hétérogène s’il en est. Que recouvre par exemple la terminologie “gens ordinaires” ? A lire Orwell on constate que cet emploi relève d’une géométrie variable. Même chose pour les intellectuels. D’ailleurs ne nous méprenons pas : le cursus universitaire du futur George Orwell, puis son activité d’écrivain et d’essayiste en font un intellectuel. Begout émet l’hypothèse que l’enrôlement d’Orwell dans la police birmane, puis, par la suite, la volonté du jeune écrivain de partager la vie (le temps d’une ou plusieurs expériences) des plus démunis participe d’une “stratégie d’abaissement” sur un mode expiatoire. Les éléments biographiques le confirment. On peut aussi évoquer quelque “haine de soi” durant ces années où l’écrivain Orwell se cherche encore. Celle-ci n’a cependant pas perduré contrairement à l’antienne anti-intellectualiste.<br />
Sur un plan plus théorique, l’opposition entre “gens ordinaires” et “intellectuels”, formulée de la sorte, est-elle pertinente ? Pourquoi Orwell ici en l’occurrence ne raisonne-t-il pas en terme de classes sociales ? L’adhésion au totalitarisme concerne-t-elle les seuls intellectuels ? Il ne semble pas que de ce point de vue là la situation ait été sensiblement différente entre la Grande Bretagne et la France. Les centaines de milliers d’adhérents aux différents partis communistes européens ou ceux qui vinrent grossir les rangs des partis et des milices fascistes et nazies appartenaient en grande majorité aux “gens ordinaires”. On peut supposer (sinon on n’y comprend plus rien) qu’ils avaient par la même occasion abandonné toute forme de décence ordinaire, pour parler comme Orwell. Ce qui n’est pourtant pas complètement sûr en ce qui concerne les communistes à lire Michéa. Une seule certitude : Orwell a besoin de mettre en valeur la décence des “gens ordinaires” pour mieux l’opposer à l’indécence des intellectuels.<br />
Dans son petit essai, Bruce Begout aborde la question de la moralité en notant que “parfois, Orwell cède trop facilement à la tentation d’instituer cette moralité ordinaire en critère de jugement absolu”. L’écrivain anglais, que ne choque nullement chez Miller ou Joyce la “vulgarité sexuelle”, devient plus que réticent à l’égard de James Hadley Chase. Citons ici l’un de ses articles les plus connus, <em>Raffles et Miss Blandish </em>: où le célèbre roman de Chase se trouve qualifié de “fascisme à l’état pur” en raison de son penchant à considérer comme normales et moralement neutres, voire admirables des scènes parfaitement immorales. Encore plus significatif, dans un article de la même année (1944) consacré à Salvador Dali, Orwell, commentant l’autobiographie du peintre (<em>Le secret de la vie de Salvador Dali </em>), parle d’un “livre qui pue” non pas pour les raisons qui ont fait exclure Dali du groupe surréaliste (sans parler de son ralliement ensuite au franquisme), mais, précise Orwell, parce qu’il est dirigé contre “la santé d’esprit et la simple décence (...) contre la vie elle-même”. Pour l’écrivain anglais “de tels individus sont indésirables, et une société qui favorise leur existence a quelque chose de détraqué”. Sans commentaires ! En toute logique Orwell aborde ensuite la question de “l’immunité artistique” qu’il illustre, en reprenant le discours des défenseurs de l’art (ce qui vaut lieu de condamnation), par “l’artiste doit être exempté des lois morales qui pèsent sur les gens ordinaires”.<br />
Certes, Dali est indéfendable sur de nombreux aspects (nous savourons, rapporté par Orwell, le propos de Dali expliquant que la projection du film <em>L’Âge d’or </em>fut interrompue par des voyous : on sait que ces “voyous” appartenaient en réalité à cette extrême-droite pour qui Dali aura plus tard quelque sympathie), mais pas sur ceux que George Orwell cloue au piloris : lesquels relèvent de l’activité fantasmatique et du geste créateur (même s’ils mettent en jeu des perversions ou s’appliquent à les décrire). J’en resterai là pour l’instant, quitte à y revenir par la suite. Citons quand même, vers la fin de l’article sur Salvador Dali, la phrase suivante : “Des phénomènes tels que le surréalisme (...) participent de la décadence bourgeoise (...) un point c’est tout” (ceci au nom, une fois n’est pas coutume, de la “critique marxiste”). Le P.C.F. à la même époque ne s’exprimait pas autrement.<br />
Sans doute, ces deux articles cités, nous comprenons mieux les raisons de la focalisation d’Orwell sur cette “indécence des intellectuels” (ou prétendue telle). D’ailleurs Begout ne parait pas tout à fait à son aise dans ce registre et préfère repartir sur des bases à priori plus solides : celle par exemple de la “répugnance populaire envers la violence et la perversion” dont il nous dit qu’elle “n’est pas le reflet d’un esprit petit bourgeois mais le témoignage d’une décence naturelle”. Nous voulons bien. Pourtant comment expliquer, du temps d’Orwell déjà, le succès auprès du public populaire d’une presse flattant et encourageant chez le lecteur des penchants plus ou moins conscients pour la violence et la perversion ? Il serait plus judicieux de remarquer, pour finir là-dessus, que la violence et les perversions sont les choses les mieux partagées du monde. Mais les uns (“gens ordinaires” disons) et les autres (les intellectuels, pour simplifier) n’y ont pas le même accès ou l’intègrent différemment. Les vaches sont bien gardées : l’art pour les seconds et la presse à scandale ou sensation (en y ajoutant aujourd’hui le people et la téléréalité) pour les premiers.<br />
Cette common decency, pour revenir à Jean-Claude Michéa, n’apparaît qu’en une seule occasion dans <em>L’enseignement de l’ignorance. </em>En revanche, dans ses quatre livres suivants, Michéa revient souvent sur cette notion. En règle générale il reprend ou développe les définitions proposées dans <em>Orwell anarchiste tory </em>(que j’ai citées plus haut). Au fil des ouvrages Michéa tient à bien distinguer common decency et “idéologie du bien” (la seconde relevant d’un “catéchisme moralisateur” émanant d’une église ou d’un parti pour cautionner leur pouvoir) ; d’autre part il lui importe d’associer la common decency au principe de moralité proposé par Mauss dans son <em>Essai sur le don </em>(soit ici “ces capacités psychologiques, morales et culturelles de <em>donner, recevoir </em>et <em>rendre </em>“). On relève cependant une légère poussée de paranoïa quand, évoquant dans <em>Orwell éducateur </em>l’ouvrage de Mauss, Michéa avance que “les experts contemporains sont subventionnés par tous les centres de recherche possibles pour imaginer de nouvelles réfutations définitives de <em>L’essai sur le don </em>“. Voilà comment on utilise l’argent des contribuables ! Heureusement Pecresse et Sarkozy nous promettent de faire le ménage au CNRS et ailleurs.<br />
Notre philosophe agrégé, dans <em>Impasse Adam Smith, </em>écrit les lignes suivantes : “Il n’est guère difficile de comprendre en quoi c’est cet attachement naturel à la <em>common decency </em>qui a permis à Orwell, à la différence de la plupart des intellectuels de son temps, de ne jamais éprouver la moindre fascination pour la <em>volonté de puissance </em>des partis totalitaires”. Revenons à la fin de l’année 1936. Alors que de nombreux intellectuels européens avaient pris position contre le stalinisme (pour s’en tenir à ce seul aspect), la question n’était pas encore réglée pour Orwell. Ses sympathies politiques allaient plutôt à la gauche anticommuniste, et plus particulièrement à l’Indépendant Labour Party (que l’on pourrait avec des nuances qualifier de “trotskiste”, et auquel Orwell finit par adhérer en juin 1938). C’est donc naturellement ou logiquement que George Orwell s’engage en décembre 1936 dans les milices du POUM (proche de l’ILP). Un moment il envisage rejoindre les Brigades Internationales (contrôlées par les communistes) pour être envoyé sur le front de Madrid, plus décisif à ses yeux. Orwell fera même des démarches en ce sens. L’évolution de la situation au printemps 1937 contribue à changer la donne. Dans un premier temps les journées de mai à Barcelone, puis l’interdiction du POUM le confronteront directement aux méthodes et pratiques staliniennes et l’inciteront à prendre définitivement son parti. Tout ceci se trouve narré et expliqué par Orwell dans <em>Hommage à la Catalogne </em>avec l’honnêteté intellectuelle qui caractérise son auteur. Les lecteurs d’Orwell ne sont donc pas sans savoir que la prise de conscience de l’écrivain anglais eu égard le totalitarisme stalinien date de sa participation à la guerre d’Espagne, et très précisément des journées de Barcelone. Ensuite Orwell n’a pas manqué de s'y référer. Ceci devait être rappelé. Les intellectuels qui durant les années trente se sont opposés parfois violemment aux staliniens l’ont fait pour de multiples raisons, mais certes pas (nous sommes d’accord) “par attachement à la common decency”, George Orwell compris. Revendiquer la chose pour Orwell relève d’un raisonnement à posteriori et d’une lecture tendancieuse de la biographie orweillienne.<br />
Je viens d’évoquer “l’honnêteté intellectuelle” de George Orwell en me référant à <em>Hommage à la Catalogne. </em>Elle ne se trouve pas pour autant absente des articles que j’ai cités plus haut même si là mon désaccord est patent (en particulier autour de la notion “d’immunité artistique”). Cependant Orwell prend quelquefois à rebrousse-poil ses commentateurs les plus bienveillants ou les plus intéressés (lesquels auraient tendance à le figer dans une posture “politiquement correcte”, ou comme Jean-Claude Michéa à traduire cette dernière en terme de common decency). Les lignes suivantes, extraites de <em>Hommage à la Catalogne, </em>ne sont jamais citées que je sache par nos “orweilliens” (en tout cas pas par Michéa) : “Pour la première fois que j’étais à Barcelone, j’allais jeter un coup d’oeil sur la cathédrale ; c’est une cathédrale moderne et l’un des plus hideux monuments du monde (...) A la différence de la plupart des autres églises de Barcelone, elle n’avait pas été endommagée pendant la révolution ; elle avait été épargnée à cause de sa “valeur artistique” disaient les gens. Je trouve que les anarchistes ont fait preuve de bien mauvais goût en ne la faisant pas sauter alors qu’ils en avaient l’occasion, et en se contentant de suspendre entre ses flèches une bannière rouge et noire”.<br />
George Orwell, fondamentalement, n’a rien inventé. On savait avant lui que ce qu’il appelle “common decency”, à savoir la loyauté, l’honnêteté, la générosité, l’esprit d’entre-aide et la solidarité se portaient beaucoup mieux chez les “gens d’en bas” que ceux “d’en haut”. C’est autant un lieu commun que la traduction de travaux sociologiques ou de textes littéraires depuis le milieu du XIXe siècle. Cependant, même en reprenant la terminologie d’Orwell, en quoi, par delà les observations sociologiques qui s’y rapportent, sommes nous aujourd’hui plus instruits ? Celles-ci recoupent par exemple celles faites depuis par Pierre Sansot, un sociologue atypique. Ces travaux qui ne sont pas sans intérêt n’ont pas eux la prétention d’en dire plus qu’ils ne relatent. Je n’en dirai pas autant de la common decency. Orwell n’est qu’à moitié responsable de l’utilisation qu’en fait Michéa. Pourtant, à lire ce dernier, on relève comme un écart entre la chose proprement dite et ce qu’elle produit comme effets. Il ne pouvait en être autrement lorsque, entre autres raisons, “gens ordinaires” vient se substituer à “prolétaires”. Ces qualités, relevées par Orwell - mais en insistant ici dans la liste proposée plus haut sur l’entraide et la solidarité - ne tournent pas à vide, ni ne se consument dans leur excellence quand elles viennent apporter de l’eau au moulin de la <em>question sociale. </em>C’est là qu’il faut reprendre et corriger Orwell en remplaçant “gens ordinaires” par “prolétaires”. Au moins ces qualités trouvent à s’exprimer à travers les diverses expressions d’un conflit social (la grève, les occupations, les manifestations, voire l’affrontement armé) opposant les “prolétaires” à la classe dirigeante (ou les gouvernés aux gouvernants). <br />
Ce n’est là bien entendu que l’un des aspects de la question. Car aujourd'hui, en ce début de XXIe siècle, peut on encore ici parler dans les termes mêmes de George Orwell ? Ces mêmes qualités se retrouvent-elles nécessairement chez les dits “gens ordinaires” ? Orwell, me semble-t-il, apporterait de nos jours des correctifs à la notion de common decency. Sans doute accorderait-il plus d’importance au mouvement associatif, et à ces nouvelles classes moyennes qui en fournissent les plus importants bataillons. On imagine aussi qu’il prendrait davantage en considération la relation des “gens ordinaires” à la consommation en général, et aux médias en particulier. Et puis je n’exclus pas qu’il abandonnerait finalement la common decency : cette dernière se trouvant pour ainsi dire vidée de sa substance. Alors, pourquoi Michéa reprend-il dans les termes même d’Orwell cette notion de common decency dont le sens parait pourtant se réduire telle une peau de chagrin ? Non content de la reprendre Michéa la tire même du coté d’un concept. Ce qui n’était pas le cas, j’insiste, avec Orwell et permettait donc plus de souplesse dans l’expression. Oui, pourquoi ?<br />
Il y a plusieurs explications. D’abord parce que cette common decency se trouve au coeur de la pensée de Jean-Claude Michéa. Tout le reste en découle, y compris la large place prise au fil des ouvrages publiés par la réflexion sur le libéralisme (sous le double angle de sa “civilisation” ou d’un “retour sur sa question”). Mais pour que cet édifice puisse, du point de vue de son auteur, reposer sur de solides fondations tout autre ciment que la common decency n’eut pas fait l’affaire. Le lecteur en a été plus tôt informé à travers l’exemple d’Orwell. Michéa ne revient obsessionnellement sur la décence des “gens ordinaires” que pour l’opposer à l’indécence de ces “autres” (qui selon l’angle choisi se nomment possédants, classes supérieures ou intellectuels). Ce qu’il faut bien appeler une “conception du monde” chez lui s’en ressent. Et celle que nous expose et propose Michéa n’a pas grand chose à voir avec l’émancipation (du moins telle qu’elle se trouve défendue par l’auteur de ces lignes). Mais n’anticipons pas, nous aurons tout le loisir d’y revenir.<br />
Dans <em>La double pensée </em>Michéa apporte quelques éléments biographiques très instructifs. Né dans une famille de militants communistes (son père, Abel Michéa, est un journaliste sportif réputé), le jeune Jean-Claude rejoint comme il va de soi les organisations de jeunesse du P.C.F. En 1967, l’année du début de ses études de philosophie à la Sorbonne, Michéa passe dans le camp gauchiste. Deux ans plus tard il retourne au P.C.F. (le fait n’est pas courant et mérite d’être souligné). Il quittera finalement le Parti en 1976. Michéa n’est pas sans conserver quelque nostalgie de ce passé dans son évocation des militants communistes rencontrés pendant cette dizaine d’années. Par ailleurs il dit préférer avant tout “les plaisirs du football, de l’amitié et des plages montpelliéraines”. Notre auteur s’excuserait presque d’avoir écrit huit ouvrages. Un agrégé de philosophie certes (comme l’indiquent ses “quatrième de couverture”), mais qui a su conserver une fibre populaire. C’est du moins l’image que Michéa dans plusieurs entretiens tient à donner de sa personne.<br />
Dans la préface de <em>Impasse Adam Smith, </em>le premier mot à apparaître en italique (et avec une majuscule, s’il vous plaît !) est <em>Peuple. </em>Conservons le mot pour faire état de griefs permanents chez Michéa concernant la façon dont on traite (ou maltraite) le peuple : soit dans la façon de le décrire, ou celle de le “mettre en concept”. Tout d’abord Michéa se plaint que “les élites intellectuelles et médiatiques” caricaturent les “gens ordinaires” en “beaufs” et en “Deschiens”. Guignol a changé de camp, nous dit-il, aujourd’hui ce sont les élites qui se moquent du peuple. Le personnage du “beauf”, pour lui répondre, est devenu aujourd'hui un type à part entière dans une tradition caricaturale initiée par Daumier. Le beauf existe, chacun d’entre nous l’a rencontré. Cabu a su “croquer” ce type et lui a donné ce nom (ce qui n’est pas rien !). Ce terme désigne un homme plutôt vulgaire, aux idées étroites et aux goûts discutables, rempli de préjugés, peu tolérant, peu cultivé et parfois le revendiquant, généralement chauvin et raciste, le tout baignant dans une certaine autosatisfaction. J’ajoute qu’on l’imagine plutôt amateur de football, et passant de préférence ses vacances sur les plages des bords de mer. Plus en amont, le terme BOF (beurre-oeufs-fromage), qui se rapporte à une catégorie de petits commerçants, et par extension au poujadisme pourrait lui être associé. D’ailleurs la définition proposée un peu plus haut rend la catégorie “peuple” très extensible puisque elle désignerait également de larges secteurs de la petite bourgeoisie, voire des classes moyennes (anciennes). Ne voir là qu’un effet de la malignité des “élites” à se “moquer du peuple” parait manquer du plus élémentaire sens de l’humour. J’espère que lors de l’entretien accordé en 2000 à <em>Charlie-Hebdo </em>(repris et remanié dans <em>Impasse Adam Smith </em>) Michéa eut l’occasion hors micro de se plaindre de l’immense tort fait par Cabu auprès des “gens ordinaires”.<br />
Les Deschiens n’appartiennent pas à l’univers de la caricature. C’est plutôt dans un registre poétique qui tient à la fois du cirque, de Jacques Tati, des chansons populaires ou de l’art brut qu’il faut replacer ce cycle. Il y a plus de tendresse que de moquerie dans le regard que l’on porte sur les personnages des Deschiens. L’incapacité de Michéa, pourtant hérault auto proclamé des “gens ordinaires”, à réfléchir un tant soit peu sur le concept de “culture populaire” parait confondante. A moins que pour lui celle-ci se trouve réduite aux seuls sports (que Michéa aime tant) : c’est dire !<br />
Dans tous ses ouvrages notre philosophe ne manque pas de faire référence et allégeance au populisme. Le plus souvent pour se plaindre d’un détournement de sens (ou d’une manipulation ou désinformation qu’il impute aux intellectuels, ou aux “médias officiels”, voire “aux ateliers sémantiques des politologues”). Michéa pousse le bouchon un peu loin dans <em>Orwell éducateur </em>en allant jusqu’à écrire que le mot populisme aurait été “intégralement falsifié sur ordre (sic) par les <em>politologues </em>et les <em>néojournalistes </em>de l’ordre établi”. Mais qui donc aurait donné un tel ordre ? Michéa en dit trop ou pas assez : nous voulons des noms ! Il y aurait-il un chef d’orchestre clandestin ? Inversement Michéa prétend que le “western hollywoodien classique” (genre qu’il semble priser) exprime “quelque chose encore des valeurs de ce fier populisme américain et de sa common decency”. C’est curieux, nous ne l’avions pas remarqué. Michéa aurait été plus avisé, quitte à prendre un exemple, de citer le courant folk singer (ou protest singer) en général, et Woody Guthry en particulier.<br />
Une premier constatation. On peut difficilement nier que le mot “populisme”, qui a l’origine désignait des courants politiques américains ou russes de la seconde moitié du XIXe siècle se réclamant du peuple (mais également une école littéraire apparue en France au début des années 20 qui se proposait de dépeindre avec réalisme la vie des gens du peuple), a depuis changé de signification. Michéa explique ce “glissement de sens” contemporain (non sans avoir indiqué préalablement que populisme désignait “l’ensemble des idées et des principes qui, en 1968 et dans les années suivantes, avaient guidé les classes populaires dans leurs différents combats pour refuser, par <em>avance, </em>les effets (...) destructeurs de la modernité capitaliste”) par le changement de cap opéré par le Parti Socialiste en 1983. Nous avons quitté le registre paranoïde de <em>Orwell éducateur </em>et la discussion redevient possible. Ne pouvant plus se situer sur le terrain de la “rupture avec le capitalisme”, poursuit Michéa, il fallait bien trouver quelque “idéal de substitution”. L’antiracisme, ajoute-t-il, y répondra principalement (aidé par “l’indispensable installation d’un FN dans le nouveau paysage politique”, celle-ci résultant de “l’institution, <em>le temps d’un scrutin, </em>du système proportionnel) : cette conjonction favorisant dans les “médias officiels” une traduction en terme de populisme”.<br />
Cette analyse n’est pas complètement fausse (même si la forte montée du Front National ne s’explique pas fondamentalement par la duplicité tactique de Mitterrand : le maintien pendant vingt ans du FN à cet étiage électoral d’environ 15 % prouve si besoin était qu’il faut chercher d’autres explications) mais passe à coté de l’essentiel. Pourtant, évoquant le FN (signalons en passant que la référence à l’extrême-droite est quasiment absente des ouvrages de Michéa) notre philosophe prend en compte l’un des deux aspects de la question. Il lui manque l’autre, le plus important, à savoir la sensible perte d’influence du P.C.F. durant les années 80 et 90 : une perte d’influence à mettre parallèlement en relation avec l’émergence d’un fort FN (du moins sur le plan électoral). On sait que dans plusieurs bastions communistes (d’un électorat populaire plutôt ouvrier) de très nombreux électeurs communistes reportèrent leurs suffrages sur le FN. Cette donnée incontestable (et vérifiable du point de vue de la sociologie électorale) fut contestée par ceux que heurtait au plus fort de leurs convictions une pareille réalité. Le populisme, j’y reviens à travers la traduction d’un certain nombre de phénomènes contemporains, n’est en tout cas pas univoquement comme le prétend Michéa le mot derrière lequel les élites et consort entendent dénigrer les gens du peuple de la manière la plus maligne.<br />
Je propose la définition suivante. On appelle “populisme” les courants de pensée apparus vers la fin du XXe siècle dans un contexte de mondialisation accélérée qui, disant parler au nom du peuple ou affirmant vouloir en défendre les valeurs, excipent des légitimes inquiétudes des classes populaires devant pareille évolution pour leur proposer une médecine et des remèdes pires que la maladie. Le populisme, d’une part participe de la liquidation du prolétariat comme sujet émancipateur visant à l’abolition des classes sociales ; d’autre part, il représente pour les élites converties à la mondialisation un commode épouvantail brandi le cas échéant pour fustiger la défense non moins légitime des avantages acquis des salariés. Cette dernière précision s’avère bien entendu nécessaire si l’on l’on prend en considération la tendance chez nos gouvernants, et plus encore chez les “experts” qui les inspirent d’amalgamer toutes les formes de dissensus qui remettraient en cause le consensus dominant (ou décrit comme tel) : de l’expression démocratique des salariés dans les conflits sociaux aux questions raciales ou religieuses. <br />
Bruce Begout reconnaît qu’il “y a manifestement dans la pensée politique d’Orwell des penchants au populisme : sa critique des élites non-patriotiques et internationalistes, sa virulence contre le monde politique coupé du peuple, son éloge des petites gens et de leur honnêteté spontanée ; tous les ingrédients sont là pour engendrer une forme diffuse de démagogie radicale-socialiste sur la défense des petits contre les gros”. Cependant, au risque de se contredire, il affirme dans le même mouvement que ”la théorie de la décence ordinaire” constitue le meilleur antidote contre toute forme de populisme”. Cette théorie (si on veut bien l’appeler telle) qui la détient ? Pas les “gens ordinaires” certes. D’ailleurs, en reprenant l’une des définitions proposées, la common decency désigne “un sens moral inné”, quelque chose de naturel donc, qui va de soi. Rien d’une théorie. Jusqu’à preuve du contraire les théoriciens de la common decency s’appellent Orwell, Michéa, Begout, pour ne citer qu’eux. <br />
Les mineurs de la vallée du Jui, en répondant une première fois en 1990 au discours populiste de Ion Ilescu, c’est à dire en venant casser du hooligan ou de l’étudiant dans les rues de Bucarest, manquaient du sens le plus élémentaire de common decency. On peut certes parler ici de manipulation mais Ilescu n’eut pas trop à forcer son talent pour aboutir à un tel résultat. Ce “sens moral inné” n’avait pas auparavant empêché une bonne partie des “gens ordinaires” de soutenir les régimes stalinien et hitlérien. On se souvient que les opposants politiques en URSS, mais aussi les dissidents, les déviants ou tous ceux qui ne se retrouvaient pas dans la ligne étaient traités “d’ennemis du peuple”. Certains (en Allemagne, ou dans les anciennes “démocraties populaires”), à qui pour les plus âgés on ne pourrait reprocher que leur passivité durant les années nationales-socialistes ou staliniennes, regrettaient, ou disent regretter l’un ou l’autre de ces régimes en arguant du fait qu’en “ce temps là la vie était plus décente” (sous entendu la vie matérielle) : un discours entendu au mot près, et qui n’a rien d’exceptionnel. Et oui, le même mot peut dire une chose et son contraire. Ou peut-être pas après tout...<br />
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On le constate : la mayonnaise, cette common decency, a du mal à prendre <a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/11/./michea.html#note4">(4)</a>. Pour lui donner plus de consistance, Jean-Claude Michéa va donc reprendre l’opposition faite auparavant par Orwell entre la décence des “gens ordinaires” et l’indécence de ceux que notre philosophe qualifie le plus souvent sous le vocable “les intellectuels” (qui sous sa plume peut aussi bien désigner “les intellectuels de gauche”, “l’extrême-gauche du libéralisme” ou “la sociologie d’état”). On distingue deux axes critiques dans cette volonté ici chez Michéa de mieux faire ressortir l’indécence des seconds (en l’opposant il va de soi à la décence des premiers). Le premier axe reprend grosso modo le point de vue d’Orwell en matière de morale, de transgression ou de “libération des mœurs” en l’adaptant aux réalités de notre contemporainéité. J’en parlerai plus longuement ensuite. Toute réponse circonstanciée serait pour l’instant prématurée dans la mesure où elle tend à dépasser le propos de Michéa pour aborder une thématique plus globale et plus complexe.<br />
Le second axe critique tient largement compte des réalités “sociétales” (ou prétendues telles) du monde contemporain, même si Michéa repère ici et là chez Orwell les prémices de ce que l’auteur de <em>1984 </em>appelle “le crime moderne”. Dans <em>L’enseignement de l’ignorance </em>Michéa consacre plusieurs pages aux questions que les médias classent sous les rubriques “délinquance”, “intégration”, “quartiers sensibles”, “insécurité”. Là où d’autres évoquent des “barbares” ou la “racaille”, Michéa se réfère lui à la <em>Caillera </em>(soit “les bandes violentes, surgies sur la ruine politiquement organisée des cultures populaires, et qui règnent par le trafic et la terreur sur les populations indigènes et immigrées des quartiers que l’État et le capitalisme légal ont désertés”). Une telle définition charge quelque peu la barque. Mais acceptons en le principe sans pour autant souscrire à tous les détails du tableau. S’ensuivent chez Michéa des remarques justifiées sur l’intégration de cette “caillera” au système capitaliste en terme de consommation, buzness et symbolisation du pouvoir. Cependant, ces précisions apportées, un tel tableau dans son ensemble renvoie pour l’essentiel à l’univers du crime organisé. A la différence près que le “milieu”, ou plus sûrement un “nouveau milieu” aurait investi les quartiers dits sensibles, ceux où l’État se retire (du moins en partie). Le lecteur qui s’attendrait à trouver ensuite des éléments permettant de comprendre le pourquoi et le comment de cette situation en sera pour ses frais. En revanche on voit mieux où Michéa veut en venir. Partant du fait que la “caillera” est “parfaitement intégrée au système qui détruit la société”, Michéa ajoute dans la foulée : “C’est évidemment <em>à ce titre </em>qu’elle ne manque pas de fasciner les intellectuels et les cinéastes de la classe dominante, dont la mauvaise conscience constitutive les dispose toujours à espérer qu’il existe <em>une façon romantique d’extorquer la plus value </em>“. <br />
Le plus grave n’est pas tant que ce genre de charabia ait été écrit et publié (il en existe bien d’autres !), mais que des lecteurs pourtant pas trop bien disposés à l’égard du monde tel qu’il va croient reconnaître dans les lignes précédentes quelque écho critique. Il n’y a aucun lien logique entre les deux phrases (le “à ce titre” l’illustre pour ainsi dire), et il parait inutile de “déconstruire” la seconde : son ridicule saute aux yeux de qui sait lire. A ce sujet la mention ici de “cinéastes de la classe dominante” (appelés ainsi en raison de leur fascination pour la dite “caillera”) ne manque pas de sel lorsque l’on connaît par ailleurs l’admiration de Michéa pour le cinéma hollywoodien et ses cinéastes (dépositaires d’un “art populaire” les préservant de facto de toute appartenance à la “classe dominante”). On aura compris que quand Michéa brocarde les intellectuels et les artistes ceux-ci appartiennent sans barguigner à la classe dominante tandis que dans le cas contraire (groupe limité pour les seconds au seul exemple hollywoodien) il n’en est rien. Le lecteur commence à connaître la chanson, mais nous en avons pas terminé avec les couplets <a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/11/./michea.html#note5">(5)</a>.<br />
Ces grandes lignes tracées, Jean-Claude Michéa concentre son tir sur ce qu’il appelle “la sociologie d’État” : la principale coupable, puisque légitimant en quelque sorte la fascination des intellectuels et artistes pour les délinquants. Passer ainsi dans le même paragraphe du mot “caillera” à celui de “délinquant” comme si de rien n’était n’a rien d’innocent. Pour l’heure Michéa entend éclairer son lecteur sur deux procédés qui permettent à la “sociologie d’État” de mieux faire passer la pilule. Tout d’abord il l’accuse de revêtir le délinquant moderne de la tunique du bandit d’honneur de jadis : une opération gratifiante sous l’angle des prestiges de la rébellion et de la révolte morale. Une indication amusante. Michéa ne cite ici que les seuls noms de Harlem Désir et Félix Guattari. Ce qui prouve que chez lui la notion de “sociologie d’État” s’avère particulièrement extensible.<br />
Le second procédé, celui de l’élaboration par la dite “sociologie d’État” d’un <em>paradigme du délinquant moderne, </em>consiste à justifier l’existence de la délinquance par “l’effet mécanique de la misère et du chômage”, et par conséquent de la déligitimer (ne pas la reconnaître telle). Là nous sommes en terrain connu. L’argument a déjà servi : c’est même devenu le fond de commerce de certains “penseurs” ou “médiatiques”. Cette argumentation s’est retrouvée au coeur des campagnes électorales de 2002 et 2007. Alain Finkielkraut s’en fait l’infatigable propagandiste depuis de longues années. Michéa tient à nous faire savoir que ce paradigme a “d’abord été célébré dans <em>l’ordre culturel </em>“ avant de trouver “ses bases pratiques dans la prospérité économique des Trente glorieuses”. Et de citer un dénommé Charles Szlekmann, lequel aurait fourni toutes les données statistiques nécessaire dans son ouvrage <em>La violence urbaine </em>publié en 1992. Nous avouons ne pas connaître un si remarquable penseur. Dans ce livre (celui d’un historien et journaliste), sous titré “à contre courant des idées reçues”, l’auteur avance que ces phénomènes de violence ne sont pas pour lui associés au chômage et à la pauvreté mais relèvent du mépris de l’autre, particulièrement du plus faible. Malheureusement ce livre décisif n’a pas trouvé de lecteurs en 1992, et encore moins de commentateurs (si ce n’est le sagace et vigilant Michéa). Nul doute que la “sociologie d’État”, compte tenu des moyens démesurés dont elle dispose, s’est évertuée à établir un mur de silence autour de cette démonstration impitoyable de la vacuité des thèses de la dire sociologie sur la délinquance.<br />
Enfin, pour terminer sur ce long paragraphe de <em>L’enseignement de l’ignorance </em>Michéa nous informe que “le développement de la délinquance moderne”, d’abord considéré par la sociologie officielle comme “un pur fantasme des classes populaires” (il ne cite aucun nom étant bien entendu dans l’impossibilité de trouver un auteur l’ayant prétendu : c’est pur fantasme chez Michéa), s’apparente selon lui à une “procédure gagnante pour le capitalisme” des lors qu’on le présente “comme un effet conjoncturel du chômage”. Et pourquoi donc ? D’abord cela conduirait à présenter la “reprise économique” pour la clé principale du problème. La relation de cause à effet nous échappe. Ensuite Michéa nous entretient de “la logique même du capitalisme de consommation” qu’il relie aux “conditions symboliques et imaginaires d’un nouveau rapport des sujets à la Loi” sans pour autant répondre à la question. Nous en resterons donc là. Pas tout à fait puisque, pour conclure, Michéa tient à illustrer une dernière fois la “fascination exercée sur les intellectuels bourgeois (...) par la figure du mauvais garçon” en citant Chalamov et son ouvrage <em>Le monde du crime. </em>Ici la référence en terme de droits communs (qui possède encore plus de force dans <em>L’archipel du Goulag </em>de Soljénitsyne) parait déplacée du point de vue de la fascination indiquée par Michéa. Elle renvoie chez Chalamov à l’une des fonctions du monde totalitaire. Il parait difficile de comparer ce qui est incomparable. Mais c’était en passant une manière d’opposer le vécu d’un Chalamov à la science du Collège de France. Une opposition dont la pertinence n’échappera à personne.<br />
Les livres suivants de notre philosophe reprennent la même antienne. Sinon dans <em>L’empire du moindre mal </em>Michéa hasarde une hypothèse psychologisante : “le besoin de chercher <em>à tout prix </em>une explication purement sociologique” étant imputée à une faillite personnelle ou philosophique. Nous apprenons que l’imaginaire de nos sociologues est “structuré par une double fascination pour <em>l’idéal de la science </em>et un spinozisme simplifié, et pas une influence souterraine des sensibilités luthériennes et jansénistes” (sic). Plus sérieusement, nous comprenons mieux pareille hostilité à la dite “sociologie d’État” en général, et de Bourdieu en particulier quand Michéa, sans trop nous surprendre, en vient à défendre mordicus la notion de “mérite” (critiquée par Bourdieu). Nous avons là l’un des noyaux durs de la pensée michéenne qui renseigne mieux sur les présupposés de notre philosophe que ses explications fantaisistes ou cuistres sur “l’imaginaire des sociologues”. On pourrait d’ailleurs retourner contre lui, à des fins d’explication psychologique, son argumentation de la même manière qu’il en use avec ses habituelles têtes de turc. Il ne faudrait cependant pas croire que Michéa met tous les sociologues dans le même panier de linge sale de la “sociologie d’État”. Il en est au moins un, Paul Yonnet, qui trouve grâce à ses yeux. Il se trouve que Michéa et Yonnet sont tous deux sur la même longueur d’onde.<br />
Plus fondamentalement (et ici un recul historique s’impose), Michéa nous devait quelque explication philosophique de la thématique traitée depuis plusieurs pages. Dans <em>Orwell éducateur </em>il reproche aux Lumières (et ce partant à “toute sensibilité progressiste”) de ne pas avoir “su penser le <em>Mal </em>autrement que comme <em>privation </em>“<em>. </em>Donc, “pour un esprit moderne”, le “mystère métaphysique du crime” ne peut trouver d’explication qu’à travers les “effets du chômage, de l’ignorance, des coups reçus pendant l’enfance”, etc., etc. Nous revenons par un autre biais aux propos cités précédemment par Michéa (et d’autres). Ce dernier ajoute cependant : “Cette forclusion moderne de la question du Mal n’interdit pas seulement de poser le problème éthique sur des bases sérieuses, dans la mesure où elle revient toujours, d’une manière ou d’une autre, à évacuer la part <em>d’implication personnelle </em>du sujet dans ses actes (part toujours pensée, dans un discours de la Cause Excusante, comme un sentiment illusoire et mystification idéaliste)”. <br />
Je répondrai en deux points : d’abord sur la première partie du propos de Michéa, puis sur la seconde, plus importante. L’auteur de ces lignes, ancien travailleur social (et ayant de surcroît principalement travaillé en milieu psychiatrique, mais également en maison d’arrêt) a été durant sa vie professionnelle confronté en permanence à ces “effets”. L’histoire d’un sujet, en l’occurrence, permet de comprendre comment celui-ci en est arrivé là : à venir consulter dans un service social ou de psychiatrie, ou se retrouver en prison. C’est justement en décryptant et et en prenant compte ces différents éléments que les professionnels pourront intervenir en aval en essayant de trouver, avec l’aide du sujet, des réponses adaptées à ses difficultés, à sa situation ou aux symptômes et troubles présentés. Il s’agit bien entendu d’une règle générale. Mais même en considérant chacune des exceptions celles-ci élargissent plutôt la palette de ces “effets” qu’elles ne contredisent les observations générales induites par la biographie. Tout comme il est avéré (mais qui prétend le contraire !) que le chômage, l’ignorance, la maltraitance et l’humiliation ne conduisent pas nécessairement à la délinquance. C’est même le cas de la grande majorité des personnes qui s’y trouvent, ou qui y ont été confrontées. Ceci ressort d’une évidence. En revanche, nier la réalité de ces “effets”, ne pas reconnaître qu’ils puissent constituer même l’ébauche d’une “explication” (d’ailleurs Michéa et consort lui substituent par commodité le mot “excuse”) porte un nom : c’est de <em>l’idéologie. </em>Une fois de plus inversons la question. Pourquoi refuser de voir et d’admettre ce que les professionnels de la profession observent et constatent à longueur d’année ? Un reportage de TF 1, un article de Finkielkraut, un discours de Sarkozy ou les résultats d’un sondage d’opinion (publié de préférence au lendemain d’un “crime crapuleux”) auraient-ils raison de l’observation et du travail sur le terrain, avec les intéressés ? Nous avons bien entendu notre idée sur la question, et l’exposerons quand il le faudra.<br />
Le second point parait plus fondamental, philosophiquement parlant. L’argumentation de Michéa, en terme d’<em>implication personnelle </em>(souligné par lui), ou sa logique si l’on préfère, vaut bien entendu pour un penseur, un philosophe, un écrivain, un artiste, un révolutionnaire, enfin pour tous ceux, intellectuels, créateurs ou militants politiques, dont l’activité, la création, les écrits portent très justement la marque de cette implication personnelle. D’autant plus, il convient de le préciser, qu’elle pose la question de la responsabilité de ceux-ci et de ceux-là. Mais ce qui est vrai et vérifiable ici n’a plus la même signification dés lors que l’on quitte le chemin balisé du sujet conscient et responsable. C’est dire que la notion de responsabilité ne peut être ailleurs invoquée dans les mêmes termes. Autant, en se référant à un sujet conscient et responsable, la question morale posée par Michéa est justifiée ; autant elle prend ailleurs un caractère idéologique pour évacuer ou refouler toute explication mettant en procès le monde dans lequel nous vivons. Parce que c’est la question essentielle, et sur laquelle achoppent les Michéa et consort : cette société, pour le dire trivialement, a les délinquants qu’elle mérite. <br />
On sait que cette focalisation sur le “mal” n’est pas nouvelle. Depuis longtemps elle exprime la position de ceux qui, excipant d’une “mauvaise nature de l’homme” (encore plus mauvaise quand on descend dans les classes inférieures), s’efforcent d’accréditer le fait que toute volonté de transformer le monde s’avère non opératoire et inutile de part cette “mauvaise nature de l’homme” et ce “mal” organiquement liés à la condition humaine. Cela ne constitue pas fondamentalement une nouveauté d’entendre ce discours repris par une partie de nos élites intellectuelles ou du personnel politique (la gauche ayant ici rejoint la droite même si elle donne l’impression d’avoir le cul entre deux chaises). Rien de plus normal chez ceux dont les positionnements philosophique et politique s’accordent sur la manière d’aborder cette question, celle du “mal”. Laquelle, faut-il le préciser, ne connaît pas de meilleure réponse en matière de délinquance que celle de la répression : protéger la société en punissant sans état d’âme et de manière exemplaire des sujets délinquants tenus responsables de leurs actes. Michéa, qui partage en amont ces analyses et constats, ne va pas pourtant jusqu’au bout des conséquences que les premiers réclament et nécessitent. Pourquoi le plus gros du chemin fait, s’arrête-t-il au moment de conclure ? Ce n’est pourtant pas que je sache par prudence flaubertienne. D’un point de vue moral nous pourrions le qualifier de “faux cul”. Allons, encore un petit effort camarade Michéa ! Cela coûte peut-être la première fois. Mais vous verrez, d’aucuns vous le confirmeront (parmi nos ex : communistes, gauchistes, radicaux), comme on se sent soulagé, après !<br />
Aux habituels griefs de Jean-Claude Michéa (sur la question scolaire et la délinquance) viennent s’ajouter ceux concernant le rapport à l’immigration et aux sans-papiers. Ici l’auteur concentre son tir sur Réseau-Éducation-Sans-Frontièrs. Il ne le fait pas frontalement comme un vulgaire politicien de droite s’insurgeant contre les entraves à l’application de la politique de l’immigration votée par une majorité de français. Dans l’analyse michéenne RESF devient l’un des agents indirect de ce nomadisme induit par les “nouvelles formes capitalistes du déplacement et de la force de travail”. Sur ce terrain sensible on découvre un Michéa pris entre le désir de se lâcher et une certaine prudence (de ne pas trop donner de prise à l’adversaire).<br />
Une dernière donnée, pour compléter le tableau esquissé jusqu’à présent, concerne la famille. Il peut paraître étrange de trouver sous la plume d’un penseur se disant volontiers “radical” (selon la définition donnée par Marx) des propos à ce point alarmants sur le délitement de la famille. Certes Michéa n’arbore pas son familialisme à la boutonnière. On remarque qu’il s’abstient de citer ici Engels (convoqué dans d’autres pages sur son analyse du lumpenprolétariat) qui a pourtant écrit un ouvrage classique sur la question. Mais, histoire de retomber comme d’habitude sur ses pieds, Michéa rend le capitalisme responsable de ce délitement. Cependant la manière que prend cette défense et illustration de la famille (en opposition au nomadisme et au monde sans frontière des “penseurs de l’extrême gauche”) nous remet fâcheusement en mémoire une certaine formule : “Je préfère ma fille à ma nièce, ma nièce à ma cousine, ma cousine à ma voisine, etc.”. Ne nous méprenons pas ! Michéa ne va pas chercher ses références chez le Pen mais dans la psychanalyse (en précisant qu’il s’agit là du “dernier Michéa” : celui de <em>L’empire du moindre mal </em>ou de <em>La double pensée, </em>davantage branché sur certaines théorisations psychanalytiques). Les militants de cette “extrême-gauche libérale” (soit la détestation des détestations pour Michéa), que tout oppose à “l’homme œdipien”, ne peuvent que renvoyer (les “progrès du capitalisme aidant” précise l’auteur) au “<em>meurtre du père </em>et à la soumission parallèle à une <em>mère dévorante </em>“. D’ailleurs cette référence matriarcale n’est pas sans rencontrer un certain succès auprès du “dernier Michéa” : elle se trouve régulièrement associée à “l’inconscient de la gauche extrême”. Qui eut dit que la common decency menait à une certaine idée de l’ordre symbolique ! Mais laissons là la psychanalyse pour l’instant.<br />
L’argumentation de Jean-Claude Michéa prend parfois un aspect boutiquier (la boutique philosophique contre la boutique sociologique) qui l’entraîne à tenir sur la seconde les propos caricaturaux que l’on a relevés. La mention réitérée de livre en livre d’une “sociologie d’État” ou “sociologie officielle” - dont Michéa exclurait tout sociologue qui ne chercherait pas d’excuses aux délinquants, ou qui remettrait en question le manque d’autorité à l’école ou ailleurs, ou qui ne chercherait pas à justifier la présence d’une immigration irrégulière sur le sol national, ou qui se plaindrait du délitement des liens familiaux - finit par lasser. Ceci n’a rien d’original : c’est même devenu l’un des pont-aux-ânes de certains penseurs médiatiques. N’appartenant ni à l’une ou l’autre de ces “boutiques” je répondrai d’abord de manière générale sur la sociologie avant de m’attarder plus longuement sur un événement étrangement absent des derniers ouvrages de Michéa, à savoir les émeutes de l’automne 2005 dans les banlieues françaises. <br />
Dans sa critique de la sociologie Michéa aurait été plus inspiré de se référer à un numéro de la revue <em>Lignes </em>intitulé “Crise et critique de la sociologie” (publié en 1999), et en particulier à l’article de Henri-Pierre Jeudy (sociologue et philosophe, il faut le souligner), “L’esthétisme des sciences sociales”. Comme le précise Jeudy : “La violence critique qui semblait inhérente à l’écriture sociologique elle-même, qui tirait sa puissance d’une volonté, désormais tenue pour idéologique, de changer radicalement la société, a perdu son sens utopique, la sociologie affichant sa fonction d’aide à la gestion de la collectivité ou son rôle thérapeutique par la compréhension et la production du lien social”. Le rôle, étant alors assigné à la sociologie, relevant d’une meilleure gestion de la société. A vrai dire Michéa n’aborde nullement la sociologie de ce point de vue critique. On imagine également que la revue <em>Lignes </em>n’est pas sa tasse de thé. La critique michéenne (si l’on peut dire) vise davantage Laurent Mucchielli et le courant auquel ce sociologue appartient, qui, contrairement à ce qu’affirme Michéa, ne se situe pas en “pôle position” dans le domaine des sciences sociales. Il parait certain que les travaux de Mucchielli et ses ses amis - lesquels tendent à s’inscrire en faux contre l’opinion dominante (que les médias influents, des intellectuels décomplexés, et des politiciens intéressés façonnent à coup de fausses évidences) en matière d’insécurité, de violence à l’école et d’association entre immigration et délinquance - insupportent particulièrement Michéa. Pour y voir un peu plus clair faisons un détour par les émeutes de l’automne 2005.<br />
Dans un texte écrit en janvier 2006 (“Remarques sur les émeutes de l’automne 2005 dans les banlieues françaises”), j’essaye de faire la part des choses entre une analyse en prise directe sur ces émeutes et celle que m’inspire cet événement (sous toutes ses occurrences) dans le contexte plus global de notre monde contemporain. Si en premier lieu j’entends donner raison aux émeutiers (en incluant le soutien aux personnes inculpées et la demande d’amnistie pour celles faisant l’objet d’une condamnation), en second lieu ma réflexion devient plus problématique. Dans le premier cas je l’exprime ainsi : “Les jeunes émeutiers, majoritairement noirs et arabes, par delà les discriminations raciales exprimaient à travers leur révolte le sentiment plus ou moins diffus de la plupart des habitants des quartiers dits sensibles, à savoir le refus d’une “vie de merde” dans ces marges de la société les plus directement confrontées à la dégradation des conditions d’existence. Ces mêmes habitants le traduisaient à leur façon quand, tout en se plaignant de l’incendie de leur véhicule ou de la destruction de l’école du quartier, ils disaient <em>comprendre </em>les émeutiers”. Dans le second cas il me fallait me confronter au terme récurrent d'intégration. Ici mon analyse pourrait rejoindre celle de Michéa quand, pour ma part, j’évoque une ”intégration réussie” en précisant : “Les “jeunes de banlieue” sont aussi les enfants de ce monde. Celui du “bonheur dans la consommation”, de TF1 et de M6, des séries américaines, des fast food, de la bagnole, de la pub, des marques. le rap représente un bon indicateur de cette ambivalence. D’un coté nous sommes confronté à une parole de révolte, celle là même qui s’exprime en actes durant l’automne 2005 ; de l’autre nous nous déplaçons dans un univers célébrant sans barguigner le règne de la marchandise”.<br />
C’est vouloir reconnaître que le “jeune de banlieue” peut être ceci et cela : un émeutier et un “consommateur moderne”. Il vaut mieux parler d’ambivalence que de contradiction pour comprendre les raisons ici de la révolte et là de soumission au monde de la marchandise. Il y a donc un double écueil à éviter : magnifier la première sans tenir compte de la seconde limite l’exemplarité à la seule expression idéale du phénomène ; se focaliser sur la seconde laisse la porte ouverte à toutes les interprétations qui, en terme de prise en otage des quartiers par les caïds de la drogue ou de manipulation islamiste, se sont exercées au déni de réalité tout au long de ces semaines d’émeutes.<br />
C’est d’ailleurs là que nous retrouvons Michéa. Son long paragraphe de <em>L’enseignement de l’ignorance, </em>“La caillera et son intégration”, représente en quelque sorte les prémices de ce que d’aucuns dirons, écrirons, et prétendront pendant et après les émeutes de l’automne 2005. Certes Michéa peut toujours, pour établir un lien historique entre l’ancien lumpenprolétariat et l’actuelle caillera reprendre une citation connue (et discutable) de Marx et une autre moins connue (mais encore plus discutable) d’Engels. Reconnaissons cependant que Michéa ne fait pas volontairement l’amalgame entre jeune de banlieue et délinquant. En cela il s’avère plus prudent que Jaime Semprun (auquel Michéa, à la fin de l’ouvrage précité, rend un hommage mérité car sa démonstration se trouve en partie empruntée à <em>L’abîme se repeuple </em>de Semprun) qui lui appelle “barbare” la “jeunesse sans avenir des cités”.<br />
Ceux qui, à l’instar des Finkielkraut, Michéa et consort, se plaignent depuis de longues années de la complaisance, voire de la fascination d’une partie des intellectuels ou artistes envers les délinquants (des plaintes qui trouveront la réponse politique la plus adaptée dans le discours de Sarkozy à Bercy du 29 avril 2007), ne citent jamais le magistral ouvrage de Louis Chevalier, <em>Classes laborieuses et classes dangereuses. </em>On les comprend ! Chevalier y relève en quelque sorte la naissance du “sentiment d’insécurité” avec la parution en 1825 du premier numéro de <em>La gazette des tribunaux </em>: “Du jour au lendemain les parisiens, trouvant rassemblés dans ces pages une masse de faits qu’ils apprenaient jusqu’alors en ordre dispersé, eurent l’impression - disons la certitude - que la capitale était encore moins sûre qu’ils ne le pensaient et que de véritables bandes de voleurs, nombreuses et organisées, menaçaient leur sécurité”. L’instrumentalisation proprement dite de ce “sentiment d’insécurité” par le pouvoir politique viendra beaucoup plus tard. Il faudra attendre le début du XXIe siècle (avec le premier gouvernement Raffarin de la seconde présidence Chirac, et la diligence du ministre de l’Intérieur Sarkozy) pour s’en servir comme un “mode de gouvernement”. En cela il avait été précédé et préparé par la surenchère électoraliste entre Chirac et Jospin sur ce “sentiment d’insécurité” : le premier, alors en perte de vitesse, jouant une toute autre carte que celle, usée jusqu’à la corde (la fracture sociale) de 1995 ; et le second poursuivant logiquement le chemin balisé depuis le colloque de Villepinte de 1997 (date de l’aggiornamento du P.S. sur les “questions de sécurité”). A ce jeu la droite, mieux préparée, plus crédible et plus décomplexée ne pouvait que l’emporter. Tout ceci est bien connu. On sait aussi que ces discours sécuritaires trouvaient une explication, ou se justifiaient par la présence, sur le plan électoral, d’une forte extrême-droite. Fabius, auparavant, avait ouvert la boite à pandore en déclarant que le FN apportait de mauvaises réponses à de bonnes questions. C’était faux bien entendu : les questions s’avéraient déjà fallacieuses. En revanche, pas ou peu de commentateurs ont relevé que la mise sur orbite de ce discours sécuritaire avait été effectuée dans les lendemains du mouvement social de 1995. Cela n’est pourtant pas anodin.<br />
La délinquance dite juvénile ne date certes pas d’hier. Mais durant les années 60 elle va pour la première fois connaître une forte exposition médiatique à travers l’apparition de bandes d’adolescents appelés “blousons noirs”. Un phénomène qu’il convient d’associer avec les débuts du rock en roll dans l’hexagone et la montée en puissance des adolescents comme nouveau public de consommateurs. Ces blousons noirs appartiennent majoritairement à la classe ouvrière. La société dite d’abondance créait de nouveaux besoins qui ne pouvaient être satisfaits que de manière partielle par la jeunesse des milieux populaires. D’où l’importance à l’époque des délits tels que le vol de mobylettes ou de voitures. La présence de ces bandes doit être mise en relation avec la politique urbanistique du début du gaullisme, celle des grands ensembles. Un film mineur de Marcel Carné, <em>Terrain vague, </em>l’illustre bien sur le plan sociologique.<br />
C’est là qu’il faut faire retour sur <em>Classes laborieuses et classes dangereuses. </em>Comme introduction à son livre III, “Le crime, expression d’un état pathologique considéré dans ses effets”, Louis Chevalier, partant de l’accroissement et du remaniement démographique de la population parisienne durant la première moitié du XIXe siècle, observe que la population ouvrière (qui bénéficie d’une importante immigration provinciale), déjà reléguée dans un espace géographique, l’est également sur le plan symbolique : “sinon dans la condition criminelle, du moins aux confins de l’économie, de la société et presque de l’existence, dans une condition matérielle, morale et fondamentalement biologique qui est favorable à la criminalité et dont la criminalité est une possible conséquence”. D’où, pour Chevalier, les lignes suivantes, en forme de constat : “En marge de la ville et pour ainsi dire aux frontières de la condition criminelle, cette population l’est dans les faits ; mais elle l’est aussi, d’autre part, dans l’opinion concernant ces faits et qui est elle-même un fait. Telles sont les raisons pour lesquelles cette population adopte à tous égards, dans son genre de vie, dans son attitude politique ou religieuse, dans son existence privée ou publique, un comportement qui correspond à l’opinion qu’on en a, à ce qu’on veut qu’il soit, à ce qu’elle accepte elle-même qu’il soit, volontairement ou passivement, par la force de cette opinion collective, par la soumission à cette universelle condamnation”.<br />
Il fallait citer entièrement ce magistral et très éclairant passage qui n’est pas sans renvoyer, comme nous le verrons plus tard, à notre “bel aujourd’hui”. Louis Chevalier relève ensuite dans ce livre III, parmi les nombreux exemples proposés, ceux des “mauvaises mœurs ouvrières” (en particulier le concubinage dont les pratiquants savent qu’il “est un état contraire aux règles de la morale et aux coutumes de la société, mais qui en raison de la généralisation de cette pratique autour d’eux, qu’ils relèvent à dessein, les absous du “reproche d’immoralité””), l’ivrognerie et de nouveaux modes de mendicité. On jette plus volontiers l’ostracisme sur les nouveaux venus à Paris (l’immigration est constante dans la première moitié du XIXe siècle) que sur la population parisienne “de souche”. Ce sont les premiers que l’on désigne plus communément sous les vocables “barbares”, “misérables”, “sauvages” et même “nomades”. Le baron Haussmann déclare que Paris appartient à la France et pas aux parisiens de naissance et encore moins aux parisiens d’adoption, cette “tourbe de nomades”. Le mot “populace” rencontre un certain succès lorsqu’il s’agit de confondre les groupes populaires et criminels. Chevalier, commentant l’absence de frontière entre ces groupes, donc rassemblant plus que séparant, précise que ces groupes sociaux “dont l’affectation est incertaine” appartiennent “aux classes laborieuses assurément, mais d’un labeur abject ou considéré comme tel, et auxquels la plupart des descriptions criminelles de ce temps n’hésitent pas à emprunter le plus communément leurs exemples”.<br />
Les analyses de Louis Chevalier, je l’ai déjà souligné, prennent d’autant plus de résonance qu’elles retrouvent aujourd’hui, depuis une vingtaine d’années disons, un regain d’actualité. A la différence près que ces “classes dangereuses”, qui désignaient à Paris dans la première moitié du XIXe siècle une classe ouvrière revue et corrigée pour les besoins de la cause que l’on sait, renvoient de nos jours à la jeunesse vivant dans les banlieues populaires des grandes villes (avec une focalisation sur la région parisienne qui n’a pas été démentie par les émeutes de l’automne 2005). Sur ces “nouvelles classes dangereuses” on trouvera maints commentaires des Haussmann, Thiers, Fragier, Duchatel et Richerand de notre époque, reprenant des épithètes empruntées à la bourgeoisie du premier XIXe siècle (qui avaient pourtant disparu du langage des dominants depuis 1848 !), les stigmatisant : certains parlant de “barbares”, d’autres de “sauvageons”, ou encore de “racailles” (en reconnaissant que ce dernier mot doit davantage sa fortune à Sarkozy qu’à l’un des personnages cités : au XIXe siècle on utilisait son synonyme “canaille”). Et même sur ce phénomène de bandes violentes dont les médias et les politiques amplifient la dangerosité, Chevalier consacre plusieurs pages aux violence compagnonniques qui opposaient dans la première moitié du XIXe siècle des sociétés rivales. Une violence réelle certes, mais déjà une violence montée en épingle par la presse de l’époque et stigmatisée par les “honnêtes gens”.<br />
Un lien également peut être fait entre la violence juvénile et ce phénomène de bandes dans l’ouvrage savoureux de Bertrand Rothé, <em>Lebrac, trois ans de prison. </em>Ce livre reprend l’action et les personnages du roman <em>La guerre des boutons </em>(de l’excellent Louis Pergaud) pour les transposer dans la France d’aujourd’hui. D’où il en découle un enchaînement de faits (dépôt de plainte, examen aux urgences médico-judiciaires, interpellation policière au Lycée, garde à vue, audition filmée, menace d’une inculpation pour “violence avec arme par destination”, nuit passée au dépôt du Palais de Justice, rencontre avec l’éducateur du tribunal, convocation avec les parents dans le bureau du juge pour enfants, inculpation pour “violence ayant entraîné une ITT de plus de huit jours avec armes”, placement en liberté surveillée, suivi éducatif, etc., etc.) à coté duquel le moindre parcours de combattant relève de la plaisanterie. On me répondra que la France de 2009 n’est plus celle de 1912. Certains des intervenants de la chaîne en question objecteront qu’ils sont là - en s’en excusant ou en le justifiant, selon les points de vue - pour répondre à la demande de la société. Sans doute, mais de quelle nature est cette demande, et pour quelle société ? La réponse nous intéresse, forcément.<br />
Si aujourd’hui comme hier on ne saurait nier l’existence d’un potentiel de violence chez les uns, les ouvriers du XIXe siècle, et les autres, la jeunesse populaire des banlieues, en revanche, pour reprendre un mot qui fait florès, l’insécurité (du moins telle qu’elle est présentée et problématisée dans le débat public) renvoie à un mythe (pour parler comme Pierre Tevagnan) ou à une construction idéologique. Nous entrons dans le registre de la manipulation. Celle des chiffres, qui reflètent plus la réalité de l’activité policière que celle de la délinquance. En demandant bien entendu aux policiers de faire du chiffre, davantage de chiffre pour gonfler les statistiques. La forte présence, parmi les infractions relevées, d’outrages à agent vérifie plus l’augmentation sensible des contrôles policiers (sans parler d’un seuil de tolérance policier devenu ridiculement bas en Sarkozie) que la montée des incivilités. On remarque également que la violence patronale (observable à travers de multiples infractions au code du travail) suscite moins l’intérêt de la justice que lorsque cette violence émane des milieux défavorisés. Comme le relève Pierre Tevagnan les mots “violence” et “délinquance” ne sont pas interchangeables et désignent des réalités différentes. L’amalgame “permet d’imposer sans le dire une thèse implicite” : celle selon laquelle le “premier mot de travers” ou la “première incivilité” mènent inéluctablement, selon une progression continue, à la délinquance, voire la criminalité. Cela vaut aussi pour des “problèmes de société” du type de ces “tournantes” très médiatisées au tout début de ce siècle. Une focalisation qui a depuis fait long feu : cette “mise en scène médiatique”, initiée pour ne pas dire instrumentalisée par l’association Ni pute ni soumise, s’étant progressivement dégonflée devant l’examen des faits et les verdicts des cours d’assise.<br />
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Jean-Claude Michéa serait socialiste. Le socialisme dans lequel se reconnaîtrait notre philosophe remonte aux premiers temps de la doctrine, ceux d’un “socialisme originel” dont le principe selon Michéa exclut tout clivage gauche / droite. Ce socialisme originel étant pour l’auteur la “traduction en idées philosophiques des premières protestations populaires (luddistes et chartistes anglais, canuts de Lyon, tisserands de Silésie, etc.) contre les effets humains et écologiques désastreux de l’industrialisation libérale”. Cette thèse et ce positionnement ne sont pas très éloignés de ceux défendus par la courant anti-industriel. Michéa n’entend pas associer “socialisme” et “gauche” car ce dernier terme désigne pour lui les “partisans du “progrès” pour qui la révolution industrielle et scientifique (...) conduira par sa seule logique, à réconcilier l’humanité avec elle-même”. Seule, poursuit Michéa, l’affaire Dreyfus inscrira massivement le mouvement socialiste dans le camp de la gauche, donc celles des “forces du Progrès”. Et pourquoi ? Michéa évoque dans un autre ouvrage un compromis historique passé entre la gauche et le mouvement socialiste lors de cette même affaire Dreyfus. Soit, mais quelle est la nature de ce compromis ? Et à quelles fins ? Et qui compose alors cette “gauche” ? Le lecteur n’en saura rien. On ne sait pas plus, en l’absence de toute référence, si cette analyse pour le moins étrange sort du cerveau de Michéa ou si elle lui a été suggérée par untel.<br />
Essayons de comprendre. Aujourd’hui chacun s’accorde à reconnaître que l’affaire Dreyfus signe l’avènement de l’intellectuel (l’adjectif existait mais il devient un nom, à connotation évidemment péjorative, chez les adversaires du capitaine Dreyfus pour désigner les partisans de ce dernier !). Est-ce là, sans vouloir le dire, ni l’expliciter, ce à quoi veut se référer Michéa ? Je constate qu’un autre contempteur des “élites intellectuelles”, Louis Janover, évoque l’affaire Dreyfus (qu’il qualifie de “purge républicaine”) en des termes qui peuvent se rapprocher de ceux de Jean-Claude Michéa. Pour Janover l’affaire Dreyfus “clôt en quelque sorte l’ère de la Sociale et lève le rideau sur la scène de la politique”. Je rappelle que pour une partie du mouvement ouvrier l’affaire Dreyfus résultait d’une lutte entre deux factions rivales de la classe bourgeoise détournant les socialistes (et le peuple) des vrais combats contre le système capitaliste. C’était déjà regrettable, mais cela l’est encore plus lorsqu’on retrouve pareille analyse chez l’un de nos penseurs contemporains. Car ici en l’occurrence rien n’exclut rien : on peut à la fois combattre mordicus le capitalisme et s’insurger contre l’injustice (et c’était plus qu’une injustice !) faite à Dreyfus. Il parait très possible que Michéa (lecteur de Janover) souscrire à une telle interprétation ou lecture de l’histoire. Rien de ce qu’il écrit par ailleurs ne le démentirait. Mais en l’absence de tout développement michéen sur l’affaire Dreyfus j’en resterai là.<br />
En revanche, notre philosophe est particulièrement disert sur le libéralisme puisque cette thématique prend pour lui le pas sur ses autres sujets de prédilection dans ses deux derniers ouvrages. Sa thèse peut être résumée ainsi : contrairement à la gauche et l’extrême gauche, qui elles distinguent fondamentalement un libéralisme économique et un libéralisme culturel (ce dernier défini par l’auteur comme “l’avancée illimitée des droits et la libération permanente des mœurs”), l’un et l’autre doivent être philosophiquement unifiés. Ne pas le reconnaître, insiste Michéa, revient à faire le jeu d’une pensée unique “dédoublée” qui croise en permanence un discours économiquement correct (le libéralisme économique) et un discours politiquement correct (le libéralisme culturel). D’où les analyses de l’auteur pour inscrire depuis le XVIIIe siècle la philosophie libérale dans un “tableau à double entrée” : soit deux versions parallèles et complémentaires du libéralisme.<br />
Parler de “libéralisme culturel” ne pouvait qu’entraîner Michéa à se pencher sur la modernité qu’il définit curieusement dans <em>L’empire du moindre mal </em>comme une “étrange civilisation qui, la première dans l’Histoire, a entreprit de fonder ses progrès sur la défiance méthodique, la peur de la mort et la conviction qu’aimer et donner étaient des actes impossibles” (sic). Une telle définition renseigne plus sur la subjectivité de notre philosophe, et surtout sur l’une de ses obsessions qu’elle ne nous éclaire sur la chose en question. On finit par comprendre que la modernité (laquelle induit pour Michéa “une image profondément négative de l’homme”) représente l’exact contraire de la common decency. Nous voilà bien avancé ! Certes, Michéa subodorant la faiblesse des analyses de <em>L’empire du moindre mal</em> (des contradicteurs l’ont sans doute aidés en ce sens) y consacre un chapitre supplémentaire dans <em>La double pensée. </em>Ici l’analyse devient étayée par des exemples précis, mieux venus, empruntés à des “modernités secondaires” apparues dans le courant de l’histoire. Pourtant, lorsque Michéa reprend le fil de la réflexion ébauchée dans <em>L’empire du moindre mal, </em>à savoir “le projet occidental moderne forgé dans le contexte de guerre de religion”, notre philosophe se trouve de nouveau emporté par sa verve polémique en décrivant les “différents totalitarismes du XXe siècle” comme des “formes de modernité non libérales”. Cette modernité consubstantiellement liée chez Michéa au “libéralisme culturel” s’en séparerait ici par l’on ne sait quelle opération du Saint-Esprit (à croire qu’il souffle sur notre auteur) pour engendrer les deux totalitarismes du XXe siècle !<br />
Michéa parait plus convaincant dans son analyse du libéralisme lorsque il évoque la tendance, dans nos sociétés contemporaines, du processus de judiciarisation (en provenance des États Unis) qui tend à opposer des groupes à d’autres groupes ou des personnes à d’autres personnes. Michéa le traduit par la formule un tantinet excessive “une nouvelle guerre de tous contre tous”, non sans préciser que l’extension infinie des droits individuels, laquelle rencontre nécessairement des résistances, y conduit. Trop de liberté, en quelque sorte, mène au prétoire. Le dernier Michéa, féru de psychanalyse, ajoute à cette “guerre de tous contre tous” celle de “chacun contre lui-même”. Donc le libéralisme, non content de faire de nous des procéduriers nous transforme en schizophrènes. Que faire docteur ? Michéa ne le dit pas. Nous aurons certainement la réponse dans l’un de ses prochains ouvrages. Cette “guerre de tous contre tous”, pour y revenir, s’exprime concrètement pour notre philosophe à travers par exemple “les effets anthropologiques quotidiens induits par la transformation capitaliste de l’être humain en <em>automobiliste </em>“. Soit, mais alors que faire de ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, n’auraient ni automobile ni même le permis de conduire ? Y échapperaient-ils (anthropologiquement parlant) ? Michéa emporte davantage la conviction quand il aborde la question sous l’angle du tabac, puisque les non fumeurs se trouvent ici davantage concernés.<br />
Le libéralisme culturel et la modernité sont par conséquent tenus responsables pour Michéa de “l’abandon définitif de la <em>question sociale </em>“. Nous lui laissons la responsabilité d’un pareil constat. A vrai dire, comme on le découvrira ensuite, l’analyse michéenne du libéralisme nous conduit via le “capitalisme moderne” à mai 68.<br />
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Dernière thématique à être ici abordée, celle dont il est question dans les paragraphes suivants n’a rien de véritablement original chez Michéa et ne sera donc pas prioritairement traitée depuis les ouvrages de notre philosophe. Je m’y référerai cependant pour apporter ici ou là quelque précision utile ou relancer si besoin est la discussion.<br />
Il parait de bon ton dans des sphères ou des milieux qui, par le passé - un passé relativement récent - usaient, voire abusaient des références révolutionnaire ou radicale (dans la mesure ou l’une n’excluait pas l’autre) de trouver des individus se disant aujourd’hui “conservateur”, et même (par goût inversé de l’extrémisme) “réactionnaire”. Même si les personnes décrites ci-dessus ne revendiquaient nullement une appartenance au camp des gauches (ou tenaient à s’en distinguer), elles se gardaient bien de reprendre en ce qui les concernaient de telles épithètes pour le moins péjoratives en ce temps-là encore à leurs yeux. Il y aurait donc comme un changement de paradigme qui, de part ces inversions, transforme le plomb et or, et réciproquement. Sachant que c’est plus particulièrement le “progressisme” qui se trouve ici voué aux gémonies tandis que les références au conservatisme et à la réaction cessent d’être négatives. On remarque, non sans ironie, que parmi ces plaignants nombreux sont ceux qui usent de l’adjectif “progressif” en reprenant à l’intonation près le mode d’accusation jadis réservé au type “réactionnaire”. Dans cette histoire Michéa joue le rôle d’un vulgarisateur. D’autres l’ont précédé, nous verrons plus loin lesquels. Dans <em>L’enseignement de l’ignorance </em>les terminologies “conservateur” et “réactionnaire” sont décrites comme “les deux figures par excellence de l’incorrection politique”. L’astuce michéenne consistant à l’expliquer par l’impositon du Spectacle. Dans ses autres ouvrages Michéa revient sur ce qu’il appelle “la croyance au caractère conservateur de l’ordre économique et libéral” des militants de gauche et d’extrême-gauche. <br />
Mettons de coté Philippe Muray, qui n’est pas à proprement parler l’un des inspirateurs de Jean-Claude Michéa. En revanche Christopher Lasch, qui doit son actuel crédit aux efforts déployés par Michéa et les éditions Climats pour faire connaître son œuvre en France, en fait incontestablement partie. D’aucuns estimant même que tout Michéa vient de Lasch pourraient me reprocher de consacrer trop de place à la copie alors que l’original se trouve mis aujourd’hui à la disposition du lecteur de langue française. Je répondrai d’abord que Michéa doit certes beaucoup à Lasch mais qu’il a su adapter la pensée du philosophe américain à la spécificité hexagonale. Et puis la copie finit parfois par l’emporter sur l’original. L’exemple durant la dernière campagne présidentielle de Sarkozy et le Pen apporte la preuve que les électeurs peuvent légitimement préférer la première à la seconde.<br />
Parmi les autres références il en est une, moins revendiquée, qui peut le cas échéant prendre la forme d’un compagnonnage (du moins chez Michéa) : je veux parler de la proximité de notre philosophe avec le courant anti-industriel. J’ai consacré un petit essai (<em>Du temps que les situationnistes avaient raison </em><a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/11/./michea.html#note6">(6)</a>) à la principale composante de ce courant et j’y renvoie le lecteur. Ici Michéa cite volontiers dans ses ouvrages Jaime Semprun, René Riesel et Jean-Marc Mandosio sans pour autant faire sien l’impératif catégorique : “Il n’y a plus rien à faire, et de toute façon c’est déjà trop tard”. C’est dire que sa montre ne s’est pas arrêtée au XIXe siècle lors de l’avènement de la révolution industrielle : accréditant, par cela même, l’idée que tous les malheurs de l’humanité proviennent de cette industrialisation. C’est aussi dire que Michéa ne souscrit pas non plus à quelque “fin de l’histoire” jamais dite en tant que telle, et encore moins revendiquée, mais qui reste indéfectiblement liée à l’impératif catégorique énoncé plus haut. Cette “proximité” s’explique davantage par des aversions ou ennemis communs au sein desquels le “progressisme” figure à la première place.<br />
La notion de “progrès” on le sait n’a pas bonne presse de nos jours pour de bonnes et mauvaises raisons. Les premières sont bien connues depuis la fin des années 60, date d’une première prise de conscience écologique, laquelle, parallèlement, entraînait la critique, ou la mise en accusation des sciences, techniques et technologies. Pour prendre un exemple critique que cite Jean-Claude Michéa dans <em>L’enseignement de l’ignorance </em>(avec lequel je tiens pour une fois à manifester mon accord), l’ouvrage d’Alain Roger <em>Court traité du paysage </em>avait également attiré mon attention lors de sa parution en 1997. Cet esthéticien insiste dans son livre sur la distinction entre paysage et environnement. Il importe à cet auteur de démontrer que le paysage “est toujours une invention historique et essentiellement esthétique” qui ressort d’un phénomène “d’artialisation” : ce dernier désignant des opérations in situ (l’oeuvre des jardiniers, des paysagistes, du Land Art) ou in visu (celles des peintres, des écrivains, des photographes). Par conséquent, pour Roger, “il ne saurait y avoir une science du paysage”. Ce qui n’est pas pour lui le cas de l’environnement, “concept récent, d’origine écologique, et justifiable, à ce titre, d’un traitement scientifique”. La distinction parait fondée : il semble préférable, pour bien s’entendre, de ne pas confondre l’un avec l’autre. A l’appui de cette thèse, “le paysage s’invente, n’est pas une notion figée”, Alain Roger cite à contrario un exemple caricatural, celui de la <em>Charte architecturale et paysagère </em>de la région Auvergne. Cette charte recommande la plantation “d’essences locales et non exotiques” et celles “de feuillages caducs et non persistants”. Une recommandation qui rappelle à Roger de fâcheux souvenirs, ceux laissés par les paysagistes du Troisième Reich qui réclamaient une “guerre d’extermination” contre les essences étrangères menaçant la pureté du paysage allemand. Pour aller dans le sens de la thèse d’Alain Roger, les pins, qui donnent aujourd’hui ce cachet particulier à la forêt de Fontainebleau, ont été plantés à la fin du XVIIIe siècle. Nous avons là une illustration du paysage comme “invention historique”. J’ajoute qu’Adolphe Alphant, le maître d’oeuvre des parcs parisiens du Second empire, faisait l’éloge des plantes exotiques et prescrivait de les “entretenir avec tous les soins que réclame cette aristocratie végétale”.<br />
Alain Roger dérape, en quelque sorte, lorsque son <em>Court traité du paysage </em>abandonne la réflexion historique et esthétique pour manifester son aversion à l’égard de l’écologie. Ou comment, partant d’une analyse fine et pertinente (sur l’histoire du paysage), il en vient à prendre le contre-pied des discours écologiques pour dénoncer le “conservatisme” de leurs discours de préservation, de protection et de sauvegarde du paysage. Il faut vivre avec son temps, insiste Roger, et ne pas se “recroqueviller sur le passé”. Et ne pas figer la “pratique paysagère” en musée afin “d’inventer l’avenir” et “de nourrir le regard de demain”. La présence d’Alain Roger au sein du “Comité d’experts Environnement et paysage” mis en place par la direction des routes au ministère de l’Équipement, explique en partie les positions de notre esthéticien. Curieusement, à aucun moment, Roger ne se réfère à la loi du 2 mai 1930 sur les monuments naturels et les sites dont la conservation et la préservation présentent un intérêt général du point de vue “artistique, historique, scientifique, légendaire et pittoresque”. Cette loi permet d’inscrire les sites qui mériteraient d’être protégés, puis de les classer. Une procédure qui, on le sait, a permis de sauvegarder des sites menacés par des intérêts privés. Jusqu’à un certain point, certes, si l’on met par exemple des deux cotés de la balance, d’une part le projet Eurodisney, et de l’autre le classement du site de la crête de Chalifert (situé à proximité, et célébré par des peintres paysagistes du XIXe siècle) : soit la lutte du pot de fer et du pot de terre. Un exemple parmi d’autres d’une situation où l’État bafoue la légalité qu’il est sensé défendre.<br />
Le paysage est une invention, soit. Mais il importe alors de distinguer paysage et paysage. Car tous les paysages ne sont pas soumis au même phénomène d’artialisation. Pour certains cela ne prête guerre à conséquence : on reste dans le domaine du commun, de l’ordinaire et du convenu. D’autres par contre se cristallisent en quelque sorte à travers le regard que des artistes, des écrivains, ou tout simplement les passants portent sur eux. Cette élaboration, cette reconstruction sont celles d’un imaginaire. A moins d’être une brute ou un butor on ne peut pas vivre sans imaginaire. La destruction d’un site s’avère par conséquent préjudiciable à tous (en exceptant ceux qui bien entendu en tirent un profit pécuniaire ou autre). On comprend mieux maintenant l’oubli chez Alain Roger du mot “site”. Puisque ce dernier renvoie à la fois au paysage et à l’environnement (ici en raison du caractère particulier que lui confère la loi du 2 mai 1930). La distinction qu’il convenait de souligner, du point de vue sémantique, et pour toutes les bonnes raisons évoquées plus haut, vole en éclat dés lors que nous l’abordons sous l’angle d’un site. Comment ne pas évoquer quelque duplicité, ou une volonté de noyer le poisson quand des propos, à l’origine pertinents sur les plans historiques et esthétiques, finissent par servir des intérêts privés ou prétendument publics. Doit on rappeler que le moindre de ces projets devrait faire l’objet, au préalable (y compris par l’imposition, et cela sans lésiner sur les modes d’actions, mêmes violentes), d’un débat et d’une consultation avec tous les intéressés. Mais on aura compris que des arguments et des démonstrations du type Alain Roger justifient par avance l’affairisme et ses complicités. <br />
Ce n’est pas par hasard que je me suis livré à ce long commentaire sur <em>Court traité du paysage </em>car il contient les prémices de l’un des aspects de la question qui nous occupe ici. Dans <em>Du temps que les situationnistes avaient raison, </em>au sujet d’un échange polémique entre Jaime Semprun et Norbert Trenkle (l’un des animateurs de la revue <em>Kristis </em>), je constatais : “On voit parfaitement ce qui sépare Semprun et Trenkle. Là où le premier, pour expliquer le monde tel qu’il ne va pas, se focalise sur la production industrielle et les nouvelles technologies, le second, partant des contradictions entre forces productives et rapports de production, tente de définir le cadre qui permettrait de mettre la science et les technologies à l’épreuve des choix par lesquels nous aspirons à vivre dans une société plus libre, plus juste, plus solidaire, plus riche en potentialités diverses. C’est aussi la question de la <em>démocratie </em> qui est posée ici. Il faudra bien y revenir”.<br />
Nous y revenons. Non sans avoir précisé préalablement que les sciences et techniques ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi. Une confiance absolue (la position technophile) est aussi condamnable que l’affirmation d’un refus tout aussi absolu (la position technophobe). La critique bien entendu prévaut dans ce monde célébrant l’horizon indépassable des nouvelles technologies. Celles-ci, il va de soi, génèrent des formes inédites de dépendance et d’aliènation. Mais après tout la comparaison s’impose, en terme de nocivité, avec l’aliènation religieuse du monde préindustriel (décrit par d’aucuns comme “un âge d’or”). Les théoriciens anti-industriels, les auteurs des éditions de “L’encyclopédie des Nuisances”, et le premier cercle de leurs lecteurs savent pertinemment - mieux que quiconque même ! - que l’on ne reviendra jamais en arrière, c’est à dire aux temps préindustriels. Ils ne défendent pas une utopie dans le sens par exemple de Fourier et des utopistes les plus conséquents : à savoir la figure d’un monde comme objet de désir, à la fois inaccessible et relevant d’une nécessité, désirable car inaccessible, réalisable de part cette nécessité.<br />
Donc, dans la société que j’appelle, que nous appelons de nos voeux, l’usage des sciences, techniques et technologies devient l’un des éléments d’une discussion plus globale sur ce qui serait utile ou pas pour l’humanité. Il ne s’agit pas ici de trancher en ce sens, ou de décliner des préférences, mais de définir le cadre dans lequel cette discussion pourrait ou devrait avoir lieu. Parler par conséquent de démocratie suppose que les thèmes relevant de cette discussion soient débattus par tous dans la vie de tous les jours, et d’une manière que l’on aimerait décisive dans un contexte d’affrontement, au travers d’un mouvement social, et pour le mieux au sein d’assemblées prenant la forme de conseils dans les entreprises, les quartiers et les institutions de toutes sortes. Il ne s’agit donc pas, on l’a compris, de “débats citoyens” organisés par le pouvoir en place ou un collège d’experts. Cette discussion doit cependant avoir lieu préalablement, et dans les formes requises pour générer les conflits de demain. J’ajoute que la question de la démocratie (que je ne fait qu’aborder), de la manière dont elle se trouve énoncée ici, est très naturellement et très logiquement absente des ouvrages des auteurs du courant anti-industriel, puisque en aucun cas ce monde ne peut être pour eux transformé. Tout comme elle n’apparaît pas dans les livres de Michéa. Là les raisons sont plus complexes, mais on peut avancer que les développements michéens sur la common decency lui permettent de faire l’impasse sur la question, ou “de botter en touche” (pour reprendre une métaphore sportive).<br />
L’infortune que rencontre depuis une trentaine d’années la notion de progrès prend toute sa dimension si on la compare à la fortune du mot, de la notion, du concept durant le XIXe siècle et la plus grande partie du XXe. Parler de progrès allait alors de soi (du moins dans le camp de la gauche) : “progrès scientifique” et “progrès social” marchant d’un même pas. Parmi plusieurs définitions le Robert évoque un “développement en bien”. Puis vint le temps de la suspicion : principalement en raison de la prise de conscience écologique évoquée plus haut. Pour le coup la notion de progrès scientifique, ce développement du bien, s’en trouvait ébranlée. Et avec elle le crédit jusqu’alors accordé aux technologies censées contribuer à l’amélioration du genre humain. La science, ou un certain usage de la science faisait l’objet d’accusations, y compris par des membres de la communauté scientifique. Cependant, par une ruse de l’histoire, la critique légitime de ce progrès-là, celle des sciences, techniques et technologies, s’est élargie à la notion de progrès en général. Il y a sous cet angle comme une collusion entre des courants de pensée qui n’ont pas ou peu de choses en commun, sinon dans la dénonciation réitérée du Progrès devenu une sorte de Grand Satan à l’échelle occidentale. C’est là qu’il faut distinguer, et bien distinguer.<br />
Les écrivains, les premiers, ont fustigé le progrès. Baudelaire dans un célèbre fragment de <em>Fusées </em>lui reproche d’atrophier “en nous toute la partie spirituelle”. Flaubert crée avec l’apothicaire Homais un type universel : le parangon de ceux qui au nom de la science et du progrès dessinent les contours d’une sinistre société hygiéniste. Plus tard Benjamin, dans <em>Sur le concept d’histoire</em>, le métaphorise à travers l’analyse d’un tableau de Klee. Sur un plan plus philosophique, sans vouloir remonter à Nietzsche, juste après la Seconde guerre mondiale Adorno insistera dans <em>Minima moralia </em>sur le “caractère double du progrès” en précisant qu’il avait “toujours développé le potentiel de liberté en même temps que la réalité de l’oppression”. C’est ce que chacun devrait avoir en tête dans la moindre discussion sur la notion de progrès. Celui-ci n’est pas uniquement associé aux sciences, techniques et technologies, mais englobe tous les aspects de l’activité humaine. Il faut <em>progresser </em>vers plus de liberté, d’égalité, de solidarité, de richesse intérieure, pour s’affranchir des pouvoirs, des idéologies, de la raison raisonnante. Il conviendrait en amont de se prémunir contre les “amis” et les “ennemis” du progrès. Et donc de ne pas prendre des vessies pour des lanternes, ni même, pour finir sur Jean-Claude Michéa, des lanternes pour des vessies.</p>
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Le lecteur, après cet éclairage critique, sera sans doute peu étonné d’apprendre que pour Jean-Claude Michéa mai 68 a “joué un rôle décisif” dans “l’élaboration du capitalisme moderne”. On l’a lu sous d’autres plumes : c’est l’une des figures imposées des penseurs de droite ou de gauche “décomplexés” (mais pas nécessairement pour les mêmes raisons). Michéa, dans <em>Orwell anarchiste tory, </em>évoque en mai 68 “le mythe fondateur de notre modernité”. Ce thème se trouvera repris et développé dans les ouvrages suivants du philosophe au point de devenir l’un des thèmes récurrents de sa “pensée” <a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/11/./michea.html#note7">(7)</a> <br />
L’opération vise à réduire mai 68, d’une part en l’assimilant aux July, Geismar, Cohn-Bendit, Kouchner, et compagnie ; d’autre part en y situant les prémices de l’accomplissement du capitalisme moderne. Pour ce faire Michéa ne prend en compte (à travers ce qu’il appelle “l’aspect dominant de 68”) que la seule jeunesse estudiantine, voire les nouvelles classes moyennes. Ce cadre posé, mai 68 devient ce moment où le refus de l’ordre capitaliste a basculé dans l’approbation libérale. Michéa explique ce basculement par, premièrement, le “sens de l’histoire” revendiqué par les insurgés de mai (un “sens de l’histoire” décrit comme un mythe reposant sur l’idée de progrès) ; en second lieu par l’immoralisme inhérent au libéralisme (en l’opposant à la morale de la common decency). Certes, notre philosophe écrit par ailleurs que mai 68 “n’a jamais fait que <em>catalyser </em>et <em>précipiter </em>une évolution économique et culturelle dont les racines plongeaient bien plus dans les nouveaux développements du capitalisme de consommation que dans leur “contestation” officielle””. Toutefois il fait suivre cette phrase du constat suivant : “Du reste cette évolution s’est largement reproduite à l’identique dans l’ensemble des pays occidentaux <em>qu’ils aient connu ou non l’équivalent de Mai 68</em>”. Ici le lecteur un tant soit peu logique peut s’interroger. Si cette évolution s’est produite à l’identique dans les pays n’ayant pas connu mai 68 que vient donc faire celui-ci dans cette galère ? Par conséquent, si je lis Michéa dans le texte mai 68 n’a rien à voir avec les nouveaux développements du capitalisme puisque notre auteur nous explique (et insiste même !) que cette évolution dans d’autres pays s’est faite en l’absence de tels événements. C’est dire une chose et son contraire. Sauf qu’ici pareille contradiction met particulièrement en lumière la vacuité du raisonnement michéen. Quand en présence de deux phrases la seconde, censée confirmer la première, en constitue le meilleur démenti nous tenons là un exemple flagrant de cette confusion qu’un Michéa élève ici à un niveau rarement atteint.<br />
Notre philosophe y revient pourtant dans de nombreuses pages de la <em>Double pensée. </em>En particulier à travers un entretien accordé à Radio Libertaire sans être un seul instant interrompu par le gentil interviewer. A coté de l’aspect dit “dominant” de mai 68, largement traité, Michéa évoque un aspect “dominé”. Il se réfère ici aux “travaux” de Kristin Ross pour distinguer un “mai 68 étudiant” d’un “mai 68 populaire”, tout en avançant que l’universitaire et journaliste américaine aurait définitivement établi pareille distinction. Il s’agit chez Ross (dans son livre <em>Mai 68 et ses vies ultérieures </em>) d’une proposition parmi d’autres : l’intérêt de cet ouvrage résidant dans la documentation proposée. Parlons plutôt d’une auberge espagnole dans laquelle Michéa choisit le plat qui lui convient pour le servir à son lecteur. Tout comme il n’est pas à un anachronisme près lorsqu’il relève que Daniel Cohn-Bendit invitait en mai 68 les étudiants parisiens à “célébrer le pouvoir émancipateur de toutes les formes de deterritorialisation” (ce concept ayant été forgé quelques années plus tard par Deleuze et Guattari). Sur cette lancée Michéa accuse également Dany-le-Rouge d’avoir incité ces mêmes étudiants à “abolir toutes les frontières”. On sait qu’il n’en fut rien puisque le pouvoir gaulliste fit savoir de la façon la plus catégorique à Daniel Cohn-Bendit qu’il existait bien une frontière entre l’Allemagne et la France ! Plus sérieusement Michéa reprend la distinction faite plus haut pour nier l’existence en aucune façon d’une unité de mai 68. C’est l’un des points sur lequel il insiste le plus : ces deux aspects (“mai 68 étudiant” et “mai 68 populaire”) n’ont jamais coïncidé, dit-il, ni ne peuvent être reliés par des passerelles. Une telle distinction, encore recevable le 10 mai, n’a plus lieu d’être par la suite. Mai 68 a été, entre autres, “la plus grande grève générale qui ait jamais arrêté l’économie d’un pays industriel avancé”, mais aussi “la critique généralisée de toutes les aliénations, de toutes les idéologies et de l’ensemble de l’organisation ancienne de la vie réelle”, et également “le refus de toute autorité,de toute spécialisation, de toute dépossession hiérarchique” sans oublier “le refus du travail aliéné : et donc la fête, le jeu, la présence réelle des hommes et du temps” (Internationale Situationniste n° 12 : l’article <em>Le commencement d’une époque </em>). <br />
Mai 68 fut ceci et cela en même temps, et intimement liés. Nous sommes loin des tombereaux d’insanités déversés depuis par les Michéa et consort ! La séparation faite par Jean-Claude Michéa entre deux mai 68, l’étudiant et le populaire, le premier l’ayant selon lui largement emporté sur le second, relève d’une reconstruction autant arbitraire que dérisoire. Tout comme la fiction michéenne d’un mai 68 impulsant un nouvel élan au capitalisme vise fondamentalement à brouiller et à occulter autant que possible la réalité, le sens et les conséquences des dits “événements” pour fourguer la camelote idéologique la plus susceptible de discréditer le type d’enseignement qu’il conviendrait encore aujourd’hui de tirer de ce beau mois de mai. Plus largement cette fiction s’inscrit dans un processus révisionniste qui tend à faire passer mai 68 pour son contraire.<br />
Sans vouloir sortir du sujet il parait utile de s’attarder sur le propos suivant de Michéa, concernant Sarkozy (d’autant plus que l’actuel Président est très peu cité dans le corpus michéen) : “Il fallait être un universitaire de gauche pour prendre au sérieux les imprécations de Sarkozy contre mai 68”. Allons donc ! La droite (voire certains secteurs de la gauche) qui arborait une mine plus que réjouie au lendemain de ce discours ne les avaient pas prise au sérieux ? Et Michéa d’ajouter que dans le même discours (celui de Bercy) Sarkozy s’en prenait également au culte de l’argent, au profit à court terme, à la spéculation et aux dérives du capitalisme financier. On sait ce que valent de tel propos chez Sarkozy. Mais en quoi cela invaliderait les imprécations sarkozistes sur mai 68 ? Celles-ci d’ailleurs ne dataient pas d’avril 2007. Il y en avait eu d’autres, auparavant. Mais ces imprécations là eurent plus de résonance que les précédentes. Au point que des commentateurs prétendirent que Sarkozy avait définitivement enterré mai 68 à Bercy. Il n’y aurait donc que Michéa à ne pas vouloir “prendre au sérieux” le discours de Sarkozy dans l’enceinte de Bercy ? Il y a une explication et nous allons voir laquelle.<br />
Reprenons ce fameux discours. Que disait donc Sarkozy ce jour d’avril 2007 sur mai 68 ? Très médiatisés (ils représentaient d’ailleurs la moitié de ce discours) ces propos furent largement reproduits par la presse tous genres confondus. Ils sont bien connus et je ne les reprendrai pas. Cependant, et plus particulièrement à Bercy, Sarkozy “parlait Michéa” en renvoyant aux thèses défendues par notre philosophe sur la délinquance, l’autorité, l’école, les repères éthiques, les valeurs morales, la gauche héritière de 68, le mérite, la famille, etc., etc., etc. Il s’agit d’un secret de polichinelle : ce discours a été écrit par Henri Guaino <a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/11/./michea.html#note8">(8)</a>. On n’exclura pas que Michéa puisse figurer parmi les auteurs et penseurs ayant inspiré le conseiller spécial du futur président.<br />
Au début de son mandat présidentiel on sait que Sarkozy avait contacté Manuel Valls, parmi d’autres “personnalités de gauche”, pour lui proposer d’entrer dans le gouvernement Fillion (ce qui était déjà un signe de “reconnaissance”). Contrairement aux Kouchner, Besson et Jouyet (qui ne pouvaient espérer mieux au P.S.), Valls refusa. L’homme est ambitieux, et cette ambition avait selon lui plus à gagner au P.S. Sarkozy dut s’y résoudre. Mais il comprit assez rapidement que Valls lui serait plus utile au P.S. qu’au gouvernement. Nous en avons eu la confirmation.<br />
On pourrait élargir ce propos. En l’étendant par exemple aux penseurs et philosophes qui ne seraient pas sans partager un certain nombre de valeurs avec l’actuel hôte de l’Élysée sans pour autant faire preuve d’allégeance. Dans une telle configuration un Michéa parait évidemment plus utile qu’un Glucksmann ou un Ferry.</p>
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<p> A quoi sert Jean-Claude Michéa ? Avant de répondre à cette question encore faut-il préciser pourquoi une telle “pensée” prospère pareillement en ce début de XXIe siècle. Michéa apparaît en 1995 sur la scène intellectuelle avec un ouvrage consacré à Georges Orwell, et ne la quittera plus (auparavant cet ancien communiste avait traversé une période gauchiste avant et après mai 68, pour revenir deux ans plus tard dans le giron du P.C.F., un parti qu’il quittera finalement en 1976). Sans avoir la réputation de quelques uns de ses collègues philosophes, et sans bénéficier de relais au sein de l’Université Michéa a vu néanmoins ses lecteurs augmenter de livre en livre. Un lectorat aujourd’hui d’une grande diversité qui va de “libertaires” ou d’ancien radicaux à la droite de la droite, en passant par différentes variétés de “réactionnaires” avoués. Un tel grand écart n’a pas d’équivalent dans le monde intellectuel de ce début de siècle. On ne s’attache pas pareils publics (à ce point diversifiés) sans tordre le cou à quelques concepts, ou rendre la confusion encore plus confuse en pratiquant l’amalgame avec un art consommé. La critique du libéralisme, devenue au fil des ouvrages de l’auteur l’une des marques de fabrique de Michéa, passe chez lui par une critique incessante, voire obsessionnelle des gauche et extrême-gauche (regroupées généralement par Michéa sous la rubrique “libéralisme culturel”) sur un mode que la réponse à la question - à quoi sert Jean-Claude Michéa ? - explique en partie. Cette critique du libéralisme reprend par ailleurs une antienne bien connue (la délinquance, l’insécurité, l’école, les mœurs, etc.), en des termes d’analyse proches de ceux qui, par exemple, ont concouru à l’élection de Sarkozy en 2007. La différence étant que Michéa l’accompagne d’une critique du capitalisme. On y reviendra plus loin.<br />
Cette confusion se trouve redoublée par le fait que les fondements de la pensée de Michéa reposent sur une notion, la “common decency”, empruntée à George Orwell, qui sous la plume de notre philosophe s’apparente beaucoup plus à une fiction qu’elle ne traduit une réalité observable. Que peut-on alors construire sur de telles fondations ? : de l’anti-intellectualisme, il est vrai ; une défense et illustration du populisme, surtout ; une mise en accusation de la modernité, aussi. Ceci et cela au nom des “vraies valeurs”, celles des “gens ordinaires”. Donc de quoi satisfaire des publics déboussolés cherchant des certitudes à bon compte. C’est un peu court, et encore plus discutable. Michéa ne semble pas également réaliser qu’il se situe sur le même terrain (moral) que quelques uns de ceux qu’il fustige et brocarde d’un livre à l’autre : défenseurs des sans-papiers, droitsdel’hommistes, citoyennistes, etc. Alors que la référence à la “common decency” prend chez Michéa des aspects pourtant plus moralisateurs que l’ordinaire des interventions, déclarations ou écrits de ses habituelles têtes de turc.<br />
On repose la question : à quoi sert Michéa ? Les livres de ce philosophe trouvent un écho favorable auprès des déçus du radicalisme, du gauchisme, voire de la gauche. Des “déceptions” qui cependant ne se confondent pas : le coté auberge espagnole des ouvrages de Michéa offrant la possibilité aux uns comme aux autres de faire leur marché en trouvant ici ou là une argumentation censée répondre à la nature de cette déception (ou de leur ressentiment). Parallèlement, le fort intérêt que suscitent les ouvrages de Michéa dans la presse de droite, voire dans des cercles situés à la droite de la droite s’explique en premier lieu par la virulence des critiques de Michéa à l’égard de la gauche, et plus particulièrement des “intellectuels de gauche” (elles constituent des “boites à outil” pouvant le cas échéant être utilisées par le prêt-à-penser de la droite). Mais un tel succès doit aussi être mis ici sur le compte de la défense des valeurs traditionnelles (de la famille au mérite, en passant par le travail <a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/11/./michea.html#note9">(9)</a>, le civisme, la sédentarité, le patriarcat <a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/11/./michea.html#note10">(10)</a>). Soit la preuve par Michéa que la critique du capitalisme peut être reprise par cette droite à la manière d’un fétiche : en gommant, occultant ou travestissant toute véritable critique du système capitaliste et de la société marchande. On retrouve là, toute proportion gardée, une situation comparable à celle de l’entre-deux-guerres, quand des intellectuels et des groupes situés à droite ou à l’extrême-droite pourfendaient le capitalisme et les ploutocraties. On ajoutera, pour ne rien oublier, que critique du Capital et défense des valeurs traditionnelles (en mettant de coté la question de l’URSS et des démocraties populaires) représentaient encore l’essentiel du bagage intellectuel d’un militant communiste durant les années 60.<br />
Enfin substituer au terme “prolétariat” celui de “peuple” n’a rien d’innocent. Même si le premier désigne moins qu’auparavant la classe devant dissoudre les classes existantes nous ne passerons nullement par pertes et profits le processus d’émancipation, son corollaire. Il arrive parfois à Michéa de parler d’émancipation, mais c’est chez lui un mot creux, dépourvu de toute signification, puisque la mention réitérée d’un “c’était mieux avant”, de plus en plus présent dans ses écrits, s’inscrit structurellement en faux contre l’idée même d’émancipation (et il va de soi de toute perspective révolutionnaire). Nous sommes avec Michéa dans le registre de la <em>restauration </em>: ici la restauration du monde des “vraies valeurs”, celles selon l’auteur des “gens ordinaires”. Le paradoxe étant que ce type de pensée “réactionnaire” se trouve repris et illustré par un philosophe venant de la gauche (et se réclamant de surcroît d’un socialisme des origines). Mais sans doute fallait-il passer par la case Michéa (et cela vaut pour d’autres, bien évidemment) pour renouveler un genre en voie d’essoufflement ou réservé aux seuls membres du sérail. Dans une époque marquée affirme-t-on par le discrédit des idées révolutionnaires et utopiques un tel talent devait nécessairement trouver à s’employer. Certains parleront d’un tour de force. Nous le relativiserons en renvoyant le lecteur aux raisons conjoncturelles exposées ci-dessus. Ce qui revient à dire que Michéa est également le produit de cette époque.</p>
<p align="RIGHT">Max Vincent<br />
novembre 2011</p>
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<a name="note1">(1)</a> Il s’agit de la définition du dictionnaire Le Robert. Certes Michéa, au détour d’une phrase, évoque “l’interdiction religieuse” (pour la gauche) de “regarder en arrière”, ou la “pure et simple <em>foi religieuse </em>“ qui a remplacé “<em>la critique sociale </em>“. Pourtant il lui faudrait d’autres biscuits pour qu’on veuille lui accorder du crédit. Ceci ou cela est dit en passant, sans le début du quart d’une argumentation. Michéa aurait été plus inspiré de prendre comme exemple l’économie (et l’actualité de cet automne 2011 en fournit maints exemples) pour donner quelque pertinence à son propos. En dehors de la raison économique point de salut, nous proclame-t-on. On imagine ce que Sade (pour citer un auteur que Michéa déteste) écrirait aujourd’hui à ce sujet sur le mode de <em>Dialogue entre un prêtre et un moribond. </em>A l’un des représentants de cette nouvelle prêtrise, qui s’étonnerait de le voir reprendre du service (“Mais, mon cher marquis, la transcendance divine s’efface aujourd’hui devant l’immanence marchande. Vous devriez donc être comblé. De quoi vous plaignez-vous ?”), Sade, nous prenons le lecteur à témoin, répondrait ceci :<br />
- Vous n’y êtes pas ! Pourquoi serais-je satisfait ? Parce que, à bien regarder, je retrouve l’autre putain ! Elle s’est débarrassée de ses oripeaux, de ses vapeurs ’encens, de ses petits secrets, de ses pompes, de son carnaval, de ses génuflexions, de ses sophismes et prédications pour reparaître sous d’autres traits. La croyance s’est déplacée sur un autre objet, si vous préférez. Les hommes ne s’inclinent plus sous le poids de leurs fautes, ne craignent plus les jugements de l’au-delà, n’implorent plus le crapaud de Nazareth : ils s’en remettent à l’économie. Ce dieu dont la matérialité s’affirme au quotidien reste néanmoins une abstraction. Et nul n’est tenu de l’honorer. Malin va ! Et puis, l’air de rien, insidieusement, l’on finit par s’exprimer dans sa langue, à lui. Vous ne saisissez pas ? Mais le langage usuel devient colonisé par celui de l’économie ! Plus rusé que l’ancien, ce dieu-là peut se payer le luxe de s’effacer derrière son concept. Et surtout ne me parlez pas de fatalité ! Votre fatalité économique n’est qu’un utilitarisme érigé en morale ! <br />
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<a name="note2">(2)</a> Une femme marche dans le désert, son enfant balançant le long des hanches : un enfant qui “<em>ne sait rien des frontières </em>“ et “<em>marche avec la lumière </em>“ (“<em>Enfants ne tuez jamais / En vous ce désir nommé / Nomade </em>“).<br />
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<a name="note3">(3)</a> Ou qualifié d’extrême-droite, selon certains commentateurs. N’ayant pas approfondi une question somme toute secondaire, nous en resterons là.<br />
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<a name="note4">(4)</a> Dans <em>Le complexe d’Orphée, </em>encore, Michéa reprend sans craindre le ridicule le langage de l’économie pour traduire la guerre impitoyable que mènent le “libéralisme” et les “gauches contemporaines” contre la common decency : “la décision de <em>privatiser </em>toutes les valeurs communes (à commencer par celles de la <em>common decency </em>“). Ceci, pour faire bonne mesure, s’accompagnant d’une citation d’un Marx qui n’en peut mais.<br />
Dans le même ordre d’idée (<em>Le complexe d’Orphée, </em>toujours), en référence à la fameuse (et fumeuse) “coupure épistémologique”, Michéa accuse Althusser d’avoir ainsi “déligitimé l’expérience vécue des classes populaires” pour asseoir “le pouvoir universitaire des nouvelles classes moyennes”. Alors que dans un livre précédent, Michéa félicitait le même Althusser d’avoir tordu le cou au concept d’aliénation (incompatible avec la notion de common decency) C’est manquer particulièrement de suite dans les idées parce qu’on pourrait ici également convoquer cette “coupure épistémologique” aux mêmes fins d’explication. Marx doit rigoler un bon coup dans sa tombe.<br />
<br />
<a name="note5">(5)</a> L’un de ces couplets, en provenance du <em>Complexe d’Orphée, </em>s’attarde sur la notion de vol. Michéa parait bien naïf, ou mal informé, à moins d’être en présence d’un déni de réalité (fréquent chez lui), quand il prétend que seule la “jeunesse bourgeoise contestataire” fauchait dans l’après 68 (il cite exemple à l’appui celui de la librairie Maspéro). Il y avait peut être parmi les faucheurs quelques uns de ces jeunes bourgeois (pas trop gauchistes cependant, compte tenu de l’interdit que pouvait représenter pour les militants de l’extrême-gauche, trotskistes plus particulièrement, la fauche chez un “camarade” libraire et éditeur). Ces faucheurs en vérité, je puis en témoigner, étaient majoritairement de jeunes prolétaires (anars et situs) qui ne faisaient pas de différence entre “La joie de lire” et les autres librairies parisiennes (et pourquoi l’auraient-ils faite ?). <br />
Michéa semble d’ailleurs ignorer la tradition anarchiste de la “reprise individuelle” selon laquelle le vol était un droit : voler les riches, les bourgeois, les possédants, c’est faire restituer à tous ceux là leurs richesses mal acquises. Certes cette pratique ne faisait pas exactement l’unanimité au sein du mouvement anarchiste mais en 1897 le point de vue du <em>Libertaire </em>(“En affirmant le <em>droit au vol </em>nous devons faire remarquer que nous ne parlons pas d’un <em>droit naturel </em>né avec l’homme et ne devant s’éteindre qu’avec lui. Pour les asservis nous considérons le droit au vol comme le droit opposé au <em>droit d’exploitation </em>que les possédants ont pris”) reflétait celui de la grande majorité des anarchistes.<br />
<br />
<a name="note6">(6)</a> http://www.lherbentrelespaves.fr/html-textes/edn.html<br />
<br />
<a name="note7">(7)</a> La thématique “haro sur mai 68”, très présente dans les précédents ouvrages de Jean-Claude Michéa (surtout <em>La double pensée</em>), est curieusement absente des pages du <em>Complexe d’Orphée.</em><br />
<br />
<a name="note8">(8)</a> Bernard-Henri Levy s’est retourné contre Henri Guaino (après le “discours de Dakar”) pour lui faire porter la responsabilité des discours de Sarkozy. Depuis toujours les hommes politiques, très majoritairement, se font aider par leurs conseillers ou des plumes extérieures (tel Berl avec Pétain) pour rédiger leurs discours. Un texte écrit par Emmanuel Berl reste un discours de Philippe Pétain (“La terre ne ment pas” ou “Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal”) et un texte écrit par Henri Guaino reste un discours de Nicolas Sarkozy. Il faut posséder un pois chiche à la place du cerveau pour prétendre le contraire. Les amis de BHL peuvent toujours répondre qu’il s’agissait d’une attitude tactique : leur “grand homme” étant l’ami de Sarkozy (mais ayant voté Royal) il ne lui était pas possible d’exprimer frontalement son désaccord, etc. Si le ridicule tuait, il y a belle lurette que nous serions débarrassés de Bernard-Henri Levy.<br />
<br />
<a name="note9">(9)</a> Il ne faut pas prendre trop au sérieux la mention dans une page du <em>Complexe d’Orphée </em>du “droit à la paresse” (d’ailleurs Michéa ajoute dans la foulée qu’elle “ne saurait être confondue avec la simple fainéantise” : ce qui ne manque pas de sel !). Dans une autre page il cite le pamphlet anarchiste <em>Travailler, moi ? Jamais ! </em> (Michéa réduit cette lecture à un “appel élitiste à vivre aux crochets d’autrui” : du concentré de Michéa !) en précisant que son auteur, Robert. C Black, serait devenu l’un des indicateurs de la police de Seattle. Ce qui paraît exagéré pour relater une “sombre histoire de drogue” se terminant en eau de boudin, avec son habituel lot de dénonciations. N’en sachant pas davantage nous en resterons là. En revanche nous conseillons vivement la lecture de ce roboratif petit ouvrage de Bob Black, une excellente contribution à la critique du travail. On imagine facilement Michéa s’étranglant d’indignation en le lisant.<br />
<br />
<a name="note10">(10)</a> La référence “patriarcat” n’est pas explicitement revendiquée par Michéa mais la condamnation sans appel du matriarcat d’un livre à l’autre ne laisse pas de place au doute. Michéa écrit, au sujet de ceux qu’il nomme “les innombrables militants de l’extrême-gauche libérale” : ils “ont certainement quelque chose à voir avec <em>le meurtre du père </em>et la soumission parallèle à une <em>mère dévorante </em>“. Ces lignes sont à mettre en résonance avec un autre passage de <em>La double pensée </em>où l’inspecteur Michéa, après avoir enquêté sur des formes “maternalistes d’emprise (...) difficile à reconnaître” parce que “déjà invisibles aux yeux de ceux (ou de celles) qui les exercent”, finit par trouver le coupable en la personne de Saint François d’Assise (fondateur, précise Michéa, d’un ordre voulant réaliser une “égalité absolue”). Bon sang, mais c’est bien sûr ! Et notre Bourrel d’occasion conclut ainsi son enquête : “Il serait peut-être temps de s’interroger sur ce que l’inconscient de la gauche <em>extrême </em>doit à la spiritual!ité franciscaine et spirituelle”. Sauf que dans <em>Le complexe d’Orphée </em>nous n’avons pas eu l’explication attendue. On se consolera avec ce savoureux couplet sur l’invisibilité retorse du matriarcat dont le coté burlesque n’aura échappé à personne.</p>Réflexions partielles et apparemment partiales sur l'époque et le monde tel qu'il va 1/2urn:md5:f04014b3ae70821341fee7fa93a5f3482010-01-01T12:09:00+01:002013-07-04T07:52:54+02:00Max VincentCritique socialeAdornoAragonBenjaminDebordEDNISMicheaPolitiqueSituationnistesSurréalistes <p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US">INTRODUCTION
</span><span lang="en-US">(pages
3 à 10)</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
1) LES DEUX
JEAN-CLAUDE (MICHÉA, MILNER) NOUS MÈNENT EN BATEAU</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US"> a) Mode d'emploi pour saborder la flottille michéenne (11 à 53)</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US"> b)
Comment arraisonner <em>L'arrogance du présent</em> </span><span lang="en-US"><em> </em></span><span lang="en-US">(54
à 72)</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US">2)
MAI 68, ENCORE </span><span lang="en-US">(73
à 93)</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
3) UN ÉTAT DES
LIEUX</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US"> a) Sur les moeurs (94 à 129)</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> b) Sur l'art (et la poésie) (129 à 150)</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> d) Sur l'éthique (150 à 186)</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US">AUTRE
DIALOGUE ENTRE LE VOYAGEUR ET SON OMBRE </span><span lang="en-US">(186
à 195)</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US"><br /></span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US">.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US"><br /></span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US">.</span></p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
<em>Le rétablissement
de l’homme s’opérera fatalement sur le monceau</em></p>
<p align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US"><em>de
</em></span><span lang="en-US">
tout </span><span lang="en-US"><em>ce
qui l’a fait</em></span></p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
André Breton</p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
<em>Le travail de la
critique révolutionnaire n’est assurément pas d’amener</em></p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
<em>les gens à croire
que la révolution deviendrait impossible</em></p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
Guy Debord</p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><br /></p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><br /></p>
<h3> INTRODUCTION</h3>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Dans une lettre
adressée en décembre 1938 à son ami Théodor W. Adorno, Walter
Benjamin écrit ceci : “Dans mon travail, j’essayais d’articuler
les moments positifs aussi nettement que vous y êtes parvenu pour
les négatifs. Je vois donc qu’une des forces de votre travail
réside là où le mien trahissait une faiblesse”. Ne pourrait-on
pas dire la même chose de chacun de ceux dont le “travail”
s’articule autour d’une telle polarité ? Et puis, par delà le
cas particulier du livre sur Baudelaire ayant provoqué cet échange
épistolaire, cette remarque ne renvoie-t-elle pas à toute pensée
critique cherchant dans la négativité des raisons d’espérer en
un monde meilleur ? Essayer d’y répondre nécessite de replacer ce
propos dans ce monde qui est le notre. Deux premières constatations
peuvent être avancées. Benjamin, déjà, dans ce fragment de
correspondance, traduisait quelque chose d’une relation
déséquilibrée entre les pôles “positif” et “négatif” de
ce qui perdurerait comme exigence critique. La nouveauté serait que
ce négatif là, du moins sous des aspects bien particuliers, très
partiels (sur lesquels je reviendrai dans le détail), apporterait
autant d’eau au moulin de ce monde là (auquel le terme de “société
du spectacle” rend le plus justice) qu’il ne fourbirait comme il
va de soi des armes à l’un des deux “partis” s’affrontant
depuis des lustres, celui justement qui voudrait que cette société
disparaisse.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Il faut cependant
revenir en arrière pour relever les prémices de ce constat. Aux
formes classiques de reproduction du monde tel qu’il va, bien
analysées par de bons auteurs, d’autres, plus inédites, initiées
par d’anciens ennemis de cette société (ou considérés tels),
sont venues apporter du sang neuf et une nouvelle légitimité à la
cause jadis combattue. C’est traduire la capacité de la dite
société à recycler une partie de ceux qui la combattaient (ou
étaient censés la combattre) pour redonner de l’élan à une
machine sociétale qui s’essoufflerait. Une première vague,
constituée par les anciens communistes, parait trop disparate ou
trop localisée (c’est plutôt du coté des historiens qu’elle a
donné des résultats) pour être véritablement prise en
considération. La vague suivante, en revanche, celle des anciens
gauchistes, de part son importance quantitative et “qualitative”,
mérite qu’on lui consacre plus de place. D’abord à l’aune de
deux facteurs jouant un rôle de vases communicants : le phénomène
générationnel et mai 68. L’opération dite des “nouveaux
philosophes” avait représenté un premier ballon d’essai.
D’autres, moins médiatisées, enfonceront le clou : portant
indifféremment le nom de démocratie représentative, de libéralisme
ou de droits de l’homme sur fond d’horizon indépassable du
capitalisme. On remarque également qu’en quittant le gauchisme ses
anciens cadres ne sont pas pour autant tombés dans l’anonymat.
Bien au contraire si l’on en croit les “brillantes carrières”
de nombre d’entre eux (la règle n’est pas absolue mais la
tendance très forte) : un tel s’est recyclé dans les médias et
l’édition, tel autre dans la haute administration ou la publicité,
tel autre encore au Parti socialiste. C’est dire que ceux-ci et
ceux-là occupent des positions stratégiques dans des lieux
influents. Enfin ces “nouveaux convertis” (plus tellement de
fraîche date au moment où nous écrivons) apportaient un réel
savoir-faire, des compétences et une pugnacité qui, sur le plan
idéologique, n’étaient nullement dédaignés en ces temps de
giscardisme ou de mitterrandisme. On verra, dans la partie (la
seconde) consacrée à mai 68, en quoi les “événements” se
trouvent aussi récupérés et recyclés par ceux qui, faute d’avoir
su “révolutionner” le monde, se sont mis à le gérer au mieux
de leurs intérêts (ou de ceux qui les emploient).</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Il ne s’agit ici
que d’un rappel : le sujet, maintes fois traité, est aujourd’hui
bien connu. Il n’en va pas de même d’une troisième vague, moins
conséquente, moins repérable, plus récente : celle des anciens
“radicaux”. Alors que les deux premières vagues possédaient de
nombreux traits communs, celle-ci se distingue des deux précédentes
principalement sur un point précis : elle recycle moins des
individus (la moindre notoriété acquise dans les milieux radicaux
l’explique en partie) que des idées ; du moins certaines, je dirai
plus loin lesquelles. Il y a cependant une logique qui prévaut dans
les trois cas de figure : les uns et les autres finissent par brûler
ce qu’ils avaient jadis adoré (avec toutes les nuances que l’on
voudra selon l’appartenance à l’une de ces vagues, ou pour des
raisons plus strictement biographiques). Ou encore, pour le dire
autrement, les critiques, autrefois adressées au pouvoir (quelque
soit la forme alors donnée) et à ses représentants, se retournent
contre ceux qui persisteraient à vouloir “transformer le monde”
ou “changer la vie”. C’est dans le ton aussi que cette
troisième vague fait entendre sa différence. Les certitudes d’hier
se sont transformées en constatations désabusées. Parler de
révolution sociale ou d’affrontements dans une perspective
d’émancipation n’a plus aucun sens. Ce ne sont que des illusions
qui remettent toujours à plus tard la seule prise de conscience
possible : quoique nous fassions ou voudrions faire, c’est déjà
trop tard. On évacuera donc tout ce que peu ou prou recouvre le mot
radicalité tout en en conservant cependant la pose. Ceci n’étant
pas sans parfois abuser des esprits pourtant “avertis”. Sur le
mode de l’inversion, la notion de “progrès” devient la plus
sollicitée : elle finit par se confondre avec le “mal absolu”.
A ce jeu le “progressiste”, en terme d’opprobre, prend la place
jadis assignée au “réactionnaire”.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
S’il faut trouver
là un lointain précédent historique, le nom de Joseph de Maistre
peut être cité. Et avec lui le courant très justement qualifié de
“contre-révolutionnaire”. Ou bien se référer, en la dotant
d’un autre contenu, à l’expression philosophique que Nietzsche
appelait dans ses derniers ouvrages le “nihilisme passif”. Un
autre facteur, contemporain, doit être mentionné : la “fuite en
arrière” d’une écologie d’abord radicale, puis désignant la
société industrielle comme étant à l’origine de tous nos maux
et malheurs. D’où la mise en place de discours “catastrophistes”
ou spéculant sur “l’effondrement” de la civilisation
occidentale. Une autre manière, en quelque sorte, de réactualiser
une “fin de l’histoire” (ou encore de “fin du monde”) que
le brave Hegel, et longtemps après Fukuyama ne pouvaient certes pas
imaginer.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Ceci
posé, pour reprendre la formulation benjaminienne de “moments
négatifs”, je ne reviendrai que partiellement, incidemment ou de
façon indirecte sur ce triple recyclage : les deux premières vagues
ne feront l’objet que d’utiles ou indispensables rappels, et j’ai
consacré à la troisième, du moins sa composante
“anti-industrielle”, un petit essai auquel je renvoie le lecteur
</span><span lang="en-US"><strong>(1)</strong></span><span lang="en-US">.
Il ne sera cependant pas dit, bien au contraire, que nous en serons
quitte avec elle, comme on pourra le vérifier dans les première et
troisième parties de cet ouvrage. Donc, toujours pour illustrer ces
“moments négatifs”, mon choix s’est porté sur deux penseurs,
Jean-Claude Michéa et Jean-Claude Milner, dont les travaux me
paraissent chacun à leur manière symptomatiques de l’époque
présente, surtout dans la mesure où ceux du premier ne sont pas
sans entretenir la confusion (et sur un mode qui porte très
précisément la signature de l’époque), quand ceux du second
fascinent une fraction du monde intellectuel (tel le serpent fasciné
par la flûte du charmeur). </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Michéa
représente une bonne transition avec les paragraphes précédents si
l’on observe tout d’abord que ce philosophe renvoie aux trois
vagues évoquée plus haut. Cet ancien communiste a traversé une
période gauchiste, et plusieurs aspects de sa pensée entrent en
parfaite résonance avec les thèmes de prédilection des “anciens
radicaux”. Une telle lecture resterait pourtant partielle, voire
superficielle. Jean-Claude Michéa s’est fait connaître en
publiant un livre, </span><span lang="en-US"><em>Orwell
anarchiste tory, </em></span><span lang="en-US">alors
qu’il avait depuis longtemps quitté les rangs communiste et
gauchiste. C’est donc un “penseur indépendant”, si l’on
veut, qui apparaît en 1995 sur la scène intellectuelle pour ne plus
la quitter. Cet agrégé de philosophie n’a sans doute pas la
réputation de quelques uns de ses collègues, ni ne bénéficie au
sein de l’université d’un statut comparable à celui des
philosophes les plus en vue de sa génération. Cependant ses
lecteurs s’avèrent plus nombreux que ceux de la très grande
majorité de ces chers collègues. Sans que ce lectorat puisse être
comparé à celui qui fit, par exemple, la réputation et le succès
des duettistes Comte-Sponville et Ferry. Mais ceci parait
relativement secondaire en regard de la très grande diversité de
ces lecteurs. On parlera même de grand écart pour désigner, à
l’une et l’autre extrémité d’un large spectre, des
“réactionnaires” sur le mode Finkielkraut d’un coté, des
libertaires de l’autre. C’est particulièrement à ce titre que
nous nous intéressons à Michéa. Car on ne se concilie pas pareils
“publics” sans tordre le cou à un certain nombre de concepts. La
critique du libéralisme, devenue au fil de ses ouvrages la marque de
fabrique de Jean-Claude Michéa, qui passe chez lui par une volée de
bois vert adressée aux gauches et extrême-gauche (certes méritée
mais pas exactement pour les bonnes raisons), reprend une antienne
bien connue (la délinquance, l’insécurité, l’école, les
mœurs, etc.) en des termes d’analyses peu éloignés de ceux, pour
ne citer qu’un seul exemple, qui ont concouru à l’élection de
Sarkozy au printemps 2007. Ceci bien entendu (c’est toute la
différence) au nom d’une critique du capitalisme. Cette confusion
se trouve redoublée par le fait que les fondements de la pensée de
Michéa reposent sur une notion, la common decency, empruntée à
George Orwell (que l’on pourrait traduire par la “décence
commune” des “gens ordinaires”), qui sous la plume de notre
philosophe s’apparente à une fiction. Que peut-on construire sur
de telles fondations ? De l’anti-intellectualisme, soit ; une
défense et illustration du populisme, aussi ; la mise en accusation
de la modernité, également : donc de quoi satisfaire un public
déboussolé, recherchant d’anciens repères ou des certitudes à
bon compte. C’est bien court, et plus encore discutable.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Contrairement
à Jean-Claude Michéa, Jean-Claude Milner ne se trouve ici convoqué
qu’à travers son dernier ouvrage, </span><span lang="en-US"><em>L’arrogance
du présent. </em></span><span lang="en-US">Je
lui consacre également moins de place. Les brillants paradoxes de ce
linguiste et philosophe, j’en ai dit un mot, fascinent une partie
de l’intelligentsia. Pourtant, à condition de bien vouloir lire
cet auteur au plus près, les “morceaux de bravoure” qui font la
réputation de Milner reposent sur des postulats faux ou infondés.
Je dirai en quoi et pourquoi. Cependant Milner devient utile quand,
alors que la question semblait réglée par les intéressés, il
entend de nouveau justifier de longues années après les revirements
gauchistes sur un mode inusité. L’intérêt est double : la
démonstration de notre linguiste dépasse alors le cadre gauchiste
proprement dit et peut être élargi à d’autres (qui certainement
n’en demandent pas tant), et sa manière de reprendre en termes
choisis et sans appel la question éthique (à travers ce que Milner
appelle “l’infidélité”), nous permet de lui répondre avec la
même netteté. .</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Comment alors, pour
parler comme Benjamin, faire ressortir des “moments positifs” ?
En quoi les objectifs de l’émancipation, vers lesquels tend
également toute pensée résolument critique, restent envisageables
malgré les démentis que d’aucuns ne cessent de nous adresser, en
excipant de l’inéluctabilité du capitalisme tout comme du type de
société que celui-ci induit (ou réciproquement) ; ou encore, pour
d’autres, en arguant des illusions contenues dans toute pensée
révolutionnaire ou radicale ? Notre troisième partie s’y exerce
non sans difficultés. Le chemin est long, malaisé, semé
d’embûches, et conduit parfois dans des impasses. Et puis les
cartes ici déployées (celles des mœurs, de l’art et de la
poésie, de l’éthique) ne recouvrent pas tout le territoire.
Sachant aussi que leur mode d’emploi diffère sensiblement selon
les aspérités et les accidents du terrain, ou la manière de
déchiffrer les légendes respectives.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
La première de ces
cartes s’élargit d’ailleurs à quelques unes des portions du
territoire arpenté durant la première partie de cet ouvrage. C’est
vouloir, partant de Sade (voire de Fourier), aborder l’ensemble des
thématiques que l’on associe à la notion de “perversions
sexuelles” pour déboucher, via la pédophilie, sur le traitement
par nos sociétés développées de l’un des modes de contrôle et
de dressage des corps et des esprits par lequel le monde tel qu’il
va exerce sa domination. Ceci dans une perspective plus globale du
traitement de l’insécurité non pas tant, comme le prétend
l’idéologie dominante, pour répondre à une augmentation des
faits et comportements délictueux et criminels, que pour installer
la thématique sécuritaire au coeur même de la gestion de cette
société. Cela passe bien évidemment par une instrumentalisation de
l’insécurité proprement dite à des fins répressives, mais
également par le renforcement des dépendances et précarisations de
tous genres devant les dangers, risques et catastrophes qui menacent
(ou menaceraient) la dite société.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
En revanche, sur
l’art (et la poésie), des allers et retours sont nécessaires pour
aborder cette carte sous les angles requis : depuis l’hypothèse
d’une “fin de l’art” à celle de son dépassement ou de sa
réalisation dans un devenir révolutionnaire, en passant par
diverses occurrences que recouvrent les termes modernité et
postmodernité, ou encore par la capacité (dans le sens d’une
nécessité) pour chaque individu de vivre poétiquement dans l’ici
et maintenant à l’instar de ce que revendiquaient et préconisaient
les surréalistes. Les limites de cet ouvrage ne nous permettrons pas
de répondre à toutes les questions posées dans ce chapitre. Tout
comme il n’est nullement certain que des réponses complètement
satisfaisantes pourraient être malgré tout données en raison du
caractère hétérogène du sujet.
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Enfin la troisième
carte remet en perspective l’ensemble de cet ouvrage en en exposant
les ressorts subjectifs, et en reprenant sur le mode approprié, de
l’éthique donc, les raisons qui une fois de plus nous entraînent
à dire en quoi ce monde n’est pas le notre, et ce pourquoi nous
aspirons à vivre dans une société radicalement différente. Nous
serons, pour ce faire, bien accompagné puisque Guy Debord, André
Breton, Georges Bataille, viendront, chacun dans sa partition,
traduire ce sentiment avec les mots de la révolte, du refus, de la
poésie, de l’utopie, de l’excès, voire même du pessimisme ou
du désespoir. Une autre façon de dire, pour conclure, que là aussi
il existerait un certain point de l’esprit d’où les moments
“positifs” et “négatifs” évoqués par Benjamin cesseraient
d’être perçus contradictoirement.
</p>
<p style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US">(1)
</span><span lang="en-US"><em>Du
temps que les situationnistes avaient raison </em></span><span lang="en-US">:
consultable sur le site “l’herbe entre les pavés”
(http://www.lherbentrelespaves.fr/)</span></p>
<p style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US"><br /><br /></span></p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
1</p>
<h3>LES DEUX JEAN-CLAUDE
(MICHÉA, MILNER) NOUS MÈNENT EN BATEAU</h3>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
1) MODE D’EMPLOI
POUR SABORDER LA FLOTTILLE MICHÉENNE</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Jean-Claude
Michéa est un étrange philosophe. Le lire donne quelquefois le
tournis. Qu’on en juge. Michéa préconise la plus grande méfiance
à l’égard des médias officiels et accorde sans barguigner des
entretiens au </span><span lang="en-US"><em>Point
</em></span><span lang="en-US">et
au </span><span lang="en-US"><em>Nouvel
Observateur, </em></span><span lang="en-US">il
signe un ouvrage commun avec Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner
tout en passant pour un penseur “radical”, il est fasciné par
“l’intelligence exceptionnelle” du très élitiste Jean-Claude
Milner mais défend bec et ongles le populisme, cet infatigable
contempteur de mai 68 n’hésite pas à citer Guy Debord, etc.,
etc., etc.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Quel est donc ce
Protée de la pensée, ce Fregoli de la philosophie ? Est-ce un
dialecticien hors pair, capable de réconcilier tous ces contraires ?
Ou la dernière des baudruches à la mode ? Ou alors, tout
simplement, n’est-il rien de tout cela : mais un gars bien
ordinaire, comme dirait Charlebois, amoureux du football et des
plaisirs de la plage, que les hasards de l’existence et de
l’édition auraient propulsé sur le devant de la scène ?</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Le
lecteur des </span><span lang="en-US"><em>Essais,
articles et lettres </em></span><span lang="en-US">de
George Orwell qui entamerait la lecture des publications de
Jean-Claude Michéa par celle de son premier ouvrage, </span><span lang="en-US"><em>Orwell
anarchiste tory, </em></span><span lang="en-US">et
la poursuivrait par (citons dans l’ordre) </span><span lang="en-US"><em>L’enseignement
de l’ignorance, Impasse Adam Smith, George Orwell éducateur,
L’empire du moindre mal </em></span><span lang="en-US">et
</span><span lang="en-US"><em>La
double pensée </em></span><span lang="en-US">aurait
de bonnes raisons de s’interroger. Avait-il bien lu les six épais
volumes d’essais de l’écrivain anglais ? Ne serait-il pas
quelquefois passé à coté de son sujet ? Retournons la question. En
se référant de livre en livre, continuellement, voire
obsessionnellement à la notion proposée par Orwell de common
decency, Michéa ne sollicite-t-il pas le texte orwellien au point
d’en forcer le sens ?</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">A
cette objection, Bruce Begout, l’auteur d’un ouvrage paru en 2008
aux édition Allia, </span><span lang="en-US"><em>De
la décence ordinaire, </em></span><span lang="en-US">a
déjà répondu. Dans ce petit essai Begout, qui traduit “common
decency” par “décence ordinaire (et non “honnêteté” ou
“moralité”) précise qu’il faut également entendre là “un
comportement social et une certaine forme d’estime de soi”. Il
ajoute (nous en venons à notre objection) qu’il trouve
“regrettable que la traduction française des </span><span lang="en-US"><em>Essais,
articles et lettres</em></span><span lang="en-US">
(par ailleurs remarquable) n’ait pas rendu la “common decency”
par une formule unique, effaçant ainsi l’unité d’un concept
central”. Certes, mais les traducteurs pourraient lui répondre
qu’il n’y avait justement pas là matière à conceptualiser :
qu’ils ont traduit Orwell au plus près, au plus juste, en
conservant à cette notion de common decency son contenu équivoque.
D’ailleurs Begout l’admet quelques pages plus loin en
reconnaissant, “on le voit, il n’est pas simple de définir la
décence ordinaire, dans les différents emplois qu’il en fait,
Orwell n’en donne une définition univoque”. Ce qui entre pour le
moins en contradiction avec ce qu’il écrivait plus haut. Ne lisant
pas l’anglais, ni ne disposant d’une édition originale de ces
</span><span lang="en-US"><em>Essais...,
</em></span><span lang="en-US">j’en
resterais là. Cependant, là où Begout hésite, malgré tout, à
faire de cette common decency un concept, Michéa, sans pour autant
le formuler explicitement, n’a pas lui l’ombre d’une
hésitation.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">J’en
viens donc au premier ouvrage publié par Jean-Claude Michéa, </span><span lang="en-US"><em>Orwell
anarchiste tory. </em></span><span lang="en-US">Dans
ce livre Michéa revient plusieurs fois sur la common decency. Elle
se trouve d’abord définie par “ce sens commun qui nous avertit
qu’il y a des choses qui ne se font pas”. L’auteur ajoute plus
loin qu’il s’agit également d’une “perception </span><span lang="en-US"><em>émotionnelle
</em></span><span lang="en-US">que
quelque chose n’est pas juste”. Autre précision : “La common
decency inclut donc aussi bien les formes modernes du sens éthique
(...) que les formes d’obligation sociale plus traditionnelles, et
les moins individualisées (...) Orwell y adjoint même explicitement
des choses telles que l’affection, l’amitié, la bonté et même
la politesse ordinaire”. Enfin citons deux dernières occurrences,
plus ciblées : en premier lieu Michéa évoque l’intellectuel dont
la “révolte, on le voit, n’a nullement pour ressort la common
decency des prolétaires” ; quand la seconde traite du “principe
de cette immense normalisation culturelle (qui) a pourtant été -
Orwell l’avait prévu - la déconstruction méthodique de la common
decency, devenue avec le temps, l’exercice obligé de toute pensée
de gauche”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Ceci
posé, une rapide présentation de l’oeuvre de George Orwell n’est
pas inutile. Distinguons d’abord l’écrivain et romancier,
l’auteur de deux livres essentiels, </span><span lang="en-US"><em>La
ferme des animaux </em></span><span lang="en-US">et
</span><span lang="en-US"><em>1984
</em></span><span lang="en-US">qui
n’ont pas besoin d’être commentés. J’y adjoins </span><span lang="en-US"><em>Hommage
à la Catalogne </em></span><span lang="en-US">:
cet indispensable témoignage sur la guerre d’Espagne. Le reste de
la production littéraire et romanesque d’Orwell n’a pas la même
notoriété. Cela semble dommage pour </span><span lang="en-US"><em>Et
vive l’aspidistra ! </em></span><span lang="en-US">:
un roman étonnant, surprenant pour qui ne connaîtrait de l’écrivain
anglais que ses deux derniers et célèbres ouvrages. George Orwell,
le penseur, essayiste et critique, est aujourd’hui mieux connu en
France depuis la publication des </span><span lang="en-US"><em>Essais,
articles et lettres. </em></span><span lang="en-US">Ce
second Orwell parait plus problématique que le précédent. Pas tant
le critique du totalitarisme - où ces deux Orwell d’ailleurs se
confondent, (et au sujet duquel, mais avec d’autres moyens,
l’auteur de </span><span lang="en-US"><em>1984
</em></span><span lang="en-US">figure,
aux cotés d’Hannah Arendt parmi les penseurs ayant le plus
contribué à la compréhension de ce phénomène) - que le penseur
et vulgarisateur de cette fameuse common decency. </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">J’ajoute
qu’il existe aujourd’hui comme une sorte d’interdit critique au
sujet de George Orwell (et ceci dans des camps diamétralement
opposés, ce qui ne manque pas d’intérêt). Je n’évoque
nullement, il va de soi, les réponses à des articles visant à
salir l’homme par la mention de propos prétendument délateurs.
Orwell n’échappe cependant pas à la critique : quelques uns de
ses essais et articles sont discutables, pour ne pas dire plus. La
figure de “saint laïque” que d’aucuns font d’Orwell eut
certainement indisposé l’auteur de </span><span lang="en-US"><em>La
ferme des animaux </em></span><span lang="en-US">(par
delà, j’imagine, l’amusement d’une telle découverte).</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Le
livre de Bruce Begout, on l’a vu, aborde sous l’angle de la
common decency l’oeuvre de George Orwell. L’empathie dont fait
preuve l’auteur ne l’empêche pas pour autant de porter sur
l’écrivain anglais un regard contrasté. Begout apporte la
précision suivante : “La common decency est la faculté
instinctive (pour l’homme ordinaire) de percevoir le bien et le
mal. Elle est même plus qu’une simple perception, car elle est
réellement </span><span lang="en-US"><em>affectée
</em></span><span lang="en-US">par
le bien et le mal”. Si pour Orwell, d’après Begout, les hommes
ordinaires ne sont pas exempts de défauts (Orwell se plaint de leur
apathie à défendre la liberté de la presse, de leur attentisme, ou
de leur apolitisme), en revanche leurs qualités typiques (retour sur
la common decency définie ici à travers “le sens du partage,
l’entraide entre les gens simples, la méfiance vis à vis toute
autorité”) les distingue fondamentalement, poursuit Begout, des
intellectuels. D’où cette opposition chez Orwell, indispensable,
entre la décence des gens ordinaire et l’indécence des
intellectuels.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
L’anti-intellectualisme
de George Orwell ne se confond pas, précise Begout, avec celui de la
droite réactionnaire accusant l’intellingentsia d’être
responsable de la décadence morale et du déclin de la société.
Orwell reproche aux intellectuels d’être coupés du monde de la
vie quotidienne, de vivre dans le monde des idées, et donc de
privilégier avant tout l’idéologie : ce qui les entraînerait à
mépriser des valeurs aussi fondamentales que la liberté et la
moralité avec comme conséquence dans les années trente
l’enrôlement des intellectuels dans les partis totalitaires.
Begout reconnaît cependant qu’Orwell “scrute cette continuelle
mainmise de la “mentalité totalitaire” chez les intellectuels
avec une persévérance qui frise parfois l’obsession”. Sans
vouloir pour l’instant entrer dans le débat je résumerai ces
propos par la formule suivante, d’Orwell : “Les gens ordinaires
vivent toujours dans un monde de bien absolu et de mal absolu, monde
dont les intellectuels se sont depuis longtemps détachés”.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Tout ceci n’est
pas fondamentalement faux mais cette vision pour le moins
schématique, des gens ordinaires et des intellectuels, n’échappe
pas à la caricature, voire au manichéisme. C’est prêter plus de
vertus aux dits “gens ordinaires” qu’ils n’en ont dans la
réalité et c’est en retour forcer le trait en ce qui concerne les
intellectuels, groupe hétérogène s’il en est. Que recouvre par
exemple la terminologie “gens ordinaires” ? A lire Orwell on
constate que cet emploi relève d’une géométrie variable. Même
chose pour les intellectuels. D’ailleurs ne nous méprenons pas :
le cursus universitaire du futur George Orwell, puis son activité
d’écrivain et d’essayiste en font un intellectuel. Begout émet
l’hypothèse que l’enrôlement d’Orwell dans la police birmane,
puis, par la suite, la volonté du jeune écrivain de partager la vie
(le temps d’une ou plusieurs expériences) des plus démunis
participe d’une “stratégie d’abaissement” sur un mode
expiatoire. Les éléments biographiques le confirment. On peut aussi
évoquer quelque “haine de soi” durant ces années où l’écrivain
Orwell se cherche encore. Celle-ci n’a cependant pas perduré
contrairement à l’antienne anti-intellectualiste.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Sur un plan plus
théorique, l’opposition entre “gens ordinaires” et
“intellectuels”, formulée de la sorte, est-elle pertinente ?
Pourquoi Orwell ici en l’occurrence ne raisonne-t-il pas en terme
de classes sociales ? L’adhésion au totalitarisme concerne-t-elle
les seuls intellectuels ? Il ne semble pas que de ce point de vue là
la situation ait été sensiblement différente entre la Grande
Bretagne et la France. Les centaines de milliers d’adhérents aux
différents partis communistes européens ou ceux qui vinrent grossir
les rangs des partis et des milices fascistes et nazies appartenaient
en grande majorité aux “gens ordinaires”. On peut supposer
(sinon on n’y comprend plus rien) qu’ils avaient par la même
occasion abandonné toute forme de décence ordinaire, pour parler
comme Orwell. Ce qui n’est pourtant pas complètement sûr en ce
qui concerne les communistes à lire Michéa. Une seule certitude :
Orwell a besoin de mettre en valeur la décence des “gens
ordinaires” pour mieux l’opposer à l’indécence des
intellectuels.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Dans
son petit essai, Bruce Begout aborde la question de la moralité en
notant que “parfois, Orwell cède trop facilement à la tentation
d’instituer cette moralité ordinaire en critère de jugement
absolu”. L’écrivain anglais, que ne choque nullement chez Henri
Miller ou James Joyce la “vulgarité sexuelle”, devient plus que
réticent à l’égard de James Hadley Chase. Citons ici l’un de
ses articles les plus connus, </span><span lang="en-US"><em>Raffles
et Miss Blandish </em></span><span lang="en-US">:
où le célèbre roman de Chase se trouve qualifié de “fascisme à
l’état pur” en raison de son penchant à considérer comme
normales et moralement neutres, voire admirables des scènes
parfaitement immorales. Encore plus significatif, dans un article de
la même année (1944) consacré à Salvador Dali, Orwell, commentant
l’autobiographie du peintre (</span><span lang="en-US"><em>Le
secret de la vie de Salvador Dali </em></span><span lang="en-US">),
parle d’un “livre qui pue” non pas pour les raisons qui ont
fait exclure Dali du groupe surréaliste (sans parler de son
ralliement ensuite au franquisme), mais, précise Orwell, parce qu’il
est dirigé contre “la santé d’esprit et la simple décence
(...) contre la vie elle-même”. Pour l’écrivain anglais “de
tels individus sont indésirables, et une société qui favorise leur
existence a quelque chose de détraqué”. Sans commentaires ! En
toute logique Orwell aborde ensuite la question de “l’immunité
artistique” qu’il illustre, en reprenant le discours des
défenseurs de l’art (ce qui vaut lieu de condamnation), par
“l’artiste doit être exempté des lois morales qui pèsent sur
les gens ordinaires”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Certes,
Dali est indéfendable sur de nombreux aspects (nous savourons,
rapporté par Orwell, le propos de Dali expliquant que la projection
de </span><span lang="en-US"><em>L’Âge
d’or </em></span><span lang="en-US">fut
interrompue par des voyous : on sait que ces “voyous”
appartenaient en réalité à cette extrême-droite pour qui Dali
aura plus tard quelque sympathie) mais pas sur ceux que George Orwell
cloue au piloris : lesquels relèvent de l’activité fantasmatique
et du geste créateur (même s’ils mettent en jeu des perversions
ou s’appliquent à les décrire). J’en resterai là pour
l’instant, quitte à y revenir dans la troisième partie. Citons
quand même, vers la fin de l’article sur Dali, la phrase suivante
: “Des phénomènes tels que le surréalisme (...) participent de
la décadence bourgeoise (...) un point c’est tout” (ceci au nom,
une fois n’est pas coutume, de la “critique marxiste”). Le
P.C.F. à la même époque ne s’exprimait pas autrement.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Sans doute, ces
deux articles cités, nous comprenons mieux les raisons de la
focalisation d’Orwell sur cette “indécence des intellectuels”
(ou prétendue telle). D’ailleurs Begout ne parait pas tout à fait
à son aise dans ce registre et préfère repartir sur des bases à
priori plus solides : celle par exemple de la “répugnance
populaire envers la violence et la perversion” dont il nous dit
qu’elle “n’est pas le reflet d’un esprit petit bourgeois mais
le témoignage d’une décence naturelle”. Nous voulons bien.
Pourtant comment expliquer, du temps d’Orwell déjà, le succès
auprès du public populaire d’une presse flattant et encourageant
chez le lecteur des penchants plus ou moins conscients pour la
violence et la perversion ? Il serait plus judicieux de remarquer,
pour finir là-dessus, que la violence et les perversions sont les
choses les mieux partagées du monde. Mais les uns (“gens
ordinaires” disons) et les autres (les intellectuels, pour
simplifier) n’y ont pas le même accès ou l’intègrent
différemment. Les vaches sont bien gardées : l’art pour les
seconds et la presse à scandale ou sensation (en y ajoutant
aujourd’hui le people et la télé réalité) pour les premiers.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Cette
common decency, pour revenir à Jean-Claude Michéa, n’apparaît
qu’en une seule occasion dans </span><span lang="en-US"><em>L’enseignement
de l’ignorance. </em></span><span lang="en-US">En
revanche, dans ses quatre livres suivants, Michéa revient souvent
sur cette notion. En règle générale il reprend ou développe les
définitions proposées dans </span><span lang="en-US"><em>Orwell
anarchiste tory </em></span><span lang="en-US">(que
j’ai citées plus haut). Au fil des ouvrages Michéa tient à bien
distinguer common decency et “idéologie du bien” (la seconde
relevant d’un “catéchisme moralisateur” émanant d’une
église ou d’un parti pour cautionner leur pouvoir) ; d’autre
part il lui importe d’associer la common decency au principe de
moralité proposé par Mauss dans son </span><span lang="en-US"><em>Essai
sur le don </em></span><span lang="en-US">(soit
ici “ces capacités psychologiques, morales et culturelles de
</span><span lang="en-US"><em>donner,
recevoir </em></span><span lang="en-US">et
</span><span lang="en-US"><em>rendre
</em></span><span lang="en-US">“).
On relève cependant une légère poussée de paranoïa quand,
évoquant dans </span><span lang="en-US"><em>Orwell
éducateur </em></span><span lang="en-US">l’ouvrage
de Mauss, Michéa avance que “les experts contemporains sont
subventionnés par tous les centres de recherche possibles pour
imaginer de nouvelles réfutations définitives de </span><span lang="en-US"><em>L’essai
sur le don </em></span><span lang="en-US">“.
Voilà comment on utilise l’argent des contribuables ! C’est
vraiment scandaleux ! Heureusement Pecresse et Sarkozy nous
promettent de faire le ménage au CNRS et ailleurs. Ne désespérez
pas Michéa !</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Notre
philosophe agrégé, dans </span><span lang="en-US"><em>Impasse
Adam Smith, </em></span><span lang="en-US">écrit
les lignes suivantes : “Il n’est guère difficile de comprendre
en quoi c’est cet attachement naturel à la </span><span lang="en-US"><em>common
decency </em></span><span lang="en-US">qui
a permis à Orwell, à la différence de la plupart des intellectuels
de son temps, de ne jamais éprouver la moindre fascination pour la
</span><span lang="en-US"><em>volonté
de puissance </em></span><span lang="en-US">des
partis totalitaires”. Revenons à la fin de l’année 1936. Alors
que de nombreux intellectuels européens avaient pris position contre
le stalinisme (pour s’en tenir à ce seul aspect), la question
n’était pas encore réglée pour Orwell. Ses sympathies politiques
allaient plutôt à la gauche anticommuniste, et plus
particulièrement à l’Indépendant Labour Party (que l’on
pourrait avec des nuances qualifier de “trotskiste”, et auquel
Orwell finit par adhérer en juin 1938). C’est donc naturellement
ou logiquement que George Orwell s’engage en décembre 1936 dans
les milices du POUM (proche de l’ILP). Un moment il envisage
rejoindre les Brigades Internationales (contrôlées par les
communistes) pour être envoyé sur le front de Madrid, plus décisif
à ses yeux. Orwell fera même des démarches en ce sens. L’évolution
de la situation au printemps 1937 contribue à changer la donne. Dans
un premier temps les journées de mai à Barcelone, puis
l’interdiction du POUM le confronteront directement aux méthodes
et pratiques staliniennes et l’inciteront à prendre définitivement
son parti. Tout ceci se trouve narré et expliqué par Orwell dans
</span><span lang="en-US"><em>Hommage
à la Catalogne </em></span><span lang="en-US">avec
l’honnêteté intellectuelle qui caractérise son auteur. Les
lecteurs d’Orwell ne sont donc pas sans savoir que la prise de
conscience de l’écrivain anglais eu égard le totalitarisme
stalinien date de sa participation à la guerre d’Espagne, et très
précisément des journées de Barcelone. Ensuite Orwell n’a pas
manqué de s'y référer. Ceci devait être rappelé. Les
intellectuels qui durant les années trente se sont opposés parfois
violemment aux staliniens l’ont fait pour de multiples raisons,
mais certes pas (nous sommes d’accord) “par attachement à la
common decency”, George Orwell compris. Revendiquer la chose pour
Orwell relève d’un raisonnement à posteriori et d’une lecture
tendancieuse de la biographie orweillienne.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Je
viens d’évoquer “l’honnêteté intellectuelle” de George
Orwell en me référant à </span><span lang="en-US"><em>Hommage
à la Catalogne. </em></span><span lang="en-US">Elle
ne se trouve pas pour autant absente des articles que j’ai cités
plus haut même si là mon désaccord est patent (en particulier
autour de la notion “d’immunité artistique”). Cependant Orwell
prend quelquefois à rebrousse-poil ses commentateurs les plus
bienveillants ou les plus intéressés (lesquels auraient tendance à
le figer dans une posture “politiquement correcte”, ou comme
Jean-Claude Michéa à traduire cette dernière en terme de common
decency). Les lignes suivantes, extraites de </span><span lang="en-US"><em>Hommage
à la Catalogne, </em></span><span lang="en-US">ne
sont jamais citées que je sache par nos “orweilliens” (en tout
cas pas par Michéa) : “Pour la première fois que j’étais à
Barcelone, j’allais jeter un coup d’oeil sur la cathédrale ;
c’est une cathédrale moderne et l’un des plus hideux monuments
du monde (...) A la différence de la plupart des autres églises de
Barcelone, elle n’avait pas été endommagée pendant la révolution
; elle avait été épargnée à cause de sa “valeur artistique”
disaient les gens. Je trouve que les anarchistes ont fait preuve de
bien mauvais goût en ne la faisant pas sauter alors qu’ils en
avaient l’occasion, et en se contentant de suspendre entre ses
flèches une bannière rouge et noire”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">George
Orwell, fondamentalement, n’a rien inventé. On savait avant lui
que ce qu’il appelle “common decency”, à savoir la loyauté,
l’honnêteté, la générosité, l’esprit d’entre-aide et la
solidarité se portaient beaucoup mieux chez les “gens d’en bas”
que ceux “d’en haut”. C’est autant un lieu commun que la
traduction de travaux sociologiques ou de textes littéraires depuis
le milieu du XIXe siècle. Cependant, même en reprenant la
terminologie d’Orwell, en quoi, par delà les observations
sociologiques qui s’y rapportent, sommes nous aujourd’hui plus
instruits ? Celles-ci recoupent par exemple celles faites depuis par
Pierre Sansot, un sociologue atypique. Ces travaux qui ne sont pas
sans intérêt n’ont pas eux la prétention d’en dire plus qu’ils
ne relatent. Je n’en dirai pas autant de la common decency. Orwell
n’est qu’à moitié responsable de l’utilisation qu’en fait
Michéa. Pourtant, à lire ce dernier, on relève comme un écart
entre la chose proprement dite et ce qu’elle produit comme effets.
Il ne pouvait en être autrement lorsque, entre autres raisons, “gens
ordinaires” vient se substituer à “prolétaires”. Ces
qualités, relevées par Orwell - mais en insistant ici dans la liste
proposée plus haut sur l’entraide et la solidarité - ne tournent
pas à vide, ni ne se consument dans leur excellence quand elles
viennent apporter de l’eau au moulin de la </span><span lang="en-US"><em>question
sociale. </em></span><span lang="en-US">C’est
là qu’il faut reprendre et corriger Orwell en remplaçant “gens
ordinaires” par “prolétaires”. Au moins ces qualités trouvent
à s’exprimer à travers les diverses expressions d’un conflit
social (la grève, les occupations, les manifestations, voire
l’affrontement armé) opposant les “prolétaires” à la classe
dirigeante (ou les gouvernés aux gouvernants). </span>
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Ce n’est là bien
entendu que l’un des aspects de la question. Car aujourd'hui, en ce
début de XXIe siècle, peut on encore ici parler dans les termes
mêmes de George Orwell ? Ces mêmes qualités se retrouvent-elles
nécessairement chez les dits “gens ordinaires” ? Orwell, me
semble-t-il, apporterait de nos jours des correctifs à la notion de
common decency. Sans doute accorderait-il plus d’importance au
mouvement associatif, et à ces nouvelles classes moyennes qui en
fournissent les plus importants bataillons. On imagine aussi qu’il
prendrait davantage en considération la relation des “gens
ordinaires” à la consommation en général, et aux médias en
particulier. Et puis je n’exclus pas qu’il abandonnerait
finalement la common decency : cette dernière se trouvant pour ainsi
dire vidée de sa substance. Alors, pourquoi Michéa reprend-il dans
les termes même d’Orwell cette notion de common decency dont le
sens parait pourtant se réduire telle une peau de chagrin ? Non
content de la reprendre Michéa la tire même du coté d’un
concept. Ce qui n’était pas le cas, j’insiste, avec Orwell et
permettait donc plus de souplesse dans l’expression. Oui, pourquoi
?</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Il y a plusieurs
explications. D’abord parce que cette common decency se trouve au
coeur de la pensée de Jean-Claude Michéa. Tout le reste en découle,
y compris la large place prise au fil des ouvrages publiés par la
réflexion sur le libéralisme (sous le double angle de sa
“civilisation” ou d’un “retour sur sa question”). Mais pour
que cet édifice puisse, du point de vue de son auteur, reposer sur
de solides fondations tout autre ciment que la common decency n’eut
pas fait l’affaire. Le lecteur en a été plus tôt informé à
travers l’exemple d’Orwell. Michéa ne revient obsessionnellement
sur la décence des “gens ordinaires” que pour l’opposer à
l’indécence de ces “autres” (qui selon l’angle choisi se
nomment possédants, classes supérieures ou intellectuels). Ce qu’il
faut bien appeler une “conception du monde” chez lui s’en
ressent. Et celle que nous expose et propose Michéa n’a pas grand
chose à voir avec l’émancipation (du moins telle qu’elle se
trouve défendue par l’auteur de ces lignes). Mais n’anticipons
pas, nous aurons tout le loisir d’y revenir.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Dans
</span><span lang="en-US"><em>La
double pensée </em></span><span lang="en-US">Michéa
apporte quelques éléments biographiques très instructifs. Né dans
une famille de militants communistes (son père, Abel Michéa, est un
journaliste sportif réputé), le jeune Jean-Claude rejoint comme il
va de soi les organisations de jeunesse du P.C.F. En 1967, l’année
du début de ses études de philosophie à la Sorbonne, Michéa passe
dans le camp gauchiste. Deux ans plus tard il retourne au P.C.F. (le
fait n’est pas courant et mérite d’être souligné). Il quittera
finalement le Parti en 1976. Michéa n’est pas sans conserver
quelque nostalgie de ce passé dans son évocation des militants
communistes rencontrés pendant cette dizaine d’années. Par
ailleurs il dit préférer avant tout “les plaisirs du football, de
l’amitié et des plages montpelliéraines”. Notre auteur
s’excuserait presque d’avoir écrit huit ouvrages. Un agrégé de
philosophie certes (comme l’indiquent ses “quatrième de
couverture”), mais qui a su conserver une fibre populaire. C’est
du moins l’image que Michéa dans plusieurs entretiens tient à
donner de sa personne.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Dans
la préface de </span><span lang="en-US"><em>Impasse
Adam Smith, </em></span><span lang="en-US">le
premier mot à apparaître en italique (et avec une majuscule, s’il
vous plaît !) est </span><span lang="en-US"><em>Peuple.
</em></span><span lang="en-US">Conservons
le mot pour faire état de griefs permanents chez Michéa concernant
la façon dont on traite (ou maltraite) le peuple : soit dans la
façon de le décrire, ou celle de le “mettre en concept”. Tout
d’abord Michéa se plaint que “les élites intellectuelles et
médiatiques” caricaturent les “gens ordinaires” en “beaufs”
et en “Deschiens”. Guignol a changé de camp, nous dit-il,
aujourd’hui ce sont les élites qui se moquent du peuple. Le
personnage du “beauf”, pour lui répondre, est devenu aujourd'hui
un type à part entière dans une tradition caricaturale initiée par
Daumier. Le beauf existe, chacun d’entre nous l’a rencontré.
Cabu a su “croquer” ce type et lui a donné ce nom (ce qui n’est
pas rien !). Ce terme désigne un homme plutôt vulgaire, aux idées
étroites et aux goûts discutables, rempli de préjugés, peu
tolérant, peu cultivé et parfois le revendiquant, généralement
chauvin et raciste, le tout baignant dans une certaine
autosatisfaction. J’ajoute qu’on l’imagine plutôt amateur de
football, et passant de préférence ses vacances sur les plages des
bords de mer. Plus en amont, le terme BOF (beurre-oeufs-fromage), qui
se rapporte à une catégorie de petits commerçants, et par
extension au poujadisme pourrait lui être associé. D’ailleurs la
définition proposée un peu plus haut rend la catégorie “peuple”
très extensible puisque elle désignerait également de larges
secteurs de la petite bourgeoisie, voire des classes moyennes
(anciennes). Ne voir là qu’un effet de la malignité des “élites”
à se “moquer du peuple” parait manquer du plus élémentaire
sens de l’humour. J’espère que lors de l’entretien accordé en
2000 à </span><span lang="en-US"><em>Charlie-Hebdo
</em></span><span lang="en-US">(repris
et remanié dans </span><span lang="en-US"><em>Impasse
Adam Smith </em></span><span lang="en-US">)
Michéa eut l’occasion hors micro de se plaindre de l’immense
tort fait par Cabu auprès des “gens ordinaires”.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Les Deschiens
n’appartiennent pas à l’univers de la caricature. C’est plutôt
dans un registre poétique qui tient à la fois du cirque, de Jacques
Tati, des chansons populaires ou de l’art brut qu’il faut
replacer ce cycle. Il y a plus de tendresse que de moquerie dans le
regard que l’on porte sur les personnages des Deschiens.
L’incapacité de Michéa, pourtant hérault auto proclamé des
“gens ordinaires”, à réfléchir un tant soit peu sur le concept
de “culture populaire” parait confondante. A moins que pour lui
celle-ci se trouve réduite aux seuls sports (que Michéa aime tant)
: c’est dire !</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Dans
tous ses ouvrages notre philosophe ne manque pas de faire référence
et allégeance au populisme. Le plus souvent pour se plaindre d’un
détournement de sens (ou d’une manipulation ou désinformation
qu’il impute aux intellectuels, ou aux “médias officiels”,
voire “aux ateliers sémantiques des politologues”). Michéa
pousse le bouchon un peu loin dans </span><span lang="en-US"><em>Orwell
éducateur </em></span><span lang="en-US">en
allant jusqu’à écrire que le mot populisme aurait été
“intégralement falsifié sur ordre (sic) par les </span><span lang="en-US"><em>politologues
</em></span><span lang="en-US">et
les </span><span lang="en-US"><em>néojournalistes
</em></span><span lang="en-US">de
l’ordre établi”. Mais qui donc aurait donné un tel ordre ?
Michéa en dit trop ou pas assez : nous voulons des noms ! Il y
aurait-il un chef d’orchestre clandestin ? Inversement Michéa
prétend que le “western hollywoodien classique” (genre qu’il
semble priser) exprime “quelque chose encore des valeurs de ce fier
populisme américain et de sa common decency”. C’est curieux,
nous ne l’avions pas remarqué. Michéa aurait plus avisé, quitte
à prendre un exemple, de citer le courant folk singer (ou protest
singer) en général, et Woody Guthry en particulier.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Une
premier constatation. On peut difficilement nier que le mot
“populisme”, qui a l’origine désignait des courants politiques
américains ou russes de la seconde moitié du XIXe siècle se
réclamant du peuple (mais également une école littéraire apparue
en France au début des années 20 qui se proposait de dépeindre
avec réalisme la vie des gens du peuple), a changé de
signification. Michéa explique ce “glissement de sens”
contemporain (non sans avoir indiqué préalablement que populisme
désignait “l’ensemble des idées et des principes qui, en 1968
et dans les années suivantes, avaient guidé les classes populaires
dans leurs différents combats pour refuser, par </span><span lang="en-US"><em>avance,
</em></span><span lang="en-US">les
effets (...) destructeurs de la modernité capitaliste”) par le
changement de cap opéré par le Parti Socialiste en 1983. Nous avons
quitté le registre paranoïde de </span><span lang="en-US"><em>Orwell
éducateur </em></span><span lang="en-US">et
la discussion redevient possible. Ne pouvant plus se situer sur le
terrain de la “rupture avec le capitalisme”, poursuit Michéa, il
fallait bien trouver quelque “idéal de substitution”.
L’antiracisme, ajoute-t-il, y répondra principalement (aidé par
“l’indispensable installation d’un FN dans le nouveau paysage
politique”, celle-ci résultant de “l’institution, </span><span lang="en-US"><em>le
temps d’un scrutin, </em></span><span lang="en-US">du
système proportionnel) : cette conjonction favorisant dans les
“médias officiels” une traduction en terme de populisme”.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Cette analyse n’est
pas complètement fausse (même si la forte montée du Front National
ne s’explique pas fondamentalement par la duplicité tactique de
Mitterrand : le maintien pendant vingt ans du FN à cet étiage
électoral d’environ 15 % prouve si besoin était qu’il faut
chercher d’autres explications) mais passe à coté de l’essentiel.
Pourtant, évoquant le FN (signalons en passant que la référence à
l’extrême-droite est quasiment absente des ouvrages de Michéa)
notre philosophe prend en compte l’un des deux aspects de la
question. Il lui manque l’autre, le plus important, à savoir la
sensible perte d’influence du P.C.F. durant les années 80 et 90 :
une perte d’influence à mettre parallèlement en relation avec
l’émergence d’un fort FN (du moins sur le plan électoral). On
sait que dans plusieurs bastions communistes (d’un électorat
populaire plutôt ouvrier) de très nombreux électeurs communistes
reportèrent leurs suffrages sur le FN. Cette donnée incontestable
(et vérifiable du point de vue de la sociologie électorale) fut
contestée par ceux que heurtait au plus fort de leurs convictions
une pareille réalité. Le populisme, j’y reviens à travers la
traduction d’un certain nombre de phénomènes contemporains, n’est
en tout cas pas univoquement comme le prétend Michéa le mot
derrière lequel les élites et consort entendent dénigrer les gens
du peuple de la manière la plus maligne.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Je propose la
définition suivante. On appelle “populisme” les courants de
pensée apparus vers la fin du XXe siècle dans un contexte de
mondialisation accélérée qui, disant parler au nom du peuple ou
affirmant vouloir en défendre les valeurs, excipent des légitimes
inquiétudes des classes populaires devant pareille évolution pour
leur proposer une médecine et des remèdes pires que la maladie. Le
populisme, d’une part participe de la liquidation du prolétariat
comme sujet émancipateur visant à l’abolition des classes
sociales ; d’autre part, il représente pour les élites converties
à la mondialisation un commode épouvantail brandi le cas échéant
pour fustiger la défense non moins légitime des avantages acquis
des salariés. Cette dernière précision s’avère bien entendu
nécessaire si l’on l’on prend en considération la tendance chez
nos gouvernants, et plus encore chez les “experts” qui les
inspirent d’amalgamer toutes les formes de dissensus qui
remettraient en cause le consensus dominant (ou décrit comme tel) :
de l’expression démocratique des salariés dans les conflits
sociaux aux questions raciales ou religieuses.
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Bruce Begout
reconnaît qu’il “y a manifestement dans la pensée politique
d’Orwell des penchants au populisme : sa critique des élites
non-patriotiques et internationalistes, sa virulence contre le monde
politique coupé du peuple, son éloge des petites gens et de leur
honnêteté spontanée ; tous les ingrédients sont là pour
engendrer une forme diffuse de démagogie radicale-socialiste sur la
défense des petits contre les gros”. Cependant, au risque de se
contredire, il affirme dans le même mouvement que ”la théorie de
la décence ordinaire” constitue le meilleur antidote contre toute
forme de populisme. Cette théorie (si on veut bien l’appeler
telle) qui la détient ? Pas les “gens ordinaires” certes.
D’ailleurs, en reprenant l’une des définitions proposées, la
common decency désigne “un sens moral inné”, quelque chose de
naturel donc, qui va de soi. Rien d’une théorie. Jusqu’à preuve
du contraire les théoriciens de la common decency s’appellent
Orwell, Michéa, Begout, pour ne citer qu’eux.
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Les mineurs de la
vallée du Jui, en répondant une première fois en 1990 au discours
populiste de Ion Ilescu, c’est à dire en venant casser du hooligan
ou de l’étudiant dans les rues de Bucarest, manquaient du sens le
plus élémentaire de common decency. On peut certes parler ici de
manipulation mais Ilescu n’eut pas trop à forcer son talent pour
aboutir à un tel résultat. Ce “sens moral inné” n’avait pas
auparavant empêché une bonne partie des “gens ordinaires” de
soutenir les régimes stalinien et hitlérien. On se souvient que les
opposants politiques en URSS, mais aussi les dissidents, les déviants
ou tous ceux qui ne se retrouvaient pas dans la ligne étaient
traités “d’ennemis du peuple”. Certains (en Allemagne, ou dans
les anciennes “démocraties populaires”), à qui pour les plus
âgés on ne pourrait reprocher que leur passivité durant les années
nationales-socialistes ou staliniennes, regrettaient, ou disent
regrettent l’un ou l’autre de ces régimes en arguant du fait
qu’en “ce temps là la vie était plus décente” (sous entendu
la vie matérielle) : un discours entendu au mot près, et qui n’a
rien d’exceptionnel. Et oui, le même mot peut dire une chose et
son contraire. Ou peut-être pas, après tout...</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
On le constate : la
mayonnaise, cette common decency, a du mal à prendre. Pour lui
donner plus de consistance, Jean-Claude Michéa va donc reprendre
l’opposition faite auparavant par Orwell entre la décence des
“gens ordinaires” et l’indécence de ceux que notre philosophe
qualifie le plus souvent par “les intellectuels” (qui sous sa
plume peut aussi bien désigner “les intellectuels de gauche”,
“l’extrême-gauche du libéralisme” ou “la sociologie
d’état”). On distingue deux axes critiques dans cette volonté
ici chez Michéa de mieux faire ressortir l’indécence des seconds
(en l’opposant il va de soi à la décence des premiers). Le
premier axe reprend grosso modo le point de vue d’Orwell en matière
de morale, de transgression ou de “libération des moeurs” en
l’adaptant aux réalités de notre contemporainéité. J’en
parlerai plus longuement dans la troisième partie. Toute réponse
circonstanciée serait pour l’instant prématurée dans la mesure
où elle tend à dépasser le propos de Michéa pour aborder une
thématique plus globale et plus complexe.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Le
second axe critique tient largement compte des réalités
“sociétales” (ou prétendues telles) du monde contemporain, même
si Michéa repère ici et là chez Orwell les prémices de ce que
l’auteur de </span><span lang="en-US"><em>1984
</em></span><span lang="en-US">appelle
“le crime moderne”. Dans </span><span lang="en-US"><em>L’enseignement
de l’ignorance </em></span><span lang="en-US">Michéa
consacre plusieurs pages aux questions que les médias classent sous
les rubriques “délinquance”, “intégration”, “quartiers
sensibles”, “insécurité”. Là où d’autres évoquent des
“barbares” ou la “racaille”, Michéa se réfère lui à la
</span><span lang="en-US"><em>Caillera
</em></span><span lang="en-US">(soit
“les bandes violentes, surgies sur la ruine politiquement organisée
des cultures populaires, et qui règnent par le trafic et la terreur
sur les populations indigènes et immigrées des quartiers que l’État
et le capitalisme légal ont désertés”). Une telle définition
charge quelque peu la barque. Mais acceptons en le principe sans pour
autant souscrire à tous les détails du tableau. S’ensuivent chez
Michéa des remarques justifiées sur l’intégration de cette
“caillera” au système capitaliste en terme de consommation,
buzness et symbolisation du pouvoir. Cependant, ces précisions
apportées, un tel tableau dans son ensemble renvoie pour l’essentiel
à l’univers du crime organisé. A la différence près que le
“milieu”, ou plus sûrement un “nouveau milieu” aurait
investi les quartiers dits sensibles, ceux où l’État se retire
(du moins en partie). Le lecteur qui s’attendrait à trouver
ensuite des éléments permettant de comprendre le pourquoi et le
comment de cette situation en sera pour ses frais. En revanche on
voit mieux où Michéa veut en venir. Partant du fait que la
“caillera” est “parfaitement intégrée au système qui détruit
la société”, Michéa ajoute dans la foulée : “C’est
évidemment </span><span lang="en-US"><em>à
ce titre </em></span><span lang="en-US">qu’elle
ne manque pas de fasciner les intellectuels et les cinéastes de la
classe dominante, dont la mauvaise conscience constitutive les
dispose toujours à espérer qu’il existe </span><span lang="en-US"><em>une
façon romantique d’extorquer la plus value </em></span><span lang="en-US">“.
</span>
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Le plus grave n’est
pas tant que ce genre de charabia ait été écrit et publié (il en
existe bien d’autres !), mais que des lecteurs pourtant pas trop
bien disposés à l’égard du monde tel qu’il va croient
reconnaître dans les lignes précédentes quelque écho critique. Il
n’y a aucun lien logique entre les deux phrases (le “à ce titre”
l’illustre pour ainsi dire), et il parait inutile de “déconstruire”
la seconde : son ridicule saute aux yeux de qui sait lire. A ce sujet
la mention ici de “cinéastes de la classe dominante” (appelés
ainsi en raison de leur fascination pour la dite “caillera”) ne
manque pas de sel lorsque l’on connaît par ailleurs l’admiration
de Michéa pour le cinéma hollywoodien et ses cinéastes
(dépositaires d’un “art populaire” les préservant de facto de
toute appartenance à la “classe dominante”). On aura compris que
quand Michéa brocarde les intellectuels et les artistes ceux-ci
appartiennent sans barguigner à la classe dominante tandis que dans
le cas contraire (groupe limité pour les seconds au seul exemple
hollywoodien) il n’en est rien. Le lecteur commence à connaître
la chanson. Mais il reste encore plusieurs couplets.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Ces grandes lignes
tracées, Jean-Claude Michéa concentre son tir sur ce qu’il
appelle “la sociologie d’État” : la principale coupable,
puisque légitimant en quelque sorte la fascination des intellectuels
et artistes pour les délinquants. Passer ainsi dans le même
paragraphe du mot “caillera” à celui de “délinquant” comme
si de rien n’était n’a rien d’innocent. Pour l’heure Michéa
entend éclairer son lecteur sur deux procédés qui permettent à la
“sociologie d’État” de mieux faire passer la pilule. Tout
d’abord il l’accuse de revêtir le délinquant moderne de la
tunique du bandit d’honneur de jadis : une opération gratifiante
sous l’angle des prestiges de la rébellion et de la révolte
morale. Une indication amusante. Michéa ne cite ici que les seuls
noms de Harlem Désir et Félix Guattari. Ce qui prouve que chez lui
la notion de “sociologie d’État” s’avère particulièrement
extensible.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Le
second procédé, celui de l’élaboration par la dite “sociologie
d’État” d’un </span><span lang="en-US"><em>paradigme
du délinquant moderne, </em></span><span lang="en-US">consiste
à justifier l’existence de la délinquance par “l’effet
mécanique de la misère et du chômage”, et par conséquent de la
déligitimer (ne pas la reconnaître telle). Là nous sommes en
terrain connu. L’argument a déjà servi : c’est même devenu le
fond de commerce de certains “penseurs” ou “médiatiques”.
Cette argumentation s’est retrouvée au coeur des campagnes
électorales de 2002 et 2007. Alain Finkielkraut s’en fait
l’infatigable propagandiste depuis de longues années. Michéa
tient à nous faire savoir que ce paradigme a “d’abord été
célébré dans </span><span lang="en-US"><em>l’ordre
culturel </em></span><span lang="en-US">“
avant de trouver “ses bases pratiques dans la prospérité
économique des Trente glorieuses”. Et de citer un dénommé
Charles Szlakmann, lequel aurait fourni toutes les données
statistiques nécessaire dans son ouvrage </span><span lang="en-US"><em>La
violence urbaine </em></span><span lang="en-US">publié
en 1992. Nous avouons ne pas connaître un si remarquable penseur.
Dans ce livre (celui d’un historien et journaliste), sous titré “à
contre courant des idées reçues”, l’auteur avance que ces
phénomènes de violence ne sont pas pour lui associés au chômage
et à la pauvreté mais relèvent du mépris de l’autre,
particulièrement du plus faible. Malheureusement ce livre décisif
n’a pas trouvé de lecteurs en 1992, et encore moins de
commentateurs (si ce n’est le sagace et vigilant Michéa). Nul
doute que la “sociologie d’État”, compte tenu des moyens
démesurés dont elle dispose, s’est évertuée à établir un mur
de silence autour de cette démonstration impitoyable de la vacuité
des thèses de la dire sociologie sur la délinquance.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Enfin,
pour terminer sur ce long paragraphe de </span><span lang="en-US"><em>L’enseignement
de l’ignorance </em></span><span lang="en-US">Michéa
nous informe que “le développement de la délinquance moderne”,
d’abord considéré par la sociologie officielle comme “un pur
fantasme des classes populaires” (il ne cite aucun nom étant bien
entendu dans l’impossibilité de trouver un auteur l’ayant
prétendu : c’est pur fantasme chez Michéa), s’apparente selon
lui à une “procédure gagnante pour le capitalisme” des lors
qu’on le présente “comme un effet conjoncturel du chômage”.
Et pourquoi donc ? D’abord cela conduirait à présenter la
“reprise économique” pour la clé principale du problème. La
relation de cause à effet nous échappe. Ensuite Michéa nous
entretient de “la logique même du capitalisme de consommation”
qu’il relie aux “conditions symboliques et imaginaires d’un
nouveau rapport des sujets à la Loi” sans pour autant répondre à
la question. Nous en resterons donc là. Pas tout à fait puisque,
pour conclure, Michéa tient à illustrer une dernière fois la
“fascination exercée sur les intellectuels bourgeois (...) par la
figure du mauvais garçon” en citant Chalamov et son ouvrage </span><span lang="en-US"><em>Le
monde du crime. </em></span><span lang="en-US">Ici
la référence en terme de droits communs (qui possède encore plus
de force dans </span><span lang="en-US"><em>L’archipel
du Goulag </em></span><span lang="en-US">de
Soljénitsyne) parait déplacée du point de vue de la fascination
indiquée par Michéa. Elle renvoie chez Chalamov à l’une des
fonctions du monde totalitaire. Il parait difficile de comparer ce
qui est incomparable. Mais c’était en passant une manière
d’opposer le vécu d’un Chalamov à la science du Collège de
France. Une opposition dont la pertinence n’échappera à personne.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Les
livres suivants de notre philosophe reprennent la même antienne.
Sinon dans </span><span lang="en-US"><em>L’empire
du moindre mal </em></span><span lang="en-US">Michéa
hasarde une hypothèse psychologisante : “le besoin de chercher </span><span lang="en-US"><em>à
tout prix </em></span><span lang="en-US">une
explication purement sociologique” étant imputée à une faillite
personnelle ou philosophique. Nous apprenons que l’imaginaire de
nos sociologues est “structuré par une double fascination pour
</span><span lang="en-US"><em>l’idéal
de la science </em></span><span lang="en-US">et
un spinozisme simplifié, et pas une influence souterraine des
sensibilités luthériennes et jansénistes” (sic). Plus
sérieusement, nous comprenons mieux pareille hostilité à la dite
“sociologie d’État” en général, et de Bourdieu en
particulier quand Michéa, sans trop nous surprendre, en vient à
défendre mordicus la notion de “mérite” (critiquée par
Bourdieu). Nous avons là l’un des noyaux durs de la pensée
michéenne qui renseigne mieux sur les présupposés de notre
philosophe que ses explications fantaisistes ou cuistres sur
“l’imaginaire des sociologues”. On pourrait d’ailleurs
retourner contre lui, à des fins d’explication psychologique, son
argumentation de la même manière qu’il en use avec ses
habituelles têtes de turc. Il ne faudrait cependant pas croire que
Michéa met tous les sociologues dans le même panier de linge sale
de la “sociologie d’État”. Il en est au moins un, Paul Yonnet,
qui trouve grâce à ses yeux. Il se trouve que Michéa et Yonnet
sont tous deux sur la même longueur d’onde.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Plus
fondamentalement (et ici un recul historique s’impose), Michéa
nous devait quelque explication philosophique de la thématique
traitée depuis plusieurs pages. Dans </span><span lang="en-US"><em>Orwell
éducateur </em></span><span lang="en-US">il
reproche aux Lumières (et ce partant à “toute sensibilité
progressiste”) de ne pas avoir “su penser le </span><span lang="en-US"><em>Mal
</em></span><span lang="en-US">autrement
que comme </span><span lang="en-US"><em>privation
</em></span><span lang="en-US">“</span><span lang="en-US"><em>.
</em></span><span lang="en-US">Donc,
“pour un esprit moderne”, le “mystère métaphysique du crime”
ne peut trouver d’explication qu’à travers les “effets du
chômage, de l’ignorance, des coups reçus pendant l’enfance”,
etc., etc. Nous revenons par un autre biais aux propos cités
précédemment par Michéa (et d’autres). Ce dernier ajoute
cependant : “Cette forclusion moderne de la question du Mal
n’interdit pas seulement de poser le problème éthique sur des
bases sérieuses, dans la mesure où elle revient toujours, d’une
manière ou d’une autre, à évacuer la part </span><span lang="en-US"><em>d’implication
personnelle </em></span><span lang="en-US">du
sujet dans ses actes (part toujours pensée, dans un discours de la
Cause Excusante, comme un sentiment illusoire et mystification
idéaliste)”. </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Je
répondrai en deux points : d’abord sur la première partie du
propos de Michéa, puis sur la seconde, plus importante. L’auteur
de ces lignes, ancien travailleur social (et ayant de surcroît
principalement travaillé en milieu psychiatrique, mais également en
maison d’arrêt) a été durant sa vie professionnelle confronté
en permanence à ces “effets”. L’histoire d’un sujet, en
l’occurrence, permet de comprendre comment celui-ci en est arrivé
là : à venir consulter dans un service social ou de psychiatrie, ou
se retrouver en prison. C’est justement en décryptant et et en
prenant compte ces différents éléments que les professionnels
pourront intervenir en aval en essayant de trouver, avec l’aide du
sujet, des réponses adaptées à ses difficultés, à sa situation
ou aux symptômes et troubles présentés. Il s’agit bien entendu
d’une règle générale. Mais même en considérant chacune des
exceptions celles-ci élargissent plutôt la palette de ces “effets”
qu’elles ne contredisent les observations générales induites par
la biographie. Tout comme il est avéré (mais qui prétend le
contraire !) que le chômage, l’ignorance, la maltraitance et
l’humiliation ne conduisent pas nécessairement à la délinquance.
C’est même le cas de la grande majorité des personnes qui s’y
trouvent, ou qui y ont été confrontées. Ceci ressort d’une
évidence. En revanche, nier la réalité de ces “effets”, ne pas
reconnaître qu’ils puissent constituer même l’ébauche d’une
“explication” (d’ailleurs Michéa et consort substituent là
par commodité le mot “excuses”) porte un nom : c’est de
</span><span lang="en-US"><em>l’idéologie.
</em></span><span lang="en-US">Une
fois de plus inversons la question. Pourquoi refuser de voir et
d’admettre ce que les professionnels de la profession observent et
constatent à longueur d’année ? Un reportage de TF 1, un article
de Finkielkraut, un discours de Sarkozy, ou les résultats d’un
sondage d’opinion (publié de préférence au lendemain d’un
“crime crapuleux”) auraient-ils raison de l’observation et du
travail sur le terrain, avec les intéressés ? Nous avons bien
entendu notre idée sur la question, et l’exposerons quand il le
faudra.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Le
second point parait plus fondamental, philosophiquement parlant.
L’argumentation de Michéa, en terme d’</span><span lang="en-US"><em>implication
personnelle </em></span><span lang="en-US">(souligné
par lui), ou sa logique si l’on préfère, vaut bien entendu pour
un penseur, un philosophe, un écrivain, un artiste, un
révolutionnaire, enfin pour tous ceux, intellectuels, créateurs ou
militants politiques, dont l’activité, la création, les écrits
portent très justement la marque de cette implication personnelle.
D’autant plus, il convient de le préciser, qu’elle pose la
question de la responsabilité de ceux-ci et de ceux-là. Mais ce qui
est vrai et vérifiable ici n’a plus la même signification dés
lors que l’on quitte le chemin balisé du sujet conscient et
responsable. C’est dire que la notion de responsabilité ne peut
être ailleurs invoquée dans les mêmes termes. Autant, en se
référant à un sujet conscient et responsable, la question morale
posée par Michéa est justifiée ; autant elle prend ailleurs un
caractère idéologique pour évacuer ou refouler toute explication
mettant en procès le monde dans lequel nous vivons. Car c’est la
question essentielle, et sur laquelle achoppent les Michéa et
consort : cette société, pour le dire trivialement, a les
délinquants qu’elle mérite. </span>
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
On sait que cette
focalisation sur le “mal” n’est pas nouvelle. Depuis longtemps
elle exprime la position de ceux qui, excipant d’une “mauvaise
nature de l’homme” (encore plus mauvaise quand on descend dans
les classes inférieures), s’efforcent d’accréditer le fait que
toute volonté de transformer le monde s’avère non opératoire et
inutile de part cette “mauvaise nature de l’homme” et ce “mal”
organiquement liés à la condition humaine. Cela ne constitue pas
fondamentalement une nouveauté d’entendre ce discours repris par
une partie de nos élites intellectuels ou du personnel politique (la
gauche ayant ici rejoint la droite même si elle donne l’impression
d’avoir le cul entre deux chaises). Rien de plus normal chez ceux
dont les positionnements philosophique et politique s’accordent sur
la manière d’aborder cette question, celle du “mal”. Laquelle,
faut-il le préciser, ne connaît pas de meilleure réponse en
matière de délinquance que celle de la répression : protéger la
société en punissant sans état d’âme et de manière exemplaire
des sujets délinquants tenus responsables de leurs actes. Michéa,
qui partage en amont ces analyses et constats, ne va pas pourtant
jusqu’au bout des conséquences que les premiers réclament et
nécessitent. Pourquoi le plus gros du chemin fait, s’arrête-t-il
au moment de conclure ? Ce n’est pourtant pas que je sache par
prudence flaubertienne. D’un point de vue moral nous pourrions le
qualifier de “faux cul”. Allons, encore un petit effort camarade
Michéa ! Cela coûte peut-être la première fois. Mais vous verrez,
d’aucuns vous le confirmeront (parmi nos ex : communistes,
gauchistes, radicaux), comme on se sent soulagé, après !</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Aux habituels
griefs de Jean-Claude Michéa (sur la question scolaire et la
délinquance) viennent s’ajouter ceux concernant le rapport à
l’immigration et aux sans-papiers. Ici l’auteur concentre son tir
sur Réseau-Sans-Frontière. Il ne le fait pas frontalement comme un
vulgaire politicien de droite s’insurgeant contre les entraves à
l’application de la politique de l’immigration votée par une
majorité de français. Dans l’analyse michéenne RSF devient l’un
des agents indirect de ce nomadisme induit par les “nouvelles
formes capitalistes du déplacement et de la force de travail”. Sur
ce terrain sensible on découvre un Michéa pris entre le désir de
se lâcher et une certaine prudence (de ne pas trop donner de prise à
l’adversaire).</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Une
dernière donnée, pour compléter le tableau esquissé jusqu’à
présent, concerne la famille. Il peut paraître étrange de trouver
sous la plume d’un penseur se disant volontiers “radical”
(selon la définition donnée par Marx) des propos à ce point
alarmants sur la délitescence de la famille. Certes Michéa n’arbore
pas son familialisme à la boutonnière. On remarque qu’il
s’abstient de citer ici Engels (convoqué dans d’autres pages sur
son analyse du lumpenprolétariat) qui a pourtant écrit un ouvrage
classique sur la question. Mais, histoire de retomber comme
d’habitude sur ses pieds, Michéa rend le capitalisme responsable
de cette délitescence. Cependant la manière que prend cette défense
et illustration de la famille (en opposition au nomadisme et au monde
sans frontière des “penseurs de l’extrême gauche”) nous remet
fâcheusement en mémoire une certaine formule : “Je préfère ma
fille à ma nièce, ma nièce à ma cousine, ma cousine à ma
voisine, etc.”. Ne nous méprenons pas ! Michéa ne va pas chercher
ses références chez le Pen mais dans la psychanalyse (en précisant
qu’il s’agit là du “dernier Michéa” : celui de </span><span lang="en-US"><em>L’empire
du moindre mal </em></span><span lang="en-US">ou
de </span><span lang="en-US"><em>La
double pensée, </em></span><span lang="en-US">davantage
branché sur certaines théorisations psychanalytiques). Les
militants de cette “extrême-gauche libérale” (soit la
détestation des détestations pour Michéa), que tout oppose à
“l’homme oedipien”, ne peuvent que renvoyer (les “progrès du
capitalisme aidant” précise l’auteur) au “</span><span lang="en-US"><em>meurtre
du père </em></span><span lang="en-US">et
à la soumission parallèle à une </span><span lang="en-US"><em>mère
dévorante</em></span><span lang="en-US">“.
D’ailleurs cette référence matriarcale n’est pas sans
rencontrer un certain succès auprès du “dernier Michéa” : elle
se trouve régulièrement associée à “l’inconscient de la
gauche extrême”. Qui eut dit que la common decency menait à une
certaine idée de l’ordre symbolique ! Mais laissons là la
psychanalyse pour l’instant.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
L’argumentation
de Jean-Claude Michéa prend parfois un aspect boutiquier (la
boutique philosophique contre la boutique sociologique) qui
l’entraîne à tenir sur la seconde les propos caricaturaux que
l’on a relevés. La mention réitérée de livre en livre d’une
“sociologie d’État” ou “sociologie officielle” - dont
Michéa exclurait tout sociologue qui ne chercherait pas d’excuses
aux délinquants, ou qui remettrait en question le manque d’autorité
à l’école ou ailleurs, ou qui ne chercherait pas à justifier la
présence d’une immigration irrégulière sur le sol national, ou
qui se plaindrait du délitescence des liens familiaux - finit par
lasser. Ceci n’a rien d’original : c’est même devenu l’un
des pont-aux-ânes de certains penseurs médiatiques. N’appartenant
ni à l’une ou l’autre de ces “boutiques” je répondrai
d’abord de manière générale sur la sociologie avant de
m’attarder plus longuement sur un événement étrangement absent
des derniers ouvrages de Michéa, à savoir les émeutes de l’automne
2005 dans les banlieues françaises.
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Dans
sa critique de la sociologie Michéa aurait été plus inspiré de se
référer à un numéro de la revue </span><span lang="en-US"><em>Lignes
</em></span><span lang="en-US">intitulé
“Crise et critique de la sociologie” (publié en 1999), et en
particulier à l’article de Henri-Pierre Jeudy (sociologue et
philosophe, il faut le souligner), “L’esthétisme des sciences
sociales”. Comme le précise Jeudy : “La violence critique qui
semblait inhérente à l’écriture sociologique elle-même, qui
tirait sa puissance d’une volonté, désormais tenue pour
idéologique, de changer radicalement la société, a perdu son sens
utopique, la sociologie affichant sa fonction d’aide à la gestion
de la collectivité ou son rôle thérapeutique par la compréhension
et la production du lien social”. Le rôle, étant alors assigné à
la sociologie, relevant d’une meilleure gestion de la société. A
vrai dire Michéa n’aborde nullement la sociologie de ce point de
vue critique. On imagine également que la revue </span><span lang="en-US"><em>Lignes
</em></span><span lang="en-US">n’est
pas sa tasse de thé. La critique michéenne (si l’on peut dire)
vise davantage Laurent Mucchielli et le courant auquel ce sociologue
appartient, qui, contrairement à ce qu’affirme Michéa, ne se
situe pas en “pôle position” dans le domaine des sciences
sociales. Il parait certain que les travaux de Mucchielli et ses ses
amis - lesquels tendent à s’inscrire en faux contre l’opinion
dominante (que les médias influents, des intellectuels décomplexés,
et des politiciens intéressés façonnent à coup de fausses
évidences) en matière d’insécurité, de violence à l’école
et d’association entre immigration et délinquance - insupportent
particulièrement Michéa. Pour y voir un peu plus clair faisons un
détour par les émeutes de l’automne 2005.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Dans
un texte écrit en janvier 2006 (“Remarques sur les émeutes de
l’automne 2005 dans les banlieues françaises” </span><span lang="en-US">(</span><span lang="en-US"><strong>1</strong></span><span lang="en-US">)</span><span lang="en-US">,
j’essaye de faire la part des choses entre une analyse en prise
directe sur ces émeutes et celle que m’inspire cet événement
(sous toutes ses occurrences) dans le contexte plus global de notre
monde contemporain. Si en premier lieu j’entends donner raison aux
émeutiers (en incluant le soutien aux personnes inculpées et la
demande d’amnistie pour celles faisant l’objet d’une
condamnation), en second lieu ma réflexion devient plus
problématique. Dans le premier cas je l’exprime ainsi : “Les
jeunes émeutiers, majoritairement noirs et arabes, par delà les
discriminations raciales exprimaient à travers leur révolte le
sentiment plus ou moins diffus de la plupart des habitants des
quartiers dits sensibles, à savoir le refus d’une “vie de merde”
dans ces marges de la société les plus directement confrontées à
la dégradation des conditions d’existence. Ces mêmes habitants le
traduisaient à leur façon quand, tout en se plaignant de l’incendie
de leur véhicule ou de la destruction de l’école du quartier, ils
disaient </span><span lang="en-US"><em>comprendre
</em></span><span lang="en-US">les
émeutiers”. Dans le second cas il me fallait me confronter au
terme récurrent d'intégration. Ici mon analyse pourrait rejoindre
celle de Michéa quand, pour ma part, j’évoque une ”intégration
réussie” en précisant : “Les “jeunes de banlieue” sont
aussi les enfants de ce monde. Celui du “bonheur dans la
consommation”, de TF1 et de M6, des séries américaines, des fast
food, de la bagnole, de la pub, des marques. le rap représente un
bon indicateur de cette ambivalence. D’un coté nous sommes
confronté à une parole de révolte, celle là même qui s’exprime
en actes durant l’automne 2005 ; de l’autre nous nous déplaçons
dans un univers célébrant sans barguigner le règne de la
marchandise”.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
C’est vouloir
reconnaître que le “jeune de banlieue” peut être ceci et cela :
un émeutier et un “consommateur moderne”. Il vaut mieux parler
d’ambivalence que de contradiction pour comprendre les raisons ici
de la révolte et là de soumission au monde de la marchandise. Il y
a donc un double écueil à éviter : magnifier la première sans
tenir compte de la seconde limite l’exemplarité à la seule
expression idéale du phénomène ; se focaliser sur la seconde
laisse la porte ouverte à toutes les interprétations qui, en terme
de prise en otage des quartiers par les caïds de la drogue ou de
manipulation islamiste, se sont exercées au déni de réalité tout
au long de ces semaines d’émeutes.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">C’est
d’ailleurs là que nous retrouvons Michéa. Son long paragraphe de
</span><span lang="en-US"><em>L’enseignement
de l’ignorance, </em></span><span lang="en-US">“La
caillera et son intégration”, représente en quelque sorte les
prémices de ce que d’aucuns dirons, écrirons, et prétendront
pendant et après les émeutes de l’automne 2005. Certes Michéa
peut toujours, pour établir un lien historique entre l’ancien
lumpenprolétariat et l’actuelle caillera reprendre une citation
connue (et discutable) de Marx et une autre moins connue (mais encore
plus discutable) d’Engels. Reconnaissons cependant que Michéa ne
fait pas volontairement l’amalgame entre jeune de banlieue et
délinquant. En cela il s’avère plus prudent que Jaime Semprun
(auquel Michéa, à la fin de l’ouvrage précité, rend un hommage
mérité car sa démonstration se trouve en partie empruntée à
</span><span lang="en-US"><em>L’abîme
se repeuple </em></span><span lang="en-US">de
Semprun) qui lui appelle “barbare” la “jeunesse sans avenir des
cités”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Ceux
qui, à l’instar des Finkielkraut </span><span lang="en-US">(</span><span lang="en-US"><strong>2</strong></span><span lang="en-US">)</span><span lang="en-US">,
Michéa et consort, se plaignent depuis de longues années de la
complaisance, voire de la fascination d’une partie des
intellectuels ou artistes envers les délinquants (des plaintes qui
trouveront la réponse politique la plus adaptée dans le discours de
Sarkozy à Bercy du 29 avril 2007), ne citent jamais le magistral
ouvrage de Louis Chevalier, </span><span lang="en-US"><em>Classes
laborieuses et classes dangereuses. </em></span><span lang="en-US">On
les comprend ! Chevalier y relève en quelque sorte la </span><span lang="en-US">naissance
du “sentiment d’insécurité” avec la parution en 1825 du
premier numéro de </span><span lang="en-US"><em>La
gazette des tribunaux </em></span><span lang="en-US">:
“Du jour au lendemain les parisiens, trouvant rassemblés dans ces
pages une masse de faits qu’ils apprenaient jusqu’alors en ordre
dispersé, eurent l’impression - disons la certitude - que la
capitale était encore moins sûre qu’ils ne le pensaient et que de
véritables bandes de voleurs, nombreuses et organisées, menaçaient
leur sécurité”. L’instrumentalisation proprement dite de ce
“sentiment d’insécurité” par le pouvoir politique viendra
beaucoup plus tard. Il faudra attendre le début du XXIe siècle
(avec le premier gouvernement Raffarin de la seconde présidence
Chirac, et la diligence du ministre de l’Intérieur Sarkozy) pour
s’en servir comme d’un “mode de gouvernement”. En cela il
avait été précédé et préparé par la surenchère électoraliste
entre Chirac et Jospin sur ce “sentiment d’insécurité” : le
premier, alors en perte de vitesse, jouant une toute autre carte que
celle, usée jusqu’à la corde (la fracture sociale) de 1995 ; et
le second poursuivant logiquement le chemin balisé depuis le
colloque de Villepinte de 1997 (date de l’aggiornamento du P.S. sur
les “questions de sécurité”). A ce jeu la droite, mieux
préparée, plus crédible et plus décomplexée ne pouvait que
l’emporter. Tout ceci est bien connu. On sait aussi que ces
discours sécuritaires trouvaient une explication, ou se justifiaient
par la présence, sur le plan électoral, d’une forte
extrême-droite. Fabius, auparavant, avait ouvert la boite à pandore
en déclarant que le FN apportait de mauvaises réponses à de bonnes
questions. C’était faux bien entendu : les questions s’avéraient
déjà fallacieuses. En revanche, pas ou peu de commentateurs ont
relevé que la mise sur orbite de ce discours sécuritaire avait été
effectuée dans les lendemains du mouvement social de 1995. Cela
n’est pourtant pas anodin.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">La
délinquance dite juvénile ne date certes pas d’hier. Mais durant
les années 60 elle va pour la première fois connaître une forte
exposition médiatique à travers l’apparition de bandes
d’adolescents appelés “blousons noirs”. Un phénomène qu’il
convient de mettre en relation avec les débuts du rock’n’roll
dans l’hexagone et la montée en puissance des adolescents comme
nouveau public de consommateurs. Ces blousons noirs appartiennent
majoritairement à la classe ouvrière. La société dite d’abondance
créait de nouveaux besoins qui ne pouvait être satisfaits que de
manière partielle par la jeunesse des milieux populaires. D’où
l’importance à l’époque des délits tels que le vol de
cyclomoteurs ou de voitures. La présence de ces bandes est elle liée
à la politique urbanistique du début du gaullisme, celle des grands
ensembles. Un film mineur de Marcel Carné, </span><span lang="en-US"><em>Terrain
vague, </em></span><span lang="en-US">l’illustre
bien sur le plan sociologique.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">C’est
là qu’il faut faire retour sur </span><span lang="en-US"><em>Classes
laborieuses et classes dangereuses. </em></span><span lang="en-US">Comme
introduction à son livre III, “Le crime, expression d’un état
pathologique considéré dans ses effets”, Louis Chevalier, partant
de l’accroissement et du remaniement démographique de la
population parisienne durant la première moitié du XIXe siècle,
observe que la population ouvrière (qui bénéficie d’une
importante immigration provinciale), déjà reléguée dans un espace
géographique, l’est également sur le plan symbolique : “sinon
dans la condition criminelle, du moins aux confins de l’économie,
de la société et presque de l’existence, dans une condition
matérielle, morale et fondamentalement biologique qui est favorable
à la criminalité et dont la criminalité est une possible
conséquence”. D’où, pour Chevalier, les lignes suivantes, en
forme de constat : “En marge de la ville et pour ainsi dire aux
frontières de la condition criminelle, cette population l’est dans
les faits ; mais elle l’est aussi, d’autre part, dans l’opinion
concernant ces faits et qui est elle-même un fait. Telles sont les
raisons pour lesquelles cette population adopte à tous égards, dans
son genre de vie, dans son attitude politique ou religieuse, dans son
existence privée ou publique, un comportement qui correspond à
l’opinion qu’on en a, à ce qu’on veut qu’il soit, à ce
qu’elle accepte elle-même qu’il soit, volontairement ou
passivement, par la force de cette opinion collective, par la
soumission à cette universelle condamnation”.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Il fallait citer
entièrement ce magistral et très éclairant passage qui n’est pas
sans renvoyer, comme nous le verrons plus tard, à notre “bel
aujourd’hui”. Louis Chevalier relève ensuite dans ce livre III,
parmi les nombreux exemples proposés, ceux des “mauvaises moeurs
ouvrières” (en particulier le concubinage dont les pratiquants
savent qu’il “est un état contraire aux règles de la morale et
aux coutumes de la société, mais qui en raison de la généralisation
de cette pratique autour d’eux, qu’ils relèvent à dessein, les
absous du “reproche d’immoralité””), l’ivrognerie et de
nouveaux modes de mendicité. On jette plus volontiers l’ostracisme
sur les nouveaux venus à Paris (l’immigration est constante dans
la première moitié du XIXe siècle) que sur la population
parisienne “de souche”. Ce sont les premiers que l’on désigne
plus communément sous les vocables “barbares”, “misérables”,
“sauvages” et même “nomades”. Le baron Haussmann déclare
que Paris appartient à la France et pas aux parisiens de naissance
et encore moins aux parisiens d’adoption, cette “tourbe de
nomades”. Le mot “populace” rencontre un certain succès
lorsqu’il s’agit de confondre les groupes populaires et
criminels. Chevalier, commentant l’absence de frontière entre ces
groupes, donc rassemblant plus que séparant, précise que ces
groupes sociaux “dont l’affectation est incertaine”
appartiennent “aux classes laborieuses assurément, mais d’un
labeur abject ou considéré comme tel, et auxquels la plupart des
descriptions criminelles de ce temps n’hésitent pas à emprunter
le plus communément leurs exemples”.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Les analyses de
Louis Chevalier, je l’ai déjà souligné, prennent d’autant plus
de résonance qu’elles retrouvent aujourd’hui, depuis une
vingtaine d’années disons, un regain d’actualité. A la
différence près que ces “classes dangereuses”, qui désignaient
à Paris dans la première moitié du XIXe siècle une classe
ouvrière revue et corrigée pour les besoins de la cause que l’on
sait, renvoient de nos jours à la jeunesse vivant dans les banlieues
populaires des grandes villes (avec une focalisation sur la région
parisienne qui n’a pas été démentie par les émeutes de
l’automne 2005). Sur ces “nouvelles classes dangereuses” on
trouvera maints commentaires des Haussmann, Thiers, Fragier, Duchatel
et Richerand de notre époque, reprenant des épithètes empruntées
à la bourgeoisie du premier XIXe siècle (qui avaient pourtant
disparu du langage des dominants depuis 1848 !), les stigmatisant :
certains parlant de “barbares”, d’autres de “sauvageons”,
ou encore de “racailles” (en reconnaissant que ce dernier mot
doit davantage sa fortune à Sarkozy qu’à l’un des personnages
cités : au XIXe siècle on utilisait son synonyme “canaille”).
En référence à ces bandes violentes dont les médias et les
politiques amplifient la dangerosité, Chevalier consacre plusieurs
pages aux violences compagnonniques qui opposaient dans la première
moitié du XIXe siècle des sociétés rivales. Une violence réelle
certes, mais déjà une violence montée en épingle par la presse de
l’époque et stigmatisée par les “honnêtes gens”.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Un
lien également peut être fait entre la violence juvénile et ce
phénomène de bandes dans l’ouvrage savoureux de Bertrand Rothé,
</span><span lang="en-US"><em>Lebrac,
trois ans de prison. </em></span><span lang="en-US">Ce
livre reprend l’action et les personnages du roman </span><span lang="en-US"><em>La
guerre des boutons </em></span><span lang="en-US">(de
l’excellent Louis Pergaud) pour les transposer dans la France
d’aujourd’hui. D’où il en découle un enchaînement de faits
(dépôt de plainte, examen aux urgences médico-judiciaires,
interpellation policière au Lycée, garde à vue, audition filmée,
menace d’une inculpation pour “violence avec arme par
destination”, nuit passée au dépôt du Palais de Justice,
rencontre avec l’éducateur du tribunal, convocation avec les
parents dans le bureau du juge pour enfants, inculpation pour
“violence ayant entraîné une ITT de plus de huit jours avec
armes”, placement en liberté surveillée, suivi éducatif, etc.,
etc.) à coté duquel le moindre parcours de combattant relève de la
plaisanterie. On me répondra que la France de 2009 n’est plus
celle de 1912. Certains des intervenants de la chaîne en question
objecteront qu’ils sont là - en s’en excusant ou en le
justifiant, selon les points de vue - pour répondre à la demande de
la société. Sans doute, mais de quelle nature est cette demande, et
pour quelle société ? La réponse nous intéresse, forcément.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Si aujourd’hui
comme hier on ne saurait nier l’existence d’un potentiel de
violence chez les uns, les ouvriers du XIXe siècle, et les autres,
la jeunesse populaire des banlieues, en revanche, pour reprendre un
mot qui fait florès, l’insécurité (du moins telle qu’elle est
présentée et problématisée dans le débat public) renvoie à un
mythe (pour parler comme Pierre Tevagnan) ou à une construction
idéologique. Nous entrons dans le registre de la manipulation. Celle
des chiffres, qui reflètent plus la réalité de l’activité
policière que celle de la délinquance. En demandant bien entendu
aux policiers de faire du chiffre, davantage de chiffre pour gonfler
les statistiques. La forte présence, parmi les infractions relevées,
d’outrages à agent vérifie plus l’augmentation sensible des
contrôles policiers (sans parler d’un seuil de tolérance policier
devenu ridiculement bas en Sarkozie) que la montée des incivilités.
On remarque également que la violence patronale (observable à
travers de multiples infractions au code du travail) suscite moins
l’intérêt de la justice que lorsque cette violence émane des
milieux défavorisés. Comme le relève Pierre Tevagnan les mots
“violence” et “délinquance” ne sont pas interchangeables et
désignent des réalités différentes. L’amalgame “permet
d’imposer sans le dire une thèse implicite” : celle selon
laquelle le “premier mot de travers” ou la “première
incivilité” mènent inéluctablement, selon une progression
continue, à la délinquance, voire la criminalité. Cela vaut aussi
pour des “problèmes de société” du type de ces “tournantes”
très médiatisées au tout début de ce siècle. Une focalisation
qui a depuis fait long feu : cette “mise en scène médiatique”,
initiée pour ne pas dire instrumentalisée par l’association Ni
pute ni soumise, s’étant progressivement dégonflée devant
l’examen des faits et les verdicts des cours d’assise.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Jean-Claude Michéa
serait socialiste. Le socialisme dans lequel se reconnaîtrait notre
philosophe remonte aux premiers temps de la doctrine, ceux d’un
“socialisme originel” dont le principe selon Michéa exclut tout
clivage gauche / droite. Ce socialisme originel étant pour l’auteur
la “traduction en idées philosophiques des premières
protestations populaires (luddistes et chartistes anglais, canuts de
Lyon, tisserands de Silésie, etc.) contre les effets humains et
écologiques désastreux de l’industrialisation libérale”. Cette
thèse et ce positionnement ne sont pas très éloignés de ceux
défendus par la courant anti-industriel. Michéa n’entend pas
associer “socialisme” et “gauche” car ce dernier terme
désigne pour lui les “partisans du “progrès” pour qui la
révolution industrielle et scientifique (...) conduira par sa seule
logique, à réconcilier l’humanité avec elle-même”. Seule,
poursuit Michéa, l’affaire Dreyfus inscrira massivement le
mouvement socialiste dans le camp de la gauche, donc celles des
“forces du Progrès”. Et pourquoi ? Michéa évoque dans un autre
ouvrage un compromis historique passé entre la gauche et le
mouvement socialiste lors de cette même affaire Dreyfus. Soit, mais
quelle est la nature de ce compromis ? Et à quelles fins ? Le
lecteur n’en saura rien. On ne sait pas plus, en l’absence de
toute autre référence, si cette analyse pour le moins étrange sort
du cerveau de Michéa ou si elle lui a été suggérée par untel.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Essayons de
comprendre. Aujourd’hui chacun s’accorde à reconnaître que
l’affaire Dreyfus signe l’avènement de l’intellectuel
(l’adjectif existait mais il devient un nom, à connotation
évidemment péjorative, chez les adversaires du capitaine Dreyfus
pour désigner les partisans de ce dernier !). Est-ce là, sans
vouloir le dire, ni l’expliciter, ce à quoi veut se référer
Michéa ? Je constate qu’un autre contempteur des “élites
intellectuelles”, Louis Janover, évoque l’affaire Dreyfus (qu’il
qualifie de “purge républicaine”) en des termes qui peuvent se
rapprocher de ceux de Jean-Claude Michéa. Pour Janover l’affaire
Dreyfus “clôt en quelque sorte l’ère de la Sociale et lève le
rideau sur la scène de la politique”. Je rappelle que pour une
partie du mouvement ouvrier l’affaire Dreyfus résultait d’une
lutte entre deux factions rivales de la classe bourgeoise détournant
les socialistes (et le peuple) des vrais combats contre le système
capitaliste. C’était déjà regrettable, mais cela l’est encore
plus lorsqu’on retrouve pareille analyse chez l’un ou l’autre
de nos penseurs contemporains. Car ici en l’occurrence rien
n’exclut rien : on peut à la fois combattre mordicus le
capitalisme et s’insurger contre l’injustice (et c’était plus
qu’une injustice !) faite à Dreyfus. Il parait très possible que
Michéa (lecteur de Janover) souscrire à une telle interprétation
ou lecture de l’histoire. Rien de ce qu’il écrit par ailleurs ne
le démentirait. Mais en l’absence de tout développement michéen
sur l’affaire Dreyfus j’en resterai là.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
En revanche, notre
philosophe est particulièrement disert sur le libéralisme puisque
cette thématique prend pour lui le pas sur ses autres sujets de
prédilection dans ses deux derniers ouvrages. Sa thèse peut être
résumée ainsi : contrairement à la gauche et l’extrême gauche,
qui elles distinguent fondamentalement un libéralisme économique et
un libéralisme culturel (ce dernier défini par l’auteur comme
“l’avancée illimitée des droits et la libération permanente
des moeurs”), l’un et l’autre doivent être philosophiquement
unifiés. Ne pas le reconnaître, insiste Michéa, revient à faire
le jeu d’une pensée unique “dédoublée” qui croise en
permanence un discours économiquement correct (le libéralisme
économique) et un discours politiquement correct (le libéralisme
culturel). D’où les analyses de l’auteur pour inscrire depuis le
XVIIIe siècle la philosophie libérale dans un “tableau à double
entrée” : soit deux versions parallèles et complémentaires du
libéralisme.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Parler
de “libéralisme culturel” ne pouvait qu’entraîner Michéa à
se pencher sur la modernité qu’il définit curieusement dans
</span><span lang="en-US"><em>L’empire
du moindre mal </em></span><span lang="en-US">comme
une “étrange civilisation qui, la première dans l’Histoire, a
entreprit de fonder ses progrès sur la défiance méthodique, la
peur de la mort et la conviction qu’aimer et donner étaient des
actes impossibles” (sic). Une telle définition renseigne plus sur
la subjectivité de notre philosophe, et surtout sur l’une de ses
obsessions qu’elle ne nous éclaire sur la chose en question. On
finit par comprendre que la modernité (laquelle induit pour Michéa
“une image profondément négative de l’homme”) représente
l’exact contraire de la common decency. Nous voilà bien avancé !
Certes, Michéa subodorant la faiblesse des analyses de </span><span lang="en-US"><em>L’empire
du moindre mal</em></span><span lang="en-US">
(des contradicteurs l’ont sans doute aidés en ce sens) y consacre
un chapitre supplémentaire dans </span><span lang="en-US"><em>La
double pensée. </em></span><span lang="en-US">Ici
l’analyse devient étayée par des exemples précis, mieux venus,
empruntés à des “modernités secondaires” apparues dans le
courant de l’histoire. Pourtant, lorsque Michéa reprend le fil de
la réflexion ébauchée dans </span><span lang="en-US"><em>L’empire
du moindre mal, </em></span><span lang="en-US">à
savoir “le projet occidental moderne forgé dans le contexte de
guerre de religion”, notre philosophe se trouve de nouveau emporté
par sa verve polémique en décrivant les “différents
totalitarismes du XXe siècle” comme des “formes de modernité
non libérales”. Cette modernité consubstantiellement liée chez
Michéa au “libéralisme culturel” s’en séparerait ici par
l’on ne sait quelle opération du Saint-Esprit (à croire qu’il
souffle sur notre auteur) pour engendrer les deux totalitarismes du
XXe siècle !</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Michéa
parait plus convaincant dans son analyse du libéralisme lorsque il
évoque la tendance, dans nos sociétés contemporaines, du processus
de judiciarisation (en provenance des États Unis) qui tend à
opposer des groupes à d’autres groupes ou des personnes à
d’autres personnes. Michéa le traduit par la formule un tantinet
excessive “une nouvelle guerre de tous contre tous”, non sans
préciser que l’extension infinie des droits individuels, laquelle
rencontre nécessairement des résistances, y conduit. Trop de
liberté, en quelque sorte, mène au prétoire. Le dernier Michéa,
féru de psychanalyse, ajoute à cette “guerre de tous contre tous”
celle de “chacun contre lui-même”. Donc le libéralisme, non
content de faire de nous des procéduriers nous transforme en
schizophrènes. Que faire docteur ? Michéa ne le dit pas. Nous
aurons certainement la réponse dans l’un de ses prochains
ouvrages. Cette “guerre de tous contre tous”, pour y revenir,
s’exprime concrètement pour notre philosophe à travers par
exemple “les effets anthropologiques quotidiens induits par la
transformation capitaliste de l’être humain en </span><span lang="en-US"><em>automobiliste
</em></span><span lang="en-US">“.
Soit, mais alors que faire de ceux qui, comme l’auteur de ces
lignes, n’auraient ni automobile ni même le permis de conduire ?
En quoi ceci les concernerait (anthropologiquement parlant) ? Michéa
emporte davantage la conviction quand il aborde la question sous
l’angle du tabac, puisque les non fumeurs se trouvent ici davantage
concernés.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Le
libéralisme culturel et la modernité sont par conséquent tenus
responsables pour Michéa de “l’abandon définitif de la </span><span lang="en-US"><em>question
sociale </em></span><span lang="en-US">“.
Nous lui laissons la responsabilité d’un pareil constat. A vrai
dire, comme on le découvrira dans la seconde partie, l’analyse
michéenne du libéralisme nous conduit via le “capitalisme
moderne” à mai 68.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Dernière
thématique à être ici abordée, celle dont il est question dans
les paragraphes suivants n’a rien de véritablement original chez
Michéa et ne sera donc pas prioritairement traitée depuis les
ouvrages de notre philosophe. Je m’y référerai cependant pour
apporter ici ou là quelque précision utile ou relancer si besoin
est la discussion.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Il
parait de bon ton dans des sphères ou des milieux qui, par le passé
- un passé relativement récent - usaient, voire abusaient des
références révolutionnaire ou radicale (dans la mesure ou l’une
n’excluait pas l’autre) de trouver des individus se disant
aujourd’hui “conservateur”, et même (par goût inversé de
l’extrémisme) “réactionnaire”. Même si les personnes
décrites ci-dessus ne revendiquaient nullement une appartenance au
camp des gauches (ou tenaient à s’en distinguer), elles se
gardaient bien de reprendre en ce qui les concernaient de telles
épithètes pour le moins péjoratives en ce temps-là encore là à
leurs yeux. Il y aurait donc comme un changement de paradigme qui, de
part ces inversions, transforme le plomb et or, et réciproquement.
Sachant que c’est plus particulièrement le “progressisme” qui
se trouve ici voué aux gémonies tandis que les références au
conservatisme et à la réaction cessent d’être négatives. On
remarque, non sans ironie, que parmi ces plaignants nombreux sont
ceux qui usent de l’adjectif “progressif” en reprenant à
l’intonation près le mode d’accusation jadis réservé au type
“réactionnaire”. Dans cette histoire Michéa joue le rôle d’un
vulgarisateur. D’autres l’ont précédé, nous verrons plus loin
lesquels. Dans </span><span lang="en-US"><em>L’enseignement
de l’ignorance </em></span><span lang="en-US">les
terminologies “conservateur” et “réactionnaire” sont
décrites comme “les deux figures par excellence de l’incorrection
politique”. L’astuce michéenne consistant à l’expliquer par
l’impositon du Spectacle. Dans ses autres ouvrages Michéa revient
sur ce qu’il appelle “la croyance au caractère conservateur de
l’ordre économique et libéral” des militants de gauche et
d’extrême-gauche. </span>
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Mettons de coté
Philippe Muray, qui n’est pas à proprement parler l’un des
inspirateurs de Jean-Claude Michéa. En revanche Christopher Lasch,
qui doit son actuel crédit aux efforts déployés par Michéa et les
éditions Climats pour faire connaître son oeuvre en France, en fait
incontestablement partie. D’aucuns estimant même que tout Michéa
vient de Lasch pourraient me reprocher de consacrer trop de place à
la copie alors que l’original se trouve mis aujourd’hui à la
disposition du lecteur de langue française. Je répondrai d’abord
que Michéa doit certes beaucoup à Lasch mais qu’il a su adapter
la pensée du philosophe américain à la spécificité hexagonale.
Et puis la copie finit parfois par l’emporter sur l’original.
L’exemple durant la dernière campagne présidentielle de Sarkozy
et le Pen apporte la preuve que les électeurs peuvent légitimement
préférer la première à la seconde.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Parmi
les autres références il en est une, moins revendiquée, qui peut
le cas échéant prendre la forme d’un compagnonnage (du moins chez
Michéa) : je veux parler de la proximité de notre philosophe avec
le courant anti-industriel. J’ai consacré un petit essai (</span><span lang="en-US"><em>Du
temps que les situationnistes avaient raison </em></span><span lang="en-US">(</span><span lang="en-US"><strong>3</strong></span><span lang="en-US">)</span><span lang="en-US">)
à la principale composante de ce courant et, comme je l’ai déjà
dit plus haut, j’y renvoie le lecteur. Ici Michéa cite volontiers
dans ses ouvrages Jaime Semprun, René Riesel et Jean-Marc Mandosio
sans pour autant faire sien l’impératif catégorique : “Il n’y
a plus rien à faire, et de toute façon c’est déjà trop tard”.
C’est dire que sa montre ne s’est pas arrêtée au XIXe siècle
lors de l’avènement de la révolution industrielle : accréditant,
par cela même, l’idée que tous les malheurs de l’humanité
proviennent de cette industrialisation. C’est aussi dire que Michéa
ne souscrit pas non plus à quelque “fin de l’histoire” jamais
dite en tant que telle, et encore moins revendiquée, mais qui reste
indéfectiblement liée à l’impératif catégorique énoncé plus
haut. Cette “proximité” s’explique davantage par des aversions
ou ennemis communs au sein desquels le “progressisme” figure à
la première place.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">La
notion de “progrès” on le sait n’a pas bonne presse de nos
jours pour de bonnes et mauvaises raisons. Les premières sont bien
connues depuis la fin des années 60, date d’une première prise de
conscience écologique, laquelle, parallèlement, entraînait la
critique, ou la mise en accusation des sciences, techniques et
technologies. Pour prendre un exemple critique que cite Jean-Claude
Michéa dans </span><span lang="en-US"><em>L’enseignement
de l’ignorance </em></span><span lang="en-US">(avec
lequel je tiens pour une fois à manifester mon accord), l’ouvrage
d’Alain Roger </span><span lang="en-US"><em>Court
traité du paysage </em></span><span lang="en-US">avait
également attiré mon attention lors de sa parution en 1997. Cet
esthéticien insiste dans son livre sur la distinction entre paysage
et environnement. Il importe à cet auteur de démontrer que le
paysage “est toujours une invention historique et essentiellement
esthétique” qui ressort d’un phénomène “d’artialisation”
: ce dernier désignant des opérations in situ (l’oeuvre des
jardiniers, des paysagistes, du Land Art) ou in visu (celles des
peintres, des écrivains, des photographes). Par conséquent, pour
Roger, “il ne saurait y avoir une science du paysage”. Ce qui
n’est pas pour lui le cas de l’environnement, “concept récent,
d’origine écologique, et justifiable, à ce titre, d’un
traitement scientifique”. La distinction parait fondée : il semble
préférable, pour bien s’entendre, de ne pas confondre l’un avec
l’autre. A l’appui de cette thèse, “le paysage s’invente,
n’est pas une notion figée”, Alain Roger cite à contrario un
exemple caricatural, celui de la </span><span lang="en-US"><em>Charte
architecturale et paysagère </em></span><span lang="en-US">de
la région Auvergne. Cette charte recommande la plantation
“d’essences locales et non exotiques” et celles “de
feuillages caducs et non persistants”. Une recommandation qui
rappelle à Roger de fâcheux souvenirs, ceux laissés par les
paysagistes du Troisième Reich qui réclamaient une “guerre
d’extermination” contre les essences étrangères menaçant la
pureté du paysage allemand. Pour aller dans le sens de la thèse
d’Alain Roger, les pins, qui donnent aujourd’hui ce cachet
particulier à la forêt de Fontainebleau, ont été plantés à la
fin du XVIIIe siècle. Nous avons là une illustration du paysage
comme “invention historique”. J’ajoute qu’Adolphe Alphant, le
maître d’oeuvre des parcs parisiens du Second empire, faisait
l’éloge des plantes exotiques et prescrivait de les “entretenir
avec tous les soins que réclame cette aristocratie végétale”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Alain
Roger dérape, en quelque sorte, lorsque son </span><span lang="en-US"><em>Court
traité du paysage </em></span><span lang="en-US">abandonne
la réflexion historique et esthétique pour manifester son aversion
à l’égard de l’écologie. Ou comment, partant d’une analyse
fine et pertinente (sur l’histoire du paysage), il en vient à
prendre le contre-pied des discours écologiques pour dénoncer le
“conservatisme” de leurs discours de préservation, de protection
et de sauvegarde du paysage. Il faut vivre avec son temps, insiste
Roger, et ne pas se “recroqueviller sur le passé”. Et ne pas
figer la “pratique paysagère” en musée afin “d’inventer
l’avenir” et “de nourrir le regard de demain”. La présence
d’Alain Roger au sein du “Comité d’experts Environnement et
paysage” mis en place par la direction des routes au ministère de
l’Équipement, explique en partie les positions de notre
esthéticien. Curieusement, à aucun moment, Roger ne se réfère à
la loi du 2 mai 1930 sur les monuments naturels et les sites dont la
conservation et la préservation présentent un intérêt général
du point de vue “artistique, historique, scientifique, légendaire
et pittoresque”. Cette loi permet d’inscrire les sites qui
mériteraient d’être protégés, puis de les classer. Une
procédure qui, on le sait, a permis de sauvegarder des sites menacés
par des intérêts privés. Jusqu’à un certain point, certes, si
l’on met par exemple des deux cotés de la balance, d’une part le
projet Eurodisney, et de l’autre le classement du site de la crête
de Chalifert (situé à proximité, et célébré par des peintres
paysagistes du XIXe siècle) : soit la lutte du pot de fer et du pot
de terre. Un exemple parmi d’autres d’une situation où l’État
bafoue la légalité qu’il est censé défendre.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Le paysage est une
invention, soit. Mais il importe alors de distinguer paysage et
paysage. Car tous les paysages ne sont pas soumis au même phénomène
d’artialisation. Pour certains cela ne prête guère à conséquence
: on reste dans le domaine du commun, de l’ordinaire et du convenu.
D’autres par contre se cristallisent en quelque sorte à travers le
regard que des artistes, des écrivains, ou tout simplement les
passants portent sur eux. Cette élaboration, cette reconstruction
sont celles d’un imaginaire. A moins d’être une brute ou un
butor on ne peut pas vivre sans imaginaire. La destruction d’un
site s’avère par conséquent préjudiciable à tous (en exceptant
ceux qui bien entendu en tirent un profit pécuniaire ou autre). On
comprend mieux maintenant l’oubli chez Alain Roger du mot “site”.
Puisque ce dernier renvoie à la fois au paysage et à
l’environnement (ici en raison du caractère particulier que lui
confère la loi du 2 mai 1930). La distinction qu’il convenait de
souligner, du point de vue sémantique, et pour toutes les bonnes
raisons évoquées plus haut, vole en éclat dés lors que nous
l’abordons sous l’angle d’un site. Comment ne pas évoquer
quelque duplicité, ou une volonté de noyer le poisson quand des
propos, à l’origine pertinents sur les plans historiques et
esthétiques, finissent par servir des intérêts privés ou
prétendument publics. Doit on rappeler que le moindre de ces projets
devrait faire l’objet, au préalable (y compris par l’imposition,
et cela sans lésiner sur les modes d’actions, mêmes violentes),
d’un débat et d’une consultation avec tous les intéressés.
Mais on aura compris que des arguments et des démonstrations du type
Alain Roger justifient par avance l’affairisme et ses complicités.
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Ce
n’est pas par hasard que je me suis livré à ce long commentaire
sur </span><span lang="en-US"><em>Court
traité du paysage </em></span><span lang="en-US">car
il contient les prémices de l’un des aspects de la question qui
nous occupe ici. Dans </span><span lang="en-US"><em>Du
temps que les situationnistes avaient raison, </em></span><span lang="en-US">au
sujet d’un échange polémique entre Jaime Semprun et Norbert
Trenkle (l’un des animateurs de la revue </span><span lang="en-US"><em>Kristis
</em></span><span lang="en-US">),
je constatais : “On voit parfaitement ce qui sépare Semprun et
Trenkle. Là où le premier, pour expliquer le monde tel qu’il ne
va pas, se focalise sur la production industrielle et les nouvelles
technologies, le second, partant des contradictions entre forces
productives et rapports de production, tente de définir le cadre qui
permettrait de mettre la science et les technologies à l’épreuve
des choix par lesquels nous aspirons à vivre dans une société plus
libre, plus juste, plus solidaire, plus riche en potentialités
diverses. C’est aussi la question de la </span><span lang="en-US"><em>démocratie
</em></span><span lang="en-US">
qui est posée ici. Il faudra bien y revenir”.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Nous y revenons.
Non sans avoir précisé préalablement que les sciences et
techniques ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi. Une confiance
absolue (la position technophile) est aussi condamnable que
l’affirmation d’un refus tout aussi absolu (la position
technophobe). La critique bien entendu prévaut dans ce monde
célébrant l’horizon indépassable des nouvelles technologies.
Celles-ci, il va de soi, génèrent des formes inédites de
dépendance et d’aliènation. Mais après tout la comparaison
s’impose, en terme de nocivité, avec l’aliénation religieuse du
monde préindustriel (décrit par d’aucuns comme “un âge d’or”).
Les théoriciens anti-industriels, les auteurs des éditions de
“L’encyclopédie des Nuisances”, et le premier cercle de leurs
lecteurs savent pertinemment - mieux que quiconque même ! - que l’on
ne reviendra jamais en arrière, c’est à dire aux temps
préindustriels. Ils ne défendent pas une utopie dans le sens par
exemple de Fourier et des utopistes les plus conséquents : à savoir
la figure d’un monde comme objet de désir, à la fois inaccessible
et relevant d’une nécessité, désirable car inaccessible,
réalisable de part cette nécessité.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Donc, dans la
société que j’appelle, que nous appelons de nos vœux, l’usage
des sciences, techniques et technologies devient l’un des éléments
d’une discussion plus globale sur ce qui serait utile ou pas pour
l’humanité. Il ne s’agit pas ici de trancher en ce sens, ou de
décliner des préférences, mais de définir le cadre dans lequel
cette discussion pourrait ou devrait avoir lieu. Parler par
conséquent de démocratie suppose que les thèmes relevant de cette
discussion soient débattus par tous dans la vie de tous les jours,
et d’une manière que l’on aimerait décisive dans un contexte
d’affrontement, au travers d’un mouvement social, et pour le
mieux au sein d’assemblées prenant la forme de conseils dans les
entreprises, les quartiers et les institutions de toutes sortes. Il
ne s’agit donc pas, on l’a compris, de “débats citoyens”
organisés par le pouvoir en place ou un collège d’experts. Cette
discussion doit cependant avoir lieu préalablement, et dans les
formes requises pour générer les conflits de demain. J’ajoute que
la question de la démocratie (que je ne fait qu’aborder), de la
manière dont elle se trouve énoncée ici, est très naturellement
et très logiquement absente des ouvrages des auteurs du courant
anti-industriel, puisque en aucun cas ce monde ne peut être pour eux
transformé. Tout comme elle n’apparaît pas dans les livres de
Michéa. Là les raisons sont plus complexes, mais on peut avancer
que les développements michéens sur la common decency lui
permettent de faire l’impasse sur la question, ou “de botter en
touche” (pour reprendre une métaphore sportive).</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
L’infortune que
rencontre depuis une trentaine d’années la notion de progrès
prend toute sa dimension si on la compare à la fortune du mot, de la
notion, du concept durant le XIXe siècle et la plus grande partie du
XXe. Parler de progrès allait alors de soi (du moins dans le camp de
la gauche) : “progrès scientifique” et “progrès social”
marchant d’un même pas. Parmi plusieurs définitions le Robert
évoque un “développement en bien”. Puis vint le temps de la
suspicion : principalement en raison de la prise de conscience
écologique évoquée plus haut. Pour le coup la notion de progrès
scientifique, ce développement du bien, s’en trouvait ébranlée.
Et avec elle le crédit jusqu’alors accordé aux technologies
censées contribuer à l’amélioration du genre humain. La science,
ou un certain usage de la science faisait l’objet d’accusations,
y compris par des membres de la communauté scientifique. Cependant,
par une ruse de l’histoire, la critique légitime de ce progrès-là,
celle des sciences, techniques et technologies, s’est élargie à
la notion de progrès en général. Il y a sous cet angle comme une
collusion entre des courants de pensée qui n’ont pas ou peu de
choses en commun, sinon dans la dénonciation réitérée du Progrès
devenu une sorte de Grand Satan à l’échelle occidentale. C’est
là qu’il faut distinguer, et bien distinguer.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Les
écrivains, les premiers, ont fustigé le progrès. Baudelaire dans
un célèbre fragment de </span><span lang="en-US"><em>Fusées
</em></span><span lang="en-US">lui
reproche d’atrophier “en nous toute la partie spirituelle”.
Flaubert crée avec l’apothicaire Homais un type universel : le
parangon de ceux qui au nom de la science et du progrès dessinent
les contours d’une sinistre société hygiéniste. Plus tard
Benjamin, dans </span><span lang="en-US"><em>Sur
le concept d’histoire</em></span><span lang="en-US">,
le métaphorise à travers l’analyse d’un tableau de Klee. Sur un
plan plus philosophique, sans vouloir remonter à Nietzsche, juste
après la Seconde guerre mondiale Adorno insistera dans </span><span lang="en-US"><em>Minima
moralia </em></span><span lang="en-US">sur
le “caractère double du progrès” en précisant qu’il avait
“toujours développé le potentiel de liberté en même temps que
la réalité de l’oppression”. C’est ce que chacun devait avoir
en tête dans la moindre discussion sur la notion de progrès.
Celui-ci n’est pas uniquement associé aux sciences, techniques et
technologies, mais englobe tous les aspects de l’activité humaine.
Il faut </span><span lang="en-US"><em>progresser
</em></span><span lang="en-US">vers
plus de liberté, d’égalité, de solidarité, de richesse
intérieure, pour s’affranchir des pouvoirs, des idéologies, de la
raison raisonnante. Il conviendrait en amont de se prémunir contre
les “amis” et les “ennemis” du progrès. Et donc de ne pas
prendre des vessies pour des lanternes. Ni même, pour finir sur
Jean-Claude Michéa, des lanternes pour des vessies.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US"><br /><br /></span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US"><em><br /><span class="Apple-style-span" style="font-style: normal;">2) COMMENT ARRAISONNER </span>L'ARROGANCE DU PRÉSENT</em></span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US"><br /></span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">On
l’a maintes fois relevé : mai 68 fait régulièrement l’objet
d’une confiscation par quelques uns de ceux que l’on a appelés
les soixante-huitards. La parution en 1987 du premier volume de
</span><span lang="en-US"><em>Génération
</em></span><span lang="en-US">(“Les
années de rêve”) de Patrick Rothman et Hervé Hamon initie en
quelque sorte un genre qui, sous les formes biographique,
autobiographique, ou celle de l’essai, voire du pamphlet, va
périodiquement constituer un événement éditorial, ou alimenter
les pages “dossiers” des presses quotidienne, hebdomadaire ou
mensuelle, ou encore ceux des débats radiophoniques et télévisés
(ou encore des documentaires donnant l’occasion de revoir encore
les mêmes images d’archives). Les principaux protagonistes de
cette “saga” figurent d’ailleurs en bonne part parmi les
“sources” indiquées à la fin du second volume de </span><span lang="en-US"><em>Génération
</em></span><span lang="en-US">(“Les
années de plomb”, paru en 1988), et immanquablement dans l’index
recensant les personnages cités dans ces deux volumes.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Serge
Quadruppani écrit dans “Mai 68, le gadget triomphant et l’utopie
nécessaire” : “Si on veut le détail de l’affaire, on peut
lire cette saga des parvenus qu’est </span><span lang="en-US"><em>Génération
</em></span><span lang="en-US">de
Hamon et Rothman. Ce petit monde des chefaillons gauchistes devenus
petits potentats réalistes a ses réseaux, ses tics de langage, ses
codes (par exemple les allusions, avec rire malin obligatoire, aux
différends entre groupuscules, aux exploits de leurs gros bras et au
prolétariat - ce dernier mot déclenchant particulièrement
l’hilarité). Il n’est pas étonnant que ces soixante-huitards-là
aient beaucoup fait pour transformer mai 68 en gadget, et qu’ils
aient participé avec ferveur à ce qui est le comble de refoulement
d’une mémoire vivante : la commémoration”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Commémoration
est le mot qu’il convient de retenir puisque la parution de
</span><span lang="en-US"><em>Génération
</em></span><span lang="en-US">précédait
le vingtième anniversaire de mai 68. Le premier et non le dernier à
faire figure d’évènement médiatique. Le trentième anniversaire
surpassa même le précédent du point de vue de l’écho recueilli.
Le quarantième fut lui précédé un an plus tôt par le fameux
discours de Sarkozy du 30 avril 2007 à Bercy, en grande partie
consacré à mai 68. Je ne m’attarderai pas sur l’évolution de
quelques uns des protagonistes de mai 68 ou de la saga </span><span lang="en-US"><em>Génération
</em></span><span lang="en-US">(de
Cohn-Bendit à Geismar, en passant par Sauvageot, Castro, Gluskmann,
July, Krivine, le Dantec, Victor, Weber...). Elle est bien connue et
tout le monde sait aujourd’hui de quoi il en retourne. </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">J’évoquais
plus haut la naissance d’un genre éditorial : mai 68 (voire la
première moitié des années 70) réécrit et parfois corrigé par
quelques uns des acteurs de l’époque. La dernière pièce à venir
compléter ce volumineux dossier, </span><span lang="en-US"><em>L’arrogance
du présent </em></span><span lang="en-US">(sous
titré : “Regard sur une décennie 1965 - 1975), a comme auteur
Jean-Claude Milner. Ce linguiste réputé, auteur d’une dizaine
d’ouvrages (dont certains fort remarqués), avait deux ans plus tôt
créé un mini-scandale dans l’émission “Répliques” sur
France-Culture (animée par Alain Finkielkraut) en traitant l’ouvrage
de Bourdieu et Passeron, </span><span lang="en-US"><em>Les
héritiers, </em></span><span lang="en-US">de
“livre antisémite”. Interrogée, Élisabeth Roudinesco n’y vit
pour sa part “qu’un lapsus”. Dans pareil cas vous et moi seriez
traités de tous les noms, mais venant d’un penseur de l’importance
de Milner il ne pouvait s’agir que d’un regrettable lapsus ! Des
intellectuels représentant différentes disciplines réagissent
cependant contre les propos “absurdes et ridicules”,
symptomatiques “de la vacuité du débat intellectuel et politique”
dans une tribune publiée par </span><span lang="en-US"><em>Libération.
</em></span><span lang="en-US">Contacté
par </span><span lang="en-US"><em>Le
Monde, </em></span><span lang="en-US">Milner
répondait en évoquant “une provocation qui vise à faire penser”
qu’il ne regrettait pas. Ceci permettant de “faire relire de
façon sérieuse et loyale les textes de Bourdieu” (sic). Nous
avons là comme un concentré de la méthode très particulière,
paradoxale dirions nous, de Jean-Claude Milner. Cette anecdote parait
particulièrement bien choisie pour présenter le personnage. Même
si l’outrance milnérienne s’explique ici in fine par l’élément
biographique suivant : “Moi-même je suis l’exemple type de ce
qu’on appelle l’élite méritocratique ! Or de quoi suis-je
l’héritier ! Mes parents n’avaient pas d’argent, et le
français n’était pas leur langue maternelle”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Cette
péripétie m’incite à dire un mot, et plus sur l’un des
précédents ouvrages de Milner paru en 2003. </span><span lang="en-US"><em>Les
penchants criminels de l’Europe démocratique </em></span><span lang="en-US">(premier
volet d’un triptyque comprenant </span><span lang="en-US"><em>Le
juif de savoir </em></span><span lang="en-US">et
</span><span lang="en-US"><em>L’arrogance
du présent </em></span><span lang="en-US">),
qui n’avait pas été sans provoquer des réactions très
contrastées (l’un des commentateurs n’hésitant pas à parler
d’un “livre admirable et odieux à la fois”). Il faut dire que
la thèse défendue par Milner est très hardie, pour parler par
euphémisme. Je la résume en quelques lignes. En demandant la paix
au Moyen-Orient, donc en privilégiant une solution pacifique et
négociée au conflit israélo-palestinien, les démocraties
européennes œuvrent en réalité à la destruction de l’état
d’Israël. Cette paix que l’on présente comme la seule solution
possible résulte de l’extermination des Juifs. L’Europe des
lendemains de la Seconde guerre mondiale s’étant unie en raison du
génocide nazi. Cependant cette union dans la paix et la démocratie
n’avait pu s’effectuer qu’une fois débarrassée du peuple
faisant obstacle à la réalisation du projet européen, à savoir le
peuple juif. On imagine sans difficulté le profit que d’aucuns
peuvent retirer de ce genre de thèse. </span>
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Jean-Claude Milner
est un homme intelligent et un brillant écrivain. Nul ne contestera
le brio de cet intellectuel. Ajouter que l’on est totalement en
désaccord avec la thèse exposée ci-dessus parait même secondaire.
Il s’agit d’une vision pour le moins délirante de l’histoire.
Milner fascine une partie de la gente intellectuelle (Michéa
compris). C’est, toute proportion gardée, quelque chose de ce
genre qu’exerçait autrefois Lacan, ou qui malgré tout (et
pourtant !) perdure encore aujourd’hui au sujet d’Heidegger :
“disciples” et “lecteurs enthousiastes” en viennent à
prendre au pied de la lettre (volée certes chez Lacan) des
propositions pour le moins paradoxales, un tantinet fumeuses ou d’un
ésotérisme pas plus avoué qu’assumé.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">L’un
des chapitres des </span><span lang="en-US"><em>Penchants
criminels de l’Europe démocratique </em></span><span lang="en-US">s’intitule
“La solution définitive”. La première phrase donne le ton : “le
consensus s’énonce ainsi et Hitler ne l’a pas inventé : en fait
il est déjà lisible dans </span><span lang="en-US"><em>La
question juive </em></span><span lang="en-US">de
Marx”. En avançant dans ce chapitre la lecture devient malaisée,
voire plus. Car il faut être profondément naïf ou d’une
duplicité à toute épreuve pour ne pas entendre dans la réitération
du terme “solution définitive” celui de “solution finale”.
On y lit que les Lumières, l’Aufkläring et l’État nation des
droits de l’homme de 89 préparaient la future extermination des
Juifs : l’Europe moderne ne pouvant se réaliser qu’en “réglant”
le problème juif. Les Lumières l’ont posé, et Hitler a trouvé
la solution permettant de le résoudre. </span>
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Habilement, pour
aborder le conflit israélo-arabe, Milner ne veut pas tant opposer
“la guerre à la paix” que “la victoire et la défaite”.
L’auteur sort alors de sa besace un “paradigme civilisé” qu’il
fait remonter à 1815 pour l’Europe. Avec cette grille de lecture
l’histoire apparaît d’une simplicité enfantine. L’Allemagne
vainqueur de 1870 devient la nation barbare par excellence et la
France vaincue “le pays de la justice”. Exit les politiques
impérialistes (des quatre grandes nations européennes), le jeu des
alliances et les évolutions géopolitiques pour expliquer 1914. Au
sujet de la défaite allemande de 1918, Milner évoque
“l’extraordinaire opération de propagande” de la France depuis
1870. Et d’ajouter “Si grande est l’efficace du paradigme
civilisé quand on sait s’en servir”. Mais pas un mot sur le
traité de Versailles ! Milner sort maintenant de son chapeau un
“paradigme 45” (l’exact contraire, selon l’auteur, du
“paradigme civilisé”). A savoir, la victoire est belle, la
défaite honteuse. Ainsi la victoire peut résoudre définitivement
le problème et incarner la justice : lequel problème “vient des
révolutions modernes et plus particulièrement de Staline”. Ce
dernier nom suffit, précise Milner, à “irrémédiablement
disqualifier” ce paradigme. Le terrain ainsi balisé l’auteur
écrit sans sourcilier : “L’europe ne peut pas ne pas désirer la
disparition d’Israël qui est le nom de sa propre honte”. Soit le
moment choisi pour brandir alors un “paradigme palestinien”.
C’est, nous explique l’auteur, le paradigme européen revu par
les guerres de libération nationale.
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">A
ce stade le propos (alors délirant, ou d’un équilibriste de haut
vol, selon les versions) devient réducteur, caricatural et
méprisant. Le masque tombe. L’impression de “déjà lu” prend
le pas. Par exemple quand Milner affirme que l’Europe n’est plus
l’Europe dés lors qu’on veut l’élargir aux pays du sud de la
Méditerranée et du Proche Orient. Ici l’auteur fait retour sur sa
thèse centrale lorsqu’il avance que “la disparition d’Israël
est sensée ouvrir la voie d’une réconciliation entre les hommes
de bonne volonté : dans la forme de la paix pour l’Europe, dans
les formes du djihad pour les musulmans”. Citions, pour finir, la
dernière phrase des </span><span lang="en-US"><em>Penchants
criminels de l’Europe démocratique </em></span><span lang="en-US">(devenue
depuis un leitmotiv milnérien) : “L’antijudaisme sera la
religion naturelle de l’humanité à venir”. Une sentence qui
aurait quelque pertinence dans la mesure où le conflit
israélo-palestinien ne déboucherait pas à court ou moyen terme sur
une solution pacifique et négociée. Ce à quoi s’emploie Milner,
on l’a compris, sur un mode qui relève du “terrorisme
intellectuel”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Le
même Jean-Claude Milner s’est retrouvé en 2004 au coté des
“psys” (ceux de la Cause freudienne, du moins) partis en guerre
contre “l’amendement Accoyer”, lequel entendait réglementer le
champ des psychothérapies dans l’hexagone. Lors d’un meeting
organisé par les promoteurs de cette “contestation”, Milner,
rapporte </span><span lang="en-US"><em>Le
Monde, </em></span><span lang="en-US">“prophétisa
l’avènement du pire : un état totalitaire, assoiffé de fiches,
prompt à planifier le contrôle des âmes et le dressage des corps,
bref l’éradication de toute liberté (...) A la fois vertigineuse
et apocalyptique, entretenant avec le réel des rapports plutôt
équivoques, cette parole enflamma alors les larges masses
psychanalytiques”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Après
ce long préambule, j’en viens donc au dernier livre de Jean-Claude
Milner, </span><span lang="en-US"><em>L’arrogance
du présent. </em></span><span lang="en-US">Cet
ouvrage traite de mai 68, du gauchisme, du maoïsme de la Gauche
Prolétarienne, avant de faire le lien (via “le Juif de
révolution”) avec ce que Milner appelle “le nom juif”. Ces
pages peuvent être qualifiées d’originales, de singulières ou
d’insolites si on les compare aux habituels écrits des
soixante-huitards sur la question. Ceci à titre comparatif, car
cette “originalité”, comme nous en avons eu un aperçu avec </span><span lang="en-US"><em>Les
penchants criminels de l’Europe démocratique, </em></span><span lang="en-US">n’hésite
pas le cas échéant à prendre l’histoire à contre-pied ou à
s’en affranchir. C’est dire que les analyses de Milner ne
résistent pas toujours à l’examen des faits.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
L’auteur, qui
entend faire et bien faire la distinction entre mai 68 et le
gauchisme, affirme d’emblée que “Mai 68 et le gauchisme ont été
l’affaire de la petite bourgeoisie intellectuelle et de personne
d’autre”. Cela commence mal mais poursuivons. En route pour 68
avec dans ses poches des biscuits qui ont pour nom Sartre, Althusser
et Lacan, le jeune Jean-Claude Milner aborde le joli mois de mai.
Partant d’une citation connue de Retz sur la Fronde, Milner lui
fait subir une légère distorsion, enfin juste ce qu’il faut pour
remplacer “peuple” et “rois” par “gouvernés” et
“gouvernements” : ce qui renvoie au couple actif / passif. Une
vieille histoire, poursuit l’auteur, entre les défenseurs et les
contempteurs de la démocratie. Un conflit que la pensée politique
moderne tenterait de surmonter à l’aide d’une figure, celle de
“l’acteur permanent” : soit le peuple, soit la classe, soit
les masses, soit l’État, c’est selon.
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Ici
Karl Marx entre en scène. Après un propos fort alambiqué sur
l’obligation faite à Marx de conserver aussi longtemps que
possible une “position active”, Milner nous assène : “Comme en
passant, il (Marx) forge l’expression </span><span lang="en-US"><em>dictature
du prolétariat, </em></span><span lang="en-US">que
Lénine repéra au fil des textes et dont il fit la pierre angulaire
de sa philosophie politique”. Milner aurait tenu pareil propos
autrefois, du temps de sa belle jeunesse althussérienne, on
comprendrait. Ceci faisait partie de la doxa. Mais aujourd’hui !
Comment ici ignorer que Marx n’a que très incidemment fait mention
de cette notion de “dictature du prolétariat”. Elle ne figure
que dans une lettre de 1852 adressée à Joseph Weydemeyer, et dans
les notes critiques sur le programme social-démocrate de Gotha (en
1875) : aucun des ouvrages connus de Marx ne la mentionne </span><span lang="en-US"><strong>(4)</strong></span><span lang="en-US">.
Cette terminologie appartient exclusivement au vocabulaire
marxiste-léniniste, le seul que connaissait et qu’a retenu Milner.
On ne peut également exclure Engels d’une part de responsabilité.
Après la mort de Marx, rappelons que Engels écrivait dans la
préface de l’édition de </span><span lang="en-US"><em>La
guerre civile en France </em></span><span lang="en-US">que
la commune de Paris “était la première application de la
Dictature du prolétariat”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">En
tout cas la moisson milnérienne se révèle particulièrement maigre
et décevante : le bon grain que Miner croit avoir récolté s’avère
être de l’ivraie. </span><span lang="en-US"><em>L’arrogance
du présent </em></span><span lang="en-US">confirme,
si besoin était, que la montre de Jean-Claude Milner s’est arrêtée
en 1975 pour tout ce qui concerne ce questionnement politique :
celle, en l’occurrence, d’une lecture althussérienne de Marx
déjà plombée avant la mort du philosophe. Mais l’essentiel est
ailleurs : il fallait à Milner ce Marx là pour, en lui attribuant
la paternité de l’expression “dictature du prolétariat”,
énoncer que le prolétariat “doit être le seul être
politiquement actif. Il doit être l’Acteur permanent”. Le reste
de la démonstration coule de source. l’Acteur permanent ne sera
pas l’État, ni le peuple, mais un grand Autre : “Seule demeure
l’action permanente exercée, en forme de contrainte, sur des
classes disparaissantes et de plus en plus passives”. Ici nous
comprenons mieux à quoi sert le couple actif / passif sert puisque
Marx, nous dit Milner, ne fait qu’inverser les signes de la
philosophie classique. Là où Marx se plaît à louer la révolution,
en réalité il n’y croit pas : d’où chez lui cette “posture
esthétique”. Damned ! Et Milner d’ajouter, comme un vulgaire
Gluskmann : “Qu’on lise ses commentaires sur la Commune. Je ne
reviens pas sur la suite ; elle est connue. Disons que des millions
de personnes ont payé cher l’irréflexion marxiste touchant
l’opposition actif / passif en politique”.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Tout ceci,
j’insiste, partant d’une analyse infondée sur Marx et la
dictature du prolétariat. Pourtant nous n’avons pas terminé avec
le couple actif / passif. On finit par subodorer que Marx n’est ici
qu’un prétexte. Car Milner règle des comptes. La vulgate
marxiste-léniniste a beau avoir perdu de sa superbe, l’auteur nous
prévient que l’opposition actif / passif n’en continue pas moins
de fonctionner comme aux plus beaux jours. S’ensuit un morceau de
bravoure, l’un de ceux qui ont fait la réputation de Jean-Claude
Milner auprès d’un certain public. Et puisqu’il s’agit ici de
pourfendre “la plus récente catéchèse progressiste”, ce n’est
pas un public mais des publics (rebonjour Michéa !) qu’il faudrait
mentionner. De nouveau l’Acteur permanent reçoit une volée de
bois vert. Maintenant il ne renvoie plus à une classe sociale, mais
à “un état d’esprit, qui devrait subsister en chacun, même
quand on n’y pense pas”. Alors Milner bastonne à tour de bras
car cet Acteur permanent est tout à la fois un duplice, un arrogant
et un imbécile qui “pourchasse avec acharnement toute marque
d’intelligence chez autrui” (suivez mon regard). Immergé dans la
“passivité permanente” l’Acteur permanent n’en finit pas de
revendiquer “l’idéal d’activité”. Mais encore ? : “Esprit
citoyen, passion de l’égalité, ouverture à l’autre, démocratie
participative, devoir d’imbecillité, autant de produits dérivés
de ce mélange de gloriole et de mépris”. Calmez-vous Milner,
reprenez vos esprits ! Ce n’est plus un “Acteur permanent” que
vous nous décrivez là mais une auberge espagnole !
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Rangeant
son gourdin, Jean-Claude Milner nous apprend alors que “Mai 68 a
renversé tout cela”. On ne comprend plus rien. Un événement
vieux de quarante ans aurait renversé une opposition actif / passif
dont on vient de nous dire à l’instant qu’elle continuait
d’organiser aujourd’hui des discours ! Comprenne qui pourra !
Passons, puisque dans la foulée de ce tour d’illusionniste, Milner
laisse entendre que mai 68 aurait posé la question autrement. Notre
auteur le formule ainsi : la position de mai 68 se place en dehors de
la relation d’autorité et est d’emblée politique. Ce qui
revient à dire : en mai 68 il s’agit de sortir de la relation
actif / passif pour “la faire exploser”. Comme l’exprime Milner
dans son jargon : “La grande chasse à l’Acteur permanent prit
fin. Pour un temps”. Bref, avec mai 68 exit l’école de la
passivité : l’activité trouve sa légitimité à travers les
formes multiples qui redessinent la carte du territoire. Et Milner de
terminer ce chapitre sur ces mots : “Mai voulait créer une société
de maîtres, où il n’y eut pas un seul esclave”. Nous sommes
bien d’accord. Raoul Vaneigeim également puisque cette formule
(moins la référence à mai) vient du </span><span lang="en-US"><em>Traité
de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations.</em></span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Quand
Milner, sur mai 68 - avec, on le devine, cette dimension subjective
de “ceux qui n’ont pas manqué Mai” - cesse de lacaniser, nous
lui devons de beaux moments. Baudelaire et Benjamin sont alors
convoqués. “Il est vrai que Paris ne fut jamais aussi beau”,
écrit Milner. Soit “la beauté du mouvement qui déplace”. Les
lignes deviennent incertaines, la multitude fait sens, la rue
s’introduit dans le lieu clos des assemblées et celles-ci se
déplacent à même le pavé des rues. C’est là une vision
positive de mai 68 qui se distingue de l’habituel discours d’ancien
combattant de la mouvance gauchiste (certains repensant d’ailleurs
avec nostalgie aux “événements” tout en crachant sur “l’esprit
de mai 68”).</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Rien ne va plus
quand Jean-Claude Milner réitère le propos du début de son ouvrage
: de nouveau il persiste à faire de mai 68 la stricte “affaire de
la petite bourgeoisie intellectuelle”. Contrairement à Michéa,
nous le verrons dans la seconde partie, cette affirmation chez lui
n’a rien de péjoratif ou de condamnable. Milner écrit dans la
foulée que les grèves “naquirent de ce qui chez les ouvriers les
apparentaient à la petite bourgeoisie ou tout simplement à la
jeunesse étudiante” (sic). Voilà pourquoi, ajoute l’auteur, “on
les appela grèves sauvages”. Au piquet Milner ! On les appela
“sauvages”, ces grèves, parce que les centrales syndicales ne
furent pas à l’origine de celles qui, au lendemain du 13 mai,
paralysèrent en quelques jours le pays. Ce sont des ouvriers non
syndiqués et syndiqués (ces derniers contre les directives
syndicales dans un premier temps) qui impulsèrent le “mouvement
des occupations”. Dans un second temps les organisations syndicales
s’efforcèrent de récupérer ou de canaliser ce mouvement (la
C.G.T., plus particulièrement).</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">En
revanche, je suivrais plus volontiers Milner quand, pour faire la
distinction entre l’un et l’autre, il écrit que “Mai 68 n’est
pas le gauchisme : il en est même le contraire”. Dire “même le
contraire” peut paraître exagéré. Encore faut-il préciser ce
que l’on entend par gauchisme. Ce terme a été comme on le sait
forgé par Lénine dans son opuscule </span><span lang="en-US"><em>La
maladie infantile du communisme, le gauchisme. </em></span><span lang="en-US">Milner
cite la définition de l’un des dictionnaires, </span><span lang="en-US"><em>Le
trésor de la langue française </em></span><span lang="en-US">:
“Courant politique d’extrême-gauche, d’obédience trotskiste,
anarchiste ou maoïste notamment, prônant la révolution,
préconisant l’action directe, et rejeté comme déviationniste par
le communisme orthodoxe”. Le Petit Robert de l’édition 1993 ne
prend pas de risque en proposant cette minimale définition :
“Courant politique d’extrême-gauche” (j’ajoute que l’entrée
“gauchiste” se révèle plus détaillée : “Partisan extrême
des solutions de gauche, révolutionnaires dans un parti --
anarchiste, maoïste, trotskiste”). Même Richard Gombin, dans le
chapitre introductif (“Qu’est-ce que le gauchisme” ?”) de son
livre </span><span lang="en-US"><em>Les
origines du gauchisme </em></span><span lang="en-US">(un
ouvrage qui en 1971 proposait la première analyse des courants ayant
plus ou moins souterrainement “préparé” mai 68), en désignant
par gauchisme “cette fraction du mouvement révolutionnaire qui
offre, ou veut offrir, une alternative radicale ou marxiste-léniniste
en tant que théorie du mouvement ouvrier et de son évolution”,
n’emporte pas véritablement l’adhésion.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Je définirais pour
ma part un “gauchisme organisationnel” (celui des groupes
trotskistes et maoïstes, tous deux étant marxistes-léninistes,
mais les seconds dans une acception plus ou moins stalinienne s’il
s’agit de prochinois orthodoxes ou de mao-spontex), et un
“gauchisme diffus” (lequel désigne les différents modes de
contestation apparus dans les lendemains de mai 68, et en dehors des
organisations d’extrême-gauche, via l’écologie, le féminisme,
l’éducation parallèle, l’antipsychiatrie, le mouvement
communautaire, la contre-culture, etc.). Ni les anarchistes, ni les
situationnistes, ni le courant ultra-gauchiste (groupes bordiguistes,
conseillistes, spartakistes, généralement anti-léninistes ; on
peut y ranger les autonomes apparus vers la fin des années 70, et
quelques unes de leurs résurgences, voire ici le “Comité
invisible” ; en distinguant alors une “vieille ultra-gauche”,
d’une “nouvelle”, très éloignée de la première, mais qui
comme la précédente se signale par son anti-gauchisme) ne figurent
dans cette liste.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Cette
définition, ou plutôt cette classification me semble plus précise,
voire plus pertinente que celles proposées plus haut si l’on tient
compte de l’évolution du mot gauchisme depuis l’opuscule
léniniste, et plus encore les années 70. D’ailleurs les
groupuscules marxistes-léninistes qui en mai 68 refusaient
l’appellation “gauchistes” (comme les appelaient les
staliniens) finirent progressivement par l’accepter et l’adopter.
Le livre des Cohn-Bendit, </span><span lang="en-US"><em>Le
gauchisme, remède à la maladie infantile du léninisme, </em></span><span lang="en-US">y
contribua. Ces précisions valent également pour éviter (ou à
l’occasion les dénoncer) des amalgames qui, reprenant ainsi une
méthode abandonnée depuis par le P.C.F., entendent fondre dans une
appellation commune, commode et réductrice tout ce qui peu ou prou
renverrait à un “progressisme” non réformiste.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Pour revenir à
Jean-Claude Milner, son gauchisme, dans l’exposé des faits, tend à
se confondre avec le maoïsme de ses jeunes années. Selon lui le
“gauchisme 65” (point de départ de son itinéraire politique) a
été transformé par mai 68. La formule suivante l’explicite : “Au
gauchisme, Mai ne donne rien de ce qu’il demande. Mais il lui donne
ce qu’il désire”. Et que désire-t-il ? “L’ici maintenant”,
répond Milner. La gauche prolétarienne, dont Milner fut, sinon l’un
des fondateurs, du moins l’un des cadres les plus actifs, entre ici
en scène. Elle nait, précise l’auteur, “d’une double volonté
: ne rien perdre de l’ici-maintenant que Mai portait en soi ; ne
rien perdre du gauchisme qui réécrit l’ici-maintenant dans
l’alphabet de la politique et de l’Histoire”. Afin d’éclairer
la lanterne du lecteur (qui en a bien besoin !), Milner définit la
GP à travers ces quatre traits caractéristiques :</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
- recours équivoque
à la notion de guerre civile.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
- traitement
équivoque de la notion des grands nombres.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
- l’équivoque de
la référence ouvrière.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
- une référence
équivoque à la Chine.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Je
laisse de coté les trois premiers pour en venir au quatrième. La
principale raison de la quasi disparition du maoïsme de la scène
politique française vers la fin des années 70 est due à la prise
en compte (ou de conscience) par les militants maoïstes de la
réalité du pouvoir politique en Chine, et ce partant de la société
chinoise (bureaucratique, stalinienne, totalitaire, à mesure que les
yeux se dessillaient). Milner note justement que le recours des
maoïstes à la Révolution culturelle “requiert une entière
ignorance de ce qui se passait effectivement en Chine (...) Il faut
aller plus loin ; il faut supposer une véritable </span><span lang="en-US"><em>volonté
</em></span><span lang="en-US">d’ignorance”.
Milner ne va pas cependant aussi loin qu’il ne l’indique
lorsqu’il ajoute, en guise d’explication, que les textes de la
Révolution culturelle auraient été mal traduits. C’est déplacer
le problème ou, comme dirait Michéa, botter en touche. S’il est
vrai que l’arbre de la Révolution culturelle cachait la forêt de
la société chinoise, nous aimerions, cet arbre abattu, débité et
brûlé, avoir d’autres explications. Nous ne les aurons pas.
Milner ne veut rien savoir parce que là, comme dans d’autres pages
de </span><span lang="en-US"><em>L’arrogance
du présent, </em></span><span lang="en-US">l’explication
que le lecteur un peu instruit attend ou anticipe rendrait vaine la
belle construction virtuelle ou le tour de prestidigitation sur
lesquels s’extasient les gogos. </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Donc,
pour reprendre le fil de cette histoire en amont, précisons qu’en
octobre 1967 le N° 11 de le revue </span><span lang="en-US"><em>L’Internationale
situationniste </em></span><span lang="en-US">s’ouvrait
sur un texte intitulé “Le point d’explosion de l’idéologie en
Chine” (dont on saura plus tard qu’il avait été écrit par Guy
Debord) : un article remarquable, expliquant, alors que la lutte au
pouvoir en Chine n’avait pas encore livré son verdict, ce qu’il
fallait savoir dés 1967 de la Révolution culturelle et du maoïsme.
Les nombreuses analyses qui prendront acte durant la première moitié
des années 70 de l’évolution de la situation chinoise
confirmeront si besoin était l’excellence des thèses de ce “Point
d’explosion de l’idéologie en Chine”. Et les situationnistes
n’étaient pas les seuls : d’autres textes (venant des secteurs
de l’ultra-gauche ou du mouvement libertaire) sans égaler le
tranchant de la thèse situationniste disaient du moins l’essentiel.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
J’entends une
première objection. Certes cet article ou ces textes critiques
restaient relativement confidentiels. Ceci cependant devenait moins
vrai à partir de mai 68 dans la mesure où, les “événements”
aidant, l’information circulait beaucoup plus rapidement (y compris
sur la Chine maoïste) et cette “littérature” trouvait de
nouveaux lecteurs. Et encore moins par la suite avec les ouvrages
publiés dans la collection 10 / 18 à l’enseigne de “la
bibliothèque asiatique”. Se souvient-on de la façon dont les
livres de Simon Leys étaient reçus dans les milieux maoïstes ou
assimilés ? Il y aurait de quoi confectionner un impressionnant
bêtisier. Les arguments de Leys (et d’autres) glissaient comme la
pluie sur les plumes du canard maoïste. Nos prochinois croyaient en
un dieu : Mao ; en ses apôtres : les gardes rouges ; en un évangile
: le petit livre rouge ; le peuple, dans l’histoire, jouait le rôle
du Saint-Esprit dés lors que la pensée de Mao irriguait leur
système sanguin et nerveux.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Milner,
il va de soi, s’efforce de préciser ce qui distingue la GP des
autres groupes maoïstes. Il est vrai que la répression en se
focalisant sur la GP vers 1970 et 1971 donne à cette dernière une
légitimité politique à laquelle contribuent les intellectuels de
renom qui se mobilisent contre l’interdiction de </span><span lang="en-US"><em>La
Cause du peuple. </em></span><span lang="en-US">C’est
aussi affirmer en retour “l’illégitimité” d’un pouvoir s’en
prenant de la sorte à la liberté de la presse. Dés lors la
référence à la Résistance contre l’occupant nazi prend le pas
sur celle de la Révolution culturelle (moins cependant que ne le
prétend Milner, la référence chinoise restant très présente).
C’est aussi, ne l’oublions pas, le moment (l’été 1971) que
choisit Milner pour quitter la GP. Curieusement il évoque ensuite
l’évolution de ses anciens amis vers le christianisme social (LIP
étant cité comme témoignage). Mais pas un mot sur la Chine et la
Révolution culturelle pour expliquer le processus de dissolution du
maoïsme version GP. Non, puisque Milner devient à ce moment là un
intellectuel “dégagé”, l’explication sera philosophique : le
christianisme introduira au platonisme.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Plus loin, revenant
sur son départ de la GP, Jean-Claude Milner laisse entendre qu’il
s’en est bien tiré. Il a ces mots (le lecteur les trouvera naïfs,
putassiers ou présomptueux selon son inclination) : “N’avais-je
pas en vainqueur traversé l’Acheron de la Révolution culturelle ?
Et cela par deux fois, une fois pour m’y plonger sans perdre
l’entendement, une fois pour en ressortir sans perdre la raison”.
Au prix de quoi ? Milner l’indique : ne rien savoir sur la Chine
(et ceci, soit dit en passant, perdure aujourd’hui). Cela vaut,
poursuit-il, impitoyable, tel un Clint Eatswood de la pensée, pour
le Cambodge, la Kolyma, et même Auschwicz. Enfin tout est rentré
dans l’ordre : la Chine et la Révolution culturelle ayant cessé
d’intéresser Milner celles-ci n’avaient plus d’importance.
Seule restait l’accusation “du seul fait de penser par masses”.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">Ce
terrain ainsi balisé, Milner en vient aux raisons qui,
fondamentalement, replacent <span lang="en-US"><em>L’arrogance
du présent </em></span>dans
le triptyque plus haut évoqué. Je réclame ici toute l’attention
du lecteur. Les dix premières pages du chapitre “L’histoire
revient” font retour sur mai 68. Milner y fait preuve de la
virtuosité qu’on lui connaît en usant de ses habituels paradoxes.
Il part du fameux “Nous sommes tous des Juifs allemands”, scandé
spontanément dans les rues de Paris au lendemain de l’arrêt
d’interdiction de séjour de Daniel Cohn-Bendit sur le sol
français. Comme l’écrit Milner, “la phrase a de l’allure”.
L’auteur de ces lignes se souvient du frisson qui courut alors le
long de l’échine des manifestants : un mélange d’exaltation et
de colère que venait renforcer le sentiment de savoir répondre de
la manière la plus juste, la plus appropriée et la plus cinglante à
cet arrêté d’expulsion. Milner revient sur l’origine de la
“phrase” : un article de <span lang="en-US"><em>L’Humanité
</em></span>signé
Georges Marchais (inconnu encore du grand public) décrivant
Cohn-Bendit comme un anarchiste allemand. Marchais, indique Milner,
n’a pas utilisé dans cet article publié au début du mois de mai
(ni dans ceux qui suivront, reprenant la même antienne) le nom juif.
S’appuyant sur Lacan (une fois de plus mis à contribution chaque
fois que Milner se lance dans un morceau de bravoure), notre auteur
précise que que “le sujet entend le sens au delà des
significations”. D’où les interrogations suivantes : “Les
manifestants de Mai avaient-ils entendu, au delà des mots
effectivement écrits, un autre mot absent - le mot qui dévoile la
vérité ? (...) Mai se souciait-il donc du nom juif au point d’y
susciter un instant de vérité ?”.
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">La
question ainsi posée nous sommes en droit de supposer que l’on
répondra par l’affirmative. Et bien non ! Jean-Claude Milner
prenant le lecteur à contre-pied répond qu’il est pour sa part
persuadé du contraire. Le nom juif, ajoute-t-il, dans les années 50
et 60 “est voué à dépérir au fur et à mesure que s’étend le
règne de la paix et de la prospérité”. Dans le film </span><span lang="en-US"><em>Hitler,
connaît pas, </em></span><span lang="en-US">sorti
en 1963, les jeunes gens interrogés qui avouaient “Hitler, connaît
pas”, entendaient dire, selon Milner, “Juif, connaît pas”. Que
l’on peut traduire par : je ne veux plus rien connaître du délire
d’Hitler, c’est le passé, donc le nom juif ne me dit rien. Soit
la preuve, poursuit Milner, que “la jeunesse, dans l’ensemble,
est alors persuadée que du coté du nom juif, tout est désormais
réglé”. Les lecteurs des </span><span lang="en-US"><em>Penchants
criminels de l’Europe démocratique </em></span><span lang="en-US">n’ont
pas lieu d’être étonné de retrouver la même logique d’un
livre à l’autre. Pour Milner il s’agit de la question centrale,
et l’on sait déjà que rien ne l’empêchera d’aller jusqu’au
bout de sa démonstration. Ce n’est pas sans difficulté, avouons
le, que nous le suivons. Car Milner aligne une série de paradoxes
qui, j’imagine, font jubiler des lecteurs revenus de tout, ou
presque : ceux à qui on peut dire une chose et son contraire sans
craindre d’être démenti. Milner, une fois de plus, revient à
“Nous sommes tous des juifs allemands”, qualifié maintenant de
“mot d’ordre” pour glisser, l’air de rien, qu’il s’agissait
d’un “jeu de mot malgré tout et rien de plus” (sic). La
preuve, pour l’auteur, résidant dans la totale inefficacité de
pareil mot d’ordre auprès de l’opinion et des gouvernants ! Ce
symbolique auquel Milner se réfère expressément dans d’autres
pages est mis ici à la trappe ! Milner va jusqu’à écrire que
jamais, par la suite, “Cohn-bendit ne retrouva de place dans le jeu
politique français” (resic). </span>
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Tenant donc pour
acquis cette inefficacité, Jean-Claude Milner pointe deux certitudes
chez les manifestants. Premièrement, puisque le nom juif était
devenu sans portée ceux-ci ne prenaient aucun risque à se dire
tels. Vous suivez ? Même chose, en second lieu, en ce qui concerne
le jeu sur les étiquettes nationales. Les manifestants, poursuit
Milner, “protestaient contre l’expulsion de Cohn-Bendit parce
qu’ils imaginaient que de telles procédures étaient rares (elles
étaient au contraire déjà courantes)”. Milner se trompe
d’époque, mais passons. Il importe que le lecteur retienne ceci :
plus national que ce “mot d’ordre” tu meurs ! En réalité,
nous dit Milner, ces manifestants sont de grands naïfs. Par delà le
rôle joué par la police en mai 68 (et là l’auteur ne nous cache
rien des exactions policières), les gens en mai conservaient malgré
tout “une forme de confiance irréductible en la police”. Allez
comprendre ! L’explication suit : ils avaient encore la naïveté
de penser que l’on ne vous traitait pas en étranger quand vous ne
l’êtes pas, ni que l’on vous retirait “la citoyenneté et
l’appartenance nationale quand elles ont été reconnues par une
administration tatillonne”. Mais pas un manifestant, conclut
provisoirement Milner, pour se souvenir que cela avait été emporté
par le vent mauvais 25 ans plus tôt, et pas un de ceux, notamment,
dont les parents avaient connu ce sort. Voilà pourquoi votre fille
est muette ! Ce qui revient à dire que la même, dans les rues de
Paris, crie “Nous sommes tous des juifs allemands” sans savoir ce
qu’elle dit. Et Milner d’enfoncer le clou : cette réponse à
l’expulsion de Cohn-Bendit, qui révélait déjà une “totale
inconscience à l’égard de toutes les immigrations, anciennes et
récentes”, révélait plus encore “une confiance béate dans la
société française, tenue pour fondamentalement bonne et généreuse,
par delà la malignité des politiques”.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">J’ai
parlé plus haut d’un lecteur qui jubile. J’en connais un autre
qui demande grâce. Et un troisième qui commence à s’impatienter
: pour le dire vulgairement il trouve que Milner le prend pour un
con. Marquons un temps d’arrêt. N’y a t-il pas un oubli dans
cette longue péroraison ? Et pas qu’un détail (sans vouloir jouer
sur les mots). Remettons nous dans le contexte des journées de mai.
La moitié de la réponse se trouve bien évidemment dans les
articles de Marchais : Cohn-Bendit “l’anarchiste allemand”. Et
l’autre moitié alors ? Que disent au début du mois
l’extrême-droite et l’hebdomadaire </span><span lang="en-US"><em>Minute
</em></span><span lang="en-US">?
Ce journal évoque comme </span><span lang="en-US"><em>L’Humanité
</em></span><span lang="en-US">
un “anarchiste allemand”, mais ajoute qu’il est juif ! </span><span lang="en-US"><em>Minute
</em></span><span lang="en-US">était
très lu à l’époque. Il est vrai que la manière de qualifier
Cohn-Bendit chez Marchais suscita plus de commentaires que celle de
</span><span lang="en-US"><em>Minute.
</em></span><span lang="en-US">Parce
que la première souleva l’indignation d’une partie de la gauche
tandis que la seconde</span><span lang="en-US">restait
dans son registre habituel : il ne s’agissait que d’une ignominie
de plus. Cependant, j’insiste, au lendemain de l’expulsion de
Cohn-Bendit les manifestants se souvinrent de l’un (Marchais),
comme de l’autre (l’extrême-droite, </span><span lang="en-US"><em>Minute
</em></span><span lang="en-US">).
Il n’y a pas d’autre explication à ce “Nous sommes tous des
juifs allemands”. Pourquoi Jean-Claude Milner n’en fait-il pas
mention alors qu’elle tombe sous le sens ? Car tout simplement elle
remettrait en cause la longue et tortueuse démonstration que j’ai
essayé, dans la mesure du possible, de traduire fidèlement (et
l’exercice n’est pas simple !). Si Milner évoquait ici l’extrême
droite, comme cela pourtant va de soi pour comprendre la seconde des
raisons de la fameuse phrase, tout l’édifice dressé à la
compréhension du “nom juif” s’effondrerait ou n’aurait pas
lieu d’être. Je ne suis même pas certain qu’il s’agisse chez
Milner d’un oubli conscient : l’extrême droite n’apparaît pas
pour ainsi dire dans son ouvrage (le sujet assurément ne le
préoccupe pas plus qu’il ne l’intéresse : les antisémites sont
d’ailleurs évoqués du bout des lèvres sans qu’on puisse les
confondre avec la droite extrême). C’est, semble-t-il, plutôt
l’inconscient de Milner qui lui tient en l’occurrence la plume.
Il y a cependant une certaine perversité dans le raisonnement qui
l’infirmerait. Je laisse à de plus savants le soin de trancher
entre ces deux hypothèses. Un psychanalyste sans préjugés pourrait
s’y essayer. Ce qui veut dire que j’exclus par avance
l’inénarrable Jacques-Alain Miller, ou l’un des membres de sa
secte lacanienne.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Ceci
posé et reposé, la voie devient libre : Jean-Claude Milner peut
déployer à son aise le “nom juif” pour le raccrocher aux wagons
de </span><span lang="en-US"><em>Penchants
criminels de l’Europe démocratique. </em></span><span lang="en-US">L’auteur
a immolé “Nous sommes tous des juifs allemands” sur l’autel du
“nom juif”. Mais posez lui la question, il vous répondra qu’il
ne s’agit que d’un dommage collatéral. Milner revient alors au
gauchisme et à la Gauche prolétarienne pour énoncer cette thèse :
“La GP est marquée par le nom juif dans la mesure exacte où elle
n’en parle pas”. Élémentaire, mon cher Milner ! Le fameux
couteau sans lame auquel manque le manche reprend du service. Un tel
est marqué par le fascisme, le protestantisme, la guerre des
Malouines, la purée de pois cassé, ou que sais-je encore dans la
mesure exacte où il n’en parle pas. Voilà de quoi élargir notre
perplexité à l’infini. Une seconde thèse - l’évènement de
cette fin de XXe siècle, à savoir le retour du nom juif, ayant pour
corollaire la disparition du nom ouvrier - prend acte de la
dissolution de la GP et du reflux du gauchisme (en y ajoutant
l’effacement du P.C.F.). Sur cette “disparition” l’auteur va
un peu vite en besogne : l’actualité de cette année 2009 le
démentirait. Mais cela n’a pas d’importance pour Jean-Claude
Milner. Chez lui ce n’est pas l’énoncé des faits qui fait sens.
C’est dire que pour notre linguiste l’Histoire marche sur la
tête. En dernier lieu Milner la reconstruit depuis la grille de
lecture du “nom juif”. A ce compte là l’Histoire peut délirer,
Milner pérorer, et les dupés s’extasier.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US">.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US">.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
(1) Consultable sur
le site “L’herbe entre les pavés” :
http://www.lherbentrelespaves.fr/</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US">(2)
Alain Finkielkraut n’est ici cité, une fois de plus, que comme
philosophe et penseur incarnant plus que d’autres la “tendance à
l’oeuvre” auquel Michéa apporte sa contribution dans les
registres que je viens de relever. On peut être totalement en
désaccord avec Finkielkraut sans pour autant le mépriser (comme
nous pourrions le dire, parmi de très nombreux exemples, d’un
Bernard-Henri Levy). On peut affirmer de manière très polémique
ses désaccords avec le philosophe, penseur et médiatique
Finkielkraut tout en respectant l’homme. Il est intervenu il y a
dix ans en faveur d’un écrivain qui faisait alors l’objet d’un
lynchage médiatique (excessivement disproportionné eu égard ce qui
lui était reproché). Et Finkielkraut était bien le seul parmi ceux
que l’on pourrait appeler des “intellectuels de renom”. C’était
faire preuve d’un certain courage, du moins pour un “intellectuel
médiatique”. D’ailleurs ce “soutien” a mis fin à la
collaboration (même ponctuelle) de Finkielkraut avec </span><span lang="en-US"><em>Le
Monde. </em></span><span lang="en-US">Certes
notre philosophe s’exprime depuis dans les colonnes du </span><span lang="en-US"><em>Figaro,
</em></span><span lang="en-US">mais
j’imagine que pour l’intéressé ce n’est pas exactement la
même chose.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
(3) Consultable sur
le site “L’herbe entre les pavés” :
http://www.lherbentrelespaves.fr/</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
(4) Ceci avait été
précisé il y a déjà longtemps par Boris Souvarine.
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">.</p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
2</p>
<h3> MAI 68, ENCORE</h3>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Le
lecteur, après l’éclairage critique de la première partie, sera
sans doute peu étonné d’apprendre que pour Jean-Claude Michéa
mai 68 a “joué un rôle décisif” dans “l’élaboration du
capitalisme moderne”. On l’a lu sous d’autres plumes : c’est
l’une des figures imposées des penseurs de droite ou de gauche
“décomplexés” (mais pas nécessairement pour les mêmes
raisons). Michéa, dans </span><span lang="en-US"><em>Orwell
anarchiste tory, </em></span><span lang="en-US">évoque
en mai 68 “le mythe fondateur de notre modernité”. Ce thème se
trouvera repris et développé dans les ouvrages suivants du
philosophe au point de devenir l’un des thèmes récurrents de sa
“pensée”. </span>
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">L’opération
vise à réduire mai 68, d’une part en l’assimilant aux July,
Geismar, Cohn-Bendit, Kouchner, et compagnie ; d’autre part en y
situant les prémices de l’accomplissement du capitalisme moderne.
Pour ce faire Michéa ne prend en compte (à travers ce qu’il
appelle “l’aspect dominant de 68”) que la seule jeunesse
estudiantine, voire les nouvelles classes moyennes. Ce cadre posé,
mai 68 devient ce moment où le refus de l’ordre capitaliste a
basculé dans l’approbation libérale. Michéa explique ce
basculement par, premièrement, le “sens de l’histoire”
revendiqué par les insurgés de mai (un “sens de l’histoire”
décrit comme un mythe reposant sur l’idée de progrès) ; en
second lieu par l’immoralisme inhérent au libéralisme (en
l’opposant à la morale de la common decency). Certes, notre
philosophe écrit par ailleurs que mai 68 “n’a jamais fait que
</span><span lang="en-US"><em>catalyser
</em></span><span lang="en-US">et
</span><span lang="en-US"><em>précipiter
</em></span><span lang="en-US">une
évolution économique et culturelle dont les racines plongeaient
bien plus dans les nouveaux développements du capitalisme de
consommation que dans leur “contestation” officielle””.
Toutefois il fait suivre cette phrase du constat suivant : “Du
reste cette évolution s’est largement reproduite à l’identique
dans l’ensemble des pays occidentaux </span><span lang="en-US"><em>qu’ils
aient connu ou non l’équivalent de Mai 68</em></span><span lang="en-US">”.
Ici le lecteur un tant soit peu logique peut s’interroger. Si cette
évolution s’est produite à l’identique dans les pays n’ayant
pas connu mai 68 que vient donc faire celui-ci dans cette galère ?
Par conséquent, si je lis Michéa dans le texte mai 68 n’a rien à
voir avec les nouveaux développements du capitalisme puisque notre
auteur nous explique (et insiste même !) que cette évolution dans
d’autres pays s’est faite en l’absence de tels événements.
C’est dire une chose et son contraire. Sauf qu’ici pareille
contradiction met particulièrement en lumière la vacuité du
raisonnement michéen. Quand, en présence de deux phrases, la
seconde, censée confirmer la première, en constitue le meilleur
démenti, nous tenons là un exemple flagrant de cette confusion
qu’un Michéa élève ici à un niveau rarement atteint.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Notre
philosophe y revient pourtant dans de nombreuses pages de la </span><span lang="en-US"><em>Double
pensée. </em></span><span lang="en-US">En
particulier lors d’un entretien accordé à Radio Libertaire, sans
être un seul instant interrompu par le gentil interviewer. A coté
de l’aspect dit “dominant” de mai 68, largement traité, Michéa
évoque un aspect “dominé”. Il se réfère ici aux “travaux”
de Kristin Ross pour distinguer un “mai 68 étudiant” d’un “mai
68 populaire”, tout en avançant que l’universitaire et
journaliste américaine aurait définitivement établi pareille
distinction. Il s’agit chez Ross (dans son livre </span><span lang="en-US"><em>Mai
68 et ses vies ultérieures </em></span><span lang="en-US">)
d’une proposition parmi d’autres : l’intérêt de cet ouvrage
résidant dans la documentation proposée. Parlons plutôt d’une
auberge espagnole dans laquelle Michéa choisit le plat qui lui
convient pour le servir à son lecteur. Tout comme il n’est pas à
un anachronisme près lorsqu’il relève que Daniel Cohn-Bendit
invitait en mai 68 les étudiants parisiens à “célébrer le
pouvoir émancipateur de toutes les formes de deterritorialisation”
(ce concept ayant été forgé quelques années plus tard par Deleuze
et Guattari). Sur cette lancée Michéa accuse également
Dany-le-Rouge d’avoir incité ces mêmes étudiants à “abolir
toutes les frontières”. On sait qu’il n’en fut rien puisque le
pouvoir gaulliste fit savoir de la façon la plus catégorique à DCB
qu’il existait bien une frontière entre l’Allemagne et la
France. Plus sérieusement Michéa reprend la distinction faite plus
haut pour nier l’existence en aucune façon d’une unité de mai
68. C’est l’un des points sur lequel il insiste le plus : ces
deux aspects (“mai 68 étudiant” et “mai 68 populaire”) n’ont
jamais coïncidé, ni ne peuvent être reliés par des passerelles.
Je dirai plus loin combien, lorsqu’il s’agira de préciser ce que
fut réellement mai 68, je suis en désaccord avec cette analyse.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
En attendant, sans
vouloir sortir du sujet, il parait utile de s’attarder sur le
propos suivant de Michéa concernant Sarkozy (d’autant plus que
l’actuel Président est très peu cité dans un corpus michéen
faisant la part belle à l’actualité) : “Il fallait être un
universitaire de gauche pour prendre au sérieux les imprécations de
Sarkozy contre mai 68”. Allons donc ! La droite (voire certains
secteurs de la gauche) qui arborait une mine plus que réjouie le
lendemain de ce discours ne les avaient pas prise au sérieux ? Et
Michéa d’ajouter que dans le même discours (celui de Bercy)
Sarkozy s’en prenait également au culte de l’argent, au profit à
court terme, à la spéculation et aux dérives du capitalisme
financier. On sait ce que valent de tel propos chez Sarkozy. Mais en
quoi cela invaliderait les imprécations sarkozistes sur mai 68 ?
Celles-ci d’ailleurs ne dataient pas d’avril 2007. Il y en avait
eu d’autres, auparavant. Mais ces imprécations là eurent plus de
résonance que les précédentes. Au point que des commentateurs
prétendirent que Sarkozy avait définitivement enterré mai 68 à
Bercy. Il n’y aurait donc que Michéa à ne pas vouloir “prendre
au sérieux” le discours de Bercy ?
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Reprenons
ce fameux discours. Que disait donc Sarkozy ce jour d’avril 2007
sur mai 68 ? Très médiatisés (ils représentaient d’ailleurs la
moitié de ce discours) ces propos furent largement reproduits par la
presse tous genres confondus. Ils sont bien connus et je ne les
reprendrai pas </span><span lang="en-US"><strong>(1)</strong></span><span lang="en-US">.
Cependant, et plus particulièrement à Bercy, Sarkozy “parlait
Michéa” en nous renvoyant aux thèses défendues par le philosophe
sur la délinquance, l’autorité, l’école, les repères
éthiques, les valeurs morales, la gauche héritière de 68, le
mérite, la famille, etc., etc., etc. Il s’agit d’un secret de
polichinelle : ce discours a été écrit par Henri Guaino </span><span lang="en-US"><strong>(2)</strong></span><span lang="en-US">.
C’est probable, voire possible que Michéa figure parmi les auteurs
et penseurs ayant inspiré le conseiller spécial du futur président.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Au début de son
mandat présidentiel on sait que Sarkozy avait contacté Manuel
Valls, parmi d’autres “personnalités de gauche”, pour lui
proposer d’entrer dans le gouvernement Fillion (ce qui était déjà
un signe de “reconnaissance”). Contrairement à Kouchner, Besson
et Jouyet (qui ne pouvaient espérer mieux au P.S.), Valls refusa.
L’homme est ambitieux, et cette ambition avait selon lui plus à
gagner au P.S. Sarkozy dut s’y résoudre. Mais il comprit assez
rapidement que Valls lui serait plus utile au P.S. qu’au
gouvernement. Nous en avons eu la confirmation.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
On pourrait élargir
ce propos. En l’étendant par exemple aux penseurs et philosophes
qui ne seraient pas sans partager un certain nombre de valeurs avec
l’actuel hôte de l’Élysée sans pour autant faire preuve
d’allégeance. Dans une telle configuration un Michéa parait
évidemment plus utile qu’un Glucksmann ou un Ferry.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Pour le trentième
anniversaire de mai 68, en réponse à la “fièvre commémorative”
évoquée dans le chapitre précédent, j’écrivais et diffusais le
tract suivant (reproduit ci-dessous).</p>
<p lang="en-US" align="CENTER" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
MAI 68, TRENTE ANS
APRÈS</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
Trente ans après,
mai 68 fait de nouveau la une de l’actualité. Les médias s’en
donnent à coeur joie : c’est à qui renchérira sur
l’événementiel, voire l’anecdotique. Derrières ces images
complaisantes qui tant reproduites finissent pas perdre toute
signification, il convient de rappeler ce que fut réellement ce
printemps là.
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
Cette grève
générale, la plus importante qui ait jamais arrêté l’économie
d’un pays industrie, se trouvait amplifiée par un mouvement
d’occupations sans précédent. L’usage de la démocratie directe
redonnait du sens au projet révolutionnaire. L’imagination avait
pris le pouvoir parce que la poésie était descendue dans la rue.
Les gens parlaient : le désir retrouvé du dialogue, le goût d’une
véritable communauté et la volonté pour chacun d’écrire sa
propre histoire débouchaient sur une critique généralisée des
aliénations, des idéologies et de l’organisation de ce monde. Mai
68 fut cette fête où l’on refusait toute autorité, toute
enrégimentation, toute spécialisation. refus également des partis
et des bureaucraties syndicales, toute comme du mensonge stalinien,
de la morale répressive et du travail aliénant. En cela mai 68 fut
libertaire.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
Trente ans après,
qui commémore quoi ? “Notre” belle jeunesse ? Des illusions
perdues ? Un printemps sans avenir ? C’est même devenu la
référence obligée de ceux qui, faute d’avoir su “révolutionner”
le monde le gèrent maintenant aux mieux de leurs intérêts (et de
ceux qui les emploient). On peut à la fois cracher sur ses “idéaux
passés” et exhiber complaisamment quelque fait d’armes datant
des “événements”. Il y a belle lurette que ces “contestataires”
là se sont recyclés dans les médias, la publicité, la haute
administration ou au parti socialiste. Nous leur laissons cette
commémoration, cet enterrement de première classe, ce cadavre que
la famille comme les croque-morts ressortent tous les dix ans en se
félicitant de l’avoir échappé belle.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
L’époque a
changé, nous dit-on. S’il est vrai que la montée de
l’extrême-droite, l’existence de millions de chômeurs, la
destruction de certaines des bases biologiques de la vie et le
processus de liquidation du prolétariat ne le démentent pas,
faut-il pour autant désespérer de mai 68 ? N’accuse-t-on pas la
culture antiautoritaire de l’après 68, ses utopies, et même un
goût pour la transgression hérité de ces années là d’être en
grande partie responsables de cette crise du “lien social” à
laquelle sont directement confrontés ceux qui à des titres divers
se trouvent investis de charges et de responsabilités éducatives.
Voilà la vraie nouveauté de cet anniversaire : si l’école se
délite, les banlieues explosent et la famille ne joue plus son rôle,
c’est la faute à mai 68 !
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
Cela ne nous rend
pas spécialement heureux d’être les hommes d’un temps de
médiocrité historique. Mais en quoi ce monde là serait-il
davantage supportable ou réformable que celui contre lequel nous
nous insurgions voilà trente ans ? Si la lettre porte à discussion,
l’esprit de ce printemps là doit encore être invoqué pour
insuffler toute activité critique digne de ce nom. Aujourd’hui,
comme hier, il nous faut refaire l’entendement humain. Il n’existe
pas d’autre façon de célébrer mai 68.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Pour
reprendre plus dans le détail ce que fut mai 68, j’aimerais
mentionner en premier lieu l’une des contributions les plus
importantes écrites dans l’après coup (le long article intitulé
“Le commencement d’une époque” qui ouvre le douzième et
dernier numéro de l’</span><span lang="en-US"><em>Internationale
Situationniste </em></span><span lang="en-US">en
septembre 1969), ensuite des textes écrits “à chaud” pendant
les “événements” ou durant les mois suivants par Maurice
Blanchot.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Le premier et les
seconds ne se confondent pas. Pourtant, indépendamment des raisons
qui m’incitent à les commenter, je tiens à les mettre en
parallèle. D’une certaine façon l’un et les autres se
complètent. C’est aussi quarante ans plus tard entendre dépasser
ce qui pouvait s’apparenter alors à un malentendu, mais dans les
termes du conflit si l’on se réfère à ce qu’ont pu écrire les
uns sur les autres, et réciproquement (sachant que les “autres”
désigne ici les membres du “Comité des écrivains et des
étudiants” auquel appartenait Blanchot, et au sein duquel ses
textes furent publiés sans nom d’auteur). Je ne veux pas dire par
là que le temps efface nécessairement une telle dimension
conflictuelle. Celle-ci appartient à une histoire que l’on ne
saurait réécrire pour arrondir les angles. En revanche, la
nécessité de comprendre aujourd’hui mai 68 dans toutes ses
dimensions passe par la prise en considération des écrits et de
l’action de quelques uns de ceux qui, tout en s’opposant sur
certains points, même sur un mode très polémique, n’en
contribuèrent pas moins, parmi d’autres (mais plus que d’autres)
à ce que mai 68 fut ce que j’en dirai plus loin. Certes le plateau
de la balance penche sensiblement du coté situationniste. Cependant
les textes “confidentiels” de Blanchot (d’autant plus qu’ils
étaient anonymes) font retour sur quelques unes des “vérités
essentielles” de mai 68, et à ce titre supportent la comparaison
avec les analyses situationnistes.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Plus
qu’aucun groupe (à l’exception du Mouvement du 22 mars),
l’Internationale Situationniste reste associée à mai 68. Son
influence se trouva reconnu dans un second temps (y compris sur le
mode paradoxal du fantasme ou de la calomnie). Comme l’écrivaient
les situationnistes dans “Le commencement d’une époque” : “Si
les rares documents connus de l’I.S. ont rencontré une telle
audience c’est évidemment qu’une partie de la critique pratique
avancée se reconnaissait d’elle-même dans ce langage”. C’est
dire que l’I.S. s’était autant reconnue dans mai 68 que le
“mouvement” se reconnaissait en grande partie dans les thèses
situationnistes. Cette reconnaissance là s’expliquait
principalement par le caractère révolutionnaire “nouveau” de
ces thèses, lesquelles dépassaient les habituelles antinomies entre
le “politique” et le “culturel”, le “social” et “la vie
quotidienne” pour les fondre dans une critique radicale de tous les
aspects de la société de ces années-là. Sachant que l’I.S. ne
prétendait nullement jouer </span><span lang="en-US"><em>pour
elle </em></span><span lang="en-US">un
rôle dominant dans ce processus : “Le caractère largement nouveau
de ce mouvement pratique est précisément lisible dans cette
</span><span lang="en-US"><em>influence
</em></span><span lang="en-US">même,
tout à fait étrangère à un rôle directif, que l’I.S. s’est
trouvée exercée”.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
En ce qui concerne
les “événements” proprement dits, “Le commencement d’une
époque” revient sur les prémices de mai 68 : à travers
l’activité du groupe “les Enragés” (dont plusieurs membres
adhéreront ensuite à l’I.S.) à la faculté de Nanterre depuis
janvier 1968 (relayé par le Mouvement du 22 mars en avril), ceci
entraînant une répression autant universitaire que policière. Le
conflit s’élargit alors à d’autres facultés et s’exprime une
première fois dans les rues du Quartier Latin le 3 mai. C’est le
début d’une série de manifestations de plus en plus violentes
avec le point culminant de la nuit dite “des barricades de la rue
Gay-Lussac” des 10 et 11 mai. Situationnistes et Enragés se
retrouvent dans la Sorbonne occupée depuis le 14 mai. L’un d’entre
eux se trouve élu au premier comité d’occupation. Un comité
“Enragés - I.S..” publie plusieurs documents qui, tout en
rappelant l’activité précédente des situationniste, appellent à
agir de suite “pour faire connaître, soutenir, étendre
l’agitation”. L’accent est mis sur “l’occupation immédiate
de toutes les usines en France et à la formation de Conseils
ouvriers”. Les situationnistes et leurs amis quittent la Sorbonne
le 17 mai pour constituer le “Conseil pour le maintien des
occupations” dans les locaux de l’IPN de la rue d’Ulm. Le CMDO
publie ensuite de nombreux documents diffusés à quelques 200 000
exemplaires en France, et même à l’étranger durant le mois de
juin. Il décide de se dissoudre le 15 juin.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Par
delà cet aspect factuel, “Le commencement d’une époque”
insiste sur les points suivants. Mai 68 a été “la plus grande
grève générale qui ait jamais arrêté l’économie d’un pays
industriel avancé, et la première </span><span lang="en-US"><em>grève
générale sauvage </em></span><span lang="en-US">de
l’histoire : les occupations révolutionnaires et les ébauches de
démocratie directe ; l’effacement de plus en plus complet du
pouvoir étatique pendant près de deux semaines ; la vérification
de toute la théorie révolutionnaire de notre temps, et même ça et
là le début de sa réalisation partielle ; la plus importante
expérience du mouvement prolétarien moderne qui est en voie de se
constituer dans tous les pays sous sa forme </span><span lang="en-US"><em>achevée,
</em></span><span lang="en-US">et
le modèle qu’il a désormais à dépasser - voilà ce que fut
essentiellement le mouvement français de mai 1968, voilà </span><span lang="en-US"><em>déjà
</em></span><span lang="en-US">sa
victoire”. C’était également “la </span><span lang="en-US"><em>critique
généralisée </em></span><span lang="en-US">de
toutes les aliénations, de toutes les idéologies et de l’ensemble
de l’organisation ancienne de la vie réelle (...) Dans un tel
processus, la propriété était niée, chacun se voyant partout chez
soi. Le </span><span lang="en-US"><em>désir
reconnu </em></span><span lang="en-US">du
dialogue, de la parole intégralement libre, le goût de la
communauté véritable, avaient trouvé leur terrain dans les
bâtiments ouverts aux rencontres et dans la lutte commune (...) Le
mouvement des occupations était évidemment le refus du travail
aliéné ; et donc la fête, le jeu, la présence réelle des hommes
et du temps. Il était aussi bien le refus de toute autorité, de
toute spécialisation, de toute dépossession hiérarchique : le
refus de l’État et, donc, des partis et des syndicats aussi bien
que des sociologues et des professeurs de la morale répressive et de
la médecine”.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Mai 68 fut ceci et
cela en même temps, et intimement liés. Nous sommes bien loin des
tombereaux d’insanités déversés depuis par les Michéa et
consort ! La séparation faite par Jean-Claude Michéa entre deux mai
68, l’étudiant et le populaire, le premier l’ayant largement
emporté sur le second, relève d’une reconstruction autant
arbitraire que dérisoire. Tout comme la fiction michéenne d’un
mai 68 impulsant un nouvel élan au capitalisme vise fondamentalement
à brouiller et à occulter autant que possible la réalité, le sens
et les conséquences des dits “événements” pour fourguer la
camelote idéologique la plus susceptible de discréditer le type
d’enseignement qu’il conviendrait encore aujourd’hui de tirer
de ce beau mois de mai. Plus largement elle s’inscrit dans un
processus révisionniste qui vise à faire passer mai 68 pour son
contraire.
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Il
fut un temps où les contempteurs de mai 68, du gaullisme à la
droite traditionnelle et des staliniens à la gauche réformiste, en
dénonçaient les “excès”. Mai 68, même vilipendé, même
traîné dans la boue, conservait une forte identité. Elle était
plus ou moins négative mais on savait cependant de quoi l’on
parlait. Raymond Aron, indiscutable penseur de droite, mais doté
d’une vue un peu plus perçante que ce qui tenait lieu
d’intellingentsia au pouvoir, le premier ouvrit une brèche en
avançant dans </span><span lang="en-US"><em>La
révolution introuvable </em></span><span lang="en-US">qu’il
ne s’était fondamentalement rien passé en mai 68. D’autres, par
la suite (mais cela prit un certain temps), arguant ou prenant
prétexte des palinodies ou revirements successifs de
soixante-huitards bien en vue (parmi lesquels Daniel Cohn-Bendit,
immanquablement associé à mai 68, sera en quelque sorte la cerise
sur le gâteau) s’engouffreront dans cette ouverture en s’efforçant
de dépouiller mai 68 de ses aspects spécifiques, radicaux,
émancipateurs afin de le réduire à une crise d’adaptation des
institutions ou de le disqualifier comme moment refondateur du
capitalisme, voire de l’accuser de tous les maux dont souffrirait
après coup la société française. Nous en avons eu l’une des
illustrations avec les écrits de Michéa et le discours de Bercy du
candidat Sarkozy.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Et puis, en regard
des sempiternels arguments des Michéa et consort sur l’évolution
que l’on sait des Geismar, Glucksmann, July, Kouchner et cie visant
à discréditer mai 68, reprenons ce qu’écrivaient en 1969 les
situationnistes sur le gauchisme. Dans “Le commencement d’une
époque” ils adressent une volée de bois vert aux groupuscules
auxquels appartenaient tous ces messieurs en relevant leur rôle de
porte à faux lors des “événements”, leur volonté malgré tout
de ménager les bureaucraties syndicales ou staliniennes, leur
propension à courir après un mouvement “bien plus extrémiste
qu’eux”, leurs “illusions pseudo-stratégiques”, leur
incapacité à comprendre la radicalité de mai 68 alors qu’ils
parodiaient “de la manière la plus malheureuse toutes les formes
de révolution du passé”. Le Mouvement du 22 mars (et DCB)
bénéficie d’un traitement particulier. Moins suspect de ménager
le P.C.F. et les syndicats, ce groupe combine “presque toutes les
tares idéologiques avec les défauts du confusionnisme naïf”.
L’ultra-gauche n’est nullement épargnée : bien au contraire en
raison de ses archaïsmes économistes et de son incapacité à
comprendre la profonde nouveauté de mai 68.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Il
y a une dimension polémique indéniable dans ces constats. Cependant
cette critique, déjà à l’oeuvre dans les précédents numéros
de l’</span><span lang="en-US"><em>Internationale
Situationniste, </em></span><span lang="en-US">constituera
en quelque sorte le socle, durant les années 70, à partir duquel on
traitera du gauchisme et des gauchismes (du trotskisme au maoïsme,
en passant par tous les avatars du léninisme ou du spontanéisme)
dans des milieux qui ne se réclamaient pas toujours de la théorie
situationniste, mais qui sur ce plan-là savaient de quoi il en
retournait. Par conséquent, pour ce qui concerne les personnages
cités plus haut, en 68 le vers était déjà dans le fruit. Ou bien,
pour reprendre une certaine formule, ces messieurs ont ensuite
échangé une erreur contre une autre. Je veux bien reconnaître que
la seconde possède un caractère de gravité plus évident (ou
beaucoup plus évident selon les cas).</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Mai 68, pour
compléter le tableau, relie dans le droit fil des révolutions du
XIXe siècle l’ancien et le nouveau. Les barricades, tout en
représentant “matériellement” la réponse la mieux adaptée à
l’occupation d’un terrain urbain ou encore à la violence de la
répression policière, symbolisaient les luttes du passé et en
constituaient la mémoire vivante. On ne dira jamais assez combien
les gens se sont parlés dans les rues de Paris et d’ailleurs tout
au long des journées de mai. Des groupes de personnes se formaient
spontanément pour discuter et débattre des différents aspects du
mouvement, des solutions qui pourraient être ici ou là envisagées,
mais aussi de leurs aspirations à vivre dans un autre monde. Sur les
murs des grandes villes de multiples inscriptions portaient le
témoignage d’une poésie descendue dans la rue. Cette dimension
prenait le pas sur le coté propagandiste des slogans maoïstes et
trotskistes. Une dernière donnée : en mai et juin 68 on hospitalisa
beaucoup moins que d’ordinaire en milieu psychiatrique.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Ce
que l’on pourrait appeler à proprement parler “l’engagement
politique de Maurice Blanchot” (sachant que cette “sensibilité”
se trouvait déjà exprimée au lendemain de la Libération dans un
texte consacré au surréalisme) date de la création de la revue </span><span lang="en-US"><em>14
juillet </em></span><span lang="en-US">en
1958. Fondée par Dionys Mascolo et Jean Schuster (avec la
collaboration des surréalistes, de Daniel Guérin, Claude Lefort,
Maurice Nadeau, Robert Antelme...), elle appelle à lutter contre
l’arrivée au pouvoir de de Gaulle (en déclarant “illégal”
son gouvernement et “usurpateur” le général). Blanchot
participe au second numéro avec un court article, “Le refus”.
Une référence qui va devenir comme une sorte de signature pour
Blanchot. Il s’agit là de l’un des beaux textes jamais écrit
sur la capacité et l’obligation dans certaines circonstances de
refuser : un refus “absolu et catégorique”. Ensuite Blanchot
sera le principal rédacteur de la “Déclaration sur le droit à
l’insoumission dans la guerre d’Algérie” (le Manifeste des
121), puis, dans la continuité, il tente avec d’autres écrivains
d’impulser une </span><span lang="en-US"><em>Revue
Internationale </em></span><span lang="en-US">qui
restera à l’état de projet. Enfin Blanchot est l’un des membres
fondateurs (avec Antelme, Mascolo, Bounoure, Duras, des Forêts,
Leiris, Nadeau) du Comité d’action étudiants - écrivains
constitué le 8 mai 1968. Ce comité, installé un premier temps à
la Sorbonne, publie en mai-juin des déclarations collectives et des
articles non signés. Il fait également paraître un bulletin en
octobre 1968, puis un “bilan” en juillet 1969 clôt cette
activité.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">On
put vérifier en 1998, à l’occasion de la publication dans le n°
33 de la revue </span><span lang="en-US"><em>Lignes
</em></span><span lang="en-US">d’un
dossier consacré à Dionys Mascolo, le Manifeste des 121 et mai 68
(attribuant à chacun des auteurs la paternité des articles anonymes
du Comité), l’importance de la participation de Blanchot autant du
point de vue quantitatif que qualitatif. J’en extrait un texte
intitulé “Sur le mouvement” (datant de décembre 1968, ensuite
repris dans le “bilan”). Partant de l’interrogation “Quelle a
été sa force (celle du mouvement) en mai 68”, Blanchot répond,
“que dans cette action, dite étudiante, jamais les étudiants
n’ont agi comme étudiants mais comme révélateurs d’une crise
d’ensemble, comme porteurs d’un pouvoir de rupture mettant en
cause le régime, l’État, la société. L’Université n’a été
qu’un point de départ”. Puis il enchaîne sur les “forces et
faiblesses” du mouvement tout en s’inscrivant en faux contre un
prétendu “échec de mai”. Là Blanchot parle de révolution :
“Le mouvement de mai a été la RÉVOLUTION dans la fulgurance et
l’éclat d’un événement qui s’est accompli et, en
s’accomplissant, a tout changé”. Une révolution qui ne
ressemble à aucune autre : “Plus philosophique que politique ;
plus sociale qu’institutionnelle ; plus exemplaire que réelle ; et
détruisant sans rien de destructeur, détruisant, plutôt que le
passé, le présent même où elle s’accomplissait et ne cherchant
pas à se donner un avenir, extrêmement indifférente à l’avenir
possible, comme si le temps qu’elle cherchait à ouvrir fût déjà
au-delà de ces déterminations usuelles”. Cependant Blanchot
ajoute à l’intention de ceux qui ne verraient là qu’une
“mystique de la révolution”, des précisions d’ordre factuel
sur le déroulement des “événements”. Avant de conclure il
insiste sur l’aspect radicalement nouveau de mai 68 (rejoignant
ainsi les situationnistes) : “PLUS RIEN NE SERA COMME AVANT.
Penser, agir, organiser, désorganiser : tout se pose en d’autres
termes, et non seulement les problèmes sont nouveaux, mais la
problématique elle-même est changée. En particulier, tous les
problèmes de la lutte révolutionnaire, et d’abord de la lutte de
classe, ont pris une forme différente”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Il
y a là également, osons le mot, une dimension spirituelle qui ne
fut pas absente de mai 68. C’est aussi poser la question des termes
de l’émancipation. J’y reviendrai dans la troisième partie de
cet essai. Pour en revenir au “différend” relevé plus haut, le
Comité étudiants-écrivains en général, et Dionys Mascolo en
particulier ne présentent pas l’activité des situationnistes sous
un jour favorable. Ceux-ci leur répondent dans le n° 12 de la revue
sur le mode polémique habituel. Mais à aucun moment ils ne se
référèrent à Blanchot. Ceci précisé, et après m’être
attardé sur les contributions des uns (les situationnistes) et de
l’autre (Blanchot), il parait préférable d’avancer quarante ans
plus tard que l’une et l’autre traduisent parmi d’autres, mais
plus que d’autres, ce que l’on pourrait et devrait dire
aujourd’hui de mai 68. D’un coté la confirmation, par la preuve
des dits “événements”, d’une radicalité qui s’était
trouvée chez elle en mai 68 (“Si beaucoup de gens ont </span><span lang="en-US"><em>fait
</em></span><span lang="en-US">ce
que nous avons </span><span lang="en-US"><em>écrit,
</em></span><span lang="en-US">c’est
parce que nous avons écrit essentiellement le négatif qui avait été
vécu, part tant d’autres avant nous, et aussi par nous mêmes”)
; de l’autre la dimension souveraine d’un “refus radical” que
mai 68 traduit comme “possibilité révolutionnaire”, mais
également “négation même de ce qui n’a pas été encore posé
et affirmé”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">J’évoquais
dans un précédent paragraphe une brèche ouverte par Raymond Aron,
dans laquelle s’étaient engouffrés d’aucuns avec un temps de
retard - celui du retournement de veste d’une grande partie des
chefaillons gauchistes - pour réviser mai 68 sur le mode d’une
prétendue adaptation du capitalisme (les critères variant selon le
champ d’intervention, de la philosophie aux sciences humaines).
Gilles Lipovetsky figure parmi ceux qui au début des années 80
entendent se colleter dans des travaux à caractère philosophique ou
sociologique avec ce que l’on rapporte à un “nouvel air du
temps”. On ne discutera pas ici les thèses de </span><span lang="en-US"><em>L’ère
du vide : essais sur l’individualisme contemporain </em></span><span lang="en-US">sinon
pour dire que l’on peut accepter quelques unes des descriptions
faites par Lipovetsky quant aux formes prises ici ou là par cet
individualisme sans pour autant adhérer à la vision du monde qui
nous est par ailleurs proposée, ni aux conclusions de l’auteur.
Lipovetsky, par exemple, va jusqu’à écrire que “l’individualisme
contribue désormais à abolir l’idéologie de la lutte des
classes” (laquelle devient bien entendu “idéologique” sous sa
plume). C’est prendre ses désirs pour des réalités. Mais ce qui
nous importe ici se sont les lignes suivantes : “Les journées de
mai (...) reproduisent moins le schéma des révolutions modernes
fortement articulées autour des enjeux idéologiques qu’elles ne
préfigurent la révolution postmoderne des communications”. Ici
Lipovetsky va relire et réinterpréter les “événements” pour
les enrôler sous la bannière de “l’individualisme
contemporain”. Il semblerait que les thèses de ce philosophe aient
depuis fait long feu. Quoiqu’il en soit elles avaient le vent en
poupe durant les sinistres années 80. Nous n’en avons pas terminé
avec l’auteur sur mai 68, puisque trois ans plus tard Lipovetski y
revient dans un article de la revue </span><span lang="en-US"><em>Pouvoirs.
</em></span><span lang="en-US">Il
y écrit que “sous le signe de la révolution “l’esprit 68”
ne faisait que prolonger la tendance pesante de la privatisation des
existences (...) Non seulement l’esprit de Mai est individualiste
mais il contribue à sa manière (...) à accélérer l’avènement
de l’individualisme narcissique contemporain, dépolitisé et
réaliste, flottant et apathique, largement indifférent aux grandes
finalités sociales et aux combats de masse”. </span>
</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Il parait difficile
de faire mieux : comment aligner le plus grande nombre de
contre-vérités en si peu de lignes ! Ajoutons Lipovetsky à la
liste de ceux qui n’en finissent pas d’exorciser à travers mai
68 l’aversion, même rétroactive, que leur inspirent les
“événements”. La rage dont se trouve accusée mai 68 s’appelle
ici “individualisme”. Ce que ne manqueront pas de souligner plus
tard Michéa dans ses ouvrages, et Sarkozy dont son discours de
Bercy. Rien de vraiment nouveau sous le soleil, mais une pièce
supplémentaire à verser au dossier. A vrai dire je citais
Lipovetsky en dernier lieu pour faire ressortir la mention d’un
“esprit 68” (ou esprit de mai 68”). Car, je le souligne,
pareille mention qui chez Jean-Claude Michéa, comme on s’en doute,
ne suscite que des sarcasmes n’est pas davantage prisée par
l’autre Jean-Claude (pourtant beaucoup moins critique sur mai 68).
</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Ceci
s’explique par la lecture faite par Milner des années 70. On a vu
qu’elle se limitait à un indépassable horizon du gauchisme auquel
</span><span lang="en-US"><em>L’arrogance
du présent </em></span><span lang="en-US">apporte
maints témoignages. Milner donc, pour les besoins de sa
démonstration, tient à opposer mai 68 à l’ esprit 68 sur le mode
paradoxal qu’on lui connaît. Pour ce faire il écrit que “Mai 68
voulait que tous, maîtres et esclaves du vieux monde, deviennent des
maîtres ; l’esprit 68 affranchit les esclaves mais n’en fait pas
des maîtres”. Milner, si nous le suivons bien, veut opposer mai 68
à la doxa gauchiste des années 70 sur ces mêmes “événements”.
Cette manière de voir n’est pas sans pertinence. Pourtant la
critique du gauchisme était déjà explicite en mai 68 (entre autres
par les situationnistes, comme on l’a vu). Là aussi “l’esprit
68” sous la plume de Milner n’est qu’une façon de plus de
distinguer mai 68 de la période gauchiste qui suit. Cette
gymnastique l’entraîne à établir une autre distinction, plutôt
spécieuse, entre certains de ses interlocuteurs de la décennie 70 :
les uns venus de mai, et les autres du gauchisme. L’opération
permet d’excuser quelques uns de ces derniers de pareil héritage
au prétexte qu’ils avaient eu “la loyauté de ne pas vouloir
s’en taire et de s’opposer à eux-mêmes un démenti”. Pour le
lecteur qui n’a pas lu </span><span lang="en-US"><em>L’arrogance
du présent </em></span><span lang="en-US">je
précise que Milner évoque ici les “nouveaux philosophes”. Sur
ces dernier Deleuze évoquait “leur haine de 68” et ajoutait
“c’était à qui cracherait le mieux sur 68”. Ce que Milner
traduit par “qui se refuse au démenti de soi, ne sait pas ce
qu’est la vérité ; qui recule avec effroi devant la renégation
(sic) ne sait pas ce qu’est l’affirmation”. Ici la “vérité”
est bonne fille, pour ne pas dire bien obligeante puisqu’elle sert
à justifier les revirements (ou les “renégations” pour parler
le milnérien) des amis de Milner, mais également le sien.
“L’affirmation”, quant à elle, n’a jamais été soumise à
pareille fête : mais un tel succès risque de lui ôter à jamais
tout crédit. Ce morceau de bravoure (autant impudent que culotté,
arrogant que dérisoire) soulève un lièvre que je lèverai le
moment opportun.</span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Non, l’esprit de
68 n’a pas grand chose en commun avec ce que peuvent écrire les
Michéa, Milner, Lipovetsky et cie. Il désigne ce en quoi mai 68,
ensuite, s’incarne ou se trouve illustré dans des actions, des
activités, des oeuvres. C’est vouloir dire que celles-ci
n’auraient pas le caractère exemplaire que nous leur portons sans
mai 68. Citons en quelques unes pour les seules années 69 et 70.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Le
10 mars 1969, en fin de journée, la statue de Charles Fourier était
remise place Clichy sur son socle. Il s’agissait de la réplique en
plâtre, mais finement bronzée, de la précédente déboulonnée
presque trente ans plus tôt par les nazis. Une plaque gravée à la
base de la statue désignait les auteurs de ce détournement : “En
hommage à Charles Fourier, les barricadiers de la rue Gay Lussac”.
Le lendemain trente gardiens de la paix, aidés d’une grue, furent
mis à contribution pour remettre le socle à nu </span><span lang="en-US"><strong>(3)</strong></span><span lang="en-US">.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Le
15 janvier 1970 sort à Paris le premier film d’Alain Tanner,
</span><span lang="en-US"><em>Charles
mort ou vif. </em></span><span lang="en-US">
Ce film raconte la rupture d’un industriel suisse (Charles Dé)
d’avec son milieu, puis la lente et inexorable progression,
jubilatoire, critique et exemplaire de Charles vers son destin de
déserteur social et familial que l’on finit par enfermer en
psychiatrie. </span><span lang="en-US"><em>Charles
mort ou vif </em></span><span lang="en-US">pose
la question de l’émancipation d’une manière singulière : la
place du sujet émancipateur incombe plus à Charles qu’au couple
de marginaux qui l’ont recueilli </span><span lang="en-US"><strong>(4)</strong></span><span lang="en-US">.
Tanner l’illustre par un usage de la citation n’ayant pas
d’équivalent (Godard excepté) dans le cinéma de l’époque : la
fable brechtienne rejoint ici le détournement situationniste. Il se
trouva au moins un critique (Philippe Haudiquet) pour écrire que
“c’est de Suisse que nous parvient (...) le plus bel enfant
cinématographique du mois de mai 1968”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">Ce
même mois de janvier, Léo Ferré chante à la Mutualité. Il crée
durant cette série de récitals la presque totalité des chansons
qui se retrouveront sur les deux albums </span><span lang="en-US"><em>Amour-Anarchie.
</em></span><span lang="en-US">Les
références à mai 68 sont présentes dans plusieurs des titres de
ce tour de chant. Certains étaient déjà connus depuis le disque
précédent. Mais seuls les bons connaisseurs de Ferré savent qu’une
chanson comme </span><span lang="en-US"><em>Madame
la misère </em></span><span lang="en-US">(“Ce
sont des enragés qui dérangent l’histoire”) avait été écrite
- le texte en tout cas - une vingtaine d’années plus tôt : ce
poème figurant dans le recueil </span><span lang="en-US"><em>Poète...
vos papiers ! </em></span><span lang="en-US">publié
en 1956. De là à dire que cet “esprit de mai 68” n’était
sans antériorité il n’y a qu’un pas que nous franchirons sans
hésiter.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"> <span lang="en-US">On
s’attendait moins, pour citer un dernier témoignage “à charge”
sur mai 68, à trouver ce genre de discours, même atténué, dans
l’un des ouvrages du collectif Pièces et mains d’oeuvres </span><span lang="en-US"><strong>(7)</strong></span><span lang="en-US">.
On ne sait s’il faut incriminer quelque maladresse ou un rapport
désinvolte à l’histoire dans la phrase suivante : “Quelques
nuits d’émeutes, et le retour de l’essence dans les pompes à la
Pentecôte 68 suffirent à pacifier un mouvement communément
réformiste”. Dans ce livre (</span><span lang="en-US"><em>Terreur
et possession </em></span><span lang="en-US">)
qui comporte des pages pertinentes (même si les thèses des auteurs
ne sont pas à l’abri de la critique) on aurait pu se passer de
lire ce propos un tantinet mesquin, plutôt léger et complètement à
coté de la plaque.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Pour
terminer sur une note bouffonne, mai 68 a également été pris à
partie par deux psychanalystes dans un ouvrage intitulé </span><span lang="en-US"><em>L’univers
contestationnaire </em></span><span lang="en-US">:
un livre sorti en 1969 et signé André Stéphane (pseudonyme sous
lequel se cachaient Bela Grunberger et Janine Chasseguet-Smirgel).
J’ai ailleurs dit deux mots sur cet ouvrage indigent qui comporte
un chapitre posant l’équation gauchisme = fascisme. Sinon
</span><span lang="en-US"><em>L’univers
contestationnaire </em></span><span lang="en-US">(titre
décalqué de </span><span lang="en-US"><em>L’univers
concentrationnaire </em></span><span lang="en-US">de
David Rousset) s’attarde bien évidemment sur la contestation du
discours du “père” </span><span lang="en-US">identifié
comme un discours “bourgeois” et même “juif”. Ceci afin
d’accréditer quelque fondement “antisémite” de mai 68.
Passons sur les élucubrations de nos deux analystes sur la “dalle
sacrée” ou le “tombeau du père” (ici pour associer
contestataires 68 et nazis) afin d’en venir au chapitre
“L’identification finale à la mère sadique-anale”. Les
auteurs insistent sur l’aspect anti-patriarcal (ou prétendu tel)
des théoriciens de mai 68 tout en avançant paradoxalement que les
contestataires s’en prennent en réalité à un personnage féminin
au sujet duquel il s’agit de prouver qu’on a </span><span lang="en-US"><em>rien
à faire avec lui </em></span><span lang="en-US">puisqu’il
représente “le Mal”. Je ne sais ce que Freud en penserait (ou
plutôt on peut le subodorer à travers une remarque prudente des
deux auteurs sur des méandres psychanalytiques que Freud n’aurait
que très peu explorés). Donc, pour “s’efforcer de prouver qu’il
n’a rien de commun avec l’image maternelle mauvaise”, le
contestataire 68 “se conduira en bonne mère”. Et
l’identification réalisée il pourra ainsi “s’attaquer à la
mauvaise, c’est à dire la société bourgeoise capitaliste de
consommation”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Ces
pages burlesques, permettant d’évacuer toute analyse politique,
n’ont pas été sans trouver des lecteurs attentifs, ou pour le
moins intéressés parmi les contempteurs de mai 68. Et parmi ceux-ci
l’inévitable Jean-Claude Michéa. Notre philosophe ne cite pas
</span><span lang="en-US"><em>L’univers
contestationnaire </em></span><span lang="en-US">mais
il reprend la thématique soulignée ci-dessus (il se réfère à
d’autres ouvrages publiés depuis, et reprenant cette thématique
sans pour autant souscrire à toutes les propositions d’André
Stéphane). En tout état de cause elle apporte de l’eau à son
moulin puisque Michéa écrit, au sujet de ceux qu’il nomme “les
innombrables militants de l’extrême gauche libérale”, qu’ils
“ont certainement quelque chose à voir avec </span><span lang="en-US"><em>le
meurtre du père </em></span><span lang="en-US">et
la soumission parallèle à une </span><span lang="en-US"><em>mère
dévorante </em></span><span lang="en-US">“.
Des lignes à mettre en résonance avec un autre passage de </span><span lang="en-US"><em>La
double pensée </em></span><span lang="en-US">où
l’inspecteur Michéa, après avoir enquêté sur des formes
“maternalistes d’emprise (...) difficiles à reconnaître”
parce que “déjà invisibles aux yeux de ceux (ou de celles) qui
les exercent”, finit par trouver le coupable en la personne de
Saint François d’Assise (fondateur, précise Michéa d’un ordre
voulant réaliser une “égalité absolue”). Bon dieu, mais c’est
bien sûr ! Et notre Bourrel d’occasion de conclure ainsi son
enquête : “Il serait peut-être temps de s’interroger sur ce que
l’inconscient de la gauche </span><span lang="en-US"><em>extrême
</em></span><span lang="en-US">doit
à la spiritualité franciscaine et spirituelle </span><span lang="en-US"><strong>(8)</strong></span><span lang="en-US">”.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Une
autre fois, car j’en resterai là. J’aurai l’occasion durant le
chapitre suivant de revenir sans trop m’y attarder sur cette
question matriarcale (ou anti-matriarcale). Je ne reprendrai pas pour
autant Jean-Claude Michéa sur le sujet. Après un ultime tour de
piste nous cesserons de nous intéresser à l’auteur de </span><span lang="en-US"><em>La
double pensée.</em></span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US"><em><br /></em></span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US"><em>.</em></span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
(1) Ce discours peut
être consulté dans son intégralité sur le site de l’UMP.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
(2) Bernard-Henri
Levy s’est retourné contre Henri Gueno pour lui faire porter la
responsabilité des discours de Sarkozy. Depuis toujours la très
grande majorité des hommes politiques se font aider par leurs
conseillers ou par des plumes extérieures (tel Berl pour Pétain en
1940) pour rédiger leurs discours. Mais un texte écrit par Emmanuel
Berl reste un discours de Philippe Pétain (“la terre ne ment pas”
ou “Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal”), et un
texte écrit par Henri Guaino reste un discours de Nicolas Sarkozy.
Il faut posséder un pois chiche à la place du cerveau pour
prétendre le contraire. Les “amis de BHL” peuvent toujours
répondre qu’il s’agissait d’une attitude tactique en quelque
sorte : leur “grand homme” étant l’ami de Sarkozy (mais ayant
voté Royal !) il ne lui était pas possible d’exprimer
frontalement son désaccord, etc. Si le ridicule tuait encore, il y a
belle lurette que nous serions débarrassé de Bernard-Henri Levy.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US">(3)
En 1960, suite à une proposition d’un conseiller municipal
parisien, un certain René Thomas, exhortant le préfet de la Seine à
faire disparaître le socle même où reposait jusqu’en 1942 la
statue de Charles Fourier, André Breton adressait une vigoureuse
protestation au journal </span><span lang="en-US"><em>Combat.
</em></span><span lang="en-US">Les
lignes suivantes extraites de ce courrier (“Ce M. René Thomas vit,
en effet, en plein accord “avec son époque”, celle qui livre ce
soir Paris aux bandes fascistes sans que les partis de gauche aient
envisagé la moindre contre-manifestation”) n’ont pas été
publiées par </span><span lang="en-US"><em>Combat.</em></span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
(4) Lors de la
rencontre de Charles avec Paul et Adeline, le jeune couple, Paul, qui
s’étonne que Charles manifeste peu d’intérêt pour les
automobiles, s’entend répondre : “Premièrement, la position du
conducteur est très mauvaise. Elle coupe la digestion, comprime
l’estomac et engraisse le coeur. Deuxièmement la circulation est
devenue l’art dramatique des imbéciles. Les accidents sont de
misérables tragédies et les risques de la route tout ce qui nous
reste d’aventure. Troisièmement, l’automobilisme est un système
d’accumulation, d’entassement, mais qui n’apporte pas le
moindre échange, à part bien entendu celui de grossièretés, et où
les gens ne se rencontrent jamais. C’est un système de dispersion
sociale : chacun dans sa petite caisse. Et pour terminer, à travers
l’automobile, les compagnies pétrolières et les marchands de
tôles, imposent leur loi, détruisent les villes, font dépenser des
fortunes en routes et en flics, empuantant le monde et surtout font
croire aux gens que ceux-ci ne désirent plus rien d’autre”.
Ajoutons que Paul, d’abord interloqué, desserre le frein à main
de la voiture de Charles tout en répondant “nous allons vous
arranger ça”, et pousse l’automobile qui va s’écraser dans
le ravin au dessus duquel se trouvait les trois personnages.</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
Quarante ans plus
tard, citons le dialogue suivant :</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
- Pourquoi vous
n’aimez pas les téléphones portables ?</p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
- Premièrement.
L’utilisation régulière et prolongée du téléphone portable
provoque à plus ou moins long terme des désordres fonctionnels et
des maladies chroniques. Deuxièmement. Cette laisse électronique
qui affecte 90 % de la population française représente le meilleur
moyen de contrôle policier en termes d’itinéraires, d’emploi du
temps ou de réseau de relations. Troisièmement. La question du
choix (en avoir ou pas) se pose de moins en moins puisque la
possession d’un téléphone portable devient progressivement une
obligation pour de nombreux actes de la vie quotidienne. Ceux qui
persistent à vivre sans portable sont pour le mieux considérés
comme des “asociaux” ou pour le pire comme des “ennemis de la
société”. Quatrièmement. La possibilité d’être joignable en
tous lieux et à tous moments (et réciproquement) focalise l’usager
sur l’attente d’un appel ou d’un message au détriment des
capacités d’attention, d’écoute ou de disponibilité dans
l’espace public. Tout comme elle représente pour les salariés
équipés de cette prothèse un moyen de contrôle pour les
employeurs et une forme de dépendance qui n’est pas sans empiéter
sur la vie privée des premiers. Cinquièmement. L’aspect “nuisance
sonore” du téléphone portable s’assortit de comportements peu
respectueux ou grossiers envers les personnes environnantes. Et pour
terminer, l’industrie du téléphone portable est l’une des plus
polluantes, et des plus grandes consommatrices d’énergie
électrique et de ressources en eau. Elle accélère la destruction
de la planète et contribue à la technification du monde.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm">
<span lang="en-US">Non,
ne cherchez pas. Vous ne trouverez ce dialogue dans aucun film. Un
cinéma politique du type </span><span lang="en-US"><em>Charles
mort ou vif </em></span><span lang="en-US">ne
peut plus exister en 2009. Et puis, n’est ce pas, comme on le
disait jadis pour Billancourt, il ne faut pas aujourd’hui
désespérer Laetitia et Kevin.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.85cm"><span lang="en-US">.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US">(6)
Dans </span><span lang="en-US"><em>Du
temps que les situationnistes avaient raison </em></span><span lang="en-US">
: http://www.lherbentrelespaves.fr/</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US">.</span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US">(7)
Ce collectif a écrit un très utile </span><span lang="en-US"><em>Le
téléphone portable, gadget de destruction massive.</em></span></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm"><span lang="en-US"><em>.</em></span></p>
<p lang="en-US" align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; line-height: 0.64cm">
(7) Michéa va
chercher ses références chez Jacques Dalarun et Jean-Pierre Lebrun.</p>Du temps que les situationnistes avaient raisonurn:md5:bd6de1e05445373c8f1a9c12d94338a22007-03-01T20:11:00+01:002013-04-21T17:26:36+02:00Max VincentCritique socialeDebordEDNISSituationnistesSurréalistes<p></p> <br />Vous ne me direz pas que j'estime trop le temps présent ; et si pourtant je n'en désespère pas, ce n'est qu'en raison de sa propre situation désespérée, qui me remplit d'espoir. Karl Marx<br /><br /><div>
En août 1935, le groupe surréaliste diffuse une brochure intitulée <em>Du temps que les surréalistes avaient raison</em>. Ce texte, écrit par André Breton (et contresigné par tous les membres du groupe) signe l'acte de rupture définitif entre les surréalistes et le Parti Communiste Français. Ces rapports, qui avaient toujours été orageux et conflictuels, s'étaient sensiblement détériorés depuis l'exclusion deux ans plus tôt de Breton de l'Association des écrivains et Artistes révolutionnaires. Les pressions exercées par le P.C.F. pour interdire à André Breton de prendre la parole lors du "Congrès international des écrivains pour la défense de la culture" qui se tient à Paris du 20 au 25 juin (Breton ayant quelques jours avant l'ouverture du congrès giflé publiquement Ilya Ehrenbourg, membre de la délégation soviétique et calomniateur notoire) obligent les surréalistes à tirer toutes les conséquences de cet acte de censure. D'ou cette déclaration collective notifiant "une rupture on ne peut plus cinglante et définitive".<br />
Soixante dix ans plus tard, je n'entends pas reprendre en partie cet intitulé pour exposer une situation comparable à celle que Breton décrit dans <em>Du temps que les surréalistes avaient raison</em>. L'Internationale situationniste n'existe plus depuis 1972, date de son autodissolution. Et la question de savoir si les individus, qui aujourd'hui avouent encore une dette et plus envers l'I.S., se considèrent toujours "situationnistes" reste en suspens. L'auteur de ces lignes ne prétend d'ailleurs rien de tel (et il parait très incertain qu'il l'ait jadis prétendu <a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/10/./edn.html#(1)">(1)</a>). Ensuite, pour en venir à ce contre quoi et qui Breton s'opposait, il semble plus facile et légitime d'établir une filiation entre les surréalistes et les situationnistes que de vouloir, partant des thuriféraires en leur temps de "Moscou la gâteuse", s'emparer d'un fil pour le moins ténu qui mènerait au collectif que son principal animateur désignait en 1986 comme "la tentative intellectuelle la plus importante de cette fin de siècle". Non, quitte à reprendre un quelconque fil il faudrait repartir des situationnistes pour savoir de quoi l'on parle. On ne déflorera pas trop le sujet en ajoutant qu'il y eut ensuite dans ce cheminement un phénomène de court circuit. C'est à ce moment là que les situationnistes ont commencé à avoir tort. <br />
Jean-Jacques Rousseau, dans la préface à son <em>Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes</em>, écrit ceci : "J'ai commencé quelques raisonnements ; j'ai hasardé quelques conjectures, moins dans l'espoir de résoudre la question que dans l'intention de l'éclaircir et de la réduire à son véritable état". La question certes diffère ici du tout au tout, ou presque. C'est l'esprit et la méthode que je voudrais retenir. Ne pas révéler trop tôt combien "le roi est nu" mais passer par toutes les étapes permettant à ce dévoilement de s'effectuer selon les conditions requises. Si d'aventure le lecteur ne voyait rien de tel, ou pire s'il s'accommodait de cette nudité l'auteur n'incriminerait que la dureté de ces temps qui, comme dit le poète, "ont dissipé dans l'obscur vent du soir / la passion amoindrie de notre espoir ".<br />
Je filerai une dernière fois la métaphore d'un fil conducteur en commençant par dérouler ma bobine à une date antérieure à celle du début de l'histoire que je me propose de raconter, et plus encore de commenter. Ceci me sera peut-être reproché. Mais pourtant, souvenez-vous : en ce temps les situationnistes avaient raison.<br />
<br />
&<br />
<br />
<br />
Nous sommes en 1976. Jaime Semprun adresse le 17 décembre une lettre à Guy Debord. Ce dernier lui répond le 26 décembre. Un autre courrier, daté du 14 janvier 1977, de Semprun, vient clore cette correspondance. Celle-ci a été publiée deux ans plus tard aux éditions Champ Libre dans le premier volume de <em>Correspondance</em> (parmi d'autres contributions épistolaires). C'est l'écho donné à cette publication (nous sortons du cadre d'une correspondance privée) qui nous entraîne à donner ce premier coup de projecteur.<br />
Qui est Jaime Semprun ? Né en 1947, le fils de Jorge Semprun figure au catalogue des éditions Champ Libre. Il y a publié deux ouvrages : <em>La Guerre sociale au Portugal</em> et <em>Précis de récupération</em>. Une lettre du 20-5-1975 de Guy Debord à Anne Krief et Jaime Semprun (recueillie dans le volume 5 de la Correspondance de Guy Debord publiée aux éditions Fayard) témoigne de liens amicaux, d'une complicité et de préoccupations communes entre les correspondants. Debord, ensuite, dans une lettre du 31-5-1975 à Semprun, dit d'ailleurs tout le bien qu'il pense de <em>La Guerre sociale au Portugal</em>. Il y revient encore le 24-6-1975 dans un courrier globalement consacré à la situation portugaise. En revanche (lettre du 11-2-1976) Debord parait plus réservé dans son appréciation du <em>Précis de récupération</em>. Sans émettre fondamentalement des objections d'ordre théorique, politique ou stylistique, il reproche à ce <em>Précis</em> de ne pas être "suffisamment concret". Ce qui manque, ajoute Debord, "c'est la critique du processus lui-même, du travail de la récupération". Ce qu'il étaye à travers un questionnement absent du livre de Semprun. Dans sa conclusion Debord entend cependant nuancer ces "critiques" en évoquant une "affaire de goûts personnels" : "là, comme dans l'emploi de la vie et les préférences entre ceux que l'on y rencontre, il n'y a certainement pas à exposer et soutenir ses goûts, dans le but parfaitement vain d'y rallier qui en a d'autres".<br />
Nous en arrivons donc à la "fameuse" correspondance publiée par Champ Libre en 1978. Jaime Semprun, dans sa première lettre du 17-12-1976, demande des explications à Guy Debord sur le refus de son dernier manuscrit : un texte sur l'Espagne qui n'a pas été retenu par Champ Libre. Semprun se pose la question de savoir si Debord, comme il le subodore, serait pour quelque chose dans le refus de Gérard Lebovici, l'éditeur (Semprun avalisant au passage la version, alimentée par la rumeur, faisant de Debord l'éminence grise de Lebovici ou le personnage qui en coulisse déciderait de l'essentiel de la politique éditoriale). Ce refus, avance Semprun, renverrait moins au contenu du manuscrit qu'à son "principe". Tout en traçant un trait sur ses relations avec Champ Libre, Semprun aimerait cependant connaître le rôle joué par Debord dans cette affaire. Il ne croit pas (quoique...) que Debord soit particulièrement en désaccord avec le contenu politique de ce manuscrit sur l'Espagne. Semprun pense davantage à un jugement ad hominem "comme jugement négatif de l'ensemble de ma vie, tel qu'il permette de condamner par avance tout ce que je pourrais écrire". Comment sinon expliquer la distance prise par Debord durant cette dernière année. C'est à dire depuis la lettre de celui-ci sur Précis de récupération. En définitive, "cette dernière affaire éditoriale, qui dépasse des questions de "goûts personnels", m'oblige maintenant à te demander ce complément d'information". Et Semprun conclut : "Bref, cette trop longue lettre peut se résumer par cette question : j'avais bien compris que je n'étais plus de tes amis, dois-je comprendre qu'il me faut désormais te compter parmi mes ennemis ?".<br />
Guy Debord répond le 26-12-1976. Il s'agit d'une "réponse détaillée, et aussi publique qu'il le faudra". Cette remarque n'est pas sans importance. Car ce courrier constituera moins de deux ans plus tard le document de référence sur les relations entre Champ Libre et Debord. Ce dernier reprend les hypothèses avancées par Semprun (sur la place qu'occuperait Debord à Champ Libre) pour les réfuter les unes après les autres. C'est à la fois brillant, argumenté, et on ne peut plus convaincant. Plus, par exemple, que ne l'était le trac <em>Foutre</em> !, écrit par Debord et signé "Des prolétaires", diffusé durant le mois de novembre pour des raisons qui recoupent les enjeux de cette correspondance. Debord, donc, tient à préciser qu'il n'est ni <em>associé</em>, ni <em>employé</em> des éditions Champ Libre. Il "n'y exerce aucune "coresponsabilité", ni générale ni particulière n'ayant là strictement vis-à-vis de <em>qui que ce soit</em> - le propriétaire, les auteurs ou le public - ni droit, ni devoir, ni fonction". D'où l'avantage, souligne Debord "de ne pas mêler l'autorité théorique avec la sujétion dans le salariat". Il n'est intervenu, ajoute-t-il, que pour conseiller "à Lebovici la publication d'une dizaine de textes du passé", et de deux ouvrages d'auteurs contemporains : <em>Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie</em> et <em>La Guerre sociale au Portugal</em>. Il ressort de tout cela que Lebovici seul a refusé le dernier manuscrit de Semprun (sans consulter Debord, d'ailleurs absent de Paris). Guy Debord précise cependant que l'éditeur lui avait adressé ultérieurement une photocopie du manuscrit sans plus d'explication. S'il n'avait pas à donner "son accord" Debord reconnait volontiers qu'il a "laissé passer" ce refus. Pourquoi ? Sans qu'il s'agisse d'un "désaccord politique de base" ce manuscrit sur l'Espagne n'a pas pour lui les qualités d'analyse, par exemple, de <em>La Guerre sociale au Portugal</em>. <br />
Pour terminer, Debord aborde la question des "relations personnelles". Il relève qu'à un moment "un certain ennui m'a paru constamment dominer la majeure partie de chacun de nos dialogues". Ces relations ayant sans doute pris une autre tournure un soir ou, invité par Debord chez de "jeunes ouvriers presque tous chômeurs", Semprun s'était ensuite montré très sévères envers ces jeunes prolétaires qui, il est vrai, "ne faisaient pas la révolution ce soir là, et n'en parlaient pas du tout". Une sévérité d'autant plus surprenante pour Debord que, d'après des "propos, récits et conclusions" antérieurs de Semprun, ce dernier mettait parfois un certain temps pour "percer à jour et repousser" des pro-situs ou assimilés. <br />
Le détail de cette lettre permet de contester l'une des légendes qui s'attache à Debord. L'intéressé, sa correspondance en apporte plusieurs exemples, a plus d'une fois été confronté à des "camarades" qui croyaient bon devoir se livrer en sa présence à des surenchères sur le mode radical. On imagine bien la soirée évoquée par Debord, et la réaction un rien outragée de Semprun, ensuite, se plaignant que ces jeunes gens n'avaient pas eu un seul mot sur la situation politique en Espagne, par exemple. "On a tout à fait le droit de les trouver négligeables", poursuivait Debord. Il ajoutait : "Mais pourtant, que sera la base d'une révolution, en Espagne comme ailleurs, sinon des gens comme eux ? Maintenant que ta lettre m'a apporté une donnée plus considérable, je critiquerai chez toi une tendance à des jugements très disproportionnées des faits et des gens là ou tu es personnellement concerné". Et là Debord revenait sur le manuscrit de Semprun. Partant du fait que <em>La Guerre sociale au Portugal</em> représentait en dehors de ce pays la seule contribution a avoir pris "la défense de la révolution portugaise quand elle combattait", l'auteur de cet ouvrage aurait été plus inspiré ici "d'en analyser la défaite (...) au lieu de la minimiser en passant, avec le plus grand optimisme et comme si c'était un léger accident de parcours ; et ceci surtout dans un autre livre consacré à la révolution ibérique, à sa seconde bataille attendue". Debord conclut cette lettre en considérant que ce point particulier (indépendemment de ce que Lebovici peut penser du texte) représente pour lui le plus grave défaut de ce manuscrit.<br />
Dans sa réponse à Guy Debord (le 14-1-1977, publiée également dans <em>Correspondance</em> de Champ Libre), Jaime Semprun adopte un profil bas en ce qui concerne les allégations de son précédent courrier sur Debord et Champ Libre. Il est question de "protestation aussi mal à propos", de "supputations erronnées", "d'égarement". Semprun précise qu'à l'avenir il s'opposera "chaque fois qu'il le faudra, à tout ce qui veut prétendre ou insinuer que (Debord) aurait pris de quelque manière le contrôle de Champ Libre" par goût pour le pouvoir ou l'argent. En revanche, il ne comprend toujours pas pourquoi son texte, "qui dans l'analyse du processus conduisant d'une révolution espagnole à l'autre, est certainement <em>pour l'instant</em> ce qu'on a écrit de mieux sur le sujet", ait fait l'objet d'un refus de Lebovici, les arguments de l'éditeur ne lui semblant pas recevables. En ce qui concerne leurs "relations personnelles", Semprun regrette que son attitude "au sortir de ces jeunes gens (...) ait pu évoquer fâcheusement l'extrémisme désincarné des foutriquets qui vont tranchant à tout propos, c'est à dire hors de tout propos, de la radicalité de ceux qu'ils rencontrent".<br />
Deux autres courriers (également publiés dans <em>Correspondance</em> ), l'un de Gérard Lebovici (le 16-1-1977), l'autre de Jaime Semprun (le 19-1-1977), ne changent rien fondamentalement à l'affaire. Sinon que la rupture est bien consommée entre les éditions Champ Libre et Jaime Semprun.<br />
<br />
&<br />
<br />
Avant d'entrer dans le vif du sujet, c'est à dire la période 1984-1992 (dans un premier temps), je précise qu'en ce début d'année 2007 je ne dispose par de tous les documents souhaités et souhaitables puisque la <em>Correspondance</em> de Guy Debord publiée chez Fayard ne couvre pas encore entièrement cette période de référence. Mon analyse risque par moment de pêcher par incomplètude et pourrait être éventuellement corrigée sur des points qui restent cependant secondaires.<br />
En novembre 1984 parait le premier numéro de la revue L'<em>Encyclopédie des Nuisances</em>. C'est un événement à la mesure des ambitions du "Discours préliminaire" couvrant ce numéro (dont on apprendra plus tard qu'il a été entièrement rédigé par Jaime Semprun), des perspectives ouvertes par le "projet encyclopédiste", et des discussions que ce "Discours préliminaire" suscite dans les cercles post-situationnistes, les milieux radicaux, et même au-delà. D'une part l'EdN se situe ouvertement dans la filiation situationniste ; d'autre part apparaissent des thèmes sur "les illusions du progrès", "la production de nuisances", "le sentiment de dépossession devant la science et la technique" qui entendent renouveller le "projet révolutionnaire" là ou l'ont laissé les situationnistes. L'EdN veut rétablir "le goût de la vérité " dans "cette ère de la falsification" : "Notre but est d'établir ce fait en décrivant concrètement et dans le détail ce qu'est devenu entre les mains de ses gestionnaires ce que l'on ose à peine continuer à appeler la vie humaine, la vie y manquant tout autant que l'humanité. Il s'agit donc, formulé en négatif, d'un programme exhaustif pour la révolution qui devra réorganiser l'ensemble des conditions d'existence en héritant de tous les problèmes que la société de classes est actuellement incapable de résoudre". La base reste cependant celle "du projet d'émancipation totale né avec les luttes du prolétariat du dix-neuvième siècle, projet que le développement considérable des moyens d'asservissement oblige dialectiquement à préciser et à approfondir". Sachant que "dans cette passe ou nous nous trouvons (...) la fonction transitoirement défensive que nous assignons à cette Encyclopédie est donc d'y maintenir vivants et actifs la mémoire historique et le langage critique autonome dont le besoin social, qui existe de manière latente, occulté par l'organisation confusionniste des apparences, se manifestera avec éclat lors de la prochaine crise révolutionnaire".<br />
Le second numéro (intitulé "Histoire de dix ans") prolonge ce "Discours préliminaire". De manière plus concrète l'EdN revient sur "la dégradation des conditions subjectives de la révolution" en exposant "quelques moments défensifs de ce processus en Europe". S'ensuivent des analyses convaincantes sur le Portugal, l'Espagne et la Pologne. Plus généralement, en écho à la situation française, y est relevé très justement l'instrumentalisation du chômage comme facteur de dislocation des "bases de la révolte ouvrière" et "avant tout la conscience menaçante de la crise de l'économie comme crise de la vie pour tous les hommes, conscience censurée sous la pression de la crise de la survie imposée aux travailleurs". En revanche, les encyclopédistes prennent plus difficilement la mesure de la "marginalité" propre à l'après 68 en portant sur celle-ci un jugement global qui gagnerait à être plus nuancé. Cette incidence a plus d'importance qu'il n'y paraitrait car la question de "l'émancipation" (sous toutes ses formes, bien évidemment) se trouve aussi posée. Mais cette réserve ou critique pourrait également s'adresser à tout le courant post-situationniste.<br />
Je passe rapidement sur les sept numéros suivants. Sinon pour dire qu'ils se présentent sous la forme de fascicules reprenant sur le mode alphabétique (depuis "ab absurdo" jusqu'à "abondance") plusieurs longs articles non signés (signalons également l'existence d'un cahier central dans chacun des numéros). J'en viens au n° 10, celui sorti en février 1987. Deux ans et trois mois se sont écoulés depuis la parution du premier numéro. Le cahier central, tout comme l'article "Abois" se réfèrent aux événements de novembre et décembre 1986 liés à l'agitation lycéenne et étudiante (contre la loi Devaquet). Un tract daté du 19 décembre et signé "Comité il n'est jamais trop soixante-huitard pour bien faire" est reproduit. La phrase suivante, extraite de l'article "Abois", résume assez bien le point de vue encyclopédique : "Nous voyons (...) dans ce mouvement une première tentative, encore faible et hésitante mais déjà massive, pour créer les conditions pratiques d'une discussion portant sur les intérêts réels de la société".<br />
En octobre 1987 parait une brochure intitulée L'<em>Encyclopédie des Puissances</em> : sous tirée "Circulaire publique relative à quelques nuisances théoriques vérifiées par les grèves de l'hiver 1986-1987", elle est signée Jean-Pierre Baudet et Jean-François Martos (ce dernier a publié en 1983 <em>La contre-révolution polonaise</em> aux édtions Champ Libre). Titre et sous titre donnent une première indication sur le contenu de cette circulaire. Il faut, pour la clarté de la démonstration qui suit, citer d'abord les deux principales sources qui permettent d'expliquer et d'analyser ce différend. Le n ° 12 de l'EdN (paru en février 1988) y sera presque entièrement consacré et reproduira en annexe une série de lettres échangées entre plusieurs des protagonistes de février 1987 à mai 1987 (lettre de Jean-Pierre Baudet à Jaime Semprun, de Jean-Pierre Baudet à Guy Fargette, de Jaime Semprun à Jean-Pierre Baudet, et de Christian Sébastiani pour l'EdN à Jean-Pierre Baudet, cette dernière lettre étant également reproduite dans l'EdP ). La seconde source, l'ouvrage publié en 1998 par Jean-François Martos, <em>Correspondance avec Guy Debord</em>, reprend les lettres citées plus haut, en y ajoutant, pour la même période de référence, des courriers échangées entre Martos, Baudet et Debord. Ce livre fera très rapidement l'objet d'une demande d'interdiction d'Alice Debord et des éditions Fayard (lesquelles venaient d'acheter les droits de publication d'une Correspondance générale de Guy Debord). Un jugement du Tribunal de Grande Instance de Paris en janvier 1999 confirmera l'interdiction ordonnée par la Cour d'Appel de Paris un mois plus tôt <a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/10/./edn.html#(2)">(2)</a>.<br />
Mais revenons à la fin de l'automne 1986. Le 5 décembre des manifestants occupent la Sorbonne. Parmi eux Jean-Pierre Baudet et Jean-François Martos participent à la rédaction et à la diffusion d'un tract (émanant d'un "Comité pour la généralisation du mouvement") précisant que l'assemblée improvisée avait "appelé tous les travailleurs de France à se solidariser avec les lycéens et étudiants en lutte". La Sorbonne sera "libérée" par les CRS quelques heures plus tard. Durant ces "chaudes journées" Baudet et Martos ont eu l'occasion de rencontrer plusieurs encyclopédistes ainsi que Guy Fargette (auteur d'un bulletin intitulé <em>Les mauvais jours finiront</em> ). De la lecture du n° 10 de l'EdN et de celle de l'ensemble des deux correspondances (la première publiée par l'EdN et la seconde par Martos), il ressort qu'il n'existe pas véritablement de divergence <em>fondamentale</em> entre les uns et les autres sur le mouvement étudiant et lycéen de novembre et décembre 1986 pris dans sa globalité. Le bulletin de Guy Fargette (c'est à dire le n° 3 de <em>Les mauvais jours finiront</em> ) est à l'origine de la querelle. Le désaccord (fondamental celui-là) porte sur l'appréciation d'un événement, à savoir l'occupation de la Sorbonne. Le ton ironique adopté par Fargette et le choix de ses arguments ne pouvaient que provoquer une réaction sur le même mode, sinon plus. C'est bien ce qui se produisit. D'ou des surenchères successives : de Jean-Pierre Baudet d'abord, de Jaime Semprun ensuite, de l'EdN pour finir. Un scénario classique pour qui peu ou prou a été confronté à ce genre de polémique. Cependant, on le devine peut-être, l'important en définitive résidait moins dans cette occupation de la Sorbonne (à la portée relative) que dans l'appréciation de l'EdN et la véracité du projet encyclopédiste. <br />
Avant d'en venir au contenu de L<em>'Encyclopédie des Puissances,</em> il me faut reprendre, dans le détail cette fois-ci, l'essentielle lettre que Guy Debord adresse le 9-9-1987 à Jean-Pierre Baudet et Jean-François Martos (en réponse à un texte adressé auparavant par ses deux correspondants et qui alors portait un autre titre). Je rappelle que cette lettre ne fut portée à la connaissance du public qu'à l'automne 1998. <br />
Premièrement. "Tout le monde commençait à être déçu en remarquant que l'EdN , après un très brillant début, tourne visiblement en rond depuis quelques numéros ; ne montrait pas clairement à quoi elle voulait en venir ; et semblait même assez peu préoccupée de savoir ou sa <em>répétition circulaire du blâme généralisé</em>, que certes l'époque mérite, pouvait bien mener". Il est vrai que l'ennui devenait patent au fil des numéros de la revue. Nous étions d'accord, bon, mais encore ? Une relecture des onze premiers fascicules le confirme (à contrario , par exemple, de celle de La <em>Révolution surréaliste</em>, du <em>Surréalisme au service de la révolution</em>, de La <em>Critique sociale</em>, de <em>Potlatch</em>, et bien entendu de l'<em>Internationale situationniste</em> qui restent stimulantes). Mais l'ennui relevant ici de la subjectivité du lecteur essayons de comprendre pourquoi les promesses des deux premiers numéros n'ont pas été tenues. <br />
Le numéro 7 (plus précisemment le cahier central ou figure un texte signé Jaime Semprun, le seul à l'être de toute la série, "Pourquoi je prends la direction de <em>L'Encyclopédie des Nuisances</em> ") apporte un premier élément d'explication. Il y est dit : "Ceux qui participent depuis l'origine à l'EdN se sont réunis sur la base du programme formulé dans le «Discours préliminaire», que j'avais rédigé. Depuis, tous les textes publiés ont été discutés et mis au point collectivement par ce groupe initial, assumant de fait les fonctions d'un comité de rédaction ; ceci avec autant de réécritures qu'il le paraissait nécessaire, travail qui m'a incombé pour l'essentiel". C'est bien là que le bât blesse. Quand Debord, dans la même lettre, qualifie plus loin l'EdN "d'entreprise littéraire", il se trompe. C'est tout le contraire. Une revue littéraire, presque par définition devrait-on dire, accueille des textes et des articles tous signés. De là une plus ou moins grande hétérogénéité qui peut séduire ou déplaire. En revanche, et la précision de Semprun a son importance, l'EdN défend une "méthode de travail" qui n'a rien de littéraire. C'est plutôt d'une "entreprise scientifique" qu'il conviendrait de parler. Sachant que l'excellence de la scientificité, à l'EdN, se mesure à la capacité des rédacteurs, mais plus particulièrement de l'un d'entre eux, de rendre d'un article à l'autre, ou d'un numéro à l'autre, le même "son de cloche" : c'est à dire "la cohérence des formulations et de l'unité de ton exigée par la forme choisie" (Semprun). Imagine-t-on Breton, Bataille ou d'autres réécrivant les articles des collaborateurs de La <em>Révolution surréaliste</em>, de <em>Documents</em> ou consort ? Grotesque !<br />
"Lorsque Breton écrivit, en 1925, <em>Pourquoi je prends la direction de la Révolution surréaliste</em>, succédant ainsi à Péret et Naville, il se plaçait à la tête d'un groupe d'amis et de collaborateurs qui tous signaient leurs contributions, donnant jour aux divergences qui cohabitèrent assez fructueusement un certain temps (...) Breton reprenait la barre pour conserver autant que possible, par un recentrage sur l'essentiel, l'unité de la revue, tout en laissant vivre les tendances existantes sous la forme d'une responsabilité de chacun. La prise de direction à <em>L'Encyclopédie</em> ne peut guère revendiquer les mêmes circonstances. Il n'y eut qu'à traduire en signature unique, formellement, le pouvoir unique déjà concrétisé par le <em>rewriting</em> de l'ensemble". Ces lignes, extraites de l'EdP, incitent à penser que les encyclopédistes n'ont certainement pas réalisé sur le moment le risque qu'ils prenaient en voulant parodier ou paraphraser une histoire qu'ils ne semblent pas bien connaître et qui, là en l'occurrence, se retourne contre eux. Sinon, pour conclure sur le coté répétitif de la chose, Debord écrit : "Il s'agit de traiter aussi longuement que cette monotonie pourra être maintenue, un thème effectivement assez riche : la misère multiforme de l'époque ; en se plaçant naturellement, et par postulat au-dessus (...) C'est d'ailleurs une Encyclopédie ou il n'y a pas <em>une idée critique nouvelle</em>. Elle prononce <em>à répétition</em> sur tous les aspects de la société actuelle - avec <em>raison</em> d'ailleurs, mais aussi bien avec <em>beaucoup de facilité</em> - la même <em>condamnation</em> ".<br />
Autre point de la lettre de Guy Debord : "Et si 68 était seulement un peu mieux connu par les jeunes rebelles, il n'y aurait pas de place non plus pour les discours de l'EdN, qui n'envisagent <em>en rien</em> un nouveau départ de la révolution mais qui ne sont que des critiques <em>abstraites</em> de la <em>Restauration</em>, fort modernisée dans l'accumulation des procédés répressifs, mais nullement nouvelle en théorie d'après 68". On remarque que la ligne de la revue devient plus flottante au fil des numéros. On sent comme une hésitation dans l'appréciation de l'actualité la plus immédiate. On note même une certaine prudence en terme d'analyse. C'est d'une certaine manière ce que leur reprochent les auteurs de l'EdP (et Debord ensuite). Mais sur un mode que l'on peut discuter. <br />
Un point de désaccord, pour terminer. Si l'on peut considérer annexe l'argument debordien sur "l'EdN entreprise littéraire", par glissement sémantique peut-être (puisqu'il rapproche curieusement l'EdN de "certaines <em>tactiques</em> du groupe surréaliste sur le terrain des galeries de tableau"), Debord associe la tentative encyclopédistes "de regrouper des antinucléaires (...) à l'intervention des surréalistes dans <em>l'antifascisme</em> en 1934 ("Contre-Attaque") qui fut à la première origine du malheureux Front Populaire ! ". La comparaison est déplacée si l'on sait de quoi il en retournait en 1934. D'ailleurs l'EdN et le "Comité Irradié de tous les pays" ne se sont pas fait faute de le relever (cet argument se trouvant repris dans l'EdP ) <a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/10/./edn.html#(3)">(3)</a><br />
Venons en à celle-ci. Cette brochure comprend trois parties. Dans la troisième les deux rédacteurs reprennent la presque totalité des arguments proposés par Debord. Je n'y reviendrai donc pas. Les premières et secondes parties tentent de justifier l'attitude du "Comité du 5 décembre" lors de l'occupation de la Sorbonne. Pour en quelque sorte justifier leur point de vue Baudet et Martos citent de larges extraits de la Commission sénatoriale diligentée pour enquêter sur les manifestations étudiantes de novembre et décembre 1986. Ce rapport, comme le veut la règle pour des événements de cette nature, s'appuie principalement sur des sources policières. Les policiers, lors des auditions, selon les vieilles habitudes de la "maison" (le spectre de 68, n'est ce pas), n'ont ils pas tendance dans de telles circonstances à noircir le tableau ou à surestimer les capacités de la "subversion" ? Sans parler des bénéfices secondaires. Et puis, franchement, est-ce le pouvoir (serait-ce par le biais d'une commission parlementaire) qui décide <em>in fine</em> de l'excellence d'une position révolutionnaire ? Ceci dit il convient d'ajouter (et en se retournant ici vers l'EdN) que ceux qui ne font jamais rien ont toujours raison dans pareil cas de figure (la suite ne justifiant pas que, etc., etc.). C'est encore ce qu'admettait Jaime Semprun dans sa lettre du 2-5-1987 à Jean-Pierre Baudet ("après tout, il vaut mieux tenter ce que l'on aperçoit comme possibilité, si l'on n'en voit pas d'autre, plutôt que de ne rien faire"). <br />
Précisons. Ce n'est pas ce que certains ont pu faire ou écrire un soir d'occupation de la Sorbonne qui est criticable, certes pas. C'est l'exemplarité, par la suite, qu'on veut lui donner, qui peut le devenir. Une exemplarité plutôt en porte faux, le recul aidant, compte tenu des limites de ce mouvement de contestation étudiant et lycéen (et qui est resté dans de telles limites). Mais l'essentiel, je le répète, était ailleurs. Finissons là-dessus puisque les deux rédacteurs concluent leur brochure (juste avant une celèbre citation de Lautréamont) par une phrase inutilement polémique : "Après avoir craché sur les rebelles, elle (l'EdN ) peut être désormais assurée que la prochaine révolte ne se fera pas seulement sans elle, mais aussi <em>contre</em> elle".<br />
L'EdN consacre quatre mois plus tard la presque totalité de son numéro 12 à cette querelle. Presque, car elle dit vouloir répondre à deux types de critiques. Les premières ("le léninisme honteux d'une certaine ultra-gauche"), un petit groupe dont une lettre se trouve reproduite en annexe de la revue (avec la réponse de Semprun), fait figure de "pièce rapportée" en raison du (relativement faible) niveau théorique de ses contributeurs. Sa présence ne s'explique que par le souci encyclopédiste à ne pas vouloir apparaitre comme se focalisant sur la seule EdP. Dans la longue, très longue réponse à cette dernière (assortie d'un pastiche et du dossier épistolaire plus haut cité), l'EdN a beau jeu dans un premier temps de concentrer son tir sur la partie la plus faible de l'adversaire, l'occupation de la Sorbonne. En revanche, à travers ce qu'ils présentent ensuite comme une "interprétation, haineuse et mensongère, quoique prudemment insinuatrice de la façon dont nous nous sommes organisés jusqu'ici pour publier l'EdN ", les encyclopédistes paraissent plutôt embarrassés et à court d'arguments. On se demande même s'il s'agit de la même encyclopédie qui prétendait un an et demi plus tôt, par la voix de Jaime Semprun : "Notre travail n'a en effet guère de mal à être la tentative intellectuelle la plus importante de cette fin de siècle" (pas moins !). <br />
Sinon, en ce qui concerne la "réécriture des articles publiés", la mention d'une délégation et d'un contrôle sur cette délégation pour expliquer et justifier cette "réécriture" laisse dubitatif, pour ne pas dire pantoi dés lors qu'il s'agit d'une revue dont les articles sont pour l'essentiel réécrits par la même personne. En ajoutant " l'unité de ton exigée par la forme du dictionnaire n'est pas aussi contraignante que ne feignent de le croire Baudet-Martos", les encyclopédistes bottent en touche. Et puis, quand on lit dans la foulée, "de tels parangons de l'immobilisme radical sont évidemment mal placés pour affirmer, contre nous ou qui que ce soit d'autre, le besoin de nouvelles idées critiques", le lecteur de 2007 qui connait l'identité de "l'affirmateur" en question ne peut que sourire. Enfin l'EdN hausse le ton comme jamais encore elle ne l'a fait pour évoquer des "mensonges proférés par nos calomniateurs", des "calomnies stéréotypées", "le chantage à l'extrémisme qui se réitère uniformément sur le mode du <em>bluff</em> ", des "phrases ronflantes" ect. Le lecteur qui <em>sait faire la part des choses</em> en conclut que cette outrance verbale masque plus ou moins difficilement la réalité suivante : l'EdN se trouve pour la première fois de son existence confrontée à une critique qui n'est pas sans ébranler un édifice dont les fondations semblaient pourtant garantir la solidité. Pourquoi, sinon, avoir consacré à ce différend la presque totalité du numéro 12 de la revue ? <br />
La suite relève du fait divers (et conforte si besoin était notre analyse). Jean-François Martos fut victime d'une agression devant la porte de son immeuble (de la part de trois encyclopédistes). Ce qui chez des personnes voulant rompre avec des modes et des pratiques d'intimidation juste dignes de "pro-situs" ne manquait pas de sel. Cet "incident", antérieur à la publication du n° 12, y était rapporté en référence au "traitement qu'infligea jadis André Breton à l'ignoble Ehrenbourg". <br />
Etrangement, nul ne semble à l'époque avoir accordé de l'importance à ce fait, déjà relevé dans le premier numéro de la revue, à savoir la possibilité pour l'EdN de représenter un pôle d'attraction pour des "transfuges" qui "seraient décidés à ruiner leur spécialité et le système qui les emploie" sous couvert d'un anonymat permettant "en même temps à certains spécialistes de collaborer à notre entreprise sans s'exposer inutilement aux représailles que pourrait entraîner la divulgation d'informations sur les ignominies particulières qu'ils sont en position de connaître". Lorsque, se livrant à un premier bilan de l'EdN dans <em>Pourquoi je prends la direction de</em> l'Encyclopédie des Nuisances, Jaime Semprun relevait que l'EdN, pour l'instant, n'était "guère parvenu à susciter (...) des vocations de transfuges parmi ceux qui se trouvent posséder des connaissances précises sur une portion ou autre de ce vaste territoire des nuisances dont nous commençons le relevé", il se référait bien entendu à des scientifiques, voire à des universitaires. Cet aspect n'a pas évoqué par Debord, ni par les rédacteurs de l'EdP. C'est pourtant une donnée qui aurait mérité les commentaires suivants.<br />
En admettant que l'EdN ait réussi dans son entreprise de "débauchage" il est permis de se demander depuis quel lieu ces "transfuges" auraient exercé leurs talents : parmi les membres à part entière de l'EdN ou le premier cercle des collaborateurs occasionnels ? Ensuite, il y avait quelque naïveté à penser que pareils transferts puissent se réaliser selon les voeux (pieux) du «Discours préliminaire». Ces "spécialistes" n'allaient pas brader leur prestige intellectuel ou d'autres avantages pour les beaux yeux de l'EdN, et ceci sans contrepartie. Quant à ceux qui se seraient reconnus dans le projet encyclopédique ils ne pouvaient venir la rejoindre qu'en tant qu'<em>individus autonomes</em>. C'est du moins ce que le lecteur subodorait à la lecture des six premiers numéros de la revue. Sinon que pouvaient-ils apporter de plus dans leurs spécialités respectives ? Apporter la preuve que l'on empêchait la divulgation "d'ignominies particulères" dans tel ou tel domaine relevant de leur compétence ? Et ces "spécialistes" auraient choisi l'EdN pour le faire savoir au public ? Tout ceci parait bien candide. N'est-ce pas plutôt l'indice d'une (secrète) fascination pour des scientifiques ou assimilés dont on incrimine par ailleurs les spécialités ? <br />
En juin 1988 parait <em>Commentaires sur la société du spectacle</em> de Guy Debord. L'<em>Encyclopédie des Nuisances</em> sort son n° 13 un mois plus tard, puis le n° 14 en novembre 1989. Dans cette dernière livraison (la plus intéressante de toute la série), l'EdN se livre à une opération de recentrage qui parait intégrer quelques unes des critiques reçues depuis deux ans (celles de l'EdP, mais d'autres). On en apprend davantage sur le fonctionnement de l'EdN que dans les treize numéros précédents. En septembre 1988, lors d'une réunion du comité de rédaction, les participants (dont les noms étaient apparus pour la première fois dans le n° 13) entreprennent de déterminer l'orientation de la revue pour la période à venir. Tout en reconnaissant leurs limites dans un contexte ou l'absence d'un "mouvement subversif de grande ampleur" interdit une perspective révolutionnaire, les encyclopédistes, en revanche, considèrent qu'ils ont en France rallié à leurs "perspectives les rares partisans du projet révolutionnaire moderne réellement décidés à en faire quelque chose dans des conditions changées", et qu'il leur faut "définitivement abandonner à leur stérilité les autres, qui perpétuent parodiquement ce que l'on appelait autrefois le milieu révolutionnaire, et qui n'est plus que stagnation des mêmes individus, se soutenant ou se querellant des années autour des mêmes questions arbitraires". <br />
Dans ce même instructif cahier central la mention d'une rupture entre l'EdN et Guy Fargette s'expliquerait principalement par l'accueil favorable des encyclopédistes aux thèses développées par Debord dans ses <em>Commentaires sur la société du spectacle</em> (Fargette étant d'un avis diamétralement opposé). Mais c'est surtout le très long article "Ab ovo" qui avalise l'idée d'un "recentrage" théorique au sein de la revue (le cahier central apportant des éléments factuels). L'EdN réaffirme dans un premier temps, et avec plus de netteté qu'auparavant, sa filiation situationniste (à travers, entre autres exemples, la reprise "d'une critique de la totalité de la vie aliénée formulée les années soixante par les situationnistes") : "Si l'on peut dire que les réalités de la dépossession sont beaucoup plus <em>radicales</em>, dans leur mise en cause de l'organisation de la survie, que la critique situationniste, cela ne saurait raisonnablement constituer une incitation à l'abandonner ou à la modérer mais tout au contraire à la développer et à la renforcer" ; ou à travers le rappel, par la paraphrase suivante ("L'existence catastrophique des nuisances n'est que la dernière manifestation de la contradiction entre les forces productives dont le développement irraisonné impose de façon vitale la maîtrise consciente, et des rapports de production qui perpétuent envers et contre toute raison l'inconscience"), de l'une des thèses de <em>La Véritable scission</em>. L'EdN n'est-elle pas debordienne ou debordiste à sa manière ? Ceci pour dire que le Debord de 1972 finit par ressembler au Trotski du "programme de transition". Mais cette "séduisante" hypothèse ne tiendra pas longtemps la route, comme on le verra plus loin.<br />
Les <em>Commentaires sur la société du spectacle</em> font ensuite l'objet d'une lecture favorable (en écho à la polémique opposant Fargette et l'EdN ). De tout ceci il semble ressortir que l'EdN se garde sur sa gauche (Baudet-Martos) et sur sa droite (Fargette), renvoyant les premiers à "l'extrémisme de leurs positions" et le second à "la pate mole de sa modestie anti-radicale". Ce même article "Ab ovo" contient aussi de longs développements sur les pays du bloc de l'est. Quelques remarques, cependant, paraissent décalées ici et là. Avec le recul elles prennent plus d'importance. Mais procédons par étapes, la prochaine s'avérant décisive.<br />
Deux ans et demi, et presque un monde, séparent les numéros 14 et 15 de la revue. La parution de deux ouvrages consacrés à l'I.S. donne l'occasion à l'EdN de trancher définitivement sur la question. Le bilan devient globalement négatif. Que s'est-il donc passé entre novembre 1988 et avril 1992 ? Ce numéro 15 apporte des informations sur l'existence d'une <em>Adresse à tous ceux qui ne veulent pas gérer les nuisances mais les supprimer</em> rédigée et diffusée en juillet 1990 par l'EdN. Les contacts et les discussions suscités par cette <em>Adresse</em> aboutissent à la formation d'une "Alliance pour l'opposition à toutes les nuisances" dont l'EdN est bien entendu partie prenante. Cette "Alliance" élabore une plate forme en décembre 1991. Autant qu'on puisse le vérifier l'EdN semble davantage engagée dans un processus et une dynamique d'activités pratiques. C'est du moins ce qui ressort de la lecture du long article "Abrégé" quand, tout à la fin, l'EdN tance Debord en lui reprochant le "désengagement de toute perspective pratique" des <em>Commentaires sur la société du spectacle</em> : "La critique qui avait été conçue en rapport direct avec la praxis du mouvement révolutionnaire est développée sur le seul plan théorique, sans faire aucune place, pas même comme possibilité, aux expériences nouvelles de luttes pratiques qui renaissent lentement sous des formes diverses ; et qui, se développant elles-mêmes indépendamment de la théorie critique de l'époque précédente, peuvent certes paraître négligeables aux yeux de qui la continue". Voilà une lecture inédite de ces <em>Commentaires sur la société du spectacle</em> à laquelle le numéro précédent de l'EdN ne nous avait pas préparé, bien au contraire. En découvrant l'action pratique ou militante les encyclopédistes prennent ainsi leurs distances avec "la théorie critique de l'époque précédente". Mais il faut s'attarder plus en avant dans cet article pour découvrir les raisons de ce rejet.<br />
On imaginait difficilement l'EdN accueillir favorablement une <em>Histoire de l'Internationale situationniste</em> écrite par Jean-François Martos (publiée aux éditions Gérard Lebovici). L'ouvrage est vite expédié : "La seule fonction de ce pensum semble donc bien être d'illustrer surabondamment le jugement que nous avions portés en 1988 à propos d'autres travaux historiques du même monsieur". Le livre de Pascal Dumontier, un travail universitaire <em>(Les situationnistes et mai 68,</em> également publté aux éditions Gérard Lebovici), est mieux traité. Dans ce livre, bien documenté, Dumontier ayant imprudemment (ou maladroitement) affirmé au sujet d'un texte bien connu de Debord, "Définition minimum des organisations révolutionnaires" (rédigé à Paris en juin 1966 lors de la VIIem conférence de l'I.S et reproduit dans le n° 11 de la revue), que "cette définition est conçue d'une telle façon qu'il s'agit finalement de l'autoproclamation de l'I.S. comme <em>seule</em> organisation révolutionnaire moderne", l'EdN s'engouffre allègrement dans cette brèche pour y découvrir l'amorce d'une "<em>dédialectisation</em> de l'activité critique (fixation de l'organisation dans un présent admirable, désinsertion du mouvement historique réel) qui allait progressivement stériliser dans l'I.S. et autour d'elle, l'invention théorique et pratique". <br />
Il faut être d'une mauvaise foi à toute épreuve pour en tirer de pareilles conclusions. Il suffit de relire cette "Déclaration" (laquelle fut distribuée sous forme de tract par le "Comité Enragé-I.S" lors de l'occupation de la Sorbonne, et contribua dans un premier temps à la radicalisation du "mouvement de mai") pour savoir ce qu'il en est. Lors de cette même conférence de l'I.S. Debord rédigeait un rapport (publié 32 ans plus tard en annexe de l'édition Fayard de La <em>Véritable scission</em> ) qui s'inscrit particulièrement en faux contre les allégations de l'EdN. Personne ne nie les difficultés recontrées ensuite dans l'après 68 par l'I.S. Mais ces difficultés, en lien avec les "nouveaux enjeux" de l'époque, ne renvoyaient nullement à des problèmes datant de 1966 et "restés irrésolus". On voit où l'EdN veut en venir. La critique de l'I.S. des années 1969-1972 ayant été faite par Debord dans <em>La Véritable scission</em>, il lui faut prouver que le vers se trouvait déjà dans le fruit en 1966. Donc on regrette benoîtement que l'I.S. n'ait pas effectuée "au préalable la critique de son passé et la redéfinition de ses tâches pour la période à venir" : l'erreur sur l'organisation étant bien "erreur complète sur les conditions de la pratique historique". L'astuce de l'EdN c'est de reprendre les critiques formulées par Debord dans La Véritable scission en prétendant qu'elles relèvent de la théorie pratique de l'I.S. avant 68. Le procédé peut impressionner lors d'une rapide première lecture (je pense à des lecteurs qui ne connaitraient pas bien toute cette histoire), d'autant plus qu'il se trouve brillamment exprimé. Tout repose en définitive sur l'appréciation portée par l'EdN sur cette fameuse "Définition minimum des organisations révolutionnaires". Ce jugement se trouvant infirmé c'est toute la patiente reconstruction encyclopédiste qui s'effondre.<br />
L'EdN écrivait plus haut : "l'explication historique donnée en 1972 de la nullité des pro-situs, si elle décrit bien les conditions sociales générales qui ont déterminé leur adhésion passive à ce qui devenait pour eux une "idéologie absolue et absolument inutilisable", néglige de considérer dialectiquement ce qui dans la théorie et la pratique de l'I.S a facilité une telle adhésion passive et une telle inutilité". La correspondance de Debord y répond dans de nombreuses pages. Les encyclopédistes de 1992 certes l'ignoraient mais l'essentiel, quitte à se répéter, se trouvait déjà dans <em>La Véritable scission</em>. Cette manière toute spécieuse d'aborder la question n'est qu'un préalable à une interrogation sur "l'obstacle au développement de la théorie situationniste" de l'après 68, que l'EdN, abandonnant l'année 1966, met maintenant sur le compte de "l'origine de la théorie" : c'est à dire "la valorisation du changement permanent comme moteur passionnel de la subversion" (un plat que Semprun nous ressortira encore plus épicé cinq ans plus tard), "l'idée de la richesse infinie d'une vie sans oeuvre, et le discrédit conséquemment jeté sur le caractère <em>partiel</em> de toute réalisation positive" (une dernière remarque qui vaut son pesant de cacahouette, quatre ans avant <em>Remarques sur la paralysie de décembre 1995</em> ). "Une erreur inévitable, ajoute l'EdN, imposée par les besoins de la négation de l'art et de la politique". L'erreur aurait-elle été évitée sans la négation de l'art ni celle de la politique ? Dans ce cas nous n'aurions pas eu d'Internationale situationniste. On voit ici la limite du raisonnement encyclopédiste sur une question qui au départ méritait de longs développements. L'EdN se raccroche ensuite aux branches (en évoquant un "travail de démolition (...) historiquement nécessaire", qui cependant déposait "dans la conscience des situationnistes les fondements psychologiques du "radicalisme désincarné"") pour finir sur cette touche psychologisante.<br />
Il ressort de cet article que les situationnistes des premiers temps avançaient à grands pas. Par la suite il réduisirent sensiblement cette vitesse des lors qu'il leur fallut construire une "organisation de type nouveau". Et quant à leurs buts, évidemment admirables, le seul Debord les avaient atteints "comme aventure individuelle brillamment menée et réaffirmée contre la débacle collective de l'I.S.". Le cordon ombilical est définitivement coupé. Désormais rien ne sera plus comme avant. L'histoire nous fournit certes de nombreux exemples d'attitude semblable. Celle de croyants qui du temps de leur croyance acceptaient tout en bloc, ou presque (ce "presque" les distinguant d'autres croyants, plus dogmatiques), et qui dés lors que la foi leur est ôtée n'ont de cesse de bruler ce qu'ils adoraient. N'est-ce pas l'acte fondateur, par excellence, de toute nouvelle religion ?<br />
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Dans le n° 15, et dernier de la revue, l'<em>Encyclopédie des Nuisances</em> annonçait la création d'une maison d'édition portant ce nom. Plusieurs ouvrages vont paraitre les années suivantes, en particulier <em>Dialogues sur l'achèvement des temps modernes</em> de Jaime Semprun et <em>Remarques sur la paralysie de décembre 1995</em>.<br />
Ces <em>Remarques</em> ont été écrites durant l'hiver 1996. On peut partager la plupart des considérations encyclopédistes sur les limites de ce "mouvement social". Mais encore ? Les "remarques" de l'EdN visent davantage l'existence d'un tel mouvement qu'elles ne s'appesantissent sur les causes de son échec. Je me contenterai des deux observations suivantes. Les encyclopédistes avaient eu une toute autre attitude, en 1986, lors du mouvement étudiant et lycéen contre la loi Devaquet. J'ai précisé qu'ils avaient à l'époque rédigé et diffusé un tract dans le courant de décembre. Deux mois plus tard ils évoquaient, dans les colonnes de la revue, "une première tentative, encore faible et hésitante mais déjà massive, pour créer les conditions pratiques d'une discussion portant sur les intérêts réels de la société".<br />
En revanche, durant le mois de décembre 1995, l'EdN observe les grèves, manifestations et occupations depuis son Q.G de la rue de Ménilmontant. Ces <em>Remarques sur la paralysie de décembre 1995</em> ne mentionnent nullement une quelconque implication de l'EdN dans ce mouvement. Décembre 86 aurait-il eu plus d'importance que décembre 95 ? Assurément non. Entre temps l'EdN a évolué, bien entendu. En 1986 elle n'avait pas encore abandonné l'idée que le rôle des révolutionnaires visait aussi à l'amélioration d'un mouvement social (dans le sens de sa radicalisation). En 1995, si elle ne proclame pas encore "Il n'y a plus rien à faire", elle ressemble à s'y méprendre, dans cette période transitoire, au renard de la fable.<br />
Seconde observation. Dans le n° 14 de la revue, l'EdN avançait presque incidemment des arguments qui sont repris et développés dans ces <em>Remarques</em> : en particulier sur ces "travailleurs qui n'ont rien à dire contre le secteur de l'économie ou ils agissent" pour leur opposer "les mouvements de protestation contre les nuisances". Il s'agit d'une question centrale qui aurait mérité d'être discutée et débattue en 1989 comme en 1996, et qui conserve toujours une certaine actualité (du moins théorique). Mais elle ne possède pas aujourd'hui la moindre pertinence à l'aune de l'évolution de l'EdN. On va rapidement en avoir un premier aperçu.<br />
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<em>L'abîme se repeuple</em> de Jaime Semprun, publié en 1997, infléchit plus encore les thèses de l'EdN. Dans cet ouvrage qui renferme des pages convainquantes sur "les progrès de l'aliénation" (le dressage précoce à la consommation, l'univers de la techno, le meilleur des mondes virtuels, le crétinisme automobile), Semprun n'en continue pas moins d'enfoncer le clou planté depuis 1992. D'emblée, pour évoquer le "monde actuel", la métaphore d'un cadavre en décomposition annonce la couleur : "Il est désormais inutile de chercher à connaître de façon plus scientifique et détaillée le fonctionnement de la société mondiale. En dehors de ceux qui sont rétribués pour fournir des simulations théoriques, cela n'intéresse personne de savoir comment elle marche exactement ; et d'abord parce qu'elle ne marche plus. On ne fait pas l'anatomie d'une charogne dont la putréfaction efface les formes et confond les organes". Ou bien, poursuit Semprun, on s'éloigne "pour tenter de trouver un peu d'air frais à respirer et reprendre ses esprits", ou alors on s'en accomode contraint et forcé, ou encore on y prend du plaisir. Par delà l'exercice rhétorique, quels arguments Semprun avance-t-il pour convaincre le lecteur de la pertinence de sa métaphore ?<br />
Commençons par ceux que l'auteur appelle les "barbares" : "ces estropiés de la perception, mutilés par les machines de la consommation, invalides de la guerre commerciale". C'est à dire (pour ceux qui ne les auraient pas reconnus) : ces "adolescents de 14 à 15 ans se déplaçant en bande dans le métro parisien" (lesquels respirent "un fort parfum de lynchage (sic)"). Semprun observe que cette "brutalité des comportements juvéniles" se trouve mise sur le compte, soit d'un "conflit des générations", soit d'une "haine de classe". S'il balaie la première explication, l'auteur s'attarde volontiers sur la seconde. Mais c'est pour brocarder le point de vue de ces "gauchistes" qui croient "que depuis 20 ans et plus se serait maintenue une espèce d'essence révolutionnaire de la jeunesse prolétarienne". Ceci n'est plus de saison, insiste-t-il : "Et l'on ne peut certes se contenter de répéter comme si de rien n'était, à chaque saccage ou pillage, l'analyse des émeutes de Watts publiée par les situationnistes en 1966 ("Le déclin et la chute de l'économie spectaculaire-marchande")". Déjà, dans <em>Remarques sur la paralysie de décembre 1995</em>, les encyclopédistes s'étaient référés à cet article, l'un des plus importants publiés par l'I.S. Mais l'année précédente l'obstacle avait été contourné.<br />
Il se trouve que j'ai écrit et diffusé en janvier 2006 des «Remarques sur les émeutes de l'automne 2005 dans les banlieues françaises» qui prennent justement comme point de départ cet article. Je rappelle que Debord et les situationnistes entendaient "non seulement de donner raison aux insurgés de Los Angeles mais de contribuer <em>à leur donner leurs raisons</em> ". Après avoir expliqué pourquoi je donnais raison aux émeutiers de l'automne 2005, j'ajoutais, quelques paragraphes plus loin, qu'il me paraissait difficile en revanche de répondre positivement au second aspect de la question. Je précisais à ce sujet que "les "jeunes de banlieue" sont aussi les enfants de ce monde. Celui du "bonheur dans la consommation", de TF1 et de M6, des séries américaines, des fast food, de la bagnole, de la pub, des marques. Le rap représente un bon indicateur de cette ambivalence. D'un coté nous sommes confronté à une parole de révolte, celle-là même qui s'est exprimée en actes durant l'automne 2005 : de l'autre coté nous nous déplaçons dans un univers célébrant sans barguigner le règne de la marchandise. Que cette "culture" (par delà le rap) puisse s'accommoder le cas échéant d'attitudes sexistes, homophobes ou simplement sectaires n'étonnera que ceux qui à force de vouloir coller à "l'air du temps" ont désappris toute exigence critique".<br />
C'était dire que l'on ne pouvait tirer aujourd'hui de Clichy-sous-Bois les enseignements que les situationnistes tiraient hier de Watts. Mais cela ne remettait pas pour autant en cause les thèses défendues dans "Le déclin et la chute de l'économie spectaculaire-marchande". L'analyse situationniste restait pertinente dans la mesure ou il s'agissait ici et là d'une "classe globalement sans avenir". Les émeutes de l'automne 2005 le rappellaient à leur façon : les jeunes émeutiers devenant les "porte voix", sur un mode certes paradoxal, de cette partie du monde vouée à la déréliction. J'indiquai plus haut que ces "barbares" (comme les nomme Semprun) étaient à la fois ceci et celà. C'était poser la question de l'intégration, tout en relevant l'ambiguité, voire l'abus qui s'attache à cette notion. Ceci redoublé par l'obligation qui est faite en l'occurrence de choisir entre deux modèles (tout autant discutables l'un que l'autre) : les modèles républicain et communautariste.<br />
Ne pas vouloir reconnaître cette ambivalence, c'est ne rien comprendre, ou ne vouloir rien comprendre à la "jeunesse des banlieues". Il est vrai que certains en font leur miel. Mais à priori ils se situent dans un tout autre camp que les encyclopédistes. A moins que cette notion de "camp" devienne obsolète, elle aussi. Que dit Semprun, pour en revenir à Watts, aux situationnistes, et aux "nouveaux barbares" ? : cette jeunesse "s'est rabattue sur l'usage des drogues pour donner de l'intensité à un présent vide, et s'est par la même occasion trouvé un avenir marchand dans le trafic". C'est tout. Sarkozy tenait le même discours au début des émeutes de novembre 2005, avant d'être rapidement démenti quelques jours plus tard (y compris à l'intérieur de son propre parti par des maires de villes de banlieue qui savaient eux de quoi il en retournait). N'avons nous pas ici une réponse au silence encyclopédiste sur ces mêmes émeutes ? Et puis, cerise sur le gateau, juste après sa dernière citation, Semprun écrit ceci : "Il devient donc impossible de parler sans imposture en termes de <em>classes</em>, quand ce sont les <em>individus</em> qui ont disparu". Vous avez bien lu ! Voilà pourquoi votre fille est muette, n'est ce pas ?<br />
Pour nous remettre de cette importante découverte abordons le problème sous un angle différent. Semprun concentre ensuite ses attaques sur ceux, à l'instar du "sociologue soucieux d'intégration", ou du "gaucho-humanitariste" n'ont de cesse de trouver des excuses aux "jeunes barbares". Certains penseurs médiatiques boiront ici du petit lait. Cependant Semprun va plus loin que les habituels discours réactionnaires. C'est parce qu'il n'existe plus "quelque chose comme une société civilisée, à laquelle on aurait pas donné à ces jeunes barbares la chance de s'intégrer". Plus d'individus, plus de classes, et maintenant plus de civilisation ! : elle s'est "volatilisée comme la couche d'ozone, fissurée domme le sarcophage de Tchernobyl, dissoute comme les nitrates dans la nappe phréatique". Quand on lit, quelques pages plus loin, "il n'en est pas moins légitime de parler de la domination", le lecteur respire. Au moins celle-ci reste. Enfin on aimerait le croire, puisque "la jeunesse sans avenir des cités" revient sur le devant de la scène au sujet des attentats islamistes de 1995. Le tableau brossé plus haut par l'auteur s'avérait incomplet parce que ces "barbares", "indépendamment de toute manipulation particulière, sont en quelque sorte <em>auto-manipulés</em>, conditionnés et dirigés par des "identités" qu'on leur a confectionnés, et qu'ils endossent avec tant d'enthousiasme". De tout ceci, constate Semprun, le gauchisme ne dira rien. Les "émeutes de carrefour" (terminologie empruntée à Charles Nodier) "et autres déchaînements de violence sans conscience ne servent qu'à ceux qui veulent <em>prolonger</em> la dégénérescence d'un monde usé et égaré". Qui donc ? Les altermondialistes et les gauchistes, répond Semprun. Ainsi donc, en novembre 2005, c'est Ignacio Ramonet (le nom est cité) qui tirait principalement un bénéfice de ces émeutes par souci de conserver le monde comme il ne va pas. Nous n'avions décidemment rien compris !<br />
Plus sérieusement dans l'avant dernier chapitre de <em>L'abîme se repeuple</em>, Jaime Semprun entend témoigner de "la contribution du gauchisme à l'aliénation la plus moderne". L'auteur distingue trois traits principaux. D'abord l'adaptation du gauchisme "au rytme accéléré du changement de tout" ; ensuite (comme caractéristique de la mentalité totalitaire : la capacité d'adaptation par la perte de l'expérience continue du temps" ; enfin le "dénigrement des qualités humaines et des formes de conscience liées au sentiment d'une continuité cumulative dans le temps (mémoire, opiniâtreté, fidélité, responsabilité, etc.) ; par l'éloge" des "passions", du "dépassement", de la "subjectivité" etc. Il faut citer presque entièrement le paragraphe qui suit, des plus instructifs.<br />
"Véritable avant garde de l'adaptation, le gauchisme (...) a donc prôné à peu près toutes les simulations qui font maintenant la monnaie courante des comportements aliénés. Au nom de la lutte contre la routine et l'ennui, il dénigrait tout effort soutenu, toute appropriation, nécessairement patiente, de capacités réelles : l'excellence subjective devait, comme la révolution, être instantanée. Au nom de la critique d'un passé mort et de son poids sur le présent, il s'en prenait à toute tradition et même à toute transmission d'un acquis historique. Au nom de la révolte contre les conventions, il installait la brutalité et le mépris dans les rapports humains. Au nom de la liberté des conduites, il se débarrassait de la responsabilité, de la conséquence, de la suite dans les idées. Au nom du refus de l'autorité, il rejetait toute connaissance exacte et même toute vérité objective".<br />
Tout d'abord. Semprun avait appris à définir le gauchisme via les écrits théoriques des situationnistes et de Guy Debord. Ses ouvrages des années soixante-dix, et même les articles des 14 premiers numéros de la revue l'<em>Encyclopédie des Nuisances</em> en témoignent. Il importe de savoir de quoi l'on parle quand, possèdant la culture politique d'un Jaime Semprun, on évoque le gauchisme, ou le conseillisme, ou l'anarchisme, ou le communisme libertaire, ou l'ultra-gauchisme, ou les situationnistes. A la lecture de cette "contribution" le doute est permis. On pourrait féliciter l'auteur pour son art de l'amalgame et son talent à ne jamais mentionner les situationnistes dans son énumération tout en les ayant la plupart du temps à l'esprit. Car le lecteur attentif s'aperçoit que Semprun recycle ici une partie de l'article "Abrégé" du n° 15 de l'EdN qui était, je m'y suis attardé, entièrement consacré à l'I.S. Sa démonstration finit par devenir abstraite, abstruse et irréelle. On comprend cependant, en lisant la suite, que Semprun oppose des valeurs négatives, celles prêtées au gauchisme ou considéré tel, à d'autres, positives, qui sont : "l'effort soutenu", la patience, la "tradition", la civilité, la "responsabilité". C'est peu ou prou ce qu'ont toujours défendu les conservateurs (ou réactionnaires) de tout poil. Ceci ne veut pas dire que toutes ces "valeurs" soient à rejeter. Mais elle marquent sensiblement une appartenance au camp de la droite (même si les staliniens, hier, ou aujourd'hui des Chevènement, Royal, et autres peuvent s'y reconnaître).<br />
Citons une dernière fois l'auteur dans un exercice que nous ne lui connaissions pas : "En fait l'effondrement <em>intérieur</em> des hommes conditionnés par la société industrielle de masse a pris de telles proportions qu'on ne peut faire aucune hypothèse sérieuse sur leurs réactions à venir : une conscience ou une néo-conscience, si l'on veut, privée de la dimension du temps (sans pour autant cesser d'être tenue pour <em>normale</em>, puisqu'elle est adaptée, on ne peut mieux, à la vie imposée, et qu'en quelque sorte tout lui donne raison) est par nature <em>imprévisible</em> ". Nous voilà bien avancés ! Et pourtant, quelque chose nous dit que l'avenir de Jaime Semprun et de ses amis devient pour le moins <em>prévisible</em>.<br />
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La sortie deux ans plus tard de <em>Remarques sur l'agriculture génétiquement modifiée et la dégradation des espèces</em> permet à l'EdN de réaborder un domaine laissé en jachère depuis plusieurs années. <br />
Un an plus tôt, la parution aux mêmes éditions de <em>La Société industrielle et son avenir</em> attirait davantage notre attention. Il s'agit de la seconde traduction de <em>Industrial Sociéty and Its Future</em> de Théodore Kaczynski (la première, <em>Manifeste : l'avenir de la société industrielle</em> par Unabomber, était parue deux ans plus tôt). L'EdN l'explique par la traduction "hâtive et sensationnelle de la première". Les encyclopédistes ajoutent que ce texte, "A qui voudra le lire avec attention, il apparaîtra que l'analyse de Kaczynski va, par son chemin singulier, droit à l'essentiel, et atteint ce qui est bien le <em>centre</em> du système universel de la dépossession : l'extinction de toute liberté individuelle dans la dépendance de chacun vis à vis d'une machinerie technique devenue <em>nécessité vitale</em> ".<br />
Ce texte lu avec l'attention demandée nous nous demandons s'il s'agit du même livre. En quoi, premièrement, cet ouvrage se distingue, fondamentalement, de ceux des contempteurs déjà anciens de la "société industrielle" ? Par contre, la nouveauté réside dans la manière dont Kaczynski est parvenu à faire paraître son manifeste dans la presse américaine. C'était la condition réclamée par l'auteur, Unabomber, pour cesser les attentats commis depuis 17 ans, qui visaient des personnes liées à la recherche scientifique (et qui avaient fait trois morts). Les naïvetés et les affirmations à l'emporte-pièce que ce livre empile n'ont d'ailleurs pas échappé à Kaczynski puisqu'il reconnait dans sa "note finale" : "nous avons énoncé tout au long de ces pages des affirmations imprécises et d'autres qui mériteraient toutes sortes de nuances et de restrictions. Certaines sont peut-être même totalement fausses".<br />
On hésite, le livre refermé sur cette "note" édifiante, à parler de "confusionnisme" tant l'auteur se tient droit dans ses bottes. Pourtant, comment qualifier l'amalgame suivant : "chômeurs professionnels, gangs de jeunes, adeptes de cultes, satanistes, nazis, écologistes radicaux, groupes paramilitaires" (ce patchork représentant la "base sociale" la plus rétive à la société industrielle). Quand, dans le même chapitre, l'on apprend que les livres techniques devront être brulés "au moment de l'effondrement", le lecteur le mieux disposé peut penser à Ray Bradbury (ou aux nazis dans le cas contraire). Il va de soi que dans une telle logique d'autres livres rejoindraient les ouvrages techniques sur le bûcher. Pour Kaczynski (c'est ce qui le distingue essentiellement de l'EdN de la fin des années quatre-vingt-dix) seule une révolution permettrait d'en finir avec la société industrielle. Pour augmenter sérieusement le nombre des révolutionnaires l'auteur avance une argumentation qui, avouons le, ne nous avait jamais traversé l'esprit. "Les révolutionnaires, écrit-il, devraient faire autant d'enfants qu'ils peuvent". Kaczynski l'explique par : "les comportements sociaux sont dans une large mesure héréditaires, selon des travaux scientifiques fiables". Sans commentaire. <br />
Venons en à l'aspect, souligné par l'EdN dans la "note de l'éditeur" : c'est à dire "la société industrielle" comme "extinction de toute liberté individuelle" dans la "machinerie technique". Lorsqu'on lit chez Kaczynski "Le système <em>doit</em> contraindre les gens à adopter des comportements de plus en plus étrangers au comportement naturel de l'homme", on a l'impression de reprendre une discussion déjà ancienne. Qu'est ce qui est "naturel" ? L'auteur cite l'exemple des sociétés primitives, dans lesquelles "les enfants apprenaient à faire ce qui est en harmonie avec les impulsions humaines naturelles". De nombreux travaux ethnographiques ou anthropologiques, particulièrement dans les decennies soixante et soixante-dix, ont contribué à remettre en cause nombre de valeurs liées à la civilisation occidentale. Ils réactualisaient par la bande l'idée d'utopie et préparaient le terrain à une prise de conscience écologique. Il est vrai aussi que ces travaux, du moins certains, relativisaient par ailleurs le mythe du "bon sauvage" en décrivant des sociétés dont les rituels, les interdits et les coutumes s'accommodaient difficilement de la liberté (dans le sens de la "liberté libre" que réclamait Rimbaud).<br />
Théodore Kaczynski, plus loin, en vient à l'un des points centraux de sa démonstration quand il affirme : "Le but du système n'est pas de satisfaire les besoins humains. Bien au contraire c'est le comportement humain qui doit être modifié pour s'adapter aux besoins du système, et l'idéologie politique ou sociale qui l'inspire prétendument n'est pas ici en cause ; la technologie est seule responsable, c'est elle qui dirige le système et non l'idéologie". Notre désaccord est total. Au moins Kaczynski dit tout haut ce que les encyclopédistes de 1998 pensent encore tout bas. Unabomber, il est vrai, n'appartient pas à la même "tradition politique" que les encyclopédistes. Il a toujours été violemment technophobe, et n'a pas à prendre de gants pour appeler un chat un chat : la technologie pour lui, et elle seule, est responsable de tous les malheurs de l'humanité. Les exemples que cite ensuite Kaczynski (et c'est souvent le cas dans son ouvrage) ne renvoient pas nécessaiement à la "société industrielle" (si l'on reste rigoureux sur le concept), mais à une société qui peut être qualifiée de "capitaliste, marchande, spectaculaire, hiérarchique, technicienne". L'auteur n'en dit rien, bien entendu. Pour lui la société actuelle est essentiellement "industrielle". <br />
Dans le chapitre "La technologie est une force sociale plus puissante que l'aspiration à la liberté", Kaczynski ne fait nullement le lien entre le pouvoir, l'idéologie, le Capital, les lobbies économiques (il n'en dit mot) et cette technologie qui est la cause de tous nos maux. A aucun moment il ne lui vient à l'esprit que des intérêts divers et variés, liés à la nature profonde, capitalistique, de nos "sociétés développées" (et c'est là que ne parler qu'en terme de "société industrielle" devient terriblement restrictif) contribuent à imposer telle ou telle technologie. Celle-ci n'existant pas en soi mais comme moyen au service de fins. Que, bien évidemment, la course accélérée vers toujours plus de technologie est dictée par la loi du profit. Enfin, à lire, "aucun aménagement social - qu'il s'agisse de lois, d'institutions, de modes de vie, ou de code moral - ne peut protéger durablement contre la technologie", le lecteur constatera qu'il ne sert à rien de poursuivre, plus en avant, notre argumentation : elle glisserait sur Kaczynski comme l'eau sur les plumes du canard. La technologie ressort du domaine démonologique. C'est un démon qu'il faudrait exorciser ! Vu sous cet angle, la recette et le mode d'emploi préconisés par Kaczynski pour "sortir" de la société industrielle ne sont pas plus délirants que ceux utilisés par le prètre exorciste appelé auprès d'un "possédé" pour chasser ses démons.<br />
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En mars 2002, parait le premier numéro de <em>Nouvelles de nulle part</em>. Une revue entièrement rédigée et fabriquée par Jean-Marc Mandosio. Cet universitaire est l'un des récents auteurs des éditions de l'Encyclopédie des Nuisances. Il y a fait paraître deux ouvrages : <em>L'effondrement de la Très Grande Bibliothèque Nationale de France</em> et <em>Après l'effondrement</em>. Le dossier du n° 4 des <em>Nouvelles de nulle part</em> (sorti en septembre 2003) est intitulé "Notes critiques sur l'histoire et le temps présent". Jaime Semprun y collabore avec deux articles : "Le fantôme de la théorie" et "Notes sur le <em>Manifeste contre le travail</em> du groupe Krisis". <br />
C'est surtout le premier article qui appelle le commentaire. A travers la critique de trois essais de "théorie radicale" parus récemment, Semprun entend "dire un peu ce qu'est, ou plutôt ce qu'était, la théorie révolutionnaire, du temps ou une telle chose existait", et pourquoi selon lui "ce n'est plus le cas". Passons sur les explications contournées qui suivent, lesquelles justifient le choix d'exemples d'ouvrages "dissemblables", ou reviennent sur la métaphore ouvrant <em>L'abîme se repeuple</em> du "cadavre en décomposition" (en convenant que cette image était "une peu aventurée" Semprun ajoute que "la lucidité critique (...) n'a pas grand chose à voir avec cette espèce de sauvetage par la théorie (...) concistant à s'extraire, pour la considérer de haut, du bourbier qui nous engloutit"), pour en venir au premier des ouvrages recensé par Semprun, <em>Chine trois fois muette</em> de Jean-François Billeter.<br />
A vrai dire ce n'est pas tant le contenu du livre de Billeter que Jaime Semprun entend critiquer que les travers méthodologiques propres à tout ouvrage de théorie radicale voulant "saisir le présent comme un moment de l'histoire" en invoquant "la totalité comme processus". La contradiction porte, poursuit-il, "entre le déterminisme plus ou moins strict et mécaniste <em>quant au passé</em> et le "sens du possible" <em>quant au présent</em> ", à l'épreuve des "chances d'émancipation qu'une critique qui se veut révolutionnaire se doit de mettre en avant". A savoir, précise-t-il plus loin, que l'on trouve dans le texte de Billeter "sur cette question de notre émancipation possible de l'économie marchande, le même point aveugle que dans d'autres textes théoriques à visée révolutionnaire". Semprun en vient alors à affirmer (ce qui devenu l'une des thèses centrales de l'EdN ) : "C'est auparavant (avant Hiroshima, justement) qu'on pouvait parler de la domination de la rationalité économique comme d'une "règle du jeu" possible à changer, une fois connue comme telle (...) En revanche, c'est maintenant qu'on peut parler d'une réaction en chaîne, c'est à dire d'un processus auquel le fait d'en prendre conscience ne peut rien changer". N'est ce pas, indépendemment de l'idéologie que sous-tend ce propos, renvoyer Marx et Freud dans la même poubelle de l'histoire ? <br />
Ensuite Semprun va concentrer ses attaques sur "la mentalité théoricienne-radicale". Nous quittons Billeter pour évoquer "la compensation idéologique à l'impuissance intellectuelle et pratique" propre à la "pose théoricienne". Le propos se précise : "Il est tout de même frappant que, depuis trente ans et plus, la plupart de ceux qui se sont réclamés de la "théorie révolutionnaire" (en général celle des situationnistes), non seulement n'en ont rien fait, de subversif s'entend, mais s'en sont surtout servi pour se protéger de la perception de la réalité, jusqu'à s'enfermer dans un délire parfaitement cohérent". S'ensuivent des considérations psychopathologiques sur "la spatialisation, qui est déjà un symptôme reconnaissable de fausse conscience" (sic), qui liée à une sorte d'omniscience théoricienne et de toute puissance évoque "un état psychopathologique combinant délire interprétatif et mégalomanie" ; ou encore sur "ce qu'il y a d'essentiellement paranoiaque dans les fantasmes de connaissance totale" et "la prétention à l'infaillibilité", etc., etc.<br />
Au fait, n'avons nous pas déjà lu ce genre de démonstration quelque part ? Mais oui, souvenez-vous... C'était en 1969 et l'ouvrage s'appelait <em>L'univers contestationnaire</em>. Il avait été écrit par deux psychanalystes sous le nom d'André Stephane. Les auteurs s'étaient livrés au même exercice en "analysant" parmi les inspirateurs de mai 68 trois cas éminemment pathologiques : Herbert Marcuse, Henri Lefebvre et Raoul Vaneigem (voir l'article de l'I.S dans le n° 12 de la revue). Ce livre indigent (qui avait suscité un sentiment de honte chez plusieurs de leurs collègues) comprend un chapitre, "Le gauchisme et le fascisme", dans lequel les deux auteurs entendent prouver que l'un et l'autre c'est du pareil au même. Enfin, la référence au fascisme exceptée, c'est la même artillerie psychopathologique qui sert ici et là. A ce détail près que Semprun vise principalement Debord. Sans le nommer, comme à son habitude. L'auteur de <em>La Guerre civile au Portugal</em> n'en finit pas de tuer le "père" (sèvère certes) dans un numéro qui, derrière la jubilation, laisse apparaitre quelque ressentiment (pour ne pas dire plus). Sur sa lancée Semprun confond, ou fait semblant de confondre "révisionnisme" et "négationnisme" pour l'associer aux "analyses critiques". Et c'est lui qui parle d'amalgame ! <br />
Dans la troisième partie de son article, Jaime Semprun, évoquant l'impasse ou se trouve aujourd'hui la "théorie révolutionnaire", ne voit pas, à considérer "froidement la cohérence des contraintes qu'agence le système industriel, ce qui pourrait y mettre fin à part son autodestruction, certes largement entamée, mais encore assez éloignée d'un hypothétique terme". Cette aggravation de la catastrophe, poursuit-il, certains pensent qu'elle "galvanisera" les énergies là ou d'autres prédisent une "chute dans la barbarie". Semprun en conclut que : "Si aucune théorie ne saurait raisonnablement répondre à une telle question, c'est tout simplement que ce n'est pas une question théorique, quoique ce soit la question cruciale de l'époque". Ceci "parce que le terrain social et historique sur lequel pouvait naître et se déployer une telle intelligence théorique s'est dérobé sous nos pieds". Les "théoriciens radicaux" ont beau dire, tranche Semprun, de toute façon "la catastrophe (...) est déjà là, et la première tâche d'une théorie critique serait de rompre avec (cette attente dépossédée), de se refuser à entretenir on ne sait quelle espérance contemplative". Semprun serait prêt à "tenir pour essentiellement vrai" l'aphorisme debordien ("la théorie n'a plus à connaître que ce qu'elle fait"), mais, une fois de plus, c'est trop tard, etc. etc., etc.<br />
J'arrête là cette litanie. Il y a encore d'autres couplets, mais le lecteur commence à connaître la chanson.<br />
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Durant ce même automne 2003, un troisième ouvrage de Jean-Marc Mandosio, <em>Dans le chaudron du négatif</em>, parait aux éditions de l'EdN. Mandosio, on le rappelle, est un brillant universitaire. Ce maître de conférence anime durant l'année 2006-2007 un séminaire à l'école des Hautes études sur le thème "Latin technique du XIIe au XVIIIe siècle". Par ailleurs il écrit dans <em>Chrysopoéia</em>, une revue publiée par la Société d'étude de l'histoire de l'alchimie (son nom figure parmi les membres du comité de rédaction de <em>Chrysopoeia</em> ). Dans ce <em>Chaudron du négatif</em> ou l'alchimie tient une place importante je me garderai bien de corriger l'auteur sur un sujet qu'il connait parfaitement. On peut toutefois s'étonner du rapprochement "chaudron" (l'alchimie) "négatif" (l'Internationale situationniste, une fois de plus). On verra plus loin, malgré les allégations de l'auteur, qu'il s'agit d'un prétexte.<br />
Dans un court prologue Mandosio feint de s'étonner d'un autre rapprochement. Une manière en quelque sorte d'entrer d'emblée dans le vif du sujet en rapprochant la première page des <em>Commentaires sur la société du spectacle</em> de Guy Debord de l'extrait d'un texte alchimique du XVIIe siècle (utilisant le même procédé d'écriture, appelé "dispersion de la science" par Mandosio). Ce procédé rhétorique, bien évidemment antérieur à ce texte alchimique, peut être résumé par la formule : "Ne pas trop en dire, pour ne pas instruire n'importe qui, tout en le disant". Debord ne dit certes pas autre chose. Mais il l'assortit de l'obligation qui lui est faite d'écrire de "façon nouvelle". Ceci par rapport à La <em>Société du spectacle</em>, le livre écrit 20 ans plus tôt. Debord est régulièrement revenu, en citant chaque fois les sources, sur les détournements en plus ou moins grand nombre que l'on trouve dans ses ouvrages théoriques. Il n'a cependant pas cru utile de le faire pour ces <em>Commentaires</em>. Ou l'occasion d'une réédition ne s'est pas présentée pour qu'il le fasse. L'explication, en réalité, est donnée par Debord lui-même, dans cette première page justement. Et puis, comme je le suggérai plus haut, les textes achimiques ne sont pas les seuls à utiliser ce procédé de "dispersion de la science". Debord a certainement eu sous les yeux des exemples de ce type (dans des textes de la Renaissance ou de l'age classique). Mais, pour en revenir au commentaire de Mandosio sur <em>Commentaires sur la société du spectacle</em>, ce rapprochement ou raccourci voulait d'emblée évoquer quelque parenté entre Debord et l'alchimie. Pour ce coup là c'est raté. Toute l'érudition du monde (et nul ne contestera que Mandosio est un parfait érudit) n'y changerait rien.<br />
Le premier chapitre ("La formule pour renverser le monde") se présente comme un "exposé magistral" sur l'I.S., Debord, Vaneigem, les surréalistes et l'alchimie. Je ne signalerai, dans ce compte rendu objectif, qu'un "dérapage" à l'occasion d'une note de bas de page. Au sujet de la notion de "détournement", déjà théorisée par Debord et ses amis dans les années cinquante, Mandosio écrit : "Néanmoins, comme il était à prévoir, le détournement a fini lui aussi, une fois passé l'effet de surprise, par être retourné par la publicité, à l'instar d'ailleurs de tous les modes d'expression". Sans entamer une discussion, ici prématurée, le "comme il était à prévoir" suscite la curiosité. Qui l'avait alors prévu ? Le "comme il était à prévoir" est une scie qui revient régulièrement dans la bouche ou sous la plume des conservateurs de toutes les temps. Aujourd'hui on dirait plus volontiers "tout est récupérable". Mais on ne s'attend pas à trouver ce genre de cette formulation chez Mandosio.<br />
Dans le second chapitre ("Le système du docteur Goudron et du professeur Plume") Mandosio se lache. Le docteur Jekyll du premier chapitre se transforme en un Mister Hyde. Le pamphlétaire prend le relai de l'universitaire. Mandosio se prend cependant les pieds dans sa démonstration quand il écrit, parlant d'une autocritique restée "toutefois partielle" de l'I.S. après 68 : "Elle a conduit les derniers membres de l'I.S. à reprocher au seul Vaneigem ce qu'ils auraient pu, en approfondissant davantage leur examen de conscience se rapprocher à eux-mêmes". C'est faux, et cela n'a rien d'un détail puisque Mandosio consacre plusieurs pages au "cas Vaneigem". Dans le "Communiqué de l'I.S. à propos de Vaneigem", certes peu tendre pour ce dernier, les signataires reconnaissent aussi que "Vaneigem a occupé dans l'I.S. une place importante et inoubliable" en l'assortissant des précisions nécessaires. Plus d'une fois, après 1970, Debord "défendra" Vaneigem contre des situationnistes trop zélés et plutôt enclins à cracher sur celui dont ils ne possédaient pas le dixième du talent passé. <br />
Ceci dit, de jeunes libertaires (prolétaires, le plus souvent) ont tiré davantage d'enseignements, du moins dans un premier temps, du <em>Traité de savoir vivre à l'usage des jeunes générations</em> que de <em>La Société du spectacle</em> dans l'après 68 (à l'exception du quatrième chapitre de ce dernier ouvrage, "Le prolétariat comme sujet et comme représentation", le <em>nec plus ultra</em> de ce qu'il convenait de savoir sur un plan plus directement politique). Beaucoup se reconnurent dans cette "vraie colère à l'encontre des conditions existantes" qu'évoque ce "Communiqué", et n'auraient peut-être jamais lu (ou plus tard) Cravan, Vaché, Brecht, Nietszche, Reich, Artaud, Kierkegaard, Sade, Fourier, excusez du peu ! C'était à l'époque le livre qu'il fallait conseiller à un jeune révolté. A ce sujet, je ne partage pas le point de vue de Guy Debord écrivant en novembre 1971 à Juvénal Quillet : "A l'époque où Vaneigem écriait le <em>Traité</em> (1964-65), il était sincère ; et ce livre a été plus utile que nuisible pour agiter une fraction de la jeunesse, même parfois ouvrière. Il est devenu plus nuisible qu'utile après mai. Si ce livre était paru quand Vaneigem l'a eu fini, sa période d'utlité en eut été allongée de deux ans ; et Vaneigem n'est pas responsable de ce retard". Bien entendu, il parait aujourd'hui difficile de mettre sur le même plan les deux livres de Debord et de Vaneigem (tous deux parus fin 1967). Tout comme on conviendra que les articles publiés par Vaneigem dans les numéros 11 et 12 de l'I.S. ne valent pas ses contributions antérieures. Et puis, pour en revenir à Mandosio, contrairement à ce qu'il prétend ce n'est pas au "seul Vaneigem" qu'ont été adressés les reproches des "derniers membres de l'I.S". Mais évidemment pas à la mesure de l'importance passée de Vaneigem. D'ailleurs le plus maltraité d'entre eux, pour qui sait lire, s'appelle René Riesel. Mandosio n'en dit mot. Il est vrai que Riesel venait de rejoindre l'EdN quelques années plus tôt.<br />
Plus loin Mandosio croit trouver (il cite en ce sens Vaneigem !) "le point faible de la théorie du spectacle, qui n'aura été finalement qu'une critique partielle, certes très séduisante, de la société industrielle. Ce qui fait sa séduction est en même temps ce qui constitue sa faiblesse : elle conserve formellement le shéma hégéliano-marxiste du "dépassement" et s'inscrit dans la droite ligne de l'idéologie du progrès, la négativité du monde aliéné devenant magiquement la positivité d'un monde libéré dès lors que les conseils ouvriers auront pris le contrôle des usines". Sans le vouloir Mandosio pose une bonne question. La démocratie effective (celle des conseils) est-elle en soi une promesse d'émancipation ? Mais associer "shéma hegeliano-marxiste" et "idéologie du progrès" relève de la plaisanterie. Mandosio-Hyde corrige en passant le Mandosio-Jekyll (qui disait tout autre chose des "conseils ouvriers" dans le premier chapitre). Au delà de l'amalgame la méthode ne manque pas de piquant. Mandosio allant trouver chez Vaneigem la preuve de la "faiblesse" de "la société du spectacle". On pourrait, en l'élargissant à d'autres cas, reprocher à certains écrits de Beauvoir la faiblesse des thèses de <em>L'être ou le néant</em>, ou la même chose en ce qui concerne Engels et <em>Le Capital</em> ! <br />
Pour Mandosio, l'erreur ou la cécité des situationnistes de l'après 68 réside dans leur volonté d'opter pour une "analyse plus optimiste" en la reliant au "commencement d'une époque". Dans le n° 7-8 des <em>Nouvelles de nulle part</em> (décembre 2005) Mario Lippolis lui répondait en rappelant, très justement, que "ce genre d'optimisme fut propre, non seulement aux situationnistes, mais à tous ceux qui avaient jeté toutes leurs perspectives personnelles, sans réserve, dans l'action". Et s'il est exact, précisait Lippolis (en citant Mandosio), "que ces "illusions révolutionnaires de l'après mai sont retombées d'elles-mêmes au bout de quelques années", <em>sauf en ce qui concernait ce «d'elles-mêmes</em>"". Dans la mesure ou, en France, au Portugal, en Italie et en Pologne, les mouvements sociaux "furent dramatiquement vaincus par les forces dominantes" : ceci transformant en "illusions" les "espérances révolutionnaires". C'est aussi dire à quel point Mandosio prend des libertés avec l'histoire de ces années là. Elle n'est pour lui aucunement le lieu d'affrontements, de conflits, d'antagonismes dans la société entre "deux partis, dont l'un veut qu'elle disparaisse". Cela lui importe peu, à vrai dire. Il soumet les évènements à la grille de lecture anti-historique des encyclopédistes. Il s'agit pour lui de prouver la faillite de l'I.S. par l'incapacité de cette dernière à adopter dés le début un point de vue anti-industriel. <br />
Sur cette lancée, Mandosio cite un large extrait de l'article "Le déclin et la chute de l'économie spectaculaire-marchande (un texte qui obsède les encyclopédistes). On apprend que cette "société de l'abondance" n'est critiquée par Debord que sous l'angle de "l'abondance des marchandises" et "non en tant que société industrielle". Mandosio laisse entendre que pour Debord il existerait une "société industrielle non marchande" et une "infrastructure industrielle" que la "créativité collective" pourrait se réapproprier. Pourtant, au même moment, dans le numéro 4 des <em>Nouvelles de nulle part</em>, Jaime Semprun écrit au sujet de la "société industrielle" : "Pour quiconque utilise cette définition sans la fétichiser, elle n'implique évidemment pas l'oubli du fait que cette société industrielle est aussi capitaliste, marchande spectaculaire, hiérarchique, technicienne, tout ce qu'on voudra, pas plus que l'accent mis dans les années soixante sur les récents progrès de l'aliénation que désignait le terme de "spectacle" n'implique d'abandonner la critique du capitalisme mais on contraire la reformulait dans des termes appropriés pour en faire quelque chose". Debord et les situationnistes n'ont jamais dit autre chose. <br />
On voit que les encyclopédistes ne marchent pas ici du même pas. Semprun, malgré tout, conserve ce lointain acquis situationniste tandis que Mandosio, plus proche en ce sens des thèses de Kaczynski, ne jure que par "la société industrielle". Ou, pour le dire autrement, Mandosio s'en prend frontalement, sans état d'âme particulier, aux situationnistes (autant que nous le sachions il ne l'a jamais été, ou de loin), alors que Semprun procède par contournements ou sur un mode allusif : en noyant par exemple le poisson situationniste dans les eaux glacées du gauchisme. Ce que Mandosio condamne principalement chez les situationnistes, c'est leur "progressisme" lequel, nous retrouvons Kaczynski, les rend aveugle sur la nature de la "société industrielle". Ce progressisme, il va de soi, les amenant "à prendre parti pour la modernité", c'est à dire le comble de l'horreur pour un encyclopédiste. Même cessant d'être "spectaculaire-marchande", martèle l'auteur, la société industrielle continue d'être aliénante car <em>telle est sa nature</em> (souligné par Mandosio).<br />
Dans le troisième chapitre ("De la déconfiture et des moyens de l'accomoder") Jean-Marc Mandosio avance que les thèses développées par Guy Debord dans La <em>Véritable scission</em> (celles introduisant à "la critique des nuisances") contredisent les thèses antérieures de l'I.S. En ajoutant que celles-ci "reposaient en grande partie sur l'utilisation censément désaliénée de l'automation et du système de production industriel existant", il les caricature pour les besoins de sa démonstration. Des situationnistes ont pu, durant les premières années, accorder à l'automation un certain intérêt. Celui-ci disparait dés lors que l'I.S. se radicalise en développant les thèses que l'on connait. Ceci a du échapper à Mandosio. Sinon, s'il est vrai que les "thèses sur les nuisances" de <em>La Véritable scission</em> ne seront pas par la suite reprises et développées par Debord, ce dernier ne se désinteressera pas pour autant de la question. C'est l'EdN, d'une certaine façon, qui dans un premier temps reprendra le flambeau. Alors écrire, sur les derniers temps de l'I.S., "leur théorie "ne peut ni s'interrompre ni aller plus loin". Il n'y a plus alors qu'à se dissoudre, ce qui est une autre façon de laisser le problème en suspens, mais cette fois définitivement",c'est faire bon marché de quelques autres explications, plus décisives, pour comprendre ce processus d'auto-dissolution. Mais pour cela il faut lire les textes plutôt que les solliciter. Qu'apprend donc le professeur Mandosio à ses étudiants ? Ici, en l'occurrence, il préfère évoquer un "revirement non assumé". Ce sophisme en appelle un autre : la théorie devient "<em>intrinsèquement contradictoire</em> " (souligné par Mandosio pour aggraver son cas). Décidemment votre fille n'en finit pas d'être muette !<br />
Le temps du déboulonnage des statues est venu. Mandosio s'acharne d'abord sur Vaneigem (à vaincre sans péril...) avant de prendre Debord pour cible. L'entreprise s'avère plus difficile. Nous sommes content d'apprendre que le Debord de 1979 s'exprime différemment de celui de 1972, (ou celui de 1988 vis à vis du premier). Mais nous pensions l'avoir remarqué depuis 25 ans déjà. Mandosio ne sait pas trop s'il faut blâmer Debord d'évoluer vers ce que notre universitaire appelle un "quasi nihilisme" (avec le risque de rhéabiliter un Debord "positif", celui du temps de l'I.S) ou le féliciter (cette positivité devenant alors "accessoire, imprécise, presque inexistante"). Ici pour noyer le chien on hésite entre l'accusation de rage et celle de choléra. Comme à son ordinaire, le professeur Mandosio convoque toutes les ressources de son érudition. Que n'a-t-il trouvé le mot "graal" dans <em>In girum imus nocte et consumirur igni</em> ! Suivent pas moins six pages d'explications sur la question. Avec la mention, au passage, d'un "graal noir" ou "diabolique" chez Michel Carrouges (un temps "compagnon de route" des surréalistes). Ceci pour asséner à Debord le coup de grâce : "Debord n'a rien fait d'autre, finalement, que pratiquer une sorte d'alchimie, dont l'une des définitions traditionnelles est "l'art de séparer le pur de l'impur"». Tout ceci est très curieux. Jean-Marc Mandosio, en tant que collaborateur et membre du comité de rédaction de la revue <em>Chryspoeia</em>, témoigne de l'intérêt, pour ne pas dire plus, pour l'alchimie (et nous aurions tort de l'en blâmer puisque nous partageons cet intérêt, sans en avoir le savoir et les compétences). Comment ne pas évoquer, au delà ou en deça d'un travail de recherche "scientifique" ou "érudit", un phénomène d'empathie envers l'alchimie ? Et c'est le même Mandosio qui, pour confondre Debord, affirme que celui-ci, à l'instar de Monsieur Jourdain, ferait de l'alchimie sans le savoir. Il faut être un contempteur de l'alchimie, ou encore la mépriser plus ou moins gentiment pour avoir recours à une telle argumentation. Décidemment,le couple "docteur Jekyll" et "Mister Hyde" ne renvoyait pas qu'à une figure de style. L'inconscient de l'auteur du <em>Chaudron du négatif</em> commence à nous intéresser.<br />
Dans le quatrième chapitre ("Le labyrinthe des petits et grands mystères"), Mandosio, qui doit imaginer que le lecteur vient d'avaler la couleuvre du chapitre précédent, poursuit sur le même mode : "Pourquoi alors les situationnistes se sont-ils référés à l'alchimie, qui semble à première vue le plus mauvais modèle que puisse adopter une théorie révolutionnaire tant soit peu soucieuse d'efficacité ?". Exit la métaphore ! Ici c'est le collaborateur de <em>Chryspoeia</em> qui monte au créneau. Et pour faire bonne figure nous trouvons dans le même paquet cadeau les surréalistes et les situationnistes. Vaneigem, traité précedemment de tous les noms, est là cité comme témoin à charge pour dénoncer, chez les premiers, l'égarement de la "vision mystique" en matière d'alchimie. Mandosio reprend sans sourcillier le fait qu'André Breton, selon un principe énoncé par René Guenon, approuverait l'idée que "les faits historiques ne valent qu'en tant que symboles de réalités spirituelles". Énoncé dans ces termes mêmes ceci relève de l'aimable plaisanterie. Les lecteurs de Breton apprécieront. Affirmer plus loin, "Voir tout le bien dans l'inconscient et tout le mal dans la raison, comme le faisaient les surréalistes", est un propos stupide. On n'y répondra pas.<br />
Le dernier chapitre, ("Les illusions nécessaires") reprend la démonstration là ou Mandosio l'avait laissée dans le troisième chapitre (et qu'il n'aurait pas du quitter). C'est à la fois vrai et faux d'écrire : "Les illusions entretenues par les situationnistes - la plus grande de toutes étant celle de l'entrée définitive dans une ère de l'abondance qui serait le fondement matériel de la société future - étaient d'aurant moins perçues comme telle qu'elles s'accompagnaient de la démolition, dont les situationnistes eurent longtemps l'exclusivité, de diverses illusions contemporaines l'une des plus fameuses étant celle de la "révolution culturelle chinoise". Il n'est pas question de nier que l'époque dans laquelle nous vivons n'est plus celle des années soixante. Et donc que les enseignements d'hier ne sont pas nécessairement ceux d'aujourd'hui. Mais en même temps on retrouve chez Mandosio cette même vision univoque de l'histoire, déjà relevées. Notre auteur se projette avec plus de facilité dans le Moyen age, la Renaissance ou l'Age classique qu'il ne le fait pour les années soixante. On se demande finalement ce qu'il a retenu de la lecture des 12 numéros de l'<em>Internationale situationniste</em>. Ceci pour dire que dans les années soixante il ne s'agissait pas ici d'illusions, bien au contraire. Mai 68 vérifiait l'excellence des thèses situationnistes.<br />
Le passage qui suit attire toute notre attention. "On peut penser que si les situationnistes s'étaient montrés conséquents et lucides sur tous les plans, y compris au sujet de l'abondance matérielle et de l'automation, ils auraient perdu une bonne part de leur pouvoir d'attraction, alors que la perspective du "dépassement", n'étant pas une simple attitude défensive et contenant implicitement la promesse d'un avenir meilleur, avait de quoi séduire". L'escamotage est de taille ! Mandosio oublie au passage le goût pour le négatif, pour la subversion, et l'esprit de révolte, mais passons. "La lucidité seule, poursuit Mandosio, n'a jamais fait recette ; c'est pourquoi les avis des Cassandres logiques ne sont pas écoutés. Comme l'a bien vu Théodore Kaczynski dans <em>La Société industrielle et son avenir</em>, un programme pour susciter l'enthousiasme, "doit offrir à la fois un idéal positif et un idéal négatif ; il faut être autant pour quelque chose que <em>contre</em> quelque chose"". De quelle lucidité s'agit-il ? Pas politique en tout cas, puisque, du bout des lèvres, Mandosio reconnait l'apport situationniste en ce qui concerne la démolition de "diverses illusions contemporaines". Celle de Kaczynski (à travers le propos cité plus haut) ? Quelle découverte ! En dehors de groupes nihilistes (et encore !) la formule s'applique à tout le monde, ou presque. Mais non, Mandosio veut évoquer "les innombrables rapports, articles, livres parus depuis la fin des années cinquante et annonçant - non pas seulement comme possibles ou probables mais comme absolument <em>certains</em> - la catastrophe écologique à venir et le suicide de la société industrielle, n'ont provoqué aucune prise de conscience générale, aucun sursaut véritablement suivi d'effet".<br />
A quoi et à qui se réfère Mandioso ? Lui qui cite habituellement ses sources reste coi. Certes, auparavant, dans une note de bas de page du troisième chapitre, l'auteur citait l'ouvrage de Maurice Pasquelot, <em>La Terre chauve</em>, publié en 1971. Mais rien avant cette date. Sont-ils à ce point "innombrables", ces "rapports, articles, livres", que Mandosio ne puisse en citer un seul ? Curieux non ? Certains de ces documents sont certainement plus intéressants, plus pertinents, ou plus prémonitoires que d'autres. Une liste eut été bienvenue, accompagnée le cas échéant d'extraits significatifs, comme par exemple pour <em>La Terre chauve</em>. Et pourquoi ne pas avoir consacré un chapitre entier à cette importante et essentielle question ? Si le volume ne pouvait dépasser 125 pages Mandosio pouvait toujours retirer deux trois pages d'érudition sur l'alchimie (dont je ne conteste nullement l'intérêt "en soi", mais leur présence du point de vue même défendu par l'auteur). Mandosio ne confond-il pas ces "rapports, articles, livres" avec la littérature de science-fiction ? Pourquoi n'éclaire-t-il pas mieux la lanterne du lecteur ? Peut-être que ce travail de recension (avec les commentaires appropriés) fait l'objet d'un livre à venir. Auquel cas ces documents sont très certainement "innombrables" puisqu'en 2007 nous ne voyons toujours rien venir.<br />
Certes, des textes à caractère écologique ont été publiés durant les années soixante dans des revues scientifiques. Mais, tout alarmistes étaient-ils, aucun d'entre eux (autant que nous sachions) n'entrait dans le scénario catastrophiste présenté comme inéluctable. On ne sait d'ailleurs pas bien à quelle époque se réfère Mandosio quand il ajoute que ces innombrables contributions ont "engendré (...) une inquiètude diffuse". Sachant que "ce ne sont d'ailleurs pas ces discours ou ces raisonnements à eux seuls qui ont produit ce résultat, mais leur confirmation ultérieure par la réalité". Tout ceci parait bien flou. La prise de conscience écologique date de l'après 68. C'est l'une des conséquences indirecte de mai 68. Un lien est alors fait dans des cercles gauchisant et anarchisant entre des travaux scientifiques (connus des seuls spécialistes) et l'élargissement de la "question sociale" à des domaines peu ou pas explorés auparavant par les "révolutionnaires" de tout poil. Les articles, entre autres exemples, du dessinateur Fournier dans <em>Hara Kiri hebdo</em>, puis <em>Charlie hebdo</em>, et ensuite dans <em>La Gueule ouverte</em>, sensibilisent toute une frange soixante-huitarde sur l'écologie, et plus particulièrement les dangers du nucléaire.<br />
Mandosio n'en dit rien. Ceci lui importe peu. C'était auparavant qu'il fallait s'en inquiéter. Aujourd'hui c'est trop tard, il n'y a pas d'issue, tranche-t-il. On ne peut plus rien faire. C'est un air que le lecteur commence à connaître. Comment, poursuit-il, èvoquer une perspective de désindustrialisation puisque les classes sociales pour qui la survie matérielle ne se pose pas préfèrent conserver leurs avantages "plutôt que d'y renoncer volontairement (...) Et lorsque la catastrophe finit par les atteindre personnellement ils se scandalisent du fait qu'aucune mesure n'avait été prise (par qui ?) pour l'éviter". C'est une façon élégante de dire "de toute façon, comme les gens sont cons, alors...". Mandosio ne peut cependant pas donner congé au lecteur sur une telle impression. Une pareille surdité ne renvoie pas toujours à la bêtise, nous rassure-t-il, "mais relève bien plutôt de ce que Giacomo Léopardi appelait les "illusions nécessaires"". <br />
Voilà ce qui s'appelle retomber sur ses pieds. "Même si l'illusion progressiste dont s'est nourrie la société industrielle nous tue à petit feu, elle conserve toujours au moins une petite partie de son pouvoir de séduction et de consolation (analogue en cela à la religion) face à la déprimante absence de promesses que paraît comporter l'idée même de désindustrialisation (...) On peut donc raisonnablement craindre que les catastrophes en cours ne débouchent sur aucune prise de conscience salutaire". En admettant que la démonstration de Mandosio dans ce dernier chapitre s'avère excellente, ses choix théoriques justifiés, et ses thèses convaincantes, ceci ne nous permettrait-il pas de dissiper un tant soit peu ces "mêmes illusions" ? La réponse est connue. Au même moment Jaime Semprun y répondait explicitement dans l'article "Le fantôme de la théorie" : le fait d'en prendre conscience ne peut plus rien changer. Jean Marc Mandosio, dans un autre registre, aboutit à la même conclusion. <br />
Mais il faut savoir terminer un livre. Mandosio n'oublie pas dans les toutes dernières lignes de ce <em>Chaudron du négatif</em> que son ouvrage est d'abord dirigé contre l'I.S. Laissons lui (pour l'instant) le mot de la fin : "L'illusion est peut-être nécessaire, mais elle n'est pas nécessairement efficace. Si une prise de conscience anti-industrielle peut malgré tout finir par acquérir une certaine force, elle ne prendra pas - de cela au moins nous pouvons être certains - la forme de la théorie révolutionnaire situationniste".<br />
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Dans l'un des derniers ouvrages publié par les éditions de l'EdN, Jaime Semprun aborde un domaine qui n'avait alors été traité par les encyclopédistes que de façon périphérique, celui du langage. Cette <em>Défense et illustration de la novlangue française</em> entend désigner sous le terme de novlangue "la langue qui nait aujourd'hui spontanément du sol bouleversé de la société moderne, correspondant à celle qu'ont prise dans nos vies les exigences du "milieu industriel" et de sa technologie". Ce terme est apparu sous la plume de George Orwell dans son roman <em>1984</em> : c'est le nom qu'il donne à la langue de l'ANCSOC, le parti unique de l'Océania. Semprun précise que "la novlangue avait en effet pour but d'interdire, par la simplification de la grammaire et la limitation du vocabulaire à des termes univoques, tout autre mode de pensée que celui, rationnel et objectif, qui avait présidé à son élaboration". Orwell s'inspirait (nous étions en 1948) de deux exemples : les totalitarismes nazis et staliniens. La novlangue désigne aujourd'hui une langue qui est imposée par un état totalitaire à des fins d'asservissement et de limitation, voire de liquidation de la pensée. C'est par excellence la langue de la bureaucratie. La novlangue, selon Orwell, reste associée à l'idéologie du parti unique et de l'état quand la langue devient le principal moyen de dressage et d'asservissement des individus. <br />
Semprun prend quelque liberté avec cette signification en proposant la sienne. On doute qu'un esprit précis et rigoureux comme Orwell l'eut apprécié. Les explications de Semprun, pour le justifier, n'ont pas toujours de surcroît la clarté et la précision voulues. Il entend prouver la supériorité de la novlangue (dans sa définition) sur l'archaique (l'orwellienne) en opposant "le manque de scientificité" des propriétaires (l'état ou le parti) de la novlangue primitive à "l'ambition centrale de la novlangue" qui était de créer un langage "indépendant de la conscience". D'où il ressort que la novlangue version Semprun possède de nombreux avantages sur l'ancienne, l'archaique : car en s'affranchissant "définitivement de toute trace de <em>subjectivisme</em> " elle n'a plus besoin "de censure ni de police" pour être efficace. Une autre supérorité s'avère pour l'auteur encore plus déterminante. Il est question, je cite, de "l'emploi d'un langage quant à lui délivré du carcan de l'objectivité, libéré de l'obligation d'avoir à dire quoi que ce soit d'exact, ou même seulement de cohérent, à propos de la réalité". La novlangue finit par se dédoubler ("afin de répondre à des besoins distincts") pour désigner une chose et son contraire. "Au langage de la pire logique automatique répond celui du pur automatisme verbal affranchit de la logique". Comme on le voit, nous sommes loin d'Orwell. Considérons que si le mot (le concept) est discutable, la chose (le contenu) mérite elle un examen plus attentif.<br />
Un autre problème, plus secondaire, se présente au lecteur. Celui du ton employé par l'auteur. Semprun n'a-t-il pas dans un premier temps été tenté (dans la lignée du <em>Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie</em> de Censor) d'écrire sous un nom d'emprun le point de vue d'un contemporain défendant la novlangue moderne ? Le doute subsiste s'il faut en croire certaines tournures d'expression et l'exhortation finale "à délivrer le monde des archéolangues". Mais il aurait fallu pour cela faire appel à une maison d'édition "classique" pour que l'effet soit garanti. Et il ne parait pas certain que Semprun eut trouvé un éditeur suffisamment intéressé. Censor (c'est à dire Sanguinetti) maitrisait parfaitement son sujet. Et Debord, on le sait, n'a pas été étranger à la réussite de l'entreprise. Peut on qualifier Semprun ici des mêmes qualités dans un domaine que l'EdN ne place pas vraiment au centre de ses préoccupations ? En tout cas des ambiguités existent quant à la personnalité du "je" écrivant cette <em>Défense et illustration de la novlangue française</em>. Le lecteur n'est pas vraiment dupe, mais la lecture parfois peut en pâtir. <br />
Ce livre, pour en revenir à son contenu, contient de nombreuses notations sur l'époque et son langage, aussi justes que bienvenues. En particulier sur l'idiome des nouvelles technologies, les exigences de mobilité et de flexibilité, sur l'interchangeabilité toujours plus grande des divers éléments de la phrase, sur les traductions, sur le langage "djeune", ect. Mais on l'avait déjà lu ailleurs. En revanche, autant que nous puissions le vérifier, le chapitre consacré aux néologismes (ceux là mêmes qui constituent la novlangue) propose une classification d'un genre inédit à travers trois catégories. La premiere correspond à nécessité de nommer des réalités elles-mêmes entièrement nouvelles ; la seconde renvoie à celle de désigner des réalités qui ne sont pas à proprement parler nouvelles, mais qui paraissent inédites ; la troisième rassemble les noms nouveaux qu'il a fallu donner à des réalités anciennes. Soit. Les exemples tirés des première et troisième catégories paraissent convaincants. Pour la seconde, cependant, l'insistance de Semprun envers le mot "convivialité" (auquel il consacre le plus de lignes), incite à consulter le <em>Robert historique de la langue française</em>. Convivialité, qui apparait au début du XIXe siècle en France, est emprunté à l'anglais conviviality (c'est à dire : goût des réunions et festins), dérivé de convivial. Il est repris en 1979 dans la traduction d'un texte anglais d'Ivan Illitch, au sens "d'ensemble des rapports entre personnes au sein de la société ou entre des personnes et leur environnement social, considérés comme autonomes et créateurs". Enfin convivialité (tout comme convivial) est utilisé en informatique lorsqu'on parle d'un système informatique d'accès facile. Il s'agit alors d'un américanisme. Cette définition (à l'entrée "convive") se termine par la mention conviviat (1825, Brillat-Savarin) "qualité de convive", resté "à l'écart de la vogue de convivial, convivialité, a vieilli".<br />
On lit ensuite, sous la plume de Jaime Semprun, que le mot convivialté "forgé au XIXe siècle par Brillat-Savarin (sic), s'est vu attribué depuis trente ans des sens nouveaux", laquelle convivialité, cinq pages plus loin, "longtemps répandue à l'état diffus dans toutes sortes de pratiques quotidiennes, et qui a été méthodiquement extraite, comme le serait une matière première pour l'élaborration d'un produit manufacturé, afin qu'ainsi isolée nous puissions la goûter en consommateurs éclairés". Le lecteur se demande de quoi Semprun l'entretient ici. Ce dernier ne s'est-il pas trompé de mot, ou de définition ? Pas le moins du monde. L'auteur nous livre (y compris à travers cet exemple qui pourrait paraître secondaire ou anodin) quelque secret de méthode. Et encore le mot méthode semble inapproprié. Il renvoie plutôt à l'une des marottes de l'EdN. A se demander si la critique anti-industrielle n'aurait pas finalement entièrement colonisé l'inconscient encyclopédiste ! Semprun n'est pas plus linguiste que je ne le suis. Je serai donc le dernier à l'en bâmer. Cependant, lorsqu'on a l'ambition d'éclairer ses contemporains sur l'état de la langue parlée ou écrite aujourd'hui, il parait utile pour un "non spécialiste" de se montrer un tant soit peu prudent, circonspect ou précautionneux. A partir de la définition du <em>Robert</em> il est possible de se livrer à plusieurs extrapolations. Mais en aucun cas de servir le brouet proposé par Semprun, lequel, j'y reviens, nous renseigne davantage sur l'inconscient encyclopédiste que sur les tribulations du mot convivialité. Ceci ne remet pas en cause (nous sommes au tiers de l'ouvrage) la thèse défendue par l'auteur, mais laisse planer quelques doutes sur les moyens qui sont ou seront utilisés à cette intention.<br />
Comme il ne s'agit ici que d'un hors d'oeuvre, venons en au plat de résistance. Le chapitre VI ("En quoi la novlangue réalise le programme des Lumières et de la Révolution française") annonce la couleur. Comparons donc la novlangue à un édifice. Tout édifice qui se respecte comporte des fondations. Celles-ci s'appellent "les Lumières". Ce sont sur ces fondations qu'ont été posées les premières pierres, celles de la Révolution française. Tout juste remise des coups assénés par Furet et consort, cette pauvre Révolution française doit affronter l'ire encyclopédiste ! A chacun son domaine : là ou la terreur révolutionnaire chez l'ancien communiste Furet anticipe le totalitarisme stalinien et son goulag, l'ex situationniste Semprun nous certifie que cette même Révolution française balisait le terrain et préparait les esprits à l'avénement du machinisme, du monde de la novlangue par conséquent. Plusieurs exemples viennent étayer la démonstration de l'auteur : l'anéantissement des patois, la numérotation des départements, et surtout l'adoption du système métrique. "Le même code, les mêmes mesures, les mêmes règlements et enfin la même langue, voilà qui fut proclamé dans la perfection de toute organisation sociale, et qui est resté comme acquis durable pour toutes les époques ultérieures", précise Semprun. Certes, on frémit devant cette politique des plus insidieuse, devant pareils moyens d'asservissement, jamais dénoncés. Fouquier-Tinville peut aller se rhabiller !<br />
Enfin tout le mal vient des Lumières. Même Jean-Jacques Rousseau, pourtant parmi les philosophes du XVIIIe siècle, "le moins enclin à s'enthousiasmer pour les progrès de la civilisation" voyait dans l'usage de la raison "un progrès naturel (...) propre à toutes les langues lettrées". Cependant la palme revient à Condorcet, "la voix la plus authentique des Lumières", l'auteur de l'<em>Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain</em> : l'exemple même pour Semprun d'une volonté de rationalisation qui ambitionnerait "d'assujetir toutes les vérités à la rigueur du calcul". La novlangue lui doit beaucoup, ajoute l'auteur. Le lecteur aura compris que tous les maux à venir sont contenus dans le mot "progrès", y compris dans ce qu'il a de plus polysémique. <br />
Le huitième chapitre ("Que la novlangue s'impose qand les machines communiquent") déplace la question langagière, ou plutôt l'élargit à des considérations plus communes aux contempteurs de la "société industrielle", le machinisme. Semprun cite Samuel Butler, imaginant en 1872 les machines accédant un jour ou l'autre à un stade supérieur d'évolution "jusqu'à former une société organisée et, pensait-il même, à déclarer son indépendance". Butler répondait à l'un de ses détracteurs qu'il fallait considérer les machines prises "toutes ensemble comme une collectivité déjà organisée". Ainsi on verrait à quel point elles collaborent "pour se reproduire et se perfectionner". Pour appuyer sa thèse, relève Semprun, Butler cite "deux faits qui sont aujourd'hui beaucoup plus marquants encore qu'à son époque". D'abord "notre prétendu libre arbitre est un leurre, puisque nous ne saurions survivre plus de six semaines si nous étions brutalement privés des machines dont nous sommes devenus dépendants, tant moralement que matériellement". Ensuite, les machines dictent en réalité "leurs conditions et nous imposent un mode de vie conforme à l'<em>optimisation</em> de leur fonctionnement. Ce qui revient à dire qu'elles nous ont domestiqués, que nous les servons bien plus qu'elles ne nous servent".<br />
Laissons ici pour l'instant cette <em>Défense et illustration de la novlangue française</em> pour faire un détour par Georges Bernanos. En 1999, j'écrivais et diffusais une courte brochure intitulée <em>Le retour de Bernanos : petite contribution à la redécouverte d'une pensée critique</em>. L'occasion m'en avait été donnée par la publication du second tome des <em>Essais et écrits de combat</em> dans l'édition de la Pléiade. Bernanos, alors exilé au Brésil en 1940, entre en résistance contre le régime vychiste. Celle-ci entend se situer dans la continuité de la Révolution française, de 1848 et de la Commune de Paris. Bernanos en appelle à "l'esprit de révolte" et à la "Révolution" (tout en distinguant les vrais révolutionnaires de ceux qui en usurpent le nom). En cela il se réfère plus ou moins explicitement à la tradition libertaire. Cette radicalisation chez Bernanos s'accompagne d'une critique virulente du "monde moderne". L'auteur de <em>Monsieur Ouine</em> excrète particulièrement les fascismes et autre nazisme (il parle de totalitarisme ce qui n'est pas fréquent à cette époque) sans tomber pour autant dans les bras des "démocrates" du camp adverse. A contre-courant de la doxa Bernanos remet en cause l'idée d'un "progrès libérateur". Il est vrai qu'à travers le capitalisme, il dénonce "l'absolutisme de la Production, la dictature du Profit, une civilisation utilitaire". Il s'agit d'un système caractérisé par la primauté de l'économique, la "machinerie", et l'apparition de moyens inédits de propagande et de manipulation des masses. La "machinerie" (c'est là ou je veux en venir) est l'un des apports essentiels de la pensée de Georges Bernanos. <br />
Si cette critique peut difficilement être dissociée de celle de la technique, il importe, ceci posé, de ne pas confondre Bernanos et Heidegger. Bernanos avait en quelque sorte prévu l'objection quand il écrivait (et ceci vaut pour d'autres) : "Il me croiront ennemi de la technique et je souhaite seulement que les techniciens se mêlent de ce qui les regarde, alors que leur ridicule prétention ne connaît plus de bornes, qu'ils font ouvertement le projet de dominer le monde non seulement matériellement, mais sprituellement, de contrôler les forces spirituelles de ce monde grâce à une philosophie de la technique, une métaphysique de la technique, une métatechnique". Bernanos ne s'oppose pas tant à la technique qu'à l'usage qui en est fait à des fins de domestication des individus. Il l'exprime ainsi : "Le danger n'est pas tant dans les machines, sinon nous devrions faire ce rêve absurde de les détruire par la force, à la matière des iconoclastes qui, en brisant les images, se flattaient d'anéantir aussi les croyances. Le danger n'est pas tant dans la multiplication des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d'hommes habitués, dés leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent donner. Le danger n'est pas que les machines fassent de vous des esclaves, mais qu'on restreigne indéfiniment votre liberté au nom des machines, de l'entretien, du perfectionnement de l'universelle machinerie (...) Non, le danger n'est pas dans les machines, car il n'y a d'autre danger pour l'homme que l'homme même. Le danger est dans l'homme que cette civilisation s'efforce en ce moment de former".<br />
Qu'ajouter de plus ? N'est ce pas l'essentiel de ce qu'il convient de répondre dés que l'on aborde pareille question ? Le reste relève de la science-fiction (voire d'une lecture heideggerienne). Car il ne s'agit pas d'autre chose. Que dit Jaime Semprun ? Les hommes, écrit-il, en toutes circonstances "font passer les intérêts de celles-ci (les machines) avant les leurs (...) C'est jusqu'à leur simple survie qu'ils se mettent tranquillement en péril pour ne gêner en rien le développement de la société des machines (...) La dévotion dont elles sont l'objet dégénère même en fanatisme : que le monde périsse, mais qu'elles règnent". Quand on lit ensuite, "Pourtant cette foi inébranlable, selon laquelle tous les problèmes créés par la civilisation des machines seront <em>solutionnés</em> par un stade ultérieur de son développement, repose sur une constatation de notre infériorité qui ne manque en tout cas pas de lucidité", nous sommes prêt à prendre Semprun au mot. De quel coté se situe la lucidité ? Chez ceux pour qui la domination se confond d'abord avec le pouvoir des machines (dans un monde devenu principalement et prétendument dépendant des seules technologies), ou chez ceux pour qui elle relève d'une organisation sociale (la technologie n'étant que l'un des moyens par lequel ce monde entend se perenniser) ?<br />
Le chapitre X traite de la poésie, plus particulièrement de la "poésie moderne" (après Baudelaire) accusée d'avoir préparé l'avénement de la novlangue à travers l'affranchissement des contraintes et de la vérsification. C'est à dire la désintégration de la matière verbale ("en brisant toutes les associations logiques comme les liaisons concrètes fondées sur l'expérience sensible"). Pauvres poètes qui croyaient chercher l'or du temps et qui ont trouvé sans le savoir le plomb de la novlangue ! En réalité "semblables aux savants et aux techniciens qui de leur coté dissociaient et recombinaient les éléments matériels de la réalité sans savoir ce qui allaient sortir de leurs laboratoires, les poètes ignoraient vers quoi ils allaient ; mais ils y allaient, plongeant "au fond de l'inconnu pour y trouver du nouveau"". Leconte de l'Ile, Sully Prudhomme, Mauréas, Géraldy, et tant d'autres, vous que les oukases des Rimbaud, Mallarmé, Apollinaire, Joyce, et ceux des surréalistes vouaient à la déréliction traditionnaliste, conservatrice et réactionnaire, relevez la tête ! Enfin vous la tenez votre revanche ! Et pauvre de nous, gros Jean comme devant, qui croyions que la poésie moderne participait de l'émancipation du genre humain ! Ces energumènes cassaient la belle langue de nos ancêtres, en surenchérissant "sur la dynamique technique". Ces progressistes, en s'adonnant "au jeu infini de vocables et de sonorités", détruisaient les fondements de notre langage. Et tout ça pour quoi ? Je vous le donne en mille. Pour qu'Internet vint ! Vous en doutez ? écoutez Semprun : "Ou pratique-t-on sans relâche l'expérimentation verbale affranchie de toute syntaxe, afin qu'éclate "le feu des significations multiples" ? Ou l'effacement de l'auteur s'accomplit-il le plus radicalement, cédant l'initiative aux mots, "par le heurt de leur inégalité mobilisés" ? Ou se trouve le mieux provoquée l'intervention du lecteur, ou sont sont accumulés indéfiniment les effets de surprise, de choc, de montage et de démontage propres à la tradition de l'innovation permanente ? Ect. J'arrêle là. Nous avons l'exemple même de ce que les situationnistes appelaient "le confusionnisme intéressé". Ou plus c'est gros, plus ça marche, comme dit le proverbe. <br />
Après tout, cela reste bénin si l'on compare ce paragraphe aux lignes suivantes, que le lecteur lira avec l'attention qu'elles méritent : "Mais c'est au moins depuis l'invention de l'imprimerie, sinon de l'écriture, que notre mémoire a été secondée par des moyens techniques et, devenant par là toujours plus paresseuse, progressivement suppléée par celle des machines, qui fixent pour nous connaissances et souvenirs". Gutemberg est responsable, sans toutefois être coupable. Mais l'écriture... qui l'eut cru ! Dans le chapitre XII pour finir, apprendre que contrairement aux idées reçues sur le rôle dominant de l'anglo-américain, "le rayonnement de la culture française n'a jamais été aussi grand depuis l'époque, au XVIIIe siècle, ou "des pompons et des modes accompagnaient nos meilleurs livres chez l'étranger, parce qu'on voulait être partout raisonnable et frivole comme en France", finit par ne plus nous émouvoir. On ne s'attendait pourtant pas à la révélation d'une novlangue française dominant le monde. Voilà de quoi donner du grain à moudre au moulin des <em>Inrockuptible</em>.<br />
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On en termine avec les livres publiée par les éditions de l'<em>Encyclopédie des Nuisances</em> en revenant quelques années en arrière. L'année 2002 l'EdN publie L'<em>Obsolescence de l'homme</em> de Günther Anders (en coédition avec les éditions Ivréa <a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/10/./edn.html#(4)">(4)</a>). L'ampleur de cet ouvrage n'est pas sans excéder notre propos. Certains aspects de ce livre, néanmoins, y renvoient. Cependant, avant d'y venir, abordons le problème que poserait la traduction. S'il faut en croire Thierry Simonelli, l'un des traducteurs d'Anders, le traduction ici proposée est de "qualité douteuse". Simonelli relève des approximations, des erreurs, des coupures, des rajouts, des confusions de concept, des glissements de sens, une ignorance des expressions idiomatiques et une altération du style de l'original. Ce qui fait beaucoup, même pour un ouvrage difficile, complexe, et d'un peu moins de 400 pages. Simonelli reproche principalement au traducteur une méconnaissance de la philosophie heideggerienne alors que <em>L'Obsolescence de l'homme</em> "se décline comme un dialogue permanent avec la pensée et le langage heideggerien". Pour lever toute équivoque Simonelli précise que le texte d'Anders s'avère critique à l'égard d'Heidegger. <br />
Jean-Marc Mandosio, dans le n° 3 des <em>Nouvelles de nulle part</em> (consacré à la traduction), revient sur l'appréciation de Simonelli. Selon lui ce "dialogue avec Heidegger" apparait dans cette traduction. Celui-ci (peut-on cependant parler d'un "dialogue" ?) ne m'est apparu que durant le premier chapitre. Mandosio préfère renvoyer à la note de l'éditeur privilégiant dans ce livre l'aspect "critique sociale" au détriment de ce "dialogue avec Heidegger". Soit. Mais dans ses "remarques critiques" Simonelli ne s'y référait pas. Elles visaient la traduction en entier, pas ce coté particulier. Le lecteur n'est-il pas capable de retrouver tout seul, sans qu'on le lui souligne, l'aspect "critique sociale" des lors que celui-ci se trouverait avéré ? Faut-il ainsi lui "mâcher" le travail ? La réponse de Mandosio parait peu convaincante. Étant dans l'incapacité, pour le vérifier, de lire cet ouvrage en langue allemande, je m'abstiendrai de poursuivre cette polémique dans la polémique.<br />
En limitant cette lecture d'Anders à l'influence que ce livre exerce ou exercerait sur l'EdN (voire en l'élargissant à une "proximité de pensée") la moisson semble maigre, plus maigre en tout cas que ne le suggére la "note de l'éditeur". Des correspondances apparaissent certes à la lecture de l'important chapitre "Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l'apocalypse" mais elles restent, par exemple, bien en deça des visées "programmatives" de <em>La Société industrielle et son avenir</em> (pour l'EdN bien entendu). Dans son introduction Anders donne des indications sur sa méthode. Il avance qu'il n'est pas possible d'aborder certains phénomènes sans les intensifier ou les grossir, c'est à dire les exagérer intentionnellement. Ceux-ci, ajoute Anders, "nous placent devant l'alternative suivante : <em>ou l'éxagération, ou le renoncement à la connaissance</em>". J'avoue mes réticences devant ce genre de raisonnement. En langue française (et il parait en être de même en allemand), les procédés rhétoriques permettant d'exagérer ou de forcer le trait ne manquent pas. Le lecteur n'est jamais dupe. Et on ne le place devant nulle alternative. Anders se justifie en invoquant la nature des "objets" traités dans son livre. Cependant il prend (que l'on soit d'accord ou pas avec son approche) les précautions méthodologiques necessaires pour aller jusqu'au bout de sa démonstration. <br />
Ce recours à "l'éxagération" n'a pas échappé aux auteurs de l'EdN (et à quelques uns de leurs épignones), qui n'ont pas manqué de s'y référer. Mais là ou Anders en use eux en abusent. Un ouvrage comme <em>Défense et illustration de la novlangue française</em> l'illustre particulièrement. Cela finit par tourner au procédé. La confusion n'est jamais loin. Pour rester avec cette <em>Défense</em>..., Günther Anders, dans le chapitre "Le monde comme fantôme et comme matrice", s'inscrit au passage particulièrement en faux contre les "facécies théoriques" de Jaime Semprun, lorsqu'il écrit, au sujet d'Apollinaire et cie : "Ce n'est évidemment pas un hasard si ces poètes sont apparus au moment historique précis ou les techniques de distraction (...) commençaient à se répandre à l'échelle des masses. Mais les poètes tentaient désespérément de réunir ce qui était dispersé, quand l'objectif des techniques de distraction et des appareils de divertissement concistait, à l'inverse, à produire ou à favoriser la dispersion". Semprun peut toujours répondre qu'en écrivant exactement le contraire il ne faisait qu'éxagérer. Certes, certes...<br />
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Le choix chronologique, privilégié jusqu'à présent, s'imposait pour donner quelque idée au lecteur de l'évolution de l'<em>Encyclopédie des Nuisances</em> entre 1984, date de sa création, et 2005, celle de la parution de <em>Défense et illustration de la novlangue française</em>. Avant de tirer les premiers enseignements d'une pareille évolution revenons à ces surréalistes dont il était question au tout début de notre texte. <br />
On pourrait dire qu'un risque hante ou hantait le surréalisme, celui de la récupération. On ne sait pas toujours que ce sont ceux qui se voulaient les "propriétaires" du mouvement, après la dissolution du groupe, qui ont tenté de raccrocher les derniers wagons du surréalisme au train de l'establishment culturel. Ce qui revient à dire que le besoin de reconnaissance institutionnelle du clan Schuster s'inscrivait dans un processus de récupération visant à débarrasser le surréalisme de tout contenu subversif. Pour les situationnistes, en revanche, le risque encouru est d'une toute autre nature. C'est ce que je vais m'efforcer de prouver dans un premier temps. Mais cette "mise en perspective" demande que l'on fasse un détour par <em>Le passé</em>,<em>modes d'emploi</em> un ouvrage d'Enzo Traverso.<br />
Dans ce livre Traverso consacre un chapitre à "Révision et révisionnisme". Il précise, d'emblée : ""Révisionnisme" est un mot caméléon qui a pris au cours du XXe siècle des significations différentes et contradictoires, se prêtant à des usages multiples et suscitant parfois des malentendus. Les choses se sont encore compliquées du fait de son appropriation par la secte internationale qui nie l'existence des chambres à gaz et plus généralement du génocide des juifs d'Europe". On sait aujourd'hui ce qu'il en est du prétendu "révisionnisme" des Faurisson et consort. Donc, une fois refermée la parenthèse "négationniste" (ou presque refermée : l'avenir de cette doctrine étant derrière elle, du moins dans les pays occidentaux), attardons nous sur le concept de révisionnisme. Traverso dégage trois moments principaux sur le plan historique. C'est d'abord la controverse à l'intérieur du marxisme vers la fin du XIXe siècle. Une "révision" initiée par Bernstein au sein du socialisme allemand et qui s'étend à l'ensemble du mouvement international. "De ces révisions théoriques, Bernstein tirait des conclusions politiques visant à harmoniser la théorie de la social-démocratie allemande avec sa pratique, celle d'un grand parti de masse qui avait abandonné la voie révolutionnaire et s'acheminait vers une politique réformiste". On connait la réponse de Kautsky, puis celles de Lénine et de Rosa Luxemburg. Traverso ajoute, à juste titre : "Mais personne ne songea jamais à expulser Bernstein du SPD et la querelle, parfois d'un haut niveau théorique, demeura toujours dans les limites d'un débat d'idées". On passe à un autre palier avec la naissance de l'Union Soviétique, et plus encore la construction de l'idéologie stalinienne. Le revisionniste devient alors celui qui s'est écarté de la ligne du Parti ou qui prend des distances avec le dogme communiste. Les staliniens en feront un large usage avec Tito, "la hyène révisionniste". Plus près de nous, les maoistes, par une ironie de l'histoire, s'en serviront pour dénoncer les "camarades soviètiques". C'était bien entendu Staline que l'on révisait en U.R.S.S. <br />
Enzo Traverso s'attarde davantage sur le concept de "révisionnisme" dans le cadre de "l'historiographie de l'après guerre". C'est d'ailleurs plus en raisonnance avec la thématique de son ouvrage. En s'appuyant sur de nombreux exemples (la signification d'Hiroshima, les écrits de Nolte et De Felice, la Révolution française chez Furet, la naissance de l'état d'Israel par les "nouveaux historiens, ect.), Traverso conclut : "Il y a donc des révisions de nature différente : certaines sont fécondes, d'autres discutables, d'autres enfin profondément néfastes". On ne peut qu'être globalement d'accord avec l'auteur quand il prolonge les lignes précédentes par ce propos : "Féconde, la révision des "nouveaux historiens" israéliens, qui reconnaît une injustice auparavant niée, rejoint la mémoire palestinienne et jette les bases pour un dialogue israélo-palestinien. Discutable, la révision de Furet qui s'achève, dans <em>Le Passé d'une illusion</em>, par une remise en cause radicale de toute la tradition révolutionnaire - source, à ses yeux, des totalitarismes modernes - et par une apologie mélancolique du libéralisme comme horizon indépassable de l'histoire. Néfastes, enfin, les révisions de Nolte et De Felice dont le but - ou tout au moins la conséquence - est de raccommoder l'image du fascisme et du nazisme". J'aurais cependant pour ma part qualifié la "révision furetiste" de "discutable, et plus que discutable".<br />
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En 2001 paraissait une épaisse brochure intitulée <em>Contre l'EdN</em> (sous titre : "Contribution à une critique du situationnisme") et signée D. Caboret, P. Dumontier, P. Garrone, R. Labarrière <a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/10/./edn.html#(5)">(5)</a>. Il parait utile de s'y référer maintenant (même si <em>Dans le chaudron du négatif</em>, <em>Du progrès dans la domestication</em>, et <em>Défense et illustration de la novlangue française</em> n'avaient pas encore été publiés). Cette brochure constitue la meilleure introduction au "débat de fond" que nous n'avons pas encore eu avec l'EdN. En tout état de cause ces 40 pages serrées pouvaient passer difficilement inaperçues. Curieusement, l'EdN n'a pas semblé y accorder l'importance qu'elles méritaient. Jean-Marc Mandosio y consacre quelques lignes (plutôt désinvoltes) dans le n° 4 des <em>Nouvelles de nulle part</em> : "Dans la brochure collective intitulée <em>Contre l'EdN</em> il lui est reproché d'avoir "balancé allègrement tout le meilleur de la théorie révolutionnaire des deux derniers siècles (...) pour lui préférer une réflexion antiprogressiste et antitechnologique dont les fondements théoriques ont plus d'une affinité avec la pensée réactionnaire", les auteurs préférant pour leur part camper sur l'idée "qu'il n'y a pas de théorie critique en dehors de la théorie révolutionnaire", celle-ci étant définie comme "un mouvement théorico-pratique qui se lie à l'histoire et qui ne se reconnaît de vérité que dans ce mouvement même" - formule qui a le mérite de n'engager absolument en rien". Il y revient "par la bande" dans le n° 7-8 des <em>Nouvelles de nulle part</em> (Christophe Bourseiller, le maître d'oeuvre de <em>Archives et documents situationnistes</em>, reprenant dans le n° 4 de sa revue "une interprétation discutable, propagée notamment dans une brocure intitulée <em>Contre l'EdN</em>, - que l'Encyclopédie des Nuisances "a évolué au fil des années vers des positions technophobes". Jaime Semprun, sans citer <em>Contre l'EdN</em>, s'y réfère dans son article "Le fantôme de la théorie" à travers la mention de "railleries stéréotypées des progressistes sous marxistes". Semprun parait cependant en faire plus de cas que Mandosio à bien lire la fin de son article. J'y reviendrai car le propos tenu par l'encyclopédiste s'avère alors des plus instructifs.<br />
On trouve dans <em>Contre l'EdN</em> des pages pertinentes, et d'autres qui le sont moins. Commençons par les secondes. Ceci concerne principalement l'introduction et la première des trois parties ("L'EdN et son temps"). Par exemple, je suis totalement en désaccord avec l'une des thèses de <em>Contre l'EdN</em> (présente déja dans le sous titre) assimilant l'<em>Encyclopédie des Nuisances</em> au "situationnisme". Que pourrait-on appeller aujourd'hui "situationnisme" ? Les intellectuels cités par Caboret... (ici les seuls Agamben et Sollers) ? Ils seraient plutôt debordien ou debordiste : mais ils sont tout autant (sinon plus) autre chose. Les derniers pro-situs ? Le butin semble bien maigre. J'avoue ne pas bien le savoir. En revanche, revêtir l'EdN d'une telle tunique me parait, pour faire une concession au langage de l'époque, "contre-productif". Signalons qu'un lecteur attentif comme Mandosio ne s'y est pas trompé quand il écrit (au sujet des rédacteurs de <em>Contre l'EdN</em> ) : "Histoire de rendre les choses encore plus confuses, ils qualifient cette présumée doctrine réactionnaire de "situationnisme"". Heureusement cette thèse s'avère moins centrale qu'il n'y paraitrait tout d'abord. <br />
Mon désaccord porte sur deux points, principalement, et pose une question de méthode. D'abord, peut-on dire que l'EdN représente "le juste milieu du situationnisme contemporain" de part son "modérantisme" ? Les encyclopédistes ne sont nullement des modérés, bien au contraire. Il n'y a pas de quoi les féliciter, ni les blâmer. Dans le contexte du conflit israélo-palestinien un peu de modérantisme ne fait pas de mal. C'est du moins ce qui permet de ne pas se retrouver dans le camp des islamistes, ou celui des partisans du "Grand Israël". Ceci pour dire que cet angle de tir parait mal choisi. Quand, dans la foulée, les quatre auteurs écrivent que "l'EdN réalise ainsi le discours le plus susceptible de s'attirer les éléments égarés de la contestation "radicale" qui souffrent de ne plus trouver de maîtres à penser", c'est à la fois vrai et faux. Il est vrai que des "radicaux", ou plutôt d'anciens "radicaux" revenus de tout (principalement ici de l'I.S, du goût pour la subversion et de l'appétence révolutionnaire) tombent dans les bras de l'EdN, certes. C'est du moins vrai pour ceux qui ne grossissent pas les rangs des "désenchantés de la politique" (dire que ce sont les mêmes parait prématuré). Mais l'un des termes suivants est de trop : "maîtres à penser" exclut "contestation radicale", et réciproquement. Sinon nous tombons dans la caricature. Caboret... ajoutent : "Elle n'est pas (l'EdN ) le coté détestable de la société moderne, mais le complèment parfaitement respectable de sa négation : elle va nier là ou on lui dit de nier". La formule a trop servi. Ensuite on ne siffle par l'EdN comme on siffle son chien. On n'y consacrerait pas 40 pages si cela était. "Et dans ce rôle, elle (toujours l'EdN ) ne se différencie de la "bonne conscience de gauche", non par un <em>style</em> de la négation, mais par une pose "radicale" que le spectacle veut bien lui concéder. Elle assume mieux qu'un Sollers le <em>détournement</em> des quelques velléités de révolte vers les impasses aménagées par l'ordre social dominant". Ce n'est pas fondamentalement faux, mais il ne s'agit nullement dans ce cas d'espèce de récupération. Nous sommes dans un tout autre registre. Tout découle de l'assimilation de l'EdN au "situationnisme". C'est bien ce qui cloche !<br />
Il y a également un problème de méthode. J'ai délibéremment fait un choix chronologique pour dire en quoi et de quelle manière l'EdN évoluait. L'<em>Encyclopédie</em> de 1984 n'est pas celle de 1992, et encore moins celle de 2005. Caboret... évoquent une volonté de "dépassement" de l'I.S par l'EdN "la dégageant notamment de ses dernières illusions modernistes". Très implicitement, on peut s'en faire ici ou là quelque idée dans l'un des numéros de la revue (excepté le quinzième et dernier numéro). Mais il n'en est plus question en 1992. Cette notion de "dépassement" s'avère alors dépassée pour l'EdN et renvoie aux vieilles lunes situationnistes. Elle n'a plus lieu d'être. Un parti pris à ce point autant "antiprogressiste" ne saurait s'en accommoder (Mandosio l'explicite dans <em>Le chaudron du négatif</em>). <br />
Ma seconde remarque concerne la trop grande fortune du terme "pro-situ". Forgée par Debord dans La <em>Seconde scission</em> cette terminologie a connu rapidement un grand succès. Chaque groupe ou cercle se réclamant de l'I.S. était porté à considérer comme "pro-situs" les groupes ou individus de la mouvance situationniste avec lesquels il se trouvait en désaccord. C'est quelque peu caricatural mais cela traduit une tendance observée durant les années soixante dix et quatre-vingt. C'est aussi une façon de rappeler l'éparpillement et la parcellisation du courant post-situationniste pour la même période. D'ou l'importance en leur temps des éditions Champ Libre, indépendemment de la qualité de leur catalogue, comme référence commune pour qui peu ou prou se disait "situationniste". L'EdN, principalement, s'est constituée en réaction à ce qu'à tort ou à raison elle considérait comme l'expression d'un avant gardisme dépassé. Elle se référait (sans les nommer dans un premier temps) aux "radicaux" ou autres "pro-situs", tout en distinguant chez ceux-ci ou ceux-là "les individus acquis aux thèses révolutionnaires" susceptibles de se ralier à "ce nouveau départ de la contestation du monde" que représentait encore l'EdN pour Semprun deux ans après la création de la revue. Quand les auteurs de <em>Contre l'EdN</em> évoquent "la nature de la petite entreprise EdN, son caractère proprement pro-situ", ils se trompent d'époque (et même ceci s'avérait déjà discutable en 1986). C'est passer à coté de ce que l'EdN est devenue et ce ce qu'elle peut représenter aujourd'hui. Ce à quoi pourtant Caboret... contribuent dans d'autres pages de leur brochure.<br />
Ici je reviendrai sur la réflexion d'Enzo Traverso concernant le révisionnisme. Car la grille de lecture proposée par cet historien s'avère excellente et tout à fait opportune pour reprendre ma démonstration. J'écarte d'emblée le troisième cas de figure, "la révision néfaste", pour ne conserver que les deux premiers. Un partisan déclaré de l'EdN jugera "fécondes" les révisions encyclopédistes vis à vis de l'I.S parce que cela, pour reprendre une expression de René Riesel, "permet d'observer le monde tel qu'il est aujourd'hui". C'est à dire tel que le voit l'EdN. Pour ma part, on aura compris que je range dans la catégorie "discutables", voire "plus que discutables" ces mêmes révisions encyclopédistes. <br />
Dans tous les cas de figure ce révisionnisme est avéré. Mon raisonnement s'effondrerait si l'EdN, dés sa naissance, n'était apparue comme l'un des surgeons du courant situationniste. Le talent de ses rédacteurs (et plus particulièrement de Jaime Semprun) lui octroyait rapidement une fonction de leadership au sein de la mouvance situationniste. L'EdN n'en faisait pas moins entendre sa "petite différence", mais après tout celle-ci venait en droite ligne des thèses 14-15-16-17 de La <em>Véritable scission</em>, d'un certain Guy Debord par conséquent. Des critiques d'abord extérieures, puis internes (ou plutôt périphériques) vont entraîner l'EdN à développer quelques uns des aspects doctrinaux que l'on pouvait auparavant trouver "problématiques", mais qui vont en retour s'avérer "critiques" à l'égard d'un certain "milieu situationniste". Du n° 12 (celui de la polémique avec l'<em>Encyclopédie des Puissances</em> ) au n° 14 (un recentrage à des fins tactiques) ces critiques ne remettent pas fondamentalement en cause l'I.S. On observe certes aujourd'hui que le vers était dans le fruit, mais l'EdN ne franchit pas encore ce pas, décisif. Ce cordon ombilical avec l'I.S. et les situationnistes sera coupé dans le 15e (et dernier) numéro de la revue. Deux années venaient de s'écouler durant lesquelles l'EdN avait troqué son statut de revue contre celui d'un groupe se situant à l'épicentre d'un "mouvement généralisé contre les nuisances". Debord, encore ménagé dans le n° 15, subira plus tard le même sort (Mandioso se chargeant de la besogne dans <em>Le chaudron du négatif</em> ). En n'oubliant pas de rappeler que la parution en 1998 de la <em>Correspondance de Guy Debord avec Jean François Martos</em> mettait en lumière le rôle joué par l'auteur de <em>La Société du spectacle</em> dans la polémique EdN-EdP.<br />
Cependant cette révision, d'abord implicite, puis explicite jusqu'à devenir l'un des "fonds de commerce" de l'EdN, va finir par déborder le cadre défini par l'I.S., Debord et les situationnistes. D'un ouvrage à l'autre les encyclopédistes vont réviser une conception de l'histoire, un socle de références et un mode de relation au monde dont l'I.S. était partie prenante mais qui s'élargit à d'autres contours. C'est à dire, toujours plus en amont, l'EdN va s'en prendre aux "radicaux", aux révolutionnaires, aux progressistes (ce dernier terme finissant par désigner pêle mêle les adeptes du progrès, les gauchistes, et les artistes et poètes "modernes"). Ce n'était sans doute pas suffisant pour abattre le moloch puisque la machine encyclopédique s'emballait littéralement pour réviser, non seulement la Révolution française et les Lumières, mais le laissait entendre pour l'invention de l'imprimerie, et celle de l'écriture. <br />
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Reprenons la lecture de Contre l'EdN pour nous arrêter à la seconde partie, "Diabolus ex machina". Ses rédacteurs écrivent que "l'EdN croit avoir décelé dans la technique le centre même du monde existant, et elle le déclare mauvais". Dans l'un de ses ouvrages, <em>Après l'effondrement</em> (paru en 2000), Jean-Marc Mandosio écrit prudemment : "<em>Une critique de la technique, en soi, n'a pas de sens</em>. Il peut être sensé de critiquer - comme nous le faisons ici - un certain <em>système critique</em>, par exemple la néotechnologie ; mais récuser "la technique", de façon générale et abstraite, c'est remettre en cause l'idée même d'humanité, ce qui n'est pas, on l'imagine, sans conséquences". Dans le troisième chapitre ("Le conditionnement néotechnologique"), il se livre à une pertinente analyse des relations entre "technique" et "technologie" (en s'appuyant, entre autres, sur Anders, Horkheimer et Adorno) pour finalement avancer : "La technologie n'est pas moins une technique qu'une idéologie ; c'est une "idéologie matérialisée". (C'est pourquoi il est vain, comme le font certains auteurs, de prétendre séparer l'idéologie technicienne de la technologie elle-même au prétexte que celle-ci ne serait plus ou moins qu'un "outil" neutre")". C'est là que les difficultés commencent. Car ajouter que la technologie "a si bien transformé le monde qu'elle s'est imposée, tant aux yeux de ses partisans que de ses détracteurs, comme <em>le seul monde possible</em>, devenant ainsi l'idéologie véritablement dominante" c'est aller un peu vite en besogne. On voit l'intérêt de ce tour de force. Le "pour ou contre la technologie" remplit tout l'espace. Circulez, y a rien d'autre à voir !. Mandosio reprend l'une des thèses de Kaczynski tout en lui ôtant son coté "brut de décoffrage". Ici c'est plus souple, plus délié, plus fun. <br />
Cependant, en règle générale, les encyclopédistes font rarement la distinction entre "technique" et "technologie". <em>La technique</em> possèdant l'avantage de pouvoir être utilisée dans des raisonnements de type abstrait. D'ou ce flottement pour décrire avec la précision voulue les outils du "projet de destruction de l'univers". C'est là que le ton catastrophiste vient combler les lacunes de la réflexion. Dans cette fuite en arrière l'oracle tombe comme la foudre : l'homme est (devenu) une machine. "Les individus sont saisis comme une pure chose que les conditions techniques adaptent et modèlent à volonté". Les auteurs de <em>Contre l'EdN</em> suggèrent que nos encyclopédistes ont "pris la littérature de science-fiction pour l'analyse prophétique de la société moderne. Que Zamiatine, Brunner, Dick etc., puissent faire réfléchir, on le conçoit ; qu'on prenne strito sensu leurs récits pour des critiques révolutionnaires, voilà une confusion qui est bien de son époque". Et encore, l'adjectif "révolutionnaire" est-il de trop dans cette nuit encyclopédiste ou les machines parlent aux machines.<br />
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On retrouve une EdN davantage en phase avec une certaine actualité, celle liée à "la question des OGM". A cette occasion elle fait une recrue de choix, René Riesel. L'ex "enragé" et ancien membre de l'I.S., devenu paysan, publie trois ouvrages aux éditions de l'EdN : <em>Déclarations sur l'agriculture transgénique et ceux qui prédendent s'y opposer</em>, <em>Aveux complets des véritables mobiles du crime commid au Cirad le 5 juin 1999</em>, et <em>Du progrès dans la domestication</em>. Riesel se présente volontiers comme un "homme de terrain", privilégiant l'examen des faits et leur analyse à des considérations philosophico-éthiques sur la technique. Le dernier ouvrage cité prolonge d'ailleurs les deux premiers sur l'activité et les combats anti-OGM. Dans <em>Du progrès dans la domestication</em> Riesel consacre cependant de nombreuses pages à d'autres questions, plus théoriques. En particulier il se réfère à cette fameuse "société industrielle" (dont Mandosio et Semprun se font l'écho cette même année 2003) sans pourtant citer l'habituelle référence, Théodore Kaczynski (ou incidemment à travers la mention d'une "sursocialisation"). <br />
Dans la présentation de son ouvrage, Riesel entend "démêler (...) les relations qui lient entre eux et à d'autres modes d'optimisation de la soumission de masse aux conditions de la survie industrielle et marchande. De considérer enfin tout cela unitairement, sous l'angle de l'aliénation moderne et de l'effondrement, chaotique mais déjà <em>durable</em>, de la société industrielle". Soit. Mais cela dure depuis combien de temps ? Et cet effondrement pourrait durer, alors ? Ceci parait pour le moins obscur. Allons à la page 68, et aux suivantes pour en savoir davantage. Riesel loge dans le même panier de linge sale, celui du progressisme, les individus qui venant des horizons politiques les plus différents constituent la "véritable idéologie dominante de l'époque" ; laquelle réconcilie tout ce beau monde contre ceux, à l'instart de Riesel, qui se font les critiques implacables de la société industrielle. En bon encyclopédiste Riesel désigne, parmi "les plus âpres contempteurs des positions anti-progressistes", plus particulièrement ceux qui revendiquent "l'héritage et l'usufruit exclusifs que personne ne leur dispute, de telle ou telle <em>doxa</em> radicale (...) A cela se résument les solides arguments auxquels recourent divers fossiles vivants, issus du situationnisme ou de l'ultra-gauche, pour réfuter l'idée qu'on puisse trouver avantage à désigner cette société comme société industrielle. Eux trouvent suffisant de continuer à parler, qui de société capitaliste, qui de société capitalisée, qui de société du spectacle (...) A quoi bon s'attarder dans ce musée Grévin de la pensée critique ?". Sinon, Cher Riesel, pour constater que ces "figures de cire" communiquent, puisque "chacun étant libre de <em>communiquer</em> comme il l'entend, la plupart de ces critiques de la technophobie et des technophobes ont, en effet, trouvé leur <em>forme adéquate</em> ; elles attendent leur public sur Internet, le grand média libertaire dont le capital s'acharne à spolier la créativité des masses".<br />
En définitive rien de nouveau sous le soleil. Riesel reprend l'habituelle antienne encyclopédiste sur la critique de la société industrielle sans la renouveller (assortie des non moins habituelles diatribes contre les "radicaux"). Nos questions sur "l'effondrement" de cette même société industrielle n'ont pas reçu de réponses.<br />
Un article de Javier Rodriguez Hidalgo, "La critique anti-industrielle et son avenir" (publié dans le n° 7-8 des <em>Nouvelles de nulle part</em> ) tente de clarifier la question. Reprenant grosso modo l'analyse proposée deux ans plus tôt par Jean-Marc Mandosio dans <em>Le chaudron du négatif</em>, mais sur un mode moins polémique, Hidalgo n'hésite pourtant pas à adresser plusieurs objections à cette "critique". Il relève à juste titre qu'en raison du constat encyclopédiste sur l'absence de tout "sujet révolutionnaire" cette critique va rencontrer tôt ou tard ses limites. Hidalgo s'attarde également sur l'ambiguité du terme "société industrielle". Là aussi le corpus encyclopédiste ne permet pas de répondre à la question posée : "A partir de quel moment peut-on dire que nous sommes entrés dans une société de ce genre ?". Jacques Ellul, l'une des références de la mouvance "antiprogressiste", récusait d'ailleurs le terme de "société industrielle" qu'il trouvait inadéquat, et dépourvu de sens. Hidalgo est cependant d'accord, pour l'essentiel, avec cette critique anti-industrielle. Et celle ci se confond avec les deux trois idées avancées par l'EdN depuis de longues années. Retour à la case départ.<br />
Est-on plus avancé qu'auparavant ? Pas vraiment. Il est vrai que nos encyclopédistes en pilotant à vue ne facilitent pas la tâche. On sait par contre que cette terminologie ("la société industrielle") se trouve utilisée comme argument d'autorité pour confondre ceux qui, en se réfèrant à des notions aussi désuettes que "société capitaliste", "société marchande", ou "société du spectacle", persistent à vouloir transformer un monde qui n'existerait plus. Ici je répondrai, en citant "les Amis de Nemesis" : "Mais si l'on conserve une dose minimale de sérieux, on doit admettre que ceux qui s'opposent à la notion de "société industrielle" ne défendent jamais la réalité que les technophobes baptisent ainsi ; et que leur opposition à certains termes et à une certaine analyse, qui leur paraissent indigents, ne vise qu'à maintenir une opposition plus fondamentale à la société dominante". <br />
Ce propos nous allons le prolonger en reprenant quelques uns des éléments d'une réponse adressée par Norbert Trenkle (du groupe Krisis) à Jaime Semprun : ce dernier ayant auparavant émis des critiques dans le n° 4 des <em>Nouvelles de nulle part</em> sur <em>Manifeste contre le travail </em> (publié en 2002, pour l'édition française, par Krisis). Semprun reproche au <em>Manifeste</em> son attachement "à une certaine orthodoxie marxiste" à travers "l'idée d'une réappropriation possible des "forces productives" de la grande industrie, sous la forme que leur a donné le capitalisme". Il argue d'un "seuil historique" franchit au XXe siècle "quelque part entre Hiroshima et Tchernobyl" dans la transformation des "forces productives" en "forces destructrices" pour avancer que "la <em>naturalisation</em> de la nécessité du travail n'est plus seulement idéologique (comme le dénonce le <em>Manifeste</em> ), elle est passée dans les faits, elle s'est matérialisée sous la forme de la catastrophe en cours". Donc, c'est se leurrer que "croire qu'on pourrait retrouver intactes, une fois débarrassées de leur forme capitaliste, valeur d'usage et technique émancipatrice". En résumé, Semprun reproche au <em>Manifeste</em> de rester attaché au fétichisme productiviste du vieux mouvement ouvrier pour lui opposer une critique de la société centrée sur la remise en cause de la technologie moderne.<br />
Trenkle, dans sa réponse, prend l'exemple du trafic automobile. Celui-ci empoisonne l'air (et génère des problèmes de santé), dévaste l'espace public et contribue au processus d'asocialisation (de sujets automobilistes "tout à la fois massifiés et isolés"). La suppression, par conséquent, indispensable de ce trafic sous les formes qu'on lui connaît, n'exclut pas pour autant l'utilisation de l'automobile à des fins particulières. "Il s'agira plutôt d'inventer des systèmes de circulation permettant à chacun d'aller partout ou bon lui semble sans détruire ni la nature ni les paysages et sans avoir à se transformer en monade furieuse, coincée dans son tas de ferraille". En utilisant, bien entendu, un véhicule très différent de ce qu'est une automoble aujourd'hui. C'est dire qu'une confiance absolue aux sciences et à la technique (la position technophile) est tout aussi condamnable que l'affirmation d'un refus tout aussi absolu (la position technophobe). "Une société libérée, poursuit Trenkle, devra examiner à chaque fois concrètement la technologie et la science que le capitalisme a engendrées sous une forme fétichiste et largement destructive pour savoir si, et dans quelle mesure, elles pourront ou non être transformées et développées pour le bien de tous". Ce cadre défini, la discussion peut s'engager. Il parait cependant nécessaire d'en exclure les manipulations génétiques en matière scientifique, de "nombreux procédés de l'agriculture industrielle", tout comme la totalité de l'industrie nucléaire. "Ce sera alors en fonction de divers critères qualitatifs, sensibles et esthétiques qu'ils (les membres de la société) décideront ce qu'ils acceptent et ce qu'ils refusent". <br />
On voit parfaitement ce qui sépare Semprun et Trenkle. Là ou le premier, pour expliquer le monde tel qu'il ne va pas, se focalise sur la production industrielle et les nouvelles technologies, le second, partant des contradictions entre forces productives et rapports de production, tente de définir le cadre qui permettrait de mettre la science et les technologie à l'épreuve des choix par lesquels nous aspirons à vivre dans une société plus libre, plus juste, plus solidaire, plus riche en potentialités diverses. C'est aussi la question de la <em>démocratie</em> qui est posée ici. Il faudra bien y revenir.<br />
Dans son ouvrage <em>La Joie de la révolution</em> Ken Knabb consacre un sous-chapitre aux "objections des technophobes". Cet essayiste, tout en s'inscrivant dans un courant de pensée différent de celui des membres du groupe Krisis (anarchiste pour le premier, marxiste pour les seconds), anticipe en quelque sorte la réflexion de Norbert Trenkle. Il remarque que "les technophobes et les technophiles (qui) s'accordent pour traiter la technologie isolément des autres facteurs sociaux, ne divergent que dans leurs conclusions, également simplistes, qui énoncent que les nouvelles technologies sont en elles-mêmes libératrices ou en elles-mêmes aliénantes". Knabb précise cependant que "la technologie moderne est si étroitement mêlée à tous les aspects de notre vie qu'elle ne saurait être supprimée brusquement sans anéantir, dans un chaos mondial, des milliards de gens". Il s'appuie sur les exemples suivants (souvent cités, mais toujours pertinents) : "Je doute que les technophobes voudront réellement éliminer les fauteuils roulants motorisés ; ou débrancher les mécanismes ingénieux comme celui qui permet au physicien Stephen Hawking de communiquer malgré sa paralysie totale ; ou laisser mourir en couches une femme qui pourrait être sauvée par la technologie médicale ; ou accepter la réapparition des maladies qui autrefois tuaient ou estropiaient régulièrement un fort pourcentage de la population ; ou se résigner à ne jamais rendre visite aux habitants d'autres régions du monde à moins qu'on puisse y aller à pied, et à ne jamais communiquer avec ces gens là ; ou rester là sans rien faire alors que des hommes meurrent de famines qui pourraient être jugulées par le transport de vivres d'un continent à l'autre".<br />
Ken Knabb fait ensuite l'inventaire des technologies qui devraient disparaitre : en premier lieu le nucléaire, mais aussi les industries produisant des marchandises inutiles ou superflues. En revanche, pour d'autres (de l'électricité aux instruments chirurgicaux, en passant par le réfrigérateur et l'imprimerie), "il s'agit d'en faire meilleur usage (...) en les soumettant au contrôle populaire et en y introduisant quelques améliorations d'ordre écologique". Knabb repend le sempiternel exemple automobile dans des termes voisins de ceux de Trenkle. Précisons que l'EdN ne peut être assimilée à la tendance la plus fondamentaliste de l'écologie à laquelle se réfère principalement Ken Knabb. Jean-Marc Mandosio consacre d'ailleurs plusieurs pages de <em>Après l'effondrement</em> à réfuter les thèses de John Zerzan, le principal penseur de ce courant. Trop proche en définitive d'Heidegger (lequel, de part son compagnonnage nazi sent trop le soufre pour se retrouver dans le panthéon encyclopédique, parmi les contempteurs de la technique). Et Mandosio n'entend pas remonter à la préhistoire pour chercher l'essence de la technologie. La société industrielle lui suffit. C'est aussi dire que les encyclopédistes, qui affirment haut et fort leur opposition à la "société industrielle", deviennent plus prudents, plus évasifs, voire plus modestes quand l'on aborde les questions du "comment faire" ou du "comment vivre" qu'implique la destruction de cette même société.<br />
Quelques lignes de <em>Remparques sur l'agriculture génétiquement modifiée et la dégradation des espèces</em> ("il était dit qu'il ne restait plus, pour sortir du <em>monde clos</em> de la vie industrielle, qu'à partir cultiver son jardin") avaient suscité l'ironie des rédacteurs de <em>Contre l'EdN</em>. Jaime Semprun y répondait dans l'article "Le fantôme de la théorie" : "La formule a en général été prise pour une pirouette un peu facile, un expédient choisi faute de pouvoir énoncer un programme plus ambitieux. C'était pourtant, à y regarder de près, et sans oeillères "radicales", un programme des plus ambitieux, à prendre dans son sens aussi bien littéral que figuré (...) Je concluerai en disant qu'un bon manuel de jardinage, assorti de toutes les considérations critiques qu'appelle aujourd'hui l'exercice de cette activité (car là aussi il est déjà bien tard), serait sans doute plus utile, pour traverser les cataclysmes qui viennent, que des écrits théoriques persistant à spéculer imperturbablement, comme si nous étions bien au sec, sur le pourquoi et le comment du naufrage de la société industrielle".<br />
Le lecteur, que la charge encyclopédiste contre la société industrielle aurait impressionné, et qui attendait avec une certaine curiosité la suite, en termes programmatiques et pratiques, que cette impitoyable critique annonçait, peut légitimement avouer sa déception. La montagne encyclopédiste n'a-t-elle pas ici accouché d'une souris jardinière (ou potagère) ? On sait que le jardinage et le bricolage sont les deux loisirs préférés des français. Le premier a néanmoins sur le second l'avantage d'être pratiqué par des individus des deux sexes. Pourtant il s'agit, comme l'indique Semprun, d'un "programme ambitieux". L'EdN compte peut-être rallier les divisions jardinières à sa cause. A moins qu'elle n'envisage une OPA sur <em>Rustiqua</em>. Il est dommage que Semprun assortisse sa démonstration d'une restriction ("car là aussi il est déjà bien tard") qui plombe finalement la dynamique amorcée en terme de un, deux, trois jardins ! (le petit traité du jardinage à la main). Que reste-il à faire si, là aussi, c'est déja trop tard ? Troquer nos bêches et nos arrosoirs contre un marteau et des clous ? Afin de construire le radeau que nous conseille Semprun (un peu plus haut dans le même article), si nous voulons survivre au naufrage de la société industrielle ?<br />
Comment, une fois de plus, prendre l'EdN au sérieux. En renchérissant sur ce mode Semprun prête le flanc à l'ironie, certes. Dans l'après 68, le plus souvent sur un mode communautaire, des individus ont fait le choix de "sortir" délibéremment, voire définitivement du système capitaliste. C'était, pour être cohérent et logique, se passer par exemple des services de l'EDF ou de la Française des eaux. Ce qui necessitait le recours à d'autres types d'énergie et d'équipement (solaire, éoliennes, etc) dans une perspective d'autosuffisance. Et là le potager (et le verger) prenait toute sa valeur. La discussion peut porter sur le caractère plus ou moins individuel de ces démarches. N'avait-elle pas pris auparavant le caractère de l'alternative ("il faut d'abord changer la société", "il faut d'abord changer les individus"). Quoiqu'on puisse penser de ces choix et de l'excellence, ou pas, des modèles de société qu'ils induisent, les personnes qui se livrent ou se livraient à ces "expérimentations" méritent tout notre respect. Elles mettent (ou mettaient) au moins leurs idées en pratique (tout en sortant du mode de vie "dominant"). Rien de tel en ce qui concerne les intellectuels de l'EdN. On me répondra que le fonctionnement d'une maison d'édition, la poursuite d'une carrière universitaire, ou que sais-je encore, interdisent la poursuite d'une telle discussion. Nous sommes bien d'accord.<br />
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Dans Contre l'EdN ses rédacteurs relèvent que pour le Debord de La <em>Véritable scission</em>, "comme pour le reste du monde, les nuisances désignent la pollution dans un sens qui, aussi élargi soit-il, n'atteint jamais l'extension exorbitante que lui donne l'EdN. Avec elle, les nuisances ne recouvrent pas seulement les altérations irréversibles introduites par la technique dans son assaut contre la nature, mais aussi la ruine des conditons de tout jugement et de toute conscience possible". Si l'EdN de 1984 redéfinissait le concept pour se distinguer de l'écologisme ambiant, et mieux préciser la nature de son projet et de ses objectifs, elle va ensuite l'élargir aux dimensions de la grenouille de la fable. Ou, pour le dire comme Caboret... : "Comme catégorie adéquate à tout, donc à rien, la notion de nuisance pouvait dés lors se remplir à vive allure (...) Elle devait finir par englober la société dans son ensemble, "puisque la production sociale des nuisances est elle-même une nuisance"". Dans les derniers ouvrages publiés par l'EdN le terme "nuisance" a d'ailleurs pratiquement disparu. Pourquoi vouloir encore l'utiliser puisque les nuisances sont partout.<br />
Avant d'en venir à une question essentielle, induite par celle des "nuisances", je vais de nouveau faire un détour. Un passage de la troisième partie de Contre l'EdN ", "L'avant garde de l'absence", m'en donne l'occasion. Parmi des propos sur lesquels je reviendrai, certains, qui ne sont pas au coeur de la démonstration des quatre rédacteurs, appellent une réponse sur un point précis. Ceci concerne Adorno et l'école de Francfort. Autant dire sans plus tarder que je suis en désaccord avec ce qu'écrivent dans cette brochure Caboret... L'exprimer ici sortirait du cadre de cette contribution, la mienne. En revanche, je partirai de la phrase suivante, pour apporter des précisions qui me ramèneront à notre sujet : "Sans aucune prise pratique réelle, l'EdN, en renversant dans le même élan de naïveté extrême le spontanéisme exalté des pouvements post-soixante-huitards, redécouvrait ainsi par des chemins historiques autrement moins tragique le pessimisme foncier et sans issue d'Adorno et d'Horkheimer". Pessimistes oui ; sans issue, non. Horkheimer, dans le courant des années cinquante, à évolué vers une sorte de "conservatisme éclairé". Adorno, lui, a défendu la "théorie critique" jusqu'à sa mort (son <em>Esthétique</em> le prouve si besoin était). Ce qui n'échappe pas à la critique chez Adorno concerne le "personnage institutionnel" qu'il était devenu au début des années soixante. Ses démélés avec les étudiants en 68 sont suffisamment connus depuis la parution française en 1987 de <em>Critique de la raison cynique</em> de Peter Sloterdijk pour ne pas y revenir (Sloterdijk précisant que les étudiants contestaient Adorno avec des arguments qu'ils avaient appris de ce dernier).<br />
Pour revenir à la notion de "pessimisme" il importe de bien distinguer ce qui relève du pessimisme (généralement une "attitude philosophique", à l'instar de Horkheimer et Adorno), et ce qui aujourd'hui n'a pas grand chose à voir avec cette terminologie. Mais il me faut d'abord traiter du pessimisme des penseurs de l'école de Francfort (voire chez quelques autres auteurs) pour dire ensuite en quoi l'EdN ne relève pas de cette catégorie. Et d'en tirer les conclusions qui s'imposent.<br />
Dans un livre non traduit en langue française (<em>Time, labor and Social Domination</em> ) Moïshe Postone évoque le "pessimisme critique" de l'école de Francfort. Le terme semble particulièrement bien choisi. Les causes de ce pessimisme sont bien connues : la barbarie nazie et ses conséquences, le contexte de guerre mondiale et l'exil américain. Théodore Adorno écrit dans les premières pages de <em>Minima Moralia</em> (le plus pessimiste de ses ouvrages) : ""Que c'est joli !", même cette exclamation innocente revient à justiifer les infamies de l'existence, qui est tout autre que belle ; et il n'y a plus maintenant de beauté et de consolation que dans le regard qui se tourne vers l'horrible, s'y confronte et maintient, avec une conscience entière de la négativité, la possibilité d'un monde meilleur". L'essentiel de la pensée d'Adorno est contenue dans cette phrase. Le philosophe allemand ne pouvait que faire appel à la plus sombre de ses palettes pour écrire ces "reflexions sur la vie mutilée". Certaines des pages de <em>Minima Moralia</em> sont d'un pessimisme absolu. Et pourtant jamais Adorno ne se résigne. Sa pensée, d'un thème à l'autre, se confronte à l'horrible, l'ordure, la brutalité, le déréliction, l'arrogance, la bêtise, l'oppression, l'aliénation sans cesser de vouloir maintenir "avec la conscience entière de la négativité, la possibilité d'un monde meilleur". Qu'il traite de "la négation des rapports de classe", de "la brutalité de la technique", du "pouvoir de la connaissance", de "l'escamotage de la personnalité", de "l'aversion pour la pensée", du "caractère double du progrès", de "la morale de l'esclave", du "conformisme des intellectuels" ou de "l'augmentation graduelle de l'horreur" la noirceur du tableau s'accompagne de la mise à jour, au plus intime de la vie individuelle, des processus d'oppression et de domination. En tout état de cause la lecture de <em>Minima Moralia</em> est l'une de celles qui contribue à rendre ce monde encore plus inacceptable. Adorno n'entend pas cependant faire de concession dans le registre "ne pas désespérer Billancourt". Comme l'exprimait déjà Benjamin l'espoir nous sera donné par les plus désespérés. <br />
Et puis, le dernier Debord n'est-il pas pessimiste (comparé à celui de 1972) ? Pas à la manière d'Adorno, certes. Le pessimisme radical d'Adorno s'expliquait, entre autres raisons, par l'expérience douloureuse de l'exil. C'est elle qui lui permettait de saisir avec une telle acuité les différents visages que prenait la domination dans le pays du capitalisme le plus avancé (l'Amérique des années 40), et de manière concommitante le naufrage de la raison (la révélation de l'existence de camps d'extermination justifiant à postériori les thèses de <em>Dialectique de la raison</em> ). Il y a là une dimension tragique que l'on ne retrouve pas dans l'itinéraire de Guy Debord. Les "désillusions" des lendemains de 68 excluaient que ce dernier s'exprimât dans le ton, plus volontariste qu'optimiste, de <em>La seconde scission</em>. <em>Im Girum</em>... en apporte un premier témoignage et Les <em>Commentaires sur la société du spectacle</em> l'illustration. Ici le pessimisme de Debord apparait dans son souci "de ne pas trop instruire n'importe qui" et dans l'obligation "à écrire, encore une fois de façon nouvelle" eu égard "le malheur des temps".<br />
Dans ce texte, plus haut cité (<em>Remarques sur les émeutes de l'automne 2005 dans les banlieues françaises</em> ), cette tonalité pessimiste se retrouve en particulier dans la phrase suivante : "La marge, pour ceux qui n'ont pas renoncé (pour parler comme André Breton) à "transformer le monde" et à "changer la vie", parait plus étroite que jamais". Cependant j'ajoutais : "Mais, à leur façon, les jeunes émeutiers de novembre dernier n'expriment-ils pas aussi, avec la force et la violence du désespoir (de celui dont Walter Benjamin disait que viendrait l'espoir), sans toutefois le formuler et encore moins le théoriser, cette "part indestructible de refus" que nous ont légué tous ceux dont le projet émancipateur entendait signer l'acte de décès du monde tel qu'il va ? On me répondra qu'il existe un autre monde entre ce refus là, et ces derniers : celui du projet émancipateur, par exemple (...) Entre la reconnaissance en toute connaissance de cause, de cette différence et la tentation de reprendre le discours du renard de la fable il y a cependant comme une autre marge". Là j'opposais "ceux qui n'ont pas renoncé à vouloir lire, interpréter, voire modifier notre présent à l'aune de cette "promesse d'humanité"" et "ceux, non moins "critiques", non moins "hostiles à ce monde", mais pour qui les carottes seraient cuites (il est vrai que le cynisme, le nihilisme passif et la résignation accompagnent généralement les "lendemains qui déchantent")".<br />
C'est ici qu'il nous faut retrouver l'EdN. Ce serait lui accorder une importance excessive, voire se montrer injuste à son égard que de vouloir à tout prix la confondre avec ces seconds. Il n'en est pas moins vrai que ces "qualités" qui accompagnent les "lendemains qui déchantent" sont l'autre face d'une pièce que nous avons auparavant vu frappée à l'effigie du catastrophisme.<br />
Mais je voudrais reprendre ma démonstration là ou je l'avais laissée avant cette digression sur le pessimisme. J'aborde ici les pages les plus pertinentes de <em>Contre l'EdN</em>. Déjà, dans leur introduction, les quatre rédacteurs, partant de "critiques impitoyables d'un monde moderne" prètées à l'EdN, évoquaient à ce sujet "un point de vue qui a étrangement évacué toute perspective révolutionnaire lui substituant plutôt celle d'une <em>fin du monde</em> ". Mais plus encore quand ils relèvent les difficultés de l'EdN à situer sur un plan historique ce que les encyclopédistes désignent sous le nom "d'effondrement", de "catastrophe" ou de "tournant historique" : "son seul embarras réside dans la fixation de ce fameux "tournant historique" qui, se promenant comme un curseur affolé sur l'échelle du temps, stationnera indifféremment à quelques dates du XXe siècle, à une période pré-capitaliste, à la naissance de la science moderne ou bien encore à celle de la philosophie".<br />
Dans un même livre (<em>Après l'effondrement</em> de Jean-Marc Mandosio) l'auteur évoque dans l'avant-propos "Il n'est pas excessif de dire que nous nous trouvons aujourd'hui <em>après l'effondrement</em> " (de la civilisation), pour, 200 pages plus loin, affirmer que "cet effondrement (...) <em>est dejà presque achevé</em> " (la civilisation appelée ici "conscience humaine et des conditions objectives qui la rendent possibles"). On en conclut que cet effondrement (du moins sa phase finale) a eu lieu entre la fin de la rédaction de l'ouvrage et celle de l'avant-propos. C'est à dire, pour les lecteurs qui s'en inquièteraient, durant le premier semestre de l'année 2000. Comme quoi la grande peur millérariste, liée au passage d'un siècle à l'autre, n'était pas sans fondement. René Riesel, on l'a vu, parlait lui de "l'effondrement, chaotique mais déjà <em>durable</em>, de la société industrielle". Qu'est ce qui s'effondre : la civilisation ou la société industrielle ? Accordez vos violons, messieurs ! Jaime Semprun, lui, dans ses "Notes sur le <em>Manifeste contre le travail</em> du groupe Krisis", se réfère au "seuil historique franchi au cours du XXe siècle, disons entre Hiroshima et Tchernobyl". Mais le même, dans <em>Défense et illustration de la novlangue française</em>, affole tous les curseurs en remontant à "l'invention de l'imprimerie", voire (car on ne peut le vérifier l'aiguille venant de s'immobiliser) à celle de l'écriture.<br />
Mêmes contradictoires, ces analyses (que l'on répugne à appeler "historiques") convergent vers l'idée d'une <em>fin de l'histoire</em> : l'effondrement en question signerait l'arrêt irréversible du "temps historique" (dans le sens que lui ont donné les révolutionnaires depuis le XIXe siècle) puisque notre époque serait la première à s'inscrire en faux contre la possibilité d'une émancipation (celle de la société sans classes, etc.). Ceci revient à dire : il y a eu de l'histoire il n'y en a plus. Certes, on ne sait pas véritablement ce qui s'effondre à lire l'EdN. Ou plutôt si : c'est le concept pour le coup. En réalité c'est plus le mot que la chose qui sollicite nos encyclopédistes.<br />
La chose, en revanche, on la trouve dans l'ouvrage de Jared Diamond, <em>Effondrement</em> (sous titré : "comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie"). Diamond étudie dans le cadre d'une étude comparative des sociétés de tailles différentes dont la diversité couvre toutes les échelles de l'histoire de l'humanité et de l'espace planétaire. Il distingue tout d'abord deux types de société : les premières, qui s'effondrent faute d'avoir su répondre à un certain nombre de problèmes ; et les secondes, également confrontées aux mêmes difficultés, ou à d'autres, qui cependant trouvent les solutions leur permettant de survivre ou d'assurer leur pérennité. Diamond s'appuie sur cinq facteurs déterminants (les dommages environnementaux ; un changement climatique ; des voisins hostiles ; des rapports de dépendance avec des partenaires commerciaux ; et les réponses apportées par une société, selon ses valeurs propres, à ces problèmes) pour analyser les deux processus. Si ce livre aborde d'autres aspects qui peuvent être discutés, voire récusés, son approche fondamentale en terme de disparition ou de survie s'avère particulièrement convaincante. Il n'y pas de fatalité à ce qu'une société s'effondre.<br />
On pourrait limiter les analyses proposées par Diamond à l'île de Paques, aux Mayas, au Groenland, à la Nouvelle Guinée, etc. C'est à dire aux sociétés du passé sans pour autant tirer de celles-ci des leçons pour les sociétés contemporaines. Pourtant, hier comme aujourd'hui, ce sont les mêmes causes qui produisent les mêmes effets. La globalisation n'empêche nullement que l'on puisse (comme le fait par ailleurs l'auteur pour le Japon, la Chine et l'Australie) tirer des enseignements différents de l'analyse actuelle de l'une ou l'autre de ces sociétés. Aujourd'hui il est vrai que cette globalisation, une population mondiale plus importante, et les technologies destructrices font également peser un risque d'effondrement global. Mais cela ne remet pas en cause la grille d'analyse proposée par Diamond qui reste applicable dans les deux cas de figure. Rien n'est inéluctable. Au moins, à la lecture d<em>'Effondrement,</em> le lecteur sait de quoi il en retourne. Il y a un monde entre la pertinence de cette réflexion et les approximations encyclopédistes.<br />
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Peut-on encore parler de paradoxe lorsque, disant choisir "sans hésitation la voie de l'arriération", les encyclopédistes ajoutent que "du moins la vie y conserve quelques traits d'humanité" ? Ne contribuent-ils pas à réhabiliter au sens plein du terme "la pensée réactionnaire" ? Ils apportent un ton, des compétences, des références, un style que ne possèdent pas toujours les thuriféraires de la chose en question, ou qui paraissent vieillis, désuets et dépassés chez ces derniers. Ceci à l'aune des anciens gauchistes devenus les meilleurs défenseurs de "l'économie de marché", de la "démocratie représentative" ou même du libéralisme. A la différence près cependant, elle doit être soulignée pour éviter tout malentendu, que l'EdN n'entend pas se placer sur le terrain idéologique. Nous sommes ici loin des querelles ou des campagnes initiées par "le camp de la gauche" désignant comme "nouveaux réactionnaires" des intellectuels passés le plus souvent de la gauche à la droite. C'est davantage la figure d'un monde disparu que cette "voie de l'arriération" dessine et convoque. Celle du "bon vieux temps" pour le vulgaire, ou de "la douceur de vivre" pour les épigones de M. de Talleyrand. Le temps d'avant la révolution industrielle, disent-ils. <br />
L'excellence encyclopédiste se concentre donc sur les figures du paysan (opposé au cultivateur moderne), de l'artisan ou de l'ouvrier du XIXe siècle. A s'attarder cependant sur cette dernière figure on ne rencontre plus l'ouvrier en lutte, le prolétaire de la "guerre sociale" (encore présent dans la revue entre 1984 et 1990). Non, comme le remarquent les auteurs de <em>Contre l'EdN</em>, "les encyclopédistes ne retiennent pas la dignité ouvrière au sens précis des ouvriers en lutte, mais une dignité rabattue sur la simple fierté du métier, sur l'image du travailleur exemplaire portant à la perfection son habilité manuelle et son intelligence technique". C'est l'ouvrier tel que l'ont toujours célébré conservateurs et patrons, voire, par certains aspects, les instituteurs de la Troisième république : le travailleur irréprochable, soucieux de faire au mieux la tâche qui lui est assignée. Nous n'aurions rien contre, fondamentalement, si ceci n'excluait cela. Car il est pour ainsi dire passé à la trappe l'ouvrier révolutionnaire du XIXe siècle (et du XXe siècle plus encore).<br />
Une réhabilitation peut en cacher une autre. Sauf que celle-ci s'avance davantage masquée. L'EdN, entre autres reproches, ne blâme-t-elle pas les situationnistes ou autres "radicaux" d'avoir critiqué le travail en des termes excessifs ? Le fameux "Ne travaillez jamais", écrit sur les murs de Paris par un certain Guy Debord, n'apparait-il pas plus de cinquante ans plus tard comme un mot d'ordre irresponsable ? Parallèlement, on l'a vu avec Jaime Semprun, les positivités d'hier (ou considérées telles), chez quelques groupes sociaux, deviennent pour les encyclopédistes des modèles négatifs. Le "jeune de banlieue" est désigné sans nuance comme un "barbare". Il devient même le concentré de ce que l'EdN déteste le plus. Il paraissait utile de mettre en parallèle ces différentes figures avant de citer l'excellent Louis Chevalier qui, dans <em>Classes laborieuses et classes dangereuses</em>, écrit (en se référant à une certaine doxa en cours au XIXe siècle) : "Non seulement la condition ouvrière et le genre de vie sont décrits par analogie avec la condition sauvage, mais les divers aspects de la révolte ouvrière et les conflits de classe sont exposés en terme de race".<br />
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Une question, qui n'a été qu'effleurée, doit être maintenant posée : quelle importance peut-on accorder aujourd'hui à l'<em>Encyclopédie des Nuisances</em> en ce début de XXIe siècle ? Il parait difficile de répondre avec certitude. Il faut en tout état de cause reviser très à la baisse l'imprudente déclaration de 1986 ("Notre travail n'a en effet guère de mal à être la tentative intellectuelle la plus importante de cette fin de siècle"). On ne peut pourtant pas prétendre que l'inluence de l'EdN serait nulle : notre contribution le démentirait. La vérité se trouve certainement entre les deux. Tout comme il serait caricatural de réduire cette influence à l'écho positif que l'EdN recueille auprès d'Alain Finkielkraut. L'EdN, qui dans un premier temps, celui de la revue, comptait sur ses propres forces (avec l'aide d'un premier cercle de collaborateurs occasionnels, voire d'un second de sympathisants), a par la suite traversé une période plus ou moins "activiste" tout en développant parallèlement le travail éditorial que l'on connait. Ces publications constituant aujourd'hui l'essentiel de l'activité de l'EdN.<br />
Cette première question en appelle une autre : sur quel public s'appuie l'EdN ? Sans faire de la sociologie empirique tentons de répondre. Il semblerait que le compagnonnage des années quatre-vingt-dix (l'aventure de "l'Alliance pour l'opposition à toutes les nuisances" et ses prolongements) ait fait long feu. Les groupes et individus (appartenant à l'écologie radicale, plutôt d'obédience libertaire) avec lesquels l'EdN s'était retrouvée sur des objectifs communs ont certainement pris de la distance vers le milieu des années quatre-vingt-dix. Il se pourrait que le virage ensuite amorcé par l'EdN <em>(L'abîme se repeuple,</em> plus particulièrement) s'explique également par des désaccords apparus entre les encyclopédistes et ces "compagnons de route". Tout comme il semble que l'adhésion de René Riesel n'a pas entraînée à ses cotés celle de dissidents de la Confédération paysanne. L'EdN continue à fonctionner à partir du noyau fondateur (peut-être délesté de quelques membres), renforcé par Jean-Marc Mandosio et René Riesel. Pourtant peut-on encore parler d'un fonctionnement de groupe ? Rien n'est sur. Ne disposant d'aucune information sur ce sujet, nous en resterons là.<br />
Les ouvrages publiés par les éditions de l'<em>Encyclopédie des Nuisances</em> sont lus, même si les tirages restent modestes. Ce public, alors ? Les pages que j'ai consacré au "révisionnisme" de l'EdN y répondent en grande partie. Ce sont principalement d'anciens situationnistes, ou d'anciens "radicaux". Ceux-ci trouvent dans l'EdN la meilleure des justifications d'une évolution les entraînant à bruler ce qu'ils ont jadis adoré. Ou, si ce langage parait excessif, à remettre fondamentalement en cause des idées autrefois défendues sur un mode non moins pugnace. On peut également avancer que la présence de Jean-Marc Mandosio dans le cénacle encyclopédiste traduit une ouverture vers d'autres publics, dans des cercles universitaires ou scientifiques. <br />
J'ai souvent eu l'occasion de citer La <em>Véritable scission,</em> généralement pour évoquer les thèses 14 à 17 fort prisées par la première EdN . Il en est d'autres, dans cet ouvrage de Guy Debord, qui en 1972 furent davantage remarquées et commentées : principalement l'analyse bien connue de "regression pro-situ". Je l'ai plus haut évoqué, et je n'y reviendrai pas. Si l'on prend au pied de la lettre cette définition le "pro-situ" renvoie aujourd'hui à un archaïsme. Mais la grille d'analyse de La <em>Véritable scission</em> reste pertinente si l'on met en parallèle l'I.S. et l'EdN. Là ou l'on admirait abstraitement l'I.S. et la Révolution on fera la contastation désabusée que cette société ne peut être ni révolutionnée, ni même réformée ; là ou l'on invoquait pour tout et n'importe quoi la "société du spectacle" on parlera "d'effondrement", et de critique de la "société industrielle" sur un mode catastrophiste ; là ou l'on se repaissait de "nourritures culturelles" parées de tous les prestiges de la subvertivité on consommera des produits "biologiques" ou de "terroir".<br />
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A Michel Crépu qui, commentant <em>Commentaires sur la société du spectacle</em> et <em>Panégyrique</em>, affirmait, "Il y a une histoire de la démocratie, via Tocqueville, qui manque à Monsieur Debord", ce dernier répondit dans "<em>Cette mauvaise réputation</em>..." par : "L'histoire réelle de la démocratie, qui est en effet très fragile, ne passe pas par Tocqueville. Elle passe par les républiques d'Athènes et de Florence, par les moments de révolution des trois derniers siècles. C'est la victoire de la contre-révolution totalitaire en Russie, et certaines des intentions apparentes de la combattre, qui ont pu rassembler autour de l'héritage intellectuel de Tocqueville la pensée de la recherche ostensible d'une défense de la liberté. Tocqueville ne garantissait pas, de son vivant, que la liberté aurait réellement sa place dans les futures sociétés libérales".<br />
Cette réponse permet de reprendre la question, laissée volontairement en suspens, de la démocratie. Car, parmi les griefs adressés par l'EdN à l'I.S., il en est un, d'importance, qui recoupe cette même question (sans jamais la nommer comme telle). Le lecteur aura compris qu'il ne s'agit nullement ici de la "démocratie représentative". Auparavant, il parait utile de dire un mot sur l'une (l'I.S.) et l'autre (l'EdN ) de ce point de vue. Nous disposons aujourd'hui de tous les documents (ou presque tous) concernant l'I.S. Sans nier le moins du monde les capacités théoriciennes de Guy Debord et, ceci étant, son ascendant intellectuel au sein du groupe, l'égalité formelle de ses membres que faisait valoir l'I.S. se trouve vérifiée à travers ce que nous connaissons du fonctionnement et la pratique des situationnistes. Il faudrait être d'une particulière mauvaise foi pour prétendre le contraire. Nul n'a été exclu de l'I.S. sans discussion préalable, et toutes les exclusions se justifiaient. On pourrait également dire pour l'EdN, du moins de celle des temps de la revue (entre 1984 et 1992), que les encyclopédistes étaient des égaux. Cependant, comme dirait Orwell, l'un d'eux était plus "égaux" (égo ?) que les autres. Chacun aura reconnu Jaime Semprun.<br />
Venons en maintenant aux "griefs". J'ai plus haut relevé (sans trop m'y attarder) que le tir EdN se concentrait principalement sur la notion de "conseils ouvriers" défendue dans les colonnes de l'I.S. durant la seconde partie des années soixante, mais aussi dans La <em>Société du spectacle</em> et <em>Le traité de savoir vivre à l'usage des jeunes générations</em>. En 2003 Jean-Marc Mandosio (dans <em>Le chaudron du négatif</em> ) reprenait et développait cette critique. Plus encore que les encyclopédistes de 1992 (Semprun en l'occurrence) il occultait cette "question de la démocratie" (présente dans les articles et contributions situationnistes sur les "conseils ouvriers") pour se focaliser sur l'absence de toute référence dans ces articles et livres à la sempiternelle "société industrielle". La suite est connue.<br />
On admettra sans difficulté que les "conseils ouvriers" (ou conseils de quartier, d'usagers...) ne sont guère d'actualité de nos jours, certes. Mais passer cette référence à la trappe ou la déclarer obsolète suppose l'abandon de "l'idée démocratique" léguée par "les révolutions des trois derniers siècles". Par ailleurs les discours, les colloques et les publications sur la démocratie ne manquent pas, assuremment. Mais celle-ci, réduite aux dimensions de la "démocratie représentative", entre dans le cadre défini par l'économie de marché et la citoyennité, quand elle ne sert pas de cadre pour y loger l'une et l'autre. Enfin l'EdN aujourd'hui se trouve à cent lieues d'une question qu'elle a pu aborder dans les années quatre-vingt (principalement dans l'analyse faite alors de la situation polonaise), mais qu'elle a définitivement abandonnée dés lors que la critique anti-industrielle l'entraînait à déclarer "dépassé" ou "anachronique" tout projet révolutionnaire axé sur la disparition du capitalisme et de la société de classes. Sachant qu'un tel projet, pour ce faire, passe par l'émergence de lieux "concentrant en eux toutes les fonctions de décision et d'exécution et se fédérant par le moyen de délégués responsables devant la base et révocables à tout instant". Des lieux (qu'on les appelle "conseils ouvriers" ou par un autre nom) représentant <em>la démocratie en marche</em>, celle d'une "communication directe <em>active</em> " permettant d'en finir avec les séparations, hiérarchies et spécialisations. On conclura momentanément ici en précisant qu'un tel abandon chez les encyclopédistes ne peut qu'aller de soi pour qui pose <em>in fine</em> la question : à quoi sert l'EdN ? <br />
On n'a jamais tant fait appel, depuis une trentaine d'années aux experts et à l'expertise. Ceci recouvre généralement les champs des sciences sociales et humaines et celui de l'économie politique. On avait cependant constaté que dans la Pologne du début des années quatre-vingt le rôle de l'expert s'élargissait à d'autres compétences. La principale critique que l'on pouvait adresser à <em>Solidarnosc</em>, c'était de tolérer parmi les responsables nationaux la présence d'experts dont la désignation n'avait été soumise à aucune discussion. De là l'attitude modératrice observée chez ces dits experts : leur médiation n'étant pas étrangère à l'indécision et aux incertitudes qui permirent la reprise en main de la situation par l'armée et le PC polonais.<br />
L'expert, par définition, devrait apporter un avis informé sur un problème relevant de sa compétence. Ce n'est pas à proprement parler un savant ni un politique. Cependant on fait appel à lui à ce double titre : pour justifier "politiquement" telle décision dont il serait le garant comme spécialiste reconnu d'un domaine spécifique. L'expert, qui tient sa légitimité de ses titres universitaires ou de sa notoriété médiatique, en use comme d'un argument d'autorité. On fait régulièrement appel à lui pour participer à des débats de société qui ont pour finalité de définir le cadre strict dans lequel il conviendrait de fixer une prétendue "règle du jeu démocratique". Si l'expert croit jouer le rôle d'un "conseiller du prince" auprès des politiques et autres décideurs, il n'est que le valet, tout comme ces derniers, de cette société spectaculaire-marchande qui s'en sert au mieux de ses intérêts. Les médias raffolent des experts, et l'expert n'accède à la notoriété que par une présence médiatique.<br />
C'est dire combien "expertise" est devenu un concept. Car, comme je le précisais un peu plus haut, etymologiquement parlant l'expert ne devrait apporter qu'un avis informé sur un problème relevant de sa compétence. C'est ce shéma qu'il faut retenir pour apporter un dernier et essentiel éclairage sur l'EdN. Tout n'est pas à rejeter dans les ouvrages publiés par les éditions de l'<em>Encyclopédie des Nuisances</em>. Les encyclopédistes, de part leurs compétences et leurs savoirs (ceux acquis principalement durant les années de publication de la revue), dénoncent les mensonges et les falsifications des experts (ceux du concept) : en particulier dans <em>Remarques sur l'agriculture génétiquement modifiée et la dégradation des espèces</em> (le terrain qu'ils maîtrisent le mieux), voire <em>Après l'effondrement</em> (sur les "nouvelles technologies"), <em>L'abîme se repeuple</em> (sur quelques "progrès de l'aliénation"), <em>Du progrès dans la domestication</em> (à travers le tableau brossé par l'auteur de la lutte anti OGM). On peut même trouver quelques remarques pertinentes dans <em>Défense et illustration de la novlangue française</em> ("les progrès de l'aliénation" en matière de langage). <br />
Mais l'arbre ne saurait cacher la forêt. Il nous faut forger pour l'EdN et les encyclopédistes le concept de "contre-expertise" (de "contre-experts") pour retrouver l'équivalent du propos précédent sur l'expertise. Le contre-expert débusque certes le mensonge de l'expert. Sa légitimité, il la tient de sa position critique vis à vis de l'expert, et du fait que nul politique ou décideur, institution ou média, ne faisant appel à lui il en recueillera un certain prestige auprès de qui sait ici à quoi s'en tenir sur les prétentions ou les falsifications des experts. Nous lui en serions bien gré si l'on s'arrêtait là. Il n'en est rien. Un peu savant, un peu politique, un peu prophète (ou plutôt c'est le prophète qui maintenant prend le dessus), le contre-expert vient nous annoncer que, quoique nous fassions ou que nous nous abstenions de faire, cela ne changera rien. C'est déjà trop tard. Nous vivons désormais un époque totalement deshumanisée. Les notions de transformation et de changement dans une perspective d'émancipation du genre humain n'ont plus aucun sens. Elles sont devenues inopérantes, dérisoires, ineptes. Elles sont autant d'illusions qui remettent à plus tard la seule prise de conscience possible : tout est foutu. A chacun de se débrouiller avec ça. Il n'y a plus que des solutions individuelles. Cultiver son jardin, par exemple.<br />
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Durant les mois qui suivirent la parution des <em>Commentaires sur la société du spectacle</em> une rumeur circula. On disait ou on prétendait qu'une partie du chapitre XXVIII de ce livre se rapportait à l'EdN. Ces deux pages, sans citer de noms, traitaient de l'apparition d'une "critique sociale <em>d'élevage</em> ". Celle-ci émanait de personnes ni universitaires ni médiatiques qui faisaient paraître, "d'une manière assez confidentielle, des textes lucides, anonymes ou signés par des inconnus". Cependant, il s'agissait "de créer, sur des questions qui risqueraient de devenir brulantes, une autre pseudo-opinion critique" ; mais plus encore de proposer, à partir d'une perspective quelque peu biaisée une sorte de <em>"critique latérale"</em> qui blâmerait "beaucoup, mais sans jamais sembler ressentir le besoin de laisser paraître quelle est <em>sa cause</em> ; donc de dire, même implicitement, d'ou elle vient et vers quoi elle voudrait aller".<br />
Aujourd'hui encore, en 2007, aucun document (en l'absence pour l'instant de la <em>Correspondance</em> de Debord pour l'année 1988 et les suivantes) ne nous permet de confirmer ou d'infirmer la véracité de cette rumeur. Nous n'en avons trouvé nulle trace : pas plus dans les lettres de Debord publiées par Jean-François Martos pour cette période de référence que dans les ouvrages ultérieurs de l'auteur. A l'avenir, dans le cas ou il serait avéré que cette analyse de Guy Debord ne concerne pas l'EdN, je laisserais le soin à d'autres, plus savants ou plus curieux, d'identifier les promoteurs de cette "culture d'élevage". En revanche, si jamais cette rumeur était fondée, j'ajouterais, à l'instar des encyclopédistes écrivant dans le n° 14 de la revue, "l'analyse donnée par le <em>Manifeste du parti communiste</em> constitue par exemple une indéniable <em>exagération</em> par rapport à la réalité sociale de l'époque ; mais la tendance historique décrite par ce moyen était bien la tendance principale", que le propos debordien est certes exagéré, mais que la tendance historique décrite par ce moyen était bien la tendance principale (celle à l'oeuvre en 1988 au sein de l'EdN ). Exagéré à l'époque soit, mais bien en deça de cette exagération aujourd'hui ! <br />
On se souvient que l'année précédente (en 1987) était paru un court pamphlet anti-EdN intitulé L'<em>Encyclopédie des Puissances</em>. Peu de temps après cette parution, lors d'une rencontre avec l'un des deux rédacteurs, je lui avais fait part de quelques réserves et de mon désaccord avec l'avant dernière phrase du libelle ("Après avoir craché sur les rebelles, elle (l'EdN ) peut être désormais assurée que la prochaine révolte ne se fera pas seulement sans elle, mais aussi <em>contre elle</em>") que je trouvais disproportionnée, excessive et inutilement polémique dans le contexte de cette "querelle". Vingt ans plus tard, que faut-il en penser ? <br />
Bertold Brecht, dans l'une des <em>Histoires de Monsieur Keuner</em> raconte ceci. M. Keuner et l'un de ses amis, R..., s'intéressaient au sort d'un orphelin, confié à la garde de l'une des parentes de cet ami. Un jour le jeune homme commit un larcin. M. K. et R... se concertèrent pour tenter de définir une attitude commune à son égard. Mais ils ne parvinrent pas à se mettre d'accord. M. K. voulait user de la persuasion pour dissuader le jeune homme de recommencer, tandis que R... proposait de le renvoyer sans plus tarder dans un orphelinat connu pour sa sévérité. Le jour même l'orphelin se retrouvait placé dans une famille résidant à l'autre bout du pays. M. K. et R... cessèrent donc de voir ce jeune homme, et n'eurent plus de ses nouvelles. De longues années plus tard, R... informa M. K. que le "cher orphelin" était devenu le chef d'un gang de malfaiteurs. "Je vous l'avais bien dit, ajouta-t-il à son interlocuteur. N'avais-je pas raison ?". M. K. réléchit un moment puis répondit : "Nous avions tous deux ni raison ni tort. Ce que vous m'apprenez aujourd'hui ne saurait nous départager. Je n'ai qu'une seule certitude : ni vous ni moi n'avons pu peser sur le destin de ce jeune homme. Une autre solution lui a été alors proposée. Nous ne pouvions pas savoir que ce serait la pire".<br />
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<em>Le choc des civilisations</em> de Samuel Huntington date de 1996. Mais c'est au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 que les thèses de Huntington s'imposent sur le devant de la scène intellectuelle occidentale. Ne présente-t-on pas le penseur américain comme "l'homme qui avait prévu ces attentats" ! Pour Huntington l'appartenance civilisationnelle prend le pas sur toute autre considération. C'est dire que le facteur d'identification culturelle devient dominant, s'exapère même. De là ce "choc des civilisations" partant d'une défense et illustration de la civilisation occidentale (qui doit pour l'auteur assurer sa domination afin de conjurer la montée des périls). Huntington, pour appuyer sa thèse, désigne plusieurs lignes de fractures entre civilisations de part le monde : celle, en Europe, entre la chrétienté et l'Islam ; celle entre l'Afrique noire et l'Islam ; celle entre l'Asie orthodoxe et l'Islam. Enfin, plus généralement, à l'échelle planétaire, une ligne de fracture dominante entre les mondes occidental et musulman illustrée par les deux guerres du Golfe, le conflit en Afganistan, et les sanctions visant le terrorisme lybien. L'ennemi se trouve clairement désigné : c'est l'Islam. Mais Huntington va encore plus loin lorsqu'il affirme que l'occident est également menacé par une "connexion islamo-confucéenne". La géopolitique cède la place à l'éthnopolitique : la civilisation occidentale devenant pour Huntington un communautarisme à l'échelle mondiale.<br />
Jean-Claude Milner, dans un livre sorti en 2003, <em>Les penchants criminels de l'Europe démocratique</em>, développe la thèse suivante. En demandant la paix au moyen orient, c'est à dire en privilégiant une solution pacifique et négociée au conflit israëlo-palestinien, les démocraties européennes oeuvrent en réalité à la destruction de l'état d'Israël. Cette paix que l'on présente comme le seule solution possible résulte de l'extermination des juifs. L'Europe des lendemains de la Seconde guerre mondiale s'était unie en raison du génocide nazi. Elle n'avait pu s'unir dans la paix et la démocratie qu'une fois débarrasssée du peuple qui faisait obstacle à la réalisation du projet européen, à savoir le peuple juif. Philippe Lançon, commentant ce livre dans <em>Libération</em> écrivait : "On reconnait là, poussée à bout et comme saisie par une folie grammairienne, une vieille thèse réactionnaire (et non pas "d'un nouveau réactionnaire"). Point de départ : c'est la faute aux Lumières ; point d'arrivée : il n'y a plus d'Histoire ; d'action politique ; de valeurs transmises ; passées les bornes, de limites" <a href="http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/10/./edn.html#(6)">(6)</a>.<br />
Le même Jean-Claude Milner, en 2004, s'est retrouvé au coté des "psys" partis en guerre contre "l'amendement Accoyer", lequel entendait reglémenter le champ des psychothérapies en France. Lors d'un meeting organisé par les promoteurs de cette "contestation", Milner, écrit Jean Birnbaum dans Le Monde, : "prophétisa l'avénement du pire : un état totalitaire, assoiffé de fiches, prompt à planifier le contrôle des âmes et le dressage des corps, bref l'éradication de toute liberté". Le journaliste ajoutait : "A la fois vertigineuse et apocalyptique, entretenant avec le réel des rapports plutôt équivoques, cette parole enflamma alors les larges masses psychanalytiques".<br />
A première vue tout sépare Samuel Huntington, Jean-Claude Milner et l'<em>Encyclopédie des Nuisances</em>. Leur importance respective, tout d'abord : les thèses de Huntington sont commentées dans tous les pays du monde occidental, Milner n'est connu que des seuls intellectuels français (pour ne pas dire "parisiens"), et l'EdN d'un "petit milieu". Tous trois interviennent dans des "disciplines" à ce point différentes (et sur des modes qui ne le sont pas moins) qu'une rencontre commune relèverait du "genre bouffon". Pourtant les uns et les autres défendent explicitement ou implicitement la notion de "civilisation". Explicitement en ce concerne Huntington : la "civilisation occidentale" prenant depuis le 11 septembre 2001 l'aspect d'une citadelle assiégée subissant les assauts du fondamentalisme musulman (le bras armé de l'Islam). C'est aussi une certaine idée de la civilisation occidentale que défend implicitement Milner derrière ses paradoxes et les contorsions de sa pensée (celle "d'une société ou la violence politique d'un petit groupe déterminait le monde"). Quant à l'EdN, si l'adjectif "occidental" fait ici défaut, c'est à la "civilisation" des temps pré-industriels qu'elle entend se référer. <br />
Ne trouve-t-on pas également ici et là le spectre d'une "fin de l'histoire" ? Présent en tout cas chez de nombreux commentateurs ou épigones de Huntington depuis les attentats 11 septembre ; présent aussi chez Milner dans son traitement de "la question juive" ; présent encore chez l'EdN. Mais, plus encore, ce qui réunit Samuel Huntington, Jean-Claude Milner et l'<em>Encyclopédie des Nuisances</em> c'est le catastrophisme de leurs discours. Un discours alimenté ou attisé par des peurs plus ou moins irrationnelles qui prend chez le premier l'aspect du péril musulman, chez le second l'avénement d'un état démocratique totalitaire, et chez la troisième la perte des derniers repères par lesquels les hommes pouvaient encore envisager de se réapproprier leur histoire.<br />
Cette époque ne sait plus bien à quelle boussolle se vouer. C'est dans des temps d'incertitude que retentit la voix des prophètes. Ces voix nous parviennent plus ou moins assourdies (et il n'est pas certain que tous les entendent). Pourtant, en d'autres temps, elles n'auraient assurément pas franchi les limites que l'on assigne à la déraison, à une "nostalgie impénitente", aux "vertiges de l'apocalypse" ou à la rigidité d'une secte. Ces voix, c'est d'ailleurs leur raison d'être, reprennent l'éternelle antienne du malheur de l'humanité pour apporter des remèdes encore plus fallacieux aux maux qu'elles prétendent dénoncer. Avec un prophète, le pire n'est jamais sûr.<br />
L'Histoire continue. Et celle qu'il faudra bien continuer d'écrire, qui n'a été ici qu'ébauchée, se trouve au moins assurée d'une certitude. Elle sait qu'elle ne fera jamais le chemin inverse de celui que lui ont tracé durant des siècles les hommes qui entendaient parier sur l'émancipation du genre humain. Ce texte s'ouvrait sur les surréalistes. Concluons avec l'un d'entre eux, André Breton, qui écrivait : "Cet homme, en avril 1930, recommencerait terriblement si c'était à refaire. Il n'a que l'expérience de ses rêves. Il ne peut concevoir de déception dans l'amour mais il conçoit et il n'a jamais cessé de concevoir la vie - dans sa continuité - comme le lieu de toutes les déceptions. C'est déjà bien assez curieux, bien intéressant qu'il en soit ainsi". C'est cela : tout, toujours, est à recommencer.<br />
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février 2007 Max VINCENT<br />
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<a name="(1)">(1)</a> Dans les années soixante-dix, il se souvient de s'être décrit, sur le mode de la boutade, comme "ayant un pied chez les anars, un pied chez les situs et la tête dans la poésie moderne". Même si le trait semble aujourd'hui moins appuyé, il n'a nullement l'intention de corriger ce portrait.<br />
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<a name="(2)">(2)</a> Le détail dans <em>Sur l'interdiction de ma correspondance avec Guy Debord</em> par Jean-François Martos (Le fin mot de l'histoire, B.P. n° 274, 75866 Paris Cedex 18)<br />
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<a name="(3)">(3)</a> La parution du sixième volume de la <em>Correspondance</em> de Guy Debord apporte un éclairage plutôt inattendu sur les relations entre Debord et Semprun durant les années 1984, 1985 et 1986. Jaime Semprun et Christian Sébastiani prennent de nouveau conctact avec Guy Debord après l'assassinat de Gérard Lebovici. Plusieurs lettres seront échangées de part et d'autre jusqu'en août 1986. Des rencontres sont projetées, sans qu'on sache véritablement si toutes ont eu lieu. Debord accueille favorablement la parution du "discours prélimitaire" de l'EdN, et conserve un ton bienveillant pour les numéros suivants. On savait que Debord avait écrit deux articles, "Abat-faim" et "Abolition", qui paraitront dans les n° 5 et 11 de la revue. Plus troublant, on apprend dans ce sixième volume que Debord a proposé à Semprun (lettre du 13-2-86) de prendre la direction de la revue l'EdN. Dans un autre courrier (du 4-4-86), Debord, en accusant réception de <em>Pourquoi je prends la direction de l'</em> Encyclopédie des Nuisances, propose à son correspondant des ajouts, ou modifications dans ce texte. La différence de ton entre les lettres adressées par Debord à Semprun, et celle du 9-9-87 à Baudet et Martos (critique pour ne pas dire plus à l'égard de l'EdN ), donne le vertige. Comme si, quelque part entre les derniers mois de l'année 1986 et ceux du début de l'année suivante, il manquait un important élément d'information. A moins que la mention "d'une sorte de piège qui risquait de capter, jusqu'à un certain point, bien du monde (moi compris)", comme Debord le précise à l'un de ses correspondants, suffise à l'expliquer.<br />
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<a name="(4)">(4)</a> A consulter : <em>Günther Anders, de «l'anthropologie négative» à la philosophie de la technique</em>" par Jean-Pierre Baudet. La première partie de cet article, "Une découverte tardive", expose "dans quelles circonstances s'est faite en France la publication de <em>L'Obsolescence de l'homme</em> ", non sans revenir plus dans le détail sur l'une des péripéties de l'histoire précédemment évoquée. (Les amis de Némésis : www.geocities.com/nemesisite).<br />
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<a name="(5)">(5)</a> La guerre de la liberté : http://laguerredelaliberté.free.fr<br />
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<a name="(6)">(6)</a> Ce texte était presque achevé quand j'ai pris connaissance de cet article de Philippe Lançon. N'est-ce pas un résumé, presque exact, de la cinquantaine de pages écrites auparavant ? La rencontre est certes singulière, mais après tout Milner et l'EdN sont le produit d'une même époque.<br />
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(7) Note de bas de page ajoutée en février 2008.<br />
Dans son dernier opus (<em>D’or et de sable, </em>publié en janvier 2008 aux Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances), Jean-Marc Mandosio range <em>Du temps que les situationnistes avaient raison </em>(plus précisément dans le premier chapitre intitulé <em>Dispute autour d’un chaudron</em>) parmi “des compte rendus (se limitant parfois à de simples jugements à l’emporte pièce” : cette recension se trouve regroupée dans le sous-chapitre “L’art de (ne pas) lire”. Mandosio présente <em>Du temps que les situationnistes avaient raison </em>comme une “sorte de version mise à jour et vaguement améliorée de <em>Contre l’EdN, </em>déguisée en évaluation sereine des mérites et démérites des différents ouvrages publiés par cette maison d’édition”. En mettant de coté l’aspect “mise à jour” (puisque la publication de <em>Contre l’EdN </em>précédait celle de <em>Dans le chaudron du négatif </em>et <em>Défense et illustration de la novlangue française </em>), il faut être un bien étrange lecteur pour évoquer “une version vaguement améliorée”. J’ai précisé en quoi et pourquoi j’étais d’accord avec plusieurs des thèses de <em>Contre l’EdN </em>sans taire mes désaccords (certes moins nombreux). Mais la perspective d’ensemble, et surtout la méthodologie utilisée diffèrent d’une contribution à l’autre. Donc, pour une présentation figurant dans une rubrique appelée “l’art de (ne pas) lire, c’est plutôt raté. Ma réponse s’articule autour des six points suivants (plus un septième, annexe).<br />
a) Tout comme le taureau fonce la tête baissée lorsqu’on agite sous ses yeux un chiffon rouge, l’encyclopédiste fait de même avec les mots (les concepts) progrès et progressisme. On ne raisonne pas plus un taureau qu’un encyclopédiste pour qui la notion de progrès renvoie au mal absolu. Cela devient par exemple inutile d’évoquer quelque “raison critique dialectique” en lieu et place du “schéma hégéliano-marxiste” mandosien. La réponse sera la même : “idéologie du progrès”. Plus ici que dans d’autres domaines cet invariant encyclopédiste témoigne de l’esprit de secte. Je ne reviendrai pas sur ce que j’ai pu écrire dans <em>Du temps que les situationnistes avaient raison </em>sur les notions de progrès et de progressisme.<br />
b) A travers la métaphore “Docteur Jekyll et Mister Hyde” j’avançais que l’inconscient de l’auteur de <em>Dans le chaudron du négatif </em>commençait à m’intéresser. Ce à quoi Mandosio répond : “mais le psychanalyste amateur, épuisé par cet effort, ne pousse pas plus loin son investigation”. Pas de chance ! Plus loin, dans le paragraphe consacré à <em>Défense et illustration de la novlangue française, </em>je poursuis cette investigation à travers la mention d’un “inconscient encyclopédiste”. Ce qui s’appelle progresser qualitativement. Non ?<br />
c) Passons à des points plus sérieux. Mandosio me reproche d’ignorer l’histoire de l’écologie (je lui reprochais pour ma part ses insuffisances historiques sur des périodes bien précises, en particulier les années 60 et mai 68). Mandosio confond (ou veut confondre) ce qui d’un coté relève de l’apparition de thèmes écologiques à travers une information émanant principalement de milieux scientifiques (les fameux “innombrables rapports, articles, livres parus depuis la fin des années cinquante”, qui ne sont innombrables que dans l’esprit de Mandosio : il me renvoie à une note de bas de page indiquant “qu’il existe divers livres sur l’histoire de l’écologie auxquels on pourra se reporter pour plus de détails” sans mentionner le moindre de ces livres !), et de l’autre coté de “la prise de conscience écologique” qui, je persiste, date des lendemains de mai 68. On a comme l’impression que Mandosio a été pris la main dans le sac. Ses explications, malgré l’aspect péremptoire de sa démonstration, paraissent confuses, inappropriées et anachroniques. Il est vrai que la précision dans la chronologie historique apportée plus haut remet en cause l’une des thèses de ce <em>Chaudron </em>: à savoir une I.S. déconnectée de la réalité avant 68, alors que partout clignotaient les signes avant-coureur de la catastrophe à venir. La grille dont se sert Mandosio n’a rien, je le répète, d’historique. A partir de là, évidemment...<br />
d) La plupart des contempteurs du <em>Chaudron du négatif </em>estiment que ce livre est d’abord dirigé contre l’I.S. (c’est également mon avis). Mandosio tient en revanche à préciser qu’il n’a pas écrit un “pamphlet antisituationniste”. Et de revenir sur une phrase qui, dans le dernier chapitre de son <em>Chaudron</em>, serait censée l’expliquer. Celle-ci pourtant ne renseigne nullement sur le dessein caché (bien caché) de l’ouvrage. A en croire l’auteur, la seule Annie Le Brun (plutôt favorable au <em>Chaudron </em>dans un article de la <em>Quinzaine littéraire </em>), parmi les références convoquées par Mandosio, aurait compris de quoi il en retournait. Il se trouve que je connais bien les ouvrages d’Annie Le Brun. La relation qu’elle entretient avec les textes situationnistes s’avère contrastée d’une époque à l’autre. Dans <em>Appel d’air </em>(1988) et <em>Qui vive </em>(1991), elle parle en termes élogieux de Debord et des situationnistes. D’ailleurs une amitié (ou des relations suivies) se noue en Guy Debord et Annie Le Brun au début des années 90. Il semblerait que des dissensions soient apparues entre eux dans le courant de l’année 1993. Dans <em>Du trop de réalité </em>(paru en 2000), le changement de ton devient patent. Debord est plus ou moins tenu responsable du debordisme impénitent d’un Sollers, et trois des auteurs publiés par l’EdN (dont Mandosio) font l’objet de remarques positives, voire plus. Ce rappel s’imposait pour remettre en perspective cet article dont je m’étonne, connaissant l’habituelle exigence d’Annie Le Brun (ou son attitude sourcilleuse, particulièrement légitime dans de tels cas de figure), que cette dernière n’ait pas relevé les stupidités (citées dans <em>Du temps que... </em>) de Mandosio sur le surréalisme. Enfin, pour clore là-dessus, si <em>Dans le chaudron du négatif </em>se voulait, comme le prétend son auteur, tout autre chose qu’un “éreintement de l’I.S., c’est complètement raté !<br />
e) Curieusement, Mandosio me prive même de mon nom puisqu’il m’appelle “l’anonyme”. Certes mon nom n’a pas figuré dans un premier temps au bas de mon texte dans la référence www.lherbentrelespaves.fr/html-textes/edn, mais il apparaissait bien dans la page d’accueil du site “L’herbe entre les pavés” comme auteur de <em>Du temps que les situationnistes avaient raison. </em>Cependant, à travers la mention d’un mail adressé par un proche de l’EdN (qui sans me connaître a su, lui, trouver l’auteur de ce texte), j’incline à penser que Mandosio n’était pas sans l’ignorer. Ceci n’aurait pas d’importance si, dans l’avant propos de <em>D’or et de sable, </em>Mandosio en appelait, en le réitérant, à “l’esprit critique”. En septembre, les amis et connaissances informées de la création du site “L’herbe entre les pavés” pouvaient remarquer que la courte introduction de ce site s’articulait autour de la notion d’esprit critique. Je préférerais évoquer une coïncidence. Mais celle-ci s’avère pour le moins troublante. Que penser, par exemple, de la présence de la phrase, “l’esprit critique n’est pas une invention récente”, dans l’avant-propos de Mandosio !<br />
f) Dans le dernier des essais de <em>D’or et de sable, </em>une réflexion sur “la genèse de la musique industrielle”, Mandosio se réfère durant plusieurs pages à un livre controversé de Christian Béthune, <em>Adorno et le jazz </em>(qu’il qualifie ”d’excellente étude”). J’avais en 2003 répondu de manière <em>critique </em>à Béthune dans une petite brochure diffusée durant la même année. On peut depuis février 2008 prendre connaissance de ce texte sur le site de “L’herbe entre les pavés” (il vient d’être mis en ligne sous le titre <em>Adorno, la “musique classique et le jazz </em>). Dans les pages citées plus haut, Mandosio se livre au tour de prestidigitation suivant. Les propos de Günther Anders sur le jazz, écrit-il, extraits de <em>L’Obsolescence de l’homme </em>sont discutables. Ils le sont, poursuit-il, parce qu’ils reprennent les analyses erronées d’Adorno sur ce genre musical. Pourtant Anders, conclut momentanément Mandosio, en avouant ouvertement exagérer ses exposés, anticipe “la description d’une musique et d’une danse qui n’existait peut-être qu’à l’état latent ou larvaire (...) mais dont l’événement était prévisible”. En sollicitant pareillement le texte d’Anders (qui n’en peut mais), Mandosio ne dit mot des deux ouvrages qui, les premiers, anticipaient (et de quelle manière !)la description faite un peu plus haut par l’auteur de <em>D’or et de sable, </em>à savoir <em>Le caractère fétiche dans la musique </em>et <em>La dialectique de la raison. </em>Mais citer ici Adorno dans le texte remettrait en cause une démonstration reprenant presque dans le détail l’argumentation de Christian Béthune. De tels talents d’illusionniste et d’escamoteur mériteraient un tout autre emploi. Mandosio, si l’on se réfère à l’ensemble de ses écrits, fait figure d’inventeur ou d’initiateur de ce que j’appellerais “l’esprit critique sélectif”. C’est dire que celui-ci s’exerce presque exclusivement aux dépens des théoriciens radicaux et des penseurs de la modernité. On reconnaîtra que ceci n’a rien de vraiment original en ce début de XXIe siècle. Médiatiques et journalistes s’en font largement l’écho avec, il est vrai, moins de constance, de ténacité, et de pugnacité que Mandosio. Cependant l’esprit critique revu et corrigé par Jean-Marc Mandosio risque fort de connaître le même sort que ce fameux concept “d’effondrement” dont le même auteur nous entretenait dans un précédent livre.<br />
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