ET C’EST AINSI

QU’EDWY PLENEL

EST GRAND !




























Si l’on veut être critiqué intelligemment et équitablement, il ne faut évidemment

pas commencer par décréter à priori que toutes les critiques auxquelles certains

pourraient songer ne peuvent reposer que sur l’incompréhension, la malveillance

et la haine (de l’auteur concerné, de la discipline qu’il représente ou de la pensée

en général)”

Jacques BOUVERESSE






Edwy sois bon, sois bon / Oh Edwy sois bon, sois bon / Edwy

sois bon, sois bon / Edwy sois bon”

les CHAUSSETTES NOIRES
















Le projet d’écrire ce texte sur Edwy Plenel est né au lendemain des aveux de Jérôme Cahusac. Pas tant en regard des pitoyables déclarations de l’intéressé qu’en raison de l’emballement médiatique qui s’ensuivit. En même temps qu’ils couvraient Cahusac d’opprobre, les médias reconnaissaient presque unanimement (quoique sur le mode de la contrition) la victoire sur toute la ligne de Médiapart. : ce “ triomphe” (pour reprendre un mot qui fit florès) rejaillissant sur le fondateur et animateur du site, Edwy Plenel. Un sentiment nullement partagé à “l’herbe entre les pavés” : M. Plenel figure de longue date dans la liste des “grandes têtes molles” contemporaines qui stimulent notre esprit critique (nous n’avions pas hésité à publier en 2010 un texte adressé par notre ami Jean-Baptiste Botul, Les preuves de l’inexistence de Bernard-Henri Levy (1), qui brocardait parmi de nombreux autres comparses le dénommé Edwy Plenel).

Évoquant autour de moi les grandes lignes de ce projet, mon propos suscita des réactions contrastées. La plupart de mes interlocuteurs m’y encouragèrent quand d’autres, en revanche, s’interrogèrent ou même s’inquiétèrent de ce choix. Pourquoi, me dit-on en substance, s’en prendre à celui qui incarne pour le mieux le journalisme, voire l’honneur d’une profession évidemment critiquable (sous entendu : ne serait-ce pas plus utile, judicieux, et finalement opportun de se reporter sur quelque autre cible médiatique, celles-ci ne manquant pas, ou de se livrer à une critique plus générale et plus globale du système médiatique). La critique des médias, exprimée par des professionnels de la profession (dans la lignée des Nouveaux chiens de garde de Serge Halimi), ou de l’extérieur (de Debord à Bouveresse les ouvrages ne manquent pas) reste d’actualité, et il y a toujours lieu de l’actualiser (Acrimed s’en charge de manière pertinente). Mais là n’était pas de prime abord la question (même si je l’aborderai dans la seconde partie de ce texte).

Dans ce qu’il appelle sa “pratique de la guerre” (Ecce Homo ), Nietzsche la résume à travers quatre propositions. La première (“Je n’attaque que les choses qui sont victorieuses ; si cela est nécessaire, j’attends jusqu’à ce qu’elles le soient devenues”) s’applique on ne peut plus opportunément à la situation présente de M. Plenel. C’est également se référer à un principe auquel l’auteur de ces lignes n’entend pas transiger, lequel se rapporte, Plenel ou pas Plenel, à l’exigence qui préside généralement au choix des textes mis en ligne sur “l’herbe entre les pavés”. Cependant, ceci posé, faire d’Edwy Plenel le parangon de “l’honneur du journalisme” me parait aussi inapproprié qu’hasardeux. D’autant plus, circonstance aggravante, que je ne sais pas plus que Karl Kraus ce que pourrait bien signifier “l’honneur du journalisme”.

Pour aborder ce projet proprement dit, il me faut revenir en arrière : partir du temps où un jeune journaliste du nom d’Edwy Plenel se faisait connaître à travers des articles dits d’un “journalisme d’investigation”, et poursuivre progressivement le cours du temps, depuis la nomination de Plenel à la tête de la rédaction du Monde, puis son licenciement du quotidien, jusqu’à la création de Médiapart pour conclure cinq ans plus tard sur “l’affaire Cahusac”. En le présentant ainsi, je me trouve sur la même longueur d’onde que Plenel affirmant dans Médiapart (l’article “Médiapart, Mélenchon et Hollande : réponse à des critiques”, du 15 avril 2012) qu’il est indispensable de confronter tout dirigeant politique à “son itinéraire, à ses actes, à ses choix d’hier” pour ne pas se contenter de sa “parole d’aujourd’hui”. On ne saurait mieux dire : M. Plenel nous propose en toute innocence la méthode la plus plus appropriée pour analyser son cas particulier. Et il serait bien imprudent, très discutable, et plutôt fâcheux de nous répondre qu’elle ne concernerait que les seuls dirigeants politiques.

Pour écrire Et c’est ainsi qu’Edwy Plenel est grand ! je ne me suis livré à aucune enquête. “L’herbe entre les pavés” ne dispose pas d’un Patrice Arfi, et n’en a ou n’en aurait nul besoin. Tous les faits concernant M. Plenel, rapportés dans la première partie de ce texte, sont connus : le lecteur peut les retrouver dans plusieurs ouvrages ou sites Internet (la part la plus conséquente de cette information venant du livre La face cachée du Monde et du site de l’association Acrimed (2)). L’important étant de la traiter et de l’analyser selon les critères et méthode évoqués plus haut. Il va sans dire que cet exercice sur “Edwy Plenel, sa vie, son oeuvre” recoupe une critique du journalisme et des médias déjà faite (au sein de la profession, et plus encore en dehors). Mais il y a quelque exemplarité à la reprendre et à la poursuivre à travers la personne de l’actuel responsable de Médiapart. Car si le mot “imposture” parait excessif en ce qui concerne M. Plenel, force est de constater que l’intéressé possède plus que les autres “journalistes d’influence” le talent de se faire passer pour ce qu’il n’est pas. Ou plutôt, si la formule semble rude ou trop vague, Plenel a le don d’occulter le factuel, du moins celui qui lui porterait ombrage, en se drapant dans une dignité outragée et en se réclamant des grands principes qui selon lui sont l’honneur du journalisme (ou encore, pour ne rien oublier, la capacité de retourner contre l’adversaire la critique que ce dernier lui adresse, en prêtant à celle-ci un caractère et des intentions généralement absents).

Edwy Plenel est d’abord et avant tout un “homme de pouvoir”, comme il en va pour tout patron de presse ou responsable de journal, mais également de tout journaliste d’influence. Encore faut-il préciser la nature de cette “influence” qui prend là des aspects différents dans la déjà longue carrière professionnelle de M. Plenel : l’influence exercée aujourd’hui à Médiapart ne se confondant pas avec celle, en son temps, de l’ancien directeur de la rédaction du Monde. Il importe de savoir comment Plenel est devenu cet homme de pouvoir là, et pourquoi il s’est maintenu de longues années à la tête du quotidien du soir. Et pour quelles raisons aussi il en a été chassé. On pourrait alors avancer qu’il s’est racheté en quelque sorte une virginité en présidant aux destinées du site Médiapart. Ceci et cela formant un tout dont les différents épisodes ne peuvent être détachés du reste. Malgré les apparences, du moins certaines, il y a une continuité et plus encore une cohérence dans l’itinéraire du personnage. Sur ce point précis Plenel ne dit pas le contraire. Mais ni lui (et ses partisans), ni moi (et d’autres) n’en tirons les mêmes conclusions.

Et c’est ainsi qu’Edwy Plenel est grand ! devrait s’adresser à trois catégories de lecteurs. Avant de le rédiger je n’en distinguais que deux. La lecture entre temps de l’ahurissant Procès (ouvrage censé être une réponse à La face cachée du Monde ) m’incite à penser que des lecteurs (les amoureux de Plenel, si l’on veut) seraient tentés de ne pas reconnaître la réalité des faits exposés dans la première partie de ce texte. Une éventualité à laquelle je n’étais nullement préparé, pas plus que je n’aurais pu l’envisager un seul instant avant de prendre connaissance de Procès. Ce qui en retour m’oblige à consacrer plus de place que je ne l’envisageais tout d’abord à ce dernier livre. Et même de le replacer au centre du dispositif plénèlien. Sinon, bien entendu, des lecteurs qui partagent plutôt prou que peu mon opinion sur Plenel depuis belle lurette ne seront pas dépaysés. J’espère qu’ils y trouveront de quoi alimenter une réflexion dans des domaines qui excèdent la personne de M. Plenel. Enfin j’imagine qu’une troisième catégorie de lecteurs, pour qui les faits relatés ne sont pas sujets à caution, discuteront et critiqueront en revanche les analyses qui s’y rapportent. C’est là question d’interprétation, y compris à travers ce qu’on peut en déduire de la personnalité du personnage Là où d’aucuns décrivent Plenel sous les traits d’un journaliste vertueux, intraitable, passionné (avec l’excès de la passion), furieusement démocrate, hanté par le bien public et un idéal de citoyenneté, je distingue principalement un journaliste d’influence et homme de pouvoir (cela a déjà été dit), duplice et retors, rompu au jésuitisme, avec un côté moine-soldat parfois doublé d’un fanatique.

J’ai choisi d’illustrer le parcours professionnel et médiatique de M. Plenel à travers quelques exemples choisis. D’abord ceux mettant en valeur le soliste (les années de “journalisme d’investigation” au Monde ), puis le chef d’orchestre (au pupitre de la direction de la rédaction du même quotidien). Ensuite l’ouvrage Procès permettra de tirer d’autres enseignements de cet itinéraire. Il sera alors temps de revenir dans un second temps sur la question, plus théorique et plus générale, liée au journalisme et au système médiatique (ici mises à l’épreuve du monde tel qu’il va), en tenant compte de leur évolution et du modèle de société que l’un et l’autre induisent.






















1


En 1952, l’année de naissance d’Edwy Plenel, Léo Ferré enregistrait Paris Canaille (“Paris bandit / Aux mains qui glissent / T’as pas d’amis / Dans la police”). Trente ans plus tard, après un passage au service “éducation” du Monde, Plenel, entré au quotidien du soir en 1980, hérite de la rubrique “police”. Il entretient durant plusieurs années des relations étroites avec plusieurs membres influents de l’administration et de l’appareil policier, parmi lesquels le secrétaire général de la puissante Fédération autonome des services de police (FASP), Bernard Deleplace, qui devient l’ami de Plenel. L’ascension de ce dernier au sein du Monde (voire dans le monde du journalisme) est due en partie à ce compagnonnage de sept ans (1983 à 1990) : Deleplace et cie, en retour de “services” rendu par Plenel au syndicat policier (dont le journaliste était devenu une sorte de “conseiller occulte”), lui communiquent des informations susceptibles de se retrouver en bonne place dans les colonnes du Monde. Même durant la première période de cohabitation, ensuite, Plenel saura trouver les “bons” interlocuteurs au sein de la police. Il justifiera plus tard dans Un temps de chien (livre sorti en 1994) cette proximité par, au delà des “missions différentes”, un “territoire commun : le secret”. En ajoutant que ce couple flic / journaliste représente aux yeux de Plenel l’un des vecteurs d’une “démocratie authentiquement citoyenne”. En tout état de cause ce fonctionnement en duo, et le discours qui vient s’y greffer se trouvent alors au coeur de la pensée plénèlienne.

Le compagnonnage avec la FASP prend fin en 1990 lorsque Deleplace est contraint de démissionner de son poste de secrétaire général pour éviter une comparution en justice (en raison d’une gestion calamiteuse et de malversations diverses : abus et détournement de bien sociaux, utilisation de fonds non conforme à l’intérêt général, faux en écriture, factures antidatées, etc.). Avec un temps de retard (le temps de l’investigation, n’est ce pas), Plenel publie sur cette “démission” un long article dans Le Monde digne de figurer dans les annales du journalisme (3). Il s’agit d’un chef d’oeuvre de désinformation où pas un seul instant n’est évoquée la réalité des faits reprochés à Deleplace par ses camarades syndicaux. Plenel s’attarde sur l’état de santé de son ami, ses origines ouvrières, et “l’impatience des divers lieutenants” du secrétaire général à prendre sa place. Benoîtement Plenel pose la question de savoir si “Deleplace a été le bouc émissaire de querelles intestines ?” Il y répond par l’affirmative en mettant en avant de viles attaques personnelles. Mais le meilleur reste à venir quand Plenel, s’approchant en partie de la vérité, évoque “les notes de frais sur les dîners du secrétaire général avec ses interlocuteurs de l’administration” qui sont alors “brandies” sous le nez de l’intéressé, pour ajouter, catégorique (alors que notre journaliste n’est pas sans connaître, mieux que d’autres, le train de vie de Bernard Deleplace depuis plusieurs années) : “Ceux qui le connaissent de près peuvent témoigner de l’intégrité de M. Deleplace resté fidèle à ses origines sociales, et à sa devise “ni galons ni décorations”” (mais picaillons en revanche pour faire la rime à malversations). L’article cite les mots selon lesquels, indique Plenel, Deleplace aurait en les quittant pris “de court ses interlocuteurs” : “Qu’est ce que vous voulez à la fin ? Le pouvoir ? Et bien le voilà ! Vous l’avez. Je m’en vais, je donne ma démission. Car il y a une chose dont je suis incapable : me battre avec ma propre famille”. C’est beau comme du Corneille, n’est ce pas. Bien évidemment, Plenel dixit, il ne pouvait s’agir que “d’un procès de Moscou”. Enfin Deleplace avait préféré “sauver l’essentiel, l’appareil syndical qui, sinon, aurait éclaté”. Sans compter qu’en coulisse, suggère Plenel, la gauche du P.S. (incarnée alors par Julien Dray) semblait être à la manoeuvre pour hâter le succession. L’article se clôt par la mention émue d’un Deleplace affichant en 1986 dans les locaux de la police la “Déclaration des droits de l’homme et du citoyen”.

En fin de compte c’est beau comme du Plenel. Nous trouvons tous les éléments d’une dramaturgie à l’ancienne réactualisée sur le mode plénèlien : avec au premier plan des ambitieux, des ingrats, des traîtres, et derrière la scène des politiques qui manipulent tout ce beau monde. Le lecteur, même le plus endurci, ne peut que ressentir de la sympathie et de la solidarité, voire de l’affection pour Bernard Deleplace : un homme attachant dont on a fini par avoir la peau.

Il ne manque que l’essentiel. Bravo l’artiste !

Et c’est ainsi qu’Edwy Plenel est grand !


Pour introduire le second épisode citons ces lignes extraites de Un temps de chien : “Entre l’univers clandestin et le journalisme, le jeu de miroirs fut de toutes les époques et de tous les régimes (...) C’est que journalistes et espions travaillent la même matière : l’information (...) Reste que, tout concurrents qu’ils sont, ces deux mondes vivent le même rapport au temps, celui de l’immédiateté”. Il faut ici dire un mot sur le pas de deux esquissé au printemps 1985 entre Edwy Plenel et Yves Bonnet (à la tête de la D.S.T. depuis 1983). A l’initiative de ce dernier les relations entre la D.S.T. et la C.I.A. deviennent plus étroites. Bonnet n’est pas sans développer un tropisme anticommuniste qui l’incite à prendre en 1985 des “libertés” avec la doctrine diplomatique du moment. Qu’on en juge : le patron de la D.S.T. reçoit à trois reprises Edwy Plenel (pourtant dans le collimateur de Mitterrand depuis deux ans), un fait suffisamment rare pour être souligné. On l’explique par le souci d’Yves Bonnet de porter à la connaissance du public les dessous de l’affaire qui avait provoqué deux ans plus tôt l’expulsion par l’État français d’espions soviétiques. Ce qui permettait de dénoncer dans un même mouvement l’entreprise subversive du KGB. Nul besoin de préciser tout l’intérêt que Plenel (il s’agit du second grand scoop de sa carrière de journaliste) et Le Monde pouvaient tirer des “révélations” du patron de la D.S.T..

Deux articles paraissent à la une du quotidien du soir : ils ne sont pas sans créer un certain remue-ménage à la tête de l’État et dans certaines chancelleries. En 1985, en effet, la diplomatie française envisage un rapprochement avec l’Union Soviétique. D’autant plus que Mitterrand, après une première rencontre avec Gorbatchev, pense que les relations entre les deux pays pourraient entrer dans une ère nouvelle. Un rapprochement qui parait peu apprécié des américains. Mitterrand subodore que les articles de Plenel dans Le Monde auraient été inspirés par ces services secrets étasuniens avec lesquels Bonnet entretient d’excellentes relations. Plenel reconnaîtra plus tard dans Les mots volés : “Le journaliste doit piteusement avouer qu’il se contenta en l’occurrence de se faire le relais d’une opération de communication de la D.S.T.”. Il importe de préciser que la décision depuis l’Elysée de placer Plenel sur écoutes téléphoniques a été prise le jour de la parution du second de ces articles.

Pour clore le chapitre sur “Edwy Plenel, journaliste dinvestigation”, je ne vais pas revenir sur les affaires des “Irlandais de Vincennes” et du “Rainbow Warrior”. Elles sont bien connues : tout a été dit sur le sujet et le reprendre n’apporterait rien de plus au nôtre. En revanche, Plenel s’est montré beaucoup plus discret sur ce qui reste à ce jour le principal flop de sa carrière de journaliste : l’affaire panaméenne.

Le 27 août 1991, le lecteur du Monde pouvait prendre connaissance d’un article de Plenel titré “Scandale à Panama”. Citons quelques lignes : “Tout est possible, même l’improbable : la rencontre fortuite d’un scandale français à Panama (...) Un hasard taquin a voulu que cette étape engrange un colis bien encombrant qui annonce le retour au pays”. Voilà de quoi exciter la curiosité du lecteur qui somnole dans la torpeur de cette fin d’été 1991. Mais que diable Plenel allait-il faire à Panama ? Le journaliste couvrait pour Le Monde une actualité liée à Christophe Colomb. D’où une série d’articles sous la rubrique “Voyage avec Colomb” dans lesquels le journaliste remettait ses pas dans ceux du découvreur de l’Amérique. L’article en question (“Scandale à Panama”) avait été écrit plusieurs semaines plus tôt à Panama.

Résumons l’histoire. Un homme d’affaires panaméen, Virgilio Correa, remet à Plenel deux lettres, dont l’une signée Patrick Simon, un diplomate, porte le papier en tête de l’ambassade de France à Panama. Cette lettre est adressée à Odilio Gonzalez, l’un des responsables du Parti Révolutionnaire Démocratique, le parti du dictateur Noriega (alors proche des américains quatre ans plus tôt). Cette lettre datée du 17 mai 1987, précision importante, censée apporter la preuve du financement du Parti Socialiste français par le PRD, est en réalité un faux grossier. On s’étonne qu’un fin limier comme Plenel n’ait pas tenu compte des deux indices suivants. D’abord toute information concernant le financement occulte d’un parti ne peut en aucun cas se retrouver mentionné dans un courrier diplomatique, donc officiel, engageant de fait la république française. De surcroît le dénommé Patrick Simon y précise que le financement ayant fait l’objet d’un accord entre les deux parties devait être ratifié avant juillet pour “faciliter de bonnes relations avec nos deux gouvernements”. Ce qui aurait du apparaître aux yeux du moindre observateur un peu dégourdi comme un faux puisqu’en mai 1987 le premier ministre du gouvernement français s’appelait... Jacques Chirac !

Plenel, pour aggraver son cas, avait eu durant deux mois cette lettre en sa possession avant de publier son scoop dans Le Monde. On imagine qu’un journaliste lambda, qui malgré le caractère évident de la manipulation se serait livré par acquis de conscience à de sommaires vérifications, aurait rapidement conclu à l’inauthenticité du document. Il n’empêche, l’information contenue dans “Scandale à Panama” est reprise telle quelle par la presse de droite (pas dupe, on l’espère pour elle, mais puisque l’article était signé Edwy Plenel il n’y avait pas de quoi se gêner). Quant au Monde, un peu gêné lui aux entournures après le démenti formel du P.S., il s’évertue à noyer le poisson à l’aide d’une formule (“Si c’est pas vrai, c’est vraisemblable “) promise à un bel avenir. Le Monde, pour faire bonne mesure, informe ses lecteurs de “relations étroites” entre le fameux Patrick Simon et la famille Mitterrand. Cet article se conclut pas ces mots, savoureux : “Le dictateur Noriega, aujourd’hui en prison aux États-Unis pour trafic de stupéfiants, pourrait sans doute apporter quelques précisions sur cette affaire lors de son procès qui devrait s’ouvrir le 3 septembre à Miami”. L’article est signé Chemin et Inciyan mais il semble avoir été inspiré, sinon écrit par Edwy Plenel.

L’enquête diligentée par le ministère de la Justice apporte rapidement la preuve que Patrick Simon n’était plus en poste à Panama en mai 1987, qu’il n’utilisait pas le papier en-tête de la lettre remise à Plenel, que sa signature avait été grossièrement imitée, etc., etc. Pour résumer, le meilleur journaliste d’investigation français avait été manipulé par un affairiste qui, l’enquête le précise, réglait là quelques comptes. Correa avait su trouver le bon pigeon, ou la bonne poire en la personne du redoutable M. Plenel. Le P.S., qui envisageait de porter plainte contre le journaliste et Le Monde, change finalement d’avis : la proximité d’élections l’incitant à la prudence. De son côté le quotidien du soir, sous la plume de Bruno Frappat, le directeur de la rédaction, reconnaît du bout des lèvres l’existence de ce faux. Le héros malheureux de cette histoire se justifiera à sa manière, inimitable reconnaissons le, dans La part d’ombre (livre sorti l’année suivante), où il précise : “Si j’ai écrit ce livre, c’est pour rappeler à Balzac (4) et à ses épigones mitterrandiens qu’hélas l’improbable, sinon l’invraisemblable est parfois vrai”.

Dans ce cas, si nous savons lire, pourquoi ne pas prendre Mitterrand au sérieux lorsqu’il laissait entendre que Plenel était un agent de la C.I.A. ? L’improbable, et même l’invraisemblable sont parfois vrais, n’est ce pas ?

Et c’est ainsi qu’Edwy Plenel est grand !


Quel bilan pourrait-on tirer de ce premier volet plénèlien ? Notre jeune journaliste, qui devait se sentir à l’étroit dans la rubrique “éducation” du Monde, a trouvé de quoi satisfaire ses goûts, talents et ambitions en couvrant le service “police” du quotidien. Il suffit de lire la préface que Plenel consacre aux Mémoires de Fouché pour vérifier, si besoin était, sa fascination à l’égard du monde policier. Si Plenel, militant trotskiste dans les années 70, a pris de la distance avec les ligne et idéologie de la LCR il n’en a pas moins conservé une appétence pour l’entrisme qui explique en partie sa ligne de conduite tout au long des années 80. Celle-ci ne lui est plus dictée par les impératifs de la Quatrième Internationale mais par une idée supérieure et dynamique du journalisme qui s’incarne alors avec ce que l’on nomme le “journalisme d’investigation”. Enfin notre ancien militant a des idées sur la réforme de la police : son compagnonnage avec Deleplace, voire son soutien à la politique menée par Pierre Joxe au ministère de l’Intérieur lui inspirent la série d’articles publiés dans Le Monde sur ce sujet, ce qui n’est pas en retour sans contribuer au maintien d’un pôle réformiste à la tête de la principale organisation syndicale policière.

Sinon, dans le registre proprement dit de l’investigation, Plenel a réussi au delà de ses espérances puisqu’il a grandement contribué à “déplacer les lignes” au sein d’un journal tel que Le Monde, en publiant les scoops retentissants qui feront la renommée du journaliste. Une médaille qui possède cependant son revers. Cette manière de dénoncer le grenouillage d’État impose nécessairement à leur auteur, investigation oblige, de nager dans des eaux troubles et peu ragoûtantes, ou de passer des deals avec des personnages pas toujours recommandables. Il en reste finalement quelque chose. Reconnaissons à Plenel son habilité à ne conserver de cette “part d’ombre” que les éléments qui puissent le servir : ceux susceptibles d’accréditer la réputation d’un journaliste intransigeant, courageux, volontaire, qui enquête là où il conviendrait de passer son chemin : ceci pour dénoncer l’opacité de l’État, ses vils secrets, ou encore les mensonges mitterrandiens qui font tant de mal à la démocratie. De livre en livre Plenel s’est ainsi justifié pour le mieux : je mets mes mains dans le cambouis, je le reconnais, mais je me les salis pour défendre la meilleure des causes. Sauf que cette “part d’ombre” en cache fatalement une autre. Pour reprendre l’exemple de l’article sur la “démission” de Bernard Deleplace comment ne pas évoquer le mensonge par omission du journaliste ? A moins de penser que l’amitié doit dans certains cas occulter cette vérité pourtant chevillée à la plume de Plenel ? Voilà qui entre en contradiction avec les grandes déclarations d’intention plénèliennes. Je présume que Plenel répondrait, si on l’interrogeait sur Deleplace, par un désarmant “je ne savais pas”. Plus tard, dans un contexte plus déterminant, plus décisif, on verra que Plenel reprend la même antienne. Ce “je ne savais pas” finissant par se confondre avec “je ne voulais pas savoir”. Mais n’anticipons pas.

Un lien doit être ici fait avec la pitoyable affaire panaméenne. On imagine la scène, digne d’un film de série Z, qui s’est déroulée à Panama-City. On vient de remettre à Plenel les deux fameuses lettres. Il relit la principale, n’en croyant pas ses yeux. C’est trop beau pour être vrai, pense-t-il d’abord. Et puis sa conviction se forge, peu à peu : ça sera vrai ! Il va falloir patienter, ne pas d’emblée ébruiter ce scandale, le placer à la fin de cette série de reportages. La conclure par ce scoop : la cerise sur le gâteau. Mieux : la cerise qui écrase le gâteau ! Il parait quand même incroyable que cet article (“Un scandale à Panama”) soit passé ainsi comme une lettre à la poste dans les pages du Monde. On constate que la réputation de “sérieux” du quotidien du soir, qui laissait à désirer depuis plusieurs années, en prenait un sacré coup. Deux ans plus tard, dans La part d’ombre, Plenel sera bien obligé d’admettre la réalité des faits (“mon premier dérapage”) tout en s’interrogeant sur sa signification : “Plus je m’interrogeais sur son mécanisme, plus il me semblait évident que cet accident avait un sens”. Mais nous n’en avons pas terminé avec ce plaisant épisode panaméen.

Fin 2002, Edwy Plenel publie La découverte du monde. Ce livre reprend, en apportant des corrections ici ou là, Le voyage de Colomb. : ce dernier ouvrage, publié par Le Monde en 1992, reprenait lui la série d’articles publiés par Plenel l’été précédent dans le quotidien. Le retour sur Le voyage de Colomb s’impose puisque Plenel avait été bien obligé d’apporter les précisions suivantes à la suite du fameux article “Un scandale à Panama” : “Au retour on apprendra que le Parti Socialiste français dément (...) et que le signataire avait en 1987 quitté l’ambassade de France à Panama (...) Et surtout on découvrira que cette lettre est tout bonnement un faux aux motivations mystérieuses”. Motivations mystérieuses ? Que pour Plenel, assurément ! Mais revenons à l’année 2002. Dans La découverte du monde il n’est nullement mentionné qu’il s’agit d’une réédition complétée et parfois corrigée du Voyage de Colomb (contrairement aux usages habituels de l’édition). Pourquoi ? Parce que tout simplement Plenel reprend l’article incriminé (“Un scandale à Panama”) sans faire mention des précisions relevées ci-dessus. Nous avons droit à la place à un laconique “supposé scandale”. Merveilleux raccourci ! Plenel pensait sans doute que le lecteur de 2002 n’avait pas besoin de connaître le détail d’une histoire peu compatible avec la dignité d’un directeur de la rédaction du grand quotidien du soir. C’était raté !

Et c’est ainsi qu’Edwy Plenel est grand !


Comme transition entre les deux Plenel, l’épisode suivant, relatif à la campagne présidentielle de 1995 (durant laquelle Le Monde soutenait Balladur) apporte une pièce supplémentaire au dossier de “l’investigation selon Plenel”, sachant que la “part d’ombre” prend ici les traits d’un certain Charles Pasqua, alors ministre de l’Intérieur. C’est aussi vouloir reposer la question : qui manipule qui ? Pasqua a beau être un personnage d’une rare médiocrité intellectuelle il possède un flair politique peu commun, surtout s’il s’agit de naviguer dans les eaux troubles de la République. Lorsqu’à la fin de décembre 1994 éclate l’affaire Schuller-Maréchal, ses répercussions risquent d’être préjudiciables au candidat Balladur (Schuller faisant partie de ses soutiens), et de réduire la large avance prise par ce dernier sur son concurrent Chirac dans les intentions de vote. Des documents apportant des preuves inédites sur le système des écoutes téléphoniques mis en place par l’Élysée dix ans plus tôt sont “mystérieusement” remis au juge d’instruction chargé du dossier, et communiquées à Plenel et au Monde. Pasqua connaît son Plenel. Il sait que le journaliste (qui entre temps a pris du galon) mordra mieux que quiconque à l’hameçon. En effet cette information, relative à ces nouvelles révélations sur les écoutes élyséennes, fait les 16 et 18 février la une du quotidien. En même temps, le 18 février précisément, la mention d’autorisation d’écoutes téléphoniques par Balladur, dans l’affaire Schuller-Maréchal, une information largement reprise par la presse, se trouve reléguée en page 22 du Monde et traitée à minima. Bien entendu les “révélations” en deux temps du quotidien du soir (et l’écho que Le Monde leur donnera) auront l’avantage de réduire l’impact désastreux de l’affaire Schuller-Maréchal pour la candidature de Balladur.

Il s’agit d’un secret de polichinelle. La complicité objective qui s’établit alors entre Pasqua et Plenel (dont l’inimitié était pourtant flagrante depuis la première cohabitation) suppose que le second, en échange du “service” rendu, fasse son possible pour retarder ou minimiser toute information susceptible de discréditer ou inquiéter le premier : à travers par exemple des révélations sur le rôle joué par les réseaux Pasqua au Gabon. On dira que les responsabilités étaient partagées au Monde mais que les intentions différaient. Le soutien de Colombani à Balladur (et donc Pasqua, une pièce maîtresse dans le dispositif) relevait du genre “convictions politiques”. Tandis que pour Plenel il s’agissait d’un mariage de raison. Quitte à s’allier un temps avec le diable (Pasqua). A seule fin de faire éclater la vérité. Et l’on sait qu’une telle “vérité” prenait le pas sur tout autre considération pour Plenel. Il s’agit bien sûr de ces écoutes téléphoniques élyséennes qui ont représenté pour “l’écouté”, à l’entendre, quelque chose de l’ordre d’un traumatisme (plus qu’il ne serait raisonnable de l’exprimer si l’on en croit les réactions des autres “écoutés”). Les péripéties liées à cette mise sur écoute ont en tout cas permis à Plenel de construire cette posture victimaire qu’il revendiquera encore de longues années (plusieurs livres viendront l’illustrer sous des angles divers).

On raconte qu’il est grandement recommandé de se munir d’une longue cuiller pour venir dîner avec le diable. Il semblerait que Plenel ne se soit pas trop inquiété de la longueur de l’ustensile. Mais il est vrai qu’entre temps le diable ayant fait amende honorable (en permettant de relancer l’instruction dans l’affaire des écoutes téléphoniques), il perdait son caractère diabolique et devenait un allié de circonstance.


De janvier 1996 à octobre 2003, Edwy Plenel a été le directeur de la rédaction du Monde. Ici je choisirai une autre approche pour traiter du cas Plenel. C’est dire que nous quittons le journaliste d’investigation, le soliste directement impliqué dans les “affaires” plus haut citées, pour nous consacrer au chef d’orchestre, le directeur de la rédaction du Monde. J’ai pour ce faire privilégié trois épisodes moins liés à la personne d’Edwy Plenel que précédemment, mais susceptible de nous renseigner sur “Le Monde selon Plenel” pour la période qui nous occupe. J’entends mettre l’éthique revendiquée par notre journaliste à l’épreuve de plusieurs faits et situations afin d’en tirer divers enseignements. Ces trois épisodes sont, dans l’ordre, l’Algérie de Bernard-Henri Levy, l’affaire Renaud Camus, et celle associée au démographe Hervé Le Bras.

Le premier d’entre eux s’inscrit dans une dimension plus globale, celle d’un compagnonnage entre Edwy Plenel et l’insubmersible Bernard-Henri Levy. Venons en à cet épisode proprement dit. BHL se remettait difficilement de l’échec retentissant dun film (Le jour et la nuit ), pourtant précédé d’une campagne promotionnelle sans équivalent dans le monde du cinéma, quand Le Monde remis en selle l’infortuné cinéaste en lui confiant une mission d’envoyé spécial “prestigieux” en Algérie. Deux articles en rendent compte à la une du Monde (les 8 et 9 janvier 1998). A les lire on hésite entre l’indignation et la franche rigolade. Pierre Vidal-Naquet et François Gleze relèveront les erreurs, contre-vérités, approximations et raccourcis de BHL (une tribune publiée par Le Monde deux mois plus tard : le ton modéré des deux auteurs expliquant certainement la présence de cet article critique). Dans ses deux articles BHL défend une thèse : il fait porter la responsabilité des exactions, attentats et massacres qui endeuillent l’Algérie des années 90 sur les seuls islamistes (ceci blanchissant en retour le rôle de l’armée algérienne). A vrai dire cette thèse, du moins l’argumentation la sous-tendant, lui avait été soufflée lors de son périple algérien (qui ressemblait à s’y méprendre à l’un de ceux auxquels des intellectuels français “progressistes” se prêtèrent dans les pays du bloc soviétique de l’époque stalinienne en revenant enchantés de leur séjour) par ses interlocuteurs : militaires ou politiques appartenant aux plus hautes sphères de l’État algérien. Ce pauvre BHL s’était fait rouler dans la farine en jouant un rôle “d’idiot utile” en première page du Monde. Le quotidien du soir ne sortait pas grandi de l’épisode. Edwy Plenel n’en tiendra cependant pas rigueur à BHL, semble-t-il. On ne sait s’il faut évoquer les liens de l’amitié ou un certain tropisme anti-islamiste partagé (‘la “commande” du Monde n’étant pas désintéressée de ce point de vue là).

Enfin Le Monde avait ravalé sa honte quand, deux ans plus tard, la parution du Siècle de Sartre donne l’occasion à Plenel d’inviter BHL dans son émission “Le monde des idées” sur LCI, ouvrage présenté en ces termes par l’ami Edwy : “Un livre, un livre monument, un livre passion, un livre de bonheur, de joie, de plaisir - je le dis parce que le l’ai partagé en le lisant - joie des idées, bonheur du débat, plaisir de l’aventure intellectuelle”, etc., etc. Il semblerait que l’intérêt (et plus par la suite) de Plenel pour l’ancien nouveau philosophe date de 1994. Dans un article du Monde Plenel commente élogieusement La pureté dangereuse de BHL qui venait de paraître. Celui-ci lui renvoie le compliment en évoquant chez Edwy Plenel “la vertu, l’apôtre de la morale politique, l’image même du journaliste démocratique”. De quoi chatouiller très agréablement l’ego de son destinataire. A priori, pourtant, deux personnalités aussi dissemblables ne semblaient pas devoir se lier pareillement, et durablement (on pourrait dire la même chose de Sollers et Houellebecq, également des amis de BHL, alors...). Mais tous deux ont nombre d’idées communes, et des ennemis communs (ce qui rapproche encore davantage). D’ailleurs, sans anticiper sur ce qui suivra, ne relève-t-on pas chez l’un comme chez l’autre une manière comparable de répondre à leurs détracteurs et contempteurs ? Dans Comédie, livre écrit pour répondre à la “campagne de diffamation” dont BHL se disait être la victime après le fiasco du Jour et la nuit, l’ex nouveau philosophe l’exprime sur le mode de la théorie du complot en assortissant sa démonstration de remarques du genre : on me déteste parce que je suis beau, riche, intelligent, talentueux, médiatique, et que, je le cite “j’ai des amis (...) qui la vie aidant, ont fini par diriger des journaux”. Plenel en 2003, après la parution de La face cachée du Monde, ne s’exprimera pas très différemment (excepté le côté “beau” et “riche”, et en se confondant souvent avec Le Monde alors que BHL ne se confond qu’avec sa petite personne) dans un registre où le ressentiment, celui exprimé par ses ennemis à son encontre, prend une large place. En définitive ce compagnonnage Plenel BHL s’avère plus riche d’enseignements qu’il n’y paraîtrait tout d’abord. Mais ceux-ci seront davantage mis en valeur avec les deux épisodes suivants.

J’en viens à “l’affaire Renaud Camus”. Elle représente à son échelle un événement sans équivalent dans l’histoire intellectuelle de la Cinquième république : celui du lynchage médiatique à nul autre pareil d’un écrivain accusé d’antisémitisme. Une campagne durant laquelle Le Monde s’est retrouvé en première ligne : le médiateur du quotidien, Robert Solé, recensait à la date du 25 juin 2000 (deux mois après le lancement de “l’affaire Renaud Camus”) une quarantaine de contributions (articles, analyses, points de vue, pétitions...) concernant la dite affaire (et très majoritairement défavorable à Camus, il va sans dire). Et encore faut-il ajouter une vingtaine d’autres articles pour le restant de l’année 2000. Plenel n’est pas directement intervenu dans la mêlée mais en coulisses. On l’apprendra par Solé t(oujours à la même date). Plenel avait refusé de publier un texte adressé par Renaud Camus au Monde (une réponse aux nombreuses attaques dont l’écrivain était l’objet depuis trois semaines dans les pages du quotidien) : Plenel estimant que Camus “avait franchi la ligne jaune” et que la seule façon pour Le Monde de “garder la maîtrise du débat” passait par une interview de l’écrivain, ceci également pour ne pas sembler cautionner ses propos. Un chef d’oeuvre de jésuitisme ! Tout lecteur du Monde n’étant pas sans savoir que les propos des contributeurs aux pages “horizon-débats” (où le texte de Renaud Camus aurait du se retrouver) n’engageaient nullement le quotidien. J’ajoute que Plenel invitera dans son émission “Le monde des idées” sur LCI Philippe Sollers et Bernard-Henri Levy à venir “débattre” sur Renaud Camus. Un débat présenté comme “contradictoire” entre un Sollers qui avait signé une pétition qualifiant “les propos de Renaud Camus (...) d’opinions criminelles qui n’ont, comme telles, pas droit à l’expression” et un Levy qui ne l’avait pas signée, préférant lui que l’ouvrage incriminé puisse faire l’objet de poursuites, d’un jugement, puis d’une condamnation par un tribunal. Comme si dans un débat sur la peine de mort on invitait deux contributeurs d’avis différents, l’un étant partisan de la guillotine et l’autre de la chaise électrique.

La première question qui se pose se rapporte au statut de Renaud Camus : comment un écrivain confidentiel a-t-il pu provoquer une telle tempête médiatique ? On aurait davantage compris l’ampleur donnée à l’événement (quoique...) si l’intéressé avait alors figuré dans la liste de nos grantécrivains : ce Camus là n’étant connu que d’un petit milieu littéraire. Et puis, cela doit être précisé, l’accusation d’antisémitisme se révélait infondée. Le propos qui avait provoque le déclenchement de “l’affaire” était extrait du journal 1995 de l’écrivain (La campagne de France ). Camus se livrait à une observation sur l’émission “Le Panorama de France-Culture” qui ne semblait pas pouvoir être récusée par un auditeur de bonne foi : à savoir la place, plus importante que d’autres, accordée dans cette émission aux sujets relevant de la judéité et de la Shoah. Cela m’était également apparu à l’écoute du Panorama sans que j’y attache véritablement de l’importance. La formulation de Renaud Camus s’avérait il est vrai maladroite. L’écrivain avait aussi tort de penser qu’il pouvait s’exprimer dans les termes de ceux d’un Nietzsche (5) (pour prendre l’exemple d’un philosophe difficilement soupçonnable d’antisémitisme) sur ce genre de sujet : c’est à dire que l’on pouvait aujourd’hui comme au XIXe siècle exercer un jugement critique sur les Juifs, pris individuellement ou collectivement, comme il en va de n’importe quel groupe ethnique, social ou religieux. Les lecteurs de Renaud Camus savaient que cet écrivain avait par ailleurs écrit des livres (très confidentiels certes, mais qui étaient disponibles en 2000) - Discours de Flaran et Nightsound - qui contiennent tous deux de belles méditations sur la culture juive, le Shoah et l’art contemporain.

Mais revenons à la question plus haut posée. La plupart de ceux (des journalistes, des intellectuels) qui s’indignaient alors publiquement des propos tenus par Renaud Camus dans l’un ou l’autre des volumes de son journal (on avait mis sous leur yeux une série de petites phrases détachées de leur contexte et mises bout à bout (6) : procédé comparable à celui d’un producteur qui remonterait en partie le film d’un cinéaste pour le réduire à un format court métrage doté d’un tout autre contenu) ignoraient tout de l’écrivain Renaud Camus avant le lancement de l’affaire. En revanche, les critiques littéraires, soient connaissaient Camus de réputation (sans l’avoir véritablement lu), soit pouvaient en parler en toute connaissance de cause (les bons connaisseurs de la littérature contemporaine). Cependant rares étaient ceux, parmi ces derniers, qui connaissaient le détail de l’oeuvre déjà abondante et plutôt avant-gardiste de l’écrivain. Les uns (par on dit), les autres (pour l’avoir lu) n’étaient pas sans ignorer la présence dans les différents volumes de ce journal de témoignages d’une “certaine débilitation journalistique”, en particulier à travers le parler, le style, voire ce qui lient lieu de “pensée” au journalisme. En même temps que La Campagne de France Camus avait publié Répertoire des délicatesses du français contemporain : un ouvrage occulté par le scandale autour de “l’affaire”. L’auteur y décrit le processus d’aplatissement et d’affadissement du français contemporain en s’appuyant sur de nombreux exemples susceptibles de traduire un certain état du monde. Un livre qui mériterait d’être mis au programme des écoles de journalisme. En tout état de cause, dans son journal ou dans les pages de Répertoire..., Renaud Camus ces années-là se livrait à un exercice de style kraussien, comparable à celui que Bouveresse appelle “le déchiffrement de symptômes”, c’est à dire “l’aptitude à appréhender instantanément le tout dans la partie la plus minime, l’essentiel dans le détail à première vue le plus insignifiant, et l’inquiètant dans ce qui est apparemment le plus anodin : un solécisme, une faute de grammaire, un néologisme qui insulte la langue, une expression toute faite, un slogan, une photographie, une affiche publicitaire”. Et nous ne sortons nullement de notre sujet quand Bouveresse ajoute (toujours en se référant à Kart Kraus) : “Il est convaincu que, pour quelqu’un qui possède un oeil comme le sien, une simple phrase de journal permet de reconnaître plus immédiatement et plus sûrement que n’importe quel autre signe le vrai visage de l’époque tout entière”.

Il parait dommage qu’un historien ne soit pas penché sur cette “affaire Renaud Camus”, plus riche en enseignements sur la vie intellectuelle de cette fin de XXe siècle que nombre travaux censés apporter une contribution à la connaissance de divers aspects de notre monde contemporain. Avec le recul qui est le notre, pourtant, l’exercice serait grandement profitable pour analyser au plus près un emballement médiatique de ce type tout en en recherchant les raisons (7). De quoi donc, au delà de la personne de l’écrivain, “l’affaire Renaud Camus” était-elle le symptôme ? On relève que durant les années 80, et plus encore pendant la décennie suivante (avec le bémol de décembre 95, mais ceci est une autre histoire qui nous éloignerait de notre démonstration) la question sociale cède progressivement du terrain, idéologiquement parlant, devant ce qu’il faut bien appeler une “vision morale du monde”, laquelle se trouve au coeur du propos plénèlien. Je la résume à travers trois caractéristiques principales : la défense des droits de l’homme, l’action humanitaire et l’antiracisme (l’accusation d’antisémitisme en constituant le noyau dur, celle permettant de disqualifier qui en porterait le soupçon). Deux autres caractéristiques, encore secondaires en cette fin de XXe siècle, prendront plus d’importance au début du siècle suivant : la question islamiste (à la fois issue et se différenciant de l’antiracisme), et le sexuellement correct (large spectre où se retrouvent aux deux extrémités l’obsession pédophile et l’apparition de nouvelles formes de féminisme).

C’est la transition dont j’avais besoin pour aborder le troisième épisode, celui de “l’affaire Hervé Le Bras”. Celle-ci n’a pas eu l’ampleur et les répercussions de “l’affaire Renaud Camus” mais elle implique presque exclusivement Le Monde (dans les tenants et aboutissants qui seront exposés) et plus directement la responsabilité de Plenel. Sans aller jusqu’à dire que Le Bras avait son rond de serviette au Monde, ce démographe était plusieurs fois intervenu dans les colonnes du quotidien du soir, en particulier pour réfuter les analyses de sa collègue Michèle Tribalat. Hostile au courant dit des “nationaux-républicains” apparu durant les années 90, le positionnement d’Hervé Le Bras n’avait rien qui puisse indisposer Edwy Plenel, bien au contraire. Et pourtant ce même Hervé Le Bras a été un temps immolé sur l’autel du Monde au nom des intérêts supérieurs rapportés ci-dessous.

L’histoire commence en janvier 2002 quand une journaliste du Monde, informant par téléphone Hervé Le Bras de l’existence d’une plainte pour harcèlement sexuel déposée contre lui, sollicite la réaction du démographe. Le Bras apprend qu’il s’agit d’une doctorante avec qui il n’est plus en relation, y compris sur le plan professionnel, depuis plusieurs mois. Il comprend qu’un article à charge est en préparation. Le Bras veut prouver qu’il n’y a pas lieu dans le cas rapporté d’évoquer un harcèlement sexuel et désire l’étayer par l’envoi de plusieurs documents, mais il lui est répondu que de toute façon l’article sortira. Celui-ci sort effectivement sur quatre colonnes sous le titre “Une plainte pour harcèlement sexuel vise Hervé Le Bras”. Si l’article mentionne la version des faits transmise par le démographe, il fait très largement la part belle à celle de la doctorante : selon sa version, Le Bras a mis fin à leurs relations professionnelles et amicales parce qu’elle refusait d’avoir des relations sexuelles avec son ancien mentor (dans sa chronologie des faits la doctorante signale que trois ans plus tôt, dans un taxi, Le Bras avait tenté de poser sa main sur ses genoux). Bien entendu les médias s’emballent. Même TF1, dont le public ignore l’existence du démographe. L’affaire Hervé Le Bras est lancée.

Il faut revenir quelques jours en arrière pour en comprendre les principaux enjeux. Le 28 janvier, sous le titre “Harcèlement sexuel, la fac se réveille”, Libération publiait un article informant de la création d’un Collectif de lutte anti-sexiste contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur (CLASCHES) à travers une pétition signée par des universitaires et des doctorants. Le même jour plusieurs journaux recevaient un pli anonyme faisant état sur une dizaine de pages d’une plainte déposée contre Hervé Le Bras pour harcèlement sexuel. L’article du Monde dont je viens de parler date lui du 3 février.

Le 19 février un article de Libération (“Promotion université”) relativise en partie les accusations de la doctorante et plaignante rapportées auparavant dans de nombreux médias. Ce n’est certainement pas dû au hasard si Le Monde publie le 22 février une tribune signée Éric Fassin (“Actualité du harcèlement sexuel”) qui reprend l’analyse du CLASCHES tout en la remettant en perspective dans le contexte médiatique de “l’affaire Hervé le Bras” (sans que l’auteur ne cite un seul instant le nom du démographe). Fassin indique que premièrement “l’initiative vient (...) de doctorants” ; deuxièmement “la plainte nous fait entrer dans le registre judiciaire” ; troisièmement, le collectif et la plainte rencontrant “un écho médiatique, l’enjeu échappe, ainsi pour une part, aux seules logiques universitaires et judiciaires”. Hervé Le Bras se trouve ainsi immolé pour une noble cause. A condition ne ne pas trop chipoter sur les moyens ici mis en oeuvre pour mettre fin au harcèlement sexuel à l’Université. Que représentent en définitive le sacrifice d’une carrière universitaire, d’une réputation, ou tout simplement l’estime des personnes avec qui vous êtes en relation quand vous les mettez en balance avec ces outrages que subissent au quotidien des dizaines de milliers de femmes sur leur lieu de travail ou à l’Université, sans toujours avoir le courage et l’audace de les révéler (8). Pas grand chose, n’est ce pas.

Certes, certes, mais le tableau comporte une part d’ombre, une de plus. L’avocat d’Hervé Le Bras, Francis Terquem, lève une partie du voile (dans une tribune du Monde en réponse à celle d’Éric Fassin). En rappelant tout d’abord que la doctorante avait adressé à la presse un courrier anonyme faisant état d’une plainte pour harcèlement sexuel contre Le Bras, il ajoute qu’Éric Fassin “conseillait” la doctorante et future plaignante dés novembre 2011. On apprendra par une autre source que Fassin, en prenant connaissance de courriers électroniques échangés entre Le Bras et sa “victime” (sélectionnés par cette dernière) en avait conclu à un harcèlement sexuel. En même temps il incitait la doctorante à solliciter les médias pour donner toute la publicité voulue à sa plainte. Si Fassin s’était donné la peine d’élargir son “expertise” en se renseignant auprès de tiers (des collègues de Le Bras et de la doctorante, par exemple), il aurait été certainement plus prudent, moins catégorique sur la nature des relations entre Le Bras et la jeune femme (certes problématiques, compliquées, ambiguës, et empruntes de malentendus). L’article cité plus haut de Libération fait état de quelques uns de ces témoignages. L’un de leurs collègues reconnaîtra la réalité du harcèlement sexuel à l’Université tout en précisant que la plaignante “n’était pas la bonne cause pour ce combat”. Un autre indiquera que les deux protagonistes s’étaient retrouvés “instrumentalisés dans un combat idéologique dont les arbitres ne sont pas les juges mais les médias”. Enfin, pour revenir sur les courriers électroniques mis sous les yeux d’Éric Fassin (alors que Le Bras de son côté en exhumait d’autres, contradictoires), lui aurait-on demandé d’expertiser le contenu d’écoutes téléphoniques, soigneusement choisies par un quelconque Gilles Ménage, que Fassin aurait certainement conclu avec la même conviction qu’Edwy Plenel était un agent de la C.I.A..

Le 20 mars, deux mois après le lancement de “l’affaire”, Hervé Le Bras peut enfin s’exprimer dans Le Monde. Sa tribune (intitulée “Chasse à l’homme”) s’articule autour de deux points. En indiquant d’abord que la doctorante et plaignante n’avait pas signé la pétition du 28 janvier, celle du CLASCHES (un élément important de la stratégie alors mise en place qui se retournait finalement contre ses promoteurs), Le Bras ajoute : “Le procédé qui consiste à faire signer de bonne foi des étudiants et des universitaires pour une pétition qui se présente comme générale, alors qu’en fait elle est utilisée pour traîner dans la boue une personne précise, est manipulatoire et indigne. Pourquoi Le Monde s’est-il prêté à une telle manoeuvre ?”. Ensuite, rappelant à bon escient que la Cour de Cassation avait six mois plus tôt “autorisé la publication de plaintes en justice dés leur dépôt” (alors qu’auparavant l’autorisation ne visait que les mises en examen), Le Bras précise que cette nouvelle donne risquait d’ouvrir la boite à pandores : “N’importe quelle plainte aussi peu fondée soit-elle, prenant par cela même un caractère calomniateur et diffamatoire en raison de sa médiatisation”.

J’informe le lecteur que la plainte contre Hervé Le Bras débouchera sur un non lieu le mois de novembre de la même année. Le Monde a certes, en deux occasions, donné la parole à la défense, mais pour la première il s’agissait d’un droit de réponse à la tribune d’Éric Fassin. Ensuite, “l’affaire” se dégonflant, il paraissait difficile de ne pas permettre au principal intéressé de s’expliquer. C’est d’une certaine façon contraint et forcé, et non pour des raisons d’équité que Le Monde a rééquilibré la balance.

Un troisième point, qui aurait particulièrement intéressé les lecteurs du Monde, ne figure pas dans cette tribune : Hervé Le Bras l’avait retiré à la demande du quotidien, sinon son article n’aurait pas été publié. Dans ce passage censuré (ou retiré selon le point de vue où l’on se place), Le Bras troquait sa casquette de chercheur contre celle de journaliste d’investigation. Il y révèlait l’existence de liens amicaux entre les parents de la doctorante et le couple Plenel. C’est opportun de rappeler que parmi les nombreux journaux ayant reçu le 28 janvier un courrier anonyme d’une dizaine de pages (le jour où Libération publiait la pétition du CLASCHES), seul Le Monde avait jugé utile de répondre de la façon que l’on sait. Un courrier anonyme certes, mais pas pour tout le monde. Pas en tout cas pour le directeur de la rédaction d’un certain quotidien de référence.

Et c’est ainsi qu’Edwy Plenel est grand !


J’aurais pu ajouter d’autres épisodes non moins significatifs. Mais il paraissait inutile d’alourdir cette démonstration en risquant de me répéter. Il m’importe surtout de souligner à travers ces trois exemples combien la plénèlisation du Monde passe ici par la case “morale”. Un positionnement qui doit être expressément distingué du moralisme proprement dit (dans les termes où nous l’exprimons aujourd’hui) et qui participe de la “conception morale” du monde à laquelle je me suis plus haut référé. Cette conception représentant l’une des faces de l’idéologie contemporaine (l’autre face sera abordée dans la seconde partie de ce texte) : selon la proposition de Louis Dumont qui définit cette idéologie comme l’ensemble des représentations communes caractéristiques du monde moderne dans la mesure où celles-ci valorisent l’individu en tant qu’être moral (et d’une certaine manière indépendant, autonome et extra-social) en négligeant ou en occultant la totalité sociale.

Il faut remonter très en arrière pour trouver les prémices de ce type de critique dans la pensée de Nietzsche, plus particulièrement celui de La généalogie de la morale qui dans le domaine justement de la morale éclaire mieux que tout autre penseur notre lanterne. Partant d’une réflexion sur “l’idéal ascétique”, le philosophe précise que l’on ne peut faire preuve de bon goût (et de justice) qu’en “résistant au langage honteusement moraliste qui empâte les jugements modernes sur les hommes et les choses”. Nietzsche ensuite souligne le “mensonge” et “l’innocence” qui en résultent et ajoute, en se référant à “nos civilisés d’aujourd’hui”, nos “bons” : “Seul le mensonge déloyal leur convient, tout ce qui aujourd’hui se sent “homme bon” est tout à fait incapable de prendre vis à vis de toute chose un autre point de vue que le point de vue déloyalement mensonger, profondément mensonger, vertueusement mensonger, mensonger avec des yeux bleus”. Et dire que Nietzsche ne connaissait pas Edwy Plenel !

Il ne faut pas pour autant penser que les lointains descendants de cet “homme bon”, épinglé par Nietzsche, se seraient dirions nous rangés bourgeoisement et qu’ils gèrent leurs affaires en bons pères de famille. Cette “vision morale du monde” là ne signifie par l’abandon d’un certain type de violence par les mêmes dans l’espace public : les affaires Renaud Camus et Hervé Le Bras l’illustrent éloquemment. Comme l’indique Michel Surya dans De l’argent : ”Cette violence est celle des épurateurs et des puritains”. Ici nos intellectuels médiatiques et journalistes d’influence seront d’autant plus virulents qu’ils acceptent tout le reste, ou presque. Debord fait la remarque suivante (La Société du spectacle ) sur Lukas, dont par ailleurs il reconnaissait l’importance d’un ouvrage comme Histoire et conscience de classe : “Lukas vérifie au mieux une règle fondamentale qui juge les intellectuels de ce siècle : ce qu’ils respectent mesure exactement leur propre réalité méprisable”.

Dans l’histoire qui est ici racontée, La face cachée du Monde marque une césure dans l’histoire du quotidien du soir. Je ne vais pas reprendre les thèmes traités par Cohen et Péan : ils ont été largement commentés lors de la sortie du livre en février 2003. L’écho de cette parution (sans commune mesure pour un ouvrage de ce type), puis les répercussions qui s’ensuivent provoquent le départ d’Edwy Plenel, puis de Jean-Marie Colombani, et enfin d’Alain Minc. Les polémiques autour de La face cachée du Monde n’expliquent pas à elles seules la disparition, en ordre dispersé, du “trio infernal” qui tenait les rênes du quotidien du soir depuis de longues années. Mais en raison du climat de défiance qui perdurait il fallait changer de cap en mettant à la tête du Monde d’autres acteurs, moins compromis. Quant à l’ouvrage de Cohen et Péan, pour y revenir, sans pour autant toujours partager les interprétations et les analyses des deux auteurs, ceux-ci n’en instruisent pas moins “un procès à charge” contre Le Monde souvent convaincant. J’ai délibérément mis de côté un aspect important de La face cachée du Monde, ne traitant que ceux ouvertement plénèliens, pour maintenant m’y référer rapidement. Le Monde, pour la période qui nous occupe, a sensiblement accéléré le processus de concentration et de financiarisation du quotidien déjà entamé avant la mise en place du tandem Plenel - Colombani : d’où des connivences avec les pouvoirs en place et les puissances financières (ce qui n’exclut pa pour autant les conflits dans ce monde impitoyable), ainsi qu’une marchandisation accrue de l’information et l’alignement de la ligne rédactionnelle sur la mondialisation galopante, voire les politiques néolibérales. Cohen et Péan en donnent le détail, généralement accablant pour un “quotidien de référence” n’hésitant pas à se poser en exemple ou à faire la leçon aux confrères (qui la méritent, bien entendu, mais pas moins que le donneur de leçon). Pour résumer, les deux auteurs critiquent le quotidien du soir, et ses dérives, au nom d’une certaine idée du Monde qu’ils valorisent, celle du fondateur du journal Hubert Beuve-Mery.

C’est l’une des limites de leur démarche. En 1966, du temps de Beuve-Mery, les situationnistes avaient consacré un article (“Le Monde comme reflet”) au “journal de référence” dans le n° 10 de Internationale Situationniste. Ils relevaient que “Le Monde critique très souvent le pouvoir (...) mais c’est toujours du point de vue de l’intérêt optimum du pouvoir. Le pouvoir est toujours crédité d’une bonne volonté universelle et Le Monde lui présente noblement les remontrances qui voudraient l’améliorer”. L’article se termine par la formule, restée fameuse : “Le Monde est le journal de tous les pouvoirs, c’est à ce titre que nous l’utilisons”. Les situationnistes reconnaissaient cependant au quotidien du soir “de représenter une information de qualité” en sein de la presse française, dans la lignée d’une “bourgeoisie éclairée”, encore soucieuse “d’impartialité”, de “respect des faits”, de “maintien des valeurs intellectuelles” dont elle se réclamait. De point de vue là, il est vrai, on ne peut que donner raison à Cohen et Péan.

Le différend opposant Le Monde aux deux auteurs (plus Claude Durand, leur éditeur), contrairement à la volonté dans un premier temps du quotidien de saisir la justice (en demandant des dommages et intérêts d’un montant exorbitant), débouche finalement sur une procédure de médiation à la fin de l’année 2003 : Péan, Cohen et Durand s’engagent à ne procéder à aucun retirage de La face cachée du Monde, et les dirigeants du Monde retirent leurs plaintes (qui toutes avaient pour objet la diffamation). Ce compromis s’explique par le risque, pour les deux auteurs (et leur éditeur), d’être condamnés sur des points secondaires, alors que Le Monde avait beaucoup à perdre d’un procès public qui aurait encore davantage écorné son image.

Plenel quitte en novembre 2003 son poste de directeur de la rédaction du Monde pour se consacrer à la formule hebdomadaire du quotidien (Le Monde 2 ) dont il signe les éditoriaux (plus tard recueillis dans l’ouvrage Chroniques marranes ). Il sera finalement licencié en octobre 2005.


En janvier 2006 parait Procès, un livre d’Edwy Plenel censé répondre à “l’accumulation d’erreurs, de mensonges, diffamations et calomnies” colportées par les auteurs de La face cachée du Monde. Cet ouvrage était attendu dans le microcosme médiatique en raison de l’absence d’un procès civil entre le quotidien du soir et ses accusateurs. Autant dire d’emblée que les lecteurs qui s’attendaient à ce que Plenel réponde point par point aux dits mensonges, diffamations, calomnies et erreurs, en furent pour leur frais : l’ancien directeur de la rédaction du Monde ne jugeant pas utile de s’expliquer sur aucun d’entre eux. Il y avait quelque naïveté à penser le contraire. Après la parution de l’ouvrage incriminé, interrogé sur la “défense” du Monde, Alain Rollat, un ancien du journal autrefois proche de Plenel (avec qui il avait co-signé deux livres), remarquait que “mis en accusation” Plenel portait “sa riposte sur le terrain où il est le plus à l’aise, celui de la réflexion affective, pas sur le terrain où il est attaqué, celui des faits objectifs. Sa réaction est celle de l’homme politique confronté à un travail journalistique gênant. Son premier réflexe consiste à essayer de discréditer l’auteur de l’écrit. Un procédé toujours révélateur d’un embarras”. Ce commentaire, excellent, pertinent (qui éclaire cruellement ce Plenel que d’aucuns ne sauraient voir), prend encore plus de relief après la parution de Procès.

Mais alors, direz-vous, que raconte donc Plenel dans les 155 pages de l’ouvrage ? Habilement l’auteur met en parallèle deux procès, celui du Monde (qui ne s’est tenu que dans les médias), et celui bien réel auquel l’ancien directeur de la rédaction du quotidien a été l’un des protagonistes au titre de “partie civile” (le procès des personnes impliquées dans l’affaire des écoutes téléphoniques élyséennes qui s’est tenu de novembre 2004 à novembre 2005). Un procédé classique qui tend à faire accroître que, victime indiscutable dans le second procès, Plenel ne l’était pas moins dans le premier puisqu’il avait été contraint de quitter sa fonction de directeur de la rédaction du Monde, avant d’en être licencié un an plus tard. Doublement victime donc : si le procès des écoutes téléphoniques lui permettait d’obtenir malgré tout des réparations, par contre, en l’absence de tout procès public pour l’affaire du Monde, il ne restait à Plenel que la possibilité d’écrire ce livre pour faire à son tour le procès de ses accusateurs.

Sans doute, mais comment répondre sans répondre ? Plenel expose le dilemme qui s’est présenté à lui : soit récuser “en bloc”, soit “répondre par le menu”. Le premier choix ayant le désavantage de ne pas faire obstacle aux différentes expressions de la “calomnie”, le second s’apparentant à un travail de Sisyphe entraînant “un déplacement incessant de l’accusation”. Comme l’explique Plenel : “Argumenter sur des détails, c’était donner crédit au gros du propos. Répondre par le gros du propos c’était se voir opposer les détails”. Je ne remettrai pas en cause l’habileté dialectique de Plenel. Pourtant, une fois bien précisé qu’on ne répondra ni en gros ni en détail, un livre reste à écrire. La dialectique de M. Plenel n’abuse que ceux qui veulent bien se laisser prendre à ce jeu : il s’agit en réalité d’un argument rhétorique. Dans Procès il ne sera bien évidemment pas question de “détails”, c’est à dire des faits, nombreux, dont le relevé constitue l’un des actes d’accusation des auteurs de La face cachée du Monde (quoiqu’on puisse par ailleurs extrapoler depuis l’un ou l’autre d’entre eux). Plenel, contrairement à ce qu’il affirme, choisit de répondre “en gros”, à sa manière certes. Un lecteur qui ignorerait tout de La face cachée du Monde ne serait pas plus informé, Procès refermé, du contenu d’un ouvrage pourtant évoqué dans une bonne partie du livre de Plenel. Un tel escamotage mérite que l’on y regarde de plus près.

La “défense” d’Edwy Plenel s’articule autour de l’argument d’autorité selon lequel Le Monde dérangeait, y compris dans les milieux du journalisme. Pourtant, à le lire, on ne sait pas bien à qui ou à quoi Plenel se réfère ici. Il nous apprend que l’opération Cohen - Péan visait “à remettre de l’ordre (...) un ordre plus banal, de clientèles ménagées et de services rendus, de courte vue marchande et d’arrière pensée politique où l’ambition journalistique se languit et s’étiole”. En savons nous davantage ? Plenel devient plus précis lorsqu’il avance qu’on a voulu lui faire payer le fait d’avoir porté plainte du vivant de Mitterrand après la révélation d’écoutes téléphoniques illicites le concernant. Dix ans plus tard ? Et après le “droit d’inventaire” des “années Mitterrand” par Jospin ? La face cachée du Monde ne se focalise pas sur cette péripétie, ni même quoiqu’on en dise sur la personne d’Edwy Plenel (pas plus que Colombani). C’est avec des trémolos dans la voix que Plenel nous jure : “Nous avions du bonheur à essayer de faire le meilleur journal possible, et nous ne le cachions pas”. Et de nous débiter l’une de ces tirades dont il a le secret, la main sur le coeur, sur le mode : nous étions ambitieux, enthousiastes, entreprenants, joyeux, et le disions sans forfanterie ni fausse modestie. C’est bien ce que l’on nous a reproché, remarque Plenel. Et puis découvrir dans un second temps que les auteurs de La face cachée du Monde avaient des partisans au sein même de la profession journalistique rendait triste et amer, ajoute-t-il. Tout devenait alors possible, y compris le plus affligeant : “Il fallait renverser la statue du commandeur, décréter que le meilleur était le pire, proclamer la duplicité de la sincérité, l’impureté de l’honnêteté et l’imposture de la franchise”. Mais pourquoi donc tant de haine ? Tout simplement parce que ceux-ci et ceux-là enviaient et jalousaient Le Monde.

Nous sommes au coeur de la démonstration de Plenel. En se gardant bien de se situer sur le terrain factuel, celui des situations rapportées par Cohen et Péan, l’ancien directeur de la rédaction du Monde va consacrer une bonne partie de Procès à tenter de disqualifier l’adversaire. Il nous entretient tout d’abord de cette “politique de la peur” caractéristique de notre époque en général et de La face cachée du Monde en particulier. En n’hésitant pas à convoquer Kafka à la rescousse pour dénoncer “les calomnies anonymes, les rumeurs privées et les complots inventés” des ennemis du Monde, lequel journal, il va de soi, se situait sur le terrain de “l’argumentation loyale, de la démonstration honnête”, et du “débat informé”. Pour dénoncer le manichéisme de l’adversaire (et lui donc !) Plenel revient de manière obsessionnelle sur la “calomnie” qui, à le lire, le visait au premier chef. C’est lui, Edwy Plenel, qui se trouvait en réalité au centre du procès fait au Monde. On l’a calomnié parce qu’il révélait au grand jour des “curiosités (...) à l’endroit de nos monarchies républicaines”. On l’a dépeint sous les traits les plus détestables (un “portrait en Fantômas”, selon l’intéressé).

Parlons en du réquisitoire de l’adversaire ! Ici Plenel évoque “l’anonymat des sources, l’absence de recoupement, l’accumulation d’inexactitudes, la propagation de rumeurs, les attaques personnelles, les curiosités intimes et les interprétations malveillantes”, sans être un seul instant en mesure d’instruire le lecteur sur les faits qui lui sont reprochés ou ceux mettant en valeur des aspects peu reluisants ou problématiques de la carrière du journaliste, donc sur les éléments concrets de ce réquisitoire. Non, selon Plenel, “l’erreur régnait en maître”. Et d’ajouter, droit dans ses bottes : “Or, loin d’être la faille du dispositif, c’était son arme secrète”. Du pur Plenel !

Pourtant nous n’en avons pas encore terminé dans ce registre où la haine le dispute à l’envie. Plenel convoque alors Oscar Wilde pour avancer qu’à travers ce procès fait au Monde, “c’étaient nos repères professionnels, intellectuels et politiques qui s’altéraient et se corrompaient”, puis Nietzsche (les ennemis du Monde étant habités par le ressentiment), Spinoza (le peintre de ces “passions tristes” qui s’étaient déchaînées), et même Freud (sur “la pulsion de mort qui nourrit le narcissisme de la haine”). Quand Plenel étaye ce dernier trait par “le moi, le pur et la haine hantent les mêmes imaginaires d’épuration, de purge et de purification. Chasser l’impur, l’exclure et le détruire, pour retrouver une pureté illusoire, pour se rassurer dans le plaisir des détestations partagées”, je signale au lecteur, qui aurait peut-être lu ces lignes ailleurs, qu’elles figurent (voire celles qui les précèdent) à quelques mots près dans plusieurs des ouvrages de Bernard-Henri Levy (je rappelle que Plenel avait écrit dix ans plus tôt un article élogieux sur La pureté dangereuse du même BHL), ceux du moins où le publiciste entend répondre à ses ennemis. Qui, on le devine, ne sont pas différents de ceux de Plenel. Enfin j’épargne au lecteur d’autres références : Lacan, Valery, Fénéon, Montaigne, Plutarque, La Boétie, Benjamin, Arendt, et même Brassens (au nom d’une solidarité entre moustachus ?) tous convoqués pour témoigner à décharge dans le procès fait à Plenel.

Il est vrai que sur un point précis de La face cachée du Monde Plenel répond à Cohen et Péan. Mais de façon abusive, en y accordant une importance absente, du moins dans les termes plénèliens, du livre de ses détracteurs. Plenel prétend que ce qu’il nomme “l’attentat éditorial de 2003” aurait eu “pour point de départ” une “crispation nationale contre une figure fantasmée de l’étranger”. Auparavant Plenel avait insisté sur “l’obsession récurrente du réquisitoire contre Le Monde, à savoir un procès de “l’anti France (...) mis de côté, comme s’il faisait tâche”, et donc “discrètement ignoré, tel un convive encombrant”. L’explication s’avère spécieuse. Et puis, question discrétion, il n’en était rien parce que les défenseurs du Monde en 2003 s’étaient prioritairement focalisés sur l’un des 25 chapitres de La face cachée du Monde intitulé (“Ils n’aiment pas la France... ni le monde d’ailleurs”), ou plutôt la seconde partie de ce chapitre. Soit M. Plenel a la mémoire sélective, soit sa démonstration pour emporter le morceau auprès de ses lecteurs nécessitait pareille construction (pour ne pas dire fiction). Cette construction s’inscrit d’ailleurs implicitement dans le registre “théorie du complot” que dénonce généralement Plenel. Ce chapitre, j’y viens, peut être considérée comme la partie la plus faible du livre de Cohen et Péan. Les deux auteurs, après une quinzaine de pages pertinentes sur la manière dont Le Monde s’est progressivement affranchi de son éthique beuve-meryenne, excipent de positions souverainistes (de gauche) pour déplorer que Le Monde soit ainsi “devenu le quotidien sans compassion du déclin national”. Là j’aurais tendance à renvoyer les protagonistes dos à dos : pour Cohen et Péan, parce que le risque de verser dans le nationalisme, le chauvinisme, ou un républicanisme frileux reste patent ; pour Plenel, parce que la mention de couplets réitérés autour d’une “exception française”, toujours péjorative et condamnable, font implicitement l’éloge d’un “modèle anglo-saxon” ou “américain”, non moins critiquable mais pour de toutes autres raisons (ce qui fait d’une certaine façon le lit du libéralisme sous toutes ses formes).

En deux occasions cependant Plenel cite explicitement un court passage de La face cachée du Monde. La première citation est anecdotique : “Pétain a déclaré que la terre ne ment pas. Plenel clame qu’elle ment toujours”. Ce dernier ajoute dans la foulée : “Non ce n’était pas Pétain, c’était Berl”. On fera juste remarquer à Plenel qu’un discours de Pétain écrit par Berl reste un discours de Pétain, tout comme un discours de Sarkozy écrit par Guaino reste un discours de Sarkozy. A la fin de l’année 2007 BHL avait fait du tintouin au sujet d’un discours de Sarkozy écrit par Guaino, en faisant porter la responsabilité de ce discours sur le seul Guaino. On voit que même sur un point secondaire Plenel et BHL marchent d’un même pas.

Le second extrait tient de la vraie-fausse citation. Il s’agit d’une incidence que Plenel évoque en deux occasions (la seconde n’étant pas une citation) . On imagine le sujet sensible, pour ne pas dire plus. Plusieurs membres de phrases entre guillemets sont ainsi rapportées dans Procès, (précédés de “ma compagne se retrouvait portraiturée”), je cite : “en femme juive d’expérience” et “porteuse de mes ambitions”, “véritable coach”, d’un homme dont il était dit, par ailleurs, qu’il “n’aime pas la France”. En réalité Cohen et Péan citent un propos recueilli par eux auprès de Nicolas Domenach : journaliste avec qui Plenel avait travaillé au début des années 80, et auquel l’unissait alors des liens d’amitié. Les couples Plenel et Domenach étaient partis en vacances ensemble durant l’été 80. Domenach raconte : “Moi j’étais avec Michèle Fitoussi, lui avec Nicole Lapierre, deux goys avec des femmes juives d’expérience. On portait la Shoah sur notre dos. Il disait qu’il était juif par sa femme. Il était fasciné par ses récits sur sa famille polonaise. Et elle le maternait tout en lui permettant - en s’occupant fort bien de ses enfants à elle - de mûrir enfin”. Plenel se garde bien de préciser que le propos venait de Nicolas Domenach. Et seule la mention ‘femme(s) juive(s) d’expérience” figure dans La face cachée du Monde. Ce qui n’est pas le cas des trois autres membres de phrases mis entre guillemets. Cela ne porte pas vraiment à conséquence pour les second et troisième membres de phrase, mais en revanche devient pour le moins ambigu avec le quatrième. Le lecteur dans l’ignorance du “montage” plénèlien peut s’y laisser tromper et associer de façon malencontreuse la référence à la “judéité” et la mention d’un Plenel qui “n’aime pas la France” (phrase absente, je le répète, du livre de Cohen et Péan). Pour le mieux on parlera d’une expression sibylline, pour le pire que pareille insinuation ne fait guère honneur à M. Plenel.

Pour être tout à fait juste il faut mentionner que Plenel avoue au moins une fois s’être trompé dans Procès. Cela concerne Jospin dont il dit : “J’ai sans doute eu tort d’évoquer à son propos, dans Secrets de jeunesse, un “trotskisme honteux””. A vrai dire Plenel ne s’attarde sur ce péché, véniel dirais-je, que pour avancer que Jospin, en définitive, se protégeait ainsi des “prédateurs aux curiosités peu intègres et très incultes”. Suivez mon regard. Donc Jospin “était simplement prudent, quand je fus sans doute inconscient”. Ce qui s’appelle retomber sur ses pieds tout en laissant entendre, implicitement (mais ce propos revient à plusieurs reprises dans Procès ), qu’on faisait payer à Plenel son trotskisme passé, revendiqué sans fard dans Secrets de jeunesse (livre qui, par delà le rappel de la “belle jeunesse” de notre journaliste, règle des comptes avec Jospin et l’OCI (9)), mais également son “trotskisme culturel” présent. Que le directeur de la rédaction du Monde ait pu se présenter ainsi à ses lecteurs est une excellente plaisanterie qui ne semble pas pourtant déclencher l’hilarité de M. Plenel et ses partisans.

Notre trotskiste culturel répète sur tous les tons que lui importent avant tout les “batailles d’idées”. Une façon commode, parmi d’autres, de ne pas répondre de ses actes. C’est pourquoi quand Plenel dit vouloir répondre de “ses actes professionnels” (en suggérant qu’en 2003 on s’en prenait d’abord à sa personne), je me demande, à lire ses réponses dans Procès, si Plenel est naïf ou duplice (ou plus l’un que l’autre). L’ancien responsable du Monde y défend une thèse (si l’on peut dire) qui consiste à s’exonérer de ses responsabilités pendant le temps où il les exerça huit ans durant à la tête du quotidien, voire même (la meilleure défense étant l’attaque) de se retourner contre les deux autres membres du “trio infernal” (Colombani et Minc) pour leur faire porter le chapeau (pas un panama que je sache). Mais avant d’en arriver à cette conclusion M. Plenel va procéder par étapes.

Plantons en amont le décor. D’aucuns ont pu s’étonner du mariage de la carpe colombanienne et du lapin plénèlien. Nos deux journalistes ont certes des personnalités et des tempéraments différents, et leur histoire (tout comme à priori leurs idées, mais ici cela s’avère secondaire) ne se confondent pas. Plenel qui avait activement soutenu la candidature de Colombani à la tête du Monde avait toute légitimité pour occuper le poste de directeur de la rédaction. Deux hommes différents donc mais se complétant à merveille : à Colombani la gestion du journal et le pilotage (aidé de Minc) des opérations concourant à la création du groupe de presse Le Monde, à Plenel la responsabilité de tous les aspects rédactionnels du quotidien. De ce point de vue là, Le Monde a bien été le journal de M. Plenel durant huit ans. J’en viens à l’essentiel. L’infléchissement du Monde (voulu et organisé par Colombani et Minc) vers une entreprise capitaliste hégémonique au sein de la presse, traitant d’égal à égal avec les puissances financières et le pouvoir politique, garantissait en quelque sorte la ligne rédactionnelle impulsée par Plenel. Le paradoxe n’est qu’apparent. La puissance accrue du Monde permettait à M. Plenel de disposer de la liberté de mouvement dont il avait besoin pour maintenir à flot cette ligne, et continuer à prétendre que Le Monde restait le quotidien de référence. Mais pas à la manière de Beuve-Méry où l’on prenait de la distance avec l’événement : ici, sous l’impulsion du directeur de la rédaction, on sollicite l’évènement, voire le construit au nom d’une éthique journalistique qui épouse les contours des idées chères à M. Plenel (que j’ai illustrées plus haut à travers des exemples précis). Donc on mitonnait sous les ordres du chef cuisinier Edwy Plenel une drôle de tambouille qui finira par indisposer un certain nombre de convives. Plenel se récrira en affirmant que sa cuisine était excellente et que seuls des goujats ne savaient pas l’apprécier, puis, l’argumentation tournant à vide, il finira par incriminer la direction du restaurant, laquelle lui avait livré sans qu’il s’en rende compte des produits de mauvaise qualité, voire avariés, ce qui ne lui permettait plus de cuisiner selon ses goûts, compétences et talents.

Pour revenir à Procès, Plenel avance que des désaccords sont apparus au sein du Monde sans préciser, selon son habitude, quelle était leur nature et ce qu’ils recouvraient. Il suggère également que certains sujets (la stratégie du journal, le groupe, la gestion) étaient tabous dans le journal, en ajoutant qu’il partageait avec Colombani “la vie éditoriale du quotidien” mais que ce dernier “ne partageait qu’avec Alain Minc les stratégies économiques”. Cela recoupe la division du travail que j’ai plus haut évoquée, mais ne change rien sur le fond. Pourtant, sans anticiper une fois de plus sur ce qui suivra, laisser entendre que le directeur de la la rédaction du Monde (de surcroît le redoutable Edwy Plenel) n’était au courant de rien, ou du moins ignorait l’essentiel (les fameux sujets tabous), parait bien imprudent, pour ne pas dire impudent. En bon français cela s’appelle se foutre de la gueule du monde. Plenel récrit l’histoire à sa façon en affirmant, au sujet de “l’évènement” (la parution de La face cachée du Monde et ses conséquences) : “Il a été facilité, au dessus de moi, et en dehors de moi, par une fuite en avant dans d’imprudentes aventures gestionnaires, aux illogismes financiers qu’éditoriaux”. Ceci étant écrit et publié, j’insiste, après le licenciement de Plenel du Monde. Car auparavant, au lendemain de la parution du livre de Cohen et Péan par exemple, Plenel, au sein du “trio infernal” alors soudé comme un seul homme, tenait un tout autre discours (10). Il ne pouvait pas dire qu’il ne savait pas puisqu’il venait de lire (pas d’apprendre) dans La face cachée du Monde le détail de ces imprudentes aventures gestionnaires et financières. Et l’on peut vérifier que l’implication de Plenel dans quelques une de ces “aventures” s’avère patente. A qui fera-t-on croire que Plenel ignorait le bras de fer opposant en 1996 Le Monde et Jean-Luc Lagardère (et à travers ce dernier Matra-Hachette) puisque le directeur de la rédaction dirigeait de sa baguette experte la partition écrite par Colombani. Le Monde saura plus tard ménager Lagardère, devenu entre temps l’allié du quotidien, lorsque certaines malversations de l’industriel seront portées à la connaissance du public dans les médias. Ceci vaut aussi pour le conflit ayant opposé Le Monde au “maître du monde” (alias Jean-Marie Messier). Là encore Plenel a remarquablement orchestré l’offensive du Monde dans les colonnes du quotidien. On ne savait pas exactement se qui se tramait en coulisses (là où Colombani et Minc oeuvraient) mais les lecteurs du Monde n’avaient d’autre possibilité de retenir de ce différend que la version concoctée par le diligent M. Plenel. Et je passe sur d’autres aventures de moindre envergure.

Mais non, la main sur le coeur Plenel nous jure dans Procès ne rien savoir de tout ce qui concernait “la partie économique” du réquisitoire de l’ouvrage de Cohen et Péan, c’est à dire “le groupe construit autour du Monde, sa gestion et ses comptes, ses acquisitions et ses partenaires” : il n’en savait rien car il n’en avait “nullement la charge et n’en était pas tenu informé”. M. Plenel réécrit le Tartuffe de Molière : “cachez moi ce Minc que je ne saurais voir”. On apprend au passage qu’en 2003, plus grande âme que jamais, Plenel s’était efforcé de protéger ses “partenaires en prenant pour moi et sur moi le gros des attaques qui nous visaient tout trois dans un déséquilibre où la suite de l’histoire était clairement écrite”. Derrière cette manière tordue, biaisée, hypocrite, mensongère de rendre compte d’une attitude, avant et après “l’évènement” (mais hilarante aussi, et un tantinet paranoïaque), il y a une part de vérité. Mais pas là où on croirait la trouver. Plenel, plus que Colombani et Minc, avait accusé le coup à la lecture de La face cachée du Monde. Sur un aspect de la question celle-ci ne concernait que le seul Edwy Plenel. Nous rejouons l’histoire de l’arroseur arrosé. Cohen et Péan, en instruisant à charge contre Le Monde, se comportaient en véritables journalistes d’investigation. Le jeune Plenel (en admettant qu’il eut exercé ses talents ailleurs que boulevard des Italiens) n’aurait trouvé rien à redire, mais le directeur de la rédaction du Monde ne s’y retrouvait pas, assurément. Cette façon de procéder des deux auteurs s’avèrant d’autant plus efficace que quelque part, dans les profondeurs de son inconscient, Plenel leur accordait quelque légitimité.

Le différend de Plenel avec Colombani (et Minc) a-t-il pour origine le choix d’une stratégie à adopter vis à vis de Cohen, Péan et Durand ? Plenel affirmera en 2007 à Laurent Huberson (11) qu’il avait proposé à Colombani et Minc la solution d’une médiation entre les deux parties. Cela ne lui ressemble guère car tout porte à croire que Plenel, plus que ses “complices”, aurait préféré en découdre dans le cadre d’un procès public. Mais comme il semble que les membres du “trio infernal” s’étaient engagés à ne pas ébruiter ces discussions à l’extérieur, nous en resterons là. Quoiqu’il en soit le chemin de croix de notre héros ne fait que commencer. Contraint de démissionner de son poste de directeur de la rédaction, Plenel observe, depuis sa position d’éditorialiste du Monde 2 “la sourde victoire (...) des normalisations économiques sur l’indépendance professionnelle”. Quelques mois plus tôt les premières garantissaient la seconde, mais passons. Ce chemin de croix prendra fin avec le licenciement de M. Plenel.


Écrire Procès permettait à Edwy Plenel de solder ses comptes avec les auteurs de La face cachée du Monde et consort (une partie de la profession journalistique), mais il en étaient d’autres, moins présents dans son ouvrage (et d’une tout autre nature), qui n’avaient pas encore été réglés, et que même l’aventure Médiapart, laquelle changeait pourtant la donne Plenel, n’avait pas dissipés si j’en crois une étonnante intervention de l’intéressé dans un commentaire de Médiapart. Tout part d’un article (“Pour mémoire, le faux procès du journalisme”) datant de janvier 2012, signé Plenel. Cet article revient sur un débat (ou une querelle) vieux de 14 ans, ayant opposé dans Le Monde diplomatique Edwy Plenel à Serge Halimi (mais également par la bande à Ignacio Ramonet et Pierre Bourdieu) au sujet du livre Les nouveaux chiens de garde que le second venait de publier. Je passe sur l’argumentation quatorze ans plus tard de M. Plenel qui ne nous concerne pas directement. Sans doute piqué à vif par le commentaire d’un abonné de Médiapart (qui se félicitait que sur ce forum il était heureux que l’on puisse “entendre plusieurs sons de cloche. Sinon, pour peu, on pourrait penser qu’Edwy Plenel ne connaissait à peine Alain Minc ou Jean-Marie Colombani”), Plenel lui fait la réponse suivante (je cite le début) :

Et alors qu’est ce que ça prouve ? Trotski connaissait Staline, ils étaient dans le même parti, partageaient les mêmes idéaux et ont participé à la même révolution. La suite vous la connaissez aussi bien que moi. Et vous me permettrez de continuer à penser que le combat postérieur de Trotski contre le stalinisme efface toutes les prudences, précautions ou hésitations qu’il a pu avoir jusqu’en 1924. Je répète donc que je n’ai jamais cherché à cacher ce que j’ai écrit dans Procès “ (Plenel reprend ensuite “l’argumentation” de ce dernier livre en insistant encore plus sur la “bataille” menée au Monde, finalement “perdue, dans un contexte défavorable d’adversité et de confusion”, etc., etc.).

Plenel insiste également plus qu’auparavant sur sa “naïveté” (ou supposée telle). Mais l’intérêt du commentaire plénèlien réside surtout dans la comparaison faite au début de l’intervention. On ne sait si Plenel écrit plus vite que sa part d’ombre, ou si le différend avec Colombani et Minc a fini par prendre un caractère excessif, pour ne pas dire démesuré au fil des années. Voilà qui nous plonge dans des abîmes de perplexité quand on connaît effectivement la suite. Faut-il associer le licenciement de Plenel du Monde au coup de piolet mortel reçu par Trotski en 1939 ? J’ai beau avoir toutes les préventions du monde envers Colombani et Minc, je les imagine difficilement maniant le piolet (tout métaphorique soit-il) à la manière d’un Ramon Mercader. Et qui joue le rôle de Lénine dans l’histoire ? Et quel serait le Cronstadt de Plenel ? Là je ne saurais choisir parmi les nombreux faits d’arme de l’intéressé.

Plus sérieusement on peut faire l’hypothèse que La face cachée du Monde a servi de révélateur : une crise couvait au sein de la direction du quotidien du soir qui tôt ou tard devrait s’exprimer au grand jour. Mais il est tout autant légitime de penser, sinon plus, que Le Monde, sans le déballage public autour du livre de Cohen et Péan, aurait pu poursuivre son aventure éditoriale encore quelques bonnes années sous la houlette du “trio infernal”. N’y avait-il pas depuis 1996 une division du travail entre Colombani et Plenel qui supposait que l’on passe des compromis, et que chacun n’empiète pas sur le domaine de l’autre. Cela avait plutôt bien fonctionné jusqu’en 2003. C’est pourquoi l’analyse récente de Plenel, à travers la surprenante comparaison évoquée (Trotski contre Staline) incite à remettre cette histoire dans une autre perspective. En 2012, assurément, piloter Médiapart non sans succès n’avait pas pour autant dissipé le ressentiment de Plenel à l’égard des deux autres membres du “trio infernal”, bien au contraire. Serait-ce la preuve que Médiapart, quatre ans après sa création, représentait malgré tout un pis aller pour Plenel ? N’aurait-il pas préféré poursuivre vaille que vaille l’aventure éditoriale du Monde ? Si les mots ont un sens (j’ai des difficultés à prendre Plenel pour un petit plaisantin), je serai tenté de répondre par l’affirmative. Il en ressort aussi que le discours de M. Plenel sur ce sujet là tient de la géométrie variable. Par moments il dit avoir mené un combat qu’il a finalement perdu, dans d’autres il affirme avoir fait preuve d’une grande naïveté. Je ne conteste pas qu’il y ai ici et là une part de vérité. Mais que pèse-t-elle devant la duplicité du personnage ?

Et c’est ainsi qu’Edwy Plenel est grand !



























2


Plus que d’autres, parmi les anciens gauchistes passés armes et bagages dans le camp de la domination, Edwy Plenel jouit d’une “bonne réputation”, du moins auprès de ceux qui se disent “de gauche” ou se situent dans le camp “progressiste”. Indépendamment de ce qui se rapporte à cette “réputation” - dont j’ai précisé plus haut ce qu’il fallait en penser -, cette “bonne image” s’explique également par les trois facteurs suivants.

Ce journaliste rompu à l’exercice médiatique passe bien, comme on dit, à la télévision. Il maîtrise parfaitement la prestation télévisuelle au point de paraître naturel là où il se livre, à l’instar de ses confrères, à l’une de ces opérations de communication dont sont coutumiers les “grands journalistes” ou “éditorialistes” de tous genres et de toutes tendances. Là ou d’autres se montrent “trop à l’aise” (les BHL et consort dont le bagout, l’abattage ou l’arrogance peuvent se retourner contre eux) l’attitude “sincère” de Plenel parait davantage convaincante.

En second lieu Plenel possède le don de transformer une “position victimaire” à son avantage. Ce qui ne va pas de soi lorsqu’on exerce des responsabilités comparables aux siennes. On relève deux grands épisodes dans la vie de M. Plenel qui s’y réfèrent : sa mise sous écoutes téléphoniques et son éviction du Monde. L’un et l’autre lui donnant l’occasion de cultiver une “posture victimaire” : plutôt justifiée pour le premier cas de figure (même si l’intéressé lui a donnée au fil des ans une importance qui l’a conduit, comme on l’a vu, à pactiser avec le diable, puis à prendre la pose de l’homme outragé, parfaite victime d’une “monarchie républicaine” parce qu’il “dérangeait”, etc.). En revanche, c’est plutôt moins justifié pour le second cas de figure comme je l’ai relevé dans la première partie de ce texte. Plenel, qui à juste titre s’insurgeait contre les écoutes téléphoniques illégales dont il a fait l’objet entre avril 1985 et mars 1986, en rendant publiques ses “souffrances” d’homme blessé qui demande réparation, ne semble pas tenir le même discours lorsqu’il s’agit de publier, comme l’a fait en 2010 Médiapart, des conversations recueillies non moins illégalement dans le cadre de “l’affaire Bettencourt”. Plenel répondrait que dans un cas il s’agit pour le pouvoir politique d’empêcher l’expression de la vérité, et dans l’autre de favoriser l’expression de cette même vérité en divulguant publiquement le contenu de conversations privées. On observe cependant que la règle éthique à laquelle se réfère de longue date le pointilleux M. Plenel subit ici quelque entorse (ou s’avère à géométrie variable) quand la perspective d’un scoop retentissant incite à faire preuve d’une grande souplesse sur le plan des principes. On retombe nécessairement sur la question de la fin et des moyens.

Enfin, élément aujourd’hui déterminant, Plenel s’est en quelque sorte refait une virginité depuis qu’il anime le site Médiapart (l’image plénèlienne ayant été sérieusement écornée après la parution de La face cachée du Monde ) (12).

Il serait préalablement opportun, avant d’aborder la question sous un angle plus théorique, de revenir sur une question laissée en suspens, celle du journalisme selon Plenel. Ce dernier figure parmi les journalistes ayant contribué à populariser l’expression “journalisme d’investigation” (dont le grand ancêtre serait Albert Londres, et à laquelle on peut trouver un équivalent cinématographique dans les films “policiers” ou “noirs” américains des années 30, 40,et 50). Encore que le mot “investigation”, pour Plenel et compagnie, soit quelque peu galvaudé quand on constate qu’il s’agit moins d’enquêter que de disposer de bonnes sources auprès de juges et de policiers (l’article porté ensuite à la connaissance du public donnant en revanche l’impression que le journaliste s’est livré à une enquête approfondie). Relever que le jeune Plenel s’efforçait de privilégier dans les colonnes du Monde une expression policière “démocratique” (celle de la FASP et de la politique impulsée par Pierre Joxe) déplace la question sur un autre terrain. Plenel se trouvait grosso modo sur la même ligne que ceux qui, à l’intérieur du P.S. (Joxe plus particulièrement) voulaient réformer la police. Une attitude de ce type, réformiste s’il en est, ne remet pas fondamentalement en cause l’idée même de la police. Au contraire elle s’inscrit structurellement en faux contre tout projet politique dont la réalisation signifierait, entre autres conséquences, que l’on pourrait vivre dans un monde sans police. Évidemment pareille réalisation suppose la disparition progressive du faisceau de raisons qui “légitime” l’existence d’une police.

A vrai dire il ne s’agit que d’un galop d’essai, puisque Plenel, avant même d’accéder à la direction du Monde, et plus encore par la suite il va de soi, entend défendre une certaine conception du journalisme (où le journalisme d’investigation reste valorisé sans être cependant au centre de l’analyse plénèlienne). Je vais l’illustrer à travers un exemple concret, particulièrement signifiant.

Le 2 octobre 2002 un éditorial non signé du Monde (mais qui ne pouvait avoir été écrit que par Plenel) revient sur la première affaire Strauss-Kahn (celle-ci appelée également “affaire de la MNEF”) qui avait deux ans plus tôt provoqué la mise en examen du ministre de l’Économie et des Finances : DSK devant alors démissionner du gouvernement Jospin. Le Monde à l’époque était surtout intervenu pour faire pression sur Jospin en le contraignant à appliquer dans ce cas de figure la jurisprudence dite “Balladur - Beregovoy”. Deux ans plus tard, relayant l’information parue dans la presse, Le Monde admet qu’un “préjudice grave” a été commis envers DSK “qui conclut à s’interroger sur le pouvoir des juges et son impact public”. Cela ne manque pas de sel mais l’importance de cet article réside dans la défense et illustration du journalisme qui s’ensuit : du Plenel dans le texte. Le rédacteur écrit : “Après tout la presse, en informant le public, a rempli sa mission ; et la justice, en relaxant l’ancien ministre, a montré qu’elle était capable de reconnaître ses erreurs. Le temps de la presse n’est pas celui de la justice ni celui de la politique (...) c’est celui de l’immédiateté (13) qui ne permet pas d’estimer la valeur des charges retenues contre un accusé”.

Il s’agit là d’une vérité fondamentale du journalisme selon Plenel. Ce qui pose la question du rapport que Plenel et le journalisme (ici le directeur de la rédaction du Monde devient le porte-drapeau de la profession) entretiennent avec la vérité : du moins la “vérité vraie”, comme aurait pu le dire Rimbaud, pour la distinguer de celle qu’on nous verse à la louche dans les gazettes. Une question déjà posée par Karl Kraus il y a plus d’un siècle. Jacques Bouveresse y répond dans Schmock ou le triomphe du journalisme en indiquant que Kraus “ne considérait probablement pas comme une extrapolation abusive l’idée que c’est ce processus de “journalisation” (...) de la pensée et de la vie qui explique, en particulier, que ce que l’on aurait célébré autrefois comme des vertus (le sens de la responsabilité, le sérieux, la constance et la fermeté des opinions et des convictions, etc.) ait fini par faire de nos jours, pour une bonne partie du monde intellectuel de même, l’effet d’une chose un peu absente et ridicule”.

Je reviens à l’éditorial plénèlien. La presse ainsi s’exonère de ce que l’on ne saurait dispenser juges et politiques. Cela mérite d’être mis en parallèle avec le fait que les professionnels de la profession journalistique invoquent régulièrement leur déontologie, y compris ceux qui travaillent dans la presse people. Kraus remarquait que l’on parle d’autant plus de déontologie qu’on en a moins. Même en le rectifiant, en reconnaissant que des journalistes, à titre individuel, appliquent la charte déontologique de leur journal, ceci ne veut pas dire pour autant que le média, sa direction, respecte de son côté ce qu’il impose à son personnel. Cette “exception du temps journalistique” a l’avantage de préserver les journalistes contre les conséquences auxquelles les juges, et plus encore les politiques doivent s’attendre quand la vérité se trouve par eux malmenée (pour parler de façon euphémique). En revanche, l’élargir aux journalistes mettrait en cause, du temps de Kraus comme dans notre monde contemporain, la liberté de la presse. Edwy Plenel, du temps où il dirigeait Le Monde, aura beaucoup oeuvré pour le “bien” de la profession en la dotant, comme nous venons d’en avoir un aperçu, d’un mode d’argumentation à toute épreuve : ses livres et éditoriaux constituant un bréviaire du bon journaliste. Et l’on comprend ensuite l’amertume de l’intéressé en 2003, devant les manifestations d’ingratitude de nombreux confrères et pairs. Car Plenel justifiait au nom d’un concept de journalisme érigé en modèle (c’est peut-être là que le bât blessait) ce que Bouveresse appelle, en se référant explicitement à la presse, “une capacité exceptionnelle dans l’art de diluer la responsabilité et de la rendre complètement diffuse, insaisissable et anonyme”.


Le phénomène déjà repéré en son temps par Karl Kraus (mais avec d’autres mots, il va de soi) de marchandisation de l’information, a sensiblement progressé depuis une vingtaine d’années : les affaires Iacub - DSK et Cahusac, dans des registres différents, l’illustrent exemplairement en ce début d’année 2013. Pour la première, “lancée” par Le Nouvel Observateur, le directeur de l’hebdomadaire a d’ailleurs reconnu à demi-mot que pareil coup médiatique permettait de “booster” les ventes du journal dans des temps particulièrement moroses pour la presse papier. Cet état des lieux du printemps 2013 englobe il va sans dire toute la sphère médiatique, y compris la presse que l’on consulte en ligne par le canal de l’Internet. Mais un tel phénomène ne peut s’expliquer à lui seul dans les termes de l’analyse marxiste classique, selon laquelle tout média, qui n’en est pas moins une entreprise commerciale comme une autre (ceci s’élargissant plus ou moins, selon l’importance de la chaîne, aux radios et télévisions du secteur public mises en demeure de “faire de l’audience”) vend de l’information comme on vend des marchandises, en ciblant un public de lecteurs, d’auditeurs ou de téléspectateurs (de consommateurs donc) : le public, dans sa globalité, ayant la liberté de choisir parmi la grande variété de produits disponibles sur le marché. Les médias en se diversifiant ont certes changé la donne en terme de concurrence mais là encore cela n’explique pas davantage en quoi ce phénomène de marchandisation de l’information a pris les formes que nous lui connaissons aujourd’hui.

Il nous faut revenir quelque peu en arrière pour analyser de quelle manière, à un certain moment de notre histoire contemporaine, la perspective qui traditionnellement mettait les médias en situation de réagir (ou pas) dans une société donnée selon la nature et l’idéologie du pouvoir s’est trouvée renversée. Alors qu’ils représentaient pour le mieux des groupes de pression susceptibles de constituer un contre-pouvoir, les médias se sont trouvés dans la situation de précéder le mouvement : nous retrouvons là ce “temps de la presse” qui n’est pas (ou plus) celui de la justice ni celui de la politique. Plenel en prenait acte sans pour autant épuiser le sujet. Deux phénomènes concomitants permettent de mieux le cerner. Le premier vaut surtout comme piqûre de rappel et pour replacer le deuxième dans les enjeux politiques de ces vingt dernières années. Quant au second (qui traite plus précisément des médias) son analyse nécessite un plus long développement sur des questions juste esquissées dans la première partie de ce texte.

Le processus de mondialisation de la fin du siècle dernier s’est accompagné d’un renforcement de l’idéologie libérale, ou plutôt néolibérale. Le discours, porté depuis une dizaine d’années par des “élites” intellectuelles ou appartenant aux cercles dirigeants, selon lequel la France (mais il en allait de même pour l’Europe et la plupart des pays du bloc occidental) devait, pour se mettre en conformité avec les impératifs de la mondialisation, se “réformer” profondément. Ce discours donc a trouvé une expression politique adéquate avec l’élection de Jacques Chirac en 1995, et la mise en oeuvre du fameux “plan Juppé”. Ce plan était salué par la quasi totalité de nos élites, et plébiscité par les grands médias, tous unanimes : intellectuels médiatiques et grands éditorialistes jouant un rôle de bateleurs. Décembre 1995 n’a pas permis que ce projet débouche sur la moindre réalisation. La droite en tirera plus tard les leçons : revenue au pouvoir en 2002 elle ne cédera rien devant la pression de la rue lorsqu’il s’agira de reprendre un à un les objectifs du “plan Juppé” pour légiférer.

Le second phénomène s’avère plus complexe. Il a été remarquablement exposé par Michel Surya dans De la domination (puis De l’argent et Portrait de l’intellectuel en animal de compagnie ) sans pour autant que ces thèses rencontrent un véritable écho auprès de ceux qui légitimement auraient du s’en emparer pour approfondir l’un des aspects fondamentaux de notre monde contemporain. C’est dire qu’elles n’ont rien perdu de leur actualité (Surya publie ces trois petits livres, en 1999 pour le premier, et 2000 pour les deux autres, alors qu’une partie de De la domination avait fait l’objet d’une première publication en 1996 sous le titre Théorie de la domination ), bien au contraire, et qu’elles permettent de mieux analyser quelques uns des impensés de l’exposé précédent en les mettant en relation avec le fil rouge plénèlien qui traverse notre contribution.

Le propos de Surya peut être résumé ainsi. Les “affaires” révélées depuis les années 80, davantage médiatisés au fil des ans, “ne portent qu’apparemment tort à la domination : elles sont au contraire le moyen dont celle-ci s’est aussitôt saisie pour assainir les conditions de son exercice. Pour s’exonérer des excès qui la condamnent. Et entreprendre la plus grande opération de justification idéologique jamais entreprise par elle”. Un mot a été accolé à cette opération, celui de transparence. C’est le sésame par lequel on entend ici moraliser la vie publique. Une transparence qui n’a pu être effectuée que par les médias. Ces derniers se sont en l’occurrence révélés “l’indispensable complément de la domination”. D’aucuns ont pu croire que même les grands médias, à l’instar du Monde plénèlien, rendaient en quelque sorte la justice dans les colonnes de leurs journaux respectifs. Il n’en était rien : cette “justice” n’étant celle “que le capital les fait administrer, serait-ce à leur insu”. Dans cette nouvelle donne, les juges, et plus encore les journalistes rappellent aux différentes expressions du pouvoir politique “qu’il n’y a pas de domination sans règles et qu’ils veilleront à leur observance”. C’est également préciser si besoin était que “les juges, les journalistes ne s’en prennent jamais à l’illégalité, seulement à ses manifestations” : les mises en examen et les déballages médiatiques qu’elles occasionnent (sachant que les journalistes ont pris de l’avance sur les juges (14) puisqu’ils interviennent en amont et concurrencent la police, quand ils ne se substituent pas à celle-ci) permettent aux uns et aux autres de “tirer de l’infraction de quelques uns la possibilité d’affirmer que les règles desquelles ceux-ci se sont affranchis sont justes”. Ce qui signifie que “corrompre ces règles, en essayant de tirer de la domination un bénéfice immérité, ce n’est rien moins que mettre en doute le principe auquel le capital veut dorénavant qu’on le juge : une impartialité qui tient de la nature sa force irréfutable”. Ou, pour le dire autrement (et cela vaut pour la moindre feuille de chou jusqu’à Médiapart ) : “Ceux qui accusent aujourd’hui certaines pratiques du pouvoir (ses malversations, ses prévarications) travaillent en fait à innocenter le pouvoir dont il suffira que la pratique soit légale désormais pour que la domination soit alors justifiée”.

Ceci posé, il faut revenir encore plus en arrière pour expliquer comment et pourquoi les médias ont pu prendre la place et l’importance qui viennent d’être évoqués. Deux éléments principalement y concourent : cela concerne d’une part les relations entre les intellectuels et les médias, d’autre part celles entre différentes expressions de la “contestation” et ces mêmes médias.

L’opération dite des “nouveaux philosophes” a constitué un premier galop d’essai. Pour la première fois dans l’espace public un groupe d’intellectuels (pas le dessus du panier certes) se faisait connaître à travers une exposition médiatique (favorisée par le média télévisuel, alors en plein essor) et sur un mode publicitaire encore inédit pour ce qui concerne le monde intellectuel. Ces “nouveaux philosophes” ont été vers la fin de la décennie 70 critiqués, brocardés, méprisés mais ils en ont pas moins fait école. C’est dans les lendemains de cette opération qu’apparaît “l’intellectuel médiatique”, un compromis entre intellectualité et actualité (dans un registre ici comparable au journalisme des “grands éditorialistes”) plus ou moins assaisonné à la sauce people. Cependant, par delà l’aspect spectaculaire, voire histrion et bouffon des prestations de ces “intellectuels médiatiques”, la nouvelle donne signalée plus haut a contribué à déplacer les lignes entre les uns et les autres. Comme l’indique Michel Surya, “c’est à ce moment là qu’on a vu les intellectuels se mettre à penser comme pensent les journalistes”. Pas tous les intellectuels certes, mais leur manière de s’exprimer, de s’exposer et tout simplement de penser favorisent des rapprochements inédits qui dans certains cas font que “rien ne sépare plus les intellectuels des journalistes, la pensée de l’opinion, la connaissance de la communication - ne viennent qu’après les journalistes, et à leur exemple”. D’où également l’apparition de nouvelles générations d’intellectuels familiarisés avec les stratégies médiatiques de ce temps, et y ayant recours (du moins pour ceux qui interviendraient aussi avec une casquette de “militants”) pour faire avancer une “cause” afin de lui donner toute la publicité voulue. Nous en avons eu un exemple parlant plus haut avec Éric Fassin (sociologue et militant féministe) dans le cadre de “l’affaire Le Bras”, non sans avoir remarqué qu’entre cette manière de procéder et une manipulation il n’y a que l’épaisseur d’une feuille de journal.

Il est possible ici précisément de faire un lien avec le second phénomène, apparu parallèlement dans la sphère politique, du moins dans celle arborant les couleurs de la “contestation”. D’abord repéré avec l’essoufflement des idées, projets et perspectives hérités de mai 68 vers la fin des années 70, ce phénomène s’est accentué par la suite : partis, groupes et associations se sont de plus en plus adressés aux médias pour que ceux-ci répercutent dans l’opinion l’écho d’une action; d’une manifestation ou d’une prise de position. Certaines associations (comme Acte-Up) ne fonctionnant même qu’à travers des “coups médiatiques”. Ce qui signifie dans l’esprit de leurs promoteurs qu’une action par exemple n’est efficace ou efficiente que si elle se trouve relayée par les médias. A ce jeu là les médias se sont retrouvés en position de force et ont tout loisir de trier le bon grain (le spectaculaire qui fait vendre ou augmenter l’audience) de l’ivraie. Ce qui n’empêche pas que ce spectaculaire là puisse parfois relever d’une forme de radicalité politique, mais les médias ne retiennent de l’information alors relayée que ce qu’il convient pour eux de retenir. Il n’est pas exclu que parmi les groupes “d’agit prop” apparus depuis une vingtaine d’années, rompus aux nouvelles technologies, certains soient en mesure dans des situations précises de manipuler les médias. Mais pour quel résultat ? N’est ce pas plutôt la preuve que leurs “porte-parole” ont les talents et capacités requis pour être recrutés sur leurs qualités “d’impertinents à la mode de ce temps” dont raffolent les nouveaux médias (bons marchepieds de surcroît pour accéder à d’autres paliers, plus prestigieux).

Et Edwy Plenel dans tout ça ? Ce contexte (sans parler du rôle des réseaux sociaux) ne pouvait que favoriser la création d’un site comme Médiapart en lui donnant, indépendamment de la notoriété de son fondateur, cette visibilité là dans l’espace médiatique. En même temps, par certains côtés, Médiapart s’inscrit dans une tradition plus ancienne, celle du Canard enchaîné par exemple. A la différence que Le Canard reste malgré tout dans le registre satirique tandis que Médiapart s’est d’emblée placé sur le terrain “éthique”. On dira à ce sujet que Médiapart veut derechef nettoyer les écuries d’Augias (non sans obtenir depuis cinq ans, des résultats satisfaisants) tout en conservant Augias. J’y reviendrai.

Ce qu’on a pu appeler le “triomphe de Médiapart “ au lendemain des aveux de Jérôme Cahusac était d’abord une victoire à l’intérieur du journalisme. Il importe de souligner que, depuis le lancement de “l’affaire Cahusac” jusqu’aux aveux de l’intéressé, les principales et presque exclusives critiques (quelquefois virulentes) à l’égard de Médiapart sont venues de journalistes qui argumentaient au nom même des principes éthiques dont se réclame Médiapart. Sachant que la question du leadership de l’information se trouvait implicitement posée à travers cette querelle. Et qu’elle resterait d’actualité quand bien même les détracteurs de Médiapart à l’intérieur de la sphère journalistique reconnaîtront dans ce cas précis s’être trompés (et donc que Médiapart avait eu raison). Ce n’est pas tant la reconnaissance de la vérité que d’une vérité propre au journalisme. Et de cette vérité là les lendemains de “l’affaire Cahusac” ont été prolixes. D’où des surenchères pour tirer la couverture médiatique à soi en s’efforçant de faire mousser des scandales dont on parlerait à coup sûr au moins pendant une semaine. Ceci s’avèrant finalement “contre-productif” quand, dans la précipitation à vouloir coiffer les confrères sur le poteau Libération s’est retrouvé gros Jean comme devant en titrant sur le compte en banque suisse de Fabius. Alors qu’il s’agissait d’une rumeur, aussitôt démentie par l’actuel ministre des Affaires étrangères, qui provenait d’une autre rumeur (selon laquelle Médiapart enquêtait sur cet hypothétique compte suisse : rumeur non moins démentie par le site en ligne, qui profitait de l’occasion pour adresser une volée de bois vert à Libération et lui faire la leçon). Si l’on ajoute que le responsable de ce vrai faux scoop ne serait autre que Sylvain Bourmeau, un ancien journaliste de Médiapart promu depuis 2011 rédacteur en chef adjoint du quotidien du matin (15), on se demande si Bourmeau a véritablement retenu les leçons de Plenel lors de son passage à Médiapart ou si au contraire il les a trop bien comprises. Libération devra dans un second temps s’excuser auprès de ses lecteurs d’avoir confondu vitesse et précipitation. Ce qui ne signifie pas pour autant que Médiapart fasse preuve de plus de déontologie que ses confrères et concurrents, mais sa position de force en matière d’investigation, renforcée avec “l’affaire Cahusac”, lui permet de tracer la “ligne jaune” (pour reprendre une formule plébiscitée par M. Plenel) qu’il conviendrait de ne pas dépasser. On remarque que cette “ligne jaune” peut varier selon la nature de la route empruntée. Mais qu’importe : en ce milieu de l’année 2013 Médiapart a le privilège de disposer des pinceau et pot de peinture.

Différentes tendances “de gauche” cohabitent au sein de Médiapart. Dans un contexte de désenchantement, de perte des repères politiques traditionnels, de montée des populismes (16), voire d’aggiornamento du P.S. Médiapart peut représenter un point d’encrage, un pôle de référence, ou une base de donnée pour cette “gauche déboussolée”. Ceci doit être mis en parallèle avec le phénomène de désaffection observé à l’égard des médias de la “presse papier” qui entraîne leurs lectorats respectifs à davantage privilégier l’information en ligne. Je reprendrai ici l’analyse faite précédemment. Médiapart entretient l’illusion que la dénonciation réitérée des fameuses affaires représenterait le meilleur des gages d’un contre-pouvoir démocratique. En réalité, comme cela a été dit, pareille focalisation sur les “affaires” contribue à assainir les excès de la domination : ceux-ci étant expressément condamnés sans pour autant remettre en cause la domination (et donc le système capitaliste). Médiapart, de ce point de vue là, fait figure de leurre ou de cache-sexe.

Ceci nous entraîne vers des considérations plus directement politiques. Médiapart n’a rien qui puisse, à la lecture des articles mis en ligne sur le site, le distinguer de la gauche (voire de l’extrême gauche) dans sa manière d’aborder les questions qui touchent, selon les références évoquées, à “l’alternance”, au “changement”, ou à “la prise de pouvoir”, puisque ce média comme les autres s’en remet ici au jeu électoral (aujourd’hui phagocyté par l’élection présidentielle). Il s’agit d’un leurre d’une tout autre nature. Chaque élection présidentielle met en présence au second tour un candidat du parti de droite et de gauche dominant (pour le mieux, dirais-je, car la présence de deux candidats de droite, l’un appartenant à l’extrême droite, n’est pas à l’avenir exclu comme on l’a vu en 2002), dont le vainqueur sera l’exécuteur, l’otage, ou l’alibi des intérêts supérieurs par lesquels le monde tel qu’il va se reproduit. Ceux qui, au sein de la gauche, misent sur le commandante Melanchon (et les forces qui le soutiennent) pour inverser le rapport de force en leur faveur, et ainsi rendre caduque cette fatalité des lendemains électoraux, s’illusionnent sur ce qu’il pourrait en advenir. D’abord, en termes strictement électoraux, la “nécessité” du vote utile (pour battre la droite) joue toujours en faveur du parti de gauche le plus modéré. Mais surtout, plus fondamentalement, aucun changement digne de ce nom ne peut résulter d’une élection présidentielle. Seul un puissant mouvement social, qui se donnerait les moyens de répondre aux aspirations de ceux qui veulent en finir avec la domination sous toutes ses formes, pourrait renverser la tendance. Et ce n’est pas dans Médiapart que l’on trouvera de quoi alimenter la réflexion sur une possibilité révolutionnaire.

Ce détour nous ramène par la bande à notre sujet. Cela permet de rappeler que distinguer deux Plenel en valorisant l’un, le responsable de Médiapart, au dépend de l’autre, le directeur de la rédaction du Monde, relève de l’illusion d’optique. Il s’agit bien du même dans les deux cas. Certes Plenel conduisait autrefois un véhicule plus lourd, plus onéreux, et un peu plus polluant que celui qu’il pilote aujourd’hui, ce dernier alliant légèreté, maniabilité et étant d’un moindre coût. Cependant pareiilles différences paraissent secondaires lorsque l’un comme l’autre contribuent au maintien d’un lobby au sujet duquel les conséquences, en terme d’espace public, d’asocialisation et de santé, n’ont pas besoin d’être détaillées pour que le lecteur sache de quoi il en retourne.

Je laisse, pour conclure, la parole à l’un de ceux qui ont le mieux connu Plenel à une certaine époque. La scène se passe dans un wagon de T.G.V.. Deux passagers regardent le paysage qui défile rapidement sous leurs yeux (à moins que l’un soit occupé à dessiner et l’autre à consulter des journaux). L’un deux (il s’agit de Plantu, le dessinateur “vedette” du Monde ) s’adresse à l’autre (le rédacteur de la rédaction du même journal, un certain Edwy Plenel) (17).

- Dis donc, c’est bizarre, ça fait une demi-heure qu’on roule à toute vitesse et tu n’as pas encore pris la place du conducteur.

Et c’est ainsi qu’Edwy Plenel est grand !


Max VINCENT

Clermont-Ferrand juin 2013







(1) http://www.lherbentrelespaves.fr/BHL.html


(2) http://www.acrimed.org/mot70.html


(3) Les auteurs de La face cachée du Monde le reproduisent en annexe dans leur ouvrage.


(4) Le lecteur se demande certainement pourquoi Balzac se trouve ainsi convoqué “à charge” par Plenel. Dans Monographie de la presse parisienne l’écrivain écrit : “Pour le journaliste, tout ce qui est probable est vrai”. Une phrase que ne cessent de lui reprocher depuis tous les Plenel du monde.


(5) Nietzsche écrit dans Humain trop humain : “Toute nation, tout homme a des traits déplaisants, même dangereux : c’est barbarie de vouloir que le Juif fasse une exception. Il se peut même que ces traits présentent chez lui un degré particulier de danger et d’horreur : et peut-être le jeune boursicotier juif est-il en somme l’invention la plus répugnante de la race humaine”. Citer ces phrases en dehors de leur contexte, sans préciser ce que l’auteur a écrit avant et après cette citation, risque de vous faire passer aujourd’hui pour un antisémite.


(6) Michel Foucault décrit dans un article de 1971 (“Les monstruosités de la critique”), en se référant à un certain usage critique, “quatre méthodes traditionnelles de transformation (la falsification du texte, le découpage ou la citation hors contexte, l’interpolation et l’omission)” obéissant “aux trois mêmes lois (l’ignorance du livre, l’ignorance de ce dont ils parlent, l’ignorance des faits et des textes qu’ils réfutent)”.


(7) L’argument selon lequel dans le cas présent un tel travail risquerait in fine de banaliser les idées défendues en 2013 par Renaud Camus mérite d’être pris en compte. L’évolution de Camus vers l’extrême droite n’était pas inscrite en 2000 dans l’oeuvre passée et présente de l’écrivain (quoiqu’en disent et prétendent ses ennemis qui d’ailleurs, lors de “l’affaire”, l’accusaient très majoritairement d’antisémitisme). D’autant plus que Renaud Camus publiait au printemps 2002 Du sens, un ouvrage difficilement classable selon les critères politique, philosophique, historique, littéraire habituels : qui tout en étant directement ou indirectement une réponse pertinente de Camus à ses contempteurs, reprenait, développait et reprécisait la plupart des thèmes chers à l’auteur. En revanche la création par Renaud Camus du Parti de l’In-nocence, à l’automne de la même année, a ensuite mis en circulation des idées qui avaient traîné ailleurs : soit du coté néorépublicain, d’un souverainisme plutôt inspiré par le Chevènement de 2002 ; soit de la droite, toutes tendances confondues. L’évolution de Camus vers l’extrême droite devient alors perceptible durant les dix années suivantes. Ceci n’étant pas sans interférer négativement sur la réception critique d’une “production littéraire” totalement ignorée (à l’exception du journal, et de la série des “Demeures de l’esprit” qui elle concoure dans une autre catégorie). Tout se paye.


(8) Peu me chaut en vérité pareils sacrifices, mais par contre ils ont de l’importance pour tous les acteurs de cette histoire.


(9) Plenel continue encore de régler ses comptes avec les anciens “camarades” de l’OCI (dont certains, comme Jospin, Mélanchon, Cambadélis, ont ensuite adhéré au P.S. non sans faire les carrières que l’on sait). Cet hiver 2013, convié à donner son avis sur un documentaire consacré à DSK (l’émission Médias sur la 5), Plenel ne retenait que deux courtes interventions de Cambadélis (alors proche de DSK avant l’évènement que l’on connaît) pour en critiquer la teneur.


(10) Alain Minc, dont Plenel dit pis que pendre depuis la parution de Procès (au point même d’avoir inspiré un ouvrage dirigé contre Minc, Petits conseils par Laurent Mauduit, un fidèle entre les fidèles), n’a pas toujours été traité de la sorte. En mars 2003, sur France 2, Edwy Plenel regardait la France dans les yeux en proclamant : “Alain Minc est devenu un ami, et je suis fier d’être son ami”.


(11) Dans le seul livre consacré à ce jour à notre personnage (Enquête sur Edwy Plenel, publié en 2008 aux Éditions du Cherche Midi), un ouvrage favorable à Plenel, globalement décevant : les citations d’entretiens réalisés par l’auteur avec le futur responsable de Médiapart ne nous apprennent rien que nous ne sachions déjà (à l’exception de l’exemple cité ou sur des points secondaires).


(12) On pourrait ajouter un quatrième facteur : le don de double-vue de M. Plenel pour découvrir les futurs grands dirigeants politiques de demain. Dans un un éditorial du Monde 2 intitulé “Vertu de François Hollande”, datant de décembre 2004, Plenel fait l’éloge du premier secrétaire du Parti Socialiste : en louant en particulier chez Hollande “l’éthique”; le “réformiste à principe”, sa “modération (qui) est une fermeté et son modérantisme (qui) est sa force”, et en le situant dans la tradition de Pierre-Mendès France. En cette fin 2004, Plenel, avec un flair infaillible (reconnaissons le), informe le lecteur que Hollande a toutes les chances de devenir le prochain Président de la République. Il pense évidemment à l’élection de 2007. Après tout Plenel avait cinq ans d’avance sur tout le monde. C’est aussi pour cela qu’il est grand.


(13) C’est moi qui souligne.


(14) L’arrêt fin 2001 de la Cour de Cassation autorisant la presse à rendre publique une plainte dés son dépôt ayant accéléré ce mouvement.


(15) Dans un ouvrage intitulé Pouvoir intellectuel. Les nouveaux réseaux, Emmanuel Lemieux classait en 2003 Bourmeau parmi les journalistes ayant le plus d’influence dans le paysage médiatique français. Il se référait aux deux casquettes de Bourmeau : rédacteur en chef adjoint depuis 1995 du magazine Les Inrockcuptibles, et producteur sur France-Culture de l’émission La suite dans les idées. Je retiendrai de cette “influence” les deux exemples suivants. Dans l’une de ses émissions (nous sommes en 2010), Bourmeau déclarait avec la solennité voulue qu’il était à l’origine de “l’affaire Renaud Camus” : “J’ai demandé à Marc Wetzmann d’écrire un article... J’ai alerté Laure Adler”. Depuis 2000 la haine de Bourmeau à l’égard de Camus ne s’est pas démentie et tend à prendre un caractère pathologique. Dans un tout autre registre, Bourmeau, au sein des Inrockcuptibles cette fois-ci, a activement contribué aux promotion et glorification de Michel Houellebecq. Une pratique reprise récemment dans Libération lors d’un long entretien de Bourmeau avec Houellebecq (en avril dernier) qui portait sur le dernier recueil de poèmes publié par l’écrivain. On ne discutera pas ici le romancier (consulter sur ce site le texte Houellebecq raconté aux ignorants : http://www.lherbentrelespaves.fr/houel.html), mais le “poète” dont la médiocrité et la platitude défient l’analyse. De nombreux lecteurs ont du se gondoler en apprenant que Bourmeau comparait le dernier état de la poésie houlebecquienne à celle de Mallarmé. Et l’interpellé de répondre : “C’est un peu une surprise pour moi”. Comme l’impopularité de Bourmeau à Libération rend fragile sa position nul doute qu’un pareil talent comique trouverait rapidement de quoi s’employer ailleurs. Reste à persuader l’intéressé de ce don car il ne semble pas en avoir la moindre idée. Et puis on n’a pas tous les jours en face de soi un Houellebecq pour vous mettre pareillement en valeur.


(16) N’en déplaise à Frédéric Lordon, mieux inspiré habituellement, qui dans un article d’avril 2013 (“Le balai comme la moindre des choses” : j’y reviens plus loin), reprend une ritournelle commune aux Michéa, Mélanchon et consort sur la dénonciation de la dénonciation du populisme. Parlons en. La notion de populisme traditionnellement s’appliquait à des courants politiques américains et russes de la seconde moitié du XIXe siècle se réclamant du peuple, ou accessoirement à une école littéraire française de l’entre deux guerres mondiales. Cette terminologie a cependant changé de signification, progressivement il va sans dire, depuis une trentaine d’années. Le populisme désigne aujourd’hui des courants de pensée apparus vers la fin du XXe siècle dans un contexte de mondialisation accélérée, qui disant parler au nom du peuple excipent des légitimes inquiétudes des classes populaires devant pareille évolution pour leur proposer une médecine et des remèdes pires que la maladie. Le populisme, d’une part, participe de la liquidation du prolétariat comme sujet émancipateur visant à l’abolition des classes sociales ; d’autre part, il sert de repoussoir (et exerce ainsi un chantage moral) aux élites reconverties à la mondialisation, lesquelles brandissent le cas échéant cet épouvantail pour fustiger la défense très légitime des avantages acquis par les salariés. Cette dernière précision s’avère nécessaire pour dire en quoi nos gouvernants, et plus encore les experts qui les inspirent, par delà la perniciosité bien réelle du populisme, ont recours au vocable “populiste” pour déligitimer des formes de dissensus qui remettraient en cause le consensus dominant (ou que l’on décrit tel) : de l’expression démocratique des salariés prioritairement, aux traitement de questions raciales et religieuses le cas échéant. Ceci, je le répète, ne délégitimant d’aucune manière le qualificatif de “populiste” appliqué aux partis, courants, ou penseurs répondant de la définition ci-dessus. On aura donc recours à un discours à double entrée pour traiter du populisme. D’ailleurs l’existence d’un “populisme de gauche” et de “populisme de droite” l’illustre en grande partie. Cependant, si l’on se réfère au succès représenté par l’expression “bobos”, force est de constater que cette terminologie se trouve de plus en plus utilisée comme marqueur populiste. A ce jeu là (de Martine Le Pen à Copé) la balance finit par nettement pencher à droite.

Je doute fort qu’Alexandre Gabriac, le “chef” des Jeunesses nationalistes, groupe d’extrême droite apparu lors des manifestations contre “le mariage pour tous”, figure parmi les lecteurs de Frédéric Lordon. Tout les sépare mais sur un point, le balai justement, ils font cause ou métaphore commune. Les médias télévisés ont complaisamment montré Gabriac ce printemps 2013 haranguant ses troupes avec le mot d’ordre “Du balai !” : lequel slogan représente globalement toute la “philosophie” des Jeunesses nationalistes. Si le balai entend nettoyer la même salle d’écurie dans les deux cas de figure, ce que peuvent en attendre Lordon d’un côté et les Jeunesses nationalistes de l’autre diffère évidemment du tout au tout. Il n’en est pas moins fâcheux de relever pareille collusion. On ne sait ce qu’en aurait pensé Alfred Jarry (ou à travers lui le père Ubu et son “balai innommable”).


(17) Anecdote extraite d’un article de Libération consacré à Plantu (reproduite sur le site d’Acrimed).